summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--13198-0.txt6245
-rw-r--r--13198-h/13198-h.htm8624
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
-rw-r--r--old/13198-8.txt6636
-rw-r--r--old/13198-8.zipbin0 -> 152214 bytes
-rw-r--r--old/13198-h.zipbin0 -> 156852 bytes
-rw-r--r--old/13198-h/13198-h.htm9041
9 files changed, 30562 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/13198-0.txt b/13198-0.txt
new file mode 100644
index 0000000..39800e4
--- /dev/null
+++ b/13198-0.txt
@@ -0,0 +1,6245 @@
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13198 ***
+
+NOUVELLES LETTRES
+
+D'UN
+
+VOYAGEUR
+
+PAR
+
+GEORGE SAND
+
+1877
+
+
+
+
+I
+
+LA VILLA PAMPHILI
+
+
+A***
+
+Rome, 25 mars 185...
+
+La villa Pamphili n'a pas été abîmée dans les derniers événements, comme
+on l'a dit. Ni Garibaldi, ni les Français n'y ont laissé de traces de
+dévastation sérieuse. Ses pins gigantesques sont, en grande partie,
+encore debout. Elle est bien plus menacée de périr par l'abandon que par
+la guerre, car elle porte l'empreinte de cette indifférence et de ce
+dégoût qui sont, à ce que l'on me dit, le cachet général de toutes les
+habitations princières de la ville et des environs.
+
+C'est un bel endroit, une vue magnifique sur Rome, l'Agro-Romano et
+la mer. De petites collines un peu plantées, chose rare ici, font un
+premier plan agréable. Le palais est encore de ceux qui résolvent le
+problème d'être très-vastes à l'intérieur et très-petits d'aspect
+extérieur.
+
+En général, tout me paraît trop petit ou trop grand, depuis que je suis
+à Rome. Quant à la végétation, cela est certain, les arbres de nos
+climats y sont pauvres, et les essences intermédiaires n'y atteignent
+pas la santé et l'ampleur qu'elles ont dans nos campagnes et dans nos
+jardins.
+
+En revanche, les plantes indigènes sont d'une taille démesurée, et le
+même contraste pénible que l'on remarque dans les édifices se fait
+sentir dans la nature. On dirait que cette dernière est aristocrate
+comme la société et qu'elle ne veut pas souffrir de milieu entre les
+géants et les pygmées, sur cette terre de la papauté. Ces ruines de la
+ville des empereurs au milieu des petites bâtisses de la ville moderne,
+et ces énormes pins d'Italie au milieu des humbles bosquets et des
+courts buissons de la villégiature, me font l'effet de magnifiques
+cardinaux entourés de misérables capucins. Et puis, quels que soient
+les repoussoirs, il y a un manque constant de proportion entre eux et
+l'arène désolée qu'ils dominent. Cette campagne de Rome, vue de haut et
+terminée par une autre immensité, la mer, est effrayante d'étendue et de
+nudité. Rome elle-même, toute vaste qu'elle est, s'y perd. Ses lignes,
+tant vantées par les artistes italianomanes, sont courtes et crues,
+crues surtout; et ce soleil, que l'on me disait devoir tout enchanter,
+un beau et chaud soleil, en effet! accuse plus durement encore ces
+contours déjà si secs. Je comprends maintenant les ingristes, que je
+trouvais un peu trop livrés à la convention, au _style_, comme ils
+disent. Je vois qu'ils ont, au contraire, trop de conscience et
+d'exactitude, et que la réalité prend ici cette physionomie de froide
+âpreté qui me gênait chez eux. Il faudrait adoucir ce caractère au lieu
+de le faire prédominer, car ce n'est pas là sa beauté, c'est son défaut.
+
+Le séjour de Rome doit nécessairement entraîner à cette manière de
+traduire la nature. L'oeil s'y fait, l'âme s'en éprend. C'est pour
+cela, indépendamment de son grand savoir, que M. Ingres a eu une école
+homogène. Mais, si on ne se défend pas de cette impression, on risque de
+tomber dans les tons froids ou criards, dans les modelés insuffisants,
+dans les contours incrustés au mur, de la fresque primitive.
+
+«Eh bien, et les fresques de Raphaël, et celles de Michel-Ange, les
+avez-vous vues? pourquoi n'en parlez-vous pas?»
+
+Je vous entends d'ici. Permettez-moi de ne pas vous répondre encore.
+Nous sommes à la villa Pamphili, dans la région des fleurs. Oh! ici, les
+fleurs se plaisent; ici, elles jonchent littéralement le sol, aussitôt
+qu'un peu de culture remue cette terre excellente abandonnée de l'homme.
+Dans les champs, autour des bassins, sur les revers des fossés, partout
+où elles peuvent trouver un peu de nourriture assainie par la pioche,
+les fleurs sauvages s'en donnent à coeur-joie et prennent des ébats
+ravissants. A la villa Pamphili, une vaste prairie est diaprée
+d'anémones de toutes couleurs. Je ne sais quelle tradition attribue ce
+semis d'anémones à la Béatrix Cenci. Je ne vous oblige pas d'y croire.
+Dans nos pays de la Gaule, les traditions ont de la valeur. Nos paysans
+ne sont pas gascons, même en Gascogne. Ils répètent naïvement, sans le
+comprendre, et par conséquent sans le commenter, ce que leur ont conté
+leurs aïeux. Ici, tout prolétaire est cicérone, c'est-à-dire résolu à
+vous conter des merveilles pour vous amuser et vous faire payer ses
+frais d'imagination. Il y a donc à se métier beaucoup. M. B..., jadis à
+la recherche de la fontaine Égérie, prétend qu'en un seul jour, on lui
+en a montré dix-sept.
+
+Il y a à Pamphili d'assez belles eaux, des grottes, des cascades, des
+lacs et des rivières. C'est grand pour un jardin particulier, et le
+_rococo_, dont je ne suis pas du tout l'ennemi, y est plus agréable que
+ce qui nous en reste en France. C'est plus franchement adopté, et ils
+ont employé pour leurs rocailles des échantillons minéralogiques d'une
+grande beauté. Tivoli et la Solfatare qui l'avoisine ont fourni des
+pétrifications curieuses et des débris volcaniques superbes à toutes
+les villas de la contrée. Ces fragments étranges, couverts de plantes
+grimpantes, de folles herbes, et de murmurantes eaux, sont très-amusants
+à regarder, je vous assure.
+
+Pardon, cher ami. Vous m'avez dit souvent que j'avais de l'intelligence;
+mais, sans vous offenser, je crois que vous vous êtes bien trompé et que
+je ne suis qu'un âne. Je crois aussi, et plus souvent que je n'ose vous
+le dire, que j'ai eu bien tort de me croire destiné à faire de l'art.
+Je suis trop contemplatif, et je le suis à la manière des enfants. Je
+voudrais tout saisir, tout embrasser, tout comprendre, tout savoir, et
+puis, après ces bouffées d'ambition déplacée, je me sens retomber de
+tout mon poids sur un rien, sur un brin d'herbe, sur un petit insecte
+qui me charme et me passionne, et qui, tout à coup, par je ne sais quel
+prestige, me paraît aussi grand, aussi complet, aussi important dans
+ma vie d'émotion que la mer, les volcans, les empires avec leurs
+souverains, les ruines du Colisée, le dôme de Saint-Pierre, le pape,
+Raphaël et tous les maîtres, et la Vénus de Médicis par-dessus le
+marché.
+
+Quelle influence me rend idiot à ce point? Ne me le demandez pas, je
+l'ignore. Peut-être que j'aime trop la nature pour lui donner jamais
+une interprétation raisonnable. Je l'aime pour ses modesties adorables
+autant que pour ses grandeurs terrifiantes. Ce qu'elle cache dans un
+petit caillou aux couleurs harmonieuses, dans une violette au suave
+parfum, me pénètre, en de certains moments, jusqu'à l'attendrissement
+le plus stupide. Un autre jour, j'aurai la fantaisie de voler sur les
+nuages ou sur la crête des vagues courroucées, d'enjamber les montagnes,
+de plonger dans les volcans, et d'embrasser, d'un coup d'oeil, la
+configuration de la terre. Mais, si tout cela m'était permis, si Dieu
+consentait à ce que je fusse un pur esprit, errant dans les abîmes de
+l'univers, je crois que, dans cette haute condition, je resterais
+bon prince, et que, tout à coup, au milieu de ma course effrénée, je
+m'arrêterais pour regarder, en badaud, une mouche tombée sur le nez
+d'une carpe, ou, en écolier, un cerf-volant emporté dans la nue.
+
+Je cache mon infirmité le mieux que je puis; mais je vous confesse, à
+vous, que, sur cette terre classique des arts, je me sens las d'avance
+de tout ce que j'ai à voir, à sentir et à juger. Juger, moi! pourquoi
+faire? J'aime mieux ne rien dire et penser fort peu. Pardonnez-moi
+d'être ainsi: j'ai tout souffert dans la vie de civilisation! j'y ai
+tant de fois désiré l'absence de prévoyance et le laisser aller complet
+de la pensée! Je voudrais encore quelquefois être bien seul dans le
+fond d'un antre noir, comme les lavandières de l'_acqua argentina_, et
+chanter quelque chose que je ne comprendrais pas moi-même. Il me faut
+faire un immense effort pour passer brusquement, de mes rêveries, à la
+conversation raisonnable ou enjouée, comme il convient avec des êtres de
+mon espèce et de mon temps.
+
+Je regardais dans les eaux de la villa Pamphili un beau petit canard
+de Chine barbotant auprès d'une cascatelle. «Il est donc tout seul?
+demandai-je à un jardinier qui passait.--Tiens! il est seul aujourd'hui,
+répondit-il avec insouciance. _L'oiseau_ lui aura mangé sa femme ce
+matin. Il y en avait ici une belle bande, de ces canards-là; mais il y a
+encore plus d'oiseaux de proie, et, ma foi, celui-ci est le dernier.»
+
+Là-dessus, il passa sans s'inquiéter de mettre le pauvre canard à l'abri
+de la _serre cruelle_. Je levai les yeux et je vis cinq ou six de ces
+brigands ailés décrivant leurs cercles funestes au-dessus de lui. Ils
+attendaient d'avoir dépecé sa femelle et d'avoir un peu d'appétit pour
+venir le prendre. Je ne saurais vous dire quelle tristesse s'empara de
+moi. C'était une image de la fatalité. La mort plane comme cela sur la
+tête de ceux qu'on aime. Si elle les prend, qu'a-t-on à faire en ce
+monde, sinon de barboter dans un coin, comme ce canard hébété qui se
+baigne au soleil en attendant son heure?
+
+L'abandon de ces oiseaux étrangers, objets de luxe dans la demeure
+princière, était, du reste, très en harmonie avec celui qui se faisait
+sentir dans le parc. La même malpropreté que dans les rues de Rome, les
+mêmes souillures sur les fleurs que sur les pavés de la ville éternelle.
+Cela sent le dégoût de la vie. Je crois qu'un spleen profond dévore ici
+les grandes existences. Je ne sais si elles se l'avouent, mais cela est
+écrit sur les pierres de leurs maisons à formes coquettes et sur les
+riantes perspectives de leurs allées abandonnées. Est-ce la saison
+encore pluvieuse et incertaine qui fait ce désert dans des lieux si
+beaux? est-ce la dévotion ou l'ennui, ou la tristesse qui retiennent à
+Rome ces hôtes ingrats envers le printemps? On dit que toutes les villas
+sont délaissées ou négligées et que celle-ci est encore une des mieux
+entretenues. J'ai peine à le croire.
+
+En quittant le parc pour voir les jardins, je fus frappé pourtant de
+l'activité déployée par un vieux jardinier pour la réparation d'un
+singulier objet de goût horticole. Je n'ai jamais vu rien de semblable.
+On me dit que c'est usité dans plusieurs villas et que cela date de
+la renaissance. J'aurai de la peine à vous expliquer ce que c'est.
+Figurez-vous un tapis à dessins gigantesques et à couleurs voyantes,
+étendu sur une terrasse qui tient tout le flanc d'une colline sous les
+fenêtres du palais. Les dessins sont jolis: ce sont des armoiries de
+famille, entourées de guirlandes, de noeuds entrelacés, de palmes, de
+chiffres, de couronnes, de croix et de bouquets. L'ensemble en est
+riche et les couleurs en sont vives. Mais qu'est-ce que cette mosaïque
+colossale, ou ce tapis fantastique étalé, en plein air, sur une si vaste
+esplanade? Il faut en approcher pour le comprendre. C'est un parterre
+de plantes basses, entrecoupé de petits sentiers de marbre, de faïence,
+d'ardoise ou de brique, le tout cassé en menus morceaux et semé comme
+des dragées sur un surtout de table du temps de Louis XV; mais on ne
+marche pas dans ces sentiers, je pense, car ils sont trop durement
+cailloutés pour des pieds aristocratiques et trop étroits pour des
+personnes d'importance. Cela ne sert uniquement qu'à réjouir la vue et
+absorbe toute la vie d'un jardinier émérite. Les compartiments de chaque
+écusson ou rosace sont en fleurs faisant touffe basse et drue. Les
+plantes de la campagne y sont admises, pourvu qu'elles donnent le ton
+dont on a besoin. Une petite bordure de buis nain ou de myrte, taillée
+bien court, serpente autour de chaque détail: c'est d'un effet bizarre
+et minutieux; c'est un ouvrage de patience, et toute la symétrie, toute
+la recherche, toute la propreté dont les Romains de nos jours sont
+susceptibles, paraissent s'être réfugiées et concentrées dans
+l'entretien de cette ornementation végétale et gymnoplastique.
+
+
+
+II
+
+LES CHANSONS DES BOIS
+
+ET DES RUES
+
+A VICTOR HUGO
+
+
+Dans une de ses chansons, le poëte dit:
+
+ George Sand a la Gargilesse
+ Comme Horace avait l'Anio.
+
+O poésie! Horace avait beaucoup de choses, et George Sand n'a rien, pas
+même l'eau courante et rieuse de la Gargilesse, c'est-à-dire le don de
+la chanter dignement; car ces choses qui appartiennent à Dieu, les flots
+limpides, les forêts sombres, les fleurs, les étoiles, tout le beau
+domaine de la poésie, sont concédées par la loi divine a qui sait les
+voir et les aimer. C'est comme cela que le poëte est riche. Mais, moi,
+je suis devenu pauvre, et je n'ai plus à moi qu'une chose inféconde,
+le chagrin, champ aride, domaine du silence. J'ai perdu en un an trois
+êtres qui remplissaient ma vie d'espérance et de force. L'espérance,
+c'était un petit enfant qui me représentait l'avenir; la force,
+c'étaient deux amitiés, soeurs l'une de l'autre, qui, en se dévouant à
+moi, ravivaient en moi la croyance au dévouement utile.
+
+Il me reste beaucoup pourtant: des enfants adorés, des amis parfaits.
+Mais, quand la mort vient de frapper autour de nous ce qui devait si
+naturellement et si légitimement nous survivre, on se sent pris d'effroi
+et comme dénué de tout bonheur, parce qu'on tremble pour ce qui est
+resté debout, parce que le néant de la vie vous apparaît terrible, parce
+qu'on en vient à se dire: «Pourquoi aimer, s'il faut se quitter tout à
+l'heure? Qu'est-ce que le dévouement, la tendresse, les soins, s'ils ne
+peuvent retenir près de nous ceux que nous chérissons? Pourquoi lutter
+contre cette implacable loi qui brise toute association et ruine toute
+félicité? A quoi bon vivre, puisque les vrais biens de la vie, les joies
+du coeur et de la pensée, sont aussi fragiles que la propriété des
+choses matérielles?»
+
+O maître poëte! comme je me sentais, comme je me croyais encore riche,
+quand, il y a un an et demi, je vous lisais au bord de la Creuse, et
+vous promenais avec moi en rêve le long de cette Gargilesse honorée
+d'une de vos rimes, petit torrent ignoré qui roule dans des ravines plus
+ignorées encore. Je me figurais vraiment que ce désert était à moi qui
+l'avais découvert, à quelques peintres et à quelques naturalistes qui
+s'y étaient aventurés sur ma parole et ne m'en savaient pas mauvais gré.
+Eux et moi, nous le possédions par les yeux et par le coeur, ce qui est
+la seule possession des choses belles et pures. Moi, j'avais un trésor
+de vie, l'espoir! l'espoir de faire vivre ceux qui devaient me fermer
+les yeux, l'illusion de compter qu'en les aimant beaucoup, je leur
+assurerais une longue carrière. Et, à présent, j'ai les bras croisés
+comme, au lendemain d'un désastre, on voit les ouvriers découragés se
+demander si c'est la peine de recommencer à travailler et à bâtir sur
+une terre qui toujours tremble et s'entr'ouvre, pour démolir et dévorer.
+
+A présent, je suis oisif et dépouillé jusqu'au fond de l'âme. Non,
+George Sand n'a plus la Gargilesse; il n'a plus l'Anio, qu'il a possédé
+aussi autrefois tout un jour, et qu'il avait emporté tout mugissant et
+tout ombragé dans un coin de sa mémoire, comme un bijou de plus dans un
+écrin de prédilection. Il n'a plus rien, le voyageur! il ne veut pas
+qu'on l'appelle poëte, il ne voit plus que du brouillard, il n'a plus
+de prairies embaumées dans ses visions, il n'a plus de chants d'oiseaux
+dans les oreilles, le soleil ne lui parle plus, la nature qu'il aimait
+tant, et qui était bonne pour lui, ne le connaît plus. Ne l'appelez pas
+artiste, il ne sait plus s'il l'a jamais été. Dites-lui _ami_, comme on
+dit aux malheureux qui s'arrêtent épuisés, et que l'on engage à marcher
+encore, tout en plaignant leur peine.
+
+Marcher! oui, on sait bien qu'il le faut, et que la vie traîne celui qui
+ne s'aide pas. Pourquoi donner aux autres, à ceux qui sont généreux et
+bienfaisants, la peine de vous porter? n'ont-ils pas aussi leur fardeau
+bien lourd? Oui, amis, oui, enfants, je marcherai, je marche; je vis
+dans mon milieu sombre et muet comme si rien n'était changé. Et, au
+fait, il n'y a rien de changé que moi; la vie a suivi autour de moi son
+cours inévitable, le fleuve qui mène à la mort. Il n'y a d'étrange en
+ma destinée que moi resté debout. Pourquoi faire? pour chanter, cigale
+humaine, l'hiver comme l'été!
+
+Chanter! quoi donc chanter? La bise et la brume, les feuilles qui
+tombent, le vent qui pleure? J'avais une voix heureuse qui murmurait
+dans mon cerveau des paroles de renouvellement et de confiance. Elle
+s'est tue; reviendra-t-elle? et, si elle revient, l'entendrai-je? est-ce
+bientôt, est-ce demain, est-ce dans un siècle ou dans une heure qu'elle
+reviendra?
+
+Nul ne sait ce qui lui sera donné de douceur ou de force pour fléchir
+les mauvais jours. Au fort de la bataille, tous sont braves: c'est si
+beau, le courage! «Ayez-en, vous dit-on; tous en ont, il faut en avoir.»
+Et on répond: «J'en ai!» Oui, on en a, quand on vient d'être frappé et
+qu'il faut sourire pour laisser croire que la blessure n'est pas trop
+profonde. Mais après? quand le devoir est accompli, quand on a pressé
+les mains amies, quand on a dissipé les tendres inquiétudes, quand on
+reprend sa route sur le sol ébranlé, quand on s'est remis au travail, au
+métier, au devoir; quand tout est dit enfin sur notre infortune et qu'il
+n'est plus délicat d'accepter la pitié des bons coeurs, est-ce donc
+fini? Non, c'est le vrai chagrin qui commence, en même temps que la
+lutte se clôt. On avance, on écoute, on voit vivre, on essaie de
+vivre aussi; mais quelle nuit dans la solitude! Est-ce la fatigue
+qui persiste, ou s'est-il fait une diminution de vie en nous, une
+déperdition de forces? J'ai peine à croire qu'en perdant ceux qu'on
+aime, on conserve son âme entière. A moins que....
+
+Oui, allons, la vie ne se perd pas, elle se déplace. Elle s'élance et
+se transporte au delà de cet horizon que nous croyons être le cercle de
+notre existence. Nous avons les cercles de l'infini devant nous. C'est
+une gamme que nous croyons descendre après l'avoir montée, mais les
+gammes s'enchaînent et montent toujours, La voix humaine ne peut
+dépasser une certaine tonalité; mais, par la pensée, elle entre
+facilement dans les tonalités impossibles, et, d'octave en octave,
+l'audition imaginaire, mais mathématique, escalade le ciel. Ceux qui
+sont partis vivent, chantent et pensent maintenant une octave plus haut
+que nous; c'est pourquoi nous ne les entendons plus; mais nous savons
+bien que le choeur sacré des âmes n'est pas muet et que notre partie y
+est écrite et nous attend.
+
+Au delà, oui, au delà! Faut-il s'inquiéter de ce peu de notes que nous
+avons à dire encore? Et, quand nous avons souhaité le bonsoir au vivant
+qui ferme la porte et descend l'escalier, savons-nous si ce mot n'est
+pas le dernier que nous aurons dit dans la langue des hommes?
+
+Vivre est un bonheur quand même, parce que la vie est un don; mais il
+y a bien des jours, dans notre éphémère existence humaine, où nous
+ne sentons pas ce bonheur. Ce n'est pas la faute de l'univers! Les
+personnalités puissantes souffrent moins que les autres. Elles
+traversent les crises avec une vaillance extraordinaire, et, quand elles
+sont forcées de descendre dans les abîmes du doute et de la douleur,
+elles remontent, les mains pleines de poésies sublimes.
+
+Tel vous êtes, ô poëte que nous admirons! dans la tempête, vous chantez
+plus haut que la foudre, et, quand un rayon de soleil vous enivre, vous
+avez l'exubérante gaieté du printemps. Si tout est gris et morne autour
+de vous, votre âme se met à l'unisson des heures pâles et lugubres; mais
+vous chantez toujours et vous voyez, vous sentez, même sous l'impression
+accablante du néant, la profondeur des choses cachées sous le silence et
+l'ombre. Ce mutisme intérieur des coeurs brisés, cette surdité subite
+de l'esprit fermé à tous les renouvellements du dehors, vous ne les
+connaissez pas. Cela est heureux pour nous, car votre voix est un
+événement dans nos destinées, et, quand nous n'entendons plus celle de
+la nature, vous parlez pour elle et vous nous forcez d'écouter. Il faut
+donc s'éveiller, et demander à votre immense vitalité un souffle qui
+nous ranime. Nul n'a le droit d'être indifférent quand votre fanfare
+retentit. C'est un appel à la vie, à la force, à la croyance, à la
+reconnaissance que nous devons à l'auteur du beau dans l'univers. Ne pas
+vous écouter, c'est être ingrat envers lui, car personne ne le connaît
+et ne le célèbre comme vous.
+
+La poésie, la grande poésie! quelle arme dans les mains de l'homme pour
+combattre l'horreur du doute! La philosophie est belle et grande, soit
+qu'elle rejette, soit qu'elle affirme l'espérance. Elle aussi fouille
+les profondeurs, éclaire les abîmes et relève énergiquement la puissance
+intellectuelle. Par elle, celui-ci, qui croit au néant, se dévoue à
+tripler les forces de son être pour marquer son passage en ce monde. Par
+elle encore, celui-là, qui croit à sa propre immortalité, se rend digne
+d'un monde meilleur. Appel à la libre raison sur toute la ligne! Travail
+généreux de la pensée qui cherche Dieu toujours, quand même elle le nie!
+
+Mais voici venir la poésie. Celle-ci ne raisonne ni ne discute, elle
+s'impose. Elle vous saisit, elle vous enlève au-dessus même de la région
+où vous vous sentiez libres. Vous pouvez bien encore discuter ses
+audaces et rejeter ses promesses, mais vous n'en êtes pas moins la proie
+de l'émotion qu'elle suscite. C'est ce cheval fantastique qui de son vol
+puissant sépare les nuées et embrasse les horizons. Le poëte l'appelle
+monstrueux et divin. Il est l'un et l'autre, mais qu'on l'aime
+classique, comme la Grèce, ou qu'il ait «l'échevèlement des prophètes,»
+il a cela d'étrange et de surnaturel que chacun voudrait pouvoir le
+monter, et qu'au bruit formidable de sa course, tout frémit du désir de
+s'envoler avec lui.
+
+C'est la magie de cet art qui s'adresse à la partie la plus
+impressionnable de l'âme humaine, à l'imagination, au sens de l'infini,
+et, si le poëte vous arrache ce cri: «C'est grand! c'est beau!» il a
+vaincu! Il a prouvé Dieu, même sans parler de lui, car, à propos d'un
+brin d'herbe, il a fait palpiter en vous l'immortalité, il a fait
+jaillir de vous cette flamme qui veut monter au-dessus du réel. Il ne
+vous a pas dit comme le philosophe: «Croyez ou niez, vous êtes libre.»
+Il vous a dit: «Voyez et entendez, vous voilà délivré.»
+
+Au delà d'une certaine région où l'esprit humain ne peut plus affirmer
+rien, et où il craint de s'affirmer lui-même, le poëte peut affirmer
+tout. C'est le voyant qui regarde par-dessus toutes nos montagnes.
+Qui osera lui dire qu'il se trompe, s'il a fait passer en vous
+l'enthousiasme de l'inconnu, et si sa vision palpitante a fait vibrer en
+vous une corde que la raison et la volonté laissaient muette?
+
+Art et poésie, voilà les deux ailes de notre âme. Que la note soit
+terrible ou délicieuse, elle éveille l'instinct sublime engourdi qui
+s'ignore, ou le renouvelle quand elle le trouve épuisé par la fatigue et
+la tristesse. Chantez, chantez, poëte de ce siècle! Jamais vous ne fûtes
+si nécessaire à notre génération. Promenez votre caprice dans la tendre
+et moqueuse antithèse du rire antique et du rire moderne:
+
+ O fraîcheur du rire! ombre pure!
+ Mystérieux apaisement!
+
+Il vous est permis, à vous, de placer dans votre universelle symphonie
+le «mirliton de Saint-Cloud» à côté de la «lyre de Thèbes». Vous avez le
+droit de mettre Pégase au vert. Ceux qui s'en fâchent ne sont pas les
+vrais tristes; ce ne sont que des gens chagrins qui ne veulent pas que
+le poëte joue avec le feu sacré. Les tristes, famille d'amis en deuil,
+veulent bien qu'on essaie de tout pour prouver la vie quand même.
+Il s'agit de prouver, et là, dans l'expansion brillante comme dans
+l'austère rêverie, le poëte prouve du moment qu'il rayonne.
+
+Quel rayonnement dans ces vers à la courte et vive allure, qui nous
+versent les senteurs du printemps et les puissantes folies de la nature
+en fête! Hélas! je regarde souvent par ma fenêtre les vestiges de ces
+jardins des Feuillantines où vous avez été élevé et où l'on a bâti des
+maisons neuves. On a respecté de vieux murs couverts de lierre. Des
+arbres qui vous ont prêté leur ombre, quelques-uns sont encore debout,
+me dit-on. L'hiver les dépouille à cette heure, et je ne sais où se sont
+réfugiés les oiseaux. Rien ne chante plus dans ce coin qui abrita et
+charma votre enfance. Au dehors, dans les vallons mystérieux qu'on
+trouve encore non loin de Paris, la gelée a mordu les ramées. Il n'y a
+plus d'autres chansons des bois que le grésillement des feuilles tombées
+que le vent balaie. Dans les rues, il n'y a pas de chansons non plus. Ce
+beau quartier latin que je traverse chaque soir est devenu vaste, aéré,
+monumental. Ses groupes d'étudiants qui emplissaient jadis toute une rue
+dans un éclat de rire, sont comme perdus et inaperçus sur ces larges
+chaussées plantées d'arbres. Ils sont toujours jeunes, pourtant; le
+printemps ne se fait jamais vieux, et le renouveau de chaque génération
+est toujours un objet d'attendrissement et de sympathie pour les coeurs
+qui ont vécu et souffert. Mais qu'y a-t-il dans cette influence de la
+saison où nous sommes?
+
+Je me le demandais l'autre jour en traversant le jardin du Luxembourg,
+au coucher du soleil. C'était une belle et douce soirée. Le ciel était
+tout rose et l'horizon en feu derrière les branchages noirs. Le grand
+bassin aussi était rouge et comme embrasé de tous ces reflets. Le cygne
+de la fontaine Médicis était ému et disait de temps en temps je ne sais
+quel mot triste et doux. Les enfants étaient gais, eux, franchement
+gais, en lançant sur l'eau des flottilles en miniature. La jeunesse
+se promenait sagement, presque gravement, et je m'inquiétais de cette
+gravité. Parlait-on de vous? sentait-on passer sur cette austérité
+du grand jardin, du grand palais, du grand ciel qui peu à peu se
+remplissait de brume violette, le vol du coursier que vous déliez et
+faites repartir si vigoureusement après l'avoir forcé de brouter la
+prairie de l'idylle en fleurs? Moi, je croyais l'entendre soulever des
+flots d'harmonie....
+
+Mais un lugubre tonnerre s'éleva des tours de Saint-Sulpice, déjà
+effacées dans le brouillard du soir. Une furieuse clameur étouffa le
+rire des petits et glaça peut-être le rêve des jeunes. Cette voix rauque
+de l'airain me jeta moi-même dans une stupeur profonde. N'est-ce pas la
+voix du siècle? Cloches et canons, voilà notre musique à nous; comment
+serions-nous musiciens, comment serions-nous artistes et poëtes, quand
+les coryphées de nos villes sont des prêtres ou des soldats, quand la
+bénédiction des cathédrales ressemble à un tocsin d'alarme, et quand les
+joies publiques s'expriment par les brutales explosions de la poudre? Du
+bruit, quelque chose qui, de la part de Dieu ou des hommes, ressemble à
+la menace d'un _Dies irae_. Pourquoi le brutal courroux des beffrois?
+Ce jour de fête religieuse annonce-t-il le jugement dernier? Avons-nous
+tous péché si horriblement qu'il nous faille entendre éclater la fanfare
+discordante des démons prêts à s'emparer de nous?--Mais non, ce n'est
+rien, ce sont les vêpres qui sonnent. C'est comme cela que l'on prie
+Dieu; ce tam-tam sinistre, c'est la manière de le bénir. O sauvages que
+nous sommes!
+
+Vous voyez bien qu'il faut que vous chantiez toujours, par-dessus ces
+voix du bronze qui veulent nous rendre sourds, nous et nos enfants, et
+il faut que nous écoutions en nous-mêmes l'harmonie de vos vers qui nous
+rappelle celle des bois, des eaux, des brises, et tout ce qui célèbre
+et bénit dignement l'auteur du vrai. Ce sera là notre chanson des rues,
+celle qu'en dépit du morne hiver qui arrive et des mornes idées qui
+menacent, nous chanterons en nous-mêmes pour nous délivrer des paroles
+de mort qui planent sur nos toits éplorés.
+
+Et je revenais seul au clair de la lune par le Panthéon silencieux.
+La brume avait tout envahi, mais la lune, perçant ce voile argenté,
+enlevait de pâles lumières sur le fronton et sur le dôme qui paraissait
+énorme et comme bâti dans les nuages. La place était déserte, et le
+monument, qui n'aura jamais l'aspect d'une église, quoi qu'on fasse,
+était beau de sérénité avec ses grands murs froids et sa coupole perdue
+dans les hautes régions. Je sentis ma tristesse s'agrandir et s'élever.
+Ce colosse d'architecture n'est rien, en somme, qu'un tombeau voté aux
+grands hommes, et il faudra qu'il se rouvre un jour pour recevoir leur
+cendre ou leur effigie. Mais je ne pensais pas aux morts en contemplant
+cette tombe. J'avais lu vos radieux poëmes sur la vie, et la vie
+m'apparaissait impassiblement éternelle en dépit de nos simulacres
+d'éternelle séparation.
+
+Pourquoi des sépultures et des hypogées? me disais-je. Il n'y a pas de
+morts. Il y a des amis séparés pour un temps, mais le temps est court,
+le temps est relatif, le temps n'existe pas; et, pensant à la flamme
+immortelle que Dieu a mise en nous, dans ceux qui chevauchent les
+monstres comme dans les plus humbles pasteurs de brebis, je lui disais
+ce que vous dites à la poésie:
+
+ Tu ne connais ni le sommeil
+ Ni le sépulcre, nos péages.
+
+Novembre 1865.
+
+
+
+III
+
+LE PAYS DES ANÉMONES
+
+
+A MADAME JULIETTE LAMBER, AU GOLFE JUAN
+
+
+
+I
+
+Nohant, 7 avril 1868.
+
+J'étais, il y a aujourd'hui un mois, au bord de la Méditerranée,
+côtoyant la belle plage doucement déchirée de Villefranche, et causant
+de vous sous des oliviers plantés peut-être au temps des Romains. Trois
+jours plus tard, nous étions ensemble beaucoup plus loin, dans la région
+des styrax[1],--ne confondez plus avec smilax,--et les styrax n'étaient
+pas fleuris; mais le lieu était enchanté quand même, et, en ce lieu
+vous dites une parole qui me donna à réfléchir. Vous en souvenez-vous?
+C'était auprès de la source où nous avions déjeuné avec d'excellents
+amis. B..., mon cher B..., aussi bon botaniste que qui que ce soit,
+venait de briser une tige feuillée en disant:
+
+--_Suis-je bête!_ j'ai pris une daphné pour une euphorbe!
+
+[Note 1: Le styrax doit croître aussi autour de Grasse. Dites au
+cher docteur Maure de vous en procurer.]
+
+Vous vouliez vite cueillir la plante pour m'en éviter la peine. Je vous
+dis que je ne la voulais pas, que je la connaissais, qu'elle n'était pas
+exclusivement méridionale, et mon fils se souvint qu'elle croissait dans
+nos bois de Boulaize, au pays des roches de jaspe, de sardoine et de
+cornaline.
+
+A ce propos, vous me dites, avec l'indignation d'un généreux coeur, que
+je connaissais trop de plantes, que rien ne pouvait plus me surprendre
+ni m'intéresser, et que _la science refroidissait_.
+
+Aviez-vous raison?
+
+Moi, je disais intérieurement:
+
+--Je sais que l'étude enflamme.
+
+Avais-je tort?
+
+Nous avions là-bas trop de soleil sur la tête et trop de cailloux sous
+les pieds pour causer. Maintenant, à tête et à pieds reposés, causons.
+
+La science.... Qu'est-ce que la science? Une route partant du connu
+pour se perdre dans l'inconnu. Les efforts des savants ont ouvert cette
+route, ils en ont rendu les abords faciles, les aspérités praticables;
+ils ne pouvaient rien faire de plus, ils n'ont rien fait de plus; ils
+n'ont pas dégagé l'inconnu, ce terme insaisissable qui semble reculer à
+mesure que l'explorateur avance, ce terme qui est le grand mystère, la
+source de la vie.
+
+On peut étudier avec progrès continuel le fonctionnement de la vie chez
+tous les êtres: travail d'observation et de constatation très-utile,
+très-intéressant. Dès qu'on cherche à saisir l'opération qui _fait_ la
+vie, on tombe forcément dans l'hypothèse, et les hypothèses des savants
+sont généralement froides.
+
+Pourquoi, me direz-vous, une étude que vous trouvez ardente et pleine
+de passion, conduit-elle à des conclusions glacées? Je ne sais pas;
+peut-être, à force de développer minutieusement les hautes énergies de
+la patience, l'examen devient-il une faculté trop prépondérante dans
+l'équilibre intellectuel, par conséquent une infirmité relative. Le
+besoin de conclure se fait sentir, absolu, impérieux, après une longue
+série de recherches; on fait la synthèse des millions d'analyses qu'on
+a menées à bien, et on prend cette synthèse, qui n'est qu'un travail
+humain tout personnel, plus ou moins ingénieux, pour une vérité
+démontrée, pour une révélation de la nature. Le savant a marché
+lentement, il a mesuré chacun de ses pas, il a noblement sacrifié
+l'émotion à l'attention; car c'est un respectable esprit que celui du
+vrai savant, c'est une âme toute faite de conscience et de scrupule.
+C'est le buveur d'eau pure qui se défend de la liqueur d'enthousiasme
+que distille la nature par tous ses pores, liqueur capiteuse qui enivre
+le poëte et l'égare. Mais le poëte est fait pour s'égarer, son chemin,
+à lui, c'est l'absence de chemin. Il coupe à travers tout, et, s'il ne
+trouve pas le positif de la science, il trouve le vrai de la peinture et
+du sentiment. Tel est un naturaliste de fantaisie, qu'on doit cependant
+élever au rang de prêtre de la nature, parce qu'il l'a comprise, sentie
+et chantée sous l'aspect qui la fait voir et chérir avec enthousiasme.
+
+Le savant proprement dit est calme, il le faut ainsi. Aimons et
+respectons cette sérénité à laquelle nous devons tant de recherches
+précieuses, mais ne nous croyons pas obligés de conclure avec le savant
+quand il arrive par l'induction à un système _froid_. Ce seul adjectif
+le condamne. Rien n'est froid, tout est feu dans la production de la
+vie.
+
+Ceci me rappelle une anecdote. Un élève botaniste de mes amis étudiait
+la germandrée et se sentait pris d'amour pour cette plante sans éclat,
+mais si délicatement teintée. Au milieu de son enthousiasme, en lisant
+la description de la plante dans un traité de botanique, excellent
+d'ailleurs, il tombe sur cette désignation de la corolle: _fleur d'un
+jaune sale_. Je le vois jeter le livre avec colère en s'écriant:
+
+--C'est vous, malheureux auteur, qui avez les yeux sales!
+
+On pourrait en dire autant aux malveillants qui jugent à leur point de
+vue les actions et les intentions des autres; mais aux bons et graves
+savants qui voient la nature froide en ses opérations brûlantes on
+pourrait peut-être dire:
+
+--C'est vous qui avez l'esprit refroidi par trop de travail.
+
+L'auteur de _la Plante_, ce spirituel et poétique Grimard, dont je vous
+recommandais le livre, lui aussi a pourtant fait acte de soumission
+presque complète aux arrêts des savants sur la loi de la vie dans le
+végétal. Quand vous le lirez, vous vous insurgerez à cette page, je le
+sais; aussi, pour ne pas vous voir abandonner la pensée d'étudier les
+fleurs, je veux me hâter de vous dire que, moi aussi, je proteste, non
+contre le système généralement adopté en botanique, mais contre la
+manière dont on l'expose et les conclusions arbitraires qu'on en tire.
+
+Je tâcherai de résumer le plus simplement possible, au risque de forcer
+un peu le raisonnement pour le rendre plus palpable, et pour vous mettre
+plus aisément en garde contre ce que présente de spécieux et même de
+captieux ce raisonnement.
+
+Il part d'une observation positive, incontestable. La plante tire ses
+organes de sa propre substance; qui en doute? De quoi les tirerait-elle?
+Est-il besoin d'affirmer que la patte qui repousse à l'écrevisse ou à la
+salamandre amputée est patte d'écrevisse pour l'écrevisse, et patte de
+salamandre pour la salamandre? Le merveilleux serait que la nature se
+trompât et fit des arlequins.
+
+Cependant les savants se sont crus obligés de constater et d'affirmer le
+fait, et ils ont donné, très à tort selon moi, le nom de métamorphisme à
+l'opération logique et obligatoire qui transforme le pétale en étamine
+après avoir transformé la feuille en pétale, comme si une progression
+de fonctions dans l'organisme était un changement de substance. Ils
+appellent très-sérieusement l'attention de l'observateur sur ce
+changement de formes, de couleurs et de fonctions. Fort bien. Le passage
+du pétale à l'étamine saute aux yeux dans le nénufar, comme dans la
+rose des jardins le passage de l'étamine au pétale. Dans le nénufar, la
+nature travaille elle-même à son perfectionnement normal; dans la rose,
+elle subit le travail inverse que lui impose la culture pour arriver à
+un perfectionnement de convention; mais, de grâce, avec quoi, dans l'un
+et l'autre cas, la fleur arriverait-elle à se faire féconde ou stérile?
+Et, dans tout être organisé, animal ou plante, de quoi se forment
+l'organisation et la désorganisation, sinon de la propre substance,
+enrichie ou égarée, de l'individu?
+
+Cette simple observation a fait trop de bruit dans la science et a
+produit une doctrine que voici: la plante serait un pauvre être soumis
+à d'étranges fatalités; elle ne serait en état de santé normale qu'à
+l'état inerte. Reste à savoir quel est le savant qui surprendra ce
+moment d'inertie dans la nature organisée! Mais continuons. Du moment
+que la plante croît et se développe, elle entre dans une série continue
+d'_avortements_. Le pétiole est un avortement de la tige, la feuille un
+avortement du pétiole; ainsi du calice, du périanthe et des organes de
+la reproduction. Tous ces avortements sont maladifs, n'en doutons pas,
+car la floraison est le dernier, c'est la maladie mortelle. Les feuilles
+devenues pétales se décolorent; oui, la science, hélas! parle ainsi. Ces
+brillantes livrées de noces, la pourpre de l'adonis, l'azur du myosotis,
+décoloration, maladie, signe de mort, agonie, décomposition, heure
+suprême, mort.
+
+Tel est l'arrêt de la science. Elle appelle sans doute mort le travail
+de la gestation, puisqu'elle appelle maladie mortelle le travail de la
+fécondation. Il n'y a pas à dire: si jusque-là tout est avortement,
+atrophie, efforts trompés, le rôle de la vie est fini au moment où la
+vie se complète. La nature est une cruelle insensée qui ne peut procéder
+que par un enchaînement de fausses expériences et de vaines tentatives.
+Elle développe à seule fin de déformer, de mutiler, d'anéantir;
+toutes les richesses qu'elle nous présente sont des appauvrissements
+successifs. La plante veut se former en boutons, elle vole la substance
+de son pédoncule pour se faire un calice dont les pétales vont devenir
+les voleurs à leur tour, et ainsi de suite jusqu'aux organes, qui sont
+apparemment des monstruosités, et que la mort va justement punir,
+puisqu'ils sont le résultat d'un enchaînement de crimes.
+
+Pauvres fleurs! qui croirait que votre adorable beauté ait pu inspirer
+une doctrine aussi triste, aussi amère, aussi féroce?
+
+Rassurons-nous. Tout cela, ce sont des mots. Les mots, hélas! _words,
+words, words!_ quel rôle insensé et déplorable ils jouent dans le monde!
+A combien de discussions oiseuses ils donnent lieu! Et que fais-je en
+ce moment, sinon une chose parfaitement puérile, qui est de réfuter des
+mots? Pas autre chose, car, au fond, les savants ne croient pas les
+sottises que je suis forcé de leur attribuer pour les punir d'avoir si
+mal exprimé leur pensée. Non, ils ne croient pas que la beauté soit une
+maladie, l'intelligence une névrose, l'hymen une tombe; ce serait une
+doctrine de fakirs, et ils sont par état les prêtres de la vie, les
+instigateurs de l'intelligence, les révélateurs de la beauté dans les
+lois qui président à son rôle sur la terre.... Mais ils disent mal;
+ils ont je ne sais quel fatalisme dans le cerveau, je ne sais quelle
+tristesse dans la forme, et parfois l'envie maladive d'étonner le
+vulgaire par des plaisanteries sceptiques, comme si la science avait
+besoin d'esprit!
+
+Supposons qu'ils eussent retourné la question et qu'ils l'eussent
+présentée à peu près ainsi:
+
+«Comme la nature a pour but la fécondation et la reproduction de
+l'espèce, la plante tend dès l'état embryonnaire à ce but, qui est le
+complément de sa vie. Ce qu'elle doit produire, c'est une fleur pour
+l'hyménée, un lit pour l'enfantement. Elle commence par un germe, puis
+une tige, puis des feuilles, qui sont, ainsi que le calice, le périanthe
+et les organes, une succession de développements et de perfectionnements
+de la même substance. Il serait presque rationnel de dire que l'effort
+de la plante pour produire des organes passe par une série d'ébauches,
+et que la tige est un pistil incomplet, les feuilles des étamines
+avortées; mais supprimons ce mot d'avortement, qui n'est jamais que le
+résultat d'un accident, et ne l'appliquons pas à ce qui est normal,
+car c'est torturer l'esprit du langage et outrager la logique de la
+création. Quand une fleur nous présente constamment le caractère
+d'organes inachevés qui semblent inutiles, rappelons-nous la loi
+générale de la nature, qui crée toujours _trop_, pour conserver _assez_,
+observons la ponte exorbitante de certains animaux, et, sans sortir de
+la botanique, la profusion de semence de certaines espèces.
+
+»Que l'on suppose la nature inconsciente ou non, qu'on la fasse procéder
+d'un équilibre fatalement établi ou d'une sagesse toute maternelle, elle
+fonctionne absolument comme si elle avait la prévision infinie. Donc,
+si certaines plantes sont pourvues d'organes stériles à côté d'organes
+féconds, c'est que ceux-ci ont pris la substance de ceux-là dans la
+mesure nécessaire à leur accroissement complet. Cette plante, en vertu
+d'autres lois qui sont au profit d'autres êtres, de quelque butineur
+ailé ou rampant, est exposée à perdre ses anthères avant leur formation
+complète. La nature lui fournit des rudiments pour les remplacer, et
+leur avortement, loin d'être maladif, prouve l'état de santé de l'organe
+qui les absorbe. Dirons-nous que la floraison exubérante des arbres à
+fruit est une erreur de la nature? La nature est prodigue parce qu'elle
+est riche, et non parce qu'elle est folle.
+
+»Nous voulons bien,--je fais toujours parler les savants à ma guise, ne
+leur en déplaise,--nous voulons bien ne pas l'appeler généreuse, pour
+ne pas nous égarer dans les questions de Providence, qui ne sont pas
+de notre ressort et dont la recherche nous est interdite; mais, s'il
+fallait choisir entre ce mot de généreuse et celui d'imbécile, nous
+préférerions le premier comme peignant infiniment mieux l'aspect et
+l'habitude de ses fonctions sur la planète. Donc, nous rejetons de notre
+vocabulaire scientifique les mots impropres et malsonnants d'avortement
+et de maladie appliqués aux opérations normales de la vie.»
+
+Les savants eussent pu exprimer cette idée en de meilleurs termes; mais
+tels qu'ils sont, vulgaires et sans art, ils valent mieux que ceux dont
+ils se sont servis pour dénaturer leur pensée et nous la rendre obscure,
+puérile et quelque peu révoltante.
+
+N'en parlons plus, et chérissons quand même la science et ses adeptes.
+Je veux vous dire d'où je tire mon affection et mon respect pour les
+naturalistes, car c'est ici le lieu de répondre complètement à votre
+objection: _la science refroidit_.
+
+Je n'ai pas la science, c'est-à-dire que je n'ai pas pu suivre tout le
+chemin tracé dans le domaine du connu. Une application tardive, d'autres
+devoirs, des nécessités de position, peu de temps à consacrer au plaisir
+d'apprendre, le seul vrai plaisir sans mélange, peu de mémoire pour
+reprendre les études interrompues sans être forcé de tout recommencer,
+voilà mes prétextes, je ne veux pas dire mon excuse. J'ai à peine
+parcouru les premières étapes de la route, et j'ai encore les joies
+de la surprise quand je fais un pas en avant. Je dois donc parler
+humblement et vous répéter: Je ne sais pas si vraiment on se refroidit
+et pourquoi on se refroidit quand on a fait le plus long trajet
+possible. Pour vous expliquer la froide hypothèse de tout à l'heure,
+j'ai été obligé de recourir à des hypothèses; mais j'ai un peu d'étude,
+et je peux vous dire à coup sûr que l'étude enflamme. Or, l'étude nous
+est donnée par ceux qui savent, et il est impossible de renier et
+de méconnaître les initiateurs à qui l'on doit de vives et pures
+jouissances.
+
+Ces jouissances, vous ne les avez pas bien comprises, et pourtant elles
+n'ont rien de mystérieux. Vous me disiez: «J'aime les fleurs avec
+passion, j'en jouis plus que vous qui cherchez la rareté, et trouvez
+_sans intérêt_ les bouquets que je cueille pour vous tout le long de la
+promenade.»
+
+D'abord un aveu. Vous me saignez le coeur quand vous dévastez avec votre
+charmante fille une prairie _émaillée_ pour faire une botte d'anémones
+de toutes nuances qui se flétrit dans nos mains au bout d'un instant.
+Non, cette fleur cueillie n'a plus d'intérêt pour moi, c'est un cadavre
+qui perd son attitude, sa grâce, son milieu. Pour vous deux, jeunes et
+belles, la fleur est l'ornement de la femme: posée sur vos genoux, elle
+ajoute un ton heureux à votre ensemble; mêlée à votre chevelure, elle
+ajoute à votre beauté; c'est vrai, c'est légitime, c'est agréable à
+voir; mais ni votre toilette, ni votre beauté n'ajoutent rien à
+la beauté et à la toilette de la fleur, et, si vous l'aimiez pour
+elle-même, vous sentiriez qu'elle est l'ornement de la terre, et que là
+où elle est dans sa splendeur vraie, c'est quand elle se dresse élégante
+au sein de son feuillage, ou quand elle se penche gracieusement sur son
+gazon. Vous ne voyez en elle que la face colorée qui étincelle dans la
+verdure, vous marchez avec une profonde indifférence sur une foule de
+petites merveilles qui sont plus parfaites de port, de feuillage et
+d'organisme ingénieusement agencé que vos préférées plus voyantes.
+
+Ne disons pas de mal de ces princesses qui vous attirent, elles sont
+séduisantes: raison de plus pour les laisser accomplir leur royale
+destinée dans le sol et la mousse qui leur ont donné naissance.
+Cueillez-en quelques-unes pour vous orner, vous méritez des couronnes,
+ou pour les contempler de près, elles en valent la peine. Laissez-m'en
+cueillir une pour observer les particularités que le terrain et le
+climat peuvent avoir imprimées à l'espèce; mais laissez-la-moi cueillir
+moi-même, car sa racine ou son bulbe, ses feuilles caulinaires, sa tige
+entière et son feuillage intact, m'intéressent autant que sa corolle
+diaprée. Quand vous me l'apportez écourtée, froissée et mutilée, ce
+n'est plus qu'une fleur, chère dévastatrice, vous avez détruit la
+plante.
+
+A l'aspect d'une plante nouvelle pour moi, ou mal classée dans mon
+souvenir, ou douteuse pour ma spécification, je serai plus barbare,
+j'achèverai quatre ou cinq sujets, afin de pouvoir analyser, ce qui
+nécessite le déchirement de la fleur, et de pouvoir garder un ou deux
+types, on a toujours un ami avec qui l'on aime à échanger ses petites
+richesses. L'étude est chose sacrée, et il faut que la nature nous
+sacrifie quelques individus. Nous la paierons en adoration pour ses
+oeuvres, et ce sera une raison de plus pour ne pas la profaner ensuite
+par des massacres inutiles.
+
+Oui, des massacres, car qui vous dit que la plante coupée ou brisée ne
+souffre pas? C'est une question qui se pose dans la botanique, et sur
+laquelle cette fois nos chers savants ont dit d'excellentes choses. Tout
+les porte à croire à la sensibilité chez les végétaux. Ils supposent
+cette sensibilité relative, sourdement et obscurément agissante. Du plus
+ou du moins de souffrance, ils ne savent rien, pas plus que du degré de
+vitalité, de terreur ou de détresse que garde un instant la tête humaine
+séparée de son corps. Ce que nous voyons, c'est que le végétal saigne
+et pleure à sa manière. Il se penche, il se flétrit, il prend un
+ramollissement qui est d'aspect infiniment douloureux. Il devient froid
+au toucher comme un cadavre. Son attitude est navrante; la main humaine
+l'étouffe, le souffle humain le profane. N'avait-il pas le droit de
+vivre, lui qui est beau, par conséquent nécessaire, utile même en ses
+terribles énergies, selon que ses propriétés sont plus ou moins bien
+connues de l'homme qui les interroge? Assez de dévastations inévitables
+poursuivent la plante sur la surface de la terre habitée, et quand
+même la culture, qui multiplie et accumule certains végétaux pour les
+utiliser à notre profit, ne les atteindrait pas, la dent des ruminants
+et des rongeurs, les pinces ou les trompes des insectes, leur
+laisseraient peu de repos. C'est ici que la prodigalité de la nature et
+l'ardeur de la vie éclatent. Elles sont assez riches pour que tout ce
+que la plante doit nourrir soit amplement pourvu sans que la plante
+cesse de renouveler l'inépuisable trésor de son existence.
+
+Mais faisons la part du feu. Le goût des fleurs s'est tellement répandu,
+qu'il s'en fait une consommation inouïe en réponse à une production
+artificielle énorme. La plante est entrée, comme l'animal, dans
+l'économie sociale et domestique. Elle s'y est transformée comme lui,
+elle est devenue monstre ou merveille au gré de nos besoins ou de nos
+fantaisies. Elle y prend ses habitudes de docilité et, si l'on peut dire
+ainsi, de servilité qui établissent entre elle et sa nature primitive un
+véritable divorce. Je ne m'intéresse pas moralement au chou pommé et aux
+citrouilles ventrues que l'on égorge et que l'on mange. Ces esclaves ont
+engraissé à notre service et pour notre usage. Les fleurs de nos serres
+ont consenti à vivre en captivité pour nous plaire, pour orner nos
+demeures et réjouir nos yeux. Elles paraissent fières de leur sort,
+vaines de nos hommages et avides de nos soins. Nous ne remarquons guère
+celles qui protestent et dégénèrent. Celles-ci, les indépendantes qui ne
+se plient pas à nos exigences, sont celles justement qui m'intéressent
+et que j'appellerais volontiers les libres, les vrais et dignes enfants
+de la nature. Leur révolte est encore chose utile à l'homme. Elle le
+stimule et le force à étudier les propriétés du sol, les influences
+atmosphériques et toutes les conséquences du milieu où la vie prend
+certaines formes pour creuset de son activité. Les droséracées, les
+parnassées, les pinguicules, les lobélies de nos terrains tourbeux
+ne sont pas faciles à acclimater. La vallisnérie n'accomplit pas ses
+étranges évolutions matrimoniales dans toutes les eaux. Le chardon
+laiteux n'installe pas où bon nous semble sa magnifique feuille
+ornementale; les orchidées de nos bois s'étiolent dans nos parterres,
+l'_orchis militaris_ voyage mystérieusement pour aller retrouver son
+ombrage, l'ornithogale ombellé descend de la plate-bande et s'en va
+fleurir dans le gazon de la bordure; la mignonne véronique Didyma, qui
+veut fleurir en toute saison, grimpe sur les murs exposés au soleil et
+se fait pariétaire. Pour une foule de charmantes petites indigènes, si
+nous voulons retrouver le groupement gracieux et le riche gazonnement
+de la nature, il nous faut reproduire avec grand soin le lit naturel où
+elles naissent, et c'est par hasard que nous y parvenons quelquefois,
+car presque toujours une petite circonstance absolument indispensable
+échappe à nos prévisions, et la plante, si rustique et si robuste
+ailleurs, se montre d'une délicatesse rechigneuse ou d'une nostalgie
+obstinée.
+
+Voilà pourquoi je préfère aux jardins arrangés et soignés ceux où le
+sol, riche par lui-même de plantes locales, permet le complet abandon
+de certaines parties, et je classerais volontiers les végétaux en deux
+camps, ceux que l'homme altère et transforme pour son usage, et ceux qui
+viennent spontanément. Rameaux, fleurs, fruits ou légumes, cueillez tant
+que vous voudrez les premiers. Vous en semez, vous en plantez, ils
+vous appartiennent: vous suivez l'équilibre naturel, vous créez et
+détruisez;--mais n'abîmez pas inutilement les secondes. Elles sont bien
+plus délicates, plus précieuses pour la science et pour l'art,
+ces _mauvaises herbes_, comme les appellent les laboureurs et les
+jardiniers. Elles sont vraies, elles sont des types, des êtres complets.
+Elles nous parlent notre langue, qui ne se compose pas de mots hybrides
+et vagues. Elles présentent des caractères certains, durables, et, quand
+un milieu a imprimé à l'espèce une modification notable, que l'on en
+fasse ou non une espèce nouvellement observée et classée, ce caractère
+persiste avec le milieu qui l'a produit. La passion de l'horticulture
+fait tant de progrès, que peu à peu tous les types primitifs
+disparaîtront peut-être comme a disparu le type primitif du blé.
+Pénétrons donc avec respect dans les sanctuaires où la montagne et la
+forêt cachent et protègent le jardin naturel. J'en ai découvert plus
+d'un, et même assez près des endroits habités. Un taillis épineux, un
+coin inondé par le cours égaré d'un ruisseau, les avaient conservés
+vierges de pas humains. Dans ces cas-là, je me garde bien de faire part
+de ces trouvailles. On dévasterait tout.
+
+Sur les sommets herbus de l'Auvergne, il y a des jardins de gentianes
+et de statices d'une beauté inouïe et d'un parfum exquis. Dans les
+Pyrénées, à Gèdres entre autres, sur la croupe du Cambasque près de
+Cauterets, au bord de la Creuse, dans les âpres micaschistes redressés,
+dans certains méandres de l'Indre, dans les déchirures calcaires de la
+Savoie, dans les oasis de la Provence, où nous avons été ensemble avant
+la saison des fleurs, mais que j'avais explorés en bonne saison, il y a
+des sanctuaires où vous passeriez des heures sans rien cueillir et sans
+oser rien fouler, si une seule fois vous avez voulu vous rendre bien
+compte de la beauté d'un végétal libre, heureux, complet, intact dans
+toutes ses parties et servi à souhait par le milieu qu'il a choisi. Si
+la fleur est l'expression suprême de la beauté chez certaines plantes,
+il en est beaucoup d'autres dont l'anthèse est mystérieuse ou peu
+apparente et qui n'en sont pas moins admirables. Vous n'êtes pas
+insensible, je le sais, à la grâce de la structure et à la fraîcheur du
+feuillage, car vous aimez passionnément tout ce qui est beau. Eh bien,
+il y a dans la flore la plus vulgaire une foule de choses infiniment
+belles que vous n'aimez pas encore parce que vous ne les voyez pas
+encore. Ce n'est pas votre intelligence qui s'y refuse, c'est votre oeil
+qui ne s'est pas exercé à tout voir. Pourtant votre oeil est jeune; le
+mien est fatigué, presque éteint, et il distingue un tout petit brin
+d'herbe à physionomie nouvelle. C'est qu'il est dressé à la recherche
+comme le chien à la chasse; et voilà le plaisir, voilà l'amusement muet,
+mais ardent et continu que chacun peut acquérir, si bon lui semble.
+
+Apprendre à voir, voilà tout le secret des études naturelles. Il est
+presque impossible de voir avec netteté tout ce que renferme un mètre
+carré de jardin naturel, si on l'examine sans notion de classement.
+Le classement est le fil d'Ariane dans le dédale de la nature. Que ce
+classement soit plus ou moins simple ou compliqué, peu importe, pourvu
+qu'il soit classement et qu'on s'y tienne avec docilité pour apprendre.
+Chacun est libre, avec le temps et le savoir acquis, de rectifier selon
+son génie ou sa conscience les classifications hasardées ou incomplètes
+des professeurs. Adoptons une méthode et n'ergotons pas. Le but d'un
+esprit artiste et poétique comme le vôtre n'est pas de se satisfaire
+en connaissant d'une manière infaillible tous les noms charmants ou
+barbares donnés aux merveilles de la nature; son but est de se servir de
+ces noms, quels qu'ils soient, pour former les groupes et distinguer
+les types. Les principaux sont si faciles à saisir que peu de jours
+suffisent à cette prise de possession des familles. Les tribus et les
+genres s'y rattachent progressivement avec une clarté extrême. La
+distinction des espèces exige plus de patience et d'attention, c'est
+le travail courant, habituel, prolongé et plein d'attraits de la
+définition. On y commet longtemps, peut-être toujours, plus d'une
+erreur, car les caractères accessoires sur lesquels repose l'espèce sont
+parfois très-variables ou difficiles à saisir, même avec la loupe ou le
+microscope. Vous pouvez bien vous arrêter là, si vous avez atteint le
+but, qui est d'avoir vu tout ce qu'il y a de très-beau à voir dans le
+végétal. Pourtant cette recherche ardue ne nuit pas. La loupe vous
+révèle des délicatesses infinies, des différences de tissu, des
+appareils respiratoires ou sudorifiques très-mystérieux, des appendices
+de poils transparents qui ressemblent à une microscopique chevelure
+hyaline, tantôt disposée en étoiles, tantôt couchée comme une fourrure,
+tantôt courant le long de la tige et alternant avec ses noeuds, tantôt
+composée de fines soies articulées ou terminées par une petite boule de
+cristal. Ces appendices, placés tantôt sur la tige en haut ou en bas,
+tantôt sur le calice, le bord des feuilles ou des pétales, déterminent
+quelquefois une partie essentielle des caractères. S'ils ne nous
+renseignent pas toujours exactement, c'est un bien petit malheur;
+l'important, c'est d'avoir vu cette parure merveilleuse que la plus
+humble fleurette ne révélait pas à l'oeil nu, et, pour la chercher avec
+la lentille, il fallait bien savoir qu'elle existe ou doit exister.
+
+Je vous cite ce petit fait entre mille. Si vous étudiez la plante
+dans tous ses détails, vous serez frappé d'une première unité de plan
+vraiment magistrale, donnant naissance à l'infinie variété et reliant
+cette variété au grand type primordial par des embranchements
+admirablement ingénieux et logiques. Je m'embarrasse fort peu, quant à
+moi, des questions religieuses ou matérialistes que soulève l'ordre de
+la nature. Il a plu à de grands esprits d'y trouver du désordre ou tout
+au moins des lacunes et des hiatus. Pour mon compte, j'y trouve tant
+d'art et de science, tant d'esprit et tant de génie, que j'attribuerais
+volontiers les lacunes apparentes de la création à celles de notre
+cerveau. Nous ne savons pas tout, mais ce que nous voyons est
+très-satisfaisant, et, que la vie se soit élancée sur la terre en
+semis ou en spirale, en réseau ou en jet unique, par secousses ou par
+alluvions, je m'occupe à voir et je me contente d'admirer.
+
+Pour conclure, l'étude des détails ne peut se passer de méthode. La
+méthode impose la recherche, qui n'est qu'un emploi bien dirigé de
+l'attention. L'attention est un exercice de l'esprit qui crée une
+faculté nouvelle, la vision nette et complète des choses. Là où
+l'amateur sans étude ne voit que des masses et des couleurs confuses,
+l'artiste naturaliste voit le détail en même temps que l'ensemble. Qu'il
+ait besoin ou non pour son art de cette faculté acquise, je n'en sais
+rien; et là n'est pas le but que j'ai cherché, je n'y ai même pas songé;
+mais qu'il en ait besoin pour son âme, pour son progrès intérieur, pour
+sa santé morale, pour sa consolation dans les écoeurements de la vie
+sociale, pour la force à retrouver entre l'abattement du désastre et
+l'appel du devoir, voilà ce qui n'est pas douteux pour moi. On arrive à
+aimer la nature passionnément comme un grand être passionné, puissant,
+inépuisable, toujours souriant, toujours prêt à parler d'idéal et à
+renouveler le pauvre petit être troublé et tremblant que nous sommes.
+
+Je suis arrivé, moi, à penser que c'était un devoir d'apprendre à
+étudier, même dans la vieillesse et sans souci du terme plus ou moins
+rapproché qui mettra fin à l'entreprise. L'étude est l'aliment de la
+rêverie, qui est elle-même de grand profit pour l'âme, à cette condition
+d'avoir un bon aliment. Si chaque jour qui passe fait entrer un peu plus
+avant dans notre intelligence des notions qui l'enflamment et stimulent
+le coeur, aucun jour n'est perdu, et le passé qui s'écoule n'est pas
+un bien qui nous échappe. C'est un ruisseau qui se hâte de remplir le
+bassin où nous pourrons toujours nous désaltérer et où se noie le regret
+des jeunes années. On dit _les belles années_! c'est par métaphore,
+les plus belles sont celles qui nous ont rendus plus sensitifs et plus
+perceptifs; par conséquent, l'année où l'on vit dans la voie de
+son progrès est toujours la meilleure. Chacun est libre d'en faire
+l'expérience.
+
+Il n'y a pas que des plantes dans la nature: d'abord il y a tout; mais
+commencez par une des branches, et, quand vous l'aurez comprise, vous en
+saisirez plus facilement une autre, la faune après la flore, si bon vous
+semble. La pierre ne semble pas bien éloquente au milieu de tout cela.
+Elle l'est pourtant, cette grande architecture du temple; elle est
+l'histoire hiéroglyphique du monde, et, en l'étudiant, même dans les
+minuties minéralogiques, qui sont plus amusantes qu'instructives, on
+complète en soi le sens visuel du corps et de l'esprit. Ces mystérieuses
+opérations de la physique et de la chimie ont imprimé aux moindres
+objets des physionomies frappantes que ne saisit pas le premier oeil
+venu. Tous les rochers ne se ressemblent pas; chaque masse a son sens
+et son expression; toute forme, toute ligne a sa raison d'être et
+s'embellit du degré de logique que sa puissance manifeste. Les grands
+accidents comme les grands nivellements, les fières montagnes comme les
+steppes immenses, ont des aspects inépuisables de diversité. Quand la
+nature n'est pas belle, c'est que l'homme l'a changée; voir sa beauté
+où elle est et la voir dans tout ce qui la constitue, c'est le précieux
+résultat de l'étude de la nature, et c'est une erreur de croire que
+tout le monde est à même d'improviser ce résultat. Pour bien sentir la
+musique, il faut la savoir; pour apprécier la peinture, il faut l'avoir
+beaucoup interrogée dans l'oeuvre des maîtres. Tout le monde est
+d'accord sur ce point, et pourtant tout le monde croit voir le ciel,
+la mer et la terre avec des yeux compétents. Non, c'est impossible; la
+terre, la mer et le ciel sont le résultat d'une science plus abstraite
+et d'un art plus inspiré que nos oeuvres humaines. Je trouve inoffensifs
+les gens sincères qui avouent leur indifférence pour la nature; je
+trouve irritants ceux qui prétendent la comprendre sans la connaître et
+qui feignent de l'admirer sans la voir. Cette verbeuse et prétentieuse
+admiration descriptive des personnes qui voient mal rend forcément
+taciturnes celles qui voient mieux, et qui sentent d'ailleurs
+profondément l'impuissance des mots pour traduire l'infini du beau.
+
+Voilà ce que je voulais vous écrire à propos de la botanique. Ne me
+dites plus que je la sais. J'en bois tant que je peux, voilà tout. Je ne
+saurai jamais. Sans mémoire, on est éternellement ignorant; mais savoir
+son ignorance, c'est savoir qu'il y a un monde enchanté où l'on voudrait
+toujours se glisser, et, si l'on reste à la porte, ce n'est pas parce
+qu'on se plaît au dehors dans la stérilité et dans l'impuissance, c'est
+parce qu'on n'est pas doué; mais au moins on est riche de désirs,
+d'élans, de rêves et d'aspirations. Le coeur vit de cette soif d'idéal.
+On s'oublie soi-même, on monte dans une région où la personnalité
+s'efface, parce que le sentiment, je dirais presque la sensation de la
+vie universelle, prend possession de notre être et le spiritualise en le
+dispersant dans le grand tout. C'est peut-être là la signification du
+mot mystérieux de contemplation, qui, pris dans l'acception matérielle,
+ne veut rien dire. Regarder sans être ému de ce qu'on voit serait
+une jouissance vague et de courte durée, si toutefois c'était une
+jouissance. Regarder la vie agir dans l'univers en même temps qu'elle
+agit en nous, c'est la sentir universalisée en soi et personnifiée dans
+l'univers. Levez les yeux vers le ciel et voyez palpiter la lumière des
+étoiles; chacune de ces palpitations répond aux pulsations de notre
+coeur. Notre planète est un des petits êtres qui vivent du scintillement
+de ces grands astres, et nous, êtres plus petits, nous vivons des mêmes
+effluves de chaleur et de lumière.
+
+L'étoile est à nous, comme le soleil est à la terre. Tout nous
+appartient, puisque nous appartenons à tout, et ce perpétuel échange
+de vie s'opère dans la splendeur du plus sublime spectacle et du plus
+admirable mécanisme qu'il nous soit possible de concevoir. Tout y est
+beau, depuis Sirius, qui traverse l'éther d'une flèche de feu, jusqu'à
+l'oeil microscopique de l'imperceptible insecte qui reflète Sirius et le
+firmament. Tout y est grand, depuis le fleuve de mondes qui s'appelle
+la voie lactée jusqu'au ruisselet de la prairie qui coule dans son flot
+emperlé un monde de petits êtres extraordinairement forts, agiles, doués
+d'une vitalité intense, presque irréductible. Tout y est heureux, depuis
+la grande âme du monde qui révèle sa joie de vivre par son éternelle
+activité jusqu'à l'être qui se plaint toujours, l'homme! Oui, l'homme
+est infiniment heureux dans ses vrais rapports avec la nature. Il a le
+beau dans les yeux, le vrai est dans l'air qu'il respire, le bon est
+dans son coeur, puisqu'il est heureux quand il fait le bien, et triste,
+bête ou fou quand il fait le mal.
+
+Qui l'empêche d'être lui-même? Son ignorance du milieu où il existe,
+partant son indifférence pour les biens qui sont à sa portée. La race
+humaine est une création trop moderne pour avoir établi sa relation
+vraie avec le vrai de l'univers. Extraordinairement douée, elle s'agite
+démesurément avant de se poser dans son milieu, et l'on pourrait dire
+qu'elle n'existe encore que par l'inquiétude et le besoin d'exister. En
+possession d'un sens merveilleux qui semble manquer aux autres créatures
+terrestres, et qui est précisément le besoin de connaître et de sentir
+ses rapports avec l'univers, elle les cherche péniblement et à travers
+tous les mirages que lui crée cette puissance admirable de l'esprit et
+de l'imagination. La raison humaine est encore incomplète. L'historien
+de l'humanité s'en étonne et s'en effraie. L'historien de la vie, le
+naturaliste, peut s'en affliger aussi, mais il n'est ni surpris
+ni découragé. Les chiffres de la durée ne sont pour lui que des
+palpitations de l'astre éternité.
+
+L'homme est forcé d'être, il est donc forcé d'arriver à l'existence
+normale et complète, qui est le bonheur. Il en eut la révélation
+fugitive le jour où il écrivit au fronton de ses temples trois mots
+sacrés qui résumaient tout le but de sa vie philosophique, sociale et
+morale. Ces mots sont effacés de la bannière qui dirige la phalange
+humaine. Ils sont restés vivants dans l'univers qui les a entendus.
+Essayez de les arracher de l'âme du monde! Étouffez le tressaillement
+que la terre en a ressenti, faites qu'ils soient rayés du livre de la
+vie! Oui, oui, tâchez! On peut embrouiller ou suspendre tout ce qui
+est du domaine de l'idée, mais tuer une idée est aussi vain, aussi
+impossible que de vouloir anéantir la vibration d'un son jeté dans
+l'espace. Tirez cent mille coups de canon pour empêcher qu'on ne
+l'entende. Le dieu Pan se rit du vacarme, et l'écho a redit le chant
+mystérieux de sa petite flûte avant que vos mèches fussent allumées.
+
+Liberté, seule condition du véritable fonctionnement de la vie; égalité,
+notion indispensable de la valeur de tout être vivant et de la nécessité
+de son action dans l'univers; fraternité, complément de l'existence,
+application et couronnement des deux premiers termes, action vitale par
+excellence.
+
+On a dit que la Révolution était une expérience manquée. On n'a pu
+entendre cet arrêt que dans un sens relatif, purement historique. Le
+bouillonnement de la sève dans l'humanité peut bien n'avoir pas produit
+dans le moment voulu tout l'accroissement de vitalité intellectuelle et
+morale que les philosophes de cette grande époque devaient en attendre;
+mais c'est la loi de la nature même qui le voulait ainsi. La vie se
+compose d'action et de repos, de dépense d'énergie dans la veille et de
+recouvrement d'énergie dans le sommeil, de vie sous forme de mort et de
+mort sous forme de vie. Rien ne s'arrête et rien ne se perd. C'est l'ABC
+de la science, qu'elle s'intitule spiritualiste ou positive. Comment
+donc se perdrait une formule qui a fait monter à l'homme un degré de
+plus dans la série du perfectionnement que la loi de l'univers impose à
+son espèce?
+
+Adieu, et aimons-nous.
+
+A LA MÊME
+
+
+
+II
+
+Nohant, 20 avril.
+
+Ma chère, si la science est _triste_, c'est parce qu'elle est toujours
+persécutée. Elle lutte, elle a l'austérité et la dignité de sa tâche
+écrite sur le front en caractères sacrés. Depuis ma dernière lettre,
+j'ai été mis au courant des faits nouveaux. La foi veut attribuer à
+l'État le droit d'imposer silence à l'examen. Je vous disais que ces
+discussions ne m'intéressaient pas. Elles ne me troublent pas pour mon
+compte, cela est certain. Je n'ai pas mission de défendre une école, je
+ne saurais pas le faire, et, bénissant ici ma propre ignorance qui me
+permet de me tromper autant qu'un autre, je me borne à défendre mon for
+intérieur contre des notions qui ne me paraissent pas convaincantes.
+
+Mais ne pas m'intéresser à la marche des idées et aux luttes qu'elles
+suscitent, ce me serait tout aussi impossible qu'à vous. Nous ne
+sortirons pas trop de la physiologie botanique en causant de la marche
+générale des études sur l'histoire naturelle; toutes ses branches
+partent de l'arbre de la vie.
+
+Voilà donc que la religion nous défend de conclure? Moi qui, par
+exemple, trouvais dans l'étude une sorte d'exaltation religieuse, je
+dois m'abstenir de l'étude. C'est une occupation criminelle qui peut
+conduire au doute, cela entraîne à discuter, et, comme on peut être
+vaincu dans la discussion, le mieux est de faire taire tout le monde.
+Quand on voit de quelle façon les influences finies ou près de finir se
+précipitent d'elles-mêmes, on est tenté de croire que les idées fausses
+ont besoin de se suicider avec éclat, et qu'elles convoquent le genre
+humain au spectacle de leur abdication. Comment! le Dieu des Juifs
+n'était pas assez humilié dans l'histoire le jour où en son nom le
+prêtre prononça la condamnation de Galilée! il fallait donner encore
+plus de solennité à la chose et venir, au XIXe siècle, invoquer les
+pouvoirs de l'État pour que défense fût faite à la science de s'enquérir
+de la vérité, et pour que cette sentence fût portée:
+
+«La vérité est le domaine exclusif de l'Église; quand elle décrète
+que le soleil tourne autour de la terre, elle ne peut pas se tromper!
+N'a-t-elle pas l'Esprit-Saint pour lumière? Donc toutes les découvertes,
+tous les calculs, toutes les observations de la science sont rayées et
+annulées: qu'on se le dise, la terre ne tourne pas!»
+
+Si la science penche vers le matérialisme exclusif, à qui la faute? Il
+fallait bien une réaction énergique contre ce prétendu _esprit_ saint
+qui veut se passer des lumières de la raison et de l'expérience.
+
+Dans un excellent article sur ce sujet, que je lisais hier, on rappelait
+fort à propos et avec beaucoup de poésie ce grand cri mystérieux que les
+derniers païens entendirent sur les rivages de la Grèce et qui les fit
+pâlir d'épouvante: _Le grand Pan est mort!_
+
+L'auteur parlait des idées qui meurent. Moi, je songeais à celles qui
+ne meurent pas, et je voyais dans ce cri douloureux et solennel tout un
+monde qui s'écroulait, le culte et l'amour de la nature égorgés par le
+spiritualisme farouche et ignorant des nouveaux chrétiens sans lumière.
+Le divorce entre le corps et l'âme était prononcé, et le grand Pan, le
+dieu de la vie, léguait à ses derniers adeptes la tâche de réhabiliter
+la matière.
+
+Depuis ce jour fatal, la science travaille à ressusciter le grand
+principe, et, comme il est immortel, elle réussira. Elle révolutionnera
+la face de la terre, c'est-à-dire que ses décisions auront un jour
+la force des vérités acquises, qu'elles auront pénétré dans tous les
+esprits, et qu'elles auront détruit insensiblement tous les vestiges de
+la superstition et de l'idolâtrie.
+
+On fait grand bruit de ses tendances actuelles. On fait bien. C'est le
+moment de défendre le droit qu'elle a de tout voir, de tout juger et de
+tout dire, puisque ce droit lui est encore contesté par les juges de
+Galilée; mais, quand cette rumeur sera passée, quand la science aura
+triomphé des vains obstacles,--un peu plus tôt, un peu plus tard, ce
+triomphe est assuré, certain, fatal comme une loi de la vie;--quand,
+mise sous l'égide de la liberté sacrée invoquée par nos pères, elle
+poursuivra paisiblement ses travaux, la grande question, aujourd'hui mal
+posée, qui s'agite dans son sein sera élucidée. Il le faudra bien. Si le
+grand Pan représentait la force vitale inhérente à la matière, si en lui
+se personnifiaient la plante, les bois sacrés et les suaves parfums de
+la montagne, l'habitant ailé de l'arbre et de la prairie, la source
+fécondante et le torrent rapide, les hôtes du rocher, du chêne et de la
+bruyère, depuis le ciron jusqu'à l'homme, si tout enfin était Dieu ou
+divin, la vie était divinité: divinité accessible et intelligible, il
+est vrai, divinité amie de l'homme et partageant avec lui l'empire de la
+terre, mais essence divine incarnée; activité indestructible, revêtant
+toutes les formes, nécessairement pourvue d'organes quelconques, mais
+émanant d'un foyer d'amour universel, incommensurable.
+
+Vous me dites souvent que vous êtes païenne. C'est une manière poétique
+de dire que vous aimez l'univers, et que les aperçus de la science vous
+ont ouvert le grand temple où tout est sacré, où toute forme est sainte,
+où toute fonction est bénie. En son temps, le paganisme n'était pas
+mieux compris des masses que ne l'était le théisme qui le côtoyait,
+et l'absorbait même dans la pensée des adorateurs exclusifs du grand
+Jupiter. Pour les esprits élevés, Pan était l'idée panthéiste, la même
+qui s'est ranimée sous la puissante étreinte de Spinoza. Depuis cette
+vaste conception, l'esprit humain s'est rouvert à une notion de plus en
+plus large du rôle de la matière, et la science démontre chaque jour la
+sublimité de ce rôle dans son union intime avec le principe de la vie.
+
+En résulte-t-il qu'elle soit le principe même? La matière pourrait-elle
+se passer de l'esprit, qui ne peut se passer d'elle? Est-ce encore une
+question de mots? Je le crains bien, ou plutôt je l'espère. La science
+a-t-elle la prétention de faire éclore la pensée humaine comme résultat
+d'une combinaison chimique? Non, certes; mais elle peut espérer de
+surprendre un jour les combinaisons mystérieuses qui rendent la matière
+inorganisée propre à recevoir le baptême de la vie et à devenir son
+sanctuaire. Ce sera une magnifique découverte; mais quoi! après? L'homme
+saura, je suppose, par quelle opération naturelle le fluide vital
+pénètre un corps placé dans les conditions nécessaires à son apparition.
+Le Dieu qui, roulant dans ses doigts une boulette de terre, souffla
+dessus et en fit un être pensant, ne sera plus qu'un mythe. Fort bien,
+mais un mythe est l'expression symbolique d'une idée, et il restera à
+savoir si cette idée est un poëme ou une vérité.
+
+Allons aussi loin qu'il est permis de supposer. Entrons dans le rêve,
+imaginons un nouveau Faust découvrant le moyen de renouveler sa propre
+existence, un _Albertus Magnus_ faisant penser et parler une tête de
+bois, _Capparion!_ un Berthelot futur voyant surgir de son creuset une
+forme organisée, vivante,--que saura-t-il de la source de cette vie
+mystérieuse? La philosophie a beaucoup à répondre, mais je vois surtout
+là une question d'histoire naturelle à résoudre, rentrant dans les
+célèbres discussions sur la génération spontanée. Pour mon compte, je
+crois presque à la génération spontanée, et je n'y vois aucun principe
+de matérialisme à enregistrer dans le sens absolu que l'on veut
+aujourd'hui attribuer à ce mot. La matière, dit-on, renferme le
+_principe vivant_. Ceci est encore l'histoire de la plante, qui tire
+ses organes de sa propre substance. Mais le principe _vivant_, d'où
+tire-t-il son activité, sa volition, son expansion, ses résultats
+sans limites connues? D'un milieu qui ne les a pas? C'est difficile à
+comprendre. La matière possède le principe _viable_; mais point de vie
+sans fécondation. La doctrine de la génération spontanée proclame que
+la fécondation n'est pas due nécessairement à l'espèce; elle admet donc
+qu'il y a des principes de fécondation dans toute combinaison vitale,
+et même que tout est combinaison vitale, vie latente, impatiente de
+s'organiser par son mariage avec la matière. Quoi qu'on fasse, il faut
+bien parler la langue humaine, se servir de mots qui expriment des
+idées. On aura beau nous dire que la vie est une pure opération et une
+simple action de la matière, on ne nous fera pas comprendre que les
+opérations de notre pensée et l'action de notre volonté ne soient pas le
+résultat de l'association de deux principes en nous. Que faites-vous
+de la mort, si la matière seule est le principe vivant? Vous dites que
+l'âme s'éteint quand le corps ne fonctionne plus. On peut vous demander
+pourquoi le corps ne fonctionne plus quand l'âme le quitte. Et tout
+cela, c'est un cercle vicieux, où les vrais savants sont moins
+affirmatifs que leurs impatients et enthousiastes adeptes. Il y a
+quelque chose de généreux et de hardi, j'en conviens, à braver les
+foudres de l'intolérance et à vouloir attribuer à la science la liberté
+de tout nier. Inclinons-nous devant le droit qu'elle a de se tromper.
+Ses adversaires en usent si largement! Mais attendons, pour nier
+l'action divine qui préside au grand hyménée universel, que l'homme soit
+arrivé par la science à s'en passer ou à la remplacer.
+
+--Vous ne pensez, nous disent les médecins positivistes, que parce que
+vous avez un cerveau.
+
+Très-bien; mais, sans ma pensée, mon cerveau serait une boîte
+vide.--Nous pouvons mettre le doigt sur la portion du cerveau qui pense
+et oblitérer sa fonction par une blessure, notre main peut écraser la
+raison et la pensée!--Vous pouvez produire la folie et la mort; mais
+empêcher l'une et guérir l'autre, voilà où vous cherchez en vain des
+remèdes infaillibles. Cette pensée qui s'éteint ou qui s'égare dans le
+cerveau épuisé et meurtri est bien forcée de quitter le milieu où elle
+ne peut plus fonctionner.
+
+--Où va-t-elle?--Demandez-moi aussi d'où elle vient. Qui peut vous
+répondre? Me direz-vous d'où vient la matière? Vous voilà étudiant les
+météorites, étude admirable qui nous renseignera sans doute sur la
+formation des planètes. Mais, quand nous saurons que nous sommes nés du
+soleil, qui nous dira l'origine de celui-ci? Pouvez-vous vous emparer
+des causes premières? Vous n'en savez pas plus long sur l'avènement
+de la matière que sur celui de la vie, et, si vous vous fondez sur la
+priorité de l'apparition de la matière sur notre globe, vous ne résolvez
+rien. La vie était organisée ailleurs avant que notre terre fut prête à
+la recevoir; latente chez nous, elle fonctionnait dans d'autres régions
+de l'univers.
+
+Mais il n'y a pas de matière proprement inerte; je le veux bien! Chaque
+élément de vitalité a sa vie propre, et j'admets sans surprise celle de
+la terre et du rocher. La vie chimique est encore intense sous nos pieds
+et se manifeste par les tressaillements et les suintements volcaniques;
+mais, encore une fois, la vie la plus élémentaire est toujours une
+vie; la vie inorganique--il paraît qu'on parle ainsi aujourd'hui--est
+toujours une force qui vient animer une inertie. D'où vient cette force?
+D'une loi. D'où vient la loi?
+
+Pour répondre scientifiquement à une telle question, il faut trouver
+une formule nouvelle à coup sûr. Puisque tous les mots qui ont servi
+jusqu'ici à l'idée spiritualiste paraissent entachés de superstition,
+et que tous ceux qui servent à l'idée positiviste semblent entachés
+d'athéisme, vitalité, dis-nous ton nom!
+
+Sublime inconnue, tu frémis sous ma main quand je touche un objet
+quelconque. Tu es là dans ce roc nu qui, l'an prochain ou dans un
+million d'années, aura servi, par sa décomposition ou toute autre
+influence peut-être occulte, à produire un fruit savoureux. Tu es
+palpable et visible et déjà merveilleusement savante dans la petite
+graine qui porte dans sa glume les prairies de six cents lieues de
+l'Amérique. Tu souris et rayonnes dans la fleur qui se pare pour
+l'hyménée. Tu bondis ou planes dans l'insecte vêtu des couleurs de la
+plante qui l'a nourri à l'état de larve. Tu dors sous les sables dorés
+du rivage des mers, tu es dans l'air que je respire comme dans le regard
+ami qui me console, dans le nuage qui passe comme dans le rayon qui le
+traverse.--Je te vois et je te sens dans tout; mais rayez le mot divin
+_amour_ du livre de la nature, et je ne vois plus rien, je ne comprends
+plus, je ne vis plus.
+
+La matière qui n'a pas la vie, et la vie qui ne se manifeste pas dans la
+matière ont-elles conscience du besoin qu'elles éprouvent de se réunir?
+Ce n'est pas très-probable sans la supposition d'un agent souverain qui
+les pousse irrésistiblement l'une vers l'autre. Quel est-il? son nom? Le
+nom que vous voudrez parmi ceux qui sont à l'usage de l'homme; moi, je
+n'en peux trouver que dans le vocabulaire classique des idées actuelles:
+âme du monde, amour, divinité. Je vois dans la moindre étude des choses
+naturelles, dans la moindre manifestation de la vie, une puissance dont
+nulle autre ne peut anéantir le principe. La matière a beau se ruer sur
+la matière et se dévorer elle-même, la vie a beau se greffer sur la vie
+et s'embrancher en d'inextricables réseaux où se confondent toutes les
+limites de la classification, tout se maintient dans l'équilibre qui
+permet à la vie de remplacer la mort à mesure que celle-ci opère une
+transformation devenue nécessaire. Je sens le souffle divin vibrer dans
+toutes ces harmonies qui se succèdent pour arriver toujours et par tous
+les modes au grand accord relativement parfait, âme universelle, amour
+inextinguible, puissance sans limites.
+
+Laissons les savants chercher de nouvelles définitions. Si leurs
+tendances actuelles nous ramènent à d'Holbach et compagnie, comme il y
+avait là en somme très-bonne compagnie, il en sortira quelque chose de
+bon; la vie ne s'arrête pas parce que l'esprit fait fausse route.
+Une notion qui tend à comprimer son essor, à détruire son énergie, à
+refroidir son élan vers l'infini, n'est pas une notion durable; mais la
+science seule peut redresser et éclairer la science. S'il était possible
+de la réduire au silence, ce qu'il y a de vrai dans le spiritualisme
+aurait chance de succomber longtemps. Les esprits vulgaires
+s'empareraient d'un athéisme grossier comme d'un drapeau, et la
+recherche de la vérité serait soumise aux agitations de la politique.
+Tel n'est point le rôle de la science, tel n'est point le chemin du
+vrai. Telle n'est heureusement pas la loi du progrès, qui est la loi
+même de la vie.
+
+* * * * *
+
+Ce n'est certes pas moi, ma chère amie, qui vous dirai par où le monde
+passera pour sortir de cette crise. Je ne sais rien qu'une chose, c'est
+qu'il faut que l'homme devienne un être complet, et que je le vois en
+train d'être comme l'enfant dont on voulait donner une moitié à chacune
+des mères qui se le disputaient. L'enfant ne se laissera pas faire,
+soyons tranquilles.
+
+Au reste, je me suis probablement aussi mal exprimé que possible sur le
+fond de la question en parlant de la vie comme d'une opération. C'est
+plus que cela sans doute, ce doit être le résultat d'une opération non
+surnaturelle, mais divine, où les éléments abstraits se marient aux
+éléments concrets de l'existence; mais il y a un langage technique que
+je ne veux point parler ici, parce qu'il me déplaît et n'éclaircit rien.
+Les sciences et les arts ont leur technologie très-nécessaire, et vous
+voyez que j'évite d'employer cette technologie à propos de botanique.
+Elle est si facile à apprendre que l'exhiber serait faire un mauvais
+calcul de pédantisme. La technologie métaphysique n'est pas beaucoup
+plus _sorcière_, comme on dit chez nous; mais elle n'a pas la justesse
+et la précision de la botanique. Chaque auteur est forcé de créer des
+termes à son usage pour caractériser les opérations de la pensée telle
+qu'il les conçoit. Ces opérations sont beaucoup plus profondes que
+les mystères microscopiques du monde tangible. Après tant de sublimes
+travaux et de grandioses explorations dans le domaine de l'âme,
+la science des idées n'a pas encore trouvé la parole qui peut se
+vulgariser: c'est un grand malheur et un grand tort. Le matérialisme
+radical menace d'une suppression complète la recherche des opérations
+de l'entendement humain. Allons donc! alors vienne l'homme de génie
+qui nous expliquera notre âme et notre corps dans l'ensemble de leurs
+fonctions, par des vérités sans réplique et dans une langue qui nous
+permettra d'enseigner à nos petits-enfants qu'ils ne sont ni anges ni
+bêtes!
+
+* * * * *
+
+Me voilà bien un peu loin de ce que je voulais vous dire aujourd'hui sur
+les herbiers. Je tiens cependant à ne pas finir sans cela.
+
+L'herbier inspire des préventions aux artistes.
+
+--C'est, disent-ils, une jolie collection de squelettes.
+
+Avant tout, je dois vous dire que faire un herbier est une chose si
+grave, que j'ai écrit sur la première feuille du mien: _Fagot_. Je
+n'oserais donner un titre plus sérieux à une chose si capricieuse et si
+incomplète. Je parlerai donc de l'herbier au point de vue général, et
+je vous accorde que c'est un cimetière. Dès lors, ce n'est pas un coin
+aride pour la pensée. Le sentiment l'habite, car ce qui parle le plus
+éloquemment de la vie, c'est la mort.
+
+Maintenant, écoutez une anecdote véridique.
+
+* * * * *
+
+J'ai vu Eugène Delacroix essayer pour la première fois de peindre des
+fleurs. Il avait étudié la botanique dans son enfance, et, comme il
+avait une admirable mémoire, il la savait encore, mais elle ne l'avait
+pas frappé en tant qu'artiste, et le sens ne lui en fut révélé que
+lorsqu'il reproduisit attentivement la couleur et la forme de la plante.
+Je le surpris dans une extase de ravissement devant un lis jaune dont il
+venait de comprendre la belle _architecture_; c'est le mot heureux dont
+il se servit. Il se hâtait de peindre, voyant qu'à chaque instant son
+modèle, accomplissant dans l'eau l'ensemble de sa floraison, changeait
+de ton et d'attitude. Il pensait avoir fini, et le résultat était
+merveilleux; mais, le lendemain, lorsqu'il compara l'art à la nature, il
+fut mécontent et retoucha. Le lis avait complètement changé. Les lobes
+du périanthe s'étaient recourbés en dehors, le ton des étamines avait
+pâli, celui de la fleur s'était accusé, le jaune d'or était devenu
+orangé, la hampe était plus ferme et plus droite, les feuilles, plus
+serrées contre la tige, semblaient plus étroites. C'était encore une
+harmonie, ce n'était plus la même. Le jour suivant, la plante était
+belle tout autrement. Elle devenait de plus en plus _architecturale_.
+La fleur se séchait et montrait ses organes plus développés; ses formes
+devenaient _géométriques_; c'est encore lui qui parle. Il voyait le
+squelette se dessiner, et la beauté du squelette le charmait. Il fallut
+le lui arracher pour qu'il ne fit pas, d'une étude de plante à l'état
+splendide de l'anthèse, une étude de plante en herbier.
+
+Il me demanda alors à voir des plantes séchées, et il s'enamoura de ces
+silhouettes déliées et charmantes que conservent beaucoup d'espèces.
+Les raccourcis que la pression supprime, mais que la logique de l'oeil
+rétablit, le frappaient particulièrement.
+
+--Les plantes d'herbier, disait-il, c'est la grâce dans la mort.
+
+Chacun a son procédé pour conserver la plante sans la déformer. Le plus
+simple est le meilleur. _Jetée_ et non _posée_ dans le papier qui doit
+boire son suc, rétablie par le souffle dans son attitude naturelle,
+si elle l'a perdue en tombant sur ce lit mortuaire, elle doit être
+convenablement comprimée, mais jamais jusqu'à produire l'écrasement. Il
+faut renouveler tous les jours les couches de papier qui l'isolent, sans
+ouvrir le feuillet qui la contient. Le moindre dérangement gâte sa pose,
+tant quelle colle à son linceul. Au bout de quelques jours, pour la
+plupart des espèces, la dessiccation est opérée. Les plantes grasses
+demandent plus de pression, plus de temps et plus de soins, sans jamais
+donner de résultats satisfaisants. Les orchidées noircissent malgré le
+repassage au fer chaud, qui est préférable à la presse. Bannissons la
+presse absolument, elle détruit tout et ne laisse plus la moindre chance
+à l'analyse déjà si difficile du végétal desséché. Le but de l'herbier
+doit être de faciliter l'étude des sujets qu'il contient. Le goût des
+collections est puéril, s'il n'a pas ce but avant tout pour soi et pour
+les autres.
+
+Mais l'herbier a pour moi une autre importance encore, une importance
+toute morale et toute de sentiment. C'est le passage d'une vie humaine
+à travers la nature, c'est le voyage enchanté d'une âme aimante dans le
+monde aimé de la création. Un herbier bien fait au point de vue de la
+conservation exhale une odeur particulière, où les senteurs diverses,
+même les senteurs fétides, se confondent en un parfum comparable à celui
+du thé le plus exquis. Ce parfum est pour moi comme l'expression de la
+vie prise dans son ensemble. Les saveurs salutaires des plantes dites
+officinales, mariées aux âcres émanations des plantes vireuses,
+lesquelles sont probablement tout aussi _officinales_ que les autres,
+produisent la suavité qui est encore une richesse, une salubrité,
+une subtile beauté de la nature. Ainsi se perdent dans l'harmonie de
+l'ensemble les forces trop accusées pour nous de certains détails.
+
+Ainsi de nos souvenirs, où se résument comme un parfum tout un passé
+composé de tristesse et de joie, de revers et de victoires. Il y a dans
+cet herbier-là des épines et des poisons: l'ortie, la ronce et la ciguë
+y figurent; mais tant de fleurs délicieusement belles et bienfaisantes
+sont là pour ramener à l'optimisme, qui serait peut-être la plus vraie
+des philosophies!
+
+La ciguë d'ailleurs..., je l'arrache sans pitié, je l'avoue, parce
+qu'elle envahit tout et détrône tout quand on la laisse faire; mais,
+outre qu'elle est bien belle, elle est une plante historique. Son nom
+est à jamais lié au divin poëme du _Phédon_. Les chrétiens ne sauraient
+dire quel arbre a fourni la croix vénérée de leur grand martyr. Tout le
+monde sait que la ciguë a procuré une mort douce et sublime au grand
+prédécesseur du crucifié. Innocente ou bienfaisante ciguë, sois donc
+réhabilitée, toi qui, forcée de donner la mort, sus prouver que tu
+n'atteignais pas la toute-puissance de l'âme, et laissas pure et lucide
+celle du sage jusqu'à la dernière pulsation de ses artères!
+
+L'herbier est encore autre chose, c'est un reliquaire. Pas un individu
+qui ne soit un souvenir doux et pur. On ne fait de la botanique bien
+attentive que quand on a l'esprit libre des grandes préoccupations
+personnelles ou reposé des grandes douleurs. Chaque plante rappelle donc
+une heure de calme ou d'accalmie. Elle rappelle aussi les beaux jours
+des années écoulées, car on choisit ces jours-là pour chercher la vie
+épanouie et s'épanouir pour son propre compte. La vue des sujets un
+peu rares dans la localité explorée réveille la vision d'un paysage
+particulier. Je ne puis regarder la petite campanule à feuilles de
+lierre,--merveille de la forme!--sans revoir les blocs de granit de nos
+vieux dolmens, où je l'observai vivante pour la première fois. Elle
+perçait la mousse et le sable en mille endroits, sur un coteau couvert
+de hautes digitales pourprées, et ses mignonnes clochettes devenaient
+plus amples et plus colorées à mesure qu'elle se rapprochait du ruisseau
+qui jase timidement dans ces solitudes austères. Là aussi, je trouvai
+la _lysimaque nemorum_, assez rare chez nous, non moins merveilleuse de
+fini et de grâce, et, dans le bois voisin, l'_oxalis acelosella_, qui
+remplissait de ses touffes charmantes,--_d'un vert gai_, comme daignent
+dire les botanistes,--les profondes crevasses des antiques châtaigniers.
+
+Que ce bois était beau alors! Il était si épais d'ombrage que la lumière
+du soleil y tombait, pâle et glauque, comme un clair de lune. De
+vieux arbres penchés nourrissaient, du pied à la cime, des panaches
+ininterrompus de hautes fougères. A la lisière, des argynnis énormes,
+toutes vêtues de nacre verte, planaient comme des oiseaux de haut vol
+sur les églantiers. Un paysan d'aspect naïf et sauvage nous demanda
+ce que nous cherchions, et, nous voyant ramasser des herbes et des
+insectes, resta cloué sur place, les yeux hagards, le sourire sur les
+lèvres. Il sortit enfin de sa stupeur par un haussement d'épaules
+formidable, et s'éloigna en disant d'un ton dont rien ne peut rendre le
+mépris et la pitié:
+
+--Ah! mon Dieu, mon Dieu!
+
+J'ouvre l'herbier au hasard, quand je suis rendu _gloomy_ par un temps
+noir et froid. L'herbier est rempli de soleil. Voici la circée, et
+aussitôt je rêve que je me promène dans les méandres et les petites
+cascades de l'Indre; c'était un coin vierge de culture et bien touffu.
+La flore y est très-belle. J'y ai trouvé cette année-là l'agraphis
+blanche, le genêt sagitté, la balsamine _noli me langere_, la spirante
+d'été, les jolies hélianthèmes, le buplèvre en faux, l'_anagallis
+tenella_, sans parler des grandes eupatoires, des hautes salicaires, des
+spirées ulmaires et filipendules, des houblons et de toutes les plantes
+communes dans mon petit rayon habituel. La circée m'a remis toute cette
+floraison sous les yeux, et aussi la grande tour effondrée, et le jardin
+naturel qui se cache et se presse sous les vieux saules, avec ses petits
+blocs de grès, ses sentiers encombrés de lianes indigènes et ses grands
+lézards verts, pierreries vivantes, qui traversent le fourré comme des
+éclairs rampants. Le martin-pêcheur, autre éclair, rase l'eau comme une
+flèche; la rivière parle, chante, gazouille et gronde. Il y a partout,
+selon la saison, des ruisseaux et des torrents à traverser comme on
+peut, sans ponts et sans chemins. C'est un endroit qui semble primitif
+en quelques parties, que le paysan n'explore que dans les temps secs.
+Hélas! gare au jour où les arbres seront bons à abattre! La flore des
+lieux frais ira se blottir ailleurs. Il faudra la chercher.
+
+En voyant le domaine de la nature se rétrécir de jour en jour, et les
+ravages de la culture mal entendue supprimer sans relâche le jardin
+naturel, je ne suis guère en train de conclure avec certains adeptes de
+Darwin que l'homme est un grand créateur, et qu'il faut s'en remettre
+à son goût et à son intelligence pour arranger au mieux la planète.
+Jusqu'à présent, je trouve qu'il est un affreux bourgeois et un vandale,
+qu'il a plus gâté les types qu'il ne les a embellis, que, pour quelques
+améliorations, il a fait cent bévues et cent profanations, qu'il a
+toujours travaillé pour son ventre plus que pour son coeur et pour son
+esprit, que ces créations de plantes et d'animaux les plus utiles sont
+précisément les plus laides, et que ces modifications tant vantées sont,
+dans la plupart des cas, des détériorations et des monstruosités. La
+théorie de Darwin n'en est pas moins vraisemblable et logiquement vraie;
+mais elle ne doit pas conclure à la destruction systématique de tout ce
+qui n'est pas l'ouvrage de l'homme. L'interpréter ainsi diminuerait son
+importance et dénaturerait probablement son but; mais, pour parler de ce
+grand esprit et de ces grands travaux, il faudrait plus de papier que je
+ne veux condamner vos yeux à en lire. Revenons à nos fleurs mortes.
+
+Je vous disais que l'herbier est un cimetière; hélas! le mien est rempli
+de plantes cueillies par des mains amies que la mort a depuis longtemps
+glacées. Voici les graminées que mon vieux précepteur Deschartres
+prépara et classa ici, il y a soixante-quinze ans, pour mon père, qui
+avait été son élève; elles ont servi à mes premières études botaniques;
+je les ai pieusement gardées, et, si j'ai rectifié la classement un peu
+suranné de mon professeur, j'ai respecté les étiquettes jaunies qui
+gardent fidèlement son écriture... J'ai trouvé dans un volume de l'abbé
+de Saint-Pierre, qui a été longtemps dans les mains de Jean-Jacques
+Rousseau, une saponaire ocymoïde qui m'a bien l'air d'avoir été mise là
+par lui.--De nombreux sujets me viennent de mon cher Malgache, Jules
+Néraud, dont le livre élémentaire et charmant, _Botanique de ma fille_,
+a été réédité avec luxe par Hetzel, après avoir longtemps dormi chez
+l'éditeur de Lausanne.
+
+Cet aimable et excellent ouvrage est le résumé de causeries pleines
+de savoir et d'esprit que j'écoutais en artiste et pas assez en
+naturaliste. Je ne me suis occupé un peu sérieusement de botanique que
+depuis la mort de mon pauvre ami. J'avais toujours remis au lendemain
+_l'épélage_ de cet alphabet nécessaire dont on espère en vain pouvoir se
+passer pour bien voir et réellement comprendre. Le lendemain, hélas! m'a
+trouvé seul, privé de mon précieux guide; mais les plantes qu'il m'avait
+données, avec d'excellentes analyses vraiment descriptives,--il y en a
+si peu de complètes dans les gros livres!--sont restées dans l'herbier
+comme types bien définis. Chacune de ces plantes me rappelle nos
+promenades dans les bois avec mon fils enfant, que nous portions à
+tour de rôle, et qui aimait à chevaucher _la grandelette_, la boîte de
+fer-blanc du Malgache.
+
+D'autres amis, qui, grâce au ciel, vivent encore et me survivront, ont
+aussi laissé leurs noms et leurs tributs dans mon herbier. Une grande
+artiste dramatique, qui est rapidement devenue botaniste attentive et
+passionnée, m'a envoyé des plantes rares et intéressantes des bois de
+la Côte-d'Or. Célimène a les yeux aussi bons qu'ils sont beaux. La
+botanique ne leur a rien ôté de leur expression et de leur pureté: c'est
+que l'exercice complet d'un organe le retrempe. J'ai longtemps partagé
+cette erreur, qu'il ne faut pas exercer la vue, dans la crainte de
+la fatiguer. L'oeil est complet ou non, mais il ne peut que gagner à
+fonctionner régulièrement. Des semaines et des mois de repos, que l'on
+me disait et que je croyais nécessaires, augmentaient le nuage qui me
+gêne. Des semaines et des mois d'étude à la loupe m'ont enfin prouvé que
+la vue revient quand on la sollicite, tandis qu'elle s'éteint de plus
+en plus dans l'inertie; mais, en ceci comme en tout, il ne faut point
+d'excès.
+
+L'herbier se prête aussi aux exercices de la mémoire, qui est un sens
+de l'esprit. Si on ne le feuilletait de temps en temps, les noms et les
+différences se confondraient ou s'échapperaient pour qui n'est pas doué
+naturellement du beau souvenir qui s'incruste. Les soldats passés en
+revue, avec leurs costumes variés, se confondraient dans la vision,
+s'ils n'étaient bien classés par régiments et bataillons. Ils défilent
+dans leur ordre; on reconnaît alors facilement chacun d'eux, et, avec
+son nom et son origine, on retrouve son histoire personnelle, on se
+retrace des lieux aimés, des personnes chéries; on revoit les douces
+figures, on entend les gais propos des compagnons qui couraient alertes
+et joyeux au soleil, et qui aujourd'hui vivent dans notre âme fidèle à
+l'état de pensées fortifiantes et salutaires.
+
+Quoi de plus beau et de plus pur que la vision intérieure d'un mort
+aimé? L'esprit humain a la faculté d'une évocation admirable. L'ami
+reparaît, mais non tel qu'il était absolument. L'absence mystérieuse a
+rajeuni ses traits, épuré son regard, adouci sa parole, élevé son âme.
+Il se rappelle quelques erreurs, quelques préjugés, quelques préventions
+inséparables du milieu incomplet où il avait vécu. Il en est débarrassé,
+il vous invite à vous débarrasser de cet alliage. Il ne se pique point
+d'être entré dans la lumière absolue, mais il est mieux éclairé, il juge
+la vie avec calme et sagesse. Il a gardé de lui-même et développé tout
+ce qui était bon. Il est désormais à toute heure ce qu'il était dans ses
+meilleurs jours. Il nous rappelle les bienfaits de son amitié, et
+il n'est pas besoin qu'il nous prie d'en oublier les erreurs ou les
+lacunes. Son apparition les efface.
+
+Telle est la puissance de l'imagination et du sentiment en nous, que
+nous rendons la vie à ceux qui nous ont quittés. Y sont-ils pour quelque
+chose? Nous le croyons par l'enthousiasme et l'attendrissement. La
+raison jusqu'ici ne nous le prouve pas, elle ne peut tout prouver: elle
+n'est pas la seule lumière de l'homme, _quoi qu'on die_; mais elle a des
+droits sacrés, imprescriptibles, ne l'oublions pas, et n'arrêtons jamais
+son essor.
+
+En attendant qu'elle se mette d'accord avec notre coeur, car il faut
+qu'elle en arrive là, donnons à nos amis envolés un sanctuaire dans
+notre âme, et continuons la reconnaissance et l'affection au delà de
+la tombe en leur faisant plus belle cette région idéale, cette vie
+renouvelée où nous les plaçons. Qu'ils soient pour nous comme les suaves
+parfums de fleurs qui s'épurent en se condensant.
+
+
+
+
+IV
+
+DE MARSEILLE A MENTON
+
+
+A M. GUSTAVE TOURANGIN, A SAINT-FLORENT
+
+Nohant. 28 avril 1868.
+
+Mais non, mon cher _Micro_, je ne suis plus au pays des anémones, je
+suis au doux pays de la famille, où vient de nous fleurir une petite
+plante plus intéressante que toutes celles de nos herbiers. Le beau
+soleil qui rit dans sa chambre et la douce brise de printemps qui
+effleure son rideau de gaze sont les divinités que j'invoque en ce
+moment pour elle, et je laisse les cactus et les dattiers de la Provence
+aux baisers du mistral, qu'ils ont la force de supporter.
+
+J'ai passé un mois seulement sur le rivage de la mer bleue. Le
+_rapide_,--c'est ainsi que les Méridionaux appellent le train que l'on
+prend à Paris à sept heures du soir, nous déposait à Marseille le
+lendemain à midi. Une heure après, il nous remportait à Toulon.
+
+Je regrette toujours de ne plus m'arrêter à Marseille: les environs
+sont aussi beaux que ceux des autres stations du littoral, plus beaux
+peut-être, si mes souvenirs ne m'ont pas laissé d'illusions. Ce que j'en
+vois en gagnant Toulon, où nous sommes attendus, me semble encore plein
+d'intérêt. Le massif de Carpiagne, qui s'élève à ma droite et que
+j'ai flairé un peu autrefois sans avoir la liberté d'y
+pénétrer,--j'accompagnais un illustre et cher malade que tu as connu et
+aimé,--m'apparaît toujours comme un des coins ignorés du vulgaire, où
+l'artiste doit trouver une de ses oasis. C'est pourtant l'aridité qui
+fait la beauté de celle-ci. C'est un massif pyramidal qui s'étoile à
+son sommet en nombreuses arêtes brisées, avec des coupures à pic, des
+dentelures aiguës, des abîmes et des redressements brusques. Tout cela
+n'est pas de grande dimension et paraît sans doute de peu d'importance à
+ceux qui mesurent le beau à la toise; autant que mon oeil peut apprécier
+ce monument naturel, il a de six à sept cents mètres d'élévation, et ses
+verticales nombreuses ont peut-être trois ou quatre cents pieds. Peu
+m'importe; l'oeil voit immense ce qui est construit dans de belles
+proportions, et le Lapithe qui a taillé cette montagne à grands coups de
+massue était un artiste puissant, quelque demi-dieu ancêtre du génie qui
+s'incorpora et se personnifia dans Michel-Ange.
+
+Il y a, n'est-ce pas? dans la nature, des formes qui nous font penser
+à tel ou tel maître, bien que le rapport ne soit pas matériellement
+saisissable entre l'oeuvre de la planète et celle de l'artiste. Un
+rocher de la Carpiagne ou de l'Estérel ne ressemble pas à la chapelle
+des Médicis ni au Moïse, et pourtant ces grandes figures de la
+civilisation idéalisée viennent, dans notre rêverie, s'asseoir sur les
+sommets de ces temples barbares et primitifs. C'est que le beau engendre
+la postérité du beau, qui, parlant du fait et passant par tous les
+perfectionnements que la pensée lui donne, garde comme air de famille
+les qualités de hardiesse, d'âpreté ou de grâce du type fruste.
+Michel-Ange voyait-il avec nos yeux d'aujourd'hui les croupes et les
+attaches d'une montagne plus ou moins belle? Qu'importe! il avait toutes
+les Alpes dans la poitrine, et il portait l'Atlas dans son cerveau.
+
+Quittons cet Atlas en miniature de la Carpiagne, où le soleil dessine
+avec de grands éclats de lumière coupés d'ombres vaporeuses les contours
+rudes de formes, chatoyants de couleur comme l'opale. Notre déesse Flore
+cache-t-elle dans ces fentes arides et nues en apparence les petites
+raretés du fond de sa corbeille? Probablement; mais le convoi brutal
+nous emporte au loin et s'engouffre sous des tunnels interminables où il
+fait noir et froid. On entre dans l'Érèbe, un sens païen de voyage aux
+enfers se formule dans la pensée; ce bruit aigre et déchirant de la
+vapeur, ce rugissement étouffé de la rotation, cette obscurité qui
+consterne l'âme, c'est l'effroi de la course vers l'inconnu. L'esprit ne
+sent plus la vie que par le regret de la perdre, et l'impatience de la
+retrouver. Mais voici une lueur glauque: est-ce la porte du Tartare ou
+celle d'un monde nouveau plus beau que l'ancien? C'est la lumière, c'est
+le soleil, c'est la vie. La mort n'est peut-être que le passage d'un
+tunnel.
+
+La côte largement déchirée que l'on suit jusqu'à Toulon, et où l'oeil
+plonge par échappées, est merveilleusement belle; nous la savons par
+coeur, mon fils et moi. Nous la revoyons avec d'autant plus de plaisir
+que nous la connaissons mieux. Voilà le Bec-de-l'Aigle, le beau rocher
+de la Ciotat, le Brusc et les îles des Embiez, la colline de Sixfours,
+toutes stations amies dont je sais le dessus et le dessous, dont les
+plantes sont dans mon herbier et les pierres sur mon étagère. Je sais
+que derrière ces pins tordus par le vent de mer s'ouvrent des ravins
+de phyllade lilas qu'un rayon de soleil fait briller comme des parois
+d'améthyste sablées d'or. La colline qui s'avance au delà a les
+entrailles toutes roses sablées d'argent, l'or et l'argent des _chats_,
+comme on appelle en minéralogie élémentaire la poudre éclatante des
+roches micacées ou talqueuses.--Les _Frères_, ces écueils jumeaux, pics
+engloutis qui lèvent la tête au milieu du flot, sont noirs comme l'encre
+à la surface, et je n'ai pas trouvé de barque qui voulût m'y conduire
+pour explorer leurs flancs. Dans cette saison-là, le mistral soufflait
+presque toujours. Aujourd'hui, il est anodin, et à peine avons-nous
+embrassé à la gare de Toulon les chers amis à qui nous y avions donné
+rendez-vous, que nous sautons avec eux dans un fiacre, et nous voici
+à trois heures à Tamaris. Soleil splendide, des fleurs partout, nos
+vêtements d'hiver nous pèsent. Hier, à pareille heure, nous nous
+chauffions à Paris, le nez dans les cendres. Ce voyage n'est qu'une
+enjambée de l'hiver à l'été.
+
+Rien de changé à Tamaris, où je me suis installé, il y a sept ans en
+février, presque jour pour jour. Les beaux pins parasols couvrent
+d'ombre une circonférence un peu plus grande, voilà tout; le gazon ne
+s'en porte que mieux. Il est très-remarquable, ce gazon cantonné ici
+uniquement sur la colline qui sert de jardin naturel à la bastide. C'est
+le brachypode rameux, une céréale sauvage, n'est-ce pas? ou tout au
+moins une triticée, la soeur bâtarde, ou, qui sait! l'ancêtre ignoré de
+monseigneur froment, puisque cet orgueilleux végétal qui tient tant de
+place et joue un si grand rôle sur la terre ne peut plus nommer ses
+pères ni faire connaître sa patrie. Le _brachypodium ramosus_ n'a pas de
+nom vulgaire que je sache; aucun paysan n'a pu me le dire. Il porte un
+petit épi grêle, cinq ou six grains bien chétifs qui, çà et là, ont
+passé l'hiver sur leur tige sans se détacher. On ne l'utilise pas, on ne
+s'en occupe jamais. Il est venu là, et, comme son chaume fin et chevelu
+forme un gazon presque toujours vert et touffu, on l'y a laissé. Il n'y
+a nullement dépéri depuis sept ans que je le connais. Nul autre gazon
+n'eût consenti à vivre dans ces rochers et sous cette ombre des grands
+pins: les animaux ne le mangent pas, il n'y a que Bou-Maca, le petit
+âne d'Afrique, qui s'en arrange quand on l'attache dehors; mais il aime
+mieux autre chose, car il casse sa corde ou la dénoue avec ses dents et
+s'en va, comme autrefois, chercher sa vie dans la presqu'île. J'apprends
+que, seul tout l'hiver dans cette bastide inhabitée,--le pauvre petit
+chien qui lui tenait compagnie n'est plus,--il s'est mis à vivre à
+l'état sauvage. Il part dès le matin, va dans la montagne ou dans la
+vallée promener son caprice, son appétit et ses réflexions. Il rentre
+quelquefois le soir à son gîte, regarde tristement son râtelier vide et
+repart. On vole beaucoup dans la presqu'île, mais on ne peut pas voler
+Bou-Maca; il est plus fin que tous les larrons, il flaire l'ennemi, le
+regarde d'un air paisiblement railleur, le laisse approcher, lui détache
+une ruade fantastique et part comme une flèche. Or, il n'est guère plus
+facile d'attraper un âne d'Afrique que de prendre un lièvre à la course.
+Intelligent et fort entre tous les ânes, il n'obéit qu'à ses maîtres
+et porte ou traîne des fardeaux qui n'ont aucun rapport avec sa petite
+taille.
+
+Ainsi, je n'ai pas eu le plaisir de renouer connaissance avec Bou-Maca.
+Monsieur était sorti; mais l'étrange gazon de la colline profite de son
+absence et recouvre les soies jaunies de sa tige d'une verdure robuste
+disposée en plumes de marabout. Il tapisse tout le sol sans empiéter sur
+les petits sentiers et sans étouffer les nombreuses plantes qui
+abritent leurs jeunes pousses sous sa fourrure légère. Une vingtaine de
+légumineuses charmantes apprêtent leur joli feuillage qui se couronnera
+dans six semaines de fleurettes mignonnes, et plus tard de petites
+gousses bizarrement taillées: _hippocrepis ciliata_, _melilotus
+sulcata_, _trifolium stellatum_, et une douzaine de lotus plus jolis les
+uns que les autres. Le psoralée bitumineux a passé l'hiver sans quitter
+ses feuilles, qui sentent le port de mer; la santoline neutralise son
+odeur âcre par un parfum balsamique qui sent un peu trop la pharmacie.
+Les amandiers en fleur répandent un parfum plus suave et plus fin. Les
+smilax étalent leur verdure toujours sombre à côté des lavandes toujours
+pâles. Les cistes et les lentisques commencent à fleurir. Le _C. albida_
+surtout étale çà et là sa belle corolle rose, si fragile et si finement
+plissée une heure auparavant. On la voit se déplier et s'ouvrir. Les
+petites anémones lilas, violettes, rosées, purpurines ou blanches
+étoilent le gazon, le liseron _althoeoïdes_ commence à ramper et les
+orchys-insectes à tirer leur petit labelle rosé ou verdâtre. Rien
+n'a disparu; chaque végétal, si rare ou si humble qu'il soit dans la
+localité, a gardé sa place, je devrais dire sa cachette.
+
+Quand j'ai fini ma visite domiciliaire dans le jardin sans clôture et
+sans culture qui était et qui est encore pour moi un idéal de jardin,
+puisqu'il se lie au paysage et le complète en rendant seulement
+praticable la terrasse qu'il occupe, je m'assieds sur mon banc favori,
+un demi-cercle de rochers ombragé à souhait par des arbres d'une grâce
+orientale. A travers les branches de ceux qui s'arrondissent à la
+déclivité du terrain, je vois bleuir et miroiter dans les ondulations
+roses et violettes ce golfe de satin changeant qui a la sérénité et la
+transparence des rivages de la Grèce. Ce golfe de Tamaris, vu du côté
+_est_, est le coin du monde, à moi connu, où j'ai vu la mer plus douce,
+plus suave, plus merveilleusement teintée et plus artistement encadrée
+que partout ailleurs; mais il y faut les premiers plans de ce jardin,
+libre de formes et de composition. Du côté _sud_, c'est la pleine mer,
+les lointains écueils, les majestueux promontoires, et là j'ai vu les
+fureurs de la bourrasque durant des semaines entières. J'y ai ressenti
+des tristesses infinies, un état maladif accablant. Tamaris me rappelle
+plus de fatigues et de mélancolies que de joies réelles et de rêveries
+douces, et c'est sans doute pourquoi j'aime mieux Tamaris, où j'ai
+souffert, que d'autres retraites où je n'ai pas senti la vie avec
+intensité. Sommes-nous tous ainsi? Je le pense. Le souvenir de
+nos jouissances est incomplet quand il ne s'y mêle pas une pointe
+d'amertume. Et puis les choses du passé grandissent dans le vague
+qui les enveloppe, comme le profil des montagnes dans la brume du
+crépuscule. Il me semble que, sur ce banc où me voilà assis encore une
+fois après lui avoir dit un adieu que je croyais éternel, j'ai porté
+en moi un monde de lassitude et de vaillance, d'épuisement et de
+renouvellement. Il me semble qu'à certaines heures j'ai été un
+philosophe très-courageux, et à d'autres heures un enfant très-lâche. Je
+venais de traverser une de ces maladies foudroyantes où l'on est emporté
+en quelques jours sans en avoir conscience. L'affaiblissement qui me
+restait et que le brutal climat du Midi était loin de dissiper, tournait
+souvent à la colère, car l'être intérieur avait conservé sa vitalité, et
+le rire du printemps sur la montagne me faisait l'effet d'une cruelle
+raillerie de la nature à mon impuissance.
+
+--Puisque tu m'appelles, guéris-moi, lui disais-je.
+
+Elle m'appelait encore plus fort et ne me guérissait pas du tout.
+J'étudiai la patience. Je me souviens d'avoir fait ici une théorie,
+presque une méthode de cette vertu négative, avec un classement de
+phases à suivre en même temps que j'étudiais le classement botanique
+d'après Grenier et Godron. Ces auteurs rejettent sans pitié de leur
+catalogue toute plante acclimatée ou non qui n'est pas de race
+française. Je m'exerçais puérilement, car la maladie est très puérile,
+à rejeter de ma méthode philosophique tout ce qui était amusement ou
+distraction de l'esprit, comme contraire à la recherche de la patience
+pour elle-même. Et puis je m'apercevais que la sagesse, comme la santé,
+n'a pas de spécialité absolue, qu'elle doit s'aider de tout, parce
+qu'elle s'alimente de tout, et, un beau jour de soleil, ayant pris ma
+course tout seul, comme Bou-Maca, sauf à tomber en chemin et à mourir
+sur quelque lit de mousse et de fleurs, au grand air et en pleine
+solitude, ce qui m'a toujours paru la plus douce et la plus décente
+mort que l'on puisse rêver, je forçai ma pauvre machine à obéir aux
+injonctions aveugles de ma volonté. J'eus chaud et froid, faim et soif,
+dépit et résignation; j'eus des envies de pleurer quand j'essayais
+en vain de gravir un escarpement, des envies de crier victoire quand
+j'avais réussi à le gravir. L'attente muette et stoïque de la guérison
+ne m'avait pas rendu un atome de force musculaire. La volonté de
+ressaisir à tout prix cette force me la rendit, et je me souviens encore
+de ceci: c'est qu'au retour d'une excursion assez sérieuse, je vins
+m'asseoir sur ce banc en me débitant l'axiome suivant: «Décidément, la
+patience n'est pas autre chose qu'une énergie.»
+
+J'avais peut-être raison. L'inertie glacée de l'attente du mieux n'amène
+que le dépérissement. La volonté d'être et d'agir en dépit de tout nous
+fait vaincre les maladies de langueur du corps et de l'âme; j'ai encore
+vaincu, l'an dernier, un accès d'anémie en n'écoutant que le médecin qui
+me conseillait de ne pas m'écouter du tout.
+
+C'est bien aussi ce que me conseillait le docteur qui m'a soigné ici
+il y a sept ans, et que j'ai retrouvé hier soir plus jeune que moi,
+toujours charmant, sensible et tendre. Je l'aimai à la première vue, cet
+ami des malades, cet être aimable et sympathique qui apporte la santé
+ou l'espérance dans ses beaux yeux septuagénaires, toujours remplis de
+cette flamme méridionale si communicative. Certains vieux médecins de
+province sont des figures que l'on ne retrouvera plus: Lallemant et
+Cauvières, qui sont partis au milieu d'une sénilité adorable, Auban à
+Toulon, Maure à Grasse, Morère à Palaiseau, Vergne à Cluis, et tant
+d'autres qui sont encore bien vivants et solides, et qui exercent dans
+leur milieu une sorte de royauté paternelle. Jamais riches, ils ont
+pratiqué la charité sur des bases trop larges; tous aisés, ils n'ont pas
+eu de vices; tous hommes de progrès, fils directs de la Révolution, ils
+ont traversé dans leur jeunesse les déboires de la Restauration, ils ont
+lutté contre la théorie de l'étouffement, ils luttent toujours: ils ont
+été hommes du temps qu'on mettait sa gloire à être homme avant tout. Ils
+sont devenus savants avec un but d'apostolat qu'ils poursuivent encore
+en dépit de la mode qui a créé le problème de la science pour la
+science, comme elle avait inventé l'art pour l'art dans un sens étroit
+et faux.
+
+Nos jeunes savants d'aujourd'hui mûriront et poseront mieux la question,
+car elle a son sens juste et son côté vrai; mais ils seront généralement
+et forcément sceptiques. Ils auront le doute et le rire, l'esprit et
+l'audace. Ce ne sera plus le temps de l'enthousiasme et de l'espoir, de
+l'indignation et du combat. On retrouve ces vieilles énergies du passé
+sur de nobles fronts que le temps respecte, et on les aime spontanément.
+Qu'ils soient dans l'illusion ou dans le vrai sur l'avenir des sociétés
+humaines, c'est avec eux qu'on se plaît à songer, et l'on se sent
+meilleur en les approchant.
+
+Et pourtant j'aime bien tendrement la jeunesse; comment faire pour ne
+pas aimer les enfants, et pour ne pas contempler comme un idéal l'âge
+de l'irréflexion, où le mal n'est pas encore le mal, puisqu'il n'a pas
+conscience de lui-même?
+
+La nature, éternellement jeune et vieille, passant de l'enfance à la
+caducité, et ressuscitant pour recommencer sans savoir ce que vie
+et mort signifient, est une enchanteresse qui nous défend d'être
+moroses.... Le moyen au mois de février, qui est l'avril du Midi, sous
+un ciel en feu et sur une terre en fleurs, de pleurer sur les roses ou
+sur les neiges d'antan?
+
+Le lendemain, en quatre heures, nous gagnons Cannes. Le trajet le long
+de la mer est aussi beau que celui de Marseille à Toulon, et tout cela
+se ressemble sans s'identifier. Ce qui est nouveau d'aspect pour moi,
+c'est la chaîne des Mores, montagnes couvertes de forêts et d'une
+tournure fière avec un air sombre. On les côtoie et on entre dans les
+contre-forts de l'Estérel, massif superbe de porphyre rouge découpé tout
+autrement que la Carpiagne, qui est calcaire et disloquée. L'Estérel
+a la physionomie d'une chose d'art, des mouvements logiques et voulus
+comme les ont généralement les roches éruptives. Ses sommets ont peu de
+brèche, ses dents s'arrondissent comme des bouillonnements saisis d'un
+brusque refroidissement. Rien ne prouve que telle soit la cause de ces
+formes arrêtées et solides, mais l'esprit s'en empare comme d'une raison
+d'être des ligues moutonnées qui festonnent le ciel et qui descendent
+en bondissements jusque dans la mer. Petites montagnes, collines en
+réalité, mais si élégantes et si fières qu'elles paraissent imposantes.
+Une grande variété de groupements, rentrant dans l'unité de plans de la
+structure générale, peu de blocs isolés ou détachés là où l'homme n'a
+pas mis la main; des murailles droites inexpugnables, des plissements
+soudains arrêtés par des mamelonnements tumultueux qui se dressent en
+masses homogènes, compactes, d'une grande puissance. Rien ici ne sent
+le désastre et l'effondrement. Rien ne fait songer aux cataclysmes
+primitifs. C'est un édifice et non une ruine; la végétation y prend ses
+ébats, et le mois de mai doit y être un enchantement.
+
+Cannes, rendez-vous des étrangers de tout pays, doit être pour le
+romancier habile une bonne mine pleine d'échantillons à collectionner;
+mais, outre que je n'ai aucune habileté, je ne suis pas venu céans
+pour étudier les moeurs qu'on raconte et observer les physionomies
+qui passent. Ici comme ailleurs, je ne prendrai que des notes, et
+j'attendrai que je sois saisi n'importe où, n'importe par quoi ou par
+qui. Je ne suis pas de ceux qui savent ce qu'ils veulent faire. Je subis
+l'action de mes milieux. Je ne pourrais la provoquer; d'ailleurs, je
+suis en vacances.
+
+Je n'espère pas non plus faire beaucoup de botanique. La saison est trop
+peu avancée, et cette année-ci particulièrement la floraison est très en
+retard. Il parait qu'il n'a pas plu depuis deux ans. Maurice ne compte
+pas non plus sur des trouvailles entomologiques à te communiquer. Notre
+but est une affaire de coeur, une visite à de chères personnes qui m'ont
+attendu tout l'hiver. La beauté et le charme du pays seront par-dessus
+le marché.
+
+Dès le lendemain pourtant, nous voici en campagne. Les amis veulent nous
+faire les honneurs de l'Estérel, et nous remplissons de notre bande
+joyeuse et de nos provisions de bouche un omnibus énorme, traîné par
+trois vigoureux chevaux. La locomotion est admirablement organisée ici.
+On pénètre dans la montagne, on trotte à fond de train sur les corniches
+vertigineuses; nous n'avons pas fait autre métier pendant un mois, et
+nous n'avons pas vu l'ombre d'un accident. Cochers et chevaux sont
+irréprochables.
+
+A l'entrée de la gorge de Maudelieu, on laisse la voiture, on porte les
+paniers, on s'engouffre dans une étroite fente de rochers en remontant
+le cours d'un petit torrent presque à sec, et on s'arrête pour déjeuner
+à l'endroit où une cascatelle remplit à petit bruit un petit réservoir
+naturel. Ce n'est pas un des plus beaux coins de l'Estérel. Le porphyre
+n'y est pas bien déterminé, on est encore trop à la lisière; mais, comme
+salle à manger, la place est charmante, et il y fait une réjouissante
+chaleur. Les murailles déjetées qui vous pressent ont une grâce sauvage.
+Il y a tant de lentisques, de myrtes, d'arbousiers et de phyllirées
+qu'on se croirait dans de la vraie verdure. Pour moi, ces feuillages
+cassants et persistants ont toujours quelque chose d'artificiel et de
+théâtral. Ils seront beaux quand les chèvrefeuilles et les clématites
+qui les enlacent mêleront leurs souplesses et leurs fraîcheurs à cette
+rigidité. Après le déjeuner, on reprend le vaste et solide omnibus, qui
+grimpe résolument vers le point central de l'Estérel.
+
+Le massif intérieur, fermé transversalement par une muraille rectiligne
+d'une grande apparence, offre progressivement, des extrémités au coeur,
+un porphyre rouge mieux déterminé et d'un plus beau ton. A toutes les
+heures du jour, ces chaudes parois semblent imprégnées de soleil. La
+couleur est donc ici aussi riche que la forme, et les masses de la
+végétation, en suivant le mouvement heureux du sol, se composent comme
+pour le plaisir des yeux. Une belle route traverse le sanctuaire en
+suivant les bords du ravin principal, et, des points les plus élevés
+de son parcours, permet de plonger sur les grandes ondulations qui
+aboutissent à la mer. Qu'elle est belle, cette mer cérulée qui, partant
+du plus profond du tableau, remonte comme une haute muraille de saphir
+à l'horizon visuel! A droite se dressent les Alpes neigeuses, autre
+sublimité qui fascine l'oeil et le fixe en dépit des plantes qui
+sourient à nos pieds et sollicitent notre attention. Dis-moi, cher
+naturaliste, notre maître, si le papillon, qui a tant de facettes dans
+son oeil de diamant, peut voir à la fois la terre et le ciel, l'horizon
+et le ciel qui s'effleure! Il est bien heureux le papillon, s'il peut
+saisir d'emblée le grand et le petit, le loin et le proche! Ah! que
+notre oeil humain est lent et pauvre, et avec cela la vie si courte!
+
+Les arbres sont très beaux dans l'Estérel, on y échappe à la monotonie
+des grands oliviers, bien beaux aussi, mais trop répétés dans le pays.
+Sauf le liége, les essences de la forêt de l'Estérel sont, à l'espèce
+près, celles de nos régions centrales. Les châtaigniers paraissent se
+plaire surtout vers le centre. C'est là que nous nous arrêtons au hameau
+des Adrets, toujours orné de son poste de gendarmerie, comme d'une
+préface de mélodrame. La route était dangereuse autrefois, mais
+Frédérick-Lemaître a tué à jamais sa poésie. Le lieu n'évoque plus que
+des souvenirs de tragédie burlesque.
+
+Elle est pourtant sinistre, cette auberge des Adrets, et les auteurs
+du drame qui en porte le nom l'ont parfaitement choisie pour type de
+coupe-gorge. Elle en a tout le classique, surtout aujourd'hui que
+la cuisine est fermée et abandonnée. Pourquoi? On ne sait. A force
+d'entendre les voyageurs plaisanter sur la mort fictive de M. Germeuil,
+les propriétaires se sont imaginé qu'on leur attribuait un crime réel.
+La porte principale est barricadée, les habitants du hameau regardent
+avec défiance et curiosité les tentatives que l'on fait pour entrer. Ils
+sourient mystérieusement, ils affectent un air moqueur pour répondre aux
+moqueries qu'ils attendent de vous. Il faut que certains passants les
+aient cruellement mystifiés. On frappe longtemps en vain; enfin, les
+hôtes vous demandent sèchement ce que vous voulez et consentent à vous
+conduire dans une salle de cabaret véritablement hideuse. Elle est
+sombre, sale et barbouillée de fresques représentant des paysages, des
+scènes de pêche et de chasse d'un dessin si barbare et d'une couleur si
+féroce, qu'on est pris de peur et de tristesse devant cette navrante
+parodie de la nature. Ceci est la nouvelle auberge soudée à l'ancienne,
+que l'on ne vous ouvre qu'après bien des pourparlers et des questions.
+
+--Que voulez-vous voir, là? Il n'y a rien de curieux. Il ne s'y est
+jamais rien passé.
+
+Il faut répondre qu'on le sait bien; mais qu'on veut voir l'escalier
+de bois. On le voit enfin dressé en zigzag, au fond d'une salle nue et
+sombre à cheminée très ancienne. Il est assez décoratif et conduit
+à deux misérables petites chambres dans l'une desquelles ne fut pas
+assassiné M. Germeuil. Toute cette recherche du souvenir d'une fiction
+de théâtre est fort puérile, mais il faut rire en voyage, et, en
+sortant, on rit de la figure ahurie et soupçonneuse de ces bons
+habitants des Adrets.
+
+* * * * *
+
+Il fait beaucoup plus doux au golfe Juan qu'au golfe de Toulon. Le
+mistral y est moins rude, moins froid, plus vite passé; mais au baisser
+du soleil, l'air se refroidit plus vite et la soirée est véritablement
+froide, jusqu'au moment où la nuit est complète. Alors il y a un
+adoucissement remarquable de l'atmosphère jusqu'au retour du matin.
+En dépit de ces bénignes influences, la végétation est beaucoup plus
+avancée à Toulon: pourquoi?
+
+Le lendemain, il faisait un vent assez aigre à l'île Sainte-Marguerite.
+La _passerina hirsuta_ tapisse le rivage du côté ouest. Elle est en
+fleurs blanche et jaunes. On me dit qu'elle ne croît que là dans toute
+la Provence. Par exemple, elle abonde au Brusc, dans les petites anses
+qui déchiquettent le littoral, mais toujours tournée vers l'occident.
+Est-ce un hasard ou une habitude?
+
+Je croyais trouver ici plus de plantes spéciales. Le sol que j'ai
+pu explorer en courant me semble très pauvre; pas l'ombre d'un
+_tartonraire_, pas de _medicayo maritima_, pas d'astragale
+_tragacantha_, rien de ce qui tapisse la plage des Sablettes et de ce
+qui orne les beaux rochers du cap Sicier. Ma seule trouvaille consiste
+dans un petit ornithogale à fleur blanche unique et à feuilles linéaires
+canaliculées, dont une démesurément longue. Je n'en trouve nulle part la
+description bien exacte, à moins que ce ne soit celui que mes auteurs
+localisent exclusivement sur le Monte-Grosso, en Corse. J'ai cueilli
+celui-ci sur le rocher qui porte le fort d'Antibes. Il y gazonnait
+sur un assez petit espace. De l'orchis jaune trouvé une seule fois à
+Tamaris, le 13 mars, point de nouvelles par ici; mais nous habitons une
+côte particulièrement aride, et les promenades en voiture ne sont pas
+favorables à l'exploration botanique.
+
+Il faut donc s'en tenir au charme de l'ensemble et mettre les lunettes
+du peintre. Pour le peintre de grand décor de théâtre, ce pays-ci est
+typique. Les formes sont admirables, les masses sont de dimensions à
+être embrassées dans un beau cadre, et leur tournure est si fière,
+qu'elles apparaissent plus grandioses qu'elles ne le sont en effet. Ce
+trompe-l'oeil perpétuel caractérise au moral comme au physique la nature
+et l'homme du Midi; il est cause du reproche de _blague_ adressé à la
+population, reproche non mérité en somme. Le Midi et le Méridional
+annoncent toujours et tiennent souvent. Ils sont éminemment
+démonstratifs, et, à un moment donné, ils semblent frappés d'épuisement;
+mais ils se renouvellent avec une facilité merveilleuse, et, comme la
+terre d'Afrique qui semble souvent morte et desséchée, ils refleurissent
+du jour au lendemain.
+
+La transition de l'hiver à l'été n'est pourtant pas aussi belle et aussi
+frappante ici que chez nous. La végétation n'y éclate pas avec la même
+splendeur. L'absence de gelée sérieuse n'y fait pas ressortir le réveil
+de la vie, et on n'y sent guère en soi-même ce réveil si intense et
+si subit qui s'opère chez nous par crises énergiques. Le vent de mer
+contrarie l'essor général. Le mistral est un petit hiver qui recommence
+presque chaque semaine, et qui est d'autant plus perfide qu'il n'altère
+pas visiblement l'aspect des choses; mais, quoi qu'on en dise, il gèle
+ici blanc presque tous les matins, et les promesses du soleil de la
+journée ressemblent à une gasconnade. Est-ce à dire que la nature n'y
+soit pas généreuse et la vie intense? Certes non. C'est un beau pays, et
+les organisations qu'il développe sont résistantes et souples à la fois.
+
+Malheureusement, dans ces stations consacrées par la mode, ce que l'on
+voit le moins, c'est le type local. Homme, animaux, plantes, coutumes,
+villas, jardins, équipages, langage, plaisirs, mouvement, échange de
+relations, c'est une grande auberge qui s'étend sur toute la côte. Si
+vous apercevez le paysan, l'industriel indigènes, soyez sûr qu'ils
+sont occupés à servir les besoins ou les caprices de la fourmilière
+étrangère.
+
+Ceci, je l'avoue, me serait odieux à la longue, et, si j'avais une villa
+sur ce beau rivage, je la fuirais à l'époque où des quatre coins du
+monde s'abattent ces bandes d'oiseaux exotiques. C'est un tort d'être
+ainsi et de vouloir être seul ou dans l'intimité étroite de quelques
+amis au sein de la nature. Certes l'homme est l'animal le plus
+intéressant de la création; je dirai pour mon excuse que, dans certains
+milieux où tout est artificiel, l'art semble appeler les humains à se
+réunir et les inviter à l'échange de leurs idées. Au sein du mouvement
+qui est leur ouvrage, ils ont naturellement jouissance morale et
+avantage intellectuel à se communiquer l'activité qui les anime. Il y a
+aussi de délicieux milieux de villégiature où la sociabilité plus douce
+et un peu nonchalante peut réaliser des _décamérons_ exquis; mais, en
+présence de la mer et des Alpes neigeuses, peut-on n'être point dominé
+par quelque chose d'écrasant dont la sublimité nous distrait de
+nous-mêmes et nous fait paraître misérable toute préoccupation
+personnelle?
+
+Je fus frappé de cette sorte de stupeur où la grandeur des choses
+extérieures nous jette en parcourant un jardin admirablement situé
+et admirablement composé à la pointe d'Antibes. C'est, sous ces deux
+rapports, le plus beau jardin que j'aie vu de ma vie. Placé sur une
+langue de terre entre deux golfes, il offre un groupement onduleux
+d'arbres de toutes formes et de toutes nuances qui se sont assez élevés
+pour cacher les premiers plans du paysage environnant. Tous les noms de
+ces arbres exotiques, étranges ou superbes, car le créateur de cette
+oasis est horticulteur savant et passionné, je te les cacherai pour une
+foule de raisons: la première est que je ne les sais pas. Tu me fais
+grâce des autres, et même tu me pardonnes de n'avoir pas abordé la flore
+exotique, moi qui suis si loin de connaître la flore indigène, et qui
+probablement, si tu ne m'aides beaucoup, ne la connaîtrai jamais. Je me
+souviens d'une dame qui me disait de grands noms de plantes étrangères
+avec une épouvantable sûreté de mémoire, et qui me semblait si savante,
+que je n'osais lui répliquer. Pourtant je me hasardai à lui dire
+modestement:
+
+--Madame, je ne sais pas tout cela. Je m'occupe exclusivement de l'étude
+du _phaseolus_.
+
+Elle ne comprit pas que je lui parlais du haricot, et avoua qu'elle ne
+connaissait pas cette plante rare.
+
+Pour ne point ressembler à cette dame, je ne me risquerai pas à te
+nommer une seule des merveilles végétales de l'Australie, de la
+Polynésie et autres lieux fantastiques que M. Turette a su faire
+prospérer dans son enclos: mais ce dont je peux te donner l'idée, c'est
+du spectacle que présente le vaste bocage où toutes les couleurs et
+toutes les formes de la végétation encadrent, comme en un frais vallon,
+les pelouses étoilées de corolles radieuses et encadrées de buissons
+chargés de merveilleuses fleurs. La villa est petite et charmante sous
+sa tapisserie de bignones et de jasmins de toutes nuances et de tous
+pays; mais c'est du pied de cette villa au sommet de la pelouse qui
+marque le renflement du petit promontoire, et qui, par je ne sais quel
+prodige de culture, est verte et touffue, que l'on est ravi par la
+soudaine apparition de la mer bleue et des grandes Alpes blanches
+émergeant tout à coup au-dessus de la cime des arbres. On est dans un
+Éden qui semble nager au sein de l'immensité. Rien, absolument rien
+entre cette immensité sublime et les feuillages qui vous ferment
+l'horizon de la côte, cachant ses pentes arides, ses constructions
+tristes, ses mille détails prosaïques; rien entre les gazons, les
+fleurs, les branches formant un petit paysage exquis, frais, embaumé,
+et la nappe d'azur de la mer servant de fond transparent à toute cette
+verdure, et puis au-dessus de la mer, sans que le dessin de la côte
+éloignée puisse être saisi, ces fantastiques palais de neiges éternelles
+qui découpent leurs sommets éclatants dans le bleu pur du ciel. Je ne
+chercherai pas de mots excentriques et peu usités pour te représenter
+cette magie. Les mots qui frappent l'esprit obscurcissent les images que
+l'on veut présenter réellement à la vision de l'esprit. Figure-toi donc
+tout simplement que tu es dans ce charmant vallon, «arrondi au fond
+comme une corbeille,» que tu me décris si bien dans ta dernière lettre,
+et que tu vois surgir de l'horizon boisé la Méditerranée servant de
+base à la chaîne des Alpes. Impossible de te préoccuper de la distance
+considérable qui sépare ton premier horizon du dernier. Il semble que
+ce puissant lointain t'appartienne, et que toute cette formidable
+perspective se confonde sans transition avec l'étroit espace que tes pas
+vont franchir, car tu es tenté de t'élancer à la limite de ton vallon
+pour mieux voir.--Ne le fais pas, ce serait beau encore, mais d'un beau
+réaliste, et tu perdrais le ravissement de cet aspect composé de trois
+choses immaculées, la végétation, la mer, les glaciers. Le sol, cette
+chose dure qui porte tant de choses tristes, est noyé ici pour les yeux
+sous le revêtement splendide des choses les plus pures. On peut se
+persuader qu'on est entré dans le paradis des poëtes... Pas une plante
+qui souffre, pas un arbre mutilé, pas une fortification, pas une
+enceinte, pas une cabane, pas une barque, aucun souvenir de l'effort
+humain, de l'humaine misère ni de l'humaine défiance. Les arbres de tous
+les climats semblent s'être donné rendez-vous d'eux-mêmes sur ce tertre
+privilégié pour l'enfermer dans une fraîche couronne, et ne laisser
+apparaître à ceux qui l'habitent que les régions supérieures où semblent
+régner l'incommensurable et l'inaccessible.
+
+Le créateur de ce beau jardin a-t-il eu conscience de ce qu'il
+entreprenait? A-t-il vu dans sa pensée, lorsqu'il en a tracé le plan, le
+spectacle étrange et unique au monde qu'il offrirait lorsque ces plantes
+auraient atteint le développement qu'elles ont aujourd'hui? Si oui,
+voilà un grand artiste; si non, s'il n'a cherché qu'à acclimater des
+raretés végétales, disons qu'il a été bien récompensé de son intéressant
+labeur.
+
+Mais tout passe ou change, et il est à craindre que dans quelques années
+les arbres, en grandissant, ne cachent la mer. Quelques années de plus,
+et ils cacheront les Alpes. Il faudra s'y résigner, car, si on émonde
+les maîtresses branches pour dégager l'horizon, leur souple feston de
+verdure perdra sa grâce riante et ses divins hasards de mouvement. Ce ne
+sera plus qu'un beau jardin botanique.
+
+Ainsi du petit bois de pins, de liéges et de bruyères blanches en arbres
+qui s'élevait au-dessus de Tamaris, et d'où l'on voyait la mer et les
+collines à travers des rideaux de fleurs. J'y ai contemplé de petites
+plantes, le _dorycnium suffruticosum_ et l'_epipactis ancifolia_, qui se
+donnaient des airs de colosses en se profilant sur les vagues lointaines
+de la pleine mer. Barbare qui les eût cueillies pour leur donner
+l'horizon d'un verre d'eau ou d'une feuille de papier gris!
+
+--C'est moi, pensais-je en regardant le jardin de M. Turette, qui
+voudrais bien emporter cet horizon de flots et de neiges pour encadrer
+mon jardin de Nohant!
+
+Mais bien vite cette ambitieuse aspiration m'effraya. Je suis un trop
+petit être pour vivre dans cette grandeur; j'y suis trop sensible, je
+me donne trop à ce qui me dépasse dans un sens quelconque, et, quand je
+veux me reprendre après m'être abjuré ainsi, je ne me retrouve pas. Je
+deviendrais tellement contemplatif, que la réflexion ne fonctionnerait
+plus.
+
+En effet, à quoi bon chercher la raison des choses quand elles vous
+procurent une extase plus douce que l'étude? On risque la folie à
+vouloir perpétuer le ravissement. Maxime Du Camp, dans son roman des
+_Forces perdues_,--un titre très profond!--raconte que deux âmes ivres
+de bonheur se sont épuisées et presque haïes sans autre motif que de
+s'être trop aimées. Peut-être, en se fixant au centre d'une oasis rêvée,
+deviendrait-on l'ennemi du beau trop senti et trop possédé, à moins que,
+sans retour et à tout jamais, on n'en devînt la victime. Pour habiter
+l'Éden, il faudrait donc devenir un être complètement paradisiaque. Adam
+en fut exilé, et s'en exila probablement de lui-même le jour où l'esprit
+de liberté le fit homme. Quelle irrésistible et décevante fascination
+ces Alpes et ces mers, vues ainsi sans intermédiaire matériel, doivent
+exercer sur l'âme! Comme on oublierait volontiers que le mal et la
+douleur habitent la terre, et que la mort sévit jusque sur ces hauteurs
+sereines où l'on rêve la permanence et l'éternité! Le son de la voix
+humaine arriverait ici comme une fausse note. Le désir de peindre, le
+besoin d'exprimer, s'évanouiraient comme des velléités puériles. Le
+sentiment des relations sociales s'éteindrait, et la démence vous ferait
+payer cher quelques années d'un bonheur égoïste.
+
+Voilà pourquoi j'arrive à comprendre ceux qui viennent sur ces rivages
+admirables pour ne rien voir et ne rien sentir, ou pour voir mal et
+sentir à faux. S'ils étaient bien pénétrés de la grandeur qui les
+environne, ils n'oseraient pas vivre, ils ne le pourraient pas.
+Arrachons-nous au ravissement qui paralyse, et soyons plutôt bêtes
+qu'égoïstes. Acceptons la vie comme elle est, la terre comme l'homme
+l'a faite. Le cruel, l'insensé! il l'a bien gâtée, et des artistes ont
+imaginé d'aimer sa laideur plutôt que de ne pas l'aimer du tout.
+
+Un autre jour, nous voici sur la Corniche, trottant sur une route que
+surplombent et que supportent follement des calcaires en ruine. Ici,
+la France finit splendidement par une muraille à pic ou à ressauts
+vertigineux qui s'écroule par endroits dans la Méditerranée. On côtoie
+les dernières assises de cette crête altière, et pendant des heures
+l'oeil plonge dans les abîmes. Ici, la lumière enivre, car tout
+est lumière; l'immense étendue de mer que l'on domine vous renvoie
+l'éblouissement d'une clarté immense, et son reflet sur les rochers,
+les flots et les promontoires qu'elle baigne, produit des tons qui
+deviennent froids et glauques en plein soleil, comme les objets que
+frappe la lumière électrique. A la distance énorme qui vous élève
+au-dessus du rivage, vous percevez le moindre détail ainsi éclairé avec
+une netteté invraisemblable. C'est bien réellement une féerie que
+le panorama de la Corniche. Les rudes décombres de la montagne y
+contrastent à chaque instant avec la vigoureuse végétation des ses
+pentes et la fraîcheur luxuriante de ses fissures arrosées de fines
+cascades. L'eau courante manque toujours un peu dans ces pays de la
+soif; mais il y a tant d'oranges et de citrons sur les terrasses de
+l'abîme que l'on oublie l'aspect aride des sommets, et qu'on se plaît
+au désordre hardi des éboulements. Les sinuosités de la côte offrent à
+chaque pas un décor magique. Les ruines d'Eza, plantées sur un cône de
+rocher, avec un pittoresque village en pain de sucre, arrêtent forcément
+le regard. C'est le plus beau point de vue de la route, le plus complet,
+le mieux composé. On a pour premiers plans la formidable brèche de
+montagne qui s'ouvre à point pour laisser apparaître la forteresse
+sarrasine au fond d'un abîme dominant un autre abîme. Au-dessus de cette
+perspective gigantesque, où la grâce et l'âpreté se disputent sans se
+vaincre, s'élève à l'horizon maritime un spectre colossal. Au premier
+aspect, c'est un amas de nuages blancs dormant sur la Méditerranée; mais
+ces nuages ont des formes trop solides, des arêtes trop vives: c'est une
+terre, c'est la Corse avec son monumental bloc de montagnes neigeuses,
+dont trente lieues vous séparent; plus loin, vous découvrez d'autres
+cimes, d'autres neiges séparées par une autre distance inappréciable.
+Est-ce la Sardaigne, est-ce l'Apennin? Je ne m'oriente plus.
+
+Il faisait un temps magnifique. Le ciel et la mer étaient si limpides,
+qu'on distinguait les navires à un éloignement inouï, et les détails du
+Monte-Grosso à l'oeil nu; mais passer, car il faut bien passer par là
+sans y planter sa tente, rend tout à coup mortellement triste.
+
+La riante presqu'île de Monaco vous apparaît bientôt. On se demande
+par quel problème on y descendra des hauteurs de la Turbie. C'est bien
+simple: on tourne pendant une grande heure le massif de la montagne, et,
+d'enchantements en enchantements, de rampe en rampe, on descend par des
+lacets l'unique petite route assez escarpée de la principauté: on admire
+tous les profils du gros bloc de la _Tête-du-Chien_, qui surplombe la
+ville et la menace, et on arrive de plain-pied avec la rive dans un
+grand hôtel qui est à la fois une hôtellerie, un restaurant, un casino
+et une maison de jeu.
+
+Étrange opposition! au sortir de ces grandeurs de la nature, vous voilà
+jeté en pleine immondice de civilisation moderne. Au pâle clair de la
+jeune lune, au pied du gros rocher qui dort dans l'ombre, au mystérieux
+gémissement du ressac, à la senteur des orangers qui vous enveloppe,
+succèdent et se mêlent la lueur blafarde du gaz, un caquetage de filles
+chiffonnées et fatiguées, je ne sais quelle fétide odeur de fièvre et le
+bruit implacable de la roulette. Il y a là de jeunes femmes qui jouent
+pendant que sur les sofas des nourrices allaitent leurs enfants. Une
+jolie petite fille de cinq à six ans s'y traîne et s'endort accablée de
+lassitude, de chaleur et d'ennui. Sa misérable mère l'oublie-t-elle,
+ou rêve-t-elle de lui gagner une dot? Des _babies_ de tout âge, de
+vingt-cinq à soixante-et-dix ans, essuient en silence la sueur de
+leur front en fixant le tapis vert d'un oeil abruti. Une vieille dame
+étrangère est assise au jeu avec un garçonnet de douze ans qui l'appelle
+sa mère. Elle perd et gagne avec impassibilité. L'enfant joue aussi et
+très décemment, il a déjà l'habitude. Dans la vaste cour que ferme le
+mur escarpé de la montagne, des ombres inquiètes ou consternées
+errent autour du café. On dirait qu'elles ont froid; mais peut-être
+regardent-elles avec convoitise le verre d'eau glacée qu'elles ne
+peuvent plus payer. On en rencontre sur le chemin, qui s'en vont à pied,
+les poches vides; il y en a qui vous abordent et qui vous demandent
+presque l'aumône d'une place dans votre voiture pour regagner Nice.
+Les suicides ne sont point rares. Les garçons de l'hôtel ont l'air de
+mépriser profondément ceux qui ont perdu, et à ceux qui se plaignent
+d'être mal servis ils répondent en haussant les épaules:
+
+--Ça n'a donc pas été ce soir?
+
+On dîne comme on peut dans une salle immense encombrée de petites tables
+que l'on se dispute, assourdi par le bruit que font les demoiselles à la
+recherche d'un dîner et d'un ami qui le paie. On retourne un instant aux
+salles de jeu pour y guetter quelque drame. Moi, je n'y peux tenir; la
+puanteur me chasse. Nous courons au rivage, nous gagnons la ville qui
+s'élance en pointe sur une langue de terre délicieusement découpée au
+milieu des flots. Elle aussi, cette pauvre petite résidence, semble
+vouloir fuir le mauvais air du tripot et se réfugier sous les beaux
+arbres qui l'enserrent. Nous montons au vieux château sombre et
+solennel. La lune lui donne un grand air de tragédie. Le palais du
+prince est charmant et nous rappelle la capricieuse demeure moresque du
+gouverneur à Mayorque. La ville est déserte et muette, tout le monde
+paraît endormi à neuf heures du soir. Nous revenons par la grève, où la
+mer se brise par de rares saccades très brusques au milieu du silence.
+La lune est couchée. Le gaz seul illumine le pied du grand rocher
+et jette des lueurs verdâtres sur les rampes de marbre blanc et les
+orangers du jardin. La roulette va toujours. Un rossignol chante, un
+enfant pleure...
+
+Pour gagner Menton, le lendemain matin, nous traversons une gorge qui
+ressemble aux plus fraîches retraites de l'Apennin du côté de Tivoli;
+les oliviers y sont superbes, les caroubiers monstrueux. Ceci doit être
+un _nid_ pour la botanique; mais peu de fleurs sont écloses, et nous
+passons trop vite. Nous courons et ne voyageons pas. Il faudrait revenir
+seul au mois de juin. Nous sommes gais quand même, parce que nous
+nous aimons les uns les autres, et parce que voir ainsi défiler des
+merveilles comme dans la confusion d'un rêve est, sinon un plaisir vrai,
+du moins une ivresse excitante. On revient de la frontière d'Italie à
+Cannes en quelques heures. Route excellente, aucun danger et aucune
+interruption dans la splendeur des tableaux; mais trop de rencontres,
+trop d'Anglais, trop de mendiants, trop de villas odieusement bêtes
+ou stupidement folles, un pays sublime, un ciel divin, empestés de
+civilisation idiote ou absurde.
+
+Mon cher ami, après avoir vu cette limite méridionale incomparablement
+belle de notre France, j'ai reporté ma pensée tout naturellement à la
+limite nord que je côtoyais l'automne dernier, et j'ai trouvé mon coeur
+plus tendre pour le pays des vents tièdes et des grands arbres baignés
+de brume. Le souvenir que l'on emporte des côtes de Normandie, c'est un
+parfum de forêts et d'algues qui s'attache à vous: ce qui vous reste des
+rivages de la Provence, c'est un vertige de lumière et d'éblouissements.
+Et ce qu'il y a encore de mieux, c'est notre France centrale, avec son
+climat souple et chaud, ses hivers rapidement heurtés de glace et de
+soleil, ses pluies abondantes et courtes, sa flore et sa faune variées
+comme le sol, où s'entre-croisent les surfaces des diverses formations
+géologiques, son caractère éminemment rustique, son éloignement des
+grands centres d'activité industrielle, ses habitudes de silence et de
+sécurité. Je l'ai passionnément aimé, notre humble et obscur pays, parce
+qu'il était mon pays et que j'avais reçu de lui l'initiation première;
+je l'aime dans ma vieillesse avec plus de tendresse et de discernement,
+parce que je le compare aux nombreuses stations où j'ai cherché ou
+rêvé un nid. Toutes étaient plus séduisantes, aucune aussi propice au
+fonctionnement normal et régulier de la vie physique et morale. Notre
+Berry a beau être laid dans la majeure partie de sa surface, il a ses
+oasis que nous connaissons et que les étrangers ne dénicheront guère. Un
+petit pèlerinage tous les ans dans nos granits et dans nos micaschistes
+vaut toutes les excursions dans le nord ou dans le midi de l'Europe pour
+qui sait apprécier le charme et se passer de l'éclat.
+
+Le chemin de fer va nous supprimer plus d'un sanctuaire, ne le
+maudissons pas. Rien n'est stable dans la nature, même quand l'homme la
+respecte. Les arbres unissent, les rochers se désagrègent, les collines
+s'affaissent, les eaux changent leurs cours, et, de certains paysages
+aimés de mon enfance, je ne retrouve presque plus rien aujourd'hui.
+L'existence d'un homme embrasse un changement aussi notable dans les
+choses extérieures que celui qui s'opère dans son propre esprit. Chacun
+de nous aime et regrette ses premières impressions; mais, après une
+saison de dégoût des choses présentes, il se reprend à aimer ce que ses
+enfants embrassent et saisissent comme du neuf. En les voyant s'initier
+à la beauté des choses, il comprend que, pour être éternellement
+changeant et relatif, le beau n'en est pas moins impérissable. Si nous
+pouvions revenir dans quelques siècles, nous ne pourrions plus nous
+diriger dans nos petits sentiers disparus. La culture toute changée nous
+serait peut-être incompréhensible, nous chercherions nos plaines sous
+le manteau des bois, et nos bois sous la toison des prairies. Comme de
+vieux druides ressuscités, nous demanderions en vain nos chênes sacrés
+et nos grandes pierres en équilibre, nos retraites ignorées du vulgaire,
+nos marécages féconds en plantes délicates et curieuses. Nous serions
+éperdus et navrés, et pourtant des hommes nouveaux, des jeunes, des
+poëtes, savoureraient la beauté de ce monde refait à leur image et selon
+les besoins de leur esprit.
+
+Quels seront-ils, ces hommes de l'an 2500 ou 3000? Comprendrions-nous
+leur langage? Leurs habitudes et leurs idées nous frapperaient-elles
+d'admiration ou de terreur? Par quels chemins ils auront passé! Que
+d'essais de société ils auront faits! L'individualisme effréné aura eu
+son jour. Le socialisme despotique aura eu son heure. Que de questions
+aujourd'hui insolubles auront été tranchées! que de progrès industriels
+accomplis! que de mystères dégagés dans les énigmes de la science! On
+ne se demandera plus le nom du chèvrefeuille sauvage qui nous a tant
+préoccupé à Crevant et qui nous tourmente encore, ni si l'on doit
+sacrifier dans les guerres la moitié du genre humain pour assurer la vie
+de l'autre moitié. On ne croira plus qu'une nation doive obéir à un seul
+homme, ni qu'un seul homme doive être immolé au repos d'une nation. On
+saura peut-être ce que célèbre la grosse grive du gui _dans son solo
+de contralto_, et de quoi se moque la petite grive des vignes qui lui
+répond en fausset. On ne comptera peut-être plus cent vingt espèces de
+roses sauvages sur nos buissons. Peut-être en aura-t-on distingué cent
+vingt mille espèces; peut-être aussi paiera-t-on un impôt pour cultiver
+le _drosera_ dans un pot à fleurs, peut-être n'en paiera-t-on plus
+pour cultiver sept pieds de tabac dans sa plate-bande. Peut-être aussi
+croira-t-on qu'il n'y a pas de Dieu logé dans les églises et qu'il y en
+a un logé partout, voire même dans l'âme de la plante.
+
+Qu'est-ce que tu en dis, toi, de l'_âme de la plante_ et de l'ouvrage[2]
+qui porte ce joli nom? Ce n'est peut-être pas un livre de science
+proprement dit, mais c'est le développement d'une hypothèse charmante,
+c'est le sentiment d'un observateur que la poésie entraîne.--Et, après
+tout, quel être dans l'univers peut vivre sans ce que j'appelle une âme,
+c'est-à-dire la sensation de son existence? Que cette sensation devienne
+_conscience_ chez l'homme, affaire de mots pour exprimer un degré
+supérieur atteint par une même et seule faculté. Où commence _l'être_
+et où finit-il? Ce n'est pas le mouvement, ce n'est pas la faculté de
+locomotion, premier degré de la liberté sacrée, qui le caractérise
+essentiellement. Dans certaines choses, le mouvement semble voulu; chez
+certains êtres, il semble fatal. La véritable vie commence où commence
+le sentiment de la vie, la distinction du plaisir et de la souffrance.
+Si la plante cherche avec effort et une merveilleuse apparence de
+discernement les conditions nécessaires à son existence--et cela est
+prouvé par tous les faits,--nous ne sommes pas autorisés à refuser une
+âme au végétal. Pour moi, je me définis la vie, le mariage de la matière
+avec l'esprit. C'est vieux, c'est classique; ce n'est pas ma faute si on
+ne me fournit pas une formule plus neuve et aussi vraie. Or, l'esprit
+existe partout où il fonctionne, si peu que ce soit. L'âme d'une huître
+est presque aussi élémentaire que celle d'un fucus. C'est une âme
+pourtant, aussi précieuse ou aussi indifférente au reste de l'univers
+que la nôtre. Si la nôtre se dissipe et s'éteint avec les fonctions
+de l'être matériel, nous ne sommes rien de plus que la plante et le
+mollusque; si elle est immortelle et progressive, le jour où nous serons
+anges, le mollusque et la plante seront hommes, car la matière est
+également progressive et immortelle.
+
+[Note 2: Par M. Boscowitz.]
+
+Nous voici loin de la doctrine du jugement dernier et du drame
+fantastique de la vallée de Josaphat. Ce n'est pas que ces fictions me
+déplaisent; elles semblent indiquer un dogme de renouvellement, et elles
+sont en complet désaccord avec les décisions catholiques qui placent le
+jugement de l'âme au moment qui suit la mort de chacun de nous. Si nous
+devons attendre pour reprendre notre dépouille mortelle et pour marcher
+dans l'avenir terrible ou riant, suivant nos mérites, la fin du monde
+que nous habitons, c'est un sursis d'exécution qui a sa valeur. C'est
+aussi une concession temporaire à la croyance au néant dont il faut
+prendre note. Toute la doctrine du spiritualisme catholique repose ainsi
+sur une foule de notions et de symboles contradictoires que l'Église a
+fait entrer pêle-mêle et de force dans sa prétendue orthodoxie. Elle
+succombe à cette pléthore, recueillant aujourd'hui ceci, et rejetant
+demain cela, au hasard des circonstances et selon les besoins de la
+cause du moment. Elle a fait grand mal au spiritualisme, qu'elle n'a
+jamais compris, et qu'elle tue en irritant une réaction cruelle, mais
+légitime.
+
+Après un mois d'excursions dans les environs du littoral, nous sommes
+revenus avec nos amis à Toulon, où d'autres amis nous attendaient,
+et j'ai voulu revoir avec eux toutes les régions montagneuses de la
+Provence où se brise le mistral et où la vraie beauté du climat donne
+asile à la flore de l'Afrique et à celle des Alpes de Savoie. C'était
+encore trop tôt. Les clématites qui revêtent des arbres entiers étaient
+encore sèches. Les belles plantes n'étaient pas fleuries. N'importe, le
+lieu était toujours ce qu'il est, un des plus beaux du monde.
+
+Ce lieu s'appelle Montrieux, il est situé sur les hauteurs près des
+sources du Gapeau, à trente-deux kilomètres de Toulon. La route est
+belle, on va vite. On traverse des régions maigres et sèches, des
+collines pelées ou revêtues de terrasses d'oliviers petits et laids. Ce
+n'est pas avant Cannes qu'il faut voir l'olivier, on le prendrait en
+haine; mais là il est de plus en plus splendide jusqu'à Menton. On ne le
+taille pas, il devient futaie, il est monumental et primitif.
+
+Il ne faut pas le regarder dans le pays qui nous conduit à Montrieux.
+A Belgentier, le pays devient charmant quand même. On avance dans une
+étroite vallée arrosée de mille ruisseaux qui descendent de la montagne
+et qui se laissent choir en cascades dans les prairies et les cultures
+pour se joindre en bondissant au Gapeau, qui bondit lui-même. On n'est
+plus dans le pays de la soif. La vue de tant d'eaux limpides, folles et
+gaies est un enchantement.
+
+On voit se dresser bientôt devant soi, au dessus des bois, les dents
+blanches, bizarrement découpées et fouillées à jour, de la crête des
+montagnes calcaires de Montrieux. J'annonce à nos compagnons que nous
+allons grimper jusque-là. Comme il fait très chaud, on s'en effraie;
+mais, une demi-heure après, sans descendre de voiture, nous entrons dans
+ces dentelures fantastiques, nous sommes dans la forêt de Montrieux,
+un gracieux pêle-mêle de roches ardues, de vallons étroits, d'arbres
+magnifiques, de buissons épais et d'eaux frissonnantes. Nous traversons
+à gué le Gapeau, qui danse et chante sur du sable fin et doré, au milieu
+des herbes et des guirlandes de feuillage. C'est une oasis, un Éden.
+
+Si tu y vas l'an prochain, repose-toi là. Cette entrée de forêt autour
+du gué de Gapeau est le plus bel endroit de la promenade. C'est que
+nous eussions dû déjeuner et ne point passer seulement; mais l'envie de
+revoir la source et d'arriver au but, qui est la chartreuse, nous a fait
+quitter un peu la proie pour l'ombre.
+
+La chartreuse nouvelle est fort laide et sans intérêt aucun. Les débris
+de l'ancienne sont enfouis au fond d'une gorge encaissée et boisée où le
+roc montre ses flancs âpres à travers le revêtement de la forêt.
+C'est un de ces sites sauvages qu'en de nombreuses localités les gens
+intitulent emphatiquement le _bout du monde_, et qui, comme toutes les
+fins, est l'embranchement d'un monde nouveau. Si la montagne enferme la
+ruine et semble la séparer du reste de la terre, à cent pas au-dessous
+on voit la muraille faire un coude, une verte petite prairie s'ouvrir le
+long du ruisseau, se rétrécir pour s'entr'ouvrir plus loin et déboucher
+dans les larges vallées qui se succèdent et s'étagent jusqu'à la mer.
+L'endroit est frais, austère et riant à la fois.
+
+--On y vivrait, me dit mon ami Talma, le capitaine de vaisseau. C'est
+une retraite, un nid, un asile. J'y passerais volontiers le reste de ma
+vie.
+
+--En famille?
+
+--Non, la famille s'y ennuierait. Je me suppose sans famille, seul au
+monde, las des voyages, revenu de la grande illusion du devoir. Vivre là
+d'étude et de rêverie....
+
+--Oh! très-bien, vous rêvez ici, comme j'ai rêvé partout,
+l'insaisissable chimère du repos?
+
+Mon fils nous apprit qu'un naturaliste avait fait de cette sauvage
+résidence le centre de son activité. M. de Cérisy était un entomologiste
+distingué. Il a vécu et il est mort ici, s'occupant à communiquer au
+monde savant le fruit de ses recherches et de ses explorations. Nous
+voyons encore dans un pavillon, à travers les vitres, une grande
+boîte de toile métallique qui a servi à l'élevage des chenilles ou à
+l'hivernage des chrysalides. Ces bois et ces montagnes ont dû lui donner
+de grandes jouissances et de grands enseignements. Un sentiment de
+respect s'empare de nous, et je ne sais comment je me surprends à penser
+à toi, à ta retraite, à tes courses, à tes occupations, et à me rappeler
+Maurice cherchant partout, il y a une vingtaine d'années, certaine
+phalène blanche que vous avez souvent trouvée depuis, mais que nous
+appelions alors _desideratum Touranginii_.
+
+En ce moment, toute ta vie se présenta devant moi, résumée par une de
+ces rapides opérations de la pensée que les métaphysiciens, lents à
+penser, n'ont jamais su nous apprendre à expliquer et à exprimer en peu
+de mots. Je n'ai donc pas la formule pour dire en trois paroles tout ce
+qui m'apparut en trois secondes, et il me faudrait beaucoup de mots pour
+raconter ce que le souvenir me raconta instantanément. Je te vis
+d'abord adolescent, aussi mince, aussi chevelu, aussi calme que tu l'es
+aujourd'hui, avec de grands yeux clairs et je ne sais quoi d'_ailé_
+dans le regard et dans l'attitude qui te faisait ressembler à un de ces
+oiseaux de rivage, lents et paresseux d'aspect, infatigables en réalité.
+On disait de toi:
+
+--Il est fort délicat. Vivra-t-il? Que fera-t-il? disait ton père.
+
+--Rien et tout, lui répondais-je.
+
+Dans ce temps-là, tu empaillais des oiseaux. C'est tout ce qu'on savait
+de tes occupations, et on admirait ton ouvrage, car ces oiseaux sont les
+seuls que j'aie vus tromper les yeux au point de faire illusion. Ils
+avaient le mouvement, l'attitude vraie, la grâce essentiellement propre
+à leur espèce, outre que tu ne choisissais que des sujets intacts,
+lustrés, frais et en pleine toilette, selon la saison. C'étaient des
+chefs-d'oeuvre.
+
+Tu préparas ensuite des papillons avec une perfection égale, cherchant
+à conserver avec pattes et antennes les plus petits, les plus fragiles,
+les microscopiques enfin, d'où te vint le surnom de _Micro_, dont nous
+n'avons jamais su nous déshabituer.
+
+Un jour, tu t'exerças à dessiner des oiseaux et à peindre des
+lépidoptères: autres merveilles! Tu étais décidément d'une adresse
+inouïe. Étais-tu artiste? étais-tu savant? Tes échantillons furent
+admirés, et, quand ta famille perdit une fortune qui t'eût permis de
+ne faire que ce qui te plaisait, tu entras comme préparateur au Muséum
+d'histoire naturelle sous les auspices de Geoffroy Saint-Hilaire. Il
+nous semblait que tu étais _casé_, comme on dit bourgeoisement, et que,
+ayant la passion exclusive des sciences naturelles, tu arriverais peu à
+peu à pouvoir la satisfaire en dehors d'une étroite spécialité; mais,
+au bout de quelques mois, tu nous revins dégoûté de ces arides
+commencements, affamé d'air rustique et de liberté. Tu étais souffrant.
+Ta soeur, l'être adorablement maternel, te reçut avec joie et ne te
+gronda pas.
+
+Moi, j'étais affligé de ta désertion. L'illustre vieillard m'avait dit:
+
+--Votre jeune frère a le pied à l'étrier. On _arrive_ à tout quand on
+est doué comme lui.
+
+Parlait-il ainsi pour m'être agréable, ou parce qu'il avait senti en toi
+un véritable amant de la nature? Dans ce dernier cas, il a dû comprendre
+ta fuite. _Arriver_, voilà un grand mot, le mot, le but, le charbon
+ardent de la génération actuelle. Il n'a pas touché tes lèvres, tu n'y
+as pas cru, ou tu l'as trop analysé, ce charbon qui souvent n'allume
+rien, ce mot qui résume pour la plupart des hommes, un océan de
+déceptions. Je ne parle pas de ceux qui se croient arrivés quand ils
+sont riches ou influents. L'argent ou l'autorité, c'est le but du
+vulgaire; les esprits plus élevés ou plus aimants rêvent la gloire ou la
+satisfaction intérieure de se rendre utiles, de servir la science, la
+philosophie, le progrès, la patrie.
+
+Une modestie excessive, farouche même, t'a persuadé que tu n'avais rien
+d'utile à communiquer personnellement, et, dédaignant de te résumer, tu
+as tout appris et tout donné, tes collections, tes observations, tes
+découvertes, à quiconque a bien voulu s'en servir. Ta vie s'est écoulée
+dans une sorte de contemplation attentive dont je ne comprends que trop
+les délices, mais que j'eusse voulu, dans ce temps-là, rendre féconde
+chez toi par une manifestation de ta volonté. Tu es resté inébranlable,
+je dirais impassible, si je ne connaissais la solidité de tes muettes
+affections et l'enthousiasme de tes admirations secrètes. Tu avais une
+philosophie pratique mieux formulée en toi-même que je ne le supposais:
+avais-je raison, avais-je tort de la combattre?
+
+Assis un instant pour reprendre haleine sur une pierre du sentier de ce
+_bout du monde_ fictif où s'enferma pour n'en plus sortir M. de Cérisy,
+je me demandais sérieusement si j'étais arrivé moi-même à une limite
+quelconque de mon activité, et si tu n'avais pas été beaucoup plus sage
+que moi en limitant la tienne dès ta jeunesse à l'exercice paisible et
+soutenu de ton intelligence, sans aucun souci de la faire connaître en
+dehors de l'intimité.
+
+Si tu étais égoïste, je n'hésiterais pas à te donner tort. Ma
+raison--jamais mon coeur--t'a quelquefois blâmé. J'ai cru être dans le
+vrai en me persuadant qu'il fallait instruire les autres, et que le
+devoir de quiconque avait un don, grand ou petit, était impérieusement
+tracé: se communiquer à toutes les insultes, se révéler, se donner,
+s'immoler, s'exposer à toutes les injures, à toutes les calomnies, à
+tous les déboires de la notoriété, pour peu que l'on eût à dire, bien ou
+mal, quelque chose de senti, d'expérimenté ou de jugé au fond de soi.
+Si ma nature et mon éducation m'eussent permis d'acquérir la science,
+j'aurais voulu explorer le monde entier en savant et en artiste, deux
+fonctions intellectuelles dont je sentais en moi, je ne dis certes pas
+la puissance, mais l'appétence bien vive et le désir bien ardent. Une
+plus humble destinée m'ayant été faite, j'ai étudié, comme par hasard et
+faute de mieux, les sentiments et les luttes de l'être humain, et peu à
+peu j'ai pris à coeur ce métier des gens qui n'ont pas de métier, et
+que les personnes purement pratiques méprisent profondément ou ne
+comprennent pas du tout.
+
+Engagé dans cette voie, et voyant le temps qu'il faut y consacrer, la
+dépense d'énergie vitale qu'il exige, j'ai pensé que ce n'était pas
+un vain travail, et, poursuivi par un type idéal applicable à l'être
+humain, j'ai cru parfois très-utile de tenter de le dégager de la
+fiction des entrailles de l'humanité présente, qui le porte en elle
+sans y croire, mais qui le fait vibrer et tressaillir par moments en le
+trouvant exprimé dans un livre, dans un tableau, dans un chant, dans une
+oeuvre d'art quelconque.
+
+Je ne me suis pas fait de grandes illusions sur la portée de mon
+travail; mais, s'il a produit peu d'effet, la faute en est à mon peu
+de talent, non à mon but, qui était trop consciencieux pour ne pas me
+paraître sérieux. Ceci donné, je m'abandonnais au hasard de la fantaisie
+pour les sujets, ayant expérimenté que le bien, si bien il y a, me
+venait en dormant et que je ne savais pas composer d'avance. Dans cet
+emploi soutenu de la petite part d'énergie qui m'était dévolue j'ai
+senti pourtant, avec un regret quelquefois bien douloureux, combien sont
+à envier ceux qui, au lieu de produire sans relâche, se sont réservé le
+droit d'acquérir sans cesse: et souvent dans ta modeste fortune, dans
+tes longues claustrations d'hiver, dans tes courses solitaires des beaux
+jours, dans ton état d'absorption par l'examen et l'étude de la nature,
+tu m'as paru le plus sage de nous deux. Tu n'as pas eu besoin d'arriver,
+toi, tu n'es pas parti, et tu es heureux au port que tu n'as pas voulu
+quitter. Moi, j'ai eu les aventures du pigeon de la fable, et je reviens
+toujours vers les miens sans autre joie que celle de les retrouver. Ce
+n'était donc pas la peine de quitter la terre natale, puisque _arriver_,
+pour moi, c'est toujours revenir.
+
+Je ne saurais me plaindre du sort. J'y aurais mauvaise grâce du moment
+que la faculté d'aimer et d'admirer ne s'est point amoindrie en moi dans
+mon combat avec la vie; mais, quand on pense à soi, quand on compare sa
+destinée avec d'autres destinées qui nous intéressent également, on est
+porté--c'est mon travers--à chercher l'idéal de la vie pour tous les
+êtres du présent et de l'avenir. C'est la pente que suivait ma pensée
+pendant que nous revenions à la nouvelle chartreuse.
+
+Et, chemin faisant, nous rencontrâmes un groupe de chartreux qui se
+promenaient: un gros vieux, court, qui s'appuyait sur une canne, cinq
+ou six autres moins frappants de type, et un jeune, grand, brun, d'une
+figure triste et d'une beauté remarquable dans son sévère costume
+de laine blanche, qui semblait fait pour s'harmoniser avec la roche
+calcaire, le sentier poudreux et la pâle verdure des buissons. Dans
+ce pays des styrax et des clématites, ces personnages _tomenteux_[3]
+semblaient un produit du sol.
+
+On nous apprit que le beau chartreux était le héros de mille légendes
+dans la province, qu'un mystère impénétrable enveloppait le roman de sa
+vie, qu'on ne savait ni son vrai nom, ni son pays, que, selon les
+uns, il cachait là le remords d'un crime, et, selon les autres, une
+dramatique histoire d'amour. Nous n'avons pas voulu nous informer
+davantage. Eu égard à sa belle figure, nous lui devons de ne pas
+chercher la prose peut-être fâcheuse de sa vie réelle. Le garde
+forestier qui nous servait de guide nous dit que ces moines étaient
+paisibles et doux, très charitables, et faisaient beaucoup de bien.
+
+[Note 3: On appelle plantes tomenteuses, en botanique, celles qui
+sont couvertes d'une sorte de duvet comme le bouillon blanc.]
+
+Je me demandai quel bien on pouvait faire dans ce désert, à moins de le
+défricher et de le peupler. Pour le dernier point, les chartreux se sont
+mis officiellement hors de cause par leurs voeux, et, quant au premier,
+il est tout à fait illusoire. Les chartreux, devant cultiver eux-mêmes
+le sol qu'ils possèdent, rentrent dans la classe des propriétaires
+associés pour le grand bien de leur immeuble, et encore ne
+présentent-ils pas le modèle d'une bonne association, car la prière, la
+méditation, la pénitence et les offices absorbent la bonne moitié de
+leur existence. On ne fait pas un bien gros travail des bras et de
+l'intelligence quand l'esprit est ainsi plongé, à heures fixes, dans la
+stupeur du mysticisme.
+
+Faire travailler, donner de l'ouvrage aux pauvres, c'est le classique
+devoir des propriétaires dans les pays habités; mais, en Provence, au
+coeur de ces roches revêches, où le petit propriétaire suffit tout au
+plus à sa tâche ingrate, il n'y a pas de bras à employer. Tous les
+travaux du littoral sont faits par des étrangers, et les forêts de
+l'État, qui remplissent les gorges de la montagne, seraient et sont
+probablement plus utiles aux journaliers sans ouvrage que les terres
+arables des chartreux. Si leur établissement emploie quelques pauvres
+diables, c'est parce qu'il ne peut se passer de leur aide. En somme,
+leurs charités, que je ne nie point, seraient tout aussi bien répandues
+par de simples particuliers qui n'auraient pas la tête rasée en couronne
+et porteraient des souliers au lieu de porter des sandales. Le luxe
+archéologique de leur costume peut encore poser pour le peintre; voilà
+tout l'emploi qui lui reste.
+
+En regardant ces beaux figurants s'éloigner et se perdre dans le décor
+de la chartreuse, je me demandai naturellement quel monde, sublime ou
+idiot, celui qui nous avait frappés portait sous ce crâne rasé, exposé
+aux morsures d'un soleil dévorant. Est-il _arrivé_, celui-là? A-t-il
+trouvé dans le cloître une solution à son existence? Poésie féconde ou
+anéantissement stérile, s'il possède l'une ou l'autre, il est entré au
+port; mais qui de nous voudrait l'y suivre? Certes ce lieu-ci est un
+Éden, et l'image divine y est revêtue de sublimité; mais le catholicisme
+n'a-t-il pas rompu avec la nature, et n'est-il pas défendu au mystique
+particulièrement de se plaire à la contemplation des choses extérieures?
+Quel enfer d'ailleurs que la promiscuité du communisme pratiqué dans ce
+sens étroit et sauvage du couvent? Les chartreux ont, il est vrai,
+des habitations séparées, mais qui se touchent en s'alignant dans une
+enceinte rectiligne. Ces petites maisons propres et nues, avec leur ton
+jaune et leur couverture de tuiles roses, ressemblent beaucoup à une
+maison de fous. Il y en a une douzaine, et toutes ne sont pas occupées.
+Je crois bien que le groupe de six ou sept religieux que nous avons
+rencontré compose toute la communauté. J'ignore s'ils observent bien
+strictement la règle austère de saint Bruno, s'ils se dispensent de la
+prison cellulaire, du silence et du salut classique: _Frère, il faut
+mourir!_ Ils ont, ma foi, bien raison, les pauvres hères, et je ne
+les blâme point. Le catholicisme n'a plus rien à faire dans la vie
+cénobitique. Il s'y éteint sans retentissement et sans qu'on l'admire ou
+le plaigne.
+
+Il y aurait pourtant ici, dans ce lieu enchanté, le long de ces eaux
+limpides, au pied de ces roches théâtrales, sous l'ombre fraîche de ces
+beaux arbres, dans ces clairières baignées de soleil où croissent de
+si belles fleurs et de si sveltes graminées, une vie à vivre dans les
+délices de l'étude ou du recueillement. Cette oasis de la Provence
+n'existe pas pour rien, elle n'a pas été créée pour des chartreux, ni
+même pour des entomologistes exclusifs; sa beauté suave appartient au
+peintre, au poëte, au philosophe, à l'érudit, à l'amant et à l'ami,
+tout comme au botaniste et au géologue. Il faudrait être tout cela pour
+habiter ce sanctuaire. Où sont les hommes dignes de s'y réfugier et de
+le posséder avec le respect qu'il inspire? Voilà ce que l'on se demande
+chaque fois que l'on rencontre un vestige du beau primitif, dans des
+conditions de douceur appropriées à l'existence humaine. On pourrait
+vivre ici de chasse et de pêche, de fruits et de légumes; le sol est
+excellent. On n'y serait pas enfermé et séparé du reste des hommes; les
+chemins sont beaux en toute saison, et il faudrait d'ailleurs y vivre en
+famille, car sans famille il n'y a rien à la longue qui vaille sous
+le ciel. Il faudrait aussi y être tous occupés de choses tour à tour
+intellectuelles et pratiques, que le ménage occupât les femmes sans les
+abrutir, et que le travail passionnât les hommes sans les absorber et
+les rendre insociables.
+
+Je rêve ici une abbaye de Thélème avec la grande devise _Fais ce que
+veulx!_ En possession de cette absolue liberté, l'homme rationnel est
+inévitablement porté par sa nature à ne vouloir que le bien. Dès lors je
+peuple cette solitude à ma guise; d'un coup de baguette, ma fantaisie
+fait rentrer sous terre cette ridicule chartreuse avec ses clochetons
+vernis, qui ressemblent à des parapluies fermés, et ces petites maisons,
+qui ressemblent à un hospice d'aliénés. Je restitue à la merveilleuse
+flore de cette région cette partie trop longtemps mutilée de son
+domaine. Je ne vois dans la brume de mon rêve ni château, ni villa, ni
+chalet pour abriter les créatures d'élite que j'évoque. Je ne suis pas
+en peine du détail de leur vie pratique: elles ont l'intelligence et
+le goût, quelques-unes ont probablement le génie. Elles ont su se
+construire des habitations dignes d'elles et les placer de manière à ne
+pas faire tache dans le paysage. Je ne vois pas non plus quel costume
+elles ont revêtu. Il est beau à coup sûr et ne ressemble en rien à
+nos modes extravagantes ou hideuses. Il n'y a point de mode dans ce
+monde-là. Chacun marque ou adoucit son type avec art et discernement;
+tout y est harmonieux d'ensemble et ingénieux de détail comme la nature
+qui l'environne et l'inspire.
+
+La langue que parlent ces êtres libres n'est pas la nôtre; elle est
+débarrassée de ses règles étroites et compliquées. Elle est aussi rapide
+que la pensée; l'emploi du verbe est simplifié, la nuance de l'adjectif
+est enrichie. Il ne faut pas des années, il faut des jours pour
+apprendre cette langue, parce que la logique humaine s'est dégagée, et
+que le langage humain s'en est imprégné naturellement. J'ignore le
+mode d'occupations de mes thélémites. Ils ont trouvé des lumières qui
+simplifient tous nos procédés; mais, quelle que soit leur étude, je les
+vois sinon réunis volontairement à de certaines heures, du moins groupés
+dans les plus beaux sites à certains moments et se communiquant leurs
+idées avec l'expansion fraternelle des sentiments libres. L'art est là
+en pleine expansion, et la nature inspire des chefs-d'oeuvre. Pauline
+Viardot chante au bord du Gapeau avec Rubini, Eugène Delacroix esquisse
+des profils de rochers où son génie évoque le monde fantastique. Nos
+maîtres aimés y conçoivent des livres sublimes; nos chers amis y rêvent
+des bonheurs réalisables, et nous deux, cher Micro, nous y cueillons des
+plantes, tout en mêlant dans notre rêverie ceux qui sont à ceux qui ne
+sont plus et à ceux qui seront!
+
+
+
+
+V
+
+A PROPOS DE BOTANIQUE
+
+
+Juillet 1868.
+
+Puisque ces lettres, toujours commencées avec l'intention d'être
+particulières, ont pris chacune un développement qui me les a fait
+croire propres à être publiées, et puisqu'en leur donnant le titre de
+_Lettres d'un voyageur_, j'ai cru leur conserver le ton de modestie qui
+convient à des impressions toutes personnelles, il est temps peut-être
+que je les accompagne d'un mot de préface et d'explication.
+
+Sommé plusieurs fois, par la bienveillance et par l'hostilité, de
+reprendre ce genre de travail qu'on disait m'avoir réussi jadis dans
+la période de l'émotion, je n'ai cédé, je l'avoue, qu'au besoin de me
+résumer un peu, et je n'ai point du tout cherché à mettre le passé de
+ma vie intellectuelle d'accord avec le présent. J'ignore si, dans
+des régions plus élevées que celle où je promène cette vie un peu
+aventureuse et toujours sincère, les _penseurs_ se croient forcés
+d'expliquer leurs variations. Moi, j'ai la simplicité de regarder les
+miennes comme un progrès, et je n'attache pas assez d'importance à ma
+personnalité pour ne pas lui donner un démenti quand je pense qu'elle
+s'est trompée. Il y a des personnalités susceptibles qui répondent par
+un soufflet à ce démenti: c'est quand la personnalité nouvelle, vendue
+à quelque intérêt humain, s'efforce de renier son passé honnête et
+candide. Ce n'est point ici le cas. Mes défauts ont persisté, mon
+indépendance ne s'est point rangée au joug du convenu, je ne me suis
+pas réconcilié avec ce qui facilite la vie et allège le travail; j'ai
+cherché un chemin, je l'ai trouvé, perdu, retrouvé, et je peux le perdre
+encore. Si cela m'arrive, je le dirai encore, rien ne m'empêchera de le
+dire. La contrée idéale que j'appelais autrefois la verte bohème des
+poëtes s'est semée de plus de fleurs à mes yeux, mais les fleurs
+fantastiques y ont fait de moins fréquentes apparitions. J'ai essayé de
+trouver le vrai de ma fantaisie, le droit légitime de ma protestation.
+
+J'ai peut-être vu peu à peu la destinée humaine avec d'autres yeux, et
+reconnu que, dans la période du doute et du découragement, je voyais
+mal parce que je ne voyais pas assez; mais je crois sentir avec le
+même coeur, penser avec la même liberté. Dès lors je ne crains pas que
+l'ancien _moi_, qu'il s'incline ou non devant le nouveau, lui cherche
+querelle ou lui adresse un reproche.
+
+En 1834, il y a trente-quatre ans, j'écrivais à mon cher Rollinat qui
+n'est plus:
+
+«Eh quoi! ma période de parti pris n'arrivera-t-elle pas? Oh! si j'y
+arrive, vous verrez, mes amis, quels profonds philosophes, quels
+antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche se promèneront à
+travers mes romans. Quelles pesantes dissertations, quels magnifiques
+plaidoyers, quelles superbes condamnations découleront de ma plume!
+Comme je vous demanderai pardon d'avoir été jeune et malheureux! Comme
+je vous prônerai la sainte sagesse des vieillards et les joies calmes
+de l'égoïsme! Que personne ne s'avise plus d'être malheureux dans ce
+temps-là, car aussitôt je me mettrai à l'ouvrage, et je noircirai trois
+mains de papier pour lui prouver qu'il est un sot et un lâche, et que,
+quant à moi, je suis parfaitement heureux[4].»
+
+Aujourd'hui, en 1868, il y a bien un vieux ermite qui se promène à
+travers mes romans; mais il n'a pas de barbe, il n'est pas stoïcien, et
+certes il n'est pas un philosophe bien profond, car c'est moi. Je ne
+sais s'il condamnerait et gourmanderait la jeunesse de son temps, si
+elle était _jeune et malheureuse_; mais, chose étrange, cette jeunesse
+nouvelle rit de tout, elle exorcise le doute au nom de la raison, elle
+ne comprend rien aux souffrances morales que les vieux ont traversées,
+elle s'en moque un peu, et un des plus naïfs; un des plus émus, un des
+plus jeunes de cette époque de refroidissement, c'est encore le vieux
+ermite qui la contemple avec surprise.
+
+Le voyageur d'autrefois l'eût maudite, l'époque où nous voici! Je
+crois bien qu'il n'eût pas résisté aux tentations de suicide qui
+l'assiégeaient. Le vieux voyageur d'aujourd'hui la bénit quand même,
+croyant fermement qu'elle est une transition inévitable, peut-être
+nécessaire, un passage difficile, mais sûr, pour monter plus haut.
+
+[Note 4: _Lettres d'un voyageur_.]
+
+Quant à lui, jusqu'à sa dernière heure, il aura fantaisie de monter.
+Donnez-lui la main, vous qui pensez à peu près comme lui, et vous
+aussi qui pensez tout à fait autrement; ceux qui veulent rester en bas
+crieront après nous tous et nous envelopperont dans le même anathème.
+Que cette persécution nous unisse, car notre but est le même, et, si ce
+n'est la conviction, c'est du moins le sentiment de notre droit qui
+nous rend solidaires. Nous ferons tous effort pour gagner les hauteurs,
+chacun suivant ses moyens et ses procédés, et il est des étapes où nous
+ne pouvons manquer de nous rencontrer, des refuges où nous aurons à
+lutter ensemble contre l'ennemi commun. Monte, jeunesse, monte en riant
+si tu veux, pourvu que tu ne t'arrêtes pas trop sous les arbres du
+chemin, et qu'à l'heure du combat tu saches te défendre!
+
+
+A MAURICE SAND.
+
+
+Nohant, 15 juillet 1868.
+
+Il fait sombre, l'orage s'amasse, et déjà vers l'horizon les hachures de
+la pluie se dessinent en gris de perle sur le gris ardoise du ciel. La
+bourrasque va se déchaîner, les feuilles commencent à frissonner à la
+cime des tilleuls, et la flèche déliée des cèdres oscille, incertaine
+de la direction que le vent va prendre. C'est le moment de rentrer les
+enfants, les petites chaises et les jouets fragiles. L'aînée voudrait
+jouer encore sur la terrasse, elle ne croit pas à la pluie; mais le vent
+vient brusquement gonfler les plis de sa petite jupe, une large goutte
+d'eau tombe sur sa main mignonne. Elle saisit sa chère _Henriette_, la
+poupée favorite, et vient se réfugier dans mon cabinet.
+
+Alors commence un nouveau jeu: le jeu, la fiction, le drame de la pluie.
+L'enfant ouvre une ombrelle et marche effarée par la chambre; elle se
+livre à une pantomime charmante de grâce et de vérité. Elle se courbe
+sous les coups de l'aquilon, elle fuit devant la rivière qui déborde,
+elle avertit _Henriette_ de tous les dangers qui la menacent, elle la
+préserve, elle la pelotonne sous son bras, enfin elle combat la tempête
+avec elle, et, toute souriante et palpitante, m'apporte _son enfant_,
+qu'il me faut essuyer, réchauffer et caresser comme un Moïse sauvé des
+eaux. Cette comparaison, qui ne peut pas être dans son esprit, perce
+aussitôt dans le mien.
+
+La dualité de l'âme éclate dans cette puissance qu'un enfant de trente
+mois possède déjà de dédoubler dans son esprit la réalité et le
+simulacre; mais voici un autre phénomène. J'étais en train d'écrire;
+l'action scénique m'intéresse, je l'observe, j'y prends part. Je
+joue mon rôle dans le drame qu'elle improvise, et, entre chacune des
+répliques que nous échangeons, ma plume reprend sa course sur le papier,
+l'idée que j'exprimais se retrouve dans la case de mon cerveau où je
+l'ai priée d'attendre, mon être intellectuel a suivi l'opération que
+l'enfant a su faire, il s'est dédoublé; il y a en moi deux acteurs,
+l'un qui écrit sa pensée méditée, l'autre qui représente la fille des
+pharaons arrachant aux flots du Nil le berceau d'un pauvre enfant
+nouveau-né. Je ne suis pas moins saisi de la fiction que ne l'est ma
+petite-fille. Je le suis peut-être davantage, car je vois le paysage
+égyptien qui doit servir de cadre à l'épisode. J'aperçois la mère qui se
+cache dans les roseaux, pleine d'angoisse, jusqu'à ce que son fils
+soit recueilli et emmené par la princesse. Le sentiment maternel, plus
+développé en moi, rêve une émotion que je ressens presque...
+
+Et pourtant mon travail, complètement étranger à ce genre d'impressions,
+va son train, et après chaque interruption de mon dialogue avec ta
+fille, dont la grâce me charme et m'occupe, il se trouve suffisamment
+élaboré pour que je le reprenne sans effort et sans hésitation.
+L'habitude de jouer ainsi avec elle, tout en faisant ma tâche
+quotidienne, a sans doute préparé et amené peu à peu ce résultat un peu
+exceptionnel; mais, comme il n'a rien du tout de prodigieux, il me
+donne à réfléchir sur les facultés de notre être intellectuel, et ces
+réflexions, je veux te les résumer à mesure quelles se succèdent et
+se groupent. Aussi bien l'orage redouble, l'enfant s'est endormie;
+voyageurs, nous ne voyageons pas: en ce moment, la nature nous chasse
+de es sanctuaires, la plante gonflée de pluie veut boire à l'aise,
+l'insecte s'est réfugié sous l'épaisse feuillée, le paysage s'est
+rempli de voiles où la couler pâlit et se noie; n'est-ce pas le moment
+d'entreprendre une petite excursion dans le domaine de l'invisible et de
+l'impalpable?
+
+Essayons.
+
+Bien que la botanique, qui me préoccupe cette année par son côté
+philosophique, ne soit pas le sujet direct de cette causerie, c'est
+elle qui m'y a conduit aussi par de longues rêveries sur _l'âme de la
+plante_, et je m'imagine avoir trouvé quelque chose pour ma satisfaction
+personnelle tout au moins. Cela se résume en quelques mots, mais il m'en
+faudra davantage pour y arriver; prends patience.
+
+«Nous avons deux âmes: l'une préposée à l'entretien et à la conservation
+de la vie physique, l'autre au développement de la vie psychique. La
+première, involontaire, impersonnelle, qui tombe sous l'examen et
+l'appréciation de la science physiologique, est, avec plus ou moins
+d'intensité, identique chez tous les hommes. L'autre, dont l'étude est
+du ressort des sciences métaphysiques, c'est le _moi_ personnel, l'homme
+affranchi de la fatalité, le souffle impérissable et mystérieux de la
+vie.»
+
+Ainsi m'enseignait, il y a quelque vingt ans, un ami très-intelligent et
+très-modeste qui n'a jamais fait parler de lui comme philosophe.
+
+Cette définition pouvait être forcée quant à l'expression: il donnait le
+même nom à l'instinct et à la réflexion; mais, dans son langage figuré,
+il résumait peut-être d'une façon pénétrante et saisissante le problème
+de l'humanité. Je n'ai jamais oublié cette formule qui m'a toujours paru
+résoudre admirablement le mystère de nos contradictions antérieures et
+les antinomies sans fin qui divisent les hommes à l'endroit de leurs
+croyances.
+
+Voici ce que je lis dans un livre dernièrement publié:
+
+«Les choses se passent dans l'être humain comme si, à côté du cerveau
+pensant, il y avait d'autres cerveaux pensant à notre insu, et
+commandant à tous les actes ce que j'appelle la vie _spécifique_. Le
+dualisme de l'homme et de l'animal, de l'ange et de la bête, n'est point
+chimère, antithèse, fantaisie. Voici le cerveau, le centre noble, et
+voilà les centres divers de la moelle et du système nerveux sympathique.
+Ici règne la volonté, là l'instinct. Quelle lumière se répand sur la
+vie humaine quand on se met à y démêler l'oeuvre de l'intelligence
+consciente et volontaire, et le travail lent, monotone et fatal
+de l'instinct, caché aux centres nerveux secondaires! Comme l'âme
+proprement dite se trouve parfois devant cette âme-instinct qui ne
+devrait être que servante[5]».
+
+Voilà bien, en somme, la définition de mon vieux philosophe--_sans le
+savoir_: une âme libre, immatérielle, fonctionnant au sommet de l'être;
+une âme esclave, _spécifique_, c'est-à-dire commune à toute l'espèce,
+agissant dans les régions inférieures; ici la moelle épinière
+transmettant ses volitions à l'encéphale, là l'encéphale luttant avec
+la volonté, dont il est le siège, contre les volitions aveugles de
+l'instinct.
+
+De là deux propositions contraires qui contiennent chacune une vérité
+incontestable.
+
+«L'homme est toujours et partout le même, disent les uns: cruel,
+lascif, intempérant, paresseux, égoïste. Les mêmes causes produisent et
+produiront toujours les mêmes effets. L'homme ne progresse point.»
+
+[Note 5: Auguste Laugel, _des Problèmes de l'âme_. Paris, 1868.]
+
+Cette opinion est fondée. Le rôle de l'instinct est fatal et ne s'épuise
+ni dans le temps ni dans l'espace. Vaincu, il n'est pas soumis et ne
+renonce jamais à la lutte.
+
+«L'homme est essentiellement et nécessairement progressif, disent les
+autres. Chaque révolution sociale ou religieuse marque une étape de
+son perfectionnement, chaque effort de son intelligence amène une
+découverte, chaque instant de sa durée est un pas vers le mieux.»
+
+Ceci est tout aussi vrai que l'assertion contraire. Aussitôt que l'on
+prend la peine de distinguer, on se trouve d'accord.
+
+Nous arriverons, je pense, à savoir compter jusqu'à trois, qui est le
+nombre sacré, la clef de l'homme et celle de l'univers, et une bonne
+définition nous fera quelque jour reconnaître en nous, non pas seulement
+deux _âmes_ aux prises l'une contre l'autre, mais trois _âmes_ bien
+distinctes, une pour le domaine de la vie spécifique, une autre pour
+celui de la vie individuelle, une troisième pour celui de la vie
+universelle. Celle-ci, qui tiendra compte du droit inaliénable de la vie
+spécifique, mettra l'accord et l'équilibre entre cette vie diffuse chez
+tous les êtres et la vie personnelle exagérée en chacun. Elle sera te
+vrai lien, la vraie _âme_, la lumière, l'unité.
+
+Chacun de nous, à un degré quelconque, porte en lui cette troisième et
+suprême puissance, puisqu'il l'entrevoit, l'interroge, lui cherche un
+nom, et s'inquiète de son emploi; mais l'éclair a bien des nuages à
+traverser encore, et peut-être faudra-t-il ces crises sociales terribles
+où s'amasse la foudre, pour que l'homme, frappé de la vérité comme d'une
+flèche divine, découvre sa vraie force et remplisse enfin son vrai rôle
+sur la terre.
+
+L'excellent livre que je viens de te citer, et que tu voudras lire, est
+le développement analytique du dualisme où l'homme actuel est encore
+engagé entre ses deux âmes. Le tableau éloquent de cette lutte est
+navrant, mais il aboutit à des espérances d'un ordre supérieur. Il
+est plein d'épouvantes pour la destinée humaine livrée à l'instinct
+spécifique, plein d'enseignements et d'exhortations à l'homme
+individuel, qui est ardemment sollicité de dégager le principe
+impérissable de sa liberté du tourbillon des passions basses ou des
+fantaisies coupables. C'est un livre de morale et de philosophie écrit
+par un savant et un libre penseur, car il nous engage à rejeter ces
+vains termes de spiritualisme et de matérialisme qui nous éloignent de
+la recherche de la vérité. Funeste antagonisme, en effet! Il semble que
+l'humanité se condamne à marcher sur des lignes parallèles sans vouloir
+jamais les faire fléchir pour se rencontrer, et que, de cette stupide
+obstination, les individus se fassent un point d'honneur et un mérite
+personnel. Faudra-t-il en conclure que bien des gens n'auraient rien à
+dire, s'ils ne disaient pas d'injures aux autres?
+
+La critique philosophique, dont le rôle est grand en ce moment-ci, est
+forte quand elle signale l'abus des mots et le vide des formules. C'est
+tout ce qu'elle a pu faire jusqu'à ce jour, et il semble qu'il ne soit
+pas encore de son ressort de chercher une solution. Les ignorants s'en
+impatientent; ils s'imaginent que leur sentiment personnel doit se
+manifester et se concentrer dans quelque aphorisme magique sanctionné
+par l'expérience et la raison. Faites place à ces ardeurs de la pensée,
+hommes de réflexion! elles vous donnent la mesure de nos tendances et
+de nos besoins. Ne les dédaignez pas, elles sont un thermomètre à
+consulter, une face de l'humanité à examiner. La preuve de ce besoin,
+c'est le catholicisme de pur sentiment qui se prêche avec succès
+aujourd'hui dans les salons et les églises, doctrine incapable de lutter
+contre la critique historique et habile à esquiver ses coups, mais forte
+de nos aspirations et adroite pour les accaparer au profit de sa cause.
+Faites-y grande attention, défenseurs de la doctrine expérimentale!
+Trouvez dans vos plus consciencieuses inductions un refuge pour notre
+idéalisme; autrement tous les faibles, tous les indécis, tous les
+illettrés passeront du côté du christianisme moderne, espérant y trouver
+la paix de l'esprit, et l'oubli du devoir de raisonner sa foi.
+
+M. Vacherot, dans un solide et délicat travail récemment publié dans
+la _Revue_, nous trace une esquisse instructive de la situation du
+catholicisme actuel. Malgré son exquise courtoisie pour les lumières de
+la chaire et de la polémique religieuse, il met ces lumières au pied du
+mur, les sommant, le malin qu'il est, d'étudier les textes sacrés, de
+les mettre d'accord et de définir l'orthodoxie. L'Église répond _in
+petto: Non possumus_; mais elle continue à nous parler avec une
+éloquence plus ou moins entraînante (M. Vacherot a un peu exagéré le
+talent de ses adversaires par excès de générosité ou de finesse) des
+points lumineux que cherche à ressaisir l'humanité présente: l'âme
+immortelle, la divinité _personnelle_, l'avenir infini, les cieux
+ouverts, l'idéal en un mot.
+
+Devant une critique et une philosophie qui ne peuvent sauver ouvertement
+ces trésors du naufrage, qui ne pensent pas même devoir trop affirmer
+qu'ils existent, l'Église invoque le sentiment, supérieur selon elle, à
+la raison, et les êtres de sentiment vont à elle.
+
+Mal nécessaire, disent les gens calmes. J'avoue que je ne puis pousser
+jusque-là l'indifférence et la sérénité. Je vois l'âme supérieure
+s'atrophier dans ce divorce avec la logique et retourner à l'enfance de
+l'humanité, enfance sacrée, poétique, respectable en son temps, dans
+son premier développement normal; sénilité puérile et funeste, presque
+honteuse à l'heure que nous marque aujourd'hui l'aiguille du temps.
+
+Eh quoi! nous ne sommes point mûrs pour une croyance qui réponde aux
+besoins de notre libre aspiration sans condamner à mort cet instinct
+spécifique, qui est le code imprescriptible de la nature animée? Et
+même dans le sanctuaire de l'encéphale, dont les opérations sont aussi
+multiples et aussi mystérieuses que la structure anatomique du cerveau
+est compliquée et insaisissable, il nous est impossible de marier la
+lucidité supérieure à la clairvoyance pratique? Nous sommes donc
+des infirmes, des êtres épuisés, à moins que nous ne soyons des
+intelligences qui n'ont encore rien commencé?
+
+Levez-vous donc, éveiller-vous, nobles esprits qui sentez palpiter en
+vous la troisième âme, la grande, la vraie, celle qui n'affirme pas
+timidement l'idéal et qui le prouve par cela même qu'elle le possède,
+qui ne tressaille pas d'effroi devant l'épreuve scientifique parce
+qu'elle sait _a priori_ que cette épreuve sera la sanction de sa foi
+aussitôt qu'elle sera complète et décisive. Cette âme a autre chose à
+faire que de vaincre les révoltes et les tyrannies de l'instinct. Elle
+éclora dans des organisations qui les auront vaincues; mais, sitôt
+qu'elle parlera, elle enseignera rapidement comment il est facile à tous
+de les vaincre. Elle résoudra ce formidable problème qui consterne notre
+élan philosophique vers la beauté morale; elle nous rendra moins sévères
+pour les obstinations de la vie _spécifique_. Ces tyrannies de la chair
+ne sont redoutables que parce que l'âme universelle n'a point clairement
+parlé en nous, et que l'âme personnelle n'a pas d'armes assez bien
+trempées pour le combat. Ces armes de la foi et de la grâce que les
+catholiques se vantent de posséder sont aussi faibles que celles du
+scepticisme, puisque les tentations sont plus âpres à mesure que le
+chrétien devient plus saint et plus mortifié. Ce n'est pas la haine et
+le mépris de la chair qui en imposent à cette sourde-muette que nous
+portons en nous. Ce n'est point assez d'une âme libre de ses propres
+mouvements pour combattre des mouvements qui ne sont pas libres de lui
+obéir. Il faut quelque chose de plus. Il faut l'éclat d'une vérité
+supérieur à toutes les individualités, et supérieure même à leur
+liberté, car toute liberté qui ne se soumet pas à l'évidence devient
+aberration ou tyrannie.
+
+On nous dit que cette vérité de _consentement_, qui est la vraie
+discipline des intelligences, ne peut naître que d'une religion
+théologique ou sociale.
+
+De généreux esprits, prenant un effet pour une cause, ont cru
+l'apercevoir dans des formes sociales à imposer à l'humanité; d'autre
+part, de nobles érudits, épris de leurs sujets d'étude, se persuadent
+encore aujourd'hui que, sans le prestige d'un culte et l'absolu d'un
+dogme, aucune vérité ne peut devenir commune à l'humanité.
+
+A mes yeux, il y a erreur chez les uns comme chez les autres. Si
+l'humanité future confectionne des sociétés et construit des temples,
+l'individu sera libre sous la loi commune, et le mystère sera banni de
+l'autel.
+
+Pour cela, il faut que l'homme _sache_ Dieu et l'humanité. On croit à ce
+que l'on sait. Ouvrez la porte au savoir. Donnez-lui des instruments,
+des laboratoires et la liberté absolue; mais donnez-lui aussi des ailes.
+Apprenez-lui que chaque genre de certitude a son domaine, chaque vérité
+acquise sa case dans l'intelligence, mais qu'il en est une d'un ordre si
+élevé, qu'il faut l'accueillir et la posséder dans la plus haute région
+de l'âme pour qu'elle serve de _criterium_ et de corollaire à toutes les
+autres.
+
+
+18 juillet 1868.
+
+
+.... Tu me demandes ce que j'entends par l'âme _universelle_ de l'homme.
+Mon mot est mauvais, je ne le défends pas. Il faudrait toujours prendre
+les mots pour ce qu'ils valent; ils sont les empreintes du moment qui
+les fait éclore, les symboles qui transmettent à notre esprit nos
+impressions passagères, toujours incomplètes. Peu de mots fixent assez
+une idée pour mériter d'être conservés toute une semaine. Prends le mien
+pour ce que je te le donne, et vois-y l'appel d'une relation à établir
+entre l'âme individuelle et l'âme de l'univers.
+
+Tu vas me demander encore où est l'âme de l'univers, si elle est diffuse
+ou personnelle. Elle est partout selon moi, comme la matière est
+partout; elle est à la fois personnelle et diffuse, elle remplit le fini
+et l'infini. Je ne vois point d'obstacle à cette antithèse, puisque
+l'âme humaine a ces deux attributs bien distincts et cependant
+inséparables. A toute heure, notre esprit, enfermé en apparence dans le
+cercle étroit de nos besoins matériels ou de nos impressions passagères,
+peut s'élancer vers les sphères de l'infini, non pas seulement par la
+rêverie poétique, mais par les calculs précis de la mathématique et les
+certitudes idéales de la géométrie. Supposez que l'univers a une âme
+comme nous, mais une âme aidée de la connaissance d'elle-même, ce qui
+est la connaissance absolue de toutes choses; vous pouvez très-bien lui
+attribuer aussi la volonté de maintenir ses propres lois, puisque cette
+volonté est toujours en nous à un degré quelconque. Je ne vois rien
+là qui dépasse les perceptions de l'esprit humain. Il me semble au
+contraire, que cette vision de l'âme de l'univers nous est nécessaire,
+qu'elle prend sa source dans ce que nous avons de plus clair dans le
+cerveau, la logique, et de plus personnel dans le coeur, la conscience.
+Il nous est impossible d'attacher un sens aux mots de _sagesse_,
+d'_amour_ et de _justice_, qui résument toute la raison d'être et toute
+l'aspiration de notre vie, si nous ne sentons pas planer sur nous une
+idéale atmosphère composée de ces trois éléments abstraits, qui nous
+pénètre et nous anime. Il n'y a pas que l'air qui alimente nos poumons.
+Il y a celui que notre âme respire. Trop subtil pour tomber sous les
+sens, cet air divin a une vertu supérieure à nos volitions animales, il
+les dompte ou les régularise quand nous ne lui fermons pas nos organes
+supérieurs. La chimie ne trouvera jamais ce fluide sacré; raison de
+plus pour que le chimiste ne le nie pas. C'est par d'autres moyens,
+par d'autres méditations, par d'autres expériences, que le vrai
+métaphysicien devra s'en emparer.
+
+Quels peuvent être ces moyens, me diras-tu? Ils sont bien simples et à
+la portée de tous, et même il n'y en a qu'un: passer à l'état de santé
+morale qui seule permet de saisir la véritable notion du divin. Je
+voudrais bien que l'on trouvât à l'âme de l'univers un autre nom que
+celui de _Dieu_, si mal porté depuis le temps des Kabires jusqu'à nos
+jours. J'aimerais encore mieux celui d'homme, _le grand homme_ (comme
+qui dirait la grande personne universelle) de Swedenborg; mais
+qu'importe son nom? Elle en changera longtemps encore avant que nous
+lui-en ayons trouvé un définitif et convenable.
+
+Ce Dieu, puisqu'il faut le désigner par un nom qui est tout aussi
+grossier que sublime, n'a pas seulement mis en nous, à l'heure de
+notre naissance _spécifique_, une parcelle de sa divinité; il nous
+la renouvelle et nous l'augmente quand nous naissons à la vie de
+raisonnement individuel. Il nous la concède réellement quand nous
+surmontons l'instinct aveugle assez pour mériter d'échapper à sa
+tyrannie. Je ne dirai pas avec Laugel qu'il faudra à l'homme de grands
+combats et des sacrifices immenses pour arriver à ce perfectionnement.
+Il les lui faut aujourd'hui parce qu'il doute. Le jour où il croira,
+avec ses _deux âmes_ supérieures, à un idéal bien défini et bien
+évident, l'âme inférieure ne réclamera que la part de satisfaction qui
+lui est due. L'appétit ne sera plus la fureur, la passion ne sera plus
+le crime, la fantaisie ne sera plus le vice. L'âme personnelle, celle
+qui est libre de choisir entre le vrai et le faux, recevra--de l'âme
+vouée au culte de l'_universel_--une lumière assez frappante pour ne
+plus hésiter à la suivre. Le mal a déjà beaucoup diminué à mesure qu'a
+diminué l'ignorance, qui peut le nier? Il disparaîtra progressivement à
+mesure que rayonnera l'astre intellectuel voilé en nous.
+
+On opposera à cette espérance, je le sais, la brutalité de la nature,
+le déchaînement aveugle des désastres extérieurs ruinant à tout instant
+l'oeuvre du travail de l'homme, la férocité des animaux qui lui ont fait
+si longtemps une guerre sérieuse, le déchaînement des cyclones, les
+tremblements de terre, les épidémies foudroyantes, les maladies
+incurables, toutes les puissances ennemies que nous ne savons point
+encore conjurer ou éviter. Mais l'âme de l'univers a aussi sa dualité
+pour ne pas dire sa trinalité. Elle a, comme l'homme, une âme
+spécifique, instinctive, fatale, que l'âme libre et personnelle combat,
+et que l'âme universelle domine. L'âme spécifique, qui agit aveuglément
+dans tout être, peut-être dans toute chose, pousse sans cesse l'univers
+matériel vers le trop plein et le trop vivant. De cet excès naissent
+les éclatements, le vase trop rempli se brise, la force trop accumulée
+déchire ses enveloppes et se détruit elle-même en s'épanchant au dehors.
+Une montagne, une contrée, un monde, peuvent tomber en ruine sous les
+coups de l'agent indompté. L'âme céleste et personnelle de ce monde
+n'est pas détruite pour cela; elle va rejoindre le foyer de la vie
+céleste irréductible, et, dans ce foyer de l'infini psychique, elle
+se retrempe à la vie universelle, qui s'aperçoit peu des désastres
+partiels, ou qui s'en sert avec discernement pour reconstruire des
+mondes mieux équilibrés.
+
+Mais les victimes, les millions d'individus plus ou moins intelligents
+que frappe un grand cataclysme, les compterons-nous pour rien? Si
+nous croyons que quatre-vingts ou cent ans d'existence sont toute
+l'aspiration, toute la conquête, toute la destinée de l'homme, ou que,
+surpris par la mort violente en état de péché, il ait une éternité
+d'inénarrable souffrance à endurer au sortir de la vie, certes Dieu est
+injuste, l'âme universelle est idiote et méchante, ou, pour mieux dire,
+elle n'existe pas. Nous sommes des chiffres,... pas même! des accidents
+qui ne comptent point.
+
+Ceux que domine l'âme spécifique sont bien libres de le croire, mais ils
+ne peuvent forcer ceux qui pensent à partager leur découragement. Sur
+quelque raisonnement que s'appuie la négation du _moi_ éternel, il ne
+dépend pas de nous de nous sentir persuadés. A mesure que nos instincts
+se règlent et s'harmonisent doucement avec les instincts supérieurs,
+nous entrons dans une lucidité de l'esprit qui est l'état normal auquel
+l'homme doit parvenir.
+
+
+19 juillet.
+
+
+Te définirai-je l'état de santé morale, l'idéal tel que je l'entends? Il
+est relatif et se moule forcément sur la vertu la plus pure et la raison
+la plus haute qu'un homme puisse atteindre dans le temps et le milieu
+où il existe.--Tel saint très-respectable et très-sincère des anciennes
+religions ne serait plus aujourd'hui qu'un fou. Le cénobitisme serait
+l'égoïsme, la paresse, la lâcheté. Nous savons que la vie complète est
+un devoir, qu'on ne peut pas rompre avec l'instinct normal de la vie
+spécifique sans rompre avec les lois les plus élémentaires de la vie, et
+que l'infraction à une loi de l'univers est une sorte d'impiété toujours
+punie par le désordre des facultés supérieures. La mortification de la
+chair, par le célibat, le jeûne et les flagellations, était grossière et
+charnelle en ce sens qu'elle ne servait qu'à ranimer ses révoltes. En
+lui imposant des sacrifices, l'esprit tranquille et fort la mortifie
+surabondamment.
+
+Mais les appétits déréglés, vicieux, immondes, sont-ils donc une loi de
+l'espèce? Si certains animaux, en se rapprochant de la forme humaine et
+du développement de l'encéphale, nous offrent le repoussant spectacle
+de la lubricité, de la cruauté, de la gourmandise; si l'homme sauvage
+lui-même, aux prises avec l'animalité, s'imprègne des instincts de la
+brute, résulte-il de cette confusion de limites entre l'homme et le
+singe que l'instinct humain ne soit pas modifiable? Il l'est à un point
+qui frappe de surprise et d'admiration, quand on ne voit que la surface
+des moeurs civilisées. Le respect d'une convention qui prend sa source
+dans le respect de soi et des autres est une victoire bien signalée de
+la volonté sur l'instinct.
+
+Si c'est peu que cette décence extérieure qui, sous le nom de
+savoir-vivre, voile des abîmes de corruption, c'est déjà quelque chose.
+La sainteté pourrait consister dès aujourd'hui à identifier la vie
+secrète et cachée à ces apparences de pudeur, de bonté, d'hospitalité,
+de raison, qui sont le code de la bonne compagnie. Pourquoi non? Où
+est l'obstacle? Pourquoi toute parole aimable ne serait-elle pas
+l'expression d'une âme aimante? Pourquoi toute allure de pudeur ne
+serait-elle pas la manifestation d'une conscience épurée? Pourquoi
+tout simulacre d'obligeance ne prendrait-il pas sa source dans la joie
+d'assister son semblable? Pourquoi toute discussion de l'intelligence ne
+reposerait-elle pas avant tout sur le désir de s'instruire?
+
+Avoue que, si nous arrivions à marier la politesse parfaite à une
+parfaite sincérité, nous serions déjà, sans sortir de nos lois et de nos
+usages, montés à un degré supérieur d'excellence et de joie intérieure.
+
+La joie intérieure, voilà un grand mot! C'est le premier des biens,
+parce qu'il est le seul qui nous appartienne réellement. Je ne vois pas
+que beaucoup de gens s'en préoccupent et le cherchent. La masse court
+aux satisfactions de l'instinct: les vicieux s'efforcent d'exaspérer
+leurs appétits pour mieux sentir l'intensité de la vie animale; les
+ambitieux se vouent à une anxiété incessante qui bannit la joie du
+sanctuaire de leur âme; des esprits plus élevés se vouent à des études
+dont le but défini n'est souvent que la satisfaction d'une curiosité
+spéciale; les coeurs passionnés cherchent leur ivresse et leur expansion
+dans l'amour, sans songer à en faire quelque chose de plus noble que
+la volonté d'amasser deux orages et de choquer douloureusement deux
+courants électriques. Où sont les hommes qui cherchent sincèrement à
+se rendre meilleurs sans prétendre à un paradis fait à leur guise, en
+acceptant dans l'avenir éternel toutes les éventualités, toutes les
+fonctions, toutes les épreuves, quelles qu'elles soient, que l'inconnu
+nous réserve? Cette résignation, non mystique ni fanatique, mais
+confiante et digne, serait déjà un pas vers la sainteté.
+
+Quelle difficulté insurmontable éprouvons-nous donc à nous placer ainsi
+dans le sentiment de l'infini avec une bravoure calme et un modeste
+sentiment de nos forces? Où serait la vanité de travailler le _moi_
+comme un lapidaire taille et polit une pierre précieuse? La vertu peut
+avoir aussi son instinct pour ainsi dire _spécifique_, son besoin ardent
+et soutenu d'élever dans l'individu le niveau intellectuel de la race.
+Pour peu que l'on s'y essaie, on découvre en soi une docilité que l'on
+ne se connaissait pas, de même que l'esprit généreux qui entreprend un
+grand et noble travail est tout surpris de sentir en lui un nouveau
+lui-même qui s'éveille, se révèle et semble dicter ses lois à l'ancien.
+C'est la troisième âme, c'est ce que les artistes inspirés appellent
+l'_autre_, celle qui chante quand le compositeur écoute et qui vibre
+quand le virtuose improvise. C'est celle qui jette brûlante sur la toile
+du maître l'impression qu'il a cru recevoir froidement. C'est celle qui
+pense quand la main écrit et qui fait quelquefois qu'on exprime _au
+delà_ de ce que l'on songeait à exprimer. Enfin c'est elle qui n'ergote
+pas, qui n'a plus besoin de raisonner, mais qui peut et qui veut; elle
+est là, agissante à notre insu le plus souvent, cherchant à nous élever
+vers le foyer de la science infinie; mais nous ne la connaissons pas,
+nous avons peur d'elle. Nous croyons qu'elle usera trop vite les
+ressorts de notre frêle machine. L'instinct de la conservation nous
+empêche de la suivre sur les cimes. C'est une peur lâche, résultat de
+notre ignorance, car c'est elle qui est la vie irréductible, et, si son
+embrassement nous donnait la mort, ce serait une mort bien douce, bien
+enviable et bien féconde, le réveil dans la lumière!
+
+Mais ne nous livrons pas trop à l'enthousiasme sans contrôle. N'oublions
+pas qu'il s'agit de rendre la vérité accessible même aux esprits froids,
+pourvu qu'ils soient épris de la vérité.
+
+L'analyse complète de l'homme, _âmes et corps_, nous conduirait
+certainement à une notion complète de la Divinité, _corps et âmes_.--En
+distinguant en nous trois étages de facultés, nous nous rendrions compte
+des trois étages de puissance de la vie universelle. Nous ne sortirons
+d'aucun problème par la notion de dualité, puisque toute dualité
+représente deux contraires. Ce que je dis là est aussi vieux que le
+monde pensant. C'est l'éternel symbole. D'où vient qu'il n'a reçu aucune
+application scientifique qui puisse se traduire en philosophie certaine
+pour les lois de la vie morale et les actes de la vie pratique? Les
+explications des trinités théologiques sont des figures confuses mal
+comprises ou mal définies par les hommes du passé. La définition que je
+te propose ne vaut peut-être pas mieux. La technologie vulgaire, dont
+il n'est pas permis à mon humilité de se dégager, est encore
+très-insuffisante pour résumer une vision plus ou moins nouvelle du
+vieux thème de l'humanité. A des conceptions vraiment neuves il faudra
+certes un langage nouveau.
+
+Mais, quelque mal exprimée que soit ma définition, elle ne m'apparaît
+pas comme un vain songe que le réveil dissipe. J'ai besoin d'un Dieu,
+non pour satisfaire mon égoïsme ou consoler ma faiblesse, mais pour
+croire à l'humanité dépositaire d'un feu sacré plus pur que celui auquel
+elle se chauffe. Jamais on ne me fera comprendre que le cruel, l'injuste
+et le farouche soient des lois sans cause, sans but et sans correctif
+dans l'univers. La compensation que le malheureux demande à Dieu dans
+une vie meilleure est une réclamation toute personnelle que Dieu
+pourrait fort bien ne pas écouter, si elle n'était le cri énergique
+et déchirant de l'humanité entière. Nulle théorie sérieuse n'a encore
+présenté le sentiment et le besoin de la justice comme une illusion. Le
+moment où l'homme renoncerait à posséder cet idéal marquerait la fin de
+sa race et le ferait redescendre à l'animalité, dont il est peut-être
+issu. S'il existe une doctrine qui envisage ce résultat comme digne
+d'être poursuivi, je lui refuse tout au moins d'avoir pour guide la
+_raison_, puissance si hautement invoquée par les sceptiques.
+
+Non, il n'y a pas de raison véritable sans sagesse; c'est par la sagesse
+seule que la raison, s'élevant à l'état de vertu, devient respectable.
+La sagesse entraîne et réclame impérieusement la justice, et, s'il n'y a
+ni justice ni sagesse dans l'âme de l'univers, il n'y en a jamais eu, il
+n'y en aura jamais dans celle de l'homme. Que devient la morale,
+devant laquelle pourtant toutes les écoles s'inclinent et toutes les
+discussions cessent, si l'homme ne peut puiser à une source certaine les
+premières conditions de la moralité?
+
+Il existe donc dans l'univers une pensée souveraine faite de lumière et
+d'équité. Si les faits extérieurs simulent de temps à autre, par des
+désastres partiels, l'indifférence d'un destin inexorable, ne nous
+arrêtons pas à ces apparences indignes de troubler une philosophie
+sérieuse. Il est bien certain que la plupart des maux inhérents à notre
+espèce, maladies, passions, guerres, égarements, sont notre propre
+ouvrage, c'est-à-dire le résultat de l'élan déréglé ou de l'aveugle
+inertie de l'âme spécifique. Cette âme impersonnelle, ce moteur aveugle
+que les uns respectent trop, que les autres ne respectent pas assez,
+est chez nous un agent de destruction tout aussi bien qu'un agent de
+conservation. Chose frappante, et qui témoigne de la nécessité de la
+troisième âme, l'instinct de l'homme est inférieur à celui des animaux.
+Les animaux ont le discernement des aliments salutaires ou nuisibles, la
+prévision jamais en défaut des besoins de la vie et des influences de
+l'atmosphère pour eux et pour leur progéniture. Aucun vice particulier,
+aucun excès de nourriture, aucune ivresse d'amour ne fait oublier à une
+pauvre petite femelle de papillon qui va mourir après sa ponte de se
+dépouiller le ventre de son duvet pour envelopper et tenir chaudement
+ses oeufs destinés à passer l'hiver avant d'éclore. Il semble, devant
+une multitude de faits observés, que l'animal ait deux âmes aussi,
+l'instinctive et celle qui raisonne. Peut-être devrait-on oser
+l'affirmer, puisqu'à toute heure la prévoyance, le dévouement, le
+discernement et la modération de la bête semblent faire la critique
+de nos aveuglements et de nos excès. Avec l'hypothèse des trois âmes,
+l'animal, doué des deux premières, s'explique et cesse d'être un
+problème insoluble. La troisième âme complète l'homme: «Il n'est, a dit
+Pascal, ni ange ni bête.» Pascal est resté garrotté ici par la notion de
+dualité. L'homme est bête, homme et ange. .
+
+_La plante, placée à l'étage inférieur, a sans doute l'âme inconsciente,
+spécifique._ Ainsi seraient expliqués les deux royaumes de la vie,
+improprement nommés règnes de la nature.
+
+L'homme a donc à se préoccuper des trois supports de son existence
+normale, dirai-je latente? Non, le monde caché s'ouvre peu à peu et
+beaucoup ont pénétré dans la troisième sphère, croyant n'être que dans
+la seconde.
+
+L'homme, parvenu à l'apogée de ses facultés, saura conjurer les fléaux
+matériels. Quand il accuse l'âme de l'univers de frapper son âme par
+le déchirement des morts prématurées, c'est lui-même, c'est son espèce
+qu'il devrait accuser de paresse et d'ignorance. Loin de se décourager
+d'invoquer la grande âme, il devrait s'élever de plus en plus vers elle
+pour sortir des ténèbres. En l'interrogeant dans la portion de lui-même
+qu'elle habite plus spécialement, il trouverait une réponse nette qui
+serait le remède à sa douleur. Cette réponse que l'on traite de vague
+espérance, c'est la perpétuité du _moi_, qui ordonne d'entrevoir une
+meilleure existence pour les chers innocents que nous pleurons. Nous le
+connaissons, nous l'avons bu ensemble, ce calice, le plus amer qui soit
+versé dans la vie de famille. J'ose dire que la douleur de l'aïeule, qui
+sent dans ses entrailles et dans sa pensée la douleur du fils et de la
+fille en même temps que la sienne propre, est la plus cruelle épreuve de
+son existence. La blessure faite à l'instinct et à la réflexion ne se
+ferme pas. C'est alors qu'il faut monter au sanctuaire de la croyance
+qui est celui de la raison supérieure; c'est alors qu'il faut soumettre
+les notions de justice personnelle aux notions de justice universelle.
+Si Dieu a pris cette âme qui était le plus pur de nous-mêmes, c'est
+qu'il la voulait heureuse, disent les chrétiens. Disons mieux, Dieu n'a
+pas pris cette âme: c'est notre science humaine, c'est notre puissance
+spécifique qui n'ont pas su la retenir; mais Dieu l'a reçue, elle est
+aussi bien sauvée et vivante dans son sein, cette petite parcelle de sa
+divinité, que l'âme plus complexe d'un monde qui se brise. Elle n'y est
+pas perdue et diffuse dans le grand tout, elle a revêtu les insignes de
+la vie, d'une vie supérieure immanquablement; elle respire, elle agit,
+elle aime, elle se souvient!
+
+Dans le refuge de la seconde âme, celle qui résonne et choisit, nous
+trouvons encore des éléments de force et de guérison relative; celle-ci,
+c'est l'âme sociale où le sentiment parle au sentiment. Il nous reste
+toujours, si nous sommes dans le juste et l'humain, quelqu'un à chérir
+sur la terre. A la consolation de cet être, n'y en eût-il qu'un seul,
+nous devons notre courage, et, si nous ne le devons à aucun individu, si
+nous sommes sans famille et séparés de nos amis, nous le devons à tous
+nos semblables, l'idée de solidarité et de fraternité étant commune à
+l'âme sociale et à l'âme métaphysique.
+
+Mais voici l'aube! Pendant que je te résume l'objet, assez flottant
+jusqu'ici, de quelques-uns de nos entretiens, tu poursuis avec une
+énergie soutenue des études spéciales, où ta pensée rencontre souvent la
+préoccupation de ce _moi_ divin interrogeant les mystérieuses fonctions
+de la vie instinctive. Je vais aller éteindre ta lampe, à moins que
+je n'aille avec toi voir coucher les étoiles rouges et bleues dans la
+pâleur de l'horizon. Les oiseaux ne chantent pas encore, nos enfants
+dorment. Leur adorable mère s'est retirée de bonne heure, s'arrachant
+avec courage aux enjouements de la veillée, pour assister au réveil de
+ses petits anges. Un silence solennel plane sur cette chaude nuit. La
+matière repose, et pourtant ton chien rêve de chasse ou de combats. La
+_plusie_ argentée voltige autour des fenêtres d'où s'échappe un rayon
+de lumière. La chouette, qui semble portée par l'air immobile et muet,
+glisse discrètement sous les branches. Tout un monde nyctalope s'agite
+autour de nous sans bruit. Nous éprouvons la sensation d'un bien-être
+diffus dans toute la nature estivale.... Est-ce l'âme spécifique qui
+répercute seule en nous ce mélange de calme suprême et d'activité
+mystérieuse répandus dans les dernières ombres? Il y a quelque chose de
+plus; notre âme personnelle observe et compare, notre âme divine perçoit
+et savoure.
+
+Bonsoir, je veux dire bonjour, car un rayon rose monte là-bas derrière
+les vieux noyers. Endormons-nous comme nous nous réveillerons, en nous
+aimant!
+
+22 juillet.
+
+Tu n'en as pas assez? tu veux un résumé de cette doctrine? Oh! je ne
+donne pas ce titre pompeux à ma notion personnelle de l'univers, toute
+notion de ce genre est trop forcément incomplète pour s'affirmer comme
+une découverte; c'est un essai de méthode, et rien de plus. L'homme
+n'en est pas encore à posséder autre chose qu'un instrument de travail
+intellectuel que chacun tâche d'adapter à son cerveau, comme l'ouvrier
+mécontent des instruments imparfaits qu'il trouve dans le commerce
+cherche à s'en fabriquer un qui réponde à la conformation de sa main. Il
+y a une vérité d'ensemble, corollaire de toutes les vérités de détail.
+Personne ne peut nier cette proposition sans une défiance qui va
+jusqu'au mépris de la vérité.
+
+Pour parvenir à la possession de cette vérité suprême, l'homme doit
+s'exciter, se perfectionner, se rendre apte à la saisir et à l'élucider;
+c'est toute une éducation qu'il doit acquérir et s'imposer à travers
+des angoisses et des difficultés qui exerceront et décupleront sa force
+morale. La plupart des méthodes qu'il a inventées sont restées sans
+résultat général, et les plus belles, les plus ingénieuses, n'ont
+pas toujours été les plus efficaces; elles n'ont pas réussi à élever
+l'esprit humain plus haut que l'antithèse, qui est une impasse.
+
+En cherchant Dieu dans l'univers, l'homme n'a pu que le chercher en
+lui-même, c'est-à-dire en se servant de l'induction personnelle et
+directe. Le premier sauvage qui a invoqué une puissance supérieure à la
+nature ennemie s'est dit: «Je suis trop faible; appelons un être fort
+dans la nuée et dans la foudre pour éclater sur les obstacles de ma
+vie.» De là le sentiment de la toute-puissance.
+
+Le premier croyant qui a constaté l'insuffisance des sacrifices s'est
+dit qu'il fallait persuader ce Dieu qui ne se laissait point acheter
+par des offrandes. Il a cherché dans son coeur la fibre tendre et
+suppliante, et il s'est dit, en se sentant adouci, que son Dieu devait
+être bon.
+
+Le premier philosophe qui a contemplé ou subi l'injustice du destin
+s'est dit à son tour qu'il devait y avoir dans la pensée divine, dans
+l'âme de l'univers, quelque refuge contre cette injustice. En se sentant
+pénétré d'horreur pour l'injuste, il s'est senti juste, et aussitôt il
+a attribué à son Dieu une justice si exacte et si étendue, que les maux
+soufferts en cette vie devaient se convertir dans sa main en bienfaits
+éternels.
+
+Trouvera-t-on un autre procédé que ces moyens naïfs d'apercevoir la
+Divinité? Est-ce la science qui remplacera le sens humain? Mais la
+science n'est elle-même qu'une méthode humaine pour chercher la vérité
+extra-humaine; ce sont nos sciences exactes qui ont mesuré l'espace
+et conçu l'infini. Ce sont nos sciences naturelles qui ont classé
+méthodiquement les oeuvres de la nature.
+
+Il s'est trouvé que l'univers donnait pleine confirmation aux sciences
+exactes, et que la nature terrestre pouvait se prêter au classement,
+Donc, le vrai est au delà de l'homme, mais ne peut être prouvé à l'homme
+que par l'homme. Ceux qui font intervenir le miracle, l'interversion des
+lois naturelles pour faire apparaître Dieu au sommet de leur extase,
+ne peuvent plus être traités sérieusement. Il faut que l'homme trouve
+lui-même son Dieu par les moyens qui lui sont propres et qui lui ont
+fait trouver tout ce qu'il possède de vrai. Toute conception d'une
+abstraction parfaite a son siége dans notre intelligence et sa raison
+d'être dans notre coeur.
+
+Pour percevoir l'idéal en dehors de soi, il faut donc le percevoir en
+soi. Pour connaître Dieu, l'homme doit se connaître, et mon avis est
+qu'il ne l'ignore que parce qu'il s'ignore lui-même.
+
+Certaines études ont conduit tristement quelques-uns à ne reconnaître
+en nous que l'âme spécifique, la plupart des autres ont confondu cette
+première région de la vie commune à l'espèce avec la seconde, siége de
+la vie individuelle. Ce mélange de liberté et de fatalité n'a pu trouver
+de solution pratique, puisque la discussion continue sous tous les noms
+et sous toutes les formes. Le christianisme a dû expliquer le mal par
+l'intervention du diable, et il y a encore des gens qui croient au
+diable, la logique de leur croyance exigeant cette bizarre hypothèse.
+
+Pourtant on s'est généralement arrêté à la notion d'une vie instinctive
+et d'une vie intellectuelle, et on a fait procéder nos contradictions
+intérieures du combat sans issue de ces deux natures. La notion
+de l'univers, moulée sur cette notion de nous-mêmes, est restée
+problématique, et confond encore de très-grands esprits qui ne
+s'expliquent ni son ordre admirable, ni ses désordres effrayants.
+
+Ne pas consentir à ce que l'univers soit ce qu'il est, c'est ne pas
+consentir à être ce que nous sommes, et le considérer comme une énigme,
+c'est se résoudre à ne jamais déchiffrer celle de notre propre vie.
+Pouvons-nous nous arrêter là? Pour ma part, je le voudrais en vain.
+
+J'appelle donc à notre aide une méthode qui fasse entrer l'homme dans la
+notion de _trinalité_, applicable à l'univers et à lui. Je crois que ce
+n'est certes point assez pour clore la série de nos études. Le vieux
+monde a trouvé, dans les profondeurs de sa métaphysique mystérieuse,
+ce nombre trois, qui n'est pas dépassé, puisqu'il n'est pas encore
+généralement admis. Nos efforts actuels devraient tendre à le faire
+comprendre et accepter en attendant mieux. Ce serait un grand pas de
+fait.
+
+Je sais fort bien qu'aucune méthode ne peut répondre sans réplique à
+toutes les questions que l'homme se pose. La plus grave est celle-ci:
+
+Pourquoi Dieu, qui pouvait tout, n'a-t-il pas tout réglé en vue d'un
+idéal auquel l'homme peut arriver d'emblée sans passer par l'âge de
+barbarie, et pourquoi cet âge d'ignorance et de bestialité a-t-il encore
+tant d'âmes soumises à son empire, même au sein de la civilisation
+raffinée de notre temps? Il ne tenait qu'au _Créateur_ de nous faire
+plus éducables et de nous initier plus promptement à l'intelligence de
+sa loi.
+
+S'il y a un Dieu antérieur à la création, et qu'elle soit son ouvrage,
+si l'univers a eu un commencement, si une âme magique a soufflé sur la
+matière inerte à un moment donné pour la faire tressaillir et penser,
+enfin si le Dieu que l'humanité doit admettre est celui des antiques
+théodicées, ces questions resteront à jamais sans réponse.
+
+Mais si, écartant ces poëmes symboliques, nous nous contentons de
+comprendre l'âme de l'univers par l'induction rigoureuse, qui est le
+seul rapport possible entre elle et nous, nous sommes forcés de croire
+qu'il y a un créateur perpétuel sans commencement ni fin dans une
+création éternelle et infinie. Si l'univers a commencé, Dieu a commencé
+aussi; c'est ce que n'admet aucune métaphysique, aucune philosophie.
+
+L'univers avec ses lois immuables existe par lui-même, il est Dieu, et
+Dieu est universel. Dieu est un corps et des âmes. Il faudrait peut-être
+dire que dans son unité il a des corps et des âmes à l'infini, car,
+dans le fini où nous rampons, nous ignorons le chiffre de nos organes
+matériels et intellectuels. «Quel oeil, quel microscope est jamais
+descendu dans les profonds abîmes du monde cérébral? Dans ce petit
+espace remuent des systèmes plus complexes que les systèmes célestes,
+des constellations organiques plus étonnantes que celles qui parsèment
+l'infini. Une force unique détermine les formes et les mouvements des
+grands corps qui courent dans l'espace; mais ici sont enfermées des
+forces sans nombre comme en champ clos, elles s'y marient, s'y épousent,
+s'y fécondent, s'y métamorphosent sans relâche....
+
+»L'oeuvre de l'anatomie, toute descriptive, est jusqu'ici demeurée
+stérile. Elle peint des tissus, des éléments anatomiques, elle ignore la
+dynamique de ces petits édifices moléculaires. Elle reste en face de ces
+amas cellulaires comme un oeil ignorant en face des désordres lumineux
+du ciel. Elle connaît les caractères d'un livre, elle ignore le sens des
+mots[6].»
+
+[Note 6: Laugel, _Problèmes de l'âme_.]
+
+Vous qui proclamez la méthode exclusivement expérimentale, il ne
+faudrait peut-être pas tant affirmer qu'elle suffit. Jusqu'à ce jour,
+elle ne suffit pas, elle ne sait pas, elle n'a pas trouvé. Tout comme
+les études psychiques, vos études ont encore besoin d'un peu de
+modestie.
+
+Il existe un très-beau livre, très-peu connu, de notre digne ami M.
+Léon Brothier[7], qui répond à bien des propositions et résout bien
+des doutes. Il t'a semblé ardu, et pourtant il est charmant dans sa
+profondeur, et l'on y sent la bonhomie de la Fontaine, pour ne pas dire
+celle de Leibnitz. Il conclut en d'autres termes, tantôt plus savants,
+tantôt plus aimables que ceux que j'emploie ici, à la nécessité d'une
+triple vue sur le monde des faits et des idées. Je ne suis pas de
+force à proclamer qu'il ne se trompe en rien, que, après l'avoir lu
+attentivement, je pense par lui et avec lui sur toute chose. Je ne sais,
+mais il m'a puissamment aidé à me dégager de la notion de dualité
+qui nous étouffe, et j'ose dire que cette notion ne résiste pas à sa
+critique.
+
+[Note 7: _Ébauche d'un glossaire du langage philosophique_. Paris,
+1853.]
+
+Avant lui, les travaux de Pierre Leroux, de Jean Reynaud et de son école
+avaient porté de grands coups aux vieilles méthodes de l'antithèse,
+beaucoup d'autres nobles esprits ont cherché à traduire les
+trois personnes divines de la théologie par des notions vraiment
+philosophiques. Moi, je demande, je cherche une explication plus facile
+à vulgariser, et surtout l'abandon de cette vision trinitaire céleste
+qui supprime le corps et ne peut pas supprimer Satan. Je ne peux pas me
+représenter un Dieu hors du monde, hors de la matière, hors de la vie.
+
+Les attributs appréciables de la Divinité, que, par un grand progrès,
+nous pourrions classer en trois ordres principaux, n'ont pas de limites
+appréciables à l'esprit humain, puisque l'esprit humain ne sait pas
+encore la limite de ses propres facultés et s'obstine à ne s'en
+attribuer que deux, privées de régulateur et de lien.
+
+Ne va pas croire qu'en donnant le nom de _troisième_ âme, d'âme
+supérieure en contact avec l'universel, au troisième ordre encore peu
+défini de nos facultés vitales, je sois tenté de croire cette âme
+impersonnelle et de l'abîmer en Dieu. Je n'en suis pas là; je pense avec
+nos ancêtres de la Gaule que l'homme ne pénétrera jamais dans _Ceugant_,
+et je ne les suis pas dans cette notion que Dieu lui-même puisse habiter
+l'_absolu_ du druidisme. La fin d'un monde ne me surprend pas, mais
+la fin de l'univers n'entre pas dans ma tête. L'existence diffuse,
+la disparition du moi, l'extinction de la personne, me paraissent
+l'écroulement de la Divinité elle-même.
+
+Mais voici l'heure du bain. Là-bas, sous les trembles, gronde une petite
+cascade de diamants qui nous appelle, et qui s'épanche en fuyant dans
+l'allée de verdure, sous les gros arbres penchés en forme de ponts, sous
+les guirlandes de houblon et de rosiers sauvages. Il y a là de petits
+jardins naturels que le courant baigne et qu'un furtif rayon de soleil
+caresse; il y a des îles de salicaires et de spirées, des rivages de
+scutellaires et des presqu'îles d'épilobes. Une délicieuse fraîcheur
+nous attend dans cette oasis, ta fille y baigne ses poupées, et la
+vieille laveuse qui tord et bat son linge au bas de l'écluse s'arrête
+et sourit en voyant cette enfance et cette joie. Tout est salubre et
+charmant dans ce petit coin où j'ai rêvé autrefois d'une _fadette_
+et d'un _champi_. Couché dans l'eau et à demi assoupi sous l'ombre
+charmeresse, j'ai senti cent fois mon âme instinctive se mettre en
+parfait accord avec mon âme réflective, pour savourer et pour rêver.
+L'instinct _thermique_ a son siége dans une de nos _âmes_, à ce que
+disent les physiologistes. Je ne vois point que ces instincts de la vie
+impersonnelle soient aussi impersonnels qu'on le dit. Ils produisent des
+effets très-divers selon les individus, et, loin d'être toujours
+les ennemis de l'âme personnelle, ils lui procurent souvent, par la
+sympathie nerveuse qui unit leurs foyers, un état de santé morale que
+l'esprit isolé de la matière ne trouverait pas.
+
+Il y aurait bien des choses encore à dire sur cette âme inférieure,
+véritable soutien d'une vie normale, fléau d'une vie corrompue. Je
+t'avoue que, si je la traite d'_inférieure_, c'est parce que, en lisant
+Laugel, je me suis imprégné à mon insu de sa technologie. Il est
+difficile de se préserver de cet entraînement en suivant la pensée d'un
+éloquent écrivain; mais, en y réfléchissant, en reprenant possession
+de mon moi intérieur, je trouve qu'il a trop vu la face excessive
+et repoussante de cette âme qu'il qualifie de _spécifique_. D'abord
+est-elle spécifique d'une manière absolue? offre-t-elle à des degrés
+identiques les tendances nombreuses de la vitalité? est-elle la même
+dans un sujet malade et dans un individu sain? Dans tous les cas, son
+rôle n'est pas la satisfaction isolée d'elle-même, puisqu'il lui faut
+l'assistance du cerveau, c'est-à-dire de la faculté de comparer, pour
+arriver à son entier développement de jouissance. L'amour chez l'homme
+distingue la beauté de la laideur en toute chose. Ses appétits
+s'aiguisent par la qualité des aliments. L'âme instinctive dans un sujet
+normal serait donc la soeur jumelle ou l'épouse irrépudiable de l'âme
+personnelle. Cette âme, dite _supérieure_, n'est supérieure que dans
+notre appréciation. Elle a besoin du contentement et du consentement de
+l'âme instinctive pour être lucide, et, de ce que cette princesse daigne
+absorber les fruits de vie que cette paysanne lui cultive, il ne résulte
+pas que l'âme universelle maudisse l'une pour bénir l'autre. L'âme
+personnelle doit commander, cela est certain; mais nos préjugés sociaux
+nous font méconnaître l'égalité qui existe entre ce qui commande et ce
+qui obéit en vertu d'une fonction de réciprocité. La plante _obéit_ à
+l'insecte quand elle subit l'effet de sa faim; mais, quand l'insecte
+féconde la plante en transportant sa poussière séminale de fleur en
+fleur, il _sert_ la plante.
+
+Tel est à peu près l'échange entre l'esprit et l'instinct. Ils se
+nourrissent et se fécondent mutuellement. Si l'esprit se plaint
+amèrement de la bête, c'est peut-être parce que la bête a aussi à se
+plaindre de l'esprit.
+
+Mais ce n'est pas mon état de tant philosopher, et je demande que ceux
+qui savent m'instruisent. Si j'ai lieu d'être reconnaissant envers
+quelques-uns, je suis impatienté contre plusieurs autres qui pourraient
+nous enseigner (ce n'est pas le talent qui leur manque), et qui ne nous
+apprennent rien.
+
+Vivons par toutes nos âmes, mais vivons en gens de bien, et, comme
+l'éphémère dans le rayon éternel, buvons le plus possible de chaleur et
+de lumière. En avions-nous donc trop, hélas! pour que l'on cherche à
+nous en ôter?
+
+
+
+
+
+MÉLANGES
+
+
+
+I
+
+UNE VISITE AUX CATACOMBES
+
+
+...Terra parens...
+
+Ce qui nous frappa le plus en visitant les Catacombes, ce fut une source
+qu'on appelle le «puits de la Samaritaine».
+
+Nous avions erré entre deux longues murailles d'ossements, nous nous
+étions arrêtés devant des autels d'ossements, nous avions foulé aux
+pieds de la poussière d'ossements. L'ordre, le silence et le repos
+de ces lieux solennels ne nous avaient inspiré que des pensées de
+résignation philosophique. Rien d'affreux, selon moi, dans la face
+décharnée de l'homme. Ce grand front impassible, ces grands yeux vides,
+cette couleur sombre aux reflets de marbre, ont quelque chose d'austère
+et de majestueux qui commande même à la destruction. Il semble que ces
+têtes inanimées aient retenu quelque chose de la pensée et qu'elles
+défient la mort d'effacer le sceau divin imprimé sur elles. Une
+observation qui nous frappa et nous réconcilia beaucoup avec l'humanité,
+fut de trouver un infiniment petit nombre de crânes disgraciés. La
+monstruosité des organes de l'instinct ou l'atrophie des protubérances
+de l'intelligence et de la moralité ne se présentent que chez quelques
+individus, et des masses imposantes de crânes bien conformés attestent,
+par des signes sacrés, l'harmonie intellectuelle et morale qui réunit et
+anima des millions d'hommes.
+
+Quand nous eûmes quitté la ville des Morts, nous descendîmes encore plus
+bas et nous suivîmes la raie noire tracée sur le banc de roc calcaire
+qui forme le plafond des galeries. Cette raie sert à diriger les pas de
+l'homme dans les détours inextricables qui occupent huit ou neuf lieues
+d'étendue souterraine. Au bas d'un bel escalier, taillé régulièrement
+dans le roc, nous trouvâmes une source limpide incrustée comme un
+diamant sans facettes dans un cercle de pierre froide et blanche; cette
+eau, dont le souffle de l'air extérieur n'a jamais ridé la surface, est
+tellement transparente et immobile, qu'on la prendrait pour un bloc de
+cristal de roche. Qu'elle est belle, et comme elle semble rêveuse dans
+son impassible repos! Triste et douce nymphe assise aux portes de
+l'Érèbe, vous avez pleuré sur des dépouilles amies; mais, dans le
+silence de ces lieux glacés, vos larmes se sont répandues dans votre
+urne de pierre, et maintenant on dirait une large goutte de l'onde du
+Léthé.
+
+Aucun être vivant ne se meut sur cette onde ni dans son sein; le jour ne
+s'y est jamais reflété, jamais le soleil ne l'a réchauffée d'un regard
+d'amour, aucun brin d'herbe ne s'est penché sur elle, bercé par une
+brise voluptueuse; nulle fleur ne l'a couronnée, nulle étoile n'y a
+réfléchi son image frémissante. Ainsi, votre voix s'est éteinte, et les
+larves plaintives qui cherchent votre coupe pour s'y désaltérer, ne sont
+point averties par l'appel d'un murmure tendre et mélancolique. Elles
+s'embrassent dans les ténèbres, mais sans se reconnaître, car votre
+miroir ne renvoie aucune parcelle de lumière; et vous aussi, immortelle,
+vous êtes morte, et votre onde est un spectre.
+
+Larmes de la terre, vous semblez n'être point l'expression de la
+douleur, mais celle d'une joie terrible, silencieuse, implacable.
+Cavernes éplorées, retenez-vous donc votre proie avec délices, pour ne
+la rendre jamais à la chaleur du soleil? Mais non! on est frappé d'un
+autre sentiment en parcourant à la lueur des torches les funèbres
+galeries des carrières qui ont fourni à la capitale ses matériaux de
+construction. La ville souterraine a livré ses entrailles au monde des
+vivants, et, en retour, la cité vivante a donné ses ossements à la terre
+dont elle est sortie. Les bras qui creusèrent le roc reposent maintenant
+sous les cryptes profondes qu'ils baignèrent de leurs sueurs. L'éternel
+suintement des parois glacées retombe en larmes intarissables sur les
+débris humains. Cybèle en pleurs presse ses enfants morts sur son sein
+glacé, tandis que ses fortes épaules supportent avec patience le fardeau
+des tours, le vol des chars et le trépignement des armées, les iniquités
+et les grandeurs de l'homme, le brigand qui se glisse dans l'ombre et
+le juste qui marche à la lumière du jour. Mère infatigable, inépuisable
+nourrice, elle donne la vie à ceux-ci, le repos à ceux-là; elle alimente
+et protège, elle livre ses mamelles fécondes à ceux qui s'éveillent,
+elle ouvre ses flancs pleins d'amour et de pitié à ceux qui s'endorment.
+
+Homme d'un jour, pourquoi tant d'effroi à l'approche du soir? Enfant
+poltron, pourquoi tressaillir en pénétrant sous les voûtes du tombeau?
+Ne dormiras-tu pas en paix sous l'aisselle de ta mère? Et ces montagnes
+d'ossements ne te feront-elles pas une place assez large pour t'asseoir
+dans l'oubli, suprême asile de la douleur? Si tu n'es que poussière,
+vois comme la poussière est paisible, vois comme la cendre humaine
+aspire à se mêler à la cendre régénératrice du monde! Pleures-tu sur
+le vieux chêne abattu dans l'orage, sur le feuillage desséché du jeune
+palmier que le vent embrasé du sud a touché de son aile? Non, car tu
+vois la souche antique reverdir au premier souffle du printemps, et le
+pollen du jeune palmier, porté par le même vent de mort qui frappa la
+tige, donner la semence de vie au calice de l'arbre voisin. Soulève sans
+horreur ce vieux crâne dont la pesanteur accuse la fatigue d'une longue
+vie. A quelques pieds au-dessus du sépulcre où ce cadavre d'aïeul est
+enfoui, de beaux enfants grandissent et folâtrent dans quelque jardin
+paré des plus belles fleurs de la saison. Encore quelques années, et
+cette génération nouvelle viendra se coucher sur les membres affaissés
+de ses pères. Et pour tous, la paix du tombeau sera profonde, et
+toujours la caverne humide travaillera à la dissolution de ses
+squelettes.
+
+Bouche immense, avide, incessamment occupée à broyer la poussière
+humaine, à communier pour ainsi dire avec sa propre substance, afin de
+reconstituer la vie, de la retremper dans ses sources inconnues et de
+la reproduire à sa surface, faisant sortir ainsi le mouvement du repos,
+l'harmonie du silence, l'espérance de la désolation. Vie et mort,
+indissoluble fraternité, union sublime, pourquoi représenteriez-vous
+pour l'homme le désir et l'effroi, la jouissance et l'horreur? Loi
+divine, mystère ineffable, quand même tu ne te révélerais que par
+l'auguste et merveilleux spectacle de la matière assoupie et de la
+matière renaissante, tu serais encore Dieu, esprit, lumière et bienfait.
+
+
+
+II
+
+DE LA LANGUE D'OC
+
+ET
+
+DE LA LANGUE D'OIL
+
+
+A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE _l'Éclaireur de l'Indre._
+
+Monsieur,
+
+J'ai entendu dire par certains savants que la diversité des langues
+venait de la différence des climats. Ils soutiennent que, si le
+norvégien est rude et guttural, et le toscan musical et doux, cela
+provient de, ce que, en Norvège, les eaux et les vents grondent et
+mugissent, tandis qu'en Italie, ils font entendre un murmure mélodieux.
+
+Cette théorie sur la diversité des langues, basée sur l'onomatopée, ne
+me va pas. Je m'en tiens à la tour de Babel. La confusion des langues
+doit être de droit divin. Cette explication me plaît parce qu'elle est
+beaucoup moins savante et beaucoup moins embrouillée. Ne voit-on pas,
+d'ailleurs, le miracle se continuer de nos jours? Plus les sociétés
+vieillissent, moins les hommes s'entendent, moins ils se comprennent. Et
+n'a-t-on pas remarqué qu'une foule de dialectes naissaient d'une même
+langue, au sein d'une même nation?
+
+La langue de notre pays de France, la langue romane, presque aussi
+harmonieuse que celle des Grecs, au dire des connaisseurs, avait comme
+elle différents dialectes. Les deux principaux étaient le _provençal_ et
+le _français_ proprement dit, autrement la langue d'_oc_ et la langue
+d'_oil_.
+
+Vous ne voyez peut-être pas encore où je veux en venir, monsieur le
+rédacteur. Un peu de patience, s'il vous plaît, nous arriverons.
+
+Le premier de ces dialectes était répandu dans le Midi; le second dans
+le Nord. Mais où commençait le pays de la langue d'_oc_, où finissait
+celui de la langue d'_oil_? Les uns disent que c'était la Loire qui
+formait la ligne de démarcation. Cela est vrai à partir de sa source
+jusqu'aux montagnes de l'Auvergne. De là, la frontière qui divisait
+les deux pays, se dirigeant à travers les montagnes de la Marche,
+aboutissait, en suivant une ligne droite, au pertuis d'Antioche.
+
+Nous y voilà, monsieur le rédacteur. Les poëtes du pays de la langue
+d'_oc_ s'appelaient _troubadours_; on nommait _trouvères_ ceux de la
+langue d'_oil_. Ainsi, à partir de la province de la Marche jusqu'à la
+frontière du nord, _français_, proprement dit, et _trouvères_ c'est le
+pays de Rabelais, de Paul-Louis Courier et de Blaise Bonnin; à partir,
+au contraire, de la même province jusqu'aux rives de la Durance,
+dialecte provençal et _troubadours, troubadours_ purs; nos braves
+voisins de la Marche peuvent seuls revendiquer les deux qualités; car,
+pour le dire en passant, c'est au milieu de leur pays qu'était assise la
+noble forteresse de Croizan. C'était là, au confluent de la Creuse et de
+la Sedelle, que passait la ligne séparative des deux dialectes.
+
+Vous savez mieux que moi, monsieur le rédacteur, qu'on a beaucoup et
+savamment écrit sur les _troubadours_ et les _trouvères_. Mais il nous
+importe, à nous qui habitons le pays de la langue d'_oil_, de prouver
+que les seconds l'emportaient sur les premiers.
+
+Je m'en réfère au jugement d'un homme compétent sur la matière, à celui
+de M. de Marchangy, écrivain monarchique et religieux s'il en fut. Il
+dit que les _troubadours_ ont excité une admiration que le faible mérite
+de leurs compositions ne peut suffisamment justifier. Il ajoute que les
+_trouvères_, «moins connus et plus dignes de l'être, ont fait briller
+une imagination riche et variée dans ses jeux, et ont laissé des
+ouvrages où n'ont pas dédaigné de puiser Boccace, l'Arioste, la Fontaine
+et Molière».
+
+Admettons cependant qu'un _troubadour_ puisse lutter contre un
+_trouvère_ avec quelque espoir de succès; du moins faudra-t-il qu'ils
+écrivent chacun dans leur langue; mais qu'un habitant du pays des
+trouvères s'avise de composer en dialecte provençal, ou qu'un troubadour
+pur sang, un _indigène des régions Lémoricques_ se permette d'écrire
+dans le langage de Rabelais, nous verrons, ma foi, de belle besogne!
+
+Si vous rencontrez jamais un infortuné _troubadour_ qui veuille entrer
+en lutte avec notre ami Blaise Bonnin, et s'évertuer à parler notre
+patois berrichon, citez-lui, je vous prie, le chapitre VI du livre II de
+_Pantagruel_.
+
+C'est une petite leçon que Rabelais donnait aux écoliers de son temps,
+et dont ceux du nôtre feront bien de profiter.
+
+Si ce passage ne dégrise pas le malencontreux orateur, il faudra
+désespérer de sa raison.
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+_Comment Pantagruel rencontra ung Limosin qui contrefaisoit le languaige
+françoys._
+
+«Quelque jour, je ne sçay quand, Pantagruel se pourmenoit après souper
+avecques ses compaignons, par la porte d'ond l'on va à Paris: là
+rencontra ung escholier tout joliet, qui venoit par icelluy chemin; et,
+après qu'ils se feurent saluez, luy demanda:
+
+»--Mon amy, d'ond viens-tu à ceste heure?
+
+»L'escholier lui respondist:
+
+»--De l'alme, inclyte et celebre academie que l'on vocite Lutece[8].
+
+»--Qu'est-ce à dire? dist Pantagruel à ung de ses gens.
+
+»--C'est, respondist-il, de Paris.
+
+»--Tu viens doncques de Paris? dit-il. Et à quoi passez-vous le temps,
+vous aultres messieurs estudians audict Paris?
+
+»Respondist l'escholier:
+
+»--Nous transfretons la Sequane au dilucule et crepuscule: nous
+deambulons par les compites et quadeivies de l'urbe, nous despumons
+la verbocination latiale; et, comme versimiles amorabonds, captons la
+benevolence de l'omnijuge, omniforme et omnigene sexe feminin[9]...
+
+[Note 8: «De la belle, remarquable et célèbre académie que l'on
+appelle Paris.»]
+
+[Note 9: «Nous passons la Seine soir et matin. Nous nous promenons
+sur les places et dans les carrefours de la ville. Nous parlons la
+langue latine; et, comme vrais amoureux, nous captons la bienveillance
+du sexe féminin, le juge suprême, possesseur de toutes les formes et le
+générateur Universel.»]
+
+»A quoi Pantagruel dist:
+
+»--Que diable de languaige est cecy? par Dieu tu es quelque hereticque.
+
+»--Seignor, non, dist l'escholier, car libentissimement des ce qu'il
+illuccese quelque minutule lesche du jour, je demigre en quelqu'ung de
+ces tant bien architectez moustiers: et là, me irrorant de belle eau
+lustrale, grignotte d'un transon de quelque missique precation de nos
+sacrificules, et submirmillant mes precules horaires, eslue et absterge
+mon anime des es inquinamens nocturnes. Je revere les olympicoles. Je
+venere latrialement le supernel astripotent. Je dilige et redame mes
+proximes. Je serre les prescripz decalogicques; et, selon la facultatule
+de mes vires, n'en discede la late unguicule. Bien est veriforme qu'à
+cause que Mammone ne supergurgite goutte en mes locules. Je suis quelque
+peu rare et lent à supereroger les elecmosynes à ces egenes queritans
+leur stipe hostiatement[10].
+
+[Note 10: «Non, seigneur, dit l'écolier; car, dès que brille le
+moindre rayon de jour, je me rends de grand coeur dans quelqu'une de nos
+belles cathédrales, et, là, m'arrosant de belle eau lustrale, je
+chante un morceau des prières de nos offices. Et, parcourant mon livre
+d'heures, je lave et purifie mon âme de ses souillures nocturnes. Je
+révère les anges, je révère avec un culte particulier l'Éternel qui
+régit les astres. J'aime et je chéris mon prochain. J'observe les
+préceptes du Décalogue; et, selon la puissance de mes forces, je ne
+m'en écarte de la longueur de l'ongle; il est bien vrai que le dieu des
+richesses ne verse une goutte dans mes coffres, et c'est à cause de cela
+que je suis quelque peu rare et lent à faire l'aumône à ces pauvres qui
+vont demander aux portes.»]
+
+»--Eh bren, bren, dist Pantagruel, qu'est-ce que veult dire ce fol? Je
+croi qu'il nous forge ici quelque languaige diabolique, et qu'il nous
+charme comme enchanteur!
+
+»A quoi dist ung de ses gens:
+
+»--Seigneur, sans doubte, ce galant veult contrefaire la langue des
+Parisians; mais il ne faict qu'escorcher le latin et cuide ainsi
+pindariser; et luy semble bien qu'il est quelque grand orateur en
+françoys, parce qu'il dédaigne l'usance commune de parler.
+
+»A quoy dist Pantagruel:
+
+»--Est-il vrai?
+
+»L'escholier respondist:
+
+»--Signor messire, mon genie n'est point apte nate à ce que dist ce
+flagitiose nebulon, pour escorier la cuticule de votre vernacule
+gallicque; mais viceversement je gnave opere, et par veles et par rames
+je me entite de le locupleter par la redundance latinicome[11].
+
+»--Par Dieu! dist Pantagruel, je vous apprendray à parler. Mais devant,
+respond moi, d'ond es-tu?
+
+»A quoy dist l'escholier:
+
+»--L'origine primere de mes aves et ataves feut indigene des régions
+Limoricques, où requiesce le corpore de l'agiotate sainct Martial[12].
+
+»--J'entends bien, dist Pantagruel: Tu es Limosin pour tout potaige; et
+tu veulx ici contrefaire le Parisian. Or viens ça que je te donne un
+tour de pigne.
+
+»Lors le print à la gorge, lui disant:
+
+»--Tu escorches le latin; par sainct Jean, je te ferai escorcher le
+regnard, car je t'escorcheray tout vif.
+
+[Note 11: «Seigneur messire, mon génie n'est pas apte à faire ce que
+dit ce mauvais fripon, je ne suis pas né pour écorcher la pellicule
+de votre français vulgaire, au contraire je mets tout mon soin, et,
+à l'aide de la voile et de la rame, je m'efforce de l'enrichir par
+l'imitation latine.»]
+
+[Note 12: «L'origine première de mes aïeux et quadris aïeux fut
+indigène des régions Lémoriques, où repose le corps du très-saint
+Martial.»]
+
+»Lors commença le paoure Limosin à dire:
+
+»--Vee dicon gentilastre! hau! sainct Marsault, adjouda mu! Hau! hau!
+laissas a quo au nom de Dious, et ne me touquas gron[13].
+
+»A quoy, dist Pantagruel:
+
+»--A ceste heure, parles-tu naturellement.
+
+»Et ainsi le laissa; car le paoure Limosin conchioit toutes ses
+chausses, qui estoyent faictes à queue de merluz, et non à plain fonds,
+dont dit Pantagruel:
+
+»--Au diable soit le mascherabe[14]!
+
+»Et le laissa. Mais ce luy fut un tel remordz toute sa vie, et tant feut
+altéré, qu'il disoit souvent que Pantagruel le tenoit à la gorge. Et,
+après quelques années, mourut de la mort Roland, ce faisant la vengeance
+divine, et nous demonstrant ce que dict le philosophe, et Aule-Gelle,
+qu'il nous convient parler selon le languaige usité. Et, comme disait
+Octavia Auguste, qu'il fault eviter les mots espaves[15] en pareille
+diligence que les patrons de navire evitent lers rochiers de mer.»
+
+
+[Note 13: «Eh! dites donc, mon gentilhomme... O saint Martial
+secourez-moi! oh! oh! laissez-moi, au nom de Dieu, ne me touchez pas.»]
+
+[Note 14: «Mangeur de raves.»]
+
+[Note 15: «Inusités.»]
+
+
+Je vous demande mille pardons, monsieur le rédacteur, d'avoir interrompu
+vos travaux; mais vous m'excuserez. J'aime la jeunesse et je ne désire
+rien tant que de la voir suivre la bonne voie en littérature comme en
+toute chose. Je crois qu'il est inutile d'en dire davantage.
+
+A bon entendeur, salut.
+
+Agréez mes salutations cordiales.
+
+
+
+III
+
+LA PRINCESSE
+
+ANNA CZARTORYSKA
+
+
+Il y a en France environ cinq mille cinq cents émigrés polonais. De ce
+nombre, cinq cents vivent sans subsides, des débris de leur fortune.
+Trois mille travaillent, et, sans distinction de rang, comme, hélas!
+sans distinction de forces physiques, se livrent aux professions les
+plus pénibles. Les proscrits ne se plaignent pas et ne demandent rien.
+Loin de se croire humiliés, ils portent noblement la misère qui est le
+partage des durs travaux. Ils remuent la terre sur les grandes routes,
+ils font mouvoir des machines dans les manufactures. Les fils des
+compagnons de Jean Sobieski ne sont plus soldats, ils sont ouvriers pour
+ne pas être mendiants sur une terre étrangère. Quatre cent cinquante
+autres émigrés suivent l'enseignement de nos savants dans différentes
+écoles.
+
+Mais il reste environ onze cents personnes, vieillards, femmes et
+enfants, accablées par les infirmités, la misère et le désespoir. Le
+temps, loin d'adoucir cet amer regret de la patrie, semble avoir rendu
+plus profond encore le découragement des victimes. Le chiffre des
+exilés morts en 1832 est de onze seulement, et cette année il s'élève
+à soixante-quatorze. A mesure que les rangs s'éclaircissent, la misère
+augmente, car l'abattement moral, l'épuisement des forces sont le
+partage des chefs de famille, des mères chargées d'enfants. Des
+orphelins restent sans ressources, des vieillards sans consolation, des
+jeunes filles sans conseil et sans appui.
+
+Au milieu de ses désastres et de sa détresse, l'émigration a reçu du
+ciel le secours et la protection d'un ange. La princesse Czartoryska,
+femme du noble prince Czartoryski, qui fut à la tête de la révolution
+polonaise, a consacré sa vie au soulagement de tant d'infortunes. Cette
+femme, qui eut une existence royale, vit aujourd'hui à Paris avec sa
+famille, dans une médiocrité voisine de la pauvreté. C'est quelque chose
+de solennel et de vénérable que cet intérieur modeste et résigné. Cette
+famille n'a qu'un regret, celui de n'avoir pas assez de pain pour
+nourrir tous les pauvres proscrits, et nous savons qu'elle se refuse les
+plus modiques jouissances du bien-être domestique, pour subvenir aux
+frais incessants d'une patriotique charité.
+
+Qu'on me permette donc d'entrer dans quelques détails sur cette femme,
+dont le nom se placera un jour, dans l'histoire de l'émigration
+polonaise, à côté de Claudine Potoçka et de Szczanieçka.
+
+Ceci est bien aussi intéressant qu'un feuilleton de théâtre ou qu'une
+nouvelle de revue; ce sera une scène d'analyse de moeurs si l'on veut,
+aussi poétique à narrer simplement que le serait une création de
+l'art. Si quelque grand talent d'écrivain s'y consacrait, la postérité
+donnerait peut-être tous nos romans prétendus intimes pour ce tableau
+historique de la vie d'une princesse au XIXe siècle.
+
+Compagne dévouée d'un digne époux, mère de trois beaux enfants, frêle
+et délicate comme une Parisienne, quel moyen pouvait-elle trouver de
+se consacrer à la révolution polonaise sans manquer aux devoirs de la
+famille? Pouvait-elle armer et commander un régiment comme la belle
+Plater et tant d'autres héroïnes du vieux sang sarmatique? Pouvait-elle,
+comme Claudine Potoçka, se faire cénobite et partager son dernier
+morceau de pain avec un soldat? Non; mais elle trouva un moyen tout
+féminin de se rendre utile et de donner plus que son pain, plus que son
+sang. Elle donna son temps, sa pensée et son intelligence, le travail
+de ses mains; mais quel travail! C'est à elle qu'il appartenait de
+réhabiliter à nos yeux les ouvrages de l'aiguille trop méprisés en
+ces temps-ci par quelques femmes philosophes, trop appréciés par la
+coquetterie égoïste de quelques autres.
+
+Jamais, avant d'avoir vu ces merveilleux ouvrages, nous n'eussions pensé
+qu'une broderie pût être une oeuvre d'art, une création poétique; et
+pourtant, si on y songe bien, ne faudrait-il pas dans le rêve d'une vie
+complète faire intervenir la pensée poétique, le sentiment de l'art, ce
+quelque chose qui échappe à l'analyse, mais dont l'absence fait souffrir
+toutes les organisations choisies, et qu'on appelle _goût_; mot vague
+encore, parce qu'il est jusqu'ici le résultat d'un sens individuel, et
+souvent très-excentrique, partant très-opposé à la _mode_, qui est la
+création vulgaire des masses.
+
+Dans le perfectionnement que doivent subir toutes choses, et les arts
+particulièrement, il y aura certes un encouragement à donner aux oeuvres
+de pur goût; elles n'auront pas, si vous voulez, une utilité positive,
+immédiate; mais, comme l'avenir nous rendra certainement moins positifs,
+nous arriverons à comprendre que l'élégance et l'harmonie sont
+nécessaires aux objets qui nous entourent, et que le sentiment
+d'harmonie sociale, religieux, politique même, doit entrer en nous
+par les yeux, comme la bonne musique nous arrive à l'esprit par les
+oreilles, comme la conviction de la vérité nous est transmise par le
+charme de l'éloquence, comme la beauté de l'ordre universel nous est
+révélée à chaque pas par le moindre détail des beautés ou des grâces
+d'un paysage. Le grand artiste de la création nous a donné un assez
+vaste atelier pour nous porter à l'étude du beau.
+
+D'où vient donc que des générations entières passent au milieu du temple
+universel sans apprendre à construire un seul édifice qui ne soit
+grossier et disproportionné, tandis que d'autres générations se sont
+tellement préoccupées du beau extérieur, qu'elles nous ont transmis les
+objets les plus futiles, empreints d'une invention exquise ou d'une
+correction méticuleuse? C'est que l'humanité n'a pu se développer par
+tous les côtés à la fois. Incomplète encore et ne suffisant pas à
+l'énorme gestation de son travail interne, elle a dû négliger l'art
+lorsqu'elle existait par la guerre, de même qu'elle a dû négliger la
+politique lorsqu'elle s'est laissée absorber par le luxe et le goût. On
+a conclu jusqu'ici, comme Jean-Jacques-Rousseau, que l'esprit humain
+était à jamais condamné à perdre d'un côté ce qu'il acquérait de
+l'autre. Mais c'est une erreur que repoussent les esprits sérieux. Ne
+sentent-ils pas déjà en eux la perfectibilité se manifester par les
+besoins du coeur et de l'intelligence, qui ne peuvent se réaliser
+tout d'un coup, mais dont la présence dans le cerveau humain est une
+souffrance, un appel, une protestation contre _le fini_ des choses
+passées, un garant de l'infini des choses futures?
+
+Sans aller trop loin, nous pouvons jeter les yeux autour de nous et
+remarquer combien, depuis quelques années seulement, le goût a gagné
+sous plusieurs rapports. L'inconstance effrénée de la mode est une
+preuve évidente du besoin que le goût des masses éprouve de se former et
+de s'éclairer avant de se fixer. Il ne se fixera sans doute jamais d'une
+manière absolue, mais il se posera du moins des bases plus durables, et,
+à mesure que le génie des artistes innovera, le goût du public est prêt
+à le contenir dans sa bizarrerie ou à le protéger dans son élan. Déjà ce
+que nous appelions il y a quelques années l'_épicier_ commence à perdre
+de ses principes absolus de stagnation, déjà il cherche à se meubler
+_moyen âge_, _renaissance_, et, quand il a de l'argent, son tapissier
+lui insuffle un peu de goût. Ces essais de retour vers le passé ne
+sont point une marche rétrograde; c'est en étudiant, en comprenant les
+produits antérieurs de l'art, qu'on pourra apprendre à les juger, à les
+corriger, à les perfectionner. Qu'on ne s'inquiète pas de nous voir
+encore copier dans les arts l'architecture ou l'ameublement de nos
+pères; chaque instant de la vie sociale donnera bien assez de caractère
+à ce qui ressortira de ces essais de reproduction.
+
+Il faut donc encourager le goût même dans les plus petites choses, et
+compter pour l'avenir sur une _nouvelle renaissance_; elle sortira de
+nos erreurs mêmes, et il n'y aura pas une bévue de nos architectes ou de
+nos décorateurs qui ne serve de base à de meilleures notions. Il faut ne
+point mépriser comme futiles le sentiment de la grâce et le mouvement
+de l'esprit, manifestés dans un tapis, dans une tenture, dans l'étoffe
+d'une robe, dans la peinture d'un éventail. Nos meubles sont déjà
+devenus plus moelleux et plus confortables; on en viendra à leur donner
+l'élégance qui leur manque. Une éducation plus exquise apportera dans
+les ornements de toute espèce l'harmonie et le charme, qui sont encore
+étouffés sous la transition bien nécessaire de l'économie et de
+l'utilité. Dans ces choses de détail, les femmes seront nos maîtres,
+n'en doutons pas, et, loin de les en détourner, cultivons en elles ce
+tact et cette finesse de perception qui ne leur ont pas été donnés pour
+rien par la nature.
+
+Reconnaissons-le donc, il y a du génie dans le goût, et jusqu'ici le
+goût est peut-être encore tout le génie de la femme. Autant nous avons
+souffert quelquefois de voir de jeunes personnes pâlir et s'atrophier
+sur la minutieuse exécution d'une fleur de broderie dessinée lourdement
+par un ouvrier sans intelligence, autant nous avons admiré ce qu'il y a
+de poésie dans le travail d'une femme qui crée elle-même ses dessins,
+qui raisonne les proportions de l'ornement et qui sent l'harmonie des
+couleurs. Celle qui nous a le plus frappé dans ce talent, où l'âme met
+sa poésie et le caractère sa persévérance, c'est la princesse Anna
+Czartoryska. Cette jeune femme aux mains patientes, à l'âme forte,
+à l'esprit exquis, passe sa vie auprès de sa mère, charitable et
+laborieuse comme elle, penchée sur un métier ou debout sur un
+marchepied, créant avec la rapidité d'une fée des enroulements
+hiéroglyphiques d'or, d'argent ou de soie, sur des étoffes pesantes ou
+des trames déliées, semant des fleurs riches et solides sur des toiles
+d'araignée, peignant des arabesques d'azur et de pourpre sur le bois,
+sur le satin, sur le velours et nuançant avec la patience de la femme,
+et jetant avec l'inspiration de l'artiste, des dessins toujours
+nouveaux, des richesses toujours inattendues du bout de ses jolis
+doigts, du fond de son ingénieuse pensée, du fond de son coeur surtout.
+Oui, c'est son coeur qui travaille, car c'est lui qui la soutient dans
+cette desséchante fatigue d'une vie sédentaire, où le cerveau brille, où
+le sang glace. Il n'y a pas une de ces fleurs qui ne soit éclose
+sous l'influence d'un sentiment généreux et qu'une larme de ferveur
+patriotique n'ait arrosée.
+
+Qui nous dira le mystère sacré de ces pensées, tandis que, courbée sur
+son ouvrage, tremblante de fièvre, attentive pourtant au moindre cri, au
+moindre geste de ses enfants, elle poursuivait d'un air calme et dans
+une apparente immobilité le poëme intérieur de sa vie? Chacun de ces
+fantastiques ornements qu'elle a tracés sur l'or et la soie renferme le
+secret d'une longue rêverie; l'immolation de sa vie entière est là.
+
+C'est ainsi que, chaque année, elle rassemble tous les travaux qu'elle
+a terminés pour les vendre elle-même aux belles dames oisives du grand
+monde. Elle ne leur fait payer ni son travail, ni sa peine, ni sa pensée
+créatrice: elle compte tout cela presque pour rien, et, pourvu qu'on
+achète autour d'elle mille petits objets que la sympathie d'autres
+femmes généreuses apporte à son atelier, elle est heureuse d'achalander
+la vente des objets de pur caprice par la valeur réelle de ses belles
+productions. Aussi les acheteurs ne lui manqueront pas cette année plus
+que les autres, et le monde élégant de Paris viendra en foule, nous
+l'espérons, se disputer ces charmants ouvrages, création d'une artiste,
+reliques d'une sainte.
+
+
+
+IV
+
+UTILITÉ
+
+D'UNE
+
+ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION [16]
+
+
+Nous ne savons pas si un artiste doit s'excuser auprès du public d'avoir
+compris, par hasard, un beau matin, comme on dit, l'importance d'une
+question toute spéciale, et sur laquelle les pédants du métier
+pourraient bien l'accuser d'incompétence. Cependant, si la logique
+naturelle n'est pas un critérium applicable à tous les jugements
+humains, le public lui-même, qui n'est pas spécialement renseigné sur
+toutes les matières possibles, risque fort d'être regardé comme le
+plus incompétent de tous les juges; et comme il n'est guère disposé à
+souffrir qu'on le récuse, comme, après tout, il n'est point de questions
+générales, de quelque nature qu'elles soient, qui ne lui soient soumises
+en dernier ressort, il faut bien que, entre lui et les travailleurs
+spéciaux, la critique remplisse son rôle et serve d'intermédiaire.
+
+[Note 16: Par le comte d'Aure. In-8°, 1815.]
+
+Ceci, à propos d'une courte brochure que vient d'écrire M. le vicomte
+d'Aure, et qui est le résumé de deux remarquables ouvrages précédemment
+publiés, le _Traité d'équitation_ et le _Traité sur l'industrie
+chevaline_. A ceux qui ont suivi ces travaux et lu ces ouvrages,
+l'importance du sujet est suffisamment démontrée, soit qu'ils s'occupent
+de l'équitation comme art ou comme science, soit qu'ils l'envisagent
+sous son aspect militaire et politique, soit, enfin, qu'ils la
+considèrent sous le rapport de l'économie industrielle.
+
+Cette brochure a pour but de faire comprendre au gouvernement
+l'indispensable utilité d'une école normale d'équitation. C'est au
+moyen d'une institution de ce genre que l'on créera des hommes spéciaux
+destinés à répandre le goût du cheval et les connaissances équestres
+dans les populations. Il s'agit de revenir à ce que l'on faisait
+autrefois, c'est-à-dire former des hommes en état de dresser et de
+mettre en valeur nos chevaux de luxe, et des consommateurs en état de
+s'en servir. A quoi ont abouti toutes les dépenses du gouvernement pour
+régénérer nos races de luxe, le jour où il n'a pas compris que la chose
+essentielle pour leur assurer la vogue était de créer des hommes en
+état d'en tirer parti? Mais laissons parler M. d'Aure, sur les courses,
+considérées aujourd'hui comme le seul et unique moyen de régénération:
+
+«On ne peut pas mettre en doute que les courses ne soient à présent
+plutôt une question de jeu qu'une amélioration de race; il suffit, pour
+être édifié à cet égard, de voir comment les choses se passent aussi
+bien en Angleterre qu'en France.
+
+»Le cheval de course est un dé sur lequel un joueur vient placer un
+enjeu considérable; peu importe ce que deviendra plus tard le cheval;
+ce à quoi l'on s'attache, c'est à lui faire subir une préparation; les
+mettant dans le cas de concourir de bonne heure, et avec le plus de
+chances possible de vitesse. Si, en agissant ainsi le joueur peut y
+trouver son compte, l'amélioration de l'espèce doit-elle y trouver le
+sien? Je ne le pense pas. Du reste, tous les hommes sensés et spéciaux
+de l'Angleterre reconnaissent que l'adoption d'un pareil système apporte
+la dégénérescence de leurs races; ils s'aperçoivent que des sujets,
+soumis dès l'âge de deux ans à une préparation donnant une énergie
+factice et prématurée, sont ruinés pour la plupart, et retirent ainsi à
+la production une foule de sujets qui eussent été précieux s'ils avaient
+été élevés dans de meilleures conditions.
+
+»N'en est-il pas de même, chez nous? Que deviennent la plupart de ces
+chevaux de noble origine, élevés d'abord avec tant de frais? Défleuris,
+estropiés, altérés dans leur santé par l'entraînement, ils sortent de
+l'hippodrome souvent pour être vendus à vil prix, et le produit de cette
+vente doit servir de dédommagement aux frais énormes faits pour leur
+éducation. Avec de semblables résultats, bien rares en exceptions,
+le jeu devient une conséquence; ne faut-il pas se couvrir des frais
+exorbitants de l'entraînement et de toutes les chances défavorables qui
+en émanent, et chercher, dans le hasard, des chances pouvant devenir
+plus propices; aussi, en France comme en Angleterre, le motif réel,
+essentiel des courses, a-t-il été effacé: ce n'est plus qu'un vaste
+champ d'agiotage subventionné chez nous par l'État.
+
+»Après avoir fait naître une situation aussi aventureuse dans une
+industrie ne demandant, au contraire, que de la suite et du positif,
+quels avantages en a retirés l'État? quel a été le prix des sacrifices
+faits pour soutenir une pareille institution? Dans le nombre
+incalculable de chevaux tarés et estropiés par les exercices prématurés,
+il a trouvé, depuis quatorze ans, à acheter, à des prix souvent trop
+élevés, une cinquantaine d'étalons dont la plupart ont encore des
+qualités fort contestables comme reproducteurs. Cependant, si l'on fait
+le relevé des fonds versés par l'État depuis quatorze ans, les villes
+ayant des hippodromes, le roi, les princes et les sociétés, on pourrait
+évaluer à plusieurs millions les fonds employés à encourager une
+industrie, cause de ruine pour beaucoup de gens et n'ayant servi qu'à
+détériorer une race appelée à jeter des germes d'amélioration dans nos
+espèces...»
+
+Et plus loin:
+
+«Si tout le mérite du cheval était dans la vitesse, cette préoccupation
+serait excusable; mais à quoi sert le meilleur coureur, quand il ne
+joint pas à cette qualité une bonne construction et de belles allures?
+Repoussé pour la reproduction, ne trouvant pas même d'emploi chez celui
+qui l'élève, il ne sert qu'à engager des paris et à compromettre ainsi
+la fortune de celui auquel il appartient.
+
+»Rien ne pourrait mieux faire naître le doute, qu'un mode amenant
+d'aussi tristes résultats. En tout état de cause, à quoi sert d'obtenir
+un degré de plus grande vitesse parmi les individus d'une même race et
+tous soumis aux mêmes conditions? seront-ils pour cela plus de pur sang?
+
+»Si la lutte s'établissait entre des chevaux d'espèce différente, et que
+deux systèmes fussent en présence, je comprendrais fort bien alors les
+luttes à outrance pour faire prévaloir un de ces deux systèmes; mais ici
+tout le monde est d'accord; et l'on tient si fortement à l'être, que,
+dans les concours, on n'admet pas un cheval dont l'origine ne soit bien
+constatée, tant on craint de réveiller la controverse, si un cheval dont
+l'origine serait douteuse était vainqueur.»
+
+Voilà donc pourtant où nous en sommes; voilà le résultat de ces
+grands moyens d'amélioration, considérés aujourd'hui comme la panacée
+universelle. M. d'Aure, qui admet bien les épreuves de courses pour
+certains chevaux, voudrait cependant aussi que des primes, des
+encouragements fussent accordés à des chevaux qui ne peuvent et ne
+doivent pas être achetés comme étalons, et qui sont destinés à entrer
+dans la consommation. Cet encouragement serait certainement le meilleur,
+car l'éducation donnée à nos chevaux indigènes contribuerait puissamment
+à combattre la concurrence étrangère.
+
+Laissons encore parler M. d'Aure:
+
+«Pourquoi, en exigeant quelques preuves d'énergie, ne pas primer aussi
+les allures, la construction, le dressage et la bonne condition? Le
+cheval une fois soumis à des exercices qui ne serviraient qu'à le mettre
+en valeur, une grande concurrence s'établirait alors pour obtenir un
+prix, et, si on ne l'obtenait pas, on disposerait, en tout état
+de cause, le cheval à une vente facile et avantageuse. Dans cette
+hypothèse, il n'est pas douteux qu'une foule de chevaux ne soient
+achetés par le consommateur à un prix souvent beaucoup plus élevé que ne
+sont vendus annuellement au haras quelques étalons.»
+
+De quelque manière que soit envisagée cette grande question, la création
+d'hommes spéciaux est une chose indispensable. Quand bien même nous
+enlèverions à l'équitation son importance sous le point de vue
+d'économie industrielle, ou sous le point de vue militaire et politique,
+elle a encore une valeur immense sous le point de vue artistique.
+
+L'équitation est, en effet, une science et un art. C'est un art pour
+celui qui dispose du cheval tout dressé. C'est une science pour le
+professeur, qui dresse et l'homme et le cheval. Le professeur a donc
+à créer l'instrument et le virtuose: il faut qu'il possède à fond
+la physiologie du cheval; faute de quoi, il est exposé à demander
+violemment à certains individus ce que leur conformation, des défauts
+naturels ou des tares peu apparents leur interdisent de faire avec
+spontanéité. L'ignorance de l'éducateur, inattentif à ces imperfections
+ou à ces particularités, provoque infailliblement chez des animaux,
+peut-être généreux et dociles d'ailleurs, la souffrance, la révolte et
+une irritation de caractère qu'eux-mêmes ne peuvent plus gouverner.
+
+Mais comment s'étonnerait-on que l'éducation des bêtes, de ces
+instruments passifs et muets de nos indiscrètes volontés, ne fût pas
+souvent prise à rebours, lorsque, nous qui avons le raisonnement et la
+parole pour nous défendre et nous justifier, nous sommes si mal compris
+et si mal menés par les prétendus éducateurs du genre humain? Un bon
+cheval, intelligent et fin, est un instrument à perfectionner. Une main
+brutale ne saurait en tirer parti; un artiste habile en développe la
+délicatesse et la puissance. Dans ce noble et vivifiant exercice,
+l'écuyer expérimenté sent qu'il y a là, comme dans tous les arts, un
+progrès continuel à faire, une perfection de plus en plus difficile
+à atteindre, de plus en plus attrayante à chercher. C'est un champ
+illimité pour l'étude et l'observation des instincts et des ressources
+de cet admirable instrument, de cet instrument qui vit, qui comprend,
+qui répond, qui progresse, qui entend, qui retient, qui devine, qui
+raisonne presque; le plus beau, le plus intelligent des animaux qui
+peuvent nous rendre un service immédiat en nous consacrant leurs forces.
+
+Ceux qui n'ont aucune notion de cet art du cavalier s'imaginent
+que l'équilibre résultant de l'habitude, la force musculaire et
+l'intrépidité suffisent. La première de ces qualités est la seule
+indispensable. Elle l'est, à la vérité, mais elle est loin de suppléer
+à la connaissance des moyens; et, quant à l'emploi de la force et de
+l'audace, il est souvent plus dangereux qu'utile. Une femme délicate,
+un enfant, peuvent manier un cheval vigoureux s'il est convenablement
+dressé, et s'ils ont l'instruction nécessaire. Les qualités naturelles
+sont: la prudence, le sang-froid, la patience, l'attention, la
+souplesse, l'intelligence des moyens et la délicatesse du toucher, car
+ce mot de pratique instrumentale peut très-bien s'appliquer au maniement
+de la bouche du cheval; et, tandis que l'ignorance croit n'avoir qu'à
+exciter et à braver l'exaspération du coursier, la science constate
+qu'il s'agit, au contraire, de calmer cette créature impétueuse, de la
+dominer paisiblement, de l'assouplir, de la persuader pour ainsi dire,
+et de l'amener ainsi à exécuter toutes les volontés du cavalier avec une
+sorte de zèle et de généreux plaisir.
+
+Qu'on nous permette encore un mot sur la question d'art. Il y a dans
+l'équitation, comme dans tout, une bonne et une mauvaise manière, ou
+plutôt il y a cent mauvaises manières et une seule bonne, celle que la
+logique gouverne. Cependant l'erreur prévaut souvent, et la logique
+proteste en vain. Certain professeur, naguère au pinacle, et qui n'a
+pas craint de soumettre sa méthode, incarnée en sa personne, aux
+applaudissements et aux sifflets d'une salle de spectacle, avait obtenu
+des résultats en apparence merveilleux, tout en ressuscitant et en
+exagérant des procédés à la mode sous Louis XIII. Le cheval réduit à
+l'état de machine entre ses mains et entre ses jambes, entièrement
+dénaturé, raidi là où la nature l'avait fait souple, brisé là où il
+devait être ferme, déformé en réalité et comme crispé dans une attitude
+contrainte et bizarre, exécutait, comme une mécanique à ressorts, tous
+les mouvements que l'écuyer, espèce d'homme à ressorts aussi, lui
+imprimait au grand ébahissement des spectateurs. Cela était fort
+curieux, en effet, et ce puéril travail, considéré comme étude de
+fantaisie, pouvait fort bien défrayer le spectacle de Franconi parmi les
+diverses exhibitions de chevaux savants.
+
+Jusque-là, rien de mieux: M. Baucher méritait les applaudissements pour
+avoir montré un si remarquable asservissement des facultés du cheval aux
+volontés de l'homme. Malheureusement le public s'imagina que c'était
+là de l'équitation, et qu'un spécimen de l'exagération à laquelle
+on pouvait parvenir en ce genre était la vraie, la seule base de
+l'éducation hippique. Des hommes réputés spéciaux se le laissèrent
+persuader par l'engouement, et l'inventeur du système finit par le
+croire lui-même en se voyant pris au sérieux.
+
+C'est donc d'une mauvaise manière, de la pire de toutes peut-être, que
+ces hommes prétendus compétents se sont récemment enthousiasmés aux
+dépens et dommages de l'État. Cette incroyable erreur ne signale que
+trop la décadence où sont tombés aujourd'hui l'art de l'équitation et
+la science de l'hippiatrique; car ces choses qu'on a voulu désunir
+sont indissolublement solidaires l'une de l'autre. Avant de dresser un
+cheval, il faut savoir: 1° ce que c'est que le cheval en général; 2° ce
+qu'est en particulier l'individu soumis à l'éducation. Nous avons dit
+comment la connaissance de l'individu était indispensable lorsqu'on ne
+voulait pas s'exposer à lui demander autre chose que ce qu'il pouvait
+exécuter. Quant au cheval en général, nous disons que c'est un être
+énergique, irritable, généreux, par conséquent. On pourrait presque
+dire de lui, que c'est, après l'homme, un être libre, puisqu'il est
+susceptible d'abjurer la liberté naturelle de l'état sauvage et d'aimer
+non-seulement la domesticité, mais l'éducation. Aimer est le mot, et les
+poëtes n'ont fait ni métaphore ni paradoxe en dépeignant son ardeur
+dans le combat et son orgueil dans l'arène du tournoi. Autant un cheval
+courroucé par une éducation abrutissante se montre colère, vindicatif et
+perfide, autant celui qui n'a jamais éprouvé que de bons traitements et
+que l'on instruit avec logique, patience et clarté, répond aux leçons
+avec zèle et attrait.
+
+Il s'agit donc de faire de cet être intelligent un être instruit, et,
+pour cela, il ne faudrait pas oublier qu'on s'adresse à une sorte
+d'intelligence et non à une sorte de machine construite de main d'homme
+et qu'il soit donné à l'homme de modifier dans son essence. La main de
+Dieu a passé par là, elle a imprimé à cette race d'êtres un cachet de
+beauté et des aptitudes particulières que l'homme, appelé à gouverner
+les créatures secondaires, ne peut fausser sans contrarier et gâter
+l'oeuvre de la nature; c'est là une loi inviolable dans tous nos arts,
+dans tous nos travaux, dans toutes nos inventions. Le cheval est fait
+pour se porter en avant, pour aspirer l'air avec liberté, pour gagner en
+grâce, en force, en souplesse, à mesure qu'on règle ses allures; mais
+régler, c'est développer. Cela est vrai pour la bête et pour l'homme.
+La science vraie de l'écuyer consiste donc, en deux mots, à rendre sa
+monture docile en augmentant son énergie.
+
+Nous ne pouvions rendre compte d'une brochure qui est le résumé rapide
+des travaux précédents et de l'expérience de toute la vie de l'auteur,
+sans résumer de notre côté ses principes sur l'équitation. M. d'Aure est
+un praticien sérieux qui a étudié sa spécialité sous ses rapports les
+plus profonds. Il a porté dans ses études et dans sa pratique une
+véritable ferveur d'artiste, des convictions fondées, la persévérance et
+le désintéressement qui caractérisent ceux qui sentent vivement l'utile,
+le beau et le vrai de leur vocation.
+
+Dans un excellent traité sur _l'industrie chevaline_, écrit avec une
+clarté remarquable, et rempli de vues historiques ingénieuses et
+intéressantes, M. d'Aure a vu en grand et traité en maître cette
+question de l'amélioration des races que nous résumerions, nous,
+communistes, dans les termes suivants: «Socialisation d'un des
+instruments du travail de l'homme.» On ne niera pas que le cheval
+ne soit un de ces instruments de travail qu'aucune machine n'est de
+longtemps appelée à remplacer absolument. Il est heureux sans doute que
+le génie de l'industrie arrive de plus en plus à substituer les machines
+à l'emploi abusif qui a été fait et qui se fait encore des forces
+vitales. Mais, tandis qu'on se préoccupe aujourd'hui de supprimer par
+les machines la dépense qu'exige l'entretien de ces forces vitales, on
+ne s'aperçoit pas qu'on les laisse se détériorer et se perdre, lorsque,
+pour longtemps encore, on en a un besoin essentiel. On oublie que, pour
+des siècles encore, le cheval sera indispensable au travail humain, au
+service des armées, à l'agriculture, aux transports de fardeaux, aux
+voyages, etc.; et, lorsque cette noble espèce ne sera plus dans les
+mains de nos descendants que ce qu'elle doit être en effet, c'est-à-dire
+un moyen de plaisir, et son éducation perfectionnée une pratique d'art
+accessible à tous, nous aurons été forcés d'épuiser encore bien des
+générations de ces laborieux animaux, avant d'arriver à supprimer
+l'excès de leur travail. Ne dirait-on pas, à voir l'état de décadence
+où l'on a laissé tomber la production chevaline, que nous sommes à la
+veille d'entrer dans cet Eldorado de machines, où tout se fera à l'aide
+de la vapeur, depuis le transport des cathédrales jusqu'à l'office du
+barbier?
+
+Quel est donc le résultat social qu'il faudrait atteindre pour
+réhabiliter l'industrie chevaline, à peu près perdue depuis la
+révolution et particulièrement depuis 1830? Encourager la production,
+renouveler et conserver nos belles races indigènes, qui, dans peu
+d'années, auront entièrement disparu si on n'y prend garde; donner aux
+cultivateurs et aux éleveurs de chevaux les moyens de faire de bons
+élèves; enfin créer, comme on l'a déjà dit, une classe d'éducateurs
+spéciaux, sans laquelle le producteur ne peut donner au cheval la valeur
+d'un instrument complet, mis en état de service et de durée; sans
+laquelle aussi le consommateur ne saura jamais entretenir les ressources
+de sa monture. Nous en avons dit assez au commencement de cet article
+pour prouver que, sans l'éducation, le cheval est d'un mauvais service,
+et qu'entre les mains d'un bon éducateur et d'un bon cavalier, sa valeur
+augmente, ses forces se décuplent et se conservent. Il y aurait une sage
+économie générale à répandre ces connaissances dans notre peuple.
+Les riches n'y songent guère, ils ne se contentent pas de se servir
+exclusivement de chevaux anglais, il leur faut des cochers et des
+jockeys d'outre-Manche. Il est vrai qu'on trouverait difficilement
+aujourd'hui chez nous _des hommes de cheval_ entendus. A qui la faute?
+
+Pour prouver la nécessité de ces mesures, il suffit de montrer le
+désordre, l'incurie, et tous les fâcheux résultats de la concurrence
+aveugle et inintelligente, l'absence d'encouragements bien entendus,
+de dépenses utiles, d'initiative éclairée, et de vues sociales et
+patriotiques de la part de l'État.
+
+Nous ne prétendons pas que M. d'Aure ait songé à accuser, de notre point
+de vue, le régime de la concurrence et à invoquer les solutions sociales
+qui nous préoccupent; mais, par la force rigoureuse de la logique qui
+est au fond de toutes les questions approfondies, ses démonstrations
+arrivent à prouver la nécessité de l'initiative sociale dans la question
+qu'il traite. Si l'on apportait sur toutes les spécialités possibles des
+travaux aussi complets et des calculs aussi certains, tous ces travaux
+d'analyse aboutiraient à la même conclusion synthétique: à savoir, que
+la concurrence est destructive de toute industrie, de tout progrès, de
+toute richesse nationale, et qu'il faut, pour régler la production et la
+consommation, que la sagesse et la prévoyance de l'État interviennent,
+règlent et dirigent.
+
+
+
+V
+
+LA BERTHENOUX
+
+
+C'est un hameau entre Linières et Issoudun, sur la route de
+communication qui côtoie le plateau de la vallée Noire. Une très-jolie
+église gothique et un vieux château, jadis abbaye fortifiée, aujourd'hui
+ferme importante, embellissent cette bourgade, située d'ailleurs dans un
+paysage agréable; c'est là que se tient annuellement, dans une prairie
+d'environ cent boisselées (plus de six hectares), une des foires les
+plus importantes du centre de la France. On évalue de douze à treize
+mille têtes le bétail qui s'y est présenté cette année: quatre cents
+paires de boeufs de travail, trois cents génisses et taureaux, denrée
+que l'on désigne communément dans le pays sous le nom de _jeunesse_ (un
+métayer se fait entendre on ne peut mieux quand il vous dit qu'il va
+_mener sa jeunesse_ en foire pour s'en défaire); trois cents vaches,
+douze cents chevaux, quatre mille bêtes à laine, trois cents chèvres, et
+une centaine d'ânes. Ajoutez à cela ces animaux que le paysan méticuleux
+ne nomme pas sans dire: _sauf votre respect_, c'est-à-dire trois mille
+porcs, qui ont un champ de foire particulier de quatre-vingts boisselées
+d'étendue, et vous aurez la moyenne d'un des grands marchés de bestiaux
+du Berry.
+
+Les marchands forains et les éleveurs s'y rendent de la Creuse, du
+Nivernais, du Limousin, et même de l'Auvergne. Les chevaux, comme on a
+vu, n'y sont pas en grand nombre, et ils sont rarement beaux. Les vaches
+laitières sont encore moins nombreuses et plus mauvaises; on ne vend les
+belles vaches que quand elles ne peuvent plus faire d'élèves. Ces élèves
+sont la richesse du pays. Ils deviennent de grands boeufs de labour
+qui travaillent chez nous une terre grasse et forte, _bien terrible_ à
+soulever. Quant à la _jeunesse_ qu'on a de reste, après que le choix des
+boeufs de travail est fait, elle est enlevée en masse par les Marchois,
+qui l'engraissent ou la brocantent. Quelques bouchers d'Orléans viennent
+aussi s'approvisionner à la foire de la Berthenoux. Une belle paire de
+boeufs assortis se vend aujourd'hui, six cents francs; la _taurinaille_
+ou la _jeunesse_ quatre-vingts francs par tête; les chevaux cent trente,
+les vaches cent vingt, les moutons trente, les brebis vingt-cinq, les
+porcs vingt-cinq, les ânes vingt-cinq, les chèvres dix, les chevreaux,
+de quinze à trente sous.
+
+Les principales affaires se traitent entre Berrichons et Marchois. Les
+premiers ont une réputation de simplicité dont ils se servent avec
+beaucoup de finesse. Les seconds ont une réputation de duplicité qui les
+fait échouer souvent devant la méfiance des Berrichons.
+
+La vente du bétail est, chez nous, une sorte de bourse en plein air,
+dont les péripéties et les assauts sont les grandes émotions de la
+vie du cultivateur. C'est là que le paysan, le maquignon, le fermier,
+déploient les ressources d'une éloquence pleine de tropes et de
+métaphores inouïes. Nous entendions un jour, à propos d'un lot de porcs,
+le marchandeur s'écrier:
+
+--Si je les paie vingt-trois francs pièce, j'aime mieux que les
+trente-six cochons me passent à travers le corps!
+
+Et même nous altérons le texte; il disait _le cadavre_, et encore
+prononçait-il _calabre_, ce qui rendait son idée beaucoup plus claire
+pour les oreilles environnantes.
+
+Il y a d'autres formules de serment ou de protestation non moins
+étranges:
+
+--Je veux que la patte du diable me serve de crucifix à mon dernier
+jour, si je mens.--Que cette paire de boeufs me serve de poison..., etc.
+
+Ces luttes d'énergumènes durent quelquefois du matin jusqu'à la nuit.
+Enfin, après avoir attaqué et défendu pied à pied, sou par sou, la
+dernière pièce de cinq francs, on conclut le marché par des poignées de
+main qui, pour valoir signature, sont d'une telle vigueur que les yeux
+en sortent de la tête; mais discours, serments et accolades sont perdus
+dans la rumeur et la confusion environnantes; tandis que vingt musettes
+braillent à qui mieux mieux du haut des tréteaux, les propos des buveurs
+sous la ramée, les chansons de table, les cris des charlatans et des
+montreurs de curiosités _à l'esprit-de-vin_, l'antienne des mendiants,
+le grincement des vielles, le mugissement des animaux, forment un
+charivari à briser la cervelle la plus aguerrie. Il y a mille tableaux
+pittoresques à saisir, mille types bien accusés à observer.
+
+Quelquefois la chose devient superbe et, en même temps, effrayante:
+c'est quand la panique prend dans le campement des animaux à cornes.
+_La jeunesse_ est particulièrement quinteuse, et parfois un taureau
+s'épouvante ou se fâche, on ne sait pourquoi, au milieu de cinq ou six
+cents autres, qui, au même instant, saisis de vertige, rompent leurs
+liens, renversent leurs conducteurs, et s'élancent comme une houle
+rugissante au milieu du champ de foire. La peur gagne bêtes et gens
+de proche en proche, et on a vu cette multitude d'hommes et d'animaux
+présenter des scènes de terreur et de désordre vraiment épouvantables.
+Une mouche était l'auteur de tout ce mal.
+
+La foire de la Berthenoux a lieu tous les ans le 8 et le 9 septembre.
+Elle commence par la vente des bêtes à laine, et finit par celle des
+boeufs. Il s'y fait pour un million d'affaires, en moyenne.
+
+
+
+VI
+
+LES JARDINS EN ITALIE
+
+
+Depuis cent ans, les voyageurs en Italie ont jeté sur le papier et semé
+sur leur route beaucoup de malédictions contre le mauvais goût des
+_villégiatures_[17]. Le président de Brosses était, lui, un homme de
+goût, et nul, dans son temps, n'a mieux apprécié le beau classique,
+nul ne s'est plus gaiement moqué du rococo italien et des grotesques
+modernes mêlés partout aux élégances de la statuaire antique. Sur la foi
+de ce spirituel voyageur, bon nombre de touristes se croient obligés,
+encore aujourd'hui, de mépriser ces fantaisies de l'autre siècle avec
+une rigueur un peu pédantesque.
+
+[Note 17: Un de nos amis n'aime pas cette expression, qui était
+familière à Érasme. Nous le prions toutefois de considérer que c'est ici
+le mot propre et qu'il ne serait même pas remplacé par une périphrase.
+On entend par _villégiature_ à la fois le plaisir dont on jouit dans
+les maisons de campagne italiennes, la temps que l'on y passe, et, par
+extension, ces villas elles-mêmes avec leurs dépendances.]
+
+Tout est mode dans l'appréciation que l'on a du passé comme dans les
+créations où le présent s'essaie, et, après avoir bien crié, sous
+l'Empire et la Restauration, contre les chinoiseries du temps de Louis
+XV, nous voilà aussi dégoûtés du grec et du romain que du gothique de la
+Restauration! C'est que tout cela était du faux antique et du faux moyen
+âge, et que toute froide et infidèle imitation est stérile dans les
+arts. Mais, en général, les artistes ont fait ce progrès réel de ne
+pas s'engouer exclusivement d'une époque donnée, et de s'identifier
+complaisamment au génie ou à la fantaisie de tous les temps. La
+complaisance de l'esprit est toujours une chose fort sage et bien
+entendue, car on se prive de beaucoup de jouissances en décrétant qu'un
+seul genre de jouissance est admissible à la raison.
+
+Parmi ces fantaisies du commencement du dernier siècle que
+stigmatisaient déjà les puristes venus de France trente ou quarante ans
+plus tard, il en est effectivement de fort laides dans leur détail: mais
+l'ensemble en est presque toujours agréable, coquet et amusant pour
+les yeux. C'est dans leurs jardins surtout que les seigneurs italiens
+déployaient ces richesses d'invention puériles que l'on ne voit pourtant
+pas disparaître sans regret:
+
+Les grandes girandes, immenses constructions de lave, de mosaïque et de
+ciment, qui, du haut d'une montagne, font descendre en mille cascades
+tournantes et jaillissantes les eaux d'un torrent jusqu'au seuil d'un
+manoir;
+
+Les grandes cours intérieures, sortes de musées de campagne, où, à côté
+d'une vasque sortie des villas de Tibère, grimace un triton du temps de
+Louis XIV, et où la madone sourit dans sa chapelle entourée de faunes et
+de dryades mythologiques;
+
+Le labyrinthe d'escaliers splendides dans le goût de Watteau, qui
+semblent destinés à quelque cérémonie de peuples triomphants, et qui
+conduisent à une maisonnette étonnée et honteuse de son gigantesque
+piédestal, ou tout bonnement à une plate-bande de tulipes très-communes;
+
+Les tapis de parterre, ouvrage de patience, qui consiste à dessiner sur
+le papier le pavé d'une vaste cour ou sur les immenses terrasses d'un
+jardin, des arabesques, des dessins de tenture, et surtout des armoiries
+de famille, avec des compartiments de fleurs, de plantes basses, de
+marbre, de faïence, d'ardoise et de brique;
+
+Les concerts hydrauliques, où des personnages en pierre et en bronze
+jouent de divers instruments mus par les eaux des girandes;
+
+Enfin les grottes de coquillages, les châteaux sarrasins en ruine, les
+jardiniers de granit, et mille autres drôleries qui font rire par la
+pensée qu'elles ont fait rire de bonne foi une génération plus naïve que
+la nôtre.
+
+Les plus belles girandes de la campagne de Rome sont à Frascati, dans
+les jardins de la villa Aldobrandini. Ces jardins ont été dessinés et
+ornés par Fontana, dans les flancs d'une montagne admirablement plantée
+et arrosée d'eaux vives. Dans un coin du parc, on s'est imaginé de
+creuser le roc en forme de mascaron, et de faire de la bouche de ce
+Polyphème une caverne où plusieurs personnes peuvent se mettre à l'abri.
+Les branches pendantes et les plantes parasites se sont chargées d'orner
+de barbe et de sourcils cette face fantastique reflétée dans un bassin.
+
+A la Rufinella (ou villa Tusculana), une autre fantaisie échappe au
+crayon par son étendue; c'est une rapide montée d'un kilomètre de
+chemin, plantée d'inscriptions monumentales en buis taillé. Et, chose
+étrange, sur cette terre papale dans la liste de cent noms illustres,
+choisis avec amour, on voit ceux de Voltaire et de Rousseau verdoyer
+sur la montagne, entretenus et tondus avec le même soin que ceux des
+écrivains orthodoxes et des poëtes sacrés. Je soupçonne que cette
+galerie herbagère a été composée par Lucien Bonaparte, autrefois
+propriétaire de la villa. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle a été
+respectée par les jésuites, possesseurs, après lui, de cette résidence
+pittoresque, et qu'elle l'est encore par la reine de Sardaigne,
+aujourd'hui propriétaire.
+
+En résumé, la vétusté de ces décorations princières, et l'état
+d'abandon où on les voit maintenant, leur prête un grand charme, et,
+de bouffonnes, toutes ces allégories, toutes ces surprises, toutes ces
+gaietés d'un autre temps, sont devenues mélancoliques et quasi austères.
+Le lierre embrasse souvent d'informes débris que l'on pourrait attribuer
+à des âges plus reculés; les racines des arbres centenaires soulèvent
+les marbres, et partout les eaux cristallines, restées seules vivantes
+et actives, s'échappent de leur prison de pierre pour chanter leur
+éternelle jeunesse sur ces ruines qu'un jour a vues naître et passer.
+
+
+
+VII
+
+A MADAME ERNEST PÉRIGOIS[18]
+
+ Deux amoureux sont là guettant la fleur charmante:
+ Le papillon superbe et la bête rampante;
+ L'une qui souille tout dans son embrassement,
+ L'autre qui du pollen s'enivre follement.
+
+ Femmes, talents, beautés, contemplez votre image;
+ Toujours un ennemi s'abreuve de vos fleurs,
+ Soit qu'il dévore, abject, la tige et le feuillage,
+ Soit qu'il pille, imprudent, le parfum de vos coeurs!
+
+Nohant, 30 mai 1856
+
+[Note 18: Écrit sur son album, au-dessous d'un dessin d'Alexandre
+Manceau représentant une corbeille de fleurs, un escargot et un
+papillon.]
+
+
+
+VIII
+
+LES BOIS
+
+ Dieu! que ne suis-je assise à l'ombre des fortis!
+
+Qui de vous, sans être dévoré de passions tragiques n'a soupiré, comme
+la Phèdre de Racine, après l'ombre et le silence des bois? Ce vers,
+isolé de toute situation particulière, est comme un cri de l'âme qui
+aspire au repos et à la liberté, ou plutôt à ce recueillement profond et
+mystérieux qu'on respire sous les grands arbres. Malheureusement, ces
+monuments de la nature deviennent chaque jour plus rares devant les
+besoins de la civilisation et les exigences de l'industrie. Comme il se
+passera encore peut-être des siècles avant que les besoins de la poésie
+et les exigences de l'art soient pris en considération par les sociétés,
+il est à présumer que le progrès industriel détruira de plus en plus les
+plantes séculaires, ou qu'il ne donnera de longtemps à aucune plante
+élevée le droit de vivre au delà de l'âge strictement nécessaire à son
+exploitation. Déjà la forêt de Fontainebleau a souffert de ces idées
+positives, et des provinces entières se sont dépouillées, à la même
+époque, de leurs grands chênes et de leurs pins majestueux. Nous savons
+tous, autour de nous, des endroits regrettés où, dans notre jeunesse,
+nous avons délicieusement rêvé sous des arbres impénétrables au soleil
+et à la pluie, et qui ne présentent plus que des sillons ensemencés ou
+d'humbles taillis.
+
+Ce n'est pas seulement en France que ces magnifiques ornements de la
+terre ont disparu. Dans nos voyages, nous les avons toujours cherchés
+et nous sommes convaincus que sur les grandes étendues de pays ils
+n'existent plus. On fait très-bien des journées de marche en France,
+en Italie et en Espagne, sans rencontrer un seul massif véritablement
+important, et, dans les forêts mêmes, il n'est presque plus de
+sanctuaires réservés au développement complet de la vie végétale.
+
+Un des plus beaux endroits de la terre serait le golfe de la Spezzia,
+sur la côte du Piémont, si les grands arbres n'y manquaient absolument.
+Montagnes gracieuses et fières, sol luxuriant de plantes basses,
+mouvements de terrain pittoresques, couleur chaude et variée des
+terrains mêmes, crêtes neigeuses dans le ciel, horizons maritimes
+merveilleusement encadrés, tout y est, excepté un seul arbre imposant.
+La montagne et la vallée ne demandent cependant qu'à en produire; mais,
+aussitôt qu'un pin vigoureux s'élance au-dessus des taillis jetés en
+pente jusqu'au bord des flots, la marine s'en empare, et même le jeune
+arbre, à peine grandi, est condamné à aller flotter sur le dos de la
+petite chaloupe côtière.
+
+Si, de là, vous suivez l'Apennin jusqu'à Florence, et de Florence
+jusqu'à Rome, vous trouvez partout, au sein d'une nature splendide de
+formes, sa plus belle parure, la haute végétation, absente par suite de
+l'aridité des montagnes, ou supprimée par la main de l'homme, qui ne
+respecte que l'olivier, le plus utile, mais le plus laid des arbres,
+quand il n'est pas sept ou huit fois centenaire.
+
+La campagne de Rome, jadis si riche de jardins et de parcs touffus, est
+désormais, on le sait, une plaine affreuse où l'oeil ne se repose que
+sur des ruines; mais, au sortir de cette campagne romaine, si mal à
+propos vantée, quand on a gravi les premières volcaniques des monts
+Latins, on trouve, dans les immenses parcs des villas et sur les routes
+(celle d'Albano est justement célèbre sous ce rapport), le chêne vert
+parvenu à toute son extension formidable. C'est un colosse au feuillage
+dur, noir et uniforme, au branchage tortueux et violent, que l'on peut
+regarder sans respect, mais qui ne saurait plaire qu'aux premiers jours
+du printemps, lorsque la mousse fraîche couvre son écorce jusque sur les
+rameaux élevés et lui fait une robe de velours vert tendre qui tranche
+sur sa feuillée sombre et terne. Toute la beauté de l'arbre est alors
+sur son bois, où le printemps semble s'être glissé mystérieusement à
+l'insu de son autre éternelle et lugubre verdure.
+
+Dans cette région, les pins sont véritablement gigantesques. Ils se
+dressent fièrement au-dessus de ces chênes verts déjà monstrueux et, les
+dépassant de toute la moitié de leur taille, ils forment un second dôme
+au-dessus du dôme déjà si noir qu'ils ombragent.
+
+Ces lieux sont magnifiques, car entre toutes ces branches étendues en
+parasol ou entre-croisées en réseaux inextricables, la moindre éclaircie
+encadre un paysage de montagnes transparentes ou de plaines profondes
+terminées par les lignes d'or de l'embouchure du Tibre, qui se
+confondent avec la nappe étincelante de la Méditerranée.
+
+Mais, pour chérir exclusivement cette végétation méridionale, il faut
+n'avoir pas aimé auparavant celle de nos latitudes plus douces et plus
+voilées. Tout est rude sous l'oeil de Rome. Les pâles oliviers y sont
+durs encore par leur sèche opposition avec les autres arbres trop noirs.
+Les bosquets splendides de buis, de lauriers et de myrtes sont noirs
+aussi par leur épaisseur, et leurs âcres parfums sont en harmonie avec
+leur inflexible attitude. Le soleil éclate sur toutes ces feuilles
+cassantes qui le reçoivent comme autant de miroirs; il glisse ses rayons
+crus sous les longues allées ténébreuses et les raie de sillons lumineux
+trop arrêtés, parfois bizarres. Il ne faut point être ingrat, cela est
+parfois splendide, surtout quand les rayons tombent sur des tapis de
+violettes, de cyclamens et d'anémones qui jonchent la terre jusque
+dans les coins les plus sauvages, ou sur les ruisseaux cristallins qui
+sautent, écument et babillent entre les grosses racines des arbres;
+mais, en général, l'oeil, comme la pensée, est en lutte contre la
+lumière et contre l'ombre qui, trop vigoureuses toutes deux, se heurtent
+plus souvent qu'elles ne se combinent et ne s'associent.
+
+Sans aller si loin, il y a autour de nous, en France, quand on les
+cherche et que l'on arrive à les trouver, des aspects d'une beauté toute
+différente, il est vrai, mais plus pénétrante et plus délicate que cette
+rude beauté du Latium. Aimons l'une et l'autre, et que chaque école
+d'artiste y trouve sa volupté. Pour nous, il faudra toujours garder une
+secrète préférence pour certains coins de notre patrie. En dehors du
+sentiment national, que l'on ne répudie pas à son gré, il est des
+jouissances de contemplation que nous n'avons point trouvées ailleurs.
+Certains recoins ignorés dans la Creuse et dans l'Indre ont réalisé pour
+nous le rêve des forêts vierges. Dans des localités humides et comme
+abandonnées, nous avons pénétré sous des ombrages dont l'épaisseur
+admirable n'ôtait rien à la transparence et au vague délicieux. Là, tout
+aussi bien que dans la forêt fermée de Laricia et sur les roches de
+Tivoli, les plantes grimpantes avaient envahi les tiges séculaires et
+s'enlaçaient en lianes verdoyantes aux branches des châtaigniers, des
+hêtres et des chênes. La mousse tapissait les branches, et la fougère
+hérissait de ses touffes découpées le corps des arbres, de la base au
+faîte. Dans leur creux, des touffes de trèfle forestier semblaient
+s'être réfugiées et sortaient en bouquet de chaque fissure. Les blocs
+granitiques, embrassés et dévorés par les racines, étaient soulevés et
+comme incrustés dans le flan des arbres. Enfin, ce que j'ai en vain
+cherché en Italie, ce que je n'ai remarqué que là, en plein midi, le
+soleil, tamisé par le feuillage serré mais diaphane, laissait tomber
+sur le sol et sur les fûts puissants des hêtres, des reflets froids et
+bleuâtres comme ceux de la lune.
+
+En résumé, les arbres à feuillage persistant ont plus d'audace et
+d'étrangeté dans leur attitude; mais ils manquent tout à fait de cette
+finesse de tons et de cette grâce de contours qui caractérisent les
+essences forestières de nos climats. Les cyprès monumentaux de la villa
+Mandragone, à Frascati, ont, à coup sûr, un grand caractère; mais ces
+plantes à centuple tige, réunies en faisceau comme des colonnettes
+sarrasines, ressemblent trop à de l'architecture. Ils sont si noirs
+qu'ils font tache dans l'ensemble. La brise ne les caresse point, la
+tempête seule les émeut. Aussi, quand, aux approches du Clitumne et
+de l'Arno, on revoit les peupliers et les saules, on croit reprendre
+possession de l'air et de la vie. En Provence, on se croit encore un
+peu trop en Italie et pas assez en France; mais, quand on gagne nos
+provinces du Centre, moins riches de grands mouvements du sol, on est
+dédommagé par l'abondance et la tranquille majesté de la végétation. Les
+noyers énormes des bords de la Creuse sont mille fois plus beaux que
+les beaux orangers de Majorque, et il semble que, dans la variété
+harmonieuse de nos arbres indigènes, les tilleuls, les érables, les
+trembles, les aunes, les charmes, les cormiers, les frênes, etc., il y
+ait quelque chose qui ressemble à l'intelligence étendue et profonde des
+artistes féconds, comparée au génie étroit et orgueilleux des poëtes
+monocordes.
+
+Quant à la beauté des lignes, si vantée par les amants exclusifs de la
+nature méridionale, nous l'avons goûtée aussi, mais sans pouvoir la
+trouver supérieure à celle de nos forêts de France. Il y a, dans l'effet
+magistral de nos grandes avenues, des masses plus harmonieusement
+disposées et vraiment mieux dessinées par la structure des arbres qui
+les composent. Enfin, nous nous résumerons en disant que l'éternelle
+verdure des climats chauds est inséparable d'une éternelle monotonie,
+non-seulement de couleur, mais de formes dures qui excluent la grâce
+touchante et peut-être la véritable majesté.
+
+
+
+IX
+
+L'ILE DE LA RÉUNION[19]
+
+
+Sous ce titre beaucoup trop modeste, un homme éminemment observateur et
+doué de connaissances spéciales en plus d'un genre, rassemble une foule
+de notions très-complètes sur cette intéressante colonie française qui,
+d'un volcan perdu au sein des mers lointaines, s'est fait longtemps un
+nid tranquille et délicieux.
+
+[Note 19: Par Louis Maillard.]
+
+Bien que déchue de sa sauvage beauté primitive, l'île de la Réunion
+offre encore pour l'avenir des ressources immenses, si on sait les
+mettre à profit. Grâce à ses formes coniques et à la grande élévation de
+ses principaux centres, elle se prête à toutes les productions, depuis
+celles de la zone torride jusqu'à celles de nos Alpes. Donc, rien
+de plus varié que la flore de cette échelle de température; mais le
+caractère le plus curieux de l'île, caractère qui y a été général
+autrefois et qui s'y trouve localisé aujourd'hui, c'est cet état
+perpétuel de création ignescente, propre aux îles volcaniques, et nulle
+part mieux appréciable aux études spéciales.
+
+Le volcan qui couronne notre colonie de ses banderoles de flamme ou de
+fumée vomit toujours, à des intervalles assez rapprochés, des torrents
+de lave et de cendre qui, sur une notable étendue de sa surface (un
+dixième environ), changent sa configuration. Des tremblements de terre
+ont fait surgir sur les hauteurs des masses rocheuses, débris des
+anciennes éruptions que d'autres cataclysmes avaient engloutis.
+Ailleurs, ces monuments naturels, anciennement produits, s'effondrent et
+rentrent dans l'abîme. De profondes ravines se creusent et des torrents
+s'y précipitent, des vallées se soulèvent ou s'aplanissent sous des lits
+de sable et de cendre bientôt recouverts d'un nouvel humus, des remparts
+rocheux s'écroulent ou se dressent. La fertilité, poursuivie par ces
+ravages, se déplace, monte ou descend, abandonne les forêts saisies
+sur pied par la lave et s'en va créer des pâturages dans les régions
+redevenues calmes.
+
+D'autre part, la mer, refoulée par les coulées volcaniques, voit des
+caps nouveaux étendre leurs bras dans ses ondes et former des anses
+paisibles là où, la veille, elle battait la côte avec énergie; mais,
+toujours agissante, elle aussi, elle va ronger plus loin,--par son
+action saline encore plus que par ses vagues,--les pores des anciennes
+falaises. Elle y creuse des cavernes étranges, jusqu'à ce que la roche,
+désagrégée, s'écroule et montre à vif ses arêtes de basalte et les
+couches superposées des diverses éruptions. Au fond de son lit, l'Océan
+ne travaille pas moins à se débarrasser des masses de galets et de
+débris de toutes formes et de toutes dimensions que les torrents lui
+déversent. Il les soulève, les roule, les porte sur un point de la côte
+où il les reprend pour les amonceler ou les répandre encore. Ailleurs,
+il se bâtit des digues de corail et des bancs de madrépores aussi
+solides que les remparts de lave, si bien que ces deux forces
+gigantesques, la mer et le volcan, l'eau et le feu, toujours en lutte,
+pétrissent pour ainsi dire le dur relief de l'île comme une cire molle
+soumise à leur caprice; mais ici le caprice ne consiste que dans
+l'étreinte corps à corps de deux lois également fatales, logiques par
+conséquent, car ce que nous appelons fatalité est la logique même, et
+l'homme qui les observe arrive à saisir leur puissance d'impulsion et
+à camper en toute sécurité sur cette terre mobile, si souvent remaniée
+dans les âges anciens, et qui change encore manifestement de forme et
+d'emploi sur une partie de sa surface.
+
+Pour nous, cette île enchantée, passablement terrible, a toujours été
+un type des plus intéressants. Nos fréquents rapports avec M. Maillard
+durant les dix dernières années de son séjour à la Réunion, nous avaient
+initié à une partie de sa flore, de sa faune et de ses particularités
+géologiques. Plus anciennement encore, un autre ami, spécialement
+botaniste, après un séjour de quelques années dans ces parages, nous
+avait rapporté de précieux échantillons et des souvenirs pleins de
+poésie. Ce fut le rêve de notre jeunesse d'aller voir les _grands
+brûlés_ et les fraîches ravines de Bourbon. Quand l'âge des projets
+est passé, c'est un vif plaisir que de se promener dans son rêve
+rétrospectif avec un excellent guide, et ce guide, à qui rien n'est
+resté étranger durant vingt-six ans d'explorations aventureuses et de
+travaux assidus, c'est l'auteur des notes que nous avons sous les yeux.
+
+Ingénieur colonial à la Réunion, M. Maillard s'est trouvé là, en
+présence de la mer et du volcan, le représentant d'une troisième force,
+le travail humain aux prises avec les impétueuses et implacables forces
+d'expansion de la nature. Le temps n'est plus où le Dieu hébreu défiait
+Job de dire à la mer: «Tu n'iras pas plus loin!» Le vrai Dieu, qui veut
+que l'homme aille toujours plus loin, lui a permis de posséder la nature
+en quelque sorte, en s'y faisant place et en luttant avec elle de
+persévérance. Des jetées hardies et des travaux sous-marins bien
+calculés, ouvrent aux navires les passes les plus dangereuses et
+défendent aux flots d'envahir les grèves où l'homme s'établit. Quand
+les torrents des montagnes emportent les ponts jetés sur leurs abîmes,
+l'homme s'attaque au torrent lui-même, lui creuse un autre lit, et
+l'oblige à se détourner. Les débris incandescents des volcans ravagent
+en vain ses cultures: il les transporte ailleurs, et il attend. Il sait
+que ces déserts redeviendront fertiles, il sait aussi quels abris ces
+gigantesques vomissements refroidis offriront à sa demeure, à son
+troupeau, à son verger, et, de cette nature terrible, de ces cratères
+éteints, il se fait une forteresse et un jardin.
+
+En ouvrant des routes dans la lave, en dessinant des jetées à la
+côte, en explorant lui-même les profondeurs sous-marines à l'aide
+du scaphandre, en étudiant les habitudes de l'atmosphère et ses
+perturbations violentes, M. Louis Maillard a pu observer cette nature
+tropicale sous tous ses aspects. Ses notes embrassent donc tout ce
+qui constitue l'existence de la colonie: topographie, hydrographie,
+météorologie, géologie, botanique, zoologie, agriculture, industrie,
+administration, histoire, législation, finances, statistique, arts,
+coutumes, biographie, travaux publics, etc. Toutes ces recherches,
+sobrement et clairement exposées, appuyées des indications et
+témoignages des hommes les plus sérieux et les plus compétents de la
+colonie, sont venues demander l'aide de la science aux illustrations
+de la mère patrie. M. Maillard a eu de la sorte le généreux plaisir
+d'offrir à notre Muséum, ainsi qu'à des personnages éminents dans
+la science, des collections et des spécimens précieux, rares, ou
+entièrement nouveaux en histoire naturelle, et, en retour, il a eu
+l'honneur de pouvoir joindre à sa publication une annexe de notes
+descriptives et classificatives, signées Verreaux, Michelin,
+Guichenot, Milne-Edwards, Guénée, Deyrolle, H. Lucas, Signoret, de
+Sélys-Longchamps, Sichel, Bigot, Duchartre. L'illustre et respectable
+docteur Camille Montagne et son savant associé M. Millardet se sont
+chargés de décrire les algues et toute la cryptogamie. Aux travaux zélés
+et consciencieux de M. Maillard se rattache donc une suite de travaux
+extrêmement précieux et intéressants, non-seulement pour l'île de la
+Réunion, mais aussi pour le progrès des sciences naturelles, auxquelles
+les recherches des voyageurs et des amateurs dévoués apportent chaque
+jour leur contingent éminemment utile. Celui de M. Louis Maillard est
+considérable. Il a rapporté, en fait de zoologie et de botanique, les
+types d'une famille nouvelle (parmi les crustacés) de plusieurs genres,
+et de plus de cent cinquante espèces jusqu'ici non décrites.[20] Il
+a donc bien mérité de la science, et son ouvrage intéresse tous les
+adeptes.
+
+Mais une autre utilité incontestable de cet ouvrage, c'est d'avoir
+signalé sans ménagement à l'attention du gouvernement et de la société
+tout entière, la nécessité d'organiser, sur des bases sévères et
+intelligentes, le régime de la propriété et le système de l'exploitation
+territoriale dans notre colonie, aujourd'hui dévastée et menacée de
+ruine par suite du déboisement. Tout le monde lira avec intérêt les
+réflexions de M. Maillard sur les inconvénients de la culture trop
+développée de la canne à sucre, sur l'abandon de la culture du café,
+du girofle et d'autres plantes utiles qui préservaient le sol en le
+retenant sur les pentes et en lui conservant l'humidité nécessaire. Le
+défrichement aveugle, qui est la conséquence du _chacun pour soi_, a
+fait disparaître entièrement les arbres magnifiques dont les essences
+précieuses couronnaient l'île et la protégeaient à la fois contre la
+sécheresse et contre les inondations. Quand les terribles cyclones
+dévastaient ces belles forêts, leurs débris imposants servaient encore
+longtemps de digues à la fureur des ouragans et protégeaient les jeunes
+pousses destinées à remplacer les anciennes.
+
+[Note 20: Ce chiffre sera peut-être dépassé, le travail le plus
+important, la conchyliologie, n'étant pas encore terminé.]
+
+Aujourd'hui, rien n'entrave plus les déluges qui pèlent le sol et
+l'entraînent à la mer, tandis que dans les temps secs, les sources,
+privées d'ombre, tarissent et que l'aridité se propage. Si la France
+ne daigne pas intervenir, ou si les colons ne se rendent pas aux plus
+simples calculs de la prévoyance, on peut prédire la ruine et l'abandon
+prochains de cette perle des mers que les anciens navigateurs saluèrent
+du nom d'_Éden_, et qui, épuisée et mutilée par la main de l'homme,
+secouera son joug et rentrera dans le domaine de Dieu. C'est une leçon
+qu'il tient en réserve, en France aussi bien qu'ailleurs, pour les
+populations qui méconnaissent les lois de l'équilibre providentiel, et
+abusent de leurs droits sur la terre. A l'homme sans doute est dévolue
+la mission d'explorer et d'exploiter; mais l'intelligence lui a été
+départie pour épargner à propos, prévoir l'avenir, et chercher dans la
+nature même le préservatif de son existence. Les forêts lui avaient été
+données comme réservoirs inépuisables de la fécondité du sol et
+comme remparts contre les crises atmosphériques. Il a violé tous les
+sanctuaires. Plus aveugle et plus ignorant que ses ancêtres, il a
+porté la hache jusqu'au plus épais de la forêt sacrée. En Amérique, il
+s'acharne avec fureur contre le monde primitif qui lui livre un sol
+admirablement nourri et préservé depuis les premiers âges de la
+végétation. L'oeuvre de dévastation s'accomplit. Nous aurons du blé, du
+sucre et du coton jusqu'à ce que la terre fatiguée se révolte et jusqu'à
+ce que le climat nous refuse la vie.
+
+
+
+X
+
+CONCHYLIOLOGIE
+
+DE L'ILE DE LA RÉUNION[21]
+
+
+Dans un précédent article, nous avons appelé l'attention du monde savant
+et du monde instruit sur un ouvrage, intéressant à tous les points de
+vue[22], science, industrie, moeurs, agriculture, histoire naturelle,
+etc. Il manquait à cette publication une annexe importante dont nous
+n'avons pas nommé l'auteur, et dont nous n'avions pas encore pu prendre
+connaissance. Ce travail nous est communiqué aujourd'hui, et nous
+voulons réparer une omission qui laisserait incomplète l'utilité des
+notes si précieuses de M. Maillard, d'autant plus qu'ici il ne s'agit
+plus seulement de compléter la description de notre belle colonie, mais
+bien d'apporter des matériaux au grand édifice de la science naturelle
+en général. C'est le savant M. Deshayes, illustré par d'immenses travaux
+sur cette matière, qui s'est chargé de la conchyliologie, ou, pour mieux
+dire, de la malacologie relative aux trouvailles et découvertes de M.
+Maillard. Cette annexe forme donc un travail du plus grand intérêt, et
+l'on peut dire qu'elle est un monument acquis à la science dans une de
+ses branches les plus ardues.
+
+[Note 21: Par M. Deshayes.]
+
+[Note 22: _Notes sur l'île de la Réunion_, par Louis Maillard.]
+
+Beaucoup de personnes dans le monde se doutent peu du rôle immense que
+jouent les mollusques dans l'économie de notre planète. On s'en pénètre
+en lisant les pages par lesquelles M. Deshayes ouvre l'étude spéciale
+dont nous nous occupons ici. La conscience et la modestie, conditions
+essentielles du vrai savoir, obligent ce grand explorateur à nous dire
+que la connaissance de vingt mille espèces provenant de toutes les
+régions du monde n'est rien encore, et que de trop grands espaces sont
+encore trop peu connus pour qu'il soit possible d'entreprendre un
+travail d'ensemble satisfaisant. Si un pareil chiffre et celui qu'on
+nous fait entrevoir nous étonnent, reportons-nous au noble et poétique
+livre de M. Michelet, _la Mer_, et notre imagination au moins se
+représentera la puissante fécondité qui se produit au sein des eaux, et
+qui n'a aucun point de comparaison avec ce qui se passe sur la terre.
+
+C'est là que la nature, échappant à la destruction dont l'homme est
+l'agent fatal, et se dérobant à plusieurs égards à son investigation,
+enfante sans se lasser des êtres innombrables dont l'existence éphémère
+se révèle plus tard par l'apparition de continents nouveaux, ou par
+l'extension des continents anciens. Cette intéressante et universelle
+formation de la terre par les mollusques commence aux premiers âges du
+monde. C'est sous cette forme élémentaire d'abord et de plus en plus
+compliquée que la vie apparaît, mais avec quelle profusion étonnante!
+Notre monde, nos montagnes, nos bassins, les immenses bancs calcaires
+qui portent nos moissons ou qui servent à la construction de nos villes
+ne sont en grande partie qu'un amoncellement, une pâte de coquillages,
+les uns d'espèce si menue, qu'il faut les reconnaître au microscope,
+les autres doués de proportions colossales relativement aux espèces
+actuellement vivantes. Ainsi les grands et les petits habitants des mers
+primitives ont bâti la terre et ont constitué ses premiers éléments de
+fécondité. Ils ont disparu pour la plupart, ces travailleurs du passé à
+qui Dieu avait confié le soin d'établir le sol où nous marchons; mais
+leur oeuvre accomplie sur une partie du globe, n'oublions pas que la
+plus grande partie du globe est encore à la mer et que la mer travaille
+toujours à se combler par l'entassement des dépouilles animales qui s'y
+accumulent et par le travail ininterrompu des coraux et des polypiers,
+enfin qu'on peut admettre l'idée de leur déplacement partiel sans
+secousse, sans cataclysme, et sans que les générations qui peuplent la
+terre s'en aperçoivent autrement qu'en se transmettant les unes aux
+autres les constatations successives de cette insensible révolution.
+
+Le rôle des habitants de la mer et celui des mollusques en particulier,
+à cause de leur abondance inouïe, est donc immense dans l'ordonnance de
+la création. Tout en constatant les importants et vastes travaux de ses
+devanciers et de ses contemporains adonnés à ce genre de recherches, M.
+Deshayes ne pense pas que le moment soit venu d'entreprendre la grande
+statistique de la mer. Des documents que nous possédons, on pourrait,
+selon lui, tirer des notions d'une assez grand valeur; «mais, dans
+l'état actuel de la science, ce travail, dit-il, ne satisferait pas les
+plus impérieux besoins de la géologie et de la paléontologie, car il
+ne s'agit pas de savoir quelle est la population riveraine de certains
+points de la terre: il est bien plus important de connaître la
+distribution des mollusques dans les profondeurs de la mer, de
+déterminer l'étendue des surfaces qu'ils habitent, la nature du fond
+qu'ils préfèrent, et ce sont ces recherches, ce sont ces documents qui
+manquent à la science.»
+
+Il résulte de ceci que, dans la mer, la vie a son ordonnance logique
+comme partout ailleurs, et que ce vaste abîme ne renferme pas l'horreur
+du chaos, ainsi qu'au premier aperçu l'imagination épouvantée se la
+représente. Tous ces grands tumultes, ces ouragans, ces fureurs qui
+agitent sa surface passent sans rien déranger au calme mystérieux de
+ses profondeurs et aux lois de la vie, qui s'y renouvelle dans des
+conditions voulues. «Pour entreprendre des investigations complètes,
+dit encore M. Deshayes, il faut mesurer les profondeurs, reconnaître
+la nature des fonds, suivre les zones d'égale profondeur, établir
+séparément la liste des espèces habitées par chacune d'elles: bientôt
+on reconnaît des populations différentes attachées à des profondeurs
+déterminées.»
+
+Donc, si c'est avec raison que les géologues considèrent les coquilles,
+selon la belle expression de M. Léon Brothier, comme «les médailles
+commémoratives des grandes révolutions du globe», il est de la
+plus haute importance d'étudier leur existence actuelle, destinée
+probablement à marquer un jour les phases du monde terrestre futur,
+enfoui encore dans un milieu inaccessible à la vie humaine. C'est une
+grande étude à faire et qui n'effraye pas la persévérance de ces hommes
+paisibles et respectables dont la mission volontaire est d'interroger la
+nature dans ses plus minutieux secrets. Notre siècle, positif et avide
+de jouissances immédiates, sourit à la pensée d'une vie consacrée à un
+travail qui lui semble puéril; mais les esprits sérieux savent qu'à la
+suite de ces vaillantes investigations, la lumière se fait, l'hypothèse
+devient certitude, et que, d'un ensemble d'observations de détail,
+jaillissent tout à coup des vérités qui ébranlent de fond en comble les
+plus importantes notions de notre existence. C'est la grande entreprise
+que la science accomplit de nos jours, et c'est par elle que les
+préjugés font nécessairement place à de saines croyances.
+
+Nous avons donné de sincères éloges aux notes de M. Maillard sur ses
+travaux de recherches à l'île de la Réunion; nous ne pouvons mieux les
+compléter qu'en citant encore M. Deshayes. «Pour ce qui a rapport aux
+mollusques (de cette région), nous pouvons l'affirmer, et le catalogue
+le constate, personne avant M. Maillard n'en avait réuni une collection
+aussi complète.... Parmi tant d'espèces contenues dans cette collection,
+il eût été bien étrange de n'en rencontrer aucune qui fût nouvelle. Loin
+de ce résultat négatif, nous avons eu le plaisir d'en reconnaître un
+grand nombre qui jusqu'alors avaient échappé aux recherches d'autres
+naturalistes. On remarquera surtout une addition notable à ces
+mollusques aborigènes et fluviatiles sur lesquels notre savant ami M.
+Morelet avait entrepris des recherches. Nous ne pouvions confier à de
+meilleures mains le soin de déterminer les espèces contenues dans ce
+catalogue.» Suit la description de trois genres nouveaux et de plus de
+cent espèces avec treize planches d'un travail exquis dues à l'habile
+dessinateur M. Levasseur. Cet ouvrage se recommande donc à tous les
+explorateurs de la faune malacologique comme un document d'une valeur
+incontestable.
+
+
+
+XI
+
+A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865
+
+
+Le choléra est parti, des douleurs sont restées: des veuves, des
+orphelins, de la misère. La charité administrative et la charité privée
+ont donné de grands secours. Mais, quand le chef de famille est frappé,
+la misère se prolonge ou se renouvelle. La mère est épuisée et les
+enfants dépérissent. En ce moment, ce qui manque le plus, c'est
+le vêtement, et l'hiver va sévir! Le XVIIIe arrondissement a
+particulièrement souffert. Huit cent vingt et un décès représentent une
+masse sérieuse de veuves découragées et d'enfants sans ressources.
+
+M. Arrault, secrétaire du conseil de salubrité, a vu ces douleurs, il
+les a racontées avec émotion dans _le Siècle_. Il a fait un appel aux
+mères heureuses, il a demandé les vieux vêtements des enfants heureux.
+On s'est empressé de lui envoyer de quoi vêtir une grande partie de
+ses orphelins. _L'Avenir national_ veut l'aider dans son oeuvre de
+dévouement et de charité en publiant à son tour ce bon et simple remède
+à la plupart des maladies de l'enfance indigente, des habits et des
+chaussures! Non pas seulement des habits d'enfants, mais des vestes,
+des rebuts de toute sorte sont employés par les veuves qui coupent,
+ajustent, essayent, utilisent, s'aidant les unes les autres et
+retrouvant dans le travail le courage et l'espoir. Secours et
+moralisation: voilà ce que l'on peut donner avec de vieux chiffons.
+
+On peut envoyer à M. Arrault, qui se charge d'acquitter les frais de
+transport,--rue Lepic, n° 11, à Montmartre,--tous les objets destinés à
+cette oeuvre de bienfaisance opportune et généreuse.
+
+LES AMIS DISPARUS
+
+
+I
+
+NÉRAUD PÈRE
+
+
+Nous venons de perdre un de ces hommes rares qui ont traversé les
+vicissitudes de notre vie politique sans y rien laisser flétrir de leur
+noble caractère. Le vieillard probe et sage que nous avons conduit ces
+jours-ci à son dernier lit de repos, a parcouru sa longue carrière,
+sinon avec éclat, du moins avec honneur. C'est une de ces gloires
+modestes qui restent dans le cercle de la famille, mais qui
+l'agrandissent au point d'y faire entrer tout ce qu'il y a d'honnête
+dans une province. C'est un de ces exemples qui demeurent pour
+l'encouragement ou pour la condamnation des hommes publics appelés à
+leur succéder.
+
+Magistrat de sûreté durant la Révolution, à l'époque d'une réaction
+antiroyaliste, il n'usa de sa dictature qu'avec indulgence et
+générosité. Plus tolérant que la lettre des lois, il ne voulut entendre
+ni punir bien des plaintes vives et bien des regrets imprudemment
+exprimés.
+
+Sous l'Empire, fidèle à un profond sentiment de son indépendance et de
+sa dignité, nous l'avons vu blâmer avec force et franchise, en présence
+de ses supérieurs, l'insupportable tyrannie qui trouvait alors tant
+d'agents fanatiques ou cupides. Sous la Restauration, poursuivant de ses
+railleries spirituelles les prétentions d'une génération surannée, nous
+l'avons encore vu lutter tranquillement contre les tendances du pouvoir.
+
+Quoique haï personnellement par M. de Peyronnel, quoique dénoncé maintes
+fois et tourmenté dans l'exercice de ses fonctions, il fut l'allié
+sincère du parti national et favorisa toujours l'opposition libérale
+de son vote. Sous la Convention comme sous l'Empire et comme sous la
+Restauration, il fut donc toujours le même; ferme, bon et tolérant.
+
+Il eut une vertu, grande chez un magistrat: il resta homme, il crut au
+repentir des coupables. Entre ses mains, l'accusation demeura sobre
+de poursuites, délicate dans les moyens, décente et modérée dans
+l'invocation des châtiments.
+
+Le trait dominant de son caractère, c'était une grande bienveillance
+pour les hommes, une gaieté railleuse pour leurs vices et leurs travers.
+
+Son enjouement aimable et sa douce philosophie le conservèrent jeune
+dans un âge avancé. Pendant ses dernières années, sa tête s'affaiblit,
+mais son coeur resta jusqu'à la fin affectueux et simple. Il avait
+oublié le nom et la demeure de ses amis; mais, lorsqu'il les
+rencontrait, son regard et son sourire attestaient que leur image ne
+s'était point effacée de son âme.
+
+
+II
+
+GABRIEL DE PLANET
+
+
+Le Berry vient de perdre un des hommes les plus aimants et les plus
+aimés qui aient vécu en ce monde, où tout est remis en discussion, et
+où il est si rare, à présent, de voir toutes les opinions, toutes les
+classes se réunir autour d'une tombe pour la bénir.
+
+Gabriel de Planet est mort le 30 décembre 1854, d'une phthisie
+pulmonaire, à l'âge de quarante-cinq ans. Porté à sa dernière demeure
+par des ouvriers et des bourgeois, sans distinction de parti ni d'état,
+il laisse des regrets unanimes, incontestés.
+
+Né gentilhomme, Planet avait conçu, dès sa première jeunesse, l'idée
+nette et le sentiment profond de l'équité fraternelle. Il n'a jamais
+varié un seul jour dans cette religion de son coeur et de son esprit;
+et pourtant, la rare tolérance de son jugement, la bienveillance de son
+caractère et le charme conciliant de son commerce l'ont rendu cher à des
+hommes dont la croyance et les instincts semblaient élever une barrière
+infranchissable entre eux et lui. Il a été estimé et apprécié de la
+Fayette, des deux Cavaignac, de Royer-Collard, de Michel (de Bourges),
+de Delatouche, de Bethmont, des deux Garnier-Pagès, de l'archevêque de
+Bourges, de MM. Mater et Duvergier de Hauranne, de MM. Devillaines et
+de Boissy, de MM. Dufaure, Goudchaux, Duclerc et de cent autres qui,
+en apprenant sa mort et la douleur quelle nous cause, s'écrieront sans
+hésiter: «Et moi aussi, je l'ai aimé!»
+
+Reçu avocat après 1830, Planet habita Bourges et apprit la science des
+affaires avec Michel. Il fit, sous sa direction, la _Revue du Cher_ avec
+M. Duplan, aujourd'hui rédacteur du _Pays_, puis vint s'établir à la
+Châtre, où il acheta une étude d'avoué qui prospéra entre ses mains et
+lui créa des relations étendues et variées qu'il a gardées, comme
+autant d'amitiés fidèles, jusqu'à sa mort. Il les a dues autant à sa
+remarquable capacité qu'à son activité infatigable, et à un zèle dont
+ses clients ont su lui tenir compte. Nommé préfet du Cher sous le
+général Cavaignac, il a été d'emblée un des meilleurs administrateurs
+de France, et grâce â son esprit liant et persuasif, il a exercé des
+fonctions calmes et faciles dans des temps difficiles et troublés.
+Envoyé à la préfecture de la Corrèze à l'avènement de la Présidence, il
+donna sa démission, n'ayant jamais eu d'autre ambition que celle d'être
+utile dans sa province. L'Assemblée nationale s'occupait alors
+de composer le Conseil d'État, Planet y obtint un nombre de voix
+insuffisant, mais assez élevé pour témoigner de son mérite et de la
+considération dont il jouissait. Depuis, il a vécu à la campagne,
+adonné à la culture d'un admirable jardin créé par lui sur des collines
+sauvages, dans le but principal d'occuper de nombreux ouvriers sans
+ressources. Il avait aussi l'espoir de combattre, par le mouvement et la
+volonté, l'incurable mal qui détruisait son être. Jusqu'à son dernier
+jour, il a conservé cette volonté de vivre pour être utile et serviable;
+jusqu'à sa dernière heure, il s'est préoccupé du bonheur de ses amis, du
+bien-être des malheureux, de la charité, de l'affection et du devoir.
+
+Il a été l'homme de dévouement par excellence. Il a fait autant de
+bonnes actions et rendu autant de services importants qu'il a compté
+de moments dans sa vie. Son activité décuplait le temps et tenait du
+prodige. D'autres sont les martyrs d'instincts héroïques, il a été, lui,
+le martyr de sa propre bonté. Tolérant par nature, navré des souffrances
+d'autrui, malade d'une angoisse fiévreuse jusqu'à ce qu'il eût réussi
+à les faire cesser, accablé de fatigues physiques et morales, toujours
+ranimé par le désir du bien, toujours prêt à reprendre sa tâche
+écrasante, il a vécu bien littéralement pour aimer, et il est mort jeune
+pour avoir bien réellement vécu ainsi.
+
+Planet était naïf comme un enfant, avec un esprit pénétrant et une
+finesse déliée. Il était un type de stoïcisme envers lui-même, de tendre
+indulgence envers les autres. Les contrastes de cette âme exquise et
+simple, souffrante et enjouée, étonnaient et charmaient en même
+temps, Nulle intimité n'a été plus douce et plus sûre que la sienne.
+Souvenez-vous de lui, vous tous qui l'avez reconnu, et cherchez qui
+lui ressemble! Pour nous, qui l'avons fraternellement chéri pendant
+vingt-cinq ans, sans jamais découvrir une tache dans son âme ardente, un
+travers dans son admirable bon sens, une défaillance dans sa charité,
+une lacune dans son affection, nous ne le remplacerons pas! mais nous
+l'aimerons toujours, étant de ceux pour qui la mort ne détruit rien.
+
+
+ A PLANET
+
+
+ L'avant-dernier des jours qui finissent l'année,
+ Planet nous a quittés pour un monde meilleur;
+ Il a rejoint, là-haut, la troupe fortunée
+ De ceux que Dieu remplit d'un éternel bonheur.
+
+ Je crois à ce beau rêve où l'âme se transporte
+ Pour accepter le mal qui règne parmi nous;
+ Mais j'y crois à demi: des cieux j'ouvre la porte,
+ Mais sans la refermer à tout jamais sur tous.
+
+ Je crois, ou crois sentir que Dieu, dans sa clémence,
+ Dans sa justice aussi, nous reprend tous en lui;
+ Que, dans son sein fécond, retrempant l'existence,
+ Il nous ôte l'effroi d'un monde évanoui.
+
+ Mais je pense qu'ayant renouvelé notre être,
+ Et l'ayant affranchi du cuisant souvenir,
+ Il nous dit: «Recommence, homme, tu vas renaître,
+ Et retourner là-bas pour vivre et pour mourir.
+
+ »Tâche qu'à ton retour, je te retrouve digne
+ De rester près de moi pendant l'éternité; .
+ Pour te faire obtenir cette faveur insigne,
+ Ne t'ai-je pas cent fois rendu ta volonté?
+
+ »Je n'ai jamais puni d'une peine éternelle,
+ L'homme ingrat et chétif qui ne peut m'offenser.
+ J'ai fait courte et fragile une phase mortelle,
+ Où croyant vivre, enfant, tu ne fais que passer.
+
+ «Reprends donc ton fardeau, refais ta rude tâche!
+ C'est dur! mais c'est un jour dans l'abîme du temps.
+ Ce jour mal employé ne sert de rien au lâche,
+ Mais il peut conquérir le Ciel aux militants.»
+
+ Des révélations que nous ouvre la tombe,
+ Nous ne conservons pas le souvenir distinct:
+ Sous le poids de la chair l'esprit divin succombe,
+ Mais nous en retenons un doux et vague instinct.
+
+ L'enfant, dès qu'il connaît le baiser de sa mère,
+ Aime avant de comprendre.--Aimer est le besoin
+ Qui s'éveille avec lui dès qu'il touche la terre,
+ Et que, plus qu'on ne croit, il rapporte de loin.
+
+ L'enfant, dès qu'il comprend le son de la parole,
+ Aide au tableau qu'on fait pour lui du paradis,
+ Il le voit, il l'a vu! et nulle parabole
+ N'embellit ce beau lieu présent à ses esprits.
+
+ Oui, l'enfant se souvient; mais il faut qu'il oublie,
+ Afin de s'attacher à ce monde sans foi;
+ Il faut que par lui-même il essaye la vie,
+ Afin de dire à Dieu: «J'ai souffert, reprends-moi.»
+
+ C'est alors que, selon le plus ou moins de flamme
+ Qu'elle a su raviver dans cet obscur séjour,
+ Pour plus ou moins de temps, le juge prend cette âme.
+ Et lui rend la santé, la jeunesse, l'amour.
+
+ Mais il est des mortels dont la course est remplie
+ De mérites si purs et d'un prix si parfait,
+ Que, leur peine remise, ou leur tâche accomplie,
+ De l'éternel repos ils goûtent le bienfait.
+
+ Planet, humble martyr, âme douce et naïve,
+ Toi qui restas enfant jusque dans l'âge mûr,
+ Par le besoin d'aimer, par la croyance vive,
+ Par le coeur et l'esprit, va donc, ton sort est sûr!
+
+ Tu luttas quarante ans contre un mal sans remède,
+ Tu naquis condamné, c est-à-dire béni.
+ Dieu t'avait dit là-haut: «Au malheur, viens en aide;
+ Meurs à la peine: alors, ton temps sera fini».
+
+ Il vécut pour bénir, pour consoler, pour prendre
+ Sur ses bras, tout le poids des misères d'autrui:
+ Pour souffrir de nos maux, pour ranimer la cendre
+ De nos coeurs épuisés que l'espoir avait fui.
+
+ Simple dans sa parole, éloquent à son heure,
+ Ingénieux en l'art de la persuasion,
+ Habile à pénétrer ce qu'en secret on pleure,
+ Indulgent aux douleurs de la confession;
+
+ Énergique au besoin, apôtre de tendresse,
+ Sans parti pris d'orgueil, sans rigueur de savant,
+ Du véritable juste il avait la sagesse,
+ Du conseil décisif il avait l'ascendant.
+
+ Les esprits froids ont dit: «Cet homme a la manie
+ De faire des ingrats, puisqu'il fait des heureux».
+ Dieu dit: «De la bonté, cet homme eut le génie,
+ C'est la seule grandeur que je couronne aux cieux»­.
+
+
+III
+
+CARLO SOLIVA[23]
+
+SONNET TRADUIT DE L'ITALIEN
+
+
+ Du beau dans tous les arts, disciple intelligent,
+ Tu possédas longtemps la science profonde
+ Que n'encourage point la vanité d'un monde
+ Insensible et rebelle au modeste talent.
+
+ Dans le style sacré, dans le style élégant,
+ Sur le divin _Mozart_ ta puissance se fonde,
+ Puis dans _Cimarosa_, ton âme se féconde,
+ Et de _Paesiello_ tu sors jeune et vivant.
+
+ C'est que, sous notre ciel, tu sentis la Nature
+ L'emporter dans les coeurs sur la science pure,
+ Et qu'au doux chant natal tu fus initié.
+
+ Si, dans ce peu de mots, je ne puis de ta vie
+ Résumer les travaux, la force et le génie,
+ Laissons dire le reste aux pleurs de l'amitié!
+
+[Note 23: Compositeur italien.]
+
+
+IV
+
+LE COMTE D'AURE
+
+
+La presse a consacré quelques lignes au souvenir de M. d'Aure. Elle a
+dit l'emploi officiel de sa vie active, elle a parlé de ses talents, de
+ses travaux, de ses vues pratiques, de tout ce qui formait son éminente
+spécialité.
+
+Pour les amis particuliers de M. d'Aure, il y a quelque chose de plus à
+dire. On ne peut se résoudre à voir disparaître un coeur d'élite sans
+lui payer le tribut de l'affection méritée, et c'est là qu'il faut
+entrer dans la vie privée. M. d'Aure était un des hommes les meilleurs
+qui aient existé. L'éloge ne semblera banal qu'à ceux qui ne font point
+de cas du dévouement et ceux-là sont rares, espérons-le. M. d'Aure ne
+vivait que pour obliger, secourir, consoler. Il avait l'enjouement, la
+sérénité de la bonté vraie, sûre d'elle-même, toujours prête. Toute sa
+vie, il a donné tout ce qu'il avait d'argent à tout ce qu'il a rencontré
+de détresse, et tout ce qu'il avait de coeur et de courage à tout ce
+qu'il a rencontré de faible et d'abandonné. Au milieu de cette activité
+mise au service de quiconque la réclamait, il était l'homme de la
+famille et de l'intimité. Il s'est marié trois fois et trois fois il
+a répandu autour de lui le charme de l'existence, car son unique
+préoccupation était de rendre une famille heureuse. Il était
+essentiellement paternel, même dans sa jeunesse, et ses nombreux
+subordonnés se regardaient presque comme ses enfants. Il n'a jamais
+abandonné personne. Il n'a jamais été servi par un pauvre homme sans
+assurer son travail et le repos de sa vieillesse avec une sollicitude
+incessante. Il pardonnait même l'ingratitude avec une facilité
+qu'on prenait quelquefois pour de l'insouciance. Ce n'était pas de
+l'insouciance; c'était un sentiment d'humanité raisonné par la logique
+du coeur, et qui rendait d'autant plus énergiques les arrêts rendus par
+son indignation. Il avait le sens du juste et du vrai avec une rare
+équité de jugement. En lui, aucun préjugé de naissance, aucune intrigue;
+une admirable franchise, un bon sens infaillible, une sensibilité
+profonde, inépuisable.
+
+Voilà ce que j'avais à dire de lui: il a été _bon_; pas comme tout le
+monde peut l'être à un moment donné; il l'a été toujours, à toute heure
+et jusqu'au dernier souffle de sa vie.
+
+
+V
+
+LOUIS MAILLARD
+
+DISCOURS PRONONCÉ SUR SA TOMBE
+
+LE 25 JANVIER 1865
+
+
+Celui à qui nous disons adieu ici, avec l'espoir de le retrouver dans
+l'immortalité _de tout ce qui est_, fut dévoué corps et âme à cet
+éternel _devenir_ de l'humanité. Il a servi la civilisation avec la
+famille saint-simonienne, ce grand et fécond agent du progrès au
+dix-neuvième siècle. Il a servi son pays comme individu, en portant dans
+une de nos colonies les plus françaises l'activité, l'intelligence, la
+conscience et le zèle qui font durables et bienfaisants les travaux
+de l'ingénieur. Il a servi la science en lui apportant le fruit de
+recherches et d'observations vraiment fécondes et heureuses, faites avec
+cette vraie lumière qui, chez les hommes épris de la nature, supplée aux
+études spéciales. Il a servi aussi les lettres par son dévouement
+aux idées généreuses et à quiconque autour de lui s'attachait à les
+répandre.
+
+Mais tous ces travaux, tous ces efforts, tous ces _dons_ d'une volonté
+aussi ardente que sérieuse, n'ont pas assouvi la sainte prodigalité de
+cette riche et tendre organisation. Nous le savons ici. Il a été le
+meilleur ami de tous ses amis. Rien ne lui coûtait pour les aider, pour
+les préserver, pour les consoler. Il était toujours là, lui, dans nos
+dangers ou dans nos désastres, sachant, ou conjurer le malheur, ou dire
+la parole simple et vraie qui sauve l'affligé en le rattachant à l'amour
+des autres. Il était le compagnon toujours prêt et toujours utile, le
+confident toujours délicat et sûr, le conseil sage, le secours prompt et
+soutenu. Il était, pour tous ceux qui ont eu le bonheur de vivre près de
+lui, un élément de leur être, une part de leur âme.
+
+Reçois nos remercîments, toi qui ne voulais jamais être remercié, toi
+qui te regardais ingénument comme notre obligé quand tu nous avais fait
+du bien! On peut dire de toi que tu as eu le génie de la bonté, comme
+d'autres en ont l'instinct. Où que tu sois, dans le monde du mieux
+incessant et du développement infini, reçois les bénédictions de
+l'impérissable amitié.
+
+
+VI
+
+FERDINAND PAJOT
+
+
+La mort de Ferdinand Pajot est un fait des plus douloureux et des
+plus regrettables. Ce jeune homme, doué d'une beauté remarquable et
+appartenant à une excellente famille, était en outre un homme de coeur
+et d'idées généreuses. Nous avons été à même de l'apprécier chaque fois
+que nous avons invoqué sa charité pour les pauvres de notre entourage.
+Il donnait largement, plus largement peut-être que ses ressources
+ne l'autorisaient à le faire, et il donnait avec spontanéité, avec
+confiance, avec joie. Il était sincère, indépendant, bon comme un ange.
+Marié depuis peu de temps à une charmante jeune femme, il sera regretté
+comme il le mérite. Je tiens à lui donner après cette cruelle mort, une
+tendre et maternelle bénédiction: Illusion si l'on veut, mais je crois
+que nous entrons mieux dans la vie qui suit celle-ci, quand nous y
+arrivons escortés de l'estime et de l'affection de ceux que nous venons
+de quitter.
+
+
+VII
+
+PATUREAU-FRANCOEUR
+
+
+Patureau-Francoeur vient de mourir à la ferme de Saint-Vincent, près de
+Gastonville (province de Constantine). Son nom suffit pour ses nombreux
+amis, mais il appartient à l'un d'eux de dire au public quel homme était
+Patureau-Francoeur.
+
+C'était un simple paysan, un vigneron des faubourgs de Châteauroux. Il
+avait appris tout seul à écrire, et il écrivait très remarquablement,
+avec ces naïves incorrections qui sont presque des grâces, dans un style
+rustique et spontané. Il a publié un excellent traité sur la culture de
+la vigne, qu'il avait étudiée et pratiquée toute sa vie en bon ouvrier
+et en naturaliste de vocation. Ce petit homme robuste, à grosse tête
+ronde, au teint coloré, à l'oeil bleu étincelant et doux, était doué
+d'une façon supérieure. Il voyait la nature, il l'observait, il l'aimait
+et il la savait. Il avait des enthousiasmes de poëte, il faisait des
+vers barbares, incorrects, d'où s'élançaient, comme des fleurs d'un
+buisson, des éclairs de génie. Il riait de ses vers, il les disait ou
+les chantait une ou deux fois, et n'en parlait plus. Quand il écrivait
+sérieusement, c'était pour enseigner. Il a émis dans de nombreux
+opuscules d'excellentes idées et des observations ingénieuses et sages
+sur la culture propre aux régions de l'Afrique qu'il a longtemps
+habitées.
+
+Son existence parmi nous fut pénible, agitée, méritante. Naturellement
+un esprit aussi complet que le sien devait se passionner pour les
+idées de progrès et de civilisation. Il fut, avant la Révolution, le
+représentant populaire des aspirations de son milieu, et il travailla
+à les diriger vers un idéal de justice et d'humanité. Il faisait sa
+modeste et active propagande sans sortir de chez lui, en causant avec
+ses amis, au milieu de ses enfants et en s'inclinant avec respect
+quand sa mère octogénaire, pieuse et digne femme qui professait le
+christianisme primitif, lui rappelait que l'Évangile était la science de
+l'égalité par excellence. Aussi Patureau tenait-il de sa mère la douceur
+des instincts, l'austérité des moeurs et une religiosité particulière
+qui ajoutait au charme de sa douce prédication.
+
+Nul homme ne parlait mieux, avec plus de sens, plus de bonhomie et plus
+d'esprit. Il était impossible de l'aborder sans vouloir l'écouter encore
+et toujours. Il y avait en lui un intime mélange de finesse et de
+candeur, d'ardeur pour le bien et de moquerie pour le mal, d'indignation
+républicaine et de pardon chrétien. Lorsque les journaux nous
+apportèrent la nouvelle d'un attentat célèbre, il était chez moi. Nous
+déjeunions ensemble. Cet attentat était dirigé contre le représentant
+d'un système qui l'avait déjà cruellement frappé. Loin de s'intéresser
+aux conspirateurs, il jeta tristement le journal, en s'écriant:
+
+--Faire du mal à ses ennemis, moi, je ne pourrais pas!
+
+Il n'en fut pas moins emprisonné et exilé comme solidaire, sinon
+complice de l'attentat.
+
+On dit qu'il ne faut pas rappeler ces erreurs, ces égarements, ces
+injustices des époques historiques voisines de nous; que c'est réveiller
+des passions _assoupies_, évoquer des souvenirs dangereux, _armer_ les
+citoyens les uns contre les autres! Non, cent fois non! Sur la tombe à
+peine fermée d'un des plus purs martyrs de l'idée évangélique, raconter
+le malheur et le courage ne peut pas être un délit. Apprendre aux
+rancuniers et aux vindicatifs de tous les partis comment une âme
+généreuse subit et pardonne, ne peut pas être une excitation â la haine.
+Le système de l'oubli et de l'étouffement est immoral, antihumain et
+par-dessus tout chimérique. C'est dans le silence forcé que couvent les
+vengeances. C'est sous la compression que s'enveniment les plaies. Mieux
+vaut relâcher le lien qui oppresse les coeurs et dire à ceux qui firent
+le mal: «Voyez comme vous fûtes abusés, vous qui avez cru sauver la
+société en bannissant ses plus utiles soutiens!» Et à ceux qui subirent
+la persécution: «Voyez comme les vrais croyants se vengent en protestant
+par leur douceur et leur vertu, contre l'arrêt aveugle qui les frappe!»
+
+En 1848, Patureau avait été élu maire de Châteauroux. _Inde irae_. Il
+remplissait avec fermeté et impartialité ses fonctions, préservant les
+uns, apaisant les autres, tâche difficile et délicate s'il en fut! Mais,
+si quelques-uns se sont souvenus de sa conduite et se sont chaudement
+employés--le marquis de Barbançois entre autres--pour l'arracher à
+l'exil, il en est beaucoup qui lui ont imputé les agitations populaires
+de certains moments de crise. Une cruelle préoccupation agissait alors
+dans l'esprit d'une fraction irritée de la bourgeoisie. Ce maire en
+blouse et en sabots--il était trop pauvre pour être mieux vêtu--faisait,
+disait-on, souffrir, malgré son extrême politesse et le tact exquis dont
+il était doué, l'orgueil de certaines familles aristocratiques, dont il
+consacrait les actes civils. Il y avait d'ailleurs là, comme partout,
+jalousie de crédit et d'autorité, et puis la peur, une peur simulée, la
+plus dangereuse de toutes. On savait bien que Patureau était sage et
+humain; mais ce peuple inquiet, passionné, dont il traînait tous les
+coeurs après lui: comment lui pardonner cela? La popularité est la chose
+la plus enviée des temps de révolution; on oublie alors que c'est la
+plus trompeuse et la plus funeste. On la redoute chez les autres, on la
+voudrait pour soi. Tout homme se flatte d'en user à sa guise! Patureau
+savait bien le contraire. Il se voyait alors débordé. Un agitateur assez
+mystérieux dont j'ai oublié le nom, et qui, depuis, a inspiré de grands
+doutes sur le but de sa véritable mission, travaillait les esprits et
+passionnait la masse. Ces choses se perdirent et s'effacèrent dans les
+événements du 15 mai.
+
+Jusqu'en 1852, Patureau continua à tailler la vigne. Sa vie était rude,
+il ne trouvait pas d'ouvrage chez les gens de certaines opinions, et il
+avait une nombreuse famille à soutenir. Je lui confiai la création d'un
+vignoble, et il tira d'un terrain stérile et abandonné une plante modèle
+produisant le meilleur fruit de la localité. Il se louait aussi à la
+journée pour les autres travaux de la terre. Il conduisait nos moissons
+comme _chef dirige_, c'est-à-dire _tête de sillon_, et par son ardeur,
+sa force et sa gaieté, il stimulait et charmait les autres moissonneurs.
+On oubliait l'heure de la sieste pour l'écouter parler des étoiles, des
+plantes, des insectes ou des oiseaux; car il avait tout observé et tout
+retenu dans son contact perpétuel avec la nature, qu'il étudiait en
+praticien et en artiste. La journée finie, il venait dîner avec nous
+ou avec nos gens quand il s'était laissé attarder et que notre repas
+changeait de table. Il était absolument le même à l'office ou au salon,
+toujours aussi distingué dans ses manières, aussi choisi et aussi simple
+dans son langage, aussi sobre, aussi aimable, aussi intéressant; sachant
+se mettre à la portée de tous, instruisant les jardiniers, raillant avec
+douceur les préjugés du paysan, enseignant à mon fils les moeurs des
+insectes et à moi celles des plantes, causant philosophie, histoire ou
+politique avec des personnes éminemment distinguées qui le rencontraient
+toujours avec un vif plaisir et se montraient avides de l'entendre. Il
+n'était jamais bavard ni déclamateur. Il causait surtout par répliques;
+il racontait brièvement et de la façon la plus pittoresque. Il
+questionnait avec candeur, se faisait expliquer, écoutait comme un
+enfant, souriait comme si les choses eussent dépassé la portée de son
+intelligence, et tout à coup, d'un trait pénétrant, d'un mot charmant
+et profond, il résumait et l'opinion de son interlocuteur et la sienne
+propre. Combien j'ai vu d'esprits sérieux et vraiment élevés, saisis
+par la parole, le regard et l'attitude de cet homme supérieur, au teint
+cuivré par le soleil et aux mains gercées par le travail!
+
+--C'est le paysan idéal, me disait l'un.
+
+--C'est le bonhomme la Fontaine, me disait l'autre.
+
+Je leur répondais:
+
+--C'est le peuple comme il devrait, comme il doit être.
+
+Il fallait bien payer les chaudes amitiés et l'affection populaire dont
+il était l'objet. Trop d'amis lui firent d'irréconciliables ennemis.
+Jalousie de gens plus haut placés sur l'échelle de la fortune et qui ne
+peuvent pardonner à un pauvre diable d'être né leur supérieur. Dieu
+se trompe parfois étrangement; il ne tient pas compte des distances
+sociales. Il donne le génie de la grâce et de la séduction à un
+petit homme de rien. Dieu est sans principes, il pense mal. Il aime
+quelquefois la canaille avec passion.
+
+Les aversions longtemps couvées éclatèrent au coup d'État. Les gens
+prétendus dangereux furent dénoncés, arrêtés et emprisonnés. Patureau,
+averti à temps, disparut. Le paysan, l'homme de la nature, abhorre
+la prison. Il sent qu'elle le tuera. Il aime mieux subir de pires
+souffrances sous la voûte des cieux. Patureau, errant à travers la
+campagne, dormant en plein bois, à la belle étoile, entrant furtivement
+dans la première hutte venue et trouvant partout le pain du pauvre et
+la discrétion du fidèle, échappa à toutes les recherches. Sa vie
+d'aventures fut un roman. Tous les limiers de la police y perdirent leur
+peine. L'un d'eux, un Javert peu lettré, essaya, dans un zèle fanatique,
+de faire parler son petit enfant, le dernier, qui avait quatre ans, et
+qui voyait souvent son père venir l'embrasser au milieu de la nuit.
+L'enfant ne parla pas.
+
+Personne ne parla, et, durant des semaines et des mois, le proscrit
+revint voir ses nombreux amis et sa chère famille à l'improviste,
+soupant chez l'un, déjeunant chez un autre, dormant quelquefois dans
+un lit hospitalier, d'où il entendait, entre deux sommes, la voix des
+agents qui venaient interroger ses hôtes sur son compte.
+
+Une nuit, il dormit dans la forêt de Châteauroux dans un tas de fagots,
+presque côte à côte avec un garde qui l'eût arrêté--car ordre était
+donné à tous de l'appréhender--et qui ne le vit pas.
+
+--Nous avons très-bien dormi tous deux, disait-il en racontant
+l'anecdote; seulement, cette fois-là, j'ai eu bien soin de ne pas
+ronfler.
+
+On le cherchait toujours. Je lui avais conseillé de changer de province.
+Je lui avais trouvé un gîte sous un nom supposé dans une maison où, de
+jardinier, il devint bientôt chef de travaux, gardien et régisseur. Je
+pourrai dire un jour le nom de l'honnête homme qui le recueillit et
+l'aima. Aujourd'hui, je ne veux compromettre que moi.
+
+Patureau fut compris dans la liste des exilés. Il en prit son parti sans
+colère.
+
+--Que voulez-vous! disait-il, les gens qui viennent pour nous juger ne
+nous connaissent pas. Ils consultent certaines personnes qui souvent ne
+nous connaissent pas davantage, et qui nous jugent, non sur ce que nous
+sommes, mais sur ce que nous pourrions être après tant de misères, de
+persécutions. Me voilà traité comme un buveur de sang, moi qui n'aime
+pas à tuer une mouche!
+
+Pendant que, lassé de vivre loin des siens, il se disposait à revenir et
+à se montrer, d'actives et persévérantes démarches aboutirent à faire
+entendre la vérité en haut lieu.
+
+Enfin Patureau, _gracié_,--Dieu sait de quels crimes! mais c'était le
+mot officiel--revint dans ses foyers, ainsi que plusieurs autres. Ses
+ennemis ne laissaient pas de le surveiller, de l'inquiéter, de l'accuser
+et de le mettre aux prises avec l'autorité, sans pouvoir trouver en lui
+l'étoffe d'un conspirateur. Il se disculpa, la haine s'en accrut.
+
+Un jour qu'il travaillait sous les ordres d'un régisseur qui l'avait
+embauché comme bon ouvrier, le propriétaire accourut furieux et le
+chassa de son domaine.
+
+--Il en avait le droit, dit Patureau à ses amis. J'ai ramassé ma
+faucille et j'ai serré la main des camarades qui me regardaient partir
+et pleuraient de colère. «On ne veut donc pas, disaient-ils, que cet
+homme gagne sa vie?...» Je leur ai répondu: «Soyez tranquilles, Dieu y
+pourvoira. Il n'est pas du côté de ceux qui se vengent.»
+
+Mais de quoi se vengeait-on? Impossible de le dire. Patureau ne pouvait
+le deviner, car il le cherchait naïvement en faisant son examen de
+conscience. Il n'avait jamais fait injure ni menace à personne; mais il
+faisait envie, et c'est ce que sa modestie ne comprenait pas. Jamais je
+n'ai pu saisir un fait contre lui, car j'étais à la recherche des griefs
+pour le justifier. Toutes les accusations se résumaient ainsi: «Il ne
+dit et ne fait rien de mal, il est fort prudent; mais ses amis sont à
+craindre. C'est un homme dangereux, il est trop aimé.» Je ne pus rien
+arracher de plus juste et de plus clair à celui de nos préfets qui me
+faisait marchander sa grâce.
+
+L'attentat d'Orsini, qui, dans les provinces, servit de prétexte à tant
+de vengeances personnelles, surprit Patureau dans une quiétude complète
+sur son propre sort. Il blâmait si sincèrement la doctrine du meurtre,
+qu'il se croyait à l'abri de tout soupçon et ne songeait point à se
+cacher. Il avait tort. Tant d'autres aussi innocents que lui de fait et
+d'intention étaient arrêtés et condamnés à un nouvel exil! On lui fit la
+prison rude! on l'isola, on ne permit pas à sa femme et à ses enfants de
+le voir, pas même de lui faire passer des vêtements. Il resta un mois au
+cachot sur la paille, en plein hiver. Quand on le mit dans la voiture
+cellulaire qui le dirigeait vers l'Afrique, il était presque aveugle,
+et, depuis, il a toujours souffert cruellement des yeux.
+
+Cette fois, toutes les tentatives échouèrent. Il dut aller expier, sous
+le terrible climat de Gastonville, le crime d'avoir été trop aimé.
+
+Quelques-uns se découragèrent et y perdirent leur foi et leur espérance.
+Le paysan, pris de nostalgie, devient fou. Patureau supporta l'exil en
+homme et se prit à regarder l'Afrique en artiste. A peine arrivé, il
+nous écrivait des lettres charmantes, presque enjouées, comme les eût
+écrites un homme voyageant pour son plaisir et son instruction. La vue
+des premières grandes montagnes couvertes de neige, l'audition des
+premiers rugissements du lion dans la nuit firent battre son coeur d'une
+émotion inattendue et il m'écrivait simplement: «Ah! madame, que c'est
+beau!»
+
+Et puis il se prit d'amour pour cette terre nouvelle si féconde en
+promesses. Il regardait _pousser le blé derrière la charrue_; il prenait
+cette terre dans sa main, l'examinait, l'analysait d'un oeil expert et
+disait:
+
+--Il y a là la nourriture d'un monde.
+
+Déclaré libre, en septembre 1858, sur la terre d'Afrique, il résolut de
+s'établir sous ce beau ciel et de chercher une ferme à faire valoir.
+Connaissant sa valeur et sa capacité, le ministère de l'Algérie lui
+accorda une concession qu'il lui fut permis de chercher à son gré dans
+la région qu'il avait explorée. Enfin, une permission lui fut accordée
+aussi de venir vendre sa maison et sa vigne de Châteauroux, et d'y
+chercher sa famille pour être en mesure de cultiver. Il revint donc,
+réalisa ses humbles ressources, emballa ses outils, persuada sa femme et
+ses enfants (ses vieux parents étaient morts), vint chez nous donner une
+_façon_ à la vigne qu'il y avait créée, et qu'il aimait comme sa
+chose, nous raconta ses misères et ses joies, ses étonnements et ses
+espérances; puis il partit pour Gastonville, avec tout son monde, la
+pioche en main et le fusil sur l'épaule pour se préserver des bêtes
+sauvages qui trônaient encore sur son domaine. Malgré de généreux
+secours, il eut grand'peine à vivre au commencement. Pas assez d'argent,
+pas assez de bras, et, la chaude saison, la fièvre et l'ophthalmie
+interrompant le travail.
+
+«C'est égal, disait-il dans ses lettres, le cachot m'a attaqué les yeux,
+il faudra bien que le soleil me les guérisse.»
+
+Au bout de deux ans, il s'aperçut bien que la colonisation est
+impossible sans ressources suffisantes; il se vit forcé de louer sa
+terre aux Arabes et de chercher une ferme dont il pût retirer de quoi
+payer sa bâtisse, condition exigée de tous les concessionnaires.
+Il trouva un terrain considérable, et s'établit à la ferme de
+Coudiat-Ottman, dite depuis ferme de M. Vincent, et dite aujourd'hui
+ferme du père Patureau. C'est là qu'il a vécu dès lors, élevant ses fils
+et gardant sa douce philosophie pour remonter les courages autour de
+lui. Il y conquit tant d'estime et de sympathie, que le préfet de
+Constantine voulut l'adjoindre au conseil municipal de sa commune. Il
+publia, ainsi que son fils aîné Joseph, de très-bons travaux sur
+la vigne et la culture du tabac. Il fut nommé membre de la Société
+d'agriculture de Philippeville. Tous les colons, à quelque classe et à
+quelque opinion qu'ils appartinssent, se sont étonnés qu'un homme
+de moeurs si douces et d'un coeur si humain et si généreux eût été
+emprisonné et chassé de son pays comme un malfaiteur. Heureusement les
+uns réparèrent la faute des autres. Sur la terre lointaine et au milieu
+des races étrangères, le sentiment de la patrie se fait sérieux et
+fraternel. Les jalousies de clocher expirent au seuil du désert, on se
+connaît, on s'apprécie, on ne songe point à se persécuter. Patureau
+sentait profondément cette solidarité qui lui faisait une nouvelle
+patrie. Il l'avait sentie dès les premiers jours de son exil, et, quand
+il vint nous faire ses derniers adieux, comme nous voulions lui dire:
+_Au revoir!_
+
+--Non, répondit-il, c'est bien adieu pour toujours. Si une amnistie
+est promulguée, je n'en profiterai pas. J'ai dit adieu à tout ce que
+j'aimais, à la maison où mes parents sont morts et où mes enfants sont
+nés, à la vigne que j'ai plantée et que mes amis cultivaient pour moi en
+mon absence. Je laisse beaucoup de gens qui m'ont aimé et que j'aimerai
+toujours; mais j'en laisse aussi beaucoup qui m'ont haï injustement et
+rendu malheureux. Là-bas, il y a la fatigue et la soif, la souffrance,
+la fièvre, et peut-être la mort; mais il n'y a pas d'ennemis, pas de
+police politique, pas de dénonciations, pas de jalousies, il suffit
+qu'on soit Français pour être frères. C'est un beau pays, allez, que
+celui où l'on n'a à se défendre que des chacals et des panthères!
+
+On le voit, être aimé, c'était l'idéal de ce coeur aimant. Il a beaucoup
+souffert du climat de l'Afrique, et il y a succombé encore dans la force
+de l'âge; mais il y a réalisé son rêve. Il y a été chéri et respecté
+comme il méritait de l'être. Son nom vivra dans la mémoire de ses
+anciens concitoyens, et je ne serais pas surpris que, chez nos paysans,
+qui l'ont tant questionné et tant admiré, il ne restât comme un
+personnage légendaire. La persécution lui a fait une double auréole;
+c'est à quoi toute persécution aboutit.
+
+
+VIII
+
+MADAME LAURE FLEURY
+
+PAROLES PRONONCÉES SUR SA TOMBE A LA CHATRE LE 26 OCTOBRE 1870
+
+
+Elle est revenue mourir au pays, la femme du proscrit, l'épouse dévouée,
+la digne mère de famille! Elle a beaucoup souffert et beaucoup mérité,
+elle a soutenu ses compagnons d'exil, soutenu ses amis et ses croyances
+avec un courage héroïque. Elle laisse d'impérissables regrets à tous
+ceux qui l'ont connue et qui viennent ici lui dire un solennel adieu.
+
+Mais cet adieu n'est pas le dernier mot d'une si pure et si noble
+existence. Comme elle, nous avons toujours cru à un Dieu juste et bon
+qui connaît les belles âmes, qui ne leur demande pas compte des nuances
+religieuses, et qui ne les abandonne jamais.
+
+Nous comptons la retrouver dans une vie meilleure, cette âme immortelle,
+sans tache et sans défaillance, et notre réunion autour d'une tombe est
+un hommage plein de respect et de foi, un cri de douleur et d'espérance.
+
+
+
+FIN
+
+
+
+TABLE
+
+NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR
+
+
+I. LA VILLA PAMPHILI
+II. LES CHANSONS DES BOIS ET DES RUES
+III. LE PAYS DES ANÉMONES
+IV. DE MARSEILLE A MENTON
+V. A PROPOS DE BOTANIQUE
+
+MÉLANGES
+
+I. UNE VISITE AUX CATACOMBES
+II. DE LA LANGUE D'OC ET DE LA LANGUE D'OIL
+III. LA PRINCESSE ANNA CZARTORYSKA
+IV. UTILITÉ D'UNE ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION
+V. LA BERTHENOUX VI. LES JARDINS EN ITALIE
+VII. SONNET A MADAME ERNEST PÉRIGOIS
+VIII. LES BOIS
+IX. L'ILE DE LA RÉUNION
+X. CONCHYLIOLOGIE DE L'ILE DE LA RÉUNION
+XI. A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865
+
+LES AMIS DISPARUS
+
+I. NÉRAUD PÈRE
+II. GABRIEL DE PLANET
+III. CARLO SOLIVA
+IV. LE COMTE D'AURE
+V. LOUIS MAILLARD
+VI. FERDINAND PAJOT
+VII. PATUREAU-FRANCOEUR
+VIII. MADAME LAURE FLEURY
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Nouvelles lettres d'un voyageur, by George Sand
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13198 ***
diff --git a/13198-h/13198-h.htm b/13198-h/13198-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..492be63
--- /dev/null
+++ b/13198-h/13198-h.htm
@@ -0,0 +1,8624 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+<head>
+ <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=UTF-8">
+ <title>Nouvelles lettres d'un voyageur</title>
+ <meta name="author" content="George Sand">
+
+<style type=text/css>
+
+body {margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+
+h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;}
+p {text-align: justify}
+blockquote {text-align: justify}
+
+.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+
+.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%;
+ text-align: left}
+.poem .stanza {margin: 1em 0em}
+.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;}
+.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em}
+.poem p.i2 {margin-left: 1em}
+.poem p.i4 {margin-left: 2em}
+.poem p.i6 {margin-left: 3em}
+.poem p.i8 {margin-left: 4em}
+.poem p.i10 {margin-left: 5em}
+
+
+</style>
+
+</head>
+
+<body>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13198 ***</div>
+
+<h1>NOUVELLES LETTRES<br>
+
+D'UN VOYAGEUR</h1>
+
+<h4>PAR</h4>
+
+<h2>GEORGE SAND</h2>
+
+<h4>1877</h4>
+
+<br><br><br>
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>LA VILLA PAMPHILI</h3>
+
+
+<p>A***</p>
+
+<p>Rome, 25 mars 185...</p>
+
+<p>La villa Pamphili n'a pas été abîmée dans les
+derniers événements, comme on l'a dit. Ni Garibaldi,
+ni les Français n'y ont laissé de traces
+de dévastation sérieuse. Ses pins gigantesques
+sont, en grande partie, encore debout. Elle est
+bien plus menacée de périr par l'abandon que
+par la guerre, car elle porte l'empreinte de cette
+indifférence et de ce dégoût qui sont, à ce que
+l'on me dit, le cachet général de toutes les habitations
+princières de la ville et des environs.</p>
+
+<p>C'est un bel endroit, une vue magnifique sur
+Rome, l'Agro-Romano et la mer. De petites collines
+un peu plantées, chose rare ici, font un premier
+plan agréable. Le palais est encore de ceux qui
+résolvent le problème d'être très-vastes à l'intérieur
+et très-petits d'aspect extérieur.</p>
+
+<p>En général, tout me paraît trop petit ou trop
+grand, depuis que je suis à Rome. Quant à la
+végétation, cela est certain, les arbres de nos climats
+y sont pauvres, et les essences intermédiaires
+n'y atteignent pas la santé et l'ampleur qu'elles
+ont dans nos campagnes et dans nos jardins.</p>
+
+<p>En revanche, les plantes indigènes sont d'une
+taille démesurée, et le même contraste pénible
+que l'on remarque dans les édifices se fait sentir
+dans la nature. On dirait que cette dernière est
+aristocrate comme la société et qu'elle ne veut
+pas souffrir de milieu entre les géants et les pygmées,
+sur cette terre de la papauté. Ces ruines de
+la ville des empereurs au milieu des petites bâtisses
+de la ville moderne, et ces énormes pins
+d'Italie au milieu des humbles bosquets et des
+courts buissons de la villégiature, me font l'effet
+de magnifiques cardinaux entourés de misérables
+capucins. Et puis, quels que soient les repoussoirs,
+il y a un manque constant de proportion
+entre eux et l'arène désolée qu'ils dominent.
+Cette campagne de Rome, vue de haut et terminée
+par une autre immensité, la mer, est
+effrayante d'étendue et de nudité. Rome elle-même,
+toute vaste qu'elle est, s'y perd. Ses lignes,
+tant vantées par les artistes italianomanes, sont
+courtes et crues, crues surtout; et ce soleil, que
+l'on me disait devoir tout enchanter, un beau et
+chaud soleil, en effet! accuse plus durement
+encore ces contours déjà si secs. Je comprends
+maintenant les ingristes, que je trouvais un peu
+trop livrés à la convention, au <i>style</i>, comme ils
+disent. Je vois qu'ils ont, au contraire, trop de
+conscience et d'exactitude, et que la réalité prend
+ici cette physionomie de froide âpreté qui me
+gênait chez eux. Il faudrait adoucir ce caractère
+au lieu de le faire prédominer, car ce n'est pas
+là sa beauté, c'est son défaut.</p>
+
+<p>Le séjour de Rome doit nécessairement entraîner
+à cette manière de traduire la nature. L'oeil
+s'y fait, l'âme s'en éprend. C'est pour cela, indépendamment
+de son grand savoir, que M. Ingres
+a eu une école homogène. Mais, si on ne se défend
+pas de cette impression, on risque de tomber
+dans les tons froids ou criards, dans les modelés
+insuffisants, dans les contours incrustés au mur,
+de la fresque primitive.</p>
+
+<p>«Eh bien, et les fresques de Raphaël, et celles
+de Michel-Ange, les avez-vous vues? pourquoi
+n'en parlez-vous pas?»</p>
+
+<p>Je vous entends d'ici. Permettez-moi de
+ne pas vous répondre encore. Nous sommes
+à la villa Pamphili, dans la région des fleurs.
+Oh! ici, les fleurs se plaisent; ici, elles jonchent
+littéralement le sol, aussitôt qu'un peu de culture
+remue cette terre excellente abandonnée de
+l'homme. Dans les champs, autour des bassins,
+sur les revers des fossés, partout où elles peuvent
+trouver un peu de nourriture assainie par la pioche,
+les fleurs sauvages s'en donnent à coeur-joie
+et prennent des ébats ravissants. A la villa
+Pamphili, une vaste prairie est diaprée d'anémones
+de toutes couleurs. Je ne sais quelle tradition
+attribue ce semis d'anémones à la Béatrix
+Cenci. Je ne vous oblige pas d'y croire. Dans nos
+pays de la Gaule, les traditions ont de la valeur.
+Nos paysans ne sont pas gascons, même en
+Gascogne. Ils répètent naïvement, sans le comprendre,
+et par conséquent sans le commenter,
+ce que leur ont conté leurs aïeux. Ici, tout prolétaire
+est cicérone, c'est-à-dire résolu à vous
+conter des merveilles pour vous amuser et vous
+faire payer ses frais d'imagination. Il y a donc
+à se métier beaucoup. M. B..., jadis à la recherche
+de la fontaine Égérie, prétend qu'en un seul
+jour, on lui en a montré dix-sept.</p>
+
+<p>Il y a à Pamphili d'assez belles eaux, des grottes,
+des cascades, des lacs et des rivières. C'est
+grand pour un jardin particulier, et le <i>rococo</i>,
+dont je ne suis pas du tout l'ennemi, y est plus
+agréable que ce qui nous en reste en France.
+C'est plus franchement adopté, et ils ont employé
+pour leurs rocailles des échantillons minéralogiques
+d'une grande beauté. Tivoli et la Solfatare
+qui l'avoisine ont fourni des pétrifications curieuses
+et des débris volcaniques superbes à toutes
+les villas de la contrée. Ces fragments étranges,
+couverts de plantes grimpantes, de folles herbes,
+et de murmurantes eaux, sont très-amusants à
+regarder, je vous assure.</p>
+
+<p>Pardon, cher ami. Vous m'avez dit souvent
+que j'avais de l'intelligence; mais, sans vous
+offenser, je crois que vous vous êtes bien trompé
+et que je ne suis qu'un âne. Je crois aussi, et
+plus souvent que je n'ose vous le dire, que j'ai
+eu bien tort de me croire destiné à faire de l'art.
+Je suis trop contemplatif, et je le suis à la manière
+des enfants. Je voudrais tout saisir, tout
+embrasser, tout comprendre, tout savoir, et puis,
+après ces bouffées d'ambition déplacée, je me
+sens retomber de tout mon poids sur un rien,
+sur un brin d'herbe, sur un petit insecte qui me
+charme et me passionne, et qui, tout à coup, par
+je ne sais quel prestige, me paraît aussi grand,
+aussi complet, aussi important dans ma vie d'émotion
+que la mer, les volcans, les empires
+avec leurs souverains, les ruines du Colisée, le
+dôme de Saint-Pierre, le pape, Raphaël et tous
+les maîtres, et la Vénus de Médicis par-dessus
+le marché.</p>
+
+<p>Quelle influence me rend idiot à ce point? Ne
+me le demandez pas, je l'ignore. Peut-être que
+j'aime trop la nature pour lui donner jamais
+une interprétation raisonnable. Je l'aime pour
+ses modesties adorables autant que pour ses
+grandeurs terrifiantes. Ce qu'elle cache dans
+un petit caillou aux couleurs harmonieuses,
+dans une violette au suave parfum, me pénètre,
+en de certains moments, jusqu'à l'attendrissement
+le plus stupide. Un autre jour, j'aurai la
+fantaisie de voler sur les nuages ou sur la crête
+des vagues courroucées, d'enjamber les montagnes,
+de plonger dans les volcans, et d'embrasser,
+d'un coup d'oeil, la configuration de la terre.
+Mais, si tout cela m'était permis, si Dieu consentait
+à ce que je fusse un pur esprit, errant
+dans les abîmes de l'univers, je crois que, dans
+cette haute condition, je resterais bon prince,
+et que, tout à coup, au milieu de ma course
+effrénée, je m'arrêterais pour regarder, en badaud,
+une mouche tombée sur le nez d'une
+carpe, ou, en écolier, un cerf-volant emporté
+dans la nue.</p>
+
+<p>Je cache mon infirmité le mieux que je puis;
+mais je vous confesse, à vous, que, sur cette
+terre classique des arts, je me sens las d'avance
+de tout ce que j'ai à voir, à sentir et à juger.
+Juger, moi! pourquoi faire? J'aime mieux ne
+rien dire et penser fort peu. Pardonnez-moi
+d'être ainsi: j'ai tout souffert dans la vie de
+civilisation! j'y ai tant de fois désiré l'absence
+de prévoyance et le laisser aller complet de la
+pensée! Je voudrais encore quelquefois être bien
+seul dans le fond d'un antre noir, comme les
+lavandières de l'<i>acqua argentina</i>, et chanter
+quelque chose que je ne comprendrais pas moi-même.
+Il me faut faire un immense effort pour
+passer brusquement, de mes rêveries, à la conversation
+raisonnable ou enjouée, comme il convient
+avec des êtres de mon espèce et de mon temps.</p>
+
+<p>Je regardais dans les eaux de la villa Pamphili
+un beau petit canard de Chine barbotant
+auprès d'une cascatelle. «Il est donc tout seul?
+demandai-je à un jardinier qui passait.&mdash;Tiens!
+il est seul aujourd'hui, répondit-il avec insouciance.
+<i>L'oiseau</i> lui aura mangé sa femme
+ce matin. Il y en avait ici une belle bande, de
+ces canards-là; mais il y a encore plus d'oiseaux
+de proie, et, ma foi, celui-ci est le dernier.»</p>
+
+<p>Là-dessus, il passa sans s'inquiéter de mettre
+le pauvre canard à l'abri de la <i>serre cruelle</i>.
+Je levai les yeux et je vis cinq ou six de ces brigands
+ailés décrivant leurs cercles funestes au-dessus
+de lui. Ils attendaient d'avoir dépecé sa femelle
+et d'avoir un peu d'appétit pour venir le prendre.
+Je ne saurais vous dire quelle tristesse
+s'empara de moi. C'était une image de la fatalité.
+La mort plane comme cela sur la tête de ceux
+qu'on aime. Si elle les prend, qu'a-t-on à faire
+en ce monde, sinon de barboter dans un coin,
+comme ce canard hébété qui se baigne au soleil
+en attendant son heure?</p>
+
+<p>L'abandon de ces oiseaux étrangers, objets de
+luxe dans la demeure princière, était, du reste,
+très en harmonie avec celui qui se faisait sentir
+dans le parc. La même malpropreté que dans
+les rues de Rome, les mêmes souillures sur les
+fleurs que sur les pavés de la ville éternelle.
+Cela sent le dégoût de la vie. Je crois qu'un
+spleen profond dévore ici les grandes existences.
+Je ne sais si elles se l'avouent, mais cela est
+écrit sur les pierres de leurs maisons à formes
+coquettes et sur les riantes perspectives de leurs
+allées abandonnées. Est-ce la saison encore
+pluvieuse et incertaine qui fait ce désert dans
+des lieux si beaux? est-ce la dévotion ou l'ennui,
+ou la tristesse qui retiennent à Rome ces hôtes
+ingrats envers le printemps? On dit que toutes
+les villas sont délaissées ou négligées et que
+celle-ci est encore une des mieux entretenues.
+J'ai peine à le croire.</p>
+
+<p>En quittant le parc pour voir les jardins, je
+fus frappé pourtant de l'activité déployée par
+un vieux jardinier pour la réparation d'un singulier
+objet de goût horticole. Je n'ai jamais vu
+rien de semblable. On me dit que c'est usité dans
+plusieurs villas et que cela date de la renaissance.
+J'aurai de la peine à vous expliquer ce
+que c'est. Figurez-vous un tapis à dessins gigantesques
+et à couleurs voyantes, étendu sur une
+terrasse qui tient tout le flanc d'une colline sous
+les fenêtres du palais. Les dessins sont jolis: ce
+sont des armoiries de famille, entourées de guirlandes,
+de noeuds entrelacés, de palmes, de chiffres,
+de couronnes, de croix et de bouquets. L'ensemble
+en est riche et les couleurs en sont vives.
+Mais qu'est-ce que cette mosaïque colossale, ou
+ce tapis fantastique étalé, en plein air, sur une
+si vaste esplanade? Il faut en approcher pour le
+comprendre. C'est un parterre de plantes basses,
+entrecoupé de petits sentiers de marbre, de
+faïence, d'ardoise ou de brique, le tout cassé en
+menus morceaux et semé comme des dragées
+sur un surtout de table du temps de Louis XV;
+mais on ne marche pas dans ces sentiers, je
+pense, car ils sont trop durement cailloutés
+pour des pieds aristocratiques et trop étroits
+pour des personnes d'importance. Cela ne sert
+uniquement qu'à réjouir la vue et absorbe toute
+la vie d'un jardinier émérite. Les compartiments
+de chaque écusson ou rosace sont en fleurs
+faisant touffe basse et drue. Les plantes de la
+campagne y sont admises, pourvu qu'elles donnent
+le ton dont on a besoin. Une petite bordure
+de buis nain ou de myrte, taillée bien court,
+serpente autour de chaque détail: c'est d'un
+effet bizarre et minutieux; c'est un ouvrage de
+patience, et toute la symétrie, toute la recherche,
+toute la propreté dont les Romains de nos jours
+sont susceptibles, paraissent s'être réfugiées et
+concentrées dans l'entretien de cette ornementation
+végétale et gymnoplastique.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>LES CHANSONS DES BOIS<br>
+
+ET DES RUES</h3>
+
+<p>A VICTOR HUGO</p>
+
+
+<p>Dans une de ses chansons, le poëte dit:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>George Sand a la Gargilesse</p>
+<p>Comme Horace avait l'Anio.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>O poésie! Horace avait beaucoup de choses,
+et George Sand n'a rien, pas même l'eau courante
+et rieuse de la Gargilesse, c'est-à-dire le
+don de la chanter dignement; car ces choses qui
+appartiennent à Dieu, les flots limpides, les forêts
+sombres, les fleurs, les étoiles, tout le beau
+domaine de la poésie, sont concédées par la loi
+divine a qui sait les voir et les aimer. C'est
+comme cela que le poëte est riche. Mais, moi, je
+suis devenu pauvre, et je n'ai plus à moi qu'une
+chose inféconde, le chagrin, champ aride, domaine
+du silence. J'ai perdu en un an trois êtres
+qui remplissaient ma vie d'espérance et de force.
+L'espérance, c'était un petit enfant qui me représentait
+l'avenir; la force, c'étaient deux amitiés,
+soeurs l'une de l'autre, qui, en se dévouant à moi,
+ravivaient en moi la croyance au dévouement
+utile.</p>
+
+<p>Il me reste beaucoup pourtant: des enfants
+adorés, des amis parfaits. Mais, quand la mort
+vient de frapper autour de nous ce qui devait si
+naturellement et si légitimement nous survivre,
+on se sent pris d'effroi et comme dénué de tout
+bonheur, parce qu'on tremble pour ce qui est
+resté debout, parce que le néant de la vie vous
+apparaît terrible, parce qu'on en vient à se dire:
+«Pourquoi aimer, s'il faut se quitter tout à
+l'heure? Qu'est-ce que le dévouement, la tendresse,
+les soins, s'ils ne peuvent retenir près
+de nous ceux que nous chérissons? Pourquoi
+lutter contre cette implacable loi qui brise toute
+association et ruine toute félicité? A quoi bon
+vivre, puisque les vrais biens de la vie, les joies
+du coeur et de la pensée, sont aussi fragiles que
+la propriété des choses matérielles?»</p>
+
+<p>O maître poëte! comme je me sentais, comme
+je me croyais encore riche, quand, il y a un an
+et demi, je vous lisais au bord de la Creuse, et
+vous promenais avec moi en rêve le long de
+cette Gargilesse honorée d'une de vos rimes,
+petit torrent ignoré qui roule dans des ravines
+plus ignorées encore. Je me figurais vraiment
+que ce désert était à moi qui l'avais découvert,
+à quelques peintres et à quelques naturalistes
+qui s'y étaient aventurés sur ma parole et ne
+m'en savaient pas mauvais gré. Eux et moi,
+nous le possédions par les yeux et par le coeur,
+ce qui est la seule possession des choses belles
+et pures. Moi, j'avais un trésor de vie, l'espoir!
+l'espoir de faire vivre ceux qui devaient me
+fermer les yeux, l'illusion de compter qu'en les
+aimant beaucoup, je leur assurerais une longue
+carrière. Et, à présent, j'ai les bras croisés comme,
+au lendemain d'un désastre, on voit les ouvriers
+découragés se demander si c'est la peine de
+recommencer à travailler et à bâtir sur une terre
+qui toujours tremble et s'entr'ouvre, pour démolir
+et dévorer.</p>
+
+<p>A présent, je suis oisif et dépouillé jusqu'au
+fond de l'âme. Non, George Sand n'a plus la
+Gargilesse; il n'a plus l'Anio, qu'il a possédé
+aussi autrefois tout un jour, et qu'il avait emporté
+tout mugissant et tout ombragé dans un
+coin de sa mémoire, comme un bijou de plus
+dans un écrin de prédilection. Il n'a plus rien,
+le voyageur! il ne veut pas qu'on l'appelle poëte,
+il ne voit plus que du brouillard, il n'a plus de
+prairies embaumées dans ses visions, il n'a plus
+de chants d'oiseaux dans les oreilles, le soleil ne
+lui parle plus, la nature qu'il aimait tant, et qui
+était bonne pour lui, ne le connaît plus. Ne
+l'appelez pas artiste, il ne sait plus s'il l'a jamais
+été. Dites-lui <i>ami</i>, comme on dit aux malheureux
+qui s'arrêtent épuisés, et que l'on engage à
+marcher encore, tout en plaignant leur peine.</p>
+
+<p>Marcher! oui, on sait bien qu'il le faut, et
+que la vie traîne celui qui ne s'aide pas. Pourquoi
+donner aux autres, à ceux qui sont généreux
+et bienfaisants, la peine de vous porter?
+n'ont-ils pas aussi leur fardeau bien lourd? Oui,
+amis, oui, enfants, je marcherai, je marche; je
+vis dans mon milieu sombre et muet comme si
+rien n'était changé. Et, au fait, il n'y a rien de
+changé que moi; la vie a suivi autour de moi
+son cours inévitable, le fleuve qui mène à la
+mort. Il n'y a d'étrange en ma destinée que moi
+resté debout. Pourquoi faire? pour chanter,
+cigale humaine, l'hiver comme l'été!</p>
+
+<p>Chanter! quoi donc chanter? La bise et la
+brume, les feuilles qui tombent, le vent qui
+pleure? J'avais une voix heureuse qui murmurait
+dans mon cerveau des paroles de renouvellement
+et de confiance. Elle s'est tue; reviendra-t-elle?
+et, si elle revient, l'entendrai-je? est-ce bientôt,
+est-ce demain, est-ce dans un siècle ou dans une
+heure qu'elle reviendra?</p>
+
+<p>Nul ne sait ce qui lui sera donné de douceur
+ou de force pour fléchir les mauvais jours. Au
+fort de la bataille, tous sont braves: c'est si
+beau, le courage! «Ayez-en, vous dit-on; tous en
+ont, il faut en avoir.» Et on répond: «J'en ai!»
+Oui, on en a, quand on vient d'être frappé et qu'il
+faut sourire pour laisser croire que la blessure n'est
+pas trop profonde. Mais après? quand le devoir est
+accompli, quand on a pressé les mains amies,
+quand on a dissipé les tendres inquiétudes, quand
+on reprend sa route sur le sol ébranlé, quand
+on s'est remis au travail, au métier, au devoir;
+quand tout est dit enfin sur notre infortune et
+qu'il n'est plus délicat d'accepter la pitié des
+bons coeurs, est-ce donc fini? Non, c'est le vrai
+chagrin qui commence, en même temps que la
+lutte se clôt. On avance, on écoute, on voit
+vivre, on essaie de vivre aussi; mais quelle
+nuit dans la solitude! Est-ce la fatigue qui persiste,
+ou s'est-il fait une diminution de vie en
+nous, une déperdition de forces? J'ai peine à
+croire qu'en perdant ceux qu'on aime, on conserve
+son âme entière. A moins que....</p>
+
+<p>Oui, allons, la vie ne se perd pas, elle se déplace.
+Elle s'élance et se transporte au delà de
+cet horizon que nous croyons être le cercle de
+notre existence. Nous avons les cercles de l'infini
+devant nous. C'est une gamme que nous
+croyons descendre après l'avoir montée, mais
+les gammes s'enchaînent et montent toujours,
+La voix humaine ne peut dépasser une certaine
+tonalité; mais, par la pensée, elle entre facilement
+dans les tonalités impossibles, et, d'octave en
+octave, l'audition imaginaire, mais mathématique,
+escalade le ciel. Ceux qui sont partis vivent,
+chantent et pensent maintenant une octave
+plus haut que nous; c'est pourquoi nous ne les
+entendons plus; mais nous savons bien que le
+choeur sacré des âmes n'est pas muet et que
+notre partie y est écrite et nous attend.</p>
+
+<p>Au delà, oui, au delà! Faut-il s'inquiéter de
+ce peu de notes que nous avons à dire encore?
+Et, quand nous avons souhaité le bonsoir au vivant
+qui ferme la porte et descend l'escalier,
+savons-nous si ce mot n'est pas le dernier que
+nous aurons dit dans la langue des hommes?</p>
+
+<p>Vivre est un bonheur quand même, parce que
+la vie est un don; mais il y a bien des jours,
+dans notre éphémère existence humaine, où nous
+ne sentons pas ce bonheur. Ce n'est pas la faute
+de l'univers! Les personnalités puissantes souffrent
+moins que les autres. Elles traversent les
+crises avec une vaillance extraordinaire, et,
+quand elles sont forcées de descendre dans les
+abîmes du doute et de la douleur, elles remontent,
+les mains pleines de poésies sublimes.</p>
+
+<p>Tel vous êtes, ô poëte que nous admirons!
+dans la tempête, vous chantez plus haut que la
+foudre, et, quand un rayon de soleil vous enivre,
+vous avez l'exubérante gaieté du printemps. Si
+tout est gris et morne autour de vous, votre
+âme se met à l'unisson des heures pâles et lugubres;
+mais vous chantez toujours et vous
+voyez, vous sentez, même sous l'impression accablante
+du néant, la profondeur des choses
+cachées sous le silence et l'ombre. Ce mutisme
+intérieur des coeurs brisés, cette surdité subite
+de l'esprit fermé à tous les renouvellements du
+dehors, vous ne les connaissez pas. Cela est
+heureux pour nous, car votre voix est un événement
+dans nos destinées, et, quand nous n'entendons
+plus celle de la nature, vous parlez
+pour elle et vous nous forcez d'écouter. Il faut
+donc s'éveiller, et demander à votre immense
+vitalité un souffle qui nous ranime. Nul n'a le
+droit d'être indifférent quand votre fanfare retentit.
+C'est un appel à la vie, à la force, à la
+croyance, à la reconnaissance que nous devons
+à l'auteur du beau dans l'univers. Ne pas vous
+écouter, c'est être ingrat envers lui, car personne
+ne le connaît et ne le célèbre comme vous.</p>
+
+<p>La poésie, la grande poésie! quelle arme dans
+les mains de l'homme pour combattre l'horreur
+du doute! La philosophie est belle et grande,
+soit qu'elle rejette, soit qu'elle affirme l'espérance.
+Elle aussi fouille les profondeurs, éclaire
+les abîmes et relève énergiquement la puissance
+intellectuelle. Par elle, celui-ci, qui croit au
+néant, se dévoue à tripler les forces de son être
+pour marquer son passage en ce monde. Par
+elle encore, celui-là, qui croit à sa propre immortalité,
+se rend digne d'un monde meilleur.
+Appel à la libre raison sur toute la ligne! Travail
+généreux de la pensée qui cherche Dieu
+toujours, quand même elle le nie!</p>
+
+<p>Mais voici venir la poésie. Celle-ci ne raisonne
+ni ne discute, elle s'impose. Elle vous saisit, elle
+vous enlève au-dessus même de la région où
+vous vous sentiez libres. Vous pouvez bien encore
+discuter ses audaces et rejeter ses promesses,
+mais vous n'en êtes pas moins la proie
+de l'émotion qu'elle suscite. C'est ce cheval fantastique
+qui de son vol puissant sépare les nuées
+et embrasse les horizons. Le poëte l'appelle
+monstrueux et divin. Il est l'un et l'autre, mais
+qu'on l'aime classique, comme la Grèce, ou qu'il
+ait «l'échevèlement des prophètes,» il a cela
+d'étrange et de surnaturel que chacun voudrait
+pouvoir le monter, et qu'au bruit formidable de
+sa course, tout frémit du désir de s'envoler
+avec lui.</p>
+
+<p>C'est la magie de cet art qui s'adresse à la
+partie la plus impressionnable de l'âme humaine,
+à l'imagination, au sens de l'infini, et, si le
+poëte vous arrache ce cri: «C'est grand! c'est
+beau!» il a vaincu! Il a prouvé Dieu, même
+sans parler de lui, car, à propos d'un brin
+d'herbe, il a fait palpiter en vous l'immortalité,
+il a fait jaillir de vous cette flamme qui veut
+monter au-dessus du réel. Il ne vous a pas dit
+comme le philosophe: «Croyez ou niez, vous
+êtes libre.» Il vous a dit: «Voyez et entendez,
+vous voilà délivré.»</p>
+
+<p>Au delà d'une certaine région où l'esprit humain
+ne peut plus affirmer rien, et où il craint
+de s'affirmer lui-même, le poëte peut affirmer
+tout. C'est le voyant qui regarde par-dessus
+toutes nos montagnes. Qui osera lui dire qu'il
+se trompe, s'il a fait passer en vous l'enthousiasme
+de l'inconnu, et si sa vision palpitante
+a fait vibrer en vous une corde que la raison et
+la volonté laissaient muette?</p>
+
+<p>Art et poésie, voilà les deux ailes de notre
+âme. Que la note soit terrible ou délicieuse, elle
+éveille l'instinct sublime engourdi qui s'ignore,
+ou le renouvelle quand elle le trouve épuisé par
+la fatigue et la tristesse. Chantez, chantez, poëte
+de ce siècle! Jamais vous ne fûtes si nécessaire
+à notre génération. Promenez votre caprice dans
+la tendre et moqueuse antithèse du rire antique
+et du rire moderne:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>O fraîcheur du rire! ombre pure!</p>
+<p>Mystérieux apaisement!</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Il vous est permis, à vous, de placer dans
+votre universelle symphonie le «mirliton de
+Saint-Cloud» à côté de la «lyre de Thèbes».
+Vous avez le droit de mettre Pégase au vert.
+Ceux qui s'en fâchent ne sont pas les vrais
+tristes; ce ne sont que des gens chagrins qui ne
+veulent pas que le poëte joue avec le feu sacré.
+Les tristes, famille d'amis en deuil, veulent bien
+qu'on essaie de tout pour prouver la vie quand
+même. Il s'agit de prouver, et là, dans l'expansion
+brillante comme dans l'austère rêverie, le
+poëte prouve du moment qu'il rayonne.</p>
+
+<p>Quel rayonnement dans ces vers à la courte et
+vive allure, qui nous versent les senteurs du
+printemps et les puissantes folies de la nature
+en fête! Hélas! je regarde souvent par ma fenêtre
+les vestiges de ces jardins des Feuillantines
+où vous avez été élevé et où l'on a bâti des
+maisons neuves. On a respecté de vieux murs
+couverts de lierre. Des arbres qui vous ont prêté
+leur ombre, quelques-uns sont encore debout,
+me dit-on. L'hiver les dépouille à cette heure,
+et je ne sais où se sont réfugiés les oiseaux. Rien
+ne chante plus dans ce coin qui abrita et charma
+votre enfance. Au dehors, dans les vallons mystérieux
+qu'on trouve encore non loin de Paris,
+la gelée a mordu les ramées. Il n'y a plus d'autres
+chansons des bois que le grésillement des
+feuilles tombées que le vent balaie. Dans les
+rues, il n'y a pas de chansons non plus. Ce
+beau quartier latin que je traverse chaque soir
+est devenu vaste, aéré, monumental. Ses groupes
+d'étudiants qui emplissaient jadis toute une rue
+dans un éclat de rire, sont comme perdus et
+inaperçus sur ces larges chaussées plantées d'arbres.
+Ils sont toujours jeunes, pourtant; le printemps
+ne se fait jamais vieux, et le renouveau
+de chaque génération est toujours un objet d'attendrissement
+et de sympathie pour les coeurs
+qui ont vécu et souffert. Mais qu'y a-t-il dans
+cette influence de la saison où nous sommes?</p>
+
+<p>Je me le demandais l'autre jour en traversant
+le jardin du Luxembourg, au coucher du soleil.
+C'était une belle et douce soirée. Le ciel était
+tout rose et l'horizon en feu derrière les branchages
+noirs. Le grand bassin aussi était rouge
+et comme embrasé de tous ces reflets. Le cygne
+de la fontaine Médicis était ému et disait de
+temps en temps je ne sais quel mot triste et
+doux. Les enfants étaient gais, eux, franchement
+gais, en lançant sur l'eau des flottilles en miniature.
+La jeunesse se promenait sagement,
+presque gravement, et je m'inquiétais de cette
+gravité. Parlait-on de vous? sentait-on passer
+sur cette austérité du grand jardin, du grand
+palais, du grand ciel qui peu à peu se remplissait
+de brume violette, le vol du coursier que
+vous déliez et faites repartir si vigoureusement
+après l'avoir forcé de brouter la prairie de
+l'idylle en fleurs? Moi, je croyais l'entendre soulever
+des flots d'harmonie....</p>
+
+<p>Mais un lugubre tonnerre s'éleva des tours de
+Saint-Sulpice, déjà effacées dans le brouillard
+du soir. Une furieuse clameur étouffa le rire des
+petits et glaça peut-être le rêve des jeunes.
+Cette voix rauque de l'airain me jeta moi-même
+dans une stupeur profonde. N'est-ce pas la voix
+du siècle? Cloches et canons, voilà notre musique à
+nous; comment serions-nous musiciens, comment
+serions-nous artistes et poëtes, quand les coryphées
+de nos villes sont des prêtres ou des soldats,
+quand la bénédiction des cathédrales ressemble à un
+tocsin d'alarme, et quand les joies publiques s'expriment
+par les brutales explosions de la poudre?
+Du bruit, quelque chose qui, de la part de Dieu
+ou des hommes, ressemble à la menace d'un <i>Dies
+irae</i>. Pourquoi le brutal courroux des beffrois? Ce
+jour de fête religieuse annonce-t-il le jugement
+dernier? Avons-nous tous péché si horriblement
+qu'il nous faille entendre éclater la fanfare discordante
+des démons prêts à s'emparer de nous?&mdash;Mais
+non, ce n'est rien, ce sont les vêpres
+qui sonnent. C'est comme cela que l'on prie
+Dieu; ce tam-tam sinistre, c'est la manière de
+le bénir. O sauvages que nous sommes!</p>
+
+<p>Vous voyez bien qu'il faut que vous chantiez
+toujours, par-dessus ces voix du bronze qui veulent
+nous rendre sourds, nous et nos enfants,
+et il faut que nous écoutions en nous-mêmes
+l'harmonie de vos vers qui nous rappelle celle
+des bois, des eaux, des brises, et tout ce qui
+célèbre et bénit dignement l'auteur du vrai. Ce
+sera là notre chanson des rues, celle qu'en dépit
+du morne hiver qui arrive et des mornes
+idées qui menacent, nous chanterons en nous-mêmes
+pour nous délivrer des paroles de mort
+qui planent sur nos toits éplorés.</p>
+
+<p>Et je revenais seul au clair de la lune par le
+Panthéon silencieux. La brume avait tout envahi,
+mais la lune, perçant ce voile argenté, enlevait
+de pâles lumières sur le fronton et sur le
+dôme qui paraissait énorme et comme bâti dans
+les nuages. La place était déserte, et le monument,
+qui n'aura jamais l'aspect d'une église,
+quoi qu'on fasse, était beau de sérénité avec ses
+grands murs froids et sa coupole perdue dans
+les hautes régions. Je sentis ma tristesse s'agrandir
+et s'élever. Ce colosse d'architecture n'est
+rien, en somme, qu'un tombeau voté aux grands
+hommes, et il faudra qu'il se rouvre un jour
+pour recevoir leur cendre ou leur effigie. Mais
+je ne pensais pas aux morts en contemplant
+cette tombe. J'avais lu vos radieux poëmes sur
+la vie, et la vie m'apparaissait impassiblement
+éternelle en dépit de nos simulacres d'éternelle
+séparation.</p>
+
+<p>Pourquoi des sépultures et des hypogées? me
+disais-je. Il n'y a pas de morts. Il y a des amis
+séparés pour un temps, mais le temps est court,
+le temps est relatif, le temps n'existe pas; et,
+pensant à la flamme immortelle que Dieu a mise
+en nous, dans ceux qui chevauchent les monstres
+comme dans les plus humbles pasteurs de
+brebis, je lui disais ce que vous dites à la
+poésie:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Tu ne connais ni le sommeil</p>
+<p>Ni le sépulcre, nos péages.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Novembre 1865.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>LE PAYS DES ANÉMONES</h3>
+
+
+<p>A MADAME JULIETTE LAMBER, AU GOLFE JUAN</p>
+
+
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Nohant, 7 avril 1868.</p>
+
+<p>J'étais, il y a aujourd'hui un mois, au bord
+de la Méditerranée, côtoyant la belle plage doucement
+déchirée de Villefranche, et causant de
+vous sous des oliviers plantés peut-être au temps
+des Romains. Trois jours plus tard, nous étions
+ensemble beaucoup plus loin, dans la région
+des styrax<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>,&mdash;ne confondez plus avec smilax,&mdash;et
+les styrax n'étaient pas fleuris; mais le
+lieu était enchanté quand même, et, en ce lieu
+vous dites une parole qui me donna à réfléchir.
+Vous en souvenez-vous? C'était auprès de la
+source où nous avions déjeuné avec d'excellents
+amis. B..., mon cher B..., aussi bon botaniste
+que qui que ce soit, venait de briser une tige
+feuillée en disant:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Suis-je bête!</i> j'ai pris une daphné pour
+une euphorbe!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Le styrax doit croître aussi autour de Grasse. Dites
+au cher docteur Maure de vous en procurer.</blockquote>
+
+<p>Vous vouliez vite cueillir la plante pour m'en
+éviter la peine. Je vous dis que je ne la voulais
+pas, que je la connaissais, qu'elle n'était pas exclusivement
+méridionale, et mon fils se souvint
+qu'elle croissait dans nos bois de Boulaize, au pays
+des roches de jaspe, de sardoine et de cornaline.</p>
+
+<p>A ce propos, vous me dites, avec l'indignation
+d'un généreux coeur, que je connaissais trop
+de plantes, que rien ne pouvait plus me surprendre
+ni m'intéresser, et que <i>la science refroidissait</i>.</p>
+
+<p>Aviez-vous raison?</p>
+
+<p>Moi, je disais intérieurement:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que l'étude enflamme.</p>
+
+<p>Avais-je tort?</p>
+
+<p>Nous avions là-bas trop de soleil sur la tête
+et trop de cailloux sous les pieds pour causer.
+Maintenant, à tête et à pieds reposés, causons.</p>
+
+<p>La science.... Qu'est-ce que la science? Une
+route partant du connu pour se perdre dans
+l'inconnu. Les efforts des savants ont ouvert cette
+route, ils en ont rendu les abords faciles, les aspérités
+praticables; ils ne pouvaient rien faire de
+plus, ils n'ont rien fait de plus; ils n'ont pas dégagé
+l'inconnu, ce terme insaisissable qui semble
+reculer à mesure que l'explorateur avance, ce terme
+qui est le grand mystère, la source de la vie.</p>
+
+<p>On peut étudier avec progrès continuel le
+fonctionnement de la vie chez tous les êtres:
+travail d'observation et de constatation très-utile,
+très-intéressant. Dès qu'on cherche à saisir
+l'opération qui <i>fait</i> la vie, on tombe forcément
+dans l'hypothèse, et les hypothèses des
+savants sont généralement froides.</p>
+
+<p>Pourquoi, me direz-vous, une étude que vous
+trouvez ardente et pleine de passion, conduit-elle
+à des conclusions glacées? Je ne sais pas;
+peut-être, à force de développer minutieusement
+les hautes énergies de la patience, l'examen devient-il
+une faculté trop prépondérante dans l'équilibre
+intellectuel, par conséquent une infirmité
+relative. Le besoin de conclure se fait sentir,
+absolu, impérieux, après une longue série de
+recherches; on fait la synthèse des millions d'analyses
+qu'on a menées à bien, et on prend cette
+synthèse, qui n'est qu'un travail humain tout
+personnel, plus ou moins ingénieux, pour une
+vérité démontrée, pour une révélation de la
+nature. Le savant a marché lentement, il a mesuré
+chacun de ses pas, il a noblement sacrifié
+l'émotion à l'attention; car c'est un respectable
+esprit que celui du vrai savant, c'est une âme
+toute faite de conscience et de scrupule. C'est
+le buveur d'eau pure qui se défend de la liqueur
+d'enthousiasme que distille la nature par tous ses
+pores, liqueur capiteuse qui enivre le poëte et
+l'égare. Mais le poëte est fait pour s'égarer, son
+chemin, à lui, c'est l'absence de chemin. Il coupe
+à travers tout, et, s'il ne trouve pas le positif
+de la science, il trouve le vrai de la peinture et
+du sentiment. Tel est un naturaliste de fantaisie,
+qu'on doit cependant élever au rang de
+prêtre de la nature, parce qu'il l'a comprise,
+sentie et chantée sous l'aspect qui la fait voir
+et chérir avec enthousiasme.</p>
+
+<p>Le savant proprement dit est calme, il le faut
+ainsi. Aimons et respectons cette sérénité à laquelle
+nous devons tant de recherches précieuses,
+mais ne nous croyons pas obligés de conclure avec
+le savant quand il arrive par l'induction à un système
+<i>froid</i>. Ce seul adjectif le condamne. Rien n'est
+froid, tout est feu dans la production de la vie.</p>
+
+<p>Ceci me rappelle une anecdote. Un élève botaniste
+de mes amis étudiait la germandrée et
+se sentait pris d'amour pour cette plante sans
+éclat, mais si délicatement teintée. Au milieu de
+son enthousiasme, en lisant la description de la
+plante dans un traité de botanique, excellent
+d'ailleurs, il tombe sur cette désignation de la
+corolle: <i>fleur d'un jaune sale</i>. Je le vois jeter le
+livre avec colère en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous, malheureux auteur, qui avez
+les yeux sales!</p>
+
+<p>On pourrait en dire autant aux malveillants
+qui jugent à leur point de vue les actions et
+les intentions des autres; mais aux bons et
+graves savants qui voient la nature froide en ses
+opérations brûlantes on pourrait peut-être dire:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous qui avez l'esprit refroidi par trop
+de travail.</p>
+
+<p>L'auteur de <i>la Plante</i>, ce spirituel et poétique
+Grimard, dont je vous recommandais le livre,
+lui aussi a pourtant fait acte de soumission presque
+complète aux arrêts des savants sur la loi
+de la vie dans le végétal. Quand vous le lirez,
+vous vous insurgerez à cette page, je le sais;
+aussi, pour ne pas vous voir abandonner la pensée
+d'étudier les fleurs, je veux me hâter de
+vous dire que, moi aussi, je proteste, non contre
+le système généralement adopté en botanique,
+mais contre la manière dont on l'expose et les
+conclusions arbitraires qu'on en tire.</p>
+
+<p>Je tâcherai de résumer le plus simplement
+possible, au risque de forcer un peu le raisonnement
+pour le rendre plus palpable, et pour
+vous mettre plus aisément en garde contre ce
+que présente de spécieux et même de captieux
+ce raisonnement.</p>
+
+<p>Il part d'une observation positive, incontestable.
+La plante tire ses organes de sa propre
+substance; qui en doute? De quoi les tirerait-elle?
+Est-il besoin d'affirmer que la patte qui
+repousse à l'écrevisse ou à la salamandre amputée
+est patte d'écrevisse pour l'écrevisse, et
+patte de salamandre pour la salamandre? Le
+merveilleux serait que la nature se trompât et
+fit des arlequins.</p>
+
+<p>Cependant les savants se sont crus obligés de
+constater et d'affirmer le fait, et ils ont donné,
+très à tort selon moi, le nom de métamorphisme
+à l'opération logique et obligatoire qui transforme
+le pétale en étamine après avoir transformé la
+feuille en pétale, comme si une progression de
+fonctions dans l'organisme était un changement
+de substance. Ils appellent très-sérieusement
+l'attention de l'observateur sur ce changement
+de formes, de couleurs et de fonctions. Fort
+bien. Le passage du pétale à l'étamine saute
+aux yeux dans le nénufar, comme dans la rose
+des jardins le passage de l'étamine au pétale.
+Dans le nénufar, la nature travaille elle-même
+à son perfectionnement normal; dans la rose,
+elle subit le travail inverse que lui impose la
+culture pour arriver à un perfectionnement de
+convention; mais, de grâce, avec quoi, dans
+l'un et l'autre cas, la fleur arriverait-elle à se
+faire féconde ou stérile? Et, dans tout être organisé,
+animal ou plante, de quoi se forment l'organisation
+et la désorganisation, sinon de la propre
+substance, enrichie ou égarée, de l'individu?</p>
+
+<p>Cette simple observation a fait trop de bruit
+dans la science et a produit une doctrine que
+voici: la plante serait un pauvre être soumis à
+d'étranges fatalités; elle ne serait en état de
+santé normale qu'à l'état inerte. Reste à savoir
+quel est le savant qui surprendra ce moment
+d'inertie dans la nature organisée! Mais continuons.
+Du moment que la plante croît et se développe,
+elle entre dans une série continue d'<i>avortements</i>.
+Le pétiole est un avortement de la tige,
+la feuille un avortement du pétiole; ainsi du
+calice, du périanthe et des organes de la reproduction.
+Tous ces avortements sont maladifs,
+n'en doutons pas, car la floraison est le dernier,
+c'est la maladie mortelle. Les feuilles devenues
+pétales se décolorent; oui, la science, hélas! parle
+ainsi. Ces brillantes livrées de noces, la pourpre
+de l'adonis, l'azur du myosotis, décoloration,
+maladie, signe de mort, agonie, décomposition,
+heure suprême, mort.</p>
+
+<p>Tel est l'arrêt de la science. Elle appelle sans
+doute mort le travail de la gestation, puisqu'elle
+appelle maladie mortelle le travail de la fécondation.
+Il n'y a pas à dire: si jusque-là tout est
+avortement, atrophie, efforts trompés, le rôle de
+la vie est fini au moment où la vie se complète.
+La nature est une cruelle insensée qui ne peut
+procéder que par un enchaînement de fausses
+expériences et de vaines tentatives. Elle développe
+à seule fin de déformer, de mutiler, d'anéantir;
+toutes les richesses qu'elle nous présente
+sont des appauvrissements successifs. La
+plante veut se former en boutons, elle vole la
+substance de son pédoncule pour se faire un
+calice dont les pétales vont devenir les voleurs à
+leur tour, et ainsi de suite jusqu'aux organes,
+qui sont apparemment des monstruosités, et que
+la mort va justement punir, puisqu'ils sont le
+résultat d'un enchaînement de crimes.</p>
+
+<p>Pauvres fleurs! qui croirait que votre adorable
+beauté ait pu inspirer une doctrine aussi
+triste, aussi amère, aussi féroce?</p>
+
+<p>Rassurons-nous. Tout cela, ce sont des mots.
+Les mots, hélas! <i>words, words, words!</i> quel rôle
+insensé et déplorable ils jouent dans le monde!
+A combien de discussions oiseuses ils donnent
+lieu! Et que fais-je en ce moment, sinon une
+chose parfaitement puérile, qui est de réfuter des
+mots? Pas autre chose, car, au fond, les savants
+ne croient pas les sottises que je suis forcé de
+leur attribuer pour les punir d'avoir si mal exprimé
+leur pensée. Non, ils ne croient pas que
+la beauté soit une maladie, l'intelligence une
+névrose, l'hymen une tombe; ce serait une doctrine
+de fakirs, et ils sont par état les prêtres
+de la vie, les instigateurs de l'intelligence, les
+révélateurs de la beauté dans les lois qui président
+à son rôle sur la terre.... Mais ils disent
+mal; ils ont je ne sais quel fatalisme dans le
+cerveau, je ne sais quelle tristesse dans la forme,
+et parfois l'envie maladive d'étonner le vulgaire
+par des plaisanteries sceptiques, comme si la
+science avait besoin d'esprit!</p>
+
+<p>Supposons qu'ils eussent retourné la question
+et qu'ils l'eussent présentée à peu près ainsi:</p>
+
+<p>«Comme la nature a pour but la fécondation
+et la reproduction de l'espèce, la plante tend
+dès l'état embryonnaire à ce but, qui est le complément
+de sa vie. Ce qu'elle doit produire,
+c'est une fleur pour l'hyménée, un lit pour l'enfantement.
+Elle commence par un germe, puis
+une tige, puis des feuilles, qui sont, ainsi que
+le calice, le périanthe et les organes, une succession
+de développements et de perfectionnements
+de la même substance. Il serait presque
+rationnel de dire que l'effort de la plante pour
+produire des organes passe par une série d'ébauches,
+et que la tige est un pistil incomplet,
+les feuilles des étamines avortées; mais supprimons
+ce mot d'avortement, qui n'est jamais que
+le résultat d'un accident, et ne l'appliquons pas
+à ce qui est normal, car c'est torturer l'esprit
+du langage et outrager la logique de la création.
+Quand une fleur nous présente constamment le
+caractère d'organes inachevés qui semblent inutiles,
+rappelons-nous la loi générale de la nature,
+qui crée toujours <i>trop</i>, pour conserver <i>assez</i>,
+observons la ponte exorbitante de certains animaux,
+et, sans sortir de la botanique, la profusion
+de semence de certaines espèces.</p>
+
+<p>»Que l'on suppose la nature inconsciente ou
+non, qu'on la fasse procéder d'un équilibre fatalement
+établi ou d'une sagesse toute maternelle,
+elle fonctionne absolument comme si elle avait
+la prévision infinie. Donc, si certaines plantes
+sont pourvues d'organes stériles à côté d'organes
+féconds, c'est que ceux-ci ont pris la substance
+de ceux-là dans la mesure nécessaire à
+leur accroissement complet. Cette plante, en
+vertu d'autres lois qui sont au profit d'autres
+êtres, de quelque butineur ailé ou rampant,
+est exposée à perdre ses anthères avant leur
+formation complète. La nature lui fournit des
+rudiments pour les remplacer, et leur avortement,
+loin d'être maladif, prouve l'état de santé
+de l'organe qui les absorbe. Dirons-nous que la
+floraison exubérante des arbres à fruit est une
+erreur de la nature? La nature est prodigue parce
+qu'elle est riche, et non parce qu'elle est
+folle.</p>
+
+<p>»Nous voulons bien,&mdash;je fais toujours parler
+les savants à ma guise, ne leur en déplaise,&mdash;nous
+voulons bien ne pas l'appeler généreuse,
+pour ne pas nous égarer dans les questions de
+Providence, qui ne sont pas de notre ressort et
+dont la recherche nous est interdite; mais, s'il
+fallait choisir entre ce mot de généreuse et celui
+d'imbécile, nous préférerions le premier comme
+peignant infiniment mieux l'aspect et l'habitude
+de ses fonctions sur la planète. Donc, nous rejetons
+de notre vocabulaire scientifique les mots
+impropres et malsonnants d'avortement et de maladie
+appliqués aux opérations normales de la
+vie.»</p>
+
+<p>Les savants eussent pu exprimer cette idée en
+de meilleurs termes; mais tels qu'ils sont, vulgaires
+et sans art, ils valent mieux que ceux
+dont ils se sont servis pour dénaturer leur pensée
+et nous la rendre obscure, puérile et quelque
+peu révoltante.</p>
+
+<p>N'en parlons plus, et chérissons quand même
+la science et ses adeptes. Je veux vous dire d'où
+je tire mon affection et mon respect pour les
+naturalistes, car c'est ici le lieu de répondre
+complètement à votre objection: <i>la science refroidit</i>.</p>
+
+<p>Je n'ai pas la science, c'est-à-dire que je n'ai
+pas pu suivre tout le chemin tracé dans le domaine
+du connu. Une application tardive,
+d'autres devoirs, des nécessités de position, peu
+de temps à consacrer au plaisir d'apprendre, le
+seul vrai plaisir sans mélange, peu de mémoire
+pour reprendre les études interrompues sans
+être forcé de tout recommencer, voilà mes prétextes,
+je ne veux pas dire mon excuse. J'ai à peine
+parcouru les premières étapes de la route, et
+j'ai encore les joies de la surprise quand je fais
+un pas en avant. Je dois donc parler humblement
+et vous répéter: Je ne sais pas si vraiment
+on se refroidit et pourquoi on se refroidit
+quand on a fait le plus long trajet possible. Pour
+vous expliquer la froide hypothèse de tout à
+l'heure, j'ai été obligé de recourir à des hypothèses;
+mais j'ai un peu d'étude, et je peux vous
+dire à coup sûr que l'étude enflamme. Or, l'étude nous
+est donnée par ceux qui savent, et il
+est impossible de renier et de méconnaître les
+initiateurs à qui l'on doit de vives et pures
+jouissances.</p>
+
+<p>Ces jouissances, vous ne les avez pas bien
+comprises, et pourtant elles n'ont rien de mystérieux.
+Vous me disiez: «J'aime les fleurs avec
+passion, j'en jouis plus que vous qui cherchez la
+rareté, et trouvez <i>sans intérêt</i> les bouquets que
+je cueille pour vous tout le long de la promenade.»</p>
+
+<p>D'abord un aveu. Vous me saignez le coeur
+quand vous dévastez avec votre charmante fille
+une prairie <i>émaillée</i> pour faire une botte d'anémones
+de toutes nuances qui se flétrit dans nos
+mains au bout d'un instant. Non, cette fleur
+cueillie n'a plus d'intérêt pour moi, c'est un
+cadavre qui perd son attitude, sa grâce, son
+milieu. Pour vous deux, jeunes et belles, la fleur
+est l'ornement de la femme: posée sur vos genoux,
+elle ajoute un ton heureux à votre ensemble;
+mêlée à votre chevelure, elle ajoute à
+votre beauté; c'est vrai, c'est légitime, c'est
+agréable à voir; mais ni votre toilette, ni votre
+beauté n'ajoutent rien à la beauté et à la toilette
+de la fleur, et, si vous l'aimiez pour elle-même,
+vous sentiriez qu'elle est l'ornement de
+la terre, et que là où elle est dans sa splendeur
+vraie, c'est quand elle se dresse élégante au sein
+de son feuillage, ou quand elle se penche gracieusement
+sur son gazon. Vous ne voyez en elle que
+la face colorée qui étincelle dans la verdure,
+vous marchez avec une profonde indifférence
+sur une foule de petites merveilles qui sont plus
+parfaites de port, de feuillage et d'organisme ingénieusement
+agencé que vos préférées plus
+voyantes.</p>
+
+<p>Ne disons pas de mal de ces princesses qui
+vous attirent, elles sont séduisantes: raison
+de plus pour les laisser accomplir leur royale
+destinée dans le sol et la mousse qui leur ont
+donné naissance. Cueillez-en quelques-unes pour
+vous orner, vous méritez des couronnes, ou pour
+les contempler de près, elles en valent la peine.
+Laissez-m'en cueillir une pour observer les particularités
+que le terrain et le climat peuvent
+avoir imprimées à l'espèce; mais laissez-la-moi
+cueillir moi-même, car sa racine ou son bulbe,
+ses feuilles caulinaires, sa tige entière et son
+feuillage intact, m'intéressent autant que sa corolle
+diaprée. Quand vous me l'apportez écourtée,
+froissée et mutilée, ce n'est plus qu'une
+fleur, chère dévastatrice, vous avez détruit la
+plante.</p>
+
+<p>A l'aspect d'une plante nouvelle pour moi, ou
+mal classée dans mon souvenir, ou douteuse
+pour ma spécification, je serai plus barbare, j'achèverai
+quatre ou cinq sujets, afin de pouvoir
+analyser, ce qui nécessite le déchirement de
+la fleur, et de pouvoir garder un ou deux types,
+on a toujours un ami avec qui l'on aime à
+échanger ses petites richesses. L'étude est chose
+sacrée, et il faut que la nature nous sacrifie
+quelques individus. Nous la paierons en adoration
+pour ses oeuvres, et ce sera une raison de
+plus pour ne pas la profaner ensuite par des
+massacres inutiles.</p>
+
+<p>Oui, des massacres, car qui vous dit que la
+plante coupée ou brisée ne souffre pas? C'est
+une question qui se pose dans la botanique, et
+sur laquelle cette fois nos chers savants ont dit
+d'excellentes choses. Tout les porte à croire à
+la sensibilité chez les végétaux. Ils supposent
+cette sensibilité relative, sourdement et obscurément
+agissante. Du plus ou du moins de souffrance,
+ils ne savent rien, pas plus que du degré
+de vitalité, de terreur ou de détresse que
+garde un instant la tête humaine séparée de son
+corps. Ce que nous voyons, c'est que le végétal
+saigne et pleure à sa manière. Il se penche, il
+se flétrit, il prend un ramollissement qui est
+d'aspect infiniment douloureux. Il devient froid
+au toucher comme un cadavre. Son attitude est
+navrante; la main humaine l'étouffe, le souffle
+humain le profane. N'avait-il pas le droit de
+vivre, lui qui est beau, par conséquent nécessaire,
+utile même en ses terribles énergies, selon
+que ses propriétés sont plus ou moins bien
+connues de l'homme qui les interroge? Assez
+de dévastations inévitables poursuivent la plante
+sur la surface de la terre habitée, et quand
+même la culture, qui multiplie et accumule certains
+végétaux pour les utiliser à notre profit,
+ne les atteindrait pas, la dent des ruminants et
+des rongeurs, les pinces ou les trompes des insectes,
+leur laisseraient peu de repos. C'est ici
+que la prodigalité de la nature et l'ardeur de la
+vie éclatent. Elles sont assez riches pour que
+tout ce que la plante doit nourrir soit amplement
+pourvu sans que la plante cesse de renouveler
+l'inépuisable trésor de son existence.</p>
+
+<p>Mais faisons la part du feu. Le goût des
+fleurs s'est tellement répandu, qu'il s'en fait une
+consommation inouïe en réponse à une production
+artificielle énorme. La plante est entrée,
+comme l'animal, dans l'économie sociale et domestique.
+Elle s'y est transformée comme lui,
+elle est devenue monstre ou merveille au gré de
+nos besoins ou de nos fantaisies. Elle y prend
+ses habitudes de docilité et, si l'on peut dire
+ainsi, de servilité qui établissent entre elle et sa
+nature primitive un véritable divorce. Je ne m'intéresse
+pas moralement au chou pommé et aux
+citrouilles ventrues que l'on égorge et que l'on
+mange. Ces esclaves ont engraissé à notre service
+et pour notre usage. Les fleurs de nos serres
+ont consenti à vivre en captivité pour nous plaire,
+pour orner nos demeures et réjouir nos yeux.
+Elles paraissent fières de leur sort, vaines de nos
+hommages et avides de nos soins. Nous ne remarquons
+guère celles qui protestent et dégénèrent.
+Celles-ci, les indépendantes qui ne se
+plient pas à nos exigences, sont celles justement
+qui m'intéressent et que j'appellerais volontiers
+les libres, les vrais et dignes enfants de la nature.
+Leur révolte est encore chose utile à l'homme.
+Elle le stimule et le force à étudier les propriétés
+du sol, les influences atmosphériques et
+toutes les conséquences du milieu où la vie
+prend certaines formes pour creuset de son activité.
+Les droséracées, les parnassées, les pinguicules,
+les lobélies de nos terrains tourbeux ne
+sont pas faciles à acclimater. La vallisnérie n'accomplit
+pas ses étranges évolutions matrimoniales
+dans toutes les eaux. Le chardon laiteux
+n'installe pas où bon nous semble sa magnifique
+feuille ornementale; les orchidées de nos bois
+s'étiolent dans nos parterres, l'<i>orchis militaris</i>
+voyage mystérieusement pour aller retrouver
+son ombrage, l'ornithogale ombellé descend de
+la plate-bande et s'en va fleurir dans le gazon
+de la bordure; la mignonne véronique Didyma,
+qui veut fleurir en toute saison, grimpe sur les
+murs exposés au soleil et se fait pariétaire. Pour
+une foule de charmantes petites indigènes, si
+nous voulons retrouver le groupement gracieux
+et le riche gazonnement de la nature, il nous
+faut reproduire avec grand soin le lit naturel où
+elles naissent, et c'est par hasard que nous y
+parvenons quelquefois, car presque toujours
+une petite circonstance absolument indispensable
+échappe à nos prévisions, et la plante, si
+rustique et si robuste ailleurs, se montre d'une
+délicatesse rechigneuse ou d'une nostalgie obstinée.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi je préfère aux jardins arrangés
+et soignés ceux où le sol, riche par lui-même
+de plantes locales, permet le complet
+abandon de certaines parties, et je classerais
+volontiers les végétaux en deux camps, ceux
+que l'homme altère et transforme pour son
+usage, et ceux qui viennent spontanément. Rameaux,
+fleurs, fruits ou légumes, cueillez tant
+que vous voudrez les premiers. Vous en semez,
+vous en plantez, ils vous appartiennent: vous
+suivez l'équilibre naturel, vous créez et détruisez;&mdash;mais
+n'abîmez pas inutilement les secondes.
+Elles sont bien plus délicates, plus
+précieuses pour la science et pour l'art, ces
+<i>mauvaises herbes</i>, comme les appellent les laboureurs
+et les jardiniers. Elles sont vraies,
+elles sont des types, des êtres complets. Elles
+nous parlent notre langue, qui ne se compose
+pas de mots hybrides et vagues. Elles présentent
+des caractères certains, durables, et, quand un
+milieu a imprimé à l'espèce une modification
+notable, que l'on en fasse ou non une espèce
+nouvellement observée et classée, ce caractère
+persiste avec le milieu qui l'a produit. La passion
+de l'horticulture fait tant de progrès, que
+peu à peu tous les types primitifs disparaîtront
+peut-être comme a disparu le type primitif du
+blé. Pénétrons donc avec respect dans les
+sanctuaires où la montagne et la forêt cachent
+et protègent le jardin naturel. J'en ai découvert
+plus d'un, et même assez près des endroits habités.
+Un taillis épineux, un coin inondé par le
+cours égaré d'un ruisseau, les avaient conservés
+vierges de pas humains. Dans ces cas-là, je me
+garde bien de faire part de ces trouvailles. On
+dévasterait tout.</p>
+
+<p>Sur les sommets herbus de l'Auvergne, il y a
+des jardins de gentianes et de statices d'une
+beauté inouïe et d'un parfum exquis. Dans les
+Pyrénées, à Gèdres entre autres, sur la croupe
+du Cambasque près de Cauterets, au bord de la
+Creuse, dans les âpres micaschistes redressés,
+dans certains méandres de l'Indre, dans les
+déchirures calcaires de la Savoie, dans les oasis
+de la Provence, où nous avons été ensemble
+avant la saison des fleurs, mais que j'avais explorés
+en bonne saison, il y a des sanctuaires
+où vous passeriez des heures sans rien cueillir
+et sans oser rien fouler, si une seule fois vous
+avez voulu vous rendre bien compte de la beauté
+d'un végétal libre, heureux, complet, intact dans
+toutes ses parties et servi à souhait par le milieu
+qu'il a choisi. Si la fleur est l'expression suprême
+de la beauté chez certaines plantes, il en
+est beaucoup d'autres dont l'anthèse est mystérieuse
+ou peu apparente et qui n'en sont pas
+moins admirables. Vous n'êtes pas insensible, je
+le sais, à la grâce de la structure et à la fraîcheur
+du feuillage, car vous aimez passionnément
+tout ce qui est beau. Eh bien, il y a dans
+la flore la plus vulgaire une foule de choses infiniment
+belles que vous n'aimez pas encore
+parce que vous ne les voyez pas encore. Ce n'est
+pas votre intelligence qui s'y refuse, c'est votre
+oeil qui ne s'est pas exercé à tout voir. Pourtant
+votre oeil est jeune; le mien est fatigué, presque
+éteint, et il distingue un tout petit brin d'herbe
+à physionomie nouvelle. C'est qu'il est dressé à
+la recherche comme le chien à la chasse; et
+voilà le plaisir, voilà l'amusement muet, mais
+ardent et continu que chacun peut acquérir, si
+bon lui semble.</p>
+
+<p>Apprendre à voir, voilà tout le secret des études
+naturelles. Il est presque impossible de voir
+avec netteté tout ce que renferme un mètre
+carré de jardin naturel, si on l'examine sans
+notion de classement. Le classement est le fil
+d'Ariane dans le dédale de la nature. Que ce
+classement soit plus ou moins simple ou compliqué,
+peu importe, pourvu qu'il soit classement
+et qu'on s'y tienne avec docilité pour apprendre.
+Chacun est libre, avec le temps et le
+savoir acquis, de rectifier selon son génie ou sa
+conscience les classifications hasardées ou incomplètes
+des professeurs. Adoptons une méthode
+et n'ergotons pas. Le but d'un esprit artiste
+et poétique comme le vôtre n'est pas de se
+satisfaire en connaissant d'une manière infaillible
+tous les noms charmants ou barbares donnés
+aux merveilles de la nature; son but est de
+se servir de ces noms, quels qu'ils soient, pour
+former les groupes et distinguer les types. Les
+principaux sont si faciles à saisir que peu de
+jours suffisent à cette prise de possession des familles.
+Les tribus et les genres s'y rattachent
+progressivement avec une clarté extrême. La
+distinction des espèces exige plus de patience et
+d'attention, c'est le travail courant, habituel,
+prolongé et plein d'attraits de la définition. On
+y commet longtemps, peut-être toujours, plus
+d'une erreur, car les caractères accessoires sur
+lesquels repose l'espèce sont parfois très-variables
+ou difficiles à saisir, même avec la loupe ou le
+microscope. Vous pouvez bien vous arrêter là,
+si vous avez atteint le but, qui est d'avoir vu
+tout ce qu'il y a de très-beau à voir dans le
+végétal. Pourtant cette recherche ardue ne nuit
+pas. La loupe vous révèle des délicatesses infinies,
+des différences de tissu, des appareils respiratoires
+ou sudorifiques très-mystérieux, des
+appendices de poils transparents qui ressemblent
+à une microscopique chevelure hyaline, tantôt
+disposée en étoiles, tantôt couchée comme une
+fourrure, tantôt courant le long de la tige et
+alternant avec ses noeuds, tantôt composée de
+fines soies articulées ou terminées par une petite
+boule de cristal. Ces appendices, placés tantôt
+sur la tige en haut ou en bas, tantôt sur le
+calice, le bord des feuilles ou des pétales, déterminent
+quelquefois une partie essentielle des
+caractères. S'ils ne nous renseignent pas toujours
+exactement, c'est un bien petit malheur;
+l'important, c'est d'avoir vu cette parure merveilleuse
+que la plus humble fleurette ne révélait
+pas à l'oeil nu, et, pour la chercher avec la
+lentille, il fallait bien savoir qu'elle existe ou
+doit exister.</p>
+
+<p>Je vous cite ce petit fait entre mille. Si vous
+étudiez la plante dans tous ses détails, vous serez
+frappé d'une première unité de plan vraiment
+magistrale, donnant naissance à l'infinie
+variété et reliant cette variété au grand type
+primordial par des embranchements admirablement
+ingénieux et logiques. Je m'embarrasse
+fort peu, quant à moi, des questions religieuses
+ou matérialistes que soulève l'ordre de la nature.
+Il a plu à de grands esprits d'y trouver
+du désordre ou tout au moins des lacunes et des
+hiatus. Pour mon compte, j'y trouve tant d'art
+et de science, tant d'esprit et tant de génie, que
+j'attribuerais volontiers les lacunes apparentes de
+la création à celles de notre cerveau. Nous ne
+savons pas tout, mais ce que nous voyons est
+très-satisfaisant, et, que la vie se soit élancée
+sur la terre en semis ou en spirale, en réseau
+ou en jet unique, par secousses ou par alluvions,
+je m'occupe à voir et je me contente
+d'admirer.</p>
+
+<p>Pour conclure, l'étude des détails ne peut se
+passer de méthode. La méthode impose la recherche,
+qui n'est qu'un emploi bien dirigé de
+l'attention. L'attention est un exercice de l'esprit
+qui crée une faculté nouvelle, la vision nette et
+complète des choses. Là où l'amateur sans étude
+ne voit que des masses et des couleurs confuses,
+l'artiste naturaliste voit le détail en même temps
+que l'ensemble. Qu'il ait besoin ou non pour son
+art de cette faculté acquise, je n'en sais rien; et
+là n'est pas le but que j'ai cherché, je n'y ai
+même pas songé; mais qu'il en ait besoin pour
+son âme, pour son progrès intérieur, pour sa
+santé morale, pour sa consolation dans les écoeurements
+de la vie sociale, pour la force à retrouver
+entre l'abattement du désastre et l'appel du
+devoir, voilà ce qui n'est pas douteux pour moi.
+On arrive à aimer la nature passionnément
+comme un grand être passionné, puissant, inépuisable,
+toujours souriant, toujours prêt à parler
+d'idéal et à renouveler le pauvre petit être
+troublé et tremblant que nous sommes.</p>
+
+<p>Je suis arrivé, moi, à penser que c'était un devoir
+d'apprendre à étudier, même dans la vieillesse
+et sans souci du terme plus ou moins rapproché
+qui mettra fin à l'entreprise. L'étude est
+l'aliment de la rêverie, qui est elle-même de
+grand profit pour l'âme, à cette condition
+d'avoir un bon aliment. Si chaque jour qui passe
+fait entrer un peu plus avant dans notre intelligence
+des notions qui l'enflamment et stimulent
+le coeur, aucun jour n'est perdu, et le passé
+qui s'écoule n'est pas un bien qui nous échappe.
+C'est un ruisseau qui se hâte de remplir le bassin
+où nous pourrons toujours nous désaltérer
+et où se noie le regret des jeunes années. On
+dit <i>les belles années</i>! c'est par métaphore, les
+plus belles sont celles qui nous ont rendus plus
+sensitifs et plus perceptifs; par conséquent, l'année
+où l'on vit dans la voie de son progrès est
+toujours la meilleure. Chacun est libre d'en faire
+l'expérience.</p>
+
+<p>Il n'y a pas que des plantes dans la nature:
+d'abord il y a tout; mais commencez par une
+des branches, et, quand vous l'aurez comprise,
+vous en saisirez plus facilement une autre, la
+faune après la flore, si bon vous semble. La
+pierre ne semble pas bien éloquente au milieu
+de tout cela. Elle l'est pourtant, cette grande
+architecture du temple; elle est l'histoire hiéroglyphique
+du monde, et, en l'étudiant, même
+dans les minuties minéralogiques, qui sont plus
+amusantes qu'instructives, on complète en soi
+le sens visuel du corps et de l'esprit. Ces mystérieuses
+opérations de la physique et de la
+chimie ont imprimé aux moindres objets des
+physionomies frappantes que ne saisit pas le premier
+oeil venu. Tous les rochers ne se ressemblent
+pas; chaque masse a son sens et son expression;
+toute forme, toute ligne a sa raison d'être
+et s'embellit du degré de logique que sa puissance
+manifeste. Les grands accidents comme
+les grands nivellements, les fières montagnes
+comme les steppes immenses, ont des aspects
+inépuisables de diversité. Quand la nature n'est
+pas belle, c'est que l'homme l'a changée; voir
+sa beauté où elle est et la voir dans tout ce qui
+la constitue, c'est le précieux résultat de l'étude
+de la nature, et c'est une erreur de croire que
+tout le monde est à même d'improviser ce résultat.
+Pour bien sentir la musique, il faut la
+savoir; pour apprécier la peinture, il faut l'avoir
+beaucoup interrogée dans l'oeuvre des maîtres.
+Tout le monde est d'accord sur ce point, et
+pourtant tout le monde croit voir le ciel, la mer
+et la terre avec des yeux compétents. Non, c'est
+impossible; la terre, la mer et le ciel sont le
+résultat d'une science plus abstraite et d'un art
+plus inspiré que nos oeuvres humaines. Je trouve
+inoffensifs les gens sincères qui avouent leur indifférence
+pour la nature; je trouve irritants
+ceux qui prétendent la comprendre sans la connaître
+et qui feignent de l'admirer sans la voir.
+Cette verbeuse et prétentieuse admiration descriptive
+des personnes qui voient mal rend forcément
+taciturnes celles qui voient mieux, et qui
+sentent d'ailleurs profondément l'impuissance
+des mots pour traduire l'infini du beau.</p>
+
+<p>Voilà ce que je voulais vous écrire à propos
+de la botanique. Ne me dites plus que je la sais.
+J'en bois tant que je peux, voilà tout. Je ne
+saurai jamais. Sans mémoire, on est éternellement
+ignorant; mais savoir son ignorance, c'est
+savoir qu'il y a un monde enchanté où l'on
+voudrait toujours se glisser, et, si l'on reste à
+la porte, ce n'est pas parce qu'on se plaît au
+dehors dans la stérilité et dans l'impuissance,
+c'est parce qu'on n'est pas doué; mais au moins
+on est riche de désirs, d'élans, de rêves et d'aspirations.
+Le coeur vit de cette soif d'idéal. On
+s'oublie soi-même, on monte dans une région
+où la personnalité s'efface, parce que le sentiment,
+je dirais presque la sensation de la vie
+universelle, prend possession de notre être et le
+spiritualise en le dispersant dans le grand tout.
+C'est peut-être là la signification du mot mystérieux
+de contemplation, qui, pris dans l'acception
+matérielle, ne veut rien dire. Regarder
+sans être ému de ce qu'on voit serait une jouissance
+vague et de courte durée, si toutefois
+c'était une jouissance. Regarder la vie agir dans
+l'univers en même temps qu'elle agit en nous,
+c'est la sentir universalisée en soi et personnifiée
+dans l'univers. Levez les yeux vers le ciel
+et voyez palpiter la lumière des étoiles; chacune
+de ces palpitations répond aux pulsations
+de notre coeur. Notre planète est un des petits
+êtres qui vivent du scintillement de ces grands
+astres, et nous, êtres plus petits, nous vivons
+des mêmes effluves de chaleur et de lumière.</p>
+
+<p>L'étoile est à nous, comme le soleil est à la
+terre. Tout nous appartient, puisque nous appartenons
+à tout, et ce perpétuel échange de vie
+s'opère dans la splendeur du plus sublime spectacle
+et du plus admirable mécanisme qu'il nous
+soit possible de concevoir. Tout y est beau, depuis
+Sirius, qui traverse l'éther d'une flèche de
+feu, jusqu'à l'oeil microscopique de l'imperceptible
+insecte qui reflète Sirius et le firmament.
+Tout y est grand, depuis le fleuve de mondes
+qui s'appelle la voie lactée jusqu'au ruisselet de
+la prairie qui coule dans son flot emperlé un
+monde de petits êtres extraordinairement forts,
+agiles, doués d'une vitalité intense, presque
+irréductible. Tout y est heureux, depuis la
+grande âme du monde qui révèle sa joie de
+vivre par son éternelle activité jusqu'à l'être qui
+se plaint toujours, l'homme! Oui, l'homme est
+infiniment heureux dans ses vrais rapports avec
+la nature. Il a le beau dans les yeux, le vrai
+est dans l'air qu'il respire, le bon est dans son
+coeur, puisqu'il est heureux quand il fait le
+bien, et triste, bête ou fou quand il fait le
+mal.</p>
+
+<p>Qui l'empêche d'être lui-même? Son ignorance
+du milieu où il existe, partant son indifférence
+pour les biens qui sont à sa portée. La
+race humaine est une création trop moderne
+pour avoir établi sa relation vraie avec le vrai
+de l'univers. Extraordinairement douée, elle
+s'agite démesurément avant de se poser dans
+son milieu, et l'on pourrait dire qu'elle n'existe
+encore que par l'inquiétude et le besoin d'exister.
+En possession d'un sens merveilleux qui
+semble manquer aux autres créatures terrestres,
+et qui est précisément le besoin de connaître et
+de sentir ses rapports avec l'univers, elle les
+cherche péniblement et à travers tous les mirages
+que lui crée cette puissance admirable de
+l'esprit et de l'imagination. La raison humaine
+est encore incomplète. L'historien de l'humanité
+s'en étonne et s'en effraie. L'historien de la
+vie, le naturaliste, peut s'en affliger aussi, mais
+il n'est ni surpris ni découragé. Les chiffres de
+la durée ne sont pour lui que des palpitations
+de l'astre éternité.</p>
+
+<p>L'homme est forcé d'être, il est donc forcé
+d'arriver à l'existence normale et complète, qui
+est le bonheur. Il en eut la révélation fugitive le
+jour où il écrivit au fronton de ses temples trois
+mots sacrés qui résumaient tout le but de sa vie
+philosophique, sociale et morale. Ces mots sont
+effacés de la bannière qui dirige la phalange
+humaine. Ils sont restés vivants dans l'univers
+qui les a entendus. Essayez de les arracher de
+l'âme du monde! Étouffez le tressaillement que
+la terre en a ressenti, faites qu'ils soient rayés
+du livre de la vie! Oui, oui, tâchez! On peut
+embrouiller ou suspendre tout ce qui est du
+domaine de l'idée, mais tuer une idée est
+aussi vain, aussi impossible que de vouloir anéantir
+la vibration d'un son jeté dans l'espace.
+Tirez cent mille coups de canon pour empêcher
+qu'on ne l'entende. Le dieu Pan se rit du vacarme,
+et l'écho a redit le chant mystérieux de
+sa petite flûte avant que vos mèches fussent
+allumées.</p>
+
+<p>Liberté, seule condition du véritable fonctionnement
+de la vie; égalité, notion indispensable
+de la valeur de tout être vivant et de la
+nécessité de son action dans l'univers; fraternité,
+complément de l'existence, application et
+couronnement des deux premiers termes, action
+vitale par excellence.</p>
+
+<p>On a dit que la Révolution était une expérience
+manquée. On n'a pu entendre cet arrêt
+que dans un sens relatif, purement historique.
+Le bouillonnement de la sève dans l'humanité
+peut bien n'avoir pas produit dans le moment
+voulu tout l'accroissement de vitalité intellectuelle
+et morale que les philosophes de cette
+grande époque devaient en attendre; mais c'est
+la loi de la nature même qui le voulait ainsi.
+La vie se compose d'action et de repos, de dépense
+d'énergie dans la veille et de recouvrement
+d'énergie dans le sommeil, de vie sous
+forme de mort et de mort sous forme de vie.
+Rien ne s'arrête et rien ne se perd. C'est l'ABC
+de la science, qu'elle s'intitule spiritualiste ou
+positive. Comment donc se perdrait une formule
+qui a fait monter à l'homme un degré de plus
+dans la série du perfectionnement que la loi de
+l'univers impose à son espèce?</p>
+
+<p>Adieu, et aimons-nous.</p>
+<br>
+<p>A LA MÊME</p>
+
+
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>Nohant, 20 avril.</p>
+
+<p>Ma chère, si la science est <i>triste</i>, c'est parce
+qu'elle est toujours persécutée. Elle lutte, elle a
+l'austérité et la dignité de sa tâche écrite sur le
+front en caractères sacrés. Depuis ma dernière
+lettre, j'ai été mis au courant des faits nouveaux.
+La foi veut attribuer à l'État le droit d'imposer
+silence à l'examen. Je vous disais que ces discussions
+ne m'intéressaient pas. Elles ne me
+troublent pas pour mon compte, cela est certain.
+Je n'ai pas mission de défendre une école, je
+ne saurais pas le faire, et, bénissant ici ma propre
+ignorance qui me permet de me tromper
+autant qu'un autre, je me borne à défendre mon
+for intérieur contre des notions qui ne me paraissent
+pas convaincantes.</p>
+
+<p>Mais ne pas m'intéresser à la marche des
+idées et aux luttes qu'elles suscitent, ce me serait
+tout aussi impossible qu'à vous. Nous ne
+sortirons pas trop de la physiologie botanique
+en causant de la marche générale des études sur
+l'histoire naturelle; toutes ses branches partent
+de l'arbre de la vie.</p>
+
+<p>Voilà donc que la religion nous défend de conclure?
+Moi qui, par exemple, trouvais dans
+l'étude une sorte d'exaltation religieuse, je dois
+m'abstenir de l'étude. C'est une occupation criminelle
+qui peut conduire au doute, cela entraîne
+à discuter, et, comme on peut être vaincu
+dans la discussion, le mieux est de faire
+taire tout le monde. Quand on voit de quelle
+façon les influences finies ou près de finir se
+précipitent d'elles-mêmes, on est tenté de croire
+que les idées fausses ont besoin de se suicider
+avec éclat, et qu'elles convoquent le genre humain
+au spectacle de leur abdication. Comment!
+le Dieu des Juifs n'était pas assez humilié dans
+l'histoire le jour où en son nom le prêtre prononça
+la condamnation de Galilée! il fallait
+donner encore plus de solennité à la chose et
+venir, au XIXe siècle, invoquer les pouvoirs de
+l'État pour que défense fût faite à la science de
+s'enquérir de la vérité, et pour que cette sentence
+fût portée:</p>
+
+<p>«La vérité est le domaine exclusif de l'Église;
+quand elle décrète que le soleil tourne autour
+de la terre, elle ne peut pas se tromper! N'a-t-elle
+pas l'Esprit-Saint pour lumière? Donc toutes
+les découvertes, tous les calculs, toutes les
+observations de la science sont rayées et annulées:
+qu'on se le dise, la terre ne tourne pas!»</p>
+
+<p>Si la science penche vers le matérialisme exclusif,
+à qui la faute? Il fallait bien une réaction
+énergique contre ce prétendu <i>esprit</i> saint
+qui veut se passer des lumières de la raison et
+de l'expérience.</p>
+
+<p>Dans un excellent article sur ce sujet, que je
+lisais hier, on rappelait fort à propos et avec
+beaucoup de poésie ce grand cri mystérieux que
+les derniers païens entendirent sur les rivages
+de la Grèce et qui les fit pâlir d'épouvante: <i>Le
+grand Pan est mort!</i></p>
+
+<p>L'auteur parlait des idées qui meurent. Moi,
+je songeais à celles qui ne meurent pas, et je
+voyais dans ce cri douloureux et solennel tout
+un monde qui s'écroulait, le culte et l'amour de
+la nature égorgés par le spiritualisme farouche
+et ignorant des nouveaux chrétiens sans lumière.
+Le divorce entre le corps et l'âme était prononcé,
+et le grand Pan, le dieu de la vie, léguait à ses
+derniers adeptes la tâche de réhabiliter la matière.</p>
+
+<p>Depuis ce jour fatal, la science travaille à ressusciter
+le grand principe, et, comme il est immortel,
+elle réussira. Elle révolutionnera la face
+de la terre, c'est-à-dire que ses décisions auront
+un jour la force des vérités acquises, qu'elles
+auront pénétré dans tous les esprits, et qu'elles
+auront détruit insensiblement tous les vestiges
+de la superstition et de l'idolâtrie.</p>
+
+<p>On fait grand bruit de ses tendances actuelles.
+On fait bien. C'est le moment de défendre le
+droit qu'elle a de tout voir, de tout juger et de
+tout dire, puisque ce droit lui est encore contesté
+par les juges de Galilée; mais, quand cette
+rumeur sera passée, quand la science aura
+triomphé des vains obstacles,&mdash;un peu plus
+tôt, un peu plus tard, ce triomphe est assuré,
+certain, fatal comme une loi de la vie;&mdash;quand,
+mise sous l'égide de la liberté sacrée invoquée
+par nos pères, elle poursuivra paisiblement ses
+travaux, la grande question, aujourd'hui mal
+posée, qui s'agite dans son sein sera élucidée.
+Il le faudra bien. Si le grand Pan représentait
+la force vitale inhérente à la matière, si en lui
+se personnifiaient la plante, les bois sacrés et
+les suaves parfums de la montagne, l'habitant
+ailé de l'arbre et de la prairie, la source fécondante
+et le torrent rapide, les hôtes du rocher,
+du chêne et de la bruyère, depuis le ciron jusqu'à
+l'homme, si tout enfin était Dieu ou divin,
+la vie était divinité: divinité accessible et intelligible,
+il est vrai, divinité amie de l'homme et
+partageant avec lui l'empire de la terre, mais
+essence divine incarnée; activité indestructible,
+revêtant toutes les formes, nécessairement pourvue
+d'organes quelconques, mais émanant d'un
+foyer d'amour universel, incommensurable.</p>
+
+<p>Vous me dites souvent que vous êtes païenne.
+C'est une manière poétique de dire que vous
+aimez l'univers, et que les aperçus de la science
+vous ont ouvert le grand temple où tout est sacré,
+où toute forme est sainte, où toute fonction
+est bénie. En son temps, le paganisme n'était
+pas mieux compris des masses que ne l'était le
+théisme qui le côtoyait, et l'absorbait même dans
+la pensée des adorateurs exclusifs du grand
+Jupiter. Pour les esprits élevés, Pan était l'idée
+panthéiste, la même qui s'est ranimée sous la
+puissante étreinte de Spinoza. Depuis cette vaste
+conception, l'esprit humain s'est rouvert à une
+notion de plus en plus large du rôle de la matière,
+et la science démontre chaque jour la sublimité
+de ce rôle dans son union intime avec
+le principe de la vie.</p>
+
+<p>En résulte-t-il qu'elle soit le principe même?
+La matière pourrait-elle se passer de l'esprit,
+qui ne peut se passer d'elle? Est-ce encore une
+question de mots? Je le crains bien, ou plutôt
+je l'espère. La science a-t-elle la prétention de
+faire éclore la pensée humaine comme résultat
+d'une combinaison chimique? Non, certes; mais
+elle peut espérer de surprendre un jour les
+combinaisons mystérieuses qui rendent la matière
+inorganisée propre à recevoir le baptême de
+la vie et à devenir son sanctuaire. Ce sera une
+magnifique découverte; mais quoi! après?
+L'homme saura, je suppose, par quelle opération
+naturelle le fluide vital pénètre un corps
+placé dans les conditions nécessaires à son apparition.
+Le Dieu qui, roulant dans ses doigts
+une boulette de terre, souffla dessus et en fit un
+être pensant, ne sera plus qu'un mythe. Fort
+bien, mais un mythe est l'expression symbolique
+d'une idée, et il restera à savoir si cette
+idée est un poëme ou une vérité.</p>
+
+<p>Allons aussi loin qu'il est permis de supposer.
+Entrons dans le rêve, imaginons un nouveau
+Faust découvrant le moyen de renouveler sa propre
+existence, un <i>Albertus Magnus</i> faisant penser
+et parler une tête de bois, <i>Capparion!</i> un Berthelot
+futur voyant surgir de son creuset une
+forme organisée, vivante,&mdash;que saura-t-il de la
+source de cette vie mystérieuse? La philosophie a
+beaucoup à répondre, mais je vois surtout là
+une question d'histoire naturelle à résoudre, rentrant
+dans les célèbres discussions sur la génération
+spontanée. Pour mon compte, je crois
+presque à la génération spontanée, et je n'y
+vois aucun principe de matérialisme à enregistrer
+dans le sens absolu que l'on veut aujourd'hui
+attribuer à ce mot. La matière, dit-on, renferme
+le <i>principe vivant</i>. Ceci est encore l'histoire de
+la plante, qui tire ses organes de sa propre
+substance. Mais le principe <i>vivant</i>, d'où tire-t-il
+son activité, sa volition, son expansion, ses résultats
+sans limites connues? D'un milieu qui
+ne les a pas? C'est difficile à comprendre. La
+matière possède le principe <i>viable</i>; mais point
+de vie sans fécondation. La doctrine de la génération
+spontanée proclame que la fécondation
+n'est pas due nécessairement à l'espèce; elle
+admet donc qu'il y a des principes de fécondation
+dans toute combinaison vitale, et même
+que tout est combinaison vitale, vie latente,
+impatiente de s'organiser par son mariage avec
+la matière. Quoi qu'on fasse, il faut bien parler
+la langue humaine, se servir de mots qui expriment
+des idées. On aura beau nous dire que la
+vie est une pure opération et une simple action
+de la matière, on ne nous fera pas comprendre
+que les opérations de notre pensée et l'action
+de notre volonté ne soient pas le résultat de
+l'association de deux principes en nous. Que
+faites-vous de la mort, si la matière seule est
+le principe vivant? Vous dites que l'âme s'éteint
+quand le corps ne fonctionne plus. On peut vous
+demander pourquoi le corps ne fonctionne plus
+quand l'âme le quitte. Et tout cela, c'est un
+cercle vicieux, où les vrais savants sont moins
+affirmatifs que leurs impatients et enthousiastes
+adeptes. Il y a quelque chose de généreux et de
+hardi, j'en conviens, à braver les foudres de
+l'intolérance et à vouloir attribuer à la science
+la liberté de tout nier. Inclinons-nous devant
+le droit qu'elle a de se tromper. Ses adversaires
+en usent si largement! Mais attendons, pour nier
+l'action divine qui préside au grand hyménée
+universel, que l'homme soit arrivé par la science
+à s'en passer ou à la remplacer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne pensez, nous disent les médecins
+positivistes, que parce que vous avez un
+cerveau.</p>
+
+<p>Très-bien; mais, sans ma pensée, mon cerveau
+serait une boîte vide.&mdash;Nous pouvons mettre
+le doigt sur la portion du cerveau qui pense et
+oblitérer sa fonction par une blessure, notre
+main peut écraser la raison et la pensée!&mdash;Vous
+pouvez produire la folie et la mort; mais empêcher
+l'une et guérir l'autre, voilà où vous
+cherchez en vain des remèdes infaillibles. Cette
+pensée qui s'éteint ou qui s'égare dans le cerveau
+épuisé et meurtri est bien forcée de quitter
+le milieu où elle ne peut plus fonctionner.</p>
+
+<p>&mdash;Où va-t-elle?&mdash;Demandez-moi aussi d'où
+elle vient. Qui peut vous répondre? Me direz-vous
+d'où vient la matière? Vous voilà étudiant
+les météorites, étude admirable qui nous renseignera
+sans doute sur la formation des planètes.
+Mais, quand nous saurons que nous
+sommes nés du soleil, qui nous dira l'origine
+de celui-ci? Pouvez-vous vous emparer des
+causes premières? Vous n'en savez pas plus
+long sur l'avènement de la matière que sur
+celui de la vie, et, si vous vous fondez sur la
+priorité de l'apparition de la matière sur notre
+globe, vous ne résolvez rien. La vie était organisée
+ailleurs avant que notre terre fut prête à
+la recevoir; latente chez nous, elle fonctionnait
+dans d'autres régions de l'univers.</p>
+
+<p>Mais il n'y a pas de matière proprement
+inerte; je le veux bien! Chaque élément de vitalité
+a sa vie propre, et j'admets sans surprise
+celle de la terre et du rocher. La vie chimique
+est encore intense sous nos pieds et se manifeste
+par les tressaillements et les suintements
+volcaniques; mais, encore une fois, la
+vie la plus élémentaire est toujours une vie; la
+vie inorganique&mdash;il paraît qu'on parle ainsi
+aujourd'hui&mdash;est toujours une force qui vient
+animer une inertie. D'où vient cette force? D'une
+loi. D'où vient la loi?</p>
+
+<p>Pour répondre scientifiquement à une telle
+question, il faut trouver une formule nouvelle à
+coup sûr. Puisque tous les mots qui ont servi jusqu'ici
+à l'idée spiritualiste paraissent entachés de
+superstition, et que tous ceux qui servent à l'idée
+positiviste semblent entachés d'athéisme, vitalité,
+dis-nous ton nom!</p>
+
+<p>Sublime inconnue, tu frémis sous ma main
+quand je touche un objet quelconque. Tu es là
+dans ce roc nu qui, l'an prochain ou dans un
+million d'années, aura servi, par sa décomposition
+ou toute autre influence peut-être occulte, à
+produire un fruit savoureux. Tu es palpable et
+visible et déjà merveilleusement savante dans la
+petite graine qui porte dans sa glume les prairies
+de six cents lieues de l'Amérique. Tu souris
+et rayonnes dans la fleur qui se pare pour
+l'hyménée. Tu bondis ou planes dans l'insecte
+vêtu des couleurs de la plante qui l'a nourri à
+l'état de larve. Tu dors sous les sables dorés du
+rivage des mers, tu es dans l'air que je respire
+comme dans le regard ami qui me console,
+dans le nuage qui passe comme dans le rayon
+qui le traverse.&mdash;Je te vois et je te sens dans
+tout; mais rayez le mot divin <i>amour</i> du livre
+de la nature, et je ne vois plus rien, je ne comprends
+plus, je ne vis plus.</p>
+
+<p>La matière qui n'a pas la vie, et la vie qui ne
+se manifeste pas dans la matière ont-elles conscience
+du besoin qu'elles éprouvent de se
+réunir? Ce n'est pas très-probable sans la supposition
+d'un agent souverain qui les pousse
+irrésistiblement l'une vers l'autre. Quel est-il?
+son nom? Le nom que vous voudrez parmi
+ceux qui sont à l'usage de l'homme; moi, je
+n'en peux trouver que dans le vocabulaire
+classique des idées actuelles: âme du monde,
+amour, divinité. Je vois dans la moindre étude
+des choses naturelles, dans la moindre manifestation
+de la vie, une puissance dont nulle autre
+ne peut anéantir le principe. La matière a beau
+se ruer sur la matière et se dévorer elle-même,
+la vie a beau se greffer sur la vie et s'embrancher
+en d'inextricables réseaux où se confondent
+toutes les limites de la classification, tout
+se maintient dans l'équilibre qui permet à la vie
+de remplacer la mort à mesure que celle-ci
+opère une transformation devenue nécessaire. Je
+sens le souffle divin vibrer dans toutes ces harmonies
+qui se succèdent pour arriver toujours
+et par tous les modes au grand accord relativement
+parfait, âme universelle, amour inextinguible,
+puissance sans limites.</p>
+
+<p>Laissons les savants chercher de nouvelles
+définitions. Si leurs tendances actuelles nous
+ramènent à d'Holbach et compagnie, comme il
+y avait là en somme très-bonne compagnie, il
+en sortira quelque chose de bon; la vie ne s'arrête
+pas parce que l'esprit fait fausse route. Une
+notion qui tend à comprimer son essor, à détruire
+son énergie, à refroidir son élan vers
+l'infini, n'est pas une notion durable; mais la
+science seule peut redresser et éclairer la science.
+S'il était possible de la réduire au silence, ce
+qu'il y a de vrai dans le spiritualisme aurait
+chance de succomber longtemps. Les esprits
+vulgaires s'empareraient d'un athéisme grossier
+comme d'un drapeau, et la recherche de la vérité
+serait soumise aux agitations de la politique.
+Tel n'est point le rôle de la science, tel
+n'est point le chemin du vrai. Telle n'est heureusement
+pas la loi du progrès, qui est la loi
+même de la vie.</p>
+
+
+
+<p>Ce n'est certes pas moi, ma chère amie, qui
+vous dirai par où le monde passera pour sortir
+de cette crise. Je ne sais rien qu'une chose,
+c'est qu'il faut que l'homme devienne un être
+complet, et que je le vois en train d'être comme
+l'enfant dont on voulait donner une moitié à
+chacune des mères qui se le disputaient. L'enfant
+ne se laissera pas faire, soyons tranquilles.</p>
+
+<p>Au reste, je me suis probablement aussi mal
+exprimé que possible sur le fond de la question
+en parlant de la vie comme d'une opération.
+C'est plus que cela sans doute, ce doit être le
+résultat d'une opération non surnaturelle, mais
+divine, où les éléments abstraits se marient aux
+éléments concrets de l'existence; mais il y a un
+langage technique que je ne veux point parler
+ici, parce qu'il me déplaît et n'éclaircit rien.
+Les sciences et les arts ont leur technologie
+très-nécessaire, et vous voyez que j'évite d'employer
+cette technologie à propos de botanique.
+Elle est si facile à apprendre que l'exhiber serait
+faire un mauvais calcul de pédantisme. La
+technologie métaphysique n'est pas beaucoup
+plus <i>sorcière</i>, comme on dit chez nous; mais
+elle n'a pas la justesse et la précision de la botanique.
+Chaque auteur est forcé de créer des
+termes à son usage pour caractériser les opérations
+de la pensée telle qu'il les conçoit. Ces
+opérations sont beaucoup plus profondes que les
+mystères microscopiques du monde tangible.
+Après tant de sublimes travaux et de grandioses
+explorations dans le domaine de l'âme, la
+science des idées n'a pas encore trouvé la parole
+qui peut se vulgariser: c'est un grand
+malheur et un grand tort. Le matérialisme radical
+menace d'une suppression complète la
+recherche des opérations de l'entendement humain.
+Allons donc! alors vienne l'homme de
+génie qui nous expliquera notre âme et notre
+corps dans l'ensemble de leurs fonctions, par
+des vérités sans réplique et dans une langue
+qui nous permettra d'enseigner à nos petits-enfants
+qu'ils ne sont ni anges ni bêtes!</p>
+
+
+
+<p>Me voilà bien un peu loin de ce que je voulais
+vous dire aujourd'hui sur les herbiers. Je tiens
+cependant à ne pas finir sans cela.</p>
+
+<p>L'herbier inspire des préventions aux artistes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, disent-ils, une jolie collection de
+squelettes.</p>
+
+<p>Avant tout, je dois vous dire que faire un
+herbier est une chose si grave, que j'ai écrit sur
+la première feuille du mien: <i>Fagot</i>. Je n'oserais
+donner un titre plus sérieux à une chose si
+capricieuse et si incomplète. Je parlerai donc de
+l'herbier au point de vue général, et je vous
+accorde que c'est un cimetière. Dès lors, ce n'est
+pas un coin aride pour la pensée. Le
+sentiment l'habite, car ce qui parle le plus
+éloquemment de la vie, c'est la mort.</p>
+
+<p>Maintenant, écoutez une anecdote véridique.</p>
+
+
+
+<p>J'ai vu Eugène Delacroix essayer pour la
+première fois de peindre des fleurs. Il avait
+étudié la botanique dans son enfance, et, comme
+il avait une admirable mémoire, il la savait
+encore, mais elle ne l'avait pas frappé en tant
+qu'artiste, et le sens ne lui en fut révélé que
+lorsqu'il reproduisit attentivement la couleur et
+la forme de la plante. Je le surpris dans une
+extase de ravissement devant un lis jaune dont
+il venait de comprendre la belle <i>architecture</i>;
+c'est le mot heureux dont il se servit. Il se hâtait
+de peindre, voyant qu'à chaque instant son modèle,
+accomplissant dans l'eau l'ensemble de sa
+floraison, changeait de ton et d'attitude. Il pensait
+avoir fini, et le résultat était merveilleux;
+mais, le lendemain, lorsqu'il compara l'art à la
+nature, il fut mécontent et retoucha. Le lis avait
+complètement changé. Les lobes du périanthe
+s'étaient recourbés en dehors, le ton des étamines
+avait pâli, celui de la fleur s'était accusé,
+le jaune d'or était devenu orangé, la hampe était
+plus ferme et plus droite, les feuilles, plus serrées
+contre la tige, semblaient plus étroites. C'était
+encore une harmonie, ce n'était plus la même.
+Le jour suivant, la plante était belle tout autrement.
+Elle devenait de plus en plus <i>architecturale</i>.
+La fleur se séchait et montrait ses organes
+plus développés; ses formes devenaient <i>géométriques</i>;
+c'est encore lui qui parle. Il voyait le
+squelette se dessiner, et la beauté du squelette
+le charmait. Il fallut le lui arracher pour qu'il
+ne fit pas, d'une étude de plante à l'état splendide
+de l'anthèse, une étude de plante en herbier.</p>
+
+<p>Il me demanda alors à voir des plantes séchées,
+et il s'enamoura de ces silhouettes déliées et
+charmantes que conservent beaucoup d'espèces.
+Les raccourcis que la pression supprime, mais
+que la logique de l'oeil rétablit, le frappaient
+particulièrement.</p>
+
+<p>&mdash;Les plantes d'herbier, disait-il, c'est la grâce
+dans la mort.</p>
+
+<p>Chacun a son procédé pour conserver la plante
+sans la déformer. Le plus simple est le meilleur.
+<i>Jetée</i> et non <i>posée</i> dans le papier qui doit boire
+son suc, rétablie par le souffle dans son attitude
+naturelle, si elle l'a perdue en tombant sur ce lit
+mortuaire, elle doit être convenablement comprimée,
+mais jamais jusqu'à produire l'écrasement.
+Il faut renouveler tous les jours les couches
+de papier qui l'isolent, sans ouvrir le feuillet qui
+la contient. Le moindre dérangement gâte sa
+pose, tant quelle colle à son linceul. Au bout
+de quelques jours, pour la plupart des espèces,
+la dessiccation est opérée. Les plantes grasses
+demandent plus de pression, plus de temps et
+plus de soins, sans jamais donner de résultats
+satisfaisants. Les orchidées noircissent malgré le
+repassage au fer chaud, qui est préférable à la
+presse. Bannissons la presse absolument, elle
+détruit tout et ne laisse plus la moindre chance
+à l'analyse déjà si difficile du végétal desséché.
+Le but de l'herbier doit être de faciliter l'étude
+des sujets qu'il contient. Le goût des collections
+est puéril, s'il n'a pas ce but avant tout pour
+soi et pour les autres.</p>
+
+<p>Mais l'herbier a pour moi une autre importance
+encore, une importance toute morale et toute de
+sentiment. C'est le passage d'une vie humaine à
+travers la nature, c'est le voyage enchanté d'une
+âme aimante dans le monde aimé de la création.
+Un herbier bien fait au point de vue de la conservation
+exhale une odeur particulière, où les
+senteurs diverses, même les senteurs fétides, se
+confondent en un parfum comparable à celui du
+thé le plus exquis. Ce parfum est pour moi
+comme l'expression de la vie prise dans son
+ensemble. Les saveurs salutaires des plantes dites
+officinales, mariées aux âcres émanations des
+plantes vireuses, lesquelles sont probablement
+tout aussi <i>officinales</i> que les autres, produisent
+la suavité qui est encore une richesse, une
+salubrité, une subtile beauté de la nature. Ainsi
+se perdent dans l'harmonie de l'ensemble les
+forces trop accusées pour nous de certains
+détails.</p>
+
+<p>Ainsi de nos souvenirs, où se résument comme
+un parfum tout un passé composé de tristesse et
+de joie, de revers et de victoires. Il y a dans cet
+herbier-là des épines et des poisons: l'ortie, la
+ronce et la ciguë y figurent; mais tant de fleurs
+délicieusement belles et bienfaisantes sont là
+pour ramener à l'optimisme, qui serait peut-être
+la plus vraie des philosophies!</p>
+
+<p>La ciguë d'ailleurs..., je l'arrache sans pitié,
+je l'avoue, parce qu'elle envahit tout et détrône
+tout quand on la laisse faire; mais, outre qu'elle
+est bien belle, elle est une plante historique. Son
+nom est à jamais lié au divin poëme du <i>Phédon</i>.
+Les chrétiens ne sauraient dire quel arbre a
+fourni la croix vénérée de leur grand martyr.
+Tout le monde sait que la ciguë a procuré une
+mort douce et sublime au grand prédécesseur
+du crucifié. Innocente ou bienfaisante ciguë,
+sois donc réhabilitée, toi qui, forcée de donner
+la mort, sus prouver que tu n'atteignais pas la
+toute-puissance de l'âme, et laissas pure et lucide
+celle du sage jusqu'à la dernière pulsation de
+ses artères!</p>
+
+<p>L'herbier est encore autre chose, c'est un reliquaire.
+Pas un individu qui ne soit un souvenir
+doux et pur. On ne fait de la botanique
+bien attentive que quand on a l'esprit libre des
+grandes préoccupations personnelles ou reposé
+des grandes douleurs. Chaque plante rappelle
+donc une heure de calme ou d'accalmie. Elle
+rappelle aussi les beaux jours des années écoulées,
+car on choisit ces jours-là pour chercher
+la vie épanouie et s'épanouir pour son propre
+compte. La vue des sujets un peu rares dans la
+localité explorée réveille la vision d'un paysage
+particulier. Je ne puis regarder la petite campanule
+à feuilles de lierre,&mdash;merveille de la
+forme!&mdash;sans revoir les blocs de granit de nos
+vieux dolmens, où je l'observai vivante pour la
+première fois. Elle perçait la mousse et le sable
+en mille endroits, sur un coteau couvert de
+hautes digitales pourprées, et ses mignonnes clochettes
+devenaient plus amples et plus colorées
+à mesure qu'elle se rapprochait du ruisseau qui
+jase timidement dans ces solitudes austères. Là
+aussi, je trouvai la <i>lysimaque nemorum</i>, assez
+rare chez nous, non moins merveilleuse de fini
+et de grâce, et, dans le bois voisin, l'<i>oxalis acelosella</i>,
+qui remplissait de ses touffes charmantes,&mdash;<i>d'un
+vert gai</i>, comme daignent dire les botanistes,&mdash;les
+profondes crevasses des antiques
+châtaigniers.</p>
+
+<p>Que ce bois était beau alors! Il était si épais
+d'ombrage que la lumière du soleil y tombait,
+pâle et glauque, comme un clair de lune. De
+vieux arbres penchés nourrissaient, du pied à
+la cime, des panaches ininterrompus de hautes
+fougères. A la lisière, des argynnis énormes,
+toutes vêtues de nacre verte, planaient comme
+des oiseaux de haut vol sur les églantiers. Un
+paysan d'aspect naïf et sauvage nous demanda
+ce que nous cherchions, et, nous voyant ramasser
+des herbes et des insectes, resta cloué sur
+place, les yeux hagards, le sourire sur les lèvres.
+Il sortit enfin de sa stupeur par un haussement
+d'épaules formidable, et s'éloigna en disant d'un
+ton dont rien ne peut rendre le mépris et la
+pitié:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu, mon Dieu!</p>
+
+<p>J'ouvre l'herbier au hasard, quand je suis
+rendu <i>gloomy</i> par un temps noir et froid. L'herbier
+est rempli de soleil. Voici la circée, et
+aussitôt je rêve que je me promène dans les
+méandres et les petites cascades de l'Indre;
+c'était un coin vierge de culture et bien touffu.
+La flore y est très-belle. J'y ai trouvé cette année-là
+l'agraphis blanche, le genêt sagitté, la
+balsamine <i>noli me langere</i>, la spirante d'été,
+les jolies hélianthèmes, le buplèvre en faux, l'<i>anagallis
+tenella</i>, sans parler des grandes eupatoires,
+des hautes salicaires, des spirées ulmaires
+et filipendules, des houblons et de toutes les
+plantes communes dans mon petit rayon habituel.
+La circée m'a remis toute cette floraison
+sous les yeux, et aussi la grande tour effondrée,
+et le jardin naturel qui se cache et se presse
+sous les vieux saules, avec ses petits blocs de
+grès, ses sentiers encombrés de lianes indigènes
+et ses grands lézards verts, pierreries vivantes,
+qui traversent le fourré comme des éclairs rampants.
+Le martin-pêcheur, autre éclair, rase
+l'eau comme une flèche; la rivière parle, chante,
+gazouille et gronde. Il y a partout, selon la
+saison, des ruisseaux et des torrents à traverser
+comme on peut, sans ponts et sans chemins.
+C'est un endroit qui semble primitif en quelques
+parties, que le paysan n'explore que dans les
+temps secs. Hélas! gare au jour où les arbres
+seront bons à abattre! La flore des lieux frais
+ira se blottir ailleurs. Il faudra la chercher.</p>
+
+<p>En voyant le domaine de la nature se rétrécir
+de jour en jour, et les ravages de la culture mal
+entendue supprimer sans relâche le jardin naturel,
+je ne suis guère en train de conclure avec
+certains adeptes de Darwin que l'homme est un
+grand créateur, et qu'il faut s'en remettre à son
+goût et à son intelligence pour arranger au
+mieux la planète. Jusqu'à présent, je trouve
+qu'il est un affreux bourgeois et un vandale,
+qu'il a plus gâté les types qu'il ne les a embellis,
+que, pour quelques améliorations, il a fait
+cent bévues et cent profanations, qu'il a toujours
+travaillé pour son ventre plus que pour son
+coeur et pour son esprit, que ces créations de
+plantes et d'animaux les plus utiles sont précisément
+les plus laides, et que ces modifications
+tant vantées sont, dans la plupart des cas, des
+détériorations et des monstruosités. La théorie
+de Darwin n'en est pas moins vraisemblable et
+logiquement vraie; mais elle ne doit pas conclure
+à la destruction systématique de tout ce
+qui n'est pas l'ouvrage de l'homme. L'interpréter
+ainsi diminuerait son importance et dénaturerait
+probablement son but; mais, pour parler de ce
+grand esprit et de ces grands travaux, il faudrait
+plus de papier que je ne veux condamner vos
+yeux à en lire. Revenons à nos fleurs mortes.</p>
+
+<p>Je vous disais que l'herbier est un cimetière;
+hélas! le mien est rempli de plantes cueillies
+par des mains amies que la mort a depuis longtemps
+glacées. Voici les graminées que mon
+vieux précepteur Deschartres prépara et classa
+ici, il y a soixante-quinze ans, pour mon père,
+qui avait été son élève; elles ont servi à mes
+premières études botaniques; je les ai pieusement
+gardées, et, si j'ai rectifié la classement un
+peu suranné de mon professeur, j'ai respecté
+les étiquettes jaunies qui gardent fidèlement son
+écriture... J'ai trouvé dans un volume de l'abbé
+de Saint-Pierre, qui a été longtemps dans les
+mains de Jean-Jacques Rousseau, une saponaire
+ocymoïde qui m'a bien l'air d'avoir été mise là
+par lui.&mdash;De nombreux sujets me viennent de
+mon cher Malgache, Jules Néraud, dont le livre
+élémentaire et charmant, <i>Botanique de ma fille</i>,
+a été réédité avec luxe par Hetzel, après avoir
+longtemps dormi chez l'éditeur de Lausanne.</p>
+
+<p>Cet aimable et excellent ouvrage est le résumé
+de causeries pleines de savoir et d'esprit que
+j'écoutais en artiste et pas assez en naturaliste.
+Je ne me suis occupé un peu sérieusement de
+botanique que depuis la mort de mon pauvre
+ami. J'avais toujours remis au lendemain <i>l'épélage</i>
+de cet alphabet nécessaire dont on espère en
+vain pouvoir se passer pour bien voir et réellement
+comprendre. Le lendemain, hélas! m'a
+trouvé seul, privé de mon précieux guide; mais
+les plantes qu'il m'avait données, avec d'excellentes
+analyses vraiment descriptives,&mdash;il y en
+a si peu de complètes dans les gros livres!&mdash;sont
+restées dans l'herbier comme types bien
+définis. Chacune de ces plantes me rappelle nos
+promenades dans les bois avec mon fils enfant,
+que nous portions à tour de rôle, et qui aimait
+à chevaucher <i>la grandelette</i>, la boîte de
+fer-blanc du Malgache.</p>
+
+<p>D'autres amis, qui, grâce au ciel, vivent
+encore et me survivront, ont aussi laissé leurs
+noms et leurs tributs dans mon herbier. Une
+grande artiste dramatique, qui est rapidement
+devenue botaniste attentive et passionnée, m'a
+envoyé des plantes rares et intéressantes des
+bois de la Côte-d'Or. Célimène a les yeux aussi
+bons qu'ils sont beaux. La botanique ne leur a
+rien ôté de leur expression et de leur pureté:
+c'est que l'exercice complet d'un organe le
+retrempe. J'ai longtemps partagé cette erreur,
+qu'il ne faut pas exercer la vue, dans la crainte
+de la fatiguer. L'oeil est complet ou non, mais
+il ne peut que gagner à fonctionner régulièrement.
+Des semaines et des mois de repos, que
+l'on me disait et que je croyais nécessaires, augmentaient
+le nuage qui me gêne. Des semaines
+et des mois d'étude à la loupe m'ont enfin
+prouvé que la vue revient quand on la sollicite,
+tandis qu'elle s'éteint de plus en plus dans
+l'inertie; mais, en ceci comme en tout, il ne
+faut point d'excès.</p>
+
+<p>L'herbier se prête aussi aux exercices de la
+mémoire, qui est un sens de l'esprit. Si on ne
+le feuilletait de temps en temps, les noms et les
+différences se confondraient ou s'échapperaient
+pour qui n'est pas doué naturellement du beau
+souvenir qui s'incruste. Les soldats passés en
+revue, avec leurs costumes variés, se confondraient
+dans la vision, s'ils n'étaient bien classés
+par régiments et bataillons. Ils défilent dans
+leur ordre; on reconnaît alors facilement chacun
+d'eux, et, avec son nom et son origine, on
+retrouve son histoire personnelle, on se retrace
+des lieux aimés, des personnes chéries; on
+revoit les douces figures, on entend les gais
+propos des compagnons qui couraient alertes et
+joyeux au soleil, et qui aujourd'hui vivent dans
+notre âme fidèle à l'état de pensées fortifiantes
+et salutaires.</p>
+
+<p>Quoi de plus beau et de plus pur que la
+vision intérieure d'un mort aimé? L'esprit
+humain a la faculté d'une évocation admirable.
+L'ami reparaît, mais non tel qu'il était absolument.
+L'absence mystérieuse a rajeuni ses traits,
+épuré son regard, adouci sa parole, élevé son
+âme. Il se rappelle quelques erreurs, quelques
+préjugés, quelques préventions inséparables du
+milieu incomplet où il avait vécu. Il en est débarrassé,
+il vous invite à vous débarrasser de cet
+alliage. Il ne se pique point d'être entré dans la
+lumière absolue, mais il est mieux éclairé, il juge
+la vie avec calme et sagesse. Il a gardé de lui-même
+et développé tout ce qui était bon. Il est
+désormais à toute heure ce qu'il était dans ses
+meilleurs jours. Il nous rappelle les bienfaits de
+son amitié, et il n'est pas besoin qu'il nous prie
+d'en oublier les erreurs ou les lacunes. Son
+apparition les efface.</p>
+
+<p>Telle est la puissance de l'imagination et du
+sentiment en nous, que nous rendons la vie à
+ceux qui nous ont quittés. Y sont-ils pour quelque
+chose? Nous le croyons par l'enthousiasme
+et l'attendrissement. La raison jusqu'ici ne nous
+le prouve pas, elle ne peut tout prouver: elle
+n'est pas la seule lumière de l'homme, <i>quoi qu'on
+die</i>; mais elle a des droits sacrés, imprescriptibles,
+ne l'oublions pas, et n'arrêtons jamais son
+essor.</p>
+
+<p>En attendant qu'elle se mette d'accord avec
+notre coeur, car il faut qu'elle en arrive là, donnons
+à nos amis envolés un sanctuaire dans
+notre âme, et continuons la reconnaissance et
+l'affection au delà de la tombe en leur faisant
+plus belle cette région idéale, cette vie renouvelée
+où nous les plaçons. Qu'ils soient pour
+nous comme les suaves parfums de fleurs qui
+s'épurent en se condensant.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>DE MARSEILLE A MENTON</h3>
+
+
+<p>A M. GUSTAVE TOURANGIN, A SAINT-FLORENT</p>
+
+<p>Nohant. 28 avril 1868.</p>
+
+<p>Mais non, mon cher <i>Micro</i>, je ne suis plus
+au pays des anémones, je suis au doux pays de
+la famille, où vient de nous fleurir une petite
+plante plus intéressante que toutes celles de nos
+herbiers. Le beau soleil qui rit dans sa chambre
+et la douce brise de printemps qui effleure son
+rideau de gaze sont les divinités que j'invoque
+en ce moment pour elle, et je laisse les cactus et
+les dattiers de la Provence aux baisers du mistral,
+qu'ils ont la force de supporter.</p>
+
+<p>J'ai passé un mois seulement sur le rivage de
+la mer bleue. Le <i>rapide</i>,&mdash;c'est ainsi que les Méridionaux
+appellent le train que l'on prend à
+Paris à sept heures du soir, nous déposait à
+Marseille le lendemain à midi. Une heure après,
+il nous remportait à Toulon.</p>
+
+<p>Je regrette toujours de ne plus m'arrêter à
+Marseille: les environs sont aussi beaux que
+ceux des autres stations du littoral, plus beaux
+peut-être, si mes souvenirs ne m'ont pas laissé
+d'illusions. Ce que j'en vois en gagnant Toulon,
+où nous sommes attendus, me semble encore
+plein d'intérêt. Le massif de Carpiagne, qui
+s'élève à ma droite et que j'ai flairé un peu autrefois
+sans avoir la liberté d'y pénétrer,&mdash;j'accompagnais
+un illustre et cher malade que tu as
+connu et aimé,&mdash;m'apparaît toujours comme
+un des coins ignorés du vulgaire, où l'artiste
+doit trouver une de ses oasis. C'est pourtant
+l'aridité qui fait la beauté de celle-ci. C'est un
+massif pyramidal qui s'étoile à son sommet en
+nombreuses arêtes brisées, avec des coupures à
+pic, des dentelures aiguës, des abîmes et des
+redressements brusques. Tout cela n'est pas de
+grande dimension et paraît sans doute de peu
+d'importance à ceux qui mesurent le beau à la
+toise; autant que mon oeil peut apprécier ce
+monument naturel, il a de six à sept cents mètres
+d'élévation, et ses verticales nombreuses
+ont peut-être trois ou quatre cents pieds. Peu
+m'importe; l'oeil voit immense ce qui est construit
+dans de belles proportions, et le Lapithe
+qui a taillé cette montagne à grands coups de
+massue était un artiste puissant, quelque demi-dieu
+ancêtre du génie qui s'incorpora et se
+personnifia dans Michel-Ange.</p>
+
+<p>Il y a, n'est-ce pas? dans la nature, des formes
+qui nous font penser à tel ou tel maître,
+bien que le rapport ne soit pas matériellement
+saisissable entre l'oeuvre de la planète et celle
+de l'artiste. Un rocher de la Carpiagne ou de
+l'Estérel ne ressemble pas à la chapelle des
+Médicis ni au Moïse, et pourtant ces grandes figures
+de la civilisation idéalisée viennent, dans
+notre rêverie, s'asseoir sur les sommets de ces
+temples barbares et primitifs. C'est que le beau
+engendre la postérité du beau, qui, parlant du
+fait et passant par tous les perfectionnements
+que la pensée lui donne, garde comme air de
+famille les qualités de hardiesse, d'âpreté ou de
+grâce du type fruste. Michel-Ange voyait-il avec
+nos yeux d'aujourd'hui les croupes et les attaches
+d'une montagne plus ou moins belle?
+Qu'importe! il avait toutes les Alpes dans la
+poitrine, et il portait l'Atlas dans son cerveau.</p>
+
+<p>Quittons cet Atlas en miniature de la Carpiagne,
+où le soleil dessine avec de grands éclats
+de lumière coupés d'ombres vaporeuses les contours
+rudes de formes, chatoyants de couleur
+comme l'opale. Notre déesse Flore cache-t-elle
+dans ces fentes arides et nues en apparence les
+petites raretés du fond de sa corbeille? Probablement;
+mais le convoi brutal nous emporte au
+loin et s'engouffre sous des tunnels interminables
+où il fait noir et froid. On entre dans
+l'Érèbe, un sens païen de voyage aux enfers se
+formule dans la pensée; ce bruit aigre et déchirant
+de la vapeur, ce rugissement étouffé de
+la rotation, cette obscurité qui consterne l'âme,
+c'est l'effroi de la course vers l'inconnu. L'esprit
+ne sent plus la vie que par le regret de la
+perdre, et l'impatience de la retrouver. Mais
+voici une lueur glauque: est-ce la porte du
+Tartare ou celle d'un monde nouveau plus beau
+que l'ancien? C'est la lumière, c'est le soleil,
+c'est la vie. La mort n'est peut-être que le passage
+d'un tunnel.</p>
+
+<p>La côte largement déchirée que l'on suit jusqu'à
+Toulon, et où l'oeil plonge par échappées,
+est merveilleusement belle; nous la savons par
+coeur, mon fils et moi. Nous la revoyons avec
+d'autant plus de plaisir que nous la connaissons
+mieux. Voilà le Bec-de-l'Aigle, le beau rocher
+de la Ciotat, le Brusc et les îles des Embiez, la
+colline de Sixfours, toutes stations amies dont
+je sais le dessus et le dessous, dont les plantes
+sont dans mon herbier et les pierres sur mon
+étagère. Je sais que derrière ces pins tordus par
+le vent de mer s'ouvrent des ravins de phyllade
+lilas qu'un rayon de soleil fait briller comme
+des parois d'améthyste sablées d'or. La colline
+qui s'avance au delà a les entrailles toutes roses
+sablées d'argent, l'or et l'argent des <i>chats</i>,
+comme on appelle en minéralogie élémentaire
+la poudre éclatante des roches micacées ou talqueuses.&mdash;Les
+<i>Frères</i>, ces écueils jumeaux,
+pics engloutis qui lèvent la tête au milieu du
+flot, sont noirs comme l'encre à la surface, et
+je n'ai pas trouvé de barque qui voulût m'y
+conduire pour explorer leurs flancs. Dans cette
+saison-là, le mistral soufflait presque toujours.
+Aujourd'hui, il est anodin, et à peine avons-nous
+embrassé à la gare de Toulon les chers
+amis à qui nous y avions donné rendez-vous,
+que nous sautons avec eux dans un fiacre, et
+nous voici à trois heures à Tamaris. Soleil
+splendide, des fleurs partout, nos vêtements
+d'hiver nous pèsent. Hier, à pareille heure,
+nous nous chauffions à Paris, le nez dans les
+cendres. Ce voyage n'est qu'une enjambée de
+l'hiver à l'été.</p>
+
+<p>Rien de changé à Tamaris, où je me suis installé,
+il y a sept ans en février, presque jour
+pour jour. Les beaux pins parasols couvrent
+d'ombre une circonférence un peu plus grande,
+voilà tout; le gazon ne s'en porte que mieux.
+Il est très-remarquable, ce gazon cantonné ici
+uniquement sur la colline qui sert de jardin naturel
+à la bastide. C'est le brachypode rameux,
+une céréale sauvage, n'est-ce pas? ou tout au
+moins une triticée, la soeur bâtarde, ou, qui
+sait! l'ancêtre ignoré de monseigneur froment,
+puisque cet orgueilleux végétal qui tient tant de
+place et joue un si grand rôle sur la terre ne
+peut plus nommer ses pères ni faire connaître
+sa patrie. Le <i>brachypodium ramosus</i> n'a pas de
+nom vulgaire que je sache; aucun paysan n'a
+pu me le dire. Il porte un petit épi grêle, cinq
+ou six grains bien chétifs qui, çà et là, ont passé
+l'hiver sur leur tige sans se détacher. On ne
+l'utilise pas, on ne s'en occupe jamais. Il est
+venu là, et, comme son chaume fin et chevelu
+forme un gazon presque toujours vert et touffu,
+on l'y a laissé. Il n'y a nullement dépéri depuis
+sept ans que je le connais. Nul autre gazon
+n'eût consenti à vivre dans ces rochers et sous
+cette ombre des grands pins: les animaux ne
+le mangent pas, il n'y a que Bou-Maca, le petit
+âne d'Afrique, qui s'en arrange quand on l'attache
+dehors; mais il aime mieux autre chose,
+car il casse sa corde ou la dénoue avec ses
+dents et s'en va, comme autrefois, chercher sa
+vie dans la presqu'île. J'apprends que, seul tout
+l'hiver dans cette bastide inhabitée,&mdash;le pauvre
+petit chien qui lui tenait compagnie n'est plus,&mdash;il
+s'est mis à vivre à l'état sauvage. Il part
+dès le matin, va dans la montagne ou dans la
+vallée promener son caprice, son appétit et ses
+réflexions. Il rentre quelquefois le soir à son
+gîte, regarde tristement son râtelier vide et repart.
+On vole beaucoup dans la presqu'île, mais
+on ne peut pas voler Bou-Maca; il est plus fin
+que tous les larrons, il flaire l'ennemi, le regarde
+d'un air paisiblement railleur, le laisse
+approcher, lui détache une ruade fantastique
+et part comme une flèche. Or, il n'est guère plus
+facile d'attraper un âne d'Afrique que de prendre
+un lièvre à la course. Intelligent et fort entre
+tous les ânes, il n'obéit qu'à ses maîtres et
+porte ou traîne des fardeaux qui n'ont aucun
+rapport avec sa petite taille.</p>
+
+<p>Ainsi, je n'ai pas eu le plaisir de renouer connaissance
+avec Bou-Maca. Monsieur était sorti;
+mais l'étrange gazon de la colline profite de son
+absence et recouvre les soies jaunies de sa tige
+d'une verdure robuste disposée en plumes de
+marabout. Il tapisse tout le sol sans empiéter
+sur les petits sentiers et sans étouffer les nombreuses
+plantes qui abritent leurs jeunes pousses
+sous sa fourrure légère. Une vingtaine de légumineuses
+charmantes apprêtent leur joli feuillage
+qui se couronnera dans six semaines de fleurettes
+mignonnes, et plus tard de petites gousses bizarrement
+taillées: <i>hippocrepis ciliata</i>, <i>melilotus
+sulcata</i>, <i>trifolium stellatum</i>, et une douzaine de
+lotus plus jolis les uns que les autres. Le psoralée
+bitumineux a passé l'hiver sans quitter ses feuilles,
+qui sentent le port de mer; la santoline
+neutralise son odeur âcre par un parfum balsamique
+qui sent un peu trop la pharmacie. Les
+amandiers en fleur répandent un parfum plus
+suave et plus fin. Les smilax étalent leur verdure
+toujours sombre à côté des lavandes toujours
+pâles. Les cistes et les lentisques commencent
+à fleurir. Le <i>C. albida</i> surtout étale çà et
+là sa belle corolle rose, si fragile et si finement
+plissée une heure auparavant. On la voit se
+déplier et s'ouvrir. Les petites anémones lilas,
+violettes, rosées, purpurines ou blanches étoilent
+le gazon, le liseron <i>althoeoïdes</i> commence à ramper
+et les orchys-insectes à tirer leur petit labelle
+rosé ou verdâtre. Rien n'a disparu; chaque
+végétal, si rare ou si humble qu'il soit dans la
+localité, a gardé sa place, je devrais dire sa
+cachette.</p>
+
+<p>Quand j'ai fini ma visite domiciliaire dans le
+jardin sans clôture et sans culture qui était et
+qui est encore pour moi un idéal de jardin,
+puisqu'il se lie au paysage et le complète en rendant
+seulement praticable la terrasse qu'il occupe,
+je m'assieds sur mon banc favori, un demi-cercle
+de rochers ombragé à souhait par des arbres
+d'une grâce orientale. A travers les branches de
+ceux qui s'arrondissent à la déclivité du terrain,
+je vois bleuir et miroiter dans les ondulations
+roses et violettes ce golfe de satin changeant qui
+a la sérénité et la transparence des rivages de
+la Grèce. Ce golfe de Tamaris, vu du côté <i>est</i>,
+est le coin du monde, à moi connu, où j'ai vu
+la mer plus douce, plus suave, plus merveilleusement
+teintée et plus artistement encadrée que
+partout ailleurs; mais il y faut les premiers plans
+de ce jardin, libre de formes et de composition.
+Du côté <i>sud</i>, c'est la pleine mer, les lointains
+écueils, les majestueux promontoires, et là j'ai
+vu les fureurs de la bourrasque durant des semaines
+entières. J'y ai ressenti des tristesses
+infinies, un état maladif accablant. Tamaris me
+rappelle plus de fatigues et de mélancolies que
+de joies réelles et de rêveries douces, et c'est
+sans doute pourquoi j'aime mieux Tamaris, où
+j'ai souffert, que d'autres retraites où je n'ai pas
+senti la vie avec intensité. Sommes-nous tous
+ainsi? Je le pense. Le souvenir de nos jouissances
+est incomplet quand il ne s'y mêle pas une pointe
+d'amertume. Et puis les choses du passé grandissent
+dans le vague qui les enveloppe, comme
+le profil des montagnes dans la brume du crépuscule.
+Il me semble que, sur ce banc où me
+voilà assis encore une fois après lui avoir dit un
+adieu que je croyais éternel, j'ai porté en moi
+un monde de lassitude et de vaillance, d'épuisement
+et de renouvellement. Il me semble qu'à
+certaines heures j'ai été un philosophe très-courageux,
+et à d'autres heures un enfant très-lâche.
+Je venais de traverser une de ces maladies foudroyantes
+où l'on est emporté en quelques jours
+sans en avoir conscience. L'affaiblissement qui
+me restait et que le brutal climat du Midi était
+loin de dissiper, tournait souvent à la colère, car
+l'être intérieur avait conservé sa vitalité, et le
+rire du printemps sur la montagne me faisait
+l'effet d'une cruelle raillerie de la nature à mon
+impuissance.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque tu m'appelles, guéris-moi, lui disais-je.</p>
+
+<p>Elle m'appelait encore plus fort et ne me
+guérissait pas du tout. J'étudiai la patience. Je
+me souviens d'avoir fait ici une théorie, presque
+une méthode de cette vertu négative, avec un
+classement de phases à suivre en même temps
+que j'étudiais le classement botanique d'après
+Grenier et Godron. Ces auteurs rejettent sans
+pitié de leur catalogue toute plante acclimatée
+ou non qui n'est pas de race française. Je m'exerçais
+puérilement, car la maladie est très puérile,
+à rejeter de ma méthode philosophique tout ce
+qui était amusement ou distraction de l'esprit,
+comme contraire à la recherche de la patience
+pour elle-même. Et puis je m'apercevais que la
+sagesse, comme la santé, n'a pas de spécialité
+absolue, qu'elle doit s'aider de tout, parce qu'elle
+s'alimente de tout, et, un beau jour de soleil,
+ayant pris ma course tout seul, comme Bou-Maca,
+sauf à tomber en chemin et à mourir sur
+quelque lit de mousse et de fleurs, au grand air
+et en pleine solitude, ce qui m'a toujours paru la
+plus douce et la plus décente mort que l'on puisse
+rêver, je forçai ma pauvre machine à obéir aux
+injonctions aveugles de ma volonté. J'eus chaud
+et froid, faim et soif, dépit et résignation; j'eus
+des envies de pleurer quand j'essayais en vain
+de gravir un escarpement, des envies de crier
+victoire quand j'avais réussi à le gravir. L'attente
+muette et stoïque de la guérison ne m'avait pas
+rendu un atome de force musculaire. La volonté
+de ressaisir à tout prix cette force me la rendit, et
+je me souviens encore de ceci: c'est qu'au retour
+d'une excursion assez sérieuse, je vins m'asseoir
+sur ce banc en me débitant l'axiome suivant:
+«Décidément, la patience n'est pas autre
+chose qu'une énergie.»</p>
+
+<p>J'avais peut-être raison. L'inertie glacée de
+l'attente du mieux n'amène que le dépérissement.
+La volonté d'être et d'agir en dépit de
+tout nous fait vaincre les maladies de langueur
+du corps et de l'âme; j'ai encore vaincu, l'an
+dernier, un accès d'anémie en n'écoutant que le
+médecin qui me conseillait de ne pas m'écouter
+du tout.</p>
+
+<p>C'est bien aussi ce que me conseillait le docteur
+qui m'a soigné ici il y a sept ans, et que j'ai
+retrouvé hier soir plus jeune que moi, toujours
+charmant, sensible et tendre. Je l'aimai à la
+première vue, cet ami des malades, cet être
+aimable et sympathique qui apporte la santé ou
+l'espérance dans ses beaux yeux septuagénaires,
+toujours remplis de cette flamme méridionale si
+communicative. Certains vieux médecins de province
+sont des figures que l'on ne retrouvera
+plus: Lallemant et Cauvières, qui sont partis au
+milieu d'une sénilité adorable, Auban à Toulon,
+Maure à Grasse, Morère à Palaiseau, Vergne à
+Cluis, et tant d'autres qui sont encore bien vivants
+et solides, et qui exercent dans leur milieu
+une sorte de royauté paternelle. Jamais riches,
+ils ont pratiqué la charité sur des bases trop
+larges; tous aisés, ils n'ont pas eu de vices; tous
+hommes de progrès, fils directs de la Révolution,
+ils ont traversé dans leur jeunesse les déboires
+de la Restauration, ils ont lutté contre la théorie
+de l'étouffement, ils luttent toujours: ils ont été
+hommes du temps qu'on mettait sa gloire à être
+homme avant tout. Ils sont devenus savants avec
+un but d'apostolat qu'ils poursuivent encore en
+dépit de la mode qui a créé le problème de la
+science pour la science, comme elle avait inventé
+l'art pour l'art dans un sens étroit et
+faux.</p>
+
+<p>Nos jeunes savants d'aujourd'hui mûriront et
+poseront mieux la question, car elle a son sens
+juste et son côté vrai; mais ils seront généralement
+et forcément sceptiques. Ils auront le doute
+et le rire, l'esprit et l'audace. Ce ne sera plus
+le temps de l'enthousiasme et de l'espoir, de
+l'indignation et du combat. On retrouve ces
+vieilles énergies du passé sur de nobles fronts que
+le temps respecte, et on les aime spontanément.
+Qu'ils soient dans l'illusion ou dans le vrai sur
+l'avenir des sociétés humaines, c'est avec eux qu'on
+se plaît à songer, et l'on se sent meilleur en les
+approchant.</p>
+
+<p>Et pourtant j'aime bien tendrement la jeunesse;
+comment faire pour ne pas aimer les
+enfants, et pour ne pas contempler comme un
+idéal l'âge de l'irréflexion, où le mal n'est pas
+encore le mal, puisqu'il n'a pas conscience de
+lui-même?</p>
+
+<p>La nature, éternellement jeune et vieille, passant
+de l'enfance à la caducité, et ressuscitant
+pour recommencer sans savoir ce que vie et mort
+signifient, est une enchanteresse qui nous défend
+d'être moroses.... Le moyen au mois de février,
+qui est l'avril du Midi, sous un ciel en feu et
+sur une terre en fleurs, de pleurer sur les roses
+ou sur les neiges d'antan?</p>
+
+<p>Le lendemain, en quatre heures, nous gagnons
+Cannes. Le trajet le long de la mer est aussi
+beau que celui de Marseille à Toulon, et tout cela
+se ressemble sans s'identifier. Ce qui est nouveau
+d'aspect pour moi, c'est la chaîne des Mores,
+montagnes couvertes de forêts et d'une tournure
+fière avec un air sombre. On les côtoie et on
+entre dans les contre-forts de l'Estérel, massif
+superbe de porphyre rouge découpé tout autrement
+que la Carpiagne, qui est calcaire et disloquée.
+L'Estérel a la physionomie d'une chose
+d'art, des mouvements logiques et voulus comme
+les ont généralement les roches éruptives. Ses
+sommets ont peu de brèche, ses dents s'arrondissent
+comme des bouillonnements saisis d'un
+brusque refroidissement. Rien ne prouve que
+telle soit la cause de ces formes arrêtées et solides,
+mais l'esprit s'en empare comme d'une raison
+d'être des ligues moutonnées qui festonnent le
+ciel et qui descendent en bondissements jusque
+dans la mer. Petites montagnes, collines en réalité,
+mais si élégantes et si fières qu'elles paraissent
+imposantes. Une grande variété de groupements,
+rentrant dans l'unité de plans de la
+structure générale, peu de blocs isolés ou détachés
+là où l'homme n'a pas mis la main; des murailles
+droites inexpugnables, des plissements soudains
+arrêtés par des mamelonnements tumultueux qui
+se dressent en masses homogènes, compactes,
+d'une grande puissance. Rien ici ne sent le désastre
+et l'effondrement. Rien ne fait songer aux
+cataclysmes primitifs. C'est un édifice et non une
+ruine; la végétation y prend ses ébats, et le
+mois de mai doit y être un enchantement.</p>
+
+<p>Cannes, rendez-vous des étrangers de tout
+pays, doit être pour le romancier habile une
+bonne mine pleine d'échantillons à collectionner;
+mais, outre que je n'ai aucune habileté, je ne
+suis pas venu céans pour étudier les moeurs
+qu'on raconte et observer les physionomies qui
+passent. Ici comme ailleurs, je ne prendrai que
+des notes, et j'attendrai que je sois saisi n'importe
+où, n'importe par quoi ou par qui. Je ne
+suis pas de ceux qui savent ce qu'ils veulent
+faire. Je subis l'action de mes milieux. Je ne
+pourrais la provoquer; d'ailleurs, je suis en vacances.</p>
+
+<p>Je n'espère pas non plus faire beaucoup de
+botanique. La saison est trop peu avancée, et
+cette année-ci particulièrement la floraison est
+très en retard. Il parait qu'il n'a pas plu depuis
+deux ans. Maurice ne compte pas non plus sur
+des trouvailles entomologiques à te communiquer.
+Notre but est une affaire de coeur, une
+visite à de chères personnes qui m'ont attendu
+tout l'hiver. La beauté et le charme du pays
+seront par-dessus le marché.</p>
+
+<p>Dès le lendemain pourtant, nous voici en
+campagne. Les amis veulent nous faire les honneurs
+de l'Estérel, et nous remplissons de notre
+bande joyeuse et de nos provisions de bouche
+un omnibus énorme, traîné par trois vigoureux
+chevaux. La locomotion est admirablement organisée
+ici. On pénètre dans la montagne, on
+trotte à fond de train sur les corniches vertigineuses;
+nous n'avons pas fait autre métier pendant
+un mois, et nous n'avons pas vu l'ombre
+d'un accident. Cochers et chevaux sont irréprochables.</p>
+
+<p>A l'entrée de la gorge de Maudelieu, on laisse
+la voiture, on porte les paniers, on s'engouffre
+dans une étroite fente de rochers en remontant
+le cours d'un petit torrent presque à sec, et on
+s'arrête pour déjeuner à l'endroit où une cascatelle
+remplit à petit bruit un petit réservoir
+naturel. Ce n'est pas un des plus beaux coins
+de l'Estérel. Le porphyre n'y est pas bien déterminé,
+on est encore trop à la lisière; mais,
+comme salle à manger, la place est charmante,
+et il y fait une réjouissante chaleur. Les murailles
+déjetées qui vous pressent ont une grâce
+sauvage. Il y a tant de lentisques, de myrtes,
+d'arbousiers et de phyllirées qu'on se croirait
+dans de la vraie verdure. Pour moi, ces feuillages
+cassants et persistants ont toujours quelque
+chose d'artificiel et de théâtral. Ils seront beaux
+quand les chèvrefeuilles et les clématites qui les
+enlacent mêleront leurs souplesses et leurs fraîcheurs
+à cette rigidité. Après le déjeuner, on
+reprend le vaste et solide omnibus, qui grimpe
+résolument vers le point central de l'Estérel.</p>
+
+<p>Le massif intérieur, fermé transversalement
+par une muraille rectiligne d'une grande apparence,
+offre progressivement, des extrémités au
+coeur, un porphyre rouge mieux déterminé et
+d'un plus beau ton. A toutes les heures du jour,
+ces chaudes parois semblent imprégnées de
+soleil. La couleur est donc ici aussi riche que
+la forme, et les masses de la végétation, en suivant
+le mouvement heureux du sol, se composent
+comme pour le plaisir des yeux. Une belle
+route traverse le sanctuaire en suivant les bords
+du ravin principal, et, des points les plus élevés
+de son parcours, permet de plonger sur les
+grandes ondulations qui aboutissent à la mer.
+Qu'elle est belle, cette mer cérulée qui, partant
+du plus profond du tableau, remonte comme
+une haute muraille de saphir à l'horizon visuel!
+A droite se dressent les Alpes neigeuses, autre
+sublimité qui fascine l'oeil et le fixe en dépit
+des plantes qui sourient à nos pieds et sollicitent
+notre attention. Dis-moi, cher naturaliste, notre
+maître, si le papillon, qui a tant de facettes
+dans son oeil de diamant, peut voir à la fois la
+terre et le ciel, l'horizon et le ciel qui s'effleure!
+Il est bien heureux le papillon, s'il peut saisir
+d'emblée le grand et le petit, le loin et le proche!
+Ah! que notre oeil humain est lent et pauvre,
+et avec cela la vie si courte!</p>
+
+<p>Les arbres sont très beaux dans l'Estérel, on
+y échappe à la monotonie des grands oliviers,
+bien beaux aussi, mais trop répétés dans le
+pays. Sauf le liége, les essences de la forêt de
+l'Estérel sont, à l'espèce près, celles de nos
+régions centrales. Les châtaigniers paraissent se
+plaire surtout vers le centre. C'est là que nous
+nous arrêtons au hameau des Adrets, toujours
+orné de son poste de gendarmerie, comme
+d'une préface de mélodrame. La route était
+dangereuse autrefois, mais Frédérick-Lemaître a
+tué à jamais sa poésie. Le lieu n'évoque plus
+que des souvenirs de tragédie burlesque.</p>
+
+<p>Elle est pourtant sinistre, cette auberge des
+Adrets, et les auteurs du drame qui en porte le
+nom l'ont parfaitement choisie pour type de
+coupe-gorge. Elle en a tout le classique, surtout
+aujourd'hui que la cuisine est fermée et abandonnée.
+Pourquoi? On ne sait. A force d'entendre
+les voyageurs plaisanter sur la mort
+fictive de M. Germeuil, les propriétaires se sont
+imaginé qu'on leur attribuait un crime réel. La
+porte principale est barricadée, les habitants du
+hameau regardent avec défiance et curiosité les
+tentatives que l'on fait pour entrer. Ils sourient
+mystérieusement, ils affectent un air moqueur
+pour répondre aux moqueries qu'ils attendent
+de vous. Il faut que certains passants les aient
+cruellement mystifiés. On frappe longtemps en
+vain; enfin, les hôtes vous demandent sèchement
+ce que vous voulez et consentent à vous conduire
+dans une salle de cabaret véritablement
+hideuse. Elle est sombre, sale et barbouillée de
+fresques représentant des paysages, des scènes
+de pêche et de chasse d'un dessin si barbare et
+d'une couleur si féroce, qu'on est pris de peur
+et de tristesse devant cette navrante parodie de
+la nature. Ceci est la nouvelle auberge soudée
+à l'ancienne, que l'on ne vous ouvre qu'après
+bien des pourparlers et des questions.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous voir, là? Il n'y a rien de
+curieux. Il ne s'y est jamais rien passé.</p>
+
+<p>Il faut répondre qu'on le sait bien; mais qu'on
+veut voir l'escalier de bois. On le voit enfin dressé
+en zigzag, au fond d'une salle nue et sombre à
+cheminée très ancienne. Il est assez décoratif et
+conduit à deux misérables petites chambres dans
+l'une desquelles ne fut pas assassiné M. Germeuil.
+Toute cette recherche du souvenir d'une fiction
+de théâtre est fort puérile, mais il faut rire en
+voyage, et, en sortant, on rit de la figure ahurie et
+soupçonneuse de ces bons habitants des Adrets.</p>
+
+
+
+<p>Il fait beaucoup plus doux au golfe Juan qu'au
+golfe de Toulon. Le mistral y est moins rude,
+moins froid, plus vite passé; mais au baisser du
+soleil, l'air se refroidit plus vite et la soirée est
+véritablement froide, jusqu'au moment où la nuit
+est complète. Alors il y a un adoucissement remarquable
+de l'atmosphère jusqu'au retour du matin.
+En dépit de ces bénignes influences, la végétation
+est beaucoup plus avancée à Toulon: pourquoi?</p>
+
+<p>Le lendemain, il faisait un vent assez aigre à
+l'île Sainte-Marguerite. La <i>passerina hirsuta</i> tapisse
+le rivage du côté ouest. Elle est en fleurs
+blanche et jaunes. On me dit qu'elle ne croît
+que là dans toute la Provence. Par exemple, elle
+abonde au Brusc, dans les petites anses qui déchiquettent
+le littoral, mais toujours tournée vers
+l'occident. Est-ce un hasard ou une habitude?</p>
+
+<p>Je croyais trouver ici plus de plantes spéciales.
+Le sol que j'ai pu explorer en courant me semble
+très pauvre; pas l'ombre d'un <i>tartonraire</i>, pas
+de <i>medicayo maritima</i>, pas d'astragale <i>tragacantha</i>,
+rien de ce qui tapisse la plage des Sablettes
+et de ce qui orne les beaux rochers du cap Sicier.
+Ma seule trouvaille consiste dans un petit
+ornithogale à fleur blanche unique et à feuilles
+linéaires canaliculées, dont une démesurément
+longue. Je n'en trouve nulle part la description
+bien exacte, à moins que ce ne soit celui que
+mes auteurs localisent exclusivement sur le
+Monte-Grosso, en Corse. J'ai cueilli celui-ci sur
+le rocher qui porte le fort d'Antibes. Il y gazonnait
+sur un assez petit espace. De l'orchis
+jaune trouvé une seule fois à Tamaris, le 13 mars,
+point de nouvelles par ici; mais nous habitons
+une côte particulièrement aride, et les promenades
+en voiture ne sont pas favorables à l'exploration
+botanique.</p>
+
+<p>Il faut donc s'en tenir au charme de l'ensemble
+et mettre les lunettes du peintre. Pour le peintre
+de grand décor de théâtre, ce pays-ci est typique.
+Les formes sont admirables, les masses sont
+de dimensions à être embrassées dans un beau
+cadre, et leur tournure est si fière, qu'elles apparaissent
+plus grandioses qu'elles ne le sont en
+effet. Ce trompe-l'oeil perpétuel caractérise au
+moral comme au physique la nature et l'homme
+du Midi; il est cause du reproche de <i>blague</i>
+adressé à la population, reproche non mérité en
+somme. Le Midi et le Méridional annoncent toujours
+et tiennent souvent. Ils sont éminemment
+démonstratifs, et, à un moment donné, ils semblent
+frappés d'épuisement; mais ils se renouvellent
+avec une facilité merveilleuse, et, comme
+la terre d'Afrique qui semble souvent morte et desséchée,
+ils refleurissent du jour au lendemain.</p>
+
+<p>La transition de l'hiver à l'été n'est pourtant
+pas aussi belle et aussi frappante ici que chez
+nous. La végétation n'y éclate pas avec la même
+splendeur. L'absence de gelée sérieuse n'y fait
+pas ressortir le réveil de la vie, et on n'y sent
+guère en soi-même ce réveil si intense et si
+subit qui s'opère chez nous par crises énergiques.
+Le vent de mer contrarie l'essor général.
+Le mistral est un petit hiver qui recommence
+presque chaque semaine, et qui est d'autant plus
+perfide qu'il n'altère pas visiblement l'aspect des
+choses; mais, quoi qu'on en dise, il gèle ici
+blanc presque tous les matins, et les promesses
+du soleil de la journée ressemblent à une gasconnade.
+Est-ce à dire que la nature n'y soit
+pas généreuse et la vie intense? Certes non. C'est
+un beau pays, et les organisations qu'il développe
+sont résistantes et souples à la fois.</p>
+
+<p>Malheureusement, dans ces stations consacrées
+par la mode, ce que l'on voit le moins, c'est le
+type local. Homme, animaux, plantes, coutumes,
+villas, jardins, équipages, langage, plaisirs, mouvement,
+échange de relations, c'est une grande
+auberge qui s'étend sur toute la côte. Si vous
+apercevez le paysan, l'industriel indigènes, soyez
+sûr qu'ils sont occupés à servir les besoins
+ou les caprices de la fourmilière étrangère.</p>
+
+<p>Ceci, je l'avoue, me serait odieux à la longue,
+et, si j'avais une villa sur ce beau rivage, je la
+fuirais à l'époque où des quatre coins du monde
+s'abattent ces bandes d'oiseaux exotiques. C'est
+un tort d'être ainsi et de vouloir être seul ou
+dans l'intimité étroite de quelques amis au sein
+de la nature. Certes l'homme est l'animal le plus
+intéressant de la création; je dirai pour mon
+excuse que, dans certains milieux où tout est
+artificiel, l'art semble appeler les humains à se
+réunir et les inviter à l'échange de leurs idées.
+Au sein du mouvement qui est leur ouvrage, ils
+ont naturellement jouissance morale et avantage
+intellectuel à se communiquer l'activité qui les
+anime. Il y a aussi de délicieux milieux de villégiature
+où la sociabilité plus douce et un peu
+nonchalante peut réaliser des <i>décamérons</i> exquis;
+mais, en présence de la mer et des Alpes neigeuses,
+peut-on n'être point dominé par quelque
+chose d'écrasant dont la sublimité nous distrait
+de nous-mêmes et nous fait paraître misérable
+toute préoccupation personnelle?</p>
+
+<p>Je fus frappé de cette sorte de stupeur où la
+grandeur des choses extérieures nous jette en
+parcourant un jardin admirablement situé et admirablement
+composé à la pointe d'Antibes. C'est,
+sous ces deux rapports, le plus beau jardin que
+j'aie vu de ma vie. Placé sur une langue de terre
+entre deux golfes, il offre un groupement onduleux
+d'arbres de toutes formes et de toutes nuances
+qui se sont assez élevés pour cacher les
+premiers plans du paysage environnant. Tous les
+noms de ces arbres exotiques, étranges ou superbes,
+car le créateur de cette oasis est horticulteur
+savant et passionné, je te les cacherai
+pour une foule de raisons: la première est que
+je ne les sais pas. Tu me fais grâce des autres,
+et même tu me pardonnes de n'avoir pas abordé
+la flore exotique, moi qui suis si loin de connaître
+la flore indigène, et qui probablement, si
+tu ne m'aides beaucoup, ne la connaîtrai jamais.
+Je me souviens d'une dame qui me disait de
+grands noms de plantes étrangères avec une
+épouvantable sûreté de mémoire, et qui me
+semblait si savante, que je n'osais lui répliquer.
+Pourtant je me hasardai à lui dire modestement:</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je ne sais pas tout cela. Je m'occupe
+exclusivement de l'étude du <i>phaseolus</i>.</p>
+
+<p>Elle ne comprit pas que je lui parlais du haricot,
+et avoua qu'elle ne connaissait pas cette
+plante rare.</p>
+
+<p>Pour ne point ressembler à cette dame, je ne
+me risquerai pas à te nommer une seule des
+merveilles végétales de l'Australie, de la Polynésie
+et autres lieux fantastiques que M. Turette
+a su faire prospérer dans son enclos: mais ce
+dont je peux te donner l'idée, c'est du spectacle
+que présente le vaste bocage où toutes les couleurs
+et toutes les formes de la végétation encadrent,
+comme en un frais vallon, les pelouses
+étoilées de corolles radieuses et encadrées de
+buissons chargés de merveilleuses fleurs. La villa
+est petite et charmante sous sa tapisserie de
+bignones et de jasmins de toutes nuances et de
+tous pays; mais c'est du pied de cette villa au
+sommet de la pelouse qui marque le renflement
+du petit promontoire, et qui, par je ne sais quel
+prodige de culture, est verte et touffue, que l'on
+est ravi par la soudaine apparition de la mer
+bleue et des grandes Alpes blanches émergeant
+tout à coup au-dessus de la cime des arbres. On
+est dans un Éden qui semble nager au sein de
+l'immensité. Rien, absolument rien entre cette
+immensité sublime et les feuillages qui vous ferment
+l'horizon de la côte, cachant ses pentes
+arides, ses constructions tristes, ses mille détails
+prosaïques; rien entre les gazons, les fleurs, les
+branches formant un petit paysage exquis, frais,
+embaumé, et la nappe d'azur de la mer servant de
+fond transparent à toute cette verdure, et puis
+au-dessus de la mer, sans que le dessin de la
+côte éloignée puisse être saisi, ces fantastiques
+palais de neiges éternelles qui découpent leurs
+sommets éclatants dans le bleu pur du ciel. Je
+ne chercherai pas de mots excentriques et peu
+usités pour te représenter cette magie. Les mots
+qui frappent l'esprit obscurcissent les images que
+l'on veut présenter réellement à la vision de
+l'esprit. Figure-toi donc tout simplement que tu
+es dans ce charmant vallon, «arrondi au fond
+comme une corbeille,» que tu me décris si bien
+dans ta dernière lettre, et que tu vois surgir de
+l'horizon boisé la Méditerranée servant de base à
+la chaîne des Alpes. Impossible de te préoccuper
+de la distance considérable qui sépare ton premier
+horizon du dernier. Il semble que ce puissant
+lointain t'appartienne, et que toute cette
+formidable perspective se confonde sans transition
+avec l'étroit espace que tes pas vont franchir,
+car tu es tenté de t'élancer à la limite de ton
+vallon pour mieux voir.&mdash;Ne le fais pas, ce
+serait beau encore, mais d'un beau réaliste, et
+tu perdrais le ravissement de cet aspect composé
+de trois choses immaculées, la végétation, la mer,
+les glaciers. Le sol, cette chose dure qui porte
+tant de choses tristes, est noyé ici pour les yeux
+sous le revêtement splendide des choses les plus
+pures. On peut se persuader qu'on est entré dans
+le paradis des poëtes... Pas une plante qui
+souffre, pas un arbre mutilé, pas une fortification,
+pas une enceinte, pas une cabane, pas une barque,
+aucun souvenir de l'effort humain, de l'humaine
+misère ni de l'humaine défiance. Les arbres
+de tous les climats semblent s'être donné rendez-vous
+d'eux-mêmes sur ce tertre privilégié pour
+l'enfermer dans une fraîche couronne, et ne
+laisser apparaître à ceux qui l'habitent que les
+régions supérieures où semblent régner l'incommensurable
+et l'inaccessible.</p>
+
+<p>Le créateur de ce beau jardin a-t-il eu conscience
+de ce qu'il entreprenait? A-t-il vu dans
+sa pensée, lorsqu'il en a tracé le plan, le spectacle
+étrange et unique au monde qu'il offrirait
+lorsque ces plantes auraient atteint le développement
+qu'elles ont aujourd'hui? Si oui, voilà
+un grand artiste; si non, s'il n'a cherché qu'à
+acclimater des raretés végétales, disons qu'il a
+été bien récompensé de son intéressant labeur.</p>
+
+<p>Mais tout passe ou change, et il est à craindre
+que dans quelques années les arbres, en grandissant,
+ne cachent la mer. Quelques années de
+plus, et ils cacheront les Alpes. Il faudra s'y résigner,
+car, si on émonde les maîtresses branches
+pour dégager l'horizon, leur souple feston de
+verdure perdra sa grâce riante et ses divins hasards
+de mouvement. Ce ne sera plus qu'un
+beau jardin botanique.</p>
+
+<p>Ainsi du petit bois de pins, de liéges et de
+bruyères blanches en arbres qui s'élevait au-dessus
+de Tamaris, et d'où l'on voyait la mer et
+les collines à travers des rideaux de fleurs. J'y ai
+contemplé de petites plantes, le <i>dorycnium suffruticosum</i>
+et l'<i>epipactis ancifolia</i>, qui se donnaient
+des airs de colosses en se profilant sur
+les vagues lointaines de la pleine mer. Barbare
+qui les eût cueillies pour leur donner l'horizon
+d'un verre d'eau ou d'une feuille de papier gris!</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, pensais-je en regardant le jardin
+de M. Turette, qui voudrais bien emporter cet
+horizon de flots et de neiges pour encadrer mon
+jardin de Nohant!</p>
+
+<p>Mais bien vite cette ambitieuse aspiration
+m'effraya. Je suis un trop petit être pour vivre
+dans cette grandeur; j'y suis trop sensible, je
+me donne trop à ce qui me dépasse dans un
+sens quelconque, et, quand je veux me reprendre
+après m'être abjuré ainsi, je ne me retrouve pas.
+Je deviendrais tellement contemplatif, que la réflexion
+ne fonctionnerait plus.</p>
+
+<p>En effet, à quoi bon chercher la raison des
+choses quand elles vous procurent une extase
+plus douce que l'étude? On risque la folie à
+vouloir perpétuer le ravissement. Maxime Du
+Camp, dans son roman des <i>Forces perdues</i>,&mdash;un
+titre très profond!&mdash;raconte que deux âmes
+ivres de bonheur se sont épuisées et presque
+haïes sans autre motif que de s'être trop aimées.
+Peut-être, en se fixant au centre d'une oasis
+rêvée, deviendrait-on l'ennemi du beau trop
+senti et trop possédé, à moins que, sans retour
+et à tout jamais, on n'en devînt la victime. Pour
+habiter l'Éden, il faudrait donc devenir un être
+complètement paradisiaque. Adam en fut exilé,
+et s'en exila probablement de lui-même le jour
+où l'esprit de liberté le fit homme. Quelle irrésistible
+et décevante fascination ces Alpes et ces
+mers, vues ainsi sans intermédiaire matériel,
+doivent exercer sur l'âme! Comme on oublierait
+volontiers que le mal et la douleur habitent la
+terre, et que la mort sévit jusque sur ces hauteurs
+sereines où l'on rêve la permanence et
+l'éternité! Le son de la voix humaine arriverait
+ici comme une fausse note. Le désir de peindre,
+le besoin d'exprimer, s'évanouiraient comme
+des velléités puériles. Le sentiment des relations
+sociales s'éteindrait, et la démence vous
+ferait payer cher quelques années d'un bonheur
+égoïste.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi j'arrive à comprendre ceux qui
+viennent sur ces rivages admirables pour ne rien
+voir et ne rien sentir, ou pour voir mal et
+sentir à faux. S'ils étaient bien pénétrés de la
+grandeur qui les environne, ils n'oseraient pas
+vivre, ils ne le pourraient pas. Arrachons-nous
+au ravissement qui paralyse, et soyons plutôt
+bêtes qu'égoïstes. Acceptons la vie comme elle
+est, la terre comme l'homme l'a faite. Le cruel,
+l'insensé! il l'a bien gâtée, et des artistes ont
+imaginé d'aimer sa laideur plutôt que de ne pas
+l'aimer du tout.</p>
+
+<p>Un autre jour, nous voici sur la Corniche,
+trottant sur une route que surplombent et que
+supportent follement des calcaires en ruine. Ici,
+la France finit splendidement par une muraille
+à pic ou à ressauts vertigineux qui s'écroule par
+endroits dans la Méditerranée. On côtoie les dernières
+assises de cette crête altière, et pendant
+des heures l'oeil plonge dans les abîmes. Ici, la
+lumière enivre, car tout est lumière; l'immense
+étendue de mer que l'on domine vous renvoie
+l'éblouissement d'une clarté immense, et son
+reflet sur les rochers, les flots et les promontoires
+qu'elle baigne, produit des tons qui deviennent
+froids et glauques en plein soleil, comme les
+objets que frappe la lumière électrique. A la
+distance énorme qui vous élève au-dessus du
+rivage, vous percevez le moindre détail ainsi
+éclairé avec une netteté invraisemblable. C'est
+bien réellement une féerie que le panorama de
+la Corniche. Les rudes décombres de la montagne
+y contrastent à chaque instant avec la vigoureuse
+végétation des ses pentes et la fraîcheur luxuriante
+de ses fissures arrosées de fines cascades. L'eau
+courante manque toujours un peu dans ces pays
+de la soif; mais il y a tant d'oranges et de citrons
+sur les terrasses de l'abîme que l'on oublie
+l'aspect aride des sommets, et qu'on se plaît
+au désordre hardi des éboulements. Les sinuosités
+de la côte offrent à chaque pas un décor
+magique. Les ruines d'Eza, plantées sur un cône
+de rocher, avec un pittoresque village en pain
+de sucre, arrêtent forcément le regard. C'est le
+plus beau point de vue de la route, le plus
+complet, le mieux composé. On a pour premiers
+plans la formidable brèche de montagne qui
+s'ouvre à point pour laisser apparaître la forteresse
+sarrasine au fond d'un abîme dominant un
+autre abîme. Au-dessus de cette perspective
+gigantesque, où la grâce et l'âpreté se disputent
+sans se vaincre, s'élève à l'horizon maritime un
+spectre colossal. Au premier aspect, c'est un amas
+de nuages blancs dormant sur la Méditerranée;
+mais ces nuages ont des formes trop solides, des
+arêtes trop vives: c'est une terre, c'est la Corse
+avec son monumental bloc de montagnes neigeuses,
+dont trente lieues vous séparent; plus loin,
+vous découvrez d'autres cimes, d'autres neiges
+séparées par une autre distance inappréciable.
+Est-ce la Sardaigne, est-ce l'Apennin? Je ne
+m'oriente plus.</p>
+
+<p>Il faisait un temps magnifique. Le ciel et la
+mer étaient si limpides, qu'on distinguait les navires
+à un éloignement inouï, et les détails du
+Monte-Grosso à l'oeil nu; mais passer, car il
+faut bien passer par là sans y planter sa tente,
+rend tout à coup mortellement triste.</p>
+
+<p>La riante presqu'île de Monaco vous apparaît
+bientôt. On se demande par quel problème on
+y descendra des hauteurs de la Turbie. C'est
+bien simple: on tourne pendant une grande
+heure le massif de la montagne, et, d'enchantements
+en enchantements, de rampe en rampe,
+on descend par des lacets l'unique petite route
+assez escarpée de la principauté: on admire tous
+les profils du gros bloc de la <i>Tête-du-Chien</i>, qui
+surplombe la ville et la menace, et on arrive de
+plain-pied avec la rive dans un grand hôtel qui
+est à la fois une hôtellerie, un restaurant, un
+casino et une maison de jeu.</p>
+
+<p>Étrange opposition! au sortir de ces grandeurs
+de la nature, vous voilà jeté en pleine immondice
+de civilisation moderne. Au pâle clair de la
+jeune lune, au pied du gros rocher qui dort
+dans l'ombre, au mystérieux gémissement du
+ressac, à la senteur des orangers qui vous enveloppe,
+succèdent et se mêlent la lueur blafarde
+du gaz, un caquetage de filles chiffonnées et
+fatiguées, je ne sais quelle fétide odeur de fièvre
+et le bruit implacable de la roulette. Il y a là
+de jeunes femmes qui jouent pendant que sur
+les sofas des nourrices allaitent leurs enfants.
+Une jolie petite fille de cinq à six ans s'y traîne
+et s'endort accablée de lassitude, de chaleur et
+d'ennui. Sa misérable mère l'oublie-t-elle, ou
+rêve-t-elle de lui gagner une dot? Des <i>babies</i> de
+tout âge, de vingt-cinq à soixante-et-dix ans,
+essuient en silence la sueur de leur front en
+fixant le tapis vert d'un oeil abruti. Une vieille
+dame étrangère est assise au jeu avec un garçonnet
+de douze ans qui l'appelle sa mère. Elle
+perd et gagne avec impassibilité. L'enfant joue
+aussi et très décemment, il a déjà l'habitude.
+Dans la vaste cour que ferme le mur escarpé
+de la montagne, des ombres inquiètes ou consternées
+errent autour du café. On dirait qu'elles
+ont froid; mais peut-être regardent-elles avec
+convoitise le verre d'eau glacée qu'elles ne peuvent
+plus payer. On en rencontre sur le chemin, qui
+s'en vont à pied, les poches vides; il y en a
+qui vous abordent et qui vous demandent presque
+l'aumône d'une place dans votre voiture pour
+regagner Nice. Les suicides ne sont point rares.
+Les garçons de l'hôtel ont l'air de mépriser profondément
+ceux qui ont perdu, et à ceux qui se
+plaignent d'être mal servis ils répondent en
+haussant les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'a donc pas été ce soir?</p>
+
+<p>On dîne comme on peut dans une salle immense
+encombrée de petites tables que l'on se
+dispute, assourdi par le bruit que font les demoiselles
+à la recherche d'un dîner et d'un ami
+qui le paie. On retourne un instant aux salles
+de jeu pour y guetter quelque drame. Moi,
+je n'y peux tenir; la puanteur me chasse.
+Nous courons au rivage, nous gagnons la ville
+qui s'élance en pointe sur une langue de terre
+délicieusement découpée au milieu des flots. Elle
+aussi, cette pauvre petite résidence, semble vouloir
+fuir le mauvais air du tripot et se réfugier
+sous les beaux arbres qui l'enserrent. Nous montons
+au vieux château sombre et solennel. La
+lune lui donne un grand air de tragédie. Le palais
+du prince est charmant et nous rappelle la
+capricieuse demeure moresque du gouverneur à
+Mayorque. La ville est déserte et muette, tout le
+monde paraît endormi à neuf heures du soir.
+Nous revenons par la grève, où la mer se brise
+par de rares saccades très brusques au milieu du
+silence. La lune est couchée. Le gaz seul illumine
+le pied du grand rocher et jette des lueurs
+verdâtres sur les rampes de marbre blanc et les
+orangers du jardin. La roulette va toujours. Un
+rossignol chante, un enfant pleure...</p>
+
+<p>Pour gagner Menton, le lendemain matin,
+nous traversons une gorge qui ressemble aux
+plus fraîches retraites de l'Apennin du côté de
+Tivoli; les oliviers y sont superbes, les caroubiers
+monstrueux. Ceci doit être un <i>nid</i> pour la
+botanique; mais peu de fleurs sont écloses, et
+nous passons trop vite. Nous courons et ne voyageons
+pas. Il faudrait revenir seul au mois de
+juin. Nous sommes gais quand même, parce que
+nous nous aimons les uns les autres, et parce
+que voir ainsi défiler des merveilles comme dans
+la confusion d'un rêve est, sinon un plaisir vrai,
+du moins une ivresse excitante. On revient de
+la frontière d'Italie à Cannes en quelques heures.
+Route excellente, aucun danger et aucune interruption
+dans la splendeur des tableaux; mais
+trop de rencontres, trop d'Anglais, trop de mendiants,
+trop de villas odieusement bêtes ou stupidement
+folles, un pays sublime, un ciel divin,
+empestés de civilisation idiote ou absurde.</p>
+
+<p>Mon cher ami, après avoir vu cette limite méridionale
+incomparablement belle de notre France,
+j'ai reporté ma pensée tout naturellement à la
+limite nord que je côtoyais l'automne dernier,
+et j'ai trouvé mon coeur plus tendre pour le
+pays des vents tièdes et des grands arbres baignés
+de brume. Le souvenir que l'on emporte
+des côtes de Normandie, c'est un parfum de forêts
+et d'algues qui s'attache à vous: ce qui
+vous reste des rivages de la Provence, c'est un
+vertige de lumière et d'éblouissements. Et ce
+qu'il y a encore de mieux, c'est notre France
+centrale, avec son climat souple et chaud, ses
+hivers rapidement heurtés de glace et de soleil,
+ses pluies abondantes et courtes, sa flore et sa
+faune variées comme le sol, où s'entre-croisent
+les surfaces des diverses formations géologiques,
+son caractère éminemment rustique, son éloignement
+des grands centres d'activité industrielle,
+ses habitudes de silence et de sécurité.
+Je l'ai passionnément aimé, notre humble et
+obscur pays, parce qu'il était mon pays et que
+j'avais reçu de lui l'initiation première; je l'aime
+dans ma vieillesse avec plus de tendresse et de
+discernement, parce que je le compare aux nombreuses
+stations où j'ai cherché ou rêvé un nid.
+Toutes étaient plus séduisantes, aucune aussi
+propice au fonctionnement normal et régulier de
+la vie physique et morale. Notre Berry a beau
+être laid dans la majeure partie de sa surface,
+il a ses oasis que nous connaissons et que les
+étrangers ne dénicheront guère. Un petit pèlerinage
+tous les ans dans nos granits et dans nos
+micaschistes vaut toutes les excursions dans le
+nord ou dans le midi de l'Europe pour qui
+sait apprécier le charme et se passer de l'éclat.</p>
+
+<p>Le chemin de fer va nous supprimer plus
+d'un sanctuaire, ne le maudissons pas. Rien
+n'est stable dans la nature, même quand l'homme
+la respecte. Les arbres unissent, les rochers se
+désagrègent, les collines s'affaissent, les eaux
+changent leurs cours, et, de certains paysages
+aimés de mon enfance, je ne retrouve presque
+plus rien aujourd'hui. L'existence d'un homme
+embrasse un changement aussi notable dans les
+choses extérieures que celui qui s'opère dans son
+propre esprit. Chacun de nous aime et regrette
+ses premières impressions; mais, après une saison
+de dégoût des choses présentes, il se reprend
+à aimer ce que ses enfants embrassent
+et saisissent comme du neuf. En les voyant s'initier
+à la beauté des choses, il comprend que,
+pour être éternellement changeant et relatif, le
+beau n'en est pas moins impérissable. Si nous
+pouvions revenir dans quelques siècles, nous ne
+pourrions plus nous diriger dans nos petits sentiers
+disparus. La culture toute changée nous
+serait peut-être incompréhensible, nous chercherions
+nos plaines sous le manteau des bois,
+et nos bois sous la toison des prairies. Comme
+de vieux druides ressuscités, nous demanderions
+en vain nos chênes sacrés et nos grandes pierres
+en équilibre, nos retraites ignorées du vulgaire,
+nos marécages féconds en plantes délicates
+et curieuses. Nous serions éperdus et navrés, et
+pourtant des hommes nouveaux, des jeunes, des
+poëtes, savoureraient la beauté de ce monde
+refait à leur image et selon les besoins de leur
+esprit.</p>
+
+<p>Quels seront-ils, ces hommes de l'an 2500 ou
+3000? Comprendrions-nous leur langage? Leurs
+habitudes et leurs idées nous frapperaient-elles
+d'admiration ou de terreur? Par quels chemins
+ils auront passé! Que d'essais de société ils auront
+faits! L'individualisme effréné aura eu son
+jour. Le socialisme despotique aura eu son
+heure. Que de questions aujourd'hui insolubles
+auront été tranchées! que de progrès industriels
+accomplis! que de mystères dégagés dans les
+énigmes de la science! On ne se demandera
+plus le nom du chèvrefeuille sauvage qui nous
+a tant préoccupé à Crevant et qui nous tourmente
+encore, ni si l'on doit sacrifier dans les
+guerres la moitié du genre humain pour assurer
+la vie de l'autre moitié. On ne croira plus
+qu'une nation doive obéir à un seul homme,
+ni qu'un seul homme doive être immolé au
+repos d'une nation. On saura peut-être ce que
+célèbre la grosse grive du gui <i>dans son solo de
+contralto</i>, et de quoi se moque la petite grive
+des vignes qui lui répond en fausset. On ne
+comptera peut-être plus cent vingt espèces de
+roses sauvages sur nos buissons. Peut-être en
+aura-t-on distingué cent vingt mille espèces;
+peut-être aussi paiera-t-on un impôt pour cultiver
+le <i>drosera</i> dans un pot à fleurs, peut-être
+n'en paiera-t-on plus pour cultiver sept pieds
+de tabac dans sa plate-bande. Peut-être aussi
+croira-t-on qu'il n'y a pas de Dieu logé dans
+les églises et qu'il y en a un logé partout, voire
+même dans l'âme de la plante.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que tu en dis, toi, de l'<i>âme de la
+plante</i> et de l'ouvrage<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a> qui porte ce joli nom?
+Ce n'est peut-être pas un livre de science proprement
+dit, mais c'est le développement d'une
+hypothèse charmante, c'est le sentiment d'un
+observateur que la poésie entraîne.&mdash;Et, après
+tout, quel être dans l'univers peut vivre sans
+ce que j'appelle une âme, c'est-à-dire la sensation
+de son existence? Que cette sensation devienne
+<i>conscience</i> chez l'homme, affaire de mots
+pour exprimer un degré supérieur atteint par
+une même et seule faculté. Où commence <i>l'être</i>
+et où finit-il? Ce n'est pas le mouvement, ce
+n'est pas la faculté de locomotion, premier degré
+de la liberté sacrée, qui le caractérise essentiellement.
+Dans certaines choses, le mouvement
+semble voulu; chez certains êtres, il
+semble fatal. La véritable vie commence où
+commence le sentiment de la vie, la distinction
+du plaisir et de la souffrance. Si la plante
+cherche avec effort et une merveilleuse apparence
+de discernement les conditions nécessaires
+à son existence&mdash;et cela est prouvé par
+tous les faits,&mdash;nous ne sommes pas autorisés
+à refuser une âme au végétal. Pour moi,
+je me définis la vie, le mariage de la matière
+avec l'esprit. C'est vieux, c'est classique; ce
+n'est pas ma faute si on ne me fournit pas une
+formule plus neuve et aussi vraie. Or, l'esprit
+existe partout où il fonctionne, si peu que ce
+soit. L'âme d'une huître est presque aussi élémentaire
+que celle d'un fucus. C'est une âme
+pourtant, aussi précieuse ou aussi indifférente
+au reste de l'univers que la nôtre. Si la nôtre
+se dissipe et s'éteint avec les fonctions de l'être
+matériel, nous ne sommes rien de plus que la
+plante et le mollusque; si elle est immortelle
+et progressive, le jour où nous serons anges,
+le mollusque et la plante seront hommes, car
+la matière est également progressive et immortelle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> Par M. Boscowitz.</blockquote>
+
+<p>Nous voici loin de la doctrine du jugement
+dernier et du drame fantastique de la vallée
+de Josaphat. Ce n'est pas que ces fictions me
+déplaisent; elles semblent indiquer un dogme
+de renouvellement, et elles sont en complet
+désaccord avec les décisions catholiques qui
+placent le jugement de l'âme au moment qui
+suit la mort de chacun de nous. Si nous devons
+attendre pour reprendre notre dépouille
+mortelle et pour marcher dans l'avenir terrible
+ou riant, suivant nos mérites, la fin du monde
+que nous habitons, c'est un sursis d'exécution
+qui a sa valeur. C'est aussi une concession temporaire
+à la croyance au néant dont il faut prendre
+note. Toute la doctrine du spiritualisme
+catholique repose ainsi sur une foule de notions
+et de symboles contradictoires que l'Église a fait
+entrer pêle-mêle et de force dans sa prétendue
+orthodoxie. Elle succombe à cette pléthore, recueillant
+aujourd'hui ceci, et rejetant demain
+cela, au hasard des circonstances et selon les
+besoins de la cause du moment. Elle a fait
+grand mal au spiritualisme, qu'elle n'a jamais
+compris, et qu'elle tue en irritant une réaction
+cruelle, mais légitime.</p>
+
+<p>Après un mois d'excursions dans les environs
+du littoral, nous sommes revenus avec nos amis
+à Toulon, où d'autres amis nous attendaient, et
+j'ai voulu revoir avec eux toutes les régions
+montagneuses de la Provence où se brise le
+mistral et où la vraie beauté du climat donne
+asile à la flore de l'Afrique et à celle des Alpes
+de Savoie. C'était encore trop tôt. Les clématites
+qui revêtent des arbres entiers étaient encore
+sèches. Les belles plantes n'étaient pas fleuries.
+N'importe, le lieu était toujours ce qu'il est, un
+des plus beaux du monde.</p>
+
+<p>Ce lieu s'appelle Montrieux, il est situé sur
+les hauteurs près des sources du Gapeau, à
+trente-deux kilomètres de Toulon. La route est
+belle, on va vite. On traverse des régions maigres
+et sèches, des collines pelées ou revêtues de
+terrasses d'oliviers petits et laids. Ce n'est pas
+avant Cannes qu'il faut voir l'olivier, on le
+prendrait en haine; mais là il est de plus en plus
+splendide jusqu'à Menton. On ne le taille pas,
+il devient futaie, il est monumental et primitif.</p>
+
+<p>Il ne faut pas le regarder dans le pays qui
+nous conduit à Montrieux. A Belgentier, le pays
+devient charmant quand même. On avance dans
+une étroite vallée arrosée de mille ruisseaux qui
+descendent de la montagne et qui se laissent
+choir en cascades dans les prairies et les cultures
+pour se joindre en bondissant au Gapeau,
+qui bondit lui-même. On n'est plus dans le pays
+de la soif. La vue de tant d'eaux limpides,
+folles et gaies est un enchantement.</p>
+
+<p>On voit se dresser bientôt devant soi, au dessus
+des bois, les dents blanches, bizarrement
+découpées et fouillées à jour, de la crête des
+montagnes calcaires de Montrieux. J'annonce à
+nos compagnons que nous allons grimper jusque-là.
+Comme il fait très chaud, on s'en effraie;
+mais, une demi-heure après, sans descendre de
+voiture, nous entrons dans ces dentelures fantastiques,
+nous sommes dans la forêt de Montrieux,
+un gracieux pêle-mêle de roches ardues,
+de vallons étroits, d'arbres magnifiques, de buissons
+épais et d'eaux frissonnantes. Nous traversons
+à gué le Gapeau, qui danse et chante sur
+du sable fin et doré, au milieu des herbes et
+des guirlandes de feuillage. C'est une oasis, un
+Éden.</p>
+
+<p>Si tu y vas l'an prochain, repose-toi là. Cette
+entrée de forêt autour du gué de Gapeau est le
+plus bel endroit de la promenade. C'est que
+nous eussions dû déjeuner et ne point passer
+seulement; mais l'envie de revoir la source et
+d'arriver au but, qui est la chartreuse, nous a
+fait quitter un peu la proie pour l'ombre.</p>
+
+<p>La chartreuse nouvelle est fort laide et sans
+intérêt aucun. Les débris de l'ancienne sont
+enfouis au fond d'une gorge encaissée et boisée
+où le roc montre ses flancs âpres à travers le
+revêtement de la forêt. C'est un de ces sites sauvages
+qu'en de nombreuses localités les gens
+intitulent emphatiquement le <i>bout du monde</i>,
+et qui, comme toutes les fins, est l'embranchement
+d'un monde nouveau. Si la montagne
+enferme la ruine et semble la séparer du reste
+de la terre, à cent pas au-dessous on voit la
+muraille faire un coude, une verte petite prairie
+s'ouvrir le long du ruisseau, se rétrécir pour
+s'entr'ouvrir plus loin et déboucher dans les
+larges vallées qui se succèdent et s'étagent jusqu'à
+la mer. L'endroit est frais, austère et riant
+à la fois.</p>
+
+<p>&mdash;On y vivrait, me dit mon ami Talma, le
+capitaine de vaisseau. C'est une retraite, un nid,
+un asile. J'y passerais volontiers le reste de ma vie.</p>
+
+<p>&mdash;En famille?</p>
+
+<p>&mdash;Non, la famille s'y ennuierait. Je me suppose
+sans famille, seul au monde, las des voyages,
+revenu de la grande illusion du devoir.
+Vivre là d'étude et de rêverie....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! très-bien, vous rêvez ici, comme j'ai
+rêvé partout, l'insaisissable chimère du repos?</p>
+
+<p>Mon fils nous apprit qu'un naturaliste avait
+fait de cette sauvage résidence le centre de son
+activité. M. de Cérisy était un entomologiste
+distingué. Il a vécu et il est mort ici, s'occupant
+à communiquer au monde savant le fruit
+de ses recherches et de ses explorations. Nous
+voyons encore dans un pavillon, à travers les
+vitres, une grande boîte de toile métallique qui
+a servi à l'élevage des chenilles ou à l'hivernage
+des chrysalides. Ces bois et ces montagnes ont
+dû lui donner de grandes jouissances et de
+grands enseignements. Un sentiment de respect
+s'empare de nous, et je ne sais comment je me
+surprends à penser à toi, à ta retraite, à tes
+courses, à tes occupations, et à me rappeler
+Maurice cherchant partout, il y a une vingtaine
+d'années, certaine phalène blanche que vous
+avez souvent trouvée depuis, mais que nous appelions
+alors <i>desideratum Touranginii</i>.</p>
+
+<p>En ce moment, toute ta vie se présenta devant
+moi, résumée par une de ces rapides opérations
+de la pensée que les métaphysiciens,
+lents à penser, n'ont jamais su nous apprendre
+à expliquer et à exprimer en peu de mots. Je
+n'ai donc pas la formule pour dire en trois paroles
+tout ce qui m'apparut en trois secondes,
+et il me faudrait beaucoup de mots pour raconter
+ce que le souvenir me raconta instantanément.
+Je te vis d'abord adolescent, aussi mince,
+aussi chevelu, aussi calme que tu l'es aujourd'hui,
+avec de grands yeux clairs et je ne sais
+quoi d'<i>ailé</i> dans le regard et dans l'attitude qui
+te faisait ressembler à un de ces oiseaux de
+rivage, lents et paresseux d'aspect, infatigables
+en réalité. On disait de toi:</p>
+
+<p>&mdash;Il est fort délicat. Vivra-t-il? Que fera-t-il?
+disait ton père.</p>
+
+<p>&mdash;Rien et tout, lui répondais-je.</p>
+
+<p>Dans ce temps-là, tu empaillais des oiseaux.
+C'est tout ce qu'on savait de tes occupations, et
+on admirait ton ouvrage, car ces oiseaux sont
+les seuls que j'aie vus tromper les yeux au
+point de faire illusion. Ils avaient le mouvement,
+l'attitude vraie, la grâce essentiellement
+propre à leur espèce, outre que tu ne choisissais
+que des sujets intacts, lustrés, frais et en
+pleine toilette, selon la saison. C'étaient des
+chefs-d'oeuvre.</p>
+
+<p>Tu préparas ensuite des papillons avec une
+perfection égale, cherchant à conserver avec
+pattes et antennes les plus petits, les plus fragiles,
+les microscopiques enfin, d'où te vint le
+surnom de <i>Micro</i>, dont nous n'avons jamais su
+nous déshabituer.</p>
+
+<p>Un jour, tu t'exerças à dessiner des oiseaux
+et à peindre des lépidoptères: autres merveilles!
+Tu étais décidément d'une adresse inouïe. Étais-tu
+artiste? étais-tu savant? Tes échantillons
+furent admirés, et, quand ta famille perdit une
+fortune qui t'eût permis de ne faire que ce qui
+te plaisait, tu entras comme préparateur au
+Muséum d'histoire naturelle sous les auspices de
+Geoffroy Saint-Hilaire. Il nous semblait que tu
+étais <i>casé</i>, comme on dit bourgeoisement, et
+que, ayant la passion exclusive des sciences naturelles,
+tu arriverais peu à peu à pouvoir la
+satisfaire en dehors d'une étroite spécialité;
+mais, au bout de quelques mois, tu nous revins
+dégoûté de ces arides commencements, affamé
+d'air rustique et de liberté. Tu étais souffrant.
+Ta soeur, l'être adorablement maternel, te reçut
+avec joie et ne te gronda pas.</p>
+
+<p>Moi, j'étais affligé de ta désertion. L'illustre
+vieillard m'avait dit:</p>
+
+<p>&mdash;Votre jeune frère a le pied à l'étrier. On
+<i>arrive</i> à tout quand on est doué comme lui.</p>
+
+<p>Parlait-il ainsi pour m'être agréable, ou parce
+qu'il avait senti en toi un véritable amant de la
+nature? Dans ce dernier cas, il a dû comprendre
+ta fuite. <i>Arriver</i>, voilà un grand mot, le mot,
+le but, le charbon ardent de la génération actuelle.
+Il n'a pas touché tes lèvres, tu n'y as pas
+cru, ou tu l'as trop analysé, ce charbon qui souvent
+n'allume rien, ce mot qui résume pour la
+plupart des hommes, un océan de déceptions. Je
+ne parle pas de ceux qui se croient arrivés quand
+ils sont riches ou influents. L'argent ou l'autorité,
+c'est le but du vulgaire; les esprits plus
+élevés ou plus aimants rêvent la gloire ou la
+satisfaction intérieure de se rendre utiles, de
+servir la science, la philosophie, le progrès, la
+patrie.</p>
+
+<p>Une modestie excessive, farouche même, t'a
+persuadé que tu n'avais rien d'utile à communiquer
+personnellement, et, dédaignant de te
+résumer, tu as tout appris et tout donné, tes collections,
+tes observations, tes découvertes, à quiconque
+a bien voulu s'en servir. Ta vie s'est écoulée
+dans une sorte de contemplation attentive
+dont je ne comprends que trop les délices, mais
+que j'eusse voulu, dans ce temps-là, rendre féconde
+chez toi par une manifestation de ta
+volonté. Tu es resté inébranlable, je dirais impassible,
+si je ne connaissais la solidité de tes
+muettes affections et l'enthousiasme de tes admirations
+secrètes. Tu avais une philosophie pratique
+mieux formulée en toi-même que je ne le
+supposais: avais-je raison, avais-je tort de la
+combattre?</p>
+
+<p>Assis un instant pour reprendre haleine sur
+une pierre du sentier de ce <i>bout du monde</i>
+fictif où s'enferma pour n'en plus sortir M. de
+Cérisy, je me demandais sérieusement si j'étais
+arrivé moi-même à une limite quelconque de
+mon activité, et si tu n'avais pas été beaucoup
+plus sage que moi en limitant la tienne dès ta
+jeunesse à l'exercice paisible et soutenu de ton
+intelligence, sans aucun souci de la faire connaître
+en dehors de l'intimité.</p>
+
+<p>Si tu étais égoïste, je n'hésiterais pas à te
+donner tort. Ma raison&mdash;jamais mon coeur&mdash;t'a
+quelquefois blâmé. J'ai cru être dans le vrai
+en me persuadant qu'il fallait instruire les autres,
+et que le devoir de quiconque avait un don,
+grand ou petit, était impérieusement tracé: se
+communiquer à toutes les insultes, se révéler, se
+donner, s'immoler, s'exposer à toutes les injures,
+à toutes les calomnies, à tous les déboires de la
+notoriété, pour peu que l'on eût à dire, bien ou
+mal, quelque chose de senti, d'expérimenté ou de
+jugé au fond de soi. Si ma nature et mon éducation
+m'eussent permis d'acquérir la science,
+j'aurais voulu explorer le monde entier en savant
+et en artiste, deux fonctions intellectuelles
+dont je sentais en moi, je ne dis certes pas la
+puissance, mais l'appétence bien vive et le
+désir bien ardent. Une plus humble destinée
+m'ayant été faite, j'ai étudié, comme par hasard
+et faute de mieux, les sentiments et les luttes
+de l'être humain, et peu à peu j'ai pris à coeur
+ce métier des gens qui n'ont pas de métier, et
+que les personnes purement pratiques méprisent
+profondément ou ne comprennent pas du tout.</p>
+
+<p>Engagé dans cette voie, et voyant le temps
+qu'il faut y consacrer, la dépense d'énergie
+vitale qu'il exige, j'ai pensé que ce n'était pas
+un vain travail, et, poursuivi par un type idéal
+applicable à l'être humain, j'ai cru parfois très-utile
+de tenter de le dégager de la fiction des
+entrailles de l'humanité présente, qui le porte
+en elle sans y croire, mais qui le fait vibrer et
+tressaillir par moments en le trouvant exprimé
+dans un livre, dans un tableau, dans un chant,
+dans une oeuvre d'art quelconque.</p>
+
+<p>Je ne me suis pas fait de grandes illusions
+sur la portée de mon travail; mais, s'il a produit
+peu d'effet, la faute en est à mon peu de
+talent, non à mon but, qui était trop consciencieux
+pour ne pas me paraître sérieux. Ceci
+donné, je m'abandonnais au hasard de la fantaisie
+pour les sujets, ayant expérimenté que le bien,
+si bien il y a, me venait en dormant et que je
+ne savais pas composer d'avance. Dans cet emploi
+soutenu de la petite part d'énergie qui m'était dévolue
+j'ai senti pourtant, avec un regret quelquefois
+bien douloureux, combien sont à envier ceux
+qui, au lieu de produire sans relâche, se sont
+réservé le droit d'acquérir sans cesse: et souvent
+dans ta modeste fortune, dans tes longues claustrations
+d'hiver, dans tes courses solitaires des
+beaux jours, dans ton état d'absorption par
+l'examen et l'étude de la nature, tu m'as paru
+le plus sage de nous deux. Tu n'as pas eu besoin
+d'arriver, toi, tu n'es pas parti, et tu es heureux
+au port que tu n'as pas voulu quitter. Moi, j'ai
+eu les aventures du pigeon de la fable, et je reviens
+toujours vers les miens sans autre joie que
+celle de les retrouver. Ce n'était donc pas la
+peine de quitter la terre natale, puisque <i>arriver</i>,
+pour moi, c'est toujours revenir.</p>
+
+<p>Je ne saurais me plaindre du sort. J'y aurais
+mauvaise grâce du moment que la faculté d'aimer
+et d'admirer ne s'est point amoindrie en
+moi dans mon combat avec la vie; mais, quand
+on pense à soi, quand on compare sa destinée
+avec d'autres destinées qui nous intéressent
+également, on est porté&mdash;c'est mon travers&mdash;à
+chercher l'idéal de la vie pour tous les êtres
+du présent et de l'avenir. C'est la pente que
+suivait ma pensée pendant que nous revenions à
+la nouvelle chartreuse.</p>
+
+<p>Et, chemin faisant, nous rencontrâmes un
+groupe de chartreux qui se promenaient: un
+gros vieux, court, qui s'appuyait sur une canne,
+cinq ou six autres moins frappants de type, et
+un jeune, grand, brun, d'une figure triste et
+d'une beauté remarquable dans son sévère costume
+de laine blanche, qui semblait fait pour
+s'harmoniser avec la roche calcaire, le sentier
+poudreux et la pâle verdure des buissons. Dans
+ce pays des styrax et des clématites, ces personnages
+<i>tomenteux</i><a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a> semblaient un produit du
+sol.</p>
+
+<p>On nous apprit que le beau chartreux était le
+héros de mille légendes dans la province, qu'un
+mystère impénétrable enveloppait le roman de
+sa vie, qu'on ne savait ni son vrai nom, ni son
+pays, que, selon les uns, il cachait là le remords
+d'un crime, et, selon les autres, une dramatique
+histoire d'amour. Nous n'avons pas voulu nous
+informer davantage. Eu égard à sa belle figure,
+nous lui devons de ne pas chercher la prose
+peut-être fâcheuse de sa vie réelle. Le garde
+forestier qui nous servait de guide nous dit que
+ces moines étaient paisibles et doux, très charitables,
+et faisaient beaucoup de bien.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> On appelle plantes tomenteuses, en botanique, celles
+qui sont couvertes d'une sorte de duvet comme le bouillon
+blanc.</blockquote>
+
+<p>Je me demandai quel bien on pouvait faire
+dans ce désert, à moins de le défricher et de le
+peupler. Pour le dernier point, les chartreux se
+sont mis officiellement hors de cause par leurs
+voeux, et, quant au premier, il est tout à fait
+illusoire. Les chartreux, devant cultiver eux-mêmes
+le sol qu'ils possèdent, rentrent dans la
+classe des propriétaires associés pour le grand
+bien de leur immeuble, et encore ne présentent-ils
+pas le modèle d'une bonne association, car
+la prière, la méditation, la pénitence et les
+offices absorbent la bonne moitié de leur existence.
+On ne fait pas un bien gros travail des
+bras et de l'intelligence quand l'esprit est ainsi
+plongé, à heures fixes, dans la stupeur du mysticisme.</p>
+
+<p>Faire travailler, donner de l'ouvrage aux
+pauvres, c'est le classique devoir des propriétaires
+dans les pays habités; mais, en Provence,
+au coeur de ces roches revêches, où le petit
+propriétaire suffit tout au plus à sa tâche ingrate,
+il n'y a pas de bras à employer. Tous les travaux
+du littoral sont faits par des étrangers, et
+les forêts de l'État, qui remplissent les gorges
+de la montagne, seraient et sont probablement
+plus utiles aux journaliers sans ouvrage que les
+terres arables des chartreux. Si leur établissement
+emploie quelques pauvres diables, c'est parce
+qu'il ne peut se passer de leur aide. En somme,
+leurs charités, que je ne nie point, seraient tout
+aussi bien répandues par de simples particuliers
+qui n'auraient pas la tête rasée en couronne et
+porteraient des souliers au lieu de porter des
+sandales. Le luxe archéologique de leur costume
+peut encore poser pour le peintre; voilà tout
+l'emploi qui lui reste.</p>
+
+<p>En regardant ces beaux figurants s'éloigner
+et se perdre dans le décor de la chartreuse, je
+me demandai naturellement quel monde, sublime
+ou idiot, celui qui nous avait frappés portait
+sous ce crâne rasé, exposé aux morsures
+d'un soleil dévorant. Est-il <i>arrivé</i>, celui-là? A-t-il
+trouvé dans le cloître une solution à son existence?
+Poésie féconde ou anéantissement stérile,
+s'il possède l'une ou l'autre, il est entré au port;
+mais qui de nous voudrait l'y suivre? Certes ce
+lieu-ci est un Éden, et l'image divine y est revêtue
+de sublimité; mais le catholicisme n'a-t-il
+pas rompu avec la nature, et n'est-il pas défendu
+au mystique particulièrement de se plaire à la
+contemplation des choses extérieures? Quel enfer
+d'ailleurs que la promiscuité du communisme
+pratiqué dans ce sens étroit et sauvage du couvent?
+Les chartreux ont, il est vrai, des habitations
+séparées, mais qui se touchent en s'alignant
+dans une enceinte rectiligne. Ces petites maisons
+propres et nues, avec leur ton jaune et leur
+couverture de tuiles roses, ressemblent beaucoup
+à une maison de fous. Il y en a une douzaine,
+et toutes ne sont pas occupées. Je crois bien
+que le groupe de six ou sept religieux que nous
+avons rencontré compose toute la communauté.
+J'ignore s'ils observent bien strictement la règle
+austère de saint Bruno, s'ils se dispensent de la
+prison cellulaire, du silence et du salut classique:
+<i>Frère, il faut mourir!</i> Ils ont, ma foi,
+bien raison, les pauvres hères, et je ne les blâme
+point. Le catholicisme n'a plus rien à faire dans
+la vie cénobitique. Il s'y éteint sans retentissement
+et sans qu'on l'admire ou le plaigne.</p>
+
+<p>Il y aurait pourtant ici, dans ce lieu enchanté,
+le long de ces eaux limpides, au pied de ces
+roches théâtrales, sous l'ombre fraîche de ces
+beaux arbres, dans ces clairières baignées de
+soleil où croissent de si belles fleurs et de si
+sveltes graminées, une vie à vivre dans les délices
+de l'étude ou du recueillement. Cette oasis de la
+Provence n'existe pas pour rien, elle n'a pas été
+créée pour des chartreux, ni même pour des
+entomologistes exclusifs; sa beauté suave appartient
+au peintre, au poëte, au philosophe, à l'érudit,
+à l'amant et à l'ami, tout comme au botaniste
+et au géologue. Il faudrait être tout cela
+pour habiter ce sanctuaire. Où sont les hommes
+dignes de s'y réfugier et de le posséder avec le
+respect qu'il inspire? Voilà ce que l'on se demande
+chaque fois que l'on rencontre un vestige
+du beau primitif, dans des conditions de douceur
+appropriées à l'existence humaine. On
+pourrait vivre ici de chasse et de pêche, de
+fruits et de légumes; le sol est excellent. On n'y
+serait pas enfermé et séparé du reste des hommes;
+les chemins sont beaux en toute saison, et
+il faudrait d'ailleurs y vivre en famille, car sans
+famille il n'y a rien à la longue qui vaille sous
+le ciel. Il faudrait aussi y être tous occupés de
+choses tour à tour intellectuelles et pratiques,
+que le ménage occupât les femmes sans les
+abrutir, et que le travail passionnât les hommes
+sans les absorber et les rendre insociables.</p>
+
+<p>Je rêve ici une abbaye de Thélème avec la
+grande devise <i>Fais ce que veulx!</i> En possession
+de cette absolue liberté, l'homme rationnel est
+inévitablement porté par sa nature à ne vouloir
+que le bien. Dès lors je peuple cette solitude à
+ma guise; d'un coup de baguette, ma fantaisie
+fait rentrer sous terre cette ridicule chartreuse
+avec ses clochetons vernis, qui ressemblent à
+des parapluies fermés, et ces petites maisons,
+qui ressemblent à un hospice d'aliénés. Je restitue
+à la merveilleuse flore de cette région cette
+partie trop longtemps mutilée de son domaine.
+Je ne vois dans la brume de mon rêve ni château,
+ni villa, ni chalet pour abriter les créatures
+d'élite que j'évoque. Je ne suis pas en peine du
+détail de leur vie pratique: elles ont l'intelligence
+et le goût, quelques-unes ont probablement
+le génie. Elles ont su se construire des
+habitations dignes d'elles et les placer de manière
+à ne pas faire tache dans le paysage. Je
+ne vois pas non plus quel costume elles ont
+revêtu. Il est beau à coup sûr et ne ressemble
+en rien à nos modes extravagantes ou hideuses.
+Il n'y a point de mode dans ce monde-là. Chacun
+marque ou adoucit son type avec art et
+discernement; tout y est harmonieux d'ensemble
+et ingénieux de détail comme la nature qui
+l'environne et l'inspire.</p>
+
+<p>La langue que parlent ces êtres libres n'est
+pas la nôtre; elle est débarrassée de ses règles
+étroites et compliquées. Elle est aussi rapide que
+la pensée; l'emploi du verbe est simplifié, la
+nuance de l'adjectif est enrichie. Il ne faut pas
+des années, il faut des jours pour apprendre cette
+langue, parce que la logique humaine s'est dégagée,
+et que le langage humain s'en est imprégné
+naturellement. J'ignore le mode d'occupations
+de mes thélémites. Ils ont trouvé des
+lumières qui simplifient tous nos procédés; mais,
+quelle que soit leur étude, je les vois sinon
+réunis volontairement à de certaines heures, du
+moins groupés dans les plus beaux sites à certains
+moments et se communiquant leurs idées
+avec l'expansion fraternelle des sentiments libres.
+L'art est là en pleine expansion, et la nature
+inspire des chefs-d'oeuvre. Pauline Viardot chante
+au bord du Gapeau avec Rubini, Eugène Delacroix
+esquisse des profils de rochers où son
+génie évoque le monde fantastique. Nos maîtres
+aimés y conçoivent des livres sublimes; nos
+chers amis y rêvent des bonheurs réalisables, et
+nous deux, cher Micro, nous y cueillons des
+plantes, tout en mêlant dans notre rêverie ceux
+qui sont à ceux qui ne sont plus et à ceux qui
+seront!</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>A PROPOS DE BOTANIQUE</h3>
+
+
+<p>Juillet 1868.</p>
+
+<p>Puisque ces lettres, toujours commencées avec
+l'intention d'être particulières, ont pris chacune
+un développement qui me les a fait croire propres
+à être publiées, et puisqu'en leur donnant
+le titre de <i>Lettres d'un voyageur</i>, j'ai cru leur
+conserver le ton de modestie qui convient à des
+impressions toutes personnelles, il est temps
+peut-être que je les accompagne d'un mot de
+préface et d'explication.</p>
+
+<p>Sommé plusieurs fois, par la bienveillance et
+par l'hostilité, de reprendre ce genre de travail
+qu'on disait m'avoir réussi jadis dans la période
+de l'émotion, je n'ai cédé, je l'avoue, qu'au
+besoin de me résumer un peu, et je n'ai point
+du tout cherché à mettre le passé de ma vie
+intellectuelle d'accord avec le présent. J'ignore
+si, dans des régions plus élevées que celle où
+je promène cette vie un peu aventureuse et toujours
+sincère, les <i>penseurs</i> se croient forcés d'expliquer
+leurs variations. Moi, j'ai la simplicité
+de regarder les miennes comme un progrès, et
+je n'attache pas assez d'importance à ma personnalité
+pour ne pas lui donner un démenti
+quand je pense qu'elle s'est trompée. Il y a des
+personnalités susceptibles qui répondent par un
+soufflet à ce démenti: c'est quand la personnalité
+nouvelle, vendue à quelque intérêt humain,
+s'efforce de renier son passé honnête et candide.
+Ce n'est point ici le cas. Mes défauts ont persisté,
+mon indépendance ne s'est point rangée
+au joug du convenu, je ne me suis pas réconcilié
+avec ce qui facilite la vie et allège le travail;
+j'ai cherché un chemin, je l'ai trouvé,
+perdu, retrouvé, et je peux le perdre encore.
+Si cela m'arrive, je le dirai encore, rien ne
+m'empêchera de le dire. La contrée idéale que
+j'appelais autrefois la verte bohème des poëtes
+s'est semée de plus de fleurs à mes yeux, mais
+les fleurs fantastiques y ont fait de moins fréquentes
+apparitions. J'ai essayé de trouver le
+vrai de ma fantaisie, le droit légitime de ma
+protestation.</p>
+
+<p>J'ai peut-être vu peu à peu la destinée humaine
+avec d'autres yeux, et reconnu que, dans
+la période du doute et du découragement, je
+voyais mal parce que je ne voyais pas assez;
+mais je crois sentir avec le même coeur, penser
+avec la même liberté. Dès lors je ne crains pas
+que l'ancien <i>moi</i>, qu'il s'incline ou non devant
+le nouveau, lui cherche querelle ou lui adresse
+un reproche.</p>
+
+<p>En 1834, il y a trente-quatre ans, j'écrivais
+à mon cher Rollinat qui n'est plus:</p>
+
+<p>«Eh quoi! ma période de parti pris n'arrivera-t-elle
+pas? Oh! si j'y arrive, vous verrez,
+mes amis, quels profonds philosophes, quels
+antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche
+se promèneront à travers mes romans. Quelles
+pesantes dissertations, quels magnifiques plaidoyers,
+quelles superbes condamnations découleront
+de ma plume! Comme je vous demanderai
+pardon d'avoir été jeune et malheureux!
+Comme je vous prônerai la sainte sagesse des
+vieillards et les joies calmes de l'égoïsme! Que
+personne ne s'avise plus d'être malheureux dans
+ce temps-là, car aussitôt je me mettrai à l'ouvrage,
+et je noircirai trois mains de papier pour
+lui prouver qu'il est un sot et un lâche, et que,
+quant à moi, je suis parfaitement heureux<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a>.»</p>
+
+<p>Aujourd'hui, en 1868, il y a bien un vieux
+ermite qui se promène à travers mes romans;
+mais il n'a pas de barbe, il n'est pas stoïcien,
+et certes il n'est pas un philosophe bien profond,
+car c'est moi. Je ne sais s'il condamnerait et
+gourmanderait la jeunesse de son temps, si elle
+était <i>jeune et malheureuse</i>; mais, chose étrange,
+cette jeunesse nouvelle rit de tout, elle exorcise
+le doute au nom de la raison, elle ne comprend
+rien aux souffrances morales que les vieux ont
+traversées, elle s'en moque un peu, et un des
+plus naïfs; un des plus émus, un des plus jeunes
+de cette époque de refroidissement, c'est encore
+le vieux ermite qui la contemple avec surprise.</p>
+
+<p>Le voyageur d'autrefois l'eût maudite, l'époque
+où nous voici! Je crois bien qu'il n'eût pas
+résisté aux tentations de suicide qui l'assiégeaient.
+Le vieux voyageur d'aujourd'hui la bénit quand
+même, croyant fermement qu'elle est une transition
+inévitable, peut-être nécessaire, un passage
+difficile, mais sûr, pour monter plus haut.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> <i>Lettres d'un voyageur</i>.</blockquote>
+
+<p>Quant à lui, jusqu'à sa dernière heure, il aura
+fantaisie de monter. Donnez-lui la main, vous
+qui pensez à peu près comme lui, et vous aussi
+qui pensez tout à fait autrement; ceux qui veulent
+rester en bas crieront après nous tous et
+nous envelopperont dans le même anathème.
+Que cette persécution nous unisse, car notre
+but est le même, et, si ce n'est la conviction,
+c'est du moins le sentiment de notre droit qui
+nous rend solidaires. Nous ferons tous effort
+pour gagner les hauteurs, chacun suivant ses
+moyens et ses procédés, et il est des étapes où
+nous ne pouvons manquer de nous rencontrer,
+des refuges où nous aurons à lutter ensemble
+contre l'ennemi commun. Monte, jeunesse, monte
+en riant si tu veux, pourvu que tu ne t'arrêtes
+pas trop sous les arbres du chemin, et qu'à
+l'heure du combat tu saches te défendre!</p>
+<br><br>
+
+<p>A MAURICE SAND.</p>
+
+
+<p>Nohant, 15 juillet 1868.</p>
+
+<p>Il fait sombre, l'orage s'amasse, et déjà vers
+l'horizon les hachures de la pluie se dessinent
+en gris de perle sur le gris ardoise du ciel. La
+bourrasque va se déchaîner, les feuilles commencent
+à frissonner à la cime des tilleuls, et
+la flèche déliée des cèdres oscille, incertaine de
+la direction que le vent va prendre. C'est le moment
+de rentrer les enfants, les petites chaises
+et les jouets fragiles. L'aînée voudrait jouer encore
+sur la terrasse, elle ne croit pas à la pluie;
+mais le vent vient brusquement gonfler les plis
+de sa petite jupe, une large goutte d'eau tombe
+sur sa main mignonne. Elle saisit sa chère <i>Henriette</i>,
+la poupée favorite, et vient se réfugier
+dans mon cabinet.</p>
+
+<p>Alors commence un nouveau jeu: le jeu, la
+fiction, le drame de la pluie. L'enfant ouvre une
+ombrelle et marche effarée par la chambre; elle
+se livre à une pantomime charmante de grâce
+et de vérité. Elle se courbe sous les coups de
+l'aquilon, elle fuit devant la rivière qui déborde,
+elle avertit <i>Henriette</i> de tous les dangers qui la
+menacent, elle la préserve, elle la pelotonne
+sous son bras, enfin elle combat la tempête avec
+elle, et, toute souriante et palpitante, m'apporte
+<i>son enfant</i>, qu'il me faut essuyer, réchauffer et
+caresser comme un Moïse sauvé des eaux. Cette
+comparaison, qui ne peut pas être dans son
+esprit, perce aussitôt dans le mien.</p>
+
+<p>La dualité de l'âme éclate dans cette puissance
+qu'un enfant de trente mois possède déjà de
+dédoubler dans son esprit la réalité et le simulacre;
+mais voici un autre phénomène. J'étais
+en train d'écrire; l'action scénique m'intéresse,
+je l'observe, j'y prends part. Je joue mon rôle
+dans le drame qu'elle improvise, et, entre chacune
+des répliques que nous échangeons, ma
+plume reprend sa course sur le papier, l'idée
+que j'exprimais se retrouve dans la case de mon
+cerveau où je l'ai priée d'attendre, mon être
+intellectuel a suivi l'opération que l'enfant a su
+faire, il s'est dédoublé; il y a en moi deux acteurs,
+l'un qui écrit sa pensée méditée, l'autre
+qui représente la fille des pharaons arrachant
+aux flots du Nil le berceau d'un pauvre enfant
+nouveau-né. Je ne suis pas moins saisi de la fiction
+que ne l'est ma petite-fille. Je le suis peut-être
+davantage, car je vois le paysage égyptien
+qui doit servir de cadre à l'épisode. J'aperçois
+la mère qui se cache dans les roseaux, pleine
+d'angoisse, jusqu'à ce que son fils soit recueilli
+et emmené par la princesse. Le sentiment maternel,
+plus développé en moi, rêve une émotion
+que je ressens presque...</p>
+
+<p>Et pourtant mon travail, complètement étranger
+à ce genre d'impressions, va son train, et
+après chaque interruption de mon dialogue avec
+ta fille, dont la grâce me charme et m'occupe,
+il se trouve suffisamment élaboré pour que je le
+reprenne sans effort et sans hésitation. L'habitude
+de jouer ainsi avec elle, tout en faisant ma
+tâche quotidienne, a sans doute préparé et amené
+peu à peu ce résultat un peu exceptionnel;
+mais, comme il n'a rien du tout de prodigieux,
+il me donne à réfléchir sur les facultés de notre
+être intellectuel, et ces réflexions, je veux te les
+résumer à mesure quelles se succèdent et se
+groupent. Aussi bien l'orage redouble, l'enfant
+s'est endormie; voyageurs, nous ne voyageons
+pas: en ce moment, la nature nous chasse de
+es sanctuaires, la plante gonflée de pluie veut
+boire à l'aise, l'insecte s'est réfugié sous l'épaisse
+feuillée, le paysage s'est rempli de voiles où la
+couler pâlit et se noie; n'est-ce pas le moment
+d'entreprendre une petite excursion dans
+le domaine de l'invisible et de l'impalpable?</p>
+
+<p>Essayons.</p>
+
+<p>Bien que la botanique, qui me préoccupe cette
+année par son côté philosophique, ne soit pas
+le sujet direct de cette causerie, c'est elle qui
+m'y a conduit aussi par de longues rêveries sur
+<i>l'âme de la plante</i>, et je m'imagine avoir trouvé
+quelque chose pour ma satisfaction personnelle
+tout au moins. Cela se résume en quelques mots,
+mais il m'en faudra davantage pour y arriver;
+prends patience.</p>
+
+<p>«Nous avons deux âmes: l'une préposée à
+l'entretien et à la conservation de la vie physique,
+l'autre au développement de la vie psychique.
+La première, involontaire, impersonnelle,
+qui tombe sous l'examen et l'appréciation de la
+science physiologique, est, avec plus ou moins
+d'intensité, identique chez tous les hommes.
+L'autre, dont l'étude est du ressort des sciences
+métaphysiques, c'est le <i>moi</i> personnel, l'homme
+affranchi de la fatalité, le souffle impérissable
+et mystérieux de la vie.»</p>
+
+<p>Ainsi m'enseignait, il y a quelque vingt ans,
+un ami très-intelligent et très-modeste qui n'a
+jamais fait parler de lui comme philosophe.</p>
+
+<p>Cette définition pouvait être forcée quant à
+l'expression: il donnait le même nom à l'instinct
+et à la réflexion; mais, dans son langage
+figuré, il résumait peut-être d'une façon pénétrante
+et saisissante le problème de l'humanité.
+Je n'ai jamais oublié cette formule qui m'a toujours
+paru résoudre admirablement le mystère
+de nos contradictions antérieures et les antinomies
+sans fin qui divisent les hommes à l'endroit
+de leurs croyances.</p>
+
+<p>Voici ce que je lis dans un livre dernièrement
+publié:</p>
+
+<p>«Les choses se passent dans l'être humain
+comme si, à côté du cerveau pensant, il y avait
+d'autres cerveaux pensant à notre insu, et commandant
+à tous les actes ce que j'appelle la vie
+<i>spécifique</i>. Le dualisme de l'homme et de l'animal,
+de l'ange et de la bête, n'est point chimère,
+antithèse, fantaisie. Voici le cerveau, le
+centre noble, et voilà les centres divers de la
+moelle et du système nerveux sympathique. Ici
+règne la volonté, là l'instinct. Quelle lumière se
+répand sur la vie humaine quand on se met à
+y démêler l'oeuvre de l'intelligence consciente et
+volontaire, et le travail lent, monotone et fatal
+de l'instinct, caché aux centres nerveux secondaires!
+Comme l'âme proprement dite se trouve
+parfois devant cette âme-instinct qui ne devrait
+être que servante<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a>».</p>
+
+<p>Voilà bien, en somme, la définition de mon
+vieux philosophe&mdash;<i>sans le savoir</i>: une âme
+libre, immatérielle, fonctionnant au sommet de
+l'être; une âme esclave, <i>spécifique</i>, c'est-à-dire
+commune à toute l'espèce, agissant dans les régions
+inférieures; ici la moelle épinière transmettant
+ses volitions à l'encéphale, là l'encéphale
+luttant avec la volonté, dont il est le
+siège, contre les volitions aveugles de l'instinct.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> Auguste Laugel, <i>des Problèmes de l'âme</i>. Paris, 1868.</blockquote>
+
+<p>De là deux propositions contraires qui contiennent
+chacune une vérité incontestable.</p>
+
+<p>«L'homme est toujours et partout le même,
+disent les uns: cruel, lascif, intempérant, paresseux,
+égoïste. Les mêmes causes produisent
+et produiront toujours les mêmes effets. L'homme
+ne progresse point.»</p>
+
+<p>Cette opinion est fondée. Le rôle de l'instinct
+est fatal et ne s'épuise ni dans le temps ni dans
+l'espace. Vaincu, il n'est pas soumis et ne renonce
+jamais à la lutte.</p>
+
+<p>«L'homme est essentiellement et nécessairement
+progressif, disent les autres. Chaque révolution
+sociale ou religieuse marque une étape
+de son perfectionnement, chaque effort de son
+intelligence amène une découverte, chaque instant
+de sa durée est un pas vers le mieux.»</p>
+
+<p>Ceci est tout aussi vrai que l'assertion contraire.
+Aussitôt que l'on prend la peine de distinguer,
+on se trouve d'accord.</p>
+
+<p>Nous arriverons, je pense, à savoir compter
+jusqu'à trois, qui est le nombre sacré, la clef
+de l'homme et celle de l'univers, et une bonne
+définition nous fera quelque jour reconnaître en
+nous, non pas seulement deux <i>âmes</i> aux prises
+l'une contre l'autre, mais trois <i>âmes</i> bien distinctes,
+une pour le domaine de la vie spécifique,
+une autre pour celui de la vie individuelle,
+une troisième pour celui de la vie universelle.
+Celle-ci, qui tiendra compte du droit inaliénable
+de la vie spécifique, mettra l'accord et l'équilibre
+entre cette vie diffuse chez tous les êtres et
+la vie personnelle exagérée en chacun. Elle sera
+te vrai lien, la vraie <i>âme</i>, la lumière, l'unité.</p>
+
+<p>Chacun de nous, à un degré quelconque,
+porte en lui cette troisième et suprême puissance,
+puisqu'il l'entrevoit, l'interroge, lui cherche
+un nom, et s'inquiète de son emploi; mais
+l'éclair a bien des nuages à traverser encore,
+et peut-être faudra-t-il ces crises sociales terribles
+où s'amasse la foudre, pour que l'homme,
+frappé de la vérité comme d'une flèche divine,
+découvre sa vraie force et remplisse enfin son
+vrai rôle sur la terre.</p>
+
+<p>L'excellent livre que je viens de te citer, et
+que tu voudras lire, est le développement analytique
+du dualisme où l'homme actuel est encore
+engagé entre ses deux âmes. Le tableau éloquent
+de cette lutte est navrant, mais il aboutit à des
+espérances d'un ordre supérieur. Il est plein
+d'épouvantes pour la destinée humaine livrée à
+l'instinct spécifique, plein d'enseignements et
+d'exhortations à l'homme individuel, qui est
+ardemment sollicité de dégager le principe impérissable
+de sa liberté du tourbillon des passions
+basses ou des fantaisies coupables. C'est
+un livre de morale et de philosophie écrit par
+un savant et un libre penseur, car il nous engage
+à rejeter ces vains termes de spiritualisme
+et de matérialisme qui nous éloignent de la recherche
+de la vérité. Funeste antagonisme, en
+effet! Il semble que l'humanité se condamne à
+marcher sur des lignes parallèles sans vouloir
+jamais les faire fléchir pour se rencontrer, et
+que, de cette stupide obstination, les individus se
+fassent un point d'honneur et un mérite personnel.
+Faudra-t-il en conclure que bien des
+gens n'auraient rien à dire, s'ils ne disaient pas
+d'injures aux autres?</p>
+
+<p>La critique philosophique, dont le rôle est
+grand en ce moment-ci, est forte quand elle
+signale l'abus des mots et le vide des formules.
+C'est tout ce qu'elle a pu faire jusqu'à ce jour,
+et il semble qu'il ne soit pas encore de son ressort
+de chercher une solution. Les ignorants
+s'en impatientent; ils s'imaginent que leur sentiment
+personnel doit se manifester et se concentrer
+dans quelque aphorisme magique sanctionné
+par l'expérience et la raison. Faites place
+à ces ardeurs de la pensée, hommes de réflexion!
+elles vous donnent la mesure de nos
+tendances et de nos besoins. Ne les dédaignez
+pas, elles sont un thermomètre à consulter, une
+face de l'humanité à examiner. La preuve de
+ce besoin, c'est le catholicisme de pur sentiment
+qui se prêche avec succès aujourd'hui dans les
+salons et les églises, doctrine incapable de lutter
+contre la critique historique et habile à esquiver
+ses coups, mais forte de nos aspirations et
+adroite pour les accaparer au profit de sa cause.
+Faites-y grande attention, défenseurs de la doctrine
+expérimentale! Trouvez dans vos plus
+consciencieuses inductions un refuge pour notre
+idéalisme; autrement tous les faibles, tous les
+indécis, tous les illettrés passeront du côté du
+christianisme moderne, espérant y trouver la
+paix de l'esprit, et l'oubli du devoir de raisonner
+sa foi.</p>
+
+<p>M. Vacherot, dans un solide et délicat travail
+récemment publié dans la <i>Revue</i>, nous trace
+une esquisse instructive de la situation du catholicisme
+actuel. Malgré son exquise courtoisie
+pour les lumières de la chaire et de la polémique
+religieuse, il met ces lumières au pied du
+mur, les sommant, le malin qu'il est, d'étudier
+les textes sacrés, de les mettre d'accord et de
+définir l'orthodoxie. L'Église répond <i>in petto:
+Non possumus</i>; mais elle continue à nous parler
+avec une éloquence plus ou moins entraînante
+(M. Vacherot a un peu exagéré le talent de ses
+adversaires par excès de générosité ou de
+finesse) des points lumineux que cherche à ressaisir
+l'humanité présente: l'âme immortelle, la
+divinité <i>personnelle</i>, l'avenir infini, les cieux ouverts,
+l'idéal en un mot.</p>
+
+<p>Devant une critique et une philosophie qui
+ne peuvent sauver ouvertement ces trésors du
+naufrage, qui ne pensent pas même devoir
+trop affirmer qu'ils existent, l'Église invoque le
+sentiment, supérieur selon elle, à la raison, et
+les êtres de sentiment vont à elle.</p>
+
+<p>Mal nécessaire, disent les gens calmes. J'avoue
+que je ne puis pousser jusque-là l'indifférence et
+la sérénité. Je vois l'âme supérieure s'atrophier
+dans ce divorce avec la logique et retourner à
+l'enfance de l'humanité, enfance sacrée, poétique,
+respectable en son temps, dans son premier
+développement normal; sénilité puérile et funeste,
+presque honteuse à l'heure que nous
+marque aujourd'hui l'aiguille du temps.</p>
+
+<p>Eh quoi! nous ne sommes point mûrs pour
+une croyance qui réponde aux besoins de notre
+libre aspiration sans condamner à mort cet instinct
+spécifique, qui est le code imprescriptible
+de la nature animée? Et même dans le sanctuaire
+de l'encéphale, dont les opérations sont
+aussi multiples et aussi mystérieuses que la
+structure anatomique du cerveau est compliquée
+et insaisissable, il nous est impossible de marier
+la lucidité supérieure à la clairvoyance pratique?
+Nous sommes donc des infirmes, des êtres épuisés,
+à moins que nous ne soyons des intelligences
+qui n'ont encore rien commencé?</p>
+
+<p>Levez-vous donc, éveiller-vous, nobles esprits
+qui sentez palpiter en vous la troisième âme, la
+grande, la vraie, celle qui n'affirme pas timidement
+l'idéal et qui le prouve par cela même
+qu'elle le possède, qui ne tressaille pas d'effroi
+devant l'épreuve scientifique parce qu'elle sait <i>a
+priori</i> que cette épreuve sera la sanction de sa
+foi aussitôt qu'elle sera complète et décisive.
+Cette âme a autre chose à faire que de vaincre
+les révoltes et les tyrannies de l'instinct. Elle
+éclora dans des organisations qui les auront
+vaincues; mais, sitôt qu'elle parlera, elle enseignera
+rapidement comment il est facile à tous
+de les vaincre. Elle résoudra ce formidable problème
+qui consterne notre élan philosophique
+vers la beauté morale; elle nous rendra moins
+sévères pour les obstinations de la vie <i>spécifique</i>.
+Ces tyrannies de la chair ne sont redoutables
+que parce que l'âme universelle n'a point
+clairement parlé en nous, et que l'âme personnelle
+n'a pas d'armes assez bien trempées pour
+le combat. Ces armes de la foi et de la grâce
+que les catholiques se vantent de posséder sont
+aussi faibles que celles du scepticisme, puisque
+les tentations sont plus âpres à mesure que le
+chrétien devient plus saint et plus mortifié. Ce
+n'est pas la haine et le mépris de la chair qui
+en imposent à cette sourde-muette que nous
+portons en nous. Ce n'est point assez d'une âme
+libre de ses propres mouvements pour combattre
+des mouvements qui ne sont pas libres de lui
+obéir. Il faut quelque chose de plus. Il faut
+l'éclat d'une vérité supérieur à toutes les individualités,
+et supérieure même à leur liberté,
+car toute liberté qui ne se soumet pas à l'évidence
+devient aberration ou tyrannie.</p>
+
+<p>On nous dit que cette vérité de <i>consentement</i>,
+qui est la vraie discipline des intelligences, ne
+peut naître que d'une religion théologique ou
+sociale.</p>
+
+<p>De généreux esprits, prenant un effet pour
+une cause, ont cru l'apercevoir dans des formes
+sociales à imposer à l'humanité; d'autre part,
+de nobles érudits, épris de leurs sujets d'étude,
+se persuadent encore aujourd'hui que, sans le
+prestige d'un culte et l'absolu d'un dogme,
+aucune vérité ne peut devenir commune à l'humanité.</p>
+
+<p>A mes yeux, il y a erreur chez les uns
+comme chez les autres. Si l'humanité future
+confectionne des sociétés et construit des temples,
+l'individu sera libre sous la loi commune,
+et le mystère sera banni de l'autel.</p>
+
+<p>Pour cela, il faut que l'homme <i>sache</i> Dieu et
+l'humanité. On croit à ce que l'on sait. Ouvrez
+la porte au savoir. Donnez-lui des instruments,
+des laboratoires et la liberté absolue; mais donnez-lui
+aussi des ailes. Apprenez-lui que chaque
+genre de certitude a son domaine, chaque
+vérité acquise sa case dans l'intelligence, mais
+qu'il en est une d'un ordre si élevé, qu'il faut
+l'accueillir et la posséder dans la plus haute
+région de l'âme pour qu'elle serve de <i>criterium</i>
+et de corollaire à toutes les autres.</p>
+<br><br>
+
+<p>18 juillet 1868.</p>
+
+
+<p>.... Tu me demandes ce que j'entends par
+l'âme <i>universelle</i> de l'homme. Mon mot est mauvais,
+je ne le défends pas. Il faudrait toujours
+prendre les mots pour ce qu'ils valent; ils sont
+les empreintes du moment qui les fait éclore,
+les symboles qui transmettent à notre esprit
+nos impressions passagères, toujours incomplètes.
+Peu de mots fixent assez une idée pour
+mériter d'être conservés toute une semaine.
+Prends le mien pour ce que je te le donne, et
+vois-y l'appel d'une relation à établir entre
+l'âme individuelle et l'âme de l'univers.</p>
+
+<p>Tu vas me demander encore où est l'âme de
+l'univers, si elle est diffuse ou personnelle. Elle
+est partout selon moi, comme la matière est
+partout; elle est à la fois personnelle et diffuse,
+elle remplit le fini et l'infini. Je ne vois point
+d'obstacle à cette antithèse, puisque l'âme humaine
+a ces deux attributs bien distincts et
+cependant inséparables. A toute heure, notre
+esprit, enfermé en apparence dans le cercle
+étroit de nos besoins matériels ou de nos impressions
+passagères, peut s'élancer vers les
+sphères de l'infini, non pas seulement par la
+rêverie poétique, mais par les calculs précis de
+la mathématique et les certitudes idéales de la
+géométrie. Supposez que l'univers a une âme
+comme nous, mais une âme aidée de la connaissance
+d'elle-même, ce qui est la connaissance
+absolue de toutes choses; vous pouvez
+très-bien lui attribuer aussi la volonté de maintenir
+ses propres lois, puisque cette volonté est
+toujours en nous à un degré quelconque. Je ne
+vois rien là qui dépasse les perceptions de l'esprit
+humain. Il me semble au contraire, que
+cette vision de l'âme de l'univers nous est nécessaire,
+qu'elle prend sa source dans ce que
+nous avons de plus clair dans le cerveau, la
+logique, et de plus personnel dans le coeur, la
+conscience. Il nous est impossible d'attacher un
+sens aux mots de <i>sagesse</i>, d'<i>amour</i> et de <i>justice</i>,
+qui résument toute la raison d'être et toute
+l'aspiration de notre vie, si nous ne sentons pas
+planer sur nous une idéale atmosphère composée
+de ces trois éléments abstraits, qui nous
+pénètre et nous anime. Il n'y a pas que l'air
+qui alimente nos poumons. Il y a celui que
+notre âme respire. Trop subtil pour tomber
+sous les sens, cet air divin a une vertu supérieure
+à nos volitions animales, il les dompte
+ou les régularise quand nous ne lui fermons pas
+nos organes supérieurs. La chimie ne trouvera
+jamais ce fluide sacré; raison de plus pour que
+le chimiste ne le nie pas. C'est par d'autres
+moyens, par d'autres méditations, par d'autres
+expériences, que le vrai métaphysicien devra
+s'en emparer.</p>
+
+<p>Quels peuvent être ces moyens, me diras-tu?
+Ils sont bien simples et à la portée de tous, et
+même il n'y en a qu'un: passer à l'état de
+santé morale qui seule permet de saisir la
+véritable notion du divin. Je voudrais bien que
+l'on trouvât à l'âme de l'univers un autre nom
+que celui de <i>Dieu</i>, si mal porté depuis le temps
+des Kabires jusqu'à nos jours. J'aimerais encore
+mieux celui d'homme, <i>le grand homme</i> (comme
+qui dirait la grande personne universelle) de
+Swedenborg; mais qu'importe son nom? Elle
+en changera longtemps encore avant que nous
+lui-en ayons trouvé un définitif et convenable.</p>
+
+<p>Ce Dieu, puisqu'il faut le désigner par un
+nom qui est tout aussi grossier que sublime,
+n'a pas seulement mis en nous, à l'heure de
+notre naissance <i>spécifique</i>, une parcelle de sa
+divinité; il nous la renouvelle et nous l'augmente
+quand nous naissons à la vie de raisonnement
+individuel. Il nous la concède réellement
+quand nous surmontons l'instinct aveugle assez
+pour mériter d'échapper à sa tyrannie. Je ne
+dirai pas avec Laugel qu'il faudra à l'homme de
+grands combats et des sacrifices immenses pour
+arriver à ce perfectionnement. Il les lui faut
+aujourd'hui parce qu'il doute. Le jour où il
+croira, avec ses <i>deux âmes</i> supérieures, à un
+idéal bien défini et bien évident, l'âme inférieure
+ne réclamera que la part de satisfaction
+qui lui est due. L'appétit ne sera plus la fureur,
+la passion ne sera plus le crime, la fantaisie ne
+sera plus le vice. L'âme personnelle, celle qui
+est libre de choisir entre le vrai et le faux, recevra&mdash;de
+l'âme vouée au culte de l'<i>universel</i>&mdash;une
+lumière assez frappante pour ne plus hésiter
+à la suivre. Le mal a déjà beaucoup diminué
+à mesure qu'a diminué l'ignorance, qui peut
+le nier? Il disparaîtra progressivement à mesure
+que rayonnera l'astre intellectuel voilé en nous.</p>
+
+<p>On opposera à cette espérance, je le sais, la
+brutalité de la nature, le déchaînement aveugle
+des désastres extérieurs ruinant à tout instant
+l'oeuvre du travail de l'homme, la férocité des
+animaux qui lui ont fait si longtemps une guerre
+sérieuse, le déchaînement des cyclones, les
+tremblements de terre, les épidémies foudroyantes,
+les maladies incurables, toutes les
+puissances ennemies que nous ne savons point
+encore conjurer ou éviter. Mais l'âme de l'univers
+a aussi sa dualité pour ne pas dire sa trinalité.
+Elle a, comme l'homme, une âme spécifique,
+instinctive, fatale, que l'âme libre et
+personnelle combat, et que l'âme universelle
+domine. L'âme spécifique, qui agit aveuglément
+dans tout être, peut-être dans toute chose,
+pousse sans cesse l'univers matériel vers le trop
+plein et le trop vivant. De cet excès naissent les
+éclatements, le vase trop rempli se brise, la
+force trop accumulée déchire ses enveloppes et
+se détruit elle-même en s'épanchant au dehors.
+Une montagne, une contrée, un monde,
+peuvent tomber en ruine sous les coups de
+l'agent indompté. L'âme céleste et personnelle
+de ce monde n'est pas détruite pour cela; elle
+va rejoindre le foyer de la vie céleste irréductible,
+et, dans ce foyer de l'infini psychique, elle
+se retrempe à la vie universelle, qui s'aperçoit
+peu des désastres partiels, ou qui s'en sert avec
+discernement pour reconstruire des mondes
+mieux équilibrés.</p>
+
+<p>Mais les victimes, les millions d'individus plus
+ou moins intelligents que frappe un grand cataclysme,
+les compterons-nous pour rien? Si nous
+croyons que quatre-vingts ou cent ans d'existence
+sont toute l'aspiration, toute la conquête, toute
+la destinée de l'homme, ou que, surpris par la
+mort violente en état de péché, il ait une
+éternité d'inénarrable souffrance à endurer au
+sortir de la vie, certes Dieu est injuste, l'âme
+universelle est idiote et méchante, ou, pour
+mieux dire, elle n'existe pas. Nous sommes des
+chiffres,... pas même! des accidents qui ne
+comptent point.</p>
+
+<p>Ceux que domine l'âme spécifique sont bien
+libres de le croire, mais ils ne peuvent forcer
+ceux qui pensent à partager leur découragement.
+Sur quelque raisonnement que s'appuie la
+négation du <i>moi</i> éternel, il ne dépend pas de
+nous de nous sentir persuadés. A mesure que
+nos instincts se règlent et s'harmonisent doucement
+avec les instincts supérieurs, nous entrons
+dans une lucidité de l'esprit qui est l'état normal
+auquel l'homme doit parvenir.</p>
+<br><br>
+
+<p>19 juillet.</p>
+
+
+<p>Te définirai-je l'état de santé morale, l'idéal
+tel que je l'entends? Il est relatif et se moule
+forcément sur la vertu la plus pure et la raison
+la plus haute qu'un homme puisse atteindre dans
+le temps et le milieu où il existe.&mdash;Tel saint
+très-respectable et très-sincère des anciennes
+religions ne serait plus aujourd'hui qu'un fou.
+Le cénobitisme serait l'égoïsme, la paresse, la
+lâcheté. Nous savons que la vie complète est
+un devoir, qu'on ne peut pas rompre avec
+l'instinct normal de la vie spécifique sans
+rompre avec les lois les plus élémentaires de la
+vie, et que l'infraction à une loi de l'univers
+est une sorte d'impiété toujours punie par le
+désordre des facultés supérieures. La mortification
+de la chair, par le célibat, le jeûne et les
+flagellations, était grossière et charnelle en ce
+sens qu'elle ne servait qu'à ranimer ses révoltes.
+En lui imposant des sacrifices, l'esprit tranquille
+et fort la mortifie surabondamment.</p>
+
+<p>Mais les appétits déréglés, vicieux, immondes,
+sont-ils donc une loi de l'espèce? Si certains
+animaux, en se rapprochant de la forme humaine
+et du développement de l'encéphale, nous offrent
+le repoussant spectacle de la lubricité, de la
+cruauté, de la gourmandise; si l'homme sauvage
+lui-même, aux prises avec l'animalité, s'imprègne
+des instincts de la brute, résulte-il de cette
+confusion de limites entre l'homme et le singe
+que l'instinct humain ne soit pas modifiable?
+Il l'est à un point qui frappe de surprise et
+d'admiration, quand on ne voit que la surface
+des moeurs civilisées. Le respect d'une convention
+qui prend sa source dans le respect de soi et
+des autres est une victoire bien signalée de la
+volonté sur l'instinct.</p>
+
+<p>Si c'est peu que cette décence extérieure qui,
+sous le nom de savoir-vivre, voile des abîmes
+de corruption, c'est déjà quelque chose. La
+sainteté pourrait consister dès aujourd'hui à
+identifier la vie secrète et cachée à ces apparences
+de pudeur, de bonté, d'hospitalité, de raison,
+qui sont le code de la bonne compagnie. Pourquoi
+non? Où est l'obstacle? Pourquoi toute
+parole aimable ne serait-elle pas l'expression
+d'une âme aimante? Pourquoi toute allure de
+pudeur ne serait-elle pas la manifestation d'une
+conscience épurée? Pourquoi tout simulacre
+d'obligeance ne prendrait-il pas sa source dans
+la joie d'assister son semblable? Pourquoi toute
+discussion de l'intelligence ne reposerait-elle pas
+avant tout sur le désir de s'instruire?</p>
+
+<p>Avoue que, si nous arrivions à marier la politesse
+parfaite à une parfaite sincérité, nous
+serions déjà, sans sortir de nos lois et de nos
+usages, montés à un degré supérieur d'excellence
+et de joie intérieure.</p>
+
+<p>La joie intérieure, voilà un grand mot! C'est
+le premier des biens, parce qu'il est le seul qui
+nous appartienne réellement. Je ne vois pas que
+beaucoup de gens s'en préoccupent et le cherchent.
+La masse court aux satisfactions de
+l'instinct: les vicieux s'efforcent d'exaspérer
+leurs appétits pour mieux sentir l'intensité de la
+vie animale; les ambitieux se vouent à une
+anxiété incessante qui bannit la joie du sanctuaire
+de leur âme; des esprits plus élevés se
+vouent à des études dont le but défini n'est
+souvent que la satisfaction d'une curiosité spéciale;
+les coeurs passionnés cherchent leur
+ivresse et leur expansion dans l'amour, sans
+songer à en faire quelque chose de plus noble
+que la volonté d'amasser deux orages et de
+choquer douloureusement deux courants électriques.
+Où sont les hommes qui cherchent sincèrement
+à se rendre meilleurs sans prétendre à un
+paradis fait à leur guise, en acceptant dans l'avenir
+éternel toutes les éventualités, toutes les
+fonctions, toutes les épreuves, quelles qu'elles
+soient, que l'inconnu nous réserve? Cette résignation,
+non mystique ni fanatique, mais confiante
+et digne, serait déjà un pas vers la
+sainteté.</p>
+
+<p>Quelle difficulté insurmontable éprouvons-nous
+donc à nous placer ainsi dans le sentiment
+de l'infini avec une bravoure calme et un modeste
+sentiment de nos forces? Où serait la
+vanité de travailler le <i>moi</i> comme un lapidaire
+taille et polit une pierre précieuse? La vertu
+peut avoir aussi son instinct pour ainsi dire
+<i>spécifique</i>, son besoin ardent et soutenu d'élever
+dans l'individu le niveau intellectuel de la race.
+Pour peu que l'on s'y essaie, on découvre en
+soi une docilité que l'on ne se connaissait pas,
+de même que l'esprit généreux qui entreprend
+un grand et noble travail est tout surpris de
+sentir en lui un nouveau lui-même qui s'éveille,
+se révèle et semble dicter ses lois à l'ancien.
+C'est la troisième âme, c'est ce que les artistes
+inspirés appellent l'<i>autre</i>, celle qui chante quand
+le compositeur écoute et qui vibre quand le
+virtuose improvise. C'est celle qui jette brûlante
+sur la toile du maître l'impression qu'il a cru
+recevoir froidement. C'est celle qui pense quand
+la main écrit et qui fait quelquefois qu'on
+exprime <i>au delà</i> de ce que l'on songeait à exprimer.
+Enfin c'est elle qui n'ergote pas, qui n'a
+plus besoin de raisonner, mais qui peut et qui
+veut; elle est là, agissante à notre insu le plus
+souvent, cherchant à nous élever vers le foyer
+de la science infinie; mais nous ne la connaissons
+pas, nous avons peur d'elle. Nous croyons
+qu'elle usera trop vite les ressorts de notre frêle
+machine. L'instinct de la conservation nous
+empêche de la suivre sur les cimes. C'est une
+peur lâche, résultat de notre ignorance, car c'est
+elle qui est la vie irréductible, et, si son embrassement
+nous donnait la mort, ce serait une
+mort bien douce, bien enviable et bien féconde,
+le réveil dans la lumière!</p>
+
+<p>Mais ne nous livrons pas trop à l'enthousiasme
+sans contrôle. N'oublions pas qu'il s'agit de
+rendre la vérité accessible même aux esprits
+froids, pourvu qu'ils soient épris de la vérité.</p>
+
+<p>L'analyse complète de l'homme, <i>âmes et corps</i>,
+nous conduirait certainement à une notion
+complète de la Divinité, <i>corps et âmes</i>.&mdash;En
+distinguant en nous trois étages de facultés,
+nous nous rendrions compte des trois étages de
+puissance de la vie universelle. Nous ne sortirons
+d'aucun problème par la notion de dualité,
+puisque toute dualité représente deux contraires.
+Ce que je dis là est aussi vieux que le monde
+pensant. C'est l'éternel symbole. D'où vient qu'il
+n'a reçu aucune application scientifique qui
+puisse se traduire en philosophie certaine pour
+les lois de la vie morale et les actes de la vie
+pratique? Les explications des trinités théologiques
+sont des figures confuses mal comprises
+ou mal définies par les hommes du passé. La
+définition que je te propose ne vaut peut-être
+pas mieux. La technologie vulgaire, dont il n'est
+pas permis à mon humilité de se dégager, est
+encore très-insuffisante pour résumer une vision
+plus ou moins nouvelle du vieux thème de
+l'humanité. A des conceptions vraiment neuves
+il faudra certes un langage nouveau.</p>
+
+<p>Mais, quelque mal exprimée que soit ma
+définition, elle ne m'apparaît pas comme un vain
+songe que le réveil dissipe. J'ai besoin d'un Dieu,
+non pour satisfaire mon égoïsme ou consoler
+ma faiblesse, mais pour croire à l'humanité dépositaire
+d'un feu sacré plus pur que celui auquel
+elle se chauffe. Jamais on ne me fera
+comprendre que le cruel, l'injuste et le farouche
+soient des lois sans cause, sans but et sans
+correctif dans l'univers. La compensation que le
+malheureux demande à Dieu dans une vie
+meilleure est une réclamation toute personnelle
+que Dieu pourrait fort bien ne pas écouter, si
+elle n'était le cri énergique et déchirant de
+l'humanité entière. Nulle théorie sérieuse n'a
+encore présenté le sentiment et le besoin de la
+justice comme une illusion. Le moment où
+l'homme renoncerait à posséder cet idéal marquerait
+la fin de sa race et le ferait redescendre
+à l'animalité, dont il est peut-être issu. S'il
+existe une doctrine qui envisage ce résultat
+comme digne d'être poursuivi, je lui refuse tout
+au moins d'avoir pour guide la <i>raison</i>, puissance
+si hautement invoquée par les sceptiques.</p>
+
+<p>Non, il n'y a pas de raison véritable sans
+sagesse; c'est par la sagesse seule que la raison,
+s'élevant à l'état de vertu, devient respectable.
+La sagesse entraîne et réclame impérieusement
+la justice, et, s'il n'y a ni justice ni sagesse dans
+l'âme de l'univers, il n'y en a jamais eu, il n'y
+en aura jamais dans celle de l'homme. Que devient
+la morale, devant laquelle pourtant toutes
+les écoles s'inclinent et toutes les discussions
+cessent, si l'homme ne peut puiser à une source
+certaine les premières conditions de la moralité?</p>
+
+<p>Il existe donc dans l'univers une pensée souveraine
+faite de lumière et d'équité. Si les
+faits extérieurs simulent de temps à autre, par
+des désastres partiels, l'indifférence d'un destin
+inexorable, ne nous arrêtons pas à ces apparences
+indignes de troubler une philosophie
+sérieuse. Il est bien certain que la plupart des
+maux inhérents à notre espèce, maladies, passions,
+guerres, égarements, sont notre propre
+ouvrage, c'est-à-dire le résultat de l'élan déréglé
+ou de l'aveugle inertie de l'âme spécifique. Cette
+âme impersonnelle, ce moteur aveugle que les
+uns respectent trop, que les autres ne respectent
+pas assez, est chez nous un agent de destruction
+tout aussi bien qu'un agent de conservation.
+Chose frappante, et qui témoigne de la nécessité
+de la troisième âme, l'instinct de l'homme est
+inférieur à celui des animaux. Les animaux ont
+le discernement des aliments salutaires ou nuisibles,
+la prévision jamais en défaut des besoins
+de la vie et des influences de l'atmosphère pour
+eux et pour leur progéniture. Aucun vice particulier,
+aucun excès de nourriture, aucune ivresse
+d'amour ne fait oublier à une pauvre petite
+femelle de papillon qui va mourir après sa ponte
+de se dépouiller le ventre de son duvet pour
+envelopper et tenir chaudement ses oeufs destinés
+à passer l'hiver avant d'éclore. Il semble,
+devant une multitude de faits observés, que l'animal
+ait deux âmes aussi, l'instinctive et celle
+qui raisonne. Peut-être devrait-on oser l'affirmer,
+puisqu'à toute heure la prévoyance, le dévouement,
+le discernement et la modération de la
+bête semblent faire la critique de nos aveuglements
+et de nos excès. Avec l'hypothèse des
+trois âmes, l'animal, doué des deux premières,
+s'explique et cesse d'être un problème insoluble.
+La troisième âme complète l'homme: «Il n'est,
+a dit Pascal, ni ange ni bête.» Pascal est resté
+garrotté ici par la notion de dualité. L'homme
+est bête, homme et ange. .</p>
+
+<p><i>La plante, placée à l'étage inférieur, a sans
+doute l'âme inconsciente, spécifique.</i> Ainsi seraient
+expliqués les deux royaumes de la vie, improprement
+nommés règnes de la nature.</p>
+
+<p>L'homme a donc à se préoccuper des trois
+supports de son existence normale, dirai-je
+latente? Non, le monde caché s'ouvre peu à peu
+et beaucoup ont pénétré dans la troisième sphère,
+croyant n'être que dans la seconde.</p>
+
+<p>L'homme, parvenu à l'apogée de ses facultés,
+saura conjurer les fléaux matériels. Quand il accuse
+l'âme de l'univers de frapper son âme par
+le déchirement des morts prématurées, c'est lui-même,
+c'est son espèce qu'il devrait accuser de
+paresse et d'ignorance. Loin de se décourager
+d'invoquer la grande âme, il devrait s'élever de
+plus en plus vers elle pour sortir des ténèbres.
+En l'interrogeant dans la portion de lui-même
+qu'elle habite plus spécialement, il trouverait
+une réponse nette qui serait le remède à sa douleur.
+Cette réponse que l'on traite de vague
+espérance, c'est la perpétuité du <i>moi</i>, qui ordonne
+d'entrevoir une meilleure existence pour
+les chers innocents que nous pleurons. Nous le
+connaissons, nous l'avons bu ensemble, ce calice,
+le plus amer qui soit versé dans la vie de famille.
+J'ose dire que la douleur de l'aïeule, qui sent
+dans ses entrailles et dans sa pensée la douleur
+du fils et de la fille en même temps que la
+sienne propre, est la plus cruelle épreuve de son
+existence. La blessure faite à l'instinct et à la
+réflexion ne se ferme pas. C'est alors qu'il faut
+monter au sanctuaire de la croyance qui est
+celui de la raison supérieure; c'est alors qu'il
+faut soumettre les notions de justice personnelle
+aux notions de justice universelle. Si Dieu a pris
+cette âme qui était le plus pur de nous-mêmes,
+c'est qu'il la voulait heureuse, disent les chrétiens.
+Disons mieux, Dieu n'a pas pris cette âme:
+c'est notre science humaine, c'est notre puissance
+spécifique qui n'ont pas su la retenir; mais Dieu
+l'a reçue, elle est aussi bien sauvée et vivante
+dans son sein, cette petite parcelle de sa divinité,
+que l'âme plus complexe d'un monde qui
+se brise. Elle n'y est pas perdue et diffuse dans
+le grand tout, elle a revêtu les insignes de la
+vie, d'une vie supérieure immanquablement; elle
+respire, elle agit, elle aime, elle se souvient!</p>
+
+<p>Dans le refuge de la seconde âme, celle qui
+résonne et choisit, nous trouvons encore des
+éléments de force et de guérison relative; celle-ci,
+c'est l'âme sociale où le sentiment parle au
+sentiment. Il nous reste toujours, si nous sommes
+dans le juste et l'humain, quelqu'un à
+chérir sur la terre. A la consolation de cet être,
+n'y en eût-il qu'un seul, nous devons notre
+courage, et, si nous ne le devons à aucun individu,
+si nous sommes sans famille et séparés de
+nos amis, nous le devons à tous nos semblables,
+l'idée de solidarité et de fraternité étant commune
+à l'âme sociale et à l'âme métaphysique.</p>
+
+<p>Mais voici l'aube! Pendant que je te résume
+l'objet, assez flottant jusqu'ici, de quelques-uns
+de nos entretiens, tu poursuis avec une énergie
+soutenue des études spéciales, où ta pensée rencontre
+souvent la préoccupation de ce <i>moi</i> divin
+interrogeant les mystérieuses fonctions de la vie
+instinctive. Je vais aller éteindre ta lampe, à
+moins que je n'aille avec toi voir coucher les
+étoiles rouges et bleues dans la pâleur de l'horizon.
+Les oiseaux ne chantent pas encore, nos
+enfants dorment. Leur adorable mère s'est
+retirée de bonne heure, s'arrachant avec courage
+aux enjouements de la veillée, pour assister au
+réveil de ses petits anges. Un silence solennel
+plane sur cette chaude nuit. La matière repose,
+et pourtant ton chien rêve de chasse ou de
+combats. La <i>plusie</i> argentée voltige autour des
+fenêtres d'où s'échappe un rayon de lumière. La
+chouette, qui semble portée par l'air immobile
+et muet, glisse discrètement sous les branches.
+Tout un monde nyctalope s'agite autour de nous
+sans bruit. Nous éprouvons la sensation d'un bien-être
+diffus dans toute la nature estivale.... Est-ce
+l'âme spécifique qui répercute seule en nous ce mélange
+de calme suprême et d'activité mystérieuse
+répandus dans les dernières ombres? Il y a quelque
+chose de plus; notre âme personnelle observe
+et compare, notre âme divine perçoit et savoure.</p>
+
+<p>Bonsoir, je veux dire bonjour, car un rayon
+rose monte là-bas derrière les vieux noyers. Endormons-nous
+comme nous nous réveillerons, en
+nous aimant!</p>
+<br><br>
+<p>22 juillet.</p>
+
+<p>Tu n'en as pas assez? tu veux un résumé de
+cette doctrine? Oh! je ne donne pas ce titre
+pompeux à ma notion personnelle de l'univers,
+toute notion de ce genre est trop forcément incomplète
+pour s'affirmer comme une découverte;
+c'est un essai de méthode, et rien de plus.
+L'homme n'en est pas encore à posséder autre
+chose qu'un instrument de travail intellectuel que
+chacun tâche d'adapter à son cerveau, comme
+l'ouvrier mécontent des instruments imparfaits
+qu'il trouve dans le commerce cherche à
+s'en fabriquer un qui réponde à la conformation
+de sa main. Il y a une vérité d'ensemble,
+corollaire de toutes les vérités de détail. Personne
+ne peut nier cette proposition sans une défiance
+qui va jusqu'au mépris de la vérité.</p>
+
+<p>Pour parvenir à la possession de cette vérité
+suprême, l'homme doit s'exciter, se perfectionner,
+se rendre apte à la saisir et à l'élucider; c'est
+toute une éducation qu'il doit acquérir et s'imposer
+à travers des angoisses et des difficultés
+qui exerceront et décupleront sa force morale.
+La plupart des méthodes qu'il a inventées sont
+restées sans résultat général, et les plus belles,
+les plus ingénieuses, n'ont pas toujours été les
+plus efficaces; elles n'ont pas réussi à élever
+l'esprit humain plus haut que l'antithèse, qui
+est une impasse.</p>
+
+<p>En cherchant Dieu dans l'univers, l'homme
+n'a pu que le chercher en lui-même, c'est-à-dire
+en se servant de l'induction personnelle et
+directe. Le premier sauvage qui a invoqué une
+puissance supérieure à la nature ennemie s'est
+dit: «Je suis trop faible; appelons un être fort
+dans la nuée et dans la foudre pour éclater sur
+les obstacles de ma vie.» De là le sentiment de
+la toute-puissance.</p>
+
+<p>Le premier croyant qui a constaté l'insuffisance
+des sacrifices s'est dit qu'il fallait persuader ce
+Dieu qui ne se laissait point acheter par des
+offrandes. Il a cherché dans son coeur la fibre
+tendre et suppliante, et il s'est dit, en se sentant
+adouci, que son Dieu devait être bon.</p>
+
+<p>Le premier philosophe qui a contemplé ou
+subi l'injustice du destin s'est dit à son tour
+qu'il devait y avoir dans la pensée divine, dans
+l'âme de l'univers, quelque refuge contre cette
+injustice. En se sentant pénétré d'horreur pour
+l'injuste, il s'est senti juste, et aussitôt il a attribué
+à son Dieu une justice si exacte et si étendue,
+que les maux soufferts en cette vie devaient se
+convertir dans sa main en bienfaits éternels.</p>
+
+<p>Trouvera-t-on un autre procédé que ces
+moyens naïfs d'apercevoir la Divinité? Est-ce la
+science qui remplacera le sens humain? Mais la
+science n'est elle-même qu'une méthode humaine
+pour chercher la vérité extra-humaine; ce sont
+nos sciences exactes qui ont mesuré l'espace et
+conçu l'infini. Ce sont nos sciences naturelles
+qui ont classé méthodiquement les oeuvres de la
+nature.</p>
+
+<p>Il s'est trouvé que l'univers donnait pleine
+confirmation aux sciences exactes, et que la
+nature terrestre pouvait se prêter au classement,
+Donc, le vrai est au delà de l'homme, mais ne
+peut être prouvé à l'homme que par l'homme.
+Ceux qui font intervenir le miracle, l'interversion
+des lois naturelles pour faire apparaître
+Dieu au sommet de leur extase, ne peuvent plus
+être traités sérieusement. Il faut que l'homme
+trouve lui-même son Dieu par les moyens qui
+lui sont propres et qui lui ont fait trouver tout
+ce qu'il possède de vrai. Toute conception d'une
+abstraction parfaite a son siége dans notre intelligence
+et sa raison d'être dans notre coeur.</p>
+
+<p>Pour percevoir l'idéal en dehors de soi, il faut
+donc le percevoir en soi. Pour connaître Dieu,
+l'homme doit se connaître, et mon avis est qu'il
+ne l'ignore que parce qu'il s'ignore lui-même.</p>
+
+<p>Certaines études ont conduit tristement quelques-uns
+à ne reconnaître en nous que l'âme
+spécifique, la plupart des autres ont confondu
+cette première région de la vie commune à l'espèce
+avec la seconde, siége de la vie individuelle.
+Ce mélange de liberté et de fatalité n'a pu trouver
+de solution pratique, puisque la discussion
+continue sous tous les noms et sous toutes les
+formes. Le christianisme a dû expliquer le mal
+par l'intervention du diable, et il y a encore
+des gens qui croient au diable, la logique de
+leur croyance exigeant cette bizarre hypothèse.</p>
+
+<p>Pourtant on s'est généralement arrêté à la notion
+d'une vie instinctive et d'une vie intellectuelle,
+et on a fait procéder nos contradictions intérieures
+du combat sans issue de ces deux natures.
+La notion de l'univers, moulée sur cette notion
+de nous-mêmes, est restée problématique, et confond
+encore de très-grands esprits qui ne s'expliquent
+ni son ordre admirable, ni ses désordres
+effrayants.</p>
+
+<p>Ne pas consentir à ce que l'univers soit ce
+qu'il est, c'est ne pas consentir à être ce que
+nous sommes, et le considérer comme une énigme,
+c'est se résoudre à ne jamais déchiffrer celle de
+notre propre vie. Pouvons-nous nous arrêter là?
+Pour ma part, je le voudrais en vain.</p>
+
+<p>J'appelle donc à notre aide une méthode qui
+fasse entrer l'homme dans la notion de <i>trinalité</i>,
+applicable à l'univers et à lui. Je crois que ce
+n'est certes point assez pour clore la série de nos
+études. Le vieux monde a trouvé, dans les profondeurs
+de sa métaphysique mystérieuse, ce
+nombre trois, qui n'est pas dépassé, puisqu'il
+n'est pas encore généralement admis. Nos efforts
+actuels devraient tendre à le faire comprendre
+et accepter en attendant mieux. Ce serait un
+grand pas de fait.</p>
+
+<p>Je sais fort bien qu'aucune méthode ne peut
+répondre sans réplique à toutes les questions
+que l'homme se pose. La plus grave est celle-ci:</p>
+
+<p>Pourquoi Dieu, qui pouvait tout, n'a-t-il pas
+tout réglé en vue d'un idéal auquel l'homme
+peut arriver d'emblée sans passer par l'âge de
+barbarie, et pourquoi cet âge d'ignorance et de
+bestialité a-t-il encore tant d'âmes soumises à
+son empire, même au sein de la civilisation raffinée
+de notre temps? Il ne tenait qu'au <i>Créateur</i>
+de nous faire plus éducables et de nous
+initier plus promptement à l'intelligence de sa loi.</p>
+
+<p>S'il y a un Dieu antérieur à la création, et
+qu'elle soit son ouvrage, si l'univers a eu un commencement,
+si une âme magique a soufflé sur la
+matière inerte à un moment donné pour la faire
+tressaillir et penser, enfin si le Dieu que l'humanité
+doit admettre est celui des antiques théodicées,
+ces questions resteront à jamais sans réponse.</p>
+
+<p>Mais si, écartant ces poëmes symboliques,
+nous nous contentons de comprendre l'âme de
+l'univers par l'induction rigoureuse, qui est le
+seul rapport possible entre elle et nous, nous
+sommes forcés de croire qu'il y a un créateur perpétuel
+sans commencement ni fin dans une création
+éternelle et infinie. Si l'univers a commencé,
+Dieu a commencé aussi; c'est ce que n'admet
+aucune métaphysique, aucune philosophie.</p>
+
+<p>L'univers avec ses lois immuables existe par
+lui-même, il est Dieu, et Dieu est universel.
+Dieu est un corps et des âmes. Il faudrait peut-être
+dire que dans son unité il a des corps et
+des âmes à l'infini, car, dans le fini où nous
+rampons, nous ignorons le chiffre de nos organes
+matériels et intellectuels. «Quel oeil, quel
+microscope est jamais descendu dans les profonds
+abîmes du monde cérébral? Dans ce petit espace
+remuent des systèmes plus complexes que les
+systèmes célestes, des constellations organiques
+plus étonnantes que celles qui parsèment l'infini.
+Une force unique détermine les formes et les
+mouvements des grands corps qui courent dans
+l'espace; mais ici sont enfermées des forces sans
+nombre comme en champ clos, elles s'y marient,
+s'y épousent, s'y fécondent, s'y métamorphosent
+sans relâche....</p>
+
+<p>»L'oeuvre de l'anatomie, toute descriptive,
+est jusqu'ici demeurée stérile. Elle peint des
+tissus, des éléments anatomiques, elle ignore la
+dynamique de ces petits édifices moléculaires.
+Elle reste en face de ces amas cellulaires comme
+un oeil ignorant en face des désordres lumineux
+du ciel. Elle connaît les caractères d'un livre,
+elle ignore le sens des mots<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Laugel, <i>Problèmes de l'âme</i>.</blockquote>
+
+<p>Vous qui proclamez la méthode exclusivement
+expérimentale, il ne faudrait peut-être pas tant
+affirmer qu'elle suffit. Jusqu'à ce jour, elle ne
+suffit pas, elle ne sait pas, elle n'a pas trouvé.
+Tout comme les études psychiques, vos études
+ont encore besoin d'un peu de modestie.</p>
+
+<p>Il existe un très-beau livre, très-peu connu, de
+notre digne ami M. Léon Brothier<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>, qui répond
+à bien des propositions et résout bien des
+doutes. Il t'a semblé ardu, et pourtant il est
+charmant dans sa profondeur, et l'on y sent la
+bonhomie de la Fontaine, pour ne pas dire celle
+de Leibnitz. Il conclut en d'autres termes, tantôt
+plus savants, tantôt plus aimables que ceux que
+j'emploie ici, à la nécessité d'une triple vue sur
+le monde des faits et des idées. Je ne suis pas
+de force à proclamer qu'il ne se trompe en
+rien, que, après l'avoir lu attentivement, je pense
+par lui et avec lui sur toute chose. Je ne sais,
+mais il m'a puissamment aidé à me dégager de
+la notion de dualité qui nous étouffe, et j'ose
+dire que cette notion ne résiste pas à sa critique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> <i>Ébauche d'un glossaire du langage philosophique</i>.
+Paris, 1853.</blockquote>
+
+<p>Avant lui, les travaux de Pierre Leroux, de
+Jean Reynaud et de son école avaient porté de
+grands coups aux vieilles méthodes de l'antithèse,
+beaucoup d'autres nobles esprits ont cherché à
+traduire les trois personnes divines de la théologie
+par des notions vraiment philosophiques.
+Moi, je demande, je cherche une explication
+plus facile à vulgariser, et surtout l'abandon de
+cette vision trinitaire céleste qui supprime le
+corps et ne peut pas supprimer Satan. Je ne
+peux pas me représenter un Dieu hors du monde,
+hors de la matière, hors de la vie.</p>
+
+<p>Les attributs appréciables de la Divinité, que,
+par un grand progrès, nous pourrions classer en
+trois ordres principaux, n'ont pas de limites appréciables
+à l'esprit humain, puisque l'esprit
+humain ne sait pas encore la limite de ses propres
+facultés et s'obstine à ne s'en attribuer que
+deux, privées de régulateur et de lien.</p>
+
+<p>Ne va pas croire qu'en donnant le nom de <i>troisième</i>
+âme, d'âme supérieure en contact avec
+l'universel, au troisième ordre encore peu défini
+de nos facultés vitales, je sois tenté de croire
+cette âme impersonnelle et de l'abîmer en
+Dieu. Je n'en suis pas là; je pense avec nos
+ancêtres de la Gaule que l'homme ne pénétrera
+jamais dans <i>Ceugant</i>, et je ne les suis pas dans
+cette notion que Dieu lui-même puisse habiter
+l'<i>absolu</i> du druidisme. La fin d'un monde ne
+me surprend pas, mais la fin de l'univers n'entre
+pas dans ma tête. L'existence diffuse, la disparition
+du moi, l'extinction de la personne, me
+paraissent l'écroulement de la Divinité elle-même.</p>
+
+<p>Mais voici l'heure du bain. Là-bas, sous les
+trembles, gronde une petite cascade de diamants
+qui nous appelle, et qui s'épanche en fuyant
+dans l'allée de verdure, sous les gros arbres
+penchés en forme de ponts, sous les guirlandes
+de houblon et de rosiers sauvages. Il y a là de
+petits jardins naturels que le courant baigne et
+qu'un furtif rayon de soleil caresse; il y a des
+îles de salicaires et de spirées, des rivages de
+scutellaires et des presqu'îles d'épilobes. Une
+délicieuse fraîcheur nous attend dans cette oasis,
+ta fille y baigne ses poupées, et la vieille laveuse
+qui tord et bat son linge au bas de l'écluse
+s'arrête et sourit en voyant cette enfance et cette
+joie. Tout est salubre et charmant dans ce petit
+coin où j'ai rêvé autrefois d'une <i>fadette</i> et d'un
+<i>champi</i>. Couché dans l'eau et à demi assoupi
+sous l'ombre charmeresse, j'ai senti cent fois
+mon âme instinctive se mettre en parfait accord
+avec mon âme réflective, pour savourer et pour
+rêver. L'instinct <i>thermique</i> a son siége dans une
+de nos <i>âmes</i>, à ce que disent les physiologistes.
+Je ne vois point que ces instincts de la vie impersonnelle
+soient aussi impersonnels qu'on le
+dit. Ils produisent des effets très-divers selon
+les individus, et, loin d'être toujours les ennemis
+de l'âme personnelle, ils lui procurent souvent,
+par la sympathie nerveuse qui unit leurs
+foyers, un état de santé morale que l'esprit isolé
+de la matière ne trouverait pas.</p>
+
+<p>Il y aurait bien des choses encore à dire sur cette
+âme inférieure, véritable soutien d'une vie normale,
+fléau d'une vie corrompue. Je t'avoue que,
+si je la traite d'<i>inférieure</i>, c'est parce que, en
+lisant Laugel, je me suis imprégné à mon insu
+de sa technologie. Il est difficile de se préserver
+de cet entraînement en suivant la pensée d'un
+éloquent écrivain; mais, en y réfléchissant, en
+reprenant possession de mon moi intérieur, je
+trouve qu'il a trop vu la face excessive et repoussante
+de cette âme qu'il qualifie de <i>spécifique</i>.
+D'abord est-elle spécifique d'une manière
+absolue? offre-t-elle à des degrés identiques les
+tendances nombreuses de la vitalité? est-elle la
+même dans un sujet malade et dans un individu
+sain? Dans tous les cas, son rôle n'est pas la
+satisfaction isolée d'elle-même, puisqu'il lui faut
+l'assistance du cerveau, c'est-à-dire de la faculté
+de comparer, pour arriver à son entier développement
+de jouissance. L'amour chez l'homme
+distingue la beauté de la laideur en toute chose.
+Ses appétits s'aiguisent par la qualité des aliments.
+L'âme instinctive dans un sujet normal
+serait donc la soeur jumelle ou l'épouse irrépudiable
+de l'âme personnelle. Cette âme, dite
+<i>supérieure</i>, n'est supérieure que dans notre appréciation.
+Elle a besoin du contentement et du
+consentement de l'âme instinctive pour être lucide,
+et, de ce que cette princesse daigne absorber
+les fruits de vie que cette paysanne lui cultive,
+il ne résulte pas que l'âme universelle
+maudisse l'une pour bénir l'autre. L'âme personnelle
+doit commander, cela est certain; mais
+nos préjugés sociaux nous font méconnaître l'égalité
+qui existe entre ce qui commande et ce
+qui obéit en vertu d'une fonction de réciprocité.
+La plante <i>obéit</i> à l'insecte quand elle subit
+l'effet de sa faim; mais, quand l'insecte féconde
+la plante en transportant sa poussière séminale
+de fleur en fleur, il <i>sert</i> la plante.</p>
+
+<p>Tel est à peu près l'échange entre l'esprit et
+l'instinct. Ils se nourrissent et se fécondent mutuellement.
+Si l'esprit se plaint amèrement de
+la bête, c'est peut-être parce que la bête a aussi
+à se plaindre de l'esprit.</p>
+
+<p>Mais ce n'est pas mon état de tant philosopher,
+et je demande que ceux qui savent m'instruisent.
+Si j'ai lieu d'être reconnaissant envers
+quelques-uns, je suis impatienté contre plusieurs
+autres qui pourraient nous enseigner (ce n'est
+pas le talent qui leur manque), et qui ne nous
+apprennent rien.</p>
+
+<p>Vivons par toutes nos âmes, mais vivons en
+gens de bien, et, comme l'éphémère dans le
+rayon éternel, buvons le plus possible de chaleur
+et de lumière. En avions-nous donc trop,
+hélas! pour que l'on cherche à nous en ôter?</p>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+<h2>MÉLANGES</h2>
+
+<br><br>
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>UNE VISITE AUX CATACOMBES</h3>
+
+
+<p>... Terra parens...</p>
+
+<p>Ce qui nous frappa le plus en visitant les
+Catacombes, ce fut une source qu'on appelle
+le «puits de la Samaritaine».</p>
+
+<p>Nous avions erré entre deux longues murailles
+d'ossements, nous nous étions arrêtés devant
+des autels d'ossements, nous avions foulé aux
+pieds de la poussière d'ossements. L'ordre, le
+silence et le repos de ces lieux solennels ne
+nous avaient inspiré que des pensées de résignation
+philosophique. Rien d'affreux, selon
+moi, dans la face décharnée de l'homme. Ce
+grand front impassible, ces grands yeux vides,
+cette couleur sombre aux reflets de marbre, ont
+quelque chose d'austère et de majestueux qui
+commande même à la destruction. Il semble
+que ces têtes inanimées aient retenu
+quelque chose de la pensée et qu'elles défient
+la mort d'effacer le sceau divin imprimé sur
+elles. Une observation qui nous frappa et nous
+réconcilia beaucoup avec l'humanité, fut de
+trouver un infiniment petit nombre de crânes
+disgraciés. La monstruosité des organes de l'instinct
+ou l'atrophie des protubérances de l'intelligence
+et de la moralité ne se présentent que
+chez quelques individus, et des masses imposantes
+de crânes bien conformés attestent,
+par des signes sacrés, l'harmonie intellectuelle
+et morale qui réunit et anima des millions
+d'hommes.</p>
+
+<p>Quand nous eûmes quitté la ville des Morts,
+nous descendîmes encore plus bas et nous suivîmes
+la raie noire tracée sur le banc de roc
+calcaire qui forme le plafond des galeries. Cette
+raie sert à diriger les pas de l'homme dans les
+détours inextricables qui occupent huit ou neuf
+lieues d'étendue souterraine. Au bas d'un bel
+escalier, taillé régulièrement dans le roc, nous
+trouvâmes une source limpide incrustée comme
+un diamant sans facettes dans un cercle de
+pierre froide et blanche; cette eau, dont le
+souffle de l'air extérieur n'a jamais ridé la surface,
+est tellement transparente et immobile,
+qu'on la prendrait pour un bloc de cristal de
+roche. Qu'elle est belle, et comme elle semble
+rêveuse dans son impassible repos! Triste et
+douce nymphe assise aux portes de l'Érèbe,
+vous avez pleuré sur des dépouilles amies;
+mais, dans le silence de ces lieux glacés, vos
+larmes se sont répandues dans votre urne de
+pierre, et maintenant on dirait une large goutte
+de l'onde du Léthé.</p>
+
+<p>Aucun être vivant ne se meut sur cette onde
+ni dans son sein; le jour ne s'y est jamais reflété,
+jamais le soleil ne l'a réchauffée d'un regard
+d'amour, aucun brin d'herbe ne s'est
+penché sur elle, bercé par une brise voluptueuse;
+nulle fleur ne l'a couronnée, nulle
+étoile n'y a réfléchi son image frémissante.
+Ainsi, votre voix s'est éteinte, et les larves
+plaintives qui cherchent votre coupe pour s'y
+désaltérer, ne sont point averties par l'appel
+d'un murmure tendre et mélancolique. Elles
+s'embrassent dans les ténèbres, mais sans se
+reconnaître, car votre miroir ne renvoie aucune
+parcelle de lumière; et vous aussi, immortelle,
+vous êtes morte, et votre onde est un spectre.</p>
+
+<p>Larmes de la terre, vous semblez n'être point
+l'expression de la douleur, mais celle d'une
+joie terrible, silencieuse, implacable. Cavernes
+éplorées, retenez-vous donc votre proie avec délices,
+pour ne la rendre jamais à la chaleur du
+soleil? Mais non! on est frappé d'un autre sentiment
+en parcourant à la lueur des torches les
+funèbres galeries des carrières qui ont fourni à
+la capitale ses matériaux de construction. La
+ville souterraine a livré ses entrailles au monde
+des vivants, et, en retour, la cité vivante a
+donné ses ossements à la terre dont elle est
+sortie. Les bras qui creusèrent le roc reposent
+maintenant sous les cryptes profondes qu'ils
+baignèrent de leurs sueurs. L'éternel suintement
+des parois glacées retombe en larmes intarissables
+sur les débris humains. Cybèle en pleurs
+presse ses enfants morts sur son sein glacé,
+tandis que ses fortes épaules supportent avec
+patience le fardeau des tours, le vol des chars
+et le trépignement des armées, les iniquités et
+les grandeurs de l'homme, le brigand qui se
+glisse dans l'ombre et le juste qui marche à la
+lumière du jour. Mère infatigable, inépuisable
+nourrice, elle donne la vie à ceux-ci, le repos
+à ceux-là; elle alimente et protège, elle livre
+ses mamelles fécondes à ceux qui s'éveillent,
+elle ouvre ses flancs pleins d'amour et de pitié
+à ceux qui s'endorment.</p>
+
+<p>Homme d'un jour, pourquoi tant d'effroi à
+l'approche du soir? Enfant poltron, pourquoi
+tressaillir en pénétrant sous les voûtes du tombeau?
+Ne dormiras-tu pas en paix sous l'aisselle
+de ta mère? Et ces montagnes d'ossements
+ne te feront-elles pas une place assez large pour
+t'asseoir dans l'oubli, suprême asile de la douleur?
+Si tu n'es que poussière, vois comme la
+poussière est paisible, vois comme la cendre
+humaine aspire à se mêler à la cendre régénératrice
+du monde! Pleures-tu sur le vieux chêne
+abattu dans l'orage, sur le feuillage desséché
+du jeune palmier que le vent embrasé du sud a
+touché de son aile? Non, car tu vois la souche
+antique reverdir au premier souffle du printemps,
+et le pollen du jeune palmier, porté par le
+même vent de mort qui frappa la tige, donner
+la semence de vie au calice de l'arbre voisin.
+Soulève sans horreur ce vieux crâne dont
+la pesanteur accuse la fatigue d'une longue vie.
+A quelques pieds au-dessus du sépulcre où ce
+cadavre d'aïeul est enfoui, de beaux enfants
+grandissent et folâtrent dans quelque jardin paré
+des plus belles fleurs de la saison. Encore quelques
+années, et cette génération nouvelle viendra
+se coucher sur les membres affaissés de ses
+pères. Et pour tous, la paix du tombeau sera
+profonde, et toujours la caverne humide travaillera
+à la dissolution de ses squelettes.</p>
+
+<p>Bouche immense, avide, incessamment occupée
+à broyer la poussière humaine, à communier
+pour ainsi dire avec sa propre substance,
+afin de reconstituer la vie, de la retremper dans
+ses sources inconnues et de la reproduire à sa
+surface, faisant sortir ainsi le mouvement du
+repos, l'harmonie du silence, l'espérance de la
+désolation. Vie et mort, indissoluble fraternité,
+union sublime, pourquoi représenteriez-vous
+pour l'homme le désir et l'effroi, la jouissance
+et l'horreur? Loi divine, mystère ineffable, quand
+même tu ne te révélerais que par l'auguste et
+merveilleux spectacle de la matière assoupie et
+de la matière renaissante, tu serais encore Dieu,
+esprit, lumière et bienfait.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>DE LA LANGUE D'OC<br>
+
+ET<br>
+
+DE LA LANGUE D'OIL</h3>
+<br>
+
+<p>A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE
+<i>l'Éclaireur de l'Indre.</i></p>
+
+<p>Monsieur,</p>
+
+<p>J'ai entendu dire par certains savants que la
+diversité des langues venait de la différence des
+climats. Ils soutiennent que, si le norvégien est
+rude et guttural, et le toscan musical et doux,
+cela provient de, ce que, en Norvège, les eaux et
+les vents grondent et mugissent, tandis qu'en
+Italie, ils font entendre un murmure mélodieux.</p>
+
+<p>Cette théorie sur la diversité des langues, basée
+sur l'onomatopée, ne me va pas. Je m'en
+tiens à la tour de Babel. La confusion des langues
+doit être de droit divin. Cette explication me
+plaît parce qu'elle est beaucoup moins savante
+et beaucoup moins embrouillée. Ne voit-on pas,
+d'ailleurs, le miracle se continuer de nos jours?
+Plus les sociétés vieillissent, moins les hommes
+s'entendent, moins ils se comprennent. Et n'a-t-on
+pas remarqué qu'une foule de dialectes
+naissaient d'une même langue, au sein d'une
+même nation?</p>
+
+<p>La langue de notre pays de France, la langue
+romane, presque aussi harmonieuse que
+celle des Grecs, au dire des connaisseurs, avait
+comme elle différents dialectes. Les deux principaux
+étaient le <i>provençal</i> et le <i>français</i> proprement
+dit, autrement la langue d'<i>oc</i> et la langue
+d'<i>oil</i>.</p>
+
+<p>Vous ne voyez peut-être pas encore où je veux
+en venir, monsieur le rédacteur. Un peu de patience,
+s'il vous plaît, nous arriverons.</p>
+
+<p>Le premier de ces dialectes était répandu dans
+le Midi; le second dans le Nord. Mais où commençait
+le pays de la langue d'<i>oc</i>, où finissait
+celui de la langue d'<i>oil</i>? Les uns disent que c'était
+la Loire qui formait la ligne de démarcation.
+Cela est vrai à partir de sa source jusqu'aux
+montagnes de l'Auvergne. De là, la frontière
+qui divisait les deux pays, se dirigeant à
+travers les montagnes de la Marche, aboutissait,
+en suivant une ligne droite, au pertuis d'Antioche.</p>
+
+<p>Nous y voilà, monsieur le rédacteur. Les poëtes
+du pays de la langue d'<i>oc</i> s'appelaient <i>troubadours</i>;
+on nommait <i>trouvères</i> ceux de la langue
+d'<i>oil</i>. Ainsi, à partir de la province de la
+Marche jusqu'à la frontière du nord, <i>français</i>,
+proprement dit, et <i>trouvères</i> c'est le pays de
+Rabelais, de Paul-Louis Courier et de Blaise
+Bonnin; à partir, au contraire, de la même province
+jusqu'aux rives de la Durance, dialecte
+provençal et <i>troubadours, troubadours</i> purs; nos
+braves voisins de la Marche peuvent seuls revendiquer
+les deux qualités; car, pour le dire
+en passant, c'est au milieu de leur pays qu'était
+assise la noble forteresse de Croizan. C'était là,
+au confluent de la Creuse et de la Sedelle, que
+passait la ligne séparative des deux dialectes.</p>
+
+<p>Vous savez mieux que moi, monsieur le rédacteur,
+qu'on a beaucoup et savamment écrit
+sur les <i>troubadours</i> et les <i>trouvères</i>. Mais il nous
+importe, à nous qui habitons le pays de la
+langue d'<i>oil</i>, de prouver que les seconds l'emportaient
+sur les premiers.</p>
+
+<p>Je m'en réfère au jugement d'un homme compétent
+sur la matière, à celui de M. de Marchangy,
+écrivain monarchique et religieux s'il
+en fut. Il dit que les <i>troubadours</i> ont excité une
+admiration que le faible mérite de leurs compositions
+ne peut suffisamment justifier. Il ajoute
+que les <i>trouvères</i>, «moins connus et plus dignes
+de l'être, ont fait briller une imagination
+riche et variée dans ses jeux, et ont laissé des
+ouvrages où n'ont pas dédaigné de puiser Boccace,
+l'Arioste, la Fontaine et Molière».</p>
+
+<p>Admettons cependant qu'un <i>troubadour</i> puisse
+lutter contre un <i>trouvère</i> avec quelque espoir
+de succès; du moins faudra-t-il qu'ils écrivent
+chacun dans leur langue; mais qu'un habitant
+du pays des trouvères s'avise de composer en
+dialecte provençal, ou qu'un troubadour pur
+sang, un <i>indigène des régions Lémoricques</i> se
+permette d'écrire dans le langage de Rabelais,
+nous verrons, ma foi, de belle besogne!</p>
+
+<p>Si vous rencontrez jamais un infortuné <i>troubadour</i>
+qui veuille entrer en lutte avec notre
+ami Blaise Bonnin, et s'évertuer à parler notre
+patois berrichon, citez-lui, je vous prie, le chapitre
+VI du livre II de <i>Pantagruel</i>.</p>
+
+<p>C'est une petite leçon que Rabelais donnait
+aux écoliers de son temps, et dont ceux du
+nôtre feront bien de profiter.</p>
+
+<p>Si ce passage ne dégrise pas le malencontreux
+orateur, il faudra désespérer de sa raison.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3> VI</h3>
+
+<h3><i>Comment Pantagruel rencontra ung Limosin qui
+contrefaisoit le languaige françoys.</i></h3>
+<br>
+
+<p>«Quelque jour, je ne sçay quand, Pantagruel
+se pourmenoit après souper avecques ses compaignons,
+par la porte d'ond l'on va à Paris: là
+rencontra ung escholier tout joliet, qui venoit
+par icelluy chemin; et, après qu'ils se feurent
+saluez, luy demanda:</p>
+
+<p>»&mdash;Mon amy, d'ond viens-tu à ceste heure?</p>
+
+<p>»L'escholier lui respondist:</p>
+
+<p>»&mdash;De l'alme, inclyte et celebre academie
+que l'on vocite Lutece<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>.</p>
+
+<p>»&mdash;Qu'est-ce à dire? dist Pantagruel à ung
+de ses gens.</p>
+
+<p>»&mdash;C'est, respondist-il, de Paris.</p>
+
+<p>»&mdash;Tu viens doncques de Paris? dit-il. Et à
+quoi passez-vous le temps, vous aultres messieurs
+estudians audict Paris?</p>
+
+<p>»Respondist l'escholier:</p>
+
+<p>»&mdash;Nous transfretons la Sequane au dilucule
+et crepuscule: nous deambulons par les compites
+et quadeivies de l'urbe, nous despumons
+la verbocination latiale; et, comme versimiles
+amorabonds, captons la benevolence de l'omnijuge,
+omniforme et omnigene sexe feminin<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup>9</sup></a>...</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> «De la belle, remarquable et célèbre académie que l'on
+appelle Paris.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9"> (retour) </a> «Nous passons la Seine soir et matin. Nous nous promenons
+sur les places et dans les carrefours de la ville.
+Nous parlons la langue latine; et, comme vrais amoureux,
+nous captons la bienveillance du sexe féminin, le juge suprême,
+possesseur de toutes les formes et le générateur
+Universel.»</blockquote>
+
+<p>»A quoi Pantagruel dist:</p>
+
+<p>»&mdash;Que diable de languaige est cecy? par
+Dieu tu es quelque hereticque.</p>
+
+<p>»&mdash;Seignor, non, dist l'escholier, car libentissimement
+des ce qu'il illuccese quelque minutule
+lesche du jour, je demigre en quelqu'ung
+de ces tant bien architectez moustiers: et là, me
+irrorant de belle eau lustrale, grignotte d'un
+transon de quelque missique precation de nos
+sacrificules, et submirmillant mes precules horaires,
+eslue et absterge mon anime des es inquinamens
+nocturnes. Je revere les olympicoles. Je
+venere latrialement le supernel astripotent. Je
+dilige et redame mes proximes. Je serre les
+prescripz decalogicques; et, selon la facultatule
+de mes vires, n'en discede la late unguicule.
+Bien est veriforme qu'à cause que Mammone ne
+supergurgite goutte en mes locules. Je suis quelque
+peu rare et lent à supereroger les elecmosynes
+à ces egenes queritans leur stipe hostiatement<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup>10</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10"> (retour) </a> «Non, seigneur, dit l'écolier; car, dès que brille le
+moindre rayon de jour, je me rends de grand coeur dans
+quelqu'une de nos belles cathédrales, et, là, m'arrosant de
+belle eau lustrale, je chante un morceau des prières de
+nos offices. Et, parcourant mon livre d'heures, je lave et
+purifie mon âme de ses souillures nocturnes. Je révère
+les anges, je révère avec un culte particulier l'Éternel
+qui régit les astres. J'aime et je chéris mon prochain. J'observe
+les préceptes du Décalogue; et, selon la puissance
+de mes forces, je ne m'en écarte de la longueur de l'ongle;
+il est bien vrai que le dieu des richesses ne verse
+une goutte dans mes coffres, et c'est à cause de cela que
+je suis quelque peu rare et lent à faire l'aumône à ces
+pauvres qui vont demander aux portes.»</blockquote>
+
+<p>»&mdash;Eh bren, bren, dist Pantagruel, qu'est-ce
+que veult dire ce fol? Je croi qu'il nous
+forge ici quelque languaige diabolique, et qu'il
+nous charme comme enchanteur!</p>
+
+<p>»A quoi dist ung de ses gens:</p>
+
+<p>»&mdash;Seigneur, sans doubte, ce galant veult
+contrefaire la langue des Parisians; mais il ne
+faict qu'escorcher le latin et cuide ainsi pindariser;
+et luy semble bien qu'il est quelque
+grand orateur en françoys, parce qu'il dédaigne
+l'usance commune de parler.</p>
+
+<p>»A quoy dist Pantagruel:</p>
+
+<p>»&mdash;Est-il vrai?</p>
+
+<p>»L'escholier respondist:</p>
+
+<p>»&mdash;Signor messire, mon genie n'est point
+apte nate à ce que dist ce flagitiose nebulon,
+pour escorier la cuticule de votre vernacule
+gallicque; mais viceversement je gnave opere,
+et par veles et par rames je me entite de le locupleter
+par la redundance latinicome<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup>11</sup></a>.</p>
+
+<p>»&mdash;Par Dieu! dist Pantagruel, je vous apprendray
+à parler. Mais devant, respond moi,
+d'ond es-tu?</p>
+
+<p>»A quoy dist l'escholier:</p>
+
+<p>»&mdash;L'origine primere de mes aves et ataves
+feut indigene des régions Limoricques, où requiesce
+le corpore de l'agiotate sainct Martial<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup>12</sup></a>.</p>
+
+<p>»&mdash;J'entends bien, dist Pantagruel: Tu es
+Limosin pour tout potaige; et tu veulx ici contrefaire
+le Parisian. Or viens ça que je te donne
+un tour de pigne.</p>
+
+<p>»Lors le print à la gorge, lui disant:</p>
+
+<p>»&mdash;Tu escorches le latin; par sainct Jean, je
+te ferai escorcher le regnard, car je t'escorcheray
+tout vif.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11"> (retour) </a> «Seigneur messire, mon génie n'est pas apte à faire ce
+que dit ce mauvais fripon, je ne suis pas né pour écorcher
+la pellicule de votre français vulgaire, au contraire
+je mets tout mon soin, et, à l'aide de la voile et de la
+rame, je m'efforce de l'enrichir par l'imitation latine.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12"> (retour) </a> «L'origine première de mes aïeux et quadris aïeux fut
+indigène des régions Lémoriques, où repose le corps du
+très-saint Martial.»</blockquote>
+
+<p>»Lors commença le paoure Limosin à dire:</p>
+
+<p>»&mdash;Vee dicon gentilastre! hau! sainct Marsault,
+adjouda mu! Hau! hau! laissas a quo au
+nom de Dious, et ne me touquas gron<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup>13</sup></a>.</p>
+
+<p>»A quoy, dist Pantagruel:</p>
+
+<p>»&mdash;A ceste heure, parles-tu naturellement.</p>
+
+<p>»Et ainsi le laissa; car le paoure Limosin
+conchioit toutes ses chausses, qui estoyent faictes
+à queue de merluz, et non à plain fonds, dont
+dit Pantagruel:</p>
+
+<p>»&mdash;Au diable soit le mascherabe<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup>14</sup></a>!</p>
+
+<p>»Et le laissa. Mais ce luy fut un tel remordz
+toute sa vie, et tant feut altéré, qu'il disoit souvent
+que Pantagruel le tenoit à la gorge. Et,
+après quelques années, mourut de la mort Roland,
+ce faisant la vengeance divine, et nous
+demonstrant ce que dict le philosophe, et Aule-Gelle,
+qu'il nous convient parler selon le languaige
+usité. Et, comme disait Octavia Auguste,
+qu'il fault eviter les mots espaves<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup>15</sup></a> en pareille
+diligence que les patrons de navire evitent lers
+rochiers de mer.»</p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13"> (retour) </a> «Eh! dites donc, mon gentilhomme... O saint Martial
+secourez-moi! oh! oh! laissez-moi, au nom de Dieu, ne me
+touchez pas.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14"> (retour) </a> «Mangeur de raves.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15"> (retour) </a> «Inusités.»</blockquote>
+
+
+<p>Je vous demande mille pardons, monsieur le
+rédacteur, d'avoir interrompu vos travaux; mais
+vous m'excuserez. J'aime la jeunesse et je ne
+désire rien tant que de la voir suivre la bonne
+voie en littérature comme en toute chose. Je
+crois qu'il est inutile d'en dire davantage.</p>
+
+<p>A bon entendeur, salut.</p>
+
+<p>Agréez mes salutations cordiales.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>LA PRINCESSE<br>
+
+ANNA CZARTORYSKA</h3>
+
+<br>
+<p>Il y a en France environ cinq mille cinq cents
+émigrés polonais. De ce nombre, cinq cents vivent
+sans subsides, des débris de leur fortune.
+Trois mille travaillent, et, sans distinction de
+rang, comme, hélas! sans distinction de forces
+physiques, se livrent aux professions les plus
+pénibles. Les proscrits ne se plaignent pas et ne
+demandent rien. Loin de se croire humiliés, ils
+portent noblement la misère qui est le partage
+des durs travaux. Ils remuent la terre sur les
+grandes routes, ils font mouvoir des machines
+dans les manufactures. Les fils des compagnons
+de Jean Sobieski ne sont plus soldats, ils sont
+ouvriers pour ne pas être mendiants sur une
+terre étrangère. Quatre cent cinquante autres
+émigrés suivent l'enseignement de nos savants
+dans différentes écoles.</p>
+
+<p>Mais il reste environ onze cents personnes,
+vieillards, femmes et enfants, accablées par les
+infirmités, la misère et le désespoir. Le temps,
+loin d'adoucir cet amer regret de la patrie,
+semble avoir rendu plus profond encore le découragement
+des victimes. Le chiffre des exilés
+morts en 1832 est de onze seulement, et cette
+année il s'élève à soixante-quatorze. A mesure
+que les rangs s'éclaircissent, la misère augmente,
+car l'abattement moral, l'épuisement des forces
+sont le partage des chefs de famille, des mères
+chargées d'enfants. Des orphelins restent sans
+ressources, des vieillards sans consolation, des
+jeunes filles sans conseil et sans appui.</p>
+
+<p>Au milieu de ses désastres et de sa détresse,
+l'émigration a reçu du ciel le secours et la protection
+d'un ange. La princesse Czartoryska,
+femme du noble prince Czartoryski, qui fut à la
+tête de la révolution polonaise, a consacré sa
+vie au soulagement de tant d'infortunes. Cette
+femme, qui eut une existence royale, vit aujourd'hui
+à Paris avec sa famille, dans une médiocrité
+voisine de la pauvreté. C'est quelque chose
+de solennel et de vénérable que cet intérieur
+modeste et résigné. Cette famille n'a qu'un
+regret, celui de n'avoir pas assez de pain pour
+nourrir tous les pauvres proscrits, et nous savons
+qu'elle se refuse les plus modiques jouissances
+du bien-être domestique, pour subvenir
+aux frais incessants d'une patriotique charité.</p>
+
+<p>Qu'on me permette donc d'entrer dans quelques
+détails sur cette femme, dont le nom se
+placera un jour, dans l'histoire de l'émigration
+polonaise, à côté de Claudine Potoçka et de
+Szczanieçka.</p>
+
+<p>Ceci est bien aussi intéressant qu'un feuilleton
+de théâtre ou qu'une nouvelle de revue; ce sera
+une scène d'analyse de moeurs si l'on veut,
+aussi poétique à narrer simplement que le
+serait une création de l'art. Si quelque grand
+talent d'écrivain s'y consacrait, la postérité donnerait
+peut-être tous nos romans prétendus
+intimes pour ce tableau historique de la vie
+d'une princesse au XIXe siècle.</p>
+
+<p>Compagne dévouée d'un digne époux, mère de
+trois beaux enfants, frêle et délicate comme une
+Parisienne, quel moyen pouvait-elle trouver de
+se consacrer à la révolution polonaise sans
+manquer aux devoirs de la famille? Pouvait-elle
+armer et commander un régiment comme la
+belle Plater et tant d'autres héroïnes du vieux
+sang sarmatique? Pouvait-elle, comme Claudine
+Potoçka, se faire cénobite et partager son dernier
+morceau de pain avec un soldat? Non; mais
+elle trouva un moyen tout féminin de se rendre
+utile et de donner plus que son pain, plus que
+son sang. Elle donna son temps, sa pensée et son
+intelligence, le travail de ses mains; mais quel
+travail! C'est à elle qu'il appartenait de réhabiliter
+à nos yeux les ouvrages de l'aiguille trop
+méprisés en ces temps-ci par quelques femmes
+philosophes, trop appréciés par la coquetterie
+égoïste de quelques autres.</p>
+
+<p>Jamais, avant d'avoir vu ces merveilleux
+ouvrages, nous n'eussions pensé qu'une broderie
+pût être une oeuvre d'art, une création poétique;
+et pourtant, si on y songe bien, ne faudrait-il
+pas dans le rêve d'une vie complète faire intervenir
+la pensée poétique, le sentiment de l'art,
+ce quelque chose qui échappe à l'analyse, mais
+dont l'absence fait souffrir toutes les organisations
+choisies, et qu'on appelle <i>goût</i>; mot vague encore,
+parce qu'il est jusqu'ici le résultat d'un sens
+individuel, et souvent très-excentrique, partant
+très-opposé à la <i>mode</i>, qui est la création vulgaire
+des masses.</p>
+
+<p>Dans le perfectionnement que doivent subir
+toutes choses, et les arts particulièrement, il y
+aura certes un encouragement à donner aux
+oeuvres de pur goût; elles n'auront pas, si vous
+voulez, une utilité positive, immédiate; mais,
+comme l'avenir nous rendra certainement moins
+positifs, nous arriverons à comprendre que l'élégance
+et l'harmonie sont nécessaires aux objets
+qui nous entourent, et que le sentiment d'harmonie
+sociale, religieux, politique même, doit
+entrer en nous par les yeux, comme la bonne
+musique nous arrive à l'esprit par les oreilles,
+comme la conviction de la vérité nous est transmise
+par le charme de l'éloquence, comme la
+beauté de l'ordre universel nous est révélée à
+chaque pas par le moindre détail des beautés ou
+des grâces d'un paysage. Le grand artiste de la
+création nous a donné un assez vaste atelier
+pour nous porter à l'étude du beau.</p>
+
+<p>D'où vient donc que des générations entières
+passent au milieu du temple universel sans
+apprendre à construire un seul édifice qui ne
+soit grossier et disproportionné, tandis que
+d'autres générations se sont tellement préoccupées
+du beau extérieur, qu'elles nous ont transmis
+les objets les plus futiles, empreints d'une invention
+exquise ou d'une correction méticuleuse?
+C'est que l'humanité n'a pu se développer par
+tous les côtés à la fois. Incomplète encore et ne
+suffisant pas à l'énorme gestation de son travail
+interne, elle a dû négliger l'art lorsqu'elle existait
+par la guerre, de même qu'elle a dû négliger
+la politique lorsqu'elle s'est laissée absorber
+par le luxe et le goût. On a conclu jusqu'ici,
+comme Jean-Jacques-Rousseau, que l'esprit humain
+était à jamais condamné à perdre d'un
+côté ce qu'il acquérait de l'autre. Mais c'est une
+erreur que repoussent les esprits sérieux. Ne
+sentent-ils pas déjà en eux la perfectibilité se
+manifester par les besoins du coeur et de
+l'intelligence, qui ne peuvent se réaliser tout
+d'un coup, mais dont la présence dans le
+cerveau humain est une souffrance, un appel,
+une protestation contre <i>le fini</i> des choses passées,
+un garant de l'infini des choses futures?</p>
+
+<p>Sans aller trop loin, nous pouvons jeter les
+yeux autour de nous et remarquer combien,
+depuis quelques années seulement, le goût a
+gagné sous plusieurs rapports. L'inconstance
+effrénée de la mode est une preuve évidente du
+besoin que le goût des masses éprouve de se
+former et de s'éclairer avant de se fixer. Il ne
+se fixera sans doute jamais d'une manière absolue,
+mais il se posera du moins des bases plus
+durables, et, à mesure que le génie des artistes
+innovera, le goût du public est prêt à le contenir
+dans sa bizarrerie ou à le protéger dans
+son élan. Déjà ce que nous appelions il y a
+quelques années l'<i>épicier</i> commence à perdre de
+ses principes absolus de stagnation, déjà il
+cherche à se meubler <i>moyen âge</i>, <i>renaissance</i>, et,
+quand il a de l'argent, son tapissier lui insuffle
+un peu de goût. Ces essais de retour vers le
+passé ne sont point une marche rétrograde; c'est
+en étudiant, en comprenant les produits antérieurs
+de l'art, qu'on pourra apprendre à les
+juger, à les corriger, à les perfectionner. Qu'on
+ne s'inquiète pas de nous voir encore copier dans
+les arts l'architecture ou l'ameublement de nos
+pères; chaque instant de la vie sociale donnera
+bien assez de caractère à ce qui ressortira de
+ces essais de reproduction.</p>
+
+<p>Il faut donc encourager le goût même dans
+les plus petites choses, et compter pour l'avenir
+sur une <i>nouvelle renaissance</i>; elle sortira de nos
+erreurs mêmes, et il n'y aura pas une bévue de
+nos architectes ou de nos décorateurs qui ne
+serve de base à de meilleures notions. Il faut ne
+point mépriser comme futiles le sentiment de la
+grâce et le mouvement de l'esprit, manifestés
+dans un tapis, dans une tenture, dans l'étoffe
+d'une robe, dans la peinture d'un éventail. Nos
+meubles sont déjà devenus plus moelleux et plus
+confortables; on en viendra à leur donner l'élégance
+qui leur manque. Une éducation plus
+exquise apportera dans les ornements de toute
+espèce l'harmonie et le charme, qui sont encore
+étouffés sous la transition bien nécessaire de
+l'économie et de l'utilité. Dans ces choses de
+détail, les femmes seront nos maîtres, n'en doutons
+pas, et, loin de les en détourner, cultivons
+en elles ce tact et cette finesse de perception qui
+ne leur ont pas été donnés pour rien par la
+nature.</p>
+
+<p>Reconnaissons-le donc, il y a du génie dans
+le goût, et jusqu'ici le goût est peut-être encore
+tout le génie de la femme. Autant nous
+avons souffert quelquefois de voir de jeunes personnes
+pâlir et s'atrophier sur la minutieuse exécution
+d'une fleur de broderie dessinée lourdement
+par un ouvrier sans intelligence, autant
+nous avons admiré ce qu'il y a de poésie dans
+le travail d'une femme qui crée elle-même ses
+dessins, qui raisonne les proportions de l'ornement
+et qui sent l'harmonie des couleurs. Celle
+qui nous a le plus frappé dans ce talent, où
+l'âme met sa poésie et le caractère sa persévérance,
+c'est la princesse Anna Czartoryska. Cette
+jeune femme aux mains patientes, à l'âme forte,
+à l'esprit exquis, passe sa vie auprès de sa mère,
+charitable et laborieuse comme elle, penchée sur
+un métier ou debout sur un marchepied, créant
+avec la rapidité d'une fée des enroulements hiéroglyphiques
+d'or, d'argent ou de soie, sur des
+étoffes pesantes ou des trames déliées, semant
+des fleurs riches et solides sur des toiles d'araignée,
+peignant des arabesques d'azur et de
+pourpre sur le bois, sur le satin, sur le velours
+et nuançant avec la patience de la femme, et
+jetant avec l'inspiration de l'artiste, des dessins
+toujours nouveaux, des richesses toujours inattendues
+du bout de ses jolis doigts, du fond
+de son ingénieuse pensée, du fond de son coeur
+surtout. Oui, c'est son coeur qui travaille, car
+c'est lui qui la soutient dans cette desséchante
+fatigue d'une vie sédentaire, où le cerveau brille,
+où le sang glace. Il n'y a pas une de ces fleurs
+qui ne soit éclose sous l'influence d'un sentiment
+généreux et qu'une larme de ferveur patriotique
+n'ait arrosée.</p>
+
+<p>Qui nous dira le mystère sacré de ces pensées,
+tandis que, courbée sur son ouvrage, tremblante
+de fièvre, attentive pourtant au moindre cri, au
+moindre geste de ses enfants, elle poursuivait
+d'un air calme et dans une apparente immobilité
+le poëme intérieur de sa vie? Chacun de ces fantastiques
+ornements qu'elle a tracés sur l'or et
+la soie renferme le secret d'une longue rêverie;
+l'immolation de sa vie entière est là.</p>
+
+<p>C'est ainsi que, chaque année, elle rassemble
+tous les travaux qu'elle a terminés pour les
+vendre elle-même aux belles dames oisives du
+grand monde. Elle ne leur fait payer ni son
+travail, ni sa peine, ni sa pensée créatrice: elle
+compte tout cela presque pour rien, et, pourvu
+qu'on achète autour d'elle mille petits objets que
+la sympathie d'autres femmes généreuses apporte
+à son atelier, elle est heureuse d'achalander la
+vente des objets de pur caprice par la valeur
+réelle de ses belles productions. Aussi les acheteurs
+ne lui manqueront pas cette année plus que
+les autres, et le monde élégant de Paris viendra
+en foule, nous l'espérons, se disputer ces
+charmants ouvrages, création d'une artiste, reliques
+d'une sainte.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>UTILITÉ D'UNE<br>
+
+ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION <a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup>16</sup></a></h3>
+
+<br>
+<p>Nous ne savons pas si un artiste doit s'excuser
+auprès du public d'avoir compris, par hasard,
+un beau matin, comme on dit, l'importance
+d'une question toute spéciale, et sur laquelle
+les pédants du métier pourraient bien
+l'accuser d'incompétence. Cependant, si la logique
+naturelle n'est pas un critérium applicable à
+tous les jugements humains, le public lui-même,
+qui n'est pas spécialement renseigné sur toutes
+les matières possibles, risque fort d'être regardé
+comme le plus incompétent de tous les juges;
+et comme il n'est guère disposé à souffrir qu'on
+le récuse, comme, après tout, il n'est point de
+questions générales, de quelque nature qu'elles
+soient, qui ne lui soient soumises en dernier
+ressort, il faut bien que, entre lui et les travailleurs
+spéciaux, la critique remplisse son rôle et
+serve d'intermédiaire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16"> (retour) </a> Par le comte d'Aure. In-8°, 1815.</blockquote>
+
+<p>Ceci, à propos d'une courte brochure que
+vient d'écrire M. le vicomte d'Aure, et qui est
+le résumé de deux remarquables ouvrages précédemment
+publiés, le <i>Traité d'équitation</i> et le
+<i>Traité sur l'industrie chevaline</i>. A ceux qui ont
+suivi ces travaux et lu ces ouvrages, l'importance
+du sujet est suffisamment démontrée, soit
+qu'ils s'occupent de l'équitation comme art ou
+comme science, soit qu'ils l'envisagent sous son
+aspect militaire et politique, soit, enfin, qu'ils
+la considèrent sous le rapport de l'économie
+industrielle.</p>
+
+<p>Cette brochure a pour but de faire comprendre
+au gouvernement l'indispensable utilité
+d'une école normale d'équitation. C'est au moyen
+d'une institution de ce genre que l'on créera
+des hommes spéciaux destinés à répandre le goût
+du cheval et les connaissances équestres dans
+les populations. Il s'agit de revenir à ce que
+l'on faisait autrefois, c'est-à-dire former des
+hommes en état de dresser et de mettre en valeur
+nos chevaux de luxe, et des consommateurs
+en état de s'en servir. A quoi ont abouti toutes
+les dépenses du gouvernement pour régénérer
+nos races de luxe, le jour où il n'a pas compris
+que la chose essentielle pour leur assurer la
+vogue était de créer des hommes en état d'en
+tirer parti? Mais laissons parler M. d'Aure, sur
+les courses, considérées aujourd'hui comme le
+seul et unique moyen de régénération:</p>
+
+<p>«On ne peut pas mettre en doute que les
+courses ne soient à présent plutôt une question
+de jeu qu'une amélioration de race; il suffit,
+pour être édifié à cet égard, de voir comment
+les choses se passent aussi bien en Angleterre
+qu'en France.</p>
+
+<p>»Le cheval de course est un dé sur lequel un
+joueur vient placer un enjeu considérable; peu
+importe ce que deviendra plus tard le cheval;
+ce à quoi l'on s'attache, c'est à lui faire subir
+une préparation; les mettant dans le cas de concourir
+de bonne heure, et avec le plus de chances
+possible de vitesse. Si, en agissant ainsi le joueur
+peut y trouver son compte, l'amélioration de
+l'espèce doit-elle y trouver le sien? Je ne le
+pense pas. Du reste, tous les hommes sensés et
+spéciaux de l'Angleterre reconnaissent que l'adoption
+d'un pareil système apporte la dégénérescence
+de leurs races; ils s'aperçoivent que des
+sujets, soumis dès l'âge de deux ans à une préparation
+donnant une énergie factice et prématurée,
+sont ruinés pour la plupart, et retirent
+ainsi à la production une foule de sujets qui
+eussent été précieux s'ils avaient été élevés
+dans de meilleures conditions.</p>
+
+<p>»N'en est-il pas de même, chez nous? Que
+deviennent la plupart de ces chevaux de noble
+origine, élevés d'abord avec tant de frais? Défleuris,
+estropiés, altérés dans leur santé par
+l'entraînement, ils sortent de l'hippodrome souvent
+pour être vendus à vil prix, et le produit
+de cette vente doit servir de dédommagement
+aux frais énormes faits pour leur éducation.
+Avec de semblables résultats, bien rares en exceptions,
+le jeu devient une conséquence; ne
+faut-il pas se couvrir des frais exorbitants de
+l'entraînement et de toutes les chances défavorables
+qui en émanent, et chercher, dans le hasard,
+des chances pouvant devenir plus propices;
+aussi, en France comme en Angleterre, le
+motif réel, essentiel des courses, a-t-il été effacé:
+ce n'est plus qu'un vaste champ d'agiotage subventionné
+chez nous par l'État.</p>
+
+<p>»Après avoir fait naître une situation aussi
+aventureuse dans une industrie ne demandant, au
+contraire, que de la suite et du positif, quels
+avantages en a retirés l'État? quel a été le prix
+des sacrifices faits pour soutenir une pareille
+institution? Dans le nombre incalculable de chevaux
+tarés et estropiés par les exercices prématurés,
+il a trouvé, depuis quatorze ans, à acheter,
+à des prix souvent trop élevés, une cinquantaine
+d'étalons dont la plupart ont encore des
+qualités fort contestables comme reproducteurs.
+Cependant, si l'on fait le relevé des fonds versés
+par l'État depuis quatorze ans, les villes ayant
+des hippodromes, le roi, les princes et les sociétés,
+on pourrait évaluer à plusieurs millions
+les fonds employés à encourager une industrie,
+cause de ruine pour beaucoup de gens et n'ayant
+servi qu'à détériorer une race appelée à jeter
+des germes d'amélioration dans nos espèces...»</p>
+
+<p>Et plus loin:</p>
+
+<p>«Si tout le mérite du cheval était dans la vitesse,
+cette préoccupation serait excusable; mais
+à quoi sert le meilleur coureur, quand il ne
+joint pas à cette qualité une bonne construction
+et de belles allures? Repoussé pour la reproduction,
+ne trouvant pas même d'emploi chez celui
+qui l'élève, il ne sert qu'à engager des paris et
+à compromettre ainsi la fortune de celui auquel
+il appartient.</p>
+
+<p>»Rien ne pourrait mieux faire naître le doute,
+qu'un mode amenant d'aussi tristes résultats. En
+tout état de cause, à quoi sert d'obtenir un degré
+de plus grande vitesse parmi les individus d'une
+même race et tous soumis aux mêmes conditions?
+seront-ils pour cela plus de pur sang?</p>
+
+<p>»Si la lutte s'établissait entre des chevaux
+d'espèce différente, et que deux systèmes fussent
+en présence, je comprendrais fort bien
+alors les luttes à outrance pour faire prévaloir
+un de ces deux systèmes; mais ici tout le monde
+est d'accord; et l'on tient si fortement à l'être,
+que, dans les concours, on n'admet pas un cheval
+dont l'origine ne soit bien constatée, tant
+on craint de réveiller la controverse, si un cheval
+dont l'origine serait douteuse était vainqueur.»</p>
+
+<p>Voilà donc pourtant où nous en sommes;
+voilà le résultat de ces grands moyens d'amélioration,
+considérés aujourd'hui comme la panacée
+universelle. M. d'Aure, qui admet bien les
+épreuves de courses pour certains chevaux, voudrait
+cependant aussi que des primes, des encouragements
+fussent accordés à des chevaux
+qui ne peuvent et ne doivent pas être achetés
+comme étalons, et qui sont destinés à entrer
+dans la consommation. Cet encouragement serait
+certainement le meilleur, car l'éducation
+donnée à nos chevaux indigènes contribuerait
+puissamment à combattre la concurrence étrangère.</p>
+
+<p>Laissons encore parler M. d'Aure:</p>
+
+<p>«Pourquoi, en exigeant quelques preuves
+d'énergie, ne pas primer aussi les allures,
+la construction, le dressage et la bonne condition?
+Le cheval une fois soumis à des exercices
+qui ne serviraient qu'à le mettre en valeur,
+une grande concurrence s'établirait alors pour
+obtenir un prix, et, si on ne l'obtenait pas, on
+disposerait, en tout état de cause, le cheval à
+une vente facile et avantageuse. Dans cette hypothèse,
+il n'est pas douteux qu'une foule de
+chevaux ne soient achetés par le consommateur
+à un prix souvent beaucoup plus élevé que ne
+sont vendus annuellement au haras quelques étalons.»</p>
+
+<p>De quelque manière que soit envisagée cette
+grande question, la création d'hommes spéciaux
+est une chose indispensable. Quand bien même
+nous enlèverions à l'équitation son importance
+sous le point de vue d'économie industrielle, ou
+sous le point de vue militaire et politique, elle a
+encore une valeur immense sous le point de vue
+artistique.</p>
+
+<p>L'équitation est, en effet, une science et un art.
+C'est un art pour celui qui dispose du cheval
+tout dressé. C'est une science pour le professeur,
+qui dresse et l'homme et le cheval. Le professeur
+a donc à créer l'instrument et le virtuose: il
+faut qu'il possède à fond la physiologie du cheval;
+faute de quoi, il est exposé à demander
+violemment à certains individus ce que leur
+conformation, des défauts naturels ou des tares
+peu apparents leur interdisent de faire avec
+spontanéité. L'ignorance de l'éducateur, inattentif
+à ces imperfections ou à ces particularités,
+provoque infailliblement chez des animaux, peut-être
+généreux et dociles d'ailleurs, la souffrance,
+la révolte et une irritation de caractère qu'eux-mêmes
+ne peuvent plus gouverner.</p>
+
+<p>Mais comment s'étonnerait-on que l'éducation
+des bêtes, de ces instruments passifs et muets
+de nos indiscrètes volontés, ne fût pas souvent
+prise à rebours, lorsque, nous qui avons le raisonnement
+et la parole pour nous défendre et
+nous justifier, nous sommes si mal compris et
+si mal menés par les prétendus éducateurs du
+genre humain? Un bon cheval, intelligent et fin,
+est un instrument à perfectionner. Une main
+brutale ne saurait en tirer parti; un artiste
+habile en développe la délicatesse et la puissance.
+Dans ce noble et vivifiant exercice, l'écuyer expérimenté
+sent qu'il y a là, comme dans tous
+les arts, un progrès continuel à faire, une perfection
+de plus en plus difficile à atteindre, de
+plus en plus attrayante à chercher. C'est un
+champ illimité pour l'étude et l'observation des
+instincts et des ressources de cet admirable instrument,
+de cet instrument qui vit, qui comprend,
+qui répond, qui progresse, qui entend,
+qui retient, qui devine, qui raisonne presque;
+le plus beau, le plus intelligent des animaux qui
+peuvent nous rendre un service immédiat en
+nous consacrant leurs forces.</p>
+
+<p>Ceux qui n'ont aucune notion de cet art du
+cavalier s'imaginent que l'équilibre résultant de
+l'habitude, la force musculaire et l'intrépidité
+suffisent. La première de ces qualités est la
+seule indispensable. Elle l'est, à la vérité, mais
+elle est loin de suppléer à la connaissance des
+moyens; et, quant à l'emploi de la force et de
+l'audace, il est souvent plus dangereux qu'utile.
+Une femme délicate, un enfant, peuvent manier
+un cheval vigoureux s'il est convenablement
+dressé, et s'ils ont l'instruction nécessaire. Les
+qualités naturelles sont: la prudence, le sang-froid,
+la patience, l'attention, la souplesse, l'intelligence
+des moyens et la délicatesse du toucher, car ce
+mot de pratique instrumentale peut très-bien
+s'appliquer au maniement de la bouche du cheval;
+et, tandis que l'ignorance croit n'avoir qu'à
+exciter et à braver l'exaspération du coursier,
+la science constate qu'il s'agit, au contraire, de
+calmer cette créature impétueuse, de la dominer
+paisiblement, de l'assouplir, de la persuader pour
+ainsi dire, et de l'amener ainsi à exécuter toutes
+les volontés du cavalier avec une sorte de zèle
+et de généreux plaisir.</p>
+
+<p>Qu'on nous permette encore un mot sur la
+question d'art. Il y a dans l'équitation, comme
+dans tout, une bonne et une mauvaise manière,
+ou plutôt il y a cent mauvaises manières et une
+seule bonne, celle que la logique gouverne. Cependant
+l'erreur prévaut souvent, et la logique
+proteste en vain. Certain professeur, naguère
+au pinacle, et qui n'a pas craint de soumettre
+sa méthode, incarnée en sa personne, aux applaudissements
+et aux sifflets d'une salle de
+spectacle, avait obtenu des résultats en apparence
+merveilleux, tout en ressuscitant et en
+exagérant des procédés à la mode sous Louis XIII.
+Le cheval réduit à l'état de machine entre ses
+mains et entre ses jambes, entièrement dénaturé,
+raidi là où la nature l'avait fait souple, brisé
+là où il devait être ferme, déformé en réalité et
+comme crispé dans une attitude contrainte et
+bizarre, exécutait, comme une mécanique à ressorts,
+tous les mouvements que l'écuyer, espèce
+d'homme à ressorts aussi, lui imprimait au grand
+ébahissement des spectateurs. Cela était fort curieux,
+en effet, et ce puéril travail, considéré
+comme étude de fantaisie, pouvait fort bien défrayer
+le spectacle de Franconi parmi les diverses
+exhibitions de chevaux savants.</p>
+
+<p>Jusque-là, rien de mieux: M. Baucher méritait
+les applaudissements pour avoir montré un si
+remarquable asservissement des facultés du cheval
+aux volontés de l'homme. Malheureusement
+le public s'imagina que c'était là de l'équitation,
+et qu'un spécimen de l'exagération à laquelle on
+pouvait parvenir en ce genre était la vraie,
+la seule base de l'éducation hippique. Des
+hommes réputés spéciaux se le laissèrent persuader
+par l'engouement, et l'inventeur du système
+finit par le croire lui-même en se voyant
+pris au sérieux.</p>
+
+<p>C'est donc d'une mauvaise manière, de la
+pire de toutes peut-être, que ces hommes prétendus
+compétents se sont récemment enthousiasmés
+aux dépens et dommages de l'État. Cette
+incroyable erreur ne signale que trop la décadence
+où sont tombés aujourd'hui l'art de l'équitation
+et la science de l'hippiatrique; car ces
+choses qu'on a voulu désunir sont indissolublement
+solidaires l'une de l'autre. Avant de dresser
+un cheval, il faut savoir: 1° ce que c'est
+que le cheval en général; 2° ce qu'est en particulier
+l'individu soumis à l'éducation. Nous
+avons dit comment la connaissance de l'individu
+était indispensable lorsqu'on ne voulait pas s'exposer
+à lui demander autre chose que ce qu'il
+pouvait exécuter. Quant au cheval en général,
+nous disons que c'est un être énergique, irritable,
+généreux, par conséquent. On pourrait
+presque dire de lui, que c'est, après l'homme,
+un être libre, puisqu'il est susceptible d'abjurer
+la liberté naturelle de l'état sauvage et d'aimer
+non-seulement la domesticité, mais l'éducation.
+Aimer est le mot, et les poëtes n'ont fait ni métaphore
+ni paradoxe en dépeignant son ardeur
+dans le combat et son orgueil dans l'arène du
+tournoi. Autant un cheval courroucé par une
+éducation abrutissante se montre colère, vindicatif
+et perfide, autant celui qui n'a jamais
+éprouvé que de bons traitements et que l'on
+instruit avec logique, patience et clarté, répond
+aux leçons avec zèle et attrait.</p>
+
+<p>Il s'agit donc de faire de cet être intelligent
+un être instruit, et, pour cela, il ne faudrait pas
+oublier qu'on s'adresse à une sorte d'intelligence
+et non à une sorte de machine construite de
+main d'homme et qu'il soit donné à l'homme de
+modifier dans son essence. La main de Dieu a
+passé par là, elle a imprimé à cette race d'êtres
+un cachet de beauté et des aptitudes particulières
+que l'homme, appelé à gouverner les créatures
+secondaires, ne peut fausser sans contrarier
+et gâter l'oeuvre de la nature; c'est là une
+loi inviolable dans tous nos arts, dans tous nos
+travaux, dans toutes nos inventions. Le cheval
+est fait pour se porter en avant, pour
+aspirer l'air avec liberté, pour gagner en grâce,
+en force, en souplesse, à mesure qu'on règle ses
+allures; mais régler, c'est développer. Cela est
+vrai pour la bête et pour l'homme. La science
+vraie de l'écuyer consiste donc, en deux mots,
+à rendre sa monture docile en augmentant son
+énergie.</p>
+
+<p>Nous ne pouvions rendre compte d'une brochure
+qui est le résumé rapide des travaux précédents
+et de l'expérience de toute la vie de
+l'auteur, sans résumer de notre côté ses principes
+sur l'équitation. M. d'Aure est un praticien
+sérieux qui a étudié sa spécialité sous ses rapports
+les plus profonds. Il a porté dans ses
+études et dans sa pratique une véritable ferveur
+d'artiste, des convictions fondées, la persévérance
+et le désintéressement qui caractérisent
+ceux qui sentent vivement l'utile, le beau et le
+vrai de leur vocation.</p>
+
+<p>Dans un excellent traité sur <i>l'industrie chevaline</i>,
+écrit avec une clarté remarquable, et rempli
+de vues historiques ingénieuses et intéressantes,
+M. d'Aure a vu en grand et traité en
+maître cette question de l'amélioration des races
+que nous résumerions, nous, communistes, dans
+les termes suivants: «Socialisation d'un des
+instruments du travail de l'homme.» On ne
+niera pas que le cheval ne soit un de ces instruments
+de travail qu'aucune machine n'est de
+longtemps appelée à remplacer absolument. Il
+est heureux sans doute que le génie de l'industrie
+arrive de plus en plus à substituer les machines
+à l'emploi abusif qui a été fait et qui se
+fait encore des forces vitales. Mais, tandis qu'on
+se préoccupe aujourd'hui de supprimer par les
+machines la dépense qu'exige l'entretien de ces
+forces vitales, on ne s'aperçoit pas qu'on les
+laisse se détériorer et se perdre, lorsque, pour
+longtemps encore, on en a un besoin essentiel.
+On oublie que, pour des siècles encore, le cheval
+sera indispensable au travail humain, au service
+des armées, à l'agriculture, aux transports de
+fardeaux, aux voyages, etc.; et, lorsque cette
+noble espèce ne sera plus dans les mains de
+nos descendants que ce qu'elle doit être en effet,
+c'est-à-dire un moyen de plaisir, et son éducation
+perfectionnée une pratique d'art accessible
+à tous, nous aurons été forcés d'épuiser encore
+bien des générations de ces laborieux animaux,
+avant d'arriver à supprimer l'excès de leur travail.
+Ne dirait-on pas, à voir l'état de décadence
+où l'on a laissé tomber la production chevaline,
+que nous sommes à la veille d'entrer dans cet
+Eldorado de machines, où tout se fera à l'aide
+de la vapeur, depuis le transport des cathédrales
+jusqu'à l'office du barbier?</p>
+
+<p>Quel est donc le résultat social qu'il faudrait
+atteindre pour réhabiliter l'industrie chevaline,
+à peu près perdue depuis la révolution et particulièrement
+depuis 1830? Encourager la production,
+renouveler et conserver nos belles races
+indigènes, qui, dans peu d'années, auront entièrement
+disparu si on n'y prend garde; donner
+aux cultivateurs et aux éleveurs de chevaux
+les moyens de faire de bons élèves; enfin créer,
+comme on l'a déjà dit, une classe d'éducateurs
+spéciaux, sans laquelle le producteur ne peut
+donner au cheval la valeur d'un instrument
+complet, mis en état de service et de durée;
+sans laquelle aussi le consommateur ne saura
+jamais entretenir les ressources de sa monture.
+Nous en avons dit assez au commencement de
+cet article pour prouver que, sans l'éducation,
+le cheval est d'un mauvais service, et qu'entre
+les mains d'un bon éducateur et d'un bon cavalier,
+sa valeur augmente, ses forces se décuplent
+et se conservent. Il y aurait une sage économie
+générale à répandre ces connaissances dans notre
+peuple. Les riches n'y songent guère, ils ne se
+contentent pas de se servir exclusivement de
+chevaux anglais, il leur faut des cochers
+et des jockeys d'outre-Manche. Il est vrai qu'on
+trouverait difficilement aujourd'hui chez nous
+<i>des hommes de cheval</i> entendus. A qui la faute?</p>
+
+<p>Pour prouver la nécessité de ces mesures, il
+suffit de montrer le désordre, l'incurie, et tous
+les fâcheux résultats de la concurrence aveugle
+et inintelligente, l'absence d'encouragements bien
+entendus, de dépenses utiles, d'initiative éclairée,
+et de vues sociales et patriotiques de la part de
+l'État.</p>
+
+<p>Nous ne prétendons pas que M. d'Aure ait
+songé à accuser, de notre point de vue, le régime
+de la concurrence et à invoquer les solutions
+sociales qui nous préoccupent; mais, par
+la force rigoureuse de la logique qui est au
+fond de toutes les questions approfondies, ses
+démonstrations arrivent à prouver la nécessité
+de l'initiative sociale dans la question qu'il
+traite. Si l'on apportait sur toutes les spécialités
+possibles des travaux aussi complets et des calculs
+aussi certains, tous ces travaux d'analyse
+aboutiraient à la même conclusion synthétique:
+à savoir, que la concurrence est destructive de
+toute industrie, de tout progrès, de toute richesse
+nationale, et qu'il faut, pour régler la
+production et la consommation, que la sagesse
+et la prévoyance de l'État interviennent, règlent
+et dirigent.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>LA BERTHENOUX</h3>
+
+
+<p>C'est un hameau entre Linières et Issoudun,
+sur la route de communication qui côtoie le
+plateau de la vallée Noire. Une très-jolie église
+gothique et un vieux château, jadis abbaye fortifiée,
+aujourd'hui ferme importante, embellissent
+cette bourgade, située d'ailleurs dans un paysage
+agréable; c'est là que se tient annuellement,
+dans une prairie d'environ cent boisselées (plus
+de six hectares), une des foires les plus importantes
+du centre de la France. On évalue de
+douze à treize mille têtes le bétail qui s'y est
+présenté cette année: quatre cents paires de
+boeufs de travail, trois cents génisses et taureaux,
+denrée que l'on désigne communément dans le
+pays sous le nom de <i>jeunesse</i> (un métayer se
+fait entendre on ne peut mieux quand il vous
+dit qu'il va <i>mener sa jeunesse</i> en foire pour s'en
+défaire); trois cents vaches, douze cents chevaux,
+quatre mille bêtes à laine, trois cents
+chèvres, et une centaine d'ânes. Ajoutez à cela
+ces animaux que le paysan méticuleux ne
+nomme pas sans dire: <i>sauf votre respect</i>, c'est-à-dire
+trois mille porcs, qui ont un champ de
+foire particulier de quatre-vingts boisselées d'étendue,
+et vous aurez la moyenne d'un des
+grands marchés de bestiaux du Berry.</p>
+
+<p>Les marchands forains et les éleveurs s'y rendent
+de la Creuse, du Nivernais, du Limousin,
+et même de l'Auvergne. Les chevaux, comme
+on a vu, n'y sont pas en grand nombre, et ils
+sont rarement beaux. Les vaches laitières sont
+encore moins nombreuses et plus mauvaises;
+on ne vend les belles vaches que quand elles ne
+peuvent plus faire d'élèves. Ces élèves sont la
+richesse du pays. Ils deviennent de grands
+boeufs de labour qui travaillent chez nous une
+terre grasse et forte, <i>bien terrible</i> à soulever.
+Quant à la <i>jeunesse</i> qu'on a de reste, après que
+le choix des boeufs de travail est fait, elle est
+enlevée en masse par les Marchois, qui l'engraissent
+ou la brocantent. Quelques bouchers
+d'Orléans viennent aussi s'approvisionner à la
+foire de la Berthenoux. Une belle paire de
+boeufs assortis se vend aujourd'hui, six cents
+francs; la <i>taurinaille</i> ou la <i>jeunesse</i> quatre-vingts
+francs par tête; les chevaux cent trente,
+les vaches cent vingt, les moutons trente, les
+brebis vingt-cinq, les porcs vingt-cinq, les ânes
+vingt-cinq, les chèvres dix, les chevreaux, de
+quinze à trente sous.</p>
+
+<p>Les principales affaires se traitent entre Berrichons
+et Marchois. Les premiers ont une réputation
+de simplicité dont ils se servent avec
+beaucoup de finesse. Les seconds ont une réputation
+de duplicité qui les fait échouer souvent
+devant la méfiance des Berrichons.</p>
+
+<p>La vente du bétail est, chez nous, une sorte
+de bourse en plein air, dont les péripéties et les
+assauts sont les grandes émotions de la vie du
+cultivateur. C'est là que le paysan, le maquignon,
+le fermier, déploient les ressources d'une
+éloquence pleine de tropes et de métaphores
+inouïes. Nous entendions un jour, à propos
+d'un lot de porcs, le marchandeur s'écrier:</p>
+
+<p>&mdash;Si je les paie vingt-trois francs pièce,
+j'aime mieux que les trente-six cochons me passent
+à travers le corps!</p>
+
+<p>Et même nous altérons le texte; il disait
+<i>le cadavre</i>, et encore prononçait-il <i>calabre</i>, ce
+qui rendait son idée beaucoup plus claire pour
+les oreilles environnantes.</p>
+
+<p>Il y a d'autres formules de serment ou de
+protestation non moins étranges:</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que la patte du diable me serve de
+crucifix à mon dernier jour, si je mens.&mdash;Que
+cette paire de boeufs me serve de poison..., etc.</p>
+
+<p>Ces luttes d'énergumènes durent quelquefois
+du matin jusqu'à la nuit. Enfin, après avoir attaqué
+et défendu pied à pied, sou par sou, la
+dernière pièce de cinq francs, on conclut le marché
+par des poignées de main qui, pour valoir
+signature, sont d'une telle vigueur que les yeux
+en sortent de la tête; mais discours, serments
+et accolades sont perdus dans la rumeur et la
+confusion environnantes; tandis que vingt musettes
+braillent à qui mieux mieux du haut des
+tréteaux, les propos des buveurs sous la ramée,
+les chansons de table, les cris des charlatans et
+des montreurs de curiosités <i>à l'esprit-de-vin</i>,
+l'antienne des mendiants, le grincement des
+vielles, le mugissement des animaux, forment
+un charivari à briser la cervelle la plus aguerrie.
+Il y a mille tableaux pittoresques à saisir,
+mille types bien accusés à observer.</p>
+
+<p>Quelquefois la chose devient superbe et, en
+même temps, effrayante: c'est quand la panique
+prend dans le campement des animaux à cornes.
+<i>La jeunesse</i> est particulièrement quinteuse, et parfois
+un taureau s'épouvante ou se fâche, on ne sait
+pourquoi, au milieu de cinq ou six cents autres,
+qui, au même instant, saisis de vertige, rompent
+leurs liens, renversent leurs conducteurs, et s'élancent
+comme une houle rugissante au milieu
+du champ de foire. La peur gagne bêtes et gens
+de proche en proche, et on a vu cette multitude
+d'hommes et d'animaux présenter des scènes de
+terreur et de désordre vraiment épouvantables.
+Une mouche était l'auteur de tout ce mal.</p>
+
+<p>La foire de la Berthenoux a lieu tous les ans
+le 8 et le 9 septembre. Elle commence par la
+vente des bêtes à laine, et finit par celle des
+boeufs. Il s'y fait pour un million d'affaires, en
+moyenne.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>VI</h3>
+
+<h3>LES JARDINS EN ITALIE</h3>
+
+
+<p>Depuis cent ans, les voyageurs en Italie ont
+jeté sur le papier et semé sur leur route beaucoup
+de malédictions contre le mauvais goût
+des <i>villégiatures</i><a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup>17</sup></a>. Le président de Brosses était,
+lui, un homme de goût, et nul, dans son temps,
+n'a mieux apprécié le beau classique, nul ne
+s'est plus gaiement moqué du rococo italien et
+des grotesques modernes mêlés partout aux
+élégances de la statuaire antique. Sur la foi de
+ce spirituel voyageur, bon nombre de touristes
+se croient obligés, encore aujourd'hui, de mépriser
+ces fantaisies de l'autre siècle avec une
+rigueur un peu pédantesque.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17"> (retour) </a> Un de nos amis n'aime pas cette expression, qui
+était familière à Érasme. Nous le prions toutefois de considérer
+que c'est ici le mot propre et qu'il ne serait
+même pas remplacé par une périphrase. On entend par
+<i>villégiature</i> à la fois le plaisir dont on jouit dans les maisons
+de campagne italiennes, la temps que l'on y passe,
+et, par extension, ces villas elles-mêmes avec leurs dépendances.</blockquote>
+
+<p>Tout est mode dans l'appréciation que l'on a
+du passé comme dans les créations où le présent
+s'essaie, et, après avoir bien crié, sous
+l'Empire et la Restauration, contre les chinoiseries
+du temps de Louis XV, nous voilà aussi dégoûtés
+du grec et du romain que du gothique
+de la Restauration! C'est que tout cela était du
+faux antique et du faux moyen âge, et que toute
+froide et infidèle imitation est stérile dans les
+arts. Mais, en général, les artistes ont fait ce
+progrès réel de ne pas s'engouer exclusivement
+d'une époque donnée, et de s'identifier complaisamment
+au génie ou à la fantaisie de tous les
+temps. La complaisance de l'esprit est toujours
+une chose fort sage et bien entendue, car on se
+prive de beaucoup de jouissances en décrétant
+qu'un seul genre de jouissance est admissible à
+la raison.</p>
+
+<p>Parmi ces fantaisies du commencement du
+dernier siècle que stigmatisaient déjà les puristes
+venus de France trente ou quarante ans plus
+tard, il en est effectivement de fort laides dans
+leur détail: mais l'ensemble en est presque
+toujours agréable, coquet et amusant pour les
+yeux. C'est dans leurs jardins surtout que les
+seigneurs italiens déployaient ces richesses d'invention
+puériles que l'on ne voit pourtant pas
+disparaître sans regret:</p>
+
+<p>Les grandes girandes, immenses constructions
+de lave, de mosaïque et de ciment, qui, du haut
+d'une montagne, font descendre en mille cascades
+tournantes et jaillissantes les eaux d'un
+torrent jusqu'au seuil d'un manoir;</p>
+
+<p>Les grandes cours intérieures, sortes de musées
+de campagne, où, à côté d'une vasque
+sortie des villas de Tibère, grimace un triton du
+temps de Louis XIV, et où la madone sourit
+dans sa chapelle entourée de faunes et de dryades
+mythologiques;</p>
+
+<p>Le labyrinthe d'escaliers splendides dans le
+goût de Watteau, qui semblent destinés à quelque
+cérémonie de peuples triomphants, et qui
+conduisent à une maisonnette étonnée et honteuse
+de son gigantesque piédestal, ou tout bonnement
+à une plate-bande de tulipes très-communes;</p>
+
+<p>Les tapis de parterre, ouvrage de patience,
+qui consiste à dessiner sur le papier le pavé
+d'une vaste cour ou sur les immenses terrasses
+d'un jardin, des arabesques, des dessins de tenture,
+et surtout des armoiries de famille, avec
+des compartiments de fleurs, de plantes basses,
+de marbre, de faïence, d'ardoise et de brique;</p>
+
+<p>Les concerts hydrauliques, où des personnages
+en pierre et en bronze jouent de divers
+instruments mus par les eaux des girandes;</p>
+
+<p>Enfin les grottes de coquillages, les châteaux
+sarrasins en ruine, les jardiniers de granit, et
+mille autres drôleries qui font rire par la pensée
+qu'elles ont fait rire de bonne foi une génération
+plus naïve que la nôtre.</p>
+
+<p>Les plus belles girandes de la campagne de
+Rome sont à Frascati, dans les jardins de la
+villa Aldobrandini. Ces jardins ont été dessinés
+et ornés par Fontana, dans les flancs d'une
+montagne admirablement plantée et arrosée
+d'eaux vives. Dans un coin du parc, on s'est
+imaginé de creuser le roc en forme de mascaron,
+et de faire de la bouche de ce Polyphème
+une caverne où plusieurs personnes peuvent se
+mettre à l'abri. Les branches pendantes et les
+plantes parasites se sont chargées d'orner de
+barbe et de sourcils cette face fantastique reflétée
+dans un bassin.</p>
+
+<p>A la Rufinella (ou villa Tusculana), une autre
+fantaisie échappe au crayon par son étendue;
+c'est une rapide montée d'un kilomètre de chemin,
+plantée d'inscriptions monumentales en buis
+taillé. Et, chose étrange, sur cette terre papale
+dans la liste de cent noms illustres, choisis avec
+amour, on voit ceux de Voltaire et de Rousseau
+verdoyer sur la montagne, entretenus et tondus
+avec le même soin que ceux des écrivains orthodoxes
+et des poëtes sacrés. Je soupçonne que
+cette galerie herbagère a été composée par Lucien
+Bonaparte, autrefois propriétaire de la villa.
+Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle a été respectée
+par les jésuites, possesseurs, après lui,
+de cette résidence pittoresque, et qu'elle l'est
+encore par la reine de Sardaigne, aujourd'hui
+propriétaire.</p>
+
+<p>En résumé, la vétusté de ces décorations princières,
+et l'état d'abandon où on les voit maintenant,
+leur prête un grand charme, et, de
+bouffonnes, toutes ces allégories, toutes ces surprises,
+toutes ces gaietés d'un autre temps, sont
+devenues mélancoliques et quasi austères. Le
+lierre embrasse souvent d'informes débris que
+l'on pourrait attribuer à des âges plus reculés;
+les racines des arbres centenaires soulèvent les
+marbres, et partout les eaux cristallines, restées
+seules vivantes et actives, s'échappent de leur
+prison de pierre pour chanter leur éternelle
+jeunesse sur ces ruines qu'un jour a vues naître
+et passer.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>VII</h3>
+
+<p>A MADAME ERNEST PÉRIGOIS<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup>18</sup></a></p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Deux amoureux sont là guettant la fleur charmante:</p>
+<p>Le papillon superbe et la bête rampante;</p>
+<p>L'une qui souille tout dans son embrassement,</p>
+<p>L'autre qui du pollen s'enivre follement.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Femmes, talents, beautés, contemplez votre image;</p>
+<p>Toujours un ennemi s'abreuve de vos fleurs,</p>
+<p>Soit qu'il dévore, abject, la tige et le feuillage,</p>
+<p>Soit qu'il pille, imprudent, le parfum de vos coeurs!</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Nohant, 30 mai 1856</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18"> (retour) </a> Écrit sur son album, au-dessous d'un dessin d'Alexandre
+Manceau représentant une corbeille de fleurs, un escargot
+et un papillon.</blockquote>
+<br><br>
+
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<h3>LES BOIS</h3>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Dieu! que ne suis-je assise à l'ombre des fortis!</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Qui de vous, sans être dévoré de passions
+tragiques n'a soupiré, comme la Phèdre de Racine,
+après l'ombre et le silence des bois? Ce
+vers, isolé de toute situation particulière, est
+comme un cri de l'âme qui aspire au repos et à
+la liberté, ou plutôt à ce recueillement profond
+et mystérieux qu'on respire sous les grands arbres.
+Malheureusement, ces monuments de la
+nature deviennent chaque jour plus rares devant
+les besoins de la civilisation et les exigences de
+l'industrie. Comme il se passera encore peut-être
+des siècles avant que les besoins de la poésie
+et les exigences de l'art soient pris en considération
+par les sociétés, il est à présumer que
+le progrès industriel détruira de plus en plus les
+plantes séculaires, ou qu'il ne donnera de longtemps
+à aucune plante élevée le droit de vivre
+au delà de l'âge strictement nécessaire à son
+exploitation. Déjà la forêt de Fontainebleau a
+souffert de ces idées positives, et des provinces
+entières se sont dépouillées, à la même époque,
+de leurs grands chênes et de leurs pins majestueux.
+Nous savons tous, autour de nous, des
+endroits regrettés où, dans notre jeunesse, nous
+avons délicieusement rêvé sous des arbres impénétrables
+au soleil et à la pluie, et qui ne
+présentent plus que des sillons ensemencés ou
+d'humbles taillis.</p>
+
+<p>Ce n'est pas seulement en France que ces magnifiques
+ornements de la terre ont disparu.
+Dans nos voyages, nous les avons toujours cherchés
+et nous sommes convaincus que sur les
+grandes étendues de pays ils n'existent plus. On
+fait très-bien des journées de marche en France,
+en Italie et en Espagne, sans rencontrer un seul
+massif véritablement important, et, dans les forêts
+mêmes, il n'est presque plus de sanctuaires
+réservés au développement complet de la vie
+végétale.</p>
+
+<p>Un des plus beaux endroits de la terre serait
+le golfe de la Spezzia, sur la côte du Piémont,
+si les grands arbres n'y manquaient absolument.
+Montagnes gracieuses et fières, sol luxuriant de
+plantes basses, mouvements de terrain pittoresques,
+couleur chaude et variée des terrains
+mêmes, crêtes neigeuses dans le ciel, horizons
+maritimes merveilleusement encadrés, tout y
+est, excepté un seul arbre imposant. La montagne
+et la vallée ne demandent cependant qu'à
+en produire; mais, aussitôt qu'un pin vigoureux
+s'élance au-dessus des taillis jetés en pente jusqu'au
+bord des flots, la marine s'en empare, et
+même le jeune arbre, à peine grandi, est condamné
+à aller flotter sur le dos de la petite chaloupe
+côtière.</p>
+
+<p>Si, de là, vous suivez l'Apennin jusqu'à Florence,
+et de Florence jusqu'à Rome, vous trouvez
+partout, au sein d'une nature splendide de
+formes, sa plus belle parure, la haute végétation,
+absente par suite de l'aridité des montagnes,
+ou supprimée par la main de l'homme,
+qui ne respecte que l'olivier, le plus utile, mais
+le plus laid des arbres, quand il n'est pas sept
+ou huit fois centenaire.</p>
+
+<p>La campagne de Rome, jadis si riche de jardins
+et de parcs touffus, est désormais, on le sait,
+une plaine affreuse où l'oeil ne se repose que
+sur des ruines; mais, au sortir de cette campagne
+romaine, si mal à propos vantée, quand on
+a gravi les premières volcaniques des monts
+Latins, on trouve, dans les immenses parcs des
+villas et sur les routes (celle d'Albano est justement
+célèbre sous ce rapport), le chêne vert
+parvenu à toute son extension formidable. C'est
+un colosse au feuillage dur, noir et uniforme, au
+branchage tortueux et violent, que l'on peut regarder
+sans respect, mais qui ne saurait plaire
+qu'aux premiers jours du printemps, lorsque la
+mousse fraîche couvre son écorce jusque sur les
+rameaux élevés et lui fait une robe de velours
+vert tendre qui tranche sur sa feuillée sombre
+et terne. Toute la beauté de l'arbre est alors sur
+son bois, où le printemps semble s'être glissé
+mystérieusement à l'insu de son autre éternelle
+et lugubre verdure.</p>
+
+<p>Dans cette région, les pins sont véritablement
+gigantesques. Ils se dressent fièrement au-dessus
+de ces chênes verts déjà monstrueux et, les dépassant
+de toute la moitié de leur taille, ils forment
+un second dôme au-dessus du dôme déjà
+si noir qu'ils ombragent.</p>
+
+<p>Ces lieux sont magnifiques, car entre toutes
+ces branches étendues en parasol ou entre-croisées
+en réseaux inextricables, la moindre éclaircie
+encadre un paysage de montagnes transparentes
+ou de plaines profondes terminées par les lignes
+d'or de l'embouchure du Tibre, qui se confondent
+avec la nappe étincelante de la Méditerranée.</p>
+
+<p>Mais, pour chérir exclusivement cette végétation
+méridionale, il faut n'avoir pas aimé auparavant
+celle de nos latitudes plus douces et plus
+voilées. Tout est rude sous l'oeil de Rome. Les
+pâles oliviers y sont durs encore par leur sèche
+opposition avec les autres arbres trop noirs. Les
+bosquets splendides de buis, de lauriers et de
+myrtes sont noirs aussi par leur épaisseur, et
+leurs âcres parfums sont en harmonie avec leur
+inflexible attitude. Le soleil éclate sur toutes ces
+feuilles cassantes qui le reçoivent comme autant
+de miroirs; il glisse ses rayons crus sous les
+longues allées ténébreuses et les raie de sillons
+lumineux trop arrêtés, parfois bizarres. Il ne faut
+point être ingrat, cela est parfois splendide,
+surtout quand les rayons tombent sur des tapis
+de violettes, de cyclamens et d'anémones qui
+jonchent la terre jusque dans les coins les plus
+sauvages, ou sur les ruisseaux cristallins qui
+sautent, écument et babillent entre les grosses
+racines des arbres; mais, en général, l'oeil, comme
+la pensée, est en lutte contre la lumière et contre
+l'ombre qui, trop vigoureuses toutes deux, se
+heurtent plus souvent qu'elles ne se combinent et
+ne s'associent.</p>
+
+<p>Sans aller si loin, il y a autour de nous, en
+France, quand on les cherche et que l'on arrive
+à les trouver, des aspects d'une beauté toute différente,
+il est vrai, mais plus pénétrante et plus
+délicate que cette rude beauté du Latium. Aimons
+l'une et l'autre, et que chaque école d'artiste
+y trouve sa volupté. Pour nous, il faudra
+toujours garder une secrète préférence pour
+certains coins de notre patrie. En dehors du
+sentiment national, que l'on ne répudie pas à
+son gré, il est des jouissances de contemplation
+que nous n'avons point trouvées ailleurs. Certains
+recoins ignorés dans la Creuse et dans l'Indre
+ont réalisé pour nous le rêve des forêts vierges.
+Dans des localités humides et comme abandonnées,
+nous avons pénétré sous des ombrages dont
+l'épaisseur admirable n'ôtait rien à la transparence
+et au vague délicieux. Là, tout aussi bien
+que dans la forêt fermée de Laricia et sur les
+roches de Tivoli, les plantes grimpantes avaient
+envahi les tiges séculaires et s'enlaçaient en lianes
+verdoyantes aux branches des châtaigniers, des
+hêtres et des chênes. La mousse tapissait les
+branches, et la fougère hérissait de ses touffes
+découpées le corps des arbres, de la base au faîte.
+Dans leur creux, des touffes de trèfle forestier
+semblaient s'être réfugiées et sortaient en bouquet
+de chaque fissure. Les blocs granitiques,
+embrassés et dévorés par les racines, étaient
+soulevés et comme incrustés dans le flan des
+arbres. Enfin, ce que j'ai en vain cherché en
+Italie, ce que je n'ai remarqué que là, en plein
+midi, le soleil, tamisé par le feuillage serré mais
+diaphane, laissait tomber sur le sol et sur les fûts
+puissants des hêtres, des reflets froids et bleuâtres
+comme ceux de la lune.</p>
+
+<p>En résumé, les arbres à feuillage persistant
+ont plus d'audace et d'étrangeté dans leur attitude;
+mais ils manquent tout à fait de cette finesse de
+tons et de cette grâce de contours qui caractérisent
+les essences forestières de nos climats. Les
+cyprès monumentaux de la villa Mandragone, à
+Frascati, ont, à coup sûr, un grand caractère;
+mais ces plantes à centuple tige, réunies en faisceau
+comme des colonnettes sarrasines, ressemblent
+trop à de l'architecture. Ils sont si noirs
+qu'ils font tache dans l'ensemble. La brise ne les
+caresse point, la tempête seule les émeut. Aussi,
+quand, aux approches du Clitumne et de l'Arno,
+on revoit les peupliers et les saules, on croit reprendre
+possession de l'air et de la vie. En Provence,
+on se croit encore un peu trop en Italie
+et pas assez en France; mais, quand on gagne
+nos provinces du Centre, moins riches de grands
+mouvements du sol, on est dédommagé par
+l'abondance et la tranquille majesté de la végétation.
+Les noyers énormes des bords de la Creuse
+sont mille fois plus beaux que les beaux orangers
+de Majorque, et il semble que, dans la variété
+harmonieuse de nos arbres indigènes, les tilleuls,
+les érables, les trembles, les aunes, les charmes,
+les cormiers, les frênes, etc., il y ait quelque
+chose qui ressemble à l'intelligence étendue
+et profonde des artistes féconds, comparée au
+génie étroit et orgueilleux des poëtes monocordes.</p>
+
+<p>Quant à la beauté des lignes, si vantée par
+les amants exclusifs de la nature méridionale,
+nous l'avons goûtée aussi, mais sans pouvoir la
+trouver supérieure à celle de nos forêts de France.
+Il y a, dans l'effet magistral de nos grandes
+avenues, des masses plus harmonieusement disposées
+et vraiment mieux dessinées par la structure
+des arbres qui les composent. Enfin, nous
+nous résumerons en disant que l'éternelle verdure
+des climats chauds est inséparable d'une éternelle
+monotonie, non-seulement de couleur, mais de
+formes dures qui excluent la grâce touchante et
+peut-être la véritable majesté.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>IX</h3>
+
+<h3>L'ILE DE LA RÉUNION<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup>19</sup></a></h3>
+
+
+<p>Sous ce titre beaucoup trop modeste, un homme
+éminemment observateur et doué de connaissances
+spéciales en plus d'un genre, rassemble
+une foule de notions très-complètes sur cette intéressante
+colonie française qui, d'un volcan
+perdu au sein des mers lointaines, s'est fait
+longtemps un nid tranquille et délicieux.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19"> (retour) </a> Par Louis Maillard.</blockquote>
+
+<p>Bien que déchue de sa sauvage beauté primitive,
+l'île de la Réunion offre encore pour l'avenir
+des ressources immenses, si on sait les mettre
+à profit. Grâce à ses formes coniques et à la
+grande élévation de ses principaux centres, elle
+se prête à toutes les productions, depuis celles
+de la zone torride jusqu'à celles de nos Alpes.
+Donc, rien de plus varié que la flore de cette
+échelle de température; mais le caractère le plus
+curieux de l'île, caractère qui y a été général
+autrefois et qui s'y trouve localisé aujourd'hui,
+c'est cet état perpétuel de création ignescente,
+propre aux îles volcaniques, et nulle part mieux
+appréciable aux études spéciales.</p>
+
+<p>Le volcan qui couronne notre colonie de ses
+banderoles de flamme ou de fumée vomit toujours,
+à des intervalles assez rapprochés, des
+torrents de lave et de cendre qui, sur une notable
+étendue de sa surface (un dixième environ),
+changent sa configuration. Des tremblements
+de terre ont fait surgir sur les hauteurs des
+masses rocheuses, débris des anciennes éruptions
+que d'autres cataclysmes avaient engloutis. Ailleurs,
+ces monuments naturels, anciennement
+produits, s'effondrent et rentrent dans l'abîme.
+De profondes ravines se creusent et des torrents
+s'y précipitent, des vallées se soulèvent ou s'aplanissent
+sous des lits de sable et de cendre
+bientôt recouverts d'un nouvel humus, des
+remparts rocheux s'écroulent ou se dressent. La
+fertilité, poursuivie par ces ravages, se déplace,
+monte ou descend, abandonne les forêts saisies
+sur pied par la lave et s'en va créer des pâturages
+dans les régions redevenues calmes.</p>
+
+<p>D'autre part, la mer, refoulée par les coulées
+volcaniques, voit des caps nouveaux étendre
+leurs bras dans ses ondes et former des anses
+paisibles là où, la veille, elle battait la côte avec
+énergie; mais, toujours agissante, elle aussi, elle
+va ronger plus loin,&mdash;par son action saline
+encore plus que par ses vagues,&mdash;les pores
+des anciennes falaises. Elle y creuse des cavernes
+étranges, jusqu'à ce que la roche, désagrégée,
+s'écroule et montre à vif ses arêtes de
+basalte et les couches superposées des diverses
+éruptions. Au fond de son lit, l'Océan ne travaille
+pas moins à se débarrasser des masses
+de galets et de débris de toutes formes et de
+toutes dimensions que les torrents lui déversent.
+Il les soulève, les roule, les porte sur un point
+de la côte où il les reprend pour les amonceler
+ou les répandre encore. Ailleurs, il se bâtit des
+digues de corail et des bancs de madrépores
+aussi solides que les remparts de lave, si bien
+que ces deux forces gigantesques, la mer et le
+volcan, l'eau et le feu, toujours en lutte, pétrissent
+pour ainsi dire le dur relief de l'île
+comme une cire molle soumise à leur caprice;
+mais ici le caprice ne consiste que dans l'étreinte
+corps à corps de deux lois également fatales,
+logiques par conséquent, car ce que nous appelons
+fatalité est la logique même, et l'homme qui
+les observe arrive à saisir leur puissance d'impulsion
+et à camper en toute sécurité sur cette
+terre mobile, si souvent remaniée dans les âges
+anciens, et qui change encore manifestement de
+forme et d'emploi sur une partie de sa surface.</p>
+
+<p>Pour nous, cette île enchantée, passablement
+terrible, a toujours été un type des plus intéressants.
+Nos fréquents rapports avec M. Maillard durant
+les dix dernières années de son séjour à la
+Réunion, nous avaient initié à une partie de sa
+flore, de sa faune et de ses particularités géologiques.
+Plus anciennement encore, un autre ami, spécialement
+botaniste, après un séjour de quelques
+années dans ces parages, nous avait rapporté de
+précieux échantillons et des souvenirs pleins de
+poésie. Ce fut le rêve de notre jeunesse d'aller
+voir les <i>grands brûlés</i> et les fraîches ravines de
+Bourbon. Quand l'âge des projets est passé,
+c'est un vif plaisir que de se promener dans son
+rêve rétrospectif avec un excellent guide, et
+ce guide, à qui rien n'est resté étranger durant
+vingt-six ans d'explorations aventureuses et de
+travaux assidus, c'est l'auteur des notes que nous
+avons sous les yeux.</p>
+
+<p>Ingénieur colonial à la Réunion, M. Maillard
+s'est trouvé là, en présence de la mer et du
+volcan, le représentant d'une troisième force, le
+travail humain aux prises avec les impétueuses
+et implacables forces d'expansion de la nature.
+Le temps n'est plus où le Dieu hébreu défiait
+Job de dire à la mer: «Tu n'iras pas plus
+loin!» Le vrai Dieu, qui veut que l'homme aille
+toujours plus loin, lui a permis de posséder la
+nature en quelque sorte, en s'y faisant place et
+en luttant avec elle de persévérance. Des jetées
+hardies et des travaux sous-marins bien calculés,
+ouvrent aux navires les passes les plus dangereuses
+et défendent aux flots d'envahir les grèves
+où l'homme s'établit. Quand les torrents des
+montagnes emportent les ponts jetés sur leurs
+abîmes, l'homme s'attaque au torrent lui-même,
+lui creuse un autre lit, et l'oblige à se détourner.
+Les débris incandescents des volcans ravagent
+en vain ses cultures: il les transporte
+ailleurs, et il attend. Il sait que ces déserts redeviendront
+fertiles, il sait aussi quels abris ces
+gigantesques vomissements refroidis offriront à
+sa demeure, à son troupeau, à son verger, et,
+de cette nature terrible, de ces cratères éteints,
+il se fait une forteresse et un jardin.</p>
+
+<p>En ouvrant des routes dans la lave, en dessinant
+des jetées à la côte, en explorant lui-même
+les profondeurs sous-marines à l'aide du scaphandre,
+en étudiant les habitudes de l'atmosphère
+et ses perturbations violentes, M. Louis
+Maillard a pu observer cette nature tropicale
+sous tous ses aspects. Ses notes embrassent donc
+tout ce qui constitue l'existence de la colonie:
+topographie, hydrographie, météorologie, géologie,
+botanique, zoologie, agriculture, industrie,
+administration, histoire, législation, finances,
+statistique, arts, coutumes, biographie, travaux
+publics, etc. Toutes ces recherches, sobrement
+et clairement exposées, appuyées des indications
+et témoignages des hommes les plus sérieux et
+les plus compétents de la colonie, sont venues
+demander l'aide de la science aux illustrations
+de la mère patrie. M. Maillard a eu de la sorte le
+généreux plaisir d'offrir à notre Muséum, ainsi
+qu'à des personnages éminents dans la science,
+des collections et des spécimens précieux, rares,
+ou entièrement nouveaux en histoire naturelle,
+et, en retour, il a eu l'honneur de pouvoir joindre
+à sa publication une annexe de notes descriptives
+et classificatives, signées Verreaux, Michelin,
+Guichenot, Milne-Edwards, Guénée, Deyrolle,
+H. Lucas, Signoret, de Sélys-Longchamps, Sichel,
+Bigot, Duchartre. L'illustre et respectable
+docteur Camille Montagne et son savant associé
+M. Millardet se sont chargés de décrire les algues
+et toute la cryptogamie. Aux travaux zélés et
+consciencieux de M. Maillard se rattache donc
+une suite de travaux extrêmement précieux et
+intéressants, non-seulement pour l'île de la Réunion,
+mais aussi pour le progrès des sciences naturelles,
+auxquelles les recherches des voyageurs
+et des amateurs dévoués apportent chaque jour
+leur contingent éminemment utile. Celui de
+M. Louis Maillard est considérable. Il a rapporté,
+en fait de zoologie et de botanique, les
+types d'une famille nouvelle (parmi les crustacés)
+de plusieurs genres, et de plus de cent
+cinquante espèces jusqu'ici non décrites.<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup>20</sup></a> Il a
+donc bien mérité de la science, et son ouvrage
+intéresse tous les adeptes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20"> (retour) </a> Ce chiffre sera peut-être dépassé, le travail le plus
+important, la conchyliologie, n'étant pas encore terminé.</blockquote>
+
+<p>Mais une autre utilité incontestable de cet ouvrage,
+c'est d'avoir signalé sans ménagement à
+l'attention du gouvernement et de la société tout
+entière, la nécessité d'organiser, sur des bases
+sévères et intelligentes, le régime de la propriété
+et le système de l'exploitation territoriale dans
+notre colonie, aujourd'hui dévastée et menacée
+de ruine par suite du déboisement. Tout le
+monde lira avec intérêt les réflexions de
+M. Maillard sur les inconvénients de la culture
+trop développée de la canne à sucre, sur l'abandon
+de la culture du café, du girofle et d'autres
+plantes utiles qui préservaient le sol en le retenant
+sur les pentes et en lui conservant l'humidité
+nécessaire. Le défrichement aveugle, qui
+est la conséquence du <i>chacun pour soi</i>, a fait
+disparaître entièrement les arbres magnifiques
+dont les essences précieuses couronnaient l'île et
+la protégeaient à la fois contre la sécheresse et
+contre les inondations. Quand les terribles cyclones
+dévastaient ces belles forêts, leurs débris
+imposants servaient encore longtemps de digues
+à la fureur des ouragans et protégeaient les jeunes
+pousses destinées à remplacer les anciennes.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, rien n'entrave plus les déluges
+qui pèlent le sol et l'entraînent à la mer, tandis
+que dans les temps secs, les sources, privées
+d'ombre, tarissent et que l'aridité se propage.
+Si la France ne daigne pas intervenir, ou si les
+colons ne se rendent pas aux plus simples calculs
+de la prévoyance, on peut prédire la ruine
+et l'abandon prochains de cette perle des mers
+que les anciens navigateurs saluèrent du nom
+d'<i>Éden</i>, et qui, épuisée et mutilée par la main
+de l'homme, secouera son joug et rentrera dans
+le domaine de Dieu. C'est une leçon qu'il tient
+en réserve, en France aussi bien qu'ailleurs,
+pour les populations qui méconnaissent les lois
+de l'équilibre providentiel, et abusent de leurs
+droits sur la terre. A l'homme sans doute est
+dévolue la mission d'explorer et d'exploiter;
+mais l'intelligence lui a été départie pour épargner
+à propos, prévoir l'avenir, et chercher
+dans la nature même le préservatif de son existence.
+Les forêts lui avaient été données comme
+réservoirs inépuisables de la fécondité du sol et
+comme remparts contre les crises atmosphériques.
+Il a violé tous les sanctuaires. Plus aveugle
+et plus ignorant que ses ancêtres, il a porté la
+hache jusqu'au plus épais de la forêt sacrée. En
+Amérique, il s'acharne avec fureur contre le
+monde primitif qui lui livre un sol admirablement
+nourri et préservé depuis les premiers âges
+de la végétation. L'oeuvre de dévastation s'accomplit.
+Nous aurons du blé, du sucre et du
+coton jusqu'à ce que la terre fatiguée se révolte
+et jusqu'à ce que le climat nous refuse la vie.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>X</h3>
+
+<h3>CONCHYLIOLOGIE<br>
+
+DE L'ILE DE LA RÉUNION<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup>21</sup></a></h3>
+
+
+<p>Dans un précédent article, nous avons appelé
+l'attention du monde savant et du monde
+instruit sur un ouvrage, intéressant à tous les
+points de vue<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup>22</sup></a>, science, industrie, moeurs, agriculture,
+histoire naturelle, etc. Il manquait à
+cette publication une annexe importante dont
+nous n'avons pas nommé l'auteur, et dont nous
+n'avions pas encore pu prendre connaissance.
+Ce travail nous est communiqué aujourd'hui, et
+nous voulons réparer une omission qui laisserait
+incomplète l'utilité des notes si précieuses
+de M. Maillard, d'autant plus qu'ici il ne s'agit
+plus seulement de compléter la description de
+notre belle colonie, mais bien d'apporter des
+matériaux au grand édifice de la science naturelle
+en général. C'est le savant M. Deshayes,
+illustré par d'immenses travaux sur cette matière,
+qui s'est chargé de la conchyliologie, ou,
+pour mieux dire, de la malacologie relative aux
+trouvailles et découvertes de M. Maillard. Cette
+annexe forme donc un travail du plus grand
+intérêt, et l'on peut dire qu'elle est un monument
+acquis à la science dans une de ses branches
+les plus ardues.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21"> (retour) </a> Par M. Deshayes.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22"> (retour) </a> <i>Notes sur l'île de la Réunion</i>, par Louis Maillard.</blockquote>
+
+<p>Beaucoup de personnes dans le monde se
+doutent peu du rôle immense que jouent les mollusques
+dans l'économie de notre planète. On
+s'en pénètre en lisant les pages par lesquelles
+M. Deshayes ouvre l'étude spéciale dont nous
+nous occupons ici. La conscience et la modestie,
+conditions essentielles du vrai savoir, obligent
+ce grand explorateur à nous dire que la connaissance
+de vingt mille espèces provenant de
+toutes les régions du monde n'est rien encore,
+et que de trop grands espaces sont encore trop
+peu connus pour qu'il soit possible d'entreprendre
+un travail d'ensemble satisfaisant. Si
+un pareil chiffre et celui qu'on nous fait entrevoir
+nous étonnent, reportons-nous au noble
+et poétique livre de M. Michelet, <i>la Mer</i>, et notre
+imagination au moins se représentera la
+puissante fécondité qui se produit au sein des
+eaux, et qui n'a aucun point de comparaison
+avec ce qui se passe sur la terre.</p>
+
+<p>C'est là que la nature, échappant à la destruction
+dont l'homme est l'agent fatal, et se
+dérobant à plusieurs égards à son investigation,
+enfante sans se lasser des êtres innombrables
+dont l'existence éphémère se révèle plus tard
+par l'apparition de continents nouveaux, ou par
+l'extension des continents anciens. Cette intéressante
+et universelle formation de la terre par
+les mollusques commence aux premiers âges du
+monde. C'est sous cette forme élémentaire d'abord
+et de plus en plus compliquée que la vie
+apparaît, mais avec quelle profusion étonnante!
+Notre monde, nos montagnes, nos bassins, les
+immenses bancs calcaires qui portent nos moissons
+ou qui servent à la construction de nos
+villes ne sont en grande partie qu'un amoncellement,
+une pâte de coquillages, les uns d'espèce
+si menue, qu'il faut les reconnaître au microscope,
+les autres doués de proportions colossales
+relativement aux espèces actuellement vivantes.
+Ainsi les grands et les petits habitants
+des mers primitives ont bâti la terre et ont constitué
+ses premiers éléments de fécondité. Ils
+ont disparu pour la plupart, ces travailleurs du
+passé à qui Dieu avait confié le soin d'établir le
+sol où nous marchons; mais leur oeuvre accomplie
+sur une partie du globe, n'oublions pas que
+la plus grande partie du globe est encore à la
+mer et que la mer travaille toujours à se combler
+par l'entassement des dépouilles animales
+qui s'y accumulent et par le travail ininterrompu
+des coraux et des polypiers, enfin qu'on peut
+admettre l'idée de leur déplacement partiel sans
+secousse, sans cataclysme, et sans que les générations
+qui peuplent la terre s'en aperçoivent
+autrement qu'en se transmettant les unes aux
+autres les constatations successives de cette insensible
+révolution.</p>
+
+<p>Le rôle des habitants de la mer et celui des
+mollusques en particulier, à cause de leur abondance
+inouïe, est donc immense dans l'ordonnance
+de la création. Tout en constatant les
+importants et vastes travaux de ses devanciers
+et de ses contemporains adonnés à ce genre de
+recherches, M. Deshayes ne pense pas que le
+moment soit venu d'entreprendre la grande statistique
+de la mer. Des documents que nous
+possédons, on pourrait, selon lui, tirer des notions
+d'une assez grand valeur; «mais, dans
+l'état actuel de la science, ce travail, dit-il, ne
+satisferait pas les plus impérieux besoins de la
+géologie et de la paléontologie, car il ne s'agit
+pas de savoir quelle est la population riveraine
+de certains points de la terre: il est bien plus
+important de connaître la distribution des mollusques
+dans les profondeurs de la mer, de déterminer
+l'étendue des surfaces qu'ils habitent,
+la nature du fond qu'ils préfèrent, et ce sont
+ces recherches, ce sont ces documents qui manquent
+à la science.»</p>
+
+<p>Il résulte de ceci que, dans la mer, la vie a
+son ordonnance logique comme partout ailleurs,
+et que ce vaste abîme ne renferme pas l'horreur
+du chaos, ainsi qu'au premier aperçu l'imagination
+épouvantée se la représente. Tous ces
+grands tumultes, ces ouragans, ces fureurs qui
+agitent sa surface passent sans rien déranger au
+calme mystérieux de ses profondeurs et aux lois
+de la vie, qui s'y renouvelle dans des conditions
+voulues. «Pour entreprendre des investigations
+complètes, dit encore M. Deshayes, il faut mesurer
+les profondeurs, reconnaître la nature des
+fonds, suivre les zones d'égale profondeur, établir
+séparément la liste des espèces habitées par
+chacune d'elles: bientôt on reconnaît des populations
+différentes attachées à des profondeurs
+déterminées.»</p>
+
+<p>Donc, si c'est avec raison que les géologues
+considèrent les coquilles, selon la belle expression
+de M. Léon Brothier, comme «les médailles
+commémoratives des grandes révolutions
+du globe», il est de la plus haute importance
+d'étudier leur existence actuelle, destinée probablement
+à marquer un jour les phases du
+monde terrestre futur, enfoui encore dans un
+milieu inaccessible à la vie humaine. C'est une
+grande étude à faire et qui n'effraye pas la persévérance
+de ces hommes paisibles et respectables
+dont la mission volontaire est d'interroger la
+nature dans ses plus minutieux secrets. Notre
+siècle, positif et avide de jouissances immédiates,
+sourit à la pensée d'une vie consacrée à un
+travail qui lui semble puéril; mais les esprits
+sérieux savent qu'à la suite de ces vaillantes investigations,
+la lumière se fait, l'hypothèse devient
+certitude, et que, d'un ensemble d'observations
+de détail, jaillissent tout à coup des vérités
+qui ébranlent de fond en comble les plus importantes
+notions de notre existence. C'est la
+grande entreprise que la science accomplit de
+nos jours, et c'est par elle que les préjugés font
+nécessairement place à de saines croyances.</p>
+
+<p>Nous avons donné de sincères éloges aux notes
+de M. Maillard sur ses travaux de recherches
+à l'île de la Réunion; nous ne pouvons
+mieux les compléter qu'en citant encore M. Deshayes.
+«Pour ce qui a rapport aux mollusques
+(de cette région), nous pouvons l'affirmer, et le
+catalogue le constate, personne avant M. Maillard
+n'en avait réuni une collection aussi complète....
+Parmi tant d'espèces contenues dans
+cette collection, il eût été bien étrange de n'en
+rencontrer aucune qui fût nouvelle. Loin de ce
+résultat négatif, nous avons eu le plaisir d'en
+reconnaître un grand nombre qui jusqu'alors
+avaient échappé aux recherches d'autres naturalistes.
+On remarquera surtout une addition notable
+à ces mollusques aborigènes et fluviatiles
+sur lesquels notre savant ami M. Morelet avait
+entrepris des recherches. Nous ne pouvions confier
+à de meilleures mains le soin de déterminer
+les espèces contenues dans ce catalogue.»
+Suit la description de trois genres nouveaux et
+de plus de cent espèces avec treize planches
+d'un travail exquis dues à l'habile dessinateur
+M. Levasseur. Cet ouvrage se recommande donc
+à tous les explorateurs de la faune malacologique
+comme un document d'une valeur incontestable.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>XI</h3>
+
+<h3>A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865</h3>
+
+
+<p>Le choléra est parti, des douleurs sont restées:
+des veuves, des orphelins, de la misère.
+La charité administrative et la charité privée ont
+donné de grands secours. Mais, quand le chef
+de famille est frappé, la misère se prolonge ou
+se renouvelle. La mère est épuisée et les enfants
+dépérissent. En ce moment, ce qui manque le
+plus, c'est le vêtement, et l'hiver va sévir! Le
+XVIIIe arrondissement a particulièrement souffert.
+Huit cent vingt et un décès représentent une
+masse sérieuse de veuves découragées et d'enfants
+sans ressources.</p>
+
+<p>M. Arrault, secrétaire du conseil de salubrité,
+a vu ces douleurs, il les a racontées avec émotion
+dans <i>le Siècle</i>. Il a fait un appel aux mères
+heureuses, il a demandé les vieux vêtements des
+enfants heureux. On s'est empressé de lui envoyer
+de quoi vêtir une grande partie de ses
+orphelins. <i>L'Avenir national</i> veut l'aider dans
+son oeuvre de dévouement et de charité en publiant
+à son tour ce bon et simple remède à la
+plupart des maladies de l'enfance indigente, des
+habits et des chaussures! Non pas seulement
+des habits d'enfants, mais des vestes, des rebuts
+de toute sorte sont employés par les veuves
+qui coupent, ajustent, essayent, utilisent, s'aidant
+les unes les autres et retrouvant dans le travail
+le courage et l'espoir. Secours et moralisation:
+voilà ce que l'on peut donner avec de vieux
+chiffons.</p>
+
+<p>On peut envoyer à M. Arrault, qui se charge
+d'acquitter les frais de transport,&mdash;rue Lepic,
+n° 11, à Montmartre,&mdash;tous les objets destinés à
+cette oeuvre de bienfaisance opportune et généreuse.</p>
+>br><br><br>
+<h2>LES AMIS DISPARUS</h2>
+<br><br>
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>NÉRAUD PÈRE</h3>
+
+
+<p>Nous venons de perdre un de ces hommes
+rares qui ont traversé les vicissitudes de notre
+vie politique sans y rien laisser flétrir de leur
+noble caractère. Le vieillard probe et sage que
+nous avons conduit ces jours-ci à son dernier
+lit de repos, a parcouru sa longue carrière, sinon
+avec éclat, du moins avec honneur. C'est une
+de ces gloires modestes qui restent dans le cercle
+de la famille, mais qui l'agrandissent au
+point d'y faire entrer tout ce qu'il y a d'honnête
+dans une province. C'est un de ces exemples
+qui demeurent pour l'encouragement ou pour
+la condamnation des hommes publics appelés à
+leur succéder.</p>
+
+<p>Magistrat de sûreté durant la Révolution, à
+l'époque d'une réaction antiroyaliste, il n'usa de
+sa dictature qu'avec indulgence et générosité.
+Plus tolérant que la lettre des lois, il ne voulut
+entendre ni punir bien des plaintes vives et bien
+des regrets imprudemment exprimés.</p>
+
+<p>Sous l'Empire, fidèle à un profond sentiment
+de son indépendance et de sa dignité, nous
+l'avons vu blâmer avec force et franchise, en
+présence de ses supérieurs, l'insupportable tyrannie
+qui trouvait alors tant d'agents fanatiques ou
+cupides. Sous la Restauration, poursuivant de
+ses railleries spirituelles les prétentions d'une génération
+surannée, nous l'avons encore vu lutter
+tranquillement contre les tendances du pouvoir.</p>
+
+<p>Quoique haï personnellement par M. de Peyronnel,
+quoique dénoncé maintes fois et tourmenté
+dans l'exercice de ses fonctions, il fut
+l'allié sincère du parti national et favorisa toujours
+l'opposition libérale de son vote. Sous la
+Convention comme sous l'Empire et comme sous
+la Restauration, il fut donc toujours le même;
+ferme, bon et tolérant.</p>
+
+<p>Il eut une vertu, grande chez un magistrat:
+il resta homme, il crut au repentir des coupables.
+Entre ses mains, l'accusation demeura sobre
+de poursuites, délicate dans les moyens, décente
+et modérée dans l'invocation des châtiments.</p>
+
+<p>Le trait dominant de son caractère, c'était une
+grande bienveillance pour les hommes, une
+gaieté railleuse pour leurs vices et leurs travers.</p>
+
+<p>Son enjouement aimable et sa douce philosophie
+le conservèrent jeune dans un âge avancé.
+Pendant ses dernières années, sa tête s'affaiblit,
+mais son coeur resta jusqu'à la fin affectueux et
+simple. Il avait oublié le nom et la demeure de
+ses amis; mais, lorsqu'il les rencontrait, son
+regard et son sourire attestaient que leur image
+ne s'était point effacée de son âme.</p>
+<br><br>
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>GABRIEL DE PLANET</h3>
+
+
+<p>Le Berry vient de perdre un des hommes les
+plus aimants et les plus aimés qui aient vécu en
+ce monde, où tout est remis en discussion, et
+où il est si rare, à présent, de voir toutes les
+opinions, toutes les classes se réunir autour
+d'une tombe pour la bénir.</p>
+
+<p>Gabriel de Planet est mort le 30 décembre 1854,
+d'une phthisie pulmonaire, à l'âge de quarante-cinq
+ans. Porté à sa dernière demeure par des
+ouvriers et des bourgeois, sans distinction de
+parti ni d'état, il laisse des regrets unanimes,
+incontestés.</p>
+
+<p>Né gentilhomme, Planet avait conçu, dès sa
+première jeunesse, l'idée nette et le sentiment
+profond de l'équité fraternelle. Il n'a jamais varié
+un seul jour dans cette religion de son coeur
+et de son esprit; et pourtant, la rare tolérance
+de son jugement, la bienveillance de son caractère
+et le charme conciliant de son commerce
+l'ont rendu cher à des hommes dont la croyance
+et les instincts semblaient élever une barrière infranchissable
+entre eux et lui. Il a été estimé et
+apprécié de la Fayette, des deux Cavaignac, de
+Royer-Collard, de Michel (de Bourges), de Delatouche,
+de Bethmont, des deux Garnier-Pagès,
+de l'archevêque de Bourges, de MM. Mater et
+Duvergier de Hauranne, de MM. Devillaines et
+de Boissy, de MM. Dufaure, Goudchaux, Duclerc
+et de cent autres qui, en apprenant sa mort et
+la douleur quelle nous cause, s'écrieront sans
+hésiter: «Et moi aussi, je l'ai aimé!»</p>
+
+<p>Reçu avocat après 1830, Planet habita Bourges
+et apprit la science des affaires avec Michel.
+Il fit, sous sa direction, la <i>Revue du Cher</i> avec
+M. Duplan, aujourd'hui rédacteur du <i>Pays</i>, puis
+vint s'établir à la Châtre, où il acheta une étude
+d'avoué qui prospéra entre ses mains et lui
+créa des relations étendues et variées qu'il a gardées,
+comme autant d'amitiés fidèles, jusqu'à sa
+mort. Il les a dues autant à sa remarquable
+capacité qu'à son activité infatigable, et à un
+zèle dont ses clients ont su lui tenir compte.
+Nommé préfet du Cher sous le général Cavaignac,
+il a été d'emblée un des meilleurs administrateurs
+de France, et grâce â son esprit liant et
+persuasif, il a exercé des fonctions calmes et
+faciles dans des temps difficiles et troublés.
+Envoyé à la préfecture de la Corrèze à l'avènement
+de la Présidence, il donna sa démission,
+n'ayant jamais eu d'autre ambition que celle
+d'être utile dans sa province. L'Assemblée nationale
+s'occupait alors de composer le Conseil
+d'État, Planet y obtint un nombre de voix insuffisant,
+mais assez élevé pour témoigner de
+son mérite et de la considération dont il jouissait.
+Depuis, il a vécu à la campagne, adonné à
+la culture d'un admirable jardin créé par lui
+sur des collines sauvages, dans le but principal
+d'occuper de nombreux ouvriers sans ressources.
+Il avait aussi l'espoir de combattre, par le mouvement
+et la volonté, l'incurable mal qui détruisait
+son être. Jusqu'à son dernier jour, il a
+conservé cette volonté de vivre pour être utile
+et serviable; jusqu'à sa dernière heure, il s'est
+préoccupé du bonheur de ses amis, du bien-être
+des malheureux, de la charité, de l'affection et
+du devoir.</p>
+
+<p>Il a été l'homme de dévouement par excellence.
+Il a fait autant de bonnes actions et rendu autant
+de services importants qu'il a compté de
+moments dans sa vie. Son activité décuplait le
+temps et tenait du prodige. D'autres sont les
+martyrs d'instincts héroïques, il a été, lui, le
+martyr de sa propre bonté. Tolérant par nature,
+navré des souffrances d'autrui, malade d'une
+angoisse fiévreuse jusqu'à ce qu'il eût réussi à
+les faire cesser, accablé de fatigues physiques et
+morales, toujours ranimé par le désir du bien,
+toujours prêt à reprendre sa tâche écrasante, il
+a vécu bien littéralement pour aimer, et il est
+mort jeune pour avoir bien réellement vécu
+ainsi.</p>
+
+<p>Planet était naïf comme un enfant, avec un
+esprit pénétrant et une finesse déliée. Il était un
+type de stoïcisme envers lui-même, de tendre
+indulgence envers les autres. Les contrastes de
+cette âme exquise et simple, souffrante et enjouée,
+étonnaient et charmaient en même temps,
+Nulle intimité n'a été plus douce et plus sûre
+que la sienne. Souvenez-vous de lui, vous tous
+qui l'avez reconnu, et cherchez qui lui ressemble!
+Pour nous, qui l'avons fraternellement chéri pendant
+vingt-cinq ans, sans jamais découvrir une
+tache dans son âme ardente, un travers dans son
+admirable bon sens, une défaillance dans sa charité,
+une lacune dans son affection, nous ne le
+remplacerons pas! mais nous l'aimerons toujours,
+étant de ceux pour qui la mort ne détruit
+rien.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+ </div><div class="stanza">
+<p>A PLANET</p>
+ </div><div class="stanza">
+ </div><div class="stanza">
+<p>L'avant-dernier des jours qui finissent l'année,</p>
+<p>Planet nous a quittés pour un monde meilleur;</p>
+<p>Il a rejoint, là-haut, la troupe fortunée</p>
+<p>De ceux que Dieu remplit d'un éternel bonheur.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Je crois à ce beau rêve où l'âme se transporte</p>
+<p>Pour accepter le mal qui règne parmi nous;</p>
+<p>Mais j'y crois à demi: des cieux j'ouvre la porte,</p>
+<p>Mais sans la refermer à tout jamais sur tous.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Je crois, ou crois sentir que Dieu, dans sa clémence,</p>
+<p>Dans sa justice aussi, nous reprend tous en lui;</p>
+<p>Que, dans son sein fécond, retrempant l'existence,</p>
+<p>Il nous ôte l'effroi d'un monde évanoui.</p>
+ </div> </div>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Mais je pense qu'ayant renouvelé notre être,</p>
+<p>Et l'ayant affranchi du cuisant souvenir,</p>
+<p>Il nous dit: «Recommence, homme, tu vas renaître,</p>
+<p>Et retourner là-bas pour vivre et pour mourir.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>»Tâche qu'à ton retour, je te retrouve digne</p>
+<p>De rester près de moi pendant l'éternité; .</p>
+<p>Pour te faire obtenir cette faveur insigne,</p>
+<p>Ne t'ai-je pas cent fois rendu ta volonté?</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>»Je n'ai jamais puni d'une peine éternelle,</p>
+<p>L'homme ingrat et chétif qui ne peut m'offenser.</p>
+<p>J'ai fait courte et fragile une phase mortelle,</p>
+<p>Où croyant vivre, enfant, tu ne fais que passer.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>«Reprends donc ton fardeau, refais ta rude tâche!</p>
+<p>C'est dur! mais c'est un jour dans l'abîme du temps.</p>
+<p>Ce jour mal employé ne sert de rien au lâche,</p>
+<p>Mais il peut conquérir le Ciel aux militants.»</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Des révélations que nous ouvre la tombe,</p>
+<p>Nous ne conservons pas le souvenir distinct:</p>
+<p>Sous le poids de la chair l'esprit divin succombe,</p>
+<p>Mais nous en retenons un doux et vague instinct.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>L'enfant, dès qu'il connaît le baiser de sa mère,</p>
+<p>Aime avant de comprendre.&mdash;Aimer est le besoin</p>
+<p>Qui s'éveille avec lui dès qu'il touche la terre,</p>
+<p>Et que, plus qu'on ne croit, il rapporte de loin.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>L'enfant, dès qu'il comprend le son de la parole,</p>
+<p>Aide au tableau qu'on fait pour lui du paradis,</p>
+<p>Il le voit, il l'a vu! et nulle parabole</p>
+<p>N'embellit ce beau lieu présent à ses esprits.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Oui, l'enfant se souvient; mais il faut qu'il oublie,</p>
+<p>Afin de s'attacher à ce monde sans foi;</p>
+<p>Il faut que par lui-même il essaye la vie,</p>
+<p>Afin de dire à Dieu: «J'ai souffert, reprends-moi.»</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>C'est alors que, selon le plus ou moins de flamme</p>
+<p>Qu'elle a su raviver dans cet obscur séjour,</p>
+<p>Pour plus ou moins de temps, le juge prend cette âme.</p>
+<p>Et lui rend la santé, la jeunesse, l'amour.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Mais il est des mortels dont la course est remplie</p>
+<p>De mérites si purs et d'un prix si parfait,</p>
+<p>Que, leur peine remise, ou leur tâche accomplie,</p>
+<p>De l'éternel repos ils goûtent le bienfait.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Planet, humble martyr, âme douce et naïve,</p>
+<p>Toi qui restas enfant jusque dans l'âge mûr,</p>
+<p>Par le besoin d'aimer, par la croyance vive,</p>
+<p>Par le coeur et l'esprit, va donc, ton sort est sûr!</p>
+ </div> </div>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Tu luttas quarante ans contre un mal sans remède,</p>
+<p>Tu naquis condamné, c est-à-dire béni.</p>
+<p>Dieu t'avait dit là-haut: «Au malheur, viens en aide;</p>
+<p>Meurs à la peine: alors, ton temps sera fini».</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Il vécut pour bénir, pour consoler, pour prendre</p>
+<p>Sur ses bras, tout le poids des misères d'autrui:</p>
+<p>Pour souffrir de nos maux, pour ranimer la cendre</p>
+<p>De nos coeurs épuisés que l'espoir avait fui.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Simple dans sa parole, éloquent à son heure,</p>
+<p>Ingénieux en l'art de la persuasion,</p>
+<p>Habile à pénétrer ce qu'en secret on pleure,</p>
+<p>Indulgent aux douleurs de la confession;</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Énergique au besoin, apôtre de tendresse,</p>
+<p>Sans parti pris d'orgueil, sans rigueur de savant,</p>
+<p>Du véritable juste il avait la sagesse,</p>
+<p>Du conseil décisif il avait l'ascendant.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Les esprits froids ont dit: «Cet homme a la manie</p>
+<p>De faire des ingrats, puisqu'il fait des heureux».</p>
+<p>Dieu dit: «De la bonté, cet homme eut le génie,</p>
+<p>C'est la seule grandeur que je couronne aux cieux»­.</p>
+ </div> </div>
+<br><br>
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>CARLO SOLIVA<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup>23</sup></a></h3>
+
+<p>SONNET TRADUIT DE L'ITALIEN</p>
+
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Du beau dans tous les arts, disciple intelligent,</p>
+<p>Tu possédas longtemps la science profonde</p>
+<p>Que n'encourage point la vanité d'un monde</p>
+<p>Insensible et rebelle au modeste talent.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Dans le style sacré, dans le style élégant,</p>
+<p>Sur le divin <i>Mozart</i> ta puissance se fonde,</p>
+<p>Puis dans <i>Cimarosa</i>, ton âme se féconde,</p>
+<p>Et de <i>Paesiello</i> tu sors jeune et vivant.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>C'est que, sous notre ciel, tu sentis la Nature</p>
+<p>L'emporter dans les coeurs sur la science pure,</p>
+<p>Et qu'au doux chant natal tu fus initié.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Si, dans ce peu de mots, je ne puis de ta vie</p>
+<p>Résumer les travaux, la force et le génie,</p>
+<p>Laissons dire le reste aux pleurs de l'amitié!</p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23"> (retour) </a> Compositeur italien.</blockquote>
+<br><br>
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>LE COMTE D'AURE</h3>
+
+
+<p>La presse a consacré quelques lignes au souvenir
+de M. d'Aure. Elle a dit l'emploi officiel
+de sa vie active, elle a parlé de ses talents, de
+ses travaux, de ses vues pratiques, de tout ce
+qui formait son éminente spécialité.</p>
+
+<p>Pour les amis particuliers de M. d'Aure, il
+y a quelque chose de plus à dire. On ne peut
+se résoudre à voir disparaître un coeur d'élite
+sans lui payer le tribut de l'affection méritée,
+et c'est là qu'il faut entrer dans la vie privée.
+M. d'Aure était un des hommes les meilleurs
+qui aient existé. L'éloge ne semblera banal qu'à
+ceux qui ne font point de cas du dévouement
+et ceux-là sont rares, espérons-le. M. d'Aure ne
+vivait que pour obliger, secourir, consoler. Il
+avait l'enjouement, la sérénité de la bonté vraie,
+sûre d'elle-même, toujours prête. Toute sa vie,
+il a donné tout ce qu'il avait d'argent à tout
+ce qu'il a rencontré de détresse, et tout ce qu'il
+avait de coeur et de courage à tout ce qu'il a
+rencontré de faible et d'abandonné. Au milieu
+de cette activité mise au service de quiconque
+la réclamait, il était l'homme de la famille et de
+l'intimité. Il s'est marié trois fois et trois fois il
+a répandu autour de lui le charme de l'existence,
+car son unique préoccupation était de rendre
+une famille heureuse. Il était essentiellement
+paternel, même dans sa jeunesse, et ses nombreux
+subordonnés se regardaient presque comme
+ses enfants. Il n'a jamais abandonné personne.
+Il n'a jamais été servi par un pauvre homme
+sans assurer son travail et le repos de sa vieillesse
+avec une sollicitude incessante. Il pardonnait
+même l'ingratitude avec une facilité qu'on
+prenait quelquefois pour de l'insouciance. Ce
+n'était pas de l'insouciance; c'était un sentiment
+d'humanité raisonné par la logique du coeur,
+et qui rendait d'autant plus énergiques les arrêts
+rendus par son indignation. Il avait le sens du
+juste et du vrai avec une rare équité de jugement.
+En lui, aucun préjugé de naissance, aucune
+intrigue; une admirable franchise, un bon
+sens infaillible, une sensibilité profonde, inépuisable.</p>
+
+<p>Voilà ce que j'avais à dire de lui: il a été
+<i>bon</i>; pas comme tout le monde peut l'être à un
+moment donné; il l'a été toujours, à toute heure
+et jusqu'au dernier souffle de sa vie.</p>
+<br><br>
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>LOUIS MAILLARD</h3>
+
+<p>DISCOURS PRONONCÉ SUR SA TOMBE<br>
+
+LE 25 JANVIER 1865</p>
+
+
+<p>Celui à qui nous disons adieu ici, avec l'espoir
+de le retrouver dans l'immortalité <i>de tout
+ce qui est</i>, fut dévoué corps et âme à cet éternel
+<i>devenir</i> de l'humanité. Il a servi la civilisation
+avec la famille saint-simonienne, ce grand et
+fécond agent du progrès au dix-neuvième siècle.
+Il a servi son pays comme individu, en portant
+dans une de nos colonies les plus françaises
+l'activité, l'intelligence, la conscience et le zèle
+qui font durables et bienfaisants les travaux de
+l'ingénieur. Il a servi la science en lui apportant
+le fruit de recherches et d'observations
+vraiment fécondes et heureuses, faites avec cette
+vraie lumière qui, chez les hommes épris de la
+nature, supplée aux études spéciales. Il a servi
+aussi les lettres par son dévouement aux idées
+généreuses et à quiconque autour de lui s'attachait
+à les répandre.</p>
+
+<p>Mais tous ces travaux, tous ces efforts, tous
+ces <i>dons</i> d'une volonté aussi ardente que sérieuse,
+n'ont pas assouvi la sainte prodigalité de
+cette riche et tendre organisation. Nous le savons
+ici. Il a été le meilleur ami de tous ses
+amis. Rien ne lui coûtait pour les aider, pour
+les préserver, pour les consoler. Il était toujours
+là, lui, dans nos dangers ou dans nos désastres,
+sachant, ou conjurer le malheur, ou dire la parole
+simple et vraie qui sauve l'affligé en le rattachant
+à l'amour des autres. Il était le compagnon
+toujours prêt et toujours utile, le confident
+toujours délicat et sûr, le conseil sage, le secours
+prompt et soutenu. Il était, pour tous ceux qui
+ont eu le bonheur de vivre près de lui, un
+élément de leur être, une part de leur âme.</p>
+
+<p>Reçois nos remercîments, toi qui ne voulais
+jamais être remercié, toi qui te regardais
+ingénument comme notre obligé quand tu
+nous avais fait du bien! On peut dire de toi que
+tu as eu le génie de la bonté, comme d'autres en
+ont l'instinct. Où que tu sois, dans le monde
+du mieux incessant et du développement infini,
+reçois les bénédictions de l'impérissable amitié.</p>
+<br><br>
+
+<h3>VI</h3>
+
+<h3>FERDINAND PAJOT</h3>
+
+
+<p>La mort de Ferdinand Pajot est un fait des
+plus douloureux et des plus regrettables. Ce
+jeune homme, doué d'une beauté remarquable
+et appartenant à une excellente famille, était
+en outre un homme de coeur et d'idées généreuses.
+Nous avons été à même de l'apprécier
+chaque fois que nous avons invoqué sa charité
+pour les pauvres de notre entourage. Il donnait
+largement, plus largement peut-être que ses ressources
+ne l'autorisaient à le faire, et il donnait
+avec spontanéité, avec confiance, avec joie. Il
+était sincère, indépendant, bon comme un ange.
+Marié depuis peu de temps à une charmante
+jeune femme, il sera regretté comme il le mérite.
+Je tiens à lui donner après cette cruelle
+mort, une tendre et maternelle bénédiction:
+Illusion si l'on veut, mais je crois que nous entrons
+mieux dans la vie qui suit celle-ci, quand
+nous y arrivons escortés de l'estime et de l'affection
+de ceux que nous venons de quitter.</p>
+<br><br>
+
+<h3>VII</h3>
+
+<h3>PATUREAU-FRANCOEUR</h3>
+
+
+<p>Patureau-Francoeur vient de mourir à la
+ferme de Saint-Vincent, près de Gastonville
+(province de Constantine). Son nom suffit pour
+ses nombreux amis, mais il appartient à l'un
+d'eux de dire au public quel homme était Patureau-Francoeur.</p>
+
+<p>C'était un simple paysan, un vigneron des
+faubourgs de Châteauroux. Il avait appris tout
+seul à écrire, et il écrivait très remarquablement,
+avec ces naïves incorrections qui sont presque
+des grâces, dans un style rustique et spontané.
+Il a publié un excellent traité sur la culture de
+la vigne, qu'il avait étudiée et pratiquée toute
+sa vie en bon ouvrier et en naturaliste de vocation.
+Ce petit homme robuste, à grosse tête
+ronde, au teint coloré, à l'oeil bleu étincelant et
+doux, était doué d'une façon supérieure. Il
+voyait la nature, il l'observait, il l'aimait et il
+la savait. Il avait des enthousiasmes de poëte,
+il faisait des vers barbares, incorrects, d'où
+s'élançaient, comme des fleurs d'un buisson,
+des éclairs de génie. Il riait de ses vers, il les
+disait ou les chantait une ou deux fois, et n'en
+parlait plus. Quand il écrivait sérieusement,
+c'était pour enseigner. Il a émis dans de nombreux
+opuscules d'excellentes idées et des observations
+ingénieuses et sages sur la culture
+propre aux régions de l'Afrique qu'il a longtemps
+habitées.</p>
+
+<p>Son existence parmi nous fut pénible, agitée,
+méritante. Naturellement un esprit aussi complet
+que le sien devait se passionner pour les
+idées de progrès et de civilisation. Il fut, avant
+la Révolution, le représentant populaire des aspirations
+de son milieu, et il travailla à les diriger
+vers un idéal de justice et d'humanité. Il
+faisait sa modeste et active propagande sans
+sortir de chez lui, en causant avec ses amis,
+au milieu de ses enfants et en s'inclinant
+avec respect quand sa mère octogénaire, pieuse
+et digne femme qui professait le christianisme
+primitif, lui rappelait que l'Évangile était la
+science de l'égalité par excellence. Aussi Patureau
+tenait-il de sa mère la douceur des instincts,
+l'austérité des moeurs et une religiosité particulière
+qui ajoutait au charme de sa douce prédication.</p>
+
+<p>Nul homme ne parlait mieux, avec plus de
+sens, plus de bonhomie et plus d'esprit. Il était
+impossible de l'aborder sans vouloir l'écouter
+encore et toujours. Il y avait en lui un intime
+mélange de finesse et de candeur, d'ardeur
+pour le bien et de moquerie pour le mal, d'indignation
+républicaine et de pardon chrétien.
+Lorsque les journaux nous apportèrent la nouvelle
+d'un attentat célèbre, il était chez moi.
+Nous déjeunions ensemble. Cet attentat était dirigé
+contre le représentant d'un système qui
+l'avait déjà cruellement frappé. Loin de s'intéresser
+aux conspirateurs, il jeta tristement le
+journal, en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Faire du mal à ses ennemis, moi, je ne
+pourrais pas!</p>
+
+<p>Il n'en fut pas moins emprisonné et exilé
+comme solidaire, sinon complice de l'attentat.</p>
+
+<p>On dit qu'il ne faut pas rappeler ces erreurs,
+ces égarements, ces injustices des époques historiques
+voisines de nous; que c'est réveiller
+des passions <i>assoupies</i>, évoquer des souvenirs
+dangereux, <i>armer</i> les citoyens les uns contre
+les autres! Non, cent fois non! Sur la tombe à
+peine fermée d'un des plus purs martyrs de
+l'idée évangélique, raconter le malheur et le
+courage ne peut pas être un délit. Apprendre
+aux rancuniers et aux vindicatifs de tous les
+partis comment une âme généreuse subit et
+pardonne, ne peut pas être une excitation â la
+haine. Le système de l'oubli et de l'étouffement
+est immoral, antihumain et par-dessus tout
+chimérique. C'est dans le silence forcé que couvent
+les vengeances. C'est sous la compression
+que s'enveniment les plaies. Mieux vaut relâcher
+le lien qui oppresse les coeurs et dire à ceux
+qui firent le mal: «Voyez comme vous fûtes
+abusés, vous qui avez cru sauver la société en
+bannissant ses plus utiles soutiens!» Et à ceux
+qui subirent la persécution: «Voyez comme les
+vrais croyants se vengent en protestant par leur
+douceur et leur vertu, contre l'arrêt aveugle qui
+les frappe!»</p>
+
+<p>En 1848, Patureau avait été élu maire de Châteauroux.
+<i>Inde irae</i>. Il remplissait avec fermeté
+et impartialité ses fonctions, préservant les uns,
+apaisant les autres, tâche difficile et délicate
+s'il en fut! Mais, si quelques-uns se sont souvenus
+de sa conduite et se sont chaudement employés&mdash;le
+marquis de Barbançois entre autres&mdash;pour
+l'arracher à l'exil, il en est beaucoup qui
+lui ont imputé les agitations populaires de certains
+moments de crise. Une cruelle préoccupation
+agissait alors dans l'esprit d'une fraction irritée
+de la bourgeoisie. Ce maire en blouse et en sabots&mdash;il
+était trop pauvre pour être mieux
+vêtu&mdash;faisait, disait-on, souffrir, malgré son
+extrême politesse et le tact exquis dont il était
+doué, l'orgueil de certaines familles aristocratiques,
+dont il consacrait les actes civils. Il y avait
+d'ailleurs là, comme partout, jalousie de crédit
+et d'autorité, et puis la peur, une peur simulée,
+la plus dangereuse de toutes. On savait bien que
+Patureau était sage et humain; mais ce peuple
+inquiet, passionné, dont il traînait tous les
+coeurs après lui: comment lui pardonner cela?
+La popularité est la chose la plus enviée des
+temps de révolution; on oublie alors que c'est
+la plus trompeuse et la plus funeste. On la redoute
+chez les autres, on la voudrait pour soi.
+Tout homme se flatte d'en user à sa guise! Patureau
+savait bien le contraire. Il se voyait alors
+débordé. Un agitateur assez mystérieux dont
+j'ai oublié le nom, et qui, depuis, a inspiré de
+grands doutes sur le but de sa véritable mission,
+travaillait les esprits et passionnait la masse.
+Ces choses se perdirent et s'effacèrent dans les
+événements du 15 mai.</p>
+
+<p>Jusqu'en 1852, Patureau continua à tailler la
+vigne. Sa vie était rude, il ne trouvait pas d'ouvrage
+chez les gens de certaines opinions, et il
+avait une nombreuse famille à soutenir. Je lui
+confiai la création d'un vignoble, et il tira d'un
+terrain stérile et abandonné une plante modèle
+produisant le meilleur fruit de la localité. Il se
+louait aussi à la journée pour les autres travaux
+de la terre. Il conduisait nos moissons comme
+<i>chef dirige</i>, c'est-à-dire <i>tête de sillon</i>, et par
+son ardeur, sa force et sa gaieté, il stimulait et
+charmait les autres moissonneurs. On oubliait
+l'heure de la sieste pour l'écouter parler des
+étoiles, des plantes, des insectes ou des oiseaux;
+car il avait tout observé et tout retenu dans
+son contact perpétuel avec la nature, qu'il étudiait
+en praticien et en artiste. La journée
+finie, il venait dîner avec nous ou avec nos
+gens quand il s'était laissé attarder et que notre
+repas changeait de table. Il était absolument le
+même à l'office ou au salon, toujours aussi distingué
+dans ses manières, aussi choisi et aussi
+simple dans son langage, aussi sobre, aussi aimable,
+aussi intéressant; sachant se mettre à la
+portée de tous, instruisant les jardiniers, raillant
+avec douceur les préjugés du paysan, enseignant
+à mon fils les moeurs des insectes et à
+moi celles des plantes, causant philosophie, histoire
+ou politique avec des personnes éminemment
+distinguées qui le rencontraient toujours
+avec un vif plaisir et se montraient avides de
+l'entendre. Il n'était jamais bavard ni déclamateur.
+Il causait surtout par répliques; il racontait
+brièvement et de la façon la plus pittoresque.
+Il questionnait avec candeur, se faisait expliquer,
+écoutait comme un enfant, souriait comme si les
+choses eussent dépassé la portée de son intelligence,
+et tout à coup, d'un trait pénétrant, d'un
+mot charmant et profond, il résumait et l'opinion
+de son interlocuteur et la sienne propre.
+Combien j'ai vu d'esprits sérieux et vraiment
+élevés, saisis par la parole, le regard et l'attitude
+de cet homme supérieur, au teint cuivré
+par le soleil et aux mains gercées par le travail!</p>
+
+<p>&mdash;C'est le paysan idéal, me disait l'un.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le bonhomme la Fontaine, me disait
+l'autre.</p>
+
+<p>Je leur répondais:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le peuple comme il devrait, comme il
+doit être.</p>
+
+<p>Il fallait bien payer les chaudes amitiés et
+l'affection populaire dont il était l'objet. Trop
+d'amis lui firent d'irréconciliables ennemis. Jalousie
+de gens plus haut placés sur l'échelle de
+la fortune et qui ne peuvent pardonner à un
+pauvre diable d'être né leur supérieur. Dieu se
+trompe parfois étrangement; il ne tient pas
+compte des distances sociales. Il donne le génie
+de la grâce et de la séduction à un petit homme
+de rien. Dieu est sans principes, il pense mal.
+Il aime quelquefois la canaille avec passion.</p>
+
+<p>Les aversions longtemps couvées éclatèrent au
+coup d'État. Les gens prétendus dangereux
+furent dénoncés, arrêtés et emprisonnés. Patureau,
+averti à temps, disparut. Le paysan,
+l'homme de la nature, abhorre la prison. Il sent
+qu'elle le tuera. Il aime mieux subir de pires
+souffrances sous la voûte des cieux. Patureau,
+errant à travers la campagne, dormant en plein
+bois, à la belle étoile, entrant furtivement dans
+la première hutte venue et trouvant partout le
+pain du pauvre et la discrétion du fidèle, échappa
+à toutes les recherches. Sa vie d'aventures fut
+un roman. Tous les limiers de la police y perdirent
+leur peine. L'un d'eux, un Javert peu
+lettré, essaya, dans un zèle fanatique, de faire
+parler son petit enfant, le dernier, qui avait
+quatre ans, et qui voyait souvent son père venir
+l'embrasser au milieu de la nuit. L'enfant ne
+parla pas.</p>
+
+<p>Personne ne parla, et, durant des semaines et
+des mois, le proscrit revint voir ses nombreux
+amis et sa chère famille à l'improviste, soupant
+chez l'un, déjeunant chez un autre, dormant
+quelquefois dans un lit hospitalier, d'où il entendait,
+entre deux sommes, la voix des agents
+qui venaient interroger ses hôtes sur son compte.</p>
+
+<p>Une nuit, il dormit dans la forêt de Châteauroux
+dans un tas de fagots, presque côte à côte avec
+un garde qui l'eût arrêté&mdash;car ordre était donné
+à tous de l'appréhender&mdash;et qui ne le vit pas.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons très-bien dormi tous deux, disait-il
+en racontant l'anecdote; seulement, cette
+fois-là, j'ai eu bien soin de ne pas ronfler.</p>
+
+<p>On le cherchait toujours. Je lui avais conseillé
+de changer de province. Je lui avais trouvé
+un gîte sous un nom supposé dans une maison
+où, de jardinier, il devint bientôt chef de travaux,
+gardien et régisseur. Je pourrai dire un
+jour le nom de l'honnête homme qui le recueillit
+et l'aima. Aujourd'hui, je ne veux compromettre
+que moi.</p>
+
+<p>Patureau fut compris dans la liste des exilés.
+Il en prit son parti sans colère.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous! disait-il, les gens qui
+viennent pour nous juger ne nous connaissent
+pas. Ils consultent certaines personnes qui souvent
+ne nous connaissent pas davantage, et qui
+nous jugent, non sur ce que nous sommes, mais
+sur ce que nous pourrions être après tant de
+misères, de persécutions. Me voilà traité comme
+un buveur de sang, moi qui n'aime pas à tuer
+une mouche!</p>
+
+<p>Pendant que, lassé de vivre loin des siens, il
+se disposait à revenir et à se montrer, d'actives
+et persévérantes démarches aboutirent à faire
+entendre la vérité en haut lieu.</p>
+
+<p>Enfin Patureau, <i>gracié</i>,&mdash;Dieu sait de quels
+crimes! mais c'était le mot officiel&mdash;revint dans
+ses foyers, ainsi que plusieurs autres. Ses ennemis
+ne laissaient pas de le surveiller, de l'inquiéter,
+de l'accuser et de le mettre aux prises
+avec l'autorité, sans pouvoir trouver en lui l'étoffe
+d'un conspirateur. Il se disculpa, la haine s'en
+accrut.</p>
+
+<p>Un jour qu'il travaillait sous les ordres d'un
+régisseur qui l'avait embauché comme bon ouvrier,
+le propriétaire accourut furieux et le chassa
+de son domaine.</p>
+
+<p>&mdash;Il en avait le droit, dit Patureau à ses
+amis. J'ai ramassé ma faucille et j'ai serré la
+main des camarades qui me regardaient partir
+et pleuraient de colère. «On ne veut donc pas,
+disaient-ils, que cet homme gagne sa vie?...»
+Je leur ai répondu: «Soyez tranquilles, Dieu y
+pourvoira. Il n'est pas du côté de ceux qui se
+vengent.»</p>
+
+<p>Mais de quoi se vengeait-on? Impossible de
+le dire. Patureau ne pouvait le deviner, car il
+le cherchait naïvement en faisant son examen de
+conscience. Il n'avait jamais fait injure ni menace
+à personne; mais il faisait envie, et c'est
+ce que sa modestie ne comprenait pas. Jamais
+je n'ai pu saisir un fait contre lui, car j'étais à
+la recherche des griefs pour le justifier. Toutes
+les accusations se résumaient ainsi: «Il ne dit
+et ne fait rien de mal, il est fort prudent; mais
+ses amis sont à craindre. C'est un homme dangereux,
+il est trop aimé.» Je ne pus rien arracher
+de plus juste et de plus clair à celui de
+nos préfets qui me faisait marchander sa grâce.</p>
+
+<p>L'attentat d'Orsini, qui, dans les provinces,
+servit de prétexte à tant de vengeances personnelles,
+surprit Patureau dans une quiétude complète
+sur son propre sort. Il blâmait si sincèrement
+la doctrine du meurtre, qu'il se croyait à
+l'abri de tout soupçon et ne songeait point à se
+cacher. Il avait tort. Tant d'autres aussi innocents
+que lui de fait et d'intention étaient arrêtés
+et condamnés à un nouvel exil! On lui fit
+la prison rude! on l'isola, on ne permit pas à sa
+femme et à ses enfants de le voir, pas même
+de lui faire passer des vêtements. Il resta un
+mois au cachot sur la paille, en plein hiver.
+Quand on le mit dans la voiture cellulaire qui
+le dirigeait vers l'Afrique, il était presque aveugle,
+et, depuis, il a toujours souffert cruellement
+des yeux.</p>
+
+<p>Cette fois, toutes les tentatives échouèrent. Il
+dut aller expier, sous le terrible climat de Gastonville,
+le crime d'avoir été trop aimé.</p>
+
+<p>Quelques-uns se découragèrent et y perdirent
+leur foi et leur espérance. Le paysan, pris de
+nostalgie, devient fou. Patureau supporta l'exil
+en homme et se prit à regarder l'Afrique en
+artiste. A peine arrivé, il nous écrivait des lettres
+charmantes, presque enjouées, comme les
+eût écrites un homme voyageant pour son plaisir
+et son instruction. La vue des premières grandes
+montagnes couvertes de neige, l'audition des premiers
+rugissements du lion dans la nuit firent battre
+son coeur d'une émotion inattendue et il m'écrivait
+simplement: «Ah! madame, que c'est beau!»</p>
+
+<p>Et puis il se prit d'amour pour cette terre
+nouvelle si féconde en promesses. Il regardait
+<i>pousser le blé derrière la charrue</i>; il prenait
+cette terre dans sa main, l'examinait, l'analysait
+d'un oeil expert et disait:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a là la nourriture d'un monde.</p>
+
+<p>Déclaré libre, en septembre 1858, sur la terre
+d'Afrique, il résolut de s'établir sous ce beau
+ciel et de chercher une ferme à faire valoir.
+Connaissant sa valeur et sa capacité, le ministère
+de l'Algérie lui accorda une concession
+qu'il lui fut permis de chercher à son gré dans
+la région qu'il avait explorée. Enfin, une permission
+lui fut accordée aussi de venir vendre
+sa maison et sa vigne de Châteauroux, et d'y
+chercher sa famille pour être en mesure de cultiver.
+Il revint donc, réalisa ses humbles ressources,
+emballa ses outils, persuada sa femme
+et ses enfants (ses vieux parents étaient morts),
+vint chez nous donner une <i>façon</i> à la vigne
+qu'il y avait créée, et qu'il aimait comme sa
+chose, nous raconta ses misères et ses joies, ses
+étonnements et ses espérances; puis il partit
+pour Gastonville, avec tout son monde, la pioche
+en main et le fusil sur l'épaule pour se préserver
+des bêtes sauvages qui trônaient encore sur
+son domaine. Malgré de généreux secours, il eut
+grand'peine à vivre au commencement. Pas assez
+d'argent, pas assez de bras, et, la chaude saison,
+la fièvre et l'ophthalmie interrompant le travail.</p>
+
+<p>«C'est égal, disait-il dans ses lettres, le cachot
+m'a attaqué les yeux, il faudra bien que le soleil
+me les guérisse.»</p>
+
+<p>Au bout de deux ans, il s'aperçut bien que la
+colonisation est impossible sans ressources suffisantes;
+il se vit forcé de louer sa terre aux Arabes
+et de chercher une ferme dont il pût retirer
+de quoi payer sa bâtisse, condition exigée de
+tous les concessionnaires. Il trouva un terrain
+considérable, et s'établit à la ferme de Coudiat-Ottman,
+dite depuis ferme de M. Vincent, et
+dite aujourd'hui ferme du père Patureau. C'est
+là qu'il a vécu dès lors, élevant ses fils et gardant
+sa douce philosophie pour remonter les
+courages autour de lui. Il y conquit tant d'estime
+et de sympathie, que le préfet de Constantine
+voulut l'adjoindre au conseil municipal
+de sa commune. Il publia, ainsi que son fils
+aîné Joseph, de très-bons travaux sur la vigne
+et la culture du tabac. Il fut nommé membre
+de la Société d'agriculture de Philippeville. Tous
+les colons, à quelque classe et à quelque opinion
+qu'ils appartinssent, se sont étonnés qu'un
+homme de moeurs si douces et d'un coeur si humain
+et si généreux eût été emprisonné et chassé
+de son pays comme un malfaiteur. Heureusement
+les uns réparèrent la faute des autres. Sur
+la terre lointaine et au milieu des races étrangères,
+le sentiment de la patrie se fait sérieux
+et fraternel. Les jalousies de clocher expirent
+au seuil du désert, on se connaît, on s'apprécie,
+on ne songe point à se persécuter. Patureau
+sentait profondément cette solidarité qui lui faisait
+une nouvelle patrie. Il l'avait sentie dès les
+premiers jours de son exil, et, quand il vint
+nous faire ses derniers adieux, comme nous
+voulions lui dire: <i>Au revoir!</i></p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit-il, c'est bien adieu pour
+toujours. Si une amnistie est promulguée, je
+n'en profiterai pas. J'ai dit adieu à tout ce que
+j'aimais, à la maison où mes parents sont morts
+et où mes enfants sont nés, à la vigne que j'ai
+plantée et que mes amis cultivaient pour moi
+en mon absence. Je laisse beaucoup de gens qui
+m'ont aimé et que j'aimerai toujours; mais j'en
+laisse aussi beaucoup qui m'ont haï injustement
+et rendu malheureux. Là-bas, il y a la fatigue
+et la soif, la souffrance, la fièvre, et peut-être
+la mort; mais il n'y a pas d'ennemis, pas de
+police politique, pas de dénonciations, pas de
+jalousies, il suffit qu'on soit Français pour être
+frères. C'est un beau pays, allez, que celui où
+l'on n'a à se défendre que des chacals et des
+panthères!</p>
+
+<p>On le voit, être aimé, c'était l'idéal de ce coeur
+aimant. Il a beaucoup souffert du climat de
+l'Afrique, et il y a succombé encore dans la
+force de l'âge; mais il y a réalisé son rêve. Il
+y a été chéri et respecté comme il méritait de
+l'être. Son nom vivra dans la mémoire de ses
+anciens concitoyens, et je ne serais pas surpris
+que, chez nos paysans, qui l'ont tant
+questionné et tant admiré, il ne restât comme
+un personnage légendaire. La persécution lui a
+fait une double auréole; c'est à quoi toute persécution
+aboutit.</p>
+<br><br>
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<h3>MADAME LAURE FLEURY</h3>
+
+<p>PAROLES PRONONCÉES SUR SA TOMBE A LA CHATRE<br>
+LE 26 OCTOBRE 1870</p>
+
+
+<p>Elle est revenue mourir au pays, la femme
+du proscrit, l'épouse dévouée, la digne mère de
+famille! Elle a beaucoup souffert et beaucoup
+mérité, elle a soutenu ses compagnons d'exil,
+soutenu ses amis et ses croyances avec un courage
+héroïque. Elle laisse d'impérissables regrets
+à tous ceux qui l'ont connue et qui viennent
+ici lui dire un solennel adieu.</p>
+
+<p>Mais cet adieu n'est pas le dernier mot d'une
+si pure et si noble existence. Comme elle, nous
+avons toujours cru à un Dieu juste et bon qui
+connaît les belles âmes, qui ne leur demande
+pas compte des nuances religieuses, et qui ne
+les abandonne jamais.</p>
+
+<p>Nous comptons la retrouver dans une vie meilleure,
+cette âme immortelle, sans tache et sans
+défaillance, et notre réunion autour d'une tombe
+est un hommage plein de respect et de foi, un
+cri de douleur et d'espérance.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>FIN</h3>
+
+<br><br>
+
+<h3>TABLE</h3>
+
+<p><b>NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR</b></p>
+
+
+<p>I. LA VILLA PAMPHILI<br>
+II. LES CHANSONS DES BOIS ET DES RUES<br>
+III. LE PAYS DES ANÉMONES<br>
+IV. DE MARSEILLE A MENTON<br>
+V. A PROPOS DE BOTANIQUE</p>
+
+<p><b>MÉLANGES</b></p>
+
+<p>I. UNE VISITE AUX CATACOMBES<br>
+II. DE LA LANGUE D'OC ET DE LA LANGUE D'OIL<br>
+III. LA PRINCESSE ANNA CZARTORYSKA<br>
+IV. UTILITÉ D'UNE ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION<br>
+V. LA BERTHENOUX<br>
+VI. LES JARDINS EN ITALIE<br>
+VII. SONNET A MADAME ERNEST PÉRIGOIS<br>
+VIII. LES BOIS<br>
+X. L'ILE DE LA RÉUNION<br>
+X. CONCHYLIOLOGIE DE L'ILE DE LA RÉUNION<br>
+XI. A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865</p>
+
+<p><b>LES AMIS DISPARUS</b></p>
+
+<p>I. NÉRAUD PÈRE<br>
+II. GABRIEL DE PLANET<br>
+III. CARLO SOLIVA<br>
+IV. LE COMTE D'AURE<br>
+V. LOUIS MAILLARD<br>
+VI. FERDINAND PAJOT<br>
+
+
+
+
+
+VII. PATUREAU-FRANCOEUR
+VIII. MADAME LAURE FLEURY
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13198 ***</div>
+</body>
+</html>
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..7911380
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #13198 (https://www.gutenberg.org/ebooks/13198)
diff --git a/old/13198-8.txt b/old/13198-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..3e7ae03
--- /dev/null
+++ b/old/13198-8.txt
@@ -0,0 +1,6636 @@
+Project Gutenberg's Nouvelles lettres d'un voyageur, by George Sand
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Nouvelles lettres d'un voyageur
+
+Author: George Sand
+
+Release Date: August 17, 2004 [EBook #13198]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR ***
+
+
+
+
+Produced by George Sand project PM, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+NOUVELLES LETTRES
+
+D'UN
+
+VOYAGEUR
+
+PAR
+
+GEORGE SAND
+
+1877
+
+
+
+
+I
+
+LA VILLA PAMPHILI
+
+
+A***
+
+Rome, 25 mars 185...
+
+La villa Pamphili n'a pas été abîmée dans les derniers événements, comme
+on l'a dit. Ni Garibaldi, ni les Français n'y ont laissé de traces de
+dévastation sérieuse. Ses pins gigantesques sont, en grande partie,
+encore debout. Elle est bien plus menacée de périr par l'abandon que par
+la guerre, car elle porte l'empreinte de cette indifférence et de ce
+dégoût qui sont, à ce que l'on me dit, le cachet général de toutes les
+habitations princières de la ville et des environs.
+
+C'est un bel endroit, une vue magnifique sur Rome, l'Agro-Romano et
+la mer. De petites collines un peu plantées, chose rare ici, font un
+premier plan agréable. Le palais est encore de ceux qui résolvent le
+problème d'être très-vastes à l'intérieur et très-petits d'aspect
+extérieur.
+
+En général, tout me paraît trop petit ou trop grand, depuis que je suis
+à Rome. Quant à la végétation, cela est certain, les arbres de nos
+climats y sont pauvres, et les essences intermédiaires n'y atteignent
+pas la santé et l'ampleur qu'elles ont dans nos campagnes et dans nos
+jardins.
+
+En revanche, les plantes indigènes sont d'une taille démesurée, et le
+même contraste pénible que l'on remarque dans les édifices se fait
+sentir dans la nature. On dirait que cette dernière est aristocrate
+comme la société et qu'elle ne veut pas souffrir de milieu entre les
+géants et les pygmées, sur cette terre de la papauté. Ces ruines de la
+ville des empereurs au milieu des petites bâtisses de la ville moderne,
+et ces énormes pins d'Italie au milieu des humbles bosquets et des
+courts buissons de la villégiature, me font l'effet de magnifiques
+cardinaux entourés de misérables capucins. Et puis, quels que soient
+les repoussoirs, il y a un manque constant de proportion entre eux et
+l'arène désolée qu'ils dominent. Cette campagne de Rome, vue de haut et
+terminée par une autre immensité, la mer, est effrayante d'étendue et de
+nudité. Rome elle-même, toute vaste qu'elle est, s'y perd. Ses lignes,
+tant vantées par les artistes italianomanes, sont courtes et crues,
+crues surtout; et ce soleil, que l'on me disait devoir tout enchanter,
+un beau et chaud soleil, en effet! accuse plus durement encore ces
+contours déjà si secs. Je comprends maintenant les ingristes, que je
+trouvais un peu trop livrés à la convention, au _style_, comme ils
+disent. Je vois qu'ils ont, au contraire, trop de conscience et
+d'exactitude, et que la réalité prend ici cette physionomie de froide
+âpreté qui me gênait chez eux. Il faudrait adoucir ce caractère au lieu
+de le faire prédominer, car ce n'est pas là sa beauté, c'est son défaut.
+
+Le séjour de Rome doit nécessairement entraîner à cette manière de
+traduire la nature. L'oeil s'y fait, l'âme s'en éprend. C'est pour
+cela, indépendamment de son grand savoir, que M. Ingres a eu une école
+homogène. Mais, si on ne se défend pas de cette impression, on risque de
+tomber dans les tons froids ou criards, dans les modelés insuffisants,
+dans les contours incrustés au mur, de la fresque primitive.
+
+«Eh bien, et les fresques de Raphaël, et celles de Michel-Ange, les
+avez-vous vues? pourquoi n'en parlez-vous pas?»
+
+Je vous entends d'ici. Permettez-moi de ne pas vous répondre encore.
+Nous sommes à la villa Pamphili, dans la région des fleurs. Oh! ici, les
+fleurs se plaisent; ici, elles jonchent littéralement le sol, aussitôt
+qu'un peu de culture remue cette terre excellente abandonnée de l'homme.
+Dans les champs, autour des bassins, sur les revers des fossés, partout
+où elles peuvent trouver un peu de nourriture assainie par la pioche,
+les fleurs sauvages s'en donnent à coeur-joie et prennent des ébats
+ravissants. A la villa Pamphili, une vaste prairie est diaprée
+d'anémones de toutes couleurs. Je ne sais quelle tradition attribue ce
+semis d'anémones à la Béatrix Cenci. Je ne vous oblige pas d'y croire.
+Dans nos pays de la Gaule, les traditions ont de la valeur. Nos paysans
+ne sont pas gascons, même en Gascogne. Ils répètent naïvement, sans le
+comprendre, et par conséquent sans le commenter, ce que leur ont conté
+leurs aïeux. Ici, tout prolétaire est cicérone, c'est-à-dire résolu à
+vous conter des merveilles pour vous amuser et vous faire payer ses
+frais d'imagination. Il y a donc à se métier beaucoup. M. B..., jadis à
+la recherche de la fontaine Égérie, prétend qu'en un seul jour, on lui
+en a montré dix-sept.
+
+Il y a à Pamphili d'assez belles eaux, des grottes, des cascades, des
+lacs et des rivières. C'est grand pour un jardin particulier, et le
+_rococo_, dont je ne suis pas du tout l'ennemi, y est plus agréable que
+ce qui nous en reste en France. C'est plus franchement adopté, et ils
+ont employé pour leurs rocailles des échantillons minéralogiques d'une
+grande beauté. Tivoli et la Solfatare qui l'avoisine ont fourni des
+pétrifications curieuses et des débris volcaniques superbes à toutes
+les villas de la contrée. Ces fragments étranges, couverts de plantes
+grimpantes, de folles herbes, et de murmurantes eaux, sont très-amusants
+à regarder, je vous assure.
+
+Pardon, cher ami. Vous m'avez dit souvent que j'avais de l'intelligence;
+mais, sans vous offenser, je crois que vous vous êtes bien trompé et que
+je ne suis qu'un âne. Je crois aussi, et plus souvent que je n'ose vous
+le dire, que j'ai eu bien tort de me croire destiné à faire de l'art.
+Je suis trop contemplatif, et je le suis à la manière des enfants. Je
+voudrais tout saisir, tout embrasser, tout comprendre, tout savoir, et
+puis, après ces bouffées d'ambition déplacée, je me sens retomber de
+tout mon poids sur un rien, sur un brin d'herbe, sur un petit insecte
+qui me charme et me passionne, et qui, tout à coup, par je ne sais quel
+prestige, me paraît aussi grand, aussi complet, aussi important dans
+ma vie d'émotion que la mer, les volcans, les empires avec leurs
+souverains, les ruines du Colisée, le dôme de Saint-Pierre, le pape,
+Raphaël et tous les maîtres, et la Vénus de Médicis par-dessus le
+marché.
+
+Quelle influence me rend idiot à ce point? Ne me le demandez pas, je
+l'ignore. Peut-être que j'aime trop la nature pour lui donner jamais
+une interprétation raisonnable. Je l'aime pour ses modesties adorables
+autant que pour ses grandeurs terrifiantes. Ce qu'elle cache dans un
+petit caillou aux couleurs harmonieuses, dans une violette au suave
+parfum, me pénètre, en de certains moments, jusqu'à l'attendrissement
+le plus stupide. Un autre jour, j'aurai la fantaisie de voler sur les
+nuages ou sur la crête des vagues courroucées, d'enjamber les montagnes,
+de plonger dans les volcans, et d'embrasser, d'un coup d'oeil, la
+configuration de la terre. Mais, si tout cela m'était permis, si Dieu
+consentait à ce que je fusse un pur esprit, errant dans les abîmes de
+l'univers, je crois que, dans cette haute condition, je resterais
+bon prince, et que, tout à coup, au milieu de ma course effrénée, je
+m'arrêterais pour regarder, en badaud, une mouche tombée sur le nez
+d'une carpe, ou, en écolier, un cerf-volant emporté dans la nue.
+
+Je cache mon infirmité le mieux que je puis; mais je vous confesse, à
+vous, que, sur cette terre classique des arts, je me sens las d'avance
+de tout ce que j'ai à voir, à sentir et à juger. Juger, moi! pourquoi
+faire? J'aime mieux ne rien dire et penser fort peu. Pardonnez-moi
+d'être ainsi: j'ai tout souffert dans la vie de civilisation! j'y ai
+tant de fois désiré l'absence de prévoyance et le laisser aller complet
+de la pensée! Je voudrais encore quelquefois être bien seul dans le
+fond d'un antre noir, comme les lavandières de l'_acqua argentina_, et
+chanter quelque chose que je ne comprendrais pas moi-même. Il me faut
+faire un immense effort pour passer brusquement, de mes rêveries, à la
+conversation raisonnable ou enjouée, comme il convient avec des êtres de
+mon espèce et de mon temps.
+
+Je regardais dans les eaux de la villa Pamphili un beau petit canard
+de Chine barbotant auprès d'une cascatelle. «Il est donc tout seul?
+demandai-je à un jardinier qui passait.--Tiens! il est seul aujourd'hui,
+répondit-il avec insouciance. _L'oiseau_ lui aura mangé sa femme ce
+matin. Il y en avait ici une belle bande, de ces canards-là; mais il y a
+encore plus d'oiseaux de proie, et, ma foi, celui-ci est le dernier.»
+
+Là-dessus, il passa sans s'inquiéter de mettre le pauvre canard à l'abri
+de la _serre cruelle_. Je levai les yeux et je vis cinq ou six de ces
+brigands ailés décrivant leurs cercles funestes au-dessus de lui. Ils
+attendaient d'avoir dépecé sa femelle et d'avoir un peu d'appétit pour
+venir le prendre. Je ne saurais vous dire quelle tristesse s'empara de
+moi. C'était une image de la fatalité. La mort plane comme cela sur la
+tête de ceux qu'on aime. Si elle les prend, qu'a-t-on à faire en ce
+monde, sinon de barboter dans un coin, comme ce canard hébété qui se
+baigne au soleil en attendant son heure?
+
+L'abandon de ces oiseaux étrangers, objets de luxe dans la demeure
+princière, était, du reste, très en harmonie avec celui qui se faisait
+sentir dans le parc. La même malpropreté que dans les rues de Rome, les
+mêmes souillures sur les fleurs que sur les pavés de la ville éternelle.
+Cela sent le dégoût de la vie. Je crois qu'un spleen profond dévore ici
+les grandes existences. Je ne sais si elles se l'avouent, mais cela est
+écrit sur les pierres de leurs maisons à formes coquettes et sur les
+riantes perspectives de leurs allées abandonnées. Est-ce la saison
+encore pluvieuse et incertaine qui fait ce désert dans des lieux si
+beaux? est-ce la dévotion ou l'ennui, ou la tristesse qui retiennent à
+Rome ces hôtes ingrats envers le printemps? On dit que toutes les villas
+sont délaissées ou négligées et que celle-ci est encore une des mieux
+entretenues. J'ai peine à le croire.
+
+En quittant le parc pour voir les jardins, je fus frappé pourtant de
+l'activité déployée par un vieux jardinier pour la réparation d'un
+singulier objet de goût horticole. Je n'ai jamais vu rien de semblable.
+On me dit que c'est usité dans plusieurs villas et que cela date de
+la renaissance. J'aurai de la peine à vous expliquer ce que c'est.
+Figurez-vous un tapis à dessins gigantesques et à couleurs voyantes,
+étendu sur une terrasse qui tient tout le flanc d'une colline sous les
+fenêtres du palais. Les dessins sont jolis: ce sont des armoiries de
+famille, entourées de guirlandes, de noeuds entrelacés, de palmes, de
+chiffres, de couronnes, de croix et de bouquets. L'ensemble en est
+riche et les couleurs en sont vives. Mais qu'est-ce que cette mosaïque
+colossale, ou ce tapis fantastique étalé, en plein air, sur une si vaste
+esplanade? Il faut en approcher pour le comprendre. C'est un parterre
+de plantes basses, entrecoupé de petits sentiers de marbre, de faïence,
+d'ardoise ou de brique, le tout cassé en menus morceaux et semé comme
+des dragées sur un surtout de table du temps de Louis XV; mais on ne
+marche pas dans ces sentiers, je pense, car ils sont trop durement
+cailloutés pour des pieds aristocratiques et trop étroits pour des
+personnes d'importance. Cela ne sert uniquement qu'à réjouir la vue et
+absorbe toute la vie d'un jardinier émérite. Les compartiments de chaque
+écusson ou rosace sont en fleurs faisant touffe basse et drue. Les
+plantes de la campagne y sont admises, pourvu qu'elles donnent le ton
+dont on a besoin. Une petite bordure de buis nain ou de myrte, taillée
+bien court, serpente autour de chaque détail: c'est d'un effet bizarre
+et minutieux; c'est un ouvrage de patience, et toute la symétrie, toute
+la recherche, toute la propreté dont les Romains de nos jours sont
+susceptibles, paraissent s'être réfugiées et concentrées dans
+l'entretien de cette ornementation végétale et gymnoplastique.
+
+
+
+II
+
+LES CHANSONS DES BOIS
+
+ET DES RUES
+
+A VICTOR HUGO
+
+
+Dans une de ses chansons, le poëte dit:
+
+ George Sand a la Gargilesse
+ Comme Horace avait l'Anio.
+
+O poésie! Horace avait beaucoup de choses, et George Sand n'a rien, pas
+même l'eau courante et rieuse de la Gargilesse, c'est-à-dire le don de
+la chanter dignement; car ces choses qui appartiennent à Dieu, les flots
+limpides, les forêts sombres, les fleurs, les étoiles, tout le beau
+domaine de la poésie, sont concédées par la loi divine a qui sait les
+voir et les aimer. C'est comme cela que le poëte est riche. Mais, moi,
+je suis devenu pauvre, et je n'ai plus à moi qu'une chose inféconde,
+le chagrin, champ aride, domaine du silence. J'ai perdu en un an trois
+êtres qui remplissaient ma vie d'espérance et de force. L'espérance,
+c'était un petit enfant qui me représentait l'avenir; la force,
+c'étaient deux amitiés, soeurs l'une de l'autre, qui, en se dévouant à
+moi, ravivaient en moi la croyance au dévouement utile.
+
+Il me reste beaucoup pourtant: des enfants adorés, des amis parfaits.
+Mais, quand la mort vient de frapper autour de nous ce qui devait si
+naturellement et si légitimement nous survivre, on se sent pris d'effroi
+et comme dénué de tout bonheur, parce qu'on tremble pour ce qui est
+resté debout, parce que le néant de la vie vous apparaît terrible, parce
+qu'on en vient à se dire: «Pourquoi aimer, s'il faut se quitter tout à
+l'heure? Qu'est-ce que le dévouement, la tendresse, les soins, s'ils ne
+peuvent retenir près de nous ceux que nous chérissons? Pourquoi lutter
+contre cette implacable loi qui brise toute association et ruine toute
+félicité? A quoi bon vivre, puisque les vrais biens de la vie, les joies
+du coeur et de la pensée, sont aussi fragiles que la propriété des
+choses matérielles?»
+
+O maître poëte! comme je me sentais, comme je me croyais encore riche,
+quand, il y a un an et demi, je vous lisais au bord de la Creuse, et
+vous promenais avec moi en rêve le long de cette Gargilesse honorée
+d'une de vos rimes, petit torrent ignoré qui roule dans des ravines plus
+ignorées encore. Je me figurais vraiment que ce désert était à moi qui
+l'avais découvert, à quelques peintres et à quelques naturalistes qui
+s'y étaient aventurés sur ma parole et ne m'en savaient pas mauvais gré.
+Eux et moi, nous le possédions par les yeux et par le coeur, ce qui est
+la seule possession des choses belles et pures. Moi, j'avais un trésor
+de vie, l'espoir! l'espoir de faire vivre ceux qui devaient me fermer
+les yeux, l'illusion de compter qu'en les aimant beaucoup, je leur
+assurerais une longue carrière. Et, à présent, j'ai les bras croisés
+comme, au lendemain d'un désastre, on voit les ouvriers découragés se
+demander si c'est la peine de recommencer à travailler et à bâtir sur
+une terre qui toujours tremble et s'entr'ouvre, pour démolir et dévorer.
+
+A présent, je suis oisif et dépouillé jusqu'au fond de l'âme. Non,
+George Sand n'a plus la Gargilesse; il n'a plus l'Anio, qu'il a possédé
+aussi autrefois tout un jour, et qu'il avait emporté tout mugissant et
+tout ombragé dans un coin de sa mémoire, comme un bijou de plus dans un
+écrin de prédilection. Il n'a plus rien, le voyageur! il ne veut pas
+qu'on l'appelle poëte, il ne voit plus que du brouillard, il n'a plus
+de prairies embaumées dans ses visions, il n'a plus de chants d'oiseaux
+dans les oreilles, le soleil ne lui parle plus, la nature qu'il aimait
+tant, et qui était bonne pour lui, ne le connaît plus. Ne l'appelez pas
+artiste, il ne sait plus s'il l'a jamais été. Dites-lui _ami_, comme on
+dit aux malheureux qui s'arrêtent épuisés, et que l'on engage à marcher
+encore, tout en plaignant leur peine.
+
+Marcher! oui, on sait bien qu'il le faut, et que la vie traîne celui qui
+ne s'aide pas. Pourquoi donner aux autres, à ceux qui sont généreux et
+bienfaisants, la peine de vous porter? n'ont-ils pas aussi leur fardeau
+bien lourd? Oui, amis, oui, enfants, je marcherai, je marche; je vis
+dans mon milieu sombre et muet comme si rien n'était changé. Et, au
+fait, il n'y a rien de changé que moi; la vie a suivi autour de moi son
+cours inévitable, le fleuve qui mène à la mort. Il n'y a d'étrange en
+ma destinée que moi resté debout. Pourquoi faire? pour chanter, cigale
+humaine, l'hiver comme l'été!
+
+Chanter! quoi donc chanter? La bise et la brume, les feuilles qui
+tombent, le vent qui pleure? J'avais une voix heureuse qui murmurait
+dans mon cerveau des paroles de renouvellement et de confiance. Elle
+s'est tue; reviendra-t-elle? et, si elle revient, l'entendrai-je? est-ce
+bientôt, est-ce demain, est-ce dans un siècle ou dans une heure qu'elle
+reviendra?
+
+Nul ne sait ce qui lui sera donné de douceur ou de force pour fléchir
+les mauvais jours. Au fort de la bataille, tous sont braves: c'est si
+beau, le courage! «Ayez-en, vous dit-on; tous en ont, il faut en avoir.»
+Et on répond: «J'en ai!» Oui, on en a, quand on vient d'être frappé et
+qu'il faut sourire pour laisser croire que la blessure n'est pas trop
+profonde. Mais après? quand le devoir est accompli, quand on a pressé
+les mains amies, quand on a dissipé les tendres inquiétudes, quand on
+reprend sa route sur le sol ébranlé, quand on s'est remis au travail, au
+métier, au devoir; quand tout est dit enfin sur notre infortune et qu'il
+n'est plus délicat d'accepter la pitié des bons coeurs, est-ce donc
+fini? Non, c'est le vrai chagrin qui commence, en même temps que la
+lutte se clôt. On avance, on écoute, on voit vivre, on essaie de
+vivre aussi; mais quelle nuit dans la solitude! Est-ce la fatigue
+qui persiste, ou s'est-il fait une diminution de vie en nous, une
+déperdition de forces? J'ai peine à croire qu'en perdant ceux qu'on
+aime, on conserve son âme entière. A moins que....
+
+Oui, allons, la vie ne se perd pas, elle se déplace. Elle s'élance et
+se transporte au delà de cet horizon que nous croyons être le cercle de
+notre existence. Nous avons les cercles de l'infini devant nous. C'est
+une gamme que nous croyons descendre après l'avoir montée, mais les
+gammes s'enchaînent et montent toujours, La voix humaine ne peut
+dépasser une certaine tonalité; mais, par la pensée, elle entre
+facilement dans les tonalités impossibles, et, d'octave en octave,
+l'audition imaginaire, mais mathématique, escalade le ciel. Ceux qui
+sont partis vivent, chantent et pensent maintenant une octave plus haut
+que nous; c'est pourquoi nous ne les entendons plus; mais nous savons
+bien que le choeur sacré des âmes n'est pas muet et que notre partie y
+est écrite et nous attend.
+
+Au delà, oui, au delà! Faut-il s'inquiéter de ce peu de notes que nous
+avons à dire encore? Et, quand nous avons souhaité le bonsoir au vivant
+qui ferme la porte et descend l'escalier, savons-nous si ce mot n'est
+pas le dernier que nous aurons dit dans la langue des hommes?
+
+Vivre est un bonheur quand même, parce que la vie est un don; mais il
+y a bien des jours, dans notre éphémère existence humaine, où nous
+ne sentons pas ce bonheur. Ce n'est pas la faute de l'univers! Les
+personnalités puissantes souffrent moins que les autres. Elles
+traversent les crises avec une vaillance extraordinaire, et, quand elles
+sont forcées de descendre dans les abîmes du doute et de la douleur,
+elles remontent, les mains pleines de poésies sublimes.
+
+Tel vous êtes, ô poëte que nous admirons! dans la tempête, vous chantez
+plus haut que la foudre, et, quand un rayon de soleil vous enivre, vous
+avez l'exubérante gaieté du printemps. Si tout est gris et morne autour
+de vous, votre âme se met à l'unisson des heures pâles et lugubres; mais
+vous chantez toujours et vous voyez, vous sentez, même sous l'impression
+accablante du néant, la profondeur des choses cachées sous le silence et
+l'ombre. Ce mutisme intérieur des coeurs brisés, cette surdité subite
+de l'esprit fermé à tous les renouvellements du dehors, vous ne les
+connaissez pas. Cela est heureux pour nous, car votre voix est un
+événement dans nos destinées, et, quand nous n'entendons plus celle de
+la nature, vous parlez pour elle et vous nous forcez d'écouter. Il faut
+donc s'éveiller, et demander à votre immense vitalité un souffle qui
+nous ranime. Nul n'a le droit d'être indifférent quand votre fanfare
+retentit. C'est un appel à la vie, à la force, à la croyance, à la
+reconnaissance que nous devons à l'auteur du beau dans l'univers. Ne pas
+vous écouter, c'est être ingrat envers lui, car personne ne le connaît
+et ne le célèbre comme vous.
+
+La poésie, la grande poésie! quelle arme dans les mains de l'homme pour
+combattre l'horreur du doute! La philosophie est belle et grande, soit
+qu'elle rejette, soit qu'elle affirme l'espérance. Elle aussi fouille
+les profondeurs, éclaire les abîmes et relève énergiquement la puissance
+intellectuelle. Par elle, celui-ci, qui croit au néant, se dévoue à
+tripler les forces de son être pour marquer son passage en ce monde. Par
+elle encore, celui-là, qui croit à sa propre immortalité, se rend digne
+d'un monde meilleur. Appel à la libre raison sur toute la ligne! Travail
+généreux de la pensée qui cherche Dieu toujours, quand même elle le nie!
+
+Mais voici venir la poésie. Celle-ci ne raisonne ni ne discute, elle
+s'impose. Elle vous saisit, elle vous enlève au-dessus même de la région
+où vous vous sentiez libres. Vous pouvez bien encore discuter ses
+audaces et rejeter ses promesses, mais vous n'en êtes pas moins la proie
+de l'émotion qu'elle suscite. C'est ce cheval fantastique qui de son vol
+puissant sépare les nuées et embrasse les horizons. Le poëte l'appelle
+monstrueux et divin. Il est l'un et l'autre, mais qu'on l'aime
+classique, comme la Grèce, ou qu'il ait «l'échevèlement des prophètes,»
+il a cela d'étrange et de surnaturel que chacun voudrait pouvoir le
+monter, et qu'au bruit formidable de sa course, tout frémit du désir de
+s'envoler avec lui.
+
+C'est la magie de cet art qui s'adresse à la partie la plus
+impressionnable de l'âme humaine, à l'imagination, au sens de l'infini,
+et, si le poëte vous arrache ce cri: «C'est grand! c'est beau!» il a
+vaincu! Il a prouvé Dieu, même sans parler de lui, car, à propos d'un
+brin d'herbe, il a fait palpiter en vous l'immortalité, il a fait
+jaillir de vous cette flamme qui veut monter au-dessus du réel. Il ne
+vous a pas dit comme le philosophe: «Croyez ou niez, vous êtes libre.»
+Il vous a dit: «Voyez et entendez, vous voilà délivré.»
+
+Au delà d'une certaine région où l'esprit humain ne peut plus affirmer
+rien, et où il craint de s'affirmer lui-même, le poëte peut affirmer
+tout. C'est le voyant qui regarde par-dessus toutes nos montagnes.
+Qui osera lui dire qu'il se trompe, s'il a fait passer en vous
+l'enthousiasme de l'inconnu, et si sa vision palpitante a fait vibrer en
+vous une corde que la raison et la volonté laissaient muette?
+
+Art et poésie, voilà les deux ailes de notre âme. Que la note soit
+terrible ou délicieuse, elle éveille l'instinct sublime engourdi qui
+s'ignore, ou le renouvelle quand elle le trouve épuisé par la fatigue et
+la tristesse. Chantez, chantez, poëte de ce siècle! Jamais vous ne fûtes
+si nécessaire à notre génération. Promenez votre caprice dans la tendre
+et moqueuse antithèse du rire antique et du rire moderne:
+
+ O fraîcheur du rire! ombre pure!
+ Mystérieux apaisement!
+
+Il vous est permis, à vous, de placer dans votre universelle symphonie
+le «mirliton de Saint-Cloud» à côté de la «lyre de Thèbes». Vous avez le
+droit de mettre Pégase au vert. Ceux qui s'en fâchent ne sont pas les
+vrais tristes; ce ne sont que des gens chagrins qui ne veulent pas que
+le poëte joue avec le feu sacré. Les tristes, famille d'amis en deuil,
+veulent bien qu'on essaie de tout pour prouver la vie quand même.
+Il s'agit de prouver, et là, dans l'expansion brillante comme dans
+l'austère rêverie, le poëte prouve du moment qu'il rayonne.
+
+Quel rayonnement dans ces vers à la courte et vive allure, qui nous
+versent les senteurs du printemps et les puissantes folies de la nature
+en fête! Hélas! je regarde souvent par ma fenêtre les vestiges de ces
+jardins des Feuillantines où vous avez été élevé et où l'on a bâti des
+maisons neuves. On a respecté de vieux murs couverts de lierre. Des
+arbres qui vous ont prêté leur ombre, quelques-uns sont encore debout,
+me dit-on. L'hiver les dépouille à cette heure, et je ne sais où se sont
+réfugiés les oiseaux. Rien ne chante plus dans ce coin qui abrita et
+charma votre enfance. Au dehors, dans les vallons mystérieux qu'on
+trouve encore non loin de Paris, la gelée a mordu les ramées. Il n'y a
+plus d'autres chansons des bois que le grésillement des feuilles tombées
+que le vent balaie. Dans les rues, il n'y a pas de chansons non plus. Ce
+beau quartier latin que je traverse chaque soir est devenu vaste, aéré,
+monumental. Ses groupes d'étudiants qui emplissaient jadis toute une rue
+dans un éclat de rire, sont comme perdus et inaperçus sur ces larges
+chaussées plantées d'arbres. Ils sont toujours jeunes, pourtant; le
+printemps ne se fait jamais vieux, et le renouveau de chaque génération
+est toujours un objet d'attendrissement et de sympathie pour les coeurs
+qui ont vécu et souffert. Mais qu'y a-t-il dans cette influence de la
+saison où nous sommes?
+
+Je me le demandais l'autre jour en traversant le jardin du Luxembourg,
+au coucher du soleil. C'était une belle et douce soirée. Le ciel était
+tout rose et l'horizon en feu derrière les branchages noirs. Le grand
+bassin aussi était rouge et comme embrasé de tous ces reflets. Le cygne
+de la fontaine Médicis était ému et disait de temps en temps je ne sais
+quel mot triste et doux. Les enfants étaient gais, eux, franchement
+gais, en lançant sur l'eau des flottilles en miniature. La jeunesse
+se promenait sagement, presque gravement, et je m'inquiétais de cette
+gravité. Parlait-on de vous? sentait-on passer sur cette austérité
+du grand jardin, du grand palais, du grand ciel qui peu à peu se
+remplissait de brume violette, le vol du coursier que vous déliez et
+faites repartir si vigoureusement après l'avoir forcé de brouter la
+prairie de l'idylle en fleurs? Moi, je croyais l'entendre soulever des
+flots d'harmonie....
+
+Mais un lugubre tonnerre s'éleva des tours de Saint-Sulpice, déjà
+effacées dans le brouillard du soir. Une furieuse clameur étouffa le
+rire des petits et glaça peut-être le rêve des jeunes. Cette voix rauque
+de l'airain me jeta moi-même dans une stupeur profonde. N'est-ce pas la
+voix du siècle? Cloches et canons, voilà notre musique à nous; comment
+serions-nous musiciens, comment serions-nous artistes et poëtes, quand
+les coryphées de nos villes sont des prêtres ou des soldats, quand la
+bénédiction des cathédrales ressemble à un tocsin d'alarme, et quand les
+joies publiques s'expriment par les brutales explosions de la poudre? Du
+bruit, quelque chose qui, de la part de Dieu ou des hommes, ressemble à
+la menace d'un _Dies irae_. Pourquoi le brutal courroux des beffrois?
+Ce jour de fête religieuse annonce-t-il le jugement dernier? Avons-nous
+tous péché si horriblement qu'il nous faille entendre éclater la fanfare
+discordante des démons prêts à s'emparer de nous?--Mais non, ce n'est
+rien, ce sont les vêpres qui sonnent. C'est comme cela que l'on prie
+Dieu; ce tam-tam sinistre, c'est la manière de le bénir. O sauvages que
+nous sommes!
+
+Vous voyez bien qu'il faut que vous chantiez toujours, par-dessus ces
+voix du bronze qui veulent nous rendre sourds, nous et nos enfants, et
+il faut que nous écoutions en nous-mêmes l'harmonie de vos vers qui nous
+rappelle celle des bois, des eaux, des brises, et tout ce qui célèbre
+et bénit dignement l'auteur du vrai. Ce sera là notre chanson des rues,
+celle qu'en dépit du morne hiver qui arrive et des mornes idées qui
+menacent, nous chanterons en nous-mêmes pour nous délivrer des paroles
+de mort qui planent sur nos toits éplorés.
+
+Et je revenais seul au clair de la lune par le Panthéon silencieux.
+La brume avait tout envahi, mais la lune, perçant ce voile argenté,
+enlevait de pâles lumières sur le fronton et sur le dôme qui paraissait
+énorme et comme bâti dans les nuages. La place était déserte, et le
+monument, qui n'aura jamais l'aspect d'une église, quoi qu'on fasse,
+était beau de sérénité avec ses grands murs froids et sa coupole perdue
+dans les hautes régions. Je sentis ma tristesse s'agrandir et s'élever.
+Ce colosse d'architecture n'est rien, en somme, qu'un tombeau voté aux
+grands hommes, et il faudra qu'il se rouvre un jour pour recevoir leur
+cendre ou leur effigie. Mais je ne pensais pas aux morts en contemplant
+cette tombe. J'avais lu vos radieux poëmes sur la vie, et la vie
+m'apparaissait impassiblement éternelle en dépit de nos simulacres
+d'éternelle séparation.
+
+Pourquoi des sépultures et des hypogées? me disais-je. Il n'y a pas de
+morts. Il y a des amis séparés pour un temps, mais le temps est court,
+le temps est relatif, le temps n'existe pas; et, pensant à la flamme
+immortelle que Dieu a mise en nous, dans ceux qui chevauchent les
+monstres comme dans les plus humbles pasteurs de brebis, je lui disais
+ce que vous dites à la poésie:
+
+ Tu ne connais ni le sommeil
+ Ni le sépulcre, nos péages.
+
+Novembre 1865.
+
+
+
+III
+
+LE PAYS DES ANÉMONES
+
+
+A MADAME JULIETTE LAMBER, AU GOLFE JUAN
+
+
+
+I
+
+Nohant, 7 avril 1868.
+
+J'étais, il y a aujourd'hui un mois, au bord de la Méditerranée,
+côtoyant la belle plage doucement déchirée de Villefranche, et causant
+de vous sous des oliviers plantés peut-être au temps des Romains. Trois
+jours plus tard, nous étions ensemble beaucoup plus loin, dans la région
+des styrax[1],--ne confondez plus avec smilax,--et les styrax n'étaient
+pas fleuris; mais le lieu était enchanté quand même, et, en ce lieu
+vous dites une parole qui me donna à réfléchir. Vous en souvenez-vous?
+C'était auprès de la source où nous avions déjeuné avec d'excellents
+amis. B..., mon cher B..., aussi bon botaniste que qui que ce soit,
+venait de briser une tige feuillée en disant:
+
+--_Suis-je bête!_ j'ai pris une daphné pour une euphorbe!
+
+[Note 1: Le styrax doit croître aussi autour de Grasse. Dites au
+cher docteur Maure de vous en procurer.]
+
+Vous vouliez vite cueillir la plante pour m'en éviter la peine. Je vous
+dis que je ne la voulais pas, que je la connaissais, qu'elle n'était pas
+exclusivement méridionale, et mon fils se souvint qu'elle croissait dans
+nos bois de Boulaize, au pays des roches de jaspe, de sardoine et de
+cornaline.
+
+A ce propos, vous me dites, avec l'indignation d'un généreux coeur, que
+je connaissais trop de plantes, que rien ne pouvait plus me surprendre
+ni m'intéresser, et que _la science refroidissait_.
+
+Aviez-vous raison?
+
+Moi, je disais intérieurement:
+
+--Je sais que l'étude enflamme.
+
+Avais-je tort?
+
+Nous avions là-bas trop de soleil sur la tête et trop de cailloux sous
+les pieds pour causer. Maintenant, à tête et à pieds reposés, causons.
+
+La science.... Qu'est-ce que la science? Une route partant du connu
+pour se perdre dans l'inconnu. Les efforts des savants ont ouvert cette
+route, ils en ont rendu les abords faciles, les aspérités praticables;
+ils ne pouvaient rien faire de plus, ils n'ont rien fait de plus; ils
+n'ont pas dégagé l'inconnu, ce terme insaisissable qui semble reculer à
+mesure que l'explorateur avance, ce terme qui est le grand mystère, la
+source de la vie.
+
+On peut étudier avec progrès continuel le fonctionnement de la vie chez
+tous les êtres: travail d'observation et de constatation très-utile,
+très-intéressant. Dès qu'on cherche à saisir l'opération qui _fait_ la
+vie, on tombe forcément dans l'hypothèse, et les hypothèses des savants
+sont généralement froides.
+
+Pourquoi, me direz-vous, une étude que vous trouvez ardente et pleine
+de passion, conduit-elle à des conclusions glacées? Je ne sais pas;
+peut-être, à force de développer minutieusement les hautes énergies de
+la patience, l'examen devient-il une faculté trop prépondérante dans
+l'équilibre intellectuel, par conséquent une infirmité relative. Le
+besoin de conclure se fait sentir, absolu, impérieux, après une longue
+série de recherches; on fait la synthèse des millions d'analyses qu'on
+a menées à bien, et on prend cette synthèse, qui n'est qu'un travail
+humain tout personnel, plus ou moins ingénieux, pour une vérité
+démontrée, pour une révélation de la nature. Le savant a marché
+lentement, il a mesuré chacun de ses pas, il a noblement sacrifié
+l'émotion à l'attention; car c'est un respectable esprit que celui du
+vrai savant, c'est une âme toute faite de conscience et de scrupule.
+C'est le buveur d'eau pure qui se défend de la liqueur d'enthousiasme
+que distille la nature par tous ses pores, liqueur capiteuse qui enivre
+le poëte et l'égare. Mais le poëte est fait pour s'égarer, son chemin,
+à lui, c'est l'absence de chemin. Il coupe à travers tout, et, s'il ne
+trouve pas le positif de la science, il trouve le vrai de la peinture et
+du sentiment. Tel est un naturaliste de fantaisie, qu'on doit cependant
+élever au rang de prêtre de la nature, parce qu'il l'a comprise, sentie
+et chantée sous l'aspect qui la fait voir et chérir avec enthousiasme.
+
+Le savant proprement dit est calme, il le faut ainsi. Aimons et
+respectons cette sérénité à laquelle nous devons tant de recherches
+précieuses, mais ne nous croyons pas obligés de conclure avec le savant
+quand il arrive par l'induction à un système _froid_. Ce seul adjectif
+le condamne. Rien n'est froid, tout est feu dans la production de la
+vie.
+
+Ceci me rappelle une anecdote. Un élève botaniste de mes amis étudiait
+la germandrée et se sentait pris d'amour pour cette plante sans éclat,
+mais si délicatement teintée. Au milieu de son enthousiasme, en lisant
+la description de la plante dans un traité de botanique, excellent
+d'ailleurs, il tombe sur cette désignation de la corolle: _fleur d'un
+jaune sale_. Je le vois jeter le livre avec colère en s'écriant:
+
+--C'est vous, malheureux auteur, qui avez les yeux sales!
+
+On pourrait en dire autant aux malveillants qui jugent à leur point de
+vue les actions et les intentions des autres; mais aux bons et graves
+savants qui voient la nature froide en ses opérations brûlantes on
+pourrait peut-être dire:
+
+--C'est vous qui avez l'esprit refroidi par trop de travail.
+
+L'auteur de _la Plante_, ce spirituel et poétique Grimard, dont je vous
+recommandais le livre, lui aussi a pourtant fait acte de soumission
+presque complète aux arrêts des savants sur la loi de la vie dans le
+végétal. Quand vous le lirez, vous vous insurgerez à cette page, je le
+sais; aussi, pour ne pas vous voir abandonner la pensée d'étudier les
+fleurs, je veux me hâter de vous dire que, moi aussi, je proteste, non
+contre le système généralement adopté en botanique, mais contre la
+manière dont on l'expose et les conclusions arbitraires qu'on en tire.
+
+Je tâcherai de résumer le plus simplement possible, au risque de forcer
+un peu le raisonnement pour le rendre plus palpable, et pour vous mettre
+plus aisément en garde contre ce que présente de spécieux et même de
+captieux ce raisonnement.
+
+Il part d'une observation positive, incontestable. La plante tire ses
+organes de sa propre substance; qui en doute? De quoi les tirerait-elle?
+Est-il besoin d'affirmer que la patte qui repousse à l'écrevisse ou à la
+salamandre amputée est patte d'écrevisse pour l'écrevisse, et patte de
+salamandre pour la salamandre? Le merveilleux serait que la nature se
+trompât et fit des arlequins.
+
+Cependant les savants se sont crus obligés de constater et d'affirmer le
+fait, et ils ont donné, très à tort selon moi, le nom de métamorphisme à
+l'opération logique et obligatoire qui transforme le pétale en étamine
+après avoir transformé la feuille en pétale, comme si une progression
+de fonctions dans l'organisme était un changement de substance. Ils
+appellent très-sérieusement l'attention de l'observateur sur ce
+changement de formes, de couleurs et de fonctions. Fort bien. Le passage
+du pétale à l'étamine saute aux yeux dans le nénufar, comme dans la
+rose des jardins le passage de l'étamine au pétale. Dans le nénufar, la
+nature travaille elle-même à son perfectionnement normal; dans la rose,
+elle subit le travail inverse que lui impose la culture pour arriver à
+un perfectionnement de convention; mais, de grâce, avec quoi, dans l'un
+et l'autre cas, la fleur arriverait-elle à se faire féconde ou stérile?
+Et, dans tout être organisé, animal ou plante, de quoi se forment
+l'organisation et la désorganisation, sinon de la propre substance,
+enrichie ou égarée, de l'individu?
+
+Cette simple observation a fait trop de bruit dans la science et a
+produit une doctrine que voici: la plante serait un pauvre être soumis
+à d'étranges fatalités; elle ne serait en état de santé normale qu'à
+l'état inerte. Reste à savoir quel est le savant qui surprendra ce
+moment d'inertie dans la nature organisée! Mais continuons. Du moment
+que la plante croît et se développe, elle entre dans une série continue
+d'_avortements_. Le pétiole est un avortement de la tige, la feuille un
+avortement du pétiole; ainsi du calice, du périanthe et des organes de
+la reproduction. Tous ces avortements sont maladifs, n'en doutons pas,
+car la floraison est le dernier, c'est la maladie mortelle. Les feuilles
+devenues pétales se décolorent; oui, la science, hélas! parle ainsi. Ces
+brillantes livrées de noces, la pourpre de l'adonis, l'azur du myosotis,
+décoloration, maladie, signe de mort, agonie, décomposition, heure
+suprême, mort.
+
+Tel est l'arrêt de la science. Elle appelle sans doute mort le travail
+de la gestation, puisqu'elle appelle maladie mortelle le travail de la
+fécondation. Il n'y a pas à dire: si jusque-là tout est avortement,
+atrophie, efforts trompés, le rôle de la vie est fini au moment où la
+vie se complète. La nature est une cruelle insensée qui ne peut procéder
+que par un enchaînement de fausses expériences et de vaines tentatives.
+Elle développe à seule fin de déformer, de mutiler, d'anéantir;
+toutes les richesses qu'elle nous présente sont des appauvrissements
+successifs. La plante veut se former en boutons, elle vole la substance
+de son pédoncule pour se faire un calice dont les pétales vont devenir
+les voleurs à leur tour, et ainsi de suite jusqu'aux organes, qui sont
+apparemment des monstruosités, et que la mort va justement punir,
+puisqu'ils sont le résultat d'un enchaînement de crimes.
+
+Pauvres fleurs! qui croirait que votre adorable beauté ait pu inspirer
+une doctrine aussi triste, aussi amère, aussi féroce?
+
+Rassurons-nous. Tout cela, ce sont des mots. Les mots, hélas! _words,
+words, words!_ quel rôle insensé et déplorable ils jouent dans le monde!
+A combien de discussions oiseuses ils donnent lieu! Et que fais-je en
+ce moment, sinon une chose parfaitement puérile, qui est de réfuter des
+mots? Pas autre chose, car, au fond, les savants ne croient pas les
+sottises que je suis forcé de leur attribuer pour les punir d'avoir si
+mal exprimé leur pensée. Non, ils ne croient pas que la beauté soit une
+maladie, l'intelligence une névrose, l'hymen une tombe; ce serait une
+doctrine de fakirs, et ils sont par état les prêtres de la vie, les
+instigateurs de l'intelligence, les révélateurs de la beauté dans les
+lois qui président à son rôle sur la terre.... Mais ils disent mal;
+ils ont je ne sais quel fatalisme dans le cerveau, je ne sais quelle
+tristesse dans la forme, et parfois l'envie maladive d'étonner le
+vulgaire par des plaisanteries sceptiques, comme si la science avait
+besoin d'esprit!
+
+Supposons qu'ils eussent retourné la question et qu'ils l'eussent
+présentée à peu près ainsi:
+
+«Comme la nature a pour but la fécondation et la reproduction de
+l'espèce, la plante tend dès l'état embryonnaire à ce but, qui est le
+complément de sa vie. Ce qu'elle doit produire, c'est une fleur pour
+l'hyménée, un lit pour l'enfantement. Elle commence par un germe, puis
+une tige, puis des feuilles, qui sont, ainsi que le calice, le périanthe
+et les organes, une succession de développements et de perfectionnements
+de la même substance. Il serait presque rationnel de dire que l'effort
+de la plante pour produire des organes passe par une série d'ébauches,
+et que la tige est un pistil incomplet, les feuilles des étamines
+avortées; mais supprimons ce mot d'avortement, qui n'est jamais que le
+résultat d'un accident, et ne l'appliquons pas à ce qui est normal,
+car c'est torturer l'esprit du langage et outrager la logique de la
+création. Quand une fleur nous présente constamment le caractère
+d'organes inachevés qui semblent inutiles, rappelons-nous la loi
+générale de la nature, qui crée toujours _trop_, pour conserver _assez_,
+observons la ponte exorbitante de certains animaux, et, sans sortir de
+la botanique, la profusion de semence de certaines espèces.
+
+»Que l'on suppose la nature inconsciente ou non, qu'on la fasse procéder
+d'un équilibre fatalement établi ou d'une sagesse toute maternelle, elle
+fonctionne absolument comme si elle avait la prévision infinie. Donc,
+si certaines plantes sont pourvues d'organes stériles à côté d'organes
+féconds, c'est que ceux-ci ont pris la substance de ceux-là dans la
+mesure nécessaire à leur accroissement complet. Cette plante, en vertu
+d'autres lois qui sont au profit d'autres êtres, de quelque butineur
+ailé ou rampant, est exposée à perdre ses anthères avant leur formation
+complète. La nature lui fournit des rudiments pour les remplacer, et
+leur avortement, loin d'être maladif, prouve l'état de santé de l'organe
+qui les absorbe. Dirons-nous que la floraison exubérante des arbres à
+fruit est une erreur de la nature? La nature est prodigue parce qu'elle
+est riche, et non parce qu'elle est folle.
+
+»Nous voulons bien,--je fais toujours parler les savants à ma guise, ne
+leur en déplaise,--nous voulons bien ne pas l'appeler généreuse, pour
+ne pas nous égarer dans les questions de Providence, qui ne sont pas
+de notre ressort et dont la recherche nous est interdite; mais, s'il
+fallait choisir entre ce mot de généreuse et celui d'imbécile, nous
+préférerions le premier comme peignant infiniment mieux l'aspect et
+l'habitude de ses fonctions sur la planète. Donc, nous rejetons de notre
+vocabulaire scientifique les mots impropres et malsonnants d'avortement
+et de maladie appliqués aux opérations normales de la vie.»
+
+Les savants eussent pu exprimer cette idée en de meilleurs termes; mais
+tels qu'ils sont, vulgaires et sans art, ils valent mieux que ceux dont
+ils se sont servis pour dénaturer leur pensée et nous la rendre obscure,
+puérile et quelque peu révoltante.
+
+N'en parlons plus, et chérissons quand même la science et ses adeptes.
+Je veux vous dire d'où je tire mon affection et mon respect pour les
+naturalistes, car c'est ici le lieu de répondre complètement à votre
+objection: _la science refroidit_.
+
+Je n'ai pas la science, c'est-à-dire que je n'ai pas pu suivre tout le
+chemin tracé dans le domaine du connu. Une application tardive, d'autres
+devoirs, des nécessités de position, peu de temps à consacrer au plaisir
+d'apprendre, le seul vrai plaisir sans mélange, peu de mémoire pour
+reprendre les études interrompues sans être forcé de tout recommencer,
+voilà mes prétextes, je ne veux pas dire mon excuse. J'ai à peine
+parcouru les premières étapes de la route, et j'ai encore les joies
+de la surprise quand je fais un pas en avant. Je dois donc parler
+humblement et vous répéter: Je ne sais pas si vraiment on se refroidit
+et pourquoi on se refroidit quand on a fait le plus long trajet
+possible. Pour vous expliquer la froide hypothèse de tout à l'heure,
+j'ai été obligé de recourir à des hypothèses; mais j'ai un peu d'étude,
+et je peux vous dire à coup sûr que l'étude enflamme. Or, l'étude nous
+est donnée par ceux qui savent, et il est impossible de renier et
+de méconnaître les initiateurs à qui l'on doit de vives et pures
+jouissances.
+
+Ces jouissances, vous ne les avez pas bien comprises, et pourtant elles
+n'ont rien de mystérieux. Vous me disiez: «J'aime les fleurs avec
+passion, j'en jouis plus que vous qui cherchez la rareté, et trouvez
+_sans intérêt_ les bouquets que je cueille pour vous tout le long de la
+promenade.»
+
+D'abord un aveu. Vous me saignez le coeur quand vous dévastez avec votre
+charmante fille une prairie _émaillée_ pour faire une botte d'anémones
+de toutes nuances qui se flétrit dans nos mains au bout d'un instant.
+Non, cette fleur cueillie n'a plus d'intérêt pour moi, c'est un cadavre
+qui perd son attitude, sa grâce, son milieu. Pour vous deux, jeunes et
+belles, la fleur est l'ornement de la femme: posée sur vos genoux, elle
+ajoute un ton heureux à votre ensemble; mêlée à votre chevelure, elle
+ajoute à votre beauté; c'est vrai, c'est légitime, c'est agréable à
+voir; mais ni votre toilette, ni votre beauté n'ajoutent rien à
+la beauté et à la toilette de la fleur, et, si vous l'aimiez pour
+elle-même, vous sentiriez qu'elle est l'ornement de la terre, et que là
+où elle est dans sa splendeur vraie, c'est quand elle se dresse élégante
+au sein de son feuillage, ou quand elle se penche gracieusement sur son
+gazon. Vous ne voyez en elle que la face colorée qui étincelle dans la
+verdure, vous marchez avec une profonde indifférence sur une foule de
+petites merveilles qui sont plus parfaites de port, de feuillage et
+d'organisme ingénieusement agencé que vos préférées plus voyantes.
+
+Ne disons pas de mal de ces princesses qui vous attirent, elles sont
+séduisantes: raison de plus pour les laisser accomplir leur royale
+destinée dans le sol et la mousse qui leur ont donné naissance.
+Cueillez-en quelques-unes pour vous orner, vous méritez des couronnes,
+ou pour les contempler de près, elles en valent la peine. Laissez-m'en
+cueillir une pour observer les particularités que le terrain et le
+climat peuvent avoir imprimées à l'espèce; mais laissez-la-moi cueillir
+moi-même, car sa racine ou son bulbe, ses feuilles caulinaires, sa tige
+entière et son feuillage intact, m'intéressent autant que sa corolle
+diaprée. Quand vous me l'apportez écourtée, froissée et mutilée, ce
+n'est plus qu'une fleur, chère dévastatrice, vous avez détruit la
+plante.
+
+A l'aspect d'une plante nouvelle pour moi, ou mal classée dans mon
+souvenir, ou douteuse pour ma spécification, je serai plus barbare,
+j'achèverai quatre ou cinq sujets, afin de pouvoir analyser, ce qui
+nécessite le déchirement de la fleur, et de pouvoir garder un ou deux
+types, on a toujours un ami avec qui l'on aime à échanger ses petites
+richesses. L'étude est chose sacrée, et il faut que la nature nous
+sacrifie quelques individus. Nous la paierons en adoration pour ses
+oeuvres, et ce sera une raison de plus pour ne pas la profaner ensuite
+par des massacres inutiles.
+
+Oui, des massacres, car qui vous dit que la plante coupée ou brisée ne
+souffre pas? C'est une question qui se pose dans la botanique, et sur
+laquelle cette fois nos chers savants ont dit d'excellentes choses. Tout
+les porte à croire à la sensibilité chez les végétaux. Ils supposent
+cette sensibilité relative, sourdement et obscurément agissante. Du plus
+ou du moins de souffrance, ils ne savent rien, pas plus que du degré de
+vitalité, de terreur ou de détresse que garde un instant la tête humaine
+séparée de son corps. Ce que nous voyons, c'est que le végétal saigne
+et pleure à sa manière. Il se penche, il se flétrit, il prend un
+ramollissement qui est d'aspect infiniment douloureux. Il devient froid
+au toucher comme un cadavre. Son attitude est navrante; la main humaine
+l'étouffe, le souffle humain le profane. N'avait-il pas le droit de
+vivre, lui qui est beau, par conséquent nécessaire, utile même en ses
+terribles énergies, selon que ses propriétés sont plus ou moins bien
+connues de l'homme qui les interroge? Assez de dévastations inévitables
+poursuivent la plante sur la surface de la terre habitée, et quand
+même la culture, qui multiplie et accumule certains végétaux pour les
+utiliser à notre profit, ne les atteindrait pas, la dent des ruminants
+et des rongeurs, les pinces ou les trompes des insectes, leur
+laisseraient peu de repos. C'est ici que la prodigalité de la nature et
+l'ardeur de la vie éclatent. Elles sont assez riches pour que tout ce
+que la plante doit nourrir soit amplement pourvu sans que la plante
+cesse de renouveler l'inépuisable trésor de son existence.
+
+Mais faisons la part du feu. Le goût des fleurs s'est tellement répandu,
+qu'il s'en fait une consommation inouïe en réponse à une production
+artificielle énorme. La plante est entrée, comme l'animal, dans
+l'économie sociale et domestique. Elle s'y est transformée comme lui,
+elle est devenue monstre ou merveille au gré de nos besoins ou de nos
+fantaisies. Elle y prend ses habitudes de docilité et, si l'on peut dire
+ainsi, de servilité qui établissent entre elle et sa nature primitive un
+véritable divorce. Je ne m'intéresse pas moralement au chou pommé et aux
+citrouilles ventrues que l'on égorge et que l'on mange. Ces esclaves ont
+engraissé à notre service et pour notre usage. Les fleurs de nos serres
+ont consenti à vivre en captivité pour nous plaire, pour orner nos
+demeures et réjouir nos yeux. Elles paraissent fières de leur sort,
+vaines de nos hommages et avides de nos soins. Nous ne remarquons guère
+celles qui protestent et dégénèrent. Celles-ci, les indépendantes qui ne
+se plient pas à nos exigences, sont celles justement qui m'intéressent
+et que j'appellerais volontiers les libres, les vrais et dignes enfants
+de la nature. Leur révolte est encore chose utile à l'homme. Elle le
+stimule et le force à étudier les propriétés du sol, les influences
+atmosphériques et toutes les conséquences du milieu où la vie prend
+certaines formes pour creuset de son activité. Les droséracées, les
+parnassées, les pinguicules, les lobélies de nos terrains tourbeux
+ne sont pas faciles à acclimater. La vallisnérie n'accomplit pas ses
+étranges évolutions matrimoniales dans toutes les eaux. Le chardon
+laiteux n'installe pas où bon nous semble sa magnifique feuille
+ornementale; les orchidées de nos bois s'étiolent dans nos parterres,
+l'_orchis militaris_ voyage mystérieusement pour aller retrouver son
+ombrage, l'ornithogale ombellé descend de la plate-bande et s'en va
+fleurir dans le gazon de la bordure; la mignonne véronique Didyma, qui
+veut fleurir en toute saison, grimpe sur les murs exposés au soleil et
+se fait pariétaire. Pour une foule de charmantes petites indigènes, si
+nous voulons retrouver le groupement gracieux et le riche gazonnement
+de la nature, il nous faut reproduire avec grand soin le lit naturel où
+elles naissent, et c'est par hasard que nous y parvenons quelquefois,
+car presque toujours une petite circonstance absolument indispensable
+échappe à nos prévisions, et la plante, si rustique et si robuste
+ailleurs, se montre d'une délicatesse rechigneuse ou d'une nostalgie
+obstinée.
+
+Voilà pourquoi je préfère aux jardins arrangés et soignés ceux où le
+sol, riche par lui-même de plantes locales, permet le complet abandon
+de certaines parties, et je classerais volontiers les végétaux en deux
+camps, ceux que l'homme altère et transforme pour son usage, et ceux qui
+viennent spontanément. Rameaux, fleurs, fruits ou légumes, cueillez tant
+que vous voudrez les premiers. Vous en semez, vous en plantez, ils
+vous appartiennent: vous suivez l'équilibre naturel, vous créez et
+détruisez;--mais n'abîmez pas inutilement les secondes. Elles sont bien
+plus délicates, plus précieuses pour la science et pour l'art,
+ces _mauvaises herbes_, comme les appellent les laboureurs et les
+jardiniers. Elles sont vraies, elles sont des types, des êtres complets.
+Elles nous parlent notre langue, qui ne se compose pas de mots hybrides
+et vagues. Elles présentent des caractères certains, durables, et, quand
+un milieu a imprimé à l'espèce une modification notable, que l'on en
+fasse ou non une espèce nouvellement observée et classée, ce caractère
+persiste avec le milieu qui l'a produit. La passion de l'horticulture
+fait tant de progrès, que peu à peu tous les types primitifs
+disparaîtront peut-être comme a disparu le type primitif du blé.
+Pénétrons donc avec respect dans les sanctuaires où la montagne et la
+forêt cachent et protègent le jardin naturel. J'en ai découvert plus
+d'un, et même assez près des endroits habités. Un taillis épineux, un
+coin inondé par le cours égaré d'un ruisseau, les avaient conservés
+vierges de pas humains. Dans ces cas-là, je me garde bien de faire part
+de ces trouvailles. On dévasterait tout.
+
+Sur les sommets herbus de l'Auvergne, il y a des jardins de gentianes
+et de statices d'une beauté inouïe et d'un parfum exquis. Dans les
+Pyrénées, à Gèdres entre autres, sur la croupe du Cambasque près de
+Cauterets, au bord de la Creuse, dans les âpres micaschistes redressés,
+dans certains méandres de l'Indre, dans les déchirures calcaires de la
+Savoie, dans les oasis de la Provence, où nous avons été ensemble avant
+la saison des fleurs, mais que j'avais explorés en bonne saison, il y a
+des sanctuaires où vous passeriez des heures sans rien cueillir et sans
+oser rien fouler, si une seule fois vous avez voulu vous rendre bien
+compte de la beauté d'un végétal libre, heureux, complet, intact dans
+toutes ses parties et servi à souhait par le milieu qu'il a choisi. Si
+la fleur est l'expression suprême de la beauté chez certaines plantes,
+il en est beaucoup d'autres dont l'anthèse est mystérieuse ou peu
+apparente et qui n'en sont pas moins admirables. Vous n'êtes pas
+insensible, je le sais, à la grâce de la structure et à la fraîcheur du
+feuillage, car vous aimez passionnément tout ce qui est beau. Eh bien,
+il y a dans la flore la plus vulgaire une foule de choses infiniment
+belles que vous n'aimez pas encore parce que vous ne les voyez pas
+encore. Ce n'est pas votre intelligence qui s'y refuse, c'est votre oeil
+qui ne s'est pas exercé à tout voir. Pourtant votre oeil est jeune; le
+mien est fatigué, presque éteint, et il distingue un tout petit brin
+d'herbe à physionomie nouvelle. C'est qu'il est dressé à la recherche
+comme le chien à la chasse; et voilà le plaisir, voilà l'amusement muet,
+mais ardent et continu que chacun peut acquérir, si bon lui semble.
+
+Apprendre à voir, voilà tout le secret des études naturelles. Il est
+presque impossible de voir avec netteté tout ce que renferme un mètre
+carré de jardin naturel, si on l'examine sans notion de classement.
+Le classement est le fil d'Ariane dans le dédale de la nature. Que ce
+classement soit plus ou moins simple ou compliqué, peu importe, pourvu
+qu'il soit classement et qu'on s'y tienne avec docilité pour apprendre.
+Chacun est libre, avec le temps et le savoir acquis, de rectifier selon
+son génie ou sa conscience les classifications hasardées ou incomplètes
+des professeurs. Adoptons une méthode et n'ergotons pas. Le but d'un
+esprit artiste et poétique comme le vôtre n'est pas de se satisfaire
+en connaissant d'une manière infaillible tous les noms charmants ou
+barbares donnés aux merveilles de la nature; son but est de se servir de
+ces noms, quels qu'ils soient, pour former les groupes et distinguer
+les types. Les principaux sont si faciles à saisir que peu de jours
+suffisent à cette prise de possession des familles. Les tribus et les
+genres s'y rattachent progressivement avec une clarté extrême. La
+distinction des espèces exige plus de patience et d'attention, c'est
+le travail courant, habituel, prolongé et plein d'attraits de la
+définition. On y commet longtemps, peut-être toujours, plus d'une
+erreur, car les caractères accessoires sur lesquels repose l'espèce sont
+parfois très-variables ou difficiles à saisir, même avec la loupe ou le
+microscope. Vous pouvez bien vous arrêter là, si vous avez atteint le
+but, qui est d'avoir vu tout ce qu'il y a de très-beau à voir dans le
+végétal. Pourtant cette recherche ardue ne nuit pas. La loupe vous
+révèle des délicatesses infinies, des différences de tissu, des
+appareils respiratoires ou sudorifiques très-mystérieux, des appendices
+de poils transparents qui ressemblent à une microscopique chevelure
+hyaline, tantôt disposée en étoiles, tantôt couchée comme une fourrure,
+tantôt courant le long de la tige et alternant avec ses noeuds, tantôt
+composée de fines soies articulées ou terminées par une petite boule de
+cristal. Ces appendices, placés tantôt sur la tige en haut ou en bas,
+tantôt sur le calice, le bord des feuilles ou des pétales, déterminent
+quelquefois une partie essentielle des caractères. S'ils ne nous
+renseignent pas toujours exactement, c'est un bien petit malheur;
+l'important, c'est d'avoir vu cette parure merveilleuse que la plus
+humble fleurette ne révélait pas à l'oeil nu, et, pour la chercher avec
+la lentille, il fallait bien savoir qu'elle existe ou doit exister.
+
+Je vous cite ce petit fait entre mille. Si vous étudiez la plante
+dans tous ses détails, vous serez frappé d'une première unité de plan
+vraiment magistrale, donnant naissance à l'infinie variété et reliant
+cette variété au grand type primordial par des embranchements
+admirablement ingénieux et logiques. Je m'embarrasse fort peu, quant à
+moi, des questions religieuses ou matérialistes que soulève l'ordre de
+la nature. Il a plu à de grands esprits d'y trouver du désordre ou tout
+au moins des lacunes et des hiatus. Pour mon compte, j'y trouve tant
+d'art et de science, tant d'esprit et tant de génie, que j'attribuerais
+volontiers les lacunes apparentes de la création à celles de notre
+cerveau. Nous ne savons pas tout, mais ce que nous voyons est
+très-satisfaisant, et, que la vie se soit élancée sur la terre en
+semis ou en spirale, en réseau ou en jet unique, par secousses ou par
+alluvions, je m'occupe à voir et je me contente d'admirer.
+
+Pour conclure, l'étude des détails ne peut se passer de méthode. La
+méthode impose la recherche, qui n'est qu'un emploi bien dirigé de
+l'attention. L'attention est un exercice de l'esprit qui crée une
+faculté nouvelle, la vision nette et complète des choses. Là où
+l'amateur sans étude ne voit que des masses et des couleurs confuses,
+l'artiste naturaliste voit le détail en même temps que l'ensemble. Qu'il
+ait besoin ou non pour son art de cette faculté acquise, je n'en sais
+rien; et là n'est pas le but que j'ai cherché, je n'y ai même pas songé;
+mais qu'il en ait besoin pour son âme, pour son progrès intérieur, pour
+sa santé morale, pour sa consolation dans les écoeurements de la vie
+sociale, pour la force à retrouver entre l'abattement du désastre et
+l'appel du devoir, voilà ce qui n'est pas douteux pour moi. On arrive à
+aimer la nature passionnément comme un grand être passionné, puissant,
+inépuisable, toujours souriant, toujours prêt à parler d'idéal et à
+renouveler le pauvre petit être troublé et tremblant que nous sommes.
+
+Je suis arrivé, moi, à penser que c'était un devoir d'apprendre à
+étudier, même dans la vieillesse et sans souci du terme plus ou moins
+rapproché qui mettra fin à l'entreprise. L'étude est l'aliment de la
+rêverie, qui est elle-même de grand profit pour l'âme, à cette condition
+d'avoir un bon aliment. Si chaque jour qui passe fait entrer un peu plus
+avant dans notre intelligence des notions qui l'enflamment et stimulent
+le coeur, aucun jour n'est perdu, et le passé qui s'écoule n'est pas
+un bien qui nous échappe. C'est un ruisseau qui se hâte de remplir le
+bassin où nous pourrons toujours nous désaltérer et où se noie le regret
+des jeunes années. On dit _les belles années_! c'est par métaphore,
+les plus belles sont celles qui nous ont rendus plus sensitifs et plus
+perceptifs; par conséquent, l'année où l'on vit dans la voie de
+son progrès est toujours la meilleure. Chacun est libre d'en faire
+l'expérience.
+
+Il n'y a pas que des plantes dans la nature: d'abord il y a tout; mais
+commencez par une des branches, et, quand vous l'aurez comprise, vous en
+saisirez plus facilement une autre, la faune après la flore, si bon vous
+semble. La pierre ne semble pas bien éloquente au milieu de tout cela.
+Elle l'est pourtant, cette grande architecture du temple; elle est
+l'histoire hiéroglyphique du monde, et, en l'étudiant, même dans les
+minuties minéralogiques, qui sont plus amusantes qu'instructives, on
+complète en soi le sens visuel du corps et de l'esprit. Ces mystérieuses
+opérations de la physique et de la chimie ont imprimé aux moindres
+objets des physionomies frappantes que ne saisit pas le premier oeil
+venu. Tous les rochers ne se ressemblent pas; chaque masse a son sens
+et son expression; toute forme, toute ligne a sa raison d'être et
+s'embellit du degré de logique que sa puissance manifeste. Les grands
+accidents comme les grands nivellements, les fières montagnes comme les
+steppes immenses, ont des aspects inépuisables de diversité. Quand la
+nature n'est pas belle, c'est que l'homme l'a changée; voir sa beauté
+où elle est et la voir dans tout ce qui la constitue, c'est le précieux
+résultat de l'étude de la nature, et c'est une erreur de croire que
+tout le monde est à même d'improviser ce résultat. Pour bien sentir la
+musique, il faut la savoir; pour apprécier la peinture, il faut l'avoir
+beaucoup interrogée dans l'oeuvre des maîtres. Tout le monde est
+d'accord sur ce point, et pourtant tout le monde croit voir le ciel,
+la mer et la terre avec des yeux compétents. Non, c'est impossible; la
+terre, la mer et le ciel sont le résultat d'une science plus abstraite
+et d'un art plus inspiré que nos oeuvres humaines. Je trouve inoffensifs
+les gens sincères qui avouent leur indifférence pour la nature; je
+trouve irritants ceux qui prétendent la comprendre sans la connaître et
+qui feignent de l'admirer sans la voir. Cette verbeuse et prétentieuse
+admiration descriptive des personnes qui voient mal rend forcément
+taciturnes celles qui voient mieux, et qui sentent d'ailleurs
+profondément l'impuissance des mots pour traduire l'infini du beau.
+
+Voilà ce que je voulais vous écrire à propos de la botanique. Ne me
+dites plus que je la sais. J'en bois tant que je peux, voilà tout. Je ne
+saurai jamais. Sans mémoire, on est éternellement ignorant; mais savoir
+son ignorance, c'est savoir qu'il y a un monde enchanté où l'on voudrait
+toujours se glisser, et, si l'on reste à la porte, ce n'est pas parce
+qu'on se plaît au dehors dans la stérilité et dans l'impuissance, c'est
+parce qu'on n'est pas doué; mais au moins on est riche de désirs,
+d'élans, de rêves et d'aspirations. Le coeur vit de cette soif d'idéal.
+On s'oublie soi-même, on monte dans une région où la personnalité
+s'efface, parce que le sentiment, je dirais presque la sensation de la
+vie universelle, prend possession de notre être et le spiritualise en le
+dispersant dans le grand tout. C'est peut-être là la signification du
+mot mystérieux de contemplation, qui, pris dans l'acception matérielle,
+ne veut rien dire. Regarder sans être ému de ce qu'on voit serait
+une jouissance vague et de courte durée, si toutefois c'était une
+jouissance. Regarder la vie agir dans l'univers en même temps qu'elle
+agit en nous, c'est la sentir universalisée en soi et personnifiée dans
+l'univers. Levez les yeux vers le ciel et voyez palpiter la lumière des
+étoiles; chacune de ces palpitations répond aux pulsations de notre
+coeur. Notre planète est un des petits êtres qui vivent du scintillement
+de ces grands astres, et nous, êtres plus petits, nous vivons des mêmes
+effluves de chaleur et de lumière.
+
+L'étoile est à nous, comme le soleil est à la terre. Tout nous
+appartient, puisque nous appartenons à tout, et ce perpétuel échange
+de vie s'opère dans la splendeur du plus sublime spectacle et du plus
+admirable mécanisme qu'il nous soit possible de concevoir. Tout y est
+beau, depuis Sirius, qui traverse l'éther d'une flèche de feu, jusqu'à
+l'oeil microscopique de l'imperceptible insecte qui reflète Sirius et le
+firmament. Tout y est grand, depuis le fleuve de mondes qui s'appelle
+la voie lactée jusqu'au ruisselet de la prairie qui coule dans son flot
+emperlé un monde de petits êtres extraordinairement forts, agiles, doués
+d'une vitalité intense, presque irréductible. Tout y est heureux, depuis
+la grande âme du monde qui révèle sa joie de vivre par son éternelle
+activité jusqu'à l'être qui se plaint toujours, l'homme! Oui, l'homme
+est infiniment heureux dans ses vrais rapports avec la nature. Il a le
+beau dans les yeux, le vrai est dans l'air qu'il respire, le bon est
+dans son coeur, puisqu'il est heureux quand il fait le bien, et triste,
+bête ou fou quand il fait le mal.
+
+Qui l'empêche d'être lui-même? Son ignorance du milieu où il existe,
+partant son indifférence pour les biens qui sont à sa portée. La race
+humaine est une création trop moderne pour avoir établi sa relation
+vraie avec le vrai de l'univers. Extraordinairement douée, elle s'agite
+démesurément avant de se poser dans son milieu, et l'on pourrait dire
+qu'elle n'existe encore que par l'inquiétude et le besoin d'exister. En
+possession d'un sens merveilleux qui semble manquer aux autres créatures
+terrestres, et qui est précisément le besoin de connaître et de sentir
+ses rapports avec l'univers, elle les cherche péniblement et à travers
+tous les mirages que lui crée cette puissance admirable de l'esprit et
+de l'imagination. La raison humaine est encore incomplète. L'historien
+de l'humanité s'en étonne et s'en effraie. L'historien de la vie, le
+naturaliste, peut s'en affliger aussi, mais il n'est ni surpris
+ni découragé. Les chiffres de la durée ne sont pour lui que des
+palpitations de l'astre éternité.
+
+L'homme est forcé d'être, il est donc forcé d'arriver à l'existence
+normale et complète, qui est le bonheur. Il en eut la révélation
+fugitive le jour où il écrivit au fronton de ses temples trois mots
+sacrés qui résumaient tout le but de sa vie philosophique, sociale et
+morale. Ces mots sont effacés de la bannière qui dirige la phalange
+humaine. Ils sont restés vivants dans l'univers qui les a entendus.
+Essayez de les arracher de l'âme du monde! Étouffez le tressaillement
+que la terre en a ressenti, faites qu'ils soient rayés du livre de la
+vie! Oui, oui, tâchez! On peut embrouiller ou suspendre tout ce qui
+est du domaine de l'idée, mais tuer une idée est aussi vain, aussi
+impossible que de vouloir anéantir la vibration d'un son jeté dans
+l'espace. Tirez cent mille coups de canon pour empêcher qu'on ne
+l'entende. Le dieu Pan se rit du vacarme, et l'écho a redit le chant
+mystérieux de sa petite flûte avant que vos mèches fussent allumées.
+
+Liberté, seule condition du véritable fonctionnement de la vie; égalité,
+notion indispensable de la valeur de tout être vivant et de la nécessité
+de son action dans l'univers; fraternité, complément de l'existence,
+application et couronnement des deux premiers termes, action vitale par
+excellence.
+
+On a dit que la Révolution était une expérience manquée. On n'a pu
+entendre cet arrêt que dans un sens relatif, purement historique. Le
+bouillonnement de la sève dans l'humanité peut bien n'avoir pas produit
+dans le moment voulu tout l'accroissement de vitalité intellectuelle et
+morale que les philosophes de cette grande époque devaient en attendre;
+mais c'est la loi de la nature même qui le voulait ainsi. La vie se
+compose d'action et de repos, de dépense d'énergie dans la veille et de
+recouvrement d'énergie dans le sommeil, de vie sous forme de mort et de
+mort sous forme de vie. Rien ne s'arrête et rien ne se perd. C'est l'ABC
+de la science, qu'elle s'intitule spiritualiste ou positive. Comment
+donc se perdrait une formule qui a fait monter à l'homme un degré de
+plus dans la série du perfectionnement que la loi de l'univers impose à
+son espèce?
+
+Adieu, et aimons-nous.
+
+A LA MÊME
+
+
+
+II
+
+Nohant, 20 avril.
+
+Ma chère, si la science est _triste_, c'est parce qu'elle est toujours
+persécutée. Elle lutte, elle a l'austérité et la dignité de sa tâche
+écrite sur le front en caractères sacrés. Depuis ma dernière lettre,
+j'ai été mis au courant des faits nouveaux. La foi veut attribuer à
+l'État le droit d'imposer silence à l'examen. Je vous disais que ces
+discussions ne m'intéressaient pas. Elles ne me troublent pas pour mon
+compte, cela est certain. Je n'ai pas mission de défendre une école, je
+ne saurais pas le faire, et, bénissant ici ma propre ignorance qui me
+permet de me tromper autant qu'un autre, je me borne à défendre mon for
+intérieur contre des notions qui ne me paraissent pas convaincantes.
+
+Mais ne pas m'intéresser à la marche des idées et aux luttes qu'elles
+suscitent, ce me serait tout aussi impossible qu'à vous. Nous ne
+sortirons pas trop de la physiologie botanique en causant de la marche
+générale des études sur l'histoire naturelle; toutes ses branches
+partent de l'arbre de la vie.
+
+Voilà donc que la religion nous défend de conclure? Moi qui, par
+exemple, trouvais dans l'étude une sorte d'exaltation religieuse, je
+dois m'abstenir de l'étude. C'est une occupation criminelle qui peut
+conduire au doute, cela entraîne à discuter, et, comme on peut être
+vaincu dans la discussion, le mieux est de faire taire tout le monde.
+Quand on voit de quelle façon les influences finies ou près de finir se
+précipitent d'elles-mêmes, on est tenté de croire que les idées fausses
+ont besoin de se suicider avec éclat, et qu'elles convoquent le genre
+humain au spectacle de leur abdication. Comment! le Dieu des Juifs
+n'était pas assez humilié dans l'histoire le jour où en son nom le
+prêtre prononça la condamnation de Galilée! il fallait donner encore
+plus de solennité à la chose et venir, au XIXe siècle, invoquer les
+pouvoirs de l'État pour que défense fût faite à la science de s'enquérir
+de la vérité, et pour que cette sentence fût portée:
+
+«La vérité est le domaine exclusif de l'Église; quand elle décrète
+que le soleil tourne autour de la terre, elle ne peut pas se tromper!
+N'a-t-elle pas l'Esprit-Saint pour lumière? Donc toutes les découvertes,
+tous les calculs, toutes les observations de la science sont rayées et
+annulées: qu'on se le dise, la terre ne tourne pas!»
+
+Si la science penche vers le matérialisme exclusif, à qui la faute? Il
+fallait bien une réaction énergique contre ce prétendu _esprit_ saint
+qui veut se passer des lumières de la raison et de l'expérience.
+
+Dans un excellent article sur ce sujet, que je lisais hier, on rappelait
+fort à propos et avec beaucoup de poésie ce grand cri mystérieux que les
+derniers païens entendirent sur les rivages de la Grèce et qui les fit
+pâlir d'épouvante: _Le grand Pan est mort!_
+
+L'auteur parlait des idées qui meurent. Moi, je songeais à celles qui
+ne meurent pas, et je voyais dans ce cri douloureux et solennel tout un
+monde qui s'écroulait, le culte et l'amour de la nature égorgés par le
+spiritualisme farouche et ignorant des nouveaux chrétiens sans lumière.
+Le divorce entre le corps et l'âme était prononcé, et le grand Pan, le
+dieu de la vie, léguait à ses derniers adeptes la tâche de réhabiliter
+la matière.
+
+Depuis ce jour fatal, la science travaille à ressusciter le grand
+principe, et, comme il est immortel, elle réussira. Elle révolutionnera
+la face de la terre, c'est-à-dire que ses décisions auront un jour
+la force des vérités acquises, qu'elles auront pénétré dans tous les
+esprits, et qu'elles auront détruit insensiblement tous les vestiges de
+la superstition et de l'idolâtrie.
+
+On fait grand bruit de ses tendances actuelles. On fait bien. C'est le
+moment de défendre le droit qu'elle a de tout voir, de tout juger et de
+tout dire, puisque ce droit lui est encore contesté par les juges de
+Galilée; mais, quand cette rumeur sera passée, quand la science aura
+triomphé des vains obstacles,--un peu plus tôt, un peu plus tard, ce
+triomphe est assuré, certain, fatal comme une loi de la vie;--quand,
+mise sous l'égide de la liberté sacrée invoquée par nos pères, elle
+poursuivra paisiblement ses travaux, la grande question, aujourd'hui mal
+posée, qui s'agite dans son sein sera élucidée. Il le faudra bien. Si le
+grand Pan représentait la force vitale inhérente à la matière, si en lui
+se personnifiaient la plante, les bois sacrés et les suaves parfums de
+la montagne, l'habitant ailé de l'arbre et de la prairie, la source
+fécondante et le torrent rapide, les hôtes du rocher, du chêne et de la
+bruyère, depuis le ciron jusqu'à l'homme, si tout enfin était Dieu ou
+divin, la vie était divinité: divinité accessible et intelligible, il
+est vrai, divinité amie de l'homme et partageant avec lui l'empire de la
+terre, mais essence divine incarnée; activité indestructible, revêtant
+toutes les formes, nécessairement pourvue d'organes quelconques, mais
+émanant d'un foyer d'amour universel, incommensurable.
+
+Vous me dites souvent que vous êtes païenne. C'est une manière poétique
+de dire que vous aimez l'univers, et que les aperçus de la science vous
+ont ouvert le grand temple où tout est sacré, où toute forme est sainte,
+où toute fonction est bénie. En son temps, le paganisme n'était pas
+mieux compris des masses que ne l'était le théisme qui le côtoyait,
+et l'absorbait même dans la pensée des adorateurs exclusifs du grand
+Jupiter. Pour les esprits élevés, Pan était l'idée panthéiste, la même
+qui s'est ranimée sous la puissante étreinte de Spinoza. Depuis cette
+vaste conception, l'esprit humain s'est rouvert à une notion de plus en
+plus large du rôle de la matière, et la science démontre chaque jour la
+sublimité de ce rôle dans son union intime avec le principe de la vie.
+
+En résulte-t-il qu'elle soit le principe même? La matière pourrait-elle
+se passer de l'esprit, qui ne peut se passer d'elle? Est-ce encore une
+question de mots? Je le crains bien, ou plutôt je l'espère. La science
+a-t-elle la prétention de faire éclore la pensée humaine comme résultat
+d'une combinaison chimique? Non, certes; mais elle peut espérer de
+surprendre un jour les combinaisons mystérieuses qui rendent la matière
+inorganisée propre à recevoir le baptême de la vie et à devenir son
+sanctuaire. Ce sera une magnifique découverte; mais quoi! après? L'homme
+saura, je suppose, par quelle opération naturelle le fluide vital
+pénètre un corps placé dans les conditions nécessaires à son apparition.
+Le Dieu qui, roulant dans ses doigts une boulette de terre, souffla
+dessus et en fit un être pensant, ne sera plus qu'un mythe. Fort bien,
+mais un mythe est l'expression symbolique d'une idée, et il restera à
+savoir si cette idée est un poëme ou une vérité.
+
+Allons aussi loin qu'il est permis de supposer. Entrons dans le rêve,
+imaginons un nouveau Faust découvrant le moyen de renouveler sa propre
+existence, un _Albertus Magnus_ faisant penser et parler une tête de
+bois, _Capparion!_ un Berthelot futur voyant surgir de son creuset une
+forme organisée, vivante,--que saura-t-il de la source de cette vie
+mystérieuse? La philosophie a beaucoup à répondre, mais je vois surtout
+là une question d'histoire naturelle à résoudre, rentrant dans les
+célèbres discussions sur la génération spontanée. Pour mon compte, je
+crois presque à la génération spontanée, et je n'y vois aucun principe
+de matérialisme à enregistrer dans le sens absolu que l'on veut
+aujourd'hui attribuer à ce mot. La matière, dit-on, renferme le
+_principe vivant_. Ceci est encore l'histoire de la plante, qui tire
+ses organes de sa propre substance. Mais le principe _vivant_, d'où
+tire-t-il son activité, sa volition, son expansion, ses résultats
+sans limites connues? D'un milieu qui ne les a pas? C'est difficile à
+comprendre. La matière possède le principe _viable_; mais point de vie
+sans fécondation. La doctrine de la génération spontanée proclame que
+la fécondation n'est pas due nécessairement à l'espèce; elle admet donc
+qu'il y a des principes de fécondation dans toute combinaison vitale,
+et même que tout est combinaison vitale, vie latente, impatiente de
+s'organiser par son mariage avec la matière. Quoi qu'on fasse, il faut
+bien parler la langue humaine, se servir de mots qui expriment des
+idées. On aura beau nous dire que la vie est une pure opération et une
+simple action de la matière, on ne nous fera pas comprendre que les
+opérations de notre pensée et l'action de notre volonté ne soient pas le
+résultat de l'association de deux principes en nous. Que faites-vous
+de la mort, si la matière seule est le principe vivant? Vous dites que
+l'âme s'éteint quand le corps ne fonctionne plus. On peut vous demander
+pourquoi le corps ne fonctionne plus quand l'âme le quitte. Et tout
+cela, c'est un cercle vicieux, où les vrais savants sont moins
+affirmatifs que leurs impatients et enthousiastes adeptes. Il y a
+quelque chose de généreux et de hardi, j'en conviens, à braver les
+foudres de l'intolérance et à vouloir attribuer à la science la liberté
+de tout nier. Inclinons-nous devant le droit qu'elle a de se tromper.
+Ses adversaires en usent si largement! Mais attendons, pour nier
+l'action divine qui préside au grand hyménée universel, que l'homme soit
+arrivé par la science à s'en passer ou à la remplacer.
+
+--Vous ne pensez, nous disent les médecins positivistes, que parce que
+vous avez un cerveau.
+
+Très-bien; mais, sans ma pensée, mon cerveau serait une boîte
+vide.--Nous pouvons mettre le doigt sur la portion du cerveau qui pense
+et oblitérer sa fonction par une blessure, notre main peut écraser la
+raison et la pensée!--Vous pouvez produire la folie et la mort; mais
+empêcher l'une et guérir l'autre, voilà où vous cherchez en vain des
+remèdes infaillibles. Cette pensée qui s'éteint ou qui s'égare dans le
+cerveau épuisé et meurtri est bien forcée de quitter le milieu où elle
+ne peut plus fonctionner.
+
+--Où va-t-elle?--Demandez-moi aussi d'où elle vient. Qui peut vous
+répondre? Me direz-vous d'où vient la matière? Vous voilà étudiant les
+météorites, étude admirable qui nous renseignera sans doute sur la
+formation des planètes. Mais, quand nous saurons que nous sommes nés du
+soleil, qui nous dira l'origine de celui-ci? Pouvez-vous vous emparer
+des causes premières? Vous n'en savez pas plus long sur l'avènement
+de la matière que sur celui de la vie, et, si vous vous fondez sur la
+priorité de l'apparition de la matière sur notre globe, vous ne résolvez
+rien. La vie était organisée ailleurs avant que notre terre fut prête à
+la recevoir; latente chez nous, elle fonctionnait dans d'autres régions
+de l'univers.
+
+Mais il n'y a pas de matière proprement inerte; je le veux bien! Chaque
+élément de vitalité a sa vie propre, et j'admets sans surprise celle de
+la terre et du rocher. La vie chimique est encore intense sous nos pieds
+et se manifeste par les tressaillements et les suintements volcaniques;
+mais, encore une fois, la vie la plus élémentaire est toujours une
+vie; la vie inorganique--il paraît qu'on parle ainsi aujourd'hui--est
+toujours une force qui vient animer une inertie. D'où vient cette force?
+D'une loi. D'où vient la loi?
+
+Pour répondre scientifiquement à une telle question, il faut trouver
+une formule nouvelle à coup sûr. Puisque tous les mots qui ont servi
+jusqu'ici à l'idée spiritualiste paraissent entachés de superstition,
+et que tous ceux qui servent à l'idée positiviste semblent entachés
+d'athéisme, vitalité, dis-nous ton nom!
+
+Sublime inconnue, tu frémis sous ma main quand je touche un objet
+quelconque. Tu es là dans ce roc nu qui, l'an prochain ou dans un
+million d'années, aura servi, par sa décomposition ou toute autre
+influence peut-être occulte, à produire un fruit savoureux. Tu es
+palpable et visible et déjà merveilleusement savante dans la petite
+graine qui porte dans sa glume les prairies de six cents lieues de
+l'Amérique. Tu souris et rayonnes dans la fleur qui se pare pour
+l'hyménée. Tu bondis ou planes dans l'insecte vêtu des couleurs de la
+plante qui l'a nourri à l'état de larve. Tu dors sous les sables dorés
+du rivage des mers, tu es dans l'air que je respire comme dans le regard
+ami qui me console, dans le nuage qui passe comme dans le rayon qui le
+traverse.--Je te vois et je te sens dans tout; mais rayez le mot divin
+_amour_ du livre de la nature, et je ne vois plus rien, je ne comprends
+plus, je ne vis plus.
+
+La matière qui n'a pas la vie, et la vie qui ne se manifeste pas dans la
+matière ont-elles conscience du besoin qu'elles éprouvent de se réunir?
+Ce n'est pas très-probable sans la supposition d'un agent souverain qui
+les pousse irrésistiblement l'une vers l'autre. Quel est-il? son nom? Le
+nom que vous voudrez parmi ceux qui sont à l'usage de l'homme; moi, je
+n'en peux trouver que dans le vocabulaire classique des idées actuelles:
+âme du monde, amour, divinité. Je vois dans la moindre étude des choses
+naturelles, dans la moindre manifestation de la vie, une puissance dont
+nulle autre ne peut anéantir le principe. La matière a beau se ruer sur
+la matière et se dévorer elle-même, la vie a beau se greffer sur la vie
+et s'embrancher en d'inextricables réseaux où se confondent toutes les
+limites de la classification, tout se maintient dans l'équilibre qui
+permet à la vie de remplacer la mort à mesure que celle-ci opère une
+transformation devenue nécessaire. Je sens le souffle divin vibrer dans
+toutes ces harmonies qui se succèdent pour arriver toujours et par tous
+les modes au grand accord relativement parfait, âme universelle, amour
+inextinguible, puissance sans limites.
+
+Laissons les savants chercher de nouvelles définitions. Si leurs
+tendances actuelles nous ramènent à d'Holbach et compagnie, comme il y
+avait là en somme très-bonne compagnie, il en sortira quelque chose de
+bon; la vie ne s'arrête pas parce que l'esprit fait fausse route.
+Une notion qui tend à comprimer son essor, à détruire son énergie, à
+refroidir son élan vers l'infini, n'est pas une notion durable; mais la
+science seule peut redresser et éclairer la science. S'il était possible
+de la réduire au silence, ce qu'il y a de vrai dans le spiritualisme
+aurait chance de succomber longtemps. Les esprits vulgaires
+s'empareraient d'un athéisme grossier comme d'un drapeau, et la
+recherche de la vérité serait soumise aux agitations de la politique.
+Tel n'est point le rôle de la science, tel n'est point le chemin du
+vrai. Telle n'est heureusement pas la loi du progrès, qui est la loi
+même de la vie.
+
+* * * * *
+
+Ce n'est certes pas moi, ma chère amie, qui vous dirai par où le monde
+passera pour sortir de cette crise. Je ne sais rien qu'une chose, c'est
+qu'il faut que l'homme devienne un être complet, et que je le vois en
+train d'être comme l'enfant dont on voulait donner une moitié à chacune
+des mères qui se le disputaient. L'enfant ne se laissera pas faire,
+soyons tranquilles.
+
+Au reste, je me suis probablement aussi mal exprimé que possible sur le
+fond de la question en parlant de la vie comme d'une opération. C'est
+plus que cela sans doute, ce doit être le résultat d'une opération non
+surnaturelle, mais divine, où les éléments abstraits se marient aux
+éléments concrets de l'existence; mais il y a un langage technique que
+je ne veux point parler ici, parce qu'il me déplaît et n'éclaircit rien.
+Les sciences et les arts ont leur technologie très-nécessaire, et vous
+voyez que j'évite d'employer cette technologie à propos de botanique.
+Elle est si facile à apprendre que l'exhiber serait faire un mauvais
+calcul de pédantisme. La technologie métaphysique n'est pas beaucoup
+plus _sorcière_, comme on dit chez nous; mais elle n'a pas la justesse
+et la précision de la botanique. Chaque auteur est forcé de créer des
+termes à son usage pour caractériser les opérations de la pensée telle
+qu'il les conçoit. Ces opérations sont beaucoup plus profondes que
+les mystères microscopiques du monde tangible. Après tant de sublimes
+travaux et de grandioses explorations dans le domaine de l'âme,
+la science des idées n'a pas encore trouvé la parole qui peut se
+vulgariser: c'est un grand malheur et un grand tort. Le matérialisme
+radical menace d'une suppression complète la recherche des opérations
+de l'entendement humain. Allons donc! alors vienne l'homme de génie
+qui nous expliquera notre âme et notre corps dans l'ensemble de leurs
+fonctions, par des vérités sans réplique et dans une langue qui nous
+permettra d'enseigner à nos petits-enfants qu'ils ne sont ni anges ni
+bêtes!
+
+* * * * *
+
+Me voilà bien un peu loin de ce que je voulais vous dire aujourd'hui sur
+les herbiers. Je tiens cependant à ne pas finir sans cela.
+
+L'herbier inspire des préventions aux artistes.
+
+--C'est, disent-ils, une jolie collection de squelettes.
+
+Avant tout, je dois vous dire que faire un herbier est une chose si
+grave, que j'ai écrit sur la première feuille du mien: _Fagot_. Je
+n'oserais donner un titre plus sérieux à une chose si capricieuse et si
+incomplète. Je parlerai donc de l'herbier au point de vue général, et
+je vous accorde que c'est un cimetière. Dès lors, ce n'est pas un coin
+aride pour la pensée. Le sentiment l'habite, car ce qui parle le plus
+éloquemment de la vie, c'est la mort.
+
+Maintenant, écoutez une anecdote véridique.
+
+* * * * *
+
+J'ai vu Eugène Delacroix essayer pour la première fois de peindre des
+fleurs. Il avait étudié la botanique dans son enfance, et, comme il
+avait une admirable mémoire, il la savait encore, mais elle ne l'avait
+pas frappé en tant qu'artiste, et le sens ne lui en fut révélé que
+lorsqu'il reproduisit attentivement la couleur et la forme de la plante.
+Je le surpris dans une extase de ravissement devant un lis jaune dont il
+venait de comprendre la belle _architecture_; c'est le mot heureux dont
+il se servit. Il se hâtait de peindre, voyant qu'à chaque instant son
+modèle, accomplissant dans l'eau l'ensemble de sa floraison, changeait
+de ton et d'attitude. Il pensait avoir fini, et le résultat était
+merveilleux; mais, le lendemain, lorsqu'il compara l'art à la nature, il
+fut mécontent et retoucha. Le lis avait complètement changé. Les lobes
+du périanthe s'étaient recourbés en dehors, le ton des étamines avait
+pâli, celui de la fleur s'était accusé, le jaune d'or était devenu
+orangé, la hampe était plus ferme et plus droite, les feuilles, plus
+serrées contre la tige, semblaient plus étroites. C'était encore une
+harmonie, ce n'était plus la même. Le jour suivant, la plante était
+belle tout autrement. Elle devenait de plus en plus _architecturale_.
+La fleur se séchait et montrait ses organes plus développés; ses formes
+devenaient _géométriques_; c'est encore lui qui parle. Il voyait le
+squelette se dessiner, et la beauté du squelette le charmait. Il fallut
+le lui arracher pour qu'il ne fit pas, d'une étude de plante à l'état
+splendide de l'anthèse, une étude de plante en herbier.
+
+Il me demanda alors à voir des plantes séchées, et il s'enamoura de ces
+silhouettes déliées et charmantes que conservent beaucoup d'espèces.
+Les raccourcis que la pression supprime, mais que la logique de l'oeil
+rétablit, le frappaient particulièrement.
+
+--Les plantes d'herbier, disait-il, c'est la grâce dans la mort.
+
+Chacun a son procédé pour conserver la plante sans la déformer. Le plus
+simple est le meilleur. _Jetée_ et non _posée_ dans le papier qui doit
+boire son suc, rétablie par le souffle dans son attitude naturelle,
+si elle l'a perdue en tombant sur ce lit mortuaire, elle doit être
+convenablement comprimée, mais jamais jusqu'à produire l'écrasement. Il
+faut renouveler tous les jours les couches de papier qui l'isolent, sans
+ouvrir le feuillet qui la contient. Le moindre dérangement gâte sa pose,
+tant quelle colle à son linceul. Au bout de quelques jours, pour la
+plupart des espèces, la dessiccation est opérée. Les plantes grasses
+demandent plus de pression, plus de temps et plus de soins, sans jamais
+donner de résultats satisfaisants. Les orchidées noircissent malgré le
+repassage au fer chaud, qui est préférable à la presse. Bannissons la
+presse absolument, elle détruit tout et ne laisse plus la moindre chance
+à l'analyse déjà si difficile du végétal desséché. Le but de l'herbier
+doit être de faciliter l'étude des sujets qu'il contient. Le goût des
+collections est puéril, s'il n'a pas ce but avant tout pour soi et pour
+les autres.
+
+Mais l'herbier a pour moi une autre importance encore, une importance
+toute morale et toute de sentiment. C'est le passage d'une vie humaine
+à travers la nature, c'est le voyage enchanté d'une âme aimante dans le
+monde aimé de la création. Un herbier bien fait au point de vue de la
+conservation exhale une odeur particulière, où les senteurs diverses,
+même les senteurs fétides, se confondent en un parfum comparable à celui
+du thé le plus exquis. Ce parfum est pour moi comme l'expression de la
+vie prise dans son ensemble. Les saveurs salutaires des plantes dites
+officinales, mariées aux âcres émanations des plantes vireuses,
+lesquelles sont probablement tout aussi _officinales_ que les autres,
+produisent la suavité qui est encore une richesse, une salubrité,
+une subtile beauté de la nature. Ainsi se perdent dans l'harmonie de
+l'ensemble les forces trop accusées pour nous de certains détails.
+
+Ainsi de nos souvenirs, où se résument comme un parfum tout un passé
+composé de tristesse et de joie, de revers et de victoires. Il y a dans
+cet herbier-là des épines et des poisons: l'ortie, la ronce et la ciguë
+y figurent; mais tant de fleurs délicieusement belles et bienfaisantes
+sont là pour ramener à l'optimisme, qui serait peut-être la plus vraie
+des philosophies!
+
+La ciguë d'ailleurs..., je l'arrache sans pitié, je l'avoue, parce
+qu'elle envahit tout et détrône tout quand on la laisse faire; mais,
+outre qu'elle est bien belle, elle est une plante historique. Son nom
+est à jamais lié au divin poëme du _Phédon_. Les chrétiens ne sauraient
+dire quel arbre a fourni la croix vénérée de leur grand martyr. Tout le
+monde sait que la ciguë a procuré une mort douce et sublime au grand
+prédécesseur du crucifié. Innocente ou bienfaisante ciguë, sois donc
+réhabilitée, toi qui, forcée de donner la mort, sus prouver que tu
+n'atteignais pas la toute-puissance de l'âme, et laissas pure et lucide
+celle du sage jusqu'à la dernière pulsation de ses artères!
+
+L'herbier est encore autre chose, c'est un reliquaire. Pas un individu
+qui ne soit un souvenir doux et pur. On ne fait de la botanique bien
+attentive que quand on a l'esprit libre des grandes préoccupations
+personnelles ou reposé des grandes douleurs. Chaque plante rappelle donc
+une heure de calme ou d'accalmie. Elle rappelle aussi les beaux jours
+des années écoulées, car on choisit ces jours-là pour chercher la vie
+épanouie et s'épanouir pour son propre compte. La vue des sujets un
+peu rares dans la localité explorée réveille la vision d'un paysage
+particulier. Je ne puis regarder la petite campanule à feuilles de
+lierre,--merveille de la forme!--sans revoir les blocs de granit de nos
+vieux dolmens, où je l'observai vivante pour la première fois. Elle
+perçait la mousse et le sable en mille endroits, sur un coteau couvert
+de hautes digitales pourprées, et ses mignonnes clochettes devenaient
+plus amples et plus colorées à mesure qu'elle se rapprochait du ruisseau
+qui jase timidement dans ces solitudes austères. Là aussi, je trouvai
+la _lysimaque nemorum_, assez rare chez nous, non moins merveilleuse de
+fini et de grâce, et, dans le bois voisin, l'_oxalis acelosella_, qui
+remplissait de ses touffes charmantes,--_d'un vert gai_, comme daignent
+dire les botanistes,--les profondes crevasses des antiques châtaigniers.
+
+Que ce bois était beau alors! Il était si épais d'ombrage que la lumière
+du soleil y tombait, pâle et glauque, comme un clair de lune. De
+vieux arbres penchés nourrissaient, du pied à la cime, des panaches
+ininterrompus de hautes fougères. A la lisière, des argynnis énormes,
+toutes vêtues de nacre verte, planaient comme des oiseaux de haut vol
+sur les églantiers. Un paysan d'aspect naïf et sauvage nous demanda
+ce que nous cherchions, et, nous voyant ramasser des herbes et des
+insectes, resta cloué sur place, les yeux hagards, le sourire sur les
+lèvres. Il sortit enfin de sa stupeur par un haussement d'épaules
+formidable, et s'éloigna en disant d'un ton dont rien ne peut rendre le
+mépris et la pitié:
+
+--Ah! mon Dieu, mon Dieu!
+
+J'ouvre l'herbier au hasard, quand je suis rendu _gloomy_ par un temps
+noir et froid. L'herbier est rempli de soleil. Voici la circée, et
+aussitôt je rêve que je me promène dans les méandres et les petites
+cascades de l'Indre; c'était un coin vierge de culture et bien touffu.
+La flore y est très-belle. J'y ai trouvé cette année-là l'agraphis
+blanche, le genêt sagitté, la balsamine _noli me langere_, la spirante
+d'été, les jolies hélianthèmes, le buplèvre en faux, l'_anagallis
+tenella_, sans parler des grandes eupatoires, des hautes salicaires, des
+spirées ulmaires et filipendules, des houblons et de toutes les plantes
+communes dans mon petit rayon habituel. La circée m'a remis toute cette
+floraison sous les yeux, et aussi la grande tour effondrée, et le jardin
+naturel qui se cache et se presse sous les vieux saules, avec ses petits
+blocs de grès, ses sentiers encombrés de lianes indigènes et ses grands
+lézards verts, pierreries vivantes, qui traversent le fourré comme des
+éclairs rampants. Le martin-pêcheur, autre éclair, rase l'eau comme une
+flèche; la rivière parle, chante, gazouille et gronde. Il y a partout,
+selon la saison, des ruisseaux et des torrents à traverser comme on
+peut, sans ponts et sans chemins. C'est un endroit qui semble primitif
+en quelques parties, que le paysan n'explore que dans les temps secs.
+Hélas! gare au jour où les arbres seront bons à abattre! La flore des
+lieux frais ira se blottir ailleurs. Il faudra la chercher.
+
+En voyant le domaine de la nature se rétrécir de jour en jour, et les
+ravages de la culture mal entendue supprimer sans relâche le jardin
+naturel, je ne suis guère en train de conclure avec certains adeptes de
+Darwin que l'homme est un grand créateur, et qu'il faut s'en remettre
+à son goût et à son intelligence pour arranger au mieux la planète.
+Jusqu'à présent, je trouve qu'il est un affreux bourgeois et un vandale,
+qu'il a plus gâté les types qu'il ne les a embellis, que, pour quelques
+améliorations, il a fait cent bévues et cent profanations, qu'il a
+toujours travaillé pour son ventre plus que pour son coeur et pour son
+esprit, que ces créations de plantes et d'animaux les plus utiles sont
+précisément les plus laides, et que ces modifications tant vantées sont,
+dans la plupart des cas, des détériorations et des monstruosités. La
+théorie de Darwin n'en est pas moins vraisemblable et logiquement vraie;
+mais elle ne doit pas conclure à la destruction systématique de tout ce
+qui n'est pas l'ouvrage de l'homme. L'interpréter ainsi diminuerait son
+importance et dénaturerait probablement son but; mais, pour parler de ce
+grand esprit et de ces grands travaux, il faudrait plus de papier que je
+ne veux condamner vos yeux à en lire. Revenons à nos fleurs mortes.
+
+Je vous disais que l'herbier est un cimetière; hélas! le mien est rempli
+de plantes cueillies par des mains amies que la mort a depuis longtemps
+glacées. Voici les graminées que mon vieux précepteur Deschartres
+prépara et classa ici, il y a soixante-quinze ans, pour mon père, qui
+avait été son élève; elles ont servi à mes premières études botaniques;
+je les ai pieusement gardées, et, si j'ai rectifié la classement un peu
+suranné de mon professeur, j'ai respecté les étiquettes jaunies qui
+gardent fidèlement son écriture... J'ai trouvé dans un volume de l'abbé
+de Saint-Pierre, qui a été longtemps dans les mains de Jean-Jacques
+Rousseau, une saponaire ocymoïde qui m'a bien l'air d'avoir été mise là
+par lui.--De nombreux sujets me viennent de mon cher Malgache, Jules
+Néraud, dont le livre élémentaire et charmant, _Botanique de ma fille_,
+a été réédité avec luxe par Hetzel, après avoir longtemps dormi chez
+l'éditeur de Lausanne.
+
+Cet aimable et excellent ouvrage est le résumé de causeries pleines
+de savoir et d'esprit que j'écoutais en artiste et pas assez en
+naturaliste. Je ne me suis occupé un peu sérieusement de botanique que
+depuis la mort de mon pauvre ami. J'avais toujours remis au lendemain
+_l'épélage_ de cet alphabet nécessaire dont on espère en vain pouvoir se
+passer pour bien voir et réellement comprendre. Le lendemain, hélas! m'a
+trouvé seul, privé de mon précieux guide; mais les plantes qu'il m'avait
+données, avec d'excellentes analyses vraiment descriptives,--il y en a
+si peu de complètes dans les gros livres!--sont restées dans l'herbier
+comme types bien définis. Chacune de ces plantes me rappelle nos
+promenades dans les bois avec mon fils enfant, que nous portions à
+tour de rôle, et qui aimait à chevaucher _la grandelette_, la boîte de
+fer-blanc du Malgache.
+
+D'autres amis, qui, grâce au ciel, vivent encore et me survivront, ont
+aussi laissé leurs noms et leurs tributs dans mon herbier. Une grande
+artiste dramatique, qui est rapidement devenue botaniste attentive et
+passionnée, m'a envoyé des plantes rares et intéressantes des bois de
+la Côte-d'Or. Célimène a les yeux aussi bons qu'ils sont beaux. La
+botanique ne leur a rien ôté de leur expression et de leur pureté: c'est
+que l'exercice complet d'un organe le retrempe. J'ai longtemps partagé
+cette erreur, qu'il ne faut pas exercer la vue, dans la crainte de
+la fatiguer. L'oeil est complet ou non, mais il ne peut que gagner à
+fonctionner régulièrement. Des semaines et des mois de repos, que l'on
+me disait et que je croyais nécessaires, augmentaient le nuage qui me
+gêne. Des semaines et des mois d'étude à la loupe m'ont enfin prouvé que
+la vue revient quand on la sollicite, tandis qu'elle s'éteint de plus
+en plus dans l'inertie; mais, en ceci comme en tout, il ne faut point
+d'excès.
+
+L'herbier se prête aussi aux exercices de la mémoire, qui est un sens
+de l'esprit. Si on ne le feuilletait de temps en temps, les noms et les
+différences se confondraient ou s'échapperaient pour qui n'est pas doué
+naturellement du beau souvenir qui s'incruste. Les soldats passés en
+revue, avec leurs costumes variés, se confondraient dans la vision,
+s'ils n'étaient bien classés par régiments et bataillons. Ils défilent
+dans leur ordre; on reconnaît alors facilement chacun d'eux, et, avec
+son nom et son origine, on retrouve son histoire personnelle, on se
+retrace des lieux aimés, des personnes chéries; on revoit les douces
+figures, on entend les gais propos des compagnons qui couraient alertes
+et joyeux au soleil, et qui aujourd'hui vivent dans notre âme fidèle à
+l'état de pensées fortifiantes et salutaires.
+
+Quoi de plus beau et de plus pur que la vision intérieure d'un mort
+aimé? L'esprit humain a la faculté d'une évocation admirable. L'ami
+reparaît, mais non tel qu'il était absolument. L'absence mystérieuse a
+rajeuni ses traits, épuré son regard, adouci sa parole, élevé son âme.
+Il se rappelle quelques erreurs, quelques préjugés, quelques préventions
+inséparables du milieu incomplet où il avait vécu. Il en est débarrassé,
+il vous invite à vous débarrasser de cet alliage. Il ne se pique point
+d'être entré dans la lumière absolue, mais il est mieux éclairé, il juge
+la vie avec calme et sagesse. Il a gardé de lui-même et développé tout
+ce qui était bon. Il est désormais à toute heure ce qu'il était dans ses
+meilleurs jours. Il nous rappelle les bienfaits de son amitié, et
+il n'est pas besoin qu'il nous prie d'en oublier les erreurs ou les
+lacunes. Son apparition les efface.
+
+Telle est la puissance de l'imagination et du sentiment en nous, que
+nous rendons la vie à ceux qui nous ont quittés. Y sont-ils pour quelque
+chose? Nous le croyons par l'enthousiasme et l'attendrissement. La
+raison jusqu'ici ne nous le prouve pas, elle ne peut tout prouver: elle
+n'est pas la seule lumière de l'homme, _quoi qu'on die_; mais elle a des
+droits sacrés, imprescriptibles, ne l'oublions pas, et n'arrêtons jamais
+son essor.
+
+En attendant qu'elle se mette d'accord avec notre coeur, car il faut
+qu'elle en arrive là, donnons à nos amis envolés un sanctuaire dans
+notre âme, et continuons la reconnaissance et l'affection au delà de
+la tombe en leur faisant plus belle cette région idéale, cette vie
+renouvelée où nous les plaçons. Qu'ils soient pour nous comme les suaves
+parfums de fleurs qui s'épurent en se condensant.
+
+
+
+
+IV
+
+DE MARSEILLE A MENTON
+
+
+A M. GUSTAVE TOURANGIN, A SAINT-FLORENT
+
+Nohant. 28 avril 1868.
+
+Mais non, mon cher _Micro_, je ne suis plus au pays des anémones, je
+suis au doux pays de la famille, où vient de nous fleurir une petite
+plante plus intéressante que toutes celles de nos herbiers. Le beau
+soleil qui rit dans sa chambre et la douce brise de printemps qui
+effleure son rideau de gaze sont les divinités que j'invoque en ce
+moment pour elle, et je laisse les cactus et les dattiers de la Provence
+aux baisers du mistral, qu'ils ont la force de supporter.
+
+J'ai passé un mois seulement sur le rivage de la mer bleue. Le
+_rapide_,--c'est ainsi que les Méridionaux appellent le train que l'on
+prend à Paris à sept heures du soir, nous déposait à Marseille le
+lendemain à midi. Une heure après, il nous remportait à Toulon.
+
+Je regrette toujours de ne plus m'arrêter à Marseille: les environs
+sont aussi beaux que ceux des autres stations du littoral, plus beaux
+peut-être, si mes souvenirs ne m'ont pas laissé d'illusions. Ce que j'en
+vois en gagnant Toulon, où nous sommes attendus, me semble encore plein
+d'intérêt. Le massif de Carpiagne, qui s'élève à ma droite et que
+j'ai flairé un peu autrefois sans avoir la liberté d'y
+pénétrer,--j'accompagnais un illustre et cher malade que tu as connu et
+aimé,--m'apparaît toujours comme un des coins ignorés du vulgaire, où
+l'artiste doit trouver une de ses oasis. C'est pourtant l'aridité qui
+fait la beauté de celle-ci. C'est un massif pyramidal qui s'étoile à
+son sommet en nombreuses arêtes brisées, avec des coupures à pic, des
+dentelures aiguës, des abîmes et des redressements brusques. Tout cela
+n'est pas de grande dimension et paraît sans doute de peu d'importance à
+ceux qui mesurent le beau à la toise; autant que mon oeil peut apprécier
+ce monument naturel, il a de six à sept cents mètres d'élévation, et ses
+verticales nombreuses ont peut-être trois ou quatre cents pieds. Peu
+m'importe; l'oeil voit immense ce qui est construit dans de belles
+proportions, et le Lapithe qui a taillé cette montagne à grands coups de
+massue était un artiste puissant, quelque demi-dieu ancêtre du génie qui
+s'incorpora et se personnifia dans Michel-Ange.
+
+Il y a, n'est-ce pas? dans la nature, des formes qui nous font penser
+à tel ou tel maître, bien que le rapport ne soit pas matériellement
+saisissable entre l'oeuvre de la planète et celle de l'artiste. Un
+rocher de la Carpiagne ou de l'Estérel ne ressemble pas à la chapelle
+des Médicis ni au Moïse, et pourtant ces grandes figures de la
+civilisation idéalisée viennent, dans notre rêverie, s'asseoir sur les
+sommets de ces temples barbares et primitifs. C'est que le beau engendre
+la postérité du beau, qui, parlant du fait et passant par tous les
+perfectionnements que la pensée lui donne, garde comme air de famille
+les qualités de hardiesse, d'âpreté ou de grâce du type fruste.
+Michel-Ange voyait-il avec nos yeux d'aujourd'hui les croupes et les
+attaches d'une montagne plus ou moins belle? Qu'importe! il avait toutes
+les Alpes dans la poitrine, et il portait l'Atlas dans son cerveau.
+
+Quittons cet Atlas en miniature de la Carpiagne, où le soleil dessine
+avec de grands éclats de lumière coupés d'ombres vaporeuses les contours
+rudes de formes, chatoyants de couleur comme l'opale. Notre déesse Flore
+cache-t-elle dans ces fentes arides et nues en apparence les petites
+raretés du fond de sa corbeille? Probablement; mais le convoi brutal
+nous emporte au loin et s'engouffre sous des tunnels interminables où il
+fait noir et froid. On entre dans l'Érèbe, un sens païen de voyage aux
+enfers se formule dans la pensée; ce bruit aigre et déchirant de la
+vapeur, ce rugissement étouffé de la rotation, cette obscurité qui
+consterne l'âme, c'est l'effroi de la course vers l'inconnu. L'esprit ne
+sent plus la vie que par le regret de la perdre, et l'impatience de la
+retrouver. Mais voici une lueur glauque: est-ce la porte du Tartare ou
+celle d'un monde nouveau plus beau que l'ancien? C'est la lumière, c'est
+le soleil, c'est la vie. La mort n'est peut-être que le passage d'un
+tunnel.
+
+La côte largement déchirée que l'on suit jusqu'à Toulon, et où l'oeil
+plonge par échappées, est merveilleusement belle; nous la savons par
+coeur, mon fils et moi. Nous la revoyons avec d'autant plus de plaisir
+que nous la connaissons mieux. Voilà le Bec-de-l'Aigle, le beau rocher
+de la Ciotat, le Brusc et les îles des Embiez, la colline de Sixfours,
+toutes stations amies dont je sais le dessus et le dessous, dont les
+plantes sont dans mon herbier et les pierres sur mon étagère. Je sais
+que derrière ces pins tordus par le vent de mer s'ouvrent des ravins
+de phyllade lilas qu'un rayon de soleil fait briller comme des parois
+d'améthyste sablées d'or. La colline qui s'avance au delà a les
+entrailles toutes roses sablées d'argent, l'or et l'argent des _chats_,
+comme on appelle en minéralogie élémentaire la poudre éclatante des
+roches micacées ou talqueuses.--Les _Frères_, ces écueils jumeaux, pics
+engloutis qui lèvent la tête au milieu du flot, sont noirs comme l'encre
+à la surface, et je n'ai pas trouvé de barque qui voulût m'y conduire
+pour explorer leurs flancs. Dans cette saison-là, le mistral soufflait
+presque toujours. Aujourd'hui, il est anodin, et à peine avons-nous
+embrassé à la gare de Toulon les chers amis à qui nous y avions donné
+rendez-vous, que nous sautons avec eux dans un fiacre, et nous voici
+à trois heures à Tamaris. Soleil splendide, des fleurs partout, nos
+vêtements d'hiver nous pèsent. Hier, à pareille heure, nous nous
+chauffions à Paris, le nez dans les cendres. Ce voyage n'est qu'une
+enjambée de l'hiver à l'été.
+
+Rien de changé à Tamaris, où je me suis installé, il y a sept ans en
+février, presque jour pour jour. Les beaux pins parasols couvrent
+d'ombre une circonférence un peu plus grande, voilà tout; le gazon ne
+s'en porte que mieux. Il est très-remarquable, ce gazon cantonné ici
+uniquement sur la colline qui sert de jardin naturel à la bastide. C'est
+le brachypode rameux, une céréale sauvage, n'est-ce pas? ou tout au
+moins une triticée, la soeur bâtarde, ou, qui sait! l'ancêtre ignoré de
+monseigneur froment, puisque cet orgueilleux végétal qui tient tant de
+place et joue un si grand rôle sur la terre ne peut plus nommer ses
+pères ni faire connaître sa patrie. Le _brachypodium ramosus_ n'a pas de
+nom vulgaire que je sache; aucun paysan n'a pu me le dire. Il porte un
+petit épi grêle, cinq ou six grains bien chétifs qui, çà et là, ont
+passé l'hiver sur leur tige sans se détacher. On ne l'utilise pas, on ne
+s'en occupe jamais. Il est venu là, et, comme son chaume fin et chevelu
+forme un gazon presque toujours vert et touffu, on l'y a laissé. Il n'y
+a nullement dépéri depuis sept ans que je le connais. Nul autre gazon
+n'eût consenti à vivre dans ces rochers et sous cette ombre des grands
+pins: les animaux ne le mangent pas, il n'y a que Bou-Maca, le petit
+âne d'Afrique, qui s'en arrange quand on l'attache dehors; mais il aime
+mieux autre chose, car il casse sa corde ou la dénoue avec ses dents et
+s'en va, comme autrefois, chercher sa vie dans la presqu'île. J'apprends
+que, seul tout l'hiver dans cette bastide inhabitée,--le pauvre petit
+chien qui lui tenait compagnie n'est plus,--il s'est mis à vivre à
+l'état sauvage. Il part dès le matin, va dans la montagne ou dans la
+vallée promener son caprice, son appétit et ses réflexions. Il rentre
+quelquefois le soir à son gîte, regarde tristement son râtelier vide et
+repart. On vole beaucoup dans la presqu'île, mais on ne peut pas voler
+Bou-Maca; il est plus fin que tous les larrons, il flaire l'ennemi, le
+regarde d'un air paisiblement railleur, le laisse approcher, lui détache
+une ruade fantastique et part comme une flèche. Or, il n'est guère plus
+facile d'attraper un âne d'Afrique que de prendre un lièvre à la course.
+Intelligent et fort entre tous les ânes, il n'obéit qu'à ses maîtres
+et porte ou traîne des fardeaux qui n'ont aucun rapport avec sa petite
+taille.
+
+Ainsi, je n'ai pas eu le plaisir de renouer connaissance avec Bou-Maca.
+Monsieur était sorti; mais l'étrange gazon de la colline profite de son
+absence et recouvre les soies jaunies de sa tige d'une verdure robuste
+disposée en plumes de marabout. Il tapisse tout le sol sans empiéter sur
+les petits sentiers et sans étouffer les nombreuses plantes qui
+abritent leurs jeunes pousses sous sa fourrure légère. Une vingtaine de
+légumineuses charmantes apprêtent leur joli feuillage qui se couronnera
+dans six semaines de fleurettes mignonnes, et plus tard de petites
+gousses bizarrement taillées: _hippocrepis ciliata_, _melilotus
+sulcata_, _trifolium stellatum_, et une douzaine de lotus plus jolis les
+uns que les autres. Le psoralée bitumineux a passé l'hiver sans quitter
+ses feuilles, qui sentent le port de mer; la santoline neutralise son
+odeur âcre par un parfum balsamique qui sent un peu trop la pharmacie.
+Les amandiers en fleur répandent un parfum plus suave et plus fin. Les
+smilax étalent leur verdure toujours sombre à côté des lavandes toujours
+pâles. Les cistes et les lentisques commencent à fleurir. Le _C. albida_
+surtout étale çà et là sa belle corolle rose, si fragile et si finement
+plissée une heure auparavant. On la voit se déplier et s'ouvrir. Les
+petites anémones lilas, violettes, rosées, purpurines ou blanches
+étoilent le gazon, le liseron _althoeoïdes_ commence à ramper et les
+orchys-insectes à tirer leur petit labelle rosé ou verdâtre. Rien
+n'a disparu; chaque végétal, si rare ou si humble qu'il soit dans la
+localité, a gardé sa place, je devrais dire sa cachette.
+
+Quand j'ai fini ma visite domiciliaire dans le jardin sans clôture et
+sans culture qui était et qui est encore pour moi un idéal de jardin,
+puisqu'il se lie au paysage et le complète en rendant seulement
+praticable la terrasse qu'il occupe, je m'assieds sur mon banc favori,
+un demi-cercle de rochers ombragé à souhait par des arbres d'une grâce
+orientale. A travers les branches de ceux qui s'arrondissent à la
+déclivité du terrain, je vois bleuir et miroiter dans les ondulations
+roses et violettes ce golfe de satin changeant qui a la sérénité et la
+transparence des rivages de la Grèce. Ce golfe de Tamaris, vu du côté
+_est_, est le coin du monde, à moi connu, où j'ai vu la mer plus douce,
+plus suave, plus merveilleusement teintée et plus artistement encadrée
+que partout ailleurs; mais il y faut les premiers plans de ce jardin,
+libre de formes et de composition. Du côté _sud_, c'est la pleine mer,
+les lointains écueils, les majestueux promontoires, et là j'ai vu les
+fureurs de la bourrasque durant des semaines entières. J'y ai ressenti
+des tristesses infinies, un état maladif accablant. Tamaris me rappelle
+plus de fatigues et de mélancolies que de joies réelles et de rêveries
+douces, et c'est sans doute pourquoi j'aime mieux Tamaris, où j'ai
+souffert, que d'autres retraites où je n'ai pas senti la vie avec
+intensité. Sommes-nous tous ainsi? Je le pense. Le souvenir de
+nos jouissances est incomplet quand il ne s'y mêle pas une pointe
+d'amertume. Et puis les choses du passé grandissent dans le vague
+qui les enveloppe, comme le profil des montagnes dans la brume du
+crépuscule. Il me semble que, sur ce banc où me voilà assis encore une
+fois après lui avoir dit un adieu que je croyais éternel, j'ai porté
+en moi un monde de lassitude et de vaillance, d'épuisement et de
+renouvellement. Il me semble qu'à certaines heures j'ai été un
+philosophe très-courageux, et à d'autres heures un enfant très-lâche. Je
+venais de traverser une de ces maladies foudroyantes où l'on est emporté
+en quelques jours sans en avoir conscience. L'affaiblissement qui me
+restait et que le brutal climat du Midi était loin de dissiper, tournait
+souvent à la colère, car l'être intérieur avait conservé sa vitalité, et
+le rire du printemps sur la montagne me faisait l'effet d'une cruelle
+raillerie de la nature à mon impuissance.
+
+--Puisque tu m'appelles, guéris-moi, lui disais-je.
+
+Elle m'appelait encore plus fort et ne me guérissait pas du tout.
+J'étudiai la patience. Je me souviens d'avoir fait ici une théorie,
+presque une méthode de cette vertu négative, avec un classement de
+phases à suivre en même temps que j'étudiais le classement botanique
+d'après Grenier et Godron. Ces auteurs rejettent sans pitié de leur
+catalogue toute plante acclimatée ou non qui n'est pas de race
+française. Je m'exerçais puérilement, car la maladie est très puérile,
+à rejeter de ma méthode philosophique tout ce qui était amusement ou
+distraction de l'esprit, comme contraire à la recherche de la patience
+pour elle-même. Et puis je m'apercevais que la sagesse, comme la santé,
+n'a pas de spécialité absolue, qu'elle doit s'aider de tout, parce
+qu'elle s'alimente de tout, et, un beau jour de soleil, ayant pris ma
+course tout seul, comme Bou-Maca, sauf à tomber en chemin et à mourir
+sur quelque lit de mousse et de fleurs, au grand air et en pleine
+solitude, ce qui m'a toujours paru la plus douce et la plus décente
+mort que l'on puisse rêver, je forçai ma pauvre machine à obéir aux
+injonctions aveugles de ma volonté. J'eus chaud et froid, faim et soif,
+dépit et résignation; j'eus des envies de pleurer quand j'essayais
+en vain de gravir un escarpement, des envies de crier victoire quand
+j'avais réussi à le gravir. L'attente muette et stoïque de la guérison
+ne m'avait pas rendu un atome de force musculaire. La volonté de
+ressaisir à tout prix cette force me la rendit, et je me souviens encore
+de ceci: c'est qu'au retour d'une excursion assez sérieuse, je vins
+m'asseoir sur ce banc en me débitant l'axiome suivant: «Décidément, la
+patience n'est pas autre chose qu'une énergie.»
+
+J'avais peut-être raison. L'inertie glacée de l'attente du mieux n'amène
+que le dépérissement. La volonté d'être et d'agir en dépit de tout nous
+fait vaincre les maladies de langueur du corps et de l'âme; j'ai encore
+vaincu, l'an dernier, un accès d'anémie en n'écoutant que le médecin qui
+me conseillait de ne pas m'écouter du tout.
+
+C'est bien aussi ce que me conseillait le docteur qui m'a soigné ici
+il y a sept ans, et que j'ai retrouvé hier soir plus jeune que moi,
+toujours charmant, sensible et tendre. Je l'aimai à la première vue, cet
+ami des malades, cet être aimable et sympathique qui apporte la santé
+ou l'espérance dans ses beaux yeux septuagénaires, toujours remplis de
+cette flamme méridionale si communicative. Certains vieux médecins de
+province sont des figures que l'on ne retrouvera plus: Lallemant et
+Cauvières, qui sont partis au milieu d'une sénilité adorable, Auban à
+Toulon, Maure à Grasse, Morère à Palaiseau, Vergne à Cluis, et tant
+d'autres qui sont encore bien vivants et solides, et qui exercent dans
+leur milieu une sorte de royauté paternelle. Jamais riches, ils ont
+pratiqué la charité sur des bases trop larges; tous aisés, ils n'ont pas
+eu de vices; tous hommes de progrès, fils directs de la Révolution, ils
+ont traversé dans leur jeunesse les déboires de la Restauration, ils ont
+lutté contre la théorie de l'étouffement, ils luttent toujours: ils ont
+été hommes du temps qu'on mettait sa gloire à être homme avant tout. Ils
+sont devenus savants avec un but d'apostolat qu'ils poursuivent encore
+en dépit de la mode qui a créé le problème de la science pour la
+science, comme elle avait inventé l'art pour l'art dans un sens étroit
+et faux.
+
+Nos jeunes savants d'aujourd'hui mûriront et poseront mieux la question,
+car elle a son sens juste et son côté vrai; mais ils seront généralement
+et forcément sceptiques. Ils auront le doute et le rire, l'esprit et
+l'audace. Ce ne sera plus le temps de l'enthousiasme et de l'espoir, de
+l'indignation et du combat. On retrouve ces vieilles énergies du passé
+sur de nobles fronts que le temps respecte, et on les aime spontanément.
+Qu'ils soient dans l'illusion ou dans le vrai sur l'avenir des sociétés
+humaines, c'est avec eux qu'on se plaît à songer, et l'on se sent
+meilleur en les approchant.
+
+Et pourtant j'aime bien tendrement la jeunesse; comment faire pour ne
+pas aimer les enfants, et pour ne pas contempler comme un idéal l'âge
+de l'irréflexion, où le mal n'est pas encore le mal, puisqu'il n'a pas
+conscience de lui-même?
+
+La nature, éternellement jeune et vieille, passant de l'enfance à la
+caducité, et ressuscitant pour recommencer sans savoir ce que vie
+et mort signifient, est une enchanteresse qui nous défend d'être
+moroses.... Le moyen au mois de février, qui est l'avril du Midi, sous
+un ciel en feu et sur une terre en fleurs, de pleurer sur les roses ou
+sur les neiges d'antan?
+
+Le lendemain, en quatre heures, nous gagnons Cannes. Le trajet le long
+de la mer est aussi beau que celui de Marseille à Toulon, et tout cela
+se ressemble sans s'identifier. Ce qui est nouveau d'aspect pour moi,
+c'est la chaîne des Mores, montagnes couvertes de forêts et d'une
+tournure fière avec un air sombre. On les côtoie et on entre dans les
+contre-forts de l'Estérel, massif superbe de porphyre rouge découpé tout
+autrement que la Carpiagne, qui est calcaire et disloquée. L'Estérel
+a la physionomie d'une chose d'art, des mouvements logiques et voulus
+comme les ont généralement les roches éruptives. Ses sommets ont peu de
+brèche, ses dents s'arrondissent comme des bouillonnements saisis d'un
+brusque refroidissement. Rien ne prouve que telle soit la cause de ces
+formes arrêtées et solides, mais l'esprit s'en empare comme d'une raison
+d'être des ligues moutonnées qui festonnent le ciel et qui descendent
+en bondissements jusque dans la mer. Petites montagnes, collines en
+réalité, mais si élégantes et si fières qu'elles paraissent imposantes.
+Une grande variété de groupements, rentrant dans l'unité de plans de la
+structure générale, peu de blocs isolés ou détachés là où l'homme n'a
+pas mis la main; des murailles droites inexpugnables, des plissements
+soudains arrêtés par des mamelonnements tumultueux qui se dressent en
+masses homogènes, compactes, d'une grande puissance. Rien ici ne sent
+le désastre et l'effondrement. Rien ne fait songer aux cataclysmes
+primitifs. C'est un édifice et non une ruine; la végétation y prend ses
+ébats, et le mois de mai doit y être un enchantement.
+
+Cannes, rendez-vous des étrangers de tout pays, doit être pour le
+romancier habile une bonne mine pleine d'échantillons à collectionner;
+mais, outre que je n'ai aucune habileté, je ne suis pas venu céans
+pour étudier les moeurs qu'on raconte et observer les physionomies
+qui passent. Ici comme ailleurs, je ne prendrai que des notes, et
+j'attendrai que je sois saisi n'importe où, n'importe par quoi ou par
+qui. Je ne suis pas de ceux qui savent ce qu'ils veulent faire. Je subis
+l'action de mes milieux. Je ne pourrais la provoquer; d'ailleurs, je
+suis en vacances.
+
+Je n'espère pas non plus faire beaucoup de botanique. La saison est trop
+peu avancée, et cette année-ci particulièrement la floraison est très en
+retard. Il parait qu'il n'a pas plu depuis deux ans. Maurice ne compte
+pas non plus sur des trouvailles entomologiques à te communiquer. Notre
+but est une affaire de coeur, une visite à de chères personnes qui m'ont
+attendu tout l'hiver. La beauté et le charme du pays seront par-dessus
+le marché.
+
+Dès le lendemain pourtant, nous voici en campagne. Les amis veulent nous
+faire les honneurs de l'Estérel, et nous remplissons de notre bande
+joyeuse et de nos provisions de bouche un omnibus énorme, traîné par
+trois vigoureux chevaux. La locomotion est admirablement organisée ici.
+On pénètre dans la montagne, on trotte à fond de train sur les corniches
+vertigineuses; nous n'avons pas fait autre métier pendant un mois, et
+nous n'avons pas vu l'ombre d'un accident. Cochers et chevaux sont
+irréprochables.
+
+A l'entrée de la gorge de Maudelieu, on laisse la voiture, on porte les
+paniers, on s'engouffre dans une étroite fente de rochers en remontant
+le cours d'un petit torrent presque à sec, et on s'arrête pour déjeuner
+à l'endroit où une cascatelle remplit à petit bruit un petit réservoir
+naturel. Ce n'est pas un des plus beaux coins de l'Estérel. Le porphyre
+n'y est pas bien déterminé, on est encore trop à la lisière; mais, comme
+salle à manger, la place est charmante, et il y fait une réjouissante
+chaleur. Les murailles déjetées qui vous pressent ont une grâce sauvage.
+Il y a tant de lentisques, de myrtes, d'arbousiers et de phyllirées
+qu'on se croirait dans de la vraie verdure. Pour moi, ces feuillages
+cassants et persistants ont toujours quelque chose d'artificiel et de
+théâtral. Ils seront beaux quand les chèvrefeuilles et les clématites
+qui les enlacent mêleront leurs souplesses et leurs fraîcheurs à cette
+rigidité. Après le déjeuner, on reprend le vaste et solide omnibus, qui
+grimpe résolument vers le point central de l'Estérel.
+
+Le massif intérieur, fermé transversalement par une muraille rectiligne
+d'une grande apparence, offre progressivement, des extrémités au coeur,
+un porphyre rouge mieux déterminé et d'un plus beau ton. A toutes les
+heures du jour, ces chaudes parois semblent imprégnées de soleil. La
+couleur est donc ici aussi riche que la forme, et les masses de la
+végétation, en suivant le mouvement heureux du sol, se composent comme
+pour le plaisir des yeux. Une belle route traverse le sanctuaire en
+suivant les bords du ravin principal, et, des points les plus élevés
+de son parcours, permet de plonger sur les grandes ondulations qui
+aboutissent à la mer. Qu'elle est belle, cette mer cérulée qui, partant
+du plus profond du tableau, remonte comme une haute muraille de saphir
+à l'horizon visuel! A droite se dressent les Alpes neigeuses, autre
+sublimité qui fascine l'oeil et le fixe en dépit des plantes qui
+sourient à nos pieds et sollicitent notre attention. Dis-moi, cher
+naturaliste, notre maître, si le papillon, qui a tant de facettes dans
+son oeil de diamant, peut voir à la fois la terre et le ciel, l'horizon
+et le ciel qui s'effleure! Il est bien heureux le papillon, s'il peut
+saisir d'emblée le grand et le petit, le loin et le proche! Ah! que
+notre oeil humain est lent et pauvre, et avec cela la vie si courte!
+
+Les arbres sont très beaux dans l'Estérel, on y échappe à la monotonie
+des grands oliviers, bien beaux aussi, mais trop répétés dans le pays.
+Sauf le liége, les essences de la forêt de l'Estérel sont, à l'espèce
+près, celles de nos régions centrales. Les châtaigniers paraissent se
+plaire surtout vers le centre. C'est là que nous nous arrêtons au hameau
+des Adrets, toujours orné de son poste de gendarmerie, comme d'une
+préface de mélodrame. La route était dangereuse autrefois, mais
+Frédérick-Lemaître a tué à jamais sa poésie. Le lieu n'évoque plus que
+des souvenirs de tragédie burlesque.
+
+Elle est pourtant sinistre, cette auberge des Adrets, et les auteurs
+du drame qui en porte le nom l'ont parfaitement choisie pour type de
+coupe-gorge. Elle en a tout le classique, surtout aujourd'hui que
+la cuisine est fermée et abandonnée. Pourquoi? On ne sait. A force
+d'entendre les voyageurs plaisanter sur la mort fictive de M. Germeuil,
+les propriétaires se sont imaginé qu'on leur attribuait un crime réel.
+La porte principale est barricadée, les habitants du hameau regardent
+avec défiance et curiosité les tentatives que l'on fait pour entrer. Ils
+sourient mystérieusement, ils affectent un air moqueur pour répondre aux
+moqueries qu'ils attendent de vous. Il faut que certains passants les
+aient cruellement mystifiés. On frappe longtemps en vain; enfin, les
+hôtes vous demandent sèchement ce que vous voulez et consentent à vous
+conduire dans une salle de cabaret véritablement hideuse. Elle est
+sombre, sale et barbouillée de fresques représentant des paysages, des
+scènes de pêche et de chasse d'un dessin si barbare et d'une couleur si
+féroce, qu'on est pris de peur et de tristesse devant cette navrante
+parodie de la nature. Ceci est la nouvelle auberge soudée à l'ancienne,
+que l'on ne vous ouvre qu'après bien des pourparlers et des questions.
+
+--Que voulez-vous voir, là? Il n'y a rien de curieux. Il ne s'y est
+jamais rien passé.
+
+Il faut répondre qu'on le sait bien; mais qu'on veut voir l'escalier
+de bois. On le voit enfin dressé en zigzag, au fond d'une salle nue et
+sombre à cheminée très ancienne. Il est assez décoratif et conduit
+à deux misérables petites chambres dans l'une desquelles ne fut pas
+assassiné M. Germeuil. Toute cette recherche du souvenir d'une fiction
+de théâtre est fort puérile, mais il faut rire en voyage, et, en
+sortant, on rit de la figure ahurie et soupçonneuse de ces bons
+habitants des Adrets.
+
+* * * * *
+
+Il fait beaucoup plus doux au golfe Juan qu'au golfe de Toulon. Le
+mistral y est moins rude, moins froid, plus vite passé; mais au baisser
+du soleil, l'air se refroidit plus vite et la soirée est véritablement
+froide, jusqu'au moment où la nuit est complète. Alors il y a un
+adoucissement remarquable de l'atmosphère jusqu'au retour du matin.
+En dépit de ces bénignes influences, la végétation est beaucoup plus
+avancée à Toulon: pourquoi?
+
+Le lendemain, il faisait un vent assez aigre à l'île Sainte-Marguerite.
+La _passerina hirsuta_ tapisse le rivage du côté ouest. Elle est en
+fleurs blanche et jaunes. On me dit qu'elle ne croît que là dans toute
+la Provence. Par exemple, elle abonde au Brusc, dans les petites anses
+qui déchiquettent le littoral, mais toujours tournée vers l'occident.
+Est-ce un hasard ou une habitude?
+
+Je croyais trouver ici plus de plantes spéciales. Le sol que j'ai
+pu explorer en courant me semble très pauvre; pas l'ombre d'un
+_tartonraire_, pas de _medicayo maritima_, pas d'astragale
+_tragacantha_, rien de ce qui tapisse la plage des Sablettes et de ce
+qui orne les beaux rochers du cap Sicier. Ma seule trouvaille consiste
+dans un petit ornithogale à fleur blanche unique et à feuilles linéaires
+canaliculées, dont une démesurément longue. Je n'en trouve nulle part la
+description bien exacte, à moins que ce ne soit celui que mes auteurs
+localisent exclusivement sur le Monte-Grosso, en Corse. J'ai cueilli
+celui-ci sur le rocher qui porte le fort d'Antibes. Il y gazonnait
+sur un assez petit espace. De l'orchis jaune trouvé une seule fois à
+Tamaris, le 13 mars, point de nouvelles par ici; mais nous habitons une
+côte particulièrement aride, et les promenades en voiture ne sont pas
+favorables à l'exploration botanique.
+
+Il faut donc s'en tenir au charme de l'ensemble et mettre les lunettes
+du peintre. Pour le peintre de grand décor de théâtre, ce pays-ci est
+typique. Les formes sont admirables, les masses sont de dimensions à
+être embrassées dans un beau cadre, et leur tournure est si fière,
+qu'elles apparaissent plus grandioses qu'elles ne le sont en effet. Ce
+trompe-l'oeil perpétuel caractérise au moral comme au physique la nature
+et l'homme du Midi; il est cause du reproche de _blague_ adressé à la
+population, reproche non mérité en somme. Le Midi et le Méridional
+annoncent toujours et tiennent souvent. Ils sont éminemment
+démonstratifs, et, à un moment donné, ils semblent frappés d'épuisement;
+mais ils se renouvellent avec une facilité merveilleuse, et, comme la
+terre d'Afrique qui semble souvent morte et desséchée, ils refleurissent
+du jour au lendemain.
+
+La transition de l'hiver à l'été n'est pourtant pas aussi belle et aussi
+frappante ici que chez nous. La végétation n'y éclate pas avec la même
+splendeur. L'absence de gelée sérieuse n'y fait pas ressortir le réveil
+de la vie, et on n'y sent guère en soi-même ce réveil si intense et
+si subit qui s'opère chez nous par crises énergiques. Le vent de mer
+contrarie l'essor général. Le mistral est un petit hiver qui recommence
+presque chaque semaine, et qui est d'autant plus perfide qu'il n'altère
+pas visiblement l'aspect des choses; mais, quoi qu'on en dise, il gèle
+ici blanc presque tous les matins, et les promesses du soleil de la
+journée ressemblent à une gasconnade. Est-ce à dire que la nature n'y
+soit pas généreuse et la vie intense? Certes non. C'est un beau pays, et
+les organisations qu'il développe sont résistantes et souples à la fois.
+
+Malheureusement, dans ces stations consacrées par la mode, ce que l'on
+voit le moins, c'est le type local. Homme, animaux, plantes, coutumes,
+villas, jardins, équipages, langage, plaisirs, mouvement, échange de
+relations, c'est une grande auberge qui s'étend sur toute la côte. Si
+vous apercevez le paysan, l'industriel indigènes, soyez sûr qu'ils
+sont occupés à servir les besoins ou les caprices de la fourmilière
+étrangère.
+
+Ceci, je l'avoue, me serait odieux à la longue, et, si j'avais une villa
+sur ce beau rivage, je la fuirais à l'époque où des quatre coins du
+monde s'abattent ces bandes d'oiseaux exotiques. C'est un tort d'être
+ainsi et de vouloir être seul ou dans l'intimité étroite de quelques
+amis au sein de la nature. Certes l'homme est l'animal le plus
+intéressant de la création; je dirai pour mon excuse que, dans certains
+milieux où tout est artificiel, l'art semble appeler les humains à se
+réunir et les inviter à l'échange de leurs idées. Au sein du mouvement
+qui est leur ouvrage, ils ont naturellement jouissance morale et
+avantage intellectuel à se communiquer l'activité qui les anime. Il y a
+aussi de délicieux milieux de villégiature où la sociabilité plus douce
+et un peu nonchalante peut réaliser des _décamérons_ exquis; mais, en
+présence de la mer et des Alpes neigeuses, peut-on n'être point dominé
+par quelque chose d'écrasant dont la sublimité nous distrait de
+nous-mêmes et nous fait paraître misérable toute préoccupation
+personnelle?
+
+Je fus frappé de cette sorte de stupeur où la grandeur des choses
+extérieures nous jette en parcourant un jardin admirablement situé
+et admirablement composé à la pointe d'Antibes. C'est, sous ces deux
+rapports, le plus beau jardin que j'aie vu de ma vie. Placé sur une
+langue de terre entre deux golfes, il offre un groupement onduleux
+d'arbres de toutes formes et de toutes nuances qui se sont assez élevés
+pour cacher les premiers plans du paysage environnant. Tous les noms de
+ces arbres exotiques, étranges ou superbes, car le créateur de cette
+oasis est horticulteur savant et passionné, je te les cacherai pour une
+foule de raisons: la première est que je ne les sais pas. Tu me fais
+grâce des autres, et même tu me pardonnes de n'avoir pas abordé la flore
+exotique, moi qui suis si loin de connaître la flore indigène, et qui
+probablement, si tu ne m'aides beaucoup, ne la connaîtrai jamais. Je me
+souviens d'une dame qui me disait de grands noms de plantes étrangères
+avec une épouvantable sûreté de mémoire, et qui me semblait si savante,
+que je n'osais lui répliquer. Pourtant je me hasardai à lui dire
+modestement:
+
+--Madame, je ne sais pas tout cela. Je m'occupe exclusivement de l'étude
+du _phaseolus_.
+
+Elle ne comprit pas que je lui parlais du haricot, et avoua qu'elle ne
+connaissait pas cette plante rare.
+
+Pour ne point ressembler à cette dame, je ne me risquerai pas à te
+nommer une seule des merveilles végétales de l'Australie, de la
+Polynésie et autres lieux fantastiques que M. Turette a su faire
+prospérer dans son enclos: mais ce dont je peux te donner l'idée, c'est
+du spectacle que présente le vaste bocage où toutes les couleurs et
+toutes les formes de la végétation encadrent, comme en un frais vallon,
+les pelouses étoilées de corolles radieuses et encadrées de buissons
+chargés de merveilleuses fleurs. La villa est petite et charmante sous
+sa tapisserie de bignones et de jasmins de toutes nuances et de tous
+pays; mais c'est du pied de cette villa au sommet de la pelouse qui
+marque le renflement du petit promontoire, et qui, par je ne sais quel
+prodige de culture, est verte et touffue, que l'on est ravi par la
+soudaine apparition de la mer bleue et des grandes Alpes blanches
+émergeant tout à coup au-dessus de la cime des arbres. On est dans un
+Éden qui semble nager au sein de l'immensité. Rien, absolument rien
+entre cette immensité sublime et les feuillages qui vous ferment
+l'horizon de la côte, cachant ses pentes arides, ses constructions
+tristes, ses mille détails prosaïques; rien entre les gazons, les
+fleurs, les branches formant un petit paysage exquis, frais, embaumé,
+et la nappe d'azur de la mer servant de fond transparent à toute cette
+verdure, et puis au-dessus de la mer, sans que le dessin de la côte
+éloignée puisse être saisi, ces fantastiques palais de neiges éternelles
+qui découpent leurs sommets éclatants dans le bleu pur du ciel. Je ne
+chercherai pas de mots excentriques et peu usités pour te représenter
+cette magie. Les mots qui frappent l'esprit obscurcissent les images que
+l'on veut présenter réellement à la vision de l'esprit. Figure-toi donc
+tout simplement que tu es dans ce charmant vallon, «arrondi au fond
+comme une corbeille,» que tu me décris si bien dans ta dernière lettre,
+et que tu vois surgir de l'horizon boisé la Méditerranée servant de
+base à la chaîne des Alpes. Impossible de te préoccuper de la distance
+considérable qui sépare ton premier horizon du dernier. Il semble que
+ce puissant lointain t'appartienne, et que toute cette formidable
+perspective se confonde sans transition avec l'étroit espace que tes pas
+vont franchir, car tu es tenté de t'élancer à la limite de ton vallon
+pour mieux voir.--Ne le fais pas, ce serait beau encore, mais d'un beau
+réaliste, et tu perdrais le ravissement de cet aspect composé de trois
+choses immaculées, la végétation, la mer, les glaciers. Le sol, cette
+chose dure qui porte tant de choses tristes, est noyé ici pour les yeux
+sous le revêtement splendide des choses les plus pures. On peut se
+persuader qu'on est entré dans le paradis des poëtes... Pas une plante
+qui souffre, pas un arbre mutilé, pas une fortification, pas une
+enceinte, pas une cabane, pas une barque, aucun souvenir de l'effort
+humain, de l'humaine misère ni de l'humaine défiance. Les arbres de tous
+les climats semblent s'être donné rendez-vous d'eux-mêmes sur ce tertre
+privilégié pour l'enfermer dans une fraîche couronne, et ne laisser
+apparaître à ceux qui l'habitent que les régions supérieures où semblent
+régner l'incommensurable et l'inaccessible.
+
+Le créateur de ce beau jardin a-t-il eu conscience de ce qu'il
+entreprenait? A-t-il vu dans sa pensée, lorsqu'il en a tracé le plan, le
+spectacle étrange et unique au monde qu'il offrirait lorsque ces plantes
+auraient atteint le développement qu'elles ont aujourd'hui? Si oui,
+voilà un grand artiste; si non, s'il n'a cherché qu'à acclimater des
+raretés végétales, disons qu'il a été bien récompensé de son intéressant
+labeur.
+
+Mais tout passe ou change, et il est à craindre que dans quelques années
+les arbres, en grandissant, ne cachent la mer. Quelques années de plus,
+et ils cacheront les Alpes. Il faudra s'y résigner, car, si on émonde
+les maîtresses branches pour dégager l'horizon, leur souple feston de
+verdure perdra sa grâce riante et ses divins hasards de mouvement. Ce ne
+sera plus qu'un beau jardin botanique.
+
+Ainsi du petit bois de pins, de liéges et de bruyères blanches en arbres
+qui s'élevait au-dessus de Tamaris, et d'où l'on voyait la mer et les
+collines à travers des rideaux de fleurs. J'y ai contemplé de petites
+plantes, le _dorycnium suffruticosum_ et l'_epipactis ancifolia_, qui se
+donnaient des airs de colosses en se profilant sur les vagues lointaines
+de la pleine mer. Barbare qui les eût cueillies pour leur donner
+l'horizon d'un verre d'eau ou d'une feuille de papier gris!
+
+--C'est moi, pensais-je en regardant le jardin de M. Turette, qui
+voudrais bien emporter cet horizon de flots et de neiges pour encadrer
+mon jardin de Nohant!
+
+Mais bien vite cette ambitieuse aspiration m'effraya. Je suis un trop
+petit être pour vivre dans cette grandeur; j'y suis trop sensible, je
+me donne trop à ce qui me dépasse dans un sens quelconque, et, quand je
+veux me reprendre après m'être abjuré ainsi, je ne me retrouve pas. Je
+deviendrais tellement contemplatif, que la réflexion ne fonctionnerait
+plus.
+
+En effet, à quoi bon chercher la raison des choses quand elles vous
+procurent une extase plus douce que l'étude? On risque la folie à
+vouloir perpétuer le ravissement. Maxime Du Camp, dans son roman des
+_Forces perdues_,--un titre très profond!--raconte que deux âmes ivres
+de bonheur se sont épuisées et presque haïes sans autre motif que de
+s'être trop aimées. Peut-être, en se fixant au centre d'une oasis rêvée,
+deviendrait-on l'ennemi du beau trop senti et trop possédé, à moins que,
+sans retour et à tout jamais, on n'en devînt la victime. Pour habiter
+l'Éden, il faudrait donc devenir un être complètement paradisiaque. Adam
+en fut exilé, et s'en exila probablement de lui-même le jour où l'esprit
+de liberté le fit homme. Quelle irrésistible et décevante fascination
+ces Alpes et ces mers, vues ainsi sans intermédiaire matériel, doivent
+exercer sur l'âme! Comme on oublierait volontiers que le mal et la
+douleur habitent la terre, et que la mort sévit jusque sur ces hauteurs
+sereines où l'on rêve la permanence et l'éternité! Le son de la voix
+humaine arriverait ici comme une fausse note. Le désir de peindre, le
+besoin d'exprimer, s'évanouiraient comme des velléités puériles. Le
+sentiment des relations sociales s'éteindrait, et la démence vous ferait
+payer cher quelques années d'un bonheur égoïste.
+
+Voilà pourquoi j'arrive à comprendre ceux qui viennent sur ces rivages
+admirables pour ne rien voir et ne rien sentir, ou pour voir mal et
+sentir à faux. S'ils étaient bien pénétrés de la grandeur qui les
+environne, ils n'oseraient pas vivre, ils ne le pourraient pas.
+Arrachons-nous au ravissement qui paralyse, et soyons plutôt bêtes
+qu'égoïstes. Acceptons la vie comme elle est, la terre comme l'homme
+l'a faite. Le cruel, l'insensé! il l'a bien gâtée, et des artistes ont
+imaginé d'aimer sa laideur plutôt que de ne pas l'aimer du tout.
+
+Un autre jour, nous voici sur la Corniche, trottant sur une route que
+surplombent et que supportent follement des calcaires en ruine. Ici,
+la France finit splendidement par une muraille à pic ou à ressauts
+vertigineux qui s'écroule par endroits dans la Méditerranée. On côtoie
+les dernières assises de cette crête altière, et pendant des heures
+l'oeil plonge dans les abîmes. Ici, la lumière enivre, car tout
+est lumière; l'immense étendue de mer que l'on domine vous renvoie
+l'éblouissement d'une clarté immense, et son reflet sur les rochers,
+les flots et les promontoires qu'elle baigne, produit des tons qui
+deviennent froids et glauques en plein soleil, comme les objets que
+frappe la lumière électrique. A la distance énorme qui vous élève
+au-dessus du rivage, vous percevez le moindre détail ainsi éclairé avec
+une netteté invraisemblable. C'est bien réellement une féerie que
+le panorama de la Corniche. Les rudes décombres de la montagne y
+contrastent à chaque instant avec la vigoureuse végétation des ses
+pentes et la fraîcheur luxuriante de ses fissures arrosées de fines
+cascades. L'eau courante manque toujours un peu dans ces pays de la
+soif; mais il y a tant d'oranges et de citrons sur les terrasses de
+l'abîme que l'on oublie l'aspect aride des sommets, et qu'on se plaît
+au désordre hardi des éboulements. Les sinuosités de la côte offrent à
+chaque pas un décor magique. Les ruines d'Eza, plantées sur un cône de
+rocher, avec un pittoresque village en pain de sucre, arrêtent forcément
+le regard. C'est le plus beau point de vue de la route, le plus complet,
+le mieux composé. On a pour premiers plans la formidable brèche de
+montagne qui s'ouvre à point pour laisser apparaître la forteresse
+sarrasine au fond d'un abîme dominant un autre abîme. Au-dessus de cette
+perspective gigantesque, où la grâce et l'âpreté se disputent sans se
+vaincre, s'élève à l'horizon maritime un spectre colossal. Au premier
+aspect, c'est un amas de nuages blancs dormant sur la Méditerranée; mais
+ces nuages ont des formes trop solides, des arêtes trop vives: c'est une
+terre, c'est la Corse avec son monumental bloc de montagnes neigeuses,
+dont trente lieues vous séparent; plus loin, vous découvrez d'autres
+cimes, d'autres neiges séparées par une autre distance inappréciable.
+Est-ce la Sardaigne, est-ce l'Apennin? Je ne m'oriente plus.
+
+Il faisait un temps magnifique. Le ciel et la mer étaient si limpides,
+qu'on distinguait les navires à un éloignement inouï, et les détails du
+Monte-Grosso à l'oeil nu; mais passer, car il faut bien passer par là
+sans y planter sa tente, rend tout à coup mortellement triste.
+
+La riante presqu'île de Monaco vous apparaît bientôt. On se demande
+par quel problème on y descendra des hauteurs de la Turbie. C'est bien
+simple: on tourne pendant une grande heure le massif de la montagne, et,
+d'enchantements en enchantements, de rampe en rampe, on descend par des
+lacets l'unique petite route assez escarpée de la principauté: on admire
+tous les profils du gros bloc de la _Tête-du-Chien_, qui surplombe la
+ville et la menace, et on arrive de plain-pied avec la rive dans un
+grand hôtel qui est à la fois une hôtellerie, un restaurant, un casino
+et une maison de jeu.
+
+Étrange opposition! au sortir de ces grandeurs de la nature, vous voilà
+jeté en pleine immondice de civilisation moderne. Au pâle clair de la
+jeune lune, au pied du gros rocher qui dort dans l'ombre, au mystérieux
+gémissement du ressac, à la senteur des orangers qui vous enveloppe,
+succèdent et se mêlent la lueur blafarde du gaz, un caquetage de filles
+chiffonnées et fatiguées, je ne sais quelle fétide odeur de fièvre et le
+bruit implacable de la roulette. Il y a là de jeunes femmes qui jouent
+pendant que sur les sofas des nourrices allaitent leurs enfants. Une
+jolie petite fille de cinq à six ans s'y traîne et s'endort accablée de
+lassitude, de chaleur et d'ennui. Sa misérable mère l'oublie-t-elle,
+ou rêve-t-elle de lui gagner une dot? Des _babies_ de tout âge, de
+vingt-cinq à soixante-et-dix ans, essuient en silence la sueur de
+leur front en fixant le tapis vert d'un oeil abruti. Une vieille dame
+étrangère est assise au jeu avec un garçonnet de douze ans qui l'appelle
+sa mère. Elle perd et gagne avec impassibilité. L'enfant joue aussi et
+très décemment, il a déjà l'habitude. Dans la vaste cour que ferme le
+mur escarpé de la montagne, des ombres inquiètes ou consternées
+errent autour du café. On dirait qu'elles ont froid; mais peut-être
+regardent-elles avec convoitise le verre d'eau glacée qu'elles ne
+peuvent plus payer. On en rencontre sur le chemin, qui s'en vont à pied,
+les poches vides; il y en a qui vous abordent et qui vous demandent
+presque l'aumône d'une place dans votre voiture pour regagner Nice.
+Les suicides ne sont point rares. Les garçons de l'hôtel ont l'air de
+mépriser profondément ceux qui ont perdu, et à ceux qui se plaignent
+d'être mal servis ils répondent en haussant les épaules:
+
+--Ça n'a donc pas été ce soir?
+
+On dîne comme on peut dans une salle immense encombrée de petites tables
+que l'on se dispute, assourdi par le bruit que font les demoiselles à la
+recherche d'un dîner et d'un ami qui le paie. On retourne un instant aux
+salles de jeu pour y guetter quelque drame. Moi, je n'y peux tenir; la
+puanteur me chasse. Nous courons au rivage, nous gagnons la ville qui
+s'élance en pointe sur une langue de terre délicieusement découpée au
+milieu des flots. Elle aussi, cette pauvre petite résidence, semble
+vouloir fuir le mauvais air du tripot et se réfugier sous les beaux
+arbres qui l'enserrent. Nous montons au vieux château sombre et
+solennel. La lune lui donne un grand air de tragédie. Le palais du
+prince est charmant et nous rappelle la capricieuse demeure moresque du
+gouverneur à Mayorque. La ville est déserte et muette, tout le monde
+paraît endormi à neuf heures du soir. Nous revenons par la grève, où la
+mer se brise par de rares saccades très brusques au milieu du silence.
+La lune est couchée. Le gaz seul illumine le pied du grand rocher
+et jette des lueurs verdâtres sur les rampes de marbre blanc et les
+orangers du jardin. La roulette va toujours. Un rossignol chante, un
+enfant pleure...
+
+Pour gagner Menton, le lendemain matin, nous traversons une gorge qui
+ressemble aux plus fraîches retraites de l'Apennin du côté de Tivoli;
+les oliviers y sont superbes, les caroubiers monstrueux. Ceci doit être
+un _nid_ pour la botanique; mais peu de fleurs sont écloses, et nous
+passons trop vite. Nous courons et ne voyageons pas. Il faudrait revenir
+seul au mois de juin. Nous sommes gais quand même, parce que nous
+nous aimons les uns les autres, et parce que voir ainsi défiler des
+merveilles comme dans la confusion d'un rêve est, sinon un plaisir vrai,
+du moins une ivresse excitante. On revient de la frontière d'Italie à
+Cannes en quelques heures. Route excellente, aucun danger et aucune
+interruption dans la splendeur des tableaux; mais trop de rencontres,
+trop d'Anglais, trop de mendiants, trop de villas odieusement bêtes
+ou stupidement folles, un pays sublime, un ciel divin, empestés de
+civilisation idiote ou absurde.
+
+Mon cher ami, après avoir vu cette limite méridionale incomparablement
+belle de notre France, j'ai reporté ma pensée tout naturellement à la
+limite nord que je côtoyais l'automne dernier, et j'ai trouvé mon coeur
+plus tendre pour le pays des vents tièdes et des grands arbres baignés
+de brume. Le souvenir que l'on emporte des côtes de Normandie, c'est un
+parfum de forêts et d'algues qui s'attache à vous: ce qui vous reste des
+rivages de la Provence, c'est un vertige de lumière et d'éblouissements.
+Et ce qu'il y a encore de mieux, c'est notre France centrale, avec son
+climat souple et chaud, ses hivers rapidement heurtés de glace et de
+soleil, ses pluies abondantes et courtes, sa flore et sa faune variées
+comme le sol, où s'entre-croisent les surfaces des diverses formations
+géologiques, son caractère éminemment rustique, son éloignement des
+grands centres d'activité industrielle, ses habitudes de silence et de
+sécurité. Je l'ai passionnément aimé, notre humble et obscur pays, parce
+qu'il était mon pays et que j'avais reçu de lui l'initiation première;
+je l'aime dans ma vieillesse avec plus de tendresse et de discernement,
+parce que je le compare aux nombreuses stations où j'ai cherché ou
+rêvé un nid. Toutes étaient plus séduisantes, aucune aussi propice au
+fonctionnement normal et régulier de la vie physique et morale. Notre
+Berry a beau être laid dans la majeure partie de sa surface, il a ses
+oasis que nous connaissons et que les étrangers ne dénicheront guère. Un
+petit pèlerinage tous les ans dans nos granits et dans nos micaschistes
+vaut toutes les excursions dans le nord ou dans le midi de l'Europe pour
+qui sait apprécier le charme et se passer de l'éclat.
+
+Le chemin de fer va nous supprimer plus d'un sanctuaire, ne le
+maudissons pas. Rien n'est stable dans la nature, même quand l'homme la
+respecte. Les arbres unissent, les rochers se désagrègent, les collines
+s'affaissent, les eaux changent leurs cours, et, de certains paysages
+aimés de mon enfance, je ne retrouve presque plus rien aujourd'hui.
+L'existence d'un homme embrasse un changement aussi notable dans les
+choses extérieures que celui qui s'opère dans son propre esprit. Chacun
+de nous aime et regrette ses premières impressions; mais, après une
+saison de dégoût des choses présentes, il se reprend à aimer ce que ses
+enfants embrassent et saisissent comme du neuf. En les voyant s'initier
+à la beauté des choses, il comprend que, pour être éternellement
+changeant et relatif, le beau n'en est pas moins impérissable. Si nous
+pouvions revenir dans quelques siècles, nous ne pourrions plus nous
+diriger dans nos petits sentiers disparus. La culture toute changée nous
+serait peut-être incompréhensible, nous chercherions nos plaines sous
+le manteau des bois, et nos bois sous la toison des prairies. Comme de
+vieux druides ressuscités, nous demanderions en vain nos chênes sacrés
+et nos grandes pierres en équilibre, nos retraites ignorées du vulgaire,
+nos marécages féconds en plantes délicates et curieuses. Nous serions
+éperdus et navrés, et pourtant des hommes nouveaux, des jeunes, des
+poëtes, savoureraient la beauté de ce monde refait à leur image et selon
+les besoins de leur esprit.
+
+Quels seront-ils, ces hommes de l'an 2500 ou 3000? Comprendrions-nous
+leur langage? Leurs habitudes et leurs idées nous frapperaient-elles
+d'admiration ou de terreur? Par quels chemins ils auront passé! Que
+d'essais de société ils auront faits! L'individualisme effréné aura eu
+son jour. Le socialisme despotique aura eu son heure. Que de questions
+aujourd'hui insolubles auront été tranchées! que de progrès industriels
+accomplis! que de mystères dégagés dans les énigmes de la science! On
+ne se demandera plus le nom du chèvrefeuille sauvage qui nous a tant
+préoccupé à Crevant et qui nous tourmente encore, ni si l'on doit
+sacrifier dans les guerres la moitié du genre humain pour assurer la vie
+de l'autre moitié. On ne croira plus qu'une nation doive obéir à un seul
+homme, ni qu'un seul homme doive être immolé au repos d'une nation. On
+saura peut-être ce que célèbre la grosse grive du gui _dans son solo
+de contralto_, et de quoi se moque la petite grive des vignes qui lui
+répond en fausset. On ne comptera peut-être plus cent vingt espèces de
+roses sauvages sur nos buissons. Peut-être en aura-t-on distingué cent
+vingt mille espèces; peut-être aussi paiera-t-on un impôt pour cultiver
+le _drosera_ dans un pot à fleurs, peut-être n'en paiera-t-on plus
+pour cultiver sept pieds de tabac dans sa plate-bande. Peut-être aussi
+croira-t-on qu'il n'y a pas de Dieu logé dans les églises et qu'il y en
+a un logé partout, voire même dans l'âme de la plante.
+
+Qu'est-ce que tu en dis, toi, de l'_âme de la plante_ et de l'ouvrage[2]
+qui porte ce joli nom? Ce n'est peut-être pas un livre de science
+proprement dit, mais c'est le développement d'une hypothèse charmante,
+c'est le sentiment d'un observateur que la poésie entraîne.--Et, après
+tout, quel être dans l'univers peut vivre sans ce que j'appelle une âme,
+c'est-à-dire la sensation de son existence? Que cette sensation devienne
+_conscience_ chez l'homme, affaire de mots pour exprimer un degré
+supérieur atteint par une même et seule faculté. Où commence _l'être_
+et où finit-il? Ce n'est pas le mouvement, ce n'est pas la faculté de
+locomotion, premier degré de la liberté sacrée, qui le caractérise
+essentiellement. Dans certaines choses, le mouvement semble voulu; chez
+certains êtres, il semble fatal. La véritable vie commence où commence
+le sentiment de la vie, la distinction du plaisir et de la souffrance.
+Si la plante cherche avec effort et une merveilleuse apparence de
+discernement les conditions nécessaires à son existence--et cela est
+prouvé par tous les faits,--nous ne sommes pas autorisés à refuser une
+âme au végétal. Pour moi, je me définis la vie, le mariage de la matière
+avec l'esprit. C'est vieux, c'est classique; ce n'est pas ma faute si on
+ne me fournit pas une formule plus neuve et aussi vraie. Or, l'esprit
+existe partout où il fonctionne, si peu que ce soit. L'âme d'une huître
+est presque aussi élémentaire que celle d'un fucus. C'est une âme
+pourtant, aussi précieuse ou aussi indifférente au reste de l'univers
+que la nôtre. Si la nôtre se dissipe et s'éteint avec les fonctions
+de l'être matériel, nous ne sommes rien de plus que la plante et le
+mollusque; si elle est immortelle et progressive, le jour où nous serons
+anges, le mollusque et la plante seront hommes, car la matière est
+également progressive et immortelle.
+
+[Note 2: Par M. Boscowitz.]
+
+Nous voici loin de la doctrine du jugement dernier et du drame
+fantastique de la vallée de Josaphat. Ce n'est pas que ces fictions me
+déplaisent; elles semblent indiquer un dogme de renouvellement, et elles
+sont en complet désaccord avec les décisions catholiques qui placent le
+jugement de l'âme au moment qui suit la mort de chacun de nous. Si nous
+devons attendre pour reprendre notre dépouille mortelle et pour marcher
+dans l'avenir terrible ou riant, suivant nos mérites, la fin du monde
+que nous habitons, c'est un sursis d'exécution qui a sa valeur. C'est
+aussi une concession temporaire à la croyance au néant dont il faut
+prendre note. Toute la doctrine du spiritualisme catholique repose ainsi
+sur une foule de notions et de symboles contradictoires que l'Église a
+fait entrer pêle-mêle et de force dans sa prétendue orthodoxie. Elle
+succombe à cette pléthore, recueillant aujourd'hui ceci, et rejetant
+demain cela, au hasard des circonstances et selon les besoins de la
+cause du moment. Elle a fait grand mal au spiritualisme, qu'elle n'a
+jamais compris, et qu'elle tue en irritant une réaction cruelle, mais
+légitime.
+
+Après un mois d'excursions dans les environs du littoral, nous sommes
+revenus avec nos amis à Toulon, où d'autres amis nous attendaient,
+et j'ai voulu revoir avec eux toutes les régions montagneuses de la
+Provence où se brise le mistral et où la vraie beauté du climat donne
+asile à la flore de l'Afrique et à celle des Alpes de Savoie. C'était
+encore trop tôt. Les clématites qui revêtent des arbres entiers étaient
+encore sèches. Les belles plantes n'étaient pas fleuries. N'importe, le
+lieu était toujours ce qu'il est, un des plus beaux du monde.
+
+Ce lieu s'appelle Montrieux, il est situé sur les hauteurs près des
+sources du Gapeau, à trente-deux kilomètres de Toulon. La route est
+belle, on va vite. On traverse des régions maigres et sèches, des
+collines pelées ou revêtues de terrasses d'oliviers petits et laids. Ce
+n'est pas avant Cannes qu'il faut voir l'olivier, on le prendrait en
+haine; mais là il est de plus en plus splendide jusqu'à Menton. On ne le
+taille pas, il devient futaie, il est monumental et primitif.
+
+Il ne faut pas le regarder dans le pays qui nous conduit à Montrieux.
+A Belgentier, le pays devient charmant quand même. On avance dans une
+étroite vallée arrosée de mille ruisseaux qui descendent de la montagne
+et qui se laissent choir en cascades dans les prairies et les cultures
+pour se joindre en bondissant au Gapeau, qui bondit lui-même. On n'est
+plus dans le pays de la soif. La vue de tant d'eaux limpides, folles et
+gaies est un enchantement.
+
+On voit se dresser bientôt devant soi, au dessus des bois, les dents
+blanches, bizarrement découpées et fouillées à jour, de la crête des
+montagnes calcaires de Montrieux. J'annonce à nos compagnons que nous
+allons grimper jusque-là. Comme il fait très chaud, on s'en effraie;
+mais, une demi-heure après, sans descendre de voiture, nous entrons dans
+ces dentelures fantastiques, nous sommes dans la forêt de Montrieux,
+un gracieux pêle-mêle de roches ardues, de vallons étroits, d'arbres
+magnifiques, de buissons épais et d'eaux frissonnantes. Nous traversons
+à gué le Gapeau, qui danse et chante sur du sable fin et doré, au milieu
+des herbes et des guirlandes de feuillage. C'est une oasis, un Éden.
+
+Si tu y vas l'an prochain, repose-toi là. Cette entrée de forêt autour
+du gué de Gapeau est le plus bel endroit de la promenade. C'est que
+nous eussions dû déjeuner et ne point passer seulement; mais l'envie de
+revoir la source et d'arriver au but, qui est la chartreuse, nous a fait
+quitter un peu la proie pour l'ombre.
+
+La chartreuse nouvelle est fort laide et sans intérêt aucun. Les débris
+de l'ancienne sont enfouis au fond d'une gorge encaissée et boisée où le
+roc montre ses flancs âpres à travers le revêtement de la forêt.
+C'est un de ces sites sauvages qu'en de nombreuses localités les gens
+intitulent emphatiquement le _bout du monde_, et qui, comme toutes les
+fins, est l'embranchement d'un monde nouveau. Si la montagne enferme la
+ruine et semble la séparer du reste de la terre, à cent pas au-dessous
+on voit la muraille faire un coude, une verte petite prairie s'ouvrir le
+long du ruisseau, se rétrécir pour s'entr'ouvrir plus loin et déboucher
+dans les larges vallées qui se succèdent et s'étagent jusqu'à la mer.
+L'endroit est frais, austère et riant à la fois.
+
+--On y vivrait, me dit mon ami Talma, le capitaine de vaisseau. C'est
+une retraite, un nid, un asile. J'y passerais volontiers le reste de ma
+vie.
+
+--En famille?
+
+--Non, la famille s'y ennuierait. Je me suppose sans famille, seul au
+monde, las des voyages, revenu de la grande illusion du devoir. Vivre là
+d'étude et de rêverie....
+
+--Oh! très-bien, vous rêvez ici, comme j'ai rêvé partout,
+l'insaisissable chimère du repos?
+
+Mon fils nous apprit qu'un naturaliste avait fait de cette sauvage
+résidence le centre de son activité. M. de Cérisy était un entomologiste
+distingué. Il a vécu et il est mort ici, s'occupant à communiquer au
+monde savant le fruit de ses recherches et de ses explorations. Nous
+voyons encore dans un pavillon, à travers les vitres, une grande
+boîte de toile métallique qui a servi à l'élevage des chenilles ou à
+l'hivernage des chrysalides. Ces bois et ces montagnes ont dû lui donner
+de grandes jouissances et de grands enseignements. Un sentiment de
+respect s'empare de nous, et je ne sais comment je me surprends à penser
+à toi, à ta retraite, à tes courses, à tes occupations, et à me rappeler
+Maurice cherchant partout, il y a une vingtaine d'années, certaine
+phalène blanche que vous avez souvent trouvée depuis, mais que nous
+appelions alors _desideratum Touranginii_.
+
+En ce moment, toute ta vie se présenta devant moi, résumée par une de
+ces rapides opérations de la pensée que les métaphysiciens, lents à
+penser, n'ont jamais su nous apprendre à expliquer et à exprimer en peu
+de mots. Je n'ai donc pas la formule pour dire en trois paroles tout ce
+qui m'apparut en trois secondes, et il me faudrait beaucoup de mots pour
+raconter ce que le souvenir me raconta instantanément. Je te vis
+d'abord adolescent, aussi mince, aussi chevelu, aussi calme que tu l'es
+aujourd'hui, avec de grands yeux clairs et je ne sais quoi d'_ailé_
+dans le regard et dans l'attitude qui te faisait ressembler à un de ces
+oiseaux de rivage, lents et paresseux d'aspect, infatigables en réalité.
+On disait de toi:
+
+--Il est fort délicat. Vivra-t-il? Que fera-t-il? disait ton père.
+
+--Rien et tout, lui répondais-je.
+
+Dans ce temps-là, tu empaillais des oiseaux. C'est tout ce qu'on savait
+de tes occupations, et on admirait ton ouvrage, car ces oiseaux sont les
+seuls que j'aie vus tromper les yeux au point de faire illusion. Ils
+avaient le mouvement, l'attitude vraie, la grâce essentiellement propre
+à leur espèce, outre que tu ne choisissais que des sujets intacts,
+lustrés, frais et en pleine toilette, selon la saison. C'étaient des
+chefs-d'oeuvre.
+
+Tu préparas ensuite des papillons avec une perfection égale, cherchant
+à conserver avec pattes et antennes les plus petits, les plus fragiles,
+les microscopiques enfin, d'où te vint le surnom de _Micro_, dont nous
+n'avons jamais su nous déshabituer.
+
+Un jour, tu t'exerças à dessiner des oiseaux et à peindre des
+lépidoptères: autres merveilles! Tu étais décidément d'une adresse
+inouïe. Étais-tu artiste? étais-tu savant? Tes échantillons furent
+admirés, et, quand ta famille perdit une fortune qui t'eût permis de
+ne faire que ce qui te plaisait, tu entras comme préparateur au Muséum
+d'histoire naturelle sous les auspices de Geoffroy Saint-Hilaire. Il
+nous semblait que tu étais _casé_, comme on dit bourgeoisement, et que,
+ayant la passion exclusive des sciences naturelles, tu arriverais peu à
+peu à pouvoir la satisfaire en dehors d'une étroite spécialité; mais,
+au bout de quelques mois, tu nous revins dégoûté de ces arides
+commencements, affamé d'air rustique et de liberté. Tu étais souffrant.
+Ta soeur, l'être adorablement maternel, te reçut avec joie et ne te
+gronda pas.
+
+Moi, j'étais affligé de ta désertion. L'illustre vieillard m'avait dit:
+
+--Votre jeune frère a le pied à l'étrier. On _arrive_ à tout quand on
+est doué comme lui.
+
+Parlait-il ainsi pour m'être agréable, ou parce qu'il avait senti en toi
+un véritable amant de la nature? Dans ce dernier cas, il a dû comprendre
+ta fuite. _Arriver_, voilà un grand mot, le mot, le but, le charbon
+ardent de la génération actuelle. Il n'a pas touché tes lèvres, tu n'y
+as pas cru, ou tu l'as trop analysé, ce charbon qui souvent n'allume
+rien, ce mot qui résume pour la plupart des hommes, un océan de
+déceptions. Je ne parle pas de ceux qui se croient arrivés quand ils
+sont riches ou influents. L'argent ou l'autorité, c'est le but du
+vulgaire; les esprits plus élevés ou plus aimants rêvent la gloire ou la
+satisfaction intérieure de se rendre utiles, de servir la science, la
+philosophie, le progrès, la patrie.
+
+Une modestie excessive, farouche même, t'a persuadé que tu n'avais rien
+d'utile à communiquer personnellement, et, dédaignant de te résumer, tu
+as tout appris et tout donné, tes collections, tes observations, tes
+découvertes, à quiconque a bien voulu s'en servir. Ta vie s'est écoulée
+dans une sorte de contemplation attentive dont je ne comprends que trop
+les délices, mais que j'eusse voulu, dans ce temps-là, rendre féconde
+chez toi par une manifestation de ta volonté. Tu es resté inébranlable,
+je dirais impassible, si je ne connaissais la solidité de tes muettes
+affections et l'enthousiasme de tes admirations secrètes. Tu avais une
+philosophie pratique mieux formulée en toi-même que je ne le supposais:
+avais-je raison, avais-je tort de la combattre?
+
+Assis un instant pour reprendre haleine sur une pierre du sentier de ce
+_bout du monde_ fictif où s'enferma pour n'en plus sortir M. de Cérisy,
+je me demandais sérieusement si j'étais arrivé moi-même à une limite
+quelconque de mon activité, et si tu n'avais pas été beaucoup plus sage
+que moi en limitant la tienne dès ta jeunesse à l'exercice paisible et
+soutenu de ton intelligence, sans aucun souci de la faire connaître en
+dehors de l'intimité.
+
+Si tu étais égoïste, je n'hésiterais pas à te donner tort. Ma
+raison--jamais mon coeur--t'a quelquefois blâmé. J'ai cru être dans le
+vrai en me persuadant qu'il fallait instruire les autres, et que le
+devoir de quiconque avait un don, grand ou petit, était impérieusement
+tracé: se communiquer à toutes les insultes, se révéler, se donner,
+s'immoler, s'exposer à toutes les injures, à toutes les calomnies, à
+tous les déboires de la notoriété, pour peu que l'on eût à dire, bien ou
+mal, quelque chose de senti, d'expérimenté ou de jugé au fond de soi.
+Si ma nature et mon éducation m'eussent permis d'acquérir la science,
+j'aurais voulu explorer le monde entier en savant et en artiste, deux
+fonctions intellectuelles dont je sentais en moi, je ne dis certes pas
+la puissance, mais l'appétence bien vive et le désir bien ardent. Une
+plus humble destinée m'ayant été faite, j'ai étudié, comme par hasard et
+faute de mieux, les sentiments et les luttes de l'être humain, et peu à
+peu j'ai pris à coeur ce métier des gens qui n'ont pas de métier, et
+que les personnes purement pratiques méprisent profondément ou ne
+comprennent pas du tout.
+
+Engagé dans cette voie, et voyant le temps qu'il faut y consacrer, la
+dépense d'énergie vitale qu'il exige, j'ai pensé que ce n'était pas
+un vain travail, et, poursuivi par un type idéal applicable à l'être
+humain, j'ai cru parfois très-utile de tenter de le dégager de la
+fiction des entrailles de l'humanité présente, qui le porte en elle
+sans y croire, mais qui le fait vibrer et tressaillir par moments en le
+trouvant exprimé dans un livre, dans un tableau, dans un chant, dans une
+oeuvre d'art quelconque.
+
+Je ne me suis pas fait de grandes illusions sur la portée de mon
+travail; mais, s'il a produit peu d'effet, la faute en est à mon peu
+de talent, non à mon but, qui était trop consciencieux pour ne pas me
+paraître sérieux. Ceci donné, je m'abandonnais au hasard de la fantaisie
+pour les sujets, ayant expérimenté que le bien, si bien il y a, me
+venait en dormant et que je ne savais pas composer d'avance. Dans cet
+emploi soutenu de la petite part d'énergie qui m'était dévolue j'ai
+senti pourtant, avec un regret quelquefois bien douloureux, combien sont
+à envier ceux qui, au lieu de produire sans relâche, se sont réservé le
+droit d'acquérir sans cesse: et souvent dans ta modeste fortune, dans
+tes longues claustrations d'hiver, dans tes courses solitaires des beaux
+jours, dans ton état d'absorption par l'examen et l'étude de la nature,
+tu m'as paru le plus sage de nous deux. Tu n'as pas eu besoin d'arriver,
+toi, tu n'es pas parti, et tu es heureux au port que tu n'as pas voulu
+quitter. Moi, j'ai eu les aventures du pigeon de la fable, et je reviens
+toujours vers les miens sans autre joie que celle de les retrouver. Ce
+n'était donc pas la peine de quitter la terre natale, puisque _arriver_,
+pour moi, c'est toujours revenir.
+
+Je ne saurais me plaindre du sort. J'y aurais mauvaise grâce du moment
+que la faculté d'aimer et d'admirer ne s'est point amoindrie en moi dans
+mon combat avec la vie; mais, quand on pense à soi, quand on compare sa
+destinée avec d'autres destinées qui nous intéressent également, on est
+porté--c'est mon travers--à chercher l'idéal de la vie pour tous les
+êtres du présent et de l'avenir. C'est la pente que suivait ma pensée
+pendant que nous revenions à la nouvelle chartreuse.
+
+Et, chemin faisant, nous rencontrâmes un groupe de chartreux qui se
+promenaient: un gros vieux, court, qui s'appuyait sur une canne, cinq
+ou six autres moins frappants de type, et un jeune, grand, brun, d'une
+figure triste et d'une beauté remarquable dans son sévère costume
+de laine blanche, qui semblait fait pour s'harmoniser avec la roche
+calcaire, le sentier poudreux et la pâle verdure des buissons. Dans
+ce pays des styrax et des clématites, ces personnages _tomenteux_[3]
+semblaient un produit du sol.
+
+On nous apprit que le beau chartreux était le héros de mille légendes
+dans la province, qu'un mystère impénétrable enveloppait le roman de sa
+vie, qu'on ne savait ni son vrai nom, ni son pays, que, selon les
+uns, il cachait là le remords d'un crime, et, selon les autres, une
+dramatique histoire d'amour. Nous n'avons pas voulu nous informer
+davantage. Eu égard à sa belle figure, nous lui devons de ne pas
+chercher la prose peut-être fâcheuse de sa vie réelle. Le garde
+forestier qui nous servait de guide nous dit que ces moines étaient
+paisibles et doux, très charitables, et faisaient beaucoup de bien.
+
+[Note 3: On appelle plantes tomenteuses, en botanique, celles qui
+sont couvertes d'une sorte de duvet comme le bouillon blanc.]
+
+Je me demandai quel bien on pouvait faire dans ce désert, à moins de le
+défricher et de le peupler. Pour le dernier point, les chartreux se sont
+mis officiellement hors de cause par leurs voeux, et, quant au premier,
+il est tout à fait illusoire. Les chartreux, devant cultiver eux-mêmes
+le sol qu'ils possèdent, rentrent dans la classe des propriétaires
+associés pour le grand bien de leur immeuble, et encore ne
+présentent-ils pas le modèle d'une bonne association, car la prière, la
+méditation, la pénitence et les offices absorbent la bonne moitié de
+leur existence. On ne fait pas un bien gros travail des bras et de
+l'intelligence quand l'esprit est ainsi plongé, à heures fixes, dans la
+stupeur du mysticisme.
+
+Faire travailler, donner de l'ouvrage aux pauvres, c'est le classique
+devoir des propriétaires dans les pays habités; mais, en Provence, au
+coeur de ces roches revêches, où le petit propriétaire suffit tout au
+plus à sa tâche ingrate, il n'y a pas de bras à employer. Tous les
+travaux du littoral sont faits par des étrangers, et les forêts de
+l'État, qui remplissent les gorges de la montagne, seraient et sont
+probablement plus utiles aux journaliers sans ouvrage que les terres
+arables des chartreux. Si leur établissement emploie quelques pauvres
+diables, c'est parce qu'il ne peut se passer de leur aide. En somme,
+leurs charités, que je ne nie point, seraient tout aussi bien répandues
+par de simples particuliers qui n'auraient pas la tête rasée en couronne
+et porteraient des souliers au lieu de porter des sandales. Le luxe
+archéologique de leur costume peut encore poser pour le peintre; voilà
+tout l'emploi qui lui reste.
+
+En regardant ces beaux figurants s'éloigner et se perdre dans le décor
+de la chartreuse, je me demandai naturellement quel monde, sublime ou
+idiot, celui qui nous avait frappés portait sous ce crâne rasé, exposé
+aux morsures d'un soleil dévorant. Est-il _arrivé_, celui-là? A-t-il
+trouvé dans le cloître une solution à son existence? Poésie féconde ou
+anéantissement stérile, s'il possède l'une ou l'autre, il est entré au
+port; mais qui de nous voudrait l'y suivre? Certes ce lieu-ci est un
+Éden, et l'image divine y est revêtue de sublimité; mais le catholicisme
+n'a-t-il pas rompu avec la nature, et n'est-il pas défendu au mystique
+particulièrement de se plaire à la contemplation des choses extérieures?
+Quel enfer d'ailleurs que la promiscuité du communisme pratiqué dans ce
+sens étroit et sauvage du couvent? Les chartreux ont, il est vrai,
+des habitations séparées, mais qui se touchent en s'alignant dans une
+enceinte rectiligne. Ces petites maisons propres et nues, avec leur ton
+jaune et leur couverture de tuiles roses, ressemblent beaucoup à une
+maison de fous. Il y en a une douzaine, et toutes ne sont pas occupées.
+Je crois bien que le groupe de six ou sept religieux que nous avons
+rencontré compose toute la communauté. J'ignore s'ils observent bien
+strictement la règle austère de saint Bruno, s'ils se dispensent de la
+prison cellulaire, du silence et du salut classique: _Frère, il faut
+mourir!_ Ils ont, ma foi, bien raison, les pauvres hères, et je ne
+les blâme point. Le catholicisme n'a plus rien à faire dans la vie
+cénobitique. Il s'y éteint sans retentissement et sans qu'on l'admire ou
+le plaigne.
+
+Il y aurait pourtant ici, dans ce lieu enchanté, le long de ces eaux
+limpides, au pied de ces roches théâtrales, sous l'ombre fraîche de ces
+beaux arbres, dans ces clairières baignées de soleil où croissent de
+si belles fleurs et de si sveltes graminées, une vie à vivre dans les
+délices de l'étude ou du recueillement. Cette oasis de la Provence
+n'existe pas pour rien, elle n'a pas été créée pour des chartreux, ni
+même pour des entomologistes exclusifs; sa beauté suave appartient au
+peintre, au poëte, au philosophe, à l'érudit, à l'amant et à l'ami,
+tout comme au botaniste et au géologue. Il faudrait être tout cela pour
+habiter ce sanctuaire. Où sont les hommes dignes de s'y réfugier et de
+le posséder avec le respect qu'il inspire? Voilà ce que l'on se demande
+chaque fois que l'on rencontre un vestige du beau primitif, dans des
+conditions de douceur appropriées à l'existence humaine. On pourrait
+vivre ici de chasse et de pêche, de fruits et de légumes; le sol est
+excellent. On n'y serait pas enfermé et séparé du reste des hommes; les
+chemins sont beaux en toute saison, et il faudrait d'ailleurs y vivre en
+famille, car sans famille il n'y a rien à la longue qui vaille sous
+le ciel. Il faudrait aussi y être tous occupés de choses tour à tour
+intellectuelles et pratiques, que le ménage occupât les femmes sans les
+abrutir, et que le travail passionnât les hommes sans les absorber et
+les rendre insociables.
+
+Je rêve ici une abbaye de Thélème avec la grande devise _Fais ce que
+veulx!_ En possession de cette absolue liberté, l'homme rationnel est
+inévitablement porté par sa nature à ne vouloir que le bien. Dès lors je
+peuple cette solitude à ma guise; d'un coup de baguette, ma fantaisie
+fait rentrer sous terre cette ridicule chartreuse avec ses clochetons
+vernis, qui ressemblent à des parapluies fermés, et ces petites maisons,
+qui ressemblent à un hospice d'aliénés. Je restitue à la merveilleuse
+flore de cette région cette partie trop longtemps mutilée de son
+domaine. Je ne vois dans la brume de mon rêve ni château, ni villa, ni
+chalet pour abriter les créatures d'élite que j'évoque. Je ne suis pas
+en peine du détail de leur vie pratique: elles ont l'intelligence et
+le goût, quelques-unes ont probablement le génie. Elles ont su se
+construire des habitations dignes d'elles et les placer de manière à ne
+pas faire tache dans le paysage. Je ne vois pas non plus quel costume
+elles ont revêtu. Il est beau à coup sûr et ne ressemble en rien à
+nos modes extravagantes ou hideuses. Il n'y a point de mode dans ce
+monde-là. Chacun marque ou adoucit son type avec art et discernement;
+tout y est harmonieux d'ensemble et ingénieux de détail comme la nature
+qui l'environne et l'inspire.
+
+La langue que parlent ces êtres libres n'est pas la nôtre; elle est
+débarrassée de ses règles étroites et compliquées. Elle est aussi rapide
+que la pensée; l'emploi du verbe est simplifié, la nuance de l'adjectif
+est enrichie. Il ne faut pas des années, il faut des jours pour
+apprendre cette langue, parce que la logique humaine s'est dégagée, et
+que le langage humain s'en est imprégné naturellement. J'ignore le
+mode d'occupations de mes thélémites. Ils ont trouvé des lumières qui
+simplifient tous nos procédés; mais, quelle que soit leur étude, je les
+vois sinon réunis volontairement à de certaines heures, du moins groupés
+dans les plus beaux sites à certains moments et se communiquant leurs
+idées avec l'expansion fraternelle des sentiments libres. L'art est là
+en pleine expansion, et la nature inspire des chefs-d'oeuvre. Pauline
+Viardot chante au bord du Gapeau avec Rubini, Eugène Delacroix esquisse
+des profils de rochers où son génie évoque le monde fantastique. Nos
+maîtres aimés y conçoivent des livres sublimes; nos chers amis y rêvent
+des bonheurs réalisables, et nous deux, cher Micro, nous y cueillons des
+plantes, tout en mêlant dans notre rêverie ceux qui sont à ceux qui ne
+sont plus et à ceux qui seront!
+
+
+
+
+V
+
+A PROPOS DE BOTANIQUE
+
+
+Juillet 1868.
+
+Puisque ces lettres, toujours commencées avec l'intention d'être
+particulières, ont pris chacune un développement qui me les a fait
+croire propres à être publiées, et puisqu'en leur donnant le titre de
+_Lettres d'un voyageur_, j'ai cru leur conserver le ton de modestie qui
+convient à des impressions toutes personnelles, il est temps peut-être
+que je les accompagne d'un mot de préface et d'explication.
+
+Sommé plusieurs fois, par la bienveillance et par l'hostilité, de
+reprendre ce genre de travail qu'on disait m'avoir réussi jadis dans
+la période de l'émotion, je n'ai cédé, je l'avoue, qu'au besoin de me
+résumer un peu, et je n'ai point du tout cherché à mettre le passé de
+ma vie intellectuelle d'accord avec le présent. J'ignore si, dans
+des régions plus élevées que celle où je promène cette vie un peu
+aventureuse et toujours sincère, les _penseurs_ se croient forcés
+d'expliquer leurs variations. Moi, j'ai la simplicité de regarder les
+miennes comme un progrès, et je n'attache pas assez d'importance à ma
+personnalité pour ne pas lui donner un démenti quand je pense qu'elle
+s'est trompée. Il y a des personnalités susceptibles qui répondent par
+un soufflet à ce démenti: c'est quand la personnalité nouvelle, vendue
+à quelque intérêt humain, s'efforce de renier son passé honnête et
+candide. Ce n'est point ici le cas. Mes défauts ont persisté, mon
+indépendance ne s'est point rangée au joug du convenu, je ne me suis
+pas réconcilié avec ce qui facilite la vie et allège le travail; j'ai
+cherché un chemin, je l'ai trouvé, perdu, retrouvé, et je peux le perdre
+encore. Si cela m'arrive, je le dirai encore, rien ne m'empêchera de le
+dire. La contrée idéale que j'appelais autrefois la verte bohème des
+poëtes s'est semée de plus de fleurs à mes yeux, mais les fleurs
+fantastiques y ont fait de moins fréquentes apparitions. J'ai essayé de
+trouver le vrai de ma fantaisie, le droit légitime de ma protestation.
+
+J'ai peut-être vu peu à peu la destinée humaine avec d'autres yeux, et
+reconnu que, dans la période du doute et du découragement, je voyais
+mal parce que je ne voyais pas assez; mais je crois sentir avec le
+même coeur, penser avec la même liberté. Dès lors je ne crains pas que
+l'ancien _moi_, qu'il s'incline ou non devant le nouveau, lui cherche
+querelle ou lui adresse un reproche.
+
+En 1834, il y a trente-quatre ans, j'écrivais à mon cher Rollinat qui
+n'est plus:
+
+«Eh quoi! ma période de parti pris n'arrivera-t-elle pas? Oh! si j'y
+arrive, vous verrez, mes amis, quels profonds philosophes, quels
+antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche se promèneront à
+travers mes romans. Quelles pesantes dissertations, quels magnifiques
+plaidoyers, quelles superbes condamnations découleront de ma plume!
+Comme je vous demanderai pardon d'avoir été jeune et malheureux! Comme
+je vous prônerai la sainte sagesse des vieillards et les joies calmes
+de l'égoïsme! Que personne ne s'avise plus d'être malheureux dans ce
+temps-là, car aussitôt je me mettrai à l'ouvrage, et je noircirai trois
+mains de papier pour lui prouver qu'il est un sot et un lâche, et que,
+quant à moi, je suis parfaitement heureux[4].»
+
+Aujourd'hui, en 1868, il y a bien un vieux ermite qui se promène à
+travers mes romans; mais il n'a pas de barbe, il n'est pas stoïcien, et
+certes il n'est pas un philosophe bien profond, car c'est moi. Je ne
+sais s'il condamnerait et gourmanderait la jeunesse de son temps, si
+elle était _jeune et malheureuse_; mais, chose étrange, cette jeunesse
+nouvelle rit de tout, elle exorcise le doute au nom de la raison, elle
+ne comprend rien aux souffrances morales que les vieux ont traversées,
+elle s'en moque un peu, et un des plus naïfs; un des plus émus, un des
+plus jeunes de cette époque de refroidissement, c'est encore le vieux
+ermite qui la contemple avec surprise.
+
+Le voyageur d'autrefois l'eût maudite, l'époque où nous voici! Je
+crois bien qu'il n'eût pas résisté aux tentations de suicide qui
+l'assiégeaient. Le vieux voyageur d'aujourd'hui la bénit quand même,
+croyant fermement qu'elle est une transition inévitable, peut-être
+nécessaire, un passage difficile, mais sûr, pour monter plus haut.
+
+[Note 4: _Lettres d'un voyageur_.]
+
+Quant à lui, jusqu'à sa dernière heure, il aura fantaisie de monter.
+Donnez-lui la main, vous qui pensez à peu près comme lui, et vous
+aussi qui pensez tout à fait autrement; ceux qui veulent rester en bas
+crieront après nous tous et nous envelopperont dans le même anathème.
+Que cette persécution nous unisse, car notre but est le même, et, si ce
+n'est la conviction, c'est du moins le sentiment de notre droit qui
+nous rend solidaires. Nous ferons tous effort pour gagner les hauteurs,
+chacun suivant ses moyens et ses procédés, et il est des étapes où nous
+ne pouvons manquer de nous rencontrer, des refuges où nous aurons à
+lutter ensemble contre l'ennemi commun. Monte, jeunesse, monte en riant
+si tu veux, pourvu que tu ne t'arrêtes pas trop sous les arbres du
+chemin, et qu'à l'heure du combat tu saches te défendre!
+
+
+A MAURICE SAND.
+
+
+Nohant, 15 juillet 1868.
+
+Il fait sombre, l'orage s'amasse, et déjà vers l'horizon les hachures de
+la pluie se dessinent en gris de perle sur le gris ardoise du ciel. La
+bourrasque va se déchaîner, les feuilles commencent à frissonner à la
+cime des tilleuls, et la flèche déliée des cèdres oscille, incertaine
+de la direction que le vent va prendre. C'est le moment de rentrer les
+enfants, les petites chaises et les jouets fragiles. L'aînée voudrait
+jouer encore sur la terrasse, elle ne croit pas à la pluie; mais le vent
+vient brusquement gonfler les plis de sa petite jupe, une large goutte
+d'eau tombe sur sa main mignonne. Elle saisit sa chère _Henriette_, la
+poupée favorite, et vient se réfugier dans mon cabinet.
+
+Alors commence un nouveau jeu: le jeu, la fiction, le drame de la pluie.
+L'enfant ouvre une ombrelle et marche effarée par la chambre; elle se
+livre à une pantomime charmante de grâce et de vérité. Elle se courbe
+sous les coups de l'aquilon, elle fuit devant la rivière qui déborde,
+elle avertit _Henriette_ de tous les dangers qui la menacent, elle la
+préserve, elle la pelotonne sous son bras, enfin elle combat la tempête
+avec elle, et, toute souriante et palpitante, m'apporte _son enfant_,
+qu'il me faut essuyer, réchauffer et caresser comme un Moïse sauvé des
+eaux. Cette comparaison, qui ne peut pas être dans son esprit, perce
+aussitôt dans le mien.
+
+La dualité de l'âme éclate dans cette puissance qu'un enfant de trente
+mois possède déjà de dédoubler dans son esprit la réalité et le
+simulacre; mais voici un autre phénomène. J'étais en train d'écrire;
+l'action scénique m'intéresse, je l'observe, j'y prends part. Je
+joue mon rôle dans le drame qu'elle improvise, et, entre chacune des
+répliques que nous échangeons, ma plume reprend sa course sur le papier,
+l'idée que j'exprimais se retrouve dans la case de mon cerveau où je
+l'ai priée d'attendre, mon être intellectuel a suivi l'opération que
+l'enfant a su faire, il s'est dédoublé; il y a en moi deux acteurs,
+l'un qui écrit sa pensée méditée, l'autre qui représente la fille des
+pharaons arrachant aux flots du Nil le berceau d'un pauvre enfant
+nouveau-né. Je ne suis pas moins saisi de la fiction que ne l'est ma
+petite-fille. Je le suis peut-être davantage, car je vois le paysage
+égyptien qui doit servir de cadre à l'épisode. J'aperçois la mère qui se
+cache dans les roseaux, pleine d'angoisse, jusqu'à ce que son fils
+soit recueilli et emmené par la princesse. Le sentiment maternel, plus
+développé en moi, rêve une émotion que je ressens presque...
+
+Et pourtant mon travail, complètement étranger à ce genre d'impressions,
+va son train, et après chaque interruption de mon dialogue avec ta
+fille, dont la grâce me charme et m'occupe, il se trouve suffisamment
+élaboré pour que je le reprenne sans effort et sans hésitation.
+L'habitude de jouer ainsi avec elle, tout en faisant ma tâche
+quotidienne, a sans doute préparé et amené peu à peu ce résultat un peu
+exceptionnel; mais, comme il n'a rien du tout de prodigieux, il me
+donne à réfléchir sur les facultés de notre être intellectuel, et ces
+réflexions, je veux te les résumer à mesure quelles se succèdent et
+se groupent. Aussi bien l'orage redouble, l'enfant s'est endormie;
+voyageurs, nous ne voyageons pas: en ce moment, la nature nous chasse
+de es sanctuaires, la plante gonflée de pluie veut boire à l'aise,
+l'insecte s'est réfugié sous l'épaisse feuillée, le paysage s'est
+rempli de voiles où la couler pâlit et se noie; n'est-ce pas le moment
+d'entreprendre une petite excursion dans le domaine de l'invisible et de
+l'impalpable?
+
+Essayons.
+
+Bien que la botanique, qui me préoccupe cette année par son côté
+philosophique, ne soit pas le sujet direct de cette causerie, c'est
+elle qui m'y a conduit aussi par de longues rêveries sur _l'âme de la
+plante_, et je m'imagine avoir trouvé quelque chose pour ma satisfaction
+personnelle tout au moins. Cela se résume en quelques mots, mais il m'en
+faudra davantage pour y arriver; prends patience.
+
+«Nous avons deux âmes: l'une préposée à l'entretien et à la conservation
+de la vie physique, l'autre au développement de la vie psychique. La
+première, involontaire, impersonnelle, qui tombe sous l'examen et
+l'appréciation de la science physiologique, est, avec plus ou moins
+d'intensité, identique chez tous les hommes. L'autre, dont l'étude est
+du ressort des sciences métaphysiques, c'est le _moi_ personnel, l'homme
+affranchi de la fatalité, le souffle impérissable et mystérieux de la
+vie.»
+
+Ainsi m'enseignait, il y a quelque vingt ans, un ami très-intelligent et
+très-modeste qui n'a jamais fait parler de lui comme philosophe.
+
+Cette définition pouvait être forcée quant à l'expression: il donnait le
+même nom à l'instinct et à la réflexion; mais, dans son langage figuré,
+il résumait peut-être d'une façon pénétrante et saisissante le problème
+de l'humanité. Je n'ai jamais oublié cette formule qui m'a toujours paru
+résoudre admirablement le mystère de nos contradictions antérieures et
+les antinomies sans fin qui divisent les hommes à l'endroit de leurs
+croyances.
+
+Voici ce que je lis dans un livre dernièrement publié:
+
+«Les choses se passent dans l'être humain comme si, à côté du cerveau
+pensant, il y avait d'autres cerveaux pensant à notre insu, et
+commandant à tous les actes ce que j'appelle la vie _spécifique_. Le
+dualisme de l'homme et de l'animal, de l'ange et de la bête, n'est point
+chimère, antithèse, fantaisie. Voici le cerveau, le centre noble, et
+voilà les centres divers de la moelle et du système nerveux sympathique.
+Ici règne la volonté, là l'instinct. Quelle lumière se répand sur la
+vie humaine quand on se met à y démêler l'oeuvre de l'intelligence
+consciente et volontaire, et le travail lent, monotone et fatal
+de l'instinct, caché aux centres nerveux secondaires! Comme l'âme
+proprement dite se trouve parfois devant cette âme-instinct qui ne
+devrait être que servante[5]».
+
+Voilà bien, en somme, la définition de mon vieux philosophe--_sans le
+savoir_: une âme libre, immatérielle, fonctionnant au sommet de l'être;
+une âme esclave, _spécifique_, c'est-à-dire commune à toute l'espèce,
+agissant dans les régions inférieures; ici la moelle épinière
+transmettant ses volitions à l'encéphale, là l'encéphale luttant avec
+la volonté, dont il est le siège, contre les volitions aveugles de
+l'instinct.
+
+De là deux propositions contraires qui contiennent chacune une vérité
+incontestable.
+
+«L'homme est toujours et partout le même, disent les uns: cruel,
+lascif, intempérant, paresseux, égoïste. Les mêmes causes produisent et
+produiront toujours les mêmes effets. L'homme ne progresse point.»
+
+[Note 5: Auguste Laugel, _des Problèmes de l'âme_. Paris, 1868.]
+
+Cette opinion est fondée. Le rôle de l'instinct est fatal et ne s'épuise
+ni dans le temps ni dans l'espace. Vaincu, il n'est pas soumis et ne
+renonce jamais à la lutte.
+
+«L'homme est essentiellement et nécessairement progressif, disent les
+autres. Chaque révolution sociale ou religieuse marque une étape de
+son perfectionnement, chaque effort de son intelligence amène une
+découverte, chaque instant de sa durée est un pas vers le mieux.»
+
+Ceci est tout aussi vrai que l'assertion contraire. Aussitôt que l'on
+prend la peine de distinguer, on se trouve d'accord.
+
+Nous arriverons, je pense, à savoir compter jusqu'à trois, qui est le
+nombre sacré, la clef de l'homme et celle de l'univers, et une bonne
+définition nous fera quelque jour reconnaître en nous, non pas seulement
+deux _âmes_ aux prises l'une contre l'autre, mais trois _âmes_ bien
+distinctes, une pour le domaine de la vie spécifique, une autre pour
+celui de la vie individuelle, une troisième pour celui de la vie
+universelle. Celle-ci, qui tiendra compte du droit inaliénable de la vie
+spécifique, mettra l'accord et l'équilibre entre cette vie diffuse chez
+tous les êtres et la vie personnelle exagérée en chacun. Elle sera te
+vrai lien, la vraie _âme_, la lumière, l'unité.
+
+Chacun de nous, à un degré quelconque, porte en lui cette troisième et
+suprême puissance, puisqu'il l'entrevoit, l'interroge, lui cherche un
+nom, et s'inquiète de son emploi; mais l'éclair a bien des nuages à
+traverser encore, et peut-être faudra-t-il ces crises sociales terribles
+où s'amasse la foudre, pour que l'homme, frappé de la vérité comme d'une
+flèche divine, découvre sa vraie force et remplisse enfin son vrai rôle
+sur la terre.
+
+L'excellent livre que je viens de te citer, et que tu voudras lire, est
+le développement analytique du dualisme où l'homme actuel est encore
+engagé entre ses deux âmes. Le tableau éloquent de cette lutte est
+navrant, mais il aboutit à des espérances d'un ordre supérieur. Il
+est plein d'épouvantes pour la destinée humaine livrée à l'instinct
+spécifique, plein d'enseignements et d'exhortations à l'homme
+individuel, qui est ardemment sollicité de dégager le principe
+impérissable de sa liberté du tourbillon des passions basses ou des
+fantaisies coupables. C'est un livre de morale et de philosophie écrit
+par un savant et un libre penseur, car il nous engage à rejeter ces
+vains termes de spiritualisme et de matérialisme qui nous éloignent de
+la recherche de la vérité. Funeste antagonisme, en effet! Il semble que
+l'humanité se condamne à marcher sur des lignes parallèles sans vouloir
+jamais les faire fléchir pour se rencontrer, et que, de cette stupide
+obstination, les individus se fassent un point d'honneur et un mérite
+personnel. Faudra-t-il en conclure que bien des gens n'auraient rien à
+dire, s'ils ne disaient pas d'injures aux autres?
+
+La critique philosophique, dont le rôle est grand en ce moment-ci, est
+forte quand elle signale l'abus des mots et le vide des formules. C'est
+tout ce qu'elle a pu faire jusqu'à ce jour, et il semble qu'il ne soit
+pas encore de son ressort de chercher une solution. Les ignorants s'en
+impatientent; ils s'imaginent que leur sentiment personnel doit se
+manifester et se concentrer dans quelque aphorisme magique sanctionné
+par l'expérience et la raison. Faites place à ces ardeurs de la pensée,
+hommes de réflexion! elles vous donnent la mesure de nos tendances et
+de nos besoins. Ne les dédaignez pas, elles sont un thermomètre à
+consulter, une face de l'humanité à examiner. La preuve de ce besoin,
+c'est le catholicisme de pur sentiment qui se prêche avec succès
+aujourd'hui dans les salons et les églises, doctrine incapable de lutter
+contre la critique historique et habile à esquiver ses coups, mais forte
+de nos aspirations et adroite pour les accaparer au profit de sa cause.
+Faites-y grande attention, défenseurs de la doctrine expérimentale!
+Trouvez dans vos plus consciencieuses inductions un refuge pour notre
+idéalisme; autrement tous les faibles, tous les indécis, tous les
+illettrés passeront du côté du christianisme moderne, espérant y trouver
+la paix de l'esprit, et l'oubli du devoir de raisonner sa foi.
+
+M. Vacherot, dans un solide et délicat travail récemment publié dans
+la _Revue_, nous trace une esquisse instructive de la situation du
+catholicisme actuel. Malgré son exquise courtoisie pour les lumières de
+la chaire et de la polémique religieuse, il met ces lumières au pied du
+mur, les sommant, le malin qu'il est, d'étudier les textes sacrés, de
+les mettre d'accord et de définir l'orthodoxie. L'Église répond _in
+petto: Non possumus_; mais elle continue à nous parler avec une
+éloquence plus ou moins entraînante (M. Vacherot a un peu exagéré le
+talent de ses adversaires par excès de générosité ou de finesse) des
+points lumineux que cherche à ressaisir l'humanité présente: l'âme
+immortelle, la divinité _personnelle_, l'avenir infini, les cieux
+ouverts, l'idéal en un mot.
+
+Devant une critique et une philosophie qui ne peuvent sauver ouvertement
+ces trésors du naufrage, qui ne pensent pas même devoir trop affirmer
+qu'ils existent, l'Église invoque le sentiment, supérieur selon elle, à
+la raison, et les êtres de sentiment vont à elle.
+
+Mal nécessaire, disent les gens calmes. J'avoue que je ne puis pousser
+jusque-là l'indifférence et la sérénité. Je vois l'âme supérieure
+s'atrophier dans ce divorce avec la logique et retourner à l'enfance de
+l'humanité, enfance sacrée, poétique, respectable en son temps, dans
+son premier développement normal; sénilité puérile et funeste, presque
+honteuse à l'heure que nous marque aujourd'hui l'aiguille du temps.
+
+Eh quoi! nous ne sommes point mûrs pour une croyance qui réponde aux
+besoins de notre libre aspiration sans condamner à mort cet instinct
+spécifique, qui est le code imprescriptible de la nature animée? Et
+même dans le sanctuaire de l'encéphale, dont les opérations sont aussi
+multiples et aussi mystérieuses que la structure anatomique du cerveau
+est compliquée et insaisissable, il nous est impossible de marier la
+lucidité supérieure à la clairvoyance pratique? Nous sommes donc
+des infirmes, des êtres épuisés, à moins que nous ne soyons des
+intelligences qui n'ont encore rien commencé?
+
+Levez-vous donc, éveiller-vous, nobles esprits qui sentez palpiter en
+vous la troisième âme, la grande, la vraie, celle qui n'affirme pas
+timidement l'idéal et qui le prouve par cela même qu'elle le possède,
+qui ne tressaille pas d'effroi devant l'épreuve scientifique parce
+qu'elle sait _a priori_ que cette épreuve sera la sanction de sa foi
+aussitôt qu'elle sera complète et décisive. Cette âme a autre chose à
+faire que de vaincre les révoltes et les tyrannies de l'instinct. Elle
+éclora dans des organisations qui les auront vaincues; mais, sitôt
+qu'elle parlera, elle enseignera rapidement comment il est facile à tous
+de les vaincre. Elle résoudra ce formidable problème qui consterne notre
+élan philosophique vers la beauté morale; elle nous rendra moins sévères
+pour les obstinations de la vie _spécifique_. Ces tyrannies de la chair
+ne sont redoutables que parce que l'âme universelle n'a point clairement
+parlé en nous, et que l'âme personnelle n'a pas d'armes assez bien
+trempées pour le combat. Ces armes de la foi et de la grâce que les
+catholiques se vantent de posséder sont aussi faibles que celles du
+scepticisme, puisque les tentations sont plus âpres à mesure que le
+chrétien devient plus saint et plus mortifié. Ce n'est pas la haine et
+le mépris de la chair qui en imposent à cette sourde-muette que nous
+portons en nous. Ce n'est point assez d'une âme libre de ses propres
+mouvements pour combattre des mouvements qui ne sont pas libres de lui
+obéir. Il faut quelque chose de plus. Il faut l'éclat d'une vérité
+supérieur à toutes les individualités, et supérieure même à leur
+liberté, car toute liberté qui ne se soumet pas à l'évidence devient
+aberration ou tyrannie.
+
+On nous dit que cette vérité de _consentement_, qui est la vraie
+discipline des intelligences, ne peut naître que d'une religion
+théologique ou sociale.
+
+De généreux esprits, prenant un effet pour une cause, ont cru
+l'apercevoir dans des formes sociales à imposer à l'humanité; d'autre
+part, de nobles érudits, épris de leurs sujets d'étude, se persuadent
+encore aujourd'hui que, sans le prestige d'un culte et l'absolu d'un
+dogme, aucune vérité ne peut devenir commune à l'humanité.
+
+A mes yeux, il y a erreur chez les uns comme chez les autres. Si
+l'humanité future confectionne des sociétés et construit des temples,
+l'individu sera libre sous la loi commune, et le mystère sera banni de
+l'autel.
+
+Pour cela, il faut que l'homme _sache_ Dieu et l'humanité. On croit à ce
+que l'on sait. Ouvrez la porte au savoir. Donnez-lui des instruments,
+des laboratoires et la liberté absolue; mais donnez-lui aussi des ailes.
+Apprenez-lui que chaque genre de certitude a son domaine, chaque vérité
+acquise sa case dans l'intelligence, mais qu'il en est une d'un ordre si
+élevé, qu'il faut l'accueillir et la posséder dans la plus haute région
+de l'âme pour qu'elle serve de _criterium_ et de corollaire à toutes les
+autres.
+
+
+18 juillet 1868.
+
+
+.... Tu me demandes ce que j'entends par l'âme _universelle_ de l'homme.
+Mon mot est mauvais, je ne le défends pas. Il faudrait toujours prendre
+les mots pour ce qu'ils valent; ils sont les empreintes du moment qui
+les fait éclore, les symboles qui transmettent à notre esprit nos
+impressions passagères, toujours incomplètes. Peu de mots fixent assez
+une idée pour mériter d'être conservés toute une semaine. Prends le mien
+pour ce que je te le donne, et vois-y l'appel d'une relation à établir
+entre l'âme individuelle et l'âme de l'univers.
+
+Tu vas me demander encore où est l'âme de l'univers, si elle est diffuse
+ou personnelle. Elle est partout selon moi, comme la matière est
+partout; elle est à la fois personnelle et diffuse, elle remplit le fini
+et l'infini. Je ne vois point d'obstacle à cette antithèse, puisque
+l'âme humaine a ces deux attributs bien distincts et cependant
+inséparables. A toute heure, notre esprit, enfermé en apparence dans le
+cercle étroit de nos besoins matériels ou de nos impressions passagères,
+peut s'élancer vers les sphères de l'infini, non pas seulement par la
+rêverie poétique, mais par les calculs précis de la mathématique et les
+certitudes idéales de la géométrie. Supposez que l'univers a une âme
+comme nous, mais une âme aidée de la connaissance d'elle-même, ce qui
+est la connaissance absolue de toutes choses; vous pouvez très-bien lui
+attribuer aussi la volonté de maintenir ses propres lois, puisque cette
+volonté est toujours en nous à un degré quelconque. Je ne vois rien
+là qui dépasse les perceptions de l'esprit humain. Il me semble au
+contraire, que cette vision de l'âme de l'univers nous est nécessaire,
+qu'elle prend sa source dans ce que nous avons de plus clair dans le
+cerveau, la logique, et de plus personnel dans le coeur, la conscience.
+Il nous est impossible d'attacher un sens aux mots de _sagesse_,
+d'_amour_ et de _justice_, qui résument toute la raison d'être et toute
+l'aspiration de notre vie, si nous ne sentons pas planer sur nous une
+idéale atmosphère composée de ces trois éléments abstraits, qui nous
+pénètre et nous anime. Il n'y a pas que l'air qui alimente nos poumons.
+Il y a celui que notre âme respire. Trop subtil pour tomber sous les
+sens, cet air divin a une vertu supérieure à nos volitions animales, il
+les dompte ou les régularise quand nous ne lui fermons pas nos organes
+supérieurs. La chimie ne trouvera jamais ce fluide sacré; raison de
+plus pour que le chimiste ne le nie pas. C'est par d'autres moyens,
+par d'autres méditations, par d'autres expériences, que le vrai
+métaphysicien devra s'en emparer.
+
+Quels peuvent être ces moyens, me diras-tu? Ils sont bien simples et à
+la portée de tous, et même il n'y en a qu'un: passer à l'état de santé
+morale qui seule permet de saisir la véritable notion du divin. Je
+voudrais bien que l'on trouvât à l'âme de l'univers un autre nom que
+celui de _Dieu_, si mal porté depuis le temps des Kabires jusqu'à nos
+jours. J'aimerais encore mieux celui d'homme, _le grand homme_ (comme
+qui dirait la grande personne universelle) de Swedenborg; mais
+qu'importe son nom? Elle en changera longtemps encore avant que nous
+lui-en ayons trouvé un définitif et convenable.
+
+Ce Dieu, puisqu'il faut le désigner par un nom qui est tout aussi
+grossier que sublime, n'a pas seulement mis en nous, à l'heure de
+notre naissance _spécifique_, une parcelle de sa divinité; il nous
+la renouvelle et nous l'augmente quand nous naissons à la vie de
+raisonnement individuel. Il nous la concède réellement quand nous
+surmontons l'instinct aveugle assez pour mériter d'échapper à sa
+tyrannie. Je ne dirai pas avec Laugel qu'il faudra à l'homme de grands
+combats et des sacrifices immenses pour arriver à ce perfectionnement.
+Il les lui faut aujourd'hui parce qu'il doute. Le jour où il croira,
+avec ses _deux âmes_ supérieures, à un idéal bien défini et bien
+évident, l'âme inférieure ne réclamera que la part de satisfaction qui
+lui est due. L'appétit ne sera plus la fureur, la passion ne sera plus
+le crime, la fantaisie ne sera plus le vice. L'âme personnelle, celle
+qui est libre de choisir entre le vrai et le faux, recevra--de l'âme
+vouée au culte de l'_universel_--une lumière assez frappante pour ne
+plus hésiter à la suivre. Le mal a déjà beaucoup diminué à mesure qu'a
+diminué l'ignorance, qui peut le nier? Il disparaîtra progressivement à
+mesure que rayonnera l'astre intellectuel voilé en nous.
+
+On opposera à cette espérance, je le sais, la brutalité de la nature,
+le déchaînement aveugle des désastres extérieurs ruinant à tout instant
+l'oeuvre du travail de l'homme, la férocité des animaux qui lui ont fait
+si longtemps une guerre sérieuse, le déchaînement des cyclones, les
+tremblements de terre, les épidémies foudroyantes, les maladies
+incurables, toutes les puissances ennemies que nous ne savons point
+encore conjurer ou éviter. Mais l'âme de l'univers a aussi sa dualité
+pour ne pas dire sa trinalité. Elle a, comme l'homme, une âme
+spécifique, instinctive, fatale, que l'âme libre et personnelle combat,
+et que l'âme universelle domine. L'âme spécifique, qui agit aveuglément
+dans tout être, peut-être dans toute chose, pousse sans cesse l'univers
+matériel vers le trop plein et le trop vivant. De cet excès naissent
+les éclatements, le vase trop rempli se brise, la force trop accumulée
+déchire ses enveloppes et se détruit elle-même en s'épanchant au dehors.
+Une montagne, une contrée, un monde, peuvent tomber en ruine sous les
+coups de l'agent indompté. L'âme céleste et personnelle de ce monde
+n'est pas détruite pour cela; elle va rejoindre le foyer de la vie
+céleste irréductible, et, dans ce foyer de l'infini psychique, elle
+se retrempe à la vie universelle, qui s'aperçoit peu des désastres
+partiels, ou qui s'en sert avec discernement pour reconstruire des
+mondes mieux équilibrés.
+
+Mais les victimes, les millions d'individus plus ou moins intelligents
+que frappe un grand cataclysme, les compterons-nous pour rien? Si
+nous croyons que quatre-vingts ou cent ans d'existence sont toute
+l'aspiration, toute la conquête, toute la destinée de l'homme, ou que,
+surpris par la mort violente en état de péché, il ait une éternité
+d'inénarrable souffrance à endurer au sortir de la vie, certes Dieu est
+injuste, l'âme universelle est idiote et méchante, ou, pour mieux dire,
+elle n'existe pas. Nous sommes des chiffres,... pas même! des accidents
+qui ne comptent point.
+
+Ceux que domine l'âme spécifique sont bien libres de le croire, mais ils
+ne peuvent forcer ceux qui pensent à partager leur découragement. Sur
+quelque raisonnement que s'appuie la négation du _moi_ éternel, il ne
+dépend pas de nous de nous sentir persuadés. A mesure que nos instincts
+se règlent et s'harmonisent doucement avec les instincts supérieurs,
+nous entrons dans une lucidité de l'esprit qui est l'état normal auquel
+l'homme doit parvenir.
+
+
+19 juillet.
+
+
+Te définirai-je l'état de santé morale, l'idéal tel que je l'entends? Il
+est relatif et se moule forcément sur la vertu la plus pure et la raison
+la plus haute qu'un homme puisse atteindre dans le temps et le milieu
+où il existe.--Tel saint très-respectable et très-sincère des anciennes
+religions ne serait plus aujourd'hui qu'un fou. Le cénobitisme serait
+l'égoïsme, la paresse, la lâcheté. Nous savons que la vie complète est
+un devoir, qu'on ne peut pas rompre avec l'instinct normal de la vie
+spécifique sans rompre avec les lois les plus élémentaires de la vie, et
+que l'infraction à une loi de l'univers est une sorte d'impiété toujours
+punie par le désordre des facultés supérieures. La mortification de la
+chair, par le célibat, le jeûne et les flagellations, était grossière et
+charnelle en ce sens qu'elle ne servait qu'à ranimer ses révoltes. En
+lui imposant des sacrifices, l'esprit tranquille et fort la mortifie
+surabondamment.
+
+Mais les appétits déréglés, vicieux, immondes, sont-ils donc une loi de
+l'espèce? Si certains animaux, en se rapprochant de la forme humaine et
+du développement de l'encéphale, nous offrent le repoussant spectacle
+de la lubricité, de la cruauté, de la gourmandise; si l'homme sauvage
+lui-même, aux prises avec l'animalité, s'imprègne des instincts de la
+brute, résulte-il de cette confusion de limites entre l'homme et le
+singe que l'instinct humain ne soit pas modifiable? Il l'est à un point
+qui frappe de surprise et d'admiration, quand on ne voit que la surface
+des moeurs civilisées. Le respect d'une convention qui prend sa source
+dans le respect de soi et des autres est une victoire bien signalée de
+la volonté sur l'instinct.
+
+Si c'est peu que cette décence extérieure qui, sous le nom de
+savoir-vivre, voile des abîmes de corruption, c'est déjà quelque chose.
+La sainteté pourrait consister dès aujourd'hui à identifier la vie
+secrète et cachée à ces apparences de pudeur, de bonté, d'hospitalité,
+de raison, qui sont le code de la bonne compagnie. Pourquoi non? Où
+est l'obstacle? Pourquoi toute parole aimable ne serait-elle pas
+l'expression d'une âme aimante? Pourquoi toute allure de pudeur ne
+serait-elle pas la manifestation d'une conscience épurée? Pourquoi
+tout simulacre d'obligeance ne prendrait-il pas sa source dans la joie
+d'assister son semblable? Pourquoi toute discussion de l'intelligence ne
+reposerait-elle pas avant tout sur le désir de s'instruire?
+
+Avoue que, si nous arrivions à marier la politesse parfaite à une
+parfaite sincérité, nous serions déjà, sans sortir de nos lois et de nos
+usages, montés à un degré supérieur d'excellence et de joie intérieure.
+
+La joie intérieure, voilà un grand mot! C'est le premier des biens,
+parce qu'il est le seul qui nous appartienne réellement. Je ne vois pas
+que beaucoup de gens s'en préoccupent et le cherchent. La masse court
+aux satisfactions de l'instinct: les vicieux s'efforcent d'exaspérer
+leurs appétits pour mieux sentir l'intensité de la vie animale; les
+ambitieux se vouent à une anxiété incessante qui bannit la joie du
+sanctuaire de leur âme; des esprits plus élevés se vouent à des études
+dont le but défini n'est souvent que la satisfaction d'une curiosité
+spéciale; les coeurs passionnés cherchent leur ivresse et leur expansion
+dans l'amour, sans songer à en faire quelque chose de plus noble que
+la volonté d'amasser deux orages et de choquer douloureusement deux
+courants électriques. Où sont les hommes qui cherchent sincèrement à
+se rendre meilleurs sans prétendre à un paradis fait à leur guise, en
+acceptant dans l'avenir éternel toutes les éventualités, toutes les
+fonctions, toutes les épreuves, quelles qu'elles soient, que l'inconnu
+nous réserve? Cette résignation, non mystique ni fanatique, mais
+confiante et digne, serait déjà un pas vers la sainteté.
+
+Quelle difficulté insurmontable éprouvons-nous donc à nous placer ainsi
+dans le sentiment de l'infini avec une bravoure calme et un modeste
+sentiment de nos forces? Où serait la vanité de travailler le _moi_
+comme un lapidaire taille et polit une pierre précieuse? La vertu peut
+avoir aussi son instinct pour ainsi dire _spécifique_, son besoin ardent
+et soutenu d'élever dans l'individu le niveau intellectuel de la race.
+Pour peu que l'on s'y essaie, on découvre en soi une docilité que l'on
+ne se connaissait pas, de même que l'esprit généreux qui entreprend un
+grand et noble travail est tout surpris de sentir en lui un nouveau
+lui-même qui s'éveille, se révèle et semble dicter ses lois à l'ancien.
+C'est la troisième âme, c'est ce que les artistes inspirés appellent
+l'_autre_, celle qui chante quand le compositeur écoute et qui vibre
+quand le virtuose improvise. C'est celle qui jette brûlante sur la toile
+du maître l'impression qu'il a cru recevoir froidement. C'est celle qui
+pense quand la main écrit et qui fait quelquefois qu'on exprime _au
+delà_ de ce que l'on songeait à exprimer. Enfin c'est elle qui n'ergote
+pas, qui n'a plus besoin de raisonner, mais qui peut et qui veut; elle
+est là, agissante à notre insu le plus souvent, cherchant à nous élever
+vers le foyer de la science infinie; mais nous ne la connaissons pas,
+nous avons peur d'elle. Nous croyons qu'elle usera trop vite les
+ressorts de notre frêle machine. L'instinct de la conservation nous
+empêche de la suivre sur les cimes. C'est une peur lâche, résultat de
+notre ignorance, car c'est elle qui est la vie irréductible, et, si son
+embrassement nous donnait la mort, ce serait une mort bien douce, bien
+enviable et bien féconde, le réveil dans la lumière!
+
+Mais ne nous livrons pas trop à l'enthousiasme sans contrôle. N'oublions
+pas qu'il s'agit de rendre la vérité accessible même aux esprits froids,
+pourvu qu'ils soient épris de la vérité.
+
+L'analyse complète de l'homme, _âmes et corps_, nous conduirait
+certainement à une notion complète de la Divinité, _corps et âmes_.--En
+distinguant en nous trois étages de facultés, nous nous rendrions compte
+des trois étages de puissance de la vie universelle. Nous ne sortirons
+d'aucun problème par la notion de dualité, puisque toute dualité
+représente deux contraires. Ce que je dis là est aussi vieux que le
+monde pensant. C'est l'éternel symbole. D'où vient qu'il n'a reçu aucune
+application scientifique qui puisse se traduire en philosophie certaine
+pour les lois de la vie morale et les actes de la vie pratique? Les
+explications des trinités théologiques sont des figures confuses mal
+comprises ou mal définies par les hommes du passé. La définition que je
+te propose ne vaut peut-être pas mieux. La technologie vulgaire, dont
+il n'est pas permis à mon humilité de se dégager, est encore
+très-insuffisante pour résumer une vision plus ou moins nouvelle du
+vieux thème de l'humanité. A des conceptions vraiment neuves il faudra
+certes un langage nouveau.
+
+Mais, quelque mal exprimée que soit ma définition, elle ne m'apparaît
+pas comme un vain songe que le réveil dissipe. J'ai besoin d'un Dieu,
+non pour satisfaire mon égoïsme ou consoler ma faiblesse, mais pour
+croire à l'humanité dépositaire d'un feu sacré plus pur que celui auquel
+elle se chauffe. Jamais on ne me fera comprendre que le cruel, l'injuste
+et le farouche soient des lois sans cause, sans but et sans correctif
+dans l'univers. La compensation que le malheureux demande à Dieu dans
+une vie meilleure est une réclamation toute personnelle que Dieu
+pourrait fort bien ne pas écouter, si elle n'était le cri énergique
+et déchirant de l'humanité entière. Nulle théorie sérieuse n'a encore
+présenté le sentiment et le besoin de la justice comme une illusion. Le
+moment où l'homme renoncerait à posséder cet idéal marquerait la fin de
+sa race et le ferait redescendre à l'animalité, dont il est peut-être
+issu. S'il existe une doctrine qui envisage ce résultat comme digne
+d'être poursuivi, je lui refuse tout au moins d'avoir pour guide la
+_raison_, puissance si hautement invoquée par les sceptiques.
+
+Non, il n'y a pas de raison véritable sans sagesse; c'est par la sagesse
+seule que la raison, s'élevant à l'état de vertu, devient respectable.
+La sagesse entraîne et réclame impérieusement la justice, et, s'il n'y a
+ni justice ni sagesse dans l'âme de l'univers, il n'y en a jamais eu, il
+n'y en aura jamais dans celle de l'homme. Que devient la morale,
+devant laquelle pourtant toutes les écoles s'inclinent et toutes les
+discussions cessent, si l'homme ne peut puiser à une source certaine les
+premières conditions de la moralité?
+
+Il existe donc dans l'univers une pensée souveraine faite de lumière et
+d'équité. Si les faits extérieurs simulent de temps à autre, par des
+désastres partiels, l'indifférence d'un destin inexorable, ne nous
+arrêtons pas à ces apparences indignes de troubler une philosophie
+sérieuse. Il est bien certain que la plupart des maux inhérents à notre
+espèce, maladies, passions, guerres, égarements, sont notre propre
+ouvrage, c'est-à-dire le résultat de l'élan déréglé ou de l'aveugle
+inertie de l'âme spécifique. Cette âme impersonnelle, ce moteur aveugle
+que les uns respectent trop, que les autres ne respectent pas assez,
+est chez nous un agent de destruction tout aussi bien qu'un agent de
+conservation. Chose frappante, et qui témoigne de la nécessité de la
+troisième âme, l'instinct de l'homme est inférieur à celui des animaux.
+Les animaux ont le discernement des aliments salutaires ou nuisibles, la
+prévision jamais en défaut des besoins de la vie et des influences de
+l'atmosphère pour eux et pour leur progéniture. Aucun vice particulier,
+aucun excès de nourriture, aucune ivresse d'amour ne fait oublier à une
+pauvre petite femelle de papillon qui va mourir après sa ponte de se
+dépouiller le ventre de son duvet pour envelopper et tenir chaudement
+ses oeufs destinés à passer l'hiver avant d'éclore. Il semble, devant
+une multitude de faits observés, que l'animal ait deux âmes aussi,
+l'instinctive et celle qui raisonne. Peut-être devrait-on oser
+l'affirmer, puisqu'à toute heure la prévoyance, le dévouement, le
+discernement et la modération de la bête semblent faire la critique
+de nos aveuglements et de nos excès. Avec l'hypothèse des trois âmes,
+l'animal, doué des deux premières, s'explique et cesse d'être un
+problème insoluble. La troisième âme complète l'homme: «Il n'est, a dit
+Pascal, ni ange ni bête.» Pascal est resté garrotté ici par la notion de
+dualité. L'homme est bête, homme et ange. .
+
+_La plante, placée à l'étage inférieur, a sans doute l'âme inconsciente,
+spécifique._ Ainsi seraient expliqués les deux royaumes de la vie,
+improprement nommés règnes de la nature.
+
+L'homme a donc à se préoccuper des trois supports de son existence
+normale, dirai-je latente? Non, le monde caché s'ouvre peu à peu et
+beaucoup ont pénétré dans la troisième sphère, croyant n'être que dans
+la seconde.
+
+L'homme, parvenu à l'apogée de ses facultés, saura conjurer les fléaux
+matériels. Quand il accuse l'âme de l'univers de frapper son âme par
+le déchirement des morts prématurées, c'est lui-même, c'est son espèce
+qu'il devrait accuser de paresse et d'ignorance. Loin de se décourager
+d'invoquer la grande âme, il devrait s'élever de plus en plus vers elle
+pour sortir des ténèbres. En l'interrogeant dans la portion de lui-même
+qu'elle habite plus spécialement, il trouverait une réponse nette qui
+serait le remède à sa douleur. Cette réponse que l'on traite de vague
+espérance, c'est la perpétuité du _moi_, qui ordonne d'entrevoir une
+meilleure existence pour les chers innocents que nous pleurons. Nous le
+connaissons, nous l'avons bu ensemble, ce calice, le plus amer qui soit
+versé dans la vie de famille. J'ose dire que la douleur de l'aïeule, qui
+sent dans ses entrailles et dans sa pensée la douleur du fils et de la
+fille en même temps que la sienne propre, est la plus cruelle épreuve de
+son existence. La blessure faite à l'instinct et à la réflexion ne se
+ferme pas. C'est alors qu'il faut monter au sanctuaire de la croyance
+qui est celui de la raison supérieure; c'est alors qu'il faut soumettre
+les notions de justice personnelle aux notions de justice universelle.
+Si Dieu a pris cette âme qui était le plus pur de nous-mêmes, c'est
+qu'il la voulait heureuse, disent les chrétiens. Disons mieux, Dieu n'a
+pas pris cette âme: c'est notre science humaine, c'est notre puissance
+spécifique qui n'ont pas su la retenir; mais Dieu l'a reçue, elle est
+aussi bien sauvée et vivante dans son sein, cette petite parcelle de sa
+divinité, que l'âme plus complexe d'un monde qui se brise. Elle n'y est
+pas perdue et diffuse dans le grand tout, elle a revêtu les insignes de
+la vie, d'une vie supérieure immanquablement; elle respire, elle agit,
+elle aime, elle se souvient!
+
+Dans le refuge de la seconde âme, celle qui résonne et choisit, nous
+trouvons encore des éléments de force et de guérison relative; celle-ci,
+c'est l'âme sociale où le sentiment parle au sentiment. Il nous reste
+toujours, si nous sommes dans le juste et l'humain, quelqu'un à chérir
+sur la terre. A la consolation de cet être, n'y en eût-il qu'un seul,
+nous devons notre courage, et, si nous ne le devons à aucun individu, si
+nous sommes sans famille et séparés de nos amis, nous le devons à tous
+nos semblables, l'idée de solidarité et de fraternité étant commune à
+l'âme sociale et à l'âme métaphysique.
+
+Mais voici l'aube! Pendant que je te résume l'objet, assez flottant
+jusqu'ici, de quelques-uns de nos entretiens, tu poursuis avec une
+énergie soutenue des études spéciales, où ta pensée rencontre souvent la
+préoccupation de ce _moi_ divin interrogeant les mystérieuses fonctions
+de la vie instinctive. Je vais aller éteindre ta lampe, à moins que
+je n'aille avec toi voir coucher les étoiles rouges et bleues dans la
+pâleur de l'horizon. Les oiseaux ne chantent pas encore, nos enfants
+dorment. Leur adorable mère s'est retirée de bonne heure, s'arrachant
+avec courage aux enjouements de la veillée, pour assister au réveil de
+ses petits anges. Un silence solennel plane sur cette chaude nuit. La
+matière repose, et pourtant ton chien rêve de chasse ou de combats. La
+_plusie_ argentée voltige autour des fenêtres d'où s'échappe un rayon
+de lumière. La chouette, qui semble portée par l'air immobile et muet,
+glisse discrètement sous les branches. Tout un monde nyctalope s'agite
+autour de nous sans bruit. Nous éprouvons la sensation d'un bien-être
+diffus dans toute la nature estivale.... Est-ce l'âme spécifique qui
+répercute seule en nous ce mélange de calme suprême et d'activité
+mystérieuse répandus dans les dernières ombres? Il y a quelque chose de
+plus; notre âme personnelle observe et compare, notre âme divine perçoit
+et savoure.
+
+Bonsoir, je veux dire bonjour, car un rayon rose monte là-bas derrière
+les vieux noyers. Endormons-nous comme nous nous réveillerons, en nous
+aimant!
+
+22 juillet.
+
+Tu n'en as pas assez? tu veux un résumé de cette doctrine? Oh! je ne
+donne pas ce titre pompeux à ma notion personnelle de l'univers, toute
+notion de ce genre est trop forcément incomplète pour s'affirmer comme
+une découverte; c'est un essai de méthode, et rien de plus. L'homme
+n'en est pas encore à posséder autre chose qu'un instrument de travail
+intellectuel que chacun tâche d'adapter à son cerveau, comme l'ouvrier
+mécontent des instruments imparfaits qu'il trouve dans le commerce
+cherche à s'en fabriquer un qui réponde à la conformation de sa main. Il
+y a une vérité d'ensemble, corollaire de toutes les vérités de détail.
+Personne ne peut nier cette proposition sans une défiance qui va
+jusqu'au mépris de la vérité.
+
+Pour parvenir à la possession de cette vérité suprême, l'homme doit
+s'exciter, se perfectionner, se rendre apte à la saisir et à l'élucider;
+c'est toute une éducation qu'il doit acquérir et s'imposer à travers
+des angoisses et des difficultés qui exerceront et décupleront sa force
+morale. La plupart des méthodes qu'il a inventées sont restées sans
+résultat général, et les plus belles, les plus ingénieuses, n'ont
+pas toujours été les plus efficaces; elles n'ont pas réussi à élever
+l'esprit humain plus haut que l'antithèse, qui est une impasse.
+
+En cherchant Dieu dans l'univers, l'homme n'a pu que le chercher en
+lui-même, c'est-à-dire en se servant de l'induction personnelle et
+directe. Le premier sauvage qui a invoqué une puissance supérieure à la
+nature ennemie s'est dit: «Je suis trop faible; appelons un être fort
+dans la nuée et dans la foudre pour éclater sur les obstacles de ma
+vie.» De là le sentiment de la toute-puissance.
+
+Le premier croyant qui a constaté l'insuffisance des sacrifices s'est
+dit qu'il fallait persuader ce Dieu qui ne se laissait point acheter
+par des offrandes. Il a cherché dans son coeur la fibre tendre et
+suppliante, et il s'est dit, en se sentant adouci, que son Dieu devait
+être bon.
+
+Le premier philosophe qui a contemplé ou subi l'injustice du destin
+s'est dit à son tour qu'il devait y avoir dans la pensée divine, dans
+l'âme de l'univers, quelque refuge contre cette injustice. En se sentant
+pénétré d'horreur pour l'injuste, il s'est senti juste, et aussitôt il
+a attribué à son Dieu une justice si exacte et si étendue, que les maux
+soufferts en cette vie devaient se convertir dans sa main en bienfaits
+éternels.
+
+Trouvera-t-on un autre procédé que ces moyens naïfs d'apercevoir la
+Divinité? Est-ce la science qui remplacera le sens humain? Mais la
+science n'est elle-même qu'une méthode humaine pour chercher la vérité
+extra-humaine; ce sont nos sciences exactes qui ont mesuré l'espace
+et conçu l'infini. Ce sont nos sciences naturelles qui ont classé
+méthodiquement les oeuvres de la nature.
+
+Il s'est trouvé que l'univers donnait pleine confirmation aux sciences
+exactes, et que la nature terrestre pouvait se prêter au classement,
+Donc, le vrai est au delà de l'homme, mais ne peut être prouvé à l'homme
+que par l'homme. Ceux qui font intervenir le miracle, l'interversion des
+lois naturelles pour faire apparaître Dieu au sommet de leur extase,
+ne peuvent plus être traités sérieusement. Il faut que l'homme trouve
+lui-même son Dieu par les moyens qui lui sont propres et qui lui ont
+fait trouver tout ce qu'il possède de vrai. Toute conception d'une
+abstraction parfaite a son siége dans notre intelligence et sa raison
+d'être dans notre coeur.
+
+Pour percevoir l'idéal en dehors de soi, il faut donc le percevoir en
+soi. Pour connaître Dieu, l'homme doit se connaître, et mon avis est
+qu'il ne l'ignore que parce qu'il s'ignore lui-même.
+
+Certaines études ont conduit tristement quelques-uns à ne reconnaître
+en nous que l'âme spécifique, la plupart des autres ont confondu cette
+première région de la vie commune à l'espèce avec la seconde, siége de
+la vie individuelle. Ce mélange de liberté et de fatalité n'a pu trouver
+de solution pratique, puisque la discussion continue sous tous les noms
+et sous toutes les formes. Le christianisme a dû expliquer le mal par
+l'intervention du diable, et il y a encore des gens qui croient au
+diable, la logique de leur croyance exigeant cette bizarre hypothèse.
+
+Pourtant on s'est généralement arrêté à la notion d'une vie instinctive
+et d'une vie intellectuelle, et on a fait procéder nos contradictions
+intérieures du combat sans issue de ces deux natures. La notion
+de l'univers, moulée sur cette notion de nous-mêmes, est restée
+problématique, et confond encore de très-grands esprits qui ne
+s'expliquent ni son ordre admirable, ni ses désordres effrayants.
+
+Ne pas consentir à ce que l'univers soit ce qu'il est, c'est ne pas
+consentir à être ce que nous sommes, et le considérer comme une énigme,
+c'est se résoudre à ne jamais déchiffrer celle de notre propre vie.
+Pouvons-nous nous arrêter là? Pour ma part, je le voudrais en vain.
+
+J'appelle donc à notre aide une méthode qui fasse entrer l'homme dans la
+notion de _trinalité_, applicable à l'univers et à lui. Je crois que ce
+n'est certes point assez pour clore la série de nos études. Le vieux
+monde a trouvé, dans les profondeurs de sa métaphysique mystérieuse,
+ce nombre trois, qui n'est pas dépassé, puisqu'il n'est pas encore
+généralement admis. Nos efforts actuels devraient tendre à le faire
+comprendre et accepter en attendant mieux. Ce serait un grand pas de
+fait.
+
+Je sais fort bien qu'aucune méthode ne peut répondre sans réplique à
+toutes les questions que l'homme se pose. La plus grave est celle-ci:
+
+Pourquoi Dieu, qui pouvait tout, n'a-t-il pas tout réglé en vue d'un
+idéal auquel l'homme peut arriver d'emblée sans passer par l'âge de
+barbarie, et pourquoi cet âge d'ignorance et de bestialité a-t-il encore
+tant d'âmes soumises à son empire, même au sein de la civilisation
+raffinée de notre temps? Il ne tenait qu'au _Créateur_ de nous faire
+plus éducables et de nous initier plus promptement à l'intelligence de
+sa loi.
+
+S'il y a un Dieu antérieur à la création, et qu'elle soit son ouvrage,
+si l'univers a eu un commencement, si une âme magique a soufflé sur la
+matière inerte à un moment donné pour la faire tressaillir et penser,
+enfin si le Dieu que l'humanité doit admettre est celui des antiques
+théodicées, ces questions resteront à jamais sans réponse.
+
+Mais si, écartant ces poëmes symboliques, nous nous contentons de
+comprendre l'âme de l'univers par l'induction rigoureuse, qui est le
+seul rapport possible entre elle et nous, nous sommes forcés de croire
+qu'il y a un créateur perpétuel sans commencement ni fin dans une
+création éternelle et infinie. Si l'univers a commencé, Dieu a commencé
+aussi; c'est ce que n'admet aucune métaphysique, aucune philosophie.
+
+L'univers avec ses lois immuables existe par lui-même, il est Dieu, et
+Dieu est universel. Dieu est un corps et des âmes. Il faudrait peut-être
+dire que dans son unité il a des corps et des âmes à l'infini, car,
+dans le fini où nous rampons, nous ignorons le chiffre de nos organes
+matériels et intellectuels. «Quel oeil, quel microscope est jamais
+descendu dans les profonds abîmes du monde cérébral? Dans ce petit
+espace remuent des systèmes plus complexes que les systèmes célestes,
+des constellations organiques plus étonnantes que celles qui parsèment
+l'infini. Une force unique détermine les formes et les mouvements des
+grands corps qui courent dans l'espace; mais ici sont enfermées des
+forces sans nombre comme en champ clos, elles s'y marient, s'y épousent,
+s'y fécondent, s'y métamorphosent sans relâche....
+
+»L'oeuvre de l'anatomie, toute descriptive, est jusqu'ici demeurée
+stérile. Elle peint des tissus, des éléments anatomiques, elle ignore la
+dynamique de ces petits édifices moléculaires. Elle reste en face de ces
+amas cellulaires comme un oeil ignorant en face des désordres lumineux
+du ciel. Elle connaît les caractères d'un livre, elle ignore le sens des
+mots[6].»
+
+[Note 6: Laugel, _Problèmes de l'âme_.]
+
+Vous qui proclamez la méthode exclusivement expérimentale, il ne
+faudrait peut-être pas tant affirmer qu'elle suffit. Jusqu'à ce jour,
+elle ne suffit pas, elle ne sait pas, elle n'a pas trouvé. Tout comme
+les études psychiques, vos études ont encore besoin d'un peu de
+modestie.
+
+Il existe un très-beau livre, très-peu connu, de notre digne ami M.
+Léon Brothier[7], qui répond à bien des propositions et résout bien
+des doutes. Il t'a semblé ardu, et pourtant il est charmant dans sa
+profondeur, et l'on y sent la bonhomie de la Fontaine, pour ne pas dire
+celle de Leibnitz. Il conclut en d'autres termes, tantôt plus savants,
+tantôt plus aimables que ceux que j'emploie ici, à la nécessité d'une
+triple vue sur le monde des faits et des idées. Je ne suis pas de
+force à proclamer qu'il ne se trompe en rien, que, après l'avoir lu
+attentivement, je pense par lui et avec lui sur toute chose. Je ne sais,
+mais il m'a puissamment aidé à me dégager de la notion de dualité
+qui nous étouffe, et j'ose dire que cette notion ne résiste pas à sa
+critique.
+
+[Note 7: _Ébauche d'un glossaire du langage philosophique_. Paris,
+1853.]
+
+Avant lui, les travaux de Pierre Leroux, de Jean Reynaud et de son école
+avaient porté de grands coups aux vieilles méthodes de l'antithèse,
+beaucoup d'autres nobles esprits ont cherché à traduire les
+trois personnes divines de la théologie par des notions vraiment
+philosophiques. Moi, je demande, je cherche une explication plus facile
+à vulgariser, et surtout l'abandon de cette vision trinitaire céleste
+qui supprime le corps et ne peut pas supprimer Satan. Je ne peux pas me
+représenter un Dieu hors du monde, hors de la matière, hors de la vie.
+
+Les attributs appréciables de la Divinité, que, par un grand progrès,
+nous pourrions classer en trois ordres principaux, n'ont pas de limites
+appréciables à l'esprit humain, puisque l'esprit humain ne sait pas
+encore la limite de ses propres facultés et s'obstine à ne s'en
+attribuer que deux, privées de régulateur et de lien.
+
+Ne va pas croire qu'en donnant le nom de _troisième_ âme, d'âme
+supérieure en contact avec l'universel, au troisième ordre encore peu
+défini de nos facultés vitales, je sois tenté de croire cette âme
+impersonnelle et de l'abîmer en Dieu. Je n'en suis pas là; je pense avec
+nos ancêtres de la Gaule que l'homme ne pénétrera jamais dans _Ceugant_,
+et je ne les suis pas dans cette notion que Dieu lui-même puisse habiter
+l'_absolu_ du druidisme. La fin d'un monde ne me surprend pas, mais
+la fin de l'univers n'entre pas dans ma tête. L'existence diffuse,
+la disparition du moi, l'extinction de la personne, me paraissent
+l'écroulement de la Divinité elle-même.
+
+Mais voici l'heure du bain. Là-bas, sous les trembles, gronde une petite
+cascade de diamants qui nous appelle, et qui s'épanche en fuyant dans
+l'allée de verdure, sous les gros arbres penchés en forme de ponts, sous
+les guirlandes de houblon et de rosiers sauvages. Il y a là de petits
+jardins naturels que le courant baigne et qu'un furtif rayon de soleil
+caresse; il y a des îles de salicaires et de spirées, des rivages de
+scutellaires et des presqu'îles d'épilobes. Une délicieuse fraîcheur
+nous attend dans cette oasis, ta fille y baigne ses poupées, et la
+vieille laveuse qui tord et bat son linge au bas de l'écluse s'arrête
+et sourit en voyant cette enfance et cette joie. Tout est salubre et
+charmant dans ce petit coin où j'ai rêvé autrefois d'une _fadette_
+et d'un _champi_. Couché dans l'eau et à demi assoupi sous l'ombre
+charmeresse, j'ai senti cent fois mon âme instinctive se mettre en
+parfait accord avec mon âme réflective, pour savourer et pour rêver.
+L'instinct _thermique_ a son siége dans une de nos _âmes_, à ce que
+disent les physiologistes. Je ne vois point que ces instincts de la vie
+impersonnelle soient aussi impersonnels qu'on le dit. Ils produisent des
+effets très-divers selon les individus, et, loin d'être toujours
+les ennemis de l'âme personnelle, ils lui procurent souvent, par la
+sympathie nerveuse qui unit leurs foyers, un état de santé morale que
+l'esprit isolé de la matière ne trouverait pas.
+
+Il y aurait bien des choses encore à dire sur cette âme inférieure,
+véritable soutien d'une vie normale, fléau d'une vie corrompue. Je
+t'avoue que, si je la traite d'_inférieure_, c'est parce que, en lisant
+Laugel, je me suis imprégné à mon insu de sa technologie. Il est
+difficile de se préserver de cet entraînement en suivant la pensée d'un
+éloquent écrivain; mais, en y réfléchissant, en reprenant possession
+de mon moi intérieur, je trouve qu'il a trop vu la face excessive
+et repoussante de cette âme qu'il qualifie de _spécifique_. D'abord
+est-elle spécifique d'une manière absolue? offre-t-elle à des degrés
+identiques les tendances nombreuses de la vitalité? est-elle la même
+dans un sujet malade et dans un individu sain? Dans tous les cas, son
+rôle n'est pas la satisfaction isolée d'elle-même, puisqu'il lui faut
+l'assistance du cerveau, c'est-à-dire de la faculté de comparer, pour
+arriver à son entier développement de jouissance. L'amour chez l'homme
+distingue la beauté de la laideur en toute chose. Ses appétits
+s'aiguisent par la qualité des aliments. L'âme instinctive dans un sujet
+normal serait donc la soeur jumelle ou l'épouse irrépudiable de l'âme
+personnelle. Cette âme, dite _supérieure_, n'est supérieure que dans
+notre appréciation. Elle a besoin du contentement et du consentement de
+l'âme instinctive pour être lucide, et, de ce que cette princesse daigne
+absorber les fruits de vie que cette paysanne lui cultive, il ne résulte
+pas que l'âme universelle maudisse l'une pour bénir l'autre. L'âme
+personnelle doit commander, cela est certain; mais nos préjugés sociaux
+nous font méconnaître l'égalité qui existe entre ce qui commande et ce
+qui obéit en vertu d'une fonction de réciprocité. La plante _obéit_ à
+l'insecte quand elle subit l'effet de sa faim; mais, quand l'insecte
+féconde la plante en transportant sa poussière séminale de fleur en
+fleur, il _sert_ la plante.
+
+Tel est à peu près l'échange entre l'esprit et l'instinct. Ils se
+nourrissent et se fécondent mutuellement. Si l'esprit se plaint
+amèrement de la bête, c'est peut-être parce que la bête a aussi à se
+plaindre de l'esprit.
+
+Mais ce n'est pas mon état de tant philosopher, et je demande que ceux
+qui savent m'instruisent. Si j'ai lieu d'être reconnaissant envers
+quelques-uns, je suis impatienté contre plusieurs autres qui pourraient
+nous enseigner (ce n'est pas le talent qui leur manque), et qui ne nous
+apprennent rien.
+
+Vivons par toutes nos âmes, mais vivons en gens de bien, et, comme
+l'éphémère dans le rayon éternel, buvons le plus possible de chaleur et
+de lumière. En avions-nous donc trop, hélas! pour que l'on cherche à
+nous en ôter?
+
+
+
+
+
+MÉLANGES
+
+
+
+I
+
+UNE VISITE AUX CATACOMBES
+
+
+...Terra parens...
+
+Ce qui nous frappa le plus en visitant les Catacombes, ce fut une source
+qu'on appelle le «puits de la Samaritaine».
+
+Nous avions erré entre deux longues murailles d'ossements, nous nous
+étions arrêtés devant des autels d'ossements, nous avions foulé aux
+pieds de la poussière d'ossements. L'ordre, le silence et le repos
+de ces lieux solennels ne nous avaient inspiré que des pensées de
+résignation philosophique. Rien d'affreux, selon moi, dans la face
+décharnée de l'homme. Ce grand front impassible, ces grands yeux vides,
+cette couleur sombre aux reflets de marbre, ont quelque chose d'austère
+et de majestueux qui commande même à la destruction. Il semble que ces
+têtes inanimées aient retenu quelque chose de la pensée et qu'elles
+défient la mort d'effacer le sceau divin imprimé sur elles. Une
+observation qui nous frappa et nous réconcilia beaucoup avec l'humanité,
+fut de trouver un infiniment petit nombre de crânes disgraciés. La
+monstruosité des organes de l'instinct ou l'atrophie des protubérances
+de l'intelligence et de la moralité ne se présentent que chez quelques
+individus, et des masses imposantes de crânes bien conformés attestent,
+par des signes sacrés, l'harmonie intellectuelle et morale qui réunit et
+anima des millions d'hommes.
+
+Quand nous eûmes quitté la ville des Morts, nous descendîmes encore plus
+bas et nous suivîmes la raie noire tracée sur le banc de roc calcaire
+qui forme le plafond des galeries. Cette raie sert à diriger les pas de
+l'homme dans les détours inextricables qui occupent huit ou neuf lieues
+d'étendue souterraine. Au bas d'un bel escalier, taillé régulièrement
+dans le roc, nous trouvâmes une source limpide incrustée comme un
+diamant sans facettes dans un cercle de pierre froide et blanche; cette
+eau, dont le souffle de l'air extérieur n'a jamais ridé la surface, est
+tellement transparente et immobile, qu'on la prendrait pour un bloc de
+cristal de roche. Qu'elle est belle, et comme elle semble rêveuse dans
+son impassible repos! Triste et douce nymphe assise aux portes de
+l'Érèbe, vous avez pleuré sur des dépouilles amies; mais, dans le
+silence de ces lieux glacés, vos larmes se sont répandues dans votre
+urne de pierre, et maintenant on dirait une large goutte de l'onde du
+Léthé.
+
+Aucun être vivant ne se meut sur cette onde ni dans son sein; le jour ne
+s'y est jamais reflété, jamais le soleil ne l'a réchauffée d'un regard
+d'amour, aucun brin d'herbe ne s'est penché sur elle, bercé par une
+brise voluptueuse; nulle fleur ne l'a couronnée, nulle étoile n'y a
+réfléchi son image frémissante. Ainsi, votre voix s'est éteinte, et les
+larves plaintives qui cherchent votre coupe pour s'y désaltérer, ne sont
+point averties par l'appel d'un murmure tendre et mélancolique. Elles
+s'embrassent dans les ténèbres, mais sans se reconnaître, car votre
+miroir ne renvoie aucune parcelle de lumière; et vous aussi, immortelle,
+vous êtes morte, et votre onde est un spectre.
+
+Larmes de la terre, vous semblez n'être point l'expression de la
+douleur, mais celle d'une joie terrible, silencieuse, implacable.
+Cavernes éplorées, retenez-vous donc votre proie avec délices, pour ne
+la rendre jamais à la chaleur du soleil? Mais non! on est frappé d'un
+autre sentiment en parcourant à la lueur des torches les funèbres
+galeries des carrières qui ont fourni à la capitale ses matériaux de
+construction. La ville souterraine a livré ses entrailles au monde des
+vivants, et, en retour, la cité vivante a donné ses ossements à la terre
+dont elle est sortie. Les bras qui creusèrent le roc reposent maintenant
+sous les cryptes profondes qu'ils baignèrent de leurs sueurs. L'éternel
+suintement des parois glacées retombe en larmes intarissables sur les
+débris humains. Cybèle en pleurs presse ses enfants morts sur son sein
+glacé, tandis que ses fortes épaules supportent avec patience le fardeau
+des tours, le vol des chars et le trépignement des armées, les iniquités
+et les grandeurs de l'homme, le brigand qui se glisse dans l'ombre et
+le juste qui marche à la lumière du jour. Mère infatigable, inépuisable
+nourrice, elle donne la vie à ceux-ci, le repos à ceux-là; elle alimente
+et protège, elle livre ses mamelles fécondes à ceux qui s'éveillent,
+elle ouvre ses flancs pleins d'amour et de pitié à ceux qui s'endorment.
+
+Homme d'un jour, pourquoi tant d'effroi à l'approche du soir? Enfant
+poltron, pourquoi tressaillir en pénétrant sous les voûtes du tombeau?
+Ne dormiras-tu pas en paix sous l'aisselle de ta mère? Et ces montagnes
+d'ossements ne te feront-elles pas une place assez large pour t'asseoir
+dans l'oubli, suprême asile de la douleur? Si tu n'es que poussière,
+vois comme la poussière est paisible, vois comme la cendre humaine
+aspire à se mêler à la cendre régénératrice du monde! Pleures-tu sur
+le vieux chêne abattu dans l'orage, sur le feuillage desséché du jeune
+palmier que le vent embrasé du sud a touché de son aile? Non, car tu
+vois la souche antique reverdir au premier souffle du printemps, et le
+pollen du jeune palmier, porté par le même vent de mort qui frappa la
+tige, donner la semence de vie au calice de l'arbre voisin. Soulève sans
+horreur ce vieux crâne dont la pesanteur accuse la fatigue d'une longue
+vie. A quelques pieds au-dessus du sépulcre où ce cadavre d'aïeul est
+enfoui, de beaux enfants grandissent et folâtrent dans quelque jardin
+paré des plus belles fleurs de la saison. Encore quelques années, et
+cette génération nouvelle viendra se coucher sur les membres affaissés
+de ses pères. Et pour tous, la paix du tombeau sera profonde, et
+toujours la caverne humide travaillera à la dissolution de ses
+squelettes.
+
+Bouche immense, avide, incessamment occupée à broyer la poussière
+humaine, à communier pour ainsi dire avec sa propre substance, afin de
+reconstituer la vie, de la retremper dans ses sources inconnues et de
+la reproduire à sa surface, faisant sortir ainsi le mouvement du repos,
+l'harmonie du silence, l'espérance de la désolation. Vie et mort,
+indissoluble fraternité, union sublime, pourquoi représenteriez-vous
+pour l'homme le désir et l'effroi, la jouissance et l'horreur? Loi
+divine, mystère ineffable, quand même tu ne te révélerais que par
+l'auguste et merveilleux spectacle de la matière assoupie et de la
+matière renaissante, tu serais encore Dieu, esprit, lumière et bienfait.
+
+
+
+II
+
+DE LA LANGUE D'OC
+
+ET
+
+DE LA LANGUE D'OIL
+
+
+A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE _l'Éclaireur de l'Indre._
+
+Monsieur,
+
+J'ai entendu dire par certains savants que la diversité des langues
+venait de la différence des climats. Ils soutiennent que, si le
+norvégien est rude et guttural, et le toscan musical et doux, cela
+provient de, ce que, en Norvège, les eaux et les vents grondent et
+mugissent, tandis qu'en Italie, ils font entendre un murmure mélodieux.
+
+Cette théorie sur la diversité des langues, basée sur l'onomatopée, ne
+me va pas. Je m'en tiens à la tour de Babel. La confusion des langues
+doit être de droit divin. Cette explication me plaît parce qu'elle est
+beaucoup moins savante et beaucoup moins embrouillée. Ne voit-on pas,
+d'ailleurs, le miracle se continuer de nos jours? Plus les sociétés
+vieillissent, moins les hommes s'entendent, moins ils se comprennent. Et
+n'a-t-on pas remarqué qu'une foule de dialectes naissaient d'une même
+langue, au sein d'une même nation?
+
+La langue de notre pays de France, la langue romane, presque aussi
+harmonieuse que celle des Grecs, au dire des connaisseurs, avait comme
+elle différents dialectes. Les deux principaux étaient le _provençal_ et
+le _français_ proprement dit, autrement la langue d'_oc_ et la langue
+d'_oil_.
+
+Vous ne voyez peut-être pas encore où je veux en venir, monsieur le
+rédacteur. Un peu de patience, s'il vous plaît, nous arriverons.
+
+Le premier de ces dialectes était répandu dans le Midi; le second dans
+le Nord. Mais où commençait le pays de la langue d'_oc_, où finissait
+celui de la langue d'_oil_? Les uns disent que c'était la Loire qui
+formait la ligne de démarcation. Cela est vrai à partir de sa source
+jusqu'aux montagnes de l'Auvergne. De là, la frontière qui divisait
+les deux pays, se dirigeant à travers les montagnes de la Marche,
+aboutissait, en suivant une ligne droite, au pertuis d'Antioche.
+
+Nous y voilà, monsieur le rédacteur. Les poëtes du pays de la langue
+d'_oc_ s'appelaient _troubadours_; on nommait _trouvères_ ceux de la
+langue d'_oil_. Ainsi, à partir de la province de la Marche jusqu'à la
+frontière du nord, _français_, proprement dit, et _trouvères_ c'est le
+pays de Rabelais, de Paul-Louis Courier et de Blaise Bonnin; à partir,
+au contraire, de la même province jusqu'aux rives de la Durance,
+dialecte provençal et _troubadours, troubadours_ purs; nos braves
+voisins de la Marche peuvent seuls revendiquer les deux qualités; car,
+pour le dire en passant, c'est au milieu de leur pays qu'était assise la
+noble forteresse de Croizan. C'était là, au confluent de la Creuse et de
+la Sedelle, que passait la ligne séparative des deux dialectes.
+
+Vous savez mieux que moi, monsieur le rédacteur, qu'on a beaucoup et
+savamment écrit sur les _troubadours_ et les _trouvères_. Mais il nous
+importe, à nous qui habitons le pays de la langue d'_oil_, de prouver
+que les seconds l'emportaient sur les premiers.
+
+Je m'en réfère au jugement d'un homme compétent sur la matière, à celui
+de M. de Marchangy, écrivain monarchique et religieux s'il en fut. Il
+dit que les _troubadours_ ont excité une admiration que le faible mérite
+de leurs compositions ne peut suffisamment justifier. Il ajoute que les
+_trouvères_, «moins connus et plus dignes de l'être, ont fait briller
+une imagination riche et variée dans ses jeux, et ont laissé des
+ouvrages où n'ont pas dédaigné de puiser Boccace, l'Arioste, la Fontaine
+et Molière».
+
+Admettons cependant qu'un _troubadour_ puisse lutter contre un
+_trouvère_ avec quelque espoir de succès; du moins faudra-t-il qu'ils
+écrivent chacun dans leur langue; mais qu'un habitant du pays des
+trouvères s'avise de composer en dialecte provençal, ou qu'un troubadour
+pur sang, un _indigène des régions Lémoricques_ se permette d'écrire
+dans le langage de Rabelais, nous verrons, ma foi, de belle besogne!
+
+Si vous rencontrez jamais un infortuné _troubadour_ qui veuille entrer
+en lutte avec notre ami Blaise Bonnin, et s'évertuer à parler notre
+patois berrichon, citez-lui, je vous prie, le chapitre VI du livre II de
+_Pantagruel_.
+
+C'est une petite leçon que Rabelais donnait aux écoliers de son temps,
+et dont ceux du nôtre feront bien de profiter.
+
+Si ce passage ne dégrise pas le malencontreux orateur, il faudra
+désespérer de sa raison.
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+_Comment Pantagruel rencontra ung Limosin qui contrefaisoit le languaige
+françoys._
+
+«Quelque jour, je ne sçay quand, Pantagruel se pourmenoit après souper
+avecques ses compaignons, par la porte d'ond l'on va à Paris: là
+rencontra ung escholier tout joliet, qui venoit par icelluy chemin; et,
+après qu'ils se feurent saluez, luy demanda:
+
+»--Mon amy, d'ond viens-tu à ceste heure?
+
+»L'escholier lui respondist:
+
+»--De l'alme, inclyte et celebre academie que l'on vocite Lutece[8].
+
+»--Qu'est-ce à dire? dist Pantagruel à ung de ses gens.
+
+»--C'est, respondist-il, de Paris.
+
+»--Tu viens doncques de Paris? dit-il. Et à quoi passez-vous le temps,
+vous aultres messieurs estudians audict Paris?
+
+»Respondist l'escholier:
+
+»--Nous transfretons la Sequane au dilucule et crepuscule: nous
+deambulons par les compites et quadeivies de l'urbe, nous despumons
+la verbocination latiale; et, comme versimiles amorabonds, captons la
+benevolence de l'omnijuge, omniforme et omnigene sexe feminin[9]...
+
+[Note 8: «De la belle, remarquable et célèbre académie que l'on
+appelle Paris.»]
+
+[Note 9: «Nous passons la Seine soir et matin. Nous nous promenons
+sur les places et dans les carrefours de la ville. Nous parlons la
+langue latine; et, comme vrais amoureux, nous captons la bienveillance
+du sexe féminin, le juge suprême, possesseur de toutes les formes et le
+générateur Universel.»]
+
+»A quoi Pantagruel dist:
+
+»--Que diable de languaige est cecy? par Dieu tu es quelque hereticque.
+
+»--Seignor, non, dist l'escholier, car libentissimement des ce qu'il
+illuccese quelque minutule lesche du jour, je demigre en quelqu'ung de
+ces tant bien architectez moustiers: et là, me irrorant de belle eau
+lustrale, grignotte d'un transon de quelque missique precation de nos
+sacrificules, et submirmillant mes precules horaires, eslue et absterge
+mon anime des es inquinamens nocturnes. Je revere les olympicoles. Je
+venere latrialement le supernel astripotent. Je dilige et redame mes
+proximes. Je serre les prescripz decalogicques; et, selon la facultatule
+de mes vires, n'en discede la late unguicule. Bien est veriforme qu'à
+cause que Mammone ne supergurgite goutte en mes locules. Je suis quelque
+peu rare et lent à supereroger les elecmosynes à ces egenes queritans
+leur stipe hostiatement[10].
+
+[Note 10: «Non, seigneur, dit l'écolier; car, dès que brille le
+moindre rayon de jour, je me rends de grand coeur dans quelqu'une de nos
+belles cathédrales, et, là, m'arrosant de belle eau lustrale, je
+chante un morceau des prières de nos offices. Et, parcourant mon livre
+d'heures, je lave et purifie mon âme de ses souillures nocturnes. Je
+révère les anges, je révère avec un culte particulier l'Éternel qui
+régit les astres. J'aime et je chéris mon prochain. J'observe les
+préceptes du Décalogue; et, selon la puissance de mes forces, je ne
+m'en écarte de la longueur de l'ongle; il est bien vrai que le dieu des
+richesses ne verse une goutte dans mes coffres, et c'est à cause de cela
+que je suis quelque peu rare et lent à faire l'aumône à ces pauvres qui
+vont demander aux portes.»]
+
+»--Eh bren, bren, dist Pantagruel, qu'est-ce que veult dire ce fol? Je
+croi qu'il nous forge ici quelque languaige diabolique, et qu'il nous
+charme comme enchanteur!
+
+»A quoi dist ung de ses gens:
+
+»--Seigneur, sans doubte, ce galant veult contrefaire la langue des
+Parisians; mais il ne faict qu'escorcher le latin et cuide ainsi
+pindariser; et luy semble bien qu'il est quelque grand orateur en
+françoys, parce qu'il dédaigne l'usance commune de parler.
+
+»A quoy dist Pantagruel:
+
+»--Est-il vrai?
+
+»L'escholier respondist:
+
+»--Signor messire, mon genie n'est point apte nate à ce que dist ce
+flagitiose nebulon, pour escorier la cuticule de votre vernacule
+gallicque; mais viceversement je gnave opere, et par veles et par rames
+je me entite de le locupleter par la redundance latinicome[11].
+
+»--Par Dieu! dist Pantagruel, je vous apprendray à parler. Mais devant,
+respond moi, d'ond es-tu?
+
+»A quoy dist l'escholier:
+
+»--L'origine primere de mes aves et ataves feut indigene des régions
+Limoricques, où requiesce le corpore de l'agiotate sainct Martial[12].
+
+»--J'entends bien, dist Pantagruel: Tu es Limosin pour tout potaige; et
+tu veulx ici contrefaire le Parisian. Or viens ça que je te donne un
+tour de pigne.
+
+»Lors le print à la gorge, lui disant:
+
+»--Tu escorches le latin; par sainct Jean, je te ferai escorcher le
+regnard, car je t'escorcheray tout vif.
+
+[Note 11: «Seigneur messire, mon génie n'est pas apte à faire ce que
+dit ce mauvais fripon, je ne suis pas né pour écorcher la pellicule
+de votre français vulgaire, au contraire je mets tout mon soin, et,
+à l'aide de la voile et de la rame, je m'efforce de l'enrichir par
+l'imitation latine.»]
+
+[Note 12: «L'origine première de mes aïeux et quadris aïeux fut
+indigène des régions Lémoriques, où repose le corps du très-saint
+Martial.»]
+
+»Lors commença le paoure Limosin à dire:
+
+»--Vee dicon gentilastre! hau! sainct Marsault, adjouda mu! Hau! hau!
+laissas a quo au nom de Dious, et ne me touquas gron[13].
+
+»A quoy, dist Pantagruel:
+
+»--A ceste heure, parles-tu naturellement.
+
+»Et ainsi le laissa; car le paoure Limosin conchioit toutes ses
+chausses, qui estoyent faictes à queue de merluz, et non à plain fonds,
+dont dit Pantagruel:
+
+»--Au diable soit le mascherabe[14]!
+
+»Et le laissa. Mais ce luy fut un tel remordz toute sa vie, et tant feut
+altéré, qu'il disoit souvent que Pantagruel le tenoit à la gorge. Et,
+après quelques années, mourut de la mort Roland, ce faisant la vengeance
+divine, et nous demonstrant ce que dict le philosophe, et Aule-Gelle,
+qu'il nous convient parler selon le languaige usité. Et, comme disait
+Octavia Auguste, qu'il fault eviter les mots espaves[15] en pareille
+diligence que les patrons de navire evitent lers rochiers de mer.»
+
+
+[Note 13: «Eh! dites donc, mon gentilhomme... O saint Martial
+secourez-moi! oh! oh! laissez-moi, au nom de Dieu, ne me touchez pas.»]
+
+[Note 14: «Mangeur de raves.»]
+
+[Note 15: «Inusités.»]
+
+
+Je vous demande mille pardons, monsieur le rédacteur, d'avoir interrompu
+vos travaux; mais vous m'excuserez. J'aime la jeunesse et je ne désire
+rien tant que de la voir suivre la bonne voie en littérature comme en
+toute chose. Je crois qu'il est inutile d'en dire davantage.
+
+A bon entendeur, salut.
+
+Agréez mes salutations cordiales.
+
+
+
+III
+
+LA PRINCESSE
+
+ANNA CZARTORYSKA
+
+
+Il y a en France environ cinq mille cinq cents émigrés polonais. De ce
+nombre, cinq cents vivent sans subsides, des débris de leur fortune.
+Trois mille travaillent, et, sans distinction de rang, comme, hélas!
+sans distinction de forces physiques, se livrent aux professions les
+plus pénibles. Les proscrits ne se plaignent pas et ne demandent rien.
+Loin de se croire humiliés, ils portent noblement la misère qui est le
+partage des durs travaux. Ils remuent la terre sur les grandes routes,
+ils font mouvoir des machines dans les manufactures. Les fils des
+compagnons de Jean Sobieski ne sont plus soldats, ils sont ouvriers pour
+ne pas être mendiants sur une terre étrangère. Quatre cent cinquante
+autres émigrés suivent l'enseignement de nos savants dans différentes
+écoles.
+
+Mais il reste environ onze cents personnes, vieillards, femmes et
+enfants, accablées par les infirmités, la misère et le désespoir. Le
+temps, loin d'adoucir cet amer regret de la patrie, semble avoir rendu
+plus profond encore le découragement des victimes. Le chiffre des
+exilés morts en 1832 est de onze seulement, et cette année il s'élève
+à soixante-quatorze. A mesure que les rangs s'éclaircissent, la misère
+augmente, car l'abattement moral, l'épuisement des forces sont le
+partage des chefs de famille, des mères chargées d'enfants. Des
+orphelins restent sans ressources, des vieillards sans consolation, des
+jeunes filles sans conseil et sans appui.
+
+Au milieu de ses désastres et de sa détresse, l'émigration a reçu du
+ciel le secours et la protection d'un ange. La princesse Czartoryska,
+femme du noble prince Czartoryski, qui fut à la tête de la révolution
+polonaise, a consacré sa vie au soulagement de tant d'infortunes. Cette
+femme, qui eut une existence royale, vit aujourd'hui à Paris avec sa
+famille, dans une médiocrité voisine de la pauvreté. C'est quelque chose
+de solennel et de vénérable que cet intérieur modeste et résigné. Cette
+famille n'a qu'un regret, celui de n'avoir pas assez de pain pour
+nourrir tous les pauvres proscrits, et nous savons qu'elle se refuse les
+plus modiques jouissances du bien-être domestique, pour subvenir aux
+frais incessants d'une patriotique charité.
+
+Qu'on me permette donc d'entrer dans quelques détails sur cette femme,
+dont le nom se placera un jour, dans l'histoire de l'émigration
+polonaise, à côté de Claudine Potoçka et de Szczanieçka.
+
+Ceci est bien aussi intéressant qu'un feuilleton de théâtre ou qu'une
+nouvelle de revue; ce sera une scène d'analyse de moeurs si l'on veut,
+aussi poétique à narrer simplement que le serait une création de
+l'art. Si quelque grand talent d'écrivain s'y consacrait, la postérité
+donnerait peut-être tous nos romans prétendus intimes pour ce tableau
+historique de la vie d'une princesse au XIXe siècle.
+
+Compagne dévouée d'un digne époux, mère de trois beaux enfants, frêle
+et délicate comme une Parisienne, quel moyen pouvait-elle trouver de
+se consacrer à la révolution polonaise sans manquer aux devoirs de la
+famille? Pouvait-elle armer et commander un régiment comme la belle
+Plater et tant d'autres héroïnes du vieux sang sarmatique? Pouvait-elle,
+comme Claudine Potoçka, se faire cénobite et partager son dernier
+morceau de pain avec un soldat? Non; mais elle trouva un moyen tout
+féminin de se rendre utile et de donner plus que son pain, plus que son
+sang. Elle donna son temps, sa pensée et son intelligence, le travail
+de ses mains; mais quel travail! C'est à elle qu'il appartenait de
+réhabiliter à nos yeux les ouvrages de l'aiguille trop méprisés en
+ces temps-ci par quelques femmes philosophes, trop appréciés par la
+coquetterie égoïste de quelques autres.
+
+Jamais, avant d'avoir vu ces merveilleux ouvrages, nous n'eussions pensé
+qu'une broderie pût être une oeuvre d'art, une création poétique; et
+pourtant, si on y songe bien, ne faudrait-il pas dans le rêve d'une vie
+complète faire intervenir la pensée poétique, le sentiment de l'art, ce
+quelque chose qui échappe à l'analyse, mais dont l'absence fait souffrir
+toutes les organisations choisies, et qu'on appelle _goût_; mot vague
+encore, parce qu'il est jusqu'ici le résultat d'un sens individuel, et
+souvent très-excentrique, partant très-opposé à la _mode_, qui est la
+création vulgaire des masses.
+
+Dans le perfectionnement que doivent subir toutes choses, et les arts
+particulièrement, il y aura certes un encouragement à donner aux oeuvres
+de pur goût; elles n'auront pas, si vous voulez, une utilité positive,
+immédiate; mais, comme l'avenir nous rendra certainement moins positifs,
+nous arriverons à comprendre que l'élégance et l'harmonie sont
+nécessaires aux objets qui nous entourent, et que le sentiment
+d'harmonie sociale, religieux, politique même, doit entrer en nous
+par les yeux, comme la bonne musique nous arrive à l'esprit par les
+oreilles, comme la conviction de la vérité nous est transmise par le
+charme de l'éloquence, comme la beauté de l'ordre universel nous est
+révélée à chaque pas par le moindre détail des beautés ou des grâces
+d'un paysage. Le grand artiste de la création nous a donné un assez
+vaste atelier pour nous porter à l'étude du beau.
+
+D'où vient donc que des générations entières passent au milieu du temple
+universel sans apprendre à construire un seul édifice qui ne soit
+grossier et disproportionné, tandis que d'autres générations se sont
+tellement préoccupées du beau extérieur, qu'elles nous ont transmis les
+objets les plus futiles, empreints d'une invention exquise ou d'une
+correction méticuleuse? C'est que l'humanité n'a pu se développer par
+tous les côtés à la fois. Incomplète encore et ne suffisant pas à
+l'énorme gestation de son travail interne, elle a dû négliger l'art
+lorsqu'elle existait par la guerre, de même qu'elle a dû négliger la
+politique lorsqu'elle s'est laissée absorber par le luxe et le goût. On
+a conclu jusqu'ici, comme Jean-Jacques-Rousseau, que l'esprit humain
+était à jamais condamné à perdre d'un côté ce qu'il acquérait de
+l'autre. Mais c'est une erreur que repoussent les esprits sérieux. Ne
+sentent-ils pas déjà en eux la perfectibilité se manifester par les
+besoins du coeur et de l'intelligence, qui ne peuvent se réaliser
+tout d'un coup, mais dont la présence dans le cerveau humain est une
+souffrance, un appel, une protestation contre _le fini_ des choses
+passées, un garant de l'infini des choses futures?
+
+Sans aller trop loin, nous pouvons jeter les yeux autour de nous et
+remarquer combien, depuis quelques années seulement, le goût a gagné
+sous plusieurs rapports. L'inconstance effrénée de la mode est une
+preuve évidente du besoin que le goût des masses éprouve de se former et
+de s'éclairer avant de se fixer. Il ne se fixera sans doute jamais d'une
+manière absolue, mais il se posera du moins des bases plus durables, et,
+à mesure que le génie des artistes innovera, le goût du public est prêt
+à le contenir dans sa bizarrerie ou à le protéger dans son élan. Déjà ce
+que nous appelions il y a quelques années l'_épicier_ commence à perdre
+de ses principes absolus de stagnation, déjà il cherche à se meubler
+_moyen âge_, _renaissance_, et, quand il a de l'argent, son tapissier
+lui insuffle un peu de goût. Ces essais de retour vers le passé ne
+sont point une marche rétrograde; c'est en étudiant, en comprenant les
+produits antérieurs de l'art, qu'on pourra apprendre à les juger, à les
+corriger, à les perfectionner. Qu'on ne s'inquiète pas de nous voir
+encore copier dans les arts l'architecture ou l'ameublement de nos
+pères; chaque instant de la vie sociale donnera bien assez de caractère
+à ce qui ressortira de ces essais de reproduction.
+
+Il faut donc encourager le goût même dans les plus petites choses, et
+compter pour l'avenir sur une _nouvelle renaissance_; elle sortira de
+nos erreurs mêmes, et il n'y aura pas une bévue de nos architectes ou de
+nos décorateurs qui ne serve de base à de meilleures notions. Il faut ne
+point mépriser comme futiles le sentiment de la grâce et le mouvement
+de l'esprit, manifestés dans un tapis, dans une tenture, dans l'étoffe
+d'une robe, dans la peinture d'un éventail. Nos meubles sont déjà
+devenus plus moelleux et plus confortables; on en viendra à leur donner
+l'élégance qui leur manque. Une éducation plus exquise apportera dans
+les ornements de toute espèce l'harmonie et le charme, qui sont encore
+étouffés sous la transition bien nécessaire de l'économie et de
+l'utilité. Dans ces choses de détail, les femmes seront nos maîtres,
+n'en doutons pas, et, loin de les en détourner, cultivons en elles ce
+tact et cette finesse de perception qui ne leur ont pas été donnés pour
+rien par la nature.
+
+Reconnaissons-le donc, il y a du génie dans le goût, et jusqu'ici le
+goût est peut-être encore tout le génie de la femme. Autant nous avons
+souffert quelquefois de voir de jeunes personnes pâlir et s'atrophier
+sur la minutieuse exécution d'une fleur de broderie dessinée lourdement
+par un ouvrier sans intelligence, autant nous avons admiré ce qu'il y a
+de poésie dans le travail d'une femme qui crée elle-même ses dessins,
+qui raisonne les proportions de l'ornement et qui sent l'harmonie des
+couleurs. Celle qui nous a le plus frappé dans ce talent, où l'âme met
+sa poésie et le caractère sa persévérance, c'est la princesse Anna
+Czartoryska. Cette jeune femme aux mains patientes, à l'âme forte,
+à l'esprit exquis, passe sa vie auprès de sa mère, charitable et
+laborieuse comme elle, penchée sur un métier ou debout sur un
+marchepied, créant avec la rapidité d'une fée des enroulements
+hiéroglyphiques d'or, d'argent ou de soie, sur des étoffes pesantes ou
+des trames déliées, semant des fleurs riches et solides sur des toiles
+d'araignée, peignant des arabesques d'azur et de pourpre sur le bois,
+sur le satin, sur le velours et nuançant avec la patience de la femme,
+et jetant avec l'inspiration de l'artiste, des dessins toujours
+nouveaux, des richesses toujours inattendues du bout de ses jolis
+doigts, du fond de son ingénieuse pensée, du fond de son coeur surtout.
+Oui, c'est son coeur qui travaille, car c'est lui qui la soutient dans
+cette desséchante fatigue d'une vie sédentaire, où le cerveau brille, où
+le sang glace. Il n'y a pas une de ces fleurs qui ne soit éclose
+sous l'influence d'un sentiment généreux et qu'une larme de ferveur
+patriotique n'ait arrosée.
+
+Qui nous dira le mystère sacré de ces pensées, tandis que, courbée sur
+son ouvrage, tremblante de fièvre, attentive pourtant au moindre cri, au
+moindre geste de ses enfants, elle poursuivait d'un air calme et dans
+une apparente immobilité le poëme intérieur de sa vie? Chacun de ces
+fantastiques ornements qu'elle a tracés sur l'or et la soie renferme le
+secret d'une longue rêverie; l'immolation de sa vie entière est là.
+
+C'est ainsi que, chaque année, elle rassemble tous les travaux qu'elle
+a terminés pour les vendre elle-même aux belles dames oisives du grand
+monde. Elle ne leur fait payer ni son travail, ni sa peine, ni sa pensée
+créatrice: elle compte tout cela presque pour rien, et, pourvu qu'on
+achète autour d'elle mille petits objets que la sympathie d'autres
+femmes généreuses apporte à son atelier, elle est heureuse d'achalander
+la vente des objets de pur caprice par la valeur réelle de ses belles
+productions. Aussi les acheteurs ne lui manqueront pas cette année plus
+que les autres, et le monde élégant de Paris viendra en foule, nous
+l'espérons, se disputer ces charmants ouvrages, création d'une artiste,
+reliques d'une sainte.
+
+
+
+IV
+
+UTILITÉ
+
+D'UNE
+
+ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION [16]
+
+
+Nous ne savons pas si un artiste doit s'excuser auprès du public d'avoir
+compris, par hasard, un beau matin, comme on dit, l'importance d'une
+question toute spéciale, et sur laquelle les pédants du métier
+pourraient bien l'accuser d'incompétence. Cependant, si la logique
+naturelle n'est pas un critérium applicable à tous les jugements
+humains, le public lui-même, qui n'est pas spécialement renseigné sur
+toutes les matières possibles, risque fort d'être regardé comme le
+plus incompétent de tous les juges; et comme il n'est guère disposé à
+souffrir qu'on le récuse, comme, après tout, il n'est point de questions
+générales, de quelque nature qu'elles soient, qui ne lui soient soumises
+en dernier ressort, il faut bien que, entre lui et les travailleurs
+spéciaux, la critique remplisse son rôle et serve d'intermédiaire.
+
+[Note 16: Par le comte d'Aure. In-8°, 1815.]
+
+Ceci, à propos d'une courte brochure que vient d'écrire M. le vicomte
+d'Aure, et qui est le résumé de deux remarquables ouvrages précédemment
+publiés, le _Traité d'équitation_ et le _Traité sur l'industrie
+chevaline_. A ceux qui ont suivi ces travaux et lu ces ouvrages,
+l'importance du sujet est suffisamment démontrée, soit qu'ils s'occupent
+de l'équitation comme art ou comme science, soit qu'ils l'envisagent
+sous son aspect militaire et politique, soit, enfin, qu'ils la
+considèrent sous le rapport de l'économie industrielle.
+
+Cette brochure a pour but de faire comprendre au gouvernement
+l'indispensable utilité d'une école normale d'équitation. C'est au
+moyen d'une institution de ce genre que l'on créera des hommes spéciaux
+destinés à répandre le goût du cheval et les connaissances équestres
+dans les populations. Il s'agit de revenir à ce que l'on faisait
+autrefois, c'est-à-dire former des hommes en état de dresser et de
+mettre en valeur nos chevaux de luxe, et des consommateurs en état de
+s'en servir. A quoi ont abouti toutes les dépenses du gouvernement pour
+régénérer nos races de luxe, le jour où il n'a pas compris que la chose
+essentielle pour leur assurer la vogue était de créer des hommes en
+état d'en tirer parti? Mais laissons parler M. d'Aure, sur les courses,
+considérées aujourd'hui comme le seul et unique moyen de régénération:
+
+«On ne peut pas mettre en doute que les courses ne soient à présent
+plutôt une question de jeu qu'une amélioration de race; il suffit, pour
+être édifié à cet égard, de voir comment les choses se passent aussi
+bien en Angleterre qu'en France.
+
+»Le cheval de course est un dé sur lequel un joueur vient placer un
+enjeu considérable; peu importe ce que deviendra plus tard le cheval;
+ce à quoi l'on s'attache, c'est à lui faire subir une préparation; les
+mettant dans le cas de concourir de bonne heure, et avec le plus de
+chances possible de vitesse. Si, en agissant ainsi le joueur peut y
+trouver son compte, l'amélioration de l'espèce doit-elle y trouver le
+sien? Je ne le pense pas. Du reste, tous les hommes sensés et spéciaux
+de l'Angleterre reconnaissent que l'adoption d'un pareil système apporte
+la dégénérescence de leurs races; ils s'aperçoivent que des sujets,
+soumis dès l'âge de deux ans à une préparation donnant une énergie
+factice et prématurée, sont ruinés pour la plupart, et retirent ainsi à
+la production une foule de sujets qui eussent été précieux s'ils avaient
+été élevés dans de meilleures conditions.
+
+»N'en est-il pas de même, chez nous? Que deviennent la plupart de ces
+chevaux de noble origine, élevés d'abord avec tant de frais? Défleuris,
+estropiés, altérés dans leur santé par l'entraînement, ils sortent de
+l'hippodrome souvent pour être vendus à vil prix, et le produit de cette
+vente doit servir de dédommagement aux frais énormes faits pour leur
+éducation. Avec de semblables résultats, bien rares en exceptions,
+le jeu devient une conséquence; ne faut-il pas se couvrir des frais
+exorbitants de l'entraînement et de toutes les chances défavorables qui
+en émanent, et chercher, dans le hasard, des chances pouvant devenir
+plus propices; aussi, en France comme en Angleterre, le motif réel,
+essentiel des courses, a-t-il été effacé: ce n'est plus qu'un vaste
+champ d'agiotage subventionné chez nous par l'État.
+
+»Après avoir fait naître une situation aussi aventureuse dans une
+industrie ne demandant, au contraire, que de la suite et du positif,
+quels avantages en a retirés l'État? quel a été le prix des sacrifices
+faits pour soutenir une pareille institution? Dans le nombre
+incalculable de chevaux tarés et estropiés par les exercices prématurés,
+il a trouvé, depuis quatorze ans, à acheter, à des prix souvent trop
+élevés, une cinquantaine d'étalons dont la plupart ont encore des
+qualités fort contestables comme reproducteurs. Cependant, si l'on fait
+le relevé des fonds versés par l'État depuis quatorze ans, les villes
+ayant des hippodromes, le roi, les princes et les sociétés, on pourrait
+évaluer à plusieurs millions les fonds employés à encourager une
+industrie, cause de ruine pour beaucoup de gens et n'ayant servi qu'à
+détériorer une race appelée à jeter des germes d'amélioration dans nos
+espèces...»
+
+Et plus loin:
+
+«Si tout le mérite du cheval était dans la vitesse, cette préoccupation
+serait excusable; mais à quoi sert le meilleur coureur, quand il ne
+joint pas à cette qualité une bonne construction et de belles allures?
+Repoussé pour la reproduction, ne trouvant pas même d'emploi chez celui
+qui l'élève, il ne sert qu'à engager des paris et à compromettre ainsi
+la fortune de celui auquel il appartient.
+
+»Rien ne pourrait mieux faire naître le doute, qu'un mode amenant
+d'aussi tristes résultats. En tout état de cause, à quoi sert d'obtenir
+un degré de plus grande vitesse parmi les individus d'une même race et
+tous soumis aux mêmes conditions? seront-ils pour cela plus de pur sang?
+
+»Si la lutte s'établissait entre des chevaux d'espèce différente, et que
+deux systèmes fussent en présence, je comprendrais fort bien alors les
+luttes à outrance pour faire prévaloir un de ces deux systèmes; mais ici
+tout le monde est d'accord; et l'on tient si fortement à l'être, que,
+dans les concours, on n'admet pas un cheval dont l'origine ne soit bien
+constatée, tant on craint de réveiller la controverse, si un cheval dont
+l'origine serait douteuse était vainqueur.»
+
+Voilà donc pourtant où nous en sommes; voilà le résultat de ces
+grands moyens d'amélioration, considérés aujourd'hui comme la panacée
+universelle. M. d'Aure, qui admet bien les épreuves de courses pour
+certains chevaux, voudrait cependant aussi que des primes, des
+encouragements fussent accordés à des chevaux qui ne peuvent et ne
+doivent pas être achetés comme étalons, et qui sont destinés à entrer
+dans la consommation. Cet encouragement serait certainement le meilleur,
+car l'éducation donnée à nos chevaux indigènes contribuerait puissamment
+à combattre la concurrence étrangère.
+
+Laissons encore parler M. d'Aure:
+
+«Pourquoi, en exigeant quelques preuves d'énergie, ne pas primer aussi
+les allures, la construction, le dressage et la bonne condition? Le
+cheval une fois soumis à des exercices qui ne serviraient qu'à le mettre
+en valeur, une grande concurrence s'établirait alors pour obtenir un
+prix, et, si on ne l'obtenait pas, on disposerait, en tout état
+de cause, le cheval à une vente facile et avantageuse. Dans cette
+hypothèse, il n'est pas douteux qu'une foule de chevaux ne soient
+achetés par le consommateur à un prix souvent beaucoup plus élevé que ne
+sont vendus annuellement au haras quelques étalons.»
+
+De quelque manière que soit envisagée cette grande question, la création
+d'hommes spéciaux est une chose indispensable. Quand bien même nous
+enlèverions à l'équitation son importance sous le point de vue
+d'économie industrielle, ou sous le point de vue militaire et politique,
+elle a encore une valeur immense sous le point de vue artistique.
+
+L'équitation est, en effet, une science et un art. C'est un art pour
+celui qui dispose du cheval tout dressé. C'est une science pour le
+professeur, qui dresse et l'homme et le cheval. Le professeur a donc
+à créer l'instrument et le virtuose: il faut qu'il possède à fond
+la physiologie du cheval; faute de quoi, il est exposé à demander
+violemment à certains individus ce que leur conformation, des défauts
+naturels ou des tares peu apparents leur interdisent de faire avec
+spontanéité. L'ignorance de l'éducateur, inattentif à ces imperfections
+ou à ces particularités, provoque infailliblement chez des animaux,
+peut-être généreux et dociles d'ailleurs, la souffrance, la révolte et
+une irritation de caractère qu'eux-mêmes ne peuvent plus gouverner.
+
+Mais comment s'étonnerait-on que l'éducation des bêtes, de ces
+instruments passifs et muets de nos indiscrètes volontés, ne fût pas
+souvent prise à rebours, lorsque, nous qui avons le raisonnement et la
+parole pour nous défendre et nous justifier, nous sommes si mal compris
+et si mal menés par les prétendus éducateurs du genre humain? Un bon
+cheval, intelligent et fin, est un instrument à perfectionner. Une main
+brutale ne saurait en tirer parti; un artiste habile en développe la
+délicatesse et la puissance. Dans ce noble et vivifiant exercice,
+l'écuyer expérimenté sent qu'il y a là, comme dans tous les arts, un
+progrès continuel à faire, une perfection de plus en plus difficile
+à atteindre, de plus en plus attrayante à chercher. C'est un champ
+illimité pour l'étude et l'observation des instincts et des ressources
+de cet admirable instrument, de cet instrument qui vit, qui comprend,
+qui répond, qui progresse, qui entend, qui retient, qui devine, qui
+raisonne presque; le plus beau, le plus intelligent des animaux qui
+peuvent nous rendre un service immédiat en nous consacrant leurs forces.
+
+Ceux qui n'ont aucune notion de cet art du cavalier s'imaginent
+que l'équilibre résultant de l'habitude, la force musculaire et
+l'intrépidité suffisent. La première de ces qualités est la seule
+indispensable. Elle l'est, à la vérité, mais elle est loin de suppléer
+à la connaissance des moyens; et, quant à l'emploi de la force et de
+l'audace, il est souvent plus dangereux qu'utile. Une femme délicate,
+un enfant, peuvent manier un cheval vigoureux s'il est convenablement
+dressé, et s'ils ont l'instruction nécessaire. Les qualités naturelles
+sont: la prudence, le sang-froid, la patience, l'attention, la
+souplesse, l'intelligence des moyens et la délicatesse du toucher, car
+ce mot de pratique instrumentale peut très-bien s'appliquer au maniement
+de la bouche du cheval; et, tandis que l'ignorance croit n'avoir qu'à
+exciter et à braver l'exaspération du coursier, la science constate
+qu'il s'agit, au contraire, de calmer cette créature impétueuse, de la
+dominer paisiblement, de l'assouplir, de la persuader pour ainsi dire,
+et de l'amener ainsi à exécuter toutes les volontés du cavalier avec une
+sorte de zèle et de généreux plaisir.
+
+Qu'on nous permette encore un mot sur la question d'art. Il y a dans
+l'équitation, comme dans tout, une bonne et une mauvaise manière, ou
+plutôt il y a cent mauvaises manières et une seule bonne, celle que la
+logique gouverne. Cependant l'erreur prévaut souvent, et la logique
+proteste en vain. Certain professeur, naguère au pinacle, et qui n'a
+pas craint de soumettre sa méthode, incarnée en sa personne, aux
+applaudissements et aux sifflets d'une salle de spectacle, avait obtenu
+des résultats en apparence merveilleux, tout en ressuscitant et en
+exagérant des procédés à la mode sous Louis XIII. Le cheval réduit à
+l'état de machine entre ses mains et entre ses jambes, entièrement
+dénaturé, raidi là où la nature l'avait fait souple, brisé là où il
+devait être ferme, déformé en réalité et comme crispé dans une attitude
+contrainte et bizarre, exécutait, comme une mécanique à ressorts, tous
+les mouvements que l'écuyer, espèce d'homme à ressorts aussi, lui
+imprimait au grand ébahissement des spectateurs. Cela était fort
+curieux, en effet, et ce puéril travail, considéré comme étude de
+fantaisie, pouvait fort bien défrayer le spectacle de Franconi parmi les
+diverses exhibitions de chevaux savants.
+
+Jusque-là, rien de mieux: M. Baucher méritait les applaudissements pour
+avoir montré un si remarquable asservissement des facultés du cheval aux
+volontés de l'homme. Malheureusement le public s'imagina que c'était
+là de l'équitation, et qu'un spécimen de l'exagération à laquelle
+on pouvait parvenir en ce genre était la vraie, la seule base de
+l'éducation hippique. Des hommes réputés spéciaux se le laissèrent
+persuader par l'engouement, et l'inventeur du système finit par le
+croire lui-même en se voyant pris au sérieux.
+
+C'est donc d'une mauvaise manière, de la pire de toutes peut-être, que
+ces hommes prétendus compétents se sont récemment enthousiasmés aux
+dépens et dommages de l'État. Cette incroyable erreur ne signale que
+trop la décadence où sont tombés aujourd'hui l'art de l'équitation et
+la science de l'hippiatrique; car ces choses qu'on a voulu désunir
+sont indissolublement solidaires l'une de l'autre. Avant de dresser un
+cheval, il faut savoir: 1° ce que c'est que le cheval en général; 2° ce
+qu'est en particulier l'individu soumis à l'éducation. Nous avons dit
+comment la connaissance de l'individu était indispensable lorsqu'on ne
+voulait pas s'exposer à lui demander autre chose que ce qu'il pouvait
+exécuter. Quant au cheval en général, nous disons que c'est un être
+énergique, irritable, généreux, par conséquent. On pourrait presque
+dire de lui, que c'est, après l'homme, un être libre, puisqu'il est
+susceptible d'abjurer la liberté naturelle de l'état sauvage et d'aimer
+non-seulement la domesticité, mais l'éducation. Aimer est le mot, et les
+poëtes n'ont fait ni métaphore ni paradoxe en dépeignant son ardeur
+dans le combat et son orgueil dans l'arène du tournoi. Autant un cheval
+courroucé par une éducation abrutissante se montre colère, vindicatif et
+perfide, autant celui qui n'a jamais éprouvé que de bons traitements et
+que l'on instruit avec logique, patience et clarté, répond aux leçons
+avec zèle et attrait.
+
+Il s'agit donc de faire de cet être intelligent un être instruit, et,
+pour cela, il ne faudrait pas oublier qu'on s'adresse à une sorte
+d'intelligence et non à une sorte de machine construite de main d'homme
+et qu'il soit donné à l'homme de modifier dans son essence. La main de
+Dieu a passé par là, elle a imprimé à cette race d'êtres un cachet de
+beauté et des aptitudes particulières que l'homme, appelé à gouverner
+les créatures secondaires, ne peut fausser sans contrarier et gâter
+l'oeuvre de la nature; c'est là une loi inviolable dans tous nos arts,
+dans tous nos travaux, dans toutes nos inventions. Le cheval est fait
+pour se porter en avant, pour aspirer l'air avec liberté, pour gagner en
+grâce, en force, en souplesse, à mesure qu'on règle ses allures; mais
+régler, c'est développer. Cela est vrai pour la bête et pour l'homme.
+La science vraie de l'écuyer consiste donc, en deux mots, à rendre sa
+monture docile en augmentant son énergie.
+
+Nous ne pouvions rendre compte d'une brochure qui est le résumé rapide
+des travaux précédents et de l'expérience de toute la vie de l'auteur,
+sans résumer de notre côté ses principes sur l'équitation. M. d'Aure est
+un praticien sérieux qui a étudié sa spécialité sous ses rapports les
+plus profonds. Il a porté dans ses études et dans sa pratique une
+véritable ferveur d'artiste, des convictions fondées, la persévérance et
+le désintéressement qui caractérisent ceux qui sentent vivement l'utile,
+le beau et le vrai de leur vocation.
+
+Dans un excellent traité sur _l'industrie chevaline_, écrit avec une
+clarté remarquable, et rempli de vues historiques ingénieuses et
+intéressantes, M. d'Aure a vu en grand et traité en maître cette
+question de l'amélioration des races que nous résumerions, nous,
+communistes, dans les termes suivants: «Socialisation d'un des
+instruments du travail de l'homme.» On ne niera pas que le cheval
+ne soit un de ces instruments de travail qu'aucune machine n'est de
+longtemps appelée à remplacer absolument. Il est heureux sans doute que
+le génie de l'industrie arrive de plus en plus à substituer les machines
+à l'emploi abusif qui a été fait et qui se fait encore des forces
+vitales. Mais, tandis qu'on se préoccupe aujourd'hui de supprimer par
+les machines la dépense qu'exige l'entretien de ces forces vitales, on
+ne s'aperçoit pas qu'on les laisse se détériorer et se perdre, lorsque,
+pour longtemps encore, on en a un besoin essentiel. On oublie que, pour
+des siècles encore, le cheval sera indispensable au travail humain, au
+service des armées, à l'agriculture, aux transports de fardeaux, aux
+voyages, etc.; et, lorsque cette noble espèce ne sera plus dans les
+mains de nos descendants que ce qu'elle doit être en effet, c'est-à-dire
+un moyen de plaisir, et son éducation perfectionnée une pratique d'art
+accessible à tous, nous aurons été forcés d'épuiser encore bien des
+générations de ces laborieux animaux, avant d'arriver à supprimer
+l'excès de leur travail. Ne dirait-on pas, à voir l'état de décadence
+où l'on a laissé tomber la production chevaline, que nous sommes à la
+veille d'entrer dans cet Eldorado de machines, où tout se fera à l'aide
+de la vapeur, depuis le transport des cathédrales jusqu'à l'office du
+barbier?
+
+Quel est donc le résultat social qu'il faudrait atteindre pour
+réhabiliter l'industrie chevaline, à peu près perdue depuis la
+révolution et particulièrement depuis 1830? Encourager la production,
+renouveler et conserver nos belles races indigènes, qui, dans peu
+d'années, auront entièrement disparu si on n'y prend garde; donner aux
+cultivateurs et aux éleveurs de chevaux les moyens de faire de bons
+élèves; enfin créer, comme on l'a déjà dit, une classe d'éducateurs
+spéciaux, sans laquelle le producteur ne peut donner au cheval la valeur
+d'un instrument complet, mis en état de service et de durée; sans
+laquelle aussi le consommateur ne saura jamais entretenir les ressources
+de sa monture. Nous en avons dit assez au commencement de cet article
+pour prouver que, sans l'éducation, le cheval est d'un mauvais service,
+et qu'entre les mains d'un bon éducateur et d'un bon cavalier, sa valeur
+augmente, ses forces se décuplent et se conservent. Il y aurait une sage
+économie générale à répandre ces connaissances dans notre peuple.
+Les riches n'y songent guère, ils ne se contentent pas de se servir
+exclusivement de chevaux anglais, il leur faut des cochers et des
+jockeys d'outre-Manche. Il est vrai qu'on trouverait difficilement
+aujourd'hui chez nous _des hommes de cheval_ entendus. A qui la faute?
+
+Pour prouver la nécessité de ces mesures, il suffit de montrer le
+désordre, l'incurie, et tous les fâcheux résultats de la concurrence
+aveugle et inintelligente, l'absence d'encouragements bien entendus,
+de dépenses utiles, d'initiative éclairée, et de vues sociales et
+patriotiques de la part de l'État.
+
+Nous ne prétendons pas que M. d'Aure ait songé à accuser, de notre point
+de vue, le régime de la concurrence et à invoquer les solutions sociales
+qui nous préoccupent; mais, par la force rigoureuse de la logique qui
+est au fond de toutes les questions approfondies, ses démonstrations
+arrivent à prouver la nécessité de l'initiative sociale dans la question
+qu'il traite. Si l'on apportait sur toutes les spécialités possibles des
+travaux aussi complets et des calculs aussi certains, tous ces travaux
+d'analyse aboutiraient à la même conclusion synthétique: à savoir, que
+la concurrence est destructive de toute industrie, de tout progrès, de
+toute richesse nationale, et qu'il faut, pour régler la production et la
+consommation, que la sagesse et la prévoyance de l'État interviennent,
+règlent et dirigent.
+
+
+
+V
+
+LA BERTHENOUX
+
+
+C'est un hameau entre Linières et Issoudun, sur la route de
+communication qui côtoie le plateau de la vallée Noire. Une très-jolie
+église gothique et un vieux château, jadis abbaye fortifiée, aujourd'hui
+ferme importante, embellissent cette bourgade, située d'ailleurs dans un
+paysage agréable; c'est là que se tient annuellement, dans une prairie
+d'environ cent boisselées (plus de six hectares), une des foires les
+plus importantes du centre de la France. On évalue de douze à treize
+mille têtes le bétail qui s'y est présenté cette année: quatre cents
+paires de boeufs de travail, trois cents génisses et taureaux, denrée
+que l'on désigne communément dans le pays sous le nom de _jeunesse_ (un
+métayer se fait entendre on ne peut mieux quand il vous dit qu'il va
+_mener sa jeunesse_ en foire pour s'en défaire); trois cents vaches,
+douze cents chevaux, quatre mille bêtes à laine, trois cents chèvres, et
+une centaine d'ânes. Ajoutez à cela ces animaux que le paysan méticuleux
+ne nomme pas sans dire: _sauf votre respect_, c'est-à-dire trois mille
+porcs, qui ont un champ de foire particulier de quatre-vingts boisselées
+d'étendue, et vous aurez la moyenne d'un des grands marchés de bestiaux
+du Berry.
+
+Les marchands forains et les éleveurs s'y rendent de la Creuse, du
+Nivernais, du Limousin, et même de l'Auvergne. Les chevaux, comme on a
+vu, n'y sont pas en grand nombre, et ils sont rarement beaux. Les vaches
+laitières sont encore moins nombreuses et plus mauvaises; on ne vend les
+belles vaches que quand elles ne peuvent plus faire d'élèves. Ces élèves
+sont la richesse du pays. Ils deviennent de grands boeufs de labour
+qui travaillent chez nous une terre grasse et forte, _bien terrible_ à
+soulever. Quant à la _jeunesse_ qu'on a de reste, après que le choix des
+boeufs de travail est fait, elle est enlevée en masse par les Marchois,
+qui l'engraissent ou la brocantent. Quelques bouchers d'Orléans viennent
+aussi s'approvisionner à la foire de la Berthenoux. Une belle paire de
+boeufs assortis se vend aujourd'hui, six cents francs; la _taurinaille_
+ou la _jeunesse_ quatre-vingts francs par tête; les chevaux cent trente,
+les vaches cent vingt, les moutons trente, les brebis vingt-cinq, les
+porcs vingt-cinq, les ânes vingt-cinq, les chèvres dix, les chevreaux,
+de quinze à trente sous.
+
+Les principales affaires se traitent entre Berrichons et Marchois. Les
+premiers ont une réputation de simplicité dont ils se servent avec
+beaucoup de finesse. Les seconds ont une réputation de duplicité qui les
+fait échouer souvent devant la méfiance des Berrichons.
+
+La vente du bétail est, chez nous, une sorte de bourse en plein air,
+dont les péripéties et les assauts sont les grandes émotions de la
+vie du cultivateur. C'est là que le paysan, le maquignon, le fermier,
+déploient les ressources d'une éloquence pleine de tropes et de
+métaphores inouïes. Nous entendions un jour, à propos d'un lot de porcs,
+le marchandeur s'écrier:
+
+--Si je les paie vingt-trois francs pièce, j'aime mieux que les
+trente-six cochons me passent à travers le corps!
+
+Et même nous altérons le texte; il disait _le cadavre_, et encore
+prononçait-il _calabre_, ce qui rendait son idée beaucoup plus claire
+pour les oreilles environnantes.
+
+Il y a d'autres formules de serment ou de protestation non moins
+étranges:
+
+--Je veux que la patte du diable me serve de crucifix à mon dernier
+jour, si je mens.--Que cette paire de boeufs me serve de poison..., etc.
+
+Ces luttes d'énergumènes durent quelquefois du matin jusqu'à la nuit.
+Enfin, après avoir attaqué et défendu pied à pied, sou par sou, la
+dernière pièce de cinq francs, on conclut le marché par des poignées de
+main qui, pour valoir signature, sont d'une telle vigueur que les yeux
+en sortent de la tête; mais discours, serments et accolades sont perdus
+dans la rumeur et la confusion environnantes; tandis que vingt musettes
+braillent à qui mieux mieux du haut des tréteaux, les propos des buveurs
+sous la ramée, les chansons de table, les cris des charlatans et des
+montreurs de curiosités _à l'esprit-de-vin_, l'antienne des mendiants,
+le grincement des vielles, le mugissement des animaux, forment un
+charivari à briser la cervelle la plus aguerrie. Il y a mille tableaux
+pittoresques à saisir, mille types bien accusés à observer.
+
+Quelquefois la chose devient superbe et, en même temps, effrayante:
+c'est quand la panique prend dans le campement des animaux à cornes.
+_La jeunesse_ est particulièrement quinteuse, et parfois un taureau
+s'épouvante ou se fâche, on ne sait pourquoi, au milieu de cinq ou six
+cents autres, qui, au même instant, saisis de vertige, rompent leurs
+liens, renversent leurs conducteurs, et s'élancent comme une houle
+rugissante au milieu du champ de foire. La peur gagne bêtes et gens
+de proche en proche, et on a vu cette multitude d'hommes et d'animaux
+présenter des scènes de terreur et de désordre vraiment épouvantables.
+Une mouche était l'auteur de tout ce mal.
+
+La foire de la Berthenoux a lieu tous les ans le 8 et le 9 septembre.
+Elle commence par la vente des bêtes à laine, et finit par celle des
+boeufs. Il s'y fait pour un million d'affaires, en moyenne.
+
+
+
+VI
+
+LES JARDINS EN ITALIE
+
+
+Depuis cent ans, les voyageurs en Italie ont jeté sur le papier et semé
+sur leur route beaucoup de malédictions contre le mauvais goût des
+_villégiatures_[17]. Le président de Brosses était, lui, un homme de
+goût, et nul, dans son temps, n'a mieux apprécié le beau classique,
+nul ne s'est plus gaiement moqué du rococo italien et des grotesques
+modernes mêlés partout aux élégances de la statuaire antique. Sur la foi
+de ce spirituel voyageur, bon nombre de touristes se croient obligés,
+encore aujourd'hui, de mépriser ces fantaisies de l'autre siècle avec
+une rigueur un peu pédantesque.
+
+[Note 17: Un de nos amis n'aime pas cette expression, qui était
+familière à Érasme. Nous le prions toutefois de considérer que c'est ici
+le mot propre et qu'il ne serait même pas remplacé par une périphrase.
+On entend par _villégiature_ à la fois le plaisir dont on jouit dans
+les maisons de campagne italiennes, la temps que l'on y passe, et, par
+extension, ces villas elles-mêmes avec leurs dépendances.]
+
+Tout est mode dans l'appréciation que l'on a du passé comme dans les
+créations où le présent s'essaie, et, après avoir bien crié, sous
+l'Empire et la Restauration, contre les chinoiseries du temps de Louis
+XV, nous voilà aussi dégoûtés du grec et du romain que du gothique de la
+Restauration! C'est que tout cela était du faux antique et du faux moyen
+âge, et que toute froide et infidèle imitation est stérile dans les
+arts. Mais, en général, les artistes ont fait ce progrès réel de ne
+pas s'engouer exclusivement d'une époque donnée, et de s'identifier
+complaisamment au génie ou à la fantaisie de tous les temps. La
+complaisance de l'esprit est toujours une chose fort sage et bien
+entendue, car on se prive de beaucoup de jouissances en décrétant qu'un
+seul genre de jouissance est admissible à la raison.
+
+Parmi ces fantaisies du commencement du dernier siècle que
+stigmatisaient déjà les puristes venus de France trente ou quarante ans
+plus tard, il en est effectivement de fort laides dans leur détail: mais
+l'ensemble en est presque toujours agréable, coquet et amusant pour
+les yeux. C'est dans leurs jardins surtout que les seigneurs italiens
+déployaient ces richesses d'invention puériles que l'on ne voit pourtant
+pas disparaître sans regret:
+
+Les grandes girandes, immenses constructions de lave, de mosaïque et de
+ciment, qui, du haut d'une montagne, font descendre en mille cascades
+tournantes et jaillissantes les eaux d'un torrent jusqu'au seuil d'un
+manoir;
+
+Les grandes cours intérieures, sortes de musées de campagne, où, à côté
+d'une vasque sortie des villas de Tibère, grimace un triton du temps de
+Louis XIV, et où la madone sourit dans sa chapelle entourée de faunes et
+de dryades mythologiques;
+
+Le labyrinthe d'escaliers splendides dans le goût de Watteau, qui
+semblent destinés à quelque cérémonie de peuples triomphants, et qui
+conduisent à une maisonnette étonnée et honteuse de son gigantesque
+piédestal, ou tout bonnement à une plate-bande de tulipes très-communes;
+
+Les tapis de parterre, ouvrage de patience, qui consiste à dessiner sur
+le papier le pavé d'une vaste cour ou sur les immenses terrasses d'un
+jardin, des arabesques, des dessins de tenture, et surtout des armoiries
+de famille, avec des compartiments de fleurs, de plantes basses, de
+marbre, de faïence, d'ardoise et de brique;
+
+Les concerts hydrauliques, où des personnages en pierre et en bronze
+jouent de divers instruments mus par les eaux des girandes;
+
+Enfin les grottes de coquillages, les châteaux sarrasins en ruine, les
+jardiniers de granit, et mille autres drôleries qui font rire par la
+pensée qu'elles ont fait rire de bonne foi une génération plus naïve que
+la nôtre.
+
+Les plus belles girandes de la campagne de Rome sont à Frascati, dans
+les jardins de la villa Aldobrandini. Ces jardins ont été dessinés et
+ornés par Fontana, dans les flancs d'une montagne admirablement plantée
+et arrosée d'eaux vives. Dans un coin du parc, on s'est imaginé de
+creuser le roc en forme de mascaron, et de faire de la bouche de ce
+Polyphème une caverne où plusieurs personnes peuvent se mettre à l'abri.
+Les branches pendantes et les plantes parasites se sont chargées d'orner
+de barbe et de sourcils cette face fantastique reflétée dans un bassin.
+
+A la Rufinella (ou villa Tusculana), une autre fantaisie échappe au
+crayon par son étendue; c'est une rapide montée d'un kilomètre de
+chemin, plantée d'inscriptions monumentales en buis taillé. Et, chose
+étrange, sur cette terre papale dans la liste de cent noms illustres,
+choisis avec amour, on voit ceux de Voltaire et de Rousseau verdoyer
+sur la montagne, entretenus et tondus avec le même soin que ceux des
+écrivains orthodoxes et des poëtes sacrés. Je soupçonne que cette
+galerie herbagère a été composée par Lucien Bonaparte, autrefois
+propriétaire de la villa. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle a été
+respectée par les jésuites, possesseurs, après lui, de cette résidence
+pittoresque, et qu'elle l'est encore par la reine de Sardaigne,
+aujourd'hui propriétaire.
+
+En résumé, la vétusté de ces décorations princières, et l'état
+d'abandon où on les voit maintenant, leur prête un grand charme, et,
+de bouffonnes, toutes ces allégories, toutes ces surprises, toutes ces
+gaietés d'un autre temps, sont devenues mélancoliques et quasi austères.
+Le lierre embrasse souvent d'informes débris que l'on pourrait attribuer
+à des âges plus reculés; les racines des arbres centenaires soulèvent
+les marbres, et partout les eaux cristallines, restées seules vivantes
+et actives, s'échappent de leur prison de pierre pour chanter leur
+éternelle jeunesse sur ces ruines qu'un jour a vues naître et passer.
+
+
+
+VII
+
+A MADAME ERNEST PÉRIGOIS[18]
+
+ Deux amoureux sont là guettant la fleur charmante:
+ Le papillon superbe et la bête rampante;
+ L'une qui souille tout dans son embrassement,
+ L'autre qui du pollen s'enivre follement.
+
+ Femmes, talents, beautés, contemplez votre image;
+ Toujours un ennemi s'abreuve de vos fleurs,
+ Soit qu'il dévore, abject, la tige et le feuillage,
+ Soit qu'il pille, imprudent, le parfum de vos coeurs!
+
+Nohant, 30 mai 1856
+
+[Note 18: Écrit sur son album, au-dessous d'un dessin d'Alexandre
+Manceau représentant une corbeille de fleurs, un escargot et un
+papillon.]
+
+
+
+VIII
+
+LES BOIS
+
+ Dieu! que ne suis-je assise à l'ombre des fortis!
+
+Qui de vous, sans être dévoré de passions tragiques n'a soupiré, comme
+la Phèdre de Racine, après l'ombre et le silence des bois? Ce vers,
+isolé de toute situation particulière, est comme un cri de l'âme qui
+aspire au repos et à la liberté, ou plutôt à ce recueillement profond et
+mystérieux qu'on respire sous les grands arbres. Malheureusement, ces
+monuments de la nature deviennent chaque jour plus rares devant les
+besoins de la civilisation et les exigences de l'industrie. Comme il se
+passera encore peut-être des siècles avant que les besoins de la poésie
+et les exigences de l'art soient pris en considération par les sociétés,
+il est à présumer que le progrès industriel détruira de plus en plus les
+plantes séculaires, ou qu'il ne donnera de longtemps à aucune plante
+élevée le droit de vivre au delà de l'âge strictement nécessaire à son
+exploitation. Déjà la forêt de Fontainebleau a souffert de ces idées
+positives, et des provinces entières se sont dépouillées, à la même
+époque, de leurs grands chênes et de leurs pins majestueux. Nous savons
+tous, autour de nous, des endroits regrettés où, dans notre jeunesse,
+nous avons délicieusement rêvé sous des arbres impénétrables au soleil
+et à la pluie, et qui ne présentent plus que des sillons ensemencés ou
+d'humbles taillis.
+
+Ce n'est pas seulement en France que ces magnifiques ornements de la
+terre ont disparu. Dans nos voyages, nous les avons toujours cherchés
+et nous sommes convaincus que sur les grandes étendues de pays ils
+n'existent plus. On fait très-bien des journées de marche en France,
+en Italie et en Espagne, sans rencontrer un seul massif véritablement
+important, et, dans les forêts mêmes, il n'est presque plus de
+sanctuaires réservés au développement complet de la vie végétale.
+
+Un des plus beaux endroits de la terre serait le golfe de la Spezzia,
+sur la côte du Piémont, si les grands arbres n'y manquaient absolument.
+Montagnes gracieuses et fières, sol luxuriant de plantes basses,
+mouvements de terrain pittoresques, couleur chaude et variée des
+terrains mêmes, crêtes neigeuses dans le ciel, horizons maritimes
+merveilleusement encadrés, tout y est, excepté un seul arbre imposant.
+La montagne et la vallée ne demandent cependant qu'à en produire; mais,
+aussitôt qu'un pin vigoureux s'élance au-dessus des taillis jetés en
+pente jusqu'au bord des flots, la marine s'en empare, et même le jeune
+arbre, à peine grandi, est condamné à aller flotter sur le dos de la
+petite chaloupe côtière.
+
+Si, de là, vous suivez l'Apennin jusqu'à Florence, et de Florence
+jusqu'à Rome, vous trouvez partout, au sein d'une nature splendide de
+formes, sa plus belle parure, la haute végétation, absente par suite de
+l'aridité des montagnes, ou supprimée par la main de l'homme, qui ne
+respecte que l'olivier, le plus utile, mais le plus laid des arbres,
+quand il n'est pas sept ou huit fois centenaire.
+
+La campagne de Rome, jadis si riche de jardins et de parcs touffus, est
+désormais, on le sait, une plaine affreuse où l'oeil ne se repose que
+sur des ruines; mais, au sortir de cette campagne romaine, si mal à
+propos vantée, quand on a gravi les premières volcaniques des monts
+Latins, on trouve, dans les immenses parcs des villas et sur les routes
+(celle d'Albano est justement célèbre sous ce rapport), le chêne vert
+parvenu à toute son extension formidable. C'est un colosse au feuillage
+dur, noir et uniforme, au branchage tortueux et violent, que l'on peut
+regarder sans respect, mais qui ne saurait plaire qu'aux premiers jours
+du printemps, lorsque la mousse fraîche couvre son écorce jusque sur les
+rameaux élevés et lui fait une robe de velours vert tendre qui tranche
+sur sa feuillée sombre et terne. Toute la beauté de l'arbre est alors
+sur son bois, où le printemps semble s'être glissé mystérieusement à
+l'insu de son autre éternelle et lugubre verdure.
+
+Dans cette région, les pins sont véritablement gigantesques. Ils se
+dressent fièrement au-dessus de ces chênes verts déjà monstrueux et, les
+dépassant de toute la moitié de leur taille, ils forment un second dôme
+au-dessus du dôme déjà si noir qu'ils ombragent.
+
+Ces lieux sont magnifiques, car entre toutes ces branches étendues en
+parasol ou entre-croisées en réseaux inextricables, la moindre éclaircie
+encadre un paysage de montagnes transparentes ou de plaines profondes
+terminées par les lignes d'or de l'embouchure du Tibre, qui se
+confondent avec la nappe étincelante de la Méditerranée.
+
+Mais, pour chérir exclusivement cette végétation méridionale, il faut
+n'avoir pas aimé auparavant celle de nos latitudes plus douces et plus
+voilées. Tout est rude sous l'oeil de Rome. Les pâles oliviers y sont
+durs encore par leur sèche opposition avec les autres arbres trop noirs.
+Les bosquets splendides de buis, de lauriers et de myrtes sont noirs
+aussi par leur épaisseur, et leurs âcres parfums sont en harmonie avec
+leur inflexible attitude. Le soleil éclate sur toutes ces feuilles
+cassantes qui le reçoivent comme autant de miroirs; il glisse ses rayons
+crus sous les longues allées ténébreuses et les raie de sillons lumineux
+trop arrêtés, parfois bizarres. Il ne faut point être ingrat, cela est
+parfois splendide, surtout quand les rayons tombent sur des tapis de
+violettes, de cyclamens et d'anémones qui jonchent la terre jusque
+dans les coins les plus sauvages, ou sur les ruisseaux cristallins qui
+sautent, écument et babillent entre les grosses racines des arbres;
+mais, en général, l'oeil, comme la pensée, est en lutte contre la
+lumière et contre l'ombre qui, trop vigoureuses toutes deux, se heurtent
+plus souvent qu'elles ne se combinent et ne s'associent.
+
+Sans aller si loin, il y a autour de nous, en France, quand on les
+cherche et que l'on arrive à les trouver, des aspects d'une beauté toute
+différente, il est vrai, mais plus pénétrante et plus délicate que cette
+rude beauté du Latium. Aimons l'une et l'autre, et que chaque école
+d'artiste y trouve sa volupté. Pour nous, il faudra toujours garder une
+secrète préférence pour certains coins de notre patrie. En dehors du
+sentiment national, que l'on ne répudie pas à son gré, il est des
+jouissances de contemplation que nous n'avons point trouvées ailleurs.
+Certains recoins ignorés dans la Creuse et dans l'Indre ont réalisé pour
+nous le rêve des forêts vierges. Dans des localités humides et comme
+abandonnées, nous avons pénétré sous des ombrages dont l'épaisseur
+admirable n'ôtait rien à la transparence et au vague délicieux. Là, tout
+aussi bien que dans la forêt fermée de Laricia et sur les roches de
+Tivoli, les plantes grimpantes avaient envahi les tiges séculaires et
+s'enlaçaient en lianes verdoyantes aux branches des châtaigniers, des
+hêtres et des chênes. La mousse tapissait les branches, et la fougère
+hérissait de ses touffes découpées le corps des arbres, de la base au
+faîte. Dans leur creux, des touffes de trèfle forestier semblaient
+s'être réfugiées et sortaient en bouquet de chaque fissure. Les blocs
+granitiques, embrassés et dévorés par les racines, étaient soulevés et
+comme incrustés dans le flan des arbres. Enfin, ce que j'ai en vain
+cherché en Italie, ce que je n'ai remarqué que là, en plein midi, le
+soleil, tamisé par le feuillage serré mais diaphane, laissait tomber
+sur le sol et sur les fûts puissants des hêtres, des reflets froids et
+bleuâtres comme ceux de la lune.
+
+En résumé, les arbres à feuillage persistant ont plus d'audace et
+d'étrangeté dans leur attitude; mais ils manquent tout à fait de cette
+finesse de tons et de cette grâce de contours qui caractérisent les
+essences forestières de nos climats. Les cyprès monumentaux de la villa
+Mandragone, à Frascati, ont, à coup sûr, un grand caractère; mais ces
+plantes à centuple tige, réunies en faisceau comme des colonnettes
+sarrasines, ressemblent trop à de l'architecture. Ils sont si noirs
+qu'ils font tache dans l'ensemble. La brise ne les caresse point, la
+tempête seule les émeut. Aussi, quand, aux approches du Clitumne et
+de l'Arno, on revoit les peupliers et les saules, on croit reprendre
+possession de l'air et de la vie. En Provence, on se croit encore un
+peu trop en Italie et pas assez en France; mais, quand on gagne nos
+provinces du Centre, moins riches de grands mouvements du sol, on est
+dédommagé par l'abondance et la tranquille majesté de la végétation. Les
+noyers énormes des bords de la Creuse sont mille fois plus beaux que
+les beaux orangers de Majorque, et il semble que, dans la variété
+harmonieuse de nos arbres indigènes, les tilleuls, les érables, les
+trembles, les aunes, les charmes, les cormiers, les frênes, etc., il y
+ait quelque chose qui ressemble à l'intelligence étendue et profonde des
+artistes féconds, comparée au génie étroit et orgueilleux des poëtes
+monocordes.
+
+Quant à la beauté des lignes, si vantée par les amants exclusifs de la
+nature méridionale, nous l'avons goûtée aussi, mais sans pouvoir la
+trouver supérieure à celle de nos forêts de France. Il y a, dans l'effet
+magistral de nos grandes avenues, des masses plus harmonieusement
+disposées et vraiment mieux dessinées par la structure des arbres qui
+les composent. Enfin, nous nous résumerons en disant que l'éternelle
+verdure des climats chauds est inséparable d'une éternelle monotonie,
+non-seulement de couleur, mais de formes dures qui excluent la grâce
+touchante et peut-être la véritable majesté.
+
+
+
+IX
+
+L'ILE DE LA RÉUNION[19]
+
+
+Sous ce titre beaucoup trop modeste, un homme éminemment observateur et
+doué de connaissances spéciales en plus d'un genre, rassemble une foule
+de notions très-complètes sur cette intéressante colonie française qui,
+d'un volcan perdu au sein des mers lointaines, s'est fait longtemps un
+nid tranquille et délicieux.
+
+[Note 19: Par Louis Maillard.]
+
+Bien que déchue de sa sauvage beauté primitive, l'île de la Réunion
+offre encore pour l'avenir des ressources immenses, si on sait les
+mettre à profit. Grâce à ses formes coniques et à la grande élévation de
+ses principaux centres, elle se prête à toutes les productions, depuis
+celles de la zone torride jusqu'à celles de nos Alpes. Donc, rien
+de plus varié que la flore de cette échelle de température; mais le
+caractère le plus curieux de l'île, caractère qui y a été général
+autrefois et qui s'y trouve localisé aujourd'hui, c'est cet état
+perpétuel de création ignescente, propre aux îles volcaniques, et nulle
+part mieux appréciable aux études spéciales.
+
+Le volcan qui couronne notre colonie de ses banderoles de flamme ou de
+fumée vomit toujours, à des intervalles assez rapprochés, des torrents
+de lave et de cendre qui, sur une notable étendue de sa surface (un
+dixième environ), changent sa configuration. Des tremblements de terre
+ont fait surgir sur les hauteurs des masses rocheuses, débris des
+anciennes éruptions que d'autres cataclysmes avaient engloutis.
+Ailleurs, ces monuments naturels, anciennement produits, s'effondrent et
+rentrent dans l'abîme. De profondes ravines se creusent et des torrents
+s'y précipitent, des vallées se soulèvent ou s'aplanissent sous des lits
+de sable et de cendre bientôt recouverts d'un nouvel humus, des remparts
+rocheux s'écroulent ou se dressent. La fertilité, poursuivie par ces
+ravages, se déplace, monte ou descend, abandonne les forêts saisies
+sur pied par la lave et s'en va créer des pâturages dans les régions
+redevenues calmes.
+
+D'autre part, la mer, refoulée par les coulées volcaniques, voit des
+caps nouveaux étendre leurs bras dans ses ondes et former des anses
+paisibles là où, la veille, elle battait la côte avec énergie; mais,
+toujours agissante, elle aussi, elle va ronger plus loin,--par son
+action saline encore plus que par ses vagues,--les pores des anciennes
+falaises. Elle y creuse des cavernes étranges, jusqu'à ce que la roche,
+désagrégée, s'écroule et montre à vif ses arêtes de basalte et les
+couches superposées des diverses éruptions. Au fond de son lit, l'Océan
+ne travaille pas moins à se débarrasser des masses de galets et de
+débris de toutes formes et de toutes dimensions que les torrents lui
+déversent. Il les soulève, les roule, les porte sur un point de la côte
+où il les reprend pour les amonceler ou les répandre encore. Ailleurs,
+il se bâtit des digues de corail et des bancs de madrépores aussi
+solides que les remparts de lave, si bien que ces deux forces
+gigantesques, la mer et le volcan, l'eau et le feu, toujours en lutte,
+pétrissent pour ainsi dire le dur relief de l'île comme une cire molle
+soumise à leur caprice; mais ici le caprice ne consiste que dans
+l'étreinte corps à corps de deux lois également fatales, logiques par
+conséquent, car ce que nous appelons fatalité est la logique même, et
+l'homme qui les observe arrive à saisir leur puissance d'impulsion et
+à camper en toute sécurité sur cette terre mobile, si souvent remaniée
+dans les âges anciens, et qui change encore manifestement de forme et
+d'emploi sur une partie de sa surface.
+
+Pour nous, cette île enchantée, passablement terrible, a toujours été
+un type des plus intéressants. Nos fréquents rapports avec M. Maillard
+durant les dix dernières années de son séjour à la Réunion, nous avaient
+initié à une partie de sa flore, de sa faune et de ses particularités
+géologiques. Plus anciennement encore, un autre ami, spécialement
+botaniste, après un séjour de quelques années dans ces parages, nous
+avait rapporté de précieux échantillons et des souvenirs pleins de
+poésie. Ce fut le rêve de notre jeunesse d'aller voir les _grands
+brûlés_ et les fraîches ravines de Bourbon. Quand l'âge des projets
+est passé, c'est un vif plaisir que de se promener dans son rêve
+rétrospectif avec un excellent guide, et ce guide, à qui rien n'est
+resté étranger durant vingt-six ans d'explorations aventureuses et de
+travaux assidus, c'est l'auteur des notes que nous avons sous les yeux.
+
+Ingénieur colonial à la Réunion, M. Maillard s'est trouvé là, en
+présence de la mer et du volcan, le représentant d'une troisième force,
+le travail humain aux prises avec les impétueuses et implacables forces
+d'expansion de la nature. Le temps n'est plus où le Dieu hébreu défiait
+Job de dire à la mer: «Tu n'iras pas plus loin!» Le vrai Dieu, qui veut
+que l'homme aille toujours plus loin, lui a permis de posséder la nature
+en quelque sorte, en s'y faisant place et en luttant avec elle de
+persévérance. Des jetées hardies et des travaux sous-marins bien
+calculés, ouvrent aux navires les passes les plus dangereuses et
+défendent aux flots d'envahir les grèves où l'homme s'établit. Quand
+les torrents des montagnes emportent les ponts jetés sur leurs abîmes,
+l'homme s'attaque au torrent lui-même, lui creuse un autre lit, et
+l'oblige à se détourner. Les débris incandescents des volcans ravagent
+en vain ses cultures: il les transporte ailleurs, et il attend. Il sait
+que ces déserts redeviendront fertiles, il sait aussi quels abris ces
+gigantesques vomissements refroidis offriront à sa demeure, à son
+troupeau, à son verger, et, de cette nature terrible, de ces cratères
+éteints, il se fait une forteresse et un jardin.
+
+En ouvrant des routes dans la lave, en dessinant des jetées à la
+côte, en explorant lui-même les profondeurs sous-marines à l'aide
+du scaphandre, en étudiant les habitudes de l'atmosphère et ses
+perturbations violentes, M. Louis Maillard a pu observer cette nature
+tropicale sous tous ses aspects. Ses notes embrassent donc tout ce
+qui constitue l'existence de la colonie: topographie, hydrographie,
+météorologie, géologie, botanique, zoologie, agriculture, industrie,
+administration, histoire, législation, finances, statistique, arts,
+coutumes, biographie, travaux publics, etc. Toutes ces recherches,
+sobrement et clairement exposées, appuyées des indications et
+témoignages des hommes les plus sérieux et les plus compétents de la
+colonie, sont venues demander l'aide de la science aux illustrations
+de la mère patrie. M. Maillard a eu de la sorte le généreux plaisir
+d'offrir à notre Muséum, ainsi qu'à des personnages éminents dans
+la science, des collections et des spécimens précieux, rares, ou
+entièrement nouveaux en histoire naturelle, et, en retour, il a eu
+l'honneur de pouvoir joindre à sa publication une annexe de notes
+descriptives et classificatives, signées Verreaux, Michelin,
+Guichenot, Milne-Edwards, Guénée, Deyrolle, H. Lucas, Signoret, de
+Sélys-Longchamps, Sichel, Bigot, Duchartre. L'illustre et respectable
+docteur Camille Montagne et son savant associé M. Millardet se sont
+chargés de décrire les algues et toute la cryptogamie. Aux travaux zélés
+et consciencieux de M. Maillard se rattache donc une suite de travaux
+extrêmement précieux et intéressants, non-seulement pour l'île de la
+Réunion, mais aussi pour le progrès des sciences naturelles, auxquelles
+les recherches des voyageurs et des amateurs dévoués apportent chaque
+jour leur contingent éminemment utile. Celui de M. Louis Maillard est
+considérable. Il a rapporté, en fait de zoologie et de botanique, les
+types d'une famille nouvelle (parmi les crustacés) de plusieurs genres,
+et de plus de cent cinquante espèces jusqu'ici non décrites.[20] Il
+a donc bien mérité de la science, et son ouvrage intéresse tous les
+adeptes.
+
+Mais une autre utilité incontestable de cet ouvrage, c'est d'avoir
+signalé sans ménagement à l'attention du gouvernement et de la société
+tout entière, la nécessité d'organiser, sur des bases sévères et
+intelligentes, le régime de la propriété et le système de l'exploitation
+territoriale dans notre colonie, aujourd'hui dévastée et menacée de
+ruine par suite du déboisement. Tout le monde lira avec intérêt les
+réflexions de M. Maillard sur les inconvénients de la culture trop
+développée de la canne à sucre, sur l'abandon de la culture du café,
+du girofle et d'autres plantes utiles qui préservaient le sol en le
+retenant sur les pentes et en lui conservant l'humidité nécessaire. Le
+défrichement aveugle, qui est la conséquence du _chacun pour soi_, a
+fait disparaître entièrement les arbres magnifiques dont les essences
+précieuses couronnaient l'île et la protégeaient à la fois contre la
+sécheresse et contre les inondations. Quand les terribles cyclones
+dévastaient ces belles forêts, leurs débris imposants servaient encore
+longtemps de digues à la fureur des ouragans et protégeaient les jeunes
+pousses destinées à remplacer les anciennes.
+
+[Note 20: Ce chiffre sera peut-être dépassé, le travail le plus
+important, la conchyliologie, n'étant pas encore terminé.]
+
+Aujourd'hui, rien n'entrave plus les déluges qui pèlent le sol et
+l'entraînent à la mer, tandis que dans les temps secs, les sources,
+privées d'ombre, tarissent et que l'aridité se propage. Si la France
+ne daigne pas intervenir, ou si les colons ne se rendent pas aux plus
+simples calculs de la prévoyance, on peut prédire la ruine et l'abandon
+prochains de cette perle des mers que les anciens navigateurs saluèrent
+du nom d'_Éden_, et qui, épuisée et mutilée par la main de l'homme,
+secouera son joug et rentrera dans le domaine de Dieu. C'est une leçon
+qu'il tient en réserve, en France aussi bien qu'ailleurs, pour les
+populations qui méconnaissent les lois de l'équilibre providentiel, et
+abusent de leurs droits sur la terre. A l'homme sans doute est dévolue
+la mission d'explorer et d'exploiter; mais l'intelligence lui a été
+départie pour épargner à propos, prévoir l'avenir, et chercher dans la
+nature même le préservatif de son existence. Les forêts lui avaient été
+données comme réservoirs inépuisables de la fécondité du sol et
+comme remparts contre les crises atmosphériques. Il a violé tous les
+sanctuaires. Plus aveugle et plus ignorant que ses ancêtres, il a
+porté la hache jusqu'au plus épais de la forêt sacrée. En Amérique, il
+s'acharne avec fureur contre le monde primitif qui lui livre un sol
+admirablement nourri et préservé depuis les premiers âges de la
+végétation. L'oeuvre de dévastation s'accomplit. Nous aurons du blé, du
+sucre et du coton jusqu'à ce que la terre fatiguée se révolte et jusqu'à
+ce que le climat nous refuse la vie.
+
+
+
+X
+
+CONCHYLIOLOGIE
+
+DE L'ILE DE LA RÉUNION[21]
+
+
+Dans un précédent article, nous avons appelé l'attention du monde savant
+et du monde instruit sur un ouvrage, intéressant à tous les points de
+vue[22], science, industrie, moeurs, agriculture, histoire naturelle,
+etc. Il manquait à cette publication une annexe importante dont nous
+n'avons pas nommé l'auteur, et dont nous n'avions pas encore pu prendre
+connaissance. Ce travail nous est communiqué aujourd'hui, et nous
+voulons réparer une omission qui laisserait incomplète l'utilité des
+notes si précieuses de M. Maillard, d'autant plus qu'ici il ne s'agit
+plus seulement de compléter la description de notre belle colonie, mais
+bien d'apporter des matériaux au grand édifice de la science naturelle
+en général. C'est le savant M. Deshayes, illustré par d'immenses travaux
+sur cette matière, qui s'est chargé de la conchyliologie, ou, pour mieux
+dire, de la malacologie relative aux trouvailles et découvertes de M.
+Maillard. Cette annexe forme donc un travail du plus grand intérêt, et
+l'on peut dire qu'elle est un monument acquis à la science dans une de
+ses branches les plus ardues.
+
+[Note 21: Par M. Deshayes.]
+
+[Note 22: _Notes sur l'île de la Réunion_, par Louis Maillard.]
+
+Beaucoup de personnes dans le monde se doutent peu du rôle immense que
+jouent les mollusques dans l'économie de notre planète. On s'en pénètre
+en lisant les pages par lesquelles M. Deshayes ouvre l'étude spéciale
+dont nous nous occupons ici. La conscience et la modestie, conditions
+essentielles du vrai savoir, obligent ce grand explorateur à nous dire
+que la connaissance de vingt mille espèces provenant de toutes les
+régions du monde n'est rien encore, et que de trop grands espaces sont
+encore trop peu connus pour qu'il soit possible d'entreprendre un
+travail d'ensemble satisfaisant. Si un pareil chiffre et celui qu'on
+nous fait entrevoir nous étonnent, reportons-nous au noble et poétique
+livre de M. Michelet, _la Mer_, et notre imagination au moins se
+représentera la puissante fécondité qui se produit au sein des eaux, et
+qui n'a aucun point de comparaison avec ce qui se passe sur la terre.
+
+C'est là que la nature, échappant à la destruction dont l'homme est
+l'agent fatal, et se dérobant à plusieurs égards à son investigation,
+enfante sans se lasser des êtres innombrables dont l'existence éphémère
+se révèle plus tard par l'apparition de continents nouveaux, ou par
+l'extension des continents anciens. Cette intéressante et universelle
+formation de la terre par les mollusques commence aux premiers âges du
+monde. C'est sous cette forme élémentaire d'abord et de plus en plus
+compliquée que la vie apparaît, mais avec quelle profusion étonnante!
+Notre monde, nos montagnes, nos bassins, les immenses bancs calcaires
+qui portent nos moissons ou qui servent à la construction de nos villes
+ne sont en grande partie qu'un amoncellement, une pâte de coquillages,
+les uns d'espèce si menue, qu'il faut les reconnaître au microscope,
+les autres doués de proportions colossales relativement aux espèces
+actuellement vivantes. Ainsi les grands et les petits habitants des mers
+primitives ont bâti la terre et ont constitué ses premiers éléments de
+fécondité. Ils ont disparu pour la plupart, ces travailleurs du passé à
+qui Dieu avait confié le soin d'établir le sol où nous marchons; mais
+leur oeuvre accomplie sur une partie du globe, n'oublions pas que la
+plus grande partie du globe est encore à la mer et que la mer travaille
+toujours à se combler par l'entassement des dépouilles animales qui s'y
+accumulent et par le travail ininterrompu des coraux et des polypiers,
+enfin qu'on peut admettre l'idée de leur déplacement partiel sans
+secousse, sans cataclysme, et sans que les générations qui peuplent la
+terre s'en aperçoivent autrement qu'en se transmettant les unes aux
+autres les constatations successives de cette insensible révolution.
+
+Le rôle des habitants de la mer et celui des mollusques en particulier,
+à cause de leur abondance inouïe, est donc immense dans l'ordonnance de
+la création. Tout en constatant les importants et vastes travaux de ses
+devanciers et de ses contemporains adonnés à ce genre de recherches, M.
+Deshayes ne pense pas que le moment soit venu d'entreprendre la grande
+statistique de la mer. Des documents que nous possédons, on pourrait,
+selon lui, tirer des notions d'une assez grand valeur; «mais, dans
+l'état actuel de la science, ce travail, dit-il, ne satisferait pas les
+plus impérieux besoins de la géologie et de la paléontologie, car il
+ne s'agit pas de savoir quelle est la population riveraine de certains
+points de la terre: il est bien plus important de connaître la
+distribution des mollusques dans les profondeurs de la mer, de
+déterminer l'étendue des surfaces qu'ils habitent, la nature du fond
+qu'ils préfèrent, et ce sont ces recherches, ce sont ces documents qui
+manquent à la science.»
+
+Il résulte de ceci que, dans la mer, la vie a son ordonnance logique
+comme partout ailleurs, et que ce vaste abîme ne renferme pas l'horreur
+du chaos, ainsi qu'au premier aperçu l'imagination épouvantée se la
+représente. Tous ces grands tumultes, ces ouragans, ces fureurs qui
+agitent sa surface passent sans rien déranger au calme mystérieux de
+ses profondeurs et aux lois de la vie, qui s'y renouvelle dans des
+conditions voulues. «Pour entreprendre des investigations complètes,
+dit encore M. Deshayes, il faut mesurer les profondeurs, reconnaître
+la nature des fonds, suivre les zones d'égale profondeur, établir
+séparément la liste des espèces habitées par chacune d'elles: bientôt
+on reconnaît des populations différentes attachées à des profondeurs
+déterminées.»
+
+Donc, si c'est avec raison que les géologues considèrent les coquilles,
+selon la belle expression de M. Léon Brothier, comme «les médailles
+commémoratives des grandes révolutions du globe», il est de la
+plus haute importance d'étudier leur existence actuelle, destinée
+probablement à marquer un jour les phases du monde terrestre futur,
+enfoui encore dans un milieu inaccessible à la vie humaine. C'est une
+grande étude à faire et qui n'effraye pas la persévérance de ces hommes
+paisibles et respectables dont la mission volontaire est d'interroger la
+nature dans ses plus minutieux secrets. Notre siècle, positif et avide
+de jouissances immédiates, sourit à la pensée d'une vie consacrée à un
+travail qui lui semble puéril; mais les esprits sérieux savent qu'à la
+suite de ces vaillantes investigations, la lumière se fait, l'hypothèse
+devient certitude, et que, d'un ensemble d'observations de détail,
+jaillissent tout à coup des vérités qui ébranlent de fond en comble les
+plus importantes notions de notre existence. C'est la grande entreprise
+que la science accomplit de nos jours, et c'est par elle que les
+préjugés font nécessairement place à de saines croyances.
+
+Nous avons donné de sincères éloges aux notes de M. Maillard sur ses
+travaux de recherches à l'île de la Réunion; nous ne pouvons mieux les
+compléter qu'en citant encore M. Deshayes. «Pour ce qui a rapport aux
+mollusques (de cette région), nous pouvons l'affirmer, et le catalogue
+le constate, personne avant M. Maillard n'en avait réuni une collection
+aussi complète.... Parmi tant d'espèces contenues dans cette collection,
+il eût été bien étrange de n'en rencontrer aucune qui fût nouvelle. Loin
+de ce résultat négatif, nous avons eu le plaisir d'en reconnaître un
+grand nombre qui jusqu'alors avaient échappé aux recherches d'autres
+naturalistes. On remarquera surtout une addition notable à ces
+mollusques aborigènes et fluviatiles sur lesquels notre savant ami M.
+Morelet avait entrepris des recherches. Nous ne pouvions confier à de
+meilleures mains le soin de déterminer les espèces contenues dans ce
+catalogue.» Suit la description de trois genres nouveaux et de plus de
+cent espèces avec treize planches d'un travail exquis dues à l'habile
+dessinateur M. Levasseur. Cet ouvrage se recommande donc à tous les
+explorateurs de la faune malacologique comme un document d'une valeur
+incontestable.
+
+
+
+XI
+
+A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865
+
+
+Le choléra est parti, des douleurs sont restées: des veuves, des
+orphelins, de la misère. La charité administrative et la charité privée
+ont donné de grands secours. Mais, quand le chef de famille est frappé,
+la misère se prolonge ou se renouvelle. La mère est épuisée et les
+enfants dépérissent. En ce moment, ce qui manque le plus, c'est
+le vêtement, et l'hiver va sévir! Le XVIIIe arrondissement a
+particulièrement souffert. Huit cent vingt et un décès représentent une
+masse sérieuse de veuves découragées et d'enfants sans ressources.
+
+M. Arrault, secrétaire du conseil de salubrité, a vu ces douleurs, il
+les a racontées avec émotion dans _le Siècle_. Il a fait un appel aux
+mères heureuses, il a demandé les vieux vêtements des enfants heureux.
+On s'est empressé de lui envoyer de quoi vêtir une grande partie de
+ses orphelins. _L'Avenir national_ veut l'aider dans son oeuvre de
+dévouement et de charité en publiant à son tour ce bon et simple remède
+à la plupart des maladies de l'enfance indigente, des habits et des
+chaussures! Non pas seulement des habits d'enfants, mais des vestes,
+des rebuts de toute sorte sont employés par les veuves qui coupent,
+ajustent, essayent, utilisent, s'aidant les unes les autres et
+retrouvant dans le travail le courage et l'espoir. Secours et
+moralisation: voilà ce que l'on peut donner avec de vieux chiffons.
+
+On peut envoyer à M. Arrault, qui se charge d'acquitter les frais de
+transport,--rue Lepic, n° 11, à Montmartre,--tous les objets destinés à
+cette oeuvre de bienfaisance opportune et généreuse.
+
+LES AMIS DISPARUS
+
+
+I
+
+NÉRAUD PÈRE
+
+
+Nous venons de perdre un de ces hommes rares qui ont traversé les
+vicissitudes de notre vie politique sans y rien laisser flétrir de leur
+noble caractère. Le vieillard probe et sage que nous avons conduit ces
+jours-ci à son dernier lit de repos, a parcouru sa longue carrière,
+sinon avec éclat, du moins avec honneur. C'est une de ces gloires
+modestes qui restent dans le cercle de la famille, mais qui
+l'agrandissent au point d'y faire entrer tout ce qu'il y a d'honnête
+dans une province. C'est un de ces exemples qui demeurent pour
+l'encouragement ou pour la condamnation des hommes publics appelés à
+leur succéder.
+
+Magistrat de sûreté durant la Révolution, à l'époque d'une réaction
+antiroyaliste, il n'usa de sa dictature qu'avec indulgence et
+générosité. Plus tolérant que la lettre des lois, il ne voulut entendre
+ni punir bien des plaintes vives et bien des regrets imprudemment
+exprimés.
+
+Sous l'Empire, fidèle à un profond sentiment de son indépendance et de
+sa dignité, nous l'avons vu blâmer avec force et franchise, en présence
+de ses supérieurs, l'insupportable tyrannie qui trouvait alors tant
+d'agents fanatiques ou cupides. Sous la Restauration, poursuivant de ses
+railleries spirituelles les prétentions d'une génération surannée, nous
+l'avons encore vu lutter tranquillement contre les tendances du pouvoir.
+
+Quoique haï personnellement par M. de Peyronnel, quoique dénoncé maintes
+fois et tourmenté dans l'exercice de ses fonctions, il fut l'allié
+sincère du parti national et favorisa toujours l'opposition libérale
+de son vote. Sous la Convention comme sous l'Empire et comme sous la
+Restauration, il fut donc toujours le même; ferme, bon et tolérant.
+
+Il eut une vertu, grande chez un magistrat: il resta homme, il crut au
+repentir des coupables. Entre ses mains, l'accusation demeura sobre
+de poursuites, délicate dans les moyens, décente et modérée dans
+l'invocation des châtiments.
+
+Le trait dominant de son caractère, c'était une grande bienveillance
+pour les hommes, une gaieté railleuse pour leurs vices et leurs travers.
+
+Son enjouement aimable et sa douce philosophie le conservèrent jeune
+dans un âge avancé. Pendant ses dernières années, sa tête s'affaiblit,
+mais son coeur resta jusqu'à la fin affectueux et simple. Il avait
+oublié le nom et la demeure de ses amis; mais, lorsqu'il les
+rencontrait, son regard et son sourire attestaient que leur image ne
+s'était point effacée de son âme.
+
+
+II
+
+GABRIEL DE PLANET
+
+
+Le Berry vient de perdre un des hommes les plus aimants et les plus
+aimés qui aient vécu en ce monde, où tout est remis en discussion, et
+où il est si rare, à présent, de voir toutes les opinions, toutes les
+classes se réunir autour d'une tombe pour la bénir.
+
+Gabriel de Planet est mort le 30 décembre 1854, d'une phthisie
+pulmonaire, à l'âge de quarante-cinq ans. Porté à sa dernière demeure
+par des ouvriers et des bourgeois, sans distinction de parti ni d'état,
+il laisse des regrets unanimes, incontestés.
+
+Né gentilhomme, Planet avait conçu, dès sa première jeunesse, l'idée
+nette et le sentiment profond de l'équité fraternelle. Il n'a jamais
+varié un seul jour dans cette religion de son coeur et de son esprit;
+et pourtant, la rare tolérance de son jugement, la bienveillance de son
+caractère et le charme conciliant de son commerce l'ont rendu cher à des
+hommes dont la croyance et les instincts semblaient élever une barrière
+infranchissable entre eux et lui. Il a été estimé et apprécié de la
+Fayette, des deux Cavaignac, de Royer-Collard, de Michel (de Bourges),
+de Delatouche, de Bethmont, des deux Garnier-Pagès, de l'archevêque de
+Bourges, de MM. Mater et Duvergier de Hauranne, de MM. Devillaines et
+de Boissy, de MM. Dufaure, Goudchaux, Duclerc et de cent autres qui,
+en apprenant sa mort et la douleur quelle nous cause, s'écrieront sans
+hésiter: «Et moi aussi, je l'ai aimé!»
+
+Reçu avocat après 1830, Planet habita Bourges et apprit la science des
+affaires avec Michel. Il fit, sous sa direction, la _Revue du Cher_ avec
+M. Duplan, aujourd'hui rédacteur du _Pays_, puis vint s'établir à la
+Châtre, où il acheta une étude d'avoué qui prospéra entre ses mains et
+lui créa des relations étendues et variées qu'il a gardées, comme
+autant d'amitiés fidèles, jusqu'à sa mort. Il les a dues autant à sa
+remarquable capacité qu'à son activité infatigable, et à un zèle dont
+ses clients ont su lui tenir compte. Nommé préfet du Cher sous le
+général Cavaignac, il a été d'emblée un des meilleurs administrateurs
+de France, et grâce â son esprit liant et persuasif, il a exercé des
+fonctions calmes et faciles dans des temps difficiles et troublés.
+Envoyé à la préfecture de la Corrèze à l'avènement de la Présidence, il
+donna sa démission, n'ayant jamais eu d'autre ambition que celle d'être
+utile dans sa province. L'Assemblée nationale s'occupait alors
+de composer le Conseil d'État, Planet y obtint un nombre de voix
+insuffisant, mais assez élevé pour témoigner de son mérite et de la
+considération dont il jouissait. Depuis, il a vécu à la campagne,
+adonné à la culture d'un admirable jardin créé par lui sur des collines
+sauvages, dans le but principal d'occuper de nombreux ouvriers sans
+ressources. Il avait aussi l'espoir de combattre, par le mouvement et la
+volonté, l'incurable mal qui détruisait son être. Jusqu'à son dernier
+jour, il a conservé cette volonté de vivre pour être utile et serviable;
+jusqu'à sa dernière heure, il s'est préoccupé du bonheur de ses amis, du
+bien-être des malheureux, de la charité, de l'affection et du devoir.
+
+Il a été l'homme de dévouement par excellence. Il a fait autant de
+bonnes actions et rendu autant de services importants qu'il a compté
+de moments dans sa vie. Son activité décuplait le temps et tenait du
+prodige. D'autres sont les martyrs d'instincts héroïques, il a été, lui,
+le martyr de sa propre bonté. Tolérant par nature, navré des souffrances
+d'autrui, malade d'une angoisse fiévreuse jusqu'à ce qu'il eût réussi
+à les faire cesser, accablé de fatigues physiques et morales, toujours
+ranimé par le désir du bien, toujours prêt à reprendre sa tâche
+écrasante, il a vécu bien littéralement pour aimer, et il est mort jeune
+pour avoir bien réellement vécu ainsi.
+
+Planet était naïf comme un enfant, avec un esprit pénétrant et une
+finesse déliée. Il était un type de stoïcisme envers lui-même, de tendre
+indulgence envers les autres. Les contrastes de cette âme exquise et
+simple, souffrante et enjouée, étonnaient et charmaient en même
+temps, Nulle intimité n'a été plus douce et plus sûre que la sienne.
+Souvenez-vous de lui, vous tous qui l'avez reconnu, et cherchez qui
+lui ressemble! Pour nous, qui l'avons fraternellement chéri pendant
+vingt-cinq ans, sans jamais découvrir une tache dans son âme ardente, un
+travers dans son admirable bon sens, une défaillance dans sa charité,
+une lacune dans son affection, nous ne le remplacerons pas! mais nous
+l'aimerons toujours, étant de ceux pour qui la mort ne détruit rien.
+
+
+ A PLANET
+
+
+ L'avant-dernier des jours qui finissent l'année,
+ Planet nous a quittés pour un monde meilleur;
+ Il a rejoint, là-haut, la troupe fortunée
+ De ceux que Dieu remplit d'un éternel bonheur.
+
+ Je crois à ce beau rêve où l'âme se transporte
+ Pour accepter le mal qui règne parmi nous;
+ Mais j'y crois à demi: des cieux j'ouvre la porte,
+ Mais sans la refermer à tout jamais sur tous.
+
+ Je crois, ou crois sentir que Dieu, dans sa clémence,
+ Dans sa justice aussi, nous reprend tous en lui;
+ Que, dans son sein fécond, retrempant l'existence,
+ Il nous ôte l'effroi d'un monde évanoui.
+
+ Mais je pense qu'ayant renouvelé notre être,
+ Et l'ayant affranchi du cuisant souvenir,
+ Il nous dit: «Recommence, homme, tu vas renaître,
+ Et retourner là-bas pour vivre et pour mourir.
+
+ »Tâche qu'à ton retour, je te retrouve digne
+ De rester près de moi pendant l'éternité; .
+ Pour te faire obtenir cette faveur insigne,
+ Ne t'ai-je pas cent fois rendu ta volonté?
+
+ »Je n'ai jamais puni d'une peine éternelle,
+ L'homme ingrat et chétif qui ne peut m'offenser.
+ J'ai fait courte et fragile une phase mortelle,
+ Où croyant vivre, enfant, tu ne fais que passer.
+
+ «Reprends donc ton fardeau, refais ta rude tâche!
+ C'est dur! mais c'est un jour dans l'abîme du temps.
+ Ce jour mal employé ne sert de rien au lâche,
+ Mais il peut conquérir le Ciel aux militants.»
+
+ Des révélations que nous ouvre la tombe,
+ Nous ne conservons pas le souvenir distinct:
+ Sous le poids de la chair l'esprit divin succombe,
+ Mais nous en retenons un doux et vague instinct.
+
+ L'enfant, dès qu'il connaît le baiser de sa mère,
+ Aime avant de comprendre.--Aimer est le besoin
+ Qui s'éveille avec lui dès qu'il touche la terre,
+ Et que, plus qu'on ne croit, il rapporte de loin.
+
+ L'enfant, dès qu'il comprend le son de la parole,
+ Aide au tableau qu'on fait pour lui du paradis,
+ Il le voit, il l'a vu! et nulle parabole
+ N'embellit ce beau lieu présent à ses esprits.
+
+ Oui, l'enfant se souvient; mais il faut qu'il oublie,
+ Afin de s'attacher à ce monde sans foi;
+ Il faut que par lui-même il essaye la vie,
+ Afin de dire à Dieu: «J'ai souffert, reprends-moi.»
+
+ C'est alors que, selon le plus ou moins de flamme
+ Qu'elle a su raviver dans cet obscur séjour,
+ Pour plus ou moins de temps, le juge prend cette âme.
+ Et lui rend la santé, la jeunesse, l'amour.
+
+ Mais il est des mortels dont la course est remplie
+ De mérites si purs et d'un prix si parfait,
+ Que, leur peine remise, ou leur tâche accomplie,
+ De l'éternel repos ils goûtent le bienfait.
+
+ Planet, humble martyr, âme douce et naïve,
+ Toi qui restas enfant jusque dans l'âge mûr,
+ Par le besoin d'aimer, par la croyance vive,
+ Par le coeur et l'esprit, va donc, ton sort est sûr!
+
+ Tu luttas quarante ans contre un mal sans remède,
+ Tu naquis condamné, c est-à-dire béni.
+ Dieu t'avait dit là-haut: «Au malheur, viens en aide;
+ Meurs à la peine: alors, ton temps sera fini».
+
+ Il vécut pour bénir, pour consoler, pour prendre
+ Sur ses bras, tout le poids des misères d'autrui:
+ Pour souffrir de nos maux, pour ranimer la cendre
+ De nos coeurs épuisés que l'espoir avait fui.
+
+ Simple dans sa parole, éloquent à son heure,
+ Ingénieux en l'art de la persuasion,
+ Habile à pénétrer ce qu'en secret on pleure,
+ Indulgent aux douleurs de la confession;
+
+ Énergique au besoin, apôtre de tendresse,
+ Sans parti pris d'orgueil, sans rigueur de savant,
+ Du véritable juste il avait la sagesse,
+ Du conseil décisif il avait l'ascendant.
+
+ Les esprits froids ont dit: «Cet homme a la manie
+ De faire des ingrats, puisqu'il fait des heureux».
+ Dieu dit: «De la bonté, cet homme eut le génie,
+ C'est la seule grandeur que je couronne aux cieux»­.
+
+
+III
+
+CARLO SOLIVA[23]
+
+SONNET TRADUIT DE L'ITALIEN
+
+
+ Du beau dans tous les arts, disciple intelligent,
+ Tu possédas longtemps la science profonde
+ Que n'encourage point la vanité d'un monde
+ Insensible et rebelle au modeste talent.
+
+ Dans le style sacré, dans le style élégant,
+ Sur le divin _Mozart_ ta puissance se fonde,
+ Puis dans _Cimarosa_, ton âme se féconde,
+ Et de _Paesiello_ tu sors jeune et vivant.
+
+ C'est que, sous notre ciel, tu sentis la Nature
+ L'emporter dans les coeurs sur la science pure,
+ Et qu'au doux chant natal tu fus initié.
+
+ Si, dans ce peu de mots, je ne puis de ta vie
+ Résumer les travaux, la force et le génie,
+ Laissons dire le reste aux pleurs de l'amitié!
+
+[Note 23: Compositeur italien.]
+
+
+IV
+
+LE COMTE D'AURE
+
+
+La presse a consacré quelques lignes au souvenir de M. d'Aure. Elle a
+dit l'emploi officiel de sa vie active, elle a parlé de ses talents, de
+ses travaux, de ses vues pratiques, de tout ce qui formait son éminente
+spécialité.
+
+Pour les amis particuliers de M. d'Aure, il y a quelque chose de plus à
+dire. On ne peut se résoudre à voir disparaître un coeur d'élite sans
+lui payer le tribut de l'affection méritée, et c'est là qu'il faut
+entrer dans la vie privée. M. d'Aure était un des hommes les meilleurs
+qui aient existé. L'éloge ne semblera banal qu'à ceux qui ne font point
+de cas du dévouement et ceux-là sont rares, espérons-le. M. d'Aure ne
+vivait que pour obliger, secourir, consoler. Il avait l'enjouement, la
+sérénité de la bonté vraie, sûre d'elle-même, toujours prête. Toute sa
+vie, il a donné tout ce qu'il avait d'argent à tout ce qu'il a rencontré
+de détresse, et tout ce qu'il avait de coeur et de courage à tout ce
+qu'il a rencontré de faible et d'abandonné. Au milieu de cette activité
+mise au service de quiconque la réclamait, il était l'homme de la
+famille et de l'intimité. Il s'est marié trois fois et trois fois il
+a répandu autour de lui le charme de l'existence, car son unique
+préoccupation était de rendre une famille heureuse. Il était
+essentiellement paternel, même dans sa jeunesse, et ses nombreux
+subordonnés se regardaient presque comme ses enfants. Il n'a jamais
+abandonné personne. Il n'a jamais été servi par un pauvre homme sans
+assurer son travail et le repos de sa vieillesse avec une sollicitude
+incessante. Il pardonnait même l'ingratitude avec une facilité
+qu'on prenait quelquefois pour de l'insouciance. Ce n'était pas de
+l'insouciance; c'était un sentiment d'humanité raisonné par la logique
+du coeur, et qui rendait d'autant plus énergiques les arrêts rendus par
+son indignation. Il avait le sens du juste et du vrai avec une rare
+équité de jugement. En lui, aucun préjugé de naissance, aucune intrigue;
+une admirable franchise, un bon sens infaillible, une sensibilité
+profonde, inépuisable.
+
+Voilà ce que j'avais à dire de lui: il a été _bon_; pas comme tout le
+monde peut l'être à un moment donné; il l'a été toujours, à toute heure
+et jusqu'au dernier souffle de sa vie.
+
+
+V
+
+LOUIS MAILLARD
+
+DISCOURS PRONONCÉ SUR SA TOMBE
+
+LE 25 JANVIER 1865
+
+
+Celui à qui nous disons adieu ici, avec l'espoir de le retrouver dans
+l'immortalité _de tout ce qui est_, fut dévoué corps et âme à cet
+éternel _devenir_ de l'humanité. Il a servi la civilisation avec la
+famille saint-simonienne, ce grand et fécond agent du progrès au
+dix-neuvième siècle. Il a servi son pays comme individu, en portant dans
+une de nos colonies les plus françaises l'activité, l'intelligence, la
+conscience et le zèle qui font durables et bienfaisants les travaux
+de l'ingénieur. Il a servi la science en lui apportant le fruit de
+recherches et d'observations vraiment fécondes et heureuses, faites avec
+cette vraie lumière qui, chez les hommes épris de la nature, supplée aux
+études spéciales. Il a servi aussi les lettres par son dévouement
+aux idées généreuses et à quiconque autour de lui s'attachait à les
+répandre.
+
+Mais tous ces travaux, tous ces efforts, tous ces _dons_ d'une volonté
+aussi ardente que sérieuse, n'ont pas assouvi la sainte prodigalité de
+cette riche et tendre organisation. Nous le savons ici. Il a été le
+meilleur ami de tous ses amis. Rien ne lui coûtait pour les aider, pour
+les préserver, pour les consoler. Il était toujours là, lui, dans nos
+dangers ou dans nos désastres, sachant, ou conjurer le malheur, ou dire
+la parole simple et vraie qui sauve l'affligé en le rattachant à l'amour
+des autres. Il était le compagnon toujours prêt et toujours utile, le
+confident toujours délicat et sûr, le conseil sage, le secours prompt et
+soutenu. Il était, pour tous ceux qui ont eu le bonheur de vivre près de
+lui, un élément de leur être, une part de leur âme.
+
+Reçois nos remercîments, toi qui ne voulais jamais être remercié, toi
+qui te regardais ingénument comme notre obligé quand tu nous avais fait
+du bien! On peut dire de toi que tu as eu le génie de la bonté, comme
+d'autres en ont l'instinct. Où que tu sois, dans le monde du mieux
+incessant et du développement infini, reçois les bénédictions de
+l'impérissable amitié.
+
+
+VI
+
+FERDINAND PAJOT
+
+
+La mort de Ferdinand Pajot est un fait des plus douloureux et des
+plus regrettables. Ce jeune homme, doué d'une beauté remarquable et
+appartenant à une excellente famille, était en outre un homme de coeur
+et d'idées généreuses. Nous avons été à même de l'apprécier chaque fois
+que nous avons invoqué sa charité pour les pauvres de notre entourage.
+Il donnait largement, plus largement peut-être que ses ressources
+ne l'autorisaient à le faire, et il donnait avec spontanéité, avec
+confiance, avec joie. Il était sincère, indépendant, bon comme un ange.
+Marié depuis peu de temps à une charmante jeune femme, il sera regretté
+comme il le mérite. Je tiens à lui donner après cette cruelle mort, une
+tendre et maternelle bénédiction: Illusion si l'on veut, mais je crois
+que nous entrons mieux dans la vie qui suit celle-ci, quand nous y
+arrivons escortés de l'estime et de l'affection de ceux que nous venons
+de quitter.
+
+
+VII
+
+PATUREAU-FRANCOEUR
+
+
+Patureau-Francoeur vient de mourir à la ferme de Saint-Vincent, près de
+Gastonville (province de Constantine). Son nom suffit pour ses nombreux
+amis, mais il appartient à l'un d'eux de dire au public quel homme était
+Patureau-Francoeur.
+
+C'était un simple paysan, un vigneron des faubourgs de Châteauroux. Il
+avait appris tout seul à écrire, et il écrivait très remarquablement,
+avec ces naïves incorrections qui sont presque des grâces, dans un style
+rustique et spontané. Il a publié un excellent traité sur la culture de
+la vigne, qu'il avait étudiée et pratiquée toute sa vie en bon ouvrier
+et en naturaliste de vocation. Ce petit homme robuste, à grosse tête
+ronde, au teint coloré, à l'oeil bleu étincelant et doux, était doué
+d'une façon supérieure. Il voyait la nature, il l'observait, il l'aimait
+et il la savait. Il avait des enthousiasmes de poëte, il faisait des
+vers barbares, incorrects, d'où s'élançaient, comme des fleurs d'un
+buisson, des éclairs de génie. Il riait de ses vers, il les disait ou
+les chantait une ou deux fois, et n'en parlait plus. Quand il écrivait
+sérieusement, c'était pour enseigner. Il a émis dans de nombreux
+opuscules d'excellentes idées et des observations ingénieuses et sages
+sur la culture propre aux régions de l'Afrique qu'il a longtemps
+habitées.
+
+Son existence parmi nous fut pénible, agitée, méritante. Naturellement
+un esprit aussi complet que le sien devait se passionner pour les
+idées de progrès et de civilisation. Il fut, avant la Révolution, le
+représentant populaire des aspirations de son milieu, et il travailla
+à les diriger vers un idéal de justice et d'humanité. Il faisait sa
+modeste et active propagande sans sortir de chez lui, en causant avec
+ses amis, au milieu de ses enfants et en s'inclinant avec respect
+quand sa mère octogénaire, pieuse et digne femme qui professait le
+christianisme primitif, lui rappelait que l'Évangile était la science de
+l'égalité par excellence. Aussi Patureau tenait-il de sa mère la douceur
+des instincts, l'austérité des moeurs et une religiosité particulière
+qui ajoutait au charme de sa douce prédication.
+
+Nul homme ne parlait mieux, avec plus de sens, plus de bonhomie et plus
+d'esprit. Il était impossible de l'aborder sans vouloir l'écouter encore
+et toujours. Il y avait en lui un intime mélange de finesse et de
+candeur, d'ardeur pour le bien et de moquerie pour le mal, d'indignation
+républicaine et de pardon chrétien. Lorsque les journaux nous
+apportèrent la nouvelle d'un attentat célèbre, il était chez moi. Nous
+déjeunions ensemble. Cet attentat était dirigé contre le représentant
+d'un système qui l'avait déjà cruellement frappé. Loin de s'intéresser
+aux conspirateurs, il jeta tristement le journal, en s'écriant:
+
+--Faire du mal à ses ennemis, moi, je ne pourrais pas!
+
+Il n'en fut pas moins emprisonné et exilé comme solidaire, sinon
+complice de l'attentat.
+
+On dit qu'il ne faut pas rappeler ces erreurs, ces égarements, ces
+injustices des époques historiques voisines de nous; que c'est réveiller
+des passions _assoupies_, évoquer des souvenirs dangereux, _armer_ les
+citoyens les uns contre les autres! Non, cent fois non! Sur la tombe à
+peine fermée d'un des plus purs martyrs de l'idée évangélique, raconter
+le malheur et le courage ne peut pas être un délit. Apprendre aux
+rancuniers et aux vindicatifs de tous les partis comment une âme
+généreuse subit et pardonne, ne peut pas être une excitation â la haine.
+Le système de l'oubli et de l'étouffement est immoral, antihumain et
+par-dessus tout chimérique. C'est dans le silence forcé que couvent les
+vengeances. C'est sous la compression que s'enveniment les plaies. Mieux
+vaut relâcher le lien qui oppresse les coeurs et dire à ceux qui firent
+le mal: «Voyez comme vous fûtes abusés, vous qui avez cru sauver la
+société en bannissant ses plus utiles soutiens!» Et à ceux qui subirent
+la persécution: «Voyez comme les vrais croyants se vengent en protestant
+par leur douceur et leur vertu, contre l'arrêt aveugle qui les frappe!»
+
+En 1848, Patureau avait été élu maire de Châteauroux. _Inde irae_. Il
+remplissait avec fermeté et impartialité ses fonctions, préservant les
+uns, apaisant les autres, tâche difficile et délicate s'il en fut! Mais,
+si quelques-uns se sont souvenus de sa conduite et se sont chaudement
+employés--le marquis de Barbançois entre autres--pour l'arracher à
+l'exil, il en est beaucoup qui lui ont imputé les agitations populaires
+de certains moments de crise. Une cruelle préoccupation agissait alors
+dans l'esprit d'une fraction irritée de la bourgeoisie. Ce maire en
+blouse et en sabots--il était trop pauvre pour être mieux vêtu--faisait,
+disait-on, souffrir, malgré son extrême politesse et le tact exquis dont
+il était doué, l'orgueil de certaines familles aristocratiques, dont il
+consacrait les actes civils. Il y avait d'ailleurs là, comme partout,
+jalousie de crédit et d'autorité, et puis la peur, une peur simulée, la
+plus dangereuse de toutes. On savait bien que Patureau était sage et
+humain; mais ce peuple inquiet, passionné, dont il traînait tous les
+coeurs après lui: comment lui pardonner cela? La popularité est la chose
+la plus enviée des temps de révolution; on oublie alors que c'est la
+plus trompeuse et la plus funeste. On la redoute chez les autres, on la
+voudrait pour soi. Tout homme se flatte d'en user à sa guise! Patureau
+savait bien le contraire. Il se voyait alors débordé. Un agitateur assez
+mystérieux dont j'ai oublié le nom, et qui, depuis, a inspiré de grands
+doutes sur le but de sa véritable mission, travaillait les esprits et
+passionnait la masse. Ces choses se perdirent et s'effacèrent dans les
+événements du 15 mai.
+
+Jusqu'en 1852, Patureau continua à tailler la vigne. Sa vie était rude,
+il ne trouvait pas d'ouvrage chez les gens de certaines opinions, et il
+avait une nombreuse famille à soutenir. Je lui confiai la création d'un
+vignoble, et il tira d'un terrain stérile et abandonné une plante modèle
+produisant le meilleur fruit de la localité. Il se louait aussi à la
+journée pour les autres travaux de la terre. Il conduisait nos moissons
+comme _chef dirige_, c'est-à-dire _tête de sillon_, et par son ardeur,
+sa force et sa gaieté, il stimulait et charmait les autres moissonneurs.
+On oubliait l'heure de la sieste pour l'écouter parler des étoiles, des
+plantes, des insectes ou des oiseaux; car il avait tout observé et tout
+retenu dans son contact perpétuel avec la nature, qu'il étudiait en
+praticien et en artiste. La journée finie, il venait dîner avec nous
+ou avec nos gens quand il s'était laissé attarder et que notre repas
+changeait de table. Il était absolument le même à l'office ou au salon,
+toujours aussi distingué dans ses manières, aussi choisi et aussi simple
+dans son langage, aussi sobre, aussi aimable, aussi intéressant; sachant
+se mettre à la portée de tous, instruisant les jardiniers, raillant avec
+douceur les préjugés du paysan, enseignant à mon fils les moeurs des
+insectes et à moi celles des plantes, causant philosophie, histoire ou
+politique avec des personnes éminemment distinguées qui le rencontraient
+toujours avec un vif plaisir et se montraient avides de l'entendre. Il
+n'était jamais bavard ni déclamateur. Il causait surtout par répliques;
+il racontait brièvement et de la façon la plus pittoresque. Il
+questionnait avec candeur, se faisait expliquer, écoutait comme un
+enfant, souriait comme si les choses eussent dépassé la portée de son
+intelligence, et tout à coup, d'un trait pénétrant, d'un mot charmant
+et profond, il résumait et l'opinion de son interlocuteur et la sienne
+propre. Combien j'ai vu d'esprits sérieux et vraiment élevés, saisis
+par la parole, le regard et l'attitude de cet homme supérieur, au teint
+cuivré par le soleil et aux mains gercées par le travail!
+
+--C'est le paysan idéal, me disait l'un.
+
+--C'est le bonhomme la Fontaine, me disait l'autre.
+
+Je leur répondais:
+
+--C'est le peuple comme il devrait, comme il doit être.
+
+Il fallait bien payer les chaudes amitiés et l'affection populaire dont
+il était l'objet. Trop d'amis lui firent d'irréconciliables ennemis.
+Jalousie de gens plus haut placés sur l'échelle de la fortune et qui ne
+peuvent pardonner à un pauvre diable d'être né leur supérieur. Dieu
+se trompe parfois étrangement; il ne tient pas compte des distances
+sociales. Il donne le génie de la grâce et de la séduction à un
+petit homme de rien. Dieu est sans principes, il pense mal. Il aime
+quelquefois la canaille avec passion.
+
+Les aversions longtemps couvées éclatèrent au coup d'État. Les gens
+prétendus dangereux furent dénoncés, arrêtés et emprisonnés. Patureau,
+averti à temps, disparut. Le paysan, l'homme de la nature, abhorre
+la prison. Il sent qu'elle le tuera. Il aime mieux subir de pires
+souffrances sous la voûte des cieux. Patureau, errant à travers la
+campagne, dormant en plein bois, à la belle étoile, entrant furtivement
+dans la première hutte venue et trouvant partout le pain du pauvre et
+la discrétion du fidèle, échappa à toutes les recherches. Sa vie
+d'aventures fut un roman. Tous les limiers de la police y perdirent leur
+peine. L'un d'eux, un Javert peu lettré, essaya, dans un zèle fanatique,
+de faire parler son petit enfant, le dernier, qui avait quatre ans, et
+qui voyait souvent son père venir l'embrasser au milieu de la nuit.
+L'enfant ne parla pas.
+
+Personne ne parla, et, durant des semaines et des mois, le proscrit
+revint voir ses nombreux amis et sa chère famille à l'improviste,
+soupant chez l'un, déjeunant chez un autre, dormant quelquefois dans
+un lit hospitalier, d'où il entendait, entre deux sommes, la voix des
+agents qui venaient interroger ses hôtes sur son compte.
+
+Une nuit, il dormit dans la forêt de Châteauroux dans un tas de fagots,
+presque côte à côte avec un garde qui l'eût arrêté--car ordre était
+donné à tous de l'appréhender--et qui ne le vit pas.
+
+--Nous avons très-bien dormi tous deux, disait-il en racontant
+l'anecdote; seulement, cette fois-là, j'ai eu bien soin de ne pas
+ronfler.
+
+On le cherchait toujours. Je lui avais conseillé de changer de province.
+Je lui avais trouvé un gîte sous un nom supposé dans une maison où, de
+jardinier, il devint bientôt chef de travaux, gardien et régisseur. Je
+pourrai dire un jour le nom de l'honnête homme qui le recueillit et
+l'aima. Aujourd'hui, je ne veux compromettre que moi.
+
+Patureau fut compris dans la liste des exilés. Il en prit son parti sans
+colère.
+
+--Que voulez-vous! disait-il, les gens qui viennent pour nous juger ne
+nous connaissent pas. Ils consultent certaines personnes qui souvent ne
+nous connaissent pas davantage, et qui nous jugent, non sur ce que nous
+sommes, mais sur ce que nous pourrions être après tant de misères, de
+persécutions. Me voilà traité comme un buveur de sang, moi qui n'aime
+pas à tuer une mouche!
+
+Pendant que, lassé de vivre loin des siens, il se disposait à revenir et
+à se montrer, d'actives et persévérantes démarches aboutirent à faire
+entendre la vérité en haut lieu.
+
+Enfin Patureau, _gracié_,--Dieu sait de quels crimes! mais c'était le
+mot officiel--revint dans ses foyers, ainsi que plusieurs autres. Ses
+ennemis ne laissaient pas de le surveiller, de l'inquiéter, de l'accuser
+et de le mettre aux prises avec l'autorité, sans pouvoir trouver en lui
+l'étoffe d'un conspirateur. Il se disculpa, la haine s'en accrut.
+
+Un jour qu'il travaillait sous les ordres d'un régisseur qui l'avait
+embauché comme bon ouvrier, le propriétaire accourut furieux et le
+chassa de son domaine.
+
+--Il en avait le droit, dit Patureau à ses amis. J'ai ramassé ma
+faucille et j'ai serré la main des camarades qui me regardaient partir
+et pleuraient de colère. «On ne veut donc pas, disaient-ils, que cet
+homme gagne sa vie?...» Je leur ai répondu: «Soyez tranquilles, Dieu y
+pourvoira. Il n'est pas du côté de ceux qui se vengent.»
+
+Mais de quoi se vengeait-on? Impossible de le dire. Patureau ne pouvait
+le deviner, car il le cherchait naïvement en faisant son examen de
+conscience. Il n'avait jamais fait injure ni menace à personne; mais il
+faisait envie, et c'est ce que sa modestie ne comprenait pas. Jamais je
+n'ai pu saisir un fait contre lui, car j'étais à la recherche des griefs
+pour le justifier. Toutes les accusations se résumaient ainsi: «Il ne
+dit et ne fait rien de mal, il est fort prudent; mais ses amis sont à
+craindre. C'est un homme dangereux, il est trop aimé.» Je ne pus rien
+arracher de plus juste et de plus clair à celui de nos préfets qui me
+faisait marchander sa grâce.
+
+L'attentat d'Orsini, qui, dans les provinces, servit de prétexte à tant
+de vengeances personnelles, surprit Patureau dans une quiétude complète
+sur son propre sort. Il blâmait si sincèrement la doctrine du meurtre,
+qu'il se croyait à l'abri de tout soupçon et ne songeait point à se
+cacher. Il avait tort. Tant d'autres aussi innocents que lui de fait et
+d'intention étaient arrêtés et condamnés à un nouvel exil! On lui fit la
+prison rude! on l'isola, on ne permit pas à sa femme et à ses enfants de
+le voir, pas même de lui faire passer des vêtements. Il resta un mois au
+cachot sur la paille, en plein hiver. Quand on le mit dans la voiture
+cellulaire qui le dirigeait vers l'Afrique, il était presque aveugle,
+et, depuis, il a toujours souffert cruellement des yeux.
+
+Cette fois, toutes les tentatives échouèrent. Il dut aller expier, sous
+le terrible climat de Gastonville, le crime d'avoir été trop aimé.
+
+Quelques-uns se découragèrent et y perdirent leur foi et leur espérance.
+Le paysan, pris de nostalgie, devient fou. Patureau supporta l'exil en
+homme et se prit à regarder l'Afrique en artiste. A peine arrivé, il
+nous écrivait des lettres charmantes, presque enjouées, comme les eût
+écrites un homme voyageant pour son plaisir et son instruction. La vue
+des premières grandes montagnes couvertes de neige, l'audition des
+premiers rugissements du lion dans la nuit firent battre son coeur d'une
+émotion inattendue et il m'écrivait simplement: «Ah! madame, que c'est
+beau!»
+
+Et puis il se prit d'amour pour cette terre nouvelle si féconde en
+promesses. Il regardait _pousser le blé derrière la charrue_; il prenait
+cette terre dans sa main, l'examinait, l'analysait d'un oeil expert et
+disait:
+
+--Il y a là la nourriture d'un monde.
+
+Déclaré libre, en septembre 1858, sur la terre d'Afrique, il résolut de
+s'établir sous ce beau ciel et de chercher une ferme à faire valoir.
+Connaissant sa valeur et sa capacité, le ministère de l'Algérie lui
+accorda une concession qu'il lui fut permis de chercher à son gré dans
+la région qu'il avait explorée. Enfin, une permission lui fut accordée
+aussi de venir vendre sa maison et sa vigne de Châteauroux, et d'y
+chercher sa famille pour être en mesure de cultiver. Il revint donc,
+réalisa ses humbles ressources, emballa ses outils, persuada sa femme et
+ses enfants (ses vieux parents étaient morts), vint chez nous donner une
+_façon_ à la vigne qu'il y avait créée, et qu'il aimait comme sa
+chose, nous raconta ses misères et ses joies, ses étonnements et ses
+espérances; puis il partit pour Gastonville, avec tout son monde, la
+pioche en main et le fusil sur l'épaule pour se préserver des bêtes
+sauvages qui trônaient encore sur son domaine. Malgré de généreux
+secours, il eut grand'peine à vivre au commencement. Pas assez d'argent,
+pas assez de bras, et, la chaude saison, la fièvre et l'ophthalmie
+interrompant le travail.
+
+«C'est égal, disait-il dans ses lettres, le cachot m'a attaqué les yeux,
+il faudra bien que le soleil me les guérisse.»
+
+Au bout de deux ans, il s'aperçut bien que la colonisation est
+impossible sans ressources suffisantes; il se vit forcé de louer sa
+terre aux Arabes et de chercher une ferme dont il pût retirer de quoi
+payer sa bâtisse, condition exigée de tous les concessionnaires.
+Il trouva un terrain considérable, et s'établit à la ferme de
+Coudiat-Ottman, dite depuis ferme de M. Vincent, et dite aujourd'hui
+ferme du père Patureau. C'est là qu'il a vécu dès lors, élevant ses fils
+et gardant sa douce philosophie pour remonter les courages autour de
+lui. Il y conquit tant d'estime et de sympathie, que le préfet de
+Constantine voulut l'adjoindre au conseil municipal de sa commune. Il
+publia, ainsi que son fils aîné Joseph, de très-bons travaux sur
+la vigne et la culture du tabac. Il fut nommé membre de la Société
+d'agriculture de Philippeville. Tous les colons, à quelque classe et à
+quelque opinion qu'ils appartinssent, se sont étonnés qu'un homme
+de moeurs si douces et d'un coeur si humain et si généreux eût été
+emprisonné et chassé de son pays comme un malfaiteur. Heureusement les
+uns réparèrent la faute des autres. Sur la terre lointaine et au milieu
+des races étrangères, le sentiment de la patrie se fait sérieux et
+fraternel. Les jalousies de clocher expirent au seuil du désert, on se
+connaît, on s'apprécie, on ne songe point à se persécuter. Patureau
+sentait profondément cette solidarité qui lui faisait une nouvelle
+patrie. Il l'avait sentie dès les premiers jours de son exil, et, quand
+il vint nous faire ses derniers adieux, comme nous voulions lui dire:
+_Au revoir!_
+
+--Non, répondit-il, c'est bien adieu pour toujours. Si une amnistie
+est promulguée, je n'en profiterai pas. J'ai dit adieu à tout ce que
+j'aimais, à la maison où mes parents sont morts et où mes enfants sont
+nés, à la vigne que j'ai plantée et que mes amis cultivaient pour moi en
+mon absence. Je laisse beaucoup de gens qui m'ont aimé et que j'aimerai
+toujours; mais j'en laisse aussi beaucoup qui m'ont haï injustement et
+rendu malheureux. Là-bas, il y a la fatigue et la soif, la souffrance,
+la fièvre, et peut-être la mort; mais il n'y a pas d'ennemis, pas de
+police politique, pas de dénonciations, pas de jalousies, il suffit
+qu'on soit Français pour être frères. C'est un beau pays, allez, que
+celui où l'on n'a à se défendre que des chacals et des panthères!
+
+On le voit, être aimé, c'était l'idéal de ce coeur aimant. Il a beaucoup
+souffert du climat de l'Afrique, et il y a succombé encore dans la force
+de l'âge; mais il y a réalisé son rêve. Il y a été chéri et respecté
+comme il méritait de l'être. Son nom vivra dans la mémoire de ses
+anciens concitoyens, et je ne serais pas surpris que, chez nos paysans,
+qui l'ont tant questionné et tant admiré, il ne restât comme un
+personnage légendaire. La persécution lui a fait une double auréole;
+c'est à quoi toute persécution aboutit.
+
+
+VIII
+
+MADAME LAURE FLEURY
+
+PAROLES PRONONCÉES SUR SA TOMBE A LA CHATRE LE 26 OCTOBRE 1870
+
+
+Elle est revenue mourir au pays, la femme du proscrit, l'épouse dévouée,
+la digne mère de famille! Elle a beaucoup souffert et beaucoup mérité,
+elle a soutenu ses compagnons d'exil, soutenu ses amis et ses croyances
+avec un courage héroïque. Elle laisse d'impérissables regrets à tous
+ceux qui l'ont connue et qui viennent ici lui dire un solennel adieu.
+
+Mais cet adieu n'est pas le dernier mot d'une si pure et si noble
+existence. Comme elle, nous avons toujours cru à un Dieu juste et bon
+qui connaît les belles âmes, qui ne leur demande pas compte des nuances
+religieuses, et qui ne les abandonne jamais.
+
+Nous comptons la retrouver dans une vie meilleure, cette âme immortelle,
+sans tache et sans défaillance, et notre réunion autour d'une tombe est
+un hommage plein de respect et de foi, un cri de douleur et d'espérance.
+
+
+
+FIN
+
+
+
+TABLE
+
+NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR
+
+
+I. LA VILLA PAMPHILI
+II. LES CHANSONS DES BOIS ET DES RUES
+III. LE PAYS DES ANÉMONES
+IV. DE MARSEILLE A MENTON
+V. A PROPOS DE BOTANIQUE
+
+MÉLANGES
+
+I. UNE VISITE AUX CATACOMBES
+II. DE LA LANGUE D'OC ET DE LA LANGUE D'OIL
+III. LA PRINCESSE ANNA CZARTORYSKA
+IV. UTILITÉ D'UNE ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION
+V. LA BERTHENOUX VI. LES JARDINS EN ITALIE
+VII. SONNET A MADAME ERNEST PÉRIGOIS
+VIII. LES BOIS
+IX. L'ILE DE LA RÉUNION
+X. CONCHYLIOLOGIE DE L'ILE DE LA RÉUNION
+XI. A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865
+
+LES AMIS DISPARUS
+
+I. NÉRAUD PÈRE
+II. GABRIEL DE PLANET
+III. CARLO SOLIVA
+IV. LE COMTE D'AURE
+V. LOUIS MAILLARD
+VI. FERDINAND PAJOT
+VII. PATUREAU-FRANCOEUR
+VIII. MADAME LAURE FLEURY
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Nouvelles lettres d'un voyageur, by George Sand
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR ***
+
+***** This file should be named 13198-8.txt or 13198-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/3/1/9/13198/
+
+Produced by George Sand project PM, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+https://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
diff --git a/old/13198-8.zip b/old/13198-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..e05c129
--- /dev/null
+++ b/old/13198-8.zip
Binary files differ
diff --git a/old/13198-h.zip b/old/13198-h.zip
new file mode 100644
index 0000000..f74b0e4
--- /dev/null
+++ b/old/13198-h.zip
Binary files differ
diff --git a/old/13198-h/13198-h.htm b/old/13198-h/13198-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..7ca3ed6
--- /dev/null
+++ b/old/13198-h/13198-h.htm
@@ -0,0 +1,9041 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+<head>
+ <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1">
+ <title>Nouvelles lettres d'un voyageur</title>
+ <meta name="author" content="George Sand">
+
+<style type=text/css>
+
+body {margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+
+h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;}
+p {text-align: justify}
+blockquote {text-align: justify}
+
+.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+
+.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%;
+ text-align: left}
+.poem .stanza {margin: 1em 0em}
+.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;}
+.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em}
+.poem p.i2 {margin-left: 1em}
+.poem p.i4 {margin-left: 2em}
+.poem p.i6 {margin-left: 3em}
+.poem p.i8 {margin-left: 4em}
+.poem p.i10 {margin-left: 5em}
+
+
+</style>
+
+</head>
+
+<body>
+
+
+<pre>
+
+Project Gutenberg's Nouvelles lettres d'un voyageur, by George Sand
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Nouvelles lettres d'un voyageur
+
+Author: George Sand
+
+Release Date: August 17, 2004 [EBook #13198]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR ***
+
+
+
+
+Produced by George Sand project PM, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+<h1>NOUVELLES LETTRES<br>
+
+D'UN VOYAGEUR</h1>
+
+<h4>PAR</h4>
+
+<h2>GEORGE SAND</h2>
+
+<h4>1877</h4>
+
+<br><br><br>
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>LA VILLA PAMPHILI</h3>
+
+
+<p>A***</p>
+
+<p>Rome, 25 mars 185...</p>
+
+<p>La villa Pamphili n'a pas été abîmée dans les
+derniers événements, comme on l'a dit. Ni Garibaldi,
+ni les Français n'y ont laissé de traces
+de dévastation sérieuse. Ses pins gigantesques
+sont, en grande partie, encore debout. Elle est
+bien plus menacée de périr par l'abandon que
+par la guerre, car elle porte l'empreinte de cette
+indifférence et de ce dégoût qui sont, à ce que
+l'on me dit, le cachet général de toutes les habitations
+princières de la ville et des environs.</p>
+
+<p>C'est un bel endroit, une vue magnifique sur
+Rome, l'Agro-Romano et la mer. De petites collines
+un peu plantées, chose rare ici, font un premier
+plan agréable. Le palais est encore de ceux qui
+résolvent le problème d'être très-vastes à l'intérieur
+et très-petits d'aspect extérieur.</p>
+
+<p>En général, tout me paraît trop petit ou trop
+grand, depuis que je suis à Rome. Quant à la
+végétation, cela est certain, les arbres de nos climats
+y sont pauvres, et les essences intermédiaires
+n'y atteignent pas la santé et l'ampleur qu'elles
+ont dans nos campagnes et dans nos jardins.</p>
+
+<p>En revanche, les plantes indigènes sont d'une
+taille démesurée, et le même contraste pénible
+que l'on remarque dans les édifices se fait sentir
+dans la nature. On dirait que cette dernière est
+aristocrate comme la société et qu'elle ne veut
+pas souffrir de milieu entre les géants et les pygmées,
+sur cette terre de la papauté. Ces ruines de
+la ville des empereurs au milieu des petites bâtisses
+de la ville moderne, et ces énormes pins
+d'Italie au milieu des humbles bosquets et des
+courts buissons de la villégiature, me font l'effet
+de magnifiques cardinaux entourés de misérables
+capucins. Et puis, quels que soient les repoussoirs,
+il y a un manque constant de proportion
+entre eux et l'arène désolée qu'ils dominent.
+Cette campagne de Rome, vue de haut et terminée
+par une autre immensité, la mer, est
+effrayante d'étendue et de nudité. Rome elle-même,
+toute vaste qu'elle est, s'y perd. Ses lignes,
+tant vantées par les artistes italianomanes, sont
+courtes et crues, crues surtout; et ce soleil, que
+l'on me disait devoir tout enchanter, un beau et
+chaud soleil, en effet! accuse plus durement
+encore ces contours déjà si secs. Je comprends
+maintenant les ingristes, que je trouvais un peu
+trop livrés à la convention, au <i>style</i>, comme ils
+disent. Je vois qu'ils ont, au contraire, trop de
+conscience et d'exactitude, et que la réalité prend
+ici cette physionomie de froide âpreté qui me
+gênait chez eux. Il faudrait adoucir ce caractère
+au lieu de le faire prédominer, car ce n'est pas
+là sa beauté, c'est son défaut.</p>
+
+<p>Le séjour de Rome doit nécessairement entraîner
+à cette manière de traduire la nature. L'oeil
+s'y fait, l'âme s'en éprend. C'est pour cela, indépendamment
+de son grand savoir, que M. Ingres
+a eu une école homogène. Mais, si on ne se défend
+pas de cette impression, on risque de tomber
+dans les tons froids ou criards, dans les modelés
+insuffisants, dans les contours incrustés au mur,
+de la fresque primitive.</p>
+
+<p>«Eh bien, et les fresques de Raphaël, et celles
+de Michel-Ange, les avez-vous vues? pourquoi
+n'en parlez-vous pas?»</p>
+
+<p>Je vous entends d'ici. Permettez-moi de
+ne pas vous répondre encore. Nous sommes
+à la villa Pamphili, dans la région des fleurs.
+Oh! ici, les fleurs se plaisent; ici, elles jonchent
+littéralement le sol, aussitôt qu'un peu de culture
+remue cette terre excellente abandonnée de
+l'homme. Dans les champs, autour des bassins,
+sur les revers des fossés, partout où elles peuvent
+trouver un peu de nourriture assainie par la pioche,
+les fleurs sauvages s'en donnent à coeur-joie
+et prennent des ébats ravissants. A la villa
+Pamphili, une vaste prairie est diaprée d'anémones
+de toutes couleurs. Je ne sais quelle tradition
+attribue ce semis d'anémones à la Béatrix
+Cenci. Je ne vous oblige pas d'y croire. Dans nos
+pays de la Gaule, les traditions ont de la valeur.
+Nos paysans ne sont pas gascons, même en
+Gascogne. Ils répètent naïvement, sans le comprendre,
+et par conséquent sans le commenter,
+ce que leur ont conté leurs aïeux. Ici, tout prolétaire
+est cicérone, c'est-à-dire résolu à vous
+conter des merveilles pour vous amuser et vous
+faire payer ses frais d'imagination. Il y a donc
+à se métier beaucoup. M. B..., jadis à la recherche
+de la fontaine Égérie, prétend qu'en un seul
+jour, on lui en a montré dix-sept.</p>
+
+<p>Il y a à Pamphili d'assez belles eaux, des grottes,
+des cascades, des lacs et des rivières. C'est
+grand pour un jardin particulier, et le <i>rococo</i>,
+dont je ne suis pas du tout l'ennemi, y est plus
+agréable que ce qui nous en reste en France.
+C'est plus franchement adopté, et ils ont employé
+pour leurs rocailles des échantillons minéralogiques
+d'une grande beauté. Tivoli et la Solfatare
+qui l'avoisine ont fourni des pétrifications curieuses
+et des débris volcaniques superbes à toutes
+les villas de la contrée. Ces fragments étranges,
+couverts de plantes grimpantes, de folles herbes,
+et de murmurantes eaux, sont très-amusants à
+regarder, je vous assure.</p>
+
+<p>Pardon, cher ami. Vous m'avez dit souvent
+que j'avais de l'intelligence; mais, sans vous
+offenser, je crois que vous vous êtes bien trompé
+et que je ne suis qu'un âne. Je crois aussi, et
+plus souvent que je n'ose vous le dire, que j'ai
+eu bien tort de me croire destiné à faire de l'art.
+Je suis trop contemplatif, et je le suis à la manière
+des enfants. Je voudrais tout saisir, tout
+embrasser, tout comprendre, tout savoir, et puis,
+après ces bouffées d'ambition déplacée, je me
+sens retomber de tout mon poids sur un rien,
+sur un brin d'herbe, sur un petit insecte qui me
+charme et me passionne, et qui, tout à coup, par
+je ne sais quel prestige, me paraît aussi grand,
+aussi complet, aussi important dans ma vie d'émotion
+que la mer, les volcans, les empires
+avec leurs souverains, les ruines du Colisée, le
+dôme de Saint-Pierre, le pape, Raphaël et tous
+les maîtres, et la Vénus de Médicis par-dessus
+le marché.</p>
+
+<p>Quelle influence me rend idiot à ce point? Ne
+me le demandez pas, je l'ignore. Peut-être que
+j'aime trop la nature pour lui donner jamais
+une interprétation raisonnable. Je l'aime pour
+ses modesties adorables autant que pour ses
+grandeurs terrifiantes. Ce qu'elle cache dans
+un petit caillou aux couleurs harmonieuses,
+dans une violette au suave parfum, me pénètre,
+en de certains moments, jusqu'à l'attendrissement
+le plus stupide. Un autre jour, j'aurai la
+fantaisie de voler sur les nuages ou sur la crête
+des vagues courroucées, d'enjamber les montagnes,
+de plonger dans les volcans, et d'embrasser,
+d'un coup d'oeil, la configuration de la terre.
+Mais, si tout cela m'était permis, si Dieu consentait
+à ce que je fusse un pur esprit, errant
+dans les abîmes de l'univers, je crois que, dans
+cette haute condition, je resterais bon prince,
+et que, tout à coup, au milieu de ma course
+effrénée, je m'arrêterais pour regarder, en badaud,
+une mouche tombée sur le nez d'une
+carpe, ou, en écolier, un cerf-volant emporté
+dans la nue.</p>
+
+<p>Je cache mon infirmité le mieux que je puis;
+mais je vous confesse, à vous, que, sur cette
+terre classique des arts, je me sens las d'avance
+de tout ce que j'ai à voir, à sentir et à juger.
+Juger, moi! pourquoi faire? J'aime mieux ne
+rien dire et penser fort peu. Pardonnez-moi
+d'être ainsi: j'ai tout souffert dans la vie de
+civilisation! j'y ai tant de fois désiré l'absence
+de prévoyance et le laisser aller complet de la
+pensée! Je voudrais encore quelquefois être bien
+seul dans le fond d'un antre noir, comme les
+lavandières de l'<i>acqua argentina</i>, et chanter
+quelque chose que je ne comprendrais pas moi-même.
+Il me faut faire un immense effort pour
+passer brusquement, de mes rêveries, à la conversation
+raisonnable ou enjouée, comme il convient
+avec des êtres de mon espèce et de mon temps.</p>
+
+<p>Je regardais dans les eaux de la villa Pamphili
+un beau petit canard de Chine barbotant
+auprès d'une cascatelle. «Il est donc tout seul?
+demandai-je à un jardinier qui passait.&mdash;Tiens!
+il est seul aujourd'hui, répondit-il avec insouciance.
+<i>L'oiseau</i> lui aura mangé sa femme
+ce matin. Il y en avait ici une belle bande, de
+ces canards-là; mais il y a encore plus d'oiseaux
+de proie, et, ma foi, celui-ci est le dernier.»</p>
+
+<p>Là-dessus, il passa sans s'inquiéter de mettre
+le pauvre canard à l'abri de la <i>serre cruelle</i>.
+Je levai les yeux et je vis cinq ou six de ces brigands
+ailés décrivant leurs cercles funestes au-dessus
+de lui. Ils attendaient d'avoir dépecé sa femelle
+et d'avoir un peu d'appétit pour venir le prendre.
+Je ne saurais vous dire quelle tristesse
+s'empara de moi. C'était une image de la fatalité.
+La mort plane comme cela sur la tête de ceux
+qu'on aime. Si elle les prend, qu'a-t-on à faire
+en ce monde, sinon de barboter dans un coin,
+comme ce canard hébété qui se baigne au soleil
+en attendant son heure?</p>
+
+<p>L'abandon de ces oiseaux étrangers, objets de
+luxe dans la demeure princière, était, du reste,
+très en harmonie avec celui qui se faisait sentir
+dans le parc. La même malpropreté que dans
+les rues de Rome, les mêmes souillures sur les
+fleurs que sur les pavés de la ville éternelle.
+Cela sent le dégoût de la vie. Je crois qu'un
+spleen profond dévore ici les grandes existences.
+Je ne sais si elles se l'avouent, mais cela est
+écrit sur les pierres de leurs maisons à formes
+coquettes et sur les riantes perspectives de leurs
+allées abandonnées. Est-ce la saison encore
+pluvieuse et incertaine qui fait ce désert dans
+des lieux si beaux? est-ce la dévotion ou l'ennui,
+ou la tristesse qui retiennent à Rome ces hôtes
+ingrats envers le printemps? On dit que toutes
+les villas sont délaissées ou négligées et que
+celle-ci est encore une des mieux entretenues.
+J'ai peine à le croire.</p>
+
+<p>En quittant le parc pour voir les jardins, je
+fus frappé pourtant de l'activité déployée par
+un vieux jardinier pour la réparation d'un singulier
+objet de goût horticole. Je n'ai jamais vu
+rien de semblable. On me dit que c'est usité dans
+plusieurs villas et que cela date de la renaissance.
+J'aurai de la peine à vous expliquer ce
+que c'est. Figurez-vous un tapis à dessins gigantesques
+et à couleurs voyantes, étendu sur une
+terrasse qui tient tout le flanc d'une colline sous
+les fenêtres du palais. Les dessins sont jolis: ce
+sont des armoiries de famille, entourées de guirlandes,
+de noeuds entrelacés, de palmes, de chiffres,
+de couronnes, de croix et de bouquets. L'ensemble
+en est riche et les couleurs en sont vives.
+Mais qu'est-ce que cette mosaïque colossale, ou
+ce tapis fantastique étalé, en plein air, sur une
+si vaste esplanade? Il faut en approcher pour le
+comprendre. C'est un parterre de plantes basses,
+entrecoupé de petits sentiers de marbre, de
+faïence, d'ardoise ou de brique, le tout cassé en
+menus morceaux et semé comme des dragées
+sur un surtout de table du temps de Louis XV;
+mais on ne marche pas dans ces sentiers, je
+pense, car ils sont trop durement cailloutés
+pour des pieds aristocratiques et trop étroits
+pour des personnes d'importance. Cela ne sert
+uniquement qu'à réjouir la vue et absorbe toute
+la vie d'un jardinier émérite. Les compartiments
+de chaque écusson ou rosace sont en fleurs
+faisant touffe basse et drue. Les plantes de la
+campagne y sont admises, pourvu qu'elles donnent
+le ton dont on a besoin. Une petite bordure
+de buis nain ou de myrte, taillée bien court,
+serpente autour de chaque détail: c'est d'un
+effet bizarre et minutieux; c'est un ouvrage de
+patience, et toute la symétrie, toute la recherche,
+toute la propreté dont les Romains de nos jours
+sont susceptibles, paraissent s'être réfugiées et
+concentrées dans l'entretien de cette ornementation
+végétale et gymnoplastique.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>LES CHANSONS DES BOIS<br>
+
+ET DES RUES</h3>
+
+<p>A VICTOR HUGO</p>
+
+
+<p>Dans une de ses chansons, le poëte dit:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>George Sand a la Gargilesse</p>
+<p>Comme Horace avait l'Anio.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>O poésie! Horace avait beaucoup de choses,
+et George Sand n'a rien, pas même l'eau courante
+et rieuse de la Gargilesse, c'est-à-dire le
+don de la chanter dignement; car ces choses qui
+appartiennent à Dieu, les flots limpides, les forêts
+sombres, les fleurs, les étoiles, tout le beau
+domaine de la poésie, sont concédées par la loi
+divine a qui sait les voir et les aimer. C'est
+comme cela que le poëte est riche. Mais, moi, je
+suis devenu pauvre, et je n'ai plus à moi qu'une
+chose inféconde, le chagrin, champ aride, domaine
+du silence. J'ai perdu en un an trois êtres
+qui remplissaient ma vie d'espérance et de force.
+L'espérance, c'était un petit enfant qui me représentait
+l'avenir; la force, c'étaient deux amitiés,
+soeurs l'une de l'autre, qui, en se dévouant à moi,
+ravivaient en moi la croyance au dévouement
+utile.</p>
+
+<p>Il me reste beaucoup pourtant: des enfants
+adorés, des amis parfaits. Mais, quand la mort
+vient de frapper autour de nous ce qui devait si
+naturellement et si légitimement nous survivre,
+on se sent pris d'effroi et comme dénué de tout
+bonheur, parce qu'on tremble pour ce qui est
+resté debout, parce que le néant de la vie vous
+apparaît terrible, parce qu'on en vient à se dire:
+«Pourquoi aimer, s'il faut se quitter tout à
+l'heure? Qu'est-ce que le dévouement, la tendresse,
+les soins, s'ils ne peuvent retenir près
+de nous ceux que nous chérissons? Pourquoi
+lutter contre cette implacable loi qui brise toute
+association et ruine toute félicité? A quoi bon
+vivre, puisque les vrais biens de la vie, les joies
+du coeur et de la pensée, sont aussi fragiles que
+la propriété des choses matérielles?»</p>
+
+<p>O maître poëte! comme je me sentais, comme
+je me croyais encore riche, quand, il y a un an
+et demi, je vous lisais au bord de la Creuse, et
+vous promenais avec moi en rêve le long de
+cette Gargilesse honorée d'une de vos rimes,
+petit torrent ignoré qui roule dans des ravines
+plus ignorées encore. Je me figurais vraiment
+que ce désert était à moi qui l'avais découvert,
+à quelques peintres et à quelques naturalistes
+qui s'y étaient aventurés sur ma parole et ne
+m'en savaient pas mauvais gré. Eux et moi,
+nous le possédions par les yeux et par le coeur,
+ce qui est la seule possession des choses belles
+et pures. Moi, j'avais un trésor de vie, l'espoir!
+l'espoir de faire vivre ceux qui devaient me
+fermer les yeux, l'illusion de compter qu'en les
+aimant beaucoup, je leur assurerais une longue
+carrière. Et, à présent, j'ai les bras croisés comme,
+au lendemain d'un désastre, on voit les ouvriers
+découragés se demander si c'est la peine de
+recommencer à travailler et à bâtir sur une terre
+qui toujours tremble et s'entr'ouvre, pour démolir
+et dévorer.</p>
+
+<p>A présent, je suis oisif et dépouillé jusqu'au
+fond de l'âme. Non, George Sand n'a plus la
+Gargilesse; il n'a plus l'Anio, qu'il a possédé
+aussi autrefois tout un jour, et qu'il avait emporté
+tout mugissant et tout ombragé dans un
+coin de sa mémoire, comme un bijou de plus
+dans un écrin de prédilection. Il n'a plus rien,
+le voyageur! il ne veut pas qu'on l'appelle poëte,
+il ne voit plus que du brouillard, il n'a plus de
+prairies embaumées dans ses visions, il n'a plus
+de chants d'oiseaux dans les oreilles, le soleil ne
+lui parle plus, la nature qu'il aimait tant, et qui
+était bonne pour lui, ne le connaît plus. Ne
+l'appelez pas artiste, il ne sait plus s'il l'a jamais
+été. Dites-lui <i>ami</i>, comme on dit aux malheureux
+qui s'arrêtent épuisés, et que l'on engage à
+marcher encore, tout en plaignant leur peine.</p>
+
+<p>Marcher! oui, on sait bien qu'il le faut, et
+que la vie traîne celui qui ne s'aide pas. Pourquoi
+donner aux autres, à ceux qui sont généreux
+et bienfaisants, la peine de vous porter?
+n'ont-ils pas aussi leur fardeau bien lourd? Oui,
+amis, oui, enfants, je marcherai, je marche; je
+vis dans mon milieu sombre et muet comme si
+rien n'était changé. Et, au fait, il n'y a rien de
+changé que moi; la vie a suivi autour de moi
+son cours inévitable, le fleuve qui mène à la
+mort. Il n'y a d'étrange en ma destinée que moi
+resté debout. Pourquoi faire? pour chanter,
+cigale humaine, l'hiver comme l'été!</p>
+
+<p>Chanter! quoi donc chanter? La bise et la
+brume, les feuilles qui tombent, le vent qui
+pleure? J'avais une voix heureuse qui murmurait
+dans mon cerveau des paroles de renouvellement
+et de confiance. Elle s'est tue; reviendra-t-elle?
+et, si elle revient, l'entendrai-je? est-ce bientôt,
+est-ce demain, est-ce dans un siècle ou dans une
+heure qu'elle reviendra?</p>
+
+<p>Nul ne sait ce qui lui sera donné de douceur
+ou de force pour fléchir les mauvais jours. Au
+fort de la bataille, tous sont braves: c'est si
+beau, le courage! «Ayez-en, vous dit-on; tous en
+ont, il faut en avoir.» Et on répond: «J'en ai!»
+Oui, on en a, quand on vient d'être frappé et qu'il
+faut sourire pour laisser croire que la blessure n'est
+pas trop profonde. Mais après? quand le devoir est
+accompli, quand on a pressé les mains amies,
+quand on a dissipé les tendres inquiétudes, quand
+on reprend sa route sur le sol ébranlé, quand
+on s'est remis au travail, au métier, au devoir;
+quand tout est dit enfin sur notre infortune et
+qu'il n'est plus délicat d'accepter la pitié des
+bons coeurs, est-ce donc fini? Non, c'est le vrai
+chagrin qui commence, en même temps que la
+lutte se clôt. On avance, on écoute, on voit
+vivre, on essaie de vivre aussi; mais quelle
+nuit dans la solitude! Est-ce la fatigue qui persiste,
+ou s'est-il fait une diminution de vie en
+nous, une déperdition de forces? J'ai peine à
+croire qu'en perdant ceux qu'on aime, on conserve
+son âme entière. A moins que....</p>
+
+<p>Oui, allons, la vie ne se perd pas, elle se déplace.
+Elle s'élance et se transporte au delà de
+cet horizon que nous croyons être le cercle de
+notre existence. Nous avons les cercles de l'infini
+devant nous. C'est une gamme que nous
+croyons descendre après l'avoir montée, mais
+les gammes s'enchaînent et montent toujours,
+La voix humaine ne peut dépasser une certaine
+tonalité; mais, par la pensée, elle entre facilement
+dans les tonalités impossibles, et, d'octave en
+octave, l'audition imaginaire, mais mathématique,
+escalade le ciel. Ceux qui sont partis vivent,
+chantent et pensent maintenant une octave
+plus haut que nous; c'est pourquoi nous ne les
+entendons plus; mais nous savons bien que le
+choeur sacré des âmes n'est pas muet et que
+notre partie y est écrite et nous attend.</p>
+
+<p>Au delà, oui, au delà! Faut-il s'inquiéter de
+ce peu de notes que nous avons à dire encore?
+Et, quand nous avons souhaité le bonsoir au vivant
+qui ferme la porte et descend l'escalier,
+savons-nous si ce mot n'est pas le dernier que
+nous aurons dit dans la langue des hommes?</p>
+
+<p>Vivre est un bonheur quand même, parce que
+la vie est un don; mais il y a bien des jours,
+dans notre éphémère existence humaine, où nous
+ne sentons pas ce bonheur. Ce n'est pas la faute
+de l'univers! Les personnalités puissantes souffrent
+moins que les autres. Elles traversent les
+crises avec une vaillance extraordinaire, et,
+quand elles sont forcées de descendre dans les
+abîmes du doute et de la douleur, elles remontent,
+les mains pleines de poésies sublimes.</p>
+
+<p>Tel vous êtes, ô poëte que nous admirons!
+dans la tempête, vous chantez plus haut que la
+foudre, et, quand un rayon de soleil vous enivre,
+vous avez l'exubérante gaieté du printemps. Si
+tout est gris et morne autour de vous, votre
+âme se met à l'unisson des heures pâles et lugubres;
+mais vous chantez toujours et vous
+voyez, vous sentez, même sous l'impression accablante
+du néant, la profondeur des choses
+cachées sous le silence et l'ombre. Ce mutisme
+intérieur des coeurs brisés, cette surdité subite
+de l'esprit fermé à tous les renouvellements du
+dehors, vous ne les connaissez pas. Cela est
+heureux pour nous, car votre voix est un événement
+dans nos destinées, et, quand nous n'entendons
+plus celle de la nature, vous parlez
+pour elle et vous nous forcez d'écouter. Il faut
+donc s'éveiller, et demander à votre immense
+vitalité un souffle qui nous ranime. Nul n'a le
+droit d'être indifférent quand votre fanfare retentit.
+C'est un appel à la vie, à la force, à la
+croyance, à la reconnaissance que nous devons
+à l'auteur du beau dans l'univers. Ne pas vous
+écouter, c'est être ingrat envers lui, car personne
+ne le connaît et ne le célèbre comme vous.</p>
+
+<p>La poésie, la grande poésie! quelle arme dans
+les mains de l'homme pour combattre l'horreur
+du doute! La philosophie est belle et grande,
+soit qu'elle rejette, soit qu'elle affirme l'espérance.
+Elle aussi fouille les profondeurs, éclaire
+les abîmes et relève énergiquement la puissance
+intellectuelle. Par elle, celui-ci, qui croit au
+néant, se dévoue à tripler les forces de son être
+pour marquer son passage en ce monde. Par
+elle encore, celui-là, qui croit à sa propre immortalité,
+se rend digne d'un monde meilleur.
+Appel à la libre raison sur toute la ligne! Travail
+généreux de la pensée qui cherche Dieu
+toujours, quand même elle le nie!</p>
+
+<p>Mais voici venir la poésie. Celle-ci ne raisonne
+ni ne discute, elle s'impose. Elle vous saisit, elle
+vous enlève au-dessus même de la région où
+vous vous sentiez libres. Vous pouvez bien encore
+discuter ses audaces et rejeter ses promesses,
+mais vous n'en êtes pas moins la proie
+de l'émotion qu'elle suscite. C'est ce cheval fantastique
+qui de son vol puissant sépare les nuées
+et embrasse les horizons. Le poëte l'appelle
+monstrueux et divin. Il est l'un et l'autre, mais
+qu'on l'aime classique, comme la Grèce, ou qu'il
+ait «l'échevèlement des prophètes,» il a cela
+d'étrange et de surnaturel que chacun voudrait
+pouvoir le monter, et qu'au bruit formidable de
+sa course, tout frémit du désir de s'envoler
+avec lui.</p>
+
+<p>C'est la magie de cet art qui s'adresse à la
+partie la plus impressionnable de l'âme humaine,
+à l'imagination, au sens de l'infini, et, si le
+poëte vous arrache ce cri: «C'est grand! c'est
+beau!» il a vaincu! Il a prouvé Dieu, même
+sans parler de lui, car, à propos d'un brin
+d'herbe, il a fait palpiter en vous l'immortalité,
+il a fait jaillir de vous cette flamme qui veut
+monter au-dessus du réel. Il ne vous a pas dit
+comme le philosophe: «Croyez ou niez, vous
+êtes libre.» Il vous a dit: «Voyez et entendez,
+vous voilà délivré.»</p>
+
+<p>Au delà d'une certaine région où l'esprit humain
+ne peut plus affirmer rien, et où il craint
+de s'affirmer lui-même, le poëte peut affirmer
+tout. C'est le voyant qui regarde par-dessus
+toutes nos montagnes. Qui osera lui dire qu'il
+se trompe, s'il a fait passer en vous l'enthousiasme
+de l'inconnu, et si sa vision palpitante
+a fait vibrer en vous une corde que la raison et
+la volonté laissaient muette?</p>
+
+<p>Art et poésie, voilà les deux ailes de notre
+âme. Que la note soit terrible ou délicieuse, elle
+éveille l'instinct sublime engourdi qui s'ignore,
+ou le renouvelle quand elle le trouve épuisé par
+la fatigue et la tristesse. Chantez, chantez, poëte
+de ce siècle! Jamais vous ne fûtes si nécessaire
+à notre génération. Promenez votre caprice dans
+la tendre et moqueuse antithèse du rire antique
+et du rire moderne:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>O fraîcheur du rire! ombre pure!</p>
+<p>Mystérieux apaisement!</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Il vous est permis, à vous, de placer dans
+votre universelle symphonie le «mirliton de
+Saint-Cloud» à côté de la «lyre de Thèbes».
+Vous avez le droit de mettre Pégase au vert.
+Ceux qui s'en fâchent ne sont pas les vrais
+tristes; ce ne sont que des gens chagrins qui ne
+veulent pas que le poëte joue avec le feu sacré.
+Les tristes, famille d'amis en deuil, veulent bien
+qu'on essaie de tout pour prouver la vie quand
+même. Il s'agit de prouver, et là, dans l'expansion
+brillante comme dans l'austère rêverie, le
+poëte prouve du moment qu'il rayonne.</p>
+
+<p>Quel rayonnement dans ces vers à la courte et
+vive allure, qui nous versent les senteurs du
+printemps et les puissantes folies de la nature
+en fête! Hélas! je regarde souvent par ma fenêtre
+les vestiges de ces jardins des Feuillantines
+où vous avez été élevé et où l'on a bâti des
+maisons neuves. On a respecté de vieux murs
+couverts de lierre. Des arbres qui vous ont prêté
+leur ombre, quelques-uns sont encore debout,
+me dit-on. L'hiver les dépouille à cette heure,
+et je ne sais où se sont réfugiés les oiseaux. Rien
+ne chante plus dans ce coin qui abrita et charma
+votre enfance. Au dehors, dans les vallons mystérieux
+qu'on trouve encore non loin de Paris,
+la gelée a mordu les ramées. Il n'y a plus d'autres
+chansons des bois que le grésillement des
+feuilles tombées que le vent balaie. Dans les
+rues, il n'y a pas de chansons non plus. Ce
+beau quartier latin que je traverse chaque soir
+est devenu vaste, aéré, monumental. Ses groupes
+d'étudiants qui emplissaient jadis toute une rue
+dans un éclat de rire, sont comme perdus et
+inaperçus sur ces larges chaussées plantées d'arbres.
+Ils sont toujours jeunes, pourtant; le printemps
+ne se fait jamais vieux, et le renouveau
+de chaque génération est toujours un objet d'attendrissement
+et de sympathie pour les coeurs
+qui ont vécu et souffert. Mais qu'y a-t-il dans
+cette influence de la saison où nous sommes?</p>
+
+<p>Je me le demandais l'autre jour en traversant
+le jardin du Luxembourg, au coucher du soleil.
+C'était une belle et douce soirée. Le ciel était
+tout rose et l'horizon en feu derrière les branchages
+noirs. Le grand bassin aussi était rouge
+et comme embrasé de tous ces reflets. Le cygne
+de la fontaine Médicis était ému et disait de
+temps en temps je ne sais quel mot triste et
+doux. Les enfants étaient gais, eux, franchement
+gais, en lançant sur l'eau des flottilles en miniature.
+La jeunesse se promenait sagement,
+presque gravement, et je m'inquiétais de cette
+gravité. Parlait-on de vous? sentait-on passer
+sur cette austérité du grand jardin, du grand
+palais, du grand ciel qui peu à peu se remplissait
+de brume violette, le vol du coursier que
+vous déliez et faites repartir si vigoureusement
+après l'avoir forcé de brouter la prairie de
+l'idylle en fleurs? Moi, je croyais l'entendre soulever
+des flots d'harmonie....</p>
+
+<p>Mais un lugubre tonnerre s'éleva des tours de
+Saint-Sulpice, déjà effacées dans le brouillard
+du soir. Une furieuse clameur étouffa le rire des
+petits et glaça peut-être le rêve des jeunes.
+Cette voix rauque de l'airain me jeta moi-même
+dans une stupeur profonde. N'est-ce pas la voix
+du siècle? Cloches et canons, voilà notre musique à
+nous; comment serions-nous musiciens, comment
+serions-nous artistes et poëtes, quand les coryphées
+de nos villes sont des prêtres ou des soldats,
+quand la bénédiction des cathédrales ressemble à un
+tocsin d'alarme, et quand les joies publiques s'expriment
+par les brutales explosions de la poudre?
+Du bruit, quelque chose qui, de la part de Dieu
+ou des hommes, ressemble à la menace d'un <i>Dies
+irae</i>. Pourquoi le brutal courroux des beffrois? Ce
+jour de fête religieuse annonce-t-il le jugement
+dernier? Avons-nous tous péché si horriblement
+qu'il nous faille entendre éclater la fanfare discordante
+des démons prêts à s'emparer de nous?&mdash;Mais
+non, ce n'est rien, ce sont les vêpres
+qui sonnent. C'est comme cela que l'on prie
+Dieu; ce tam-tam sinistre, c'est la manière de
+le bénir. O sauvages que nous sommes!</p>
+
+<p>Vous voyez bien qu'il faut que vous chantiez
+toujours, par-dessus ces voix du bronze qui veulent
+nous rendre sourds, nous et nos enfants,
+et il faut que nous écoutions en nous-mêmes
+l'harmonie de vos vers qui nous rappelle celle
+des bois, des eaux, des brises, et tout ce qui
+célèbre et bénit dignement l'auteur du vrai. Ce
+sera là notre chanson des rues, celle qu'en dépit
+du morne hiver qui arrive et des mornes
+idées qui menacent, nous chanterons en nous-mêmes
+pour nous délivrer des paroles de mort
+qui planent sur nos toits éplorés.</p>
+
+<p>Et je revenais seul au clair de la lune par le
+Panthéon silencieux. La brume avait tout envahi,
+mais la lune, perçant ce voile argenté, enlevait
+de pâles lumières sur le fronton et sur le
+dôme qui paraissait énorme et comme bâti dans
+les nuages. La place était déserte, et le monument,
+qui n'aura jamais l'aspect d'une église,
+quoi qu'on fasse, était beau de sérénité avec ses
+grands murs froids et sa coupole perdue dans
+les hautes régions. Je sentis ma tristesse s'agrandir
+et s'élever. Ce colosse d'architecture n'est
+rien, en somme, qu'un tombeau voté aux grands
+hommes, et il faudra qu'il se rouvre un jour
+pour recevoir leur cendre ou leur effigie. Mais
+je ne pensais pas aux morts en contemplant
+cette tombe. J'avais lu vos radieux poëmes sur
+la vie, et la vie m'apparaissait impassiblement
+éternelle en dépit de nos simulacres d'éternelle
+séparation.</p>
+
+<p>Pourquoi des sépultures et des hypogées? me
+disais-je. Il n'y a pas de morts. Il y a des amis
+séparés pour un temps, mais le temps est court,
+le temps est relatif, le temps n'existe pas; et,
+pensant à la flamme immortelle que Dieu a mise
+en nous, dans ceux qui chevauchent les monstres
+comme dans les plus humbles pasteurs de
+brebis, je lui disais ce que vous dites à la
+poésie:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Tu ne connais ni le sommeil</p>
+<p>Ni le sépulcre, nos péages.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Novembre 1865.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>LE PAYS DES ANÉMONES</h3>
+
+
+<p>A MADAME JULIETTE LAMBER, AU GOLFE JUAN</p>
+
+
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Nohant, 7 avril 1868.</p>
+
+<p>J'étais, il y a aujourd'hui un mois, au bord
+de la Méditerranée, côtoyant la belle plage doucement
+déchirée de Villefranche, et causant de
+vous sous des oliviers plantés peut-être au temps
+des Romains. Trois jours plus tard, nous étions
+ensemble beaucoup plus loin, dans la région
+des styrax<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>,&mdash;ne confondez plus avec smilax,&mdash;et
+les styrax n'étaient pas fleuris; mais le
+lieu était enchanté quand même, et, en ce lieu
+vous dites une parole qui me donna à réfléchir.
+Vous en souvenez-vous? C'était auprès de la
+source où nous avions déjeuné avec d'excellents
+amis. B..., mon cher B..., aussi bon botaniste
+que qui que ce soit, venait de briser une tige
+feuillée en disant:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Suis-je bête!</i> j'ai pris une daphné pour
+une euphorbe!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Le styrax doit croître aussi autour de Grasse. Dites
+au cher docteur Maure de vous en procurer.</blockquote>
+
+<p>Vous vouliez vite cueillir la plante pour m'en
+éviter la peine. Je vous dis que je ne la voulais
+pas, que je la connaissais, qu'elle n'était pas exclusivement
+méridionale, et mon fils se souvint
+qu'elle croissait dans nos bois de Boulaize, au pays
+des roches de jaspe, de sardoine et de cornaline.</p>
+
+<p>A ce propos, vous me dites, avec l'indignation
+d'un généreux coeur, que je connaissais trop
+de plantes, que rien ne pouvait plus me surprendre
+ni m'intéresser, et que <i>la science refroidissait</i>.</p>
+
+<p>Aviez-vous raison?</p>
+
+<p>Moi, je disais intérieurement:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que l'étude enflamme.</p>
+
+<p>Avais-je tort?</p>
+
+<p>Nous avions là-bas trop de soleil sur la tête
+et trop de cailloux sous les pieds pour causer.
+Maintenant, à tête et à pieds reposés, causons.</p>
+
+<p>La science.... Qu'est-ce que la science? Une
+route partant du connu pour se perdre dans
+l'inconnu. Les efforts des savants ont ouvert cette
+route, ils en ont rendu les abords faciles, les aspérités
+praticables; ils ne pouvaient rien faire de
+plus, ils n'ont rien fait de plus; ils n'ont pas dégagé
+l'inconnu, ce terme insaisissable qui semble
+reculer à mesure que l'explorateur avance, ce terme
+qui est le grand mystère, la source de la vie.</p>
+
+<p>On peut étudier avec progrès continuel le
+fonctionnement de la vie chez tous les êtres:
+travail d'observation et de constatation très-utile,
+très-intéressant. Dès qu'on cherche à saisir
+l'opération qui <i>fait</i> la vie, on tombe forcément
+dans l'hypothèse, et les hypothèses des
+savants sont généralement froides.</p>
+
+<p>Pourquoi, me direz-vous, une étude que vous
+trouvez ardente et pleine de passion, conduit-elle
+à des conclusions glacées? Je ne sais pas;
+peut-être, à force de développer minutieusement
+les hautes énergies de la patience, l'examen devient-il
+une faculté trop prépondérante dans l'équilibre
+intellectuel, par conséquent une infirmité
+relative. Le besoin de conclure se fait sentir,
+absolu, impérieux, après une longue série de
+recherches; on fait la synthèse des millions d'analyses
+qu'on a menées à bien, et on prend cette
+synthèse, qui n'est qu'un travail humain tout
+personnel, plus ou moins ingénieux, pour une
+vérité démontrée, pour une révélation de la
+nature. Le savant a marché lentement, il a mesuré
+chacun de ses pas, il a noblement sacrifié
+l'émotion à l'attention; car c'est un respectable
+esprit que celui du vrai savant, c'est une âme
+toute faite de conscience et de scrupule. C'est
+le buveur d'eau pure qui se défend de la liqueur
+d'enthousiasme que distille la nature par tous ses
+pores, liqueur capiteuse qui enivre le poëte et
+l'égare. Mais le poëte est fait pour s'égarer, son
+chemin, à lui, c'est l'absence de chemin. Il coupe
+à travers tout, et, s'il ne trouve pas le positif
+de la science, il trouve le vrai de la peinture et
+du sentiment. Tel est un naturaliste de fantaisie,
+qu'on doit cependant élever au rang de
+prêtre de la nature, parce qu'il l'a comprise,
+sentie et chantée sous l'aspect qui la fait voir
+et chérir avec enthousiasme.</p>
+
+<p>Le savant proprement dit est calme, il le faut
+ainsi. Aimons et respectons cette sérénité à laquelle
+nous devons tant de recherches précieuses,
+mais ne nous croyons pas obligés de conclure avec
+le savant quand il arrive par l'induction à un système
+<i>froid</i>. Ce seul adjectif le condamne. Rien n'est
+froid, tout est feu dans la production de la vie.</p>
+
+<p>Ceci me rappelle une anecdote. Un élève botaniste
+de mes amis étudiait la germandrée et
+se sentait pris d'amour pour cette plante sans
+éclat, mais si délicatement teintée. Au milieu de
+son enthousiasme, en lisant la description de la
+plante dans un traité de botanique, excellent
+d'ailleurs, il tombe sur cette désignation de la
+corolle: <i>fleur d'un jaune sale</i>. Je le vois jeter le
+livre avec colère en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous, malheureux auteur, qui avez
+les yeux sales!</p>
+
+<p>On pourrait en dire autant aux malveillants
+qui jugent à leur point de vue les actions et
+les intentions des autres; mais aux bons et
+graves savants qui voient la nature froide en ses
+opérations brûlantes on pourrait peut-être dire:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous qui avez l'esprit refroidi par trop
+de travail.</p>
+
+<p>L'auteur de <i>la Plante</i>, ce spirituel et poétique
+Grimard, dont je vous recommandais le livre,
+lui aussi a pourtant fait acte de soumission presque
+complète aux arrêts des savants sur la loi
+de la vie dans le végétal. Quand vous le lirez,
+vous vous insurgerez à cette page, je le sais;
+aussi, pour ne pas vous voir abandonner la pensée
+d'étudier les fleurs, je veux me hâter de
+vous dire que, moi aussi, je proteste, non contre
+le système généralement adopté en botanique,
+mais contre la manière dont on l'expose et les
+conclusions arbitraires qu'on en tire.</p>
+
+<p>Je tâcherai de résumer le plus simplement
+possible, au risque de forcer un peu le raisonnement
+pour le rendre plus palpable, et pour
+vous mettre plus aisément en garde contre ce
+que présente de spécieux et même de captieux
+ce raisonnement.</p>
+
+<p>Il part d'une observation positive, incontestable.
+La plante tire ses organes de sa propre
+substance; qui en doute? De quoi les tirerait-elle?
+Est-il besoin d'affirmer que la patte qui
+repousse à l'écrevisse ou à la salamandre amputée
+est patte d'écrevisse pour l'écrevisse, et
+patte de salamandre pour la salamandre? Le
+merveilleux serait que la nature se trompât et
+fit des arlequins.</p>
+
+<p>Cependant les savants se sont crus obligés de
+constater et d'affirmer le fait, et ils ont donné,
+très à tort selon moi, le nom de métamorphisme
+à l'opération logique et obligatoire qui transforme
+le pétale en étamine après avoir transformé la
+feuille en pétale, comme si une progression de
+fonctions dans l'organisme était un changement
+de substance. Ils appellent très-sérieusement
+l'attention de l'observateur sur ce changement
+de formes, de couleurs et de fonctions. Fort
+bien. Le passage du pétale à l'étamine saute
+aux yeux dans le nénufar, comme dans la rose
+des jardins le passage de l'étamine au pétale.
+Dans le nénufar, la nature travaille elle-même
+à son perfectionnement normal; dans la rose,
+elle subit le travail inverse que lui impose la
+culture pour arriver à un perfectionnement de
+convention; mais, de grâce, avec quoi, dans
+l'un et l'autre cas, la fleur arriverait-elle à se
+faire féconde ou stérile? Et, dans tout être organisé,
+animal ou plante, de quoi se forment l'organisation
+et la désorganisation, sinon de la propre
+substance, enrichie ou égarée, de l'individu?</p>
+
+<p>Cette simple observation a fait trop de bruit
+dans la science et a produit une doctrine que
+voici: la plante serait un pauvre être soumis à
+d'étranges fatalités; elle ne serait en état de
+santé normale qu'à l'état inerte. Reste à savoir
+quel est le savant qui surprendra ce moment
+d'inertie dans la nature organisée! Mais continuons.
+Du moment que la plante croît et se développe,
+elle entre dans une série continue d'<i>avortements</i>.
+Le pétiole est un avortement de la tige,
+la feuille un avortement du pétiole; ainsi du
+calice, du périanthe et des organes de la reproduction.
+Tous ces avortements sont maladifs,
+n'en doutons pas, car la floraison est le dernier,
+c'est la maladie mortelle. Les feuilles devenues
+pétales se décolorent; oui, la science, hélas! parle
+ainsi. Ces brillantes livrées de noces, la pourpre
+de l'adonis, l'azur du myosotis, décoloration,
+maladie, signe de mort, agonie, décomposition,
+heure suprême, mort.</p>
+
+<p>Tel est l'arrêt de la science. Elle appelle sans
+doute mort le travail de la gestation, puisqu'elle
+appelle maladie mortelle le travail de la fécondation.
+Il n'y a pas à dire: si jusque-là tout est
+avortement, atrophie, efforts trompés, le rôle de
+la vie est fini au moment où la vie se complète.
+La nature est une cruelle insensée qui ne peut
+procéder que par un enchaînement de fausses
+expériences et de vaines tentatives. Elle développe
+à seule fin de déformer, de mutiler, d'anéantir;
+toutes les richesses qu'elle nous présente
+sont des appauvrissements successifs. La
+plante veut se former en boutons, elle vole la
+substance de son pédoncule pour se faire un
+calice dont les pétales vont devenir les voleurs à
+leur tour, et ainsi de suite jusqu'aux organes,
+qui sont apparemment des monstruosités, et que
+la mort va justement punir, puisqu'ils sont le
+résultat d'un enchaînement de crimes.</p>
+
+<p>Pauvres fleurs! qui croirait que votre adorable
+beauté ait pu inspirer une doctrine aussi
+triste, aussi amère, aussi féroce?</p>
+
+<p>Rassurons-nous. Tout cela, ce sont des mots.
+Les mots, hélas! <i>words, words, words!</i> quel rôle
+insensé et déplorable ils jouent dans le monde!
+A combien de discussions oiseuses ils donnent
+lieu! Et que fais-je en ce moment, sinon une
+chose parfaitement puérile, qui est de réfuter des
+mots? Pas autre chose, car, au fond, les savants
+ne croient pas les sottises que je suis forcé de
+leur attribuer pour les punir d'avoir si mal exprimé
+leur pensée. Non, ils ne croient pas que
+la beauté soit une maladie, l'intelligence une
+névrose, l'hymen une tombe; ce serait une doctrine
+de fakirs, et ils sont par état les prêtres
+de la vie, les instigateurs de l'intelligence, les
+révélateurs de la beauté dans les lois qui président
+à son rôle sur la terre.... Mais ils disent
+mal; ils ont je ne sais quel fatalisme dans le
+cerveau, je ne sais quelle tristesse dans la forme,
+et parfois l'envie maladive d'étonner le vulgaire
+par des plaisanteries sceptiques, comme si la
+science avait besoin d'esprit!</p>
+
+<p>Supposons qu'ils eussent retourné la question
+et qu'ils l'eussent présentée à peu près ainsi:</p>
+
+<p>«Comme la nature a pour but la fécondation
+et la reproduction de l'espèce, la plante tend
+dès l'état embryonnaire à ce but, qui est le complément
+de sa vie. Ce qu'elle doit produire,
+c'est une fleur pour l'hyménée, un lit pour l'enfantement.
+Elle commence par un germe, puis
+une tige, puis des feuilles, qui sont, ainsi que
+le calice, le périanthe et les organes, une succession
+de développements et de perfectionnements
+de la même substance. Il serait presque
+rationnel de dire que l'effort de la plante pour
+produire des organes passe par une série d'ébauches,
+et que la tige est un pistil incomplet,
+les feuilles des étamines avortées; mais supprimons
+ce mot d'avortement, qui n'est jamais que
+le résultat d'un accident, et ne l'appliquons pas
+à ce qui est normal, car c'est torturer l'esprit
+du langage et outrager la logique de la création.
+Quand une fleur nous présente constamment le
+caractère d'organes inachevés qui semblent inutiles,
+rappelons-nous la loi générale de la nature,
+qui crée toujours <i>trop</i>, pour conserver <i>assez</i>,
+observons la ponte exorbitante de certains animaux,
+et, sans sortir de la botanique, la profusion
+de semence de certaines espèces.</p>
+
+<p>»Que l'on suppose la nature inconsciente ou
+non, qu'on la fasse procéder d'un équilibre fatalement
+établi ou d'une sagesse toute maternelle,
+elle fonctionne absolument comme si elle avait
+la prévision infinie. Donc, si certaines plantes
+sont pourvues d'organes stériles à côté d'organes
+féconds, c'est que ceux-ci ont pris la substance
+de ceux-là dans la mesure nécessaire à
+leur accroissement complet. Cette plante, en
+vertu d'autres lois qui sont au profit d'autres
+êtres, de quelque butineur ailé ou rampant,
+est exposée à perdre ses anthères avant leur
+formation complète. La nature lui fournit des
+rudiments pour les remplacer, et leur avortement,
+loin d'être maladif, prouve l'état de santé
+de l'organe qui les absorbe. Dirons-nous que la
+floraison exubérante des arbres à fruit est une
+erreur de la nature? La nature est prodigue parce
+qu'elle est riche, et non parce qu'elle est
+folle.</p>
+
+<p>»Nous voulons bien,&mdash;je fais toujours parler
+les savants à ma guise, ne leur en déplaise,&mdash;nous
+voulons bien ne pas l'appeler généreuse,
+pour ne pas nous égarer dans les questions de
+Providence, qui ne sont pas de notre ressort et
+dont la recherche nous est interdite; mais, s'il
+fallait choisir entre ce mot de généreuse et celui
+d'imbécile, nous préférerions le premier comme
+peignant infiniment mieux l'aspect et l'habitude
+de ses fonctions sur la planète. Donc, nous rejetons
+de notre vocabulaire scientifique les mots
+impropres et malsonnants d'avortement et de maladie
+appliqués aux opérations normales de la
+vie.»</p>
+
+<p>Les savants eussent pu exprimer cette idée en
+de meilleurs termes; mais tels qu'ils sont, vulgaires
+et sans art, ils valent mieux que ceux
+dont ils se sont servis pour dénaturer leur pensée
+et nous la rendre obscure, puérile et quelque
+peu révoltante.</p>
+
+<p>N'en parlons plus, et chérissons quand même
+la science et ses adeptes. Je veux vous dire d'où
+je tire mon affection et mon respect pour les
+naturalistes, car c'est ici le lieu de répondre
+complètement à votre objection: <i>la science refroidit</i>.</p>
+
+<p>Je n'ai pas la science, c'est-à-dire que je n'ai
+pas pu suivre tout le chemin tracé dans le domaine
+du connu. Une application tardive,
+d'autres devoirs, des nécessités de position, peu
+de temps à consacrer au plaisir d'apprendre, le
+seul vrai plaisir sans mélange, peu de mémoire
+pour reprendre les études interrompues sans
+être forcé de tout recommencer, voilà mes prétextes,
+je ne veux pas dire mon excuse. J'ai à peine
+parcouru les premières étapes de la route, et
+j'ai encore les joies de la surprise quand je fais
+un pas en avant. Je dois donc parler humblement
+et vous répéter: Je ne sais pas si vraiment
+on se refroidit et pourquoi on se refroidit
+quand on a fait le plus long trajet possible. Pour
+vous expliquer la froide hypothèse de tout à
+l'heure, j'ai été obligé de recourir à des hypothèses;
+mais j'ai un peu d'étude, et je peux vous
+dire à coup sûr que l'étude enflamme. Or, l'étude nous
+est donnée par ceux qui savent, et il
+est impossible de renier et de méconnaître les
+initiateurs à qui l'on doit de vives et pures
+jouissances.</p>
+
+<p>Ces jouissances, vous ne les avez pas bien
+comprises, et pourtant elles n'ont rien de mystérieux.
+Vous me disiez: «J'aime les fleurs avec
+passion, j'en jouis plus que vous qui cherchez la
+rareté, et trouvez <i>sans intérêt</i> les bouquets que
+je cueille pour vous tout le long de la promenade.»</p>
+
+<p>D'abord un aveu. Vous me saignez le coeur
+quand vous dévastez avec votre charmante fille
+une prairie <i>émaillée</i> pour faire une botte d'anémones
+de toutes nuances qui se flétrit dans nos
+mains au bout d'un instant. Non, cette fleur
+cueillie n'a plus d'intérêt pour moi, c'est un
+cadavre qui perd son attitude, sa grâce, son
+milieu. Pour vous deux, jeunes et belles, la fleur
+est l'ornement de la femme: posée sur vos genoux,
+elle ajoute un ton heureux à votre ensemble;
+mêlée à votre chevelure, elle ajoute à
+votre beauté; c'est vrai, c'est légitime, c'est
+agréable à voir; mais ni votre toilette, ni votre
+beauté n'ajoutent rien à la beauté et à la toilette
+de la fleur, et, si vous l'aimiez pour elle-même,
+vous sentiriez qu'elle est l'ornement de
+la terre, et que là où elle est dans sa splendeur
+vraie, c'est quand elle se dresse élégante au sein
+de son feuillage, ou quand elle se penche gracieusement
+sur son gazon. Vous ne voyez en elle que
+la face colorée qui étincelle dans la verdure,
+vous marchez avec une profonde indifférence
+sur une foule de petites merveilles qui sont plus
+parfaites de port, de feuillage et d'organisme ingénieusement
+agencé que vos préférées plus
+voyantes.</p>
+
+<p>Ne disons pas de mal de ces princesses qui
+vous attirent, elles sont séduisantes: raison
+de plus pour les laisser accomplir leur royale
+destinée dans le sol et la mousse qui leur ont
+donné naissance. Cueillez-en quelques-unes pour
+vous orner, vous méritez des couronnes, ou pour
+les contempler de près, elles en valent la peine.
+Laissez-m'en cueillir une pour observer les particularités
+que le terrain et le climat peuvent
+avoir imprimées à l'espèce; mais laissez-la-moi
+cueillir moi-même, car sa racine ou son bulbe,
+ses feuilles caulinaires, sa tige entière et son
+feuillage intact, m'intéressent autant que sa corolle
+diaprée. Quand vous me l'apportez écourtée,
+froissée et mutilée, ce n'est plus qu'une
+fleur, chère dévastatrice, vous avez détruit la
+plante.</p>
+
+<p>A l'aspect d'une plante nouvelle pour moi, ou
+mal classée dans mon souvenir, ou douteuse
+pour ma spécification, je serai plus barbare, j'achèverai
+quatre ou cinq sujets, afin de pouvoir
+analyser, ce qui nécessite le déchirement de
+la fleur, et de pouvoir garder un ou deux types,
+on a toujours un ami avec qui l'on aime à
+échanger ses petites richesses. L'étude est chose
+sacrée, et il faut que la nature nous sacrifie
+quelques individus. Nous la paierons en adoration
+pour ses oeuvres, et ce sera une raison de
+plus pour ne pas la profaner ensuite par des
+massacres inutiles.</p>
+
+<p>Oui, des massacres, car qui vous dit que la
+plante coupée ou brisée ne souffre pas? C'est
+une question qui se pose dans la botanique, et
+sur laquelle cette fois nos chers savants ont dit
+d'excellentes choses. Tout les porte à croire à
+la sensibilité chez les végétaux. Ils supposent
+cette sensibilité relative, sourdement et obscurément
+agissante. Du plus ou du moins de souffrance,
+ils ne savent rien, pas plus que du degré
+de vitalité, de terreur ou de détresse que
+garde un instant la tête humaine séparée de son
+corps. Ce que nous voyons, c'est que le végétal
+saigne et pleure à sa manière. Il se penche, il
+se flétrit, il prend un ramollissement qui est
+d'aspect infiniment douloureux. Il devient froid
+au toucher comme un cadavre. Son attitude est
+navrante; la main humaine l'étouffe, le souffle
+humain le profane. N'avait-il pas le droit de
+vivre, lui qui est beau, par conséquent nécessaire,
+utile même en ses terribles énergies, selon
+que ses propriétés sont plus ou moins bien
+connues de l'homme qui les interroge? Assez
+de dévastations inévitables poursuivent la plante
+sur la surface de la terre habitée, et quand
+même la culture, qui multiplie et accumule certains
+végétaux pour les utiliser à notre profit,
+ne les atteindrait pas, la dent des ruminants et
+des rongeurs, les pinces ou les trompes des insectes,
+leur laisseraient peu de repos. C'est ici
+que la prodigalité de la nature et l'ardeur de la
+vie éclatent. Elles sont assez riches pour que
+tout ce que la plante doit nourrir soit amplement
+pourvu sans que la plante cesse de renouveler
+l'inépuisable trésor de son existence.</p>
+
+<p>Mais faisons la part du feu. Le goût des
+fleurs s'est tellement répandu, qu'il s'en fait une
+consommation inouïe en réponse à une production
+artificielle énorme. La plante est entrée,
+comme l'animal, dans l'économie sociale et domestique.
+Elle s'y est transformée comme lui,
+elle est devenue monstre ou merveille au gré de
+nos besoins ou de nos fantaisies. Elle y prend
+ses habitudes de docilité et, si l'on peut dire
+ainsi, de servilité qui établissent entre elle et sa
+nature primitive un véritable divorce. Je ne m'intéresse
+pas moralement au chou pommé et aux
+citrouilles ventrues que l'on égorge et que l'on
+mange. Ces esclaves ont engraissé à notre service
+et pour notre usage. Les fleurs de nos serres
+ont consenti à vivre en captivité pour nous plaire,
+pour orner nos demeures et réjouir nos yeux.
+Elles paraissent fières de leur sort, vaines de nos
+hommages et avides de nos soins. Nous ne remarquons
+guère celles qui protestent et dégénèrent.
+Celles-ci, les indépendantes qui ne se
+plient pas à nos exigences, sont celles justement
+qui m'intéressent et que j'appellerais volontiers
+les libres, les vrais et dignes enfants de la nature.
+Leur révolte est encore chose utile à l'homme.
+Elle le stimule et le force à étudier les propriétés
+du sol, les influences atmosphériques et
+toutes les conséquences du milieu où la vie
+prend certaines formes pour creuset de son activité.
+Les droséracées, les parnassées, les pinguicules,
+les lobélies de nos terrains tourbeux ne
+sont pas faciles à acclimater. La vallisnérie n'accomplit
+pas ses étranges évolutions matrimoniales
+dans toutes les eaux. Le chardon laiteux
+n'installe pas où bon nous semble sa magnifique
+feuille ornementale; les orchidées de nos bois
+s'étiolent dans nos parterres, l'<i>orchis militaris</i>
+voyage mystérieusement pour aller retrouver
+son ombrage, l'ornithogale ombellé descend de
+la plate-bande et s'en va fleurir dans le gazon
+de la bordure; la mignonne véronique Didyma,
+qui veut fleurir en toute saison, grimpe sur les
+murs exposés au soleil et se fait pariétaire. Pour
+une foule de charmantes petites indigènes, si
+nous voulons retrouver le groupement gracieux
+et le riche gazonnement de la nature, il nous
+faut reproduire avec grand soin le lit naturel où
+elles naissent, et c'est par hasard que nous y
+parvenons quelquefois, car presque toujours
+une petite circonstance absolument indispensable
+échappe à nos prévisions, et la plante, si
+rustique et si robuste ailleurs, se montre d'une
+délicatesse rechigneuse ou d'une nostalgie obstinée.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi je préfère aux jardins arrangés
+et soignés ceux où le sol, riche par lui-même
+de plantes locales, permet le complet
+abandon de certaines parties, et je classerais
+volontiers les végétaux en deux camps, ceux
+que l'homme altère et transforme pour son
+usage, et ceux qui viennent spontanément. Rameaux,
+fleurs, fruits ou légumes, cueillez tant
+que vous voudrez les premiers. Vous en semez,
+vous en plantez, ils vous appartiennent: vous
+suivez l'équilibre naturel, vous créez et détruisez;&mdash;mais
+n'abîmez pas inutilement les secondes.
+Elles sont bien plus délicates, plus
+précieuses pour la science et pour l'art, ces
+<i>mauvaises herbes</i>, comme les appellent les laboureurs
+et les jardiniers. Elles sont vraies,
+elles sont des types, des êtres complets. Elles
+nous parlent notre langue, qui ne se compose
+pas de mots hybrides et vagues. Elles présentent
+des caractères certains, durables, et, quand un
+milieu a imprimé à l'espèce une modification
+notable, que l'on en fasse ou non une espèce
+nouvellement observée et classée, ce caractère
+persiste avec le milieu qui l'a produit. La passion
+de l'horticulture fait tant de progrès, que
+peu à peu tous les types primitifs disparaîtront
+peut-être comme a disparu le type primitif du
+blé. Pénétrons donc avec respect dans les
+sanctuaires où la montagne et la forêt cachent
+et protègent le jardin naturel. J'en ai découvert
+plus d'un, et même assez près des endroits habités.
+Un taillis épineux, un coin inondé par le
+cours égaré d'un ruisseau, les avaient conservés
+vierges de pas humains. Dans ces cas-là, je me
+garde bien de faire part de ces trouvailles. On
+dévasterait tout.</p>
+
+<p>Sur les sommets herbus de l'Auvergne, il y a
+des jardins de gentianes et de statices d'une
+beauté inouïe et d'un parfum exquis. Dans les
+Pyrénées, à Gèdres entre autres, sur la croupe
+du Cambasque près de Cauterets, au bord de la
+Creuse, dans les âpres micaschistes redressés,
+dans certains méandres de l'Indre, dans les
+déchirures calcaires de la Savoie, dans les oasis
+de la Provence, où nous avons été ensemble
+avant la saison des fleurs, mais que j'avais explorés
+en bonne saison, il y a des sanctuaires
+où vous passeriez des heures sans rien cueillir
+et sans oser rien fouler, si une seule fois vous
+avez voulu vous rendre bien compte de la beauté
+d'un végétal libre, heureux, complet, intact dans
+toutes ses parties et servi à souhait par le milieu
+qu'il a choisi. Si la fleur est l'expression suprême
+de la beauté chez certaines plantes, il en
+est beaucoup d'autres dont l'anthèse est mystérieuse
+ou peu apparente et qui n'en sont pas
+moins admirables. Vous n'êtes pas insensible, je
+le sais, à la grâce de la structure et à la fraîcheur
+du feuillage, car vous aimez passionnément
+tout ce qui est beau. Eh bien, il y a dans
+la flore la plus vulgaire une foule de choses infiniment
+belles que vous n'aimez pas encore
+parce que vous ne les voyez pas encore. Ce n'est
+pas votre intelligence qui s'y refuse, c'est votre
+oeil qui ne s'est pas exercé à tout voir. Pourtant
+votre oeil est jeune; le mien est fatigué, presque
+éteint, et il distingue un tout petit brin d'herbe
+à physionomie nouvelle. C'est qu'il est dressé à
+la recherche comme le chien à la chasse; et
+voilà le plaisir, voilà l'amusement muet, mais
+ardent et continu que chacun peut acquérir, si
+bon lui semble.</p>
+
+<p>Apprendre à voir, voilà tout le secret des études
+naturelles. Il est presque impossible de voir
+avec netteté tout ce que renferme un mètre
+carré de jardin naturel, si on l'examine sans
+notion de classement. Le classement est le fil
+d'Ariane dans le dédale de la nature. Que ce
+classement soit plus ou moins simple ou compliqué,
+peu importe, pourvu qu'il soit classement
+et qu'on s'y tienne avec docilité pour apprendre.
+Chacun est libre, avec le temps et le
+savoir acquis, de rectifier selon son génie ou sa
+conscience les classifications hasardées ou incomplètes
+des professeurs. Adoptons une méthode
+et n'ergotons pas. Le but d'un esprit artiste
+et poétique comme le vôtre n'est pas de se
+satisfaire en connaissant d'une manière infaillible
+tous les noms charmants ou barbares donnés
+aux merveilles de la nature; son but est de
+se servir de ces noms, quels qu'ils soient, pour
+former les groupes et distinguer les types. Les
+principaux sont si faciles à saisir que peu de
+jours suffisent à cette prise de possession des familles.
+Les tribus et les genres s'y rattachent
+progressivement avec une clarté extrême. La
+distinction des espèces exige plus de patience et
+d'attention, c'est le travail courant, habituel,
+prolongé et plein d'attraits de la définition. On
+y commet longtemps, peut-être toujours, plus
+d'une erreur, car les caractères accessoires sur
+lesquels repose l'espèce sont parfois très-variables
+ou difficiles à saisir, même avec la loupe ou le
+microscope. Vous pouvez bien vous arrêter là,
+si vous avez atteint le but, qui est d'avoir vu
+tout ce qu'il y a de très-beau à voir dans le
+végétal. Pourtant cette recherche ardue ne nuit
+pas. La loupe vous révèle des délicatesses infinies,
+des différences de tissu, des appareils respiratoires
+ou sudorifiques très-mystérieux, des
+appendices de poils transparents qui ressemblent
+à une microscopique chevelure hyaline, tantôt
+disposée en étoiles, tantôt couchée comme une
+fourrure, tantôt courant le long de la tige et
+alternant avec ses noeuds, tantôt composée de
+fines soies articulées ou terminées par une petite
+boule de cristal. Ces appendices, placés tantôt
+sur la tige en haut ou en bas, tantôt sur le
+calice, le bord des feuilles ou des pétales, déterminent
+quelquefois une partie essentielle des
+caractères. S'ils ne nous renseignent pas toujours
+exactement, c'est un bien petit malheur;
+l'important, c'est d'avoir vu cette parure merveilleuse
+que la plus humble fleurette ne révélait
+pas à l'oeil nu, et, pour la chercher avec la
+lentille, il fallait bien savoir qu'elle existe ou
+doit exister.</p>
+
+<p>Je vous cite ce petit fait entre mille. Si vous
+étudiez la plante dans tous ses détails, vous serez
+frappé d'une première unité de plan vraiment
+magistrale, donnant naissance à l'infinie
+variété et reliant cette variété au grand type
+primordial par des embranchements admirablement
+ingénieux et logiques. Je m'embarrasse
+fort peu, quant à moi, des questions religieuses
+ou matérialistes que soulève l'ordre de la nature.
+Il a plu à de grands esprits d'y trouver
+du désordre ou tout au moins des lacunes et des
+hiatus. Pour mon compte, j'y trouve tant d'art
+et de science, tant d'esprit et tant de génie, que
+j'attribuerais volontiers les lacunes apparentes de
+la création à celles de notre cerveau. Nous ne
+savons pas tout, mais ce que nous voyons est
+très-satisfaisant, et, que la vie se soit élancée
+sur la terre en semis ou en spirale, en réseau
+ou en jet unique, par secousses ou par alluvions,
+je m'occupe à voir et je me contente
+d'admirer.</p>
+
+<p>Pour conclure, l'étude des détails ne peut se
+passer de méthode. La méthode impose la recherche,
+qui n'est qu'un emploi bien dirigé de
+l'attention. L'attention est un exercice de l'esprit
+qui crée une faculté nouvelle, la vision nette et
+complète des choses. Là où l'amateur sans étude
+ne voit que des masses et des couleurs confuses,
+l'artiste naturaliste voit le détail en même temps
+que l'ensemble. Qu'il ait besoin ou non pour son
+art de cette faculté acquise, je n'en sais rien; et
+là n'est pas le but que j'ai cherché, je n'y ai
+même pas songé; mais qu'il en ait besoin pour
+son âme, pour son progrès intérieur, pour sa
+santé morale, pour sa consolation dans les écoeurements
+de la vie sociale, pour la force à retrouver
+entre l'abattement du désastre et l'appel du
+devoir, voilà ce qui n'est pas douteux pour moi.
+On arrive à aimer la nature passionnément
+comme un grand être passionné, puissant, inépuisable,
+toujours souriant, toujours prêt à parler
+d'idéal et à renouveler le pauvre petit être
+troublé et tremblant que nous sommes.</p>
+
+<p>Je suis arrivé, moi, à penser que c'était un devoir
+d'apprendre à étudier, même dans la vieillesse
+et sans souci du terme plus ou moins rapproché
+qui mettra fin à l'entreprise. L'étude est
+l'aliment de la rêverie, qui est elle-même de
+grand profit pour l'âme, à cette condition
+d'avoir un bon aliment. Si chaque jour qui passe
+fait entrer un peu plus avant dans notre intelligence
+des notions qui l'enflamment et stimulent
+le coeur, aucun jour n'est perdu, et le passé
+qui s'écoule n'est pas un bien qui nous échappe.
+C'est un ruisseau qui se hâte de remplir le bassin
+où nous pourrons toujours nous désaltérer
+et où se noie le regret des jeunes années. On
+dit <i>les belles années</i>! c'est par métaphore, les
+plus belles sont celles qui nous ont rendus plus
+sensitifs et plus perceptifs; par conséquent, l'année
+où l'on vit dans la voie de son progrès est
+toujours la meilleure. Chacun est libre d'en faire
+l'expérience.</p>
+
+<p>Il n'y a pas que des plantes dans la nature:
+d'abord il y a tout; mais commencez par une
+des branches, et, quand vous l'aurez comprise,
+vous en saisirez plus facilement une autre, la
+faune après la flore, si bon vous semble. La
+pierre ne semble pas bien éloquente au milieu
+de tout cela. Elle l'est pourtant, cette grande
+architecture du temple; elle est l'histoire hiéroglyphique
+du monde, et, en l'étudiant, même
+dans les minuties minéralogiques, qui sont plus
+amusantes qu'instructives, on complète en soi
+le sens visuel du corps et de l'esprit. Ces mystérieuses
+opérations de la physique et de la
+chimie ont imprimé aux moindres objets des
+physionomies frappantes que ne saisit pas le premier
+oeil venu. Tous les rochers ne se ressemblent
+pas; chaque masse a son sens et son expression;
+toute forme, toute ligne a sa raison d'être
+et s'embellit du degré de logique que sa puissance
+manifeste. Les grands accidents comme
+les grands nivellements, les fières montagnes
+comme les steppes immenses, ont des aspects
+inépuisables de diversité. Quand la nature n'est
+pas belle, c'est que l'homme l'a changée; voir
+sa beauté où elle est et la voir dans tout ce qui
+la constitue, c'est le précieux résultat de l'étude
+de la nature, et c'est une erreur de croire que
+tout le monde est à même d'improviser ce résultat.
+Pour bien sentir la musique, il faut la
+savoir; pour apprécier la peinture, il faut l'avoir
+beaucoup interrogée dans l'oeuvre des maîtres.
+Tout le monde est d'accord sur ce point, et
+pourtant tout le monde croit voir le ciel, la mer
+et la terre avec des yeux compétents. Non, c'est
+impossible; la terre, la mer et le ciel sont le
+résultat d'une science plus abstraite et d'un art
+plus inspiré que nos oeuvres humaines. Je trouve
+inoffensifs les gens sincères qui avouent leur indifférence
+pour la nature; je trouve irritants
+ceux qui prétendent la comprendre sans la connaître
+et qui feignent de l'admirer sans la voir.
+Cette verbeuse et prétentieuse admiration descriptive
+des personnes qui voient mal rend forcément
+taciturnes celles qui voient mieux, et qui
+sentent d'ailleurs profondément l'impuissance
+des mots pour traduire l'infini du beau.</p>
+
+<p>Voilà ce que je voulais vous écrire à propos
+de la botanique. Ne me dites plus que je la sais.
+J'en bois tant que je peux, voilà tout. Je ne
+saurai jamais. Sans mémoire, on est éternellement
+ignorant; mais savoir son ignorance, c'est
+savoir qu'il y a un monde enchanté où l'on
+voudrait toujours se glisser, et, si l'on reste à
+la porte, ce n'est pas parce qu'on se plaît au
+dehors dans la stérilité et dans l'impuissance,
+c'est parce qu'on n'est pas doué; mais au moins
+on est riche de désirs, d'élans, de rêves et d'aspirations.
+Le coeur vit de cette soif d'idéal. On
+s'oublie soi-même, on monte dans une région
+où la personnalité s'efface, parce que le sentiment,
+je dirais presque la sensation de la vie
+universelle, prend possession de notre être et le
+spiritualise en le dispersant dans le grand tout.
+C'est peut-être là la signification du mot mystérieux
+de contemplation, qui, pris dans l'acception
+matérielle, ne veut rien dire. Regarder
+sans être ému de ce qu'on voit serait une jouissance
+vague et de courte durée, si toutefois
+c'était une jouissance. Regarder la vie agir dans
+l'univers en même temps qu'elle agit en nous,
+c'est la sentir universalisée en soi et personnifiée
+dans l'univers. Levez les yeux vers le ciel
+et voyez palpiter la lumière des étoiles; chacune
+de ces palpitations répond aux pulsations
+de notre coeur. Notre planète est un des petits
+êtres qui vivent du scintillement de ces grands
+astres, et nous, êtres plus petits, nous vivons
+des mêmes effluves de chaleur et de lumière.</p>
+
+<p>L'étoile est à nous, comme le soleil est à la
+terre. Tout nous appartient, puisque nous appartenons
+à tout, et ce perpétuel échange de vie
+s'opère dans la splendeur du plus sublime spectacle
+et du plus admirable mécanisme qu'il nous
+soit possible de concevoir. Tout y est beau, depuis
+Sirius, qui traverse l'éther d'une flèche de
+feu, jusqu'à l'oeil microscopique de l'imperceptible
+insecte qui reflète Sirius et le firmament.
+Tout y est grand, depuis le fleuve de mondes
+qui s'appelle la voie lactée jusqu'au ruisselet de
+la prairie qui coule dans son flot emperlé un
+monde de petits êtres extraordinairement forts,
+agiles, doués d'une vitalité intense, presque
+irréductible. Tout y est heureux, depuis la
+grande âme du monde qui révèle sa joie de
+vivre par son éternelle activité jusqu'à l'être qui
+se plaint toujours, l'homme! Oui, l'homme est
+infiniment heureux dans ses vrais rapports avec
+la nature. Il a le beau dans les yeux, le vrai
+est dans l'air qu'il respire, le bon est dans son
+coeur, puisqu'il est heureux quand il fait le
+bien, et triste, bête ou fou quand il fait le
+mal.</p>
+
+<p>Qui l'empêche d'être lui-même? Son ignorance
+du milieu où il existe, partant son indifférence
+pour les biens qui sont à sa portée. La
+race humaine est une création trop moderne
+pour avoir établi sa relation vraie avec le vrai
+de l'univers. Extraordinairement douée, elle
+s'agite démesurément avant de se poser dans
+son milieu, et l'on pourrait dire qu'elle n'existe
+encore que par l'inquiétude et le besoin d'exister.
+En possession d'un sens merveilleux qui
+semble manquer aux autres créatures terrestres,
+et qui est précisément le besoin de connaître et
+de sentir ses rapports avec l'univers, elle les
+cherche péniblement et à travers tous les mirages
+que lui crée cette puissance admirable de
+l'esprit et de l'imagination. La raison humaine
+est encore incomplète. L'historien de l'humanité
+s'en étonne et s'en effraie. L'historien de la
+vie, le naturaliste, peut s'en affliger aussi, mais
+il n'est ni surpris ni découragé. Les chiffres de
+la durée ne sont pour lui que des palpitations
+de l'astre éternité.</p>
+
+<p>L'homme est forcé d'être, il est donc forcé
+d'arriver à l'existence normale et complète, qui
+est le bonheur. Il en eut la révélation fugitive le
+jour où il écrivit au fronton de ses temples trois
+mots sacrés qui résumaient tout le but de sa vie
+philosophique, sociale et morale. Ces mots sont
+effacés de la bannière qui dirige la phalange
+humaine. Ils sont restés vivants dans l'univers
+qui les a entendus. Essayez de les arracher de
+l'âme du monde! Étouffez le tressaillement que
+la terre en a ressenti, faites qu'ils soient rayés
+du livre de la vie! Oui, oui, tâchez! On peut
+embrouiller ou suspendre tout ce qui est du
+domaine de l'idée, mais tuer une idée est
+aussi vain, aussi impossible que de vouloir anéantir
+la vibration d'un son jeté dans l'espace.
+Tirez cent mille coups de canon pour empêcher
+qu'on ne l'entende. Le dieu Pan se rit du vacarme,
+et l'écho a redit le chant mystérieux de
+sa petite flûte avant que vos mèches fussent
+allumées.</p>
+
+<p>Liberté, seule condition du véritable fonctionnement
+de la vie; égalité, notion indispensable
+de la valeur de tout être vivant et de la
+nécessité de son action dans l'univers; fraternité,
+complément de l'existence, application et
+couronnement des deux premiers termes, action
+vitale par excellence.</p>
+
+<p>On a dit que la Révolution était une expérience
+manquée. On n'a pu entendre cet arrêt
+que dans un sens relatif, purement historique.
+Le bouillonnement de la sève dans l'humanité
+peut bien n'avoir pas produit dans le moment
+voulu tout l'accroissement de vitalité intellectuelle
+et morale que les philosophes de cette
+grande époque devaient en attendre; mais c'est
+la loi de la nature même qui le voulait ainsi.
+La vie se compose d'action et de repos, de dépense
+d'énergie dans la veille et de recouvrement
+d'énergie dans le sommeil, de vie sous
+forme de mort et de mort sous forme de vie.
+Rien ne s'arrête et rien ne se perd. C'est l'ABC
+de la science, qu'elle s'intitule spiritualiste ou
+positive. Comment donc se perdrait une formule
+qui a fait monter à l'homme un degré de plus
+dans la série du perfectionnement que la loi de
+l'univers impose à son espèce?</p>
+
+<p>Adieu, et aimons-nous.</p>
+<br>
+<p>A LA MÊME</p>
+
+
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>Nohant, 20 avril.</p>
+
+<p>Ma chère, si la science est <i>triste</i>, c'est parce
+qu'elle est toujours persécutée. Elle lutte, elle a
+l'austérité et la dignité de sa tâche écrite sur le
+front en caractères sacrés. Depuis ma dernière
+lettre, j'ai été mis au courant des faits nouveaux.
+La foi veut attribuer à l'État le droit d'imposer
+silence à l'examen. Je vous disais que ces discussions
+ne m'intéressaient pas. Elles ne me
+troublent pas pour mon compte, cela est certain.
+Je n'ai pas mission de défendre une école, je
+ne saurais pas le faire, et, bénissant ici ma propre
+ignorance qui me permet de me tromper
+autant qu'un autre, je me borne à défendre mon
+for intérieur contre des notions qui ne me paraissent
+pas convaincantes.</p>
+
+<p>Mais ne pas m'intéresser à la marche des
+idées et aux luttes qu'elles suscitent, ce me serait
+tout aussi impossible qu'à vous. Nous ne
+sortirons pas trop de la physiologie botanique
+en causant de la marche générale des études sur
+l'histoire naturelle; toutes ses branches partent
+de l'arbre de la vie.</p>
+
+<p>Voilà donc que la religion nous défend de conclure?
+Moi qui, par exemple, trouvais dans
+l'étude une sorte d'exaltation religieuse, je dois
+m'abstenir de l'étude. C'est une occupation criminelle
+qui peut conduire au doute, cela entraîne
+à discuter, et, comme on peut être vaincu
+dans la discussion, le mieux est de faire
+taire tout le monde. Quand on voit de quelle
+façon les influences finies ou près de finir se
+précipitent d'elles-mêmes, on est tenté de croire
+que les idées fausses ont besoin de se suicider
+avec éclat, et qu'elles convoquent le genre humain
+au spectacle de leur abdication. Comment!
+le Dieu des Juifs n'était pas assez humilié dans
+l'histoire le jour où en son nom le prêtre prononça
+la condamnation de Galilée! il fallait
+donner encore plus de solennité à la chose et
+venir, au XIXe siècle, invoquer les pouvoirs de
+l'État pour que défense fût faite à la science de
+s'enquérir de la vérité, et pour que cette sentence
+fût portée:</p>
+
+<p>«La vérité est le domaine exclusif de l'Église;
+quand elle décrète que le soleil tourne autour
+de la terre, elle ne peut pas se tromper! N'a-t-elle
+pas l'Esprit-Saint pour lumière? Donc toutes
+les découvertes, tous les calculs, toutes les
+observations de la science sont rayées et annulées:
+qu'on se le dise, la terre ne tourne pas!»</p>
+
+<p>Si la science penche vers le matérialisme exclusif,
+à qui la faute? Il fallait bien une réaction
+énergique contre ce prétendu <i>esprit</i> saint
+qui veut se passer des lumières de la raison et
+de l'expérience.</p>
+
+<p>Dans un excellent article sur ce sujet, que je
+lisais hier, on rappelait fort à propos et avec
+beaucoup de poésie ce grand cri mystérieux que
+les derniers païens entendirent sur les rivages
+de la Grèce et qui les fit pâlir d'épouvante: <i>Le
+grand Pan est mort!</i></p>
+
+<p>L'auteur parlait des idées qui meurent. Moi,
+je songeais à celles qui ne meurent pas, et je
+voyais dans ce cri douloureux et solennel tout
+un monde qui s'écroulait, le culte et l'amour de
+la nature égorgés par le spiritualisme farouche
+et ignorant des nouveaux chrétiens sans lumière.
+Le divorce entre le corps et l'âme était prononcé,
+et le grand Pan, le dieu de la vie, léguait à ses
+derniers adeptes la tâche de réhabiliter la matière.</p>
+
+<p>Depuis ce jour fatal, la science travaille à ressusciter
+le grand principe, et, comme il est immortel,
+elle réussira. Elle révolutionnera la face
+de la terre, c'est-à-dire que ses décisions auront
+un jour la force des vérités acquises, qu'elles
+auront pénétré dans tous les esprits, et qu'elles
+auront détruit insensiblement tous les vestiges
+de la superstition et de l'idolâtrie.</p>
+
+<p>On fait grand bruit de ses tendances actuelles.
+On fait bien. C'est le moment de défendre le
+droit qu'elle a de tout voir, de tout juger et de
+tout dire, puisque ce droit lui est encore contesté
+par les juges de Galilée; mais, quand cette
+rumeur sera passée, quand la science aura
+triomphé des vains obstacles,&mdash;un peu plus
+tôt, un peu plus tard, ce triomphe est assuré,
+certain, fatal comme une loi de la vie;&mdash;quand,
+mise sous l'égide de la liberté sacrée invoquée
+par nos pères, elle poursuivra paisiblement ses
+travaux, la grande question, aujourd'hui mal
+posée, qui s'agite dans son sein sera élucidée.
+Il le faudra bien. Si le grand Pan représentait
+la force vitale inhérente à la matière, si en lui
+se personnifiaient la plante, les bois sacrés et
+les suaves parfums de la montagne, l'habitant
+ailé de l'arbre et de la prairie, la source fécondante
+et le torrent rapide, les hôtes du rocher,
+du chêne et de la bruyère, depuis le ciron jusqu'à
+l'homme, si tout enfin était Dieu ou divin,
+la vie était divinité: divinité accessible et intelligible,
+il est vrai, divinité amie de l'homme et
+partageant avec lui l'empire de la terre, mais
+essence divine incarnée; activité indestructible,
+revêtant toutes les formes, nécessairement pourvue
+d'organes quelconques, mais émanant d'un
+foyer d'amour universel, incommensurable.</p>
+
+<p>Vous me dites souvent que vous êtes païenne.
+C'est une manière poétique de dire que vous
+aimez l'univers, et que les aperçus de la science
+vous ont ouvert le grand temple où tout est sacré,
+où toute forme est sainte, où toute fonction
+est bénie. En son temps, le paganisme n'était
+pas mieux compris des masses que ne l'était le
+théisme qui le côtoyait, et l'absorbait même dans
+la pensée des adorateurs exclusifs du grand
+Jupiter. Pour les esprits élevés, Pan était l'idée
+panthéiste, la même qui s'est ranimée sous la
+puissante étreinte de Spinoza. Depuis cette vaste
+conception, l'esprit humain s'est rouvert à une
+notion de plus en plus large du rôle de la matière,
+et la science démontre chaque jour la sublimité
+de ce rôle dans son union intime avec
+le principe de la vie.</p>
+
+<p>En résulte-t-il qu'elle soit le principe même?
+La matière pourrait-elle se passer de l'esprit,
+qui ne peut se passer d'elle? Est-ce encore une
+question de mots? Je le crains bien, ou plutôt
+je l'espère. La science a-t-elle la prétention de
+faire éclore la pensée humaine comme résultat
+d'une combinaison chimique? Non, certes; mais
+elle peut espérer de surprendre un jour les
+combinaisons mystérieuses qui rendent la matière
+inorganisée propre à recevoir le baptême de
+la vie et à devenir son sanctuaire. Ce sera une
+magnifique découverte; mais quoi! après?
+L'homme saura, je suppose, par quelle opération
+naturelle le fluide vital pénètre un corps
+placé dans les conditions nécessaires à son apparition.
+Le Dieu qui, roulant dans ses doigts
+une boulette de terre, souffla dessus et en fit un
+être pensant, ne sera plus qu'un mythe. Fort
+bien, mais un mythe est l'expression symbolique
+d'une idée, et il restera à savoir si cette
+idée est un poëme ou une vérité.</p>
+
+<p>Allons aussi loin qu'il est permis de supposer.
+Entrons dans le rêve, imaginons un nouveau
+Faust découvrant le moyen de renouveler sa propre
+existence, un <i>Albertus Magnus</i> faisant penser
+et parler une tête de bois, <i>Capparion!</i> un Berthelot
+futur voyant surgir de son creuset une
+forme organisée, vivante,&mdash;que saura-t-il de la
+source de cette vie mystérieuse? La philosophie a
+beaucoup à répondre, mais je vois surtout là
+une question d'histoire naturelle à résoudre, rentrant
+dans les célèbres discussions sur la génération
+spontanée. Pour mon compte, je crois
+presque à la génération spontanée, et je n'y
+vois aucun principe de matérialisme à enregistrer
+dans le sens absolu que l'on veut aujourd'hui
+attribuer à ce mot. La matière, dit-on, renferme
+le <i>principe vivant</i>. Ceci est encore l'histoire de
+la plante, qui tire ses organes de sa propre
+substance. Mais le principe <i>vivant</i>, d'où tire-t-il
+son activité, sa volition, son expansion, ses résultats
+sans limites connues? D'un milieu qui
+ne les a pas? C'est difficile à comprendre. La
+matière possède le principe <i>viable</i>; mais point
+de vie sans fécondation. La doctrine de la génération
+spontanée proclame que la fécondation
+n'est pas due nécessairement à l'espèce; elle
+admet donc qu'il y a des principes de fécondation
+dans toute combinaison vitale, et même
+que tout est combinaison vitale, vie latente,
+impatiente de s'organiser par son mariage avec
+la matière. Quoi qu'on fasse, il faut bien parler
+la langue humaine, se servir de mots qui expriment
+des idées. On aura beau nous dire que la
+vie est une pure opération et une simple action
+de la matière, on ne nous fera pas comprendre
+que les opérations de notre pensée et l'action
+de notre volonté ne soient pas le résultat de
+l'association de deux principes en nous. Que
+faites-vous de la mort, si la matière seule est
+le principe vivant? Vous dites que l'âme s'éteint
+quand le corps ne fonctionne plus. On peut vous
+demander pourquoi le corps ne fonctionne plus
+quand l'âme le quitte. Et tout cela, c'est un
+cercle vicieux, où les vrais savants sont moins
+affirmatifs que leurs impatients et enthousiastes
+adeptes. Il y a quelque chose de généreux et de
+hardi, j'en conviens, à braver les foudres de
+l'intolérance et à vouloir attribuer à la science
+la liberté de tout nier. Inclinons-nous devant
+le droit qu'elle a de se tromper. Ses adversaires
+en usent si largement! Mais attendons, pour nier
+l'action divine qui préside au grand hyménée
+universel, que l'homme soit arrivé par la science
+à s'en passer ou à la remplacer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne pensez, nous disent les médecins
+positivistes, que parce que vous avez un
+cerveau.</p>
+
+<p>Très-bien; mais, sans ma pensée, mon cerveau
+serait une boîte vide.&mdash;Nous pouvons mettre
+le doigt sur la portion du cerveau qui pense et
+oblitérer sa fonction par une blessure, notre
+main peut écraser la raison et la pensée!&mdash;Vous
+pouvez produire la folie et la mort; mais empêcher
+l'une et guérir l'autre, voilà où vous
+cherchez en vain des remèdes infaillibles. Cette
+pensée qui s'éteint ou qui s'égare dans le cerveau
+épuisé et meurtri est bien forcée de quitter
+le milieu où elle ne peut plus fonctionner.</p>
+
+<p>&mdash;Où va-t-elle?&mdash;Demandez-moi aussi d'où
+elle vient. Qui peut vous répondre? Me direz-vous
+d'où vient la matière? Vous voilà étudiant
+les météorites, étude admirable qui nous renseignera
+sans doute sur la formation des planètes.
+Mais, quand nous saurons que nous
+sommes nés du soleil, qui nous dira l'origine
+de celui-ci? Pouvez-vous vous emparer des
+causes premières? Vous n'en savez pas plus
+long sur l'avènement de la matière que sur
+celui de la vie, et, si vous vous fondez sur la
+priorité de l'apparition de la matière sur notre
+globe, vous ne résolvez rien. La vie était organisée
+ailleurs avant que notre terre fut prête à
+la recevoir; latente chez nous, elle fonctionnait
+dans d'autres régions de l'univers.</p>
+
+<p>Mais il n'y a pas de matière proprement
+inerte; je le veux bien! Chaque élément de vitalité
+a sa vie propre, et j'admets sans surprise
+celle de la terre et du rocher. La vie chimique
+est encore intense sous nos pieds et se manifeste
+par les tressaillements et les suintements
+volcaniques; mais, encore une fois, la
+vie la plus élémentaire est toujours une vie; la
+vie inorganique&mdash;il paraît qu'on parle ainsi
+aujourd'hui&mdash;est toujours une force qui vient
+animer une inertie. D'où vient cette force? D'une
+loi. D'où vient la loi?</p>
+
+<p>Pour répondre scientifiquement à une telle
+question, il faut trouver une formule nouvelle à
+coup sûr. Puisque tous les mots qui ont servi jusqu'ici
+à l'idée spiritualiste paraissent entachés de
+superstition, et que tous ceux qui servent à l'idée
+positiviste semblent entachés d'athéisme, vitalité,
+dis-nous ton nom!</p>
+
+<p>Sublime inconnue, tu frémis sous ma main
+quand je touche un objet quelconque. Tu es là
+dans ce roc nu qui, l'an prochain ou dans un
+million d'années, aura servi, par sa décomposition
+ou toute autre influence peut-être occulte, à
+produire un fruit savoureux. Tu es palpable et
+visible et déjà merveilleusement savante dans la
+petite graine qui porte dans sa glume les prairies
+de six cents lieues de l'Amérique. Tu souris
+et rayonnes dans la fleur qui se pare pour
+l'hyménée. Tu bondis ou planes dans l'insecte
+vêtu des couleurs de la plante qui l'a nourri à
+l'état de larve. Tu dors sous les sables dorés du
+rivage des mers, tu es dans l'air que je respire
+comme dans le regard ami qui me console,
+dans le nuage qui passe comme dans le rayon
+qui le traverse.&mdash;Je te vois et je te sens dans
+tout; mais rayez le mot divin <i>amour</i> du livre
+de la nature, et je ne vois plus rien, je ne comprends
+plus, je ne vis plus.</p>
+
+<p>La matière qui n'a pas la vie, et la vie qui ne
+se manifeste pas dans la matière ont-elles conscience
+du besoin qu'elles éprouvent de se
+réunir? Ce n'est pas très-probable sans la supposition
+d'un agent souverain qui les pousse
+irrésistiblement l'une vers l'autre. Quel est-il?
+son nom? Le nom que vous voudrez parmi
+ceux qui sont à l'usage de l'homme; moi, je
+n'en peux trouver que dans le vocabulaire
+classique des idées actuelles: âme du monde,
+amour, divinité. Je vois dans la moindre étude
+des choses naturelles, dans la moindre manifestation
+de la vie, une puissance dont nulle autre
+ne peut anéantir le principe. La matière a beau
+se ruer sur la matière et se dévorer elle-même,
+la vie a beau se greffer sur la vie et s'embrancher
+en d'inextricables réseaux où se confondent
+toutes les limites de la classification, tout
+se maintient dans l'équilibre qui permet à la vie
+de remplacer la mort à mesure que celle-ci
+opère une transformation devenue nécessaire. Je
+sens le souffle divin vibrer dans toutes ces harmonies
+qui se succèdent pour arriver toujours
+et par tous les modes au grand accord relativement
+parfait, âme universelle, amour inextinguible,
+puissance sans limites.</p>
+
+<p>Laissons les savants chercher de nouvelles
+définitions. Si leurs tendances actuelles nous
+ramènent à d'Holbach et compagnie, comme il
+y avait là en somme très-bonne compagnie, il
+en sortira quelque chose de bon; la vie ne s'arrête
+pas parce que l'esprit fait fausse route. Une
+notion qui tend à comprimer son essor, à détruire
+son énergie, à refroidir son élan vers
+l'infini, n'est pas une notion durable; mais la
+science seule peut redresser et éclairer la science.
+S'il était possible de la réduire au silence, ce
+qu'il y a de vrai dans le spiritualisme aurait
+chance de succomber longtemps. Les esprits
+vulgaires s'empareraient d'un athéisme grossier
+comme d'un drapeau, et la recherche de la vérité
+serait soumise aux agitations de la politique.
+Tel n'est point le rôle de la science, tel
+n'est point le chemin du vrai. Telle n'est heureusement
+pas la loi du progrès, qui est la loi
+même de la vie.</p>
+
+
+
+<p>Ce n'est certes pas moi, ma chère amie, qui
+vous dirai par où le monde passera pour sortir
+de cette crise. Je ne sais rien qu'une chose,
+c'est qu'il faut que l'homme devienne un être
+complet, et que je le vois en train d'être comme
+l'enfant dont on voulait donner une moitié à
+chacune des mères qui se le disputaient. L'enfant
+ne se laissera pas faire, soyons tranquilles.</p>
+
+<p>Au reste, je me suis probablement aussi mal
+exprimé que possible sur le fond de la question
+en parlant de la vie comme d'une opération.
+C'est plus que cela sans doute, ce doit être le
+résultat d'une opération non surnaturelle, mais
+divine, où les éléments abstraits se marient aux
+éléments concrets de l'existence; mais il y a un
+langage technique que je ne veux point parler
+ici, parce qu'il me déplaît et n'éclaircit rien.
+Les sciences et les arts ont leur technologie
+très-nécessaire, et vous voyez que j'évite d'employer
+cette technologie à propos de botanique.
+Elle est si facile à apprendre que l'exhiber serait
+faire un mauvais calcul de pédantisme. La
+technologie métaphysique n'est pas beaucoup
+plus <i>sorcière</i>, comme on dit chez nous; mais
+elle n'a pas la justesse et la précision de la botanique.
+Chaque auteur est forcé de créer des
+termes à son usage pour caractériser les opérations
+de la pensée telle qu'il les conçoit. Ces
+opérations sont beaucoup plus profondes que les
+mystères microscopiques du monde tangible.
+Après tant de sublimes travaux et de grandioses
+explorations dans le domaine de l'âme, la
+science des idées n'a pas encore trouvé la parole
+qui peut se vulgariser: c'est un grand
+malheur et un grand tort. Le matérialisme radical
+menace d'une suppression complète la
+recherche des opérations de l'entendement humain.
+Allons donc! alors vienne l'homme de
+génie qui nous expliquera notre âme et notre
+corps dans l'ensemble de leurs fonctions, par
+des vérités sans réplique et dans une langue
+qui nous permettra d'enseigner à nos petits-enfants
+qu'ils ne sont ni anges ni bêtes!</p>
+
+
+
+<p>Me voilà bien un peu loin de ce que je voulais
+vous dire aujourd'hui sur les herbiers. Je tiens
+cependant à ne pas finir sans cela.</p>
+
+<p>L'herbier inspire des préventions aux artistes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, disent-ils, une jolie collection de
+squelettes.</p>
+
+<p>Avant tout, je dois vous dire que faire un
+herbier est une chose si grave, que j'ai écrit sur
+la première feuille du mien: <i>Fagot</i>. Je n'oserais
+donner un titre plus sérieux à une chose si
+capricieuse et si incomplète. Je parlerai donc de
+l'herbier au point de vue général, et je vous
+accorde que c'est un cimetière. Dès lors, ce n'est
+pas un coin aride pour la pensée. Le
+sentiment l'habite, car ce qui parle le plus
+éloquemment de la vie, c'est la mort.</p>
+
+<p>Maintenant, écoutez une anecdote véridique.</p>
+
+
+
+<p>J'ai vu Eugène Delacroix essayer pour la
+première fois de peindre des fleurs. Il avait
+étudié la botanique dans son enfance, et, comme
+il avait une admirable mémoire, il la savait
+encore, mais elle ne l'avait pas frappé en tant
+qu'artiste, et le sens ne lui en fut révélé que
+lorsqu'il reproduisit attentivement la couleur et
+la forme de la plante. Je le surpris dans une
+extase de ravissement devant un lis jaune dont
+il venait de comprendre la belle <i>architecture</i>;
+c'est le mot heureux dont il se servit. Il se hâtait
+de peindre, voyant qu'à chaque instant son modèle,
+accomplissant dans l'eau l'ensemble de sa
+floraison, changeait de ton et d'attitude. Il pensait
+avoir fini, et le résultat était merveilleux;
+mais, le lendemain, lorsqu'il compara l'art à la
+nature, il fut mécontent et retoucha. Le lis avait
+complètement changé. Les lobes du périanthe
+s'étaient recourbés en dehors, le ton des étamines
+avait pâli, celui de la fleur s'était accusé,
+le jaune d'or était devenu orangé, la hampe était
+plus ferme et plus droite, les feuilles, plus serrées
+contre la tige, semblaient plus étroites. C'était
+encore une harmonie, ce n'était plus la même.
+Le jour suivant, la plante était belle tout autrement.
+Elle devenait de plus en plus <i>architecturale</i>.
+La fleur se séchait et montrait ses organes
+plus développés; ses formes devenaient <i>géométriques</i>;
+c'est encore lui qui parle. Il voyait le
+squelette se dessiner, et la beauté du squelette
+le charmait. Il fallut le lui arracher pour qu'il
+ne fit pas, d'une étude de plante à l'état splendide
+de l'anthèse, une étude de plante en herbier.</p>
+
+<p>Il me demanda alors à voir des plantes séchées,
+et il s'enamoura de ces silhouettes déliées et
+charmantes que conservent beaucoup d'espèces.
+Les raccourcis que la pression supprime, mais
+que la logique de l'oeil rétablit, le frappaient
+particulièrement.</p>
+
+<p>&mdash;Les plantes d'herbier, disait-il, c'est la grâce
+dans la mort.</p>
+
+<p>Chacun a son procédé pour conserver la plante
+sans la déformer. Le plus simple est le meilleur.
+<i>Jetée</i> et non <i>posée</i> dans le papier qui doit boire
+son suc, rétablie par le souffle dans son attitude
+naturelle, si elle l'a perdue en tombant sur ce lit
+mortuaire, elle doit être convenablement comprimée,
+mais jamais jusqu'à produire l'écrasement.
+Il faut renouveler tous les jours les couches
+de papier qui l'isolent, sans ouvrir le feuillet qui
+la contient. Le moindre dérangement gâte sa
+pose, tant quelle colle à son linceul. Au bout
+de quelques jours, pour la plupart des espèces,
+la dessiccation est opérée. Les plantes grasses
+demandent plus de pression, plus de temps et
+plus de soins, sans jamais donner de résultats
+satisfaisants. Les orchidées noircissent malgré le
+repassage au fer chaud, qui est préférable à la
+presse. Bannissons la presse absolument, elle
+détruit tout et ne laisse plus la moindre chance
+à l'analyse déjà si difficile du végétal desséché.
+Le but de l'herbier doit être de faciliter l'étude
+des sujets qu'il contient. Le goût des collections
+est puéril, s'il n'a pas ce but avant tout pour
+soi et pour les autres.</p>
+
+<p>Mais l'herbier a pour moi une autre importance
+encore, une importance toute morale et toute de
+sentiment. C'est le passage d'une vie humaine à
+travers la nature, c'est le voyage enchanté d'une
+âme aimante dans le monde aimé de la création.
+Un herbier bien fait au point de vue de la conservation
+exhale une odeur particulière, où les
+senteurs diverses, même les senteurs fétides, se
+confondent en un parfum comparable à celui du
+thé le plus exquis. Ce parfum est pour moi
+comme l'expression de la vie prise dans son
+ensemble. Les saveurs salutaires des plantes dites
+officinales, mariées aux âcres émanations des
+plantes vireuses, lesquelles sont probablement
+tout aussi <i>officinales</i> que les autres, produisent
+la suavité qui est encore une richesse, une
+salubrité, une subtile beauté de la nature. Ainsi
+se perdent dans l'harmonie de l'ensemble les
+forces trop accusées pour nous de certains
+détails.</p>
+
+<p>Ainsi de nos souvenirs, où se résument comme
+un parfum tout un passé composé de tristesse et
+de joie, de revers et de victoires. Il y a dans cet
+herbier-là des épines et des poisons: l'ortie, la
+ronce et la ciguë y figurent; mais tant de fleurs
+délicieusement belles et bienfaisantes sont là
+pour ramener à l'optimisme, qui serait peut-être
+la plus vraie des philosophies!</p>
+
+<p>La ciguë d'ailleurs..., je l'arrache sans pitié,
+je l'avoue, parce qu'elle envahit tout et détrône
+tout quand on la laisse faire; mais, outre qu'elle
+est bien belle, elle est une plante historique. Son
+nom est à jamais lié au divin poëme du <i>Phédon</i>.
+Les chrétiens ne sauraient dire quel arbre a
+fourni la croix vénérée de leur grand martyr.
+Tout le monde sait que la ciguë a procuré une
+mort douce et sublime au grand prédécesseur
+du crucifié. Innocente ou bienfaisante ciguë,
+sois donc réhabilitée, toi qui, forcée de donner
+la mort, sus prouver que tu n'atteignais pas la
+toute-puissance de l'âme, et laissas pure et lucide
+celle du sage jusqu'à la dernière pulsation de
+ses artères!</p>
+
+<p>L'herbier est encore autre chose, c'est un reliquaire.
+Pas un individu qui ne soit un souvenir
+doux et pur. On ne fait de la botanique
+bien attentive que quand on a l'esprit libre des
+grandes préoccupations personnelles ou reposé
+des grandes douleurs. Chaque plante rappelle
+donc une heure de calme ou d'accalmie. Elle
+rappelle aussi les beaux jours des années écoulées,
+car on choisit ces jours-là pour chercher
+la vie épanouie et s'épanouir pour son propre
+compte. La vue des sujets un peu rares dans la
+localité explorée réveille la vision d'un paysage
+particulier. Je ne puis regarder la petite campanule
+à feuilles de lierre,&mdash;merveille de la
+forme!&mdash;sans revoir les blocs de granit de nos
+vieux dolmens, où je l'observai vivante pour la
+première fois. Elle perçait la mousse et le sable
+en mille endroits, sur un coteau couvert de
+hautes digitales pourprées, et ses mignonnes clochettes
+devenaient plus amples et plus colorées
+à mesure qu'elle se rapprochait du ruisseau qui
+jase timidement dans ces solitudes austères. Là
+aussi, je trouvai la <i>lysimaque nemorum</i>, assez
+rare chez nous, non moins merveilleuse de fini
+et de grâce, et, dans le bois voisin, l'<i>oxalis acelosella</i>,
+qui remplissait de ses touffes charmantes,&mdash;<i>d'un
+vert gai</i>, comme daignent dire les botanistes,&mdash;les
+profondes crevasses des antiques
+châtaigniers.</p>
+
+<p>Que ce bois était beau alors! Il était si épais
+d'ombrage que la lumière du soleil y tombait,
+pâle et glauque, comme un clair de lune. De
+vieux arbres penchés nourrissaient, du pied à
+la cime, des panaches ininterrompus de hautes
+fougères. A la lisière, des argynnis énormes,
+toutes vêtues de nacre verte, planaient comme
+des oiseaux de haut vol sur les églantiers. Un
+paysan d'aspect naïf et sauvage nous demanda
+ce que nous cherchions, et, nous voyant ramasser
+des herbes et des insectes, resta cloué sur
+place, les yeux hagards, le sourire sur les lèvres.
+Il sortit enfin de sa stupeur par un haussement
+d'épaules formidable, et s'éloigna en disant d'un
+ton dont rien ne peut rendre le mépris et la
+pitié:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu, mon Dieu!</p>
+
+<p>J'ouvre l'herbier au hasard, quand je suis
+rendu <i>gloomy</i> par un temps noir et froid. L'herbier
+est rempli de soleil. Voici la circée, et
+aussitôt je rêve que je me promène dans les
+méandres et les petites cascades de l'Indre;
+c'était un coin vierge de culture et bien touffu.
+La flore y est très-belle. J'y ai trouvé cette année-là
+l'agraphis blanche, le genêt sagitté, la
+balsamine <i>noli me langere</i>, la spirante d'été,
+les jolies hélianthèmes, le buplèvre en faux, l'<i>anagallis
+tenella</i>, sans parler des grandes eupatoires,
+des hautes salicaires, des spirées ulmaires
+et filipendules, des houblons et de toutes les
+plantes communes dans mon petit rayon habituel.
+La circée m'a remis toute cette floraison
+sous les yeux, et aussi la grande tour effondrée,
+et le jardin naturel qui se cache et se presse
+sous les vieux saules, avec ses petits blocs de
+grès, ses sentiers encombrés de lianes indigènes
+et ses grands lézards verts, pierreries vivantes,
+qui traversent le fourré comme des éclairs rampants.
+Le martin-pêcheur, autre éclair, rase
+l'eau comme une flèche; la rivière parle, chante,
+gazouille et gronde. Il y a partout, selon la
+saison, des ruisseaux et des torrents à traverser
+comme on peut, sans ponts et sans chemins.
+C'est un endroit qui semble primitif en quelques
+parties, que le paysan n'explore que dans les
+temps secs. Hélas! gare au jour où les arbres
+seront bons à abattre! La flore des lieux frais
+ira se blottir ailleurs. Il faudra la chercher.</p>
+
+<p>En voyant le domaine de la nature se rétrécir
+de jour en jour, et les ravages de la culture mal
+entendue supprimer sans relâche le jardin naturel,
+je ne suis guère en train de conclure avec
+certains adeptes de Darwin que l'homme est un
+grand créateur, et qu'il faut s'en remettre à son
+goût et à son intelligence pour arranger au
+mieux la planète. Jusqu'à présent, je trouve
+qu'il est un affreux bourgeois et un vandale,
+qu'il a plus gâté les types qu'il ne les a embellis,
+que, pour quelques améliorations, il a fait
+cent bévues et cent profanations, qu'il a toujours
+travaillé pour son ventre plus que pour son
+coeur et pour son esprit, que ces créations de
+plantes et d'animaux les plus utiles sont précisément
+les plus laides, et que ces modifications
+tant vantées sont, dans la plupart des cas, des
+détériorations et des monstruosités. La théorie
+de Darwin n'en est pas moins vraisemblable et
+logiquement vraie; mais elle ne doit pas conclure
+à la destruction systématique de tout ce
+qui n'est pas l'ouvrage de l'homme. L'interpréter
+ainsi diminuerait son importance et dénaturerait
+probablement son but; mais, pour parler de ce
+grand esprit et de ces grands travaux, il faudrait
+plus de papier que je ne veux condamner vos
+yeux à en lire. Revenons à nos fleurs mortes.</p>
+
+<p>Je vous disais que l'herbier est un cimetière;
+hélas! le mien est rempli de plantes cueillies
+par des mains amies que la mort a depuis longtemps
+glacées. Voici les graminées que mon
+vieux précepteur Deschartres prépara et classa
+ici, il y a soixante-quinze ans, pour mon père,
+qui avait été son élève; elles ont servi à mes
+premières études botaniques; je les ai pieusement
+gardées, et, si j'ai rectifié la classement un
+peu suranné de mon professeur, j'ai respecté
+les étiquettes jaunies qui gardent fidèlement son
+écriture... J'ai trouvé dans un volume de l'abbé
+de Saint-Pierre, qui a été longtemps dans les
+mains de Jean-Jacques Rousseau, une saponaire
+ocymoïde qui m'a bien l'air d'avoir été mise là
+par lui.&mdash;De nombreux sujets me viennent de
+mon cher Malgache, Jules Néraud, dont le livre
+élémentaire et charmant, <i>Botanique de ma fille</i>,
+a été réédité avec luxe par Hetzel, après avoir
+longtemps dormi chez l'éditeur de Lausanne.</p>
+
+<p>Cet aimable et excellent ouvrage est le résumé
+de causeries pleines de savoir et d'esprit que
+j'écoutais en artiste et pas assez en naturaliste.
+Je ne me suis occupé un peu sérieusement de
+botanique que depuis la mort de mon pauvre
+ami. J'avais toujours remis au lendemain <i>l'épélage</i>
+de cet alphabet nécessaire dont on espère en
+vain pouvoir se passer pour bien voir et réellement
+comprendre. Le lendemain, hélas! m'a
+trouvé seul, privé de mon précieux guide; mais
+les plantes qu'il m'avait données, avec d'excellentes
+analyses vraiment descriptives,&mdash;il y en
+a si peu de complètes dans les gros livres!&mdash;sont
+restées dans l'herbier comme types bien
+définis. Chacune de ces plantes me rappelle nos
+promenades dans les bois avec mon fils enfant,
+que nous portions à tour de rôle, et qui aimait
+à chevaucher <i>la grandelette</i>, la boîte de
+fer-blanc du Malgache.</p>
+
+<p>D'autres amis, qui, grâce au ciel, vivent
+encore et me survivront, ont aussi laissé leurs
+noms et leurs tributs dans mon herbier. Une
+grande artiste dramatique, qui est rapidement
+devenue botaniste attentive et passionnée, m'a
+envoyé des plantes rares et intéressantes des
+bois de la Côte-d'Or. Célimène a les yeux aussi
+bons qu'ils sont beaux. La botanique ne leur a
+rien ôté de leur expression et de leur pureté:
+c'est que l'exercice complet d'un organe le
+retrempe. J'ai longtemps partagé cette erreur,
+qu'il ne faut pas exercer la vue, dans la crainte
+de la fatiguer. L'oeil est complet ou non, mais
+il ne peut que gagner à fonctionner régulièrement.
+Des semaines et des mois de repos, que
+l'on me disait et que je croyais nécessaires, augmentaient
+le nuage qui me gêne. Des semaines
+et des mois d'étude à la loupe m'ont enfin
+prouvé que la vue revient quand on la sollicite,
+tandis qu'elle s'éteint de plus en plus dans
+l'inertie; mais, en ceci comme en tout, il ne
+faut point d'excès.</p>
+
+<p>L'herbier se prête aussi aux exercices de la
+mémoire, qui est un sens de l'esprit. Si on ne
+le feuilletait de temps en temps, les noms et les
+différences se confondraient ou s'échapperaient
+pour qui n'est pas doué naturellement du beau
+souvenir qui s'incruste. Les soldats passés en
+revue, avec leurs costumes variés, se confondraient
+dans la vision, s'ils n'étaient bien classés
+par régiments et bataillons. Ils défilent dans
+leur ordre; on reconnaît alors facilement chacun
+d'eux, et, avec son nom et son origine, on
+retrouve son histoire personnelle, on se retrace
+des lieux aimés, des personnes chéries; on
+revoit les douces figures, on entend les gais
+propos des compagnons qui couraient alertes et
+joyeux au soleil, et qui aujourd'hui vivent dans
+notre âme fidèle à l'état de pensées fortifiantes
+et salutaires.</p>
+
+<p>Quoi de plus beau et de plus pur que la
+vision intérieure d'un mort aimé? L'esprit
+humain a la faculté d'une évocation admirable.
+L'ami reparaît, mais non tel qu'il était absolument.
+L'absence mystérieuse a rajeuni ses traits,
+épuré son regard, adouci sa parole, élevé son
+âme. Il se rappelle quelques erreurs, quelques
+préjugés, quelques préventions inséparables du
+milieu incomplet où il avait vécu. Il en est débarrassé,
+il vous invite à vous débarrasser de cet
+alliage. Il ne se pique point d'être entré dans la
+lumière absolue, mais il est mieux éclairé, il juge
+la vie avec calme et sagesse. Il a gardé de lui-même
+et développé tout ce qui était bon. Il est
+désormais à toute heure ce qu'il était dans ses
+meilleurs jours. Il nous rappelle les bienfaits de
+son amitié, et il n'est pas besoin qu'il nous prie
+d'en oublier les erreurs ou les lacunes. Son
+apparition les efface.</p>
+
+<p>Telle est la puissance de l'imagination et du
+sentiment en nous, que nous rendons la vie à
+ceux qui nous ont quittés. Y sont-ils pour quelque
+chose? Nous le croyons par l'enthousiasme
+et l'attendrissement. La raison jusqu'ici ne nous
+le prouve pas, elle ne peut tout prouver: elle
+n'est pas la seule lumière de l'homme, <i>quoi qu'on
+die</i>; mais elle a des droits sacrés, imprescriptibles,
+ne l'oublions pas, et n'arrêtons jamais son
+essor.</p>
+
+<p>En attendant qu'elle se mette d'accord avec
+notre coeur, car il faut qu'elle en arrive là, donnons
+à nos amis envolés un sanctuaire dans
+notre âme, et continuons la reconnaissance et
+l'affection au delà de la tombe en leur faisant
+plus belle cette région idéale, cette vie renouvelée
+où nous les plaçons. Qu'ils soient pour
+nous comme les suaves parfums de fleurs qui
+s'épurent en se condensant.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>DE MARSEILLE A MENTON</h3>
+
+
+<p>A M. GUSTAVE TOURANGIN, A SAINT-FLORENT</p>
+
+<p>Nohant. 28 avril 1868.</p>
+
+<p>Mais non, mon cher <i>Micro</i>, je ne suis plus
+au pays des anémones, je suis au doux pays de
+la famille, où vient de nous fleurir une petite
+plante plus intéressante que toutes celles de nos
+herbiers. Le beau soleil qui rit dans sa chambre
+et la douce brise de printemps qui effleure son
+rideau de gaze sont les divinités que j'invoque
+en ce moment pour elle, et je laisse les cactus et
+les dattiers de la Provence aux baisers du mistral,
+qu'ils ont la force de supporter.</p>
+
+<p>J'ai passé un mois seulement sur le rivage de
+la mer bleue. Le <i>rapide</i>,&mdash;c'est ainsi que les Méridionaux
+appellent le train que l'on prend à
+Paris à sept heures du soir, nous déposait à
+Marseille le lendemain à midi. Une heure après,
+il nous remportait à Toulon.</p>
+
+<p>Je regrette toujours de ne plus m'arrêter à
+Marseille: les environs sont aussi beaux que
+ceux des autres stations du littoral, plus beaux
+peut-être, si mes souvenirs ne m'ont pas laissé
+d'illusions. Ce que j'en vois en gagnant Toulon,
+où nous sommes attendus, me semble encore
+plein d'intérêt. Le massif de Carpiagne, qui
+s'élève à ma droite et que j'ai flairé un peu autrefois
+sans avoir la liberté d'y pénétrer,&mdash;j'accompagnais
+un illustre et cher malade que tu as
+connu et aimé,&mdash;m'apparaît toujours comme
+un des coins ignorés du vulgaire, où l'artiste
+doit trouver une de ses oasis. C'est pourtant
+l'aridité qui fait la beauté de celle-ci. C'est un
+massif pyramidal qui s'étoile à son sommet en
+nombreuses arêtes brisées, avec des coupures à
+pic, des dentelures aiguës, des abîmes et des
+redressements brusques. Tout cela n'est pas de
+grande dimension et paraît sans doute de peu
+d'importance à ceux qui mesurent le beau à la
+toise; autant que mon oeil peut apprécier ce
+monument naturel, il a de six à sept cents mètres
+d'élévation, et ses verticales nombreuses
+ont peut-être trois ou quatre cents pieds. Peu
+m'importe; l'oeil voit immense ce qui est construit
+dans de belles proportions, et le Lapithe
+qui a taillé cette montagne à grands coups de
+massue était un artiste puissant, quelque demi-dieu
+ancêtre du génie qui s'incorpora et se
+personnifia dans Michel-Ange.</p>
+
+<p>Il y a, n'est-ce pas? dans la nature, des formes
+qui nous font penser à tel ou tel maître,
+bien que le rapport ne soit pas matériellement
+saisissable entre l'oeuvre de la planète et celle
+de l'artiste. Un rocher de la Carpiagne ou de
+l'Estérel ne ressemble pas à la chapelle des
+Médicis ni au Moïse, et pourtant ces grandes figures
+de la civilisation idéalisée viennent, dans
+notre rêverie, s'asseoir sur les sommets de ces
+temples barbares et primitifs. C'est que le beau
+engendre la postérité du beau, qui, parlant du
+fait et passant par tous les perfectionnements
+que la pensée lui donne, garde comme air de
+famille les qualités de hardiesse, d'âpreté ou de
+grâce du type fruste. Michel-Ange voyait-il avec
+nos yeux d'aujourd'hui les croupes et les attaches
+d'une montagne plus ou moins belle?
+Qu'importe! il avait toutes les Alpes dans la
+poitrine, et il portait l'Atlas dans son cerveau.</p>
+
+<p>Quittons cet Atlas en miniature de la Carpiagne,
+où le soleil dessine avec de grands éclats
+de lumière coupés d'ombres vaporeuses les contours
+rudes de formes, chatoyants de couleur
+comme l'opale. Notre déesse Flore cache-t-elle
+dans ces fentes arides et nues en apparence les
+petites raretés du fond de sa corbeille? Probablement;
+mais le convoi brutal nous emporte au
+loin et s'engouffre sous des tunnels interminables
+où il fait noir et froid. On entre dans
+l'Érèbe, un sens païen de voyage aux enfers se
+formule dans la pensée; ce bruit aigre et déchirant
+de la vapeur, ce rugissement étouffé de
+la rotation, cette obscurité qui consterne l'âme,
+c'est l'effroi de la course vers l'inconnu. L'esprit
+ne sent plus la vie que par le regret de la
+perdre, et l'impatience de la retrouver. Mais
+voici une lueur glauque: est-ce la porte du
+Tartare ou celle d'un monde nouveau plus beau
+que l'ancien? C'est la lumière, c'est le soleil,
+c'est la vie. La mort n'est peut-être que le passage
+d'un tunnel.</p>
+
+<p>La côte largement déchirée que l'on suit jusqu'à
+Toulon, et où l'oeil plonge par échappées,
+est merveilleusement belle; nous la savons par
+coeur, mon fils et moi. Nous la revoyons avec
+d'autant plus de plaisir que nous la connaissons
+mieux. Voilà le Bec-de-l'Aigle, le beau rocher
+de la Ciotat, le Brusc et les îles des Embiez, la
+colline de Sixfours, toutes stations amies dont
+je sais le dessus et le dessous, dont les plantes
+sont dans mon herbier et les pierres sur mon
+étagère. Je sais que derrière ces pins tordus par
+le vent de mer s'ouvrent des ravins de phyllade
+lilas qu'un rayon de soleil fait briller comme
+des parois d'améthyste sablées d'or. La colline
+qui s'avance au delà a les entrailles toutes roses
+sablées d'argent, l'or et l'argent des <i>chats</i>,
+comme on appelle en minéralogie élémentaire
+la poudre éclatante des roches micacées ou talqueuses.&mdash;Les
+<i>Frères</i>, ces écueils jumeaux,
+pics engloutis qui lèvent la tête au milieu du
+flot, sont noirs comme l'encre à la surface, et
+je n'ai pas trouvé de barque qui voulût m'y
+conduire pour explorer leurs flancs. Dans cette
+saison-là, le mistral soufflait presque toujours.
+Aujourd'hui, il est anodin, et à peine avons-nous
+embrassé à la gare de Toulon les chers
+amis à qui nous y avions donné rendez-vous,
+que nous sautons avec eux dans un fiacre, et
+nous voici à trois heures à Tamaris. Soleil
+splendide, des fleurs partout, nos vêtements
+d'hiver nous pèsent. Hier, à pareille heure,
+nous nous chauffions à Paris, le nez dans les
+cendres. Ce voyage n'est qu'une enjambée de
+l'hiver à l'été.</p>
+
+<p>Rien de changé à Tamaris, où je me suis installé,
+il y a sept ans en février, presque jour
+pour jour. Les beaux pins parasols couvrent
+d'ombre une circonférence un peu plus grande,
+voilà tout; le gazon ne s'en porte que mieux.
+Il est très-remarquable, ce gazon cantonné ici
+uniquement sur la colline qui sert de jardin naturel
+à la bastide. C'est le brachypode rameux,
+une céréale sauvage, n'est-ce pas? ou tout au
+moins une triticée, la soeur bâtarde, ou, qui
+sait! l'ancêtre ignoré de monseigneur froment,
+puisque cet orgueilleux végétal qui tient tant de
+place et joue un si grand rôle sur la terre ne
+peut plus nommer ses pères ni faire connaître
+sa patrie. Le <i>brachypodium ramosus</i> n'a pas de
+nom vulgaire que je sache; aucun paysan n'a
+pu me le dire. Il porte un petit épi grêle, cinq
+ou six grains bien chétifs qui, çà et là, ont passé
+l'hiver sur leur tige sans se détacher. On ne
+l'utilise pas, on ne s'en occupe jamais. Il est
+venu là, et, comme son chaume fin et chevelu
+forme un gazon presque toujours vert et touffu,
+on l'y a laissé. Il n'y a nullement dépéri depuis
+sept ans que je le connais. Nul autre gazon
+n'eût consenti à vivre dans ces rochers et sous
+cette ombre des grands pins: les animaux ne
+le mangent pas, il n'y a que Bou-Maca, le petit
+âne d'Afrique, qui s'en arrange quand on l'attache
+dehors; mais il aime mieux autre chose,
+car il casse sa corde ou la dénoue avec ses
+dents et s'en va, comme autrefois, chercher sa
+vie dans la presqu'île. J'apprends que, seul tout
+l'hiver dans cette bastide inhabitée,&mdash;le pauvre
+petit chien qui lui tenait compagnie n'est plus,&mdash;il
+s'est mis à vivre à l'état sauvage. Il part
+dès le matin, va dans la montagne ou dans la
+vallée promener son caprice, son appétit et ses
+réflexions. Il rentre quelquefois le soir à son
+gîte, regarde tristement son râtelier vide et repart.
+On vole beaucoup dans la presqu'île, mais
+on ne peut pas voler Bou-Maca; il est plus fin
+que tous les larrons, il flaire l'ennemi, le regarde
+d'un air paisiblement railleur, le laisse
+approcher, lui détache une ruade fantastique
+et part comme une flèche. Or, il n'est guère plus
+facile d'attraper un âne d'Afrique que de prendre
+un lièvre à la course. Intelligent et fort entre
+tous les ânes, il n'obéit qu'à ses maîtres et
+porte ou traîne des fardeaux qui n'ont aucun
+rapport avec sa petite taille.</p>
+
+<p>Ainsi, je n'ai pas eu le plaisir de renouer connaissance
+avec Bou-Maca. Monsieur était sorti;
+mais l'étrange gazon de la colline profite de son
+absence et recouvre les soies jaunies de sa tige
+d'une verdure robuste disposée en plumes de
+marabout. Il tapisse tout le sol sans empiéter
+sur les petits sentiers et sans étouffer les nombreuses
+plantes qui abritent leurs jeunes pousses
+sous sa fourrure légère. Une vingtaine de légumineuses
+charmantes apprêtent leur joli feuillage
+qui se couronnera dans six semaines de fleurettes
+mignonnes, et plus tard de petites gousses bizarrement
+taillées: <i>hippocrepis ciliata</i>, <i>melilotus
+sulcata</i>, <i>trifolium stellatum</i>, et une douzaine de
+lotus plus jolis les uns que les autres. Le psoralée
+bitumineux a passé l'hiver sans quitter ses feuilles,
+qui sentent le port de mer; la santoline
+neutralise son odeur âcre par un parfum balsamique
+qui sent un peu trop la pharmacie. Les
+amandiers en fleur répandent un parfum plus
+suave et plus fin. Les smilax étalent leur verdure
+toujours sombre à côté des lavandes toujours
+pâles. Les cistes et les lentisques commencent
+à fleurir. Le <i>C. albida</i> surtout étale çà et
+là sa belle corolle rose, si fragile et si finement
+plissée une heure auparavant. On la voit se
+déplier et s'ouvrir. Les petites anémones lilas,
+violettes, rosées, purpurines ou blanches étoilent
+le gazon, le liseron <i>althoeoïdes</i> commence à ramper
+et les orchys-insectes à tirer leur petit labelle
+rosé ou verdâtre. Rien n'a disparu; chaque
+végétal, si rare ou si humble qu'il soit dans la
+localité, a gardé sa place, je devrais dire sa
+cachette.</p>
+
+<p>Quand j'ai fini ma visite domiciliaire dans le
+jardin sans clôture et sans culture qui était et
+qui est encore pour moi un idéal de jardin,
+puisqu'il se lie au paysage et le complète en rendant
+seulement praticable la terrasse qu'il occupe,
+je m'assieds sur mon banc favori, un demi-cercle
+de rochers ombragé à souhait par des arbres
+d'une grâce orientale. A travers les branches de
+ceux qui s'arrondissent à la déclivité du terrain,
+je vois bleuir et miroiter dans les ondulations
+roses et violettes ce golfe de satin changeant qui
+a la sérénité et la transparence des rivages de
+la Grèce. Ce golfe de Tamaris, vu du côté <i>est</i>,
+est le coin du monde, à moi connu, où j'ai vu
+la mer plus douce, plus suave, plus merveilleusement
+teintée et plus artistement encadrée que
+partout ailleurs; mais il y faut les premiers plans
+de ce jardin, libre de formes et de composition.
+Du côté <i>sud</i>, c'est la pleine mer, les lointains
+écueils, les majestueux promontoires, et là j'ai
+vu les fureurs de la bourrasque durant des semaines
+entières. J'y ai ressenti des tristesses
+infinies, un état maladif accablant. Tamaris me
+rappelle plus de fatigues et de mélancolies que
+de joies réelles et de rêveries douces, et c'est
+sans doute pourquoi j'aime mieux Tamaris, où
+j'ai souffert, que d'autres retraites où je n'ai pas
+senti la vie avec intensité. Sommes-nous tous
+ainsi? Je le pense. Le souvenir de nos jouissances
+est incomplet quand il ne s'y mêle pas une pointe
+d'amertume. Et puis les choses du passé grandissent
+dans le vague qui les enveloppe, comme
+le profil des montagnes dans la brume du crépuscule.
+Il me semble que, sur ce banc où me
+voilà assis encore une fois après lui avoir dit un
+adieu que je croyais éternel, j'ai porté en moi
+un monde de lassitude et de vaillance, d'épuisement
+et de renouvellement. Il me semble qu'à
+certaines heures j'ai été un philosophe très-courageux,
+et à d'autres heures un enfant très-lâche.
+Je venais de traverser une de ces maladies foudroyantes
+où l'on est emporté en quelques jours
+sans en avoir conscience. L'affaiblissement qui
+me restait et que le brutal climat du Midi était
+loin de dissiper, tournait souvent à la colère, car
+l'être intérieur avait conservé sa vitalité, et le
+rire du printemps sur la montagne me faisait
+l'effet d'une cruelle raillerie de la nature à mon
+impuissance.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque tu m'appelles, guéris-moi, lui disais-je.</p>
+
+<p>Elle m'appelait encore plus fort et ne me
+guérissait pas du tout. J'étudiai la patience. Je
+me souviens d'avoir fait ici une théorie, presque
+une méthode de cette vertu négative, avec un
+classement de phases à suivre en même temps
+que j'étudiais le classement botanique d'après
+Grenier et Godron. Ces auteurs rejettent sans
+pitié de leur catalogue toute plante acclimatée
+ou non qui n'est pas de race française. Je m'exerçais
+puérilement, car la maladie est très puérile,
+à rejeter de ma méthode philosophique tout ce
+qui était amusement ou distraction de l'esprit,
+comme contraire à la recherche de la patience
+pour elle-même. Et puis je m'apercevais que la
+sagesse, comme la santé, n'a pas de spécialité
+absolue, qu'elle doit s'aider de tout, parce qu'elle
+s'alimente de tout, et, un beau jour de soleil,
+ayant pris ma course tout seul, comme Bou-Maca,
+sauf à tomber en chemin et à mourir sur
+quelque lit de mousse et de fleurs, au grand air
+et en pleine solitude, ce qui m'a toujours paru la
+plus douce et la plus décente mort que l'on puisse
+rêver, je forçai ma pauvre machine à obéir aux
+injonctions aveugles de ma volonté. J'eus chaud
+et froid, faim et soif, dépit et résignation; j'eus
+des envies de pleurer quand j'essayais en vain
+de gravir un escarpement, des envies de crier
+victoire quand j'avais réussi à le gravir. L'attente
+muette et stoïque de la guérison ne m'avait pas
+rendu un atome de force musculaire. La volonté
+de ressaisir à tout prix cette force me la rendit, et
+je me souviens encore de ceci: c'est qu'au retour
+d'une excursion assez sérieuse, je vins m'asseoir
+sur ce banc en me débitant l'axiome suivant:
+«Décidément, la patience n'est pas autre
+chose qu'une énergie.»</p>
+
+<p>J'avais peut-être raison. L'inertie glacée de
+l'attente du mieux n'amène que le dépérissement.
+La volonté d'être et d'agir en dépit de
+tout nous fait vaincre les maladies de langueur
+du corps et de l'âme; j'ai encore vaincu, l'an
+dernier, un accès d'anémie en n'écoutant que le
+médecin qui me conseillait de ne pas m'écouter
+du tout.</p>
+
+<p>C'est bien aussi ce que me conseillait le docteur
+qui m'a soigné ici il y a sept ans, et que j'ai
+retrouvé hier soir plus jeune que moi, toujours
+charmant, sensible et tendre. Je l'aimai à la
+première vue, cet ami des malades, cet être
+aimable et sympathique qui apporte la santé ou
+l'espérance dans ses beaux yeux septuagénaires,
+toujours remplis de cette flamme méridionale si
+communicative. Certains vieux médecins de province
+sont des figures que l'on ne retrouvera
+plus: Lallemant et Cauvières, qui sont partis au
+milieu d'une sénilité adorable, Auban à Toulon,
+Maure à Grasse, Morère à Palaiseau, Vergne à
+Cluis, et tant d'autres qui sont encore bien vivants
+et solides, et qui exercent dans leur milieu
+une sorte de royauté paternelle. Jamais riches,
+ils ont pratiqué la charité sur des bases trop
+larges; tous aisés, ils n'ont pas eu de vices; tous
+hommes de progrès, fils directs de la Révolution,
+ils ont traversé dans leur jeunesse les déboires
+de la Restauration, ils ont lutté contre la théorie
+de l'étouffement, ils luttent toujours: ils ont été
+hommes du temps qu'on mettait sa gloire à être
+homme avant tout. Ils sont devenus savants avec
+un but d'apostolat qu'ils poursuivent encore en
+dépit de la mode qui a créé le problème de la
+science pour la science, comme elle avait inventé
+l'art pour l'art dans un sens étroit et
+faux.</p>
+
+<p>Nos jeunes savants d'aujourd'hui mûriront et
+poseront mieux la question, car elle a son sens
+juste et son côté vrai; mais ils seront généralement
+et forcément sceptiques. Ils auront le doute
+et le rire, l'esprit et l'audace. Ce ne sera plus
+le temps de l'enthousiasme et de l'espoir, de
+l'indignation et du combat. On retrouve ces
+vieilles énergies du passé sur de nobles fronts que
+le temps respecte, et on les aime spontanément.
+Qu'ils soient dans l'illusion ou dans le vrai sur
+l'avenir des sociétés humaines, c'est avec eux qu'on
+se plaît à songer, et l'on se sent meilleur en les
+approchant.</p>
+
+<p>Et pourtant j'aime bien tendrement la jeunesse;
+comment faire pour ne pas aimer les
+enfants, et pour ne pas contempler comme un
+idéal l'âge de l'irréflexion, où le mal n'est pas
+encore le mal, puisqu'il n'a pas conscience de
+lui-même?</p>
+
+<p>La nature, éternellement jeune et vieille, passant
+de l'enfance à la caducité, et ressuscitant
+pour recommencer sans savoir ce que vie et mort
+signifient, est une enchanteresse qui nous défend
+d'être moroses.... Le moyen au mois de février,
+qui est l'avril du Midi, sous un ciel en feu et
+sur une terre en fleurs, de pleurer sur les roses
+ou sur les neiges d'antan?</p>
+
+<p>Le lendemain, en quatre heures, nous gagnons
+Cannes. Le trajet le long de la mer est aussi
+beau que celui de Marseille à Toulon, et tout cela
+se ressemble sans s'identifier. Ce qui est nouveau
+d'aspect pour moi, c'est la chaîne des Mores,
+montagnes couvertes de forêts et d'une tournure
+fière avec un air sombre. On les côtoie et on
+entre dans les contre-forts de l'Estérel, massif
+superbe de porphyre rouge découpé tout autrement
+que la Carpiagne, qui est calcaire et disloquée.
+L'Estérel a la physionomie d'une chose
+d'art, des mouvements logiques et voulus comme
+les ont généralement les roches éruptives. Ses
+sommets ont peu de brèche, ses dents s'arrondissent
+comme des bouillonnements saisis d'un
+brusque refroidissement. Rien ne prouve que
+telle soit la cause de ces formes arrêtées et solides,
+mais l'esprit s'en empare comme d'une raison
+d'être des ligues moutonnées qui festonnent le
+ciel et qui descendent en bondissements jusque
+dans la mer. Petites montagnes, collines en réalité,
+mais si élégantes et si fières qu'elles paraissent
+imposantes. Une grande variété de groupements,
+rentrant dans l'unité de plans de la
+structure générale, peu de blocs isolés ou détachés
+là où l'homme n'a pas mis la main; des murailles
+droites inexpugnables, des plissements soudains
+arrêtés par des mamelonnements tumultueux qui
+se dressent en masses homogènes, compactes,
+d'une grande puissance. Rien ici ne sent le désastre
+et l'effondrement. Rien ne fait songer aux
+cataclysmes primitifs. C'est un édifice et non une
+ruine; la végétation y prend ses ébats, et le
+mois de mai doit y être un enchantement.</p>
+
+<p>Cannes, rendez-vous des étrangers de tout
+pays, doit être pour le romancier habile une
+bonne mine pleine d'échantillons à collectionner;
+mais, outre que je n'ai aucune habileté, je ne
+suis pas venu céans pour étudier les moeurs
+qu'on raconte et observer les physionomies qui
+passent. Ici comme ailleurs, je ne prendrai que
+des notes, et j'attendrai que je sois saisi n'importe
+où, n'importe par quoi ou par qui. Je ne
+suis pas de ceux qui savent ce qu'ils veulent
+faire. Je subis l'action de mes milieux. Je ne
+pourrais la provoquer; d'ailleurs, je suis en vacances.</p>
+
+<p>Je n'espère pas non plus faire beaucoup de
+botanique. La saison est trop peu avancée, et
+cette année-ci particulièrement la floraison est
+très en retard. Il parait qu'il n'a pas plu depuis
+deux ans. Maurice ne compte pas non plus sur
+des trouvailles entomologiques à te communiquer.
+Notre but est une affaire de coeur, une
+visite à de chères personnes qui m'ont attendu
+tout l'hiver. La beauté et le charme du pays
+seront par-dessus le marché.</p>
+
+<p>Dès le lendemain pourtant, nous voici en
+campagne. Les amis veulent nous faire les honneurs
+de l'Estérel, et nous remplissons de notre
+bande joyeuse et de nos provisions de bouche
+un omnibus énorme, traîné par trois vigoureux
+chevaux. La locomotion est admirablement organisée
+ici. On pénètre dans la montagne, on
+trotte à fond de train sur les corniches vertigineuses;
+nous n'avons pas fait autre métier pendant
+un mois, et nous n'avons pas vu l'ombre
+d'un accident. Cochers et chevaux sont irréprochables.</p>
+
+<p>A l'entrée de la gorge de Maudelieu, on laisse
+la voiture, on porte les paniers, on s'engouffre
+dans une étroite fente de rochers en remontant
+le cours d'un petit torrent presque à sec, et on
+s'arrête pour déjeuner à l'endroit où une cascatelle
+remplit à petit bruit un petit réservoir
+naturel. Ce n'est pas un des plus beaux coins
+de l'Estérel. Le porphyre n'y est pas bien déterminé,
+on est encore trop à la lisière; mais,
+comme salle à manger, la place est charmante,
+et il y fait une réjouissante chaleur. Les murailles
+déjetées qui vous pressent ont une grâce
+sauvage. Il y a tant de lentisques, de myrtes,
+d'arbousiers et de phyllirées qu'on se croirait
+dans de la vraie verdure. Pour moi, ces feuillages
+cassants et persistants ont toujours quelque
+chose d'artificiel et de théâtral. Ils seront beaux
+quand les chèvrefeuilles et les clématites qui les
+enlacent mêleront leurs souplesses et leurs fraîcheurs
+à cette rigidité. Après le déjeuner, on
+reprend le vaste et solide omnibus, qui grimpe
+résolument vers le point central de l'Estérel.</p>
+
+<p>Le massif intérieur, fermé transversalement
+par une muraille rectiligne d'une grande apparence,
+offre progressivement, des extrémités au
+coeur, un porphyre rouge mieux déterminé et
+d'un plus beau ton. A toutes les heures du jour,
+ces chaudes parois semblent imprégnées de
+soleil. La couleur est donc ici aussi riche que
+la forme, et les masses de la végétation, en suivant
+le mouvement heureux du sol, se composent
+comme pour le plaisir des yeux. Une belle
+route traverse le sanctuaire en suivant les bords
+du ravin principal, et, des points les plus élevés
+de son parcours, permet de plonger sur les
+grandes ondulations qui aboutissent à la mer.
+Qu'elle est belle, cette mer cérulée qui, partant
+du plus profond du tableau, remonte comme
+une haute muraille de saphir à l'horizon visuel!
+A droite se dressent les Alpes neigeuses, autre
+sublimité qui fascine l'oeil et le fixe en dépit
+des plantes qui sourient à nos pieds et sollicitent
+notre attention. Dis-moi, cher naturaliste, notre
+maître, si le papillon, qui a tant de facettes
+dans son oeil de diamant, peut voir à la fois la
+terre et le ciel, l'horizon et le ciel qui s'effleure!
+Il est bien heureux le papillon, s'il peut saisir
+d'emblée le grand et le petit, le loin et le proche!
+Ah! que notre oeil humain est lent et pauvre,
+et avec cela la vie si courte!</p>
+
+<p>Les arbres sont très beaux dans l'Estérel, on
+y échappe à la monotonie des grands oliviers,
+bien beaux aussi, mais trop répétés dans le
+pays. Sauf le liége, les essences de la forêt de
+l'Estérel sont, à l'espèce près, celles de nos
+régions centrales. Les châtaigniers paraissent se
+plaire surtout vers le centre. C'est là que nous
+nous arrêtons au hameau des Adrets, toujours
+orné de son poste de gendarmerie, comme
+d'une préface de mélodrame. La route était
+dangereuse autrefois, mais Frédérick-Lemaître a
+tué à jamais sa poésie. Le lieu n'évoque plus
+que des souvenirs de tragédie burlesque.</p>
+
+<p>Elle est pourtant sinistre, cette auberge des
+Adrets, et les auteurs du drame qui en porte le
+nom l'ont parfaitement choisie pour type de
+coupe-gorge. Elle en a tout le classique, surtout
+aujourd'hui que la cuisine est fermée et abandonnée.
+Pourquoi? On ne sait. A force d'entendre
+les voyageurs plaisanter sur la mort
+fictive de M. Germeuil, les propriétaires se sont
+imaginé qu'on leur attribuait un crime réel. La
+porte principale est barricadée, les habitants du
+hameau regardent avec défiance et curiosité les
+tentatives que l'on fait pour entrer. Ils sourient
+mystérieusement, ils affectent un air moqueur
+pour répondre aux moqueries qu'ils attendent
+de vous. Il faut que certains passants les aient
+cruellement mystifiés. On frappe longtemps en
+vain; enfin, les hôtes vous demandent sèchement
+ce que vous voulez et consentent à vous conduire
+dans une salle de cabaret véritablement
+hideuse. Elle est sombre, sale et barbouillée de
+fresques représentant des paysages, des scènes
+de pêche et de chasse d'un dessin si barbare et
+d'une couleur si féroce, qu'on est pris de peur
+et de tristesse devant cette navrante parodie de
+la nature. Ceci est la nouvelle auberge soudée
+à l'ancienne, que l'on ne vous ouvre qu'après
+bien des pourparlers et des questions.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous voir, là? Il n'y a rien de
+curieux. Il ne s'y est jamais rien passé.</p>
+
+<p>Il faut répondre qu'on le sait bien; mais qu'on
+veut voir l'escalier de bois. On le voit enfin dressé
+en zigzag, au fond d'une salle nue et sombre à
+cheminée très ancienne. Il est assez décoratif et
+conduit à deux misérables petites chambres dans
+l'une desquelles ne fut pas assassiné M. Germeuil.
+Toute cette recherche du souvenir d'une fiction
+de théâtre est fort puérile, mais il faut rire en
+voyage, et, en sortant, on rit de la figure ahurie et
+soupçonneuse de ces bons habitants des Adrets.</p>
+
+
+
+<p>Il fait beaucoup plus doux au golfe Juan qu'au
+golfe de Toulon. Le mistral y est moins rude,
+moins froid, plus vite passé; mais au baisser du
+soleil, l'air se refroidit plus vite et la soirée est
+véritablement froide, jusqu'au moment où la nuit
+est complète. Alors il y a un adoucissement remarquable
+de l'atmosphère jusqu'au retour du matin.
+En dépit de ces bénignes influences, la végétation
+est beaucoup plus avancée à Toulon: pourquoi?</p>
+
+<p>Le lendemain, il faisait un vent assez aigre à
+l'île Sainte-Marguerite. La <i>passerina hirsuta</i> tapisse
+le rivage du côté ouest. Elle est en fleurs
+blanche et jaunes. On me dit qu'elle ne croît
+que là dans toute la Provence. Par exemple, elle
+abonde au Brusc, dans les petites anses qui déchiquettent
+le littoral, mais toujours tournée vers
+l'occident. Est-ce un hasard ou une habitude?</p>
+
+<p>Je croyais trouver ici plus de plantes spéciales.
+Le sol que j'ai pu explorer en courant me semble
+très pauvre; pas l'ombre d'un <i>tartonraire</i>, pas
+de <i>medicayo maritima</i>, pas d'astragale <i>tragacantha</i>,
+rien de ce qui tapisse la plage des Sablettes
+et de ce qui orne les beaux rochers du cap Sicier.
+Ma seule trouvaille consiste dans un petit
+ornithogale à fleur blanche unique et à feuilles
+linéaires canaliculées, dont une démesurément
+longue. Je n'en trouve nulle part la description
+bien exacte, à moins que ce ne soit celui que
+mes auteurs localisent exclusivement sur le
+Monte-Grosso, en Corse. J'ai cueilli celui-ci sur
+le rocher qui porte le fort d'Antibes. Il y gazonnait
+sur un assez petit espace. De l'orchis
+jaune trouvé une seule fois à Tamaris, le 13 mars,
+point de nouvelles par ici; mais nous habitons
+une côte particulièrement aride, et les promenades
+en voiture ne sont pas favorables à l'exploration
+botanique.</p>
+
+<p>Il faut donc s'en tenir au charme de l'ensemble
+et mettre les lunettes du peintre. Pour le peintre
+de grand décor de théâtre, ce pays-ci est typique.
+Les formes sont admirables, les masses sont
+de dimensions à être embrassées dans un beau
+cadre, et leur tournure est si fière, qu'elles apparaissent
+plus grandioses qu'elles ne le sont en
+effet. Ce trompe-l'oeil perpétuel caractérise au
+moral comme au physique la nature et l'homme
+du Midi; il est cause du reproche de <i>blague</i>
+adressé à la population, reproche non mérité en
+somme. Le Midi et le Méridional annoncent toujours
+et tiennent souvent. Ils sont éminemment
+démonstratifs, et, à un moment donné, ils semblent
+frappés d'épuisement; mais ils se renouvellent
+avec une facilité merveilleuse, et, comme
+la terre d'Afrique qui semble souvent morte et desséchée,
+ils refleurissent du jour au lendemain.</p>
+
+<p>La transition de l'hiver à l'été n'est pourtant
+pas aussi belle et aussi frappante ici que chez
+nous. La végétation n'y éclate pas avec la même
+splendeur. L'absence de gelée sérieuse n'y fait
+pas ressortir le réveil de la vie, et on n'y sent
+guère en soi-même ce réveil si intense et si
+subit qui s'opère chez nous par crises énergiques.
+Le vent de mer contrarie l'essor général.
+Le mistral est un petit hiver qui recommence
+presque chaque semaine, et qui est d'autant plus
+perfide qu'il n'altère pas visiblement l'aspect des
+choses; mais, quoi qu'on en dise, il gèle ici
+blanc presque tous les matins, et les promesses
+du soleil de la journée ressemblent à une gasconnade.
+Est-ce à dire que la nature n'y soit
+pas généreuse et la vie intense? Certes non. C'est
+un beau pays, et les organisations qu'il développe
+sont résistantes et souples à la fois.</p>
+
+<p>Malheureusement, dans ces stations consacrées
+par la mode, ce que l'on voit le moins, c'est le
+type local. Homme, animaux, plantes, coutumes,
+villas, jardins, équipages, langage, plaisirs, mouvement,
+échange de relations, c'est une grande
+auberge qui s'étend sur toute la côte. Si vous
+apercevez le paysan, l'industriel indigènes, soyez
+sûr qu'ils sont occupés à servir les besoins
+ou les caprices de la fourmilière étrangère.</p>
+
+<p>Ceci, je l'avoue, me serait odieux à la longue,
+et, si j'avais une villa sur ce beau rivage, je la
+fuirais à l'époque où des quatre coins du monde
+s'abattent ces bandes d'oiseaux exotiques. C'est
+un tort d'être ainsi et de vouloir être seul ou
+dans l'intimité étroite de quelques amis au sein
+de la nature. Certes l'homme est l'animal le plus
+intéressant de la création; je dirai pour mon
+excuse que, dans certains milieux où tout est
+artificiel, l'art semble appeler les humains à se
+réunir et les inviter à l'échange de leurs idées.
+Au sein du mouvement qui est leur ouvrage, ils
+ont naturellement jouissance morale et avantage
+intellectuel à se communiquer l'activité qui les
+anime. Il y a aussi de délicieux milieux de villégiature
+où la sociabilité plus douce et un peu
+nonchalante peut réaliser des <i>décamérons</i> exquis;
+mais, en présence de la mer et des Alpes neigeuses,
+peut-on n'être point dominé par quelque
+chose d'écrasant dont la sublimité nous distrait
+de nous-mêmes et nous fait paraître misérable
+toute préoccupation personnelle?</p>
+
+<p>Je fus frappé de cette sorte de stupeur où la
+grandeur des choses extérieures nous jette en
+parcourant un jardin admirablement situé et admirablement
+composé à la pointe d'Antibes. C'est,
+sous ces deux rapports, le plus beau jardin que
+j'aie vu de ma vie. Placé sur une langue de terre
+entre deux golfes, il offre un groupement onduleux
+d'arbres de toutes formes et de toutes nuances
+qui se sont assez élevés pour cacher les
+premiers plans du paysage environnant. Tous les
+noms de ces arbres exotiques, étranges ou superbes,
+car le créateur de cette oasis est horticulteur
+savant et passionné, je te les cacherai
+pour une foule de raisons: la première est que
+je ne les sais pas. Tu me fais grâce des autres,
+et même tu me pardonnes de n'avoir pas abordé
+la flore exotique, moi qui suis si loin de connaître
+la flore indigène, et qui probablement, si
+tu ne m'aides beaucoup, ne la connaîtrai jamais.
+Je me souviens d'une dame qui me disait de
+grands noms de plantes étrangères avec une
+épouvantable sûreté de mémoire, et qui me
+semblait si savante, que je n'osais lui répliquer.
+Pourtant je me hasardai à lui dire modestement:</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je ne sais pas tout cela. Je m'occupe
+exclusivement de l'étude du <i>phaseolus</i>.</p>
+
+<p>Elle ne comprit pas que je lui parlais du haricot,
+et avoua qu'elle ne connaissait pas cette
+plante rare.</p>
+
+<p>Pour ne point ressembler à cette dame, je ne
+me risquerai pas à te nommer une seule des
+merveilles végétales de l'Australie, de la Polynésie
+et autres lieux fantastiques que M. Turette
+a su faire prospérer dans son enclos: mais ce
+dont je peux te donner l'idée, c'est du spectacle
+que présente le vaste bocage où toutes les couleurs
+et toutes les formes de la végétation encadrent,
+comme en un frais vallon, les pelouses
+étoilées de corolles radieuses et encadrées de
+buissons chargés de merveilleuses fleurs. La villa
+est petite et charmante sous sa tapisserie de
+bignones et de jasmins de toutes nuances et de
+tous pays; mais c'est du pied de cette villa au
+sommet de la pelouse qui marque le renflement
+du petit promontoire, et qui, par je ne sais quel
+prodige de culture, est verte et touffue, que l'on
+est ravi par la soudaine apparition de la mer
+bleue et des grandes Alpes blanches émergeant
+tout à coup au-dessus de la cime des arbres. On
+est dans un Éden qui semble nager au sein de
+l'immensité. Rien, absolument rien entre cette
+immensité sublime et les feuillages qui vous ferment
+l'horizon de la côte, cachant ses pentes
+arides, ses constructions tristes, ses mille détails
+prosaïques; rien entre les gazons, les fleurs, les
+branches formant un petit paysage exquis, frais,
+embaumé, et la nappe d'azur de la mer servant de
+fond transparent à toute cette verdure, et puis
+au-dessus de la mer, sans que le dessin de la
+côte éloignée puisse être saisi, ces fantastiques
+palais de neiges éternelles qui découpent leurs
+sommets éclatants dans le bleu pur du ciel. Je
+ne chercherai pas de mots excentriques et peu
+usités pour te représenter cette magie. Les mots
+qui frappent l'esprit obscurcissent les images que
+l'on veut présenter réellement à la vision de
+l'esprit. Figure-toi donc tout simplement que tu
+es dans ce charmant vallon, «arrondi au fond
+comme une corbeille,» que tu me décris si bien
+dans ta dernière lettre, et que tu vois surgir de
+l'horizon boisé la Méditerranée servant de base à
+la chaîne des Alpes. Impossible de te préoccuper
+de la distance considérable qui sépare ton premier
+horizon du dernier. Il semble que ce puissant
+lointain t'appartienne, et que toute cette
+formidable perspective se confonde sans transition
+avec l'étroit espace que tes pas vont franchir,
+car tu es tenté de t'élancer à la limite de ton
+vallon pour mieux voir.&mdash;Ne le fais pas, ce
+serait beau encore, mais d'un beau réaliste, et
+tu perdrais le ravissement de cet aspect composé
+de trois choses immaculées, la végétation, la mer,
+les glaciers. Le sol, cette chose dure qui porte
+tant de choses tristes, est noyé ici pour les yeux
+sous le revêtement splendide des choses les plus
+pures. On peut se persuader qu'on est entré dans
+le paradis des poëtes... Pas une plante qui
+souffre, pas un arbre mutilé, pas une fortification,
+pas une enceinte, pas une cabane, pas une barque,
+aucun souvenir de l'effort humain, de l'humaine
+misère ni de l'humaine défiance. Les arbres
+de tous les climats semblent s'être donné rendez-vous
+d'eux-mêmes sur ce tertre privilégié pour
+l'enfermer dans une fraîche couronne, et ne
+laisser apparaître à ceux qui l'habitent que les
+régions supérieures où semblent régner l'incommensurable
+et l'inaccessible.</p>
+
+<p>Le créateur de ce beau jardin a-t-il eu conscience
+de ce qu'il entreprenait? A-t-il vu dans
+sa pensée, lorsqu'il en a tracé le plan, le spectacle
+étrange et unique au monde qu'il offrirait
+lorsque ces plantes auraient atteint le développement
+qu'elles ont aujourd'hui? Si oui, voilà
+un grand artiste; si non, s'il n'a cherché qu'à
+acclimater des raretés végétales, disons qu'il a
+été bien récompensé de son intéressant labeur.</p>
+
+<p>Mais tout passe ou change, et il est à craindre
+que dans quelques années les arbres, en grandissant,
+ne cachent la mer. Quelques années de
+plus, et ils cacheront les Alpes. Il faudra s'y résigner,
+car, si on émonde les maîtresses branches
+pour dégager l'horizon, leur souple feston de
+verdure perdra sa grâce riante et ses divins hasards
+de mouvement. Ce ne sera plus qu'un
+beau jardin botanique.</p>
+
+<p>Ainsi du petit bois de pins, de liéges et de
+bruyères blanches en arbres qui s'élevait au-dessus
+de Tamaris, et d'où l'on voyait la mer et
+les collines à travers des rideaux de fleurs. J'y ai
+contemplé de petites plantes, le <i>dorycnium suffruticosum</i>
+et l'<i>epipactis ancifolia</i>, qui se donnaient
+des airs de colosses en se profilant sur
+les vagues lointaines de la pleine mer. Barbare
+qui les eût cueillies pour leur donner l'horizon
+d'un verre d'eau ou d'une feuille de papier gris!</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, pensais-je en regardant le jardin
+de M. Turette, qui voudrais bien emporter cet
+horizon de flots et de neiges pour encadrer mon
+jardin de Nohant!</p>
+
+<p>Mais bien vite cette ambitieuse aspiration
+m'effraya. Je suis un trop petit être pour vivre
+dans cette grandeur; j'y suis trop sensible, je
+me donne trop à ce qui me dépasse dans un
+sens quelconque, et, quand je veux me reprendre
+après m'être abjuré ainsi, je ne me retrouve pas.
+Je deviendrais tellement contemplatif, que la réflexion
+ne fonctionnerait plus.</p>
+
+<p>En effet, à quoi bon chercher la raison des
+choses quand elles vous procurent une extase
+plus douce que l'étude? On risque la folie à
+vouloir perpétuer le ravissement. Maxime Du
+Camp, dans son roman des <i>Forces perdues</i>,&mdash;un
+titre très profond!&mdash;raconte que deux âmes
+ivres de bonheur se sont épuisées et presque
+haïes sans autre motif que de s'être trop aimées.
+Peut-être, en se fixant au centre d'une oasis
+rêvée, deviendrait-on l'ennemi du beau trop
+senti et trop possédé, à moins que, sans retour
+et à tout jamais, on n'en devînt la victime. Pour
+habiter l'Éden, il faudrait donc devenir un être
+complètement paradisiaque. Adam en fut exilé,
+et s'en exila probablement de lui-même le jour
+où l'esprit de liberté le fit homme. Quelle irrésistible
+et décevante fascination ces Alpes et ces
+mers, vues ainsi sans intermédiaire matériel,
+doivent exercer sur l'âme! Comme on oublierait
+volontiers que le mal et la douleur habitent la
+terre, et que la mort sévit jusque sur ces hauteurs
+sereines où l'on rêve la permanence et
+l'éternité! Le son de la voix humaine arriverait
+ici comme une fausse note. Le désir de peindre,
+le besoin d'exprimer, s'évanouiraient comme
+des velléités puériles. Le sentiment des relations
+sociales s'éteindrait, et la démence vous
+ferait payer cher quelques années d'un bonheur
+égoïste.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi j'arrive à comprendre ceux qui
+viennent sur ces rivages admirables pour ne rien
+voir et ne rien sentir, ou pour voir mal et
+sentir à faux. S'ils étaient bien pénétrés de la
+grandeur qui les environne, ils n'oseraient pas
+vivre, ils ne le pourraient pas. Arrachons-nous
+au ravissement qui paralyse, et soyons plutôt
+bêtes qu'égoïstes. Acceptons la vie comme elle
+est, la terre comme l'homme l'a faite. Le cruel,
+l'insensé! il l'a bien gâtée, et des artistes ont
+imaginé d'aimer sa laideur plutôt que de ne pas
+l'aimer du tout.</p>
+
+<p>Un autre jour, nous voici sur la Corniche,
+trottant sur une route que surplombent et que
+supportent follement des calcaires en ruine. Ici,
+la France finit splendidement par une muraille
+à pic ou à ressauts vertigineux qui s'écroule par
+endroits dans la Méditerranée. On côtoie les dernières
+assises de cette crête altière, et pendant
+des heures l'oeil plonge dans les abîmes. Ici, la
+lumière enivre, car tout est lumière; l'immense
+étendue de mer que l'on domine vous renvoie
+l'éblouissement d'une clarté immense, et son
+reflet sur les rochers, les flots et les promontoires
+qu'elle baigne, produit des tons qui deviennent
+froids et glauques en plein soleil, comme les
+objets que frappe la lumière électrique. A la
+distance énorme qui vous élève au-dessus du
+rivage, vous percevez le moindre détail ainsi
+éclairé avec une netteté invraisemblable. C'est
+bien réellement une féerie que le panorama de
+la Corniche. Les rudes décombres de la montagne
+y contrastent à chaque instant avec la vigoureuse
+végétation des ses pentes et la fraîcheur luxuriante
+de ses fissures arrosées de fines cascades. L'eau
+courante manque toujours un peu dans ces pays
+de la soif; mais il y a tant d'oranges et de citrons
+sur les terrasses de l'abîme que l'on oublie
+l'aspect aride des sommets, et qu'on se plaît
+au désordre hardi des éboulements. Les sinuosités
+de la côte offrent à chaque pas un décor
+magique. Les ruines d'Eza, plantées sur un cône
+de rocher, avec un pittoresque village en pain
+de sucre, arrêtent forcément le regard. C'est le
+plus beau point de vue de la route, le plus
+complet, le mieux composé. On a pour premiers
+plans la formidable brèche de montagne qui
+s'ouvre à point pour laisser apparaître la forteresse
+sarrasine au fond d'un abîme dominant un
+autre abîme. Au-dessus de cette perspective
+gigantesque, où la grâce et l'âpreté se disputent
+sans se vaincre, s'élève à l'horizon maritime un
+spectre colossal. Au premier aspect, c'est un amas
+de nuages blancs dormant sur la Méditerranée;
+mais ces nuages ont des formes trop solides, des
+arêtes trop vives: c'est une terre, c'est la Corse
+avec son monumental bloc de montagnes neigeuses,
+dont trente lieues vous séparent; plus loin,
+vous découvrez d'autres cimes, d'autres neiges
+séparées par une autre distance inappréciable.
+Est-ce la Sardaigne, est-ce l'Apennin? Je ne
+m'oriente plus.</p>
+
+<p>Il faisait un temps magnifique. Le ciel et la
+mer étaient si limpides, qu'on distinguait les navires
+à un éloignement inouï, et les détails du
+Monte-Grosso à l'oeil nu; mais passer, car il
+faut bien passer par là sans y planter sa tente,
+rend tout à coup mortellement triste.</p>
+
+<p>La riante presqu'île de Monaco vous apparaît
+bientôt. On se demande par quel problème on
+y descendra des hauteurs de la Turbie. C'est
+bien simple: on tourne pendant une grande
+heure le massif de la montagne, et, d'enchantements
+en enchantements, de rampe en rampe,
+on descend par des lacets l'unique petite route
+assez escarpée de la principauté: on admire tous
+les profils du gros bloc de la <i>Tête-du-Chien</i>, qui
+surplombe la ville et la menace, et on arrive de
+plain-pied avec la rive dans un grand hôtel qui
+est à la fois une hôtellerie, un restaurant, un
+casino et une maison de jeu.</p>
+
+<p>Étrange opposition! au sortir de ces grandeurs
+de la nature, vous voilà jeté en pleine immondice
+de civilisation moderne. Au pâle clair de la
+jeune lune, au pied du gros rocher qui dort
+dans l'ombre, au mystérieux gémissement du
+ressac, à la senteur des orangers qui vous enveloppe,
+succèdent et se mêlent la lueur blafarde
+du gaz, un caquetage de filles chiffonnées et
+fatiguées, je ne sais quelle fétide odeur de fièvre
+et le bruit implacable de la roulette. Il y a là
+de jeunes femmes qui jouent pendant que sur
+les sofas des nourrices allaitent leurs enfants.
+Une jolie petite fille de cinq à six ans s'y traîne
+et s'endort accablée de lassitude, de chaleur et
+d'ennui. Sa misérable mère l'oublie-t-elle, ou
+rêve-t-elle de lui gagner une dot? Des <i>babies</i> de
+tout âge, de vingt-cinq à soixante-et-dix ans,
+essuient en silence la sueur de leur front en
+fixant le tapis vert d'un oeil abruti. Une vieille
+dame étrangère est assise au jeu avec un garçonnet
+de douze ans qui l'appelle sa mère. Elle
+perd et gagne avec impassibilité. L'enfant joue
+aussi et très décemment, il a déjà l'habitude.
+Dans la vaste cour que ferme le mur escarpé
+de la montagne, des ombres inquiètes ou consternées
+errent autour du café. On dirait qu'elles
+ont froid; mais peut-être regardent-elles avec
+convoitise le verre d'eau glacée qu'elles ne peuvent
+plus payer. On en rencontre sur le chemin, qui
+s'en vont à pied, les poches vides; il y en a
+qui vous abordent et qui vous demandent presque
+l'aumône d'une place dans votre voiture pour
+regagner Nice. Les suicides ne sont point rares.
+Les garçons de l'hôtel ont l'air de mépriser profondément
+ceux qui ont perdu, et à ceux qui se
+plaignent d'être mal servis ils répondent en
+haussant les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'a donc pas été ce soir?</p>
+
+<p>On dîne comme on peut dans une salle immense
+encombrée de petites tables que l'on se
+dispute, assourdi par le bruit que font les demoiselles
+à la recherche d'un dîner et d'un ami
+qui le paie. On retourne un instant aux salles
+de jeu pour y guetter quelque drame. Moi,
+je n'y peux tenir; la puanteur me chasse.
+Nous courons au rivage, nous gagnons la ville
+qui s'élance en pointe sur une langue de terre
+délicieusement découpée au milieu des flots. Elle
+aussi, cette pauvre petite résidence, semble vouloir
+fuir le mauvais air du tripot et se réfugier
+sous les beaux arbres qui l'enserrent. Nous montons
+au vieux château sombre et solennel. La
+lune lui donne un grand air de tragédie. Le palais
+du prince est charmant et nous rappelle la
+capricieuse demeure moresque du gouverneur à
+Mayorque. La ville est déserte et muette, tout le
+monde paraît endormi à neuf heures du soir.
+Nous revenons par la grève, où la mer se brise
+par de rares saccades très brusques au milieu du
+silence. La lune est couchée. Le gaz seul illumine
+le pied du grand rocher et jette des lueurs
+verdâtres sur les rampes de marbre blanc et les
+orangers du jardin. La roulette va toujours. Un
+rossignol chante, un enfant pleure...</p>
+
+<p>Pour gagner Menton, le lendemain matin,
+nous traversons une gorge qui ressemble aux
+plus fraîches retraites de l'Apennin du côté de
+Tivoli; les oliviers y sont superbes, les caroubiers
+monstrueux. Ceci doit être un <i>nid</i> pour la
+botanique; mais peu de fleurs sont écloses, et
+nous passons trop vite. Nous courons et ne voyageons
+pas. Il faudrait revenir seul au mois de
+juin. Nous sommes gais quand même, parce que
+nous nous aimons les uns les autres, et parce
+que voir ainsi défiler des merveilles comme dans
+la confusion d'un rêve est, sinon un plaisir vrai,
+du moins une ivresse excitante. On revient de
+la frontière d'Italie à Cannes en quelques heures.
+Route excellente, aucun danger et aucune interruption
+dans la splendeur des tableaux; mais
+trop de rencontres, trop d'Anglais, trop de mendiants,
+trop de villas odieusement bêtes ou stupidement
+folles, un pays sublime, un ciel divin,
+empestés de civilisation idiote ou absurde.</p>
+
+<p>Mon cher ami, après avoir vu cette limite méridionale
+incomparablement belle de notre France,
+j'ai reporté ma pensée tout naturellement à la
+limite nord que je côtoyais l'automne dernier,
+et j'ai trouvé mon coeur plus tendre pour le
+pays des vents tièdes et des grands arbres baignés
+de brume. Le souvenir que l'on emporte
+des côtes de Normandie, c'est un parfum de forêts
+et d'algues qui s'attache à vous: ce qui
+vous reste des rivages de la Provence, c'est un
+vertige de lumière et d'éblouissements. Et ce
+qu'il y a encore de mieux, c'est notre France
+centrale, avec son climat souple et chaud, ses
+hivers rapidement heurtés de glace et de soleil,
+ses pluies abondantes et courtes, sa flore et sa
+faune variées comme le sol, où s'entre-croisent
+les surfaces des diverses formations géologiques,
+son caractère éminemment rustique, son éloignement
+des grands centres d'activité industrielle,
+ses habitudes de silence et de sécurité.
+Je l'ai passionnément aimé, notre humble et
+obscur pays, parce qu'il était mon pays et que
+j'avais reçu de lui l'initiation première; je l'aime
+dans ma vieillesse avec plus de tendresse et de
+discernement, parce que je le compare aux nombreuses
+stations où j'ai cherché ou rêvé un nid.
+Toutes étaient plus séduisantes, aucune aussi
+propice au fonctionnement normal et régulier de
+la vie physique et morale. Notre Berry a beau
+être laid dans la majeure partie de sa surface,
+il a ses oasis que nous connaissons et que les
+étrangers ne dénicheront guère. Un petit pèlerinage
+tous les ans dans nos granits et dans nos
+micaschistes vaut toutes les excursions dans le
+nord ou dans le midi de l'Europe pour qui
+sait apprécier le charme et se passer de l'éclat.</p>
+
+<p>Le chemin de fer va nous supprimer plus
+d'un sanctuaire, ne le maudissons pas. Rien
+n'est stable dans la nature, même quand l'homme
+la respecte. Les arbres unissent, les rochers se
+désagrègent, les collines s'affaissent, les eaux
+changent leurs cours, et, de certains paysages
+aimés de mon enfance, je ne retrouve presque
+plus rien aujourd'hui. L'existence d'un homme
+embrasse un changement aussi notable dans les
+choses extérieures que celui qui s'opère dans son
+propre esprit. Chacun de nous aime et regrette
+ses premières impressions; mais, après une saison
+de dégoût des choses présentes, il se reprend
+à aimer ce que ses enfants embrassent
+et saisissent comme du neuf. En les voyant s'initier
+à la beauté des choses, il comprend que,
+pour être éternellement changeant et relatif, le
+beau n'en est pas moins impérissable. Si nous
+pouvions revenir dans quelques siècles, nous ne
+pourrions plus nous diriger dans nos petits sentiers
+disparus. La culture toute changée nous
+serait peut-être incompréhensible, nous chercherions
+nos plaines sous le manteau des bois,
+et nos bois sous la toison des prairies. Comme
+de vieux druides ressuscités, nous demanderions
+en vain nos chênes sacrés et nos grandes pierres
+en équilibre, nos retraites ignorées du vulgaire,
+nos marécages féconds en plantes délicates
+et curieuses. Nous serions éperdus et navrés, et
+pourtant des hommes nouveaux, des jeunes, des
+poëtes, savoureraient la beauté de ce monde
+refait à leur image et selon les besoins de leur
+esprit.</p>
+
+<p>Quels seront-ils, ces hommes de l'an 2500 ou
+3000? Comprendrions-nous leur langage? Leurs
+habitudes et leurs idées nous frapperaient-elles
+d'admiration ou de terreur? Par quels chemins
+ils auront passé! Que d'essais de société ils auront
+faits! L'individualisme effréné aura eu son
+jour. Le socialisme despotique aura eu son
+heure. Que de questions aujourd'hui insolubles
+auront été tranchées! que de progrès industriels
+accomplis! que de mystères dégagés dans les
+énigmes de la science! On ne se demandera
+plus le nom du chèvrefeuille sauvage qui nous
+a tant préoccupé à Crevant et qui nous tourmente
+encore, ni si l'on doit sacrifier dans les
+guerres la moitié du genre humain pour assurer
+la vie de l'autre moitié. On ne croira plus
+qu'une nation doive obéir à un seul homme,
+ni qu'un seul homme doive être immolé au
+repos d'une nation. On saura peut-être ce que
+célèbre la grosse grive du gui <i>dans son solo de
+contralto</i>, et de quoi se moque la petite grive
+des vignes qui lui répond en fausset. On ne
+comptera peut-être plus cent vingt espèces de
+roses sauvages sur nos buissons. Peut-être en
+aura-t-on distingué cent vingt mille espèces;
+peut-être aussi paiera-t-on un impôt pour cultiver
+le <i>drosera</i> dans un pot à fleurs, peut-être
+n'en paiera-t-on plus pour cultiver sept pieds
+de tabac dans sa plate-bande. Peut-être aussi
+croira-t-on qu'il n'y a pas de Dieu logé dans
+les églises et qu'il y en a un logé partout, voire
+même dans l'âme de la plante.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que tu en dis, toi, de l'<i>âme de la
+plante</i> et de l'ouvrage<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a> qui porte ce joli nom?
+Ce n'est peut-être pas un livre de science proprement
+dit, mais c'est le développement d'une
+hypothèse charmante, c'est le sentiment d'un
+observateur que la poésie entraîne.&mdash;Et, après
+tout, quel être dans l'univers peut vivre sans
+ce que j'appelle une âme, c'est-à-dire la sensation
+de son existence? Que cette sensation devienne
+<i>conscience</i> chez l'homme, affaire de mots
+pour exprimer un degré supérieur atteint par
+une même et seule faculté. Où commence <i>l'être</i>
+et où finit-il? Ce n'est pas le mouvement, ce
+n'est pas la faculté de locomotion, premier degré
+de la liberté sacrée, qui le caractérise essentiellement.
+Dans certaines choses, le mouvement
+semble voulu; chez certains êtres, il
+semble fatal. La véritable vie commence où
+commence le sentiment de la vie, la distinction
+du plaisir et de la souffrance. Si la plante
+cherche avec effort et une merveilleuse apparence
+de discernement les conditions nécessaires
+à son existence&mdash;et cela est prouvé par
+tous les faits,&mdash;nous ne sommes pas autorisés
+à refuser une âme au végétal. Pour moi,
+je me définis la vie, le mariage de la matière
+avec l'esprit. C'est vieux, c'est classique; ce
+n'est pas ma faute si on ne me fournit pas une
+formule plus neuve et aussi vraie. Or, l'esprit
+existe partout où il fonctionne, si peu que ce
+soit. L'âme d'une huître est presque aussi élémentaire
+que celle d'un fucus. C'est une âme
+pourtant, aussi précieuse ou aussi indifférente
+au reste de l'univers que la nôtre. Si la nôtre
+se dissipe et s'éteint avec les fonctions de l'être
+matériel, nous ne sommes rien de plus que la
+plante et le mollusque; si elle est immortelle
+et progressive, le jour où nous serons anges,
+le mollusque et la plante seront hommes, car
+la matière est également progressive et immortelle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> Par M. Boscowitz.</blockquote>
+
+<p>Nous voici loin de la doctrine du jugement
+dernier et du drame fantastique de la vallée
+de Josaphat. Ce n'est pas que ces fictions me
+déplaisent; elles semblent indiquer un dogme
+de renouvellement, et elles sont en complet
+désaccord avec les décisions catholiques qui
+placent le jugement de l'âme au moment qui
+suit la mort de chacun de nous. Si nous devons
+attendre pour reprendre notre dépouille
+mortelle et pour marcher dans l'avenir terrible
+ou riant, suivant nos mérites, la fin du monde
+que nous habitons, c'est un sursis d'exécution
+qui a sa valeur. C'est aussi une concession temporaire
+à la croyance au néant dont il faut prendre
+note. Toute la doctrine du spiritualisme
+catholique repose ainsi sur une foule de notions
+et de symboles contradictoires que l'Église a fait
+entrer pêle-mêle et de force dans sa prétendue
+orthodoxie. Elle succombe à cette pléthore, recueillant
+aujourd'hui ceci, et rejetant demain
+cela, au hasard des circonstances et selon les
+besoins de la cause du moment. Elle a fait
+grand mal au spiritualisme, qu'elle n'a jamais
+compris, et qu'elle tue en irritant une réaction
+cruelle, mais légitime.</p>
+
+<p>Après un mois d'excursions dans les environs
+du littoral, nous sommes revenus avec nos amis
+à Toulon, où d'autres amis nous attendaient, et
+j'ai voulu revoir avec eux toutes les régions
+montagneuses de la Provence où se brise le
+mistral et où la vraie beauté du climat donne
+asile à la flore de l'Afrique et à celle des Alpes
+de Savoie. C'était encore trop tôt. Les clématites
+qui revêtent des arbres entiers étaient encore
+sèches. Les belles plantes n'étaient pas fleuries.
+N'importe, le lieu était toujours ce qu'il est, un
+des plus beaux du monde.</p>
+
+<p>Ce lieu s'appelle Montrieux, il est situé sur
+les hauteurs près des sources du Gapeau, à
+trente-deux kilomètres de Toulon. La route est
+belle, on va vite. On traverse des régions maigres
+et sèches, des collines pelées ou revêtues de
+terrasses d'oliviers petits et laids. Ce n'est pas
+avant Cannes qu'il faut voir l'olivier, on le
+prendrait en haine; mais là il est de plus en plus
+splendide jusqu'à Menton. On ne le taille pas,
+il devient futaie, il est monumental et primitif.</p>
+
+<p>Il ne faut pas le regarder dans le pays qui
+nous conduit à Montrieux. A Belgentier, le pays
+devient charmant quand même. On avance dans
+une étroite vallée arrosée de mille ruisseaux qui
+descendent de la montagne et qui se laissent
+choir en cascades dans les prairies et les cultures
+pour se joindre en bondissant au Gapeau,
+qui bondit lui-même. On n'est plus dans le pays
+de la soif. La vue de tant d'eaux limpides,
+folles et gaies est un enchantement.</p>
+
+<p>On voit se dresser bientôt devant soi, au dessus
+des bois, les dents blanches, bizarrement
+découpées et fouillées à jour, de la crête des
+montagnes calcaires de Montrieux. J'annonce à
+nos compagnons que nous allons grimper jusque-là.
+Comme il fait très chaud, on s'en effraie;
+mais, une demi-heure après, sans descendre de
+voiture, nous entrons dans ces dentelures fantastiques,
+nous sommes dans la forêt de Montrieux,
+un gracieux pêle-mêle de roches ardues,
+de vallons étroits, d'arbres magnifiques, de buissons
+épais et d'eaux frissonnantes. Nous traversons
+à gué le Gapeau, qui danse et chante sur
+du sable fin et doré, au milieu des herbes et
+des guirlandes de feuillage. C'est une oasis, un
+Éden.</p>
+
+<p>Si tu y vas l'an prochain, repose-toi là. Cette
+entrée de forêt autour du gué de Gapeau est le
+plus bel endroit de la promenade. C'est que
+nous eussions dû déjeuner et ne point passer
+seulement; mais l'envie de revoir la source et
+d'arriver au but, qui est la chartreuse, nous a
+fait quitter un peu la proie pour l'ombre.</p>
+
+<p>La chartreuse nouvelle est fort laide et sans
+intérêt aucun. Les débris de l'ancienne sont
+enfouis au fond d'une gorge encaissée et boisée
+où le roc montre ses flancs âpres à travers le
+revêtement de la forêt. C'est un de ces sites sauvages
+qu'en de nombreuses localités les gens
+intitulent emphatiquement le <i>bout du monde</i>,
+et qui, comme toutes les fins, est l'embranchement
+d'un monde nouveau. Si la montagne
+enferme la ruine et semble la séparer du reste
+de la terre, à cent pas au-dessous on voit la
+muraille faire un coude, une verte petite prairie
+s'ouvrir le long du ruisseau, se rétrécir pour
+s'entr'ouvrir plus loin et déboucher dans les
+larges vallées qui se succèdent et s'étagent jusqu'à
+la mer. L'endroit est frais, austère et riant
+à la fois.</p>
+
+<p>&mdash;On y vivrait, me dit mon ami Talma, le
+capitaine de vaisseau. C'est une retraite, un nid,
+un asile. J'y passerais volontiers le reste de ma vie.</p>
+
+<p>&mdash;En famille?</p>
+
+<p>&mdash;Non, la famille s'y ennuierait. Je me suppose
+sans famille, seul au monde, las des voyages,
+revenu de la grande illusion du devoir.
+Vivre là d'étude et de rêverie....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! très-bien, vous rêvez ici, comme j'ai
+rêvé partout, l'insaisissable chimère du repos?</p>
+
+<p>Mon fils nous apprit qu'un naturaliste avait
+fait de cette sauvage résidence le centre de son
+activité. M. de Cérisy était un entomologiste
+distingué. Il a vécu et il est mort ici, s'occupant
+à communiquer au monde savant le fruit
+de ses recherches et de ses explorations. Nous
+voyons encore dans un pavillon, à travers les
+vitres, une grande boîte de toile métallique qui
+a servi à l'élevage des chenilles ou à l'hivernage
+des chrysalides. Ces bois et ces montagnes ont
+dû lui donner de grandes jouissances et de
+grands enseignements. Un sentiment de respect
+s'empare de nous, et je ne sais comment je me
+surprends à penser à toi, à ta retraite, à tes
+courses, à tes occupations, et à me rappeler
+Maurice cherchant partout, il y a une vingtaine
+d'années, certaine phalène blanche que vous
+avez souvent trouvée depuis, mais que nous appelions
+alors <i>desideratum Touranginii</i>.</p>
+
+<p>En ce moment, toute ta vie se présenta devant
+moi, résumée par une de ces rapides opérations
+de la pensée que les métaphysiciens,
+lents à penser, n'ont jamais su nous apprendre
+à expliquer et à exprimer en peu de mots. Je
+n'ai donc pas la formule pour dire en trois paroles
+tout ce qui m'apparut en trois secondes,
+et il me faudrait beaucoup de mots pour raconter
+ce que le souvenir me raconta instantanément.
+Je te vis d'abord adolescent, aussi mince,
+aussi chevelu, aussi calme que tu l'es aujourd'hui,
+avec de grands yeux clairs et je ne sais
+quoi d'<i>ailé</i> dans le regard et dans l'attitude qui
+te faisait ressembler à un de ces oiseaux de
+rivage, lents et paresseux d'aspect, infatigables
+en réalité. On disait de toi:</p>
+
+<p>&mdash;Il est fort délicat. Vivra-t-il? Que fera-t-il?
+disait ton père.</p>
+
+<p>&mdash;Rien et tout, lui répondais-je.</p>
+
+<p>Dans ce temps-là, tu empaillais des oiseaux.
+C'est tout ce qu'on savait de tes occupations, et
+on admirait ton ouvrage, car ces oiseaux sont
+les seuls que j'aie vus tromper les yeux au
+point de faire illusion. Ils avaient le mouvement,
+l'attitude vraie, la grâce essentiellement
+propre à leur espèce, outre que tu ne choisissais
+que des sujets intacts, lustrés, frais et en
+pleine toilette, selon la saison. C'étaient des
+chefs-d'oeuvre.</p>
+
+<p>Tu préparas ensuite des papillons avec une
+perfection égale, cherchant à conserver avec
+pattes et antennes les plus petits, les plus fragiles,
+les microscopiques enfin, d'où te vint le
+surnom de <i>Micro</i>, dont nous n'avons jamais su
+nous déshabituer.</p>
+
+<p>Un jour, tu t'exerças à dessiner des oiseaux
+et à peindre des lépidoptères: autres merveilles!
+Tu étais décidément d'une adresse inouïe. Étais-tu
+artiste? étais-tu savant? Tes échantillons
+furent admirés, et, quand ta famille perdit une
+fortune qui t'eût permis de ne faire que ce qui
+te plaisait, tu entras comme préparateur au
+Muséum d'histoire naturelle sous les auspices de
+Geoffroy Saint-Hilaire. Il nous semblait que tu
+étais <i>casé</i>, comme on dit bourgeoisement, et
+que, ayant la passion exclusive des sciences naturelles,
+tu arriverais peu à peu à pouvoir la
+satisfaire en dehors d'une étroite spécialité;
+mais, au bout de quelques mois, tu nous revins
+dégoûté de ces arides commencements, affamé
+d'air rustique et de liberté. Tu étais souffrant.
+Ta soeur, l'être adorablement maternel, te reçut
+avec joie et ne te gronda pas.</p>
+
+<p>Moi, j'étais affligé de ta désertion. L'illustre
+vieillard m'avait dit:</p>
+
+<p>&mdash;Votre jeune frère a le pied à l'étrier. On
+<i>arrive</i> à tout quand on est doué comme lui.</p>
+
+<p>Parlait-il ainsi pour m'être agréable, ou parce
+qu'il avait senti en toi un véritable amant de la
+nature? Dans ce dernier cas, il a dû comprendre
+ta fuite. <i>Arriver</i>, voilà un grand mot, le mot,
+le but, le charbon ardent de la génération actuelle.
+Il n'a pas touché tes lèvres, tu n'y as pas
+cru, ou tu l'as trop analysé, ce charbon qui souvent
+n'allume rien, ce mot qui résume pour la
+plupart des hommes, un océan de déceptions. Je
+ne parle pas de ceux qui se croient arrivés quand
+ils sont riches ou influents. L'argent ou l'autorité,
+c'est le but du vulgaire; les esprits plus
+élevés ou plus aimants rêvent la gloire ou la
+satisfaction intérieure de se rendre utiles, de
+servir la science, la philosophie, le progrès, la
+patrie.</p>
+
+<p>Une modestie excessive, farouche même, t'a
+persuadé que tu n'avais rien d'utile à communiquer
+personnellement, et, dédaignant de te
+résumer, tu as tout appris et tout donné, tes collections,
+tes observations, tes découvertes, à quiconque
+a bien voulu s'en servir. Ta vie s'est écoulée
+dans une sorte de contemplation attentive
+dont je ne comprends que trop les délices, mais
+que j'eusse voulu, dans ce temps-là, rendre féconde
+chez toi par une manifestation de ta
+volonté. Tu es resté inébranlable, je dirais impassible,
+si je ne connaissais la solidité de tes
+muettes affections et l'enthousiasme de tes admirations
+secrètes. Tu avais une philosophie pratique
+mieux formulée en toi-même que je ne le
+supposais: avais-je raison, avais-je tort de la
+combattre?</p>
+
+<p>Assis un instant pour reprendre haleine sur
+une pierre du sentier de ce <i>bout du monde</i>
+fictif où s'enferma pour n'en plus sortir M. de
+Cérisy, je me demandais sérieusement si j'étais
+arrivé moi-même à une limite quelconque de
+mon activité, et si tu n'avais pas été beaucoup
+plus sage que moi en limitant la tienne dès ta
+jeunesse à l'exercice paisible et soutenu de ton
+intelligence, sans aucun souci de la faire connaître
+en dehors de l'intimité.</p>
+
+<p>Si tu étais égoïste, je n'hésiterais pas à te
+donner tort. Ma raison&mdash;jamais mon coeur&mdash;t'a
+quelquefois blâmé. J'ai cru être dans le vrai
+en me persuadant qu'il fallait instruire les autres,
+et que le devoir de quiconque avait un don,
+grand ou petit, était impérieusement tracé: se
+communiquer à toutes les insultes, se révéler, se
+donner, s'immoler, s'exposer à toutes les injures,
+à toutes les calomnies, à tous les déboires de la
+notoriété, pour peu que l'on eût à dire, bien ou
+mal, quelque chose de senti, d'expérimenté ou de
+jugé au fond de soi. Si ma nature et mon éducation
+m'eussent permis d'acquérir la science,
+j'aurais voulu explorer le monde entier en savant
+et en artiste, deux fonctions intellectuelles
+dont je sentais en moi, je ne dis certes pas la
+puissance, mais l'appétence bien vive et le
+désir bien ardent. Une plus humble destinée
+m'ayant été faite, j'ai étudié, comme par hasard
+et faute de mieux, les sentiments et les luttes
+de l'être humain, et peu à peu j'ai pris à coeur
+ce métier des gens qui n'ont pas de métier, et
+que les personnes purement pratiques méprisent
+profondément ou ne comprennent pas du tout.</p>
+
+<p>Engagé dans cette voie, et voyant le temps
+qu'il faut y consacrer, la dépense d'énergie
+vitale qu'il exige, j'ai pensé que ce n'était pas
+un vain travail, et, poursuivi par un type idéal
+applicable à l'être humain, j'ai cru parfois très-utile
+de tenter de le dégager de la fiction des
+entrailles de l'humanité présente, qui le porte
+en elle sans y croire, mais qui le fait vibrer et
+tressaillir par moments en le trouvant exprimé
+dans un livre, dans un tableau, dans un chant,
+dans une oeuvre d'art quelconque.</p>
+
+<p>Je ne me suis pas fait de grandes illusions
+sur la portée de mon travail; mais, s'il a produit
+peu d'effet, la faute en est à mon peu de
+talent, non à mon but, qui était trop consciencieux
+pour ne pas me paraître sérieux. Ceci
+donné, je m'abandonnais au hasard de la fantaisie
+pour les sujets, ayant expérimenté que le bien,
+si bien il y a, me venait en dormant et que je
+ne savais pas composer d'avance. Dans cet emploi
+soutenu de la petite part d'énergie qui m'était dévolue
+j'ai senti pourtant, avec un regret quelquefois
+bien douloureux, combien sont à envier ceux
+qui, au lieu de produire sans relâche, se sont
+réservé le droit d'acquérir sans cesse: et souvent
+dans ta modeste fortune, dans tes longues claustrations
+d'hiver, dans tes courses solitaires des
+beaux jours, dans ton état d'absorption par
+l'examen et l'étude de la nature, tu m'as paru
+le plus sage de nous deux. Tu n'as pas eu besoin
+d'arriver, toi, tu n'es pas parti, et tu es heureux
+au port que tu n'as pas voulu quitter. Moi, j'ai
+eu les aventures du pigeon de la fable, et je reviens
+toujours vers les miens sans autre joie que
+celle de les retrouver. Ce n'était donc pas la
+peine de quitter la terre natale, puisque <i>arriver</i>,
+pour moi, c'est toujours revenir.</p>
+
+<p>Je ne saurais me plaindre du sort. J'y aurais
+mauvaise grâce du moment que la faculté d'aimer
+et d'admirer ne s'est point amoindrie en
+moi dans mon combat avec la vie; mais, quand
+on pense à soi, quand on compare sa destinée
+avec d'autres destinées qui nous intéressent
+également, on est porté&mdash;c'est mon travers&mdash;à
+chercher l'idéal de la vie pour tous les êtres
+du présent et de l'avenir. C'est la pente que
+suivait ma pensée pendant que nous revenions à
+la nouvelle chartreuse.</p>
+
+<p>Et, chemin faisant, nous rencontrâmes un
+groupe de chartreux qui se promenaient: un
+gros vieux, court, qui s'appuyait sur une canne,
+cinq ou six autres moins frappants de type, et
+un jeune, grand, brun, d'une figure triste et
+d'une beauté remarquable dans son sévère costume
+de laine blanche, qui semblait fait pour
+s'harmoniser avec la roche calcaire, le sentier
+poudreux et la pâle verdure des buissons. Dans
+ce pays des styrax et des clématites, ces personnages
+<i>tomenteux</i><a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a> semblaient un produit du
+sol.</p>
+
+<p>On nous apprit que le beau chartreux était le
+héros de mille légendes dans la province, qu'un
+mystère impénétrable enveloppait le roman de
+sa vie, qu'on ne savait ni son vrai nom, ni son
+pays, que, selon les uns, il cachait là le remords
+d'un crime, et, selon les autres, une dramatique
+histoire d'amour. Nous n'avons pas voulu nous
+informer davantage. Eu égard à sa belle figure,
+nous lui devons de ne pas chercher la prose
+peut-être fâcheuse de sa vie réelle. Le garde
+forestier qui nous servait de guide nous dit que
+ces moines étaient paisibles et doux, très charitables,
+et faisaient beaucoup de bien.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> On appelle plantes tomenteuses, en botanique, celles
+qui sont couvertes d'une sorte de duvet comme le bouillon
+blanc.</blockquote>
+
+<p>Je me demandai quel bien on pouvait faire
+dans ce désert, à moins de le défricher et de le
+peupler. Pour le dernier point, les chartreux se
+sont mis officiellement hors de cause par leurs
+voeux, et, quant au premier, il est tout à fait
+illusoire. Les chartreux, devant cultiver eux-mêmes
+le sol qu'ils possèdent, rentrent dans la
+classe des propriétaires associés pour le grand
+bien de leur immeuble, et encore ne présentent-ils
+pas le modèle d'une bonne association, car
+la prière, la méditation, la pénitence et les
+offices absorbent la bonne moitié de leur existence.
+On ne fait pas un bien gros travail des
+bras et de l'intelligence quand l'esprit est ainsi
+plongé, à heures fixes, dans la stupeur du mysticisme.</p>
+
+<p>Faire travailler, donner de l'ouvrage aux
+pauvres, c'est le classique devoir des propriétaires
+dans les pays habités; mais, en Provence,
+au coeur de ces roches revêches, où le petit
+propriétaire suffit tout au plus à sa tâche ingrate,
+il n'y a pas de bras à employer. Tous les travaux
+du littoral sont faits par des étrangers, et
+les forêts de l'État, qui remplissent les gorges
+de la montagne, seraient et sont probablement
+plus utiles aux journaliers sans ouvrage que les
+terres arables des chartreux. Si leur établissement
+emploie quelques pauvres diables, c'est parce
+qu'il ne peut se passer de leur aide. En somme,
+leurs charités, que je ne nie point, seraient tout
+aussi bien répandues par de simples particuliers
+qui n'auraient pas la tête rasée en couronne et
+porteraient des souliers au lieu de porter des
+sandales. Le luxe archéologique de leur costume
+peut encore poser pour le peintre; voilà tout
+l'emploi qui lui reste.</p>
+
+<p>En regardant ces beaux figurants s'éloigner
+et se perdre dans le décor de la chartreuse, je
+me demandai naturellement quel monde, sublime
+ou idiot, celui qui nous avait frappés portait
+sous ce crâne rasé, exposé aux morsures
+d'un soleil dévorant. Est-il <i>arrivé</i>, celui-là? A-t-il
+trouvé dans le cloître une solution à son existence?
+Poésie féconde ou anéantissement stérile,
+s'il possède l'une ou l'autre, il est entré au port;
+mais qui de nous voudrait l'y suivre? Certes ce
+lieu-ci est un Éden, et l'image divine y est revêtue
+de sublimité; mais le catholicisme n'a-t-il
+pas rompu avec la nature, et n'est-il pas défendu
+au mystique particulièrement de se plaire à la
+contemplation des choses extérieures? Quel enfer
+d'ailleurs que la promiscuité du communisme
+pratiqué dans ce sens étroit et sauvage du couvent?
+Les chartreux ont, il est vrai, des habitations
+séparées, mais qui se touchent en s'alignant
+dans une enceinte rectiligne. Ces petites maisons
+propres et nues, avec leur ton jaune et leur
+couverture de tuiles roses, ressemblent beaucoup
+à une maison de fous. Il y en a une douzaine,
+et toutes ne sont pas occupées. Je crois bien
+que le groupe de six ou sept religieux que nous
+avons rencontré compose toute la communauté.
+J'ignore s'ils observent bien strictement la règle
+austère de saint Bruno, s'ils se dispensent de la
+prison cellulaire, du silence et du salut classique:
+<i>Frère, il faut mourir!</i> Ils ont, ma foi,
+bien raison, les pauvres hères, et je ne les blâme
+point. Le catholicisme n'a plus rien à faire dans
+la vie cénobitique. Il s'y éteint sans retentissement
+et sans qu'on l'admire ou le plaigne.</p>
+
+<p>Il y aurait pourtant ici, dans ce lieu enchanté,
+le long de ces eaux limpides, au pied de ces
+roches théâtrales, sous l'ombre fraîche de ces
+beaux arbres, dans ces clairières baignées de
+soleil où croissent de si belles fleurs et de si
+sveltes graminées, une vie à vivre dans les délices
+de l'étude ou du recueillement. Cette oasis de la
+Provence n'existe pas pour rien, elle n'a pas été
+créée pour des chartreux, ni même pour des
+entomologistes exclusifs; sa beauté suave appartient
+au peintre, au poëte, au philosophe, à l'érudit,
+à l'amant et à l'ami, tout comme au botaniste
+et au géologue. Il faudrait être tout cela
+pour habiter ce sanctuaire. Où sont les hommes
+dignes de s'y réfugier et de le posséder avec le
+respect qu'il inspire? Voilà ce que l'on se demande
+chaque fois que l'on rencontre un vestige
+du beau primitif, dans des conditions de douceur
+appropriées à l'existence humaine. On
+pourrait vivre ici de chasse et de pêche, de
+fruits et de légumes; le sol est excellent. On n'y
+serait pas enfermé et séparé du reste des hommes;
+les chemins sont beaux en toute saison, et
+il faudrait d'ailleurs y vivre en famille, car sans
+famille il n'y a rien à la longue qui vaille sous
+le ciel. Il faudrait aussi y être tous occupés de
+choses tour à tour intellectuelles et pratiques,
+que le ménage occupât les femmes sans les
+abrutir, et que le travail passionnât les hommes
+sans les absorber et les rendre insociables.</p>
+
+<p>Je rêve ici une abbaye de Thélème avec la
+grande devise <i>Fais ce que veulx!</i> En possession
+de cette absolue liberté, l'homme rationnel est
+inévitablement porté par sa nature à ne vouloir
+que le bien. Dès lors je peuple cette solitude à
+ma guise; d'un coup de baguette, ma fantaisie
+fait rentrer sous terre cette ridicule chartreuse
+avec ses clochetons vernis, qui ressemblent à
+des parapluies fermés, et ces petites maisons,
+qui ressemblent à un hospice d'aliénés. Je restitue
+à la merveilleuse flore de cette région cette
+partie trop longtemps mutilée de son domaine.
+Je ne vois dans la brume de mon rêve ni château,
+ni villa, ni chalet pour abriter les créatures
+d'élite que j'évoque. Je ne suis pas en peine du
+détail de leur vie pratique: elles ont l'intelligence
+et le goût, quelques-unes ont probablement
+le génie. Elles ont su se construire des
+habitations dignes d'elles et les placer de manière
+à ne pas faire tache dans le paysage. Je
+ne vois pas non plus quel costume elles ont
+revêtu. Il est beau à coup sûr et ne ressemble
+en rien à nos modes extravagantes ou hideuses.
+Il n'y a point de mode dans ce monde-là. Chacun
+marque ou adoucit son type avec art et
+discernement; tout y est harmonieux d'ensemble
+et ingénieux de détail comme la nature qui
+l'environne et l'inspire.</p>
+
+<p>La langue que parlent ces êtres libres n'est
+pas la nôtre; elle est débarrassée de ses règles
+étroites et compliquées. Elle est aussi rapide que
+la pensée; l'emploi du verbe est simplifié, la
+nuance de l'adjectif est enrichie. Il ne faut pas
+des années, il faut des jours pour apprendre cette
+langue, parce que la logique humaine s'est dégagée,
+et que le langage humain s'en est imprégné
+naturellement. J'ignore le mode d'occupations
+de mes thélémites. Ils ont trouvé des
+lumières qui simplifient tous nos procédés; mais,
+quelle que soit leur étude, je les vois sinon
+réunis volontairement à de certaines heures, du
+moins groupés dans les plus beaux sites à certains
+moments et se communiquant leurs idées
+avec l'expansion fraternelle des sentiments libres.
+L'art est là en pleine expansion, et la nature
+inspire des chefs-d'oeuvre. Pauline Viardot chante
+au bord du Gapeau avec Rubini, Eugène Delacroix
+esquisse des profils de rochers où son
+génie évoque le monde fantastique. Nos maîtres
+aimés y conçoivent des livres sublimes; nos
+chers amis y rêvent des bonheurs réalisables, et
+nous deux, cher Micro, nous y cueillons des
+plantes, tout en mêlant dans notre rêverie ceux
+qui sont à ceux qui ne sont plus et à ceux qui
+seront!</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>A PROPOS DE BOTANIQUE</h3>
+
+
+<p>Juillet 1868.</p>
+
+<p>Puisque ces lettres, toujours commencées avec
+l'intention d'être particulières, ont pris chacune
+un développement qui me les a fait croire propres
+à être publiées, et puisqu'en leur donnant
+le titre de <i>Lettres d'un voyageur</i>, j'ai cru leur
+conserver le ton de modestie qui convient à des
+impressions toutes personnelles, il est temps
+peut-être que je les accompagne d'un mot de
+préface et d'explication.</p>
+
+<p>Sommé plusieurs fois, par la bienveillance et
+par l'hostilité, de reprendre ce genre de travail
+qu'on disait m'avoir réussi jadis dans la période
+de l'émotion, je n'ai cédé, je l'avoue, qu'au
+besoin de me résumer un peu, et je n'ai point
+du tout cherché à mettre le passé de ma vie
+intellectuelle d'accord avec le présent. J'ignore
+si, dans des régions plus élevées que celle où
+je promène cette vie un peu aventureuse et toujours
+sincère, les <i>penseurs</i> se croient forcés d'expliquer
+leurs variations. Moi, j'ai la simplicité
+de regarder les miennes comme un progrès, et
+je n'attache pas assez d'importance à ma personnalité
+pour ne pas lui donner un démenti
+quand je pense qu'elle s'est trompée. Il y a des
+personnalités susceptibles qui répondent par un
+soufflet à ce démenti: c'est quand la personnalité
+nouvelle, vendue à quelque intérêt humain,
+s'efforce de renier son passé honnête et candide.
+Ce n'est point ici le cas. Mes défauts ont persisté,
+mon indépendance ne s'est point rangée
+au joug du convenu, je ne me suis pas réconcilié
+avec ce qui facilite la vie et allège le travail;
+j'ai cherché un chemin, je l'ai trouvé,
+perdu, retrouvé, et je peux le perdre encore.
+Si cela m'arrive, je le dirai encore, rien ne
+m'empêchera de le dire. La contrée idéale que
+j'appelais autrefois la verte bohème des poëtes
+s'est semée de plus de fleurs à mes yeux, mais
+les fleurs fantastiques y ont fait de moins fréquentes
+apparitions. J'ai essayé de trouver le
+vrai de ma fantaisie, le droit légitime de ma
+protestation.</p>
+
+<p>J'ai peut-être vu peu à peu la destinée humaine
+avec d'autres yeux, et reconnu que, dans
+la période du doute et du découragement, je
+voyais mal parce que je ne voyais pas assez;
+mais je crois sentir avec le même coeur, penser
+avec la même liberté. Dès lors je ne crains pas
+que l'ancien <i>moi</i>, qu'il s'incline ou non devant
+le nouveau, lui cherche querelle ou lui adresse
+un reproche.</p>
+
+<p>En 1834, il y a trente-quatre ans, j'écrivais
+à mon cher Rollinat qui n'est plus:</p>
+
+<p>«Eh quoi! ma période de parti pris n'arrivera-t-elle
+pas? Oh! si j'y arrive, vous verrez,
+mes amis, quels profonds philosophes, quels
+antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche
+se promèneront à travers mes romans. Quelles
+pesantes dissertations, quels magnifiques plaidoyers,
+quelles superbes condamnations découleront
+de ma plume! Comme je vous demanderai
+pardon d'avoir été jeune et malheureux!
+Comme je vous prônerai la sainte sagesse des
+vieillards et les joies calmes de l'égoïsme! Que
+personne ne s'avise plus d'être malheureux dans
+ce temps-là, car aussitôt je me mettrai à l'ouvrage,
+et je noircirai trois mains de papier pour
+lui prouver qu'il est un sot et un lâche, et que,
+quant à moi, je suis parfaitement heureux<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a>.»</p>
+
+<p>Aujourd'hui, en 1868, il y a bien un vieux
+ermite qui se promène à travers mes romans;
+mais il n'a pas de barbe, il n'est pas stoïcien,
+et certes il n'est pas un philosophe bien profond,
+car c'est moi. Je ne sais s'il condamnerait et
+gourmanderait la jeunesse de son temps, si elle
+était <i>jeune et malheureuse</i>; mais, chose étrange,
+cette jeunesse nouvelle rit de tout, elle exorcise
+le doute au nom de la raison, elle ne comprend
+rien aux souffrances morales que les vieux ont
+traversées, elle s'en moque un peu, et un des
+plus naïfs; un des plus émus, un des plus jeunes
+de cette époque de refroidissement, c'est encore
+le vieux ermite qui la contemple avec surprise.</p>
+
+<p>Le voyageur d'autrefois l'eût maudite, l'époque
+où nous voici! Je crois bien qu'il n'eût pas
+résisté aux tentations de suicide qui l'assiégeaient.
+Le vieux voyageur d'aujourd'hui la bénit quand
+même, croyant fermement qu'elle est une transition
+inévitable, peut-être nécessaire, un passage
+difficile, mais sûr, pour monter plus haut.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> <i>Lettres d'un voyageur</i>.</blockquote>
+
+<p>Quant à lui, jusqu'à sa dernière heure, il aura
+fantaisie de monter. Donnez-lui la main, vous
+qui pensez à peu près comme lui, et vous aussi
+qui pensez tout à fait autrement; ceux qui veulent
+rester en bas crieront après nous tous et
+nous envelopperont dans le même anathème.
+Que cette persécution nous unisse, car notre
+but est le même, et, si ce n'est la conviction,
+c'est du moins le sentiment de notre droit qui
+nous rend solidaires. Nous ferons tous effort
+pour gagner les hauteurs, chacun suivant ses
+moyens et ses procédés, et il est des étapes où
+nous ne pouvons manquer de nous rencontrer,
+des refuges où nous aurons à lutter ensemble
+contre l'ennemi commun. Monte, jeunesse, monte
+en riant si tu veux, pourvu que tu ne t'arrêtes
+pas trop sous les arbres du chemin, et qu'à
+l'heure du combat tu saches te défendre!</p>
+<br><br>
+
+<p>A MAURICE SAND.</p>
+
+
+<p>Nohant, 15 juillet 1868.</p>
+
+<p>Il fait sombre, l'orage s'amasse, et déjà vers
+l'horizon les hachures de la pluie se dessinent
+en gris de perle sur le gris ardoise du ciel. La
+bourrasque va se déchaîner, les feuilles commencent
+à frissonner à la cime des tilleuls, et
+la flèche déliée des cèdres oscille, incertaine de
+la direction que le vent va prendre. C'est le moment
+de rentrer les enfants, les petites chaises
+et les jouets fragiles. L'aînée voudrait jouer encore
+sur la terrasse, elle ne croit pas à la pluie;
+mais le vent vient brusquement gonfler les plis
+de sa petite jupe, une large goutte d'eau tombe
+sur sa main mignonne. Elle saisit sa chère <i>Henriette</i>,
+la poupée favorite, et vient se réfugier
+dans mon cabinet.</p>
+
+<p>Alors commence un nouveau jeu: le jeu, la
+fiction, le drame de la pluie. L'enfant ouvre une
+ombrelle et marche effarée par la chambre; elle
+se livre à une pantomime charmante de grâce
+et de vérité. Elle se courbe sous les coups de
+l'aquilon, elle fuit devant la rivière qui déborde,
+elle avertit <i>Henriette</i> de tous les dangers qui la
+menacent, elle la préserve, elle la pelotonne
+sous son bras, enfin elle combat la tempête avec
+elle, et, toute souriante et palpitante, m'apporte
+<i>son enfant</i>, qu'il me faut essuyer, réchauffer et
+caresser comme un Moïse sauvé des eaux. Cette
+comparaison, qui ne peut pas être dans son
+esprit, perce aussitôt dans le mien.</p>
+
+<p>La dualité de l'âme éclate dans cette puissance
+qu'un enfant de trente mois possède déjà de
+dédoubler dans son esprit la réalité et le simulacre;
+mais voici un autre phénomène. J'étais
+en train d'écrire; l'action scénique m'intéresse,
+je l'observe, j'y prends part. Je joue mon rôle
+dans le drame qu'elle improvise, et, entre chacune
+des répliques que nous échangeons, ma
+plume reprend sa course sur le papier, l'idée
+que j'exprimais se retrouve dans la case de mon
+cerveau où je l'ai priée d'attendre, mon être
+intellectuel a suivi l'opération que l'enfant a su
+faire, il s'est dédoublé; il y a en moi deux acteurs,
+l'un qui écrit sa pensée méditée, l'autre
+qui représente la fille des pharaons arrachant
+aux flots du Nil le berceau d'un pauvre enfant
+nouveau-né. Je ne suis pas moins saisi de la fiction
+que ne l'est ma petite-fille. Je le suis peut-être
+davantage, car je vois le paysage égyptien
+qui doit servir de cadre à l'épisode. J'aperçois
+la mère qui se cache dans les roseaux, pleine
+d'angoisse, jusqu'à ce que son fils soit recueilli
+et emmené par la princesse. Le sentiment maternel,
+plus développé en moi, rêve une émotion
+que je ressens presque...</p>
+
+<p>Et pourtant mon travail, complètement étranger
+à ce genre d'impressions, va son train, et
+après chaque interruption de mon dialogue avec
+ta fille, dont la grâce me charme et m'occupe,
+il se trouve suffisamment élaboré pour que je le
+reprenne sans effort et sans hésitation. L'habitude
+de jouer ainsi avec elle, tout en faisant ma
+tâche quotidienne, a sans doute préparé et amené
+peu à peu ce résultat un peu exceptionnel;
+mais, comme il n'a rien du tout de prodigieux,
+il me donne à réfléchir sur les facultés de notre
+être intellectuel, et ces réflexions, je veux te les
+résumer à mesure quelles se succèdent et se
+groupent. Aussi bien l'orage redouble, l'enfant
+s'est endormie; voyageurs, nous ne voyageons
+pas: en ce moment, la nature nous chasse de
+es sanctuaires, la plante gonflée de pluie veut
+boire à l'aise, l'insecte s'est réfugié sous l'épaisse
+feuillée, le paysage s'est rempli de voiles où la
+couler pâlit et se noie; n'est-ce pas le moment
+d'entreprendre une petite excursion dans
+le domaine de l'invisible et de l'impalpable?</p>
+
+<p>Essayons.</p>
+
+<p>Bien que la botanique, qui me préoccupe cette
+année par son côté philosophique, ne soit pas
+le sujet direct de cette causerie, c'est elle qui
+m'y a conduit aussi par de longues rêveries sur
+<i>l'âme de la plante</i>, et je m'imagine avoir trouvé
+quelque chose pour ma satisfaction personnelle
+tout au moins. Cela se résume en quelques mots,
+mais il m'en faudra davantage pour y arriver;
+prends patience.</p>
+
+<p>«Nous avons deux âmes: l'une préposée à
+l'entretien et à la conservation de la vie physique,
+l'autre au développement de la vie psychique.
+La première, involontaire, impersonnelle,
+qui tombe sous l'examen et l'appréciation de la
+science physiologique, est, avec plus ou moins
+d'intensité, identique chez tous les hommes.
+L'autre, dont l'étude est du ressort des sciences
+métaphysiques, c'est le <i>moi</i> personnel, l'homme
+affranchi de la fatalité, le souffle impérissable
+et mystérieux de la vie.»</p>
+
+<p>Ainsi m'enseignait, il y a quelque vingt ans,
+un ami très-intelligent et très-modeste qui n'a
+jamais fait parler de lui comme philosophe.</p>
+
+<p>Cette définition pouvait être forcée quant à
+l'expression: il donnait le même nom à l'instinct
+et à la réflexion; mais, dans son langage
+figuré, il résumait peut-être d'une façon pénétrante
+et saisissante le problème de l'humanité.
+Je n'ai jamais oublié cette formule qui m'a toujours
+paru résoudre admirablement le mystère
+de nos contradictions antérieures et les antinomies
+sans fin qui divisent les hommes à l'endroit
+de leurs croyances.</p>
+
+<p>Voici ce que je lis dans un livre dernièrement
+publié:</p>
+
+<p>«Les choses se passent dans l'être humain
+comme si, à côté du cerveau pensant, il y avait
+d'autres cerveaux pensant à notre insu, et commandant
+à tous les actes ce que j'appelle la vie
+<i>spécifique</i>. Le dualisme de l'homme et de l'animal,
+de l'ange et de la bête, n'est point chimère,
+antithèse, fantaisie. Voici le cerveau, le
+centre noble, et voilà les centres divers de la
+moelle et du système nerveux sympathique. Ici
+règne la volonté, là l'instinct. Quelle lumière se
+répand sur la vie humaine quand on se met à
+y démêler l'oeuvre de l'intelligence consciente et
+volontaire, et le travail lent, monotone et fatal
+de l'instinct, caché aux centres nerveux secondaires!
+Comme l'âme proprement dite se trouve
+parfois devant cette âme-instinct qui ne devrait
+être que servante<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a>».</p>
+
+<p>Voilà bien, en somme, la définition de mon
+vieux philosophe&mdash;<i>sans le savoir</i>: une âme
+libre, immatérielle, fonctionnant au sommet de
+l'être; une âme esclave, <i>spécifique</i>, c'est-à-dire
+commune à toute l'espèce, agissant dans les régions
+inférieures; ici la moelle épinière transmettant
+ses volitions à l'encéphale, là l'encéphale
+luttant avec la volonté, dont il est le
+siège, contre les volitions aveugles de l'instinct.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> Auguste Laugel, <i>des Problèmes de l'âme</i>. Paris, 1868.</blockquote>
+
+<p>De là deux propositions contraires qui contiennent
+chacune une vérité incontestable.</p>
+
+<p>«L'homme est toujours et partout le même,
+disent les uns: cruel, lascif, intempérant, paresseux,
+égoïste. Les mêmes causes produisent
+et produiront toujours les mêmes effets. L'homme
+ne progresse point.»</p>
+
+<p>Cette opinion est fondée. Le rôle de l'instinct
+est fatal et ne s'épuise ni dans le temps ni dans
+l'espace. Vaincu, il n'est pas soumis et ne renonce
+jamais à la lutte.</p>
+
+<p>«L'homme est essentiellement et nécessairement
+progressif, disent les autres. Chaque révolution
+sociale ou religieuse marque une étape
+de son perfectionnement, chaque effort de son
+intelligence amène une découverte, chaque instant
+de sa durée est un pas vers le mieux.»</p>
+
+<p>Ceci est tout aussi vrai que l'assertion contraire.
+Aussitôt que l'on prend la peine de distinguer,
+on se trouve d'accord.</p>
+
+<p>Nous arriverons, je pense, à savoir compter
+jusqu'à trois, qui est le nombre sacré, la clef
+de l'homme et celle de l'univers, et une bonne
+définition nous fera quelque jour reconnaître en
+nous, non pas seulement deux <i>âmes</i> aux prises
+l'une contre l'autre, mais trois <i>âmes</i> bien distinctes,
+une pour le domaine de la vie spécifique,
+une autre pour celui de la vie individuelle,
+une troisième pour celui de la vie universelle.
+Celle-ci, qui tiendra compte du droit inaliénable
+de la vie spécifique, mettra l'accord et l'équilibre
+entre cette vie diffuse chez tous les êtres et
+la vie personnelle exagérée en chacun. Elle sera
+te vrai lien, la vraie <i>âme</i>, la lumière, l'unité.</p>
+
+<p>Chacun de nous, à un degré quelconque,
+porte en lui cette troisième et suprême puissance,
+puisqu'il l'entrevoit, l'interroge, lui cherche
+un nom, et s'inquiète de son emploi; mais
+l'éclair a bien des nuages à traverser encore,
+et peut-être faudra-t-il ces crises sociales terribles
+où s'amasse la foudre, pour que l'homme,
+frappé de la vérité comme d'une flèche divine,
+découvre sa vraie force et remplisse enfin son
+vrai rôle sur la terre.</p>
+
+<p>L'excellent livre que je viens de te citer, et
+que tu voudras lire, est le développement analytique
+du dualisme où l'homme actuel est encore
+engagé entre ses deux âmes. Le tableau éloquent
+de cette lutte est navrant, mais il aboutit à des
+espérances d'un ordre supérieur. Il est plein
+d'épouvantes pour la destinée humaine livrée à
+l'instinct spécifique, plein d'enseignements et
+d'exhortations à l'homme individuel, qui est
+ardemment sollicité de dégager le principe impérissable
+de sa liberté du tourbillon des passions
+basses ou des fantaisies coupables. C'est
+un livre de morale et de philosophie écrit par
+un savant et un libre penseur, car il nous engage
+à rejeter ces vains termes de spiritualisme
+et de matérialisme qui nous éloignent de la recherche
+de la vérité. Funeste antagonisme, en
+effet! Il semble que l'humanité se condamne à
+marcher sur des lignes parallèles sans vouloir
+jamais les faire fléchir pour se rencontrer, et
+que, de cette stupide obstination, les individus se
+fassent un point d'honneur et un mérite personnel.
+Faudra-t-il en conclure que bien des
+gens n'auraient rien à dire, s'ils ne disaient pas
+d'injures aux autres?</p>
+
+<p>La critique philosophique, dont le rôle est
+grand en ce moment-ci, est forte quand elle
+signale l'abus des mots et le vide des formules.
+C'est tout ce qu'elle a pu faire jusqu'à ce jour,
+et il semble qu'il ne soit pas encore de son ressort
+de chercher une solution. Les ignorants
+s'en impatientent; ils s'imaginent que leur sentiment
+personnel doit se manifester et se concentrer
+dans quelque aphorisme magique sanctionné
+par l'expérience et la raison. Faites place
+à ces ardeurs de la pensée, hommes de réflexion!
+elles vous donnent la mesure de nos
+tendances et de nos besoins. Ne les dédaignez
+pas, elles sont un thermomètre à consulter, une
+face de l'humanité à examiner. La preuve de
+ce besoin, c'est le catholicisme de pur sentiment
+qui se prêche avec succès aujourd'hui dans les
+salons et les églises, doctrine incapable de lutter
+contre la critique historique et habile à esquiver
+ses coups, mais forte de nos aspirations et
+adroite pour les accaparer au profit de sa cause.
+Faites-y grande attention, défenseurs de la doctrine
+expérimentale! Trouvez dans vos plus
+consciencieuses inductions un refuge pour notre
+idéalisme; autrement tous les faibles, tous les
+indécis, tous les illettrés passeront du côté du
+christianisme moderne, espérant y trouver la
+paix de l'esprit, et l'oubli du devoir de raisonner
+sa foi.</p>
+
+<p>M. Vacherot, dans un solide et délicat travail
+récemment publié dans la <i>Revue</i>, nous trace
+une esquisse instructive de la situation du catholicisme
+actuel. Malgré son exquise courtoisie
+pour les lumières de la chaire et de la polémique
+religieuse, il met ces lumières au pied du
+mur, les sommant, le malin qu'il est, d'étudier
+les textes sacrés, de les mettre d'accord et de
+définir l'orthodoxie. L'Église répond <i>in petto:
+Non possumus</i>; mais elle continue à nous parler
+avec une éloquence plus ou moins entraînante
+(M. Vacherot a un peu exagéré le talent de ses
+adversaires par excès de générosité ou de
+finesse) des points lumineux que cherche à ressaisir
+l'humanité présente: l'âme immortelle, la
+divinité <i>personnelle</i>, l'avenir infini, les cieux ouverts,
+l'idéal en un mot.</p>
+
+<p>Devant une critique et une philosophie qui
+ne peuvent sauver ouvertement ces trésors du
+naufrage, qui ne pensent pas même devoir
+trop affirmer qu'ils existent, l'Église invoque le
+sentiment, supérieur selon elle, à la raison, et
+les êtres de sentiment vont à elle.</p>
+
+<p>Mal nécessaire, disent les gens calmes. J'avoue
+que je ne puis pousser jusque-là l'indifférence et
+la sérénité. Je vois l'âme supérieure s'atrophier
+dans ce divorce avec la logique et retourner à
+l'enfance de l'humanité, enfance sacrée, poétique,
+respectable en son temps, dans son premier
+développement normal; sénilité puérile et funeste,
+presque honteuse à l'heure que nous
+marque aujourd'hui l'aiguille du temps.</p>
+
+<p>Eh quoi! nous ne sommes point mûrs pour
+une croyance qui réponde aux besoins de notre
+libre aspiration sans condamner à mort cet instinct
+spécifique, qui est le code imprescriptible
+de la nature animée? Et même dans le sanctuaire
+de l'encéphale, dont les opérations sont
+aussi multiples et aussi mystérieuses que la
+structure anatomique du cerveau est compliquée
+et insaisissable, il nous est impossible de marier
+la lucidité supérieure à la clairvoyance pratique?
+Nous sommes donc des infirmes, des êtres épuisés,
+à moins que nous ne soyons des intelligences
+qui n'ont encore rien commencé?</p>
+
+<p>Levez-vous donc, éveiller-vous, nobles esprits
+qui sentez palpiter en vous la troisième âme, la
+grande, la vraie, celle qui n'affirme pas timidement
+l'idéal et qui le prouve par cela même
+qu'elle le possède, qui ne tressaille pas d'effroi
+devant l'épreuve scientifique parce qu'elle sait <i>a
+priori</i> que cette épreuve sera la sanction de sa
+foi aussitôt qu'elle sera complète et décisive.
+Cette âme a autre chose à faire que de vaincre
+les révoltes et les tyrannies de l'instinct. Elle
+éclora dans des organisations qui les auront
+vaincues; mais, sitôt qu'elle parlera, elle enseignera
+rapidement comment il est facile à tous
+de les vaincre. Elle résoudra ce formidable problème
+qui consterne notre élan philosophique
+vers la beauté morale; elle nous rendra moins
+sévères pour les obstinations de la vie <i>spécifique</i>.
+Ces tyrannies de la chair ne sont redoutables
+que parce que l'âme universelle n'a point
+clairement parlé en nous, et que l'âme personnelle
+n'a pas d'armes assez bien trempées pour
+le combat. Ces armes de la foi et de la grâce
+que les catholiques se vantent de posséder sont
+aussi faibles que celles du scepticisme, puisque
+les tentations sont plus âpres à mesure que le
+chrétien devient plus saint et plus mortifié. Ce
+n'est pas la haine et le mépris de la chair qui
+en imposent à cette sourde-muette que nous
+portons en nous. Ce n'est point assez d'une âme
+libre de ses propres mouvements pour combattre
+des mouvements qui ne sont pas libres de lui
+obéir. Il faut quelque chose de plus. Il faut
+l'éclat d'une vérité supérieur à toutes les individualités,
+et supérieure même à leur liberté,
+car toute liberté qui ne se soumet pas à l'évidence
+devient aberration ou tyrannie.</p>
+
+<p>On nous dit que cette vérité de <i>consentement</i>,
+qui est la vraie discipline des intelligences, ne
+peut naître que d'une religion théologique ou
+sociale.</p>
+
+<p>De généreux esprits, prenant un effet pour
+une cause, ont cru l'apercevoir dans des formes
+sociales à imposer à l'humanité; d'autre part,
+de nobles érudits, épris de leurs sujets d'étude,
+se persuadent encore aujourd'hui que, sans le
+prestige d'un culte et l'absolu d'un dogme,
+aucune vérité ne peut devenir commune à l'humanité.</p>
+
+<p>A mes yeux, il y a erreur chez les uns
+comme chez les autres. Si l'humanité future
+confectionne des sociétés et construit des temples,
+l'individu sera libre sous la loi commune,
+et le mystère sera banni de l'autel.</p>
+
+<p>Pour cela, il faut que l'homme <i>sache</i> Dieu et
+l'humanité. On croit à ce que l'on sait. Ouvrez
+la porte au savoir. Donnez-lui des instruments,
+des laboratoires et la liberté absolue; mais donnez-lui
+aussi des ailes. Apprenez-lui que chaque
+genre de certitude a son domaine, chaque
+vérité acquise sa case dans l'intelligence, mais
+qu'il en est une d'un ordre si élevé, qu'il faut
+l'accueillir et la posséder dans la plus haute
+région de l'âme pour qu'elle serve de <i>criterium</i>
+et de corollaire à toutes les autres.</p>
+<br><br>
+
+<p>18 juillet 1868.</p>
+
+
+<p>.... Tu me demandes ce que j'entends par
+l'âme <i>universelle</i> de l'homme. Mon mot est mauvais,
+je ne le défends pas. Il faudrait toujours
+prendre les mots pour ce qu'ils valent; ils sont
+les empreintes du moment qui les fait éclore,
+les symboles qui transmettent à notre esprit
+nos impressions passagères, toujours incomplètes.
+Peu de mots fixent assez une idée pour
+mériter d'être conservés toute une semaine.
+Prends le mien pour ce que je te le donne, et
+vois-y l'appel d'une relation à établir entre
+l'âme individuelle et l'âme de l'univers.</p>
+
+<p>Tu vas me demander encore où est l'âme de
+l'univers, si elle est diffuse ou personnelle. Elle
+est partout selon moi, comme la matière est
+partout; elle est à la fois personnelle et diffuse,
+elle remplit le fini et l'infini. Je ne vois point
+d'obstacle à cette antithèse, puisque l'âme humaine
+a ces deux attributs bien distincts et
+cependant inséparables. A toute heure, notre
+esprit, enfermé en apparence dans le cercle
+étroit de nos besoins matériels ou de nos impressions
+passagères, peut s'élancer vers les
+sphères de l'infini, non pas seulement par la
+rêverie poétique, mais par les calculs précis de
+la mathématique et les certitudes idéales de la
+géométrie. Supposez que l'univers a une âme
+comme nous, mais une âme aidée de la connaissance
+d'elle-même, ce qui est la connaissance
+absolue de toutes choses; vous pouvez
+très-bien lui attribuer aussi la volonté de maintenir
+ses propres lois, puisque cette volonté est
+toujours en nous à un degré quelconque. Je ne
+vois rien là qui dépasse les perceptions de l'esprit
+humain. Il me semble au contraire, que
+cette vision de l'âme de l'univers nous est nécessaire,
+qu'elle prend sa source dans ce que
+nous avons de plus clair dans le cerveau, la
+logique, et de plus personnel dans le coeur, la
+conscience. Il nous est impossible d'attacher un
+sens aux mots de <i>sagesse</i>, d'<i>amour</i> et de <i>justice</i>,
+qui résument toute la raison d'être et toute
+l'aspiration de notre vie, si nous ne sentons pas
+planer sur nous une idéale atmosphère composée
+de ces trois éléments abstraits, qui nous
+pénètre et nous anime. Il n'y a pas que l'air
+qui alimente nos poumons. Il y a celui que
+notre âme respire. Trop subtil pour tomber
+sous les sens, cet air divin a une vertu supérieure
+à nos volitions animales, il les dompte
+ou les régularise quand nous ne lui fermons pas
+nos organes supérieurs. La chimie ne trouvera
+jamais ce fluide sacré; raison de plus pour que
+le chimiste ne le nie pas. C'est par d'autres
+moyens, par d'autres méditations, par d'autres
+expériences, que le vrai métaphysicien devra
+s'en emparer.</p>
+
+<p>Quels peuvent être ces moyens, me diras-tu?
+Ils sont bien simples et à la portée de tous, et
+même il n'y en a qu'un: passer à l'état de
+santé morale qui seule permet de saisir la
+véritable notion du divin. Je voudrais bien que
+l'on trouvât à l'âme de l'univers un autre nom
+que celui de <i>Dieu</i>, si mal porté depuis le temps
+des Kabires jusqu'à nos jours. J'aimerais encore
+mieux celui d'homme, <i>le grand homme</i> (comme
+qui dirait la grande personne universelle) de
+Swedenborg; mais qu'importe son nom? Elle
+en changera longtemps encore avant que nous
+lui-en ayons trouvé un définitif et convenable.</p>
+
+<p>Ce Dieu, puisqu'il faut le désigner par un
+nom qui est tout aussi grossier que sublime,
+n'a pas seulement mis en nous, à l'heure de
+notre naissance <i>spécifique</i>, une parcelle de sa
+divinité; il nous la renouvelle et nous l'augmente
+quand nous naissons à la vie de raisonnement
+individuel. Il nous la concède réellement
+quand nous surmontons l'instinct aveugle assez
+pour mériter d'échapper à sa tyrannie. Je ne
+dirai pas avec Laugel qu'il faudra à l'homme de
+grands combats et des sacrifices immenses pour
+arriver à ce perfectionnement. Il les lui faut
+aujourd'hui parce qu'il doute. Le jour où il
+croira, avec ses <i>deux âmes</i> supérieures, à un
+idéal bien défini et bien évident, l'âme inférieure
+ne réclamera que la part de satisfaction
+qui lui est due. L'appétit ne sera plus la fureur,
+la passion ne sera plus le crime, la fantaisie ne
+sera plus le vice. L'âme personnelle, celle qui
+est libre de choisir entre le vrai et le faux, recevra&mdash;de
+l'âme vouée au culte de l'<i>universel</i>&mdash;une
+lumière assez frappante pour ne plus hésiter
+à la suivre. Le mal a déjà beaucoup diminué
+à mesure qu'a diminué l'ignorance, qui peut
+le nier? Il disparaîtra progressivement à mesure
+que rayonnera l'astre intellectuel voilé en nous.</p>
+
+<p>On opposera à cette espérance, je le sais, la
+brutalité de la nature, le déchaînement aveugle
+des désastres extérieurs ruinant à tout instant
+l'oeuvre du travail de l'homme, la férocité des
+animaux qui lui ont fait si longtemps une guerre
+sérieuse, le déchaînement des cyclones, les
+tremblements de terre, les épidémies foudroyantes,
+les maladies incurables, toutes les
+puissances ennemies que nous ne savons point
+encore conjurer ou éviter. Mais l'âme de l'univers
+a aussi sa dualité pour ne pas dire sa trinalité.
+Elle a, comme l'homme, une âme spécifique,
+instinctive, fatale, que l'âme libre et
+personnelle combat, et que l'âme universelle
+domine. L'âme spécifique, qui agit aveuglément
+dans tout être, peut-être dans toute chose,
+pousse sans cesse l'univers matériel vers le trop
+plein et le trop vivant. De cet excès naissent les
+éclatements, le vase trop rempli se brise, la
+force trop accumulée déchire ses enveloppes et
+se détruit elle-même en s'épanchant au dehors.
+Une montagne, une contrée, un monde,
+peuvent tomber en ruine sous les coups de
+l'agent indompté. L'âme céleste et personnelle
+de ce monde n'est pas détruite pour cela; elle
+va rejoindre le foyer de la vie céleste irréductible,
+et, dans ce foyer de l'infini psychique, elle
+se retrempe à la vie universelle, qui s'aperçoit
+peu des désastres partiels, ou qui s'en sert avec
+discernement pour reconstruire des mondes
+mieux équilibrés.</p>
+
+<p>Mais les victimes, les millions d'individus plus
+ou moins intelligents que frappe un grand cataclysme,
+les compterons-nous pour rien? Si nous
+croyons que quatre-vingts ou cent ans d'existence
+sont toute l'aspiration, toute la conquête, toute
+la destinée de l'homme, ou que, surpris par la
+mort violente en état de péché, il ait une
+éternité d'inénarrable souffrance à endurer au
+sortir de la vie, certes Dieu est injuste, l'âme
+universelle est idiote et méchante, ou, pour
+mieux dire, elle n'existe pas. Nous sommes des
+chiffres,... pas même! des accidents qui ne
+comptent point.</p>
+
+<p>Ceux que domine l'âme spécifique sont bien
+libres de le croire, mais ils ne peuvent forcer
+ceux qui pensent à partager leur découragement.
+Sur quelque raisonnement que s'appuie la
+négation du <i>moi</i> éternel, il ne dépend pas de
+nous de nous sentir persuadés. A mesure que
+nos instincts se règlent et s'harmonisent doucement
+avec les instincts supérieurs, nous entrons
+dans une lucidité de l'esprit qui est l'état normal
+auquel l'homme doit parvenir.</p>
+<br><br>
+
+<p>19 juillet.</p>
+
+
+<p>Te définirai-je l'état de santé morale, l'idéal
+tel que je l'entends? Il est relatif et se moule
+forcément sur la vertu la plus pure et la raison
+la plus haute qu'un homme puisse atteindre dans
+le temps et le milieu où il existe.&mdash;Tel saint
+très-respectable et très-sincère des anciennes
+religions ne serait plus aujourd'hui qu'un fou.
+Le cénobitisme serait l'égoïsme, la paresse, la
+lâcheté. Nous savons que la vie complète est
+un devoir, qu'on ne peut pas rompre avec
+l'instinct normal de la vie spécifique sans
+rompre avec les lois les plus élémentaires de la
+vie, et que l'infraction à une loi de l'univers
+est une sorte d'impiété toujours punie par le
+désordre des facultés supérieures. La mortification
+de la chair, par le célibat, le jeûne et les
+flagellations, était grossière et charnelle en ce
+sens qu'elle ne servait qu'à ranimer ses révoltes.
+En lui imposant des sacrifices, l'esprit tranquille
+et fort la mortifie surabondamment.</p>
+
+<p>Mais les appétits déréglés, vicieux, immondes,
+sont-ils donc une loi de l'espèce? Si certains
+animaux, en se rapprochant de la forme humaine
+et du développement de l'encéphale, nous offrent
+le repoussant spectacle de la lubricité, de la
+cruauté, de la gourmandise; si l'homme sauvage
+lui-même, aux prises avec l'animalité, s'imprègne
+des instincts de la brute, résulte-il de cette
+confusion de limites entre l'homme et le singe
+que l'instinct humain ne soit pas modifiable?
+Il l'est à un point qui frappe de surprise et
+d'admiration, quand on ne voit que la surface
+des moeurs civilisées. Le respect d'une convention
+qui prend sa source dans le respect de soi et
+des autres est une victoire bien signalée de la
+volonté sur l'instinct.</p>
+
+<p>Si c'est peu que cette décence extérieure qui,
+sous le nom de savoir-vivre, voile des abîmes
+de corruption, c'est déjà quelque chose. La
+sainteté pourrait consister dès aujourd'hui à
+identifier la vie secrète et cachée à ces apparences
+de pudeur, de bonté, d'hospitalité, de raison,
+qui sont le code de la bonne compagnie. Pourquoi
+non? Où est l'obstacle? Pourquoi toute
+parole aimable ne serait-elle pas l'expression
+d'une âme aimante? Pourquoi toute allure de
+pudeur ne serait-elle pas la manifestation d'une
+conscience épurée? Pourquoi tout simulacre
+d'obligeance ne prendrait-il pas sa source dans
+la joie d'assister son semblable? Pourquoi toute
+discussion de l'intelligence ne reposerait-elle pas
+avant tout sur le désir de s'instruire?</p>
+
+<p>Avoue que, si nous arrivions à marier la politesse
+parfaite à une parfaite sincérité, nous
+serions déjà, sans sortir de nos lois et de nos
+usages, montés à un degré supérieur d'excellence
+et de joie intérieure.</p>
+
+<p>La joie intérieure, voilà un grand mot! C'est
+le premier des biens, parce qu'il est le seul qui
+nous appartienne réellement. Je ne vois pas que
+beaucoup de gens s'en préoccupent et le cherchent.
+La masse court aux satisfactions de
+l'instinct: les vicieux s'efforcent d'exaspérer
+leurs appétits pour mieux sentir l'intensité de la
+vie animale; les ambitieux se vouent à une
+anxiété incessante qui bannit la joie du sanctuaire
+de leur âme; des esprits plus élevés se
+vouent à des études dont le but défini n'est
+souvent que la satisfaction d'une curiosité spéciale;
+les coeurs passionnés cherchent leur
+ivresse et leur expansion dans l'amour, sans
+songer à en faire quelque chose de plus noble
+que la volonté d'amasser deux orages et de
+choquer douloureusement deux courants électriques.
+Où sont les hommes qui cherchent sincèrement
+à se rendre meilleurs sans prétendre à un
+paradis fait à leur guise, en acceptant dans l'avenir
+éternel toutes les éventualités, toutes les
+fonctions, toutes les épreuves, quelles qu'elles
+soient, que l'inconnu nous réserve? Cette résignation,
+non mystique ni fanatique, mais confiante
+et digne, serait déjà un pas vers la
+sainteté.</p>
+
+<p>Quelle difficulté insurmontable éprouvons-nous
+donc à nous placer ainsi dans le sentiment
+de l'infini avec une bravoure calme et un modeste
+sentiment de nos forces? Où serait la
+vanité de travailler le <i>moi</i> comme un lapidaire
+taille et polit une pierre précieuse? La vertu
+peut avoir aussi son instinct pour ainsi dire
+<i>spécifique</i>, son besoin ardent et soutenu d'élever
+dans l'individu le niveau intellectuel de la race.
+Pour peu que l'on s'y essaie, on découvre en
+soi une docilité que l'on ne se connaissait pas,
+de même que l'esprit généreux qui entreprend
+un grand et noble travail est tout surpris de
+sentir en lui un nouveau lui-même qui s'éveille,
+se révèle et semble dicter ses lois à l'ancien.
+C'est la troisième âme, c'est ce que les artistes
+inspirés appellent l'<i>autre</i>, celle qui chante quand
+le compositeur écoute et qui vibre quand le
+virtuose improvise. C'est celle qui jette brûlante
+sur la toile du maître l'impression qu'il a cru
+recevoir froidement. C'est celle qui pense quand
+la main écrit et qui fait quelquefois qu'on
+exprime <i>au delà</i> de ce que l'on songeait à exprimer.
+Enfin c'est elle qui n'ergote pas, qui n'a
+plus besoin de raisonner, mais qui peut et qui
+veut; elle est là, agissante à notre insu le plus
+souvent, cherchant à nous élever vers le foyer
+de la science infinie; mais nous ne la connaissons
+pas, nous avons peur d'elle. Nous croyons
+qu'elle usera trop vite les ressorts de notre frêle
+machine. L'instinct de la conservation nous
+empêche de la suivre sur les cimes. C'est une
+peur lâche, résultat de notre ignorance, car c'est
+elle qui est la vie irréductible, et, si son embrassement
+nous donnait la mort, ce serait une
+mort bien douce, bien enviable et bien féconde,
+le réveil dans la lumière!</p>
+
+<p>Mais ne nous livrons pas trop à l'enthousiasme
+sans contrôle. N'oublions pas qu'il s'agit de
+rendre la vérité accessible même aux esprits
+froids, pourvu qu'ils soient épris de la vérité.</p>
+
+<p>L'analyse complète de l'homme, <i>âmes et corps</i>,
+nous conduirait certainement à une notion
+complète de la Divinité, <i>corps et âmes</i>.&mdash;En
+distinguant en nous trois étages de facultés,
+nous nous rendrions compte des trois étages de
+puissance de la vie universelle. Nous ne sortirons
+d'aucun problème par la notion de dualité,
+puisque toute dualité représente deux contraires.
+Ce que je dis là est aussi vieux que le monde
+pensant. C'est l'éternel symbole. D'où vient qu'il
+n'a reçu aucune application scientifique qui
+puisse se traduire en philosophie certaine pour
+les lois de la vie morale et les actes de la vie
+pratique? Les explications des trinités théologiques
+sont des figures confuses mal comprises
+ou mal définies par les hommes du passé. La
+définition que je te propose ne vaut peut-être
+pas mieux. La technologie vulgaire, dont il n'est
+pas permis à mon humilité de se dégager, est
+encore très-insuffisante pour résumer une vision
+plus ou moins nouvelle du vieux thème de
+l'humanité. A des conceptions vraiment neuves
+il faudra certes un langage nouveau.</p>
+
+<p>Mais, quelque mal exprimée que soit ma
+définition, elle ne m'apparaît pas comme un vain
+songe que le réveil dissipe. J'ai besoin d'un Dieu,
+non pour satisfaire mon égoïsme ou consoler
+ma faiblesse, mais pour croire à l'humanité dépositaire
+d'un feu sacré plus pur que celui auquel
+elle se chauffe. Jamais on ne me fera
+comprendre que le cruel, l'injuste et le farouche
+soient des lois sans cause, sans but et sans
+correctif dans l'univers. La compensation que le
+malheureux demande à Dieu dans une vie
+meilleure est une réclamation toute personnelle
+que Dieu pourrait fort bien ne pas écouter, si
+elle n'était le cri énergique et déchirant de
+l'humanité entière. Nulle théorie sérieuse n'a
+encore présenté le sentiment et le besoin de la
+justice comme une illusion. Le moment où
+l'homme renoncerait à posséder cet idéal marquerait
+la fin de sa race et le ferait redescendre
+à l'animalité, dont il est peut-être issu. S'il
+existe une doctrine qui envisage ce résultat
+comme digne d'être poursuivi, je lui refuse tout
+au moins d'avoir pour guide la <i>raison</i>, puissance
+si hautement invoquée par les sceptiques.</p>
+
+<p>Non, il n'y a pas de raison véritable sans
+sagesse; c'est par la sagesse seule que la raison,
+s'élevant à l'état de vertu, devient respectable.
+La sagesse entraîne et réclame impérieusement
+la justice, et, s'il n'y a ni justice ni sagesse dans
+l'âme de l'univers, il n'y en a jamais eu, il n'y
+en aura jamais dans celle de l'homme. Que devient
+la morale, devant laquelle pourtant toutes
+les écoles s'inclinent et toutes les discussions
+cessent, si l'homme ne peut puiser à une source
+certaine les premières conditions de la moralité?</p>
+
+<p>Il existe donc dans l'univers une pensée souveraine
+faite de lumière et d'équité. Si les
+faits extérieurs simulent de temps à autre, par
+des désastres partiels, l'indifférence d'un destin
+inexorable, ne nous arrêtons pas à ces apparences
+indignes de troubler une philosophie
+sérieuse. Il est bien certain que la plupart des
+maux inhérents à notre espèce, maladies, passions,
+guerres, égarements, sont notre propre
+ouvrage, c'est-à-dire le résultat de l'élan déréglé
+ou de l'aveugle inertie de l'âme spécifique. Cette
+âme impersonnelle, ce moteur aveugle que les
+uns respectent trop, que les autres ne respectent
+pas assez, est chez nous un agent de destruction
+tout aussi bien qu'un agent de conservation.
+Chose frappante, et qui témoigne de la nécessité
+de la troisième âme, l'instinct de l'homme est
+inférieur à celui des animaux. Les animaux ont
+le discernement des aliments salutaires ou nuisibles,
+la prévision jamais en défaut des besoins
+de la vie et des influences de l'atmosphère pour
+eux et pour leur progéniture. Aucun vice particulier,
+aucun excès de nourriture, aucune ivresse
+d'amour ne fait oublier à une pauvre petite
+femelle de papillon qui va mourir après sa ponte
+de se dépouiller le ventre de son duvet pour
+envelopper et tenir chaudement ses oeufs destinés
+à passer l'hiver avant d'éclore. Il semble,
+devant une multitude de faits observés, que l'animal
+ait deux âmes aussi, l'instinctive et celle
+qui raisonne. Peut-être devrait-on oser l'affirmer,
+puisqu'à toute heure la prévoyance, le dévouement,
+le discernement et la modération de la
+bête semblent faire la critique de nos aveuglements
+et de nos excès. Avec l'hypothèse des
+trois âmes, l'animal, doué des deux premières,
+s'explique et cesse d'être un problème insoluble.
+La troisième âme complète l'homme: «Il n'est,
+a dit Pascal, ni ange ni bête.» Pascal est resté
+garrotté ici par la notion de dualité. L'homme
+est bête, homme et ange. .</p>
+
+<p><i>La plante, placée à l'étage inférieur, a sans
+doute l'âme inconsciente, spécifique.</i> Ainsi seraient
+expliqués les deux royaumes de la vie, improprement
+nommés règnes de la nature.</p>
+
+<p>L'homme a donc à se préoccuper des trois
+supports de son existence normale, dirai-je
+latente? Non, le monde caché s'ouvre peu à peu
+et beaucoup ont pénétré dans la troisième sphère,
+croyant n'être que dans la seconde.</p>
+
+<p>L'homme, parvenu à l'apogée de ses facultés,
+saura conjurer les fléaux matériels. Quand il accuse
+l'âme de l'univers de frapper son âme par
+le déchirement des morts prématurées, c'est lui-même,
+c'est son espèce qu'il devrait accuser de
+paresse et d'ignorance. Loin de se décourager
+d'invoquer la grande âme, il devrait s'élever de
+plus en plus vers elle pour sortir des ténèbres.
+En l'interrogeant dans la portion de lui-même
+qu'elle habite plus spécialement, il trouverait
+une réponse nette qui serait le remède à sa douleur.
+Cette réponse que l'on traite de vague
+espérance, c'est la perpétuité du <i>moi</i>, qui ordonne
+d'entrevoir une meilleure existence pour
+les chers innocents que nous pleurons. Nous le
+connaissons, nous l'avons bu ensemble, ce calice,
+le plus amer qui soit versé dans la vie de famille.
+J'ose dire que la douleur de l'aïeule, qui sent
+dans ses entrailles et dans sa pensée la douleur
+du fils et de la fille en même temps que la
+sienne propre, est la plus cruelle épreuve de son
+existence. La blessure faite à l'instinct et à la
+réflexion ne se ferme pas. C'est alors qu'il faut
+monter au sanctuaire de la croyance qui est
+celui de la raison supérieure; c'est alors qu'il
+faut soumettre les notions de justice personnelle
+aux notions de justice universelle. Si Dieu a pris
+cette âme qui était le plus pur de nous-mêmes,
+c'est qu'il la voulait heureuse, disent les chrétiens.
+Disons mieux, Dieu n'a pas pris cette âme:
+c'est notre science humaine, c'est notre puissance
+spécifique qui n'ont pas su la retenir; mais Dieu
+l'a reçue, elle est aussi bien sauvée et vivante
+dans son sein, cette petite parcelle de sa divinité,
+que l'âme plus complexe d'un monde qui
+se brise. Elle n'y est pas perdue et diffuse dans
+le grand tout, elle a revêtu les insignes de la
+vie, d'une vie supérieure immanquablement; elle
+respire, elle agit, elle aime, elle se souvient!</p>
+
+<p>Dans le refuge de la seconde âme, celle qui
+résonne et choisit, nous trouvons encore des
+éléments de force et de guérison relative; celle-ci,
+c'est l'âme sociale où le sentiment parle au
+sentiment. Il nous reste toujours, si nous sommes
+dans le juste et l'humain, quelqu'un à
+chérir sur la terre. A la consolation de cet être,
+n'y en eût-il qu'un seul, nous devons notre
+courage, et, si nous ne le devons à aucun individu,
+si nous sommes sans famille et séparés de
+nos amis, nous le devons à tous nos semblables,
+l'idée de solidarité et de fraternité étant commune
+à l'âme sociale et à l'âme métaphysique.</p>
+
+<p>Mais voici l'aube! Pendant que je te résume
+l'objet, assez flottant jusqu'ici, de quelques-uns
+de nos entretiens, tu poursuis avec une énergie
+soutenue des études spéciales, où ta pensée rencontre
+souvent la préoccupation de ce <i>moi</i> divin
+interrogeant les mystérieuses fonctions de la vie
+instinctive. Je vais aller éteindre ta lampe, à
+moins que je n'aille avec toi voir coucher les
+étoiles rouges et bleues dans la pâleur de l'horizon.
+Les oiseaux ne chantent pas encore, nos
+enfants dorment. Leur adorable mère s'est
+retirée de bonne heure, s'arrachant avec courage
+aux enjouements de la veillée, pour assister au
+réveil de ses petits anges. Un silence solennel
+plane sur cette chaude nuit. La matière repose,
+et pourtant ton chien rêve de chasse ou de
+combats. La <i>plusie</i> argentée voltige autour des
+fenêtres d'où s'échappe un rayon de lumière. La
+chouette, qui semble portée par l'air immobile
+et muet, glisse discrètement sous les branches.
+Tout un monde nyctalope s'agite autour de nous
+sans bruit. Nous éprouvons la sensation d'un bien-être
+diffus dans toute la nature estivale.... Est-ce
+l'âme spécifique qui répercute seule en nous ce mélange
+de calme suprême et d'activité mystérieuse
+répandus dans les dernières ombres? Il y a quelque
+chose de plus; notre âme personnelle observe
+et compare, notre âme divine perçoit et savoure.</p>
+
+<p>Bonsoir, je veux dire bonjour, car un rayon
+rose monte là-bas derrière les vieux noyers. Endormons-nous
+comme nous nous réveillerons, en
+nous aimant!</p>
+<br><br>
+<p>22 juillet.</p>
+
+<p>Tu n'en as pas assez? tu veux un résumé de
+cette doctrine? Oh! je ne donne pas ce titre
+pompeux à ma notion personnelle de l'univers,
+toute notion de ce genre est trop forcément incomplète
+pour s'affirmer comme une découverte;
+c'est un essai de méthode, et rien de plus.
+L'homme n'en est pas encore à posséder autre
+chose qu'un instrument de travail intellectuel que
+chacun tâche d'adapter à son cerveau, comme
+l'ouvrier mécontent des instruments imparfaits
+qu'il trouve dans le commerce cherche à
+s'en fabriquer un qui réponde à la conformation
+de sa main. Il y a une vérité d'ensemble,
+corollaire de toutes les vérités de détail. Personne
+ne peut nier cette proposition sans une défiance
+qui va jusqu'au mépris de la vérité.</p>
+
+<p>Pour parvenir à la possession de cette vérité
+suprême, l'homme doit s'exciter, se perfectionner,
+se rendre apte à la saisir et à l'élucider; c'est
+toute une éducation qu'il doit acquérir et s'imposer
+à travers des angoisses et des difficultés
+qui exerceront et décupleront sa force morale.
+La plupart des méthodes qu'il a inventées sont
+restées sans résultat général, et les plus belles,
+les plus ingénieuses, n'ont pas toujours été les
+plus efficaces; elles n'ont pas réussi à élever
+l'esprit humain plus haut que l'antithèse, qui
+est une impasse.</p>
+
+<p>En cherchant Dieu dans l'univers, l'homme
+n'a pu que le chercher en lui-même, c'est-à-dire
+en se servant de l'induction personnelle et
+directe. Le premier sauvage qui a invoqué une
+puissance supérieure à la nature ennemie s'est
+dit: «Je suis trop faible; appelons un être fort
+dans la nuée et dans la foudre pour éclater sur
+les obstacles de ma vie.» De là le sentiment de
+la toute-puissance.</p>
+
+<p>Le premier croyant qui a constaté l'insuffisance
+des sacrifices s'est dit qu'il fallait persuader ce
+Dieu qui ne se laissait point acheter par des
+offrandes. Il a cherché dans son coeur la fibre
+tendre et suppliante, et il s'est dit, en se sentant
+adouci, que son Dieu devait être bon.</p>
+
+<p>Le premier philosophe qui a contemplé ou
+subi l'injustice du destin s'est dit à son tour
+qu'il devait y avoir dans la pensée divine, dans
+l'âme de l'univers, quelque refuge contre cette
+injustice. En se sentant pénétré d'horreur pour
+l'injuste, il s'est senti juste, et aussitôt il a attribué
+à son Dieu une justice si exacte et si étendue,
+que les maux soufferts en cette vie devaient se
+convertir dans sa main en bienfaits éternels.</p>
+
+<p>Trouvera-t-on un autre procédé que ces
+moyens naïfs d'apercevoir la Divinité? Est-ce la
+science qui remplacera le sens humain? Mais la
+science n'est elle-même qu'une méthode humaine
+pour chercher la vérité extra-humaine; ce sont
+nos sciences exactes qui ont mesuré l'espace et
+conçu l'infini. Ce sont nos sciences naturelles
+qui ont classé méthodiquement les oeuvres de la
+nature.</p>
+
+<p>Il s'est trouvé que l'univers donnait pleine
+confirmation aux sciences exactes, et que la
+nature terrestre pouvait se prêter au classement,
+Donc, le vrai est au delà de l'homme, mais ne
+peut être prouvé à l'homme que par l'homme.
+Ceux qui font intervenir le miracle, l'interversion
+des lois naturelles pour faire apparaître
+Dieu au sommet de leur extase, ne peuvent plus
+être traités sérieusement. Il faut que l'homme
+trouve lui-même son Dieu par les moyens qui
+lui sont propres et qui lui ont fait trouver tout
+ce qu'il possède de vrai. Toute conception d'une
+abstraction parfaite a son siége dans notre intelligence
+et sa raison d'être dans notre coeur.</p>
+
+<p>Pour percevoir l'idéal en dehors de soi, il faut
+donc le percevoir en soi. Pour connaître Dieu,
+l'homme doit se connaître, et mon avis est qu'il
+ne l'ignore que parce qu'il s'ignore lui-même.</p>
+
+<p>Certaines études ont conduit tristement quelques-uns
+à ne reconnaître en nous que l'âme
+spécifique, la plupart des autres ont confondu
+cette première région de la vie commune à l'espèce
+avec la seconde, siége de la vie individuelle.
+Ce mélange de liberté et de fatalité n'a pu trouver
+de solution pratique, puisque la discussion
+continue sous tous les noms et sous toutes les
+formes. Le christianisme a dû expliquer le mal
+par l'intervention du diable, et il y a encore
+des gens qui croient au diable, la logique de
+leur croyance exigeant cette bizarre hypothèse.</p>
+
+<p>Pourtant on s'est généralement arrêté à la notion
+d'une vie instinctive et d'une vie intellectuelle,
+et on a fait procéder nos contradictions intérieures
+du combat sans issue de ces deux natures.
+La notion de l'univers, moulée sur cette notion
+de nous-mêmes, est restée problématique, et confond
+encore de très-grands esprits qui ne s'expliquent
+ni son ordre admirable, ni ses désordres
+effrayants.</p>
+
+<p>Ne pas consentir à ce que l'univers soit ce
+qu'il est, c'est ne pas consentir à être ce que
+nous sommes, et le considérer comme une énigme,
+c'est se résoudre à ne jamais déchiffrer celle de
+notre propre vie. Pouvons-nous nous arrêter là?
+Pour ma part, je le voudrais en vain.</p>
+
+<p>J'appelle donc à notre aide une méthode qui
+fasse entrer l'homme dans la notion de <i>trinalité</i>,
+applicable à l'univers et à lui. Je crois que ce
+n'est certes point assez pour clore la série de nos
+études. Le vieux monde a trouvé, dans les profondeurs
+de sa métaphysique mystérieuse, ce
+nombre trois, qui n'est pas dépassé, puisqu'il
+n'est pas encore généralement admis. Nos efforts
+actuels devraient tendre à le faire comprendre
+et accepter en attendant mieux. Ce serait un
+grand pas de fait.</p>
+
+<p>Je sais fort bien qu'aucune méthode ne peut
+répondre sans réplique à toutes les questions
+que l'homme se pose. La plus grave est celle-ci:</p>
+
+<p>Pourquoi Dieu, qui pouvait tout, n'a-t-il pas
+tout réglé en vue d'un idéal auquel l'homme
+peut arriver d'emblée sans passer par l'âge de
+barbarie, et pourquoi cet âge d'ignorance et de
+bestialité a-t-il encore tant d'âmes soumises à
+son empire, même au sein de la civilisation raffinée
+de notre temps? Il ne tenait qu'au <i>Créateur</i>
+de nous faire plus éducables et de nous
+initier plus promptement à l'intelligence de sa loi.</p>
+
+<p>S'il y a un Dieu antérieur à la création, et
+qu'elle soit son ouvrage, si l'univers a eu un commencement,
+si une âme magique a soufflé sur la
+matière inerte à un moment donné pour la faire
+tressaillir et penser, enfin si le Dieu que l'humanité
+doit admettre est celui des antiques théodicées,
+ces questions resteront à jamais sans réponse.</p>
+
+<p>Mais si, écartant ces poëmes symboliques,
+nous nous contentons de comprendre l'âme de
+l'univers par l'induction rigoureuse, qui est le
+seul rapport possible entre elle et nous, nous
+sommes forcés de croire qu'il y a un créateur perpétuel
+sans commencement ni fin dans une création
+éternelle et infinie. Si l'univers a commencé,
+Dieu a commencé aussi; c'est ce que n'admet
+aucune métaphysique, aucune philosophie.</p>
+
+<p>L'univers avec ses lois immuables existe par
+lui-même, il est Dieu, et Dieu est universel.
+Dieu est un corps et des âmes. Il faudrait peut-être
+dire que dans son unité il a des corps et
+des âmes à l'infini, car, dans le fini où nous
+rampons, nous ignorons le chiffre de nos organes
+matériels et intellectuels. «Quel oeil, quel
+microscope est jamais descendu dans les profonds
+abîmes du monde cérébral? Dans ce petit espace
+remuent des systèmes plus complexes que les
+systèmes célestes, des constellations organiques
+plus étonnantes que celles qui parsèment l'infini.
+Une force unique détermine les formes et les
+mouvements des grands corps qui courent dans
+l'espace; mais ici sont enfermées des forces sans
+nombre comme en champ clos, elles s'y marient,
+s'y épousent, s'y fécondent, s'y métamorphosent
+sans relâche....</p>
+
+<p>»L'oeuvre de l'anatomie, toute descriptive,
+est jusqu'ici demeurée stérile. Elle peint des
+tissus, des éléments anatomiques, elle ignore la
+dynamique de ces petits édifices moléculaires.
+Elle reste en face de ces amas cellulaires comme
+un oeil ignorant en face des désordres lumineux
+du ciel. Elle connaît les caractères d'un livre,
+elle ignore le sens des mots<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Laugel, <i>Problèmes de l'âme</i>.</blockquote>
+
+<p>Vous qui proclamez la méthode exclusivement
+expérimentale, il ne faudrait peut-être pas tant
+affirmer qu'elle suffit. Jusqu'à ce jour, elle ne
+suffit pas, elle ne sait pas, elle n'a pas trouvé.
+Tout comme les études psychiques, vos études
+ont encore besoin d'un peu de modestie.</p>
+
+<p>Il existe un très-beau livre, très-peu connu, de
+notre digne ami M. Léon Brothier<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>, qui répond
+à bien des propositions et résout bien des
+doutes. Il t'a semblé ardu, et pourtant il est
+charmant dans sa profondeur, et l'on y sent la
+bonhomie de la Fontaine, pour ne pas dire celle
+de Leibnitz. Il conclut en d'autres termes, tantôt
+plus savants, tantôt plus aimables que ceux que
+j'emploie ici, à la nécessité d'une triple vue sur
+le monde des faits et des idées. Je ne suis pas
+de force à proclamer qu'il ne se trompe en
+rien, que, après l'avoir lu attentivement, je pense
+par lui et avec lui sur toute chose. Je ne sais,
+mais il m'a puissamment aidé à me dégager de
+la notion de dualité qui nous étouffe, et j'ose
+dire que cette notion ne résiste pas à sa critique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> <i>Ébauche d'un glossaire du langage philosophique</i>.
+Paris, 1853.</blockquote>
+
+<p>Avant lui, les travaux de Pierre Leroux, de
+Jean Reynaud et de son école avaient porté de
+grands coups aux vieilles méthodes de l'antithèse,
+beaucoup d'autres nobles esprits ont cherché à
+traduire les trois personnes divines de la théologie
+par des notions vraiment philosophiques.
+Moi, je demande, je cherche une explication
+plus facile à vulgariser, et surtout l'abandon de
+cette vision trinitaire céleste qui supprime le
+corps et ne peut pas supprimer Satan. Je ne
+peux pas me représenter un Dieu hors du monde,
+hors de la matière, hors de la vie.</p>
+
+<p>Les attributs appréciables de la Divinité, que,
+par un grand progrès, nous pourrions classer en
+trois ordres principaux, n'ont pas de limites appréciables
+à l'esprit humain, puisque l'esprit
+humain ne sait pas encore la limite de ses propres
+facultés et s'obstine à ne s'en attribuer que
+deux, privées de régulateur et de lien.</p>
+
+<p>Ne va pas croire qu'en donnant le nom de <i>troisième</i>
+âme, d'âme supérieure en contact avec
+l'universel, au troisième ordre encore peu défini
+de nos facultés vitales, je sois tenté de croire
+cette âme impersonnelle et de l'abîmer en
+Dieu. Je n'en suis pas là; je pense avec nos
+ancêtres de la Gaule que l'homme ne pénétrera
+jamais dans <i>Ceugant</i>, et je ne les suis pas dans
+cette notion que Dieu lui-même puisse habiter
+l'<i>absolu</i> du druidisme. La fin d'un monde ne
+me surprend pas, mais la fin de l'univers n'entre
+pas dans ma tête. L'existence diffuse, la disparition
+du moi, l'extinction de la personne, me
+paraissent l'écroulement de la Divinité elle-même.</p>
+
+<p>Mais voici l'heure du bain. Là-bas, sous les
+trembles, gronde une petite cascade de diamants
+qui nous appelle, et qui s'épanche en fuyant
+dans l'allée de verdure, sous les gros arbres
+penchés en forme de ponts, sous les guirlandes
+de houblon et de rosiers sauvages. Il y a là de
+petits jardins naturels que le courant baigne et
+qu'un furtif rayon de soleil caresse; il y a des
+îles de salicaires et de spirées, des rivages de
+scutellaires et des presqu'îles d'épilobes. Une
+délicieuse fraîcheur nous attend dans cette oasis,
+ta fille y baigne ses poupées, et la vieille laveuse
+qui tord et bat son linge au bas de l'écluse
+s'arrête et sourit en voyant cette enfance et cette
+joie. Tout est salubre et charmant dans ce petit
+coin où j'ai rêvé autrefois d'une <i>fadette</i> et d'un
+<i>champi</i>. Couché dans l'eau et à demi assoupi
+sous l'ombre charmeresse, j'ai senti cent fois
+mon âme instinctive se mettre en parfait accord
+avec mon âme réflective, pour savourer et pour
+rêver. L'instinct <i>thermique</i> a son siége dans une
+de nos <i>âmes</i>, à ce que disent les physiologistes.
+Je ne vois point que ces instincts de la vie impersonnelle
+soient aussi impersonnels qu'on le
+dit. Ils produisent des effets très-divers selon
+les individus, et, loin d'être toujours les ennemis
+de l'âme personnelle, ils lui procurent souvent,
+par la sympathie nerveuse qui unit leurs
+foyers, un état de santé morale que l'esprit isolé
+de la matière ne trouverait pas.</p>
+
+<p>Il y aurait bien des choses encore à dire sur cette
+âme inférieure, véritable soutien d'une vie normale,
+fléau d'une vie corrompue. Je t'avoue que,
+si je la traite d'<i>inférieure</i>, c'est parce que, en
+lisant Laugel, je me suis imprégné à mon insu
+de sa technologie. Il est difficile de se préserver
+de cet entraînement en suivant la pensée d'un
+éloquent écrivain; mais, en y réfléchissant, en
+reprenant possession de mon moi intérieur, je
+trouve qu'il a trop vu la face excessive et repoussante
+de cette âme qu'il qualifie de <i>spécifique</i>.
+D'abord est-elle spécifique d'une manière
+absolue? offre-t-elle à des degrés identiques les
+tendances nombreuses de la vitalité? est-elle la
+même dans un sujet malade et dans un individu
+sain? Dans tous les cas, son rôle n'est pas la
+satisfaction isolée d'elle-même, puisqu'il lui faut
+l'assistance du cerveau, c'est-à-dire de la faculté
+de comparer, pour arriver à son entier développement
+de jouissance. L'amour chez l'homme
+distingue la beauté de la laideur en toute chose.
+Ses appétits s'aiguisent par la qualité des aliments.
+L'âme instinctive dans un sujet normal
+serait donc la soeur jumelle ou l'épouse irrépudiable
+de l'âme personnelle. Cette âme, dite
+<i>supérieure</i>, n'est supérieure que dans notre appréciation.
+Elle a besoin du contentement et du
+consentement de l'âme instinctive pour être lucide,
+et, de ce que cette princesse daigne absorber
+les fruits de vie que cette paysanne lui cultive,
+il ne résulte pas que l'âme universelle
+maudisse l'une pour bénir l'autre. L'âme personnelle
+doit commander, cela est certain; mais
+nos préjugés sociaux nous font méconnaître l'égalité
+qui existe entre ce qui commande et ce
+qui obéit en vertu d'une fonction de réciprocité.
+La plante <i>obéit</i> à l'insecte quand elle subit
+l'effet de sa faim; mais, quand l'insecte féconde
+la plante en transportant sa poussière séminale
+de fleur en fleur, il <i>sert</i> la plante.</p>
+
+<p>Tel est à peu près l'échange entre l'esprit et
+l'instinct. Ils se nourrissent et se fécondent mutuellement.
+Si l'esprit se plaint amèrement de
+la bête, c'est peut-être parce que la bête a aussi
+à se plaindre de l'esprit.</p>
+
+<p>Mais ce n'est pas mon état de tant philosopher,
+et je demande que ceux qui savent m'instruisent.
+Si j'ai lieu d'être reconnaissant envers
+quelques-uns, je suis impatienté contre plusieurs
+autres qui pourraient nous enseigner (ce n'est
+pas le talent qui leur manque), et qui ne nous
+apprennent rien.</p>
+
+<p>Vivons par toutes nos âmes, mais vivons en
+gens de bien, et, comme l'éphémère dans le
+rayon éternel, buvons le plus possible de chaleur
+et de lumière. En avions-nous donc trop,
+hélas! pour que l'on cherche à nous en ôter?</p>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+<h2>MÉLANGES</h2>
+
+<br><br>
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>UNE VISITE AUX CATACOMBES</h3>
+
+
+<p>... Terra parens...</p>
+
+<p>Ce qui nous frappa le plus en visitant les
+Catacombes, ce fut une source qu'on appelle
+le «puits de la Samaritaine».</p>
+
+<p>Nous avions erré entre deux longues murailles
+d'ossements, nous nous étions arrêtés devant
+des autels d'ossements, nous avions foulé aux
+pieds de la poussière d'ossements. L'ordre, le
+silence et le repos de ces lieux solennels ne
+nous avaient inspiré que des pensées de résignation
+philosophique. Rien d'affreux, selon
+moi, dans la face décharnée de l'homme. Ce
+grand front impassible, ces grands yeux vides,
+cette couleur sombre aux reflets de marbre, ont
+quelque chose d'austère et de majestueux qui
+commande même à la destruction. Il semble
+que ces têtes inanimées aient retenu
+quelque chose de la pensée et qu'elles défient
+la mort d'effacer le sceau divin imprimé sur
+elles. Une observation qui nous frappa et nous
+réconcilia beaucoup avec l'humanité, fut de
+trouver un infiniment petit nombre de crânes
+disgraciés. La monstruosité des organes de l'instinct
+ou l'atrophie des protubérances de l'intelligence
+et de la moralité ne se présentent que
+chez quelques individus, et des masses imposantes
+de crânes bien conformés attestent,
+par des signes sacrés, l'harmonie intellectuelle
+et morale qui réunit et anima des millions
+d'hommes.</p>
+
+<p>Quand nous eûmes quitté la ville des Morts,
+nous descendîmes encore plus bas et nous suivîmes
+la raie noire tracée sur le banc de roc
+calcaire qui forme le plafond des galeries. Cette
+raie sert à diriger les pas de l'homme dans les
+détours inextricables qui occupent huit ou neuf
+lieues d'étendue souterraine. Au bas d'un bel
+escalier, taillé régulièrement dans le roc, nous
+trouvâmes une source limpide incrustée comme
+un diamant sans facettes dans un cercle de
+pierre froide et blanche; cette eau, dont le
+souffle de l'air extérieur n'a jamais ridé la surface,
+est tellement transparente et immobile,
+qu'on la prendrait pour un bloc de cristal de
+roche. Qu'elle est belle, et comme elle semble
+rêveuse dans son impassible repos! Triste et
+douce nymphe assise aux portes de l'Érèbe,
+vous avez pleuré sur des dépouilles amies;
+mais, dans le silence de ces lieux glacés, vos
+larmes se sont répandues dans votre urne de
+pierre, et maintenant on dirait une large goutte
+de l'onde du Léthé.</p>
+
+<p>Aucun être vivant ne se meut sur cette onde
+ni dans son sein; le jour ne s'y est jamais reflété,
+jamais le soleil ne l'a réchauffée d'un regard
+d'amour, aucun brin d'herbe ne s'est
+penché sur elle, bercé par une brise voluptueuse;
+nulle fleur ne l'a couronnée, nulle
+étoile n'y a réfléchi son image frémissante.
+Ainsi, votre voix s'est éteinte, et les larves
+plaintives qui cherchent votre coupe pour s'y
+désaltérer, ne sont point averties par l'appel
+d'un murmure tendre et mélancolique. Elles
+s'embrassent dans les ténèbres, mais sans se
+reconnaître, car votre miroir ne renvoie aucune
+parcelle de lumière; et vous aussi, immortelle,
+vous êtes morte, et votre onde est un spectre.</p>
+
+<p>Larmes de la terre, vous semblez n'être point
+l'expression de la douleur, mais celle d'une
+joie terrible, silencieuse, implacable. Cavernes
+éplorées, retenez-vous donc votre proie avec délices,
+pour ne la rendre jamais à la chaleur du
+soleil? Mais non! on est frappé d'un autre sentiment
+en parcourant à la lueur des torches les
+funèbres galeries des carrières qui ont fourni à
+la capitale ses matériaux de construction. La
+ville souterraine a livré ses entrailles au monde
+des vivants, et, en retour, la cité vivante a
+donné ses ossements à la terre dont elle est
+sortie. Les bras qui creusèrent le roc reposent
+maintenant sous les cryptes profondes qu'ils
+baignèrent de leurs sueurs. L'éternel suintement
+des parois glacées retombe en larmes intarissables
+sur les débris humains. Cybèle en pleurs
+presse ses enfants morts sur son sein glacé,
+tandis que ses fortes épaules supportent avec
+patience le fardeau des tours, le vol des chars
+et le trépignement des armées, les iniquités et
+les grandeurs de l'homme, le brigand qui se
+glisse dans l'ombre et le juste qui marche à la
+lumière du jour. Mère infatigable, inépuisable
+nourrice, elle donne la vie à ceux-ci, le repos
+à ceux-là; elle alimente et protège, elle livre
+ses mamelles fécondes à ceux qui s'éveillent,
+elle ouvre ses flancs pleins d'amour et de pitié
+à ceux qui s'endorment.</p>
+
+<p>Homme d'un jour, pourquoi tant d'effroi à
+l'approche du soir? Enfant poltron, pourquoi
+tressaillir en pénétrant sous les voûtes du tombeau?
+Ne dormiras-tu pas en paix sous l'aisselle
+de ta mère? Et ces montagnes d'ossements
+ne te feront-elles pas une place assez large pour
+t'asseoir dans l'oubli, suprême asile de la douleur?
+Si tu n'es que poussière, vois comme la
+poussière est paisible, vois comme la cendre
+humaine aspire à se mêler à la cendre régénératrice
+du monde! Pleures-tu sur le vieux chêne
+abattu dans l'orage, sur le feuillage desséché
+du jeune palmier que le vent embrasé du sud a
+touché de son aile? Non, car tu vois la souche
+antique reverdir au premier souffle du printemps,
+et le pollen du jeune palmier, porté par le
+même vent de mort qui frappa la tige, donner
+la semence de vie au calice de l'arbre voisin.
+Soulève sans horreur ce vieux crâne dont
+la pesanteur accuse la fatigue d'une longue vie.
+A quelques pieds au-dessus du sépulcre où ce
+cadavre d'aïeul est enfoui, de beaux enfants
+grandissent et folâtrent dans quelque jardin paré
+des plus belles fleurs de la saison. Encore quelques
+années, et cette génération nouvelle viendra
+se coucher sur les membres affaissés de ses
+pères. Et pour tous, la paix du tombeau sera
+profonde, et toujours la caverne humide travaillera
+à la dissolution de ses squelettes.</p>
+
+<p>Bouche immense, avide, incessamment occupée
+à broyer la poussière humaine, à communier
+pour ainsi dire avec sa propre substance,
+afin de reconstituer la vie, de la retremper dans
+ses sources inconnues et de la reproduire à sa
+surface, faisant sortir ainsi le mouvement du
+repos, l'harmonie du silence, l'espérance de la
+désolation. Vie et mort, indissoluble fraternité,
+union sublime, pourquoi représenteriez-vous
+pour l'homme le désir et l'effroi, la jouissance
+et l'horreur? Loi divine, mystère ineffable, quand
+même tu ne te révélerais que par l'auguste et
+merveilleux spectacle de la matière assoupie et
+de la matière renaissante, tu serais encore Dieu,
+esprit, lumière et bienfait.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>DE LA LANGUE D'OC<br>
+
+ET<br>
+
+DE LA LANGUE D'OIL</h3>
+<br>
+
+<p>A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE
+<i>l'Éclaireur de l'Indre.</i></p>
+
+<p>Monsieur,</p>
+
+<p>J'ai entendu dire par certains savants que la
+diversité des langues venait de la différence des
+climats. Ils soutiennent que, si le norvégien est
+rude et guttural, et le toscan musical et doux,
+cela provient de, ce que, en Norvège, les eaux et
+les vents grondent et mugissent, tandis qu'en
+Italie, ils font entendre un murmure mélodieux.</p>
+
+<p>Cette théorie sur la diversité des langues, basée
+sur l'onomatopée, ne me va pas. Je m'en
+tiens à la tour de Babel. La confusion des langues
+doit être de droit divin. Cette explication me
+plaît parce qu'elle est beaucoup moins savante
+et beaucoup moins embrouillée. Ne voit-on pas,
+d'ailleurs, le miracle se continuer de nos jours?
+Plus les sociétés vieillissent, moins les hommes
+s'entendent, moins ils se comprennent. Et n'a-t-on
+pas remarqué qu'une foule de dialectes
+naissaient d'une même langue, au sein d'une
+même nation?</p>
+
+<p>La langue de notre pays de France, la langue
+romane, presque aussi harmonieuse que
+celle des Grecs, au dire des connaisseurs, avait
+comme elle différents dialectes. Les deux principaux
+étaient le <i>provençal</i> et le <i>français</i> proprement
+dit, autrement la langue d'<i>oc</i> et la langue
+d'<i>oil</i>.</p>
+
+<p>Vous ne voyez peut-être pas encore où je veux
+en venir, monsieur le rédacteur. Un peu de patience,
+s'il vous plaît, nous arriverons.</p>
+
+<p>Le premier de ces dialectes était répandu dans
+le Midi; le second dans le Nord. Mais où commençait
+le pays de la langue d'<i>oc</i>, où finissait
+celui de la langue d'<i>oil</i>? Les uns disent que c'était
+la Loire qui formait la ligne de démarcation.
+Cela est vrai à partir de sa source jusqu'aux
+montagnes de l'Auvergne. De là, la frontière
+qui divisait les deux pays, se dirigeant à
+travers les montagnes de la Marche, aboutissait,
+en suivant une ligne droite, au pertuis d'Antioche.</p>
+
+<p>Nous y voilà, monsieur le rédacteur. Les poëtes
+du pays de la langue d'<i>oc</i> s'appelaient <i>troubadours</i>;
+on nommait <i>trouvères</i> ceux de la langue
+d'<i>oil</i>. Ainsi, à partir de la province de la
+Marche jusqu'à la frontière du nord, <i>français</i>,
+proprement dit, et <i>trouvères</i> c'est le pays de
+Rabelais, de Paul-Louis Courier et de Blaise
+Bonnin; à partir, au contraire, de la même province
+jusqu'aux rives de la Durance, dialecte
+provençal et <i>troubadours, troubadours</i> purs; nos
+braves voisins de la Marche peuvent seuls revendiquer
+les deux qualités; car, pour le dire
+en passant, c'est au milieu de leur pays qu'était
+assise la noble forteresse de Croizan. C'était là,
+au confluent de la Creuse et de la Sedelle, que
+passait la ligne séparative des deux dialectes.</p>
+
+<p>Vous savez mieux que moi, monsieur le rédacteur,
+qu'on a beaucoup et savamment écrit
+sur les <i>troubadours</i> et les <i>trouvères</i>. Mais il nous
+importe, à nous qui habitons le pays de la
+langue d'<i>oil</i>, de prouver que les seconds l'emportaient
+sur les premiers.</p>
+
+<p>Je m'en réfère au jugement d'un homme compétent
+sur la matière, à celui de M. de Marchangy,
+écrivain monarchique et religieux s'il
+en fut. Il dit que les <i>troubadours</i> ont excité une
+admiration que le faible mérite de leurs compositions
+ne peut suffisamment justifier. Il ajoute
+que les <i>trouvères</i>, «moins connus et plus dignes
+de l'être, ont fait briller une imagination
+riche et variée dans ses jeux, et ont laissé des
+ouvrages où n'ont pas dédaigné de puiser Boccace,
+l'Arioste, la Fontaine et Molière».</p>
+
+<p>Admettons cependant qu'un <i>troubadour</i> puisse
+lutter contre un <i>trouvère</i> avec quelque espoir
+de succès; du moins faudra-t-il qu'ils écrivent
+chacun dans leur langue; mais qu'un habitant
+du pays des trouvères s'avise de composer en
+dialecte provençal, ou qu'un troubadour pur
+sang, un <i>indigène des régions Lémoricques</i> se
+permette d'écrire dans le langage de Rabelais,
+nous verrons, ma foi, de belle besogne!</p>
+
+<p>Si vous rencontrez jamais un infortuné <i>troubadour</i>
+qui veuille entrer en lutte avec notre
+ami Blaise Bonnin, et s'évertuer à parler notre
+patois berrichon, citez-lui, je vous prie, le chapitre
+VI du livre II de <i>Pantagruel</i>.</p>
+
+<p>C'est une petite leçon que Rabelais donnait
+aux écoliers de son temps, et dont ceux du
+nôtre feront bien de profiter.</p>
+
+<p>Si ce passage ne dégrise pas le malencontreux
+orateur, il faudra désespérer de sa raison.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3> VI</h3>
+
+<h3><i>Comment Pantagruel rencontra ung Limosin qui
+contrefaisoit le languaige françoys.</i></h3>
+<br>
+
+<p>«Quelque jour, je ne sçay quand, Pantagruel
+se pourmenoit après souper avecques ses compaignons,
+par la porte d'ond l'on va à Paris: là
+rencontra ung escholier tout joliet, qui venoit
+par icelluy chemin; et, après qu'ils se feurent
+saluez, luy demanda:</p>
+
+<p>»&mdash;Mon amy, d'ond viens-tu à ceste heure?</p>
+
+<p>»L'escholier lui respondist:</p>
+
+<p>»&mdash;De l'alme, inclyte et celebre academie
+que l'on vocite Lutece<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>.</p>
+
+<p>»&mdash;Qu'est-ce à dire? dist Pantagruel à ung
+de ses gens.</p>
+
+<p>»&mdash;C'est, respondist-il, de Paris.</p>
+
+<p>»&mdash;Tu viens doncques de Paris? dit-il. Et à
+quoi passez-vous le temps, vous aultres messieurs
+estudians audict Paris?</p>
+
+<p>»Respondist l'escholier:</p>
+
+<p>»&mdash;Nous transfretons la Sequane au dilucule
+et crepuscule: nous deambulons par les compites
+et quadeivies de l'urbe, nous despumons
+la verbocination latiale; et, comme versimiles
+amorabonds, captons la benevolence de l'omnijuge,
+omniforme et omnigene sexe feminin<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup>9</sup></a>...</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> «De la belle, remarquable et célèbre académie que l'on
+appelle Paris.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9"> (retour) </a> «Nous passons la Seine soir et matin. Nous nous promenons
+sur les places et dans les carrefours de la ville.
+Nous parlons la langue latine; et, comme vrais amoureux,
+nous captons la bienveillance du sexe féminin, le juge suprême,
+possesseur de toutes les formes et le générateur
+Universel.»</blockquote>
+
+<p>»A quoi Pantagruel dist:</p>
+
+<p>»&mdash;Que diable de languaige est cecy? par
+Dieu tu es quelque hereticque.</p>
+
+<p>»&mdash;Seignor, non, dist l'escholier, car libentissimement
+des ce qu'il illuccese quelque minutule
+lesche du jour, je demigre en quelqu'ung
+de ces tant bien architectez moustiers: et là, me
+irrorant de belle eau lustrale, grignotte d'un
+transon de quelque missique precation de nos
+sacrificules, et submirmillant mes precules horaires,
+eslue et absterge mon anime des es inquinamens
+nocturnes. Je revere les olympicoles. Je
+venere latrialement le supernel astripotent. Je
+dilige et redame mes proximes. Je serre les
+prescripz decalogicques; et, selon la facultatule
+de mes vires, n'en discede la late unguicule.
+Bien est veriforme qu'à cause que Mammone ne
+supergurgite goutte en mes locules. Je suis quelque
+peu rare et lent à supereroger les elecmosynes
+à ces egenes queritans leur stipe hostiatement<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup>10</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10"> (retour) </a> «Non, seigneur, dit l'écolier; car, dès que brille le
+moindre rayon de jour, je me rends de grand coeur dans
+quelqu'une de nos belles cathédrales, et, là, m'arrosant de
+belle eau lustrale, je chante un morceau des prières de
+nos offices. Et, parcourant mon livre d'heures, je lave et
+purifie mon âme de ses souillures nocturnes. Je révère
+les anges, je révère avec un culte particulier l'Éternel
+qui régit les astres. J'aime et je chéris mon prochain. J'observe
+les préceptes du Décalogue; et, selon la puissance
+de mes forces, je ne m'en écarte de la longueur de l'ongle;
+il est bien vrai que le dieu des richesses ne verse
+une goutte dans mes coffres, et c'est à cause de cela que
+je suis quelque peu rare et lent à faire l'aumône à ces
+pauvres qui vont demander aux portes.»</blockquote>
+
+<p>»&mdash;Eh bren, bren, dist Pantagruel, qu'est-ce
+que veult dire ce fol? Je croi qu'il nous
+forge ici quelque languaige diabolique, et qu'il
+nous charme comme enchanteur!</p>
+
+<p>»A quoi dist ung de ses gens:</p>
+
+<p>»&mdash;Seigneur, sans doubte, ce galant veult
+contrefaire la langue des Parisians; mais il ne
+faict qu'escorcher le latin et cuide ainsi pindariser;
+et luy semble bien qu'il est quelque
+grand orateur en françoys, parce qu'il dédaigne
+l'usance commune de parler.</p>
+
+<p>»A quoy dist Pantagruel:</p>
+
+<p>»&mdash;Est-il vrai?</p>
+
+<p>»L'escholier respondist:</p>
+
+<p>»&mdash;Signor messire, mon genie n'est point
+apte nate à ce que dist ce flagitiose nebulon,
+pour escorier la cuticule de votre vernacule
+gallicque; mais viceversement je gnave opere,
+et par veles et par rames je me entite de le locupleter
+par la redundance latinicome<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup>11</sup></a>.</p>
+
+<p>»&mdash;Par Dieu! dist Pantagruel, je vous apprendray
+à parler. Mais devant, respond moi,
+d'ond es-tu?</p>
+
+<p>»A quoy dist l'escholier:</p>
+
+<p>»&mdash;L'origine primere de mes aves et ataves
+feut indigene des régions Limoricques, où requiesce
+le corpore de l'agiotate sainct Martial<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup>12</sup></a>.</p>
+
+<p>»&mdash;J'entends bien, dist Pantagruel: Tu es
+Limosin pour tout potaige; et tu veulx ici contrefaire
+le Parisian. Or viens ça que je te donne
+un tour de pigne.</p>
+
+<p>»Lors le print à la gorge, lui disant:</p>
+
+<p>»&mdash;Tu escorches le latin; par sainct Jean, je
+te ferai escorcher le regnard, car je t'escorcheray
+tout vif.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11"> (retour) </a> «Seigneur messire, mon génie n'est pas apte à faire ce
+que dit ce mauvais fripon, je ne suis pas né pour écorcher
+la pellicule de votre français vulgaire, au contraire
+je mets tout mon soin, et, à l'aide de la voile et de la
+rame, je m'efforce de l'enrichir par l'imitation latine.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12"> (retour) </a> «L'origine première de mes aïeux et quadris aïeux fut
+indigène des régions Lémoriques, où repose le corps du
+très-saint Martial.»</blockquote>
+
+<p>»Lors commença le paoure Limosin à dire:</p>
+
+<p>»&mdash;Vee dicon gentilastre! hau! sainct Marsault,
+adjouda mu! Hau! hau! laissas a quo au
+nom de Dious, et ne me touquas gron<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup>13</sup></a>.</p>
+
+<p>»A quoy, dist Pantagruel:</p>
+
+<p>»&mdash;A ceste heure, parles-tu naturellement.</p>
+
+<p>»Et ainsi le laissa; car le paoure Limosin
+conchioit toutes ses chausses, qui estoyent faictes
+à queue de merluz, et non à plain fonds, dont
+dit Pantagruel:</p>
+
+<p>»&mdash;Au diable soit le mascherabe<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup>14</sup></a>!</p>
+
+<p>»Et le laissa. Mais ce luy fut un tel remordz
+toute sa vie, et tant feut altéré, qu'il disoit souvent
+que Pantagruel le tenoit à la gorge. Et,
+après quelques années, mourut de la mort Roland,
+ce faisant la vengeance divine, et nous
+demonstrant ce que dict le philosophe, et Aule-Gelle,
+qu'il nous convient parler selon le languaige
+usité. Et, comme disait Octavia Auguste,
+qu'il fault eviter les mots espaves<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup>15</sup></a> en pareille
+diligence que les patrons de navire evitent lers
+rochiers de mer.»</p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13"> (retour) </a> «Eh! dites donc, mon gentilhomme... O saint Martial
+secourez-moi! oh! oh! laissez-moi, au nom de Dieu, ne me
+touchez pas.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14"> (retour) </a> «Mangeur de raves.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15"> (retour) </a> «Inusités.»</blockquote>
+
+
+<p>Je vous demande mille pardons, monsieur le
+rédacteur, d'avoir interrompu vos travaux; mais
+vous m'excuserez. J'aime la jeunesse et je ne
+désire rien tant que de la voir suivre la bonne
+voie en littérature comme en toute chose. Je
+crois qu'il est inutile d'en dire davantage.</p>
+
+<p>A bon entendeur, salut.</p>
+
+<p>Agréez mes salutations cordiales.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>LA PRINCESSE<br>
+
+ANNA CZARTORYSKA</h3>
+
+<br>
+<p>Il y a en France environ cinq mille cinq cents
+émigrés polonais. De ce nombre, cinq cents vivent
+sans subsides, des débris de leur fortune.
+Trois mille travaillent, et, sans distinction de
+rang, comme, hélas! sans distinction de forces
+physiques, se livrent aux professions les plus
+pénibles. Les proscrits ne se plaignent pas et ne
+demandent rien. Loin de se croire humiliés, ils
+portent noblement la misère qui est le partage
+des durs travaux. Ils remuent la terre sur les
+grandes routes, ils font mouvoir des machines
+dans les manufactures. Les fils des compagnons
+de Jean Sobieski ne sont plus soldats, ils sont
+ouvriers pour ne pas être mendiants sur une
+terre étrangère. Quatre cent cinquante autres
+émigrés suivent l'enseignement de nos savants
+dans différentes écoles.</p>
+
+<p>Mais il reste environ onze cents personnes,
+vieillards, femmes et enfants, accablées par les
+infirmités, la misère et le désespoir. Le temps,
+loin d'adoucir cet amer regret de la patrie,
+semble avoir rendu plus profond encore le découragement
+des victimes. Le chiffre des exilés
+morts en 1832 est de onze seulement, et cette
+année il s'élève à soixante-quatorze. A mesure
+que les rangs s'éclaircissent, la misère augmente,
+car l'abattement moral, l'épuisement des forces
+sont le partage des chefs de famille, des mères
+chargées d'enfants. Des orphelins restent sans
+ressources, des vieillards sans consolation, des
+jeunes filles sans conseil et sans appui.</p>
+
+<p>Au milieu de ses désastres et de sa détresse,
+l'émigration a reçu du ciel le secours et la protection
+d'un ange. La princesse Czartoryska,
+femme du noble prince Czartoryski, qui fut à la
+tête de la révolution polonaise, a consacré sa
+vie au soulagement de tant d'infortunes. Cette
+femme, qui eut une existence royale, vit aujourd'hui
+à Paris avec sa famille, dans une médiocrité
+voisine de la pauvreté. C'est quelque chose
+de solennel et de vénérable que cet intérieur
+modeste et résigné. Cette famille n'a qu'un
+regret, celui de n'avoir pas assez de pain pour
+nourrir tous les pauvres proscrits, et nous savons
+qu'elle se refuse les plus modiques jouissances
+du bien-être domestique, pour subvenir
+aux frais incessants d'une patriotique charité.</p>
+
+<p>Qu'on me permette donc d'entrer dans quelques
+détails sur cette femme, dont le nom se
+placera un jour, dans l'histoire de l'émigration
+polonaise, à côté de Claudine Potoçka et de
+Szczanieçka.</p>
+
+<p>Ceci est bien aussi intéressant qu'un feuilleton
+de théâtre ou qu'une nouvelle de revue; ce sera
+une scène d'analyse de moeurs si l'on veut,
+aussi poétique à narrer simplement que le
+serait une création de l'art. Si quelque grand
+talent d'écrivain s'y consacrait, la postérité donnerait
+peut-être tous nos romans prétendus
+intimes pour ce tableau historique de la vie
+d'une princesse au XIXe siècle.</p>
+
+<p>Compagne dévouée d'un digne époux, mère de
+trois beaux enfants, frêle et délicate comme une
+Parisienne, quel moyen pouvait-elle trouver de
+se consacrer à la révolution polonaise sans
+manquer aux devoirs de la famille? Pouvait-elle
+armer et commander un régiment comme la
+belle Plater et tant d'autres héroïnes du vieux
+sang sarmatique? Pouvait-elle, comme Claudine
+Potoçka, se faire cénobite et partager son dernier
+morceau de pain avec un soldat? Non; mais
+elle trouva un moyen tout féminin de se rendre
+utile et de donner plus que son pain, plus que
+son sang. Elle donna son temps, sa pensée et son
+intelligence, le travail de ses mains; mais quel
+travail! C'est à elle qu'il appartenait de réhabiliter
+à nos yeux les ouvrages de l'aiguille trop
+méprisés en ces temps-ci par quelques femmes
+philosophes, trop appréciés par la coquetterie
+égoïste de quelques autres.</p>
+
+<p>Jamais, avant d'avoir vu ces merveilleux
+ouvrages, nous n'eussions pensé qu'une broderie
+pût être une oeuvre d'art, une création poétique;
+et pourtant, si on y songe bien, ne faudrait-il
+pas dans le rêve d'une vie complète faire intervenir
+la pensée poétique, le sentiment de l'art,
+ce quelque chose qui échappe à l'analyse, mais
+dont l'absence fait souffrir toutes les organisations
+choisies, et qu'on appelle <i>goût</i>; mot vague encore,
+parce qu'il est jusqu'ici le résultat d'un sens
+individuel, et souvent très-excentrique, partant
+très-opposé à la <i>mode</i>, qui est la création vulgaire
+des masses.</p>
+
+<p>Dans le perfectionnement que doivent subir
+toutes choses, et les arts particulièrement, il y
+aura certes un encouragement à donner aux
+oeuvres de pur goût; elles n'auront pas, si vous
+voulez, une utilité positive, immédiate; mais,
+comme l'avenir nous rendra certainement moins
+positifs, nous arriverons à comprendre que l'élégance
+et l'harmonie sont nécessaires aux objets
+qui nous entourent, et que le sentiment d'harmonie
+sociale, religieux, politique même, doit
+entrer en nous par les yeux, comme la bonne
+musique nous arrive à l'esprit par les oreilles,
+comme la conviction de la vérité nous est transmise
+par le charme de l'éloquence, comme la
+beauté de l'ordre universel nous est révélée à
+chaque pas par le moindre détail des beautés ou
+des grâces d'un paysage. Le grand artiste de la
+création nous a donné un assez vaste atelier
+pour nous porter à l'étude du beau.</p>
+
+<p>D'où vient donc que des générations entières
+passent au milieu du temple universel sans
+apprendre à construire un seul édifice qui ne
+soit grossier et disproportionné, tandis que
+d'autres générations se sont tellement préoccupées
+du beau extérieur, qu'elles nous ont transmis
+les objets les plus futiles, empreints d'une invention
+exquise ou d'une correction méticuleuse?
+C'est que l'humanité n'a pu se développer par
+tous les côtés à la fois. Incomplète encore et ne
+suffisant pas à l'énorme gestation de son travail
+interne, elle a dû négliger l'art lorsqu'elle existait
+par la guerre, de même qu'elle a dû négliger
+la politique lorsqu'elle s'est laissée absorber
+par le luxe et le goût. On a conclu jusqu'ici,
+comme Jean-Jacques-Rousseau, que l'esprit humain
+était à jamais condamné à perdre d'un
+côté ce qu'il acquérait de l'autre. Mais c'est une
+erreur que repoussent les esprits sérieux. Ne
+sentent-ils pas déjà en eux la perfectibilité se
+manifester par les besoins du coeur et de
+l'intelligence, qui ne peuvent se réaliser tout
+d'un coup, mais dont la présence dans le
+cerveau humain est une souffrance, un appel,
+une protestation contre <i>le fini</i> des choses passées,
+un garant de l'infini des choses futures?</p>
+
+<p>Sans aller trop loin, nous pouvons jeter les
+yeux autour de nous et remarquer combien,
+depuis quelques années seulement, le goût a
+gagné sous plusieurs rapports. L'inconstance
+effrénée de la mode est une preuve évidente du
+besoin que le goût des masses éprouve de se
+former et de s'éclairer avant de se fixer. Il ne
+se fixera sans doute jamais d'une manière absolue,
+mais il se posera du moins des bases plus
+durables, et, à mesure que le génie des artistes
+innovera, le goût du public est prêt à le contenir
+dans sa bizarrerie ou à le protéger dans
+son élan. Déjà ce que nous appelions il y a
+quelques années l'<i>épicier</i> commence à perdre de
+ses principes absolus de stagnation, déjà il
+cherche à se meubler <i>moyen âge</i>, <i>renaissance</i>, et,
+quand il a de l'argent, son tapissier lui insuffle
+un peu de goût. Ces essais de retour vers le
+passé ne sont point une marche rétrograde; c'est
+en étudiant, en comprenant les produits antérieurs
+de l'art, qu'on pourra apprendre à les
+juger, à les corriger, à les perfectionner. Qu'on
+ne s'inquiète pas de nous voir encore copier dans
+les arts l'architecture ou l'ameublement de nos
+pères; chaque instant de la vie sociale donnera
+bien assez de caractère à ce qui ressortira de
+ces essais de reproduction.</p>
+
+<p>Il faut donc encourager le goût même dans
+les plus petites choses, et compter pour l'avenir
+sur une <i>nouvelle renaissance</i>; elle sortira de nos
+erreurs mêmes, et il n'y aura pas une bévue de
+nos architectes ou de nos décorateurs qui ne
+serve de base à de meilleures notions. Il faut ne
+point mépriser comme futiles le sentiment de la
+grâce et le mouvement de l'esprit, manifestés
+dans un tapis, dans une tenture, dans l'étoffe
+d'une robe, dans la peinture d'un éventail. Nos
+meubles sont déjà devenus plus moelleux et plus
+confortables; on en viendra à leur donner l'élégance
+qui leur manque. Une éducation plus
+exquise apportera dans les ornements de toute
+espèce l'harmonie et le charme, qui sont encore
+étouffés sous la transition bien nécessaire de
+l'économie et de l'utilité. Dans ces choses de
+détail, les femmes seront nos maîtres, n'en doutons
+pas, et, loin de les en détourner, cultivons
+en elles ce tact et cette finesse de perception qui
+ne leur ont pas été donnés pour rien par la
+nature.</p>
+
+<p>Reconnaissons-le donc, il y a du génie dans
+le goût, et jusqu'ici le goût est peut-être encore
+tout le génie de la femme. Autant nous
+avons souffert quelquefois de voir de jeunes personnes
+pâlir et s'atrophier sur la minutieuse exécution
+d'une fleur de broderie dessinée lourdement
+par un ouvrier sans intelligence, autant
+nous avons admiré ce qu'il y a de poésie dans
+le travail d'une femme qui crée elle-même ses
+dessins, qui raisonne les proportions de l'ornement
+et qui sent l'harmonie des couleurs. Celle
+qui nous a le plus frappé dans ce talent, où
+l'âme met sa poésie et le caractère sa persévérance,
+c'est la princesse Anna Czartoryska. Cette
+jeune femme aux mains patientes, à l'âme forte,
+à l'esprit exquis, passe sa vie auprès de sa mère,
+charitable et laborieuse comme elle, penchée sur
+un métier ou debout sur un marchepied, créant
+avec la rapidité d'une fée des enroulements hiéroglyphiques
+d'or, d'argent ou de soie, sur des
+étoffes pesantes ou des trames déliées, semant
+des fleurs riches et solides sur des toiles d'araignée,
+peignant des arabesques d'azur et de
+pourpre sur le bois, sur le satin, sur le velours
+et nuançant avec la patience de la femme, et
+jetant avec l'inspiration de l'artiste, des dessins
+toujours nouveaux, des richesses toujours inattendues
+du bout de ses jolis doigts, du fond
+de son ingénieuse pensée, du fond de son coeur
+surtout. Oui, c'est son coeur qui travaille, car
+c'est lui qui la soutient dans cette desséchante
+fatigue d'une vie sédentaire, où le cerveau brille,
+où le sang glace. Il n'y a pas une de ces fleurs
+qui ne soit éclose sous l'influence d'un sentiment
+généreux et qu'une larme de ferveur patriotique
+n'ait arrosée.</p>
+
+<p>Qui nous dira le mystère sacré de ces pensées,
+tandis que, courbée sur son ouvrage, tremblante
+de fièvre, attentive pourtant au moindre cri, au
+moindre geste de ses enfants, elle poursuivait
+d'un air calme et dans une apparente immobilité
+le poëme intérieur de sa vie? Chacun de ces fantastiques
+ornements qu'elle a tracés sur l'or et
+la soie renferme le secret d'une longue rêverie;
+l'immolation de sa vie entière est là.</p>
+
+<p>C'est ainsi que, chaque année, elle rassemble
+tous les travaux qu'elle a terminés pour les
+vendre elle-même aux belles dames oisives du
+grand monde. Elle ne leur fait payer ni son
+travail, ni sa peine, ni sa pensée créatrice: elle
+compte tout cela presque pour rien, et, pourvu
+qu'on achète autour d'elle mille petits objets que
+la sympathie d'autres femmes généreuses apporte
+à son atelier, elle est heureuse d'achalander la
+vente des objets de pur caprice par la valeur
+réelle de ses belles productions. Aussi les acheteurs
+ne lui manqueront pas cette année plus que
+les autres, et le monde élégant de Paris viendra
+en foule, nous l'espérons, se disputer ces
+charmants ouvrages, création d'une artiste, reliques
+d'une sainte.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>UTILITÉ D'UNE<br>
+
+ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION <a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup>16</sup></a></h3>
+
+<br>
+<p>Nous ne savons pas si un artiste doit s'excuser
+auprès du public d'avoir compris, par hasard,
+un beau matin, comme on dit, l'importance
+d'une question toute spéciale, et sur laquelle
+les pédants du métier pourraient bien
+l'accuser d'incompétence. Cependant, si la logique
+naturelle n'est pas un critérium applicable à
+tous les jugements humains, le public lui-même,
+qui n'est pas spécialement renseigné sur toutes
+les matières possibles, risque fort d'être regardé
+comme le plus incompétent de tous les juges;
+et comme il n'est guère disposé à souffrir qu'on
+le récuse, comme, après tout, il n'est point de
+questions générales, de quelque nature qu'elles
+soient, qui ne lui soient soumises en dernier
+ressort, il faut bien que, entre lui et les travailleurs
+spéciaux, la critique remplisse son rôle et
+serve d'intermédiaire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16"> (retour) </a> Par le comte d'Aure. In-8°, 1815.</blockquote>
+
+<p>Ceci, à propos d'une courte brochure que
+vient d'écrire M. le vicomte d'Aure, et qui est
+le résumé de deux remarquables ouvrages précédemment
+publiés, le <i>Traité d'équitation</i> et le
+<i>Traité sur l'industrie chevaline</i>. A ceux qui ont
+suivi ces travaux et lu ces ouvrages, l'importance
+du sujet est suffisamment démontrée, soit
+qu'ils s'occupent de l'équitation comme art ou
+comme science, soit qu'ils l'envisagent sous son
+aspect militaire et politique, soit, enfin, qu'ils
+la considèrent sous le rapport de l'économie
+industrielle.</p>
+
+<p>Cette brochure a pour but de faire comprendre
+au gouvernement l'indispensable utilité
+d'une école normale d'équitation. C'est au moyen
+d'une institution de ce genre que l'on créera
+des hommes spéciaux destinés à répandre le goût
+du cheval et les connaissances équestres dans
+les populations. Il s'agit de revenir à ce que
+l'on faisait autrefois, c'est-à-dire former des
+hommes en état de dresser et de mettre en valeur
+nos chevaux de luxe, et des consommateurs
+en état de s'en servir. A quoi ont abouti toutes
+les dépenses du gouvernement pour régénérer
+nos races de luxe, le jour où il n'a pas compris
+que la chose essentielle pour leur assurer la
+vogue était de créer des hommes en état d'en
+tirer parti? Mais laissons parler M. d'Aure, sur
+les courses, considérées aujourd'hui comme le
+seul et unique moyen de régénération:</p>
+
+<p>«On ne peut pas mettre en doute que les
+courses ne soient à présent plutôt une question
+de jeu qu'une amélioration de race; il suffit,
+pour être édifié à cet égard, de voir comment
+les choses se passent aussi bien en Angleterre
+qu'en France.</p>
+
+<p>»Le cheval de course est un dé sur lequel un
+joueur vient placer un enjeu considérable; peu
+importe ce que deviendra plus tard le cheval;
+ce à quoi l'on s'attache, c'est à lui faire subir
+une préparation; les mettant dans le cas de concourir
+de bonne heure, et avec le plus de chances
+possible de vitesse. Si, en agissant ainsi le joueur
+peut y trouver son compte, l'amélioration de
+l'espèce doit-elle y trouver le sien? Je ne le
+pense pas. Du reste, tous les hommes sensés et
+spéciaux de l'Angleterre reconnaissent que l'adoption
+d'un pareil système apporte la dégénérescence
+de leurs races; ils s'aperçoivent que des
+sujets, soumis dès l'âge de deux ans à une préparation
+donnant une énergie factice et prématurée,
+sont ruinés pour la plupart, et retirent
+ainsi à la production une foule de sujets qui
+eussent été précieux s'ils avaient été élevés
+dans de meilleures conditions.</p>
+
+<p>»N'en est-il pas de même, chez nous? Que
+deviennent la plupart de ces chevaux de noble
+origine, élevés d'abord avec tant de frais? Défleuris,
+estropiés, altérés dans leur santé par
+l'entraînement, ils sortent de l'hippodrome souvent
+pour être vendus à vil prix, et le produit
+de cette vente doit servir de dédommagement
+aux frais énormes faits pour leur éducation.
+Avec de semblables résultats, bien rares en exceptions,
+le jeu devient une conséquence; ne
+faut-il pas se couvrir des frais exorbitants de
+l'entraînement et de toutes les chances défavorables
+qui en émanent, et chercher, dans le hasard,
+des chances pouvant devenir plus propices;
+aussi, en France comme en Angleterre, le
+motif réel, essentiel des courses, a-t-il été effacé:
+ce n'est plus qu'un vaste champ d'agiotage subventionné
+chez nous par l'État.</p>
+
+<p>»Après avoir fait naître une situation aussi
+aventureuse dans une industrie ne demandant, au
+contraire, que de la suite et du positif, quels
+avantages en a retirés l'État? quel a été le prix
+des sacrifices faits pour soutenir une pareille
+institution? Dans le nombre incalculable de chevaux
+tarés et estropiés par les exercices prématurés,
+il a trouvé, depuis quatorze ans, à acheter,
+à des prix souvent trop élevés, une cinquantaine
+d'étalons dont la plupart ont encore des
+qualités fort contestables comme reproducteurs.
+Cependant, si l'on fait le relevé des fonds versés
+par l'État depuis quatorze ans, les villes ayant
+des hippodromes, le roi, les princes et les sociétés,
+on pourrait évaluer à plusieurs millions
+les fonds employés à encourager une industrie,
+cause de ruine pour beaucoup de gens et n'ayant
+servi qu'à détériorer une race appelée à jeter
+des germes d'amélioration dans nos espèces...»</p>
+
+<p>Et plus loin:</p>
+
+<p>«Si tout le mérite du cheval était dans la vitesse,
+cette préoccupation serait excusable; mais
+à quoi sert le meilleur coureur, quand il ne
+joint pas à cette qualité une bonne construction
+et de belles allures? Repoussé pour la reproduction,
+ne trouvant pas même d'emploi chez celui
+qui l'élève, il ne sert qu'à engager des paris et
+à compromettre ainsi la fortune de celui auquel
+il appartient.</p>
+
+<p>»Rien ne pourrait mieux faire naître le doute,
+qu'un mode amenant d'aussi tristes résultats. En
+tout état de cause, à quoi sert d'obtenir un degré
+de plus grande vitesse parmi les individus d'une
+même race et tous soumis aux mêmes conditions?
+seront-ils pour cela plus de pur sang?</p>
+
+<p>»Si la lutte s'établissait entre des chevaux
+d'espèce différente, et que deux systèmes fussent
+en présence, je comprendrais fort bien
+alors les luttes à outrance pour faire prévaloir
+un de ces deux systèmes; mais ici tout le monde
+est d'accord; et l'on tient si fortement à l'être,
+que, dans les concours, on n'admet pas un cheval
+dont l'origine ne soit bien constatée, tant
+on craint de réveiller la controverse, si un cheval
+dont l'origine serait douteuse était vainqueur.»</p>
+
+<p>Voilà donc pourtant où nous en sommes;
+voilà le résultat de ces grands moyens d'amélioration,
+considérés aujourd'hui comme la panacée
+universelle. M. d'Aure, qui admet bien les
+épreuves de courses pour certains chevaux, voudrait
+cependant aussi que des primes, des encouragements
+fussent accordés à des chevaux
+qui ne peuvent et ne doivent pas être achetés
+comme étalons, et qui sont destinés à entrer
+dans la consommation. Cet encouragement serait
+certainement le meilleur, car l'éducation
+donnée à nos chevaux indigènes contribuerait
+puissamment à combattre la concurrence étrangère.</p>
+
+<p>Laissons encore parler M. d'Aure:</p>
+
+<p>«Pourquoi, en exigeant quelques preuves
+d'énergie, ne pas primer aussi les allures,
+la construction, le dressage et la bonne condition?
+Le cheval une fois soumis à des exercices
+qui ne serviraient qu'à le mettre en valeur,
+une grande concurrence s'établirait alors pour
+obtenir un prix, et, si on ne l'obtenait pas, on
+disposerait, en tout état de cause, le cheval à
+une vente facile et avantageuse. Dans cette hypothèse,
+il n'est pas douteux qu'une foule de
+chevaux ne soient achetés par le consommateur
+à un prix souvent beaucoup plus élevé que ne
+sont vendus annuellement au haras quelques étalons.»</p>
+
+<p>De quelque manière que soit envisagée cette
+grande question, la création d'hommes spéciaux
+est une chose indispensable. Quand bien même
+nous enlèverions à l'équitation son importance
+sous le point de vue d'économie industrielle, ou
+sous le point de vue militaire et politique, elle a
+encore une valeur immense sous le point de vue
+artistique.</p>
+
+<p>L'équitation est, en effet, une science et un art.
+C'est un art pour celui qui dispose du cheval
+tout dressé. C'est une science pour le professeur,
+qui dresse et l'homme et le cheval. Le professeur
+a donc à créer l'instrument et le virtuose: il
+faut qu'il possède à fond la physiologie du cheval;
+faute de quoi, il est exposé à demander
+violemment à certains individus ce que leur
+conformation, des défauts naturels ou des tares
+peu apparents leur interdisent de faire avec
+spontanéité. L'ignorance de l'éducateur, inattentif
+à ces imperfections ou à ces particularités,
+provoque infailliblement chez des animaux, peut-être
+généreux et dociles d'ailleurs, la souffrance,
+la révolte et une irritation de caractère qu'eux-mêmes
+ne peuvent plus gouverner.</p>
+
+<p>Mais comment s'étonnerait-on que l'éducation
+des bêtes, de ces instruments passifs et muets
+de nos indiscrètes volontés, ne fût pas souvent
+prise à rebours, lorsque, nous qui avons le raisonnement
+et la parole pour nous défendre et
+nous justifier, nous sommes si mal compris et
+si mal menés par les prétendus éducateurs du
+genre humain? Un bon cheval, intelligent et fin,
+est un instrument à perfectionner. Une main
+brutale ne saurait en tirer parti; un artiste
+habile en développe la délicatesse et la puissance.
+Dans ce noble et vivifiant exercice, l'écuyer expérimenté
+sent qu'il y a là, comme dans tous
+les arts, un progrès continuel à faire, une perfection
+de plus en plus difficile à atteindre, de
+plus en plus attrayante à chercher. C'est un
+champ illimité pour l'étude et l'observation des
+instincts et des ressources de cet admirable instrument,
+de cet instrument qui vit, qui comprend,
+qui répond, qui progresse, qui entend,
+qui retient, qui devine, qui raisonne presque;
+le plus beau, le plus intelligent des animaux qui
+peuvent nous rendre un service immédiat en
+nous consacrant leurs forces.</p>
+
+<p>Ceux qui n'ont aucune notion de cet art du
+cavalier s'imaginent que l'équilibre résultant de
+l'habitude, la force musculaire et l'intrépidité
+suffisent. La première de ces qualités est la
+seule indispensable. Elle l'est, à la vérité, mais
+elle est loin de suppléer à la connaissance des
+moyens; et, quant à l'emploi de la force et de
+l'audace, il est souvent plus dangereux qu'utile.
+Une femme délicate, un enfant, peuvent manier
+un cheval vigoureux s'il est convenablement
+dressé, et s'ils ont l'instruction nécessaire. Les
+qualités naturelles sont: la prudence, le sang-froid,
+la patience, l'attention, la souplesse, l'intelligence
+des moyens et la délicatesse du toucher, car ce
+mot de pratique instrumentale peut très-bien
+s'appliquer au maniement de la bouche du cheval;
+et, tandis que l'ignorance croit n'avoir qu'à
+exciter et à braver l'exaspération du coursier,
+la science constate qu'il s'agit, au contraire, de
+calmer cette créature impétueuse, de la dominer
+paisiblement, de l'assouplir, de la persuader pour
+ainsi dire, et de l'amener ainsi à exécuter toutes
+les volontés du cavalier avec une sorte de zèle
+et de généreux plaisir.</p>
+
+<p>Qu'on nous permette encore un mot sur la
+question d'art. Il y a dans l'équitation, comme
+dans tout, une bonne et une mauvaise manière,
+ou plutôt il y a cent mauvaises manières et une
+seule bonne, celle que la logique gouverne. Cependant
+l'erreur prévaut souvent, et la logique
+proteste en vain. Certain professeur, naguère
+au pinacle, et qui n'a pas craint de soumettre
+sa méthode, incarnée en sa personne, aux applaudissements
+et aux sifflets d'une salle de
+spectacle, avait obtenu des résultats en apparence
+merveilleux, tout en ressuscitant et en
+exagérant des procédés à la mode sous Louis XIII.
+Le cheval réduit à l'état de machine entre ses
+mains et entre ses jambes, entièrement dénaturé,
+raidi là où la nature l'avait fait souple, brisé
+là où il devait être ferme, déformé en réalité et
+comme crispé dans une attitude contrainte et
+bizarre, exécutait, comme une mécanique à ressorts,
+tous les mouvements que l'écuyer, espèce
+d'homme à ressorts aussi, lui imprimait au grand
+ébahissement des spectateurs. Cela était fort curieux,
+en effet, et ce puéril travail, considéré
+comme étude de fantaisie, pouvait fort bien défrayer
+le spectacle de Franconi parmi les diverses
+exhibitions de chevaux savants.</p>
+
+<p>Jusque-là, rien de mieux: M. Baucher méritait
+les applaudissements pour avoir montré un si
+remarquable asservissement des facultés du cheval
+aux volontés de l'homme. Malheureusement
+le public s'imagina que c'était là de l'équitation,
+et qu'un spécimen de l'exagération à laquelle on
+pouvait parvenir en ce genre était la vraie,
+la seule base de l'éducation hippique. Des
+hommes réputés spéciaux se le laissèrent persuader
+par l'engouement, et l'inventeur du système
+finit par le croire lui-même en se voyant
+pris au sérieux.</p>
+
+<p>C'est donc d'une mauvaise manière, de la
+pire de toutes peut-être, que ces hommes prétendus
+compétents se sont récemment enthousiasmés
+aux dépens et dommages de l'État. Cette
+incroyable erreur ne signale que trop la décadence
+où sont tombés aujourd'hui l'art de l'équitation
+et la science de l'hippiatrique; car ces
+choses qu'on a voulu désunir sont indissolublement
+solidaires l'une de l'autre. Avant de dresser
+un cheval, il faut savoir: 1° ce que c'est
+que le cheval en général; 2° ce qu'est en particulier
+l'individu soumis à l'éducation. Nous
+avons dit comment la connaissance de l'individu
+était indispensable lorsqu'on ne voulait pas s'exposer
+à lui demander autre chose que ce qu'il
+pouvait exécuter. Quant au cheval en général,
+nous disons que c'est un être énergique, irritable,
+généreux, par conséquent. On pourrait
+presque dire de lui, que c'est, après l'homme,
+un être libre, puisqu'il est susceptible d'abjurer
+la liberté naturelle de l'état sauvage et d'aimer
+non-seulement la domesticité, mais l'éducation.
+Aimer est le mot, et les poëtes n'ont fait ni métaphore
+ni paradoxe en dépeignant son ardeur
+dans le combat et son orgueil dans l'arène du
+tournoi. Autant un cheval courroucé par une
+éducation abrutissante se montre colère, vindicatif
+et perfide, autant celui qui n'a jamais
+éprouvé que de bons traitements et que l'on
+instruit avec logique, patience et clarté, répond
+aux leçons avec zèle et attrait.</p>
+
+<p>Il s'agit donc de faire de cet être intelligent
+un être instruit, et, pour cela, il ne faudrait pas
+oublier qu'on s'adresse à une sorte d'intelligence
+et non à une sorte de machine construite de
+main d'homme et qu'il soit donné à l'homme de
+modifier dans son essence. La main de Dieu a
+passé par là, elle a imprimé à cette race d'êtres
+un cachet de beauté et des aptitudes particulières
+que l'homme, appelé à gouverner les créatures
+secondaires, ne peut fausser sans contrarier
+et gâter l'oeuvre de la nature; c'est là une
+loi inviolable dans tous nos arts, dans tous nos
+travaux, dans toutes nos inventions. Le cheval
+est fait pour se porter en avant, pour
+aspirer l'air avec liberté, pour gagner en grâce,
+en force, en souplesse, à mesure qu'on règle ses
+allures; mais régler, c'est développer. Cela est
+vrai pour la bête et pour l'homme. La science
+vraie de l'écuyer consiste donc, en deux mots,
+à rendre sa monture docile en augmentant son
+énergie.</p>
+
+<p>Nous ne pouvions rendre compte d'une brochure
+qui est le résumé rapide des travaux précédents
+et de l'expérience de toute la vie de
+l'auteur, sans résumer de notre côté ses principes
+sur l'équitation. M. d'Aure est un praticien
+sérieux qui a étudié sa spécialité sous ses rapports
+les plus profonds. Il a porté dans ses
+études et dans sa pratique une véritable ferveur
+d'artiste, des convictions fondées, la persévérance
+et le désintéressement qui caractérisent
+ceux qui sentent vivement l'utile, le beau et le
+vrai de leur vocation.</p>
+
+<p>Dans un excellent traité sur <i>l'industrie chevaline</i>,
+écrit avec une clarté remarquable, et rempli
+de vues historiques ingénieuses et intéressantes,
+M. d'Aure a vu en grand et traité en
+maître cette question de l'amélioration des races
+que nous résumerions, nous, communistes, dans
+les termes suivants: «Socialisation d'un des
+instruments du travail de l'homme.» On ne
+niera pas que le cheval ne soit un de ces instruments
+de travail qu'aucune machine n'est de
+longtemps appelée à remplacer absolument. Il
+est heureux sans doute que le génie de l'industrie
+arrive de plus en plus à substituer les machines
+à l'emploi abusif qui a été fait et qui se
+fait encore des forces vitales. Mais, tandis qu'on
+se préoccupe aujourd'hui de supprimer par les
+machines la dépense qu'exige l'entretien de ces
+forces vitales, on ne s'aperçoit pas qu'on les
+laisse se détériorer et se perdre, lorsque, pour
+longtemps encore, on en a un besoin essentiel.
+On oublie que, pour des siècles encore, le cheval
+sera indispensable au travail humain, au service
+des armées, à l'agriculture, aux transports de
+fardeaux, aux voyages, etc.; et, lorsque cette
+noble espèce ne sera plus dans les mains de
+nos descendants que ce qu'elle doit être en effet,
+c'est-à-dire un moyen de plaisir, et son éducation
+perfectionnée une pratique d'art accessible
+à tous, nous aurons été forcés d'épuiser encore
+bien des générations de ces laborieux animaux,
+avant d'arriver à supprimer l'excès de leur travail.
+Ne dirait-on pas, à voir l'état de décadence
+où l'on a laissé tomber la production chevaline,
+que nous sommes à la veille d'entrer dans cet
+Eldorado de machines, où tout se fera à l'aide
+de la vapeur, depuis le transport des cathédrales
+jusqu'à l'office du barbier?</p>
+
+<p>Quel est donc le résultat social qu'il faudrait
+atteindre pour réhabiliter l'industrie chevaline,
+à peu près perdue depuis la révolution et particulièrement
+depuis 1830? Encourager la production,
+renouveler et conserver nos belles races
+indigènes, qui, dans peu d'années, auront entièrement
+disparu si on n'y prend garde; donner
+aux cultivateurs et aux éleveurs de chevaux
+les moyens de faire de bons élèves; enfin créer,
+comme on l'a déjà dit, une classe d'éducateurs
+spéciaux, sans laquelle le producteur ne peut
+donner au cheval la valeur d'un instrument
+complet, mis en état de service et de durée;
+sans laquelle aussi le consommateur ne saura
+jamais entretenir les ressources de sa monture.
+Nous en avons dit assez au commencement de
+cet article pour prouver que, sans l'éducation,
+le cheval est d'un mauvais service, et qu'entre
+les mains d'un bon éducateur et d'un bon cavalier,
+sa valeur augmente, ses forces se décuplent
+et se conservent. Il y aurait une sage économie
+générale à répandre ces connaissances dans notre
+peuple. Les riches n'y songent guère, ils ne se
+contentent pas de se servir exclusivement de
+chevaux anglais, il leur faut des cochers
+et des jockeys d'outre-Manche. Il est vrai qu'on
+trouverait difficilement aujourd'hui chez nous
+<i>des hommes de cheval</i> entendus. A qui la faute?</p>
+
+<p>Pour prouver la nécessité de ces mesures, il
+suffit de montrer le désordre, l'incurie, et tous
+les fâcheux résultats de la concurrence aveugle
+et inintelligente, l'absence d'encouragements bien
+entendus, de dépenses utiles, d'initiative éclairée,
+et de vues sociales et patriotiques de la part de
+l'État.</p>
+
+<p>Nous ne prétendons pas que M. d'Aure ait
+songé à accuser, de notre point de vue, le régime
+de la concurrence et à invoquer les solutions
+sociales qui nous préoccupent; mais, par
+la force rigoureuse de la logique qui est au
+fond de toutes les questions approfondies, ses
+démonstrations arrivent à prouver la nécessité
+de l'initiative sociale dans la question qu'il
+traite. Si l'on apportait sur toutes les spécialités
+possibles des travaux aussi complets et des calculs
+aussi certains, tous ces travaux d'analyse
+aboutiraient à la même conclusion synthétique:
+à savoir, que la concurrence est destructive de
+toute industrie, de tout progrès, de toute richesse
+nationale, et qu'il faut, pour régler la
+production et la consommation, que la sagesse
+et la prévoyance de l'État interviennent, règlent
+et dirigent.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>LA BERTHENOUX</h3>
+
+
+<p>C'est un hameau entre Linières et Issoudun,
+sur la route de communication qui côtoie le
+plateau de la vallée Noire. Une très-jolie église
+gothique et un vieux château, jadis abbaye fortifiée,
+aujourd'hui ferme importante, embellissent
+cette bourgade, située d'ailleurs dans un paysage
+agréable; c'est là que se tient annuellement,
+dans une prairie d'environ cent boisselées (plus
+de six hectares), une des foires les plus importantes
+du centre de la France. On évalue de
+douze à treize mille têtes le bétail qui s'y est
+présenté cette année: quatre cents paires de
+boeufs de travail, trois cents génisses et taureaux,
+denrée que l'on désigne communément dans le
+pays sous le nom de <i>jeunesse</i> (un métayer se
+fait entendre on ne peut mieux quand il vous
+dit qu'il va <i>mener sa jeunesse</i> en foire pour s'en
+défaire); trois cents vaches, douze cents chevaux,
+quatre mille bêtes à laine, trois cents
+chèvres, et une centaine d'ânes. Ajoutez à cela
+ces animaux que le paysan méticuleux ne
+nomme pas sans dire: <i>sauf votre respect</i>, c'est-à-dire
+trois mille porcs, qui ont un champ de
+foire particulier de quatre-vingts boisselées d'étendue,
+et vous aurez la moyenne d'un des
+grands marchés de bestiaux du Berry.</p>
+
+<p>Les marchands forains et les éleveurs s'y rendent
+de la Creuse, du Nivernais, du Limousin,
+et même de l'Auvergne. Les chevaux, comme
+on a vu, n'y sont pas en grand nombre, et ils
+sont rarement beaux. Les vaches laitières sont
+encore moins nombreuses et plus mauvaises;
+on ne vend les belles vaches que quand elles ne
+peuvent plus faire d'élèves. Ces élèves sont la
+richesse du pays. Ils deviennent de grands
+boeufs de labour qui travaillent chez nous une
+terre grasse et forte, <i>bien terrible</i> à soulever.
+Quant à la <i>jeunesse</i> qu'on a de reste, après que
+le choix des boeufs de travail est fait, elle est
+enlevée en masse par les Marchois, qui l'engraissent
+ou la brocantent. Quelques bouchers
+d'Orléans viennent aussi s'approvisionner à la
+foire de la Berthenoux. Une belle paire de
+boeufs assortis se vend aujourd'hui, six cents
+francs; la <i>taurinaille</i> ou la <i>jeunesse</i> quatre-vingts
+francs par tête; les chevaux cent trente,
+les vaches cent vingt, les moutons trente, les
+brebis vingt-cinq, les porcs vingt-cinq, les ânes
+vingt-cinq, les chèvres dix, les chevreaux, de
+quinze à trente sous.</p>
+
+<p>Les principales affaires se traitent entre Berrichons
+et Marchois. Les premiers ont une réputation
+de simplicité dont ils se servent avec
+beaucoup de finesse. Les seconds ont une réputation
+de duplicité qui les fait échouer souvent
+devant la méfiance des Berrichons.</p>
+
+<p>La vente du bétail est, chez nous, une sorte
+de bourse en plein air, dont les péripéties et les
+assauts sont les grandes émotions de la vie du
+cultivateur. C'est là que le paysan, le maquignon,
+le fermier, déploient les ressources d'une
+éloquence pleine de tropes et de métaphores
+inouïes. Nous entendions un jour, à propos
+d'un lot de porcs, le marchandeur s'écrier:</p>
+
+<p>&mdash;Si je les paie vingt-trois francs pièce,
+j'aime mieux que les trente-six cochons me passent
+à travers le corps!</p>
+
+<p>Et même nous altérons le texte; il disait
+<i>le cadavre</i>, et encore prononçait-il <i>calabre</i>, ce
+qui rendait son idée beaucoup plus claire pour
+les oreilles environnantes.</p>
+
+<p>Il y a d'autres formules de serment ou de
+protestation non moins étranges:</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que la patte du diable me serve de
+crucifix à mon dernier jour, si je mens.&mdash;Que
+cette paire de boeufs me serve de poison..., etc.</p>
+
+<p>Ces luttes d'énergumènes durent quelquefois
+du matin jusqu'à la nuit. Enfin, après avoir attaqué
+et défendu pied à pied, sou par sou, la
+dernière pièce de cinq francs, on conclut le marché
+par des poignées de main qui, pour valoir
+signature, sont d'une telle vigueur que les yeux
+en sortent de la tête; mais discours, serments
+et accolades sont perdus dans la rumeur et la
+confusion environnantes; tandis que vingt musettes
+braillent à qui mieux mieux du haut des
+tréteaux, les propos des buveurs sous la ramée,
+les chansons de table, les cris des charlatans et
+des montreurs de curiosités <i>à l'esprit-de-vin</i>,
+l'antienne des mendiants, le grincement des
+vielles, le mugissement des animaux, forment
+un charivari à briser la cervelle la plus aguerrie.
+Il y a mille tableaux pittoresques à saisir,
+mille types bien accusés à observer.</p>
+
+<p>Quelquefois la chose devient superbe et, en
+même temps, effrayante: c'est quand la panique
+prend dans le campement des animaux à cornes.
+<i>La jeunesse</i> est particulièrement quinteuse, et parfois
+un taureau s'épouvante ou se fâche, on ne sait
+pourquoi, au milieu de cinq ou six cents autres,
+qui, au même instant, saisis de vertige, rompent
+leurs liens, renversent leurs conducteurs, et s'élancent
+comme une houle rugissante au milieu
+du champ de foire. La peur gagne bêtes et gens
+de proche en proche, et on a vu cette multitude
+d'hommes et d'animaux présenter des scènes de
+terreur et de désordre vraiment épouvantables.
+Une mouche était l'auteur de tout ce mal.</p>
+
+<p>La foire de la Berthenoux a lieu tous les ans
+le 8 et le 9 septembre. Elle commence par la
+vente des bêtes à laine, et finit par celle des
+boeufs. Il s'y fait pour un million d'affaires, en
+moyenne.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>VI</h3>
+
+<h3>LES JARDINS EN ITALIE</h3>
+
+
+<p>Depuis cent ans, les voyageurs en Italie ont
+jeté sur le papier et semé sur leur route beaucoup
+de malédictions contre le mauvais goût
+des <i>villégiatures</i><a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup>17</sup></a>. Le président de Brosses était,
+lui, un homme de goût, et nul, dans son temps,
+n'a mieux apprécié le beau classique, nul ne
+s'est plus gaiement moqué du rococo italien et
+des grotesques modernes mêlés partout aux
+élégances de la statuaire antique. Sur la foi de
+ce spirituel voyageur, bon nombre de touristes
+se croient obligés, encore aujourd'hui, de mépriser
+ces fantaisies de l'autre siècle avec une
+rigueur un peu pédantesque.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17"> (retour) </a> Un de nos amis n'aime pas cette expression, qui
+était familière à Érasme. Nous le prions toutefois de considérer
+que c'est ici le mot propre et qu'il ne serait
+même pas remplacé par une périphrase. On entend par
+<i>villégiature</i> à la fois le plaisir dont on jouit dans les maisons
+de campagne italiennes, la temps que l'on y passe,
+et, par extension, ces villas elles-mêmes avec leurs dépendances.</blockquote>
+
+<p>Tout est mode dans l'appréciation que l'on a
+du passé comme dans les créations où le présent
+s'essaie, et, après avoir bien crié, sous
+l'Empire et la Restauration, contre les chinoiseries
+du temps de Louis XV, nous voilà aussi dégoûtés
+du grec et du romain que du gothique
+de la Restauration! C'est que tout cela était du
+faux antique et du faux moyen âge, et que toute
+froide et infidèle imitation est stérile dans les
+arts. Mais, en général, les artistes ont fait ce
+progrès réel de ne pas s'engouer exclusivement
+d'une époque donnée, et de s'identifier complaisamment
+au génie ou à la fantaisie de tous les
+temps. La complaisance de l'esprit est toujours
+une chose fort sage et bien entendue, car on se
+prive de beaucoup de jouissances en décrétant
+qu'un seul genre de jouissance est admissible à
+la raison.</p>
+
+<p>Parmi ces fantaisies du commencement du
+dernier siècle que stigmatisaient déjà les puristes
+venus de France trente ou quarante ans plus
+tard, il en est effectivement de fort laides dans
+leur détail: mais l'ensemble en est presque
+toujours agréable, coquet et amusant pour les
+yeux. C'est dans leurs jardins surtout que les
+seigneurs italiens déployaient ces richesses d'invention
+puériles que l'on ne voit pourtant pas
+disparaître sans regret:</p>
+
+<p>Les grandes girandes, immenses constructions
+de lave, de mosaïque et de ciment, qui, du haut
+d'une montagne, font descendre en mille cascades
+tournantes et jaillissantes les eaux d'un
+torrent jusqu'au seuil d'un manoir;</p>
+
+<p>Les grandes cours intérieures, sortes de musées
+de campagne, où, à côté d'une vasque
+sortie des villas de Tibère, grimace un triton du
+temps de Louis XIV, et où la madone sourit
+dans sa chapelle entourée de faunes et de dryades
+mythologiques;</p>
+
+<p>Le labyrinthe d'escaliers splendides dans le
+goût de Watteau, qui semblent destinés à quelque
+cérémonie de peuples triomphants, et qui
+conduisent à une maisonnette étonnée et honteuse
+de son gigantesque piédestal, ou tout bonnement
+à une plate-bande de tulipes très-communes;</p>
+
+<p>Les tapis de parterre, ouvrage de patience,
+qui consiste à dessiner sur le papier le pavé
+d'une vaste cour ou sur les immenses terrasses
+d'un jardin, des arabesques, des dessins de tenture,
+et surtout des armoiries de famille, avec
+des compartiments de fleurs, de plantes basses,
+de marbre, de faïence, d'ardoise et de brique;</p>
+
+<p>Les concerts hydrauliques, où des personnages
+en pierre et en bronze jouent de divers
+instruments mus par les eaux des girandes;</p>
+
+<p>Enfin les grottes de coquillages, les châteaux
+sarrasins en ruine, les jardiniers de granit, et
+mille autres drôleries qui font rire par la pensée
+qu'elles ont fait rire de bonne foi une génération
+plus naïve que la nôtre.</p>
+
+<p>Les plus belles girandes de la campagne de
+Rome sont à Frascati, dans les jardins de la
+villa Aldobrandini. Ces jardins ont été dessinés
+et ornés par Fontana, dans les flancs d'une
+montagne admirablement plantée et arrosée
+d'eaux vives. Dans un coin du parc, on s'est
+imaginé de creuser le roc en forme de mascaron,
+et de faire de la bouche de ce Polyphème
+une caverne où plusieurs personnes peuvent se
+mettre à l'abri. Les branches pendantes et les
+plantes parasites se sont chargées d'orner de
+barbe et de sourcils cette face fantastique reflétée
+dans un bassin.</p>
+
+<p>A la Rufinella (ou villa Tusculana), une autre
+fantaisie échappe au crayon par son étendue;
+c'est une rapide montée d'un kilomètre de chemin,
+plantée d'inscriptions monumentales en buis
+taillé. Et, chose étrange, sur cette terre papale
+dans la liste de cent noms illustres, choisis avec
+amour, on voit ceux de Voltaire et de Rousseau
+verdoyer sur la montagne, entretenus et tondus
+avec le même soin que ceux des écrivains orthodoxes
+et des poëtes sacrés. Je soupçonne que
+cette galerie herbagère a été composée par Lucien
+Bonaparte, autrefois propriétaire de la villa.
+Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle a été respectée
+par les jésuites, possesseurs, après lui,
+de cette résidence pittoresque, et qu'elle l'est
+encore par la reine de Sardaigne, aujourd'hui
+propriétaire.</p>
+
+<p>En résumé, la vétusté de ces décorations princières,
+et l'état d'abandon où on les voit maintenant,
+leur prête un grand charme, et, de
+bouffonnes, toutes ces allégories, toutes ces surprises,
+toutes ces gaietés d'un autre temps, sont
+devenues mélancoliques et quasi austères. Le
+lierre embrasse souvent d'informes débris que
+l'on pourrait attribuer à des âges plus reculés;
+les racines des arbres centenaires soulèvent les
+marbres, et partout les eaux cristallines, restées
+seules vivantes et actives, s'échappent de leur
+prison de pierre pour chanter leur éternelle
+jeunesse sur ces ruines qu'un jour a vues naître
+et passer.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>VII</h3>
+
+<p>A MADAME ERNEST PÉRIGOIS<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup>18</sup></a></p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Deux amoureux sont là guettant la fleur charmante:</p>
+<p>Le papillon superbe et la bête rampante;</p>
+<p>L'une qui souille tout dans son embrassement,</p>
+<p>L'autre qui du pollen s'enivre follement.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Femmes, talents, beautés, contemplez votre image;</p>
+<p>Toujours un ennemi s'abreuve de vos fleurs,</p>
+<p>Soit qu'il dévore, abject, la tige et le feuillage,</p>
+<p>Soit qu'il pille, imprudent, le parfum de vos coeurs!</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Nohant, 30 mai 1856</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18"> (retour) </a> Écrit sur son album, au-dessous d'un dessin d'Alexandre
+Manceau représentant une corbeille de fleurs, un escargot
+et un papillon.</blockquote>
+<br><br>
+
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<h3>LES BOIS</h3>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Dieu! que ne suis-je assise à l'ombre des fortis!</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Qui de vous, sans être dévoré de passions
+tragiques n'a soupiré, comme la Phèdre de Racine,
+après l'ombre et le silence des bois? Ce
+vers, isolé de toute situation particulière, est
+comme un cri de l'âme qui aspire au repos et à
+la liberté, ou plutôt à ce recueillement profond
+et mystérieux qu'on respire sous les grands arbres.
+Malheureusement, ces monuments de la
+nature deviennent chaque jour plus rares devant
+les besoins de la civilisation et les exigences de
+l'industrie. Comme il se passera encore peut-être
+des siècles avant que les besoins de la poésie
+et les exigences de l'art soient pris en considération
+par les sociétés, il est à présumer que
+le progrès industriel détruira de plus en plus les
+plantes séculaires, ou qu'il ne donnera de longtemps
+à aucune plante élevée le droit de vivre
+au delà de l'âge strictement nécessaire à son
+exploitation. Déjà la forêt de Fontainebleau a
+souffert de ces idées positives, et des provinces
+entières se sont dépouillées, à la même époque,
+de leurs grands chênes et de leurs pins majestueux.
+Nous savons tous, autour de nous, des
+endroits regrettés où, dans notre jeunesse, nous
+avons délicieusement rêvé sous des arbres impénétrables
+au soleil et à la pluie, et qui ne
+présentent plus que des sillons ensemencés ou
+d'humbles taillis.</p>
+
+<p>Ce n'est pas seulement en France que ces magnifiques
+ornements de la terre ont disparu.
+Dans nos voyages, nous les avons toujours cherchés
+et nous sommes convaincus que sur les
+grandes étendues de pays ils n'existent plus. On
+fait très-bien des journées de marche en France,
+en Italie et en Espagne, sans rencontrer un seul
+massif véritablement important, et, dans les forêts
+mêmes, il n'est presque plus de sanctuaires
+réservés au développement complet de la vie
+végétale.</p>
+
+<p>Un des plus beaux endroits de la terre serait
+le golfe de la Spezzia, sur la côte du Piémont,
+si les grands arbres n'y manquaient absolument.
+Montagnes gracieuses et fières, sol luxuriant de
+plantes basses, mouvements de terrain pittoresques,
+couleur chaude et variée des terrains
+mêmes, crêtes neigeuses dans le ciel, horizons
+maritimes merveilleusement encadrés, tout y
+est, excepté un seul arbre imposant. La montagne
+et la vallée ne demandent cependant qu'à
+en produire; mais, aussitôt qu'un pin vigoureux
+s'élance au-dessus des taillis jetés en pente jusqu'au
+bord des flots, la marine s'en empare, et
+même le jeune arbre, à peine grandi, est condamné
+à aller flotter sur le dos de la petite chaloupe
+côtière.</p>
+
+<p>Si, de là, vous suivez l'Apennin jusqu'à Florence,
+et de Florence jusqu'à Rome, vous trouvez
+partout, au sein d'une nature splendide de
+formes, sa plus belle parure, la haute végétation,
+absente par suite de l'aridité des montagnes,
+ou supprimée par la main de l'homme,
+qui ne respecte que l'olivier, le plus utile, mais
+le plus laid des arbres, quand il n'est pas sept
+ou huit fois centenaire.</p>
+
+<p>La campagne de Rome, jadis si riche de jardins
+et de parcs touffus, est désormais, on le sait,
+une plaine affreuse où l'oeil ne se repose que
+sur des ruines; mais, au sortir de cette campagne
+romaine, si mal à propos vantée, quand on
+a gravi les premières volcaniques des monts
+Latins, on trouve, dans les immenses parcs des
+villas et sur les routes (celle d'Albano est justement
+célèbre sous ce rapport), le chêne vert
+parvenu à toute son extension formidable. C'est
+un colosse au feuillage dur, noir et uniforme, au
+branchage tortueux et violent, que l'on peut regarder
+sans respect, mais qui ne saurait plaire
+qu'aux premiers jours du printemps, lorsque la
+mousse fraîche couvre son écorce jusque sur les
+rameaux élevés et lui fait une robe de velours
+vert tendre qui tranche sur sa feuillée sombre
+et terne. Toute la beauté de l'arbre est alors sur
+son bois, où le printemps semble s'être glissé
+mystérieusement à l'insu de son autre éternelle
+et lugubre verdure.</p>
+
+<p>Dans cette région, les pins sont véritablement
+gigantesques. Ils se dressent fièrement au-dessus
+de ces chênes verts déjà monstrueux et, les dépassant
+de toute la moitié de leur taille, ils forment
+un second dôme au-dessus du dôme déjà
+si noir qu'ils ombragent.</p>
+
+<p>Ces lieux sont magnifiques, car entre toutes
+ces branches étendues en parasol ou entre-croisées
+en réseaux inextricables, la moindre éclaircie
+encadre un paysage de montagnes transparentes
+ou de plaines profondes terminées par les lignes
+d'or de l'embouchure du Tibre, qui se confondent
+avec la nappe étincelante de la Méditerranée.</p>
+
+<p>Mais, pour chérir exclusivement cette végétation
+méridionale, il faut n'avoir pas aimé auparavant
+celle de nos latitudes plus douces et plus
+voilées. Tout est rude sous l'oeil de Rome. Les
+pâles oliviers y sont durs encore par leur sèche
+opposition avec les autres arbres trop noirs. Les
+bosquets splendides de buis, de lauriers et de
+myrtes sont noirs aussi par leur épaisseur, et
+leurs âcres parfums sont en harmonie avec leur
+inflexible attitude. Le soleil éclate sur toutes ces
+feuilles cassantes qui le reçoivent comme autant
+de miroirs; il glisse ses rayons crus sous les
+longues allées ténébreuses et les raie de sillons
+lumineux trop arrêtés, parfois bizarres. Il ne faut
+point être ingrat, cela est parfois splendide,
+surtout quand les rayons tombent sur des tapis
+de violettes, de cyclamens et d'anémones qui
+jonchent la terre jusque dans les coins les plus
+sauvages, ou sur les ruisseaux cristallins qui
+sautent, écument et babillent entre les grosses
+racines des arbres; mais, en général, l'oeil, comme
+la pensée, est en lutte contre la lumière et contre
+l'ombre qui, trop vigoureuses toutes deux, se
+heurtent plus souvent qu'elles ne se combinent et
+ne s'associent.</p>
+
+<p>Sans aller si loin, il y a autour de nous, en
+France, quand on les cherche et que l'on arrive
+à les trouver, des aspects d'une beauté toute différente,
+il est vrai, mais plus pénétrante et plus
+délicate que cette rude beauté du Latium. Aimons
+l'une et l'autre, et que chaque école d'artiste
+y trouve sa volupté. Pour nous, il faudra
+toujours garder une secrète préférence pour
+certains coins de notre patrie. En dehors du
+sentiment national, que l'on ne répudie pas à
+son gré, il est des jouissances de contemplation
+que nous n'avons point trouvées ailleurs. Certains
+recoins ignorés dans la Creuse et dans l'Indre
+ont réalisé pour nous le rêve des forêts vierges.
+Dans des localités humides et comme abandonnées,
+nous avons pénétré sous des ombrages dont
+l'épaisseur admirable n'ôtait rien à la transparence
+et au vague délicieux. Là, tout aussi bien
+que dans la forêt fermée de Laricia et sur les
+roches de Tivoli, les plantes grimpantes avaient
+envahi les tiges séculaires et s'enlaçaient en lianes
+verdoyantes aux branches des châtaigniers, des
+hêtres et des chênes. La mousse tapissait les
+branches, et la fougère hérissait de ses touffes
+découpées le corps des arbres, de la base au faîte.
+Dans leur creux, des touffes de trèfle forestier
+semblaient s'être réfugiées et sortaient en bouquet
+de chaque fissure. Les blocs granitiques,
+embrassés et dévorés par les racines, étaient
+soulevés et comme incrustés dans le flan des
+arbres. Enfin, ce que j'ai en vain cherché en
+Italie, ce que je n'ai remarqué que là, en plein
+midi, le soleil, tamisé par le feuillage serré mais
+diaphane, laissait tomber sur le sol et sur les fûts
+puissants des hêtres, des reflets froids et bleuâtres
+comme ceux de la lune.</p>
+
+<p>En résumé, les arbres à feuillage persistant
+ont plus d'audace et d'étrangeté dans leur attitude;
+mais ils manquent tout à fait de cette finesse de
+tons et de cette grâce de contours qui caractérisent
+les essences forestières de nos climats. Les
+cyprès monumentaux de la villa Mandragone, à
+Frascati, ont, à coup sûr, un grand caractère;
+mais ces plantes à centuple tige, réunies en faisceau
+comme des colonnettes sarrasines, ressemblent
+trop à de l'architecture. Ils sont si noirs
+qu'ils font tache dans l'ensemble. La brise ne les
+caresse point, la tempête seule les émeut. Aussi,
+quand, aux approches du Clitumne et de l'Arno,
+on revoit les peupliers et les saules, on croit reprendre
+possession de l'air et de la vie. En Provence,
+on se croit encore un peu trop en Italie
+et pas assez en France; mais, quand on gagne
+nos provinces du Centre, moins riches de grands
+mouvements du sol, on est dédommagé par
+l'abondance et la tranquille majesté de la végétation.
+Les noyers énormes des bords de la Creuse
+sont mille fois plus beaux que les beaux orangers
+de Majorque, et il semble que, dans la variété
+harmonieuse de nos arbres indigènes, les tilleuls,
+les érables, les trembles, les aunes, les charmes,
+les cormiers, les frênes, etc., il y ait quelque
+chose qui ressemble à l'intelligence étendue
+et profonde des artistes féconds, comparée au
+génie étroit et orgueilleux des poëtes monocordes.</p>
+
+<p>Quant à la beauté des lignes, si vantée par
+les amants exclusifs de la nature méridionale,
+nous l'avons goûtée aussi, mais sans pouvoir la
+trouver supérieure à celle de nos forêts de France.
+Il y a, dans l'effet magistral de nos grandes
+avenues, des masses plus harmonieusement disposées
+et vraiment mieux dessinées par la structure
+des arbres qui les composent. Enfin, nous
+nous résumerons en disant que l'éternelle verdure
+des climats chauds est inséparable d'une éternelle
+monotonie, non-seulement de couleur, mais de
+formes dures qui excluent la grâce touchante et
+peut-être la véritable majesté.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>IX</h3>
+
+<h3>L'ILE DE LA RÉUNION<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup>19</sup></a></h3>
+
+
+<p>Sous ce titre beaucoup trop modeste, un homme
+éminemment observateur et doué de connaissances
+spéciales en plus d'un genre, rassemble
+une foule de notions très-complètes sur cette intéressante
+colonie française qui, d'un volcan
+perdu au sein des mers lointaines, s'est fait
+longtemps un nid tranquille et délicieux.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19"> (retour) </a> Par Louis Maillard.</blockquote>
+
+<p>Bien que déchue de sa sauvage beauté primitive,
+l'île de la Réunion offre encore pour l'avenir
+des ressources immenses, si on sait les mettre
+à profit. Grâce à ses formes coniques et à la
+grande élévation de ses principaux centres, elle
+se prête à toutes les productions, depuis celles
+de la zone torride jusqu'à celles de nos Alpes.
+Donc, rien de plus varié que la flore de cette
+échelle de température; mais le caractère le plus
+curieux de l'île, caractère qui y a été général
+autrefois et qui s'y trouve localisé aujourd'hui,
+c'est cet état perpétuel de création ignescente,
+propre aux îles volcaniques, et nulle part mieux
+appréciable aux études spéciales.</p>
+
+<p>Le volcan qui couronne notre colonie de ses
+banderoles de flamme ou de fumée vomit toujours,
+à des intervalles assez rapprochés, des
+torrents de lave et de cendre qui, sur une notable
+étendue de sa surface (un dixième environ),
+changent sa configuration. Des tremblements
+de terre ont fait surgir sur les hauteurs des
+masses rocheuses, débris des anciennes éruptions
+que d'autres cataclysmes avaient engloutis. Ailleurs,
+ces monuments naturels, anciennement
+produits, s'effondrent et rentrent dans l'abîme.
+De profondes ravines se creusent et des torrents
+s'y précipitent, des vallées se soulèvent ou s'aplanissent
+sous des lits de sable et de cendre
+bientôt recouverts d'un nouvel humus, des
+remparts rocheux s'écroulent ou se dressent. La
+fertilité, poursuivie par ces ravages, se déplace,
+monte ou descend, abandonne les forêts saisies
+sur pied par la lave et s'en va créer des pâturages
+dans les régions redevenues calmes.</p>
+
+<p>D'autre part, la mer, refoulée par les coulées
+volcaniques, voit des caps nouveaux étendre
+leurs bras dans ses ondes et former des anses
+paisibles là où, la veille, elle battait la côte avec
+énergie; mais, toujours agissante, elle aussi, elle
+va ronger plus loin,&mdash;par son action saline
+encore plus que par ses vagues,&mdash;les pores
+des anciennes falaises. Elle y creuse des cavernes
+étranges, jusqu'à ce que la roche, désagrégée,
+s'écroule et montre à vif ses arêtes de
+basalte et les couches superposées des diverses
+éruptions. Au fond de son lit, l'Océan ne travaille
+pas moins à se débarrasser des masses
+de galets et de débris de toutes formes et de
+toutes dimensions que les torrents lui déversent.
+Il les soulève, les roule, les porte sur un point
+de la côte où il les reprend pour les amonceler
+ou les répandre encore. Ailleurs, il se bâtit des
+digues de corail et des bancs de madrépores
+aussi solides que les remparts de lave, si bien
+que ces deux forces gigantesques, la mer et le
+volcan, l'eau et le feu, toujours en lutte, pétrissent
+pour ainsi dire le dur relief de l'île
+comme une cire molle soumise à leur caprice;
+mais ici le caprice ne consiste que dans l'étreinte
+corps à corps de deux lois également fatales,
+logiques par conséquent, car ce que nous appelons
+fatalité est la logique même, et l'homme qui
+les observe arrive à saisir leur puissance d'impulsion
+et à camper en toute sécurité sur cette
+terre mobile, si souvent remaniée dans les âges
+anciens, et qui change encore manifestement de
+forme et d'emploi sur une partie de sa surface.</p>
+
+<p>Pour nous, cette île enchantée, passablement
+terrible, a toujours été un type des plus intéressants.
+Nos fréquents rapports avec M. Maillard durant
+les dix dernières années de son séjour à la
+Réunion, nous avaient initié à une partie de sa
+flore, de sa faune et de ses particularités géologiques.
+Plus anciennement encore, un autre ami, spécialement
+botaniste, après un séjour de quelques
+années dans ces parages, nous avait rapporté de
+précieux échantillons et des souvenirs pleins de
+poésie. Ce fut le rêve de notre jeunesse d'aller
+voir les <i>grands brûlés</i> et les fraîches ravines de
+Bourbon. Quand l'âge des projets est passé,
+c'est un vif plaisir que de se promener dans son
+rêve rétrospectif avec un excellent guide, et
+ce guide, à qui rien n'est resté étranger durant
+vingt-six ans d'explorations aventureuses et de
+travaux assidus, c'est l'auteur des notes que nous
+avons sous les yeux.</p>
+
+<p>Ingénieur colonial à la Réunion, M. Maillard
+s'est trouvé là, en présence de la mer et du
+volcan, le représentant d'une troisième force, le
+travail humain aux prises avec les impétueuses
+et implacables forces d'expansion de la nature.
+Le temps n'est plus où le Dieu hébreu défiait
+Job de dire à la mer: «Tu n'iras pas plus
+loin!» Le vrai Dieu, qui veut que l'homme aille
+toujours plus loin, lui a permis de posséder la
+nature en quelque sorte, en s'y faisant place et
+en luttant avec elle de persévérance. Des jetées
+hardies et des travaux sous-marins bien calculés,
+ouvrent aux navires les passes les plus dangereuses
+et défendent aux flots d'envahir les grèves
+où l'homme s'établit. Quand les torrents des
+montagnes emportent les ponts jetés sur leurs
+abîmes, l'homme s'attaque au torrent lui-même,
+lui creuse un autre lit, et l'oblige à se détourner.
+Les débris incandescents des volcans ravagent
+en vain ses cultures: il les transporte
+ailleurs, et il attend. Il sait que ces déserts redeviendront
+fertiles, il sait aussi quels abris ces
+gigantesques vomissements refroidis offriront à
+sa demeure, à son troupeau, à son verger, et,
+de cette nature terrible, de ces cratères éteints,
+il se fait une forteresse et un jardin.</p>
+
+<p>En ouvrant des routes dans la lave, en dessinant
+des jetées à la côte, en explorant lui-même
+les profondeurs sous-marines à l'aide du scaphandre,
+en étudiant les habitudes de l'atmosphère
+et ses perturbations violentes, M. Louis
+Maillard a pu observer cette nature tropicale
+sous tous ses aspects. Ses notes embrassent donc
+tout ce qui constitue l'existence de la colonie:
+topographie, hydrographie, météorologie, géologie,
+botanique, zoologie, agriculture, industrie,
+administration, histoire, législation, finances,
+statistique, arts, coutumes, biographie, travaux
+publics, etc. Toutes ces recherches, sobrement
+et clairement exposées, appuyées des indications
+et témoignages des hommes les plus sérieux et
+les plus compétents de la colonie, sont venues
+demander l'aide de la science aux illustrations
+de la mère patrie. M. Maillard a eu de la sorte le
+généreux plaisir d'offrir à notre Muséum, ainsi
+qu'à des personnages éminents dans la science,
+des collections et des spécimens précieux, rares,
+ou entièrement nouveaux en histoire naturelle,
+et, en retour, il a eu l'honneur de pouvoir joindre
+à sa publication une annexe de notes descriptives
+et classificatives, signées Verreaux, Michelin,
+Guichenot, Milne-Edwards, Guénée, Deyrolle,
+H. Lucas, Signoret, de Sélys-Longchamps, Sichel,
+Bigot, Duchartre. L'illustre et respectable
+docteur Camille Montagne et son savant associé
+M. Millardet se sont chargés de décrire les algues
+et toute la cryptogamie. Aux travaux zélés et
+consciencieux de M. Maillard se rattache donc
+une suite de travaux extrêmement précieux et
+intéressants, non-seulement pour l'île de la Réunion,
+mais aussi pour le progrès des sciences naturelles,
+auxquelles les recherches des voyageurs
+et des amateurs dévoués apportent chaque jour
+leur contingent éminemment utile. Celui de
+M. Louis Maillard est considérable. Il a rapporté,
+en fait de zoologie et de botanique, les
+types d'une famille nouvelle (parmi les crustacés)
+de plusieurs genres, et de plus de cent
+cinquante espèces jusqu'ici non décrites.<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup>20</sup></a> Il a
+donc bien mérité de la science, et son ouvrage
+intéresse tous les adeptes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20"> (retour) </a> Ce chiffre sera peut-être dépassé, le travail le plus
+important, la conchyliologie, n'étant pas encore terminé.</blockquote>
+
+<p>Mais une autre utilité incontestable de cet ouvrage,
+c'est d'avoir signalé sans ménagement à
+l'attention du gouvernement et de la société tout
+entière, la nécessité d'organiser, sur des bases
+sévères et intelligentes, le régime de la propriété
+et le système de l'exploitation territoriale dans
+notre colonie, aujourd'hui dévastée et menacée
+de ruine par suite du déboisement. Tout le
+monde lira avec intérêt les réflexions de
+M. Maillard sur les inconvénients de la culture
+trop développée de la canne à sucre, sur l'abandon
+de la culture du café, du girofle et d'autres
+plantes utiles qui préservaient le sol en le retenant
+sur les pentes et en lui conservant l'humidité
+nécessaire. Le défrichement aveugle, qui
+est la conséquence du <i>chacun pour soi</i>, a fait
+disparaître entièrement les arbres magnifiques
+dont les essences précieuses couronnaient l'île et
+la protégeaient à la fois contre la sécheresse et
+contre les inondations. Quand les terribles cyclones
+dévastaient ces belles forêts, leurs débris
+imposants servaient encore longtemps de digues
+à la fureur des ouragans et protégeaient les jeunes
+pousses destinées à remplacer les anciennes.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, rien n'entrave plus les déluges
+qui pèlent le sol et l'entraînent à la mer, tandis
+que dans les temps secs, les sources, privées
+d'ombre, tarissent et que l'aridité se propage.
+Si la France ne daigne pas intervenir, ou si les
+colons ne se rendent pas aux plus simples calculs
+de la prévoyance, on peut prédire la ruine
+et l'abandon prochains de cette perle des mers
+que les anciens navigateurs saluèrent du nom
+d'<i>Éden</i>, et qui, épuisée et mutilée par la main
+de l'homme, secouera son joug et rentrera dans
+le domaine de Dieu. C'est une leçon qu'il tient
+en réserve, en France aussi bien qu'ailleurs,
+pour les populations qui méconnaissent les lois
+de l'équilibre providentiel, et abusent de leurs
+droits sur la terre. A l'homme sans doute est
+dévolue la mission d'explorer et d'exploiter;
+mais l'intelligence lui a été départie pour épargner
+à propos, prévoir l'avenir, et chercher
+dans la nature même le préservatif de son existence.
+Les forêts lui avaient été données comme
+réservoirs inépuisables de la fécondité du sol et
+comme remparts contre les crises atmosphériques.
+Il a violé tous les sanctuaires. Plus aveugle
+et plus ignorant que ses ancêtres, il a porté la
+hache jusqu'au plus épais de la forêt sacrée. En
+Amérique, il s'acharne avec fureur contre le
+monde primitif qui lui livre un sol admirablement
+nourri et préservé depuis les premiers âges
+de la végétation. L'oeuvre de dévastation s'accomplit.
+Nous aurons du blé, du sucre et du
+coton jusqu'à ce que la terre fatiguée se révolte
+et jusqu'à ce que le climat nous refuse la vie.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>X</h3>
+
+<h3>CONCHYLIOLOGIE<br>
+
+DE L'ILE DE LA RÉUNION<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup>21</sup></a></h3>
+
+
+<p>Dans un précédent article, nous avons appelé
+l'attention du monde savant et du monde
+instruit sur un ouvrage, intéressant à tous les
+points de vue<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup>22</sup></a>, science, industrie, moeurs, agriculture,
+histoire naturelle, etc. Il manquait à
+cette publication une annexe importante dont
+nous n'avons pas nommé l'auteur, et dont nous
+n'avions pas encore pu prendre connaissance.
+Ce travail nous est communiqué aujourd'hui, et
+nous voulons réparer une omission qui laisserait
+incomplète l'utilité des notes si précieuses
+de M. Maillard, d'autant plus qu'ici il ne s'agit
+plus seulement de compléter la description de
+notre belle colonie, mais bien d'apporter des
+matériaux au grand édifice de la science naturelle
+en général. C'est le savant M. Deshayes,
+illustré par d'immenses travaux sur cette matière,
+qui s'est chargé de la conchyliologie, ou,
+pour mieux dire, de la malacologie relative aux
+trouvailles et découvertes de M. Maillard. Cette
+annexe forme donc un travail du plus grand
+intérêt, et l'on peut dire qu'elle est un monument
+acquis à la science dans une de ses branches
+les plus ardues.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21"> (retour) </a> Par M. Deshayes.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22"> (retour) </a> <i>Notes sur l'île de la Réunion</i>, par Louis Maillard.</blockquote>
+
+<p>Beaucoup de personnes dans le monde se
+doutent peu du rôle immense que jouent les mollusques
+dans l'économie de notre planète. On
+s'en pénètre en lisant les pages par lesquelles
+M. Deshayes ouvre l'étude spéciale dont nous
+nous occupons ici. La conscience et la modestie,
+conditions essentielles du vrai savoir, obligent
+ce grand explorateur à nous dire que la connaissance
+de vingt mille espèces provenant de
+toutes les régions du monde n'est rien encore,
+et que de trop grands espaces sont encore trop
+peu connus pour qu'il soit possible d'entreprendre
+un travail d'ensemble satisfaisant. Si
+un pareil chiffre et celui qu'on nous fait entrevoir
+nous étonnent, reportons-nous au noble
+et poétique livre de M. Michelet, <i>la Mer</i>, et notre
+imagination au moins se représentera la
+puissante fécondité qui se produit au sein des
+eaux, et qui n'a aucun point de comparaison
+avec ce qui se passe sur la terre.</p>
+
+<p>C'est là que la nature, échappant à la destruction
+dont l'homme est l'agent fatal, et se
+dérobant à plusieurs égards à son investigation,
+enfante sans se lasser des êtres innombrables
+dont l'existence éphémère se révèle plus tard
+par l'apparition de continents nouveaux, ou par
+l'extension des continents anciens. Cette intéressante
+et universelle formation de la terre par
+les mollusques commence aux premiers âges du
+monde. C'est sous cette forme élémentaire d'abord
+et de plus en plus compliquée que la vie
+apparaît, mais avec quelle profusion étonnante!
+Notre monde, nos montagnes, nos bassins, les
+immenses bancs calcaires qui portent nos moissons
+ou qui servent à la construction de nos
+villes ne sont en grande partie qu'un amoncellement,
+une pâte de coquillages, les uns d'espèce
+si menue, qu'il faut les reconnaître au microscope,
+les autres doués de proportions colossales
+relativement aux espèces actuellement vivantes.
+Ainsi les grands et les petits habitants
+des mers primitives ont bâti la terre et ont constitué
+ses premiers éléments de fécondité. Ils
+ont disparu pour la plupart, ces travailleurs du
+passé à qui Dieu avait confié le soin d'établir le
+sol où nous marchons; mais leur oeuvre accomplie
+sur une partie du globe, n'oublions pas que
+la plus grande partie du globe est encore à la
+mer et que la mer travaille toujours à se combler
+par l'entassement des dépouilles animales
+qui s'y accumulent et par le travail ininterrompu
+des coraux et des polypiers, enfin qu'on peut
+admettre l'idée de leur déplacement partiel sans
+secousse, sans cataclysme, et sans que les générations
+qui peuplent la terre s'en aperçoivent
+autrement qu'en se transmettant les unes aux
+autres les constatations successives de cette insensible
+révolution.</p>
+
+<p>Le rôle des habitants de la mer et celui des
+mollusques en particulier, à cause de leur abondance
+inouïe, est donc immense dans l'ordonnance
+de la création. Tout en constatant les
+importants et vastes travaux de ses devanciers
+et de ses contemporains adonnés à ce genre de
+recherches, M. Deshayes ne pense pas que le
+moment soit venu d'entreprendre la grande statistique
+de la mer. Des documents que nous
+possédons, on pourrait, selon lui, tirer des notions
+d'une assez grand valeur; «mais, dans
+l'état actuel de la science, ce travail, dit-il, ne
+satisferait pas les plus impérieux besoins de la
+géologie et de la paléontologie, car il ne s'agit
+pas de savoir quelle est la population riveraine
+de certains points de la terre: il est bien plus
+important de connaître la distribution des mollusques
+dans les profondeurs de la mer, de déterminer
+l'étendue des surfaces qu'ils habitent,
+la nature du fond qu'ils préfèrent, et ce sont
+ces recherches, ce sont ces documents qui manquent
+à la science.»</p>
+
+<p>Il résulte de ceci que, dans la mer, la vie a
+son ordonnance logique comme partout ailleurs,
+et que ce vaste abîme ne renferme pas l'horreur
+du chaos, ainsi qu'au premier aperçu l'imagination
+épouvantée se la représente. Tous ces
+grands tumultes, ces ouragans, ces fureurs qui
+agitent sa surface passent sans rien déranger au
+calme mystérieux de ses profondeurs et aux lois
+de la vie, qui s'y renouvelle dans des conditions
+voulues. «Pour entreprendre des investigations
+complètes, dit encore M. Deshayes, il faut mesurer
+les profondeurs, reconnaître la nature des
+fonds, suivre les zones d'égale profondeur, établir
+séparément la liste des espèces habitées par
+chacune d'elles: bientôt on reconnaît des populations
+différentes attachées à des profondeurs
+déterminées.»</p>
+
+<p>Donc, si c'est avec raison que les géologues
+considèrent les coquilles, selon la belle expression
+de M. Léon Brothier, comme «les médailles
+commémoratives des grandes révolutions
+du globe», il est de la plus haute importance
+d'étudier leur existence actuelle, destinée probablement
+à marquer un jour les phases du
+monde terrestre futur, enfoui encore dans un
+milieu inaccessible à la vie humaine. C'est une
+grande étude à faire et qui n'effraye pas la persévérance
+de ces hommes paisibles et respectables
+dont la mission volontaire est d'interroger la
+nature dans ses plus minutieux secrets. Notre
+siècle, positif et avide de jouissances immédiates,
+sourit à la pensée d'une vie consacrée à un
+travail qui lui semble puéril; mais les esprits
+sérieux savent qu'à la suite de ces vaillantes investigations,
+la lumière se fait, l'hypothèse devient
+certitude, et que, d'un ensemble d'observations
+de détail, jaillissent tout à coup des vérités
+qui ébranlent de fond en comble les plus importantes
+notions de notre existence. C'est la
+grande entreprise que la science accomplit de
+nos jours, et c'est par elle que les préjugés font
+nécessairement place à de saines croyances.</p>
+
+<p>Nous avons donné de sincères éloges aux notes
+de M. Maillard sur ses travaux de recherches
+à l'île de la Réunion; nous ne pouvons
+mieux les compléter qu'en citant encore M. Deshayes.
+«Pour ce qui a rapport aux mollusques
+(de cette région), nous pouvons l'affirmer, et le
+catalogue le constate, personne avant M. Maillard
+n'en avait réuni une collection aussi complète....
+Parmi tant d'espèces contenues dans
+cette collection, il eût été bien étrange de n'en
+rencontrer aucune qui fût nouvelle. Loin de ce
+résultat négatif, nous avons eu le plaisir d'en
+reconnaître un grand nombre qui jusqu'alors
+avaient échappé aux recherches d'autres naturalistes.
+On remarquera surtout une addition notable
+à ces mollusques aborigènes et fluviatiles
+sur lesquels notre savant ami M. Morelet avait
+entrepris des recherches. Nous ne pouvions confier
+à de meilleures mains le soin de déterminer
+les espèces contenues dans ce catalogue.»
+Suit la description de trois genres nouveaux et
+de plus de cent espèces avec treize planches
+d'un travail exquis dues à l'habile dessinateur
+M. Levasseur. Cet ouvrage se recommande donc
+à tous les explorateurs de la faune malacologique
+comme un document d'une valeur incontestable.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>XI</h3>
+
+<h3>A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865</h3>
+
+
+<p>Le choléra est parti, des douleurs sont restées:
+des veuves, des orphelins, de la misère.
+La charité administrative et la charité privée ont
+donné de grands secours. Mais, quand le chef
+de famille est frappé, la misère se prolonge ou
+se renouvelle. La mère est épuisée et les enfants
+dépérissent. En ce moment, ce qui manque le
+plus, c'est le vêtement, et l'hiver va sévir! Le
+XVIIIe arrondissement a particulièrement souffert.
+Huit cent vingt et un décès représentent une
+masse sérieuse de veuves découragées et d'enfants
+sans ressources.</p>
+
+<p>M. Arrault, secrétaire du conseil de salubrité,
+a vu ces douleurs, il les a racontées avec émotion
+dans <i>le Siècle</i>. Il a fait un appel aux mères
+heureuses, il a demandé les vieux vêtements des
+enfants heureux. On s'est empressé de lui envoyer
+de quoi vêtir une grande partie de ses
+orphelins. <i>L'Avenir national</i> veut l'aider dans
+son oeuvre de dévouement et de charité en publiant
+à son tour ce bon et simple remède à la
+plupart des maladies de l'enfance indigente, des
+habits et des chaussures! Non pas seulement
+des habits d'enfants, mais des vestes, des rebuts
+de toute sorte sont employés par les veuves
+qui coupent, ajustent, essayent, utilisent, s'aidant
+les unes les autres et retrouvant dans le travail
+le courage et l'espoir. Secours et moralisation:
+voilà ce que l'on peut donner avec de vieux
+chiffons.</p>
+
+<p>On peut envoyer à M. Arrault, qui se charge
+d'acquitter les frais de transport,&mdash;rue Lepic,
+n° 11, à Montmartre,&mdash;tous les objets destinés à
+cette oeuvre de bienfaisance opportune et généreuse.</p>
+>br><br><br>
+<h2>LES AMIS DISPARUS</h2>
+<br><br>
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>NÉRAUD PÈRE</h3>
+
+
+<p>Nous venons de perdre un de ces hommes
+rares qui ont traversé les vicissitudes de notre
+vie politique sans y rien laisser flétrir de leur
+noble caractère. Le vieillard probe et sage que
+nous avons conduit ces jours-ci à son dernier
+lit de repos, a parcouru sa longue carrière, sinon
+avec éclat, du moins avec honneur. C'est une
+de ces gloires modestes qui restent dans le cercle
+de la famille, mais qui l'agrandissent au
+point d'y faire entrer tout ce qu'il y a d'honnête
+dans une province. C'est un de ces exemples
+qui demeurent pour l'encouragement ou pour
+la condamnation des hommes publics appelés à
+leur succéder.</p>
+
+<p>Magistrat de sûreté durant la Révolution, à
+l'époque d'une réaction antiroyaliste, il n'usa de
+sa dictature qu'avec indulgence et générosité.
+Plus tolérant que la lettre des lois, il ne voulut
+entendre ni punir bien des plaintes vives et bien
+des regrets imprudemment exprimés.</p>
+
+<p>Sous l'Empire, fidèle à un profond sentiment
+de son indépendance et de sa dignité, nous
+l'avons vu blâmer avec force et franchise, en
+présence de ses supérieurs, l'insupportable tyrannie
+qui trouvait alors tant d'agents fanatiques ou
+cupides. Sous la Restauration, poursuivant de
+ses railleries spirituelles les prétentions d'une génération
+surannée, nous l'avons encore vu lutter
+tranquillement contre les tendances du pouvoir.</p>
+
+<p>Quoique haï personnellement par M. de Peyronnel,
+quoique dénoncé maintes fois et tourmenté
+dans l'exercice de ses fonctions, il fut
+l'allié sincère du parti national et favorisa toujours
+l'opposition libérale de son vote. Sous la
+Convention comme sous l'Empire et comme sous
+la Restauration, il fut donc toujours le même;
+ferme, bon et tolérant.</p>
+
+<p>Il eut une vertu, grande chez un magistrat:
+il resta homme, il crut au repentir des coupables.
+Entre ses mains, l'accusation demeura sobre
+de poursuites, délicate dans les moyens, décente
+et modérée dans l'invocation des châtiments.</p>
+
+<p>Le trait dominant de son caractère, c'était une
+grande bienveillance pour les hommes, une
+gaieté railleuse pour leurs vices et leurs travers.</p>
+
+<p>Son enjouement aimable et sa douce philosophie
+le conservèrent jeune dans un âge avancé.
+Pendant ses dernières années, sa tête s'affaiblit,
+mais son coeur resta jusqu'à la fin affectueux et
+simple. Il avait oublié le nom et la demeure de
+ses amis; mais, lorsqu'il les rencontrait, son
+regard et son sourire attestaient que leur image
+ne s'était point effacée de son âme.</p>
+<br><br>
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>GABRIEL DE PLANET</h3>
+
+
+<p>Le Berry vient de perdre un des hommes les
+plus aimants et les plus aimés qui aient vécu en
+ce monde, où tout est remis en discussion, et
+où il est si rare, à présent, de voir toutes les
+opinions, toutes les classes se réunir autour
+d'une tombe pour la bénir.</p>
+
+<p>Gabriel de Planet est mort le 30 décembre 1854,
+d'une phthisie pulmonaire, à l'âge de quarante-cinq
+ans. Porté à sa dernière demeure par des
+ouvriers et des bourgeois, sans distinction de
+parti ni d'état, il laisse des regrets unanimes,
+incontestés.</p>
+
+<p>Né gentilhomme, Planet avait conçu, dès sa
+première jeunesse, l'idée nette et le sentiment
+profond de l'équité fraternelle. Il n'a jamais varié
+un seul jour dans cette religion de son coeur
+et de son esprit; et pourtant, la rare tolérance
+de son jugement, la bienveillance de son caractère
+et le charme conciliant de son commerce
+l'ont rendu cher à des hommes dont la croyance
+et les instincts semblaient élever une barrière infranchissable
+entre eux et lui. Il a été estimé et
+apprécié de la Fayette, des deux Cavaignac, de
+Royer-Collard, de Michel (de Bourges), de Delatouche,
+de Bethmont, des deux Garnier-Pagès,
+de l'archevêque de Bourges, de MM. Mater et
+Duvergier de Hauranne, de MM. Devillaines et
+de Boissy, de MM. Dufaure, Goudchaux, Duclerc
+et de cent autres qui, en apprenant sa mort et
+la douleur quelle nous cause, s'écrieront sans
+hésiter: «Et moi aussi, je l'ai aimé!»</p>
+
+<p>Reçu avocat après 1830, Planet habita Bourges
+et apprit la science des affaires avec Michel.
+Il fit, sous sa direction, la <i>Revue du Cher</i> avec
+M. Duplan, aujourd'hui rédacteur du <i>Pays</i>, puis
+vint s'établir à la Châtre, où il acheta une étude
+d'avoué qui prospéra entre ses mains et lui
+créa des relations étendues et variées qu'il a gardées,
+comme autant d'amitiés fidèles, jusqu'à sa
+mort. Il les a dues autant à sa remarquable
+capacité qu'à son activité infatigable, et à un
+zèle dont ses clients ont su lui tenir compte.
+Nommé préfet du Cher sous le général Cavaignac,
+il a été d'emblée un des meilleurs administrateurs
+de France, et grâce â son esprit liant et
+persuasif, il a exercé des fonctions calmes et
+faciles dans des temps difficiles et troublés.
+Envoyé à la préfecture de la Corrèze à l'avènement
+de la Présidence, il donna sa démission,
+n'ayant jamais eu d'autre ambition que celle
+d'être utile dans sa province. L'Assemblée nationale
+s'occupait alors de composer le Conseil
+d'État, Planet y obtint un nombre de voix insuffisant,
+mais assez élevé pour témoigner de
+son mérite et de la considération dont il jouissait.
+Depuis, il a vécu à la campagne, adonné à
+la culture d'un admirable jardin créé par lui
+sur des collines sauvages, dans le but principal
+d'occuper de nombreux ouvriers sans ressources.
+Il avait aussi l'espoir de combattre, par le mouvement
+et la volonté, l'incurable mal qui détruisait
+son être. Jusqu'à son dernier jour, il a
+conservé cette volonté de vivre pour être utile
+et serviable; jusqu'à sa dernière heure, il s'est
+préoccupé du bonheur de ses amis, du bien-être
+des malheureux, de la charité, de l'affection et
+du devoir.</p>
+
+<p>Il a été l'homme de dévouement par excellence.
+Il a fait autant de bonnes actions et rendu autant
+de services importants qu'il a compté de
+moments dans sa vie. Son activité décuplait le
+temps et tenait du prodige. D'autres sont les
+martyrs d'instincts héroïques, il a été, lui, le
+martyr de sa propre bonté. Tolérant par nature,
+navré des souffrances d'autrui, malade d'une
+angoisse fiévreuse jusqu'à ce qu'il eût réussi à
+les faire cesser, accablé de fatigues physiques et
+morales, toujours ranimé par le désir du bien,
+toujours prêt à reprendre sa tâche écrasante, il
+a vécu bien littéralement pour aimer, et il est
+mort jeune pour avoir bien réellement vécu
+ainsi.</p>
+
+<p>Planet était naïf comme un enfant, avec un
+esprit pénétrant et une finesse déliée. Il était un
+type de stoïcisme envers lui-même, de tendre
+indulgence envers les autres. Les contrastes de
+cette âme exquise et simple, souffrante et enjouée,
+étonnaient et charmaient en même temps,
+Nulle intimité n'a été plus douce et plus sûre
+que la sienne. Souvenez-vous de lui, vous tous
+qui l'avez reconnu, et cherchez qui lui ressemble!
+Pour nous, qui l'avons fraternellement chéri pendant
+vingt-cinq ans, sans jamais découvrir une
+tache dans son âme ardente, un travers dans son
+admirable bon sens, une défaillance dans sa charité,
+une lacune dans son affection, nous ne le
+remplacerons pas! mais nous l'aimerons toujours,
+étant de ceux pour qui la mort ne détruit
+rien.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+ </div><div class="stanza">
+<p>A PLANET</p>
+ </div><div class="stanza">
+ </div><div class="stanza">
+<p>L'avant-dernier des jours qui finissent l'année,</p>
+<p>Planet nous a quittés pour un monde meilleur;</p>
+<p>Il a rejoint, là-haut, la troupe fortunée</p>
+<p>De ceux que Dieu remplit d'un éternel bonheur.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Je crois à ce beau rêve où l'âme se transporte</p>
+<p>Pour accepter le mal qui règne parmi nous;</p>
+<p>Mais j'y crois à demi: des cieux j'ouvre la porte,</p>
+<p>Mais sans la refermer à tout jamais sur tous.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Je crois, ou crois sentir que Dieu, dans sa clémence,</p>
+<p>Dans sa justice aussi, nous reprend tous en lui;</p>
+<p>Que, dans son sein fécond, retrempant l'existence,</p>
+<p>Il nous ôte l'effroi d'un monde évanoui.</p>
+ </div> </div>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Mais je pense qu'ayant renouvelé notre être,</p>
+<p>Et l'ayant affranchi du cuisant souvenir,</p>
+<p>Il nous dit: «Recommence, homme, tu vas renaître,</p>
+<p>Et retourner là-bas pour vivre et pour mourir.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>»Tâche qu'à ton retour, je te retrouve digne</p>
+<p>De rester près de moi pendant l'éternité; .</p>
+<p>Pour te faire obtenir cette faveur insigne,</p>
+<p>Ne t'ai-je pas cent fois rendu ta volonté?</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>»Je n'ai jamais puni d'une peine éternelle,</p>
+<p>L'homme ingrat et chétif qui ne peut m'offenser.</p>
+<p>J'ai fait courte et fragile une phase mortelle,</p>
+<p>Où croyant vivre, enfant, tu ne fais que passer.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>«Reprends donc ton fardeau, refais ta rude tâche!</p>
+<p>C'est dur! mais c'est un jour dans l'abîme du temps.</p>
+<p>Ce jour mal employé ne sert de rien au lâche,</p>
+<p>Mais il peut conquérir le Ciel aux militants.»</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Des révélations que nous ouvre la tombe,</p>
+<p>Nous ne conservons pas le souvenir distinct:</p>
+<p>Sous le poids de la chair l'esprit divin succombe,</p>
+<p>Mais nous en retenons un doux et vague instinct.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>L'enfant, dès qu'il connaît le baiser de sa mère,</p>
+<p>Aime avant de comprendre.&mdash;Aimer est le besoin</p>
+<p>Qui s'éveille avec lui dès qu'il touche la terre,</p>
+<p>Et que, plus qu'on ne croit, il rapporte de loin.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>L'enfant, dès qu'il comprend le son de la parole,</p>
+<p>Aide au tableau qu'on fait pour lui du paradis,</p>
+<p>Il le voit, il l'a vu! et nulle parabole</p>
+<p>N'embellit ce beau lieu présent à ses esprits.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Oui, l'enfant se souvient; mais il faut qu'il oublie,</p>
+<p>Afin de s'attacher à ce monde sans foi;</p>
+<p>Il faut que par lui-même il essaye la vie,</p>
+<p>Afin de dire à Dieu: «J'ai souffert, reprends-moi.»</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>C'est alors que, selon le plus ou moins de flamme</p>
+<p>Qu'elle a su raviver dans cet obscur séjour,</p>
+<p>Pour plus ou moins de temps, le juge prend cette âme.</p>
+<p>Et lui rend la santé, la jeunesse, l'amour.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Mais il est des mortels dont la course est remplie</p>
+<p>De mérites si purs et d'un prix si parfait,</p>
+<p>Que, leur peine remise, ou leur tâche accomplie,</p>
+<p>De l'éternel repos ils goûtent le bienfait.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Planet, humble martyr, âme douce et naïve,</p>
+<p>Toi qui restas enfant jusque dans l'âge mûr,</p>
+<p>Par le besoin d'aimer, par la croyance vive,</p>
+<p>Par le coeur et l'esprit, va donc, ton sort est sûr!</p>
+ </div> </div>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Tu luttas quarante ans contre un mal sans remède,</p>
+<p>Tu naquis condamné, c est-à-dire béni.</p>
+<p>Dieu t'avait dit là-haut: «Au malheur, viens en aide;</p>
+<p>Meurs à la peine: alors, ton temps sera fini».</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Il vécut pour bénir, pour consoler, pour prendre</p>
+<p>Sur ses bras, tout le poids des misères d'autrui:</p>
+<p>Pour souffrir de nos maux, pour ranimer la cendre</p>
+<p>De nos coeurs épuisés que l'espoir avait fui.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Simple dans sa parole, éloquent à son heure,</p>
+<p>Ingénieux en l'art de la persuasion,</p>
+<p>Habile à pénétrer ce qu'en secret on pleure,</p>
+<p>Indulgent aux douleurs de la confession;</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Énergique au besoin, apôtre de tendresse,</p>
+<p>Sans parti pris d'orgueil, sans rigueur de savant,</p>
+<p>Du véritable juste il avait la sagesse,</p>
+<p>Du conseil décisif il avait l'ascendant.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Les esprits froids ont dit: «Cet homme a la manie</p>
+<p>De faire des ingrats, puisqu'il fait des heureux».</p>
+<p>Dieu dit: «De la bonté, cet homme eut le génie,</p>
+<p>C'est la seule grandeur que je couronne aux cieux»­.</p>
+ </div> </div>
+<br><br>
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>CARLO SOLIVA<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup>23</sup></a></h3>
+
+<p>SONNET TRADUIT DE L'ITALIEN</p>
+
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Du beau dans tous les arts, disciple intelligent,</p>
+<p>Tu possédas longtemps la science profonde</p>
+<p>Que n'encourage point la vanité d'un monde</p>
+<p>Insensible et rebelle au modeste talent.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Dans le style sacré, dans le style élégant,</p>
+<p>Sur le divin <i>Mozart</i> ta puissance se fonde,</p>
+<p>Puis dans <i>Cimarosa</i>, ton âme se féconde,</p>
+<p>Et de <i>Paesiello</i> tu sors jeune et vivant.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>C'est que, sous notre ciel, tu sentis la Nature</p>
+<p>L'emporter dans les coeurs sur la science pure,</p>
+<p>Et qu'au doux chant natal tu fus initié.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Si, dans ce peu de mots, je ne puis de ta vie</p>
+<p>Résumer les travaux, la force et le génie,</p>
+<p>Laissons dire le reste aux pleurs de l'amitié!</p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23"> (retour) </a> Compositeur italien.</blockquote>
+<br><br>
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>LE COMTE D'AURE</h3>
+
+
+<p>La presse a consacré quelques lignes au souvenir
+de M. d'Aure. Elle a dit l'emploi officiel
+de sa vie active, elle a parlé de ses talents, de
+ses travaux, de ses vues pratiques, de tout ce
+qui formait son éminente spécialité.</p>
+
+<p>Pour les amis particuliers de M. d'Aure, il
+y a quelque chose de plus à dire. On ne peut
+se résoudre à voir disparaître un coeur d'élite
+sans lui payer le tribut de l'affection méritée,
+et c'est là qu'il faut entrer dans la vie privée.
+M. d'Aure était un des hommes les meilleurs
+qui aient existé. L'éloge ne semblera banal qu'à
+ceux qui ne font point de cas du dévouement
+et ceux-là sont rares, espérons-le. M. d'Aure ne
+vivait que pour obliger, secourir, consoler. Il
+avait l'enjouement, la sérénité de la bonté vraie,
+sûre d'elle-même, toujours prête. Toute sa vie,
+il a donné tout ce qu'il avait d'argent à tout
+ce qu'il a rencontré de détresse, et tout ce qu'il
+avait de coeur et de courage à tout ce qu'il a
+rencontré de faible et d'abandonné. Au milieu
+de cette activité mise au service de quiconque
+la réclamait, il était l'homme de la famille et de
+l'intimité. Il s'est marié trois fois et trois fois il
+a répandu autour de lui le charme de l'existence,
+car son unique préoccupation était de rendre
+une famille heureuse. Il était essentiellement
+paternel, même dans sa jeunesse, et ses nombreux
+subordonnés se regardaient presque comme
+ses enfants. Il n'a jamais abandonné personne.
+Il n'a jamais été servi par un pauvre homme
+sans assurer son travail et le repos de sa vieillesse
+avec une sollicitude incessante. Il pardonnait
+même l'ingratitude avec une facilité qu'on
+prenait quelquefois pour de l'insouciance. Ce
+n'était pas de l'insouciance; c'était un sentiment
+d'humanité raisonné par la logique du coeur,
+et qui rendait d'autant plus énergiques les arrêts
+rendus par son indignation. Il avait le sens du
+juste et du vrai avec une rare équité de jugement.
+En lui, aucun préjugé de naissance, aucune
+intrigue; une admirable franchise, un bon
+sens infaillible, une sensibilité profonde, inépuisable.</p>
+
+<p>Voilà ce que j'avais à dire de lui: il a été
+<i>bon</i>; pas comme tout le monde peut l'être à un
+moment donné; il l'a été toujours, à toute heure
+et jusqu'au dernier souffle de sa vie.</p>
+<br><br>
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>LOUIS MAILLARD</h3>
+
+<p>DISCOURS PRONONCÉ SUR SA TOMBE<br>
+
+LE 25 JANVIER 1865</p>
+
+
+<p>Celui à qui nous disons adieu ici, avec l'espoir
+de le retrouver dans l'immortalité <i>de tout
+ce qui est</i>, fut dévoué corps et âme à cet éternel
+<i>devenir</i> de l'humanité. Il a servi la civilisation
+avec la famille saint-simonienne, ce grand et
+fécond agent du progrès au dix-neuvième siècle.
+Il a servi son pays comme individu, en portant
+dans une de nos colonies les plus françaises
+l'activité, l'intelligence, la conscience et le zèle
+qui font durables et bienfaisants les travaux de
+l'ingénieur. Il a servi la science en lui apportant
+le fruit de recherches et d'observations
+vraiment fécondes et heureuses, faites avec cette
+vraie lumière qui, chez les hommes épris de la
+nature, supplée aux études spéciales. Il a servi
+aussi les lettres par son dévouement aux idées
+généreuses et à quiconque autour de lui s'attachait
+à les répandre.</p>
+
+<p>Mais tous ces travaux, tous ces efforts, tous
+ces <i>dons</i> d'une volonté aussi ardente que sérieuse,
+n'ont pas assouvi la sainte prodigalité de
+cette riche et tendre organisation. Nous le savons
+ici. Il a été le meilleur ami de tous ses
+amis. Rien ne lui coûtait pour les aider, pour
+les préserver, pour les consoler. Il était toujours
+là, lui, dans nos dangers ou dans nos désastres,
+sachant, ou conjurer le malheur, ou dire la parole
+simple et vraie qui sauve l'affligé en le rattachant
+à l'amour des autres. Il était le compagnon
+toujours prêt et toujours utile, le confident
+toujours délicat et sûr, le conseil sage, le secours
+prompt et soutenu. Il était, pour tous ceux qui
+ont eu le bonheur de vivre près de lui, un
+élément de leur être, une part de leur âme.</p>
+
+<p>Reçois nos remercîments, toi qui ne voulais
+jamais être remercié, toi qui te regardais
+ingénument comme notre obligé quand tu
+nous avais fait du bien! On peut dire de toi que
+tu as eu le génie de la bonté, comme d'autres en
+ont l'instinct. Où que tu sois, dans le monde
+du mieux incessant et du développement infini,
+reçois les bénédictions de l'impérissable amitié.</p>
+<br><br>
+
+<h3>VI</h3>
+
+<h3>FERDINAND PAJOT</h3>
+
+
+<p>La mort de Ferdinand Pajot est un fait des
+plus douloureux et des plus regrettables. Ce
+jeune homme, doué d'une beauté remarquable
+et appartenant à une excellente famille, était
+en outre un homme de coeur et d'idées généreuses.
+Nous avons été à même de l'apprécier
+chaque fois que nous avons invoqué sa charité
+pour les pauvres de notre entourage. Il donnait
+largement, plus largement peut-être que ses ressources
+ne l'autorisaient à le faire, et il donnait
+avec spontanéité, avec confiance, avec joie. Il
+était sincère, indépendant, bon comme un ange.
+Marié depuis peu de temps à une charmante
+jeune femme, il sera regretté comme il le mérite.
+Je tiens à lui donner après cette cruelle
+mort, une tendre et maternelle bénédiction:
+Illusion si l'on veut, mais je crois que nous entrons
+mieux dans la vie qui suit celle-ci, quand
+nous y arrivons escortés de l'estime et de l'affection
+de ceux que nous venons de quitter.</p>
+<br><br>
+
+<h3>VII</h3>
+
+<h3>PATUREAU-FRANCOEUR</h3>
+
+
+<p>Patureau-Francoeur vient de mourir à la
+ferme de Saint-Vincent, près de Gastonville
+(province de Constantine). Son nom suffit pour
+ses nombreux amis, mais il appartient à l'un
+d'eux de dire au public quel homme était Patureau-Francoeur.</p>
+
+<p>C'était un simple paysan, un vigneron des
+faubourgs de Châteauroux. Il avait appris tout
+seul à écrire, et il écrivait très remarquablement,
+avec ces naïves incorrections qui sont presque
+des grâces, dans un style rustique et spontané.
+Il a publié un excellent traité sur la culture de
+la vigne, qu'il avait étudiée et pratiquée toute
+sa vie en bon ouvrier et en naturaliste de vocation.
+Ce petit homme robuste, à grosse tête
+ronde, au teint coloré, à l'oeil bleu étincelant et
+doux, était doué d'une façon supérieure. Il
+voyait la nature, il l'observait, il l'aimait et il
+la savait. Il avait des enthousiasmes de poëte,
+il faisait des vers barbares, incorrects, d'où
+s'élançaient, comme des fleurs d'un buisson,
+des éclairs de génie. Il riait de ses vers, il les
+disait ou les chantait une ou deux fois, et n'en
+parlait plus. Quand il écrivait sérieusement,
+c'était pour enseigner. Il a émis dans de nombreux
+opuscules d'excellentes idées et des observations
+ingénieuses et sages sur la culture
+propre aux régions de l'Afrique qu'il a longtemps
+habitées.</p>
+
+<p>Son existence parmi nous fut pénible, agitée,
+méritante. Naturellement un esprit aussi complet
+que le sien devait se passionner pour les
+idées de progrès et de civilisation. Il fut, avant
+la Révolution, le représentant populaire des aspirations
+de son milieu, et il travailla à les diriger
+vers un idéal de justice et d'humanité. Il
+faisait sa modeste et active propagande sans
+sortir de chez lui, en causant avec ses amis,
+au milieu de ses enfants et en s'inclinant
+avec respect quand sa mère octogénaire, pieuse
+et digne femme qui professait le christianisme
+primitif, lui rappelait que l'Évangile était la
+science de l'égalité par excellence. Aussi Patureau
+tenait-il de sa mère la douceur des instincts,
+l'austérité des moeurs et une religiosité particulière
+qui ajoutait au charme de sa douce prédication.</p>
+
+<p>Nul homme ne parlait mieux, avec plus de
+sens, plus de bonhomie et plus d'esprit. Il était
+impossible de l'aborder sans vouloir l'écouter
+encore et toujours. Il y avait en lui un intime
+mélange de finesse et de candeur, d'ardeur
+pour le bien et de moquerie pour le mal, d'indignation
+républicaine et de pardon chrétien.
+Lorsque les journaux nous apportèrent la nouvelle
+d'un attentat célèbre, il était chez moi.
+Nous déjeunions ensemble. Cet attentat était dirigé
+contre le représentant d'un système qui
+l'avait déjà cruellement frappé. Loin de s'intéresser
+aux conspirateurs, il jeta tristement le
+journal, en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Faire du mal à ses ennemis, moi, je ne
+pourrais pas!</p>
+
+<p>Il n'en fut pas moins emprisonné et exilé
+comme solidaire, sinon complice de l'attentat.</p>
+
+<p>On dit qu'il ne faut pas rappeler ces erreurs,
+ces égarements, ces injustices des époques historiques
+voisines de nous; que c'est réveiller
+des passions <i>assoupies</i>, évoquer des souvenirs
+dangereux, <i>armer</i> les citoyens les uns contre
+les autres! Non, cent fois non! Sur la tombe à
+peine fermée d'un des plus purs martyrs de
+l'idée évangélique, raconter le malheur et le
+courage ne peut pas être un délit. Apprendre
+aux rancuniers et aux vindicatifs de tous les
+partis comment une âme généreuse subit et
+pardonne, ne peut pas être une excitation â la
+haine. Le système de l'oubli et de l'étouffement
+est immoral, antihumain et par-dessus tout
+chimérique. C'est dans le silence forcé que couvent
+les vengeances. C'est sous la compression
+que s'enveniment les plaies. Mieux vaut relâcher
+le lien qui oppresse les coeurs et dire à ceux
+qui firent le mal: «Voyez comme vous fûtes
+abusés, vous qui avez cru sauver la société en
+bannissant ses plus utiles soutiens!» Et à ceux
+qui subirent la persécution: «Voyez comme les
+vrais croyants se vengent en protestant par leur
+douceur et leur vertu, contre l'arrêt aveugle qui
+les frappe!»</p>
+
+<p>En 1848, Patureau avait été élu maire de Châteauroux.
+<i>Inde irae</i>. Il remplissait avec fermeté
+et impartialité ses fonctions, préservant les uns,
+apaisant les autres, tâche difficile et délicate
+s'il en fut! Mais, si quelques-uns se sont souvenus
+de sa conduite et se sont chaudement employés&mdash;le
+marquis de Barbançois entre autres&mdash;pour
+l'arracher à l'exil, il en est beaucoup qui
+lui ont imputé les agitations populaires de certains
+moments de crise. Une cruelle préoccupation
+agissait alors dans l'esprit d'une fraction irritée
+de la bourgeoisie. Ce maire en blouse et en sabots&mdash;il
+était trop pauvre pour être mieux
+vêtu&mdash;faisait, disait-on, souffrir, malgré son
+extrême politesse et le tact exquis dont il était
+doué, l'orgueil de certaines familles aristocratiques,
+dont il consacrait les actes civils. Il y avait
+d'ailleurs là, comme partout, jalousie de crédit
+et d'autorité, et puis la peur, une peur simulée,
+la plus dangereuse de toutes. On savait bien que
+Patureau était sage et humain; mais ce peuple
+inquiet, passionné, dont il traînait tous les
+coeurs après lui: comment lui pardonner cela?
+La popularité est la chose la plus enviée des
+temps de révolution; on oublie alors que c'est
+la plus trompeuse et la plus funeste. On la redoute
+chez les autres, on la voudrait pour soi.
+Tout homme se flatte d'en user à sa guise! Patureau
+savait bien le contraire. Il se voyait alors
+débordé. Un agitateur assez mystérieux dont
+j'ai oublié le nom, et qui, depuis, a inspiré de
+grands doutes sur le but de sa véritable mission,
+travaillait les esprits et passionnait la masse.
+Ces choses se perdirent et s'effacèrent dans les
+événements du 15 mai.</p>
+
+<p>Jusqu'en 1852, Patureau continua à tailler la
+vigne. Sa vie était rude, il ne trouvait pas d'ouvrage
+chez les gens de certaines opinions, et il
+avait une nombreuse famille à soutenir. Je lui
+confiai la création d'un vignoble, et il tira d'un
+terrain stérile et abandonné une plante modèle
+produisant le meilleur fruit de la localité. Il se
+louait aussi à la journée pour les autres travaux
+de la terre. Il conduisait nos moissons comme
+<i>chef dirige</i>, c'est-à-dire <i>tête de sillon</i>, et par
+son ardeur, sa force et sa gaieté, il stimulait et
+charmait les autres moissonneurs. On oubliait
+l'heure de la sieste pour l'écouter parler des
+étoiles, des plantes, des insectes ou des oiseaux;
+car il avait tout observé et tout retenu dans
+son contact perpétuel avec la nature, qu'il étudiait
+en praticien et en artiste. La journée
+finie, il venait dîner avec nous ou avec nos
+gens quand il s'était laissé attarder et que notre
+repas changeait de table. Il était absolument le
+même à l'office ou au salon, toujours aussi distingué
+dans ses manières, aussi choisi et aussi
+simple dans son langage, aussi sobre, aussi aimable,
+aussi intéressant; sachant se mettre à la
+portée de tous, instruisant les jardiniers, raillant
+avec douceur les préjugés du paysan, enseignant
+à mon fils les moeurs des insectes et à
+moi celles des plantes, causant philosophie, histoire
+ou politique avec des personnes éminemment
+distinguées qui le rencontraient toujours
+avec un vif plaisir et se montraient avides de
+l'entendre. Il n'était jamais bavard ni déclamateur.
+Il causait surtout par répliques; il racontait
+brièvement et de la façon la plus pittoresque.
+Il questionnait avec candeur, se faisait expliquer,
+écoutait comme un enfant, souriait comme si les
+choses eussent dépassé la portée de son intelligence,
+et tout à coup, d'un trait pénétrant, d'un
+mot charmant et profond, il résumait et l'opinion
+de son interlocuteur et la sienne propre.
+Combien j'ai vu d'esprits sérieux et vraiment
+élevés, saisis par la parole, le regard et l'attitude
+de cet homme supérieur, au teint cuivré
+par le soleil et aux mains gercées par le travail!</p>
+
+<p>&mdash;C'est le paysan idéal, me disait l'un.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le bonhomme la Fontaine, me disait
+l'autre.</p>
+
+<p>Je leur répondais:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le peuple comme il devrait, comme il
+doit être.</p>
+
+<p>Il fallait bien payer les chaudes amitiés et
+l'affection populaire dont il était l'objet. Trop
+d'amis lui firent d'irréconciliables ennemis. Jalousie
+de gens plus haut placés sur l'échelle de
+la fortune et qui ne peuvent pardonner à un
+pauvre diable d'être né leur supérieur. Dieu se
+trompe parfois étrangement; il ne tient pas
+compte des distances sociales. Il donne le génie
+de la grâce et de la séduction à un petit homme
+de rien. Dieu est sans principes, il pense mal.
+Il aime quelquefois la canaille avec passion.</p>
+
+<p>Les aversions longtemps couvées éclatèrent au
+coup d'État. Les gens prétendus dangereux
+furent dénoncés, arrêtés et emprisonnés. Patureau,
+averti à temps, disparut. Le paysan,
+l'homme de la nature, abhorre la prison. Il sent
+qu'elle le tuera. Il aime mieux subir de pires
+souffrances sous la voûte des cieux. Patureau,
+errant à travers la campagne, dormant en plein
+bois, à la belle étoile, entrant furtivement dans
+la première hutte venue et trouvant partout le
+pain du pauvre et la discrétion du fidèle, échappa
+à toutes les recherches. Sa vie d'aventures fut
+un roman. Tous les limiers de la police y perdirent
+leur peine. L'un d'eux, un Javert peu
+lettré, essaya, dans un zèle fanatique, de faire
+parler son petit enfant, le dernier, qui avait
+quatre ans, et qui voyait souvent son père venir
+l'embrasser au milieu de la nuit. L'enfant ne
+parla pas.</p>
+
+<p>Personne ne parla, et, durant des semaines et
+des mois, le proscrit revint voir ses nombreux
+amis et sa chère famille à l'improviste, soupant
+chez l'un, déjeunant chez un autre, dormant
+quelquefois dans un lit hospitalier, d'où il entendait,
+entre deux sommes, la voix des agents
+qui venaient interroger ses hôtes sur son compte.</p>
+
+<p>Une nuit, il dormit dans la forêt de Châteauroux
+dans un tas de fagots, presque côte à côte avec
+un garde qui l'eût arrêté&mdash;car ordre était donné
+à tous de l'appréhender&mdash;et qui ne le vit pas.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons très-bien dormi tous deux, disait-il
+en racontant l'anecdote; seulement, cette
+fois-là, j'ai eu bien soin de ne pas ronfler.</p>
+
+<p>On le cherchait toujours. Je lui avais conseillé
+de changer de province. Je lui avais trouvé
+un gîte sous un nom supposé dans une maison
+où, de jardinier, il devint bientôt chef de travaux,
+gardien et régisseur. Je pourrai dire un
+jour le nom de l'honnête homme qui le recueillit
+et l'aima. Aujourd'hui, je ne veux compromettre
+que moi.</p>
+
+<p>Patureau fut compris dans la liste des exilés.
+Il en prit son parti sans colère.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous! disait-il, les gens qui
+viennent pour nous juger ne nous connaissent
+pas. Ils consultent certaines personnes qui souvent
+ne nous connaissent pas davantage, et qui
+nous jugent, non sur ce que nous sommes, mais
+sur ce que nous pourrions être après tant de
+misères, de persécutions. Me voilà traité comme
+un buveur de sang, moi qui n'aime pas à tuer
+une mouche!</p>
+
+<p>Pendant que, lassé de vivre loin des siens, il
+se disposait à revenir et à se montrer, d'actives
+et persévérantes démarches aboutirent à faire
+entendre la vérité en haut lieu.</p>
+
+<p>Enfin Patureau, <i>gracié</i>,&mdash;Dieu sait de quels
+crimes! mais c'était le mot officiel&mdash;revint dans
+ses foyers, ainsi que plusieurs autres. Ses ennemis
+ne laissaient pas de le surveiller, de l'inquiéter,
+de l'accuser et de le mettre aux prises
+avec l'autorité, sans pouvoir trouver en lui l'étoffe
+d'un conspirateur. Il se disculpa, la haine s'en
+accrut.</p>
+
+<p>Un jour qu'il travaillait sous les ordres d'un
+régisseur qui l'avait embauché comme bon ouvrier,
+le propriétaire accourut furieux et le chassa
+de son domaine.</p>
+
+<p>&mdash;Il en avait le droit, dit Patureau à ses
+amis. J'ai ramassé ma faucille et j'ai serré la
+main des camarades qui me regardaient partir
+et pleuraient de colère. «On ne veut donc pas,
+disaient-ils, que cet homme gagne sa vie?...»
+Je leur ai répondu: «Soyez tranquilles, Dieu y
+pourvoira. Il n'est pas du côté de ceux qui se
+vengent.»</p>
+
+<p>Mais de quoi se vengeait-on? Impossible de
+le dire. Patureau ne pouvait le deviner, car il
+le cherchait naïvement en faisant son examen de
+conscience. Il n'avait jamais fait injure ni menace
+à personne; mais il faisait envie, et c'est
+ce que sa modestie ne comprenait pas. Jamais
+je n'ai pu saisir un fait contre lui, car j'étais à
+la recherche des griefs pour le justifier. Toutes
+les accusations se résumaient ainsi: «Il ne dit
+et ne fait rien de mal, il est fort prudent; mais
+ses amis sont à craindre. C'est un homme dangereux,
+il est trop aimé.» Je ne pus rien arracher
+de plus juste et de plus clair à celui de
+nos préfets qui me faisait marchander sa grâce.</p>
+
+<p>L'attentat d'Orsini, qui, dans les provinces,
+servit de prétexte à tant de vengeances personnelles,
+surprit Patureau dans une quiétude complète
+sur son propre sort. Il blâmait si sincèrement
+la doctrine du meurtre, qu'il se croyait à
+l'abri de tout soupçon et ne songeait point à se
+cacher. Il avait tort. Tant d'autres aussi innocents
+que lui de fait et d'intention étaient arrêtés
+et condamnés à un nouvel exil! On lui fit
+la prison rude! on l'isola, on ne permit pas à sa
+femme et à ses enfants de le voir, pas même
+de lui faire passer des vêtements. Il resta un
+mois au cachot sur la paille, en plein hiver.
+Quand on le mit dans la voiture cellulaire qui
+le dirigeait vers l'Afrique, il était presque aveugle,
+et, depuis, il a toujours souffert cruellement
+des yeux.</p>
+
+<p>Cette fois, toutes les tentatives échouèrent. Il
+dut aller expier, sous le terrible climat de Gastonville,
+le crime d'avoir été trop aimé.</p>
+
+<p>Quelques-uns se découragèrent et y perdirent
+leur foi et leur espérance. Le paysan, pris de
+nostalgie, devient fou. Patureau supporta l'exil
+en homme et se prit à regarder l'Afrique en
+artiste. A peine arrivé, il nous écrivait des lettres
+charmantes, presque enjouées, comme les
+eût écrites un homme voyageant pour son plaisir
+et son instruction. La vue des premières grandes
+montagnes couvertes de neige, l'audition des premiers
+rugissements du lion dans la nuit firent battre
+son coeur d'une émotion inattendue et il m'écrivait
+simplement: «Ah! madame, que c'est beau!»</p>
+
+<p>Et puis il se prit d'amour pour cette terre
+nouvelle si féconde en promesses. Il regardait
+<i>pousser le blé derrière la charrue</i>; il prenait
+cette terre dans sa main, l'examinait, l'analysait
+d'un oeil expert et disait:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a là la nourriture d'un monde.</p>
+
+<p>Déclaré libre, en septembre 1858, sur la terre
+d'Afrique, il résolut de s'établir sous ce beau
+ciel et de chercher une ferme à faire valoir.
+Connaissant sa valeur et sa capacité, le ministère
+de l'Algérie lui accorda une concession
+qu'il lui fut permis de chercher à son gré dans
+la région qu'il avait explorée. Enfin, une permission
+lui fut accordée aussi de venir vendre
+sa maison et sa vigne de Châteauroux, et d'y
+chercher sa famille pour être en mesure de cultiver.
+Il revint donc, réalisa ses humbles ressources,
+emballa ses outils, persuada sa femme
+et ses enfants (ses vieux parents étaient morts),
+vint chez nous donner une <i>façon</i> à la vigne
+qu'il y avait créée, et qu'il aimait comme sa
+chose, nous raconta ses misères et ses joies, ses
+étonnements et ses espérances; puis il partit
+pour Gastonville, avec tout son monde, la pioche
+en main et le fusil sur l'épaule pour se préserver
+des bêtes sauvages qui trônaient encore sur
+son domaine. Malgré de généreux secours, il eut
+grand'peine à vivre au commencement. Pas assez
+d'argent, pas assez de bras, et, la chaude saison,
+la fièvre et l'ophthalmie interrompant le travail.</p>
+
+<p>«C'est égal, disait-il dans ses lettres, le cachot
+m'a attaqué les yeux, il faudra bien que le soleil
+me les guérisse.»</p>
+
+<p>Au bout de deux ans, il s'aperçut bien que la
+colonisation est impossible sans ressources suffisantes;
+il se vit forcé de louer sa terre aux Arabes
+et de chercher une ferme dont il pût retirer
+de quoi payer sa bâtisse, condition exigée de
+tous les concessionnaires. Il trouva un terrain
+considérable, et s'établit à la ferme de Coudiat-Ottman,
+dite depuis ferme de M. Vincent, et
+dite aujourd'hui ferme du père Patureau. C'est
+là qu'il a vécu dès lors, élevant ses fils et gardant
+sa douce philosophie pour remonter les
+courages autour de lui. Il y conquit tant d'estime
+et de sympathie, que le préfet de Constantine
+voulut l'adjoindre au conseil municipal
+de sa commune. Il publia, ainsi que son fils
+aîné Joseph, de très-bons travaux sur la vigne
+et la culture du tabac. Il fut nommé membre
+de la Société d'agriculture de Philippeville. Tous
+les colons, à quelque classe et à quelque opinion
+qu'ils appartinssent, se sont étonnés qu'un
+homme de moeurs si douces et d'un coeur si humain
+et si généreux eût été emprisonné et chassé
+de son pays comme un malfaiteur. Heureusement
+les uns réparèrent la faute des autres. Sur
+la terre lointaine et au milieu des races étrangères,
+le sentiment de la patrie se fait sérieux
+et fraternel. Les jalousies de clocher expirent
+au seuil du désert, on se connaît, on s'apprécie,
+on ne songe point à se persécuter. Patureau
+sentait profondément cette solidarité qui lui faisait
+une nouvelle patrie. Il l'avait sentie dès les
+premiers jours de son exil, et, quand il vint
+nous faire ses derniers adieux, comme nous
+voulions lui dire: <i>Au revoir!</i></p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit-il, c'est bien adieu pour
+toujours. Si une amnistie est promulguée, je
+n'en profiterai pas. J'ai dit adieu à tout ce que
+j'aimais, à la maison où mes parents sont morts
+et où mes enfants sont nés, à la vigne que j'ai
+plantée et que mes amis cultivaient pour moi
+en mon absence. Je laisse beaucoup de gens qui
+m'ont aimé et que j'aimerai toujours; mais j'en
+laisse aussi beaucoup qui m'ont haï injustement
+et rendu malheureux. Là-bas, il y a la fatigue
+et la soif, la souffrance, la fièvre, et peut-être
+la mort; mais il n'y a pas d'ennemis, pas de
+police politique, pas de dénonciations, pas de
+jalousies, il suffit qu'on soit Français pour être
+frères. C'est un beau pays, allez, que celui où
+l'on n'a à se défendre que des chacals et des
+panthères!</p>
+
+<p>On le voit, être aimé, c'était l'idéal de ce coeur
+aimant. Il a beaucoup souffert du climat de
+l'Afrique, et il y a succombé encore dans la
+force de l'âge; mais il y a réalisé son rêve. Il
+y a été chéri et respecté comme il méritait de
+l'être. Son nom vivra dans la mémoire de ses
+anciens concitoyens, et je ne serais pas surpris
+que, chez nos paysans, qui l'ont tant
+questionné et tant admiré, il ne restât comme
+un personnage légendaire. La persécution lui a
+fait une double auréole; c'est à quoi toute persécution
+aboutit.</p>
+<br><br>
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<h3>MADAME LAURE FLEURY</h3>
+
+<p>PAROLES PRONONCÉES SUR SA TOMBE A LA CHATRE<br>
+LE 26 OCTOBRE 1870</p>
+
+
+<p>Elle est revenue mourir au pays, la femme
+du proscrit, l'épouse dévouée, la digne mère de
+famille! Elle a beaucoup souffert et beaucoup
+mérité, elle a soutenu ses compagnons d'exil,
+soutenu ses amis et ses croyances avec un courage
+héroïque. Elle laisse d'impérissables regrets
+à tous ceux qui l'ont connue et qui viennent
+ici lui dire un solennel adieu.</p>
+
+<p>Mais cet adieu n'est pas le dernier mot d'une
+si pure et si noble existence. Comme elle, nous
+avons toujours cru à un Dieu juste et bon qui
+connaît les belles âmes, qui ne leur demande
+pas compte des nuances religieuses, et qui ne
+les abandonne jamais.</p>
+
+<p>Nous comptons la retrouver dans une vie meilleure,
+cette âme immortelle, sans tache et sans
+défaillance, et notre réunion autour d'une tombe
+est un hommage plein de respect et de foi, un
+cri de douleur et d'espérance.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>FIN</h3>
+
+<br><br>
+
+<h3>TABLE</h3>
+
+<p><b>NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR</b></p>
+
+
+<p>I. LA VILLA PAMPHILI<br>
+II. LES CHANSONS DES BOIS ET DES RUES<br>
+III. LE PAYS DES ANÉMONES<br>
+IV. DE MARSEILLE A MENTON<br>
+V. A PROPOS DE BOTANIQUE</p>
+
+<p><b>MÉLANGES</b></p>
+
+<p>I. UNE VISITE AUX CATACOMBES<br>
+II. DE LA LANGUE D'OC ET DE LA LANGUE D'OIL<br>
+III. LA PRINCESSE ANNA CZARTORYSKA<br>
+IV. UTILITÉ D'UNE ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION<br>
+V. LA BERTHENOUX<br>
+VI. LES JARDINS EN ITALIE<br>
+VII. SONNET A MADAME ERNEST PÉRIGOIS<br>
+VIII. LES BOIS<br>
+X. L'ILE DE LA RÉUNION<br>
+X. CONCHYLIOLOGIE DE L'ILE DE LA RÉUNION<br>
+XI. A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865</p>
+
+<p><b>LES AMIS DISPARUS</b></p>
+
+<p>I. NÉRAUD PÈRE<br>
+II. GABRIEL DE PLANET<br>
+III. CARLO SOLIVA<br>
+IV. LE COMTE D'AURE<br>
+V. LOUIS MAILLARD<br>
+VI. FERDINAND PAJOT<br>
+
+
+
+
+
+VII. PATUREAU-FRANCOEUR
+VIII. MADAME LAURE FLEURY
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Nouvelles lettres d'un voyageur, by George Sand
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR ***
+
+***** This file should be named 13198-h.htm or 13198-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/3/1/9/13198/
+
+Produced by George Sand project PM, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+https://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>