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+<html lang="en">
+<head>
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+ <title>The Project Gutenberg eBook of Nouvelles et Contes, tome 2, by Alfred De Musset.</title>
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+<body>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13221 ***</div>
+
+<h3>&#338;UVRES COMPL&Egrave;TES</h3>
+<h3>DE</h3>
+<h1>ALFRED DE MUSSET</h1>
+<h3>&Eacute;DITION ORN&Eacute;E DE 28 GRAVURES</h3>
+<h3>D' APR&Egrave;S LES DESSINS DE BIDA</h3>
+<h3>D'UN PORTRAIT GRAV&Eacute; PAR FLAMENG D'APR&Egrave;S L'ORIGINAL DE
+LANDELLE</h3>
+<h3>ET ACCOMPAGN&Eacute;E D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON
+FR&Egrave;RE</h3>
+<h2>TOME SEPTI&Egrave;ME</h2>
+<h1>NOUVELLES ET CONTES</h1>
+<h1>II</h1>
+<h4><br />
+&lt;&gt;</h4>
+<h4>&lt;&gt;PARIS</h4>
+<h4>&lt;&gt;&Eacute;DITION CHARPENTIER</h4>
+<h4>L. H&Eacute;BERT, LIBRAIRE 7, RUE PERRONET, 7</h4>
+<h4>1888</h4>
+<hr style="width: 65%;" />
+<a name="CROISILLES"></a>
+<h2>CROISILLES</h2>
+<h2>1839</h2>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>Au commencement du r&egrave;gne de Louis XV, un jeune homme
+nomm&eacute; Croisilles,
+fils d'un orf&egrave;vre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale.
+Il avait
+&eacute;t&eacute; charg&eacute; par son p&egrave;re d'une affaire de
+commerce, et cette affaire
+s'&eacute;tait termin&eacute;e &agrave; son gr&eacute;. La joie
+d'apporter une bonne nouvelle le
+faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car,
+bien qu'il e&ucirc;t dans ses poches une somme d'argent assez
+consid&eacute;rable, il
+voyageait &agrave; pied pour son plaisir. C'&eacute;tait un
+gar&ccedil;on de bonne humeur, et
+qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et
+&eacute;tourdi, qu'on
+le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonn&eacute; de travers, sa
+perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la
+Seine, tant&ocirc;t r&ecirc;vant, tant&ocirc;t chantant, lev&eacute;
+d&egrave;s le matin, soupant au
+cabaret, et charm&eacute; de traverser ainsi l'une des plus belles
+contr&eacute;es de
+la France. Tout en d&eacute;vastant, au passage, les pommiers de la
+Normandie,
+il cherchait des rimes dans sa t&ecirc;te (car tout &eacute;tourdi est
+un peu po&egrave;te),
+et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son
+pays; ce n'&eacute;tait pas moins que la fille d'un fermier
+g&eacute;n&eacute;ral,
+mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche h&eacute;riti&egrave;re
+fort courtis&eacute;e.
+Croisilles n'&eacute;tait point re&ccedil;u chez M. Godeau autrement
+que par hasard,
+c'est-&agrave;-dire qu'il y avait port&eacute; quelquefois des bijoux
+achet&eacute;s chez son
+p&egrave;re. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait
+mal une
+immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et
+se montrait, en toute occasion, &eacute;norm&eacute;ment et
+impitoyablement riche. Il
+n'&eacute;tait donc pas homme &agrave; laisser entrer dans son salon le
+fils d'un
+orf&egrave;vre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux
+yeux du
+monde, que Croisilles n'&eacute;tait pas mal tourn&eacute;, et que rien
+n'emp&ecirc;che un
+joli gar&ccedil;on de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles
+adorait
+mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas f&acirc;ch&eacute;e. Il
+pensait donc &agrave;
+elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais
+r&eacute;fl&eacute;chi &agrave;
+rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le
+s&eacute;paraient de
+sa bien-aim&eacute;e, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom
+de
+bapt&ecirc;me qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et
+la
+rime &eacute;tait ais&eacute;e &agrave; trouver. Croisilles,
+arriv&eacute; &agrave; Honfleur, s'embarqua le
+c&#339;ur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, d&egrave;s
+qu'il eut
+touch&eacute; le rivage, il courut &agrave; la maison paternelle.</p>
+<p>Il trouva la boutique ferm&eacute;e; il y frappa &agrave; plusieurs
+reprises, non sans
+&eacute;tonnement ni sans crainte, car ce n'&eacute;tait point un jour
+de f&ecirc;te;
+personne ne venait. Il appela son p&egrave;re, mais en vain. Il entra
+chez un
+voisin pour demander ce qui &eacute;tait arriv&eacute;; au lieu de lui
+r&eacute;pondre, le
+voisin d&eacute;tourna la t&ecirc;te, comme ne voulant pas le
+reconna&icirc;tre. Croisilles
+r&eacute;p&eacute;ta ses questions; il apprit que son p&egrave;re,
+depuis longtemps g&ecirc;n&eacute; dans
+ses affaires, venait de faire faillite, et s'&eacute;tait enfui en
+Am&eacute;rique,
+abandonnant &agrave; ses cr&eacute;anciers tout ce qu'il
+poss&eacute;dait.</p>
+<p>Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord
+frapp&eacute; de
+l'id&eacute;e qu'il ne reverrait peut-&ecirc;tre jamais son
+p&egrave;re. Il lui paraissait
+impossible de se trouver ainsi abandonn&eacute; tout &agrave; coup; il
+voulut &agrave; toute
+force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les
+scell&eacute;s
+&eacute;taient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant &agrave;
+sa douleur, il
+se mit &agrave; pleurer &agrave; chaudes larmes, sourd aux consolations
+de ceux qui
+l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son p&egrave;re, quoiqu'il
+le s&ucirc;t
+d&eacute;j&agrave; bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la
+foule s'attrouper
+autour de lui, et, dans le plus profond d&eacute;sespoir, il se dirigea
+vers le
+port.</p>
+<p>Arriv&eacute; sur la jet&eacute;e, il marcha devant lui comme un
+homme &eacute;gar&eacute; qui ne
+sait o&ugrave; il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans
+ressources,
+n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus
+d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tent&eacute; de mourir
+en s'y
+pr&eacute;cipitant. Au moment o&ugrave;, c&eacute;dant &agrave; cette
+pens&eacute;e, il s'avan&ccedil;ait vers un
+rempart &eacute;lev&eacute;, un vieux domestique, nomm&eacute; Jean,
+qui servait sa famille
+depuis nombre d'ann&eacute;es, s'approcha de lui.</p>
+<p>&#8212;Ah! mon pauvre Jean! s'&eacute;cria-t-il, tu sais ce qui s'est
+pass&eacute; depuis
+mon d&eacute;part. Est-il possible que mon p&egrave;re nous quitte sans
+avertissement,
+sans adieu?</p>
+<p>&#8212;Il est parti, r&eacute;pondit Jean, mais non pas sans vous dire
+adieu.</p>
+<p>En m&ecirc;me temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna
+&agrave; son jeune
+ma&icirc;tre. Croisilles reconnut l'&eacute;criture de son p&egrave;re,
+et, avant d'ouvrir
+la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que
+quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la
+trouva confirm&eacute;e. Honn&ecirc;te jusque-l&agrave; et connu pour
+tel, ruin&eacute; par un
+malheur impr&eacute;vu (la banqueroute d'un associ&eacute;), le vieil
+orf&egrave;vre n'avait
+laiss&eacute; &agrave; son fils que quelques paroles banales de
+consolation, et nul
+espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien,
+dit-on, qui se perde.</p>
+<p>&#8212;Jean, mon ami, tu m'as berc&eacute;, dit Croisilles apr&egrave;s
+avoir lu la lettre,
+et tu es certainement aujourd'hui le seul &ecirc;tre qui puisse m'aimer
+un
+peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est f&acirc;cheuse
+pour
+toi; car, aussi vrai que mon p&egrave;re s'est embarqu&eacute;
+l&agrave;, je vais me jeter
+dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais
+un jour ou l'autre, car je suis perdu.</p>
+<p>&#8212;Que voulez-vous y faire? r&eacute;pliqua Jean, n'ayant point l'air
+d'avoir
+entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que
+voulez-vous y faire, mon cher ma&icirc;tre? Votre p&egrave;re a
+&eacute;t&eacute; tromp&eacute;; il
+attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'&eacute;tait pas peu
+de
+chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune
+depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son
+commerce, et les &eacute;cus arriver un &agrave; un chez vous. C'est un
+honn&ecirc;te homme,
+et habile; on a cruellement abus&eacute; de lui. Ces jours derniers,
+j'&eacute;tais
+encore l&agrave;, et comme les &eacute;cus &eacute;taient
+arriv&eacute;s, je les ai vus partir du
+logis. Votre p&egrave;re a pay&eacute; tout ce qu'il a pu pendant une
+journ&eacute;e enti&egrave;re;
+et, lorsque son secr&eacute;taire a &eacute;t&eacute; vide, il n'a pu
+s'emp&ecirc;cher de me dire,
+en me montrant un tiroir o&ugrave; il ne restait que six francs:
+&laquo;Il y avait
+ici cent mille francs ce matin!&raquo; Ce n'est pas l&agrave; une
+banqueroute,
+monsieur, ce n'est point une chose qui d&eacute;shonore!</p>
+<p>&#8212;Je ne doute pas plus de la probit&eacute; de mon p&egrave;re,
+r&eacute;pondit Croisilles,
+que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais
+j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis
+point fait &agrave; la mis&egrave;re, je n'ai pas l'esprit
+n&eacute;cessaire pour recommencer
+ma fortune. Et quand je l'aurais? mon p&egrave;re est parti. S'il a mis
+trente
+ans &agrave; s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour r&eacute;parer
+ce coup? Bien
+davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra
+l&agrave;-bas, et je
+ne puis pas m&ecirc;me l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en
+mourant aussi.</p>
+<p>Tout d&eacute;sol&eacute; qu'&eacute;tait Croisilles, il avait
+beaucoup de religion. Quoique
+son d&eacute;sespoir lui fit d&eacute;sirer la mort, il h&eacute;sitait
+&agrave; se la donner. D&egrave;s
+les premiers mots de cet entretien, il s'&eacute;tait appuy&eacute; sur
+le bras de
+Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent
+entr&eacute;s
+dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:</p>
+<p>&#8212;Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a
+le
+droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre
+p&egrave;re ne
+s'est pas tu&eacute;, Dieu merci, comment pouvez-vous songer &agrave;
+mourir?
+Puisqu'il n'y a point de d&eacute;shonneur, et toute la ville le sait,
+que
+penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvret&eacute;.
+Ce ne
+serait ni brave ni chr&eacute;tien; car, au fond, qu'est-ce qui vous
+effraye?
+Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni
+p&egrave;re ni
+m&egrave;re. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais
+enfin il
+n'y a rien d'impossible &agrave; Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en
+pareil cas?
+Votre p&egrave;re n'&eacute;tait pas n&eacute; riche, tant s'en faut,
+sans vous offenser, et
+c'est peut-&ecirc;tre ce qui le console. Si vous aviez
+&eacute;t&eacute; ici depuis un mois,
+cela vous aurait donn&eacute; du courage. Oui, monsieur, on peut se
+ruiner,
+personne n'est &agrave; l'abri d'une banqueroute; mais votre
+p&egrave;re, j'ose le
+dire, a &eacute;t&eacute; un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite.
+Mais que
+voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un b&acirc;timent pour
+l'Am&eacute;rique. Je l'ai accompagn&eacute; jusque sur le port, et si
+vous aviez vu
+sa tristesse! comme il m'a recommand&eacute; d'avoir soin de vous, de
+lui
+donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine id&eacute;e que
+vous
+avez de jeter le manche apr&egrave;s la cogn&eacute;e. Chacun a son
+temps d'&eacute;preuve
+ici-bas, et j'ai &eacute;t&eacute; soldat avant d'&ecirc;tre
+domestique. J'ai rudement
+souffert, mais j'&eacute;tais jeune; j'avais votre &acirc;ge, monsieur,
+&agrave; cette
+&eacute;poque-l&agrave;, et il me semblait que la Providence ne peut
+pas dire son
+dernier mot &agrave; un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous
+emp&ecirc;cher
+le bon Dieu de r&eacute;parer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le
+temps, et
+tout s'arrangera. S'il m'&eacute;tait permis de vous conseiller, vous
+attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en
+trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde.
+Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment?</p>
+<p>Pendant que Jean s'&eacute;vertuait &agrave; persuader son
+ma&icirc;tre, celui-ci marchait
+en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de
+c&ocirc;t&eacute; et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui
+p&ucirc;t le rattacher
+&agrave; la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle
+Godeau,
+la fille du fermier g&eacute;n&eacute;ral, vint &agrave; passer avec sa
+gouvernante. L'h&ocirc;tel
+qu'elle habitait n'&eacute;tait pas &eacute;loign&eacute; de l&agrave;;
+Croisilles la vit entrer
+chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les
+raisonnements du monde. J'ai dit qu'il &eacute;tait un peu fou, et
+qu'il c&eacute;dait
+presque toujours &agrave; un premier mouvement. Sans h&eacute;siter
+plus longtemps et
+sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla
+frapper &agrave; la porte de M. Godeau.</p>
+<hr style="height: 2px; width: 35%;" /><br />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>Quand on se repr&eacute;sente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un
+financier,
+on imagine un ventre &eacute;norme, de courtes jambes, une immense
+perruque,
+une large face &agrave; triple menton, et ce n'est pas sans raison
+qu'on s'est
+habitu&eacute; &agrave; se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde
+sait &agrave; quels
+abus ont donn&eacute; lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait
+une loi
+de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui
+s'engraissent non seulement de leur propre oisivet&eacute;, mais encore
+du
+travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, &eacute;tait des
+plus
+classiques qu'on p&ucirc;t voir, c'est-&agrave;-dire des plus, gros;
+pour l'instant
+il avait la goutte, chose fort &agrave; la mode en ce temps-l&agrave;,
+comme l'est &agrave;
+pr&eacute;sent la migraine. Couch&eacute; sur une chaise longue, les
+yeux &agrave; demi
+ferm&eacute;s, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de
+glaces qui
+l'environnaient r&eacute;p&eacute;taient majestueusement de toutes
+parts son &eacute;norme
+personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les
+meubles, les lambris, les portes, les serrures, la chemin&eacute;e, le
+plafond,
+&eacute;taient dor&eacute;s; son habit l'&eacute;tait; je ne sais si sa
+cervelle ne l'&eacute;tait
+pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait
+manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en
+sourire tout seul, lorsqu'on lui annon&ccedil;a Croisilles, qui entra
+d'un air
+humble mais r&eacute;solu, et dans tout le d&eacute;sordre qu'on peut
+supposer d'un
+homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de
+cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque
+emplette; il fut confirm&eacute; dans cette pens&eacute;e en la voyant
+para&icirc;tre
+presque en m&ecirc;me temps que le jeune homme. Il fit signe &agrave;
+Croisilles, non
+pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa,
+et Croisilles, rest&eacute; debout, s'exprima &agrave; peu pr&egrave;s
+en ces termes:</p>
+<p>&#8212;Monsieur, mon p&egrave;re vient de faire faillite. La banqueroute
+d'un
+associ&eacute; l'a forc&eacute; &agrave; suspendre ses payements, et,
+ne pouvant assister &agrave;
+sa propre honte, il s'est enfui en Am&eacute;rique, apr&egrave;s avoir
+donn&eacute; &agrave; ses
+cr&eacute;anciers jusqu'&agrave; son dernier sou. J'&eacute;tais absent
+lorsque cela s'est
+pass&eacute;; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet
+&eacute;v&eacute;nement. Je
+suis absolument sans ressources et d&eacute;termin&eacute; &agrave;
+mourir. Il est tr&egrave;s
+probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter &agrave; l'eau. Je
+l'aurais d&eacute;j&agrave; fait, selon toute apparence, si le hasard
+ne m'avait fait
+rencontrer mademoiselle votre fille tout &agrave; l'heure. Je l'aime,
+monsieur,
+du plus profond de mon c&#339;ur; il y a deux ans que je suis amoureux
+d'elle, et je me suis tu jusqu'ici &agrave; cause du respect que je lui
+dois;
+mais aujourd'hui, en vous le d&eacute;clarant, je remplis un devoir
+indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la
+mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'&eacute;pouse
+mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre esp&eacute;rance que vous
+m'accordiez cette demande, mais je dois n&eacute;anmoins vous la faire;
+car je
+suis bon chr&eacute;tien, monsieur, et lorsqu'un bon chr&eacute;tien se
+voit arriv&eacute; &agrave;
+un tel degr&eacute; de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de
+souffrir la
+vie, il doit du moins, pour att&eacute;nuer son crime, &eacute;puiser
+toutes les
+chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti.</p>
+<p>Au commencement de ce discours, M. Godeau avait suppos&eacute; qu'on
+venait lui
+emprunter de l'argent, et il avait jet&eacute; prudemment son mouchoir
+sur les
+sacs plac&eacute;s aupr&egrave;s de lui, pr&eacute;parant d'avance un
+refus poli, car il
+avait toujours eu de la bienveillance pour le p&egrave;re de
+Croisilles. Mais
+quand il eut &eacute;cout&eacute; jusqu'au bout, et qu'il eut compris
+de quoi il
+s'agissait, il ne douta pas que le pauvre gar&ccedil;on ne f&ucirc;t
+devenu
+compl&egrave;tement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de
+le faire
+mettre &agrave; la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un
+visage
+si d&eacute;termin&eacute;, qu'il eut piti&eacute; d'une d&eacute;mence
+si tranquille. Il se
+contenta de dire &agrave; sa fille de se retirer, afin de ne pas
+l'exposer plus
+longtemps &agrave; entendre de pareilles inconvenances.</p>
+<p>Pendant que Croisilles avait parl&eacute;, mademoiselle Godeau
+&eacute;tait devenue
+rouge comme une p&egrave;che au mois d'ao&ucirc;t. Sur l'ordre de son
+p&egrave;re, elle se
+retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas
+s'apercevoir. Demeur&eacute; seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se
+souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'effor&ccedil;ant de
+prendre
+un air paternel:</p>
+<p>&#8212;Mon gar&ccedil;on, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques
+pas de moi
+et que tu as r&eacute;ellement perdu la t&ecirc;te. Non seulement
+j'excuse ta
+d&eacute;marche, mais je consens &agrave; ne point t'en punir. Je suis
+f&acirc;ch&eacute; que ton
+pauvre diable de p&egrave;re ait fait banqueroute et qu'il ait
+d&eacute;camp&eacute;; c'est
+fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourn&eacute; la
+cervelle. Je
+veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi
+l&agrave;.</p>
+<p>&#8212;C'est inutile, monsieur, r&eacute;pondit Croisilles; du moment que
+vous me
+refusez, je n'ai plus qu'&agrave; prendre cong&eacute; de vous. Je vous
+souhaite
+toutes sortes de prosp&eacute;rit&eacute;s.</p>
+<p>&#8212;Et o&ugrave; t'en vas-tu?</p>
+<p>&#8212;&Eacute;crire &agrave; mon p&egrave;re et lui dire adieu.</p>
+<p>&#8212;Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou
+le
+diable m'emporte.</p>
+<p>&#8212;Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne
+pas.</p>
+<p>&#8212;La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je,
+et
+&eacute;coute-moi.</p>
+<p>M. Godeau venait de faire une r&eacute;flexion fort juste, c'est
+qu'il n'est
+jamais agr&eacute;able qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est
+jet&eacute; &agrave;
+l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa
+tabati&egrave;re,
+jeta un regard distrait sur son jabot, et continua.</p>
+<p>&#8212;Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce
+que
+tu dis. Tu es ruin&eacute;, voil&agrave; ton affaire. Mais, mon cher
+ami, tout cela ne
+suffit pas; il faut r&eacute;fl&eacute;chir aux choses de ce monde. Si
+tu venais me
+demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais
+qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille?</p>
+<p>&#8212;Oui, monsieur, et je vous r&eacute;p&egrave;te que je suis bien
+&eacute;loign&eacute; de supposer
+que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela
+au monde qui pourrait m'emp&ecirc;cher de mourir, si vous croyez en
+Dieu,
+comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'am&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends
+pas
+qu'on m'interroge; r&eacute;ponds d'abord: O&ugrave; as-tu vu ma fille?</p>
+<p>&#8212;Dans la boutique de mon p&egrave;re et dans cette maison, lorsque
+j'y ai
+apport&eacute; des bijoux pour mademoiselle Julie.</p>
+<p>&#8212;Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y
+reconna&icirc;t
+plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte,
+sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser pr&eacute;tendre &agrave;
+la main de la
+fille d'un fermier g&eacute;n&eacute;ral?</p>
+<p>&#8212;Non, je l'ignore absolument, &agrave; moins que ce ne soit
+d'&ecirc;tre aussi riche
+qu'elle.</p>
+<p>&#8212;Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! je m'appelle Croisilles.</p>
+<p>&#8212;Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles?</p>
+<p>&#8212;Ma foi, monsieur, en mon &acirc;me et conscience, c'est un aussi
+beau nom
+que Godeau.</p>
+<p>&#8212;Tu es un impertinent, et tu me le payeras.</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous f&acirc;chez pas; je n'ai pas la
+moindre
+envie de vous offenser. Si vous voyez l&agrave; quelque chose qui vous
+blesse,
+et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en
+col&egrave;re: en sortant d'ici, je vais me noyer.</p>
+<p>Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus
+doucement possible, afin d'&eacute;viter tout scandale, sa prudence ne
+pouvait
+r&eacute;sister &agrave; l'impatience de l'orgueil offens&eacute;;
+l'entretien auquel il
+essayait de se r&eacute;signer lui paraissait monstrueux en
+lui-m&ecirc;me; je laisse
+&agrave; penser ce qu'il &eacute;prouvait en s'entendant parler de la
+sorte.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coute, dit-il presque hors de lui et r&eacute;solu &agrave;
+en finir &agrave; tout prix,
+tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens
+commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce
+que
+c'est que la fr&eacute;n&eacute;sie qui t'am&egrave;ne? Tu viens me
+tracasser, tu crois faire
+un coup de t&ecirc;te; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu
+veux me
+rendre responsable de ta mort. As-tu &agrave; te plaindre de moi?
+dois-je un
+sou &agrave; ton p&egrave;re? Est-ce ma faute si tu en es l&agrave;?
+Eh, mordieu! on se noie
+et on se tait.</p>
+<p>&#8212;C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre tr&egrave;s
+humble
+serviteur.</p>
+<p>&#8212;Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours
+&agrave; moi.
+Tiens, mon gar&ccedil;on, voil&agrave; quatre louis d'or; va-t'en
+d&icirc;ner &agrave; la cuisine,
+et que je n'entende plus parler de toi.</p>
+<p>&#8212;Bien oblig&eacute;, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre
+argent!</p>
+<p>Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa
+conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se
+renfon&ccedil;a de
+plus belle dans sa chaise et reprit ses m&eacute;ditations.</p>
+<p>Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-l&agrave;, n'&eacute;tait pas
+si loin qu'on
+pouvait le croire; elle s'&eacute;tait, il est vrai, retir&eacute;e par
+ob&eacute;issance
+pour son p&egrave;re; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle
+&eacute;tait rest&eacute;e &agrave;
+&eacute;couter derri&egrave;re la porte. Si l'extravagance de
+Croisilles lui
+paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car
+l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais pass&eacute; pour
+offense; d'un
+autre c&ocirc;t&eacute;, comme il n'&eacute;tait pas possible de douter
+du d&eacute;sespoir du
+jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise &agrave; la fois par
+les
+deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la
+curiosit&eacute;. Lorsqu'elle vit l'entretien termin&eacute; et
+Croisilles pr&ecirc;t &agrave;
+sortir, elle traversa rapidement le salon o&ugrave; elle se trouvait,
+ne
+voulant pas &ecirc;tre surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son
+appartement; mais presque aussit&ocirc;t elle revint sur ses pas.
+L'id&eacute;e que
+Croisilles allait peut-&ecirc;tre r&eacute;ellement se donner la mort
+lui troubla le
+c&#339;ur malgr&eacute; elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait,
+elle
+marcha &agrave; sa rencontre; le salon &eacute;tait vaste, et les deux
+jeunes gens
+vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles &eacute;tait
+p&acirc;le comme
+la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui
+p&ucirc;t exprimer ce qu'elle sentait. En passant &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de lui, elle laissa
+tomber &agrave; terre un bouquet de violettes qu'elle tenait &agrave;
+la main. Il se
+baissa aussit&ocirc;t, ramassa le bouquet et le pr&eacute;senta
+&agrave; la jeune fille pour
+le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route
+sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son p&egrave;re.
+Croisilles,
+rest&eacute; seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison
+le c&#339;ur
+agit&eacute;, ne sachant trop que penser de cette aventure.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>&Agrave; peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit
+accourir son
+fid&egrave;le Jean, dont le visage exprimait la joie.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-il arriv&eacute;? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle
+&agrave;
+m'apprendre?</p>
+<p>&#8212;Monsieur, r&eacute;pondit Jean, j'ai &agrave; vous apprendre que
+les scell&eacute;s sont
+lev&eacute;s, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes
+de votre
+p&egrave;re pay&eacute;es, vous restez propri&eacute;taire de la
+maison. Il est bien vrai
+qu'on a emport&eacute; tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et
+qu'on a
+m&ecirc;me enlev&eacute; les meubles; mais enfin la maison vous
+appartient, et vous
+n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce
+que vous &eacute;tiez devenu, et j'esp&egrave;re, mon cher
+ma&icirc;tre, que vous serez
+assez sage pour prendre un parti raisonnable.</p>
+<p>&#8212;Quel parti veux-tu que je prenne?</p>
+<p>&#8212;Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle,
+vaut
+une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de
+faim; et qui vous emp&ecirc;cherait d'acheter un petit fonds de
+commerce qui
+ne manquerait pas de prosp&eacute;rer?</p>
+<p>&#8212;Nous verrons cela, r&eacute;pondit Croisilles, tout en se
+h&acirc;tant de prendre
+le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais,
+lorsqu'il y fut arriv&eacute;, un si triste spectacle s'offrit &agrave;
+lui, qu'il eut
+&agrave; peine le courage d'entrer. La boutique en d&eacute;sordre, les
+chambres
+d&eacute;sertes, l'alc&ocirc;ve de son p&egrave;re vide, tout
+pr&eacute;sentait &agrave; ses regards la
+nudit&eacute; de la mis&egrave;re. Il ne restait pas une chaise; tous
+les tiroirs
+avaient &eacute;t&eacute; fouill&eacute;s, le comptoir bris&eacute;, la
+caisse emport&eacute;e; rien
+n'avait &eacute;chapp&eacute; aux recherches avides des
+cr&eacute;anciers et de la justice,
+qui, apr&egrave;s avoir pill&eacute; la maison, &eacute;taient partis,
+laissant les portes
+ouvertes, comme pour t&eacute;moigner aux passants que leur besogne
+&eacute;tait
+accomplie.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; donc, s'&eacute;cria Croisilles, voil&agrave; donc ce
+qui reste de trente ans
+de travail et de la plus honn&ecirc;te existence, faute d'avoir eu
+&agrave; temps, au
+jour fixe, de quoi faire honneur &agrave; une signature imprudemment
+engag&eacute;e!
+Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livr&eacute;
+aux plus
+tristes pens&eacute;es, Jean paraissait fort embarrass&eacute;. Il
+supposait que son
+ma&icirc;tre &eacute;tait sans argent, et qu'il pouvait m&ecirc;me
+n'avoir pas d&icirc;n&eacute;. Il
+cherchait donc quelque moyen pour le questionner l&agrave;-dessus, et
+pour lui
+offrir, en cas de besoin, une part de ses &eacute;conomies.
+Apr&egrave;s s'&ecirc;tre mis
+l'esprit &agrave; la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un
+biais
+convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de
+Croisilles,
+et de lui demander d'une voix attendrie:</p>
+<p>&#8212;Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?</p>
+<p>Le pauvre homme avait prononc&eacute; ces mots avec un accent
+&agrave; la fois si
+burlesque et si touchant, que Croisilles, malgr&eacute; sa tristesse,
+ne put
+s'emp&ecirc;cher d'en rire.</p>
+<p>&#8212;Et &agrave; propos de quoi cette question? dit-il.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, r&eacute;pondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire
+une pour
+mon d&icirc;ner, et si par hasard vous les aimiez toujours...</p>
+<p>Croisilles avait enti&egrave;rement oubli&eacute; jusqu'&agrave; ce
+moment la somme qu'il
+rapportait &agrave; son p&egrave;re; la proposition de Jean le fit se
+ressouvenir que
+ses poches &eacute;taient pleines d'or.</p>
+<p>&#8212;Je te remercie de tout mon c&#339;ur, dit-il au vieillard, et j'accepte
+avec plaisir ton d&icirc;ner; mais, si tu es inquiet de ma fortune,
+rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir
+un
+bon souper que tu partageras &agrave; ton tour avec moi.</p>
+<p>En parlant ainsi, il posa sur la chemin&eacute;e quatre bourses bien
+garnies,
+qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis.</p>
+<p>&#8212;Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en
+user
+pour un jour ou deux. &Agrave; qui faut-il que je m'adresse pour la
+faire tenir
+&agrave; mon p&egrave;re?</p>
+<p>&#8212;Monsieur, r&eacute;pondit Jean avec empressement, votre p&egrave;re
+m'a bien
+recommand&eacute; de vous dire que cet argent vous appartenait; et si
+je ne
+vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle
+mani&egrave;re vos
+affaires de Paris s'&eacute;taient termin&eacute;es. Votre p&egrave;re
+ne manquera de rien
+l&agrave;-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra
+de son
+mieux; il a d'ailleurs emport&eacute; ce qu'il lui faut, car il
+&eacute;tait bien s&ucirc;r
+d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laiss&eacute;, monsieur,
+tout ce
+qu'il a laiss&eacute;, est &agrave; vous, il vous le marque
+lui-m&ecirc;me dans sa lettre,
+et je suis express&eacute;ment charg&eacute; de vous le
+r&eacute;p&eacute;ter. Cet or est donc aussi
+l&eacute;gitimement votre bien que cette maison o&ugrave; nous sommes.
+Je puis vous
+rapporter les paroles m&ecirc;mes que votre p&egrave;re, m'a dites en
+partant: &laquo;Que
+mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour
+m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera
+apr&egrave;s mes dettes pay&eacute;es, comme si c'&eacute;tait mon
+h&eacute;ritage.&raquo; Voil&agrave;,
+monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre
+poche,
+et puisque vous voulez bien de mon d&icirc;ner, allons, je vous prie,
+&agrave; la
+maison.</p>
+<p>La joie et la sinc&eacute;rit&eacute; qui brillaient dans les yeux
+de Jean ne
+laissaient aucun doute &agrave; Croisilles. Les paroles de son
+p&egrave;re l'avaient
+&eacute;mu &agrave; tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre
+part, dans un
+pareil moment, quatre mille francs n'&eacute;taient pas une bagatelle.
+Pour ce
+qui regardait la maison, ce n'&eacute;tait point une ressource
+certaine, car on
+ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et
+difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un
+changement consid&eacute;rable &agrave; la situation dans laquelle se
+trouvait le
+jeune homme; il se sentit tout &agrave; coup attendri,
+&eacute;branl&eacute; dans sa funeste
+r&eacute;solution, et, pour ainsi dire, &agrave; la fois plus triste et
+moins d&eacute;sol&eacute;.
+Apr&egrave;s avoir ferm&eacute; les volets de la boutique, il sortit de
+la maison avec
+Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'emp&ecirc;cher
+de
+songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles
+servent quelquefois &agrave; nous faire trouver une joie
+impr&eacute;vue dans la plus
+faible lueur d'esp&eacute;rance. Ce fut avec cette pens&eacute;e qu'il
+se mit &agrave; table
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; de son vieux serviteur, qui ne manqua point,
+durant le repas, de
+faire tous ses efforts pour l'&eacute;gayer.</p>
+<p>Les &eacute;tourdis ont un heureux d&eacute;faut: ils se
+d&eacute;solent ais&eacute;ment, mais ils
+n'ont m&ecirc;me pas le temps de se consoler, tant il leur est facile
+de se
+distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou
+&eacute;go&iuml;stes; ils
+sentent peut-&ecirc;tre plus vivement que d'autres, et ils sont
+tr&egrave;s capables
+de se br&ucirc;ler la cervelle dans un moment de d&eacute;sespoir;
+mais, ce moment
+pass&eacute;, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent
+d&icirc;ner, qu'ils
+boivent et mangent comme &agrave; l'ordinaire, pour fondre ensuite en
+larmes en
+se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les
+traversent comme des fl&egrave;ches: bonne et violente nature qui sait
+souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout
+&agrave; nu,
+non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente
+comme le cristal de roche.</p>
+<p>Apr&egrave;s avoir trinqu&eacute; avec Jean, Croisilles, au lieu de
+se noyer, s'en
+alla &agrave; la com&eacute;die. Debout dans le fond du parterre, il
+tira de son sein
+le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le
+parfum dans un profond recueillement, il commen&ccedil;a &agrave;
+penser d'un esprit
+plus calme &agrave; son aventure du matin. D&egrave;s qu'il y eut
+r&eacute;fl&eacute;chi quelque
+temps, il vit clairement la v&eacute;rit&eacute;, c'est-&agrave;-dire
+que la jeune fille, en
+lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le
+reprendre,
+avait voulu lui donner une marque d'int&eacute;r&ecirc;t; car autrement
+ce refus et
+ce silence n'auraient &eacute;t&eacute; qu'une preuve de m&eacute;pris,
+et cette supposition
+n'&eacute;tait pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle
+Godeau
+avait le c&#339;ur moins dur que monsieur son p&egrave;re, et il n'eut pas
+de peine
+&agrave; se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait
+travers&eacute;
+le salon, avait exprim&eacute; une &eacute;motion d'autant plus vraie
+qu'elle semblait
+involontaire. Mais cette &eacute;motion &eacute;tait-elle de l'amour ou
+seulement de
+la piti&eacute;, ou moins encore peut-&ecirc;tre, de l'humanit&eacute;?
+Mademoiselle Godeau
+avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement
+d'&ecirc;tre la cause de la mort d'un homme, quel qu'il f&ucirc;t? Bien
+que fan&eacute; et
+&agrave; demi effeuill&eacute;, le bouquet avait encore une odeur si
+exquise et une si
+galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne
+put se d&eacute;fendre d'esp&eacute;rer. C'&eacute;tait une guirlande
+de roses autour d'une
+touffe de violettes. Combien de sentiments et de myst&egrave;res un
+Turc aurait
+lus dans ces fleurs, en interpr&eacute;tant leur langage! Mais il n'y a
+que
+faire d'&ecirc;tre Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui
+tombent du
+sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais
+muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu,
+lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un
+amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une
+ressemblance avec l'amour, et il y a m&ecirc;me des gens qui pensent
+que
+l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui
+l'exhale est la plus belle de la cr&eacute;ation.</p>
+<p>Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif &agrave;
+la trag&eacute;die
+qu'on repr&eacute;sentait pendant ce temps-l&agrave;, mademoiselle
+Godeau elle-m&ecirc;me
+parut dans une loge en face de lui. L'id&eacute;e ne lui vint pas que,
+si elle
+l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir l&agrave;
+apr&egrave;s
+ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour
+se
+rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris
+&eacute;tait venue en poste jouer M&eacute;rope, et la foule
+&eacute;tait si serr&eacute;e, qu'il
+n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de
+fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des
+yeux. Il remarqua qu'elle semblait pr&eacute;occup&eacute;e, maussade,
+et qu'elle ne
+parlait &agrave; personne qu'avec une sorte de r&eacute;pugnance. Sa
+loge &eacute;tait
+entour&eacute;e, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de
+petits-ma&icirc;tres normands dans la ville; chacun venait &agrave; son
+tour passer
+devant elle &agrave; la galerie, car, pour entrer dans la loge
+m&ecirc;me qu'elle
+occupait, cela n'&eacute;tait pas possible, attendu que monsieur son
+p&egrave;re en
+remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles
+remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'&eacute;coutait
+pas la
+pi&egrave;ce. Le coude appuy&eacute; sur la balustrade, le menton dans
+sa main, le
+regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une
+statue
+de V&eacute;nus d&eacute;guis&eacute;e en marquise; l'&eacute;talage de
+sa robe et de sa coiffure,
+son rouge, sous lequel on devinait sa p&acirc;leur, toute la pompe de
+sa
+toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilit&eacute;.
+Jamais
+Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouv&eacute; moyen, pendant
+l'entr'acte, de s'&eacute;chapper de la cohue, il courut regarder au
+carreau de
+la loge, et, chose &eacute;trange, &agrave; peine y eut-il mis la
+t&ecirc;te, que
+mademoiselle Godeau, qui n'avait pas boug&eacute; depuis une heure, se
+retourna. Elle tressaillit l&eacute;g&egrave;rement en l'apercevant, et
+ne jeta sur
+lui qu'un coup d'&#339;il; puis elle reprit sa premi&egrave;re posture. Si
+ce coup
+d'&#339;il exprimait la surprise, l'inqui&eacute;tude, le plaisir de
+l'amour; s'il
+voulait dire: &laquo;Quoi! vous n'&ecirc;tes pas mort!&raquo; ou:
+&laquo;Dieu soit b&eacute;ni! vous
+voil&agrave; vivant!&raquo; je ne me charge pas de le
+d&eacute;m&ecirc;ler; toujours est-il que,
+sur ce coup d'&#339;il, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire
+aimer.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<a name="IV"></a>
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>De tous les obstacles qui nuisent &agrave; l'amour, l'un des plus
+grands est
+sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une
+tr&egrave;s v&eacute;ritable. Croisilles n'avait pas ce triste
+d&eacute;faut que donnent
+l'orgueil et la timidit&eacute;; il n'&eacute;tait pas de ceux qui
+tournent pendant
+des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour
+d'un oiseau en cage. D&egrave;s qu'il eut renonc&eacute; &agrave; se
+noyer, il ne songea plus
+qu'&agrave; faire savoir &agrave; sa ch&egrave;re Julie qu'il vivait
+uniquement pour elle;
+mais comment le lui dire? S'il se pr&eacute;sentait une seconde fois
+&agrave; l'h&ocirc;tel
+du fermier g&eacute;n&eacute;ral, il n'&eacute;tait pas douteux que M.
+Godeau ne le fit
+mettre au moins &agrave; la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une
+femme de
+chambre, quand il lui arrivait d'aller &agrave; pied; il &eacute;tait
+donc inutile
+d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les crois&eacute;es
+de sa
+ma&icirc;tresse est une folie ch&egrave;re aux amoureux, mais qui, dans
+le cas
+pr&eacute;sent, &eacute;tait plus inutile encore. J'ai dit que
+Croisilles &eacute;tait fort
+religieux; il ne lui vint donc pas &agrave; l'esprit de chercher
+&agrave; rencontrer
+sa belle &agrave; l'&eacute;glise. Comme le meilleur parti, quoique le
+plus dangereux,
+est d'&eacute;crire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler
+soi-m&ecirc;me, il
+&eacute;crivit d&egrave;s le lendemain. Sa lettre n'avait, bien
+entendu, ni ordre ni
+raison. Elle &eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s con&ccedil;ue en ces
+termes:</p>
+<br />
+<div class="blkquot">
+<p style="margin-left: 80px;">&laquo;Mademoiselle,</p>
+<br />
+<p>&laquo;Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait
+poss&eacute;der de
+fortune pour pouvoir pr&eacute;tendre &agrave; vous &eacute;pouser. Je
+vous fais l&agrave; une
+&eacute;trange question; mais je vous aime si &eacute;perdument qu'il
+m'est impossible
+de ne pas la faire, et vous &ecirc;tes la seule personne au monde
+&agrave; qui je
+puisse l'adresser. Il m'a sembl&eacute;, hier au soir, que vous me
+regardiez au
+spectacle. Je voulais mourir; pl&ucirc;t &agrave; Dieu que je fusse
+mort, en effet,
+si je me trompe et si ce regard n'&eacute;tait pas pour moi! Dites-moi
+si le
+hasard peut &ecirc;tre assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une
+mani&egrave;re &agrave; la
+fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre.
+Vous
+&ecirc;tes riche, belle, je le sais; votre p&egrave;re est orgueilleux
+et avare, et
+vous avez le droit d'&ecirc;tre fi&egrave;re; mais je vous aime, et le
+reste est un
+songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez &agrave; ce que peut
+l'amour,
+puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens
+une inexprimable jouissance &agrave; vous &eacute;crire cette folle
+lettre qui
+m'attirera peut-&ecirc;tre votre col&egrave;re; mais pensez aussi,
+mademoiselle,
+qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous
+laiss&eacute; ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut,
+&agrave; ma place;
+j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire.
+Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour
+&ecirc;tre
+certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir &eacute;couter mon
+amour
+avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'&agrave; vous. Quoi que vous
+fassiez, votre image m'est rest&eacute;e; vous ne l'effacerez qu'en
+m'arrachant
+le c&#339;ur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce
+bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on,
+aime, je conserverai quelque esp&eacute;rance.&raquo;</p>
+</div>
+<p>Apr&egrave;s avoir cachet&eacute; sa lettre, Croisilles s'en alla
+devant l'h&ocirc;tel
+Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'&agrave; ce
+qu'il v&icirc;t
+sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en
+cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de
+chambre de mademoiselle Julie e&ucirc;t r&eacute;solu ce jour-l&agrave;
+de faire emplette
+d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque
+Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se
+charger de sa lettre. Le march&eacute; fut bient&ocirc;t conclu; la
+servante prit
+l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par
+reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint &agrave; sa maison et
+s'assit
+devant sa porte, attendant la r&eacute;ponse.</p>
+<p>Avant de parler de cette r&eacute;ponse, il faut dire un mot de
+mademoiselle
+Godeau. Elle n'&eacute;tait pas tout &agrave; fait exempte de la
+vanit&eacute; de son p&egrave;re,
+mais son bon naturel y rem&eacute;diait. Elle &eacute;tait, dans la
+force du terme, ce
+qu'on nomme un enfant g&acirc;t&eacute;. D'habitude elle parlait fort
+peu, et jamais
+on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journ&eacute;es
+&agrave; sa
+toilette, et les soir&eacute;es sur un sofa, n'ayant pas l'air
+d'entendre la
+conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle &eacute;tait
+prodigieusement coquette, et son propre visage &eacute;tait &agrave;
+coup s&ucirc;r ce
+qu'elle avait le plus consid&eacute;r&eacute; en ce monde. Un pli
+&agrave; sa collerette, une
+tache d'encre &agrave; son doigt, l'auraient d&eacute;sol&eacute;e;
+aussi, quand sa robe lui
+plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur
+sa
+glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni go&ucirc;t ni
+aversion
+pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle
+allait
+volontiers au bal, et elle y renon&ccedil;ait sans humeur, quelquefois
+sans
+motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement.
+Quand son p&egrave;re, qui l'adorait, lui proposait de lui faire
+quelque cadeau
+&agrave; son choix, elle &eacute;tait une heure &agrave; se
+d&eacute;cider, ne pouvant se trouver un
+d&eacute;sir. Quand M. Godeau recevait ou donnait &agrave; d&icirc;ner,
+il arrivait que
+Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soir&eacute;e,
+pendant ce
+temps-l&agrave;, seule dans sa chambre, en grande toilette, &agrave; se
+promener de
+long en large, son &eacute;ventail &agrave; la main. Si on lui
+adressait un
+compliment, elle d&eacute;tournait la t&ecirc;te, et si on tentait de
+lui faire la
+cour, elle ne r&eacute;pondait que par un regard &agrave; la fois si
+brillant et si
+s&eacute;rieux, qu'elle d&eacute;concertait le plus hardi. Jamais un
+bon mot ne
+l'avait fait rire; jamais un air d'op&eacute;ra, une tirade de
+trag&eacute;die, ne
+l'avaient &eacute;mue; jamais, enfin, son c&#339;ur n'avait donn&eacute;
+signe de vie, et,
+en la voyant passer dans tout l'&eacute;clat de sa nonchalante
+beaut&eacute;, on
+aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde
+en r&ecirc;vant.</p>
+<p>Tant d'indiff&eacute;rence et de coquetterie ne semblait pas
+ais&eacute; &agrave; comprendre.
+Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait
+qu'elle-m&ecirc;me. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son
+caract&egrave;re: elle attendait. Depuis l'&acirc;ge de quatorze ans,
+elle avait
+entendu r&eacute;p&eacute;ter sans cesse que rien n'&eacute;tait aussi
+charmant qu'elle; elle
+en &eacute;tait persuad&eacute;e; c'est pourquoi elle prenait grand
+soin de sa parure:
+en manquant de respect &agrave; sa personne, elle aurait cru commettre
+un
+sacril&egrave;ge. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa
+beaut&eacute;, comme un
+enfant dans ses habits de f&ecirc;te; mais elle &eacute;tait bien loin
+de croire que
+cette beaut&eacute; d&ucirc;t rester inutile; sous son apparente
+insouciance se
+cachait une volont&eacute; secr&egrave;te, inflexible, et d'autant plus
+forte qu'elle
+&eacute;tait mieux dissimul&eacute;e. La coquetterie des femmes
+ordinaires, qui se
+d&eacute;pense en &#339;illades, en minauderies et en sourires, lui semblait
+une
+escarmouche pu&eacute;rile, vaine, presque m&eacute;prisable. Elle se
+sentait en
+possession d'un tr&eacute;sor, et elle d&eacute;daignait de le hasarder
+au jeu pi&egrave;ce &agrave;
+pi&egrave;ce: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop
+habitu&eacute;e &agrave;
+voir ses d&eacute;sirs pr&eacute;venus, elle ne cherchait pas cet
+adversaire; on peut
+m&ecirc;me dire davantage, elle &eacute;tait &eacute;tonn&eacute;e
+qu'il se fit attendre. Depuis
+quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle
+&eacute;talait
+consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles
+&eacute;paules, il
+lui paraissait inconcevable qu'elle n'e&ucirc;t point encore
+inspir&eacute; une
+grande passion. Si elle e&ucirc;t dit le fond de sa pens&eacute;e, elle
+e&ucirc;t
+volontiers r&eacute;pondu &agrave; ceux qui lui faisaient des
+compliments: &laquo;Eh bien!
+s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous br&ucirc;lez-vous la
+cervelle
+pour moi?&raquo; R&eacute;ponse que, du reste, pourraient faire bien
+des jeunes
+filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du c&#339;ur,
+quelquefois sur le bord des l&egrave;vres.</p>
+<p>Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme
+que
+d'&ecirc;tre jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se
+voir
+par&eacute;e, digne en tout point de plaire, toute dispos&eacute;e
+&agrave; se laisser aimer,
+et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve
+charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse,
+mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irr&eacute;prochable, mon
+visage
+le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chauss&eacute;;
+et tout
+cela ne me sert &agrave; rien qu'&agrave; aller b&acirc;iller dans le
+coin d'un salon! Si un
+jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en
+mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant,
+c'est un fat de province; d&egrave;s que je parais quelque part,
+j'excite un
+murmure d'admiration, mais personne ne me dit, &agrave; moi seule, un
+mot qui
+me fasse battre le c&#339;ur. J'entends des impertinents qui me louent tout
+haut, &agrave; deux pas de moi, et pas un regard modeste et
+sinc&egrave;re ne cherche
+le mien. Je porte une &acirc;me ardente, pleine de vie, et je ne suis,
+&agrave; tout
+prendre, qu'une jolie poup&eacute;e qu'on prom&egrave;ne, qu'on fait
+sauter au bal,
+qu'une gouvernante habille le matin et d&eacute;coiffe le soir, pour
+recommencer le lendemain.</p>
+<p>Voil&agrave; ce que mademoiselle Godeau s'&eacute;tait dit bien des
+fois &agrave; elle-m&ecirc;me,
+et il y avait de certains jours o&ugrave; cette pens&eacute;e lui
+inspirait un si
+sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une
+journ&eacute;e
+enti&egrave;re. Lorsque Croisilles lui &eacute;crivit, elle
+&eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment dans un
+acc&egrave;s d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat,
+et elle
+r&ecirc;vait profond&eacute;ment, &eacute;tendue dans une
+berg&egrave;re, lorsque sa femme de
+chambre entra et lui remit la lettre d'un air myst&eacute;rieux. Elle
+regarda
+l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'&eacute;criture, elle retomba
+dans sa
+distraction. La femme de chambre se vit alors forc&eacute;e d'expliquer
+de quoi
+il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez d&eacute;concert&eacute;,
+ne sachant trop
+comment la jeune fille prendrait cette d&eacute;marche. Mademoiselle
+Godeau
+&eacute;couta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta
+seulement un
+coup d'&#339;il; elle demanda aussit&ocirc;t une feuille de papier, et
+&eacute;crivit
+nonchalamment ce peu de mots:</p>
+<p>&laquo;Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fi&egrave;re. Si
+vous aviez
+seulement cent mille &eacute;cus, je vous &eacute;pouserais tr&egrave;s
+volontiers.&raquo;</p>
+<p>Telle fut la r&eacute;ponse que la femme de chambre rapporta
+sur-le-champ &agrave;
+Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Cent mille &eacute;cus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas
+dans le pas
+d'un &acirc;ne; et si Croisilles e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+d&eacute;fiant, il e&ucirc;t pu croire, en lisant
+la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle &eacute;tait folle ou qu'elle
+se
+moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien
+autre chose, sinon que sa ch&egrave;re Julie l'aimait, qu'il lui
+fallait cent
+mille &eacute;cus, et il ne songea, d&egrave;s ce moment, qu'&agrave;
+t&acirc;cher de se les
+procurer.</p>
+<p>Il poss&eacute;dait deux cents louis comptant, plus une maison qui,
+comme je
+l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire?
+Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en
+devinssent tout &agrave; coup trois cent mille? La premi&egrave;re
+id&eacute;e qui vint &agrave;
+l'esprit du jeune homme fut de trouver une mani&egrave;re quelconque de
+jouer &agrave;
+croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la
+maison. Croisilles commen&ccedil;a donc par coller sur sa porte un
+&eacute;criteau
+portant que sa maison &eacute;tait &agrave; vendre; puis, tout en
+r&ecirc;vant &agrave; ce qu'il
+ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur.</p>
+<p>Une semaine s'&eacute;coula, puis une autre; pas un acheteur ne se
+pr&eacute;senta.
+Croisilles passait ses journ&eacute;es &agrave; se d&eacute;soler avec
+Jean, et le d&eacute;sespoir
+s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna &agrave; sa porte.</p>
+<p>&#8212;Cette maison est &agrave; vendre, monsieur. En &ecirc;tes-vous le
+propri&eacute;taire?</p>
+<p>&#8212;Oui, monsieur.</p>
+<p>&#8212;Et combien vaut-elle?</p>
+<p>&#8212;Trente mille francs, &agrave; ce que je crois; du moins je l'ai
+entendu dire
+&agrave; mon p&egrave;re.</p>
+<p>Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit
+&agrave; la
+cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit
+tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures,
+ouvrit et ferma les fen&ecirc;tres; puis enfin, apr&egrave;s avoir tout
+bien examin&eacute;,
+sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua
+Croisilles et se retira.</p>
+<p>Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le c&#339;ur palpitant,
+ne
+fut pas, comme on pense, peu d&eacute;sappoint&eacute; de cette
+retraite silencieuse.
+Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de
+r&eacute;fl&eacute;chir, et
+qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours,
+n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant &agrave; la
+fen&ecirc;tre
+du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean,
+fid&egrave;le &agrave; son triste r&ocirc;le de raisonneur, faisait,
+comme on dit, de la
+morale &agrave; son ma&icirc;tre, pour le dissuader de vendre sa maison
+d'une mani&egrave;re
+si pr&eacute;cipit&eacute;e et dans un but si extravagant. Mourant
+d'impatience,
+d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et
+sortit, r&eacute;solu &agrave; tenter la fortune avec cette somme,
+puisqu'il n'en
+pouvait avoir davantage.</p>
+<p>Les tripots, dans ce temps-l&agrave;, n'&eacute;taient pas publics,
+et l'on n'avait
+pas encore invent&eacute; ce raffinement de civilisation qui permet au
+premier
+venu de se ruiner &agrave; toute heure, d&egrave;s que l'envie lui en
+passe par la
+t&ecirc;te. &Agrave; peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il
+s'arr&ecirc;ta, ne sachant
+o&ugrave; aller risquer son argent. Il regardait les maisons du
+voisinage, et
+les toisait les unes apr&egrave;s les autres, t&acirc;chant de leur
+trouver une
+apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de
+bonne mine, v&ecirc;tu d'un habit magnifique, vint &agrave; passer.
+&Agrave; en juger par
+les dehors, ce ne pouvait &ecirc;tre qu'un fils de famille. Croisilles
+l'aborda poliment.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la libert&eacute;
+que je
+prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les
+perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque
+honn&ecirc;te endroit o&ugrave; se font ces sortes de choses?</p>
+<p>&Agrave; ce discours assez &eacute;trange, le jeune homme partit
+d'un &eacute;clat de rire.</p>
+<p>&#8212;Ma foi! monsieur, r&eacute;pondit-il, si vous cherchez un mauvais
+lieu, vous
+n'avez qu'&agrave; me suivre, car j'y vais.</p>
+<p>Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils
+entr&egrave;rent tous deux
+dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent re&ccedil;us
+le mieux
+du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs
+jeunes gens &eacute;taient d&eacute;j&agrave; assis autour d'un tapis
+vert: Croisilles y prit
+modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis
+furent perdus.</p>
+<p>Il sortit aussi triste que peut l'&ecirc;tre un amoureux qui se
+croit aim&eacute;. Il
+ne lui restait pas de quoi d&icirc;ner, mais ce n'&eacute;tait pas ce
+qui
+l'inqui&eacute;tait.</p>
+<p>&#8212;Comment ferai-je &agrave; pr&eacute;sent, se demanda-t-il, pour me
+procurer de
+l'argent? &Agrave; qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me
+pr&ecirc;ter
+seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre?</p>
+<p>Pendant qu'il &eacute;tait dans cet embarras, il rencontra son
+brocanteur juif.
+Il n'h&eacute;sita pas &agrave; s'adresser &agrave; lui, et, en sa
+qualit&eacute; d'&eacute;tourdi, il ne
+manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif
+n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'&eacute;tait venu la
+voir
+que par curiosit&eacute;, ou, pour mieux dire, par acquit de
+conscience, comme
+un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte,
+pour voir s'il n'y a rien &agrave; voler; mais il vit Croisilles si
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;,
+si triste, si d&eacute;nu&eacute; de toute ressource, qu'il ne put
+r&eacute;sister &agrave; la
+tentation de profiter de sa mis&egrave;re, au risque de se g&ecirc;ner
+un peu pour
+payer la maison. Il lui en offrit donc &agrave; peu pr&egrave;s le
+quart de ce qu'elle
+valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur,
+signa aveugl&eacute;ment un march&eacute; &agrave; faire dresser les
+cheveux sur la t&ecirc;te, et,
+d&egrave;s le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il
+se
+dirigea de rechef vers le tripot o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute;
+si poliment et si
+lestement ruin&eacute; la veille.</p>
+<p>En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir;
+le
+vent &eacute;tait doux, l'Oc&eacute;an tranquille. De toutes parts, des
+n&eacute;gociants,
+des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et
+venaient.
+Des crocheteurs transportaient d'&eacute;normes ballots pleins de
+marchandises.
+Les passagers faisaient leurs adieux; de l&eacute;g&egrave;res barques
+flottaient de
+tous c&ocirc;t&eacute;s; sur tous les visages on lisait la crainte,
+l'impatience ou
+l'esp&eacute;rance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le
+majestueux
+navire se balan&ccedil;ait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses.</p>
+<p>&#8212;Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce
+qu'on poss&egrave;de, et d'aller chercher au del&agrave; des mers une
+p&eacute;rilleuse
+fortune! Quelle &eacute;motion de regarder partir ce vaisseau
+charg&eacute; de tant de
+richesses, du bien-&ecirc;tre de tant de familles! Quelle joie de le
+voir
+revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confi&eacute;, rentrant
+plus
+fier et plus riche qu'il n'&eacute;tait parti! Que ne suis-je un de ces
+marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel
+tapis
+vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi
+n'ach&egrave;terais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries?
+qui m'en
+emp&ecirc;che, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine
+refuserait-il de se
+charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette
+pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la
+triplerais peut-&ecirc;tre par une honn&ecirc;te industrie. Si Julie
+m'aime
+v&eacute;ritablement, elle attendra quelques ann&eacute;es, et elle me
+restera fid&egrave;le
+jusqu'&agrave; ce que je puisse l'&eacute;pouser. Le commerce produit
+quelquefois des
+b&eacute;n&eacute;fices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas
+d'exemples, en ce
+monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagn&eacute;es ainsi sur ces
+flots
+changeants: pourquoi la Providence ne b&eacute;nirait-elle pas une
+tentative
+faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces
+marchands qui ont tant amass&eacute; et qui envoient des navires aux
+deux bouts
+de la terre, plus d'un a commenc&eacute; par une moindre somme que
+celle que
+j'ai l&agrave;. Ils ont prosp&eacute;r&eacute; avec l'aide de Dieu;
+pourquoi ne pourrais-je
+pas prosp&eacute;rer &agrave; mon tour? Il me semble qu'un bon vent
+souffle dans ces
+voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est
+jet&eacute;, je vais m'adresser &agrave; ce capitaine qui me
+para&icirc;t aussi de bonne
+mine, j'&eacute;crirai ensuite &agrave; Julie, et je veux devenir un
+habile n&eacute;gociant.</p>
+<p>Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un
+peu
+fous, c'est de le devenir tout &agrave; fait par instants. Le pauvre
+gar&ccedil;on,
+sans r&eacute;fl&eacute;chir davantage, mit son caprice &agrave;
+ex&eacute;cution. Trouver des
+marchandises &agrave; acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y
+conna&icirc;t
+pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour
+obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui
+vendit
+autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans
+une charrette, fut promptement transport&eacute; &agrave; bord.
+Croisilles, ravi et
+plein d'esp&eacute;rance, avait &eacute;crit lui-m&ecirc;me en grosses
+lettres son nom sur
+ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable;
+l'heure du d&eacute;part arriva bient&ocirc;t, et le navire
+s'&eacute;loigna de la c&ocirc;te.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles
+n'avait
+rien gard&eacute;. D'un autre c&ocirc;t&eacute;, sa maison &eacute;tait
+vendue; il ne lui restait
+pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de
+g&icirc;te,
+et pas un denier. Avec toute la bonne volont&eacute; possible, Jean ne
+pouvait
+supposer que son ma&icirc;tre f&ucirc;t r&eacute;duit &agrave; un tel
+d&eacute;n&ucirc;ment; Croisilles &eacute;tait,
+non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti
+de coucher &agrave; la belle &eacute;toile, et, quant aux repas, voici
+le calcul qu'il
+fit: il pr&eacute;sumait que le vaisseau qui portait sa fortune
+mettrait six
+mois &agrave; revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre
+d'or que
+son p&egrave;re lui avait donn&eacute;e, et qu'il avait heureusement
+gard&eacute;e; il en eut
+trente-six livres. C'&eacute;tait de quoi vivre &agrave; peu
+pr&egrave;s six mois avec quatre
+sous par jour. Il ne douta pas que ce ne f&ucirc;t assez, et,
+rassur&eacute; par le
+pr&eacute;sent, il &eacute;crivit &agrave; mademoiselle Godeau pour
+l'informer de ce qu'il
+avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa
+d&eacute;tresse; il lui annon&ccedil;a, au contraire, qu'il avait
+entrepris une
+op&eacute;ration de commerce magnifique, dont les r&eacute;sultats
+&eacute;taient prochains
+et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la <i>Fleurette</i>,
+vaisseau &agrave;
+fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et
+ses soieries; il la supplia de lui rester fid&egrave;le pendant un an,
+se
+r&eacute;servant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa
+part, il lui
+jura un &eacute;ternel amour.</p>
+<p>Lorsque mademoiselle Godeau re&ccedil;ut cette lettre, elle
+&eacute;tait au coin de
+son feu, et elle tenait &agrave; la main, en guise d'&eacute;cran, un
+de ces bulletins
+qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entr&eacute;e et la sortie
+des
+navires, et en m&ecirc;me temps annoncent les d&eacute;sastres. Il ne
+lui &eacute;tait
+jamais arriv&eacute;, comme on peut penser, de prendre
+int&eacute;r&ecirc;t &agrave; ces sortes de
+choses, et elle n'avait jamais jet&eacute; les yeux sur une seule de
+ces
+feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin
+qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut
+pr&eacute;cis&eacute;ment le
+nom de la <i>Fleurette</i>; le navire avait &eacute;chou&eacute; sur
+les c&ocirc;tes de France
+dans la nuit m&ecirc;me qui avait suivi son d&eacute;part.
+L'&eacute;quipage s'&eacute;tait sauv&eacute; &agrave;
+grand'peine, mais toutes les marchandises avaient &eacute;t&eacute;
+perdues.</p>
+<p>Mademoiselle Godeau, &agrave; cette nouvelle, ne se souvint plus que
+Croisilles
+avait fait devant elle l'aveu de sa pauvret&eacute;; elle en fut aussi
+d&eacute;sol&eacute;e
+que s'il se f&ucirc;t agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une
+temp&ecirc;te, les vents en furie, les cris des noy&eacute;s, la ruine
+d'un homme qui
+l'aimait, toute une sc&egrave;ne de roman, se
+pr&eacute;sent&egrave;rent &agrave; sa pens&eacute;e; le
+bulletin et la lettre lui tomb&egrave;rent des mains; elle se leva dans
+un
+trouble extr&ecirc;me, et, le sein palpitant, les yeux pr&ecirc;ts
+&agrave; pleurer, elle
+se promena &agrave; grands pas, r&eacute;solue &agrave; agir dans cette
+occasion, et se
+demandant ce qu'elle devait faire.</p>
+<p>Il y a une justice &agrave; rendre &agrave; l'amour, c'est que plus
+les motifs qui le
+combattent sont forts, clairs, simples, irr&eacute;cusables, en un mot,
+moins
+il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est
+une belle chose sous le ciel que cette d&eacute;raison du c&#339;ur; nous ne
+vaudrions pas grand'chose sans elle. Apr&egrave;s s'&ecirc;tre
+promen&eacute;e dans sa
+chambre, sans oublier ni son cher &eacute;ventail, ni le coup d'&#339;il
+&agrave; la glace
+en passant, Julie se laissa retomber dans sa berg&egrave;re. Qui
+l'e&ucirc;t pu voir
+en ce moment e&ucirc;t joui d'un beau spectacle: ses yeux
+&eacute;tincelaient, ses
+joues &eacute;taient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec
+une
+joie et une douleur d&eacute;licieuses:</p>
+<p>&#8212;Pauvre gar&ccedil;on! il s'est ruin&eacute; pour moi!</p>
+<p>Ind&eacute;pendamment de la fortune qu'elle devait attendre de son
+p&egrave;re,
+mademoiselle Godeau avait, &agrave; elle appartenant, le bien que sa
+m&egrave;re lui
+avait laiss&eacute;. Elle n'y avait jamais song&eacute;; en ce moment,
+pour la
+premi&egrave;re fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait
+disposer de
+cinq cent mille francs. Cette pens&eacute;e la fit sourire; un projet
+bizarre,
+hardi, tout f&eacute;minin, presque aussi fou que Croisilles
+lui-m&ecirc;me, lui
+traversa l'esprit; elle ber&ccedil;a quelque temps son id&eacute;e dans
+sa t&ecirc;te, puis
+se d&eacute;cida &agrave; l'ex&eacute;cuter.</p>
+<p>Elle commen&ccedil;a par s'enqu&eacute;rir si Croisilles n'avait pas
+quelque parent
+ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien
+examin&eacute;, on d&eacute;couvrit, au quatri&egrave;me &eacute;tage
+d'une vieille maison, une
+tante &agrave; demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil,
+et qui
+n'&eacute;tait pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre
+femme, fort
+&acirc;g&eacute;e, semblait avoir &eacute;t&eacute; mise ou
+plut&ocirc;t laiss&eacute;e au monde comme un
+&eacute;chantillon des mis&egrave;res humaines. Aveugle, goutteuse,
+presque sourde,
+elle vivait seule dans un grenier; mais une gaiet&eacute; plus forte
+que le
+malheur et la maladie la soutenait &agrave; quatre-vingts ans et lui
+faisait
+encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte
+sans entrer chez elle, et les airs surann&eacute;s qu'elle fredonnait
+&eacute;gayaient
+toutes les filles du quartier. Elle poss&eacute;dait une petite rente
+viag&egrave;re
+qui suffisait &agrave; l'entretenir; tant que durait le jour, elle
+tricotait;
+pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'&eacute;tait pass&eacute;
+depuis la mort de
+Louis XIV.</p>
+<p>Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en
+secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles,
+rubans, diamants, rien ne fut &eacute;pargn&eacute;: elle voulait
+s&eacute;duire; mais sa
+vraie beaut&eacute; en cette circonstance fut le caprice qui
+l'entra&icirc;nait. Elle
+monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et,
+apr&egrave;s le salut le plus gracieux, elle parla &agrave; peu
+pr&egrave;s ainsi:</p>
+<p>&#8212;Vous avez, madame, un neveu nomm&eacute; Croisilles, qui m'aime et
+qui a
+demand&eacute; ma main; je l'aime aussi et voudrais l'&eacute;pouser;
+mais mon p&egrave;re,
+M. Godeau, fermier g&eacute;n&eacute;ral de cette ville, refuse de nous
+marier, parce
+que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde
+&ecirc;tre
+l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine &agrave; personne; je
+ne
+saurais donc avoir la pens&eacute;e de disposer de moi sans le
+consentement de
+ma famille. Je viens vous demander une gr&acirc;ce que je vous supplie
+de
+m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-m&ecirc;me proposer ce
+mariage
+&agrave; mon p&egrave;re. J'ai, gr&acirc;ce &agrave; Dieu, une petite
+fortune qui est toute &agrave; votre
+service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs
+chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient &agrave; votre
+neveu,
+et elle lui appartient en effet; ce n'est point un pr&eacute;sent que
+je veux
+lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la
+ruine de Croisilles, et il est juste que je la r&eacute;pare. Mon
+p&egrave;re ne
+c&eacute;dera pas ais&eacute;ment; il faudra que vous insistiez et que
+vous ayez un
+peu de courage; je n'en manquerai pas de mon c&ocirc;t&eacute;. Comme
+personne au
+monde, except&eacute; moi, n'a de droit sur la somme dont je vous
+parle,
+personne ne saura jamais de quelle mani&egrave;re elle aura
+pass&eacute; entre vos
+mains. Vous n'&ecirc;tes pas tr&egrave;s riche non plus, je le sais, et
+vous pouvez
+craindre qu'on ne s'&eacute;tonne de vous voir doter ainsi votre neveu;
+mais
+songez que mon p&egrave;re ne vous conna&icirc;t pas, que vous vous
+montrez fort peu
+par la ville, et que par cons&eacute;quent il vous sera facile de
+feindre que
+vous arrivez de quelque voyage. Cette d&eacute;marche vous
+co&ucirc;tera sans doute,
+il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous
+ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour,
+j'esp&egrave;re que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce
+discours, avait &eacute;t&eacute; tour &agrave; tour surprise,
+inqui&egrave;te, attendrie et
+charm&eacute;e. Le dernier mot la persuada.</p>
+<p>&#8212;Oui, mon enfant, r&eacute;p&eacute;ta-t-elle plusieurs fois, je
+sais ce que c'est,
+je sais ce que c'est!</p>
+<p>En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes
+affaiblies la soutenaient &agrave; peine; Julie s'avan&ccedil;a
+rapidement, et lui
+tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire,
+elles se trouv&egrave;rent en un instant dans les bras l'une de
+l'autre. Le
+trait&eacute; fut aussit&ocirc;t conclu; un cordial baiser le scella
+d'avance, et
+toutes les confidences n&eacute;cessaires s'ensuivirent sans peine.</p>
+<p>Toutes les explications &eacute;tant faites, la bonne dame tira de
+son armoire
+une v&eacute;n&eacute;rable robe de taffetas qui avait
+&eacute;t&eacute; sa robe de noce. Ce meuble
+antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un
+grain de poussi&egrave;re ne l'avait d&eacute;flor&eacute;; Julie en
+fut dans l'admiration.
+On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui f&ucirc;t
+dans
+toute la ville. La bonne dame pr&eacute;para le discours qu'elle devait
+tenir &agrave;
+M. Godeau; Julie lui apprit de quelle fa&ccedil;on il fallait toucher
+le c&#339;ur
+de son p&egrave;re, et n'h&eacute;sita pas &agrave; avouer que la
+vanit&eacute; &eacute;tait son c&ocirc;t&eacute;
+vuln&eacute;rable.</p>
+<p>&#8212;Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce
+penchant,
+nous aurions partie gagn&eacute;e.</p>
+<p>La bonne dame r&eacute;fl&eacute;chit profond&eacute;ment, acheva sa
+toilette sans mot dire,
+serra la main de sa future ni&egrave;ce, et monta en voiture. Elle
+arriva
+bient&ocirc;t &agrave; l'h&ocirc;tel Godeau; l&agrave;, elle se
+redressa, si bien en entrant,
+qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le
+salon o&ugrave; &eacute;tait tomb&eacute; le bouquet de Julie, et,
+quand la porte du boudoir
+s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la
+pr&eacute;c&eacute;dait:</p>
+<p>&#8212;Annoncez la baronne douairi&egrave;re de Croisilles.</p>
+<p>Ce mot d&eacute;cida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut
+&eacute;bloui. Bien
+que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il
+consentit &agrave; tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le
+fut; qui
+e&ucirc;t os&eacute; lui en contester le titre? &Agrave; mon avis, elle
+l'avait bien gagn&eacute;.</p>
+<br />
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE CROISILLES.</p>
+<br />
+<div class="blkquot">Cette nouvelle a &eacute;t&eacute; publi&eacute;e
+pour la
+premi&egrave;re fois dans le num&eacute;ro de la
+<i>Revue des Deux Mondes</i> du 15 f&eacute;vrier 1839.</div>
+<hr style="width: 65%;" />
+<a name="HISTOIRE"></a>
+<h2>HISTOIRE</h2>
+<h2>D'UN</h2>
+<h2>>MERLE BLANC</h2>
+<h2>1842</h2>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>Qu'il est glorieux, mais qu'il est p&eacute;nible d'&ecirc;tre en ce
+monde un merle
+exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a
+d&eacute;crit. Mais, h&eacute;las! je suis extr&ecirc;mement rare et
+tr&egrave;s difficile &agrave;
+trouver. Pl&ucirc;t au ciel que je fusse tout &agrave; fait impossible!</p>
+<p>Mon p&egrave;re et ma m&egrave;re &eacute;taient deux bonnes gens
+qui vivaient, depuis nombre
+d'ann&eacute;es, au fond d'un vieux jardin retir&eacute; du Marais.
+C'&eacute;tait un m&eacute;nage
+exemplaire. Pendant que ma m&egrave;re, assise dans un buisson
+fourr&eacute;, pondait
+r&eacute;guli&egrave;rement trois fois par an, et couvait, tout en
+sommeillant, avec
+une religion patriarcale, mon p&egrave;re, encore fort propre et fort
+p&eacute;tulant,
+malgr&eacute; son grand &acirc;ge, picorait autour d'elle toute la
+journ&eacute;e, lui
+apportant de beaux insectes qu'il saisissait d&eacute;licatement par le
+bout
+de la queue pour ne pas d&eacute;go&ucirc;ter sa femme, et, la nuit
+venue, il ne
+manquait jamais, quand il faisait beau, de la r&eacute;galer d'une
+chanson qui
+r&eacute;jouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le
+moindre
+nuage n'avait troubl&eacute; cette douce union.</p>
+<p>&Agrave; peine fus-je venu au monde, que, pour l&agrave;
+premi&egrave;re fois de sa vie, mon
+p&egrave;re commen&ccedil;a &agrave; montrer de la mauvaise humeur.
+Bien que je ne fusse
+encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur,
+ni la tournure de sa nombreuse post&eacute;rit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant
+de
+travers; il faut que ce gamin-l&agrave; aille apparemment se fourrer
+dans tous
+les pl&acirc;tras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour
+&ecirc;tre toujours
+si laid et si crott&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! mon ami, r&eacute;pondait ma m&egrave;re, toujours
+roul&eacute;e en boule
+dans une vieille &eacute;cuelle dont elle avait fait son nid, ne
+voyez-vous pas
+que c'est de son &acirc;ge? Et vous-m&ecirc;me, dans votre jeune temps,
+n'avez-vous
+pas &eacute;t&eacute; un charmant vaurien? Laissez grandir notre
+merlichon, et vous
+verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus.</p>
+<p>Tout en prenant ainsi ma d&eacute;fense, ma m&egrave;re ne s'y
+trompait pas; elle
+voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une
+monstruosit&eacute;;
+mais elle faisait comme toutes les m&egrave;res qui s'attachent souvent
+&agrave; leurs
+enfants par cela m&ecirc;me qu'ils sont maltrait&eacute;s de la nature,
+comme si la
+faute en &eacute;tait &agrave; elles, ou comme si elles repoussaient
+d'avance
+l'injustice du sort qui doit les frapper.</p>
+<p>Quand vint le temps de ma premi&egrave;re mue, mon p&egrave;re
+devint tout &agrave; fait
+pensif et me consid&eacute;ra attentivement. Tant que mes plumes
+tomb&egrave;rent, il
+me traita encore avec assez de bont&eacute; et me donna m&ecirc;me la
+p&acirc;t&eacute;e, me
+voyant grelotter presque nu dans un coin; mais d&egrave;s que mes
+pauvres
+ailerons transis commenc&egrave;rent &agrave; se recouvrir de duvet,
+&agrave; chaque plume
+blanche qu'il vit para&icirc;tre, il entra dans une telle
+col&egrave;re, que je
+craignis qu'il ne me plum&acirc;t pour le reste de mes jours!
+H&eacute;las! je
+n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me
+demandais pourquoi le meilleur des p&egrave;res se montrait pour moi si
+barbare.</p>
+<p>Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient
+mis,
+malgr&eacute; moi, le c&#339;ur en joie, comme je voltigeais dans une
+all&eacute;e, je me
+mis, pour mon malheur, &agrave; chanter. &Agrave; la premi&egrave;re
+note qu'il entendit, mon
+p&egrave;re sauta en l'air comme une fus&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que j'entends-l&agrave;? s'&eacute;cria-t-il; est-ce
+ainsi qu'un merle
+siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce l&agrave; siffler?</p>
+<p>Et, s'abattant pr&egrave;s de ma m&egrave;re avec la contenance la
+plus terrible:</p>
+<p>&#8212;Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid?</p>
+<p>&Agrave; ces mots, ma m&egrave;re indign&eacute;e
+s'&eacute;lan&ccedil;a de son &eacute;cuelle, non sans se faire
+du mal &agrave; une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la
+suffoquaient, elle tomba &agrave; terre &agrave; demi
+p&acirc;m&eacute;e. Je la vis pr&egrave;s d'expirer;
+&eacute;pouvant&eacute; et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de
+mon p&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;O mon p&egrave;re! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je
+suis mal
+v&ecirc;tu, que ma m&egrave;re n'en soit point punie! Est-ce sa faute
+si la nature
+m'a refus&eacute; une voix comme la v&ocirc;tre? Est-ce sa faute si je
+n'ai pas votre
+beau bec jaune et votre bel habit noir &agrave; la fran&ccedil;aise,
+qui vous donnent
+l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a
+fait
+de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois
+du moins le seul malheureux!</p>
+<p>&#8212;Il ne s'agit pas de cela, dit mon p&egrave;re; que signifie la
+mani&egrave;re
+absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris
+&agrave;
+siffler ainsi contre tous les usages et toutes les r&egrave;gles?</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! monsieur, r&eacute;pondis-je humblement, j'ai
+siffl&eacute; comme je pouvais,
+me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-&ecirc;tre
+mang&eacute; trop de
+mouches.</p>
+<p>&#8212;On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon p&egrave;re hors
+de lui.
+Il y a des si&egrave;cles que nous sifflons de p&egrave;re en fils, et,
+lorsque je
+fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier
+&eacute;tage,
+un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs
+fen&ecirc;tres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les
+yeux
+l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air
+enfarin&eacute;
+comme un paillasse de la foire? Si je n'&eacute;tais le plus pacifique
+des
+merles, je t'aurais d&eacute;j&agrave; cent fois mis &agrave; nu, ni
+plus ni moins qu'un
+poulet de basse-cour pr&ecirc;t &agrave; &ecirc;tre embroch&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! m'&eacute;criai-je, r&eacute;volt&eacute; de l'injustice
+de mon p&egrave;re, s'il en est
+ainsi, monsieur, qu'&agrave; cela ne tienne! je me d&eacute;roberai
+&agrave; votre pr&eacute;sence,
+je d&eacute;livrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche,
+par
+laquelle vous me tirez toute la journ&eacute;e. Je partirai, monsieur,
+je
+fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma
+m&egrave;re pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma
+mis&egrave;re, et
+peut-&ecirc;tre, ajoutai-je en sanglotant, peut-&ecirc;tre
+trouverai-je, dans le
+potager du voisin ou sur les goutti&egrave;res, quelques vers de terre
+ou
+quelques araign&eacute;es pour soutenir ma triste existence.</p>
+<p>&#8212;Comme tu voudras, r&eacute;pliqua mon p&egrave;re, loin de
+s'attendrir &agrave; ce
+discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un
+merle.</p>
+<p>&#8212;Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous pla&icirc;t?</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Apr&egrave;s ces
+paroles
+foudroyantes, mon p&egrave;re s'&eacute;loigna &agrave; pas lents. Ma
+m&egrave;re se releva
+tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son
+&eacute;cuelle.
+Pour moi, confus et d&eacute;sol&eacute;, je pris mon vol du mieux que
+je pus, et
+j'allai, comme je l'avais annonc&eacute;, me percher sur la
+goutti&egrave;re d'une
+maison voisine.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>Mon p&egrave;re eut l'inhumanit&eacute; de me laisser pendant
+plusieurs jours dans
+cette situation mortifiante. Malgr&eacute; sa violence, il avait bon
+c&#339;ur, et,
+aux regards d&eacute;tourn&eacute;s qu'il me lan&ccedil;ait, je voyais
+bien qu'il aurait
+voulu me pardonner et me rappeler; ma m&egrave;re, surtout, levait sans
+cesse
+vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait m&ecirc;me
+parfois &agrave;
+m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur
+inspirait, malgr&eacute; eux, une r&eacute;pugnance et un effroi
+auxquels je vis bien
+qu'il n'y avait point de rem&egrave;de.</p>
+<p>&#8212;Je ne suis point un merle! me r&eacute;p&eacute;tais-je; et, en
+effet, en
+m'&eacute;pluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la
+goutti&egrave;re, je ne
+reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu &agrave;
+ma
+famille.&#8212;O ciel! r&eacute;p&eacute;tais-je encore, apprends-moi donc ce
+que je suis!</p>
+<p>Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir
+ext&eacute;nu&eacute; de
+faim et de chagrin, lorsque je vis se poser pr&egrave;s de moi un
+oiseau plus
+mouill&eacute;, plus p&acirc;le et plus maigre que je ne le croyais
+possible. Il
+&eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s de ma couleur, autant que j'en
+pus juger &agrave; travers la
+pluie qui nous inondait; &agrave; peine avait-il sur le corps assez de
+plumes
+pour habiller un moineau, et il &eacute;tait plus gros que moi. Il me
+sembla,
+au premier abord, un oiseau tout &agrave; fait pauvre et
+n&eacute;cessiteux; mais il
+gardait, en d&eacute;pit de l'orage qui maltraitait son front presque
+tondu, un
+air d&eacute;sert&eacute; qui me charma. Je lui fis modestement une
+grande r&eacute;v&eacute;rence,
+&agrave; laquelle il r&eacute;pondit par un coup de bec qui faillit me
+jeter &agrave; bas de
+la goutti&egrave;re. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me
+retirais
+avec componction sans essayer de lui r&eacute;pondre en sa langue:</p>
+<p>&#8212;Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrou&eacute;e que son
+cr&acirc;ne
+&eacute;tait chauve.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! monseigneur, r&eacute;pondis-je (craignant une
+seconde estocade), je
+n'en sais rien. Je croyais &ecirc;tre un merle, mais l'on m'a convaincu
+que je
+n'en suis pas un.</p>
+<p>La singularit&eacute; de ma r&eacute;ponse et mon air de
+sinc&eacute;rit&eacute; l'int&eacute;ress&egrave;rent. Il
+s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai
+avec toute la tristesse et toute l'humilit&eacute; qui convenaient
+&agrave; ma
+position et au temps affreux qu'il faisait.</p>
+<p>&#8212;Si tu &eacute;tais un ramier comme moi, me dit-il apr&egrave;s
+m'avoir &eacute;cout&eacute;, les
+niaiseries dont tu t'affliges ne t'inqui&eacute;teraient pas un moment.
+Nous
+voyageons, c'est l&agrave; notre vie, et nous avons bien nos amours,
+mais je ne
+sais qui est mon p&egrave;re. Fendre l'air, traverser l'espace, voir
+&agrave; nos
+pieds les monts et les plaines, respirer l'azur m&ecirc;me des cieux,
+et non
+les exhalaisons de la terre, courir comme la fl&egrave;che &agrave; un
+but marqu&eacute; qui
+ne nous &eacute;chappe jamais, voil&agrave; notre plaisir et notre
+existence. Je fais
+plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix.</p>
+<p>&#8212;Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous &ecirc;tes un
+oiseau
+boh&eacute;mien.</p>
+<p>&#8212;C'est encore une chose dont je ne me soucie gu&egrave;re,
+reprit-il. Je n'ai
+point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et
+mes petits. O&ugrave; est ma femme, l&agrave; est ma patrie.</p>
+<p>&#8212;Mais qu'avez-vous l&agrave; qui vous pend au cou? C'est comme une
+vieille
+papillotte chiffonn&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Ce sont des papiers d'importance, r&eacute;pondit-il en se
+rengorgeant; je
+vais &agrave; Bruxelles de ce pas, et je porte au c&eacute;l&egrave;bre
+banquier *** une
+nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit
+centimes.</p>
+<p>&#8212;Juste Dieu! m'&eacute;criai-je, c'est une belle existence que la
+v&ocirc;tre, et
+Bruxelles, j'en suis s&ucirc;r, doit &ecirc;tre une ville bien curieuse
+&agrave; voir. Ne
+pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle,
+je suis peut-&ecirc;tre un pigeon ramier.</p>
+<p>&#8212;Si tu en &eacute;tais un, r&eacute;pliqua-t-il, tu m'aurais rendu
+le coup de bec que
+je t'ai donn&eacute; tout &agrave; l'heure.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour
+si
+peu de chose. Voil&agrave; le matin qui para&icirc;t et l'orage qui
+s'apaise. De
+gr&acirc;ce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien
+au
+monde;&#8212;si vous me refusez, il ne me reste plus qu'&agrave; me noyer
+dans
+cette goutti&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Eh bien, en route! suis-moi si tu peux.</p>
+<p>Je jetai un dernier regard sur le jardin o&ugrave; dormait ma
+m&egrave;re. Une larme
+coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emport&egrave;rent. J'ouvris
+mes ailes
+et je partis.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>Mes ailes, je l'ai dit, n'&eacute;taient pas encore bien robustes.
+Tandis que
+mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais &agrave; ses
+c&ocirc;t&eacute;s; je
+tins bon pendant quelque temps, mais bient&ocirc;t il me prit un
+&eacute;blouissement
+si violent, que je me sentis pr&egrave;s de d&eacute;faillir.</p>
+<p>&#8212;Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible.</p>
+<p>&#8212;Non, me r&eacute;pondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons
+plus que
+soixante lieues &agrave; faire.</p>
+<p>J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une
+poule
+mouill&eacute;e, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le
+coup,
+j'&eacute;tais rendu.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, b&eacute;gayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas
+s'arr&ecirc;ter un
+instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant
+sur un arbre...</p>
+<p>&#8212;Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me r&eacute;pondit le
+ramier en
+col&egrave;re.</p>
+<p>Et, sans daigner tourner la t&ecirc;te, il continua son voyage
+enrag&eacute;. Quant &agrave;
+moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de
+bl&eacute;.</p>
+<p>J'ignore combien de temps dura mon &eacute;vanouissement. Lorsque je
+repris
+connaissance, ce qui me revint d'abord en m&eacute;moire fut la
+derni&egrave;re
+parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.&#8212;O mes chers
+parents! pensai-je, vous vous &ecirc;tes donc tromp&eacute;s! Je vais
+retourner pr&egrave;s
+de vous; vous me reconna&icirc;trez pour votre vrai et l&eacute;gitime
+enfant, et
+vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous
+l'&eacute;cuelle de ma m&egrave;re.</p>
+<p>Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la
+douleur
+que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres.
+&Agrave; peine
+me fus-je dress&eacute; sur mes pattes, que la d&eacute;faillance me
+reprit, et je
+retombai sur le flanc.</p>
+<p>L'affreuse pens&eacute;e de la mort se pr&eacute;sentait
+d&eacute;j&agrave; &agrave; mon esprit, lorsque, &agrave;
+travers les bluets et les coquelicots, je vis venir &agrave; moi, sur
+la pointe
+du pied, deux charmantes personnes. L'une &eacute;tait une petite pie
+fort bien
+mouchet&eacute;e et extr&ecirc;mement coquette, et l'autre une
+tourterelle couleur de
+rose. La tourterelle s'arr&ecirc;ta &agrave; quelques pas de distance,
+avec un grand
+air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie
+s'approcha en sautillant de la mani&egrave;re la plus agr&eacute;able
+du monde.</p>
+<p>&#8212;Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous l&agrave;? me
+demanda-t-elle
+d'une voix fol&acirc;tre et argentine.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! madame la marquise, r&eacute;pondis-je (car c'en
+devait &ecirc;tre une pour
+le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a
+laiss&eacute; en route, et je suis en train de mourir de faim.</p>
+<p>&#8212;Sainte Vierge! que me dites-vous? r&eacute;pondit-elle.</p>
+<p>Et aussit&ocirc;t elle se mit &agrave; voltiger &ccedil;&agrave; et
+l&agrave; sur les buissons qui nous
+entouraient, allant et venant de c&ocirc;t&eacute; et d'autre,
+m'apportant quantit&eacute;
+de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas pr&egrave;s de moi,
+tout en
+continuant ses questions.</p>
+<p>&#8212;Mais qui &ecirc;tes-vous? mais d'o&ugrave; venez-vous? C'est une
+chose incroyable
+que votre aventure! Et o&ugrave; alliez-vous? Voyager seul, si jeune,
+car vous
+sortez de votre premi&egrave;re mue! Que font vos parents? d'o&ugrave;
+sont-ils?
+comment vous laissent-ils aller dans cet &eacute;tat-l&agrave;? Mais
+c'est &agrave; faire
+dresser les plumes sur la t&ecirc;te!</p>
+<p>Pendant qu'elle parlait, je m'&eacute;tais soulev&eacute; un peu de
+c&ocirc;t&eacute;, et je
+mangeais de grand app&eacute;tit. La tourterelle restait immobile, me
+regardant
+toujours d'un &#339;il de piti&eacute;. Cependant elle remarqua que je
+retournais la
+t&ecirc;te d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De
+la pluie
+tomb&eacute;e dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron;
+elle
+recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute
+fra&icirc;che. Certainement, si je n'eusse pas &eacute;t&eacute; si
+malade, une personne si
+r&eacute;serv&eacute;e ne se serait jamais permis une pareille
+d&eacute;marche.</p>
+<p>Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon c&#339;ur
+battait
+violemment. Partag&eacute; entre deux &eacute;motions diverses,
+j'&eacute;tais p&eacute;n&eacute;tr&eacute; d'un
+charme inexplicable. Ma paneti&egrave;re &eacute;tait si gaie, mon
+&eacute;chanson si
+expansif et si doux, que j'aurais voulu d&eacute;jeuner ainsi pendant
+toute
+l'&eacute;ternit&eacute;. Malheureusement, tout a un terme, m&ecirc;me
+l'app&eacute;tit d'un
+convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la
+curiosit&eacute; de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec
+autant de
+sinc&eacute;rit&eacute; que je l'avais fait la veille devant le pigeon.
+La pie
+m'&eacute;couta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui
+appartenir,
+et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde
+sensibilit&eacute;. Mais, lorsque j'en fus &agrave; toucher le point
+capital qui
+causait ma peine, c'est-&agrave;-dire l'ignorance o&ugrave;
+j'&eacute;tais de moi-m&ecirc;me:</p>
+<p>&#8212;Plaisantez-vous? s'&eacute;cria la pie; vous, un merle! vous, un
+pigeon! Fi
+donc! vous &ecirc;tes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et
+tr&egrave;s
+gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme
+qui dirait un coup d'&eacute;ventail.</p>
+<p>--- Mais, madame la marquise, r&eacute;pondis-je, il me semble que,
+pour une
+pie, je suis d'une couleur, ne vous en d&eacute;plaise...</p>
+<p>&#8212;Une pie russe, mon cher, vous &ecirc;tes une pie russe! Vous ne
+savez pas
+qu'elles sont blanches? Pauvre gar&ccedil;on, quelle innocence<a
+ name="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1"><sup>1</sup></a>!</p>
+<p>&#8212;Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe,
+&eacute;tant n&eacute; au
+fond du Marais, dans une vieille &eacute;cuelle cass&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;Ah! le bon enfant! Vous &ecirc;tes de l'invasion, mon cher;
+croyez-vous
+qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous &agrave; moi, et laissez-vous faire;
+je veux
+vous emmener tout &agrave; l'heure et vous montrer les plus belles
+choses de la
+terre.</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; cela, madame, s'il vous pla&icirc;t?</p>
+<p>&#8212;Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y
+m&egrave;ne.
+Vous n'aurez pas plus t&ocirc;t &eacute;t&eacute; pie un quart d'heure,
+que vous ne voudrez
+plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes l&agrave; une centaine,
+non pas
+de ces grosses pies de village qui demandent l'aum&ocirc;ne sur les
+grands
+chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effil&eacute;es,
+lestes, et
+pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de
+sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose
+invariable, et nous m&eacute;prisons le reste du monde. Les marques
+noires vous
+manquent, il est vrai, mais votre qualit&eacute; de Russe suffira pour
+vous
+faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous
+attifer. Depuis le matin jusqu'&agrave; midi, nous nous attifons, et,
+depuis
+midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un
+arbre,
+le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la for&ecirc;t
+s'&eacute;l&egrave;ve un
+ch&ecirc;ne immense, inhabit&eacute;, h&eacute;las! C'&eacute;tait la
+demeure du feu roi Pie X, o&ugrave;
+nous allons en p&egrave;lerinage en poussant de bien gros soupirs;
+mais, &agrave; part
+ce l&eacute;ger chagrin, nous passons le temps &agrave; merveille. Nos
+femmes, ne sont
+pas plus b&eacute;gueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos
+plaisirs sont
+purs et honn&ecirc;tes, parce que notre c&#339;ur est aussi noble que notre
+langage
+est libre et joyeux. Notre fiert&eacute; n'a pas de bornes, et, si un
+geai ou
+toute autre canaille vient par hasard &agrave; s'introduire chez nous,
+nous le
+plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures
+gens du monde, et les passereaux, les m&eacute;sanges, les
+chardonnerets qui
+vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours pr&ecirc;tes &agrave;
+les aider, &agrave;
+les nourrir et &agrave; les d&eacute;fendre. Nulle part il n'y a plus
+de caquetage que
+chez nous, et nulle part moins de m&eacute;disance. Nous ne manquons
+pas de
+vieilles pies d&eacute;votes qui disent leurs paten&ocirc;tres toute la
+journ&eacute;e, mais
+la plus &eacute;vent&eacute;e de nos jeunes comm&egrave;res peut
+passer, sans crainte d'un
+coup de bec, pr&egrave;s de la plus s&eacute;v&egrave;re
+douairi&egrave;re. En un mot, nous vivons
+de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; qui est fort beau, madame, r&eacute;pliquai-je, et je
+serais
+certainement mal appris de ne point ob&eacute;ir aux ordres d'une
+personne
+comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi,
+de gr&acirc;ce, de dire un mot &agrave; cette bonne demoiselle qui est
+ici.&#8212;Mademoiselle, continuai-je en m'adressant &agrave; la tourterelle,
+parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois
+v&eacute;ritablement une pie russe?</p>
+<p>&Agrave; cette question, la tourterelle baissa la t&ecirc;te, et
+devint rouge p&acirc;le,
+comme les rubans de Lolotte.</p>
+<p>&#8212;Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis...</p>
+<p>&#8212;Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui
+puisse
+vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si
+charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon c&#339;ur et ma patte
+&agrave;
+celle de vous qui en voudra, d&egrave;s l'instant que je saurai si je
+suis pie
+ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus
+bas &agrave; la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de
+tourtereau qui me
+tourmente singuli&egrave;rement.</p>
+<p>&#8212;Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage,
+je
+ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous &agrave;
+travers ces
+coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une
+l&eacute;g&egrave;re teinte...</p>
+<p>Elle n'osa en dire plus long.</p>
+<p>&#8212;O perplexit&eacute;! m'&eacute;criai-je, comment savoir &agrave;
+quoi m'en tenir? comment
+donner mon c&#339;ur &agrave; l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement
+d&eacute;chir&eacute;? O
+Socrate! quel pr&eacute;cepte admirable, mais difficile &agrave;
+suivre, tu nous as
+donn&eacute;, quand tu as dit: &laquo;Connais-toi toi-m&ecirc;me!&raquo;</p>
+<p>Depuis le jour o&ugrave; une malheureuse chanson avait si fort
+contrari&eacute; mon
+p&egrave;re, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me
+vint &agrave;
+l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la
+v&eacute;rit&eacute;.
+&laquo;Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon p&egrave;re m'a mis
+&agrave; la porte d&egrave;s le
+premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque
+effet sur ces dames.&raquo; Ayant donc commenc&eacute; par m'incliner
+poliment, comme
+pour r&eacute;clamer l'indulgence, &agrave; cause de la pluie que
+j'avais re&ccedil;ue, je me
+mis d'abord &agrave; siffler, puis &agrave; gazouiller, puis &agrave;
+faire des roulades,
+puis enfin &agrave; chanter &agrave; tue-t&ecirc;te, comme un muletier
+espagnol en plein
+vent.</p>
+<p>&Agrave; mesure que je chantais, la petite pie s'&eacute;loignait de
+moi d'un air de
+surprise qui devint bient&ocirc;t de la stup&eacute;faction, puis qui
+passa &agrave; un
+sentiment d'effroi accompagn&eacute; d'un profond ennui. Elle
+d&eacute;crivait des
+cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop
+chaud qui vient de le br&ucirc;ler, mais auquel il voudrait pourtant
+go&ucirc;ter
+encore. Voyant l'effet de mon &eacute;preuve, et voulant la pousser
+jusqu'au
+bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je
+m'&eacute;gosillais &agrave; chanter. Elle r&eacute;sista pendant
+vingt-cinq minutes &agrave; mes
+m&eacute;lodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola
+&agrave; grand
+bruit, et regagna son palais de verdure. Quant &agrave; la tourterelle,
+elle
+s'&eacute;tait, presque d&egrave;s le commencement, profond&eacute;ment
+endormie.</p>
+<p>&#8212;Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! &ocirc;
+&eacute;cuelle
+maternelle! plus que jamais je reviens &agrave; vous!</p>
+<p>Au moment o&ugrave; je m'&eacute;lan&ccedil;ais pour partir, la
+tourterelle rouvrit les yeux.</p>
+<p>&#8212;Adieu, dit-elle, &eacute;tranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom
+est
+Gourouli; souviens-toi de moi!</p>
+<p>&#8212;Belle Gourouli, lui r&eacute;pondis-je, vous &ecirc;tes bonne,
+douce et charmante;
+je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous &ecirc;tes couleur de
+rose;
+tant de bonheur n'est pas fait pour moi!</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de
+m'attrister.&#8212;H&eacute;las! musique, h&eacute;las! po&eacute;sie, me
+r&eacute;p&eacute;tais-je en regagnant
+Paris, qu'il y a peu de c&#339;urs qui vous comprennent!</p>
+<p>En faisant ces r&eacute;flexions, je me cognai la t&ecirc;te contre
+celle d'un oiseau
+qui volait dans le sens oppos&eacute; au mien. Le choc fut si rude et
+si
+impr&eacute;vu, que nous tomb&acirc;mes tous deux sur la cime d'un
+arbre qui, par
+bonheur, se trouva l&agrave;. Apr&egrave;s que nous nous f&ucirc;mes un
+peu secou&eacute;s, je
+regardai le nouveau venu, m'attendant &agrave; une querelle. Je vis
+avec
+surprise qu'il &eacute;tait blanc. &Agrave; la v&eacute;rit&eacute;, il
+avait la t&ecirc;te un peu plus
+grosse que moi, et, sur le front, une esp&egrave;ce de panache qui lui
+donnait
+un air h&eacute;ro&iuml;-comique; de plus, il portait sa queue fort en
+l'air, avec
+une grande magnanimit&eacute;: du reste, il ne me parut nullement
+dispos&eacute; &agrave; la
+bataille. Nous nous abord&acirc;mes fort civilement, et nous nous
+f&icirc;mes de
+mutuelles excuses, apr&egrave;s quoi nous entr&acirc;mes en
+conversation. Je pris la
+libert&eacute; de lui demander son nom et de quel pays il &eacute;tait.</p>
+<p>&#8212;Je suis &eacute;tonn&eacute;, me dit-il, que vous ne me connaissiez
+pas. Est-ce que
+vous n'&ecirc;tes pas des n&ocirc;tres?</p>
+<p>&#8212;En v&eacute;rit&eacute;, monsieur, r&eacute;pondis-je, je ne sais
+pas desquels je suis.
+Tout le monde me demande et me dit la m&ecirc;me chose; il faut que ce
+soit
+une gageure qu'on ait faite.</p>
+<p>&#8212;Vous voulez rire, r&eacute;pliqua-t-il; votre plumage vous sied
+trop bien
+pour que je m&eacute;connaisse un confr&egrave;re. Vous appartenez
+infailliblement &agrave;
+cette race illustre et v&eacute;n&eacute;rable qu'on nomme en latin <i>cacuata</i>,
+en
+langue savante <i>kakato&egrave;s</i>, et en jargon vulgaire catacois.</p>
+<p>&#8212;Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur
+pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en &eacute;tais
+pas, et
+daignez m'apprendre &agrave; qui j'ai la gloire de parler.</p>
+<p>&#8212;Je suis, r&eacute;pondit l'inconnu, le grand po&egrave;te
+Kacatogan. J'ai fait de
+puissants voyages, monsieur, des travers&eacute;es arides et de
+cruelles
+p&eacute;r&eacute;grinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma
+muse a eu des
+malheurs. J'ai fredonn&eacute; sous Louis XVI, monsieur, j'ai
+braill&eacute; pour la
+R&eacute;publique, j'ai noblement chant&eacute; l'Empire, j'ai
+discr&egrave;tement lou&eacute; la
+Restauration, j'ai m&ecirc;me fait un effort dans ces derniers temps,
+et je me
+suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce si&egrave;cle sans
+go&ucirc;t. J'ai
+lanc&eacute; dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes,
+de
+gracieux dithyrambes, de pieuses &eacute;l&eacute;gies, des drames
+chevelus, des
+romans cr&eacute;pus, des vaudevilles poudr&eacute;s et des
+trag&eacute;dies chauves. En un
+mot, je puis me flatter d'avoir ajout&eacute; au temple des Muses
+quelques
+festons galants, quelques sombres cr&eacute;neaux et quelques
+ing&eacute;nieuses
+arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore
+vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je r&ecirc;vais
+&agrave; un po&euml;me en
+un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez
+fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous &ecirc;tre bon
+&agrave; quelque
+chose, je suis tout &agrave; votre service.</p>
+<p>&#8212;Vraiment, monsieur, vous le pouvez, r&eacute;pliquai-je, car vous
+me voyez en
+ce moment dans un grand embarras po&eacute;tique. Je n'ose dire que je
+sois un
+po&egrave;te, ni surtout un aussi grand po&egrave;te que vous,
+ajoutai-je en le
+saluant, mais j'ai re&ccedil;u de la nature un gosier qui me
+d&eacute;mange quand je
+me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. &Agrave; vous dire la
+v&eacute;rit&eacute;,
+j'ignore absolument les r&egrave;gles.</p>
+<p>&#8212;Je les ai oubli&eacute;es, dit Kacatogan, ne vous inqui&eacute;tez
+pas de cela.</p>
+<p>&#8212;Mais il m'arrive, repris-je, une chose f&acirc;cheuse: c'est que ma
+voix
+produit sur ceux qui l'entendent &agrave; peu pr&egrave;s le m&ecirc;me
+effet que celle d'un
+certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire?</p>
+<p>&#8212;Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-m&ecirc;me cet effet
+bizarre.
+La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! monsieur, vous qui me semblez &ecirc;tre le Nestor de la
+po&eacute;sie,
+sauriez-vous, je vous prie, un rem&egrave;de &agrave; ce p&eacute;nible
+inconv&eacute;nient?</p>
+<p>&#8212;Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je
+m'en suis fort tourment&eacute; &eacute;tant jeune, &agrave; cause
+qu'on me sifflait
+toujours; mais, &agrave; l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois
+que
+cette r&eacute;pugnance vient de ce que le public en lit d'autres que
+nous:
+cela le distrait..</p>
+<p>&#8212;Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est
+dur, pour une cr&eacute;ature bien intentionn&eacute;e, de mettre les
+gens en fuite
+d&egrave;s qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le
+service
+de m'&eacute;couter, et me dire sinc&egrave;rement votre avis?</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles.</p>
+<p>Je me mis &agrave; chanter aussit&ocirc;t, et j'eus la satisfaction
+de voir que
+Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement,
+et,
+de temps en temps, il inclinait la t&ecirc;te d'un air d'approbation,
+avec une
+esp&egrave;ce de murmure flatteur. Mais je m'aper&ccedil;us
+bient&ocirc;t qu'il ne
+m'&eacute;coutait pas, et qu'il r&ecirc;vait &agrave; son po&egrave;me.
+Profitant d'un moment o&ugrave; je
+reprenais haleine, il m'interrompit tout &agrave; coup.</p>
+<p>&#8212;Je l'ai pourtant trouv&eacute;e, cette rime! dit-il en souriant et
+en
+branlant la t&ecirc;te; c'est la soixante mille sept cent
+quatorzi&egrave;me qui sort
+de cette cervelle-l&agrave;! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais
+lire
+cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en
+dira!</p>
+<p>Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se
+souvenir
+de m'avoir rencontr&eacute;.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Rest&eacute; seul et d&eacute;sappoint&eacute;, je n'avais rien de
+mieux &agrave; faire que de
+profiter du reste du jour et de voler &agrave; tire-d'aile vers Paris.
+Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon
+avait &eacute;t&eacute; trop peu agr&eacute;able pour me laisser un
+souvenir exact; en sorte
+que, au lieu d'aller tout droit, je tournai &agrave; gauche au Bourget,
+et,
+surpris par la nuit, je fus oblig&eacute; de chercher un g&icirc;te
+dans les bois de
+Mortefontaine.</p>
+<p>Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais,
+qui,
+comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se
+chamaillaient de tous les c&ocirc;t&eacute;s. Dans les buissons
+piaillaient les
+moineaux, en pi&eacute;tinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau
+marchaient gravement deux h&eacute;rons, perch&eacute;s sur leurs
+longues &eacute;chasses;
+dans l'attitude de la m&eacute;ditation, Georges Dandins du lieu,
+attendant
+patiemment leurs femmes. D'&eacute;normes corbeaux, &agrave;
+moiti&eacute; endormis, se
+posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus
+&eacute;lev&eacute;s, et
+nasillaient leurs pri&egrave;res du soir. Plus bas, les m&eacute;sanges
+amoureuses se
+pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert
+&eacute;bouriff&eacute;
+poussait son m&eacute;nage par derri&egrave;re, pour le faire entrer
+dans le creux
+d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant
+en l'air comme des bouff&eacute;es de fum&eacute;e, et se
+pr&eacute;cipitaient sur un
+arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes,
+des rouges-gorges, se groupaient l&eacute;g&egrave;rement sur des
+branches d&eacute;coup&eacute;es,
+comme des cristaux sur une girandole. De toute part r&eacute;sonnaient
+des voix
+qui disaient bien distinctement:&#8212;Allons, ma femme!&#8212;Allons, ma
+fille!&#8212;Venez, ma belle!&#8212;Par ici, ma mie!&#8212;Me voil&agrave;, mon
+cher!&#8212;Bonsoir, ma ma&icirc;tresse!&#8212;Adieu,&#8212;mes amis!&#8212;Dormez bien, mes
+enfants!</p>
+<p>Quelle position pour un c&eacute;libataire que de coucher dans une
+pareille
+auberge! J'eus la tentation de me joindre &agrave; quelques oiseaux de
+ma
+taille, et de leur demander l'hospitalit&eacute;.&#8212;La nuit, pensais-je,
+tous
+les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que
+de
+dormir poliment pr&egrave;s d'eux?</p>
+<p>Je me dirigeai d'abord vers un foss&eacute; o&ugrave; se
+rassemblaient des &eacute;tourneaux.
+Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et
+je
+remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dor&eacute;es et
+les
+pattes vernies: c'&eacute;taient les dandies de la for&ecirc;t: Ils
+&eacute;taient assez
+bons enfants, et ne m'honor&egrave;rent d'aucune attention. Mais leurs
+propos
+&eacute;taient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuit&eacute;
+leurs
+tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement
+l'un &agrave; l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir.</p>
+<p>J'allai ensuite me percher sur une branche o&ugrave; s'alignaient
+une
+demi-douzaine d'oiseaux de diff&eacute;rentes esp&egrave;ces. Je pris
+modestement la
+derni&egrave;re place, &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; de la
+branche, esp&eacute;rant qu'on m'y
+souffrirait. Par malheur, ma voisine &eacute;tait une vieille colombe,
+aussi
+s&egrave;che qu'une girouette rouill&eacute;e. Au moment o&ugrave; je
+m'approchai d'elle, le
+peu de plumes qui couvraient ses os &eacute;taient l'objet de sa
+sollicitude;
+elle feignait de les &eacute;plucher, mais elle e&ucirc;t trop craint
+d'en arracher
+une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son
+compte. &Agrave; peine l'eus-je touch&eacute;e du bout de l'aile,
+qu'elle se redressa
+majestueusement.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en
+pin&ccedil;ant le
+bec avec une pudeur britannique.</p>
+<p>Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta &agrave; bas
+avec une
+vigueur qui e&ucirc;t fait honneur &agrave; un portefaix.</p>
+<p>Je tombai dans une bruy&egrave;re o&ugrave; dormait une grosse
+gelinotte. Ma m&egrave;re
+elle-m&ecirc;me, dans son &eacute;cuelle, n'avait pas un tel air de
+b&eacute;atitude. Elle
+&eacute;tait si rebondie, si &eacute;panouie, si bien assise sur son
+triple ventre,
+qu'on l'e&ucirc;t prise pour un p&acirc;t&eacute; dont on avait
+mang&eacute; la cro&ucirc;te. Je me
+glissai furtivement pr&egrave;s d'elle.</p>
+<p>&#8212;Elle ne s'&eacute;veillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une
+si bonne
+grosse maman ne peut pas &ecirc;tre bien m&eacute;chante. Elle ne le
+fut pas en
+effet. Elle ouvrit les yeux &agrave; demi, et me dit en poussant un
+l&eacute;ger
+soupir:</p>
+<p>&#8212;Tu me g&ecirc;nes, mon petit, va-t'en de l&agrave;.</p>
+<p>Au m&ecirc;me instant, je m'entendis appeler: c'&eacute;taient des
+grives qui, du
+haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir &agrave;
+elles.&#8212;Voil&agrave; enfin de
+bonnes &acirc;mes, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des
+folles,
+et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplum&eacute; qu'un
+billet
+doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas &agrave; juger que ces
+dames
+avaient mang&eacute; plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le
+faire; elles
+se soutenaient &agrave; peine sur les branches, et leurs plaisanteries
+de
+mauvaise compagnie, leurs &eacute;clats de rire et leurs chansons
+grivoises me
+forc&egrave;rent de m'&eacute;loigner.</p>
+<p>Je commen&ccedil;ais &agrave; d&eacute;sesp&eacute;rer, et j'allais
+m'endormir dans un coin
+solitaire, lorsqu'un rossignol se mit &agrave; chanter. Tout le monde
+aussit&ocirc;t
+fit silence. H&eacute;las! que sa voix &eacute;tait pure! que sa
+m&eacute;lancolie m&ecirc;me
+paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords
+semblaient le bercer. Personne ne songeait &agrave; le faire taire,
+personne ne
+trouvait mauvais qu'il chant&acirc;t sa chanson &agrave; pareille
+heure; son p&egrave;re ne
+le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite.</p>
+<p>&#8212;Il n'y a donc que moi, m'&eacute;criai-je, &agrave; qui il soit
+d&eacute;fendu d'&ecirc;tre
+heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route
+dans les t&eacute;n&egrave;bres, au risque d'&ecirc;tre aval&eacute;
+par quelque hibou, que de me
+laisser d&eacute;chirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres!</p>
+<p>Sur cette pens&eacute;e, je me remis en chemin et j'errai longtemps
+au hasard.
+Aux premi&egrave;res clart&eacute;s du jour, j'aper&ccedil;us les tours
+de Notre-Dame. En un
+clin d'&#339;il j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards
+avant de reconna&icirc;tre notre jardin. J'y volai plus vite que
+l'&eacute;clair...
+H&eacute;las! il &eacute;tait vide... J'appelai en vain mes parents:
+personne ne me
+r&eacute;pondit. L'arbre o&ugrave; se tenait mon p&egrave;re, le
+buisson maternel, l'&eacute;cuelle
+ch&eacute;rie, tout avait disparu. La cogn&eacute;e avait tout
+d&eacute;truit; au lieu de
+l'all&eacute;e verte o&ugrave; j'&eacute;tais n&eacute;, il ne restait
+qu'un cent de fagots.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<br />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour,
+mais
+ce fut peine perdue; ils s'&eacute;taient sans doute
+r&eacute;fugi&eacute;s dans quelque
+quartier &eacute;loign&eacute;, et je ne pus jamais savoir de leurs
+nouvelles.</p>
+<p>P&eacute;n&eacute;tr&eacute; d'une tristesse affreuse, j'allai me
+percher sur la goutti&egrave;re o&ugrave;
+la col&egrave;re de mon p&egrave;re m'avait d'abord exil&eacute;. J'y
+passais les jours et
+les nuits &agrave; d&eacute;plorer ma triste existence. Je ne dormais
+plus, je
+mangeais &agrave; peine: j'&eacute;tais pr&egrave;s de mourir de
+douleur.</p>
+<p>Un jour que je me lamentais comme &agrave; l'ordinaire:</p>
+<p>&#8212;Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque
+mon p&egrave;re me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tomb&eacute;
+en route quand
+j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite
+marquise s'est bouch&eacute; les oreilles d&egrave;s que j'ai ouvert le
+bec; ni une
+tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-m&ecirc;me,
+ronflait
+comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan
+n'a
+pas daign&eacute; m'&eacute;couter; ni un oiseau quelconque, enfin,
+puisque, &agrave;
+Mortefontaine, on m'a laiss&eacute; coucher tout seul. Et cependant
+j'ai des
+plumes sur le corps; voil&agrave; des pattes et voil&agrave; des ailes.
+Je ne suis
+point un monstre, t&eacute;moin Gourouli, et cette petite marquise
+elle-m&ecirc;me,
+qui me trouvaient assez &agrave; leur gr&eacute;. Par quel
+myst&egrave;re inexplicable ces
+plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble
+auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?...</p>
+<p>J'allais poursuivre mes dol&eacute;ances, lorsque je fus interrompu
+par deux
+porti&egrave;res qui se disputaient dans la rue.</p>
+<p>&#8212;Ah, parbleu! dit l'une d'elles &agrave; l'autre, si tu en viens
+jamais &agrave;
+bout, je te fais cadeau d'un merle blanc!</p>
+<p>&#8212;Dieu juste! m'&eacute;criai-je, voil&agrave; mon affaire. O
+Providence! je suis fils
+d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc!</p>
+<p>Cette d&eacute;couverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes
+id&eacute;es. Au lieu
+de continuer &agrave; me plaindre, je commen&ccedil;ai &agrave; me
+rengorger et &agrave; marcher
+fi&egrave;rement le long de la goutti&egrave;re, en regardant l'espace
+d'un air
+victorieux.</p>
+<p>&#8212;C'est quelque chose, me dis-je, que d'&ecirc;tre un merle blanc:
+cela ne se
+trouve point dans le pas d'un &acirc;ne. J'&eacute;tais bien bon de
+m'affliger de ne
+pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du g&eacute;nie, c'est le
+mien! Je
+voulais fuir le monde, je veux l'&eacute;tonner! Puisque je suis cet
+oiseau
+sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et
+pr&eacute;tends me
+comporter comme tel, ni plus ni moins que le ph&eacute;nix, et
+m&eacute;priser le
+reste des volatiles. Il faut que j'ach&egrave;te les M&eacute;moires
+d'Alfieri et les
+po&egrave;mes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera
+un
+noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donn&eacute;. Oui, je
+veux
+ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait
+rare, je me ferai myst&eacute;rieux. Ce sera une faveur, une gloire de
+me
+voir.&#8212;Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout
+bonnement pour de l'argent?</p>
+<p>&#8212;Fi donc! quelle indigne pens&eacute;e! Je veux faire un
+po&egrave;me comme
+Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les
+grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des
+notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je
+ne manquerai pas, dans mes vers, de d&eacute;plorer mon isolement; mais
+ce sera
+de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le
+ciel
+m'a refus&eacute; une femelle, je dirai un mal affreux de celles des
+autres. Je
+prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les
+rossignols n'ont qu'&agrave; se bien tenir; je d&eacute;montrerai,
+comme deux et deux
+font quatre, que leurs complaintes font mal au c&#339;ur, et que leur
+marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je
+veux me cr&eacute;er tout d'abord une puissante position
+litt&eacute;raire. J'entends
+avoir autour de moi une cour compos&eacute;e, non pas seulement de
+journalistes, mais d'auteurs v&eacute;ritables et m&ecirc;me de femmes
+de lettres.
+J'&eacute;crirai un r&ocirc;le pour mademoiselle Rachel, et, si elle
+refuse de le
+jouer, je publierai &agrave; son de trompe que son talent est bien
+inf&eacute;rieur &agrave;
+celui d'une vieille actrice de province. J'irai &agrave; Venise, et je
+louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cit&eacute;
+f&eacute;erique,
+le beau palais Mocenigo, qui co&ucirc;te quatre livres dix sous par
+jour; l&agrave;,
+je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de <i>Lara</i> doit
+y
+avoir laiss&eacute;s. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un
+d&eacute;luge
+de rimes crois&eacute;es, calqu&eacute;es sur la strophe de Spencer,
+o&ugrave; je soulagerai
+ma grande &acirc;me; je ferai soupirer toutes les m&eacute;sanges,
+roucouler toutes
+les tourterelles, fondre en larmes toutes les b&eacute;casses, et
+hurler toutes
+les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me
+montrerai inexorable et inaccessible &agrave; l'amour. En vain me
+pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir piti&eacute; des
+infortun&eacute;es qu'auront
+s&eacute;duites mes chants sublimes; &agrave; tout cela, je
+r&eacute;pondrai: Foin! O exc&egrave;s
+de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres
+traverseront les mers; la renomm&eacute;e, la fortune, me suivront
+partout;
+seul, je semblera! indiff&eacute;rent aux murmures de la foule qui
+m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un
+v&eacute;ritable
+&eacute;crivain excentrique, f&ecirc;t&eacute;, choy&eacute;,
+admir&eacute;, envi&eacute;, mais compl&egrave;tement
+grognon et insupportable.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VII</h3>
+<br />
+<p>Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon
+premier
+ouvrage. C'&eacute;tait, comme je me l'&eacute;tais promis, un
+po&euml;me en quarante-huit
+chants. Il s'y trouvait bien quelques n&eacute;gligences, &agrave;
+cause de la
+prodigieuse f&eacute;condit&eacute; avec laquelle je l'avais
+&eacute;crit; mais je pensai que
+le public d'aujourd'hui, accoutum&eacute; &agrave; la belle
+litt&eacute;rature qui s'imprime
+au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.</p>
+<p>J'eus un succ&egrave;s digne de moi, c'est-&agrave;-dire sans
+pareil. Le sujet de mon
+ouvrage n'&eacute;tait autre que moi-m&ecirc;me: je me conformai en
+cela &agrave; la grande
+mode de notre temps. Je racontais mes souffrances pass&eacute;es avec
+une
+fatuit&eacute; charmante; je mettais le lecteur au fait de mille
+d&eacute;tails
+domestiques du plus piquant int&eacute;r&ecirc;t; la description de
+l'&eacute;cuelle de ma
+m&egrave;re ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais
+compt&eacute; les
+rainures, les trous, les bosses, les &eacute;clats, les
+&eacute;chardes, les clous,
+les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans,
+le dehors, les bords, le fond, les c&ocirc;t&eacute;s, les plans
+inclin&eacute;s, les plans
+droits; passant au contenu, j'avais &eacute;tudi&eacute; les brins
+d'herbe, les
+pailles, les feuilles s&egrave;ches, les petits morceaux de bois, les
+graviers, les gouttes d'eau, les d&eacute;bris de mouches, les pattes
+de
+hannetons cass&eacute;es qui s'y trouvaient: c'&eacute;tait une
+description
+ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprim&eacute;e tout
+d'une venue;
+il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient saut&eacute;e. Je
+l'avais
+habilement coup&eacute;e par morceaux, et entrem&ecirc;l&eacute;e au
+r&eacute;cit, afin que rien
+n'en f&ucirc;t perdu; en sorte qu'au moment le plus int&eacute;ressant
+et le plus
+dramatique arrivaient tout &agrave; coup quinze pages d'&eacute;cuelle.
+Voil&agrave;, je
+crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point
+d'avarice, en profitera qui voudra.</p>
+<p>L'Europe enti&egrave;re fut &eacute;mue &agrave; l'apparition de mon
+livre; elle d&eacute;vora les
+r&eacute;v&eacute;lations intimes que je daignais lui communiquer.
+Comment en e&ucirc;t-il
+&eacute;t&eacute; autrement? Non seulement j'&eacute;num&eacute;rais
+tous les faits qui se
+rattachaient &agrave; ma personne, mais je donnais encore au public un
+tableau
+complet de toutes les r&ecirc;vasseries qui m'avaient pass&eacute; par
+la t&ecirc;te depuis
+l'&acirc;ge de deux mois; j'avais m&ecirc;me intercal&eacute; au plus
+bel endroit une ode
+compos&eacute;e dans mon &#339;uf. Bien entendu d'ailleurs que je ne
+n&eacute;gligeais pas
+de traiter en passant le grand sujet qui pr&eacute;occupe maintenant
+tant de
+monde: &agrave; savoir, l'avenir de l'humanit&eacute;. Ce
+probl&egrave;me m'avait paru
+int&eacute;ressant; j'en &eacute;bauchai, dans un moment de loisir, une
+solution qui
+passa g&eacute;n&eacute;ralement pour satisfaisante.</p>
+<p>On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de
+f&eacute;licitation et des d&eacute;clarations d'amour anonymes. Quant
+aux visites,
+je suivais rigoureusement le plan que je m'&eacute;tais trac&eacute;;
+ma porte &eacute;tait
+ferm&eacute;e &agrave; tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser
+de recevoir
+deux &eacute;trangers qui s'&eacute;taient annonc&eacute;s comme
+&eacute;tant de mes parents. L'un
+&eacute;tait un merle du S&eacute;n&eacute;gal, et l'autre un merle de
+la Chine.</p>
+<p>&#8212;Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant &agrave;
+m'&eacute;touffer, que vous
+&ecirc;tes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre
+po&egrave;me
+immortel, la profonde souffrance du g&eacute;nie m&eacute;conu! Si nous
+n'&eacute;tions pas
+d&eacute;j&agrave; aussi incompris que possible, nous le deviendrions
+apr&egrave;s vous avoir
+lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime
+m&eacute;pris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons
+par
+nous-m&ecirc;mes, les peines secr&egrave;tes que vous avez
+chant&eacute;es! Voici deux
+sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous
+prions d'agr&eacute;er.</p>
+<p>&#8212;Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon
+&eacute;pouse a
+compos&eacute;e sur un passage de votre pr&eacute;face. Elle rend
+merveilleusement
+l'intention de l'auteur.</p>
+<p>&#8212;Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez
+dou&eacute;s d'un grand c&#339;ur et d'un esprit plein de lumi&egrave;res.
+Mais
+pardonnez-moi de vous faire une question. D'o&ugrave; vient votre
+m&eacute;lancolie?</p>
+<p>&#8212;Eh! monsieur, r&eacute;pondit l'habitant du S&eacute;n&eacute;gal,
+regardez comme je suis
+b&acirc;ti. Mon plumage, il est vrai, est agr&eacute;able &agrave;
+voir, et je suis rev&ecirc;tu
+de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais
+mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue
+je suis affubl&eacute;! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux
+tiers.
+N'y a-t-il pas l&agrave; de quoi se donner au diable?</p>
+<p>&#8212;Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus
+p&eacute;nible. La queue de mon confr&egrave;re balaye les rues; mais
+les polissons me
+montrent au doigt, &agrave; cause que je n'en ai point<a
+ name="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2"><sup>2</sup></a>.</p>
+<p>&#8212;Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon &acirc;me; il est
+toujours
+f&acirc;cheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais
+permettez-moi
+de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui
+vous ressemblent, et qui demeurent l&agrave; depuis longtemps, fort
+paisiblement empaill&eacute;es. De m&ecirc;me qu'il ne suffit pas
+&agrave; une femme de
+lettres d'&ecirc;tre d&eacute;vergond&eacute;e pour faire un bon livre,
+ce n'est pas non
+plus assez pour un merle d'&ecirc;tre m&eacute;content pour avoir du
+g&eacute;nie. Je suis
+seul de mon esp&egrave;ce, et je m'en afflige; j'ai peut-&ecirc;tre
+tort, mais c'est
+mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que
+vous saurez dire.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VIII</h3>
+<br />
+<p>Malgr&eacute; la r&eacute;solution que j'avais prise et le calme que
+j'affectais, je
+n'&eacute;tais pas heureux. Mon isolement, pour &ecirc;tre glorieux, ne
+m'en semblait
+pas moins p&eacute;nible, et je ne pouvais songer sans effroi &agrave;
+la n&eacute;cessit&eacute; o&ugrave;
+je me trouvais de passer ma vie enti&egrave;re dans le c&eacute;libat.
+Le retour du
+printemps, en particulier, me causait une g&ecirc;ne mortelle, et je
+commen&ccedil;ais &agrave; tomber de nouveau dans la tristesse,
+lorsqu'une
+circonstance impr&eacute;vue d&eacute;cida de ma vie enti&egrave;re.</p>
+<p>Il va sans dire que mes &eacute;crits avaient travers&eacute; la
+Manche, et que les
+Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce
+qu'ils comprennent. Je re&ccedil;us un jour, de Londres, une lettre
+sign&eacute;e
+d'une jeune merlette:</p>
+<p>&laquo;J'ai lu votre po&egrave;me, me disait-elle, et l'admiration
+que j'ai &eacute;prouv&eacute;e
+m'a fait prendre la r&eacute;solution de vous offrir ma main et ma
+personne.
+Dieu nous a cr&eacute;&eacute;s l'un pour l'autre! Je suis semblable
+&agrave; vous, je suis
+une merlette blanche!...&raquo;</p>
+<p>On suppose ais&eacute;ment ma surprise et ma joie.&#8212;Une merlette
+blanche! me
+dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre!
+Je me h&acirc;tai de r&eacute;pondre &agrave; la belle inconnue, et je
+le fis d'une mani&egrave;re
+qui t&eacute;moignait assez combien sa proposition m'agr&eacute;ait. Je
+la pressais de
+venir &agrave; Paris ou de me permettre de voler pr&egrave;s d'elle.
+Elle me r&eacute;pondit
+qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle
+mettait ordre &agrave; ses affaires et que je la verrais bient&ocirc;t.</p>
+<p>Elle vint, en effet, quelques jours apr&egrave;s. O bonheur!
+c'&eacute;tait la plus
+jolie merlette du monde, et elle &eacute;tait encore plus blanche que
+moi.</p>
+<p>&#8212;Ah! mademoiselle, m'&eacute;criai-je, ou plut&ocirc;t madame, car
+je vous consid&egrave;re
+des &agrave; pr&eacute;sent comme mon &eacute;pouse l&eacute;gitime,
+est-il croyable qu'une cr&eacute;ature
+si charmante se trouv&acirc;t sur la terre sans que la renomm&eacute;e
+m'appr&icirc;t son
+existence? B&eacute;nis soient les malheurs que j'ai
+&eacute;prouv&eacute;s et les coups de
+bec que m'a donn&eacute;s mon p&egrave;re, puisque le ciel me
+r&eacute;servait une
+consolation si inesp&eacute;r&eacute;e! Jusqu'&agrave; ce jour, je me
+croyais condamn&eacute; &agrave; une
+solitude &eacute;ternelle, et, &agrave; vous parler franchement,
+c'&eacute;tait un rude
+fardeau &agrave; porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les
+qualit&eacute;s d'un p&egrave;re de famille. Acceptez ma main sans
+d&eacute;lai; marions-nous
+&agrave; l'anglaise, sans c&eacute;r&eacute;monie, et partons ensemble
+pour la Suisse.</p>
+<p>&#8212;Je ne l'entends pas ainsi, me r&eacute;pondit la jeune merlette; je
+veux que
+nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de
+merles un peu bien n&eacute;s y soient solennellement
+rassembl&eacute;s. Des gens
+comme nous doivent &agrave; leur propre gloire de ne pas se marier
+comme des
+chats de goutti&egrave;re. J'ai apport&eacute; une provision de <i>bank-notes</i>.
+Faites
+vos invitations, allez chez vos marchands, et ne l&eacute;sinez pas sur
+les
+rafra&icirc;chissements.</p>
+<p>Je me conformai aveugl&eacute;ment aux ordres de la blanche
+merlette. Nos noces
+furent d'un luxe &eacute;crasant; on y mangea dix mille mouches. Nous
+re&ccedil;&ucirc;mes
+la b&eacute;n&eacute;diction nuptiale d'un r&eacute;v&eacute;rend
+p&egrave;re Cormoran, qui &eacute;tait
+archev&ecirc;que <i>in partibus</i>. Un bal superbe termina la
+journ&eacute;e; enfin, rien
+ne manqua &agrave; mon bonheur.</p>
+<p>Plus j'approfondissais le caract&egrave;re de ma charmante femme,
+plus mon
+amour augmentait. Elle r&eacute;unissait, dans sa petite personne, tous
+les
+agr&eacute;ments de l'&acirc;me et du corps. Elle &eacute;tait
+seulement un peu b&eacute;gueule;
+mais j'attribuai cela &agrave; l'influence du brouillard anglais dans
+lequel
+elle avait v&eacute;cu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat
+de la
+France ne dissip&acirc;t bient&ocirc;t ce l&eacute;ger nuage.</p>
+<p>Une chose qui m'inqui&eacute;tait plus s&eacute;rieusement,
+c'&eacute;tait une sorte de
+myst&egrave;re dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur
+singuli&egrave;re,
+s'enfermant &agrave; clef avec ses cam&eacute;ristes, et passant ainsi
+des heures
+enti&egrave;res pour faire sa toilette, &agrave; ce qu'elle
+pr&eacute;tendait. Les maris
+n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur m&eacute;nage. Il
+m'&eacute;tait arriv&eacute;
+vingt fois de frapper &agrave; l'appartement de ma femme sans pouvoir
+obtenir
+qu'on m'ouvr&icirc;t la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un
+jour, entre
+autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit
+oblig&eacute;e
+de c&eacute;der et de m'ouvrir un peu &agrave; la h&acirc;te, non sans
+se plaindre fort de
+mon importunit&eacute;. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille
+pleine
+d'une esp&egrave;ce de colle faite avec de la farine et du blanc
+d'Espagne. Je
+demandai &agrave; ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me
+r&eacute;pondit
+que c'&eacute;tait un opiat pour des engelures qu'elle avait.</p>
+<p>Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle
+d&eacute;fiance pouvait
+m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'&eacute;tait
+donn&eacute;e &agrave; moi
+avec tant d'enthousiasme et une sinc&eacute;rit&eacute; si parfaite?
+J'ignorais
+d'abord que ma bien-aim&eacute;e f&ucirc;t une femme de plume; elle me
+l'avoua au
+bout de quelque temps, et elle alla m&ecirc;me jusqu'&agrave; me
+montrer le manuscrit
+d'un roman o&ugrave; elle avait imit&eacute; &agrave; la fois Walter
+Scott et Scarron. Je
+laisse &agrave; penser le plaisir que me causa une si aimable surprise.
+Non
+seulement je me voyais possesseur d'une beaut&eacute; incomparable,
+mais
+j'acqu&eacute;rais encore la certitude que l'intelligence de ma
+compagne &eacute;tait
+digne en tout point de mon g&eacute;nie. D&egrave;s cet instant, nous
+travaill&acirc;mes
+ensemble. Tandis que je composais mes po&egrave;mes, elle barbouillait
+des
+rames de papier. Je lui r&eacute;citais mes vers &agrave; haute voix,
+et cela ne la
+g&ecirc;nait nullement pour &eacute;crire pendant ce temps-l&agrave;.
+Elle pondait ses
+romans avec une facilit&eacute; presque &eacute;gale &agrave; la
+mienne, choisissant toujours
+les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des
+meurtres, et m&ecirc;me jusqu'&agrave; des filouteries, ayant toujours
+soin, en
+passant, d'attaquer le gouvernement et de pr&ecirc;cher
+l'&eacute;mancipation des
+merlettes. En un mot, aucun effort ne co&ucirc;tait &agrave; son
+esprit, aucun tour
+de force &agrave; sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une
+ligne, ni
+de faire un plan avant de se mettre &agrave; l'&#339;uvre. C'&eacute;tait le
+type de la
+merlette lettr&eacute;e.</p>
+<p>Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur
+inaccoutum&eacute;e, je
+m'aper&ccedil;us qu'elle suait &agrave; grosses gouttes, et je fus
+&eacute;tonn&eacute; devoir en
+m&ecirc;me temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos.</p>
+<p>&#8212;Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous
+&ecirc;tes malade?</p>
+<p>Elle parut d'abord un peu effray&eacute;e et m&ecirc;me penaude;
+mais la grande
+habitude qu'elle avait du monde l'aida bient&ocirc;t &agrave; reprendre
+l'empire
+admirable qu'elle gardait toujours sur elle-m&ecirc;me. Elle me dit que
+c'&eacute;tait une tache d'encre, et qu'elle y &eacute;tait fort
+sujette dans ses
+moments d'inspiration.</p>
+<p>&#8212;Est-ce que ma femme d&eacute;teint? me dis-je tout bas. Cette
+pens&eacute;e
+m'emp&ecirc;cha de dormir. La bouteille de colle me revint en
+m&eacute;moire.&#8212;O
+ciel! m'&eacute;criai-je, quel soup&ccedil;on! Cette cr&eacute;ature
+c&eacute;leste ne serait-elle
+qu'une peinture, un l&eacute;ger badigeon? se serait-elle vernie pour
+abuser de
+moi?... Quand je croyais presser sur mon c&#339;ur la s&#339;ur de mon &acirc;me,
+l'&ecirc;tre
+pr&eacute;vil&eacute;gi&eacute; cr&eacute;&eacute; pour moi seul,
+n'aurais-je donc &eacute;pous&eacute; que de la farine?</p>
+<p>Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en
+affranchir. Je fis l'achat d'un barom&egrave;tre, et j'attendis
+avidement qu'il
+vint &agrave; faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme
+&agrave; la
+campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'&eacute;preuve d'une
+lessive. Mais nous &eacute;tions en plein juillet; il faisait un beau
+temps
+effroyable.</p>
+<p>L'apparence du bonheur et l'habitude d'&eacute;crire avaient fort
+excit&eacute; ma
+sensibilit&eacute;. Na&iuml;f comme j'&eacute;tais, il m'arrivait
+parfois, en travaillant,
+que le sentiment f&ucirc;t plus fort que l'id&eacute;e, et de me mettre
+&agrave; pleurer en
+attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute
+faiblesse masculine enchante l'orgueil f&eacute;minin. Une certaine
+nuit que je
+limais une rature, selon le pr&eacute;cepte de Boileau, il advint
+&agrave; mon c&#339;ur de
+s'ouvrir.</p>
+<p>&#8212;O Loi! dis-je &agrave; ma ch&egrave;re merlette, toi, la seule et
+la plus aim&eacute;e!
+toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire,
+m&eacute;tamorphosent pour moi l'univers, vie de mon c&#339;ur, sais-tu
+combien je
+t'aime? Pour mettre en vers une id&eacute;e banale d&eacute;j&agrave;
+us&eacute;e par d'autres
+po&egrave;tes, un peu d'&eacute;tude et d'attention me font
+ais&eacute;ment trouver des
+paroles; mais o&ugrave; en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta
+beaut&eacute;
+m'inspire? Le souvenir m&ecirc;me de mes peines pass&eacute;es
+pourrait-il me fournir
+un mot pour te parler de mon bonheur pr&eacute;sent? Avant que tu
+fusses venue
+&agrave; moi, mon isolement &eacute;tait celui d'un orphelin
+exil&eacute;; aujourd'hui, c'est
+celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre
+jusqu'&agrave; ce
+que la mort en fasse un d&eacute;bris, dans cette petite cervelle
+enfi&eacute;vr&eacute;e, o&ugrave;
+fermente une inutile pens&eacute;e, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma
+belle,
+que rien ne peut &ecirc;tre qui ne soit &agrave; toi? &Eacute;coute ce
+que mon cerveau peut
+dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon
+g&eacute;nie f&ucirc;t
+une perle, et que tu fusses Cl&eacute;op&acirc;tre!</p>
+<p>En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle
+d&eacute;teignait
+visiblement. &Agrave; chaque larme qui tombait de mes yeux,
+apparaissait une
+plume, non pas m&ecirc;me noire, mais du plus vieux roux (je crois
+qu'elle
+avait d&eacute;j&agrave; d&eacute;teint autre part). Apr&egrave;s
+quelques minutes
+d'attendrissement, je me trouvai vis-&agrave;-vis d'un oiseau
+d&eacute;coll&eacute; et
+d&eacute;senfarin&eacute;, identiquement semblable aux merles les plus
+plats et les
+plus ordinaires.</p>
+<p>Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche &eacute;tait
+inutile.
+J'aurais bien pu, &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, consid&eacute;rer
+le cas comme r&eacute;dhibitoire, et
+faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte?
+N'&eacute;tait-ce
+pas assez de mon malheur? Je pris mon courage &agrave; deux pattes, je
+r&eacute;solus
+de quitter le monde, d'abandonner la carri&egrave;re des lettres, de
+fuir dans
+un d&eacute;sert, s'il &eacute;tait possible, d'&eacute;viter &agrave;
+jamais l'aspect d'une
+cr&eacute;ature vivante, et de chercher, comme Alceste,</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span class="i4">Un endroit &eacute;cart&eacute;,<br />
+</span><span>O&ugrave; d'&ecirc;tre un merle blanc on e&ucirc;t la
+libert&eacute;!</span>
+</div>
+</div>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+
+<br />
+
+<h3>X</h3>
+<br />
+<p>Je m'envolai l&agrave;-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui
+est le hasard
+des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette
+fois, on &eacute;tait couch&eacute;.&#8212;Quel mariage! me disais-je, quelle
+&eacute;quip&eacute;e!
+C'est certainement &agrave; bonne intention que cette pauvre enfant
+s'est mis
+du blanc; mais je n'en suis pas moins &agrave; plaindre, ni elle moins
+rousse.</p>
+<p>Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait
+&agrave;
+plein c&#339;ur du bienfait de Dieu qui le rend si sup&eacute;rieur aux
+po&egrave;tes, et
+donnait librement sa pens&eacute;e au silence qui l'entourait. Je ne
+pus
+r&eacute;sister &agrave; la tentation d'aller &agrave; lui et de lui
+parler.</p>
+<p>&#8212;Que vous &ecirc;tes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez
+tant que
+vous voulez, et tr&egrave;s bien, et tout le monde &eacute;coute; mais
+vous avez une
+femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse,
+la
+pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien
+aupr&egrave;s de
+vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chant&eacute;
+aussi,
+monsieur, et c'est pitoyable. J'ai rang&eacute; des mots en bataille
+comme des
+soldats prussiens, et j'ai coordonn&eacute; des fadaises pendant que
+vous
+&eacute;tiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre?</p>
+<p>&#8212;Oui, me r&eacute;pondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous
+croyez.
+Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose:
+Sadi, le Persan, en a parl&eacute;. Je m'&eacute;gosille toute la nuit
+pour elle, mais
+elle dort et ne m'entend pas. Son calice est ferm&eacute; &agrave;
+l'heure qu'il est:
+elle y berce un vieux scarab&eacute;e,&#8212;et demain matin, quand je
+regagnerai
+mon lit, &eacute;puis&eacute; de souffrance et de fatigue, c'est alors
+qu'elle
+s'&eacute;panouira, pour qu'une abeille lui mange le c&#339;ur!</p>
+<br />
+<p style="text-align: center; font-weight: bold;">FIN DE L'HISTOIRE
+D'UN MERLE BLANC.</p>
+<br />
+<div class="blkquot">
+<p>Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la
+forme
+d'une piquante all&eacute;gorie, quelque peinture de m&#339;urs d'une
+v&eacute;rit&eacute;
+frappante, ou quelque trait de critique litt&eacute;raire plein de
+raison et de
+verve gauloise. Les souffrances, les d&eacute;ceptions, les chagrins
+des po&egrave;tes
+en g&eacute;n&eacute;ral, et ceux de l'auteur en particulier, y sont
+pr&eacute;sent&eacute;s
+gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au
+lecteur l'injure de lui en donner l'explication.</p>
+<p>L'<i>Histoire d'un merle blanc</i> a paru pour la premi&egrave;re
+fois dans les
+<i>Sc&egrave;nes de la vie priv&eacute;e des animaux</i>, ouvrage
+publi&eacute; par livraisons et
+illustr&eacute; par le crayon de Grandville.</p>
+</div>
+<hr style="width: 65%;" /><a name="PIERRE_ET_CAMILLE"></a>
+<h2>PIERRE ET CAMILLE</h2>
+<h2>1844</h2>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitt&eacute;
+le service
+en 1760. Bien qu'il f&ucirc;t jeune encore, et que sa fortune lui
+perm&icirc;t de
+para&icirc;tre avantageusement &agrave; la cour, il s'&eacute;tait
+lass&eacute; de bonne heure de
+la vie de gar&ccedil;on et des plaisirs de Paris. Il se retira
+pr&egrave;s du Mans,
+dans une jolie maison de campagne. L&agrave;, au bout de peu de temps,
+la
+solitude, qui lui avait d'abord &eacute;t&eacute; agr&eacute;able, lui
+sembla p&eacute;nible. Il
+sentit qu'il lui &eacute;tait difficile de rompre tout &agrave; coup
+avec les
+habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitt&eacute;
+le monde;
+mais, ne pouvant se r&eacute;soudre &agrave; vivre seul, il prit le
+parti de se
+marier, et de trouver, s'il &eacute;tait possible, une femme qui
+partage&acirc;t son
+go&ucirc;t pour le repos et pour la vie s&eacute;dentaire qu'il
+&eacute;tait d&eacute;cid&eacute; &agrave; mener.</p>
+<p>Il ne voulait point que sa femme f&ucirc;t belle; il ne la voulait
+pas laide,
+non plus; il d&eacute;sirait qu'elle e&ucirc;t de l'instruction et de
+l'intelligence,
+avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout,
+c'&eacute;tait de la gaiet&eacute; et une humeur &eacute;gale, qu'il
+regardait, dans une
+femme, comme les premi&egrave;res des qualit&eacute;s.</p>
+<p>La fille d'un n&eacute;gociant retir&eacute;, qui demeurait dans le
+voisinage, lui
+plut. Comme le chevalier ne d&eacute;pendait de personne, il ne
+s'arr&ecirc;ta pas &agrave;
+la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un
+marchand. Il adressa &agrave; la famille une demande qui fut accueillie
+avec
+empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut
+conclu.</p>
+<p>Jamais alliance ne fut form&eacute;e sous de meilleurs et de plus
+heureux
+auspices. &Agrave; mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier
+d&eacute;couvrit
+en elle de nouvelles qualit&eacute;s et une douceur de caract&egrave;re
+inalt&eacute;rable.
+Elle, de son c&ocirc;t&eacute;, se prit pour son mari d'un amour
+extr&ecirc;me. Elle ne
+vivait qu'en lui, ne songeait qu'&agrave; lui complaire, et, bien loin
+de
+regretter les plaisirs de son &acirc;ge qu'elle lui sacrifiait, elle
+souhaitait que son existence enti&egrave;re p&ucirc;t s'&eacute;couler
+dans une solitude
+qui, de jour en jour, lui devenait plus ch&egrave;re.</p>
+<p>Cette solitude n'&eacute;tait cependant pas compl&egrave;te.
+Quelques voyages &agrave; la
+ville, la visite r&eacute;guli&egrave;re de quelques amis y faisaient
+diversion de
+temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir fr&eacute;quemment
+les
+parents de sa femme, en sorte qu'il semblait &agrave; celle-ci qu'elle
+n'avait
+pas quitt&eacute; la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras
+de son
+mari pour se retrouver dans ceux de sa m&egrave;re, et jouissait ainsi
+d'une
+faveur que la Providence accorde &agrave; bien peu de gens, car il est
+rare
+qu'un bonheur nouveau ne d&eacute;truise pas un ancien bonheur.</p>
+<p>M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bont&eacute; que sa
+femme; mais
+les passions de sa jeunesse, l'exp&eacute;rience qu'il paraissait avoir
+faite
+des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la m&eacute;lancolie.
+C&eacute;cile
+(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces
+moments de tristesse. Quoiqu'il n'y e&ucirc;t en elle, &agrave; ce
+sujet, ni
+r&eacute;flexion ni calcul, son c&#339;ur l'avertissait ais&eacute;ment de
+ne pas se
+plaindre de ces l&eacute;gers nuages qui d&eacute;truisent tout
+d&egrave;s qu'on les regarde,
+et qui ne sont rien quand on les laisse passer.</p>
+<p>La famille de C&eacute;cile &eacute;tait compos&eacute;e de bonnes
+gens, marchands enrichis
+par le travail, et dont la vieillesse &eacute;tait, pour ainsi dire, un
+perp&eacute;tuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaiet&eacute; du
+repos, achet&eacute;e
+par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des m&#339;urs de
+Versailles et m&ecirc;me des soupers de mademoiselle Quinault, il se
+plaisait
+&agrave; ces fa&ccedil;ons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles
+pour lui.
+C&eacute;cile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore,
+qui
+s'appelait Giraud. Il avait &eacute;t&eacute; ma&icirc;tre
+ma&ccedil;on, puis il &eacute;tait devenu peu &agrave;
+peu architecte; &agrave; tout cela il avait gagn&eacute; une vingtaine
+de mille livres
+de rente. La maison du chevalier &eacute;tait fort &agrave; son
+go&ucirc;t, et il y &eacute;tait
+toujours bien re&ccedil;u, quoiqu'il y arriv&acirc;t quelquefois
+couvert de pl&acirc;tre
+et de poussi&egrave;re; car, en d&eacute;pit des ans et de ses vingt
+mille livres, il
+ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle.
+Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il
+p&eacute;ror&acirc;t
+au dessert.&#8212;Vous &ecirc;tes heureux, mon neveu, disait-il souvent au
+chevalier: vous &ecirc;tes riche, jeune, vous avez une bonne petite
+femme, une
+maison pas trop mal b&acirc;tie; il ne vous manque rien, il n'y a rien
+&agrave; dire;
+tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et
+r&eacute;p&egrave;te que vous
+&ecirc;tes heureux.</p>
+<p>Un jour, C&eacute;cile, entendant ces mots, et se penchant vers son
+mari:&#8212;N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai,
+pour que tu te le laisses dire en face?</p>
+<p>Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle
+&eacute;tait
+enceinte. Il y avait derri&egrave;re la maison une petite colline
+d'o&ugrave; l'on
+d&eacute;couvrait tout le domaine. Les deux &eacute;poux s'y
+promenaient souvent
+ensemble. Un soir qu'ils y &eacute;taient assis sur l'herbe:</p>
+<p>&#8212;Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit C&eacute;cile.
+Penses-tu
+cependant qu'il e&ucirc;t tout &agrave; fait raison? Es-tu parfaitement
+heureux?</p>
+<p>&#8212;Autant qu'un homme peut l'&ecirc;tre, r&eacute;pondit le chevalier,
+et je ne vois
+rien qui puisse ajouter &agrave; mon bonheur.</p>
+<p>&#8212;Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit C&eacute;cile, car il
+me serait
+ais&eacute; de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous
+est
+absolument n&eacute;cessaire.</p>
+<p>Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle
+voulait prendre un d&eacute;tour pour lui confier un caprice de femme.
+Il fit,
+en plaisantant, mille conjectures, et &agrave; chaque question, les
+rires de
+C&eacute;cile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils
+s'&eacute;taient lev&eacute;s et ils
+descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invit&eacute;
+par la
+pente rapide, il allait entra&icirc;ner sa femme, lorsque celle-ci
+s'arr&ecirc;ta,
+et s'appuyant sur l'&eacute;paule du chevalier:</p>
+<p>&#8212;Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si
+vite.
+Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons l&agrave;
+sous mes
+paniers.</p>
+<p>Presque tous leurs entretiens, &agrave; compter de ce jour, n'eurent
+plus qu'un
+sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins &agrave; lui
+donner, de
+la mani&egrave;re dont ils l'&eacute;l&egrave;veraient, des projets
+qu'ils formaient d&eacute;j&agrave;
+pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme pr&icirc;t toutes les
+pr&eacute;cautions possibles pour conserver le tr&eacute;sor qu'elle
+portait. Il
+redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura
+la
+grossesse de C&eacute;cile ne fut qu'une longue et d&eacute;licieuse
+ivresse, pleine
+des plus douces esp&eacute;rances.</p>
+<p>Le terme fix&eacute; par la nature arriva; un enfant vint au monde,
+beau comme
+le jour. C'&eacute;tait une fille, qu'on appela Camille. Malgr&eacute;
+l'usage g&eacute;n&eacute;ral
+et contre l'avis m&ecirc;me des m&eacute;decins, C&eacute;cile voulut
+la nourrir elle-m&ecirc;me.
+Son orgueil maternel &eacute;tait si flatt&eacute; de la beaut&eacute;
+de sa fille, qu'il fut
+impossible de l'en s&eacute;parer; il &eacute;tait vrai que l'on
+n'avait vu que bien
+rarement &agrave; un enfant nouveau-n&eacute; des traits aussi
+r&eacute;guliers et aussi
+remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent &agrave; la
+lumi&egrave;re,
+brill&egrave;rent d'un &eacute;clat extraordinaire. C&eacute;cile, qui
+avait &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;e au
+couvent, &eacute;tait extr&ecirc;mement pieuse. Ses premiers pas,
+d&egrave;s qu'elle put se
+lever, furent pour aller &agrave; l'&eacute;glise rendre gr&acirc;ces
+&agrave; Dieu.</p>
+<p>Cependant, l'enfant commen&ccedil;a &agrave; prendre des forces et
+&agrave; se d&eacute;velopper. &Agrave;
+mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une
+immobilit&eacute; &eacute;trange. Aucun bruit ne semblait la frapper;
+elle &eacute;tait
+insensible &agrave; ces mille discours que les m&egrave;res adressent
+&agrave; leurs
+nourrissons; tandis qu'on chantait en la ber&ccedil;ant, elle restait
+les yeux
+fixes et ouverts, regardant avidement la clart&eacute; de la lampe, et
+ne
+paraissant rien entendre. Un jour qu'elle &eacute;tait endormie, une
+servante
+renversa un meuble; la m&egrave;re accourut aussit&ocirc;t, et vit avec
+&eacute;tonnement
+que l'enfant ne s'&eacute;tait pas r&eacute;veill&eacute;e. Le
+chevalier fut effray&eacute; de ces
+indices trop clairs pour qu'on p&ucirc;t s'y tromper. D&egrave;s qu'il
+les eut
+observ&eacute;s avec attention, il comprit &agrave; quel malheur sa
+fille &eacute;tait
+condamn&eacute;e. La m&egrave;re voulut en vain s'abuser, et, par tous
+les moyens
+imaginables, d&eacute;tourner les craintes de son mari. Le
+m&eacute;decin fut appel&eacute;,
+et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre
+Camille &eacute;tait priv&eacute;e de l'ou&iuml;e, et par
+cons&eacute;quent de la parole.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>La premi&egrave;re pens&eacute;e de la m&egrave;re avait
+&eacute;t&eacute; de demander si le mal &eacute;tait sans
+rem&egrave;de, et on lui avait r&eacute;pondu qu'il y avait des
+exemples de gu&eacute;rison.
+Pendant un an, malgr&eacute; l'&eacute;vidence, elle conserva quelque
+espoir; mais
+toutes les ressources de l'art &eacute;chou&egrave;rent, et,
+apr&egrave;s les avoir &eacute;puis&eacute;es,
+il fallut enfin y renoncer.</p>
+<p>Malheureusement &agrave; cette &eacute;poque, o&ugrave; tant de
+pr&eacute;jug&eacute;s furent d&eacute;truits et
+remplac&eacute;s, il en existait un impitoyable contre ces pauvres
+cr&eacute;atures
+qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants
+distingu&eacute;s ou
+des hommes seulement pouss&eacute;s par un sentiment charitable,
+avaient, il
+est vrai, d&egrave;s longtemps, protest&eacute; contre cette barbarie.
+Chose bizarre,
+c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizi&egrave;me
+si&egrave;cle, a devin&eacute; et
+essay&eacute; cette t&acirc;che, crue alors impossible, d'apprendre aux
+muets &agrave;
+parler sans parole. Son exemple avait &eacute;t&eacute; suivi en
+Italie, en Angleterre
+et en France, &agrave; diff&eacute;rentes reprises. Bonnet, Wallis,
+Bulwer, Van
+Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention
+chez eux avait &eacute;t&eacute; meilleure que l'effet; un peu de bien
+avait &eacute;t&eacute; op&eacute;r&eacute;
+&ccedil;&agrave; et l&agrave;, &agrave; l'insu du monde, presque au
+hasard, sans aucun fruit.
+Partout, m&ecirc;me &agrave; Paris, au sein de la civilisation la plus
+avanc&eacute;e, les
+sourds-muets &eacute;taient regard&eacute;s comme une esp&egrave;ce
+d'&ecirc;tres &agrave; part, marqu&eacute;s
+du sceau de la col&egrave;re c&eacute;leste. Priv&eacute;s de la
+parole, on leur refusait la
+pens&eacute;e. Le clo&icirc;tre pour ceux qui naissaient riches,
+l'abandon pour les
+pauvres, tel &eacute;tait leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que
+de
+piti&eacute;.</p>
+<p>Le chevalier tomba peu &agrave; peu dans le plus profond chagrin. Il
+passait la
+plus grande partie du jour seul, enferm&eacute; dans son cabinet, ou se
+promenait dans les bois. Il s'effor&ccedil;ait, lorsqu'il voyait sa
+femme, de
+montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain.
+Madame des Arcis, de son c&ocirc;t&eacute;, n'&eacute;tait pas moins
+triste. Un malheur
+m&eacute;rit&eacute; peut faire verser des larmes, presque toujours
+tardives et
+inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en
+d&eacute;courageant
+la pi&eacute;t&eacute;.</p>
+<p>Ces deux nouveaux mari&eacute;s, faits pour s'aimer et qui
+s'aimaient,
+commenc&egrave;rent ainsi &agrave; se voir avec peine et &agrave;
+s'&eacute;viter dans les m&ecirc;mes
+all&eacute;es o&ugrave; ils venaient de se parler d'un espoir si
+prochain, si
+tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa
+maison de campagne, n'avait pens&eacute; qu'au repos; le bonheur avait
+sembl&eacute;
+l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison;
+l'amour &eacute;tait venu, il &eacute;tait r&eacute;ciproque. Un
+obstacle terrible se pla&ccedil;ait
+tout &agrave; coup entre eux, et cet obstacle &eacute;tait
+pr&eacute;cis&eacute;ment l'objet m&ecirc;me
+qui e&ucirc;t d&ucirc; &ecirc;tre un lien sacr&eacute;.</p>
+<p>Ce qui causa cette s&eacute;paration soudaine et tacite, plus
+affreuse qu'un
+divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la m&egrave;re,
+en d&eacute;pit
+du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier,
+quoi qu'il voul&ucirc;t faire, malgr&eacute; sa patience et sa
+bont&eacute;, ne pouvait
+vaincre l'horreur que lui inspirait cette mal&eacute;diction de Dieu
+tomb&eacute;e sur
+lui.</p>
+<p>&#8212;Pourrais-je donc ha&iuml;r ma fille? se demandait-il souvent durant
+ses
+promenades solitaires. Est-ce sa faute si la col&egrave;re du ciel l'a
+frapp&eacute;e?
+Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher &agrave; adoucir la
+douleur
+de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? &Agrave;
+quelle
+triste existence est-elle r&eacute;serv&eacute;e si moi, son
+p&egrave;re, je l'abandonne? que
+deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est &agrave; moi de me
+r&eacute;signer.
+Qui en prendra soin? qui rel&egrave;vera? qui la prot&eacute;gera? Elle
+n'a au monde
+que sa m&egrave;re et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura
+jamais
+ni fr&egrave;re ni s&#339;ur; c'est assez d'une malheureuse de plus au
+monde. Sous
+peine de manquer de c&#339;ur, je dois consacrer ma vie &agrave; lui faire
+supporter
+la sienne.</p>
+<p>Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait &agrave; la maison avec
+la ferme
+intention de remplir ses devoirs de p&egrave;re et de mari; il trouvait
+son
+enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait
+les mains de C&eacute;cile entre les siennes: on lui avait
+parl&eacute;, disait-il,
+d'un m&eacute;decin c&eacute;l&egrave;bre, qu'il allait faire venir;
+rien n'&eacute;tait encore
+d&eacute;cid&eacute;; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant
+ainsi, il
+soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais
+d'affreuses pens&eacute;es le saisissaient malgr&eacute; lui;
+l'id&eacute;e de l'avenir, la
+vue de ce silence, de cet &ecirc;tre inachev&eacute;, dont les sens
+&eacute;taient ferm&eacute;s,
+la r&eacute;probation, le d&eacute;go&ucirc;t, la piti&eacute;, le
+m&eacute;pris du monde, l'accablaient.
+Son visage p&acirc;lissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant
+&agrave; sa
+m&egrave;re, et se d&eacute;tournait pour cacher ses larmes.</p>
+<p>C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son
+c&#339;ur avec une sorte de tendresse d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e et ce
+plein regard de
+l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle
+ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre,
+posait Camille dans son berceau, et passait des heures enti&egrave;res,
+muette
+comme elle, &agrave; la regarder.</p>
+<p>Cette esp&egrave;ce d'exaltation sombre et passionn&eacute;e devint
+si forte, qu'il
+n'&eacute;tait pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le
+plus
+absolu pendant des journ&eacute;es. On lui adressait en vain la parole.
+Il
+semblait qu'elle voul&ucirc;t savoir par elle-m&ecirc;me ce que
+c'&eacute;tait que cette
+nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre.</p>
+<p>Elle parlait par signes &agrave; l'enfant et savait seule se faire
+comprendre.
+Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-m&ecirc;me,
+semblaient
+&eacute;trangers &agrave; Camille. La m&egrave;re de madame des Arcis,
+femme d'un esprit
+assez vulgaire, ne venait gu&egrave;re &agrave; Chardonneux<a
+ name="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3"><sup>3</sup></a>
+(ainsi se nommait la
+terre du chevalier) que pour d&eacute;plorer le malheur arriv&eacute;
+&agrave; son gendre et
+&agrave; sa ch&egrave;re C&eacute;cile. Croyant faire preuve de
+sensibilit&eacute;, elle s'apitoyait
+sans rel&acirc;che sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui
+&eacute;chappa de dire un jour:&#8212;Mieux e&ucirc;t valu pour elle ne pas
+&ecirc;tre
+n&eacute;e.&#8212;Qu'auriez-vous donc fait si j'&eacute;tais ainsi?
+r&eacute;pliqua C&eacute;cile presque
+avec l'accent de la col&egrave;re.</p>
+L'oncle Giraud, le ma&icirc;tre ma&ccedil;on, ne trouvait pas grand
+mal &agrave; ce que sa
+petite ni&egrave;ce f&ucirc;t muette:&#8212;J'ai eu, disait-il, une femme si
+bavarde, que
+je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme
+pr&eacute;f&eacute;rable.
+Cette petite-l&agrave; est s&ucirc;re d'avance de ne jamais tenir de
+mauvais propos,
+ni d'en &eacute;couter, de ne pas impatienter toute une maison en
+chantant de
+vieux airs d'op&eacute;ra, qui sont tous pareils; elle ne sera pas
+querelleuse,
+elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait
+jamais; elle ne s'&eacute;veillera pas si son mari tousse, ou bien s'il
+se l&egrave;ve
+plus t&ocirc;t qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne
+r&ecirc;vera pas tout
+haut, elle sera discr&egrave;te; elle y verra clair, les sourds ont de
+bons
+yeux; elle pourra r&eacute;gler un m&eacute;moire, quand elle ne ferait
+que compter
+sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner,
+comme les propri&eacute;taires &agrave; propos de la moindre
+b&acirc;tisse; elle saura
+d'elle-m&ecirc;me une chose tr&egrave;s bonne qui ne s'apprend
+d'ordinaire que
+difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le c&#339;ur
+&agrave; sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du
+miel au
+bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle
+n'entendra pas, &agrave; d&icirc;ner, les rabat-joie qui font des
+p&eacute;riodes; elle sera
+jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera
+pas oblig&eacute;e, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se
+promener. Ma
+foi, si j'&eacute;tais jeune, je l'&eacute;pouserais tr&egrave;s bien
+quand elle sera grande,
+et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais
+tr&egrave;s
+bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait.
+<p>Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de
+gaiet&eacute;
+rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient
+s'emp&ecirc;cher de sourire tous deux &agrave; cette bonhomie un peu
+brusque, mais
+respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part.
+Mais le mal &eacute;tait l&agrave;; tout le reste de la famille
+regardait avec des
+yeux effray&eacute;s et curieux ce malheur, qui &eacute;tait une
+raret&eacute;. Quand ils
+venaient en carriole du gu&eacute; de Mauny<a name="FNanchor_4_4"></a><a
+ href="#Footnote_4_4"><sup>4</sup></a>, ces braves gens se mettaient
+en
+cercle avant d&icirc;ner, t&acirc;chant de voir et de raisonner,
+examinant tout d'un
+air d'int&eacute;r&ecirc;t, prenant un visage compos&eacute;, se
+consultant tout bas pour
+savoir quoi dire, tentant quelquefois de d&eacute;tourner la
+pens&eacute;e commune par
+une grosse remarque sur un f&eacute;tu. La m&egrave;re restait devant
+eux, sa fille
+sur ses genoux, sa gorge d&eacute;couverte, quelques gouttes de lait
+coulant
+encore. Si Rapha&euml;l e&ucirc;t &eacute;t&eacute; de la famille, la
+Vierge &agrave; la Chaise aurait
+pu avoir une s&#339;ur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en
+&eacute;tait
+d'autant plus belle.</p>
+<hr style="width: 35%;" /><br />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa
+t&acirc;che, mais fid&egrave;lement. Camille n'avait que ses yeux au
+service de son
+&acirc;me; ses premiers gestes furent, comme l'avaient
+&eacute;t&eacute; ses premiers
+regards, dirig&eacute;s vers la lumi&egrave;re. Le plus p&acirc;le
+rayon de soleil lui
+causait des transports de joie.</p>
+<p>Lorsqu'elle commen&ccedil;a &agrave; se tenir debout et &agrave;
+marcher, une curiosit&eacute; tr&egrave;s
+marqu&eacute;e lui fit examiner et toucher tous les objets qui
+l'environnaient,
+avec une d&eacute;licatesse m&ecirc;l&eacute;e de crainte et de
+plaisir, qui tenait de la
+vivacit&eacute; de l'enfant, et d&eacute;j&agrave; de la pudeur de la
+femme. Son premier
+mouvement &eacute;tait de courir vers tout ce qui lui &eacute;tait
+nouveau, comme pour
+le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours
+&agrave;
+moiti&eacute; chemin en regardant sa m&egrave;re, comme pour la
+consulter. Elle
+ressemblait alors &agrave; l'hermine, qui, dit-on, s'arr&ecirc;te et
+renonce &agrave; la
+route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de
+gravier pourrait tacher sa fourrure.</p>
+<p>Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le
+jardin. C'&eacute;tait une chose &eacute;trange que la mani&egrave;re
+dont elle les
+regardait parler. Ces enfants, &agrave; peu pr&egrave;s du m&ecirc;me
+&acirc;ge qu'elle,
+essayaient, bien entendu, de r&eacute;p&eacute;ter des mots
+estropi&eacute;s par leurs
+bonnes, et t&acirc;chaient, en ouvrant les l&egrave;vres, d'exercer
+leur intelligence
+au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement &agrave; la pauvre
+fille.
+Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle &eacute;tendait les
+mains
+vers ses petites compagnes, qui, de leur c&ocirc;t&eacute;, reculaient
+effray&eacute;es
+devant cette autre expression de leur propre pens&eacute;e.</p>
+<p>Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec
+anxi&eacute;t&eacute;
+les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle
+e&ucirc;t
+pu deviner que l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e allait
+bient&ocirc;t venir et apporter la
+lumi&egrave;re dans ce monde de t&eacute;n&egrave;bres, quelle
+n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; sa joie! Mais
+elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard,
+que le courage et la pi&eacute;t&eacute; d'un homme allaient
+d&eacute;truire. Singuli&egrave;re
+chose qu'un pr&ecirc;tre en voie plus qu'une m&egrave;re, et que
+l'esprit, qui
+discerne, trouve ce qui manque au c&#339;ur, qui souffre!</p>
+<p>Quand les petites amies de Camille furent en &acirc;ge de recevoir
+les
+premi&egrave;res instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant
+commen&ccedil;a &agrave;
+t&eacute;moigner une tr&egrave;s grande tristesse de ce qu'on n'en
+faisait pas autant
+pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille
+institutrice anglaise qui faisait &eacute;peler &agrave; grand'peine un
+enfant et le
+traitait s&eacute;v&egrave;rement. Camille assistait &agrave; la
+le&ccedil;on, regardait avec
+&eacute;tonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et
+t&acirc;chant,
+pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il
+&eacute;tait
+grond&eacute;.</p>
+<p>Les le&ccedil;ons de musique furent pour elle le sujet d'une peine
+bien plus
+vive. Debout pr&egrave;s du piano, elle roidissait et remuait ses
+petits doigts
+en regardant la ma&icirc;tresse de tous ses grands yeux, qui
+&eacute;taient tr&egrave;s
+noirs et tr&egrave;s beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait
+l&agrave;, et
+frappait quelquefois sur les touches d'une fa&ccedil;on en m&ecirc;me
+temps douce et
+irrit&eacute;e.</p>
+<p>L'impression que les &ecirc;tres ou les objets ext&eacute;rieurs
+produisaient sur les
+autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les
+choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se
+montrer du doigt ces m&ecirc;mes objets et &eacute;changer entre eux ce
+mouvement des
+l&egrave;vres qui lui &eacute;tait inintelligible, alors
+recommen&ccedil;ait son chagrin.
+Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de
+bois, elle tra&ccedil;ait presque machinalement sur le sable quelques
+lettres
+majuscules qu'elle avait vu &eacute;peler &agrave; d'autres, et qu'elle
+consid&eacute;rait
+attentivement.</p>
+<p>La pri&egrave;re du soir, que le voisin faisait faire
+r&eacute;guli&egrave;rement &agrave; ses
+enfants tous les jours, &eacute;tait pour Camille une &eacute;nigme qui
+ressemblait &agrave;
+un myst&egrave;re. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les
+mains
+sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation:</p>
+<p>&#8212;&Ocirc;tez-moi cette petite, disait-il; &eacute;pargnez-moi cette
+singerie.&#8212;Je
+prends sur moi d'en demander pardon &agrave; Dieu, r&eacute;pondit un
+jour la m&egrave;re.</p>
+<p>Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre
+facult&eacute; que
+les &Eacute;cossais appellent la double vue, que les partisans du
+magn&eacute;tisme
+veulent faire admettre, et que les m&eacute;decins rangent, la plupart
+du
+temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir
+ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien
+e&ucirc;t pu l'avertir de leur arriv&eacute;e.</p>
+<p>Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec
+une
+certaine crainte, mais ils l'&eacute;vitaient quelquefois d'un air de
+m&eacute;pris.
+Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de piti&eacute; dont parle
+La
+Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en
+riant, lui demandant de r&eacute;pondre. Ces petites rondes des
+enfants, qui se
+danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait
+&agrave;
+la promenade, d&eacute;j&agrave; &agrave; demi jeune fille, et quand
+venait le vieux refrain:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span>Entrez dans la danse,<br />
+</span><span>Voyez comme on danse...<br />
+</span></div>
+</div>
+<p>seule &agrave; l'&eacute;cart, appuy&eacute;e sur un banc, elle
+suivait la mesure, en
+balan&ccedil;ant sa jolie t&ecirc;te, sans essayer de se m&ecirc;ler au
+groupe, mais avec
+assez de tristesse et de gentillesse pour faire piti&eacute;.</p>
+<p>L'une des plus grandes t&acirc;ches qu'essaya cet esprit
+maltrait&eacute; fut de
+vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait
+l'arithm&eacute;tique. Il
+s'agissait d'un calcul fort ais&eacute; et fort court. La voisine se
+d&eacute;battait
+contre quelques chiffres un peu embrouill&eacute;s. Le total ne se
+montait
+gu&egrave;re &agrave; plus de douze ou quinze unit&eacute;s. La voisine
+comptait sur ses
+doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider,
+&eacute;tendit
+ses deux mains ouvertes. On lui avait donn&eacute;, &agrave; elle
+aussi, les premi&egrave;res
+et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre.
+Un animal intelligent, un oiseau m&ecirc;me, compte d'une fa&ccedil;on
+ou d'une
+autre, que nous ne savons pas, jusqu'&agrave; deux ou trois. Une pie,
+dit-on, a
+compt&eacute; jusqu'&agrave; cinq. Camille, dans cette circonstance,
+aurait eu &agrave;
+compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'&agrave; dix. Elle
+les tenait
+ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne
+volont&eacute;,
+qu'on l'e&ucirc;t prise pour un honn&ecirc;te homme qui ne peut pas
+payer.</p>
+<p>La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille
+n'en
+donnait aucun indice.&#8212;C'est pourtant dr&ocirc;le, disait le chevalier,
+qu'une
+petite fille ne comprenne pas un bonnet! &Agrave; de pareils propos,
+madame des
+Arcis souriait tristement.&#8212;Elle est pourtant belle! disait-elle
+&agrave; son
+mari; et en m&ecirc;me temps, avec douceur, elle poussait un peu
+Camille pour
+la faire marcher devant son p&egrave;re, afin qu'il v&icirc;t mieux sa
+taille, qui
+commen&ccedil;ait &agrave; se former, et sa d&eacute;marche encore
+enfantine, qui &eacute;tait
+charmante.</p>
+<p>&Agrave; mesure qu'elle avan&ccedil;ait en &acirc;ge, Camille se
+prit de passion, non pour
+la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les &eacute;glises,
+qu'elle
+voyait. Peut-&ecirc;tre avait-elle dans l'&acirc;me cet instinct
+invincible qui fait
+qu'un enfant de dix ans con&ccedil;oit et garde le projet de prendre
+une robe
+de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer
+ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indiff&eacute;rents et
+m&ecirc;me des
+philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais
+elle existe.</p>
+<p>&laquo;Lorsque j'&eacute;tais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne
+voyais que le
+ciel,&raquo; est certainement un mot sublime, &eacute;crit, comme on
+sait, par un
+sourd-muet. Camille &eacute;tait bien loin de tant de force. L'image
+grossi&egrave;re
+de la Vierge, badigeonn&eacute;e de blanc de c&eacute;ruse, sur un fond
+de pl&acirc;tre
+frott&eacute; de bleu, &agrave; peu pr&egrave;s comme l'enseigne d'une
+boutique; un enfant de
+ch&#339;ur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont
+la
+voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans
+que Camille en p&ucirc;t rien entendre; la d&eacute;marche du suisse,
+les airs du
+bedeau,&#8212;qui sait ce qui fait lever les yeux &agrave; un enfant? Mais
+qu'importe, d&egrave;s que ces yeux se l&egrave;vent?</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>&#8212;Elle est pourtant belle! se r&eacute;p&eacute;tait le chevalier, et
+Camille l'&eacute;tait
+en effet. Dans le parfait ovale d'un visage r&eacute;gulier, sur des
+traits
+d'une puret&eacute; et d'une fra&icirc;cheur admirables, brillait, pour
+ainsi dire,
+la clart&eacute; d'un bon c&#339;ur. Camille &eacute;tait petite, non point
+p&acirc;le, mais tr&egrave;s
+blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son
+naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance d&egrave;s que
+le
+malheur venait la toucher; pleine de gr&acirc;ce dans tous ses
+mouvements,
+d'esprit et quelquefois d'&eacute;nergie dans sa petite pantomime,
+singuli&egrave;rement industrieuse &agrave; se faire entendre, vive
+&agrave; comprendre,
+toujours ob&eacute;issante d&egrave;s qu'elle avait compris. Le
+chevalier restait
+aussi parfois, comme madame des Arcis, &agrave; regarder sa fille sans
+parler.
+Tant de gr&acirc;ce et de beaut&eacute;, joint &agrave; tant de malheur
+et d'horreur, &eacute;tait
+pr&egrave;s de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent
+Camille avec
+une sorte de transport, en disant tout haut:&#8212;Je ne suis cependant pas
+un m&eacute;chant homme!</p>
+<p>Il y avait une all&eacute;e dans le bois, au fond du jardin,
+o&ugrave; le chevalier
+avait l'habitude de se promener apr&egrave;s le d&eacute;jeuner. De la
+fen&ecirc;tre de sa
+chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir
+derri&egrave;re les
+arbres. Elle n'osait gu&egrave;re l'y aller retrouver. Elle regardait,
+avec un
+chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait &eacute;t&eacute; pour
+elle plut&ocirc;t un
+amant qu'un &eacute;poux, dont elle n'avait jamais re&ccedil;u un
+reproche, &agrave; qui elle
+n'en avait jamais eu un seul &agrave; faire, et qui n'avait plus le
+courage de
+l'aimer parce qu'elle &eacute;tait m&egrave;re.</p>
+<p>Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle
+comme un ange, le c&#339;ur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui
+devait avoir lieu dans un ch&acirc;teau voisin. Madame des Arcis
+voulait y
+mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le
+monde et sur son mari la beaut&eacute; de sa fille. Elle avait
+pass&eacute; des nuits
+sans sommeil &agrave; chercher quelle robe elle lui mettrait; elle
+avait form&eacute;
+sur ce projet les plus douces esp&eacute;rances.&#8212;Il faudra bien, se
+disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour
+toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la
+plus belle.</p>
+<p>D&egrave;s que le chevalier vit sa femme venir &agrave; lui, il
+s'avan&ccedil;a au-devant
+d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une
+galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne
+s'&eacute;cartait
+jamais, malgr&eacute; sa bonhomie naturelle. Ils commenc&egrave;rent
+par &eacute;changer
+quelques mots insignifiants, puis ils se mirent &agrave; marcher l'un
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+l'autre.</p>
+<p>Madame des Arcis cherchait de quelle mani&egrave;re elle proposerait
+&agrave; son mari
+de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une
+d&eacute;termination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille,
+celle
+de ne plus voir le monde. La seule pens&eacute;e d'exposer son malheur
+aux yeux
+des indiff&eacute;rents ou des malveillants mettait le chevalier
+presque hors
+de lui. Il avait annonc&eacute; formellement sa volont&eacute; sur ce
+sujet. Il
+fallait donc que madame des Arcis trouv&acirc;t un biais, un
+pr&eacute;texte
+quelconque, non seulement pour ex&eacute;cuter son dessein, mais pour
+en
+parler.</p>
+<p>Pendant ce temps-l&agrave;, le chevalier paraissait
+r&eacute;fl&eacute;chir beaucoup de son
+c&ocirc;t&eacute;. Il fut le premier &agrave; rompre le silence. Une
+affaire survenue &agrave; un
+de ses parents, dit-il &agrave; sa femme, venait d'occasionner de
+grands
+d&eacute;rangements de fortune dans sa famille; il &eacute;tait
+important pour lui de
+surveiller les gens charg&eacute;s des mesures &agrave; prendre; ses
+int&eacute;r&ecirc;ts, et par
+cons&eacute;quent ceux de madame des Arcis elle-m&ecirc;me, couraient
+le risque
+d'&ecirc;tre compromis faute de soin. Bref, il annon&ccedil;a qu'il
+&eacute;tait oblig&eacute; de
+faire un court voyage en Hollande, o&ugrave; il devait s'entendre avec
+son
+banquier; il ajouta que l'affaire &eacute;tait extr&ecirc;mement
+press&eacute;e, et qu'il
+comptait partir d&egrave;s le lendemain matin.</p>
+<p>Il n'&eacute;tait que trop facile &agrave; madame des Arcis de
+comprendre le motif de
+ce voyage. Le chevalier &eacute;tait bien &eacute;loign&eacute; de
+songer &agrave; abandonner sa
+femme; mais, en d&eacute;pit de lui-m&ecirc;me, il &eacute;prouvait un
+besoin irr&eacute;sistible
+de s'isoler tout &agrave; fait pendant quelque temps, ne f&ucirc;t-ce
+que pour
+revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du
+temps,
+ce besoin de solitude &agrave; l'homme comme la souffrance physique aux
+animaux.</p>
+<p>Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne
+r&eacute;pondit que
+par ces phrases banales qu'on a toujours sur les l&egrave;vres quand on
+ne peut
+pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le
+chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette
+d&eacute;marche, et ne s'y opposait en aucune fa&ccedil;on. Tandis
+qu'elle parlait, la
+douleur lui serrait le c&#339;ur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et
+s'assit sur un banc.</p>
+<p>L&agrave;, elle resta plong&eacute;e dans une r&ecirc;verie
+profonde, les regards fixes, les
+mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande
+joie ni grands plaisirs. Sans &ecirc;tre une femme d'un esprit
+&eacute;lev&eacute;, elle
+sentait assez fortement et elle &eacute;tait d'une famille assez
+commune pour
+avoir quelque peu souffert. Son mariage avait &eacute;t&eacute; pour
+elle un bonheur
+tout &agrave; fait impr&eacute;vu, tout &agrave; fait nouveau; un
+&eacute;clair avait brill&eacute; devant
+ses yeux au milieu de longues et froides journ&eacute;es, maintenant la
+nuit la
+saisissait.</p>
+<p>Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier d&eacute;tournait les
+yeux, et
+semblait impatient de rentrer &agrave; la maison. Il se levait et se
+rasseyait.
+Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils
+rentr&egrave;rent ensemble.</p>
+<p>L'heure du d&icirc;ner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se
+trouvait
+malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre &eacute;tait un
+prie-Dieu o&ugrave; elle resta &agrave; genoux jusqu'au soir. Sa femme
+de chambre
+entra plusieurs fois, ayant re&ccedil;u du chevalier l'ordre secret de
+veiller
+sur elle; elle ne r&eacute;pondit pas &agrave; ce qu'on lui disait.
+Vers huit heures
+du soir elle sonna, demanda la robe command&eacute;e &agrave; l'avance
+pour sa fille,
+et qu'on mit le cheval &agrave; la voiture. Elle fit avertir en
+m&ecirc;me temps le
+chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y
+accompagn&acirc;t.</p>
+<p>Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus
+l&eacute;g&egrave;re. Sur ce corps bien-aim&eacute;, dont les contours
+commen&ccedil;aient &agrave; se
+dessiner, la m&egrave;re posa une petite parure simple et
+fra&icirc;che. Une robe de
+mousseline blanche brod&eacute;e, des petits souliers de satin blanc,
+un
+collier de graines d'Am&eacute;rique sur le cou, une couronne de bluets
+sur la
+t&ecirc;te, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec
+orgueil et
+sautait de joie. La m&egrave;re, v&ecirc;tue d'une robe de velours,
+comme quelqu'un
+qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psych&eacute;, et
+l'embrassait coup sur coup, en r&eacute;p&eacute;tant: Tu es belle, tu
+es belle!
+lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune
+&eacute;motion
+apparente, demanda &agrave; son domestique si on avait attel&eacute;,
+et &agrave; son mari
+s'il venait. Le chevalier donna la main &agrave; sa femme, et l'on alla
+au bal.</p>
+<p>C'&eacute;tait la premi&egrave;re fois qu'on voyait Camille. On
+avait beaucoup entendu
+parler d'elle. La curiosit&eacute; dirigea tous les regards vers la
+petite
+fille d&egrave;s qu'elle parut. On pouvait s'attendre &agrave; ce que
+madame des
+Arcis montr&acirc;t quelque embarras et quelque inqui&eacute;tude; il
+n'en fut rien.
+Apr&egrave;s les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus
+calme, et
+tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une esp&egrave;ce
+d'&eacute;tonnement ou un air d'int&eacute;r&ecirc;t affect&eacute;,
+elle la laissait aller par la
+chambre sans para&icirc;tre y songer.</p>
+<p>Camille retrouvait l&agrave; ses petites compagnes; elle courait
+tour &agrave; tour
+vers l'une ou vers l'autre, comme si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+au jardin. Toutes,
+cependant, la recevaient avec r&eacute;serve et avec froideur. Le
+chevalier,
+debout &agrave; l'&eacute;cart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent
+&agrave; lui,
+vant&egrave;rent la beaut&eacute; de sa fille; des personnes
+&eacute;trang&egrave;res, ou m&ecirc;me
+inconnues, l'abord&egrave;rent avec l'intention de lui faire
+compliment. Il
+sentait qu'on le consolait, et ce n'&eacute;tait gu&egrave;re de son
+go&ucirc;t. Cependant
+un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu
+&agrave;
+peu quelque joie au c&#339;ur. Apr&egrave;s avoir parl&eacute; par gestes
+presque &agrave; tout le
+monde, Camille &eacute;tait rest&eacute;e debout entre les genoux de sa
+m&egrave;re. On
+venait de la voir aller de c&ocirc;t&eacute; et d'autre; on s'attendait
+&agrave; quelque
+chose d'&eacute;trange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien
+fait que
+de dire bonsoir aux gens avec une grande r&eacute;v&eacute;rence,
+donner un petit
+<i>shake-hand</i> &agrave; des demoiselles anglaises, envoyer des
+baisers aux m&egrave;res
+de ses petites amies, le tout peut-&ecirc;tre appris par c&#339;ur, mais
+fait avec
+gr&acirc;ce et na&iuml;vet&eacute;. Revenue tranquillement &agrave; sa
+place, on commen&ccedil;a &agrave;
+l'admirer. Rien, en effet, n'&eacute;tait plus beau que cette enveloppe
+dont
+ne pouvait sortir cette pauvre &acirc;me. Sa taille, son visage, ses
+longs
+cheveux boucl&eacute;s, ses yeux surtout d'un &eacute;clat
+incomparable, surprenaient
+tout le monde. En m&ecirc;me temps que ses regards essayaient de tout
+deviner,
+et ses gestes de tout dire, son air r&eacute;fl&eacute;chi et
+m&eacute;lancolique pr&ecirc;tait &agrave;
+ses moindres mouvements, &agrave; ses allures d'enfant et &agrave; ses
+poses un
+certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en
+e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; frapp&eacute;. On s'approcha de madame des Arcis, on
+l'entoura, on fit
+mille questions par gestes &agrave; Camille; &agrave;
+l'&eacute;tonnement et &agrave; la r&eacute;pugnance
+avaient succ&eacute;d&eacute; une bienveillance sinc&egrave;re, une
+franche sympathie.
+L'exag&eacute;ration, qui arrive toujours d&egrave;s que le voisin
+parle apr&egrave;s le
+voisin pour r&eacute;p&eacute;ter la m&ecirc;me chose, s'en m&ecirc;la
+bient&ocirc;t. On n'avait jamais
+vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'&eacute;tait
+si beau
+qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle
+&eacute;tait loin
+de rien comprendre.</p>
+<p>Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut
+ce
+soir-l&agrave; un battement de c&#339;ur qui lui &eacute;tait d&ucirc;, le
+plus heureux, le plus
+pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire
+&eacute;chang&eacute;, qui
+valait bien des larmes.</p>
+<p>Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse.
+Les
+enfants se prirent par la main, se mirent en place et
+commenc&egrave;rent &agrave;
+ex&eacute;cuter les pas que le ma&icirc;tre de danse de l'endroit leur
+avait appris.
+Les parents, d'autre part, commenc&egrave;rent &agrave; se complimenter
+r&eacute;ciproquement, &agrave; trouver charmante cette petite
+f&ecirc;te, et &agrave; se faire
+remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs
+prog&eacute;nitures. Ce
+fut bient&ocirc;t un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries
+de caf&eacute;
+entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes
+filles,
+de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les
+mamans, bref un bal d'enfants en province.</p>
+<p>Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense
+bien,
+n'&eacute;tait pas de la contredanse. Camille regardait la f&ecirc;te
+avec une
+attention un peu triste. Un petit gar&ccedil;on vint l'inviter. Elle
+secoua la
+t&ecirc;te pour toute r&eacute;ponse; quelques bluets tomb&egrave;rent
+de sa couronne, qui
+n'&eacute;tait pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut
+bient&ocirc;t
+r&eacute;par&eacute;, avec quelques &eacute;pingles, le d&eacute;sordre
+de cette coiffure qu'elle
+avait faite elle-m&ecirc;me; mais elle chercha vainement ensuite son
+mari: il
+n'&eacute;tait plus dans la salle. Elle fit demander s'il &eacute;tait
+parti, et s'il
+avait pris la voiture. On lui r&eacute;pondit qu'il &eacute;tait
+retourn&eacute; chez lui &agrave;
+pied.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Le chevalier avait r&eacute;solu de s'&eacute;loigner sans dire
+adieu &agrave; sa femme. Il
+craignait et fuyait toute explication f&acirc;cheuse, et comme,
+d'ailleurs,
+son dessein &eacute;tait de revenir dans peu de temps, il crut agir
+plus
+sagement en laissant seulement une lettre. Il n'&eacute;tait pas tout
+&agrave; fait
+vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage
+pouvait lui &ecirc;tre avantageux. Un de ses amis &eacute;crivit
+&agrave; Chardonneux pour
+presser son d&eacute;part; c'&eacute;tait un pr&eacute;texte convenu.
+Il prit, en rentrant,
+le semblant d'un homme oblig&eacute; de s'en aller &agrave;
+l'improviste. Il fit faire
+ses paquets en toute h&acirc;te, les envoya &agrave; la ville, monta
+&agrave; cheval et
+partit.</p>
+<p>Une h&eacute;sitation involontaire et un tr&egrave;s grand regret
+s'empar&egrave;rent
+cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit
+d'avoir ob&eacute;i trop vite &agrave; un sentiment qu'il pouvait
+ma&icirc;triser, de faire
+verser &agrave; sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver
+ailleurs le
+repos qu'il &ocirc;tait peut-&ecirc;tre &agrave; sa maison.&#8212;Mais qui
+sait, pensa-t-il, si
+je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait
+si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas
+des jours plus heureux? Je suis frapp&eacute; d'un malheur dont Dieu
+seul
+conna&icirc;t la cause; je m'&eacute;loigne pour quelques jours du lieu
+o&ugrave; je
+souffre. Le changement, le voyage, la fatigue m&ecirc;me, calmeront
+peut-&ecirc;tre
+mes ennuis; je vais m'occuper de choses mat&eacute;rielles,
+importantes,
+n&eacute;cessaires; je reviendrai le c&#339;ur plus tranquille, plus
+content;
+j'aurai r&eacute;fl&eacute;chi, je saurai mieux ce que j'ai &agrave;
+faire.&#8212;Cependant C&eacute;cile
+va souffrir, se disait-il au fond du c&#339;ur. Mais, son parti une fois
+pris, il continua sa route.</p>
+<p>Madame des Arcis avait quitt&eacute; le bal vers onze heures. Elle
+&eacute;tait mont&eacute;e
+en voiture avec sa fille, qui s'endormit bient&ocirc;t sur ses genoux.
+Bien
+qu'elle ignor&acirc;t que le chevalier e&ucirc;t ex&eacute;cut&eacute;
+si promptement son projet
+de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'&ecirc;tre sortie seule de
+chez ses
+voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'&eacute;gards
+devient
+une douleur sensible &agrave; qui en soup&ccedil;onne le motif. Le
+chevalier n'avait
+pu supporter le spectacle public de son malheur. La m&egrave;re avait
+voulu
+montrer ce malheur pour t&acirc;cher de le vaincre et d'en avoir
+raison. Elle
+eut ais&eacute;ment pardonn&eacute; &agrave; son mari un mouvement de
+tristesse ou de
+mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle
+mani&egrave;re de
+laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inou&iuml;e;
+et la
+moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche,
+lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas l&agrave;, a fait,
+quelquefois
+plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de
+bien.</p>
+<p>Tandis que la voiture se tra&icirc;nait lentement sur les cailloux
+d'un
+chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille
+endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant
+Camille,
+de fa&ccedil;on &agrave; ce que les cahots ne pussent
+l'&eacute;veiller, elle songeait, avec
+cette force que la nuit donne &agrave; la pens&eacute;e, &agrave; la
+fatalit&eacute; qui semblait la
+poursuivre jusque dans cette joie l&eacute;gitime qu'elle venait
+d'avoir &agrave; ce
+bal. Une &eacute;trange disposition d'esprit la faisait se reporter
+tour &agrave;
+tour, tant&ocirc;t vers son propre pass&eacute;, tant&ocirc;t vers
+l'avenir de sa
+fille.&#8212;Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'&eacute;loigne
+de moi;
+s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes
+efforts, toutes mes pri&egrave;res ne serviront qu'&agrave;
+l'importuner; son amour
+est mort, sa piti&eacute; subsiste, mais son chagrin est plus fort que
+lui et
+que moi-m&ecirc;me. Ma fille est belle, mais vou&eacute;e au malheur;
+qu'y puis-je
+faire? que puis-je pr&eacute;voir ou emp&ecirc;cher? Si je m'attache
+&agrave; cette pauvre
+enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer
+&agrave;
+voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais,
+au
+contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son
+ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-&ecirc;tre de me
+s&eacute;parer de ma
+fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voul&ucirc;t confier Camille
+&agrave; des
+&eacute;trangers, et se d&eacute;livrer d'un spectacle qui l'afflige?</p>
+<p>En se parlant ainsi &agrave; elle-m&ecirc;me, madame des Arcis
+embrassait Camille.</p>
+<p>&#8212;Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au
+prix
+de ton repos, de ta vie peut-&ecirc;tre, l'apparence d'un bonheur qui
+me
+fuirait &agrave; mon tour! cesser d'&ecirc;tre m&egrave;re pour
+&ecirc;tre &eacute;pouse! Quand une
+pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y
+songer?</p>
+<p>Puis elle revenait &agrave; ses conjectures.&#8212;Que va-t-il arriver? se
+demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille
+sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que
+deviendra cette enfant?</p>
+<p>&Agrave; quelque distance de Chardonneux, il y avait un gu&eacute;
+&agrave; passer. Il avait
+beaucoup plu depuis un mois &agrave; peu pr&egrave;s, en sorte que la
+rivi&egrave;re
+d&eacute;bordait et couvrait les pr&eacute;s d'alentour. Le <i>passeux</i>
+refusa d'abord
+de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait
+d&eacute;teler, qu'il
+se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le
+carrosse. Madame des Arcis, press&eacute;e de revoir son mari, ne
+voulut pas
+descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'&eacute;tait un
+trajet de
+quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois.</p>
+<p>Au milieu du gu&eacute;, le bateau commen&ccedil;a &agrave;
+d&eacute;vier, pouss&eacute; par le courant. Le
+<i>passeux</i> demanda aide au cocher pour emp&ecirc;cher, disait-il,
+d'aller &agrave;
+l'&eacute;cluse. Il y avait, en effet, &agrave; deux ou trois cents pas
+plus bas, un
+moulin avec une &eacute;cluse, faite de soliveaux, de pieux et de
+planches
+rassembl&eacute;es, mais vieille, bris&eacute;e par l'eau, et devenue
+une esp&egrave;ce de
+cascade, ou plut&ocirc;t de pr&eacute;cipice. Il &eacute;tait clair
+que, si l'on se
+laissait entra&icirc;ner jusque-l&agrave;, on devait s'attendre
+&agrave; un accident
+terrible.</p>
+<p>Le cocher &eacute;tait descendu de son si&egrave;ge; il aurait voulu
+&ecirc;tre bon &agrave;
+quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le
+<i>passeux</i>, de son c&ocirc;t&eacute;, faisait ce qu'il pouvait,
+mais la nuit &eacute;tait
+sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui
+tant&ocirc;t se
+relayaient, tant&ocirc;t r&eacute;unissaient leurs forces, pour couper
+l'eau et
+gagner la rive.</p>
+<p>&Agrave; mesure que le bruit de l'&eacute;cluse se rapprochait, le
+danger devenait
+plus effrayant. Le bateau, lourdement charg&eacute;, et d&eacute;fendu
+contre le
+courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche
+&eacute;tait bien enfonc&eacute;e et bien tenue &agrave; l'avant, le
+bac s'arr&ecirc;tait, allait
+de c&ocirc;t&eacute;, ou tournait sur lui-m&ecirc;me; mais le flot
+&eacute;tait trop fort. Madame
+des Arcis, qui &eacute;tait rest&eacute;e dans la voiture avec
+l'enfant, ouvrit la
+glace avec une terreur affreuse:</p>
+<p>&#8212;Est-ce que nous sommes perdus? s'&eacute;cria-t-elle.</p>
+<p>En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tomb&egrave;rent dans
+le bateau,
+&eacute;puis&eacute;s, et les mains meurtries.</p>
+<p>Le <i>passeux</i> savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait
+pas de temps
+&agrave; perdre:</p>
+<p>&#8212;P&egrave;re Georgeot, dit madame des Arcis au <i>passeux</i>
+(c'&eacute;tait son nom),
+peux-tu me sauver, ma fille et moi?</p>
+<p>Le p&egrave;re Georgeot jeta un coup, d'&#339;il sur l'eau, puis sur la
+rive:</p>
+<p>&#8212;Certainement, r&eacute;pondit-il en haussant les &eacute;paules
+d'un air presque
+offens&eacute; qu'on lui adress&acirc;t une pareille question.</p>
+<p>&#8212;Que faut-il faire? dit madame des Arcis.</p>
+<p>&#8212;Vous mettre sur mes &eacute;paules, r&eacute;pliqua le <i>passeux</i>.
+Gardez votre robe,
+&ccedil;a vous soutiendra. Empoignez-moi le cou &agrave; deux bras,
+mais n'ayez pas
+peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noy&eacute;s; ne criez
+pas, &ccedil;a
+vous ferait boire. Quant &agrave; la petite, je la prendrai d'une main
+par la
+taille, je nagerai de l'autre &agrave; la marini&egrave;re, et je la
+passerai en l'air
+sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de
+terre qui sont dans ce champ-l&agrave;.</p>
+<p>&#8212;Et Jean? dit madame des Arcis, d&eacute;signant le cocher.</p>
+<p>&#8212;Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille &agrave;
+l'&eacute;cluse et
+qu'il attende, je le retrouverai.</p>
+<p>Le p&egrave;re Georgeot s'&eacute;lan&ccedil;a dans l'eau,
+charg&eacute; de son double fardeau, mais
+il avait trop pr&eacute;jug&eacute; de ses forces. Il n'&eacute;tait
+plus jeune, tant s'en
+fallait. La rive &eacute;tait plus loin qu'il ne disait, et le courant
+plus
+fort qu'il ne l'avait pens&eacute;. Il fit cependant tout ce qu'il put
+pour
+arriver &agrave; terre, mais il fut bient&ocirc;t
+entra&icirc;n&eacute;. Le tronc d'un saule
+couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les
+t&eacute;n&egrave;bres, l'arr&ecirc;ta
+tout &agrave; coup: il s'y &eacute;tait violemment frapp&eacute; au
+front. Son sang coula, sa
+vue s'obscurcit.</p>
+<p>&#8212;Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le
+v&ocirc;tre;
+je n'en puis plus.</p>
+<p>&#8212;Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la
+m&egrave;re.</p>
+<p>-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le <i>passeux</i>.</p>
+<p>Madame des Arcis, pour toute r&eacute;ponse, ouvrit les bras,
+l&acirc;cha le cou du
+<i>passeux</i>, et se laissa aller au fond de l'eau.</p>
+<p>Lorsque le <i>passeux</i> eut d&eacute;pos&eacute; &agrave; terre
+la petite Camille saine et
+sauve, le cocher, qui avait &eacute;t&eacute; tir&eacute; de la
+rivi&egrave;re par un paysan, l'aida
+&agrave; chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le
+lendemain matin, pr&egrave;s du rivage.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Un an apr&egrave;s cet &eacute;v&eacute;nement, dans une chambre
+d'un h&ocirc;tel garni situ&eacute; rue
+du Bouloi, &agrave; Paris, dans le quartier des diligences, une jeune
+fille en
+deuil &eacute;tait assise pr&egrave;s d'une table, au coin du feu. Sur
+cette table
+&eacute;tait une bouteille de vin d'ordinaire, &agrave; moiti&eacute;
+vide, et un verre. Un
+homme courb&eacute; par l'&acirc;ge, mais d'une physionomie ouverte et
+franche, v&ecirc;tu
+&agrave; peu pr&egrave;s comme un ouvrier, se promenait &agrave; grands
+pas dans la chambre.
+De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arr&ecirc;tait
+devant
+elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors,
+&eacute;tendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement
+m&ecirc;l&eacute; d'une
+sorte de r&eacute;pugnance involontaire, et remplissait le verre. Le
+vieillard
+buvait un petit coup, puis recommen&ccedil;ait &agrave; marcher, tout
+en gesticulant
+d'une fa&ccedil;on singuli&egrave;re et presque ridicule, pendant que
+la jeune fille,
+souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention.</p>
+<p>Il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; difficile, &agrave; qui se f&ucirc;t
+trouv&eacute; l&agrave;, de deviner quelles &eacute;taient
+ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais
+pleine de gr&acirc;ce et de distinction, portant sur son visage et dans
+ses
+moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la
+beaut&eacute;;
+l'autre, d'une apparence tout &agrave; fait vulgaire, les habits en
+d&eacute;sordre,
+le chapeau sur la t&ecirc;te, buvant du gros vin de cabaret, et faisant
+r&eacute;sonner sur le parquet les clous de ses souliers.
+C'&eacute;tait un &eacute;trange
+contraste.</p>
+<p>Ces deux personnes &eacute;taient pourtant li&eacute;es par une
+amiti&eacute; bien vive et
+bien tendre. C'&eacute;tait Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme
+&eacute;tait
+venu &agrave; Chardonneux lorsque madame des Arcis avait
+&eacute;t&eacute; port&eacute;e d'abord &agrave;
+l'&eacute;glise, puis &agrave; sa derni&egrave;re demeure. Sa
+m&egrave;re &eacute;tant morte et son p&egrave;re
+absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce
+monde.
+Le chevalier, ayant une fois quitt&eacute; sa maison, distrait par son
+voyage,
+appel&eacute; par ses affaires et oblig&eacute; de parcourir plusieurs
+villes de la
+Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte
+qu'il se passa pr&egrave;s d'un mois, pendant lequel Camille resta,
+pour ainsi
+dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, &agrave; la maison une
+sorte de
+gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la
+m&egrave;re, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi
+&eacute;tait une
+sin&eacute;cure; la gouvernante connaissait &agrave; peine Camille, et
+ne pouvait lui
+&ecirc;tre d'aucun secours dans une pareille circonstance.</p>
+<p>La douleur de la jeune fille &agrave; la mort de sa m&egrave;re
+avait &eacute;t&eacute; si violente,
+qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame
+des Arcis avait &eacute;t&eacute; retir&eacute; de l'eau et
+apport&eacute; &agrave; la maison, Camille
+accompagnait ce cort&egrave;ge fun&egrave;bre en poussant des cris de
+d&eacute;sespoir si
+d&eacute;chirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y
+avait, en
+effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet &ecirc;tre qu'on
+&eacute;tait habitu&eacute; &agrave;
+voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout &agrave; coup de son
+silence
+en pr&eacute;sence de la mort. Les sons inarticul&eacute;s qui
+s'&eacute;chappaient de ses
+l&egrave;vres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose
+de
+sauvage; ce n'&eacute;taient ni des paroles ni des sanglots, mais une
+sorte de
+langage horrible, qui semblait invent&eacute; par la douleur. Pendant
+un jour
+et une nuit, ces cris affreux ne cess&egrave;rent de remplir la maison;
+Camille
+courait de tous c&ocirc;t&eacute;s, s'arrachant les cheveux et frappant
+les
+murailles. On essaya en vain de l'arr&ecirc;ter; la force m&ecirc;me
+fut inutile. Ce
+ne fut que la nature &eacute;puis&eacute;e qui la fit enfin tomber au
+pied du lit o&ugrave;
+le corps de sa m&egrave;re &eacute;tait couch&eacute;.</p>
+<p>Presque aussit&ocirc;t, elle avait paru reprendre sa
+tranquillit&eacute; accoutum&eacute;e,
+et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle &eacute;tait rest&eacute;e
+quelque temps dans
+un calme apparent, marchant toute la journ&eacute;e, au hasard, d'un
+pas lent
+et distrait, ne se refusant &agrave; aucun des soins qu'on prenait pour
+elle;
+on la croyait revenue &agrave; elle-m&ecirc;me, et le m&eacute;decin,
+qui avait &eacute;t&eacute; appel&eacute;,
+s'y trompa comme tout le monde; mais une fi&egrave;vre nerveuse se
+d&eacute;clara
+bient&ocirc;t avec les plus graves sympt&ocirc;mes. Il fallut veiller
+constamment
+sur la malade; sa raison semblait enti&egrave;rement perdue.</p>
+<p>C'&eacute;tait alors que l'oncle Giraud avait pris la
+r&eacute;solution de venir &agrave;
+tout prix au secours de sa ni&egrave;ce.&#8212;Puisqu'elle n'a plus ni
+p&egrave;re ni m&egrave;re
+dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me
+d&eacute;clare
+pour son oncle v&eacute;ritable, charg&eacute; de la soigner et
+d'emp&ecirc;cher qu'il ne
+lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent
+demand&eacute;
+&agrave; son p&egrave;re de me la donner pour me faire rire. Je ne veux
+pas l'en
+priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. &Agrave;
+son
+retour, je la lui rendrai fid&egrave;lement.</p>
+<p>L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux m&eacute;decins, par une
+assez bonne
+raison, c'est qu'il croyait &agrave; peine aux maladies, n'ayant jamais
+lui-m&ecirc;me &eacute;t&eacute; malade. Une fi&egrave;vre nerveuse
+surtout lui paraissait une
+chim&egrave;re, un pur d&eacute;rangement d'id&eacute;es, qu'un peu de
+distraction devait
+gu&eacute;rir. Il s'&eacute;tait donc d&eacute;cid&eacute; &agrave;
+amener Camille &agrave; Paris.&#8212;Vous voyez,
+disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que
+pleurer, et elle a raison; une m&egrave;re ne vous meurt pas deux fois.
+Mais il
+ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de
+partir;
+il faut t&acirc;cher qu'elle pense &agrave; autre chose. On dit que
+Paris est tr&egrave;s
+bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi
+donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien &agrave; tous les deux.
+D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui
+&ecirc;tre
+tr&egrave;s bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois
+que
+j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours
+ragaillardi.</p>
+<p>De cette fa&ccedil;on, Camille et son oncle &eacute;taient venus
+&agrave; Paris. Le
+chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud,
+l'approuva. Au retour de sa tourn&eacute;e en Hollande, il avait
+rapport&eacute; &agrave;
+Chardonneux une m&eacute;lancolie tellement profonde, qu'il lui
+&eacute;tait presque
+impossible de voir qui que ce f&ucirc;t, m&ecirc;me sa fille. Il
+semblait vouloir
+fuir tout &ecirc;tre vivant, et chercher &agrave; se fuir
+lui-m&ecirc;me. Presque toujours
+seul, &agrave; cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre
+mesure pour
+donner quelque repos &agrave; son &acirc;me. Un chagrin cach&eacute;,
+incurable, le
+d&eacute;vorait. Il se reprochait au fond du c&#339;ur d'avoir rendu sa
+femme
+malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribu&eacute; &agrave; sa
+mort.&#8212;Si j'avais
+&eacute;t&eacute; l&agrave;, se disait-il, elle vivrait, et je devais y
+&ecirc;tre. Cette pens&eacute;e,
+qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie.</p>
+<p>Il d&eacute;sirait que Camille f&ucirc;t heureuse; il &eacute;tait
+pr&ecirc;t, dans l'occasion, &agrave;
+faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa premi&egrave;re
+id&eacute;e, en
+revenant &agrave; Chardonneux, avait &eacute;t&eacute; d'essayer de
+remplacer pr&egrave;s de sa
+fille celle qui n'&eacute;tait plus, et de payer avec usure cette dette
+de c&#339;ur
+qu'il avait contract&eacute;e; mais le souvenir de la ressemblance de
+la m&egrave;re
+et de l'enfant lui causait &agrave; l'avance une douleur
+intol&eacute;rable. C'&eacute;tait
+en vain qu'il cherchait &agrave; se tromper sur cette douleur
+m&ecirc;me, et qu'il
+voulait se persuader que ce serait plut&ocirc;t &agrave; ses yeux une
+consolation, un
+adoucissement &agrave; sa peine, de retrouver ainsi sur un visage
+aim&eacute; les
+traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgr&eacute; tout,
+&eacute;tait
+pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur,
+qu'il ne se sentait pas la force de supporter.</p>
+<p>L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'&agrave;
+&eacute;gayer sa
+ni&egrave;ce et &agrave; lui rendre la vie agr&eacute;able.
+Malheureusement ce n'&eacute;tait pas
+facile. Camille s'&eacute;tait laiss&eacute; emmener sans
+r&eacute;sistance, mais elle ne
+voulait prendre part &agrave; aucun des plaisirs que le bonhomme
+t&acirc;chait de lui
+proposer. Ni promenades, ni f&ecirc;tes, ni spectacles, ne pouvaient la
+tenter; pour toute r&eacute;ponse, elle montrait sa robe noire.</p>
+<p>Le vieux ma&icirc;tre ma&ccedil;on &eacute;tait obstin&eacute;. Il
+avait lou&eacute;, comme on l'a vu, un
+appartement garni dans une auberge des Messageries, la premi&egrave;re
+qu'un
+commissionnaire de la rue lui avait indiqu&eacute;e, ne comptant y
+rester qu'un
+mois ou deux. Il y &eacute;tait avec Camille depuis pr&egrave;s d'un
+an. Pendant un
+an, Camille s'&eacute;tait refus&eacute;e &agrave; toutes ses
+propositions de partie de
+plaisir, et, comme il &eacute;tait en m&ecirc;me temps aussi bon et
+aussi patient
+qu'ent&ecirc;t&eacute;, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il
+aimait cette
+pauvre fille de toute son &acirc;me, sans qu'il en s&ucirc;t lui
+m&ecirc;me la cause, par
+un de ces charmes inexplicables qui attachent la bont&eacute; au
+malheur.</p>
+<p>&#8212;Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa
+bouteille,
+ce qui peut t'emp&ecirc;cher de venir &agrave; l'Op&eacute;ra avec moi.
+Cela co&ucirc;te fort
+cher; j'ai le billet dans ma poche; voil&agrave; ton deuil fini d'hier;
+tu as
+l&agrave; deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'&agrave; mettre ton
+capuchon, et...</p>
+<p>Il s'interrompit.&#8212;Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais
+pas
+pens&eacute;. Mais qu'importe? ce n'est pas n&eacute;cessaire dans ces
+endroits-l&agrave;. Tu
+n'entends pas, moi, je n'&eacute;coute pas. Nous regarderons danser,
+voil&agrave;
+tout.</p>
+<p>Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il
+avait
+quelque chose d'int&eacute;ressant &agrave; dire, que sa ni&egrave;ce
+ne pouvait l'entendre
+ni lui r&eacute;pondre. Il causait avec elle malgr&eacute; lui. D'une
+autre part,
+quand il essayait de s'exprimer par signes, c'&eacute;tait encore pire;
+elle le
+comprenait encore moins. Aussi avait-il adopt&eacute; l'habitude de lui
+parler
+comme &agrave; tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes
+ses
+forces; Camille s'&eacute;tait faite &agrave; cette pantomime parlante,
+et trouvait
+moyen d'y r&eacute;pondre &agrave; sa fa&ccedil;on.</p>
+<p>Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le
+bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes &agrave; sa
+ni&egrave;ce, et les lui
+pr&eacute;sentait d'un air &agrave; la fois si tendre et si suppliant,
+qu'elle lui
+sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse
+calme qu'on lui voyait toujours.</p>
+<p>&#8212;Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles
+robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces
+robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant
+danser les robes comme des marionnettes.</p>
+<p>Camille avait assez pleur&eacute; pour qu'un moment de joie lui
+f&ucirc;t permis.
+Pour la premi&egrave;re fois depuis la mort de sa m&egrave;re, elle se
+leva, se pla&ccedil;a
+devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait,
+le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de
+t&ecirc;te
+pour dire: Oui.</p>
+<p>&Agrave; ce signe, le bonhomme Giraud se mit &agrave; sauter comme
+un enfant, avec ses
+gros souliers. Il triomphait: l'heure &eacute;tait enfin venue
+o&ugrave; il
+accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui,
+venir &agrave; l'Op&eacute;ra, voir le monde: il ne se tenait pas
+d'aise &agrave; cette
+pens&eacute;e, et il embrassait sa ni&egrave;ce coup sur coup, tout en
+criant apr&egrave;s la
+femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison.</p>
+<p>La toilette achev&eacute;e, Camille &eacute;tait si belle, qu'elle
+sembla le
+reconna&icirc;tre elle-m&ecirc;me, et sourit &agrave; sa propre
+image.&#8212;La voiture est en
+bas, dit l'oncle Giraud, t&acirc;chant d'imiter avec ses bras le geste
+d'un
+cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un
+carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle
+venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire,
+et partit.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VII</h3>
+<br />
+<p>Si l'oncle Giraud n'&eacute;tait pas &eacute;l&eacute;gant de sa
+personne, il se piquait du
+moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits,
+toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas
+&ecirc;tre g&ecirc;n&eacute;, l'enveloppassent comme bon leur semblait,
+que ses bas drap&eacute;s
+fussent mal tir&eacute;s, et que sa perruque lui tomb&acirc;t sur les
+yeux. Mais
+quand il se m&ecirc;lait de r&eacute;galer les autres, il prenait
+d'abord ce qu'il y
+avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce
+soir-l&agrave;,
+pour lui et pour Camille, une bonne loge d&eacute;couverte, bien en
+&eacute;vidence,
+afin que sa ni&egrave;ce p&ucirc;t &ecirc;tre vue de tout le monde. Aux
+premiers regards
+que Camille jeta sur le th&eacute;&acirc;tre et dans la salle, elle fut
+&eacute;blouie; cela
+ne pouvait manquer: une jeune fille &agrave; peine &acirc;g&eacute;e de
+seize ans, &eacute;lev&eacute;e au
+fond d'une campagne, et se trouvant tout &agrave; coup
+transport&eacute;e au milieu du
+s&eacute;jour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire
+qu'elle
+r&ecirc;vait. On jouait un ballet: Camille suivait avec
+curiosit&eacute; les
+attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que
+c'&eacute;tait une pantomime, et, comme elle devait s'y
+conna&icirc;tre, elle
+cherchait &agrave; s'en expliquer le sens. &Agrave; tout moment, elle
+se retournait
+vers son oncle d'un air stup&eacute;fait, comme pour le consulter; mais
+il n'y
+comprenait gu&egrave;re plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de
+soie
+offrant des fleurs &agrave; leurs berg&egrave;res, des amours
+voltigeant au bout d'une
+corde, des dieux assis sur des nuages. Les d&eacute;corations, les
+lumi&egrave;res, le
+lustre surtout, dont l'&eacute;clat la charmait, les parures des
+femmes, les
+broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour
+elle la jetait dans un doux &eacute;tonnement.</p>
+<p>De son c&ocirc;t&eacute;, elle devint bient&ocirc;t elle-m&ecirc;me
+l'objet d'une curiosit&eacute;
+presque g&eacute;n&eacute;rale; sa parure &eacute;tait simple, mais du
+meilleur go&ucirc;t. Seule,
+en grande loge, &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'un homme aussi peu
+musqu&eacute; que l'&eacute;tait l'oncle
+Giraud, belle comme un astre et fra&icirc;che comme une rose, avec ses
+grands
+yeux noirs et son air na&iuml;f, elle devait n&eacute;cessairement
+attirer les
+regards. Les hommes commenc&egrave;rent &agrave; se la montrer, les
+femmes &agrave;
+l'observer; les marquis s'approch&egrave;rent, et les compliments les
+plus
+flatteurs, faits &agrave; haute voix, &agrave; la mode du temps, furent
+adress&eacute;s &agrave; la
+nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces
+hommages, qu'il savourait avec d&eacute;lices.</p>
+<p>Cependant Camille, peu &agrave; peu, reprit d'abord son air
+tranquille, puis un
+mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il &eacute;tait
+cruel
+d'&ecirc;tre isol&eacute;e au milieu de cette foule. Ces gens qui
+causaient dans
+leurs loges, ces musiciens dont les instruments r&eacute;glaient la
+mesure des
+pas des acteurs, ce vaste &eacute;change de pens&eacute;es entre le
+th&eacute;&acirc;tre et la
+salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-m&ecirc;me.&#8212;Nous
+parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous
+&eacute;coutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous
+jouissons de
+tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule
+n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un &ecirc;tre qui ne fait
+qu'assister &agrave;
+la vie.</p>
+<p>Camille ferma les yeux pour se d&eacute;livrer de ce spectacle; elle
+se souvint
+de ce bal d'enfants o&ugrave; elle avait vu danser ses compagnes, et
+o&ugrave; elle
+&eacute;tait rest&eacute;e pr&egrave;s de sa m&egrave;re. Elle revint
+par la pens&eacute;e &agrave; la maison
+natale, a son enfance si malheureuse, &agrave; ses longues souffrances,
+&agrave; ses
+larmes secr&egrave;tes, &agrave; la mort de sa m&egrave;re, enfin
+&agrave; ce deuil qu'elle venait
+de quitter, et qu'elle r&eacute;solut de reprendre en rentrant.
+Puisqu'elle
+&eacute;tait &agrave; jamais condamn&eacute;e, il lui sembla qu'il
+valait mieux pour elle ne
+jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus am&egrave;rement
+qu'elle ne
+l'avait encore fait que tout effort de sa part pour r&eacute;sister
+&agrave; la
+mal&eacute;diction c&eacute;leste &eacute;tait inutile. Remplie de
+cette pens&eacute;e, elle ne put
+retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait
+&agrave; en
+deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le
+bonhomme, surpris et inquiet, h&eacute;sitait et ne savait que faire;
+Camille
+se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donn&acirc;t
+son
+mantelet.</p>
+<p>En ce moment, elle aper&ccedil;ut au-dessous d'elle, &agrave; la
+galerie, un jeune
+homme de bonne mine, tr&egrave;s richement v&ecirc;tu, qui tenait
+&agrave; la main un
+morceau d'ardoise, sur lequel il tra&ccedil;ait des lettres et des
+figures avec
+un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise &agrave; son
+voisin,
+plus &acirc;g&eacute; que lui; celui-ci paraissait le comprendre
+aussit&ocirc;t, et lui
+r&eacute;pondait de la m&ecirc;me mani&egrave;re avec une tr&egrave;s
+grande promptitude. Tous deux
+&eacute;changeaient en m&ecirc;me temps, en ouvrant ou fermant les
+doigts, certains
+signes qui semblaient leur servir &agrave; se mieux communiquer leurs
+id&eacute;es.</p>
+<p>Camille ne comprit rien, ni &agrave; ces dessins qu'elle distinguait
+&agrave; peine,
+ni &agrave; ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait
+remarqu&eacute;, du
+premier coup d'&#339;il, que ce jeune homme ne remuait pas les
+l&egrave;vres;&#8212;pr&ecirc;te
+&agrave; sortir, elle s'arr&ecirc;ta. Elle voyait qu'il parlait un
+langage qui
+n'&eacute;tait celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer
+sans ce
+fatal mouvement de la parole, si incompr&eacute;hensible pour elle, et
+qui
+faisait le tourment de sa pens&eacute;e. Quel que fut ce langage
+&eacute;trange, une
+surprise extr&ecirc;me, un d&eacute;sir invincible d'en voir davantage
+lui firent
+reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de
+la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant
+de nouveau &eacute;crire sur l'ardoise et la pr&eacute;senter &agrave;
+son voisin, elle fit
+un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. &Agrave; ce
+mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille &agrave; son
+tour. &Agrave;
+peine leurs yeux se furent-ils rencontr&eacute;s, qu'ils
+rest&egrave;rent tous deux
+d'abord immobiles et ind&eacute;cis, comme s'ils eussent cherch&eacute;
+&agrave; se
+reconna&icirc;tre; puis, en un instant, ils se devin&egrave;rent, et se
+dirent d'un
+regard: Nous sommes muets tous deux.</p>
+<p>L'oncle Giraud apportait &agrave; sa ni&egrave;ce son mantelet, sa
+canne et son loup,
+mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et
+resta accoud&eacute;e sur la balustrade.</p>
+<p>L'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e venait, alors de commencer
+&agrave; se faire conna&icirc;tre.</p>
+<p>Faisant une visite &agrave; une dame, dans la rue des
+Foss&eacute;s-Saint-Victor,
+touch&eacute; de piti&eacute; pour deux sourdes-muettes qu'il avait
+vues, par hasard,
+travailler &agrave; l'aiguille, la charit&eacute; qui remplissait son
+&acirc;me s'&eacute;tait
+&eacute;veill&eacute;e tout &agrave; coup, et op&eacute;rait
+d&eacute;j&agrave; des prodiges. Dans la pantomime
+informe de ces &ecirc;tres mis&eacute;rables et m&eacute;pris&eacute;s,
+il avait trouv&eacute; les germes
+d'une langue f&eacute;conde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle,
+plus
+vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes
+de g&eacute;nie, il avait peut-&ecirc;tre d&eacute;pass&eacute; son
+but, le voyant trop grand; mais
+c'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; beaucoup d'en voir la grandeur.
+Quelle que p&ucirc;t &ecirc;tre
+l'ambition de sa bont&eacute;, il apprenait aux sourds-muets &agrave;
+lire et &agrave;
+&eacute;crire. Il les repla&ccedil;ait au nombre des hommes. Seul et
+sans aide, par sa
+propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces
+malheureux,
+et il se pr&eacute;parait &agrave; sacrifier &agrave; ce projet sa vie
+et sa fortune, en
+attendant que le roi jet&acirc;t les yeux sur eux.</p>
+<p>Le jeune homme assis pr&egrave;s de la loge de Camille &eacute;tait
+un des &eacute;l&egrave;ves
+form&eacute;s par l'abb&eacute;. N&eacute; gentilhomme et d'une
+ancienne maison, dou&eacute; d'une
+vive intelligence, mais frapp&eacute; de la <i>demi-mort</i>, comme on
+disait alors,
+il avait re&ccedil;u, l'un des premiers, la m&ecirc;me &eacute;ducation
+&agrave; peu pr&egrave;s que le
+c&eacute;l&egrave;bre comte de Solar, avec cette diff&eacute;rence
+qu'il &eacute;tait riche, et
+qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension
+du
+duc de Penthi&egrave;vre<a name="FNanchor_5_5"></a><a
+ href="#Footnote_5_5"><sup>5</sup></a>. Ind&eacute;pendamment des
+le&ccedil;ons de l'abb&eacute;, on lui avait
+donn&eacute; un gouverneur, qui, &eacute;tant une personne la&iuml;que,
+pouvait
+l'accompagner partout, charg&eacute;, bien entendu, de veiller sur ses
+actions
+et de diriger ses pens&eacute;es (c'&eacute;tait le voisin qui lisait
+sur l'ardoise).
+Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces
+&eacute;tudes journali&egrave;res qui exer&ccedil;aient son esprit sur
+toute chose, &agrave; la
+lecture comme au man&egrave;ge, &agrave; l'Op&eacute;ra comme &agrave;
+la messe; cependant un peu de
+fiert&eacute; native et une ind&eacute;pendance de caract&egrave;re
+tr&egrave;s prononc&eacute;e luttaient
+en lui contre cette application p&eacute;nible. Il ne savait rien des
+maux qui
+auraient pu l'atteindre, s'il f&ucirc;t n&eacute; dans une classe
+inf&eacute;rieure ou
+seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'&agrave; Paris. L'une
+des
+premi&egrave;res choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait
+commenc&eacute; &agrave;
+&eacute;peler, avait &eacute;t&eacute; le nom de son p&egrave;re, le
+marquis de Maubray. Il savait
+donc qu'il &eacute;tait, &agrave; la fois, diff&eacute;rent des autres
+hommes par le
+privil&egrave;ge de la naissance et par une disgr&acirc;ce de la
+nature. L'orgueil et
+l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur,
+ou
+peut-&ecirc;tre par n&eacute;cessit&eacute;, n'en &eacute;tait pas
+moins rest&eacute; simple.</p>
+Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi
+fier
+qu'eux tous, et qui avait aussi, aupr&egrave;s de son gouverneur, sur
+les
+grands parquets de Versailles, tra&icirc;n&eacute; ses talons rouges
+&agrave; fleur de
+terre, selon l'usage, &eacute;tait lorgn&eacute; par plus d'une jolie
+femme, mais il
+ne quittait pas des yeux Camille; de son c&ocirc;t&eacute;, elle le
+voyait tr&egrave;s bien,
+sans le regarder davantage. L'op&eacute;ra fini, elle prit le bras de
+son
+oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive.
+<hr style="width: 35%;" /><br />
+<h3>VIII</h3>
+<br />
+<p>Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient
+seulement
+le nom de l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e; encore moins se
+doutaient-ils de la
+d&eacute;couverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets.
+Le
+chevalier aurait pu conna&icirc;tre cette d&eacute;couverte; sa femme
+l'e&ucirc;t
+certainement connue si elle e&ucirc;t v&eacute;cu; mais Chardonneux
+&eacute;tait loin de
+Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait,
+ne
+la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou
+la mort, peuvent produire le m&ecirc;me r&eacute;sultat.</p>
+<p>Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une id&eacute;e: ce que
+ses gestes et
+ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer &agrave; son
+oncle
+qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme
+Giraud ne fut point embarrass&eacute; par cette demande, bien qu'elle
+lui f&ucirc;t
+adress&eacute;e un peu tard, car il &eacute;tait temps de souper; il
+courut &agrave; sa
+chambre, et, persuad&eacute; qu'il avait compris, il rapporta en
+triomphe &agrave; sa
+ni&egrave;ce une petite planche et un morceau de craie, reliques
+pr&eacute;cieuses de
+son ancien amour pour la b&acirc;tisse et la charpente.</p>
+<p>Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son d&eacute;sir
+rempli de
+cette fa&ccedil;on; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit
+asseoir son
+oncle &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle; puis elle lui fit prendre la
+craie, et lui saisit
+la main comme pour le guider, en m&ecirc;me temps que ses regards
+inquiets
+s'appr&ecirc;taient &agrave; suivre ses moindres mouvements.</p>
+<p>L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'&eacute;crire
+quelque
+chose, mais quoi? Il l'ignorait.&#8212;Est-ce le nom de ta m&egrave;re?
+Est-ce le
+mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du
+doigt, le plus doucement qu'il put, sur le c&#339;ur de la jeune fille. Elle
+inclina aussit&ocirc;t la t&ecirc;te; le bonhomme crut qu'il avait
+devin&eacute;; il
+&eacute;crivit donc en grosses lettres le nom de Camille; apr&egrave;s
+quoi, satisfait
+de lui-m&ecirc;me et de la mani&egrave;re dont il avait pass&eacute; sa
+soir&eacute;e, le souper
+&eacute;tant pr&ecirc;t, il se mit &agrave; table sans attendre sa
+ni&egrave;ce, qui n'&eacute;tait pas de
+force &agrave; lui tenir t&ecirc;te.</p>
+<p>Camille ne se retirait jamais que son oncle n'e&ucirc;t
+achev&eacute; sa bouteille;
+elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra
+chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras.</p>
+<p>Aussit&ocirc;t son verrou tir&eacute;, elle se mit &agrave; son tour
+&agrave; &eacute;crire. D&eacute;barrass&eacute;e
+de sa coiffure et de ses paniers, elle commen&ccedil;a &agrave; copier,
+avec un soin
+et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et
+&agrave;
+barbouiller de blanc une grande table qui &eacute;tait au milieu de la
+chambre.
+Apr&egrave;s plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez
+bien &agrave;
+reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut
+fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut
+compt&eacute; une &agrave; une les lettres qui lui avaient servi de
+mod&egrave;le, elle se
+promena autour de la table, le c&#339;ur palpitant d'aise comme si elle
+e&ucirc;t
+remport&eacute; une victoire. Ce mot de <i>Camille</i> qu'elle venait
+d'&eacute;crire lui
+paraissait admirable &agrave; voir, et devait certainement, &agrave;
+son sens,
+exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui
+semblait voir une multitude de pens&eacute;es, toutes plus douces, plus
+myst&eacute;rieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle
+&eacute;tait loin
+de croire que ce n'&eacute;tait que son nom.</p>
+<p>On &eacute;tait au mois de juillet, l'air &eacute;tait pur et la
+nuit superbe. Camille
+avait ouvert sa fen&ecirc;tre; elle s'y arr&ecirc;tait de temps en
+temps, et l&agrave;,
+r&ecirc;vant, les cheveux d&eacute;nou&eacute;s, les bras
+crois&eacute;s, les yeux brillants, belle
+de cette p&acirc;leur que la clart&eacute; des nuits donne aux femmes,
+elle regardait
+l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux:
+l'&eacute;troite cour d'une longue maison o&ugrave; se trouvait
+log&eacute;e une entreprise
+de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un
+rayon de soleil n'avait p&eacute;n&eacute;tr&eacute;; la hauteur des
+&eacute;tages, entass&eacute;s l'un
+sur l'autre, d&eacute;fendait contre la lumi&egrave;re cette
+esp&egrave;ce de cave. Quatre ou
+cinq grosses voitures, serr&eacute;es sous un hangar,
+pr&eacute;sentaient leurs timons
+&agrave; qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laiss&eacute;es dans
+la cour, faute
+de place, semblaient attendre les chevaux, dont le pi&eacute;tinement
+dans
+l'&eacute;curie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une
+porte
+strictement ferm&eacute;e d&egrave;s minuit pour les locataires, mais
+toujours pr&ecirc;te
+&agrave; s'ouvrir avec bruit &agrave; toute heure au claquement du
+fouet d'un cocher,
+s'&eacute;levaient d'&eacute;normes murailles, garnies d'une
+cinquantaine de crois&eacute;es,
+o&ugrave; jamais, pass&eacute; dix heures, une chandelle ne brillait,
+&agrave; moins de
+circonstances extraordinaires.</p>
+<p>Camille allait quitter sa fen&ecirc;tre, quand tout &agrave; coup,
+dans l'ombre que
+projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme
+humaine, rev&ecirc;tue d'un habit brillant, se promenant &agrave; pas
+lents. Le
+frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi,
+car
+son oncle &eacute;tait l&agrave;, et la surveillance du bonhomme se
+r&eacute;v&eacute;lait par son
+bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un
+assassin
+vint se promener dans cette cour en pareil costume?</p>
+<p>L'homme y &eacute;tait pourtant, et Camille le voyait. Il marchait
+derri&egrave;re la
+voiture, regardant la fen&ecirc;tre o&ugrave; elle se tenait.
+Apr&egrave;s quelques
+instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa
+lumi&egrave;re, et
+avan&ccedil;ant le bras hors de la crois&eacute;e, &eacute;claira
+subitement la cour; en m&ecirc;me
+temps elle y jeta un regard &agrave; demi effray&eacute;, &agrave; demi
+mena&ccedil;ant. L'ombre de
+la voiture s'&eacute;tant effac&eacute;e, le marquis de Maubray, car
+c'&eacute;tait lui, vit
+qu'il &eacute;tait compl&egrave;tement d&eacute;couvert, et, pour toute
+r&eacute;ponse, posa un
+genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans
+l'attitude
+du plus profond respect.</p>
+<p>Ils rest&egrave;rent quelque temps ainsi, Camille &agrave; la
+fen&ecirc;tre, tenant sa
+lumi&egrave;re, le marquis &agrave; genoux devant elle. Si Rom&eacute;o
+et Juliette, qui ne
+s'&eacute;taient vus qu'un soir dans un bal masqu&eacute;, ont
+&eacute;chang&eacute; d&egrave;s la premi&egrave;re
+fois tant de serments, fid&egrave;lement tenus, que l'on songe &agrave;
+ce que purent
+&ecirc;tre les premiers gestes et les premiers regards de deux amants
+qui ne
+pouvaient se dire que par la pens&eacute;e ces m&ecirc;mes choses,
+&eacute;ternelles devant
+Dieu, et que le g&eacute;nie de Shakspeare a immortalis&eacute;es sur
+la terre.</p>
+<p>Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois
+marchepieds pour grimper sur l'imp&eacute;riale d'une voiture, en
+s'arr&ecirc;tant &agrave;
+chaque effort qu'on est oblig&eacute; de faire, pour savoir si l'on
+doit
+continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste
+brod&eacute;e
+risque d'avoir mauvaise gr&acirc;ce lorsqu'il s'agit de sauter de cette
+imp&eacute;riale sur le rebord d'une crois&eacute;e. Tout cela est
+incontestable, &agrave;
+moins, qu'on n'aime.</p>
+<p>Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il
+commen&ccedil;a par lui faire un salut aussi c&eacute;r&eacute;monieux
+que s'il l'e&ucirc;t
+rencontr&eacute;e aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-&ecirc;tre
+lui e&ucirc;t-il
+racont&eacute; comme quoi il avait &eacute;chapp&eacute; &agrave; la
+vigilance de son gouverneur,
+pour venir, au moyen de quelque argent donn&eacute; &agrave; un
+laquais, passer la
+nuit sous sa fen&ecirc;tre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle
+avait
+quitt&eacute; l'Op&eacute;ra; comment un regard d'elle avait
+chang&eacute; sa vie enti&egrave;re;
+comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre
+bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela &eacute;tait
+&eacute;crit
+sur ses l&egrave;vres; mais la r&eacute;v&eacute;rence de Camille, en
+lui rendant son salut,
+lui fit comprendre combien un tel r&eacute;cit e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; inutile et qu'il lui
+importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle,
+d&egrave;s
+l'instant qu'il y &eacute;tait venu.</p>
+<p>M. de Maubray, malgr&eacute; l'esp&egrave;ce d'audace dont il avait
+fait preuve pour
+parvenir jusqu'&agrave; celle qu'il aimait, &eacute;tait, nous l'avons
+dit, simple et
+r&eacute;serv&eacute;. Apr&egrave;s avoir salu&eacute; Camille, il
+cherchait vainement de quelle
+fa&ccedil;on lui demander si elle voulait de lui pour &eacute;poux;
+elle ne comprenait
+rien &agrave; ce qu'il t&acirc;chait de lui expliquer. Il vit sur la
+table la
+planchette o&ugrave; &eacute;tait &eacute;crit le nom de <i>Camille</i>.
+Il prit le morceau de
+craie, et, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de ce nom, il &eacute;crivit le
+sien: <i>Pierre</i>.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse
+taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par o&ugrave;
+vous
+&ecirc;tes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans
+cette
+maison?</p>
+<p>C'&eacute;tait l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de
+chambre,
+d'un air furieux.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je
+dormais, et
+que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre
+langue. Qu'est-ce que c'est que des &ecirc;tres pareils, qui ne
+trouvent rien
+de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention?
+Ab&icirc;mer
+une voiture, briser tout, faire du d&eacute;g&acirc;t, et apr&egrave;s
+cela, quoi?
+D&eacute;shonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur
+d'honn&ecirc;tes
+gens!...</p>
+<p>Celui-l&agrave;, non plus, ne m'entend pas encore, s'&eacute;cria
+l'oncle Giraud
+d&eacute;sol&eacute;. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de
+papier, et
+&eacute;crivit cette esp&egrave;ce de lettre:</p>
+<p>&laquo;J'aime mademoiselle Camille, je veux l'&eacute;pouser, j'ai
+vingt mille livres
+de rente. Voulez-vous me la donner?&raquo;</p>
+<p>&#8212;Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour
+mener les affaires aussi vite.</p>
+<p>&#8212;Mais, dites donc, s'&eacute;cria-t-il apr&egrave;s quelques moments
+de r&eacute;flexion, je
+ne suis pas son p&egrave;re, je ne suis que l'oncle. Il faut demander
+la
+permission au papa.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br />
+<h3>IX</h3>
+<br />
+<p>Ce n'&eacute;tait pas une chose facile que d'obtenir du chevalier
+son
+consentement &agrave; un pareil mariage, non qu'il ne f&ucirc;t
+dispos&eacute;, comme on l'a
+vu, &agrave; faire tout ce qui &eacute;tait possible pour rendre sa
+fille moins
+malheureuse; mais il y avait dans la circonstance pr&eacute;sente une
+difficult&eacute; presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une
+femme,
+atteinte d'une horrible infirmit&eacute;, &agrave; un homme
+frapp&eacute; de la m&ecirc;me
+disgr&acirc;ce, et, si une telle union devait avoir des fruits, il
+&eacute;tait
+probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortun&eacute; de plus
+au
+monde.</p>
+<p>Le chevalier, retir&eacute; dans sa terre, toujours en proie au plus
+noir
+chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait
+&eacute;t&eacute; enterr&eacute;e dans le parc, quelques saules
+pleureurs entouraient sa
+tombe, et annon&ccedil;aient de loin aux passants la modeste place
+o&ugrave; elle
+reposait. C'&eacute;tait vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous
+les jours
+ses promenades. L&agrave;, il passait de longues heures,
+d&eacute;vor&eacute; de regrets et
+de tristesse, et se livrant &agrave; tous les souvenirs qui pouvaient
+nourrir
+sa douleur.</p>
+<p>Ce fut l&agrave; que l'oncle Giraud vint le trouver tout &agrave;
+coup un matin. D&egrave;s
+le lendemain du jour o&ugrave; il avait surpris les deux amants
+ensemble, le
+bonhomme avait quitt&eacute; Paris avec sa ni&egrave;ce, avait
+ramen&eacute; Camille au Mans,
+et l'avait laiss&eacute;e dans sa propre maison, pour y attendre le
+r&eacute;sultat de
+la d&eacute;marche qu'il allait faire.</p>
+<p>Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'&ecirc;tre fid&egrave;le
+et de rester
+pr&ecirc;t &agrave; tenir sa parole. Orphelin d&egrave;s longtemps,
+ma&icirc;tre de sa fortune,
+n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volont&eacute;
+n'avait &agrave;
+craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son c&ocirc;t&eacute;, voulait
+bien servir
+de m&eacute;diateur et t&acirc;cher de marier les deux jeunes gens,
+mais il
+n'entendait pas que cette premi&egrave;re entrevue, qui lui semblait
+passablement &eacute;trange, p&ucirc;t se renouveler autrement qu'avec
+la permission
+du p&egrave;re et du notaire.</p>
+<p>Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on
+le
+pense, le plus grand &eacute;tonnement. Lorsque le bonhomme
+commen&ccedil;a &agrave; lui
+raconter cette rencontre &agrave; l'Op&eacute;ra, cette sc&egrave;ne
+bizarre et cette
+proposition plus singuli&egrave;re encore, il eut peine &agrave;
+concevoir qu'un tel
+roman f&ucirc;t possible. Forc&eacute; cependant de reconna&icirc;tre
+qu'on lui parlait
+s&eacute;rieusement, les objections auxquelles on s'attendait se
+pr&eacute;sent&egrave;rent
+aussit&ocirc;t &agrave; son esprit:</p>
+<p>&#8212;Que voulez-vous? dit-il &agrave; Giraud. Unir deux &ecirc;tres
+&eacute;galement
+malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre
+cr&eacute;ature dont je suis le p&egrave;re? Faut-il encore augmenter
+notre malheur en
+lui donnant un mari semblable &agrave; elle? Suis-je destin&eacute;
+&agrave; me voir entour&eacute;
+d'&ecirc;tres r&eacute;prouv&eacute;s du monde, objets de m&eacute;pris
+et de piti&eacute;? Dois-je passer
+ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence,
+avoir
+les yeux ferm&eacute;s par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas
+vanit&eacute;,
+Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon p&egrave;re, dois-je le
+laisser
+&agrave; des infortun&eacute;s qui ne pourront ni le signer ni le
+prononcer?</p>
+<p>&#8212;Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose.</p>
+<p>&#8212;Le signer! s'&eacute;cria le chevalier. &Ecirc;tes-vous
+priv&eacute; de raison?</p>
+<p>&#8212;Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait &eacute;crire,
+r&eacute;pliqua
+l'oncle. Je vous t&eacute;moigne et vous certifie qu'il &eacute;crit
+m&ecirc;me fort bien et
+m&ecirc;me tr&egrave;s couramment, comme sa proposition, que j'ai dans
+ma poche et
+qui est fort honn&ecirc;te, en fait foi.</p>
+<p>Le bonhomme montra en m&ecirc;me temps au chevalier le papier sur
+lequel le
+marquis de Maubray avait trac&eacute; le peu de mots qui exposaient,
+d'une
+mani&egrave;re laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa
+demande.</p>
+<p>&#8212;Que signifie cela? dit le p&egrave;re. Depuis quand les
+sourds-muets
+tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud?</p>
+<p>&#8212;Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille
+chose peut se faire. La v&eacute;rit&eacute; est que mon intention
+&eacute;tait tout
+bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce
+que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouv&eacute;
+&ecirc;tre l&agrave;, et
+il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait
+tr&egrave;s lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on
+&eacute;tait
+muet, c'&eacute;tait pour ne rien dire; mais pas du tout. Il
+para&icirc;t
+qu'aujourd'hui on a fait une d&eacute;couverte au moyen de laquelle
+tout ce
+monde-l&agrave; se comprend et fait tr&egrave;s bien la conversation.
+On dit que c'est
+un abb&eacute;, dont je ne sais plus le nom, qui a invent&eacute; ce
+moyen-l&agrave;. Quant &agrave;
+moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne
+qu'&agrave;
+mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins!</p>
+<p>&#8212;Est-ce s&eacute;rieux, ce que vous dites?</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s s&eacute;rieux. Ce petit marquis est riche, joli
+gar&ccedil;on; c'est un
+gentilhomme et un galant homme; je r&eacute;ponds de lui. Songez, je
+vous en
+prie, &agrave; une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle
+ne parle
+pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle
+devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voil&agrave; un homme
+qui
+l'aime; cet homme-l&agrave;, si vous la lui donnez, ne se
+d&eacute;go&ucirc;tera jamais
+d'elle &agrave; cause du d&eacute;faut qu'elle a au bout de la langue;
+il sait ce qui
+en est par lui-m&ecirc;me. Ils se comprennent, ces enfants, ils
+s'entendent,
+sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et
+&eacute;crire; Camille apprendra &agrave; en faire autant; cela ne lui
+sera pas plus
+difficile qu'&agrave; l'autre. Vous sentez bien que, si je vous
+proposais de
+marier votre fille &agrave; un aveugle, vous auriez le droit de me rire
+au nez;
+mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que,
+depuis seize ans que vous avez cette petite-l&agrave;, vous ne vous en
+&ecirc;tes
+jamais bien consol&eacute;. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme
+tout le
+monde s'en arrange, si vous, qui &ecirc;tes son p&egrave;re, vous ne
+pouvez pas en
+prendre votre parti?</p>
+<p>Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un
+regard du c&ocirc;t&eacute; du tombeau de sa femme, et semblait
+r&eacute;fl&eacute;chir
+profond&eacute;ment.</p>
+<p>&#8212;Rendre &agrave; ma fille l'usage de la pens&eacute;e! dit-il
+apr&egrave;s un long silence;
+Dieu le permettrait-il? est-ce possible?</p>
+<p>En ce moment, le cur&eacute; d'un village voisin entrait dans le
+jardin, venant
+d&icirc;ner au ch&acirc;teau. Le chevalier le salua d'un air distrait,
+puis, sortant
+tout &agrave; coup de sa r&ecirc;verie:</p>
+<p>-L'abb&eacute;, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les
+nouvelles, et vous
+recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un pr&ecirc;tre qui a
+entrepris l'&eacute;ducation des sourds-muets?</p>
+<p>Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait
+&eacute;tait
+un v&eacute;ritable cur&eacute; de campagne de ce temps-l&agrave;,
+homme simple et bon, mais
+fort ignorant, et partageant tous les pr&eacute;jug&eacute;s d'un
+si&egrave;cle o&ugrave; il y en
+avait tant, et de si funestes.</p>
+<p>&#8212;Je ne sais ce que monseigneur veut dire, r&eacute;pondit-il
+(traitant le
+chevalier en seigneur de village), &agrave; moins qu'il ne soit
+question de
+l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Pr&eacute;cis&eacute;ment, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on
+m'a dit; je ne
+m'en souvenais plus.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire?</p>
+<p>&#8212;Je ne saurais, r&eacute;pliqua le cur&eacute;, parler avec trop de
+circonspection
+d'une mati&egrave;re sur laquelle je ne puis me donner encore pour
+compl&egrave;tement
+&eacute;difi&eacute;. Mais je suis fond&eacute; &agrave; croire,
+d'apr&egrave;s le peu de renseignements
+qu'il m'a &eacute;t&eacute; loisible de recueillir &agrave; ce sujet,
+que ce monsieur de
+l'&Eacute;p&eacute;e, qui para&icirc;t &ecirc;tre, d'ailleurs, une
+personne tout &agrave; fait v&eacute;n&eacute;rable,
+n'a point atteint le but qu'il s'&eacute;tait propos&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Qu'entendez-vous par l&agrave;? dit l'oncle Giraud.</p>
+<p>&#8212;J'entends, dit le pr&ecirc;tre, que l'intention la plus pure peut
+quelquefois faillir par le r&eacute;sultat. Il est hors de doute,
+d'apr&egrave;s ce
+que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont
+&eacute;t&eacute; faits;
+mais j'ai tout lieu de croire que la pr&eacute;tention d'apprendre
+&agrave; lire aux
+sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout &agrave; fait
+chim&eacute;rique.</p>
+<p>&#8212;Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui
+&eacute;crit.</p>
+<p>&#8212;Je suis bien &eacute;loign&eacute;, r&eacute;pliqua le cur&eacute;,
+de vouloir vous contredire en
+aucune fa&ccedil;on; mais des personnes savantes et distingu&eacute;es,
+parmi
+lesquelles je pourrais m&ecirc;me citer des docteurs de la
+Facult&eacute; de Paris,
+m'ont assur&eacute; d'une mani&egrave;re p&eacute;remptoire que la
+chose &eacute;tait impossible.</p>
+<p>&#8212;Une chose qu'on voit ne peut pas &ecirc;tre impossible, reprit le
+bonhomme
+impatient&eacute;. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma
+poche,
+pour le montrer au chevalier; le voil&agrave;, c'est clair comme le
+jour.</p>
+<p>En parlant ainsi, le vieux ma&icirc;tre ma&ccedil;on avait de
+nouveau tir&eacute; son
+papier, et l'avait mis sous les yeux du cur&eacute;. Celui-ci, &agrave;
+demi &eacute;tonn&eacute;, &agrave;
+demi piqu&eacute;, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs
+fois &agrave;
+haute voix, et le rendit &agrave; l'oncle, ne sachant trop quoi dire.</p>
+<p>Le chevalier avait sembl&eacute; &eacute;tranger &agrave; la
+discussion; il continuait de
+marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant.</p>
+<p>&#8212;Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque &agrave;
+mon
+devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se
+pr&eacute;sente
+o&ugrave; cette pauvre fille, &agrave; qui je n'ai donn&eacute; que
+l'apparence de la vie,
+trouve une main qui recherche la sienne dans les t&eacute;n&egrave;bres
+o&ugrave; elle est
+plong&eacute;e. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour
+toujours, elle
+peut r&ecirc;ver qu'elle est heureuse. De quel droit l'en
+emp&ecirc;cherais-je? Que
+dirait sa m&egrave;re, si elle &eacute;tait l&agrave;?...</p>
+<p>Les regards du chevalier se report&egrave;rent encore une fois vers
+le tombeau,
+puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas &agrave;
+l'&eacute;cart avec
+lui, et lui dit &agrave; voix basse: Faites ce que vous voudrez.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous
+l'am&egrave;ne;
+elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant.</p>
+<p>&#8212;Jamais! r&eacute;pondit le p&egrave;re. T&acirc;chons ensemble
+qu'elle soit heureuse; mais
+la revoir, je ne le peux pas.</p>
+<p>Pierre et Camille furent mari&eacute;s &agrave; Paris, &agrave;
+l'&eacute;glise des Petits-P&egrave;res.
+Le gouverneur et l'oncle furent les seuls t&eacute;moins. Lorsque le
+pr&ecirc;tre
+officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez
+appris pour savoir &agrave; quel moment il fallait s'incliner en signe
+d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un r&ocirc;le qui &eacute;tait
+pourtant
+difficile &agrave; remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien
+comprendre; elle regarda son mari, et baissa la t&ecirc;te comme lui.</p>
+<p>Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez,
+pourrait-on
+dire. Lorsqu'ils sortirent de l'&eacute;glise, en se tenant la main
+pour
+toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait
+une assez grande maison. Camille, apr&egrave;s la messe, monta dans un
+brillant
+&eacute;quipage, qu'elle regardait avec une curiosit&eacute; enfantine.
+L'h&ocirc;tel dans
+lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet
+d'&eacute;tonnement. Ces
+appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient &ecirc;tre &agrave;
+elle, lui
+semblaient une merveille. Il &eacute;tait convenu, du reste, que ce
+mariage se
+ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la f&ecirc;te.<br />
+</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>X</h3>
+<br />
+<p>Camille devint m&egrave;re. Un jour que le chevalier faisait sa
+triste
+promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre
+&eacute;crite
+d'une main qui lui &eacute;tait inconnue, et o&ugrave; se trouvait un
+singulier
+m&eacute;lange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et
+renfermait ce qui suit:</p>
+<p>&laquo;O mon p&egrave;re! je parle, non pas avec ma bouche, mais
+avec ma main. Mes
+pauvres l&egrave;vres sont toujours ferm&eacute;es, et cependant je
+sais parler. Celui
+qui est mon ma&icirc;tre m'a appris &agrave; pouvoir vous
+&eacute;crire. Il m'a fait
+enseigner comme pour lui, par la m&ecirc;me personne qui l'avait
+&eacute;lev&eacute;, car
+vous savez qu'il est rest&eacute; comme moi tr&egrave;s longtemps. J'ai
+eu beaucoup de
+peine &agrave; apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler
+avec les
+doigts, ensuite on apprend des figures &eacute;crites. Il y en a de
+toutes
+sortes, qui expriment la peur, la col&egrave;re, et tout en
+g&eacute;n&eacute;ral. On est
+tr&egrave;s long &agrave; conna&icirc;tre tout, et encore plus &agrave;
+mettre des mots, &agrave; cause
+des figures qui ne sont pas la m&ecirc;me chose, mais enfin on en vient
+&agrave;
+bout, comme vous voyez. L'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e est un
+homme tr&egrave;s bon et tr&egrave;s
+doux, de m&ecirc;me que le p&egrave;re Vanin, de la Doctrine
+chr&eacute;tienne.</p>
+<div class="blkquot">
+<p>&laquo;J'ai un enfant qui est tr&egrave;s beau; je n'osais pas vous
+en parler avant
+de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu r&eacute;sister au
+plaisir que
+j'ai &agrave; vous &eacute;crire, malgr&eacute; notre peine car vous
+pensez bien que mon mari
+et moi nous sommes tr&egrave;s inquiets, surtout parce que nous ne
+pouvons pas
+entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne
+se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il
+ouvrira les l&egrave;vres et s'il les remuera avec le bruit des
+entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consult&eacute;
+des
+m&eacute;decins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux
+personnes
+aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont
+bien
+dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire.</p>
+<p>Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis
+longtemps, et comme nous sommes embarrass&eacute;s lorsqu'il ouvre ses
+petites
+l&egrave;vres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit!
+Soyez
+s&ucirc;r, mon p&egrave;re, que je pense bien &agrave; ma m&egrave;re,
+car elle a d&ucirc; s'inqui&eacute;ter
+comme moi. Vous l'avez bien aim&eacute;e, comme moi aussi j'aime mon
+enfant;
+mais je n'ai &eacute;t&eacute; pour vous qu'un sujet de chagrin.
+Maintenant que je
+sais lire et &eacute;crire, je comprends combien ma m&egrave;re a
+d&ucirc; souffrir.</p>
+<p>Si vous &eacute;tiez tout &agrave; fait bon pour moi, cher
+p&egrave;re, vous viendriez nous
+voir &agrave; Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance
+pour votre
+fille respectueuse.</p>
+<p style="text-align: right;">CAMILLE.&raquo;</p>
+</div>
+<p>Apr&egrave;s avoir lu cette lettre, le chevalier h&eacute;sita
+longtemps. Il avait eu
+d'abord peine &agrave; s'en fier &agrave; ses yeux, et &agrave; croire
+que c'&eacute;tait Camille
+elle-m&ecirc;me qui lui avait &eacute;crit; mais il fallait se rendre
+&agrave; l'&eacute;vidence.
+Qu'allait-il faire? S'il c&eacute;dait &agrave; sa fille, et s'il
+allait en effet &agrave;
+Paris, il s'exposait &agrave; retrouver, dans une douleur nouvelle,
+tous les
+souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas,
+il
+est vrai, mais qui n'en &eacute;tait pas moins le fils de sa fille,
+pouvait lui
+rendre les chagrins du pass&eacute;. Camille pouvait lui rappeler
+C&eacute;cile, et
+cependant il ne pouvait s'emp&ecirc;cher en m&ecirc;me temps de
+partager
+l'inqui&eacute;tude de cette jeune m&egrave;re attendant une parole de
+son enfant.</p>
+<p>&#8212;Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta.
+C'est moi qui ai fait ce mariage-l&agrave;, et je le tiens pour bon et
+durable.
+Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez,
+soit dit sans reproche, d'avoir oubli&eacute; votre femme au bal,
+moyennant
+quoi elle est tomb&eacute;e &agrave; l'eau? Oubliez-vous aussi cette
+petite?
+Pensez-vous que ce soit tout d'&ecirc;tre triste? Vous l'&ecirc;tes,
+j'en conviens,
+et m&ecirc;me plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas
+autre chose
+&agrave; faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais
+avec
+vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appel&eacute;
+aussi.
+Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frapp&eacute; &agrave; ma
+porte, moi qui
+lui ai toujours ouvert.</p>
+<p>&#8212;Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et
+cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laiss&eacute;e
+mourir
+d'une mort affreuse quand j'aurais d&ucirc; l'en pr&eacute;server. Si
+je dois en &ecirc;tre
+puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais
+m'en plaindre; quelque p&eacute;nible que soit pour moi ce spectacle,
+je dois
+m'y r&eacute;soudre et m'y condamner. Ce ch&acirc;timent m'est
+d&ucirc;. Que la fille me
+punisse d'avoir abandonn&eacute; la m&egrave;re! J'irai &agrave; Paris,
+je verrai cet enfant.
+J'ai d&eacute;laiss&eacute; ce que j'aimais, je me suis
+&eacute;loign&eacute; du malheur; je veux
+prendre maintenant un amer plaisir &agrave; le contempler.</p>
+<p>Dans un joli boudoir bois&eacute;, &agrave; l'entre-sol d'un bon
+h&ocirc;tel situ&eacute; dans le
+faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque
+le p&egrave;re et l'oncle arriv&egrave;rent. Sur une table
+&eacute;taient des dessins, des
+livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait
+sur le tapis.</p>
+<p>Le marquis s'&eacute;tait lev&eacute;; Camille courut &agrave; son
+p&egrave;re, qui l'embrassa
+tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du
+chevalier se report&egrave;rent aussit&ocirc;t sur l'enfant.
+Malgr&eacute; lui, l'horreur
+qu'il avait eue autrefois pour l'infirmit&eacute; de Camille reprenait
+place
+dans son c&#339;ur, &agrave; la vue de cet &ecirc;tre qui allait
+h&eacute;riter de la mal&eacute;diction
+qu'il lui avait l&eacute;gu&eacute;e. Il recula lorsqu'on le lui
+pr&eacute;senta.</p>
+<p>&#8212;Encore un muet! s'&eacute;cria-t-il.</p>
+<p>Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait
+compris.
+Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt
+sur ses petites l&egrave;vres, en les frottant un peu, comme pour
+l'inviter &agrave;
+parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis pronon&ccedil;a
+bien
+distinctement ces deux mots, que la m&egrave;re lui avait fait
+apprendre
+d'avance:&#8212;Bonjour, papa.</p>
+<p>&#8212;Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle
+Giraud.<br />
+<br />
+</p>
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE PIERRE ET
+CAMILLE.<br />
+<br />
+</p>
+<hr style="width: 65%;" />
+<a name="LE_SECRET_DE_JAVOTTE"></a>
+<h2>LE</h2>
+<h2>SECRET DE JAVOTTE</h2>
+<h2>1844</h2>
+<p style="text-align: center;"><img alt="LE SECRET DE JAVOTTE"
+ title="LE SECRET DE JAVOTTE" src="images/imag001.jpg"
+ style="width: 407px; height: 600px;" /><br />
+</p>
+<h5>LE SECRET DE JAVOTTE</h5>
+<h5>... deux jeunes gens,
+revenant de la chasse suivaient &agrave;
+cheval la route
+de Noisy...</h5>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens
+revenant
+de la chasse suivaient &agrave; cheval la route de Noisy, &agrave;
+quelque distance de
+Luzarches. Derri&egrave;re eux marchait un piqueur menant les chiens.
+Le soleil
+se couchait et dorait au loin la belle for&ecirc;t de Carenelle,
+o&ugrave; le feu duc
+de Bourbon aimait &agrave; chasser. Tandis que le plus jeune des deux
+cavaliers, &acirc;g&eacute; d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement
+sur sa
+monture, et s'amusait &agrave; sauter les haies, l'autre paraissait
+distrait et
+pr&eacute;occup&eacute;. Tant&ocirc;t il excitait son cheval et le
+frappait avec impatience,
+tant&ocirc;t il s'arr&ecirc;tait tout &agrave; coup et restait au pas
+en arri&egrave;re, comme
+absorb&eacute; par ses pens&eacute;es. &Agrave; peine
+r&eacute;pondait-il aux joyeux discours de son
+compagnon, qui, de son c&ocirc;t&eacute;, le raillait de son silence.
+En un mot, il
+semblait livr&eacute; &agrave; cette r&ecirc;verie bizarre,
+particuli&egrave;re aux savants et aux
+amoureux, qui sont rarement o&ugrave; ils paraissent &ecirc;tre.
+Arriv&eacute; &agrave; un
+carrefour, il mit pied &agrave; terre, et s'avan&ccedil;ant au bord
+d'un foss&eacute;, il
+ramassa une petite branche de saule qui &eacute;tait enfonc&eacute;e
+dans le sable
+assez profond&eacute;ment; il d&eacute;tacha une feuille de cette
+branche, et, sans
+qu'on l'aper&ccedil;&ucirc;t, la glissa furtivement dans son sein;
+puis, remontant
+aussit&ocirc;t &agrave; cheval:</p>
+<p>&#8212;Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux
+Clignets par le village; nous rentrerons, mon fr&egrave;re et moi, par
+la
+garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me
+ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux
+quelque
+troupeau de bestiaux rentrant &agrave; la ferme.</p>
+<p>Le piqueur ob&eacute;it et prit avec ses chiens un sentier
+trac&eacute; dans les
+roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le
+moins &acirc;g&eacute; des deux fr&egrave;res) partit d'un grand
+&eacute;clat de rire:</p>
+<p>&#8212;Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable
+ce
+soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit d&eacute;vor&eacute;e par un
+mouton? Mais tu
+as beau faire; je parierais que, malgr&eacute; toutes tes
+pr&eacute;cautions, cette
+pauvre b&ecirc;te, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque
+mauvais tour
+d'ici &agrave; une demi-heure.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque
+irrit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Mais, apparemment, r&eacute;pondit Armand en se rapprochant de son
+fr&egrave;re,
+parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta
+jument est sujette &agrave; caracoler quand elle voit la grille.
+Heureusement,
+ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est
+l&agrave;, et
+que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une
+jambe.</p>
+<p>&#8212;Mauvaise langue, dit Tristan souriant &agrave; son tour un peu
+&agrave; contre-c&#339;ur,
+qu'est-ce qui pourra donc te d&eacute;shabituer de tes m&eacute;chantes
+plaisanteries?</p>
+<p>&#8212;Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il
+&agrave;
+cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil,
+c'est
+de son &acirc;ge. N'as-tu pas l'honneur d'&ecirc;tre au service du roi
+dans le
+r&eacute;giment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime
+aussi la
+chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta
+veste rouge, est-ce que c'est un p&eacute;ch&eacute; mortel?</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coute, &eacute;cervel&eacute;, dit Tristan. Que tu badines
+ainsi entre nous, si
+cela te pla&icirc;t, rien de mieux; mais pense s&eacute;rieusement
+&agrave; ce que tu dis
+quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de
+notre m&egrave;re; sa maison est une des seules ressources que nous
+ayons dans
+le pays pour nous d&eacute;sennuyer de cette vie monotone qui t'amuse,
+toi,
+avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La
+marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances...</p>
+<p>&#8212;La plus agr&eacute;able, ajouta Armand.</p>
+<p>&#8212;Tant que tu voudras. Tu n'es pas f&acirc;ch&eacute;,
+toi-m&ecirc;me, d'aller &agrave; Renonval,
+lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre
+part que de nous brouiller avec ces gens-l&agrave;, et c'est ce que tes
+discours finiront par faire, si tu continues &agrave; jaser au hasard.
+Tu sais
+tr&egrave;s bien que je n'ai pas plus qu'un autre la pr&eacute;tention
+de plaire &agrave;
+madame de Vernage...</p>
+<p>&#8212;Prends garde &agrave; Gitana! s'&eacute;cria Armand. Regarde comme
+elle dresse les
+oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue.</p>
+<p>&#8212;Tr&ecirc;ve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et
+t&acirc;che d'y
+penser s&eacute;rieusement.</p>
+<p>&#8212;Je pense, dit Armand, et tr&egrave;s s&eacute;rieusement, que la
+marquise est tr&egrave;s
+bien en manches plates, et que le noir lui va &agrave; merveille.</p>
+&#8212;&Agrave;
+quel propos cela?
+<p>&#8212;&Agrave; propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit
+rien dans
+ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne
+t'ai
+pas entendu tr&egrave;s clairement dire que le noir &eacute;tait ta
+couleur, et cette
+bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la gr&acirc;ce
+de
+monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la
+plus noire de toutes ses robes?</p>
+<p>&#8212;Qu'y a-t-il d'&eacute;tonnant? n'est-il pas tout simple de changer
+de
+toilette pour d&icirc;ner?</p>
+<p>&#8212;Prends garde &agrave; Gitana, te dis-je; elle est capable de
+s'emporter, et
+de te mener tout droit, malgr&eacute; toi, &agrave; l'&eacute;curie de
+Renonval. Et la
+semaine derni&egrave;re, &agrave; la f&ecirc;te, cette m&ecirc;me
+marquise, toujours de noir
+v&ecirc;tue, n'a-t-elle pas trouv&eacute; naturel de m'installer dans
+la grande
+cal&egrave;che avec mon chien et monsieur le cur&eacute;, pour grimper
+dans ton
+tilbury, au risque de montrer sa jambe?</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux
+sub&icirc;t
+cette corv&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;Oui, mais cet <i>un</i>, c'est toujours moi. Je ne m'en plains
+pas, je ne
+suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse,
+n'a-t-elle pas imagin&eacute; de quitter sa voiture et de me prendre
+mon propre
+cheval, que je lui ai c&eacute;d&eacute; avec un
+d&eacute;sint&eacute;ressement admirable, pour
+qu'elle p&ucirc;t galoper dans les bois &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+monsieur l'officier?
+Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer
+dans tes d&eacute;n&eacute;gations, tu me devrais, honn&ecirc;tement
+parlant, ta confiance
+et tes secrets.</p>
+<p>&#8212;Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un &eacute;tourdi tel que
+toi, et
+quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes
+contes?</p>
+<p>&#8212;Prends garde &agrave; Gitana, mon fr&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que
+j'eusse
+fantaisie d'aller ce soir faire une visite &agrave; Renonval, qu'y
+aurait-il
+d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un pr&eacute;texte pour te prier
+d'y venir
+avec moi ou de rentrer seul &agrave; la maison?</p>
+<p>&#8212;Non, certainement; de m&ecirc;me que, si nous venions &agrave;
+rencontrer madame de
+Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de
+surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long,
+il
+est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de
+moins en comparaison de l'&eacute;ternit&eacute;? La marquise doit nous
+avoir entendus
+sonner du cor; il serait bien juste qu'elle pr&icirc;t le frais sur la
+route,
+en compagnie de son in&eacute;vitable adorateur et voisin, M. de la
+Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de
+la
+Bretonni&egrave;re m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une
+femme
+d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot
+et tra&icirc;ne partout une pareille ombre?</p>
+<p>&#8212;Il est certain, r&eacute;pondit Armand, que le personnage est lourd
+et
+indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme,
+cr&eacute;&eacute; et mis
+au monde pour l'&eacute;tat de voisin. Voisiner est son lot; c'est
+m&ecirc;me presque
+sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu
+un homme mieux &eacute;tabli que lui hors de chez soi. Si on va
+d&icirc;ner chez
+madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il
+chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et
+remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et
+classique,
+qui se croit oblig&eacute; de rire si la ma&icirc;tresse du logis dit
+un bon mot; il
+serait plut&ocirc;t dispos&eacute;, s'il osait, &agrave; tout
+bl&acirc;mer et tout contrecarrer.
+S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver
+que le barom&egrave;tre est &agrave; variable. Si quelqu'un cite une
+anecdote, ou
+parle d'une curiosit&eacute;, il a vu quelque chose de bien mieux; mais
+il ne
+daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la t&ecirc;te avec une
+modestie
+&agrave; le souffleter. L'assommante cr&eacute;ature! je ne sais pas,
+en v&eacute;rit&eacute;, s'il
+est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage,
+quand il est l&agrave;, sans que sa t&ecirc;te inqui&egrave;te et
+effarouch&eacute;e vienne se
+placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas
+d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur
+sp&eacute;ciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant,
+d'&ecirc;tre plus
+ennuyeux qu'un bavard, rien que par la fa&ccedil;on dont il regarde
+parler les
+autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste &agrave; la
+vie, et
+t&acirc;che de g&ecirc;ner, de d&eacute;courager et d'impatienter les
+vivants. Avec tout
+cela, la marquise le supporte; elle a la charit&eacute; de
+l'&eacute;couter, de
+l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en
+d&eacute;barrassera jamais.</p>
+<p>&#8212;Qu'entends-tu par l&agrave;? demanda Tristan, un peu troubl&eacute;
+&agrave; ce dernier
+mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable?</p>
+<p>&#8212;Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indiff&eacute;rence
+railleuse.
+Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est
+gar&ccedil;on
+et fort &agrave; l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite
+meute,
+et un grand vieux carrosse. Il poss&egrave;de sur tout autre,
+pr&egrave;s de la
+marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans
+et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en
+cong&eacute;, permets-moi de te le dire tout bas, peut &eacute;blouir
+et plaire en
+passant; mais celui qui est l&agrave; tous les jours a quinte et
+quatorze par
+&eacute;tat, sans compter l'industrie, comme dit Basile.</p>
+<p>Tandis que les deux fr&egrave;res causaient ainsi, ils avaient
+laiss&eacute; les bois
+derri&egrave;re eux et commen&ccedil;aient &agrave; entrer dans les
+vignes. D&eacute;j&agrave; ils
+apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval.</p>
+<p>&#8212;Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualit&eacute;s;
+mais c'est
+une coquette. Elle passe pour d&eacute;vote, et elle a un chapelet
+b&eacute;nit
+accroch&eacute; &agrave; son &eacute;tag&egrave;re; mais elle aime
+assez les fleurettes. Ne t'en
+d&eacute;plaise, c'est, &agrave; mon avis, une femme difficile &agrave;
+deviner et
+passablement dangereuse.</p>
+<p>&#8212;Cela est possible, dit Tristan.</p>
+<p>&#8212;Et m&ecirc;me probable, reprit son fr&egrave;re. Je ne suis pas
+f&acirc;ch&eacute; que tu le
+penses comme moi, et je te dirai volontiers &agrave; mon tour: Parlons
+s&eacute;rieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la
+conna&icirc;tre et de
+l'&eacute;tudier de pr&egrave;s. Toi, tu viens ici pour quelques jours;
+tu es un jeune
+et beau gar&ccedil;on, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne
+sais que
+faire, elle te pla&icirc;t, tu lui en contes, et elle te laisse dire.
+Moi, qui
+la vois l'hiver comme l'&eacute;t&eacute;, &agrave; Paris comme
+&agrave; la campagne, je suis moins
+confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval
+et me laisse en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te avec le cur&eacute;. Ses
+grands yeux noirs, qu'elle
+baisse vers la terre avec une modestie parfois si s&eacute;v&egrave;re,
+savent se
+relever vers toi, j'en suis bien s&ucirc;r, lorsque vous courez la
+for&ecirc;t, et
+je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a
+tourn&eacute; la
+t&ecirc;te, &agrave; ma connaissance, &agrave; trois ou quatre pauvres
+petits gar&ccedil;ons qui
+ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma
+pens&eacute;e?
+Je te dirai, en style de Scud&eacute;ry, qu'on p&eacute;n&egrave;tre
+assez facilement jusqu'&agrave;
+l'antichambre de son c&#339;ur, mais que l'appartement est toujours
+ferm&eacute;,
+peut-&ecirc;tre parce qu'il n'y a personne.</p>
+<p>&#8212;Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain
+caract&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Non pas &agrave; son avis: qu'a-t-on &agrave; lui reprocher? Est-ce
+sa faute si on
+devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait gu&egrave;re plus de trente
+ans,
+elle dit &agrave; qui veut l'entendre qu'elle a renonc&eacute;, depuis
+qu'elle est
+veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre,
+monter &agrave; cheval et prier Dieu. Elle fait l'aum&ocirc;ne et va
+&agrave; confesse; or,
+toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sinc&egrave;rement
+et
+v&eacute;ritablement religieuse, est la pire esp&egrave;ce de coquette
+que la
+civilisation ait invent&eacute;e. Une femme pareille, s&ucirc;re
+d'elle-m&ecirc;me, belle
+encore et jouissant volontiers des petits privil&egrave;ges de la
+beaut&eacute;, sait
+composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine
+confession. Aux moments m&ecirc;mes o&ugrave; elle semble se livrer
+avec le plus
+charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si
+le bout de son pied est suffisamment cach&eacute; sous sa robe, et
+calcule la
+place o&ugrave; elle peut laisser prendre, sans p&eacute;ch&eacute;, un
+baiser sur sa
+mitaine. &Agrave; quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne
+pas
+&ecirc;tre franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer
+&agrave; la
+tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne
+saurait dire qu'elle soit sinc&egrave;re ni hypocrite; elle est ainsi
+et elle
+pla&icirc;t; ses victimes passent et disparaissent. La
+Bretonni&egrave;re, le
+silencieux, restera jusqu'&agrave; sa mort, tr&egrave;s probablement,
+sur le seuil du
+temple o&ugrave; ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire
+l'encens.</p>
+<p>Tristan, pendant que son fr&egrave;re parlait, avait
+arr&ecirc;t&eacute; son cheval. La
+grille du ch&acirc;teau de Renonval n'&eacute;tait plus
+&eacute;loign&eacute;e que d'une centaine
+de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait pr&eacute;vu, madame
+de
+Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle &eacute;tait seule,
+contre
+l'ordinaire. Tristan changea tout &agrave; coup de visage.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es
+homme et tu as
+du c&#339;ur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni
+loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on
+m'a
+dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugu&eacute;
+par cette
+femme; elle est si charmante, si aimable, si s&eacute;duisante, quand
+elle
+veut...</p>
+<p>&#8212;Je le sais tr&egrave;s bien, dit Armand.</p>
+<p>&#8212;Non, s'&eacute;cria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de
+gr&acirc;ce, de
+douceur, de pi&eacute;t&eacute;, car enfin elle fait l'aum&ocirc;ne,
+comme tu dis, et
+remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les
+dehors de la franchise et de la bont&eacute;, elle puisse &ecirc;tre
+telle que tu te
+l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en
+chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier &agrave; ta parole.
+Je vais
+&agrave; Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne m&egrave;re
+s'inqui&egrave;te de ne
+pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon
+cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte
+visite, et je reviendrai sur-le-champ.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi ce myst&egrave;re, s'il en est ainsi?</p>
+<p>&#8212;Parce que la marquise elle-m&ecirc;me reconna&icirc;t que c'est le
+plus sage. Les
+gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes
+ensemble. Garde-moi le secret; &agrave; ce soir.</p>
+<p>Sans attendre une r&eacute;ponse, Tristan partit au galop.</p>
+<p>Demeur&eacute; seul, Armand changea de route, et prit un chemin de
+traverse qui
+le menait plus vite chez lui. Ce n'&eacute;tait pas, on le pense bien,
+sans
+d&eacute;plaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son
+fr&egrave;re
+s'&eacute;loigner. Jeune d'ann&eacute;es, mais d&eacute;j&agrave;
+m&ucirc;ri par une pr&eacute;coce exp&eacute;rience du
+monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent l&eacute;ger en
+apparence,
+avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier
+distingu&eacute; dans l'arm&eacute;e, courait en Alg&eacute;rie les
+chances de la guerre, et
+se livrait parfois aux dangereux &eacute;carts d'une imagination vive
+et
+passionn&eacute;e, Armand restait &agrave; la maison et tenait
+compagnie &agrave; sa vieille
+m&egrave;re. Tristan le raillait parfois de ses go&ucirc;ts
+s&eacute;dentaires, et
+l'appelait monsieur l'abb&eacute;, pr&eacute;tendant que, sans la
+R&eacute;volution, il
+aurait port&eacute; la tonsure, en sa qualit&eacute; de cadet; mais
+cela ne le f&acirc;chait
+pas.&#8212;Va pour le titre, r&eacute;pondait-il, mais donne-moi le
+b&eacute;n&eacute;fice. La
+baronne de Berville, la m&egrave;re, veuve depuis longtemps, habitait
+le Marais
+en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce
+n'&eacute;tait pas une maison assez riche pour entretenir un grand
+&eacute;quipage,
+mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait
+ses enfants, on avait fait venir des <i>foxhounds</i> d'Angleterre;
+quelques
+voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes r&eacute;unies
+formaient
+de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la
+for&ecirc;t de Carenelle. Ainsi s'&eacute;taient &eacute;tablies
+rapidement, entre les
+habitants des Clignets et ceux de deux ou trois ch&acirc;teaux des
+environs,
+des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on
+vient de le voir, &eacute;tait la reine du canton. Depuis le sieur de
+Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'&agrave;
+l'&eacute;l&eacute;gant un peu
+arri&eacute;r&eacute; de Luzarches, tout rendait hommage &agrave; la
+belle marquise, voire
+m&ecirc;me le cur&eacute; de Noisy. Renonval &eacute;tait le
+rendez-vous de ce qu'il y avait
+de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes
+&eacute;taient
+d'accord pour vanter, comme Tristan, la gr&acirc;ce et la bont&eacute;
+de la
+ch&acirc;telaine. Personne ne r&eacute;sistait &agrave; l'empire
+souverain qu'elle exer&ccedil;ait,
+comme on dit, sur les c&#339;urs; et c'est pr&eacute;cis&eacute;ment
+pourquoi Armand &eacute;tait
+f&acirc;ch&eacute; que son fr&egrave;re ne rev&icirc;nt pas souper avec
+lui.</p>
+<p>Il ne lui fut pas difficile de trouver un pr&eacute;texte pour
+justifier cette
+absence, et de dire &agrave; la baronne en rentrant que Tristan
+s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;
+chez un fermier, avec lequel il &eacute;tait en march&eacute; pour un
+coin de terre.
+Madame de Berville, qui ne d&icirc;nait qu'&agrave; neuf heures quand
+ses enfants
+allaient &agrave; la chasse, afin de prendre son repas en famille,
+voulut
+attendre pour se mettre &agrave; table que son fils a&icirc;n&eacute;
+fut revenu. Armand,
+mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son
+m&eacute;tier,
+parut m&eacute;diocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait.
+Peut-&ecirc;tre
+craignait-il, &agrave; part lui, que la visite &agrave; Renonval ne se
+prolonge&acirc;t plus
+longtemps qu'il n'avait &eacute;t&eacute; dit. Quoi qu'il en f&ucirc;t,
+il prit d'abord,
+pour se donner un peu de patience, un &agrave;-compte sur le
+d&icirc;ner, puis il
+alla visiter ses chiens et jeter &agrave; l'&eacute;curie le coup d'&#339;il
+du ma&icirc;tre, et
+revint s'&eacute;tendre sur un canap&eacute;, d&eacute;j&agrave;
+&agrave; moiti&eacute; endormi par la fatigue de
+la journ&eacute;e.</p>
+<p>La nuit &eacute;tait venue, et le temps s'&eacute;tait mis &agrave;
+l'orage. Madame de
+Berville, assise, comme de coutume, devant son m&eacute;tier &agrave;
+tapisserie,
+regardait la pendule, puis la fen&ecirc;tre, o&ugrave; ruisselait la
+pluie. Une
+demi-heure s'&eacute;coula lentement, et bient&ocirc;t vint
+l'inqui&eacute;tude.</p>
+<p>&#8212;Que fait donc ton fr&egrave;re? disait la baronne; il est
+impossible qu'&agrave;
+cette heure et par un temps semblable il s'arr&ecirc;te si longtemps en
+route;
+quelque accident lui sera arriv&eacute;: je vais envoyer &agrave; sa
+rencontre.</p>
+<p>&#8212;C'est inutile, r&eacute;pondait Armand; je vous jure qu'il se porte
+aussi
+bien que nous, et peut-&ecirc;tre mieux; car, voyant cette pluie, il se
+sera
+sans doute fait donner &agrave; souper dans quelque cabaret de Noisy,
+pendant
+que nous sommes &agrave; l'attendre.</p>
+<p>L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit
+le
+d&icirc;ner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de
+laisser
+ainsi sa m&egrave;re dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait
+inutile;
+mais il avait donn&eacute; sa parole. De son c&ocirc;t&eacute;, madame
+de Berville voyait
+ais&eacute;ment, sur le visage de son fils, l'inqui&eacute;tude qui
+l'agitait; elle
+n'en p&eacute;n&eacute;trait pas la cause, mais l'effet ne lui
+&eacute;chappait pas. Habitu&eacute;e
+&agrave; toute la tendresse et aux confidences m&ecirc;me d'Armand,
+elle sentait que,
+s'il gardait le silence, c'est qu'il y &eacute;tait oblig&eacute;. Par
+quelle raison?
+elle l'ignorait, mais elle respectait cette r&eacute;serve, tout en ne
+pouvant
+s'emp&ecirc;cher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air
+craintif et presque suppliant, puis elle &eacute;coutait gronder la
+foudre, et
+haussait les &eacute;paules en soupirant. Ses mains tremblaient,
+malgr&eacute; elle,
+de l'effort qu'elle faisait pour para&icirc;tre tranquille. &Agrave;
+mesure que
+l'heure avan&ccedil;ait, Armand se sentait de moins en moins le courage
+de
+tenir sa promesse. Le d&icirc;ner termin&eacute;, il n'osait se lever;
+la m&egrave;re et le
+fils rest&egrave;rent longtemps seuls, appuy&eacute;s sur la table
+desservie, et se
+comprenant sans ouvrir les l&egrave;vres.</p>
+<p>Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne &eacute;tant
+venue apporter
+les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir &agrave; son
+fils, et se
+retira dans son appartement pour dire ses pri&egrave;res
+accoutum&eacute;es.</p>
+<p>&#8212;Que fait-il, en effet, cet &eacute;tourdi gar&ccedil;on? se disait
+Armand, tout en
+se d&eacute;barrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de
+chasseur.
+Rien de bien inqui&eacute;tant, cela est probable. Il fait les yeux
+doux &agrave;
+madame de Vernage, et subit le silence imposant de la
+Bretonni&egrave;re.
+Est-ce bien s&ucirc;r? Il me semble qu'&agrave; cette heure-ci la
+Bretonni&egrave;re doit
+&ecirc;tre dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai
+que
+Tristan est peut-&ecirc;tre en route aussi; j'en doute, pourtant; le
+chemin
+n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter &agrave; cheval. D'une
+autre
+part, il y a d'excellents lits &agrave; Renonval, et une marquise si
+polie peut
+certainement offrir un asile &agrave; un capitaine surpris par l'orage.
+Il est
+probable, tout bien consid&eacute;r&eacute;, que Tristan ne reviendra
+que demain. Cela
+est f&acirc;cheux, pour deux raisons: d'abord cela inqui&egrave;te
+notre m&egrave;re, et
+puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouv&eacute;s
+chez une
+voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit
+pass&eacute;e sous
+le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont
+on r&ecirc;ve. Quelquefois m&ecirc;me, on ne dort pas du tout. Que
+va-t-il advenir
+de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du c&#339;ur
+pour deux, mais tant pis. Elle trouvera ais&eacute; de le jouer, trop
+ais&eacute;,
+peut-&ecirc;tre, c'est l&agrave; mon espoir. Elle d&eacute;daignera
+d'en agir faussement
+envers un si loyal caract&egrave;re. Mais, apr&egrave;s tout, se disait
+encore Armand,
+en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau
+et brave. Il s'est tir&eacute; d'affaire &agrave; Constantine, il s'en
+tirera &agrave;
+Renonval.</p>
+<p>Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence
+r&eacute;gnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se
+fit
+entendre sur la route. Il &eacute;tait deux heures du matin; une voix
+imp&eacute;rieuse cria qu'on ouvr&icirc;t, et tandis que le
+gar&ccedil;on d'&eacute;curie levait
+lourdement, l'une apr&egrave;s l'autre, les barres de fer qui
+retenaient la
+grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, &agrave;
+pousser de
+longs g&eacute;missements. Armand, qui dormait de tout son c&#339;ur,
+r&eacute;veill&eacute; en
+sursaut, vit tout &agrave; coup devant lui son fr&egrave;re tenant un
+flambeau et
+envelopp&eacute; d'un manteau d&eacute;gouttant de pluie.</p>
+<p>&#8212;Tu rentres &agrave; cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou
+bien
+matin.</p>
+<p>Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec
+l'accent
+d'une col&egrave;re presque furieuse:</p>
+<p>&#8212;Tu avais raison, c'est la derni&egrave;re des femmes, et je ne la
+reverrai de
+ma vie.</p>
+<p>Apr&egrave;s quoi il sortit brusquement.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3><br />
+</h3>
+<h3>II
+</h3>
+<p>Malgr&eacute; toutes les questions, toutes les instances que put
+faire Armand,
+Tristan ne voulut donner &agrave; son fr&egrave;re aucune explication
+des &eacute;tranges
+paroles qu'il avait prononc&eacute;es en rentrant. Le lendemain, il
+annon&ccedil;a &agrave;
+sa m&egrave;re que ses affaires le for&ccedil;aient d'aller &agrave;
+Paris pour quelques
+jours, et donna ses ordres en cons&eacute;quence; il avait le dessein
+de partir
+le soir m&ecirc;me.</p>
+<p>&#8212;Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une
+fa&ccedil;on
+un peu cavali&egrave;re. Tu me fais la moiti&eacute; d'une confidence,
+et tu t'en vas
+d'un jour &agrave; l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que
+je
+pense de ce d&eacute;part impromptu?</p>
+<p>&#8212;Ce qu'il te plaira, r&eacute;pondit Tristan avec une
+indiff&eacute;rence si
+tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunt&eacute;, tu ne feras
+qu'y
+perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de col&egrave;re, il est vrai,
+pour une
+bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras
+l'appeler. La Bretonni&egrave;re m'a ennuy&eacute;; la marquise
+&eacute;tait de mauvaise
+humeur; l'orage m'a contrari&eacute;; je suis revenu je ne sais
+pourquoi, et je
+t'ai parl&eacute; sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si
+tu
+veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais,
+&agrave; la
+premi&egrave;re occasion, tu nous verras amis comme devant.</p>
+<p>&#8212;Tout cela est bel et bon, r&eacute;pliquait Armand, mais tu ne
+parlais pas
+hier par &eacute;nigme, quand tu m'as dit: C'est la derni&egrave;re des
+femmes. Il n'y
+a l&agrave; mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arriv&eacute;
+que tu caches.</p>
+<p>&#8212;Et que veux-tu qu'il me soit arriv&eacute;? demandait Tristan.</p>
+<p>&Agrave; cette question, Armand baissait la t&ecirc;te, et restait
+muet; car en
+pareille circonstance, du moment que son fr&egrave;re se taisait, toute
+supposition, m&ecirc;me faite en plaisantant, pouvait &ecirc;tre
+ais&eacute;ment blessante.</p>
+<p>Vers le milieu de la journ&eacute;e, une cal&egrave;che
+d&eacute;couverte entra dans la cour
+des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, &agrave; l'air
+gauche
+et endimanch&eacute;, descendit aussit&ocirc;t de la voiture, baissa
+lui-m&ecirc;me le
+marchepied et pr&eacute;senta la main &agrave; une grande et belle
+femme, mise
+simplement et avec go&ucirc;t. C'&eacute;tait madame de Vernage et la
+Bretonni&egrave;re qui
+venaient faire visite &agrave; la baronne. Tandis qu'ils montaient le
+perron,
+o&ugrave; madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le
+visage de son
+fr&egrave;re avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais
+Tristan le
+regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de
+nouveau.</p>
+<p>&Agrave; la tournure ais&eacute;e que prit la conversation, aux
+politesses froides,
+mais sans nulle contrainte, qu'&eacute;chang&egrave;rent Tristan et la
+marquise, il ne
+semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se f&ucirc;t
+pass&eacute; la
+veille. La marquise apportait &agrave; madame de Berville, qui aimait
+les
+oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonni&egrave;re l'avait dans
+son
+chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la voli&egrave;re.
+La
+Bretonni&egrave;re, bien entendu, donna le bras &agrave; la baronne;
+les deux jeunes
+gens rest&egrave;rent pr&egrave;s de madame de Vernage. Elle paraissait
+plus gaie que
+de coutume; elle marchait au hasard de c&ocirc;t&eacute; et d'autre
+sans respect pour
+les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous?</p>
+<p>Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son
+d&eacute;part. Il l'annon&ccedil;a effectivement du ton le plus calme;
+mais, en m&ecirc;me
+temps, il fixa sur la marquise un regard p&eacute;n&eacute;trant,
+presque dur et
+offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda
+m&ecirc;me
+pas quand il comptait revenir.</p>
+<p>&#8212;En ce cas-l&agrave;, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le
+seul
+repr&eacute;sentant des Berville que nous verrons &agrave; Renonval;
+car je suppose
+que nous vous aurons. La Bretonni&egrave;re dit qu'il a
+d&eacute;couvert, avec les
+lunettes de mon garde, une esp&egrave;ce de cochon sauvage &agrave; qui
+la barbe vient
+comme aux oiseaux les plumes...</p>
+<p>&#8212;Point du tout, dit la Bretonni&egrave;re, c'est une sorte de truie
+chinoise,
+de couleur noire, appel&eacute;e tonkin. Lorsque ces animaux quittent
+la
+basse-cour et s'habituent &agrave; vivre dans les bois...</p>
+<p>&#8212;Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, &agrave; force
+de manger
+du gland, les d&eacute;fenses leur poussent au bout du museau.</p>
+<p>&#8212;C'est de toute v&eacute;rit&eacute;, r&eacute;pondit la
+Bretonni&egrave;re, non pas, il est vrai,
+&agrave; la premi&egrave;re, ni m&ecirc;me &agrave; la seconde
+g&eacute;n&eacute;ration; mais il suffit que le
+fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait.</p>
+<p>&#8212;Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de
+faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une for&ecirc;t,
+il en
+r&eacute;sulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la
+t&ecirc;te. Et
+c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la
+main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne
+r&eacute;ussit
+&agrave; personne.</p>
+<p>&#8212;Cela est encore vrai, dit la Bretonni&egrave;re; la sauvagerie est
+un grand
+d&eacute;faut.</p>
+<p>&#8212;Elle vaut pourtant mieux, r&eacute;pondit Tristan, qu'une certaine
+esp&egrave;ce de
+domesticit&eacute;.</p>
+<p>La Bretonni&egrave;re ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il
+devait se
+f&acirc;cher.</p>
+<p>&#8212;Oui, dit madame de Berville &agrave; la marquise, vous avez bien
+raison.
+Grondez-moi ce m&eacute;chant gar&ccedil;on, qui est toujours sur les
+grands chemins,
+et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller &agrave; Paris.
+D&eacute;fendez-lui
+donc de partir.</p>
+<p>Madame de Vernage, qui, tout &agrave; l'heure, n'avait pas dit un
+mot pour
+essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi pri&eacute;e de le faire, y
+mit
+aussit&ocirc;t toute l'insistance et toute la bonne gr&acirc;ce dont
+elle &eacute;tait
+capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour
+dire &agrave; Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires
+&agrave; Paris,
+que la curiosit&eacute; d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur
+tout au
+monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir d&eacute;jeuner
+le
+lendemain &agrave; Renonval. Tristan r&eacute;pondait &agrave; chacun
+de ses compliments par
+un de ces petits saluts insignifiants qu'ont invent&eacute;s les gens
+qui ne
+savent quoi dire: il &eacute;tait clair que sa patience &eacute;tait
+mise &agrave; une
+cruelle &eacute;preuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus
+qu'elle
+pr&eacute;voyait, et, d&egrave;s qu'elle eut cess&eacute; de parler,
+elle se retourna et
+s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle e&ucirc;t
+r&eacute;p&eacute;t&eacute; une com&eacute;die
+et que son r&ocirc;le e&ucirc;t &eacute;t&eacute; fini.</p>
+<p>&#8212;Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui
+qui
+en veut &agrave; l'autre? Est-ce mon fr&egrave;re? est-ce la
+Bretonni&egrave;re? Que vient
+faire ici la marquise?</p>
+<p>La fa&ccedil;on d'&ecirc;tre de madame de Vernage &eacute;tait, en
+effet, difficile &agrave;
+comprendre. Tant&ocirc;t elle t&eacute;moignait &agrave; Tristan une
+froideur et une
+indiff&eacute;rence marqu&eacute;es; tant&ocirc;t elle paraissait le
+traiter avec plus de
+familiarit&eacute; et de coquetterie qu'&agrave;
+l'ordinaire.&#8212;Cassez-moi donc cette
+branche-l&agrave;, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du
+monde ce
+soir, je veux &ecirc;tre toute en fleurs; je compte mettre une robe
+botanique, et avoir un jardin sur la t&ecirc;te.</p>
+<p>Tristan ob&eacute;issait: il le fallait bien. La marquise se trouva
+bient&ocirc;t
+avoir une v&eacute;ritable botte de fleurs, mais aucune ne lui
+plaisait.&#8212;Vous
+n'&ecirc;tes pas connaisseur, disait-elle, vous &ecirc;tes un mauvais
+jardinier;
+vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez
+les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir.</p>
+<p>En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait
+tomber &agrave; terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce
+d&eacute;dain
+sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du
+monde.</p>
+<p>Il y avait au milieu du parc une petite rivi&egrave;re avec un pont
+de bois qui
+&eacute;tait bris&eacute;, mais dont il restait encore quelques
+planches. La
+Bretonni&egrave;re, selon sa manie, d&eacute;clara qu'il y avait danger
+&agrave; s'y
+hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise
+voulut passer, et commen&ccedil;ait &agrave; prendre les devants, quand
+la baronne lui
+repr&eacute;senta qu'en effet ce pont &eacute;tait vermoulu, et qu'elle
+courait le
+risque d'une chute assez grave.</p>
+<p>&#8212;Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire
+les
+honneurs de la profondeur de votre rivi&egrave;re; et si je faisais
+comme
+Cond&eacute;, qu'est-ce qu'il arriverait donc?</p>
+<p>Devant monter &agrave; cheval, au retour, elle avait &agrave; la
+main une cravache.
+Elle la jeta de l'autre c&ocirc;t&eacute; de l'eau, dans une petite
+&icirc;le:&#8212;Maintenant, messieurs, reprit-elle, voil&agrave; mon
+b&acirc;ton jet&eacute; &agrave;
+l'ennemi. Qui de vous ira le chercher?</p>
+<p>&#8212;C'est fort imprudent, dit la Bretonni&egrave;re; cette cravache est
+fort
+jolie, la pomme en est tr&egrave;s bien cisel&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Y aura-t-il du moins une r&eacute;compense honn&ecirc;te? demanda
+Armand.</p>
+<p>&#8212;Fi donc! s'&eacute;cria la marquise. Vous marchandez avec la
+gloire! Et vous,
+monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan,
+qu'est-ce que vous dites? passerez-vous?</p>
+<p>Tristan semblait h&eacute;siter, non par crainte du danger ni du
+ridicule, mais
+par un sentiment de r&eacute;pugnance &agrave; se voir ainsi
+provoqu&eacute; pour une
+semblable bagatelle. Il fron&ccedil;a le sourcil et r&eacute;pondit
+froidement:</p>
+<p>&#8212;Non, madame.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre
+Phanor &eacute;tait
+l&agrave;, il m'aurait d&eacute;j&agrave; rendu ma cravache.</p>
+<p>La Bretonni&egrave;re, t&acirc;tant le pont avec sa canne, le
+contemplait d'un air de
+r&eacute;flexion profonde; appuy&eacute;e nonchalamment sur la poutre
+bris&eacute;e qui
+servait de rampe, la marquise s'amusait &agrave; faire plier les
+planches en se
+balan&ccedil;ant au-dessus de l'eau: elle s'&eacute;lan&ccedil;a tout
+&agrave; coup, traversa le
+pont avec une vivacit&eacute; et une l&eacute;g&egrave;ret&eacute;
+charmantes, et se mit &agrave; courir
+dans l'&icirc;le. Armand avait voulu la pr&eacute;venir, mais son
+fr&egrave;re lui prit le
+bras, et, se mettant &agrave; marcher &agrave; grands pas,
+l'entra&icirc;na &agrave; l'&eacute;cart dans
+une all&eacute;e; l&agrave;, d&egrave;s que les deux jeunes gens furent
+seuls:</p>
+<p>&#8212;La patience m'&eacute;chappe, dit Tristan. J'esp&egrave;re que tu
+ne me crois pas
+assez sot pour me f&acirc;cher d'une plaisanterie; mais cette
+plaisanterie a
+un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver,
+jouer avec ma col&egrave;re, et voir jusqu'&agrave; quel point
+j'endurerai son audace;
+elle sait ce que signifie son froid persiflage. Mis&eacute;rable c&#339;ur!
+m&eacute;prisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me
+laisser
+m'&eacute;loigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite
+vanit&eacute;, et se
+faire une sorte de triomphe d'une discr&eacute;tion qu'on ne lui doit
+pas!</p>
+<p>&#8212;Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il?</p>
+<p>&#8212;Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es int&eacute;ress&eacute;,
+puisque tu es mon
+fr&egrave;re. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et
+que tu
+me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au
+carrefour des Roches. Il y avait &agrave; terre une branche de saule,
+que tu ne
+m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'&eacute;tait madame de
+Vernage
+qui l'avait enfonc&eacute;e dans le sable, en se promenant le matin.
+Elle riait
+tout &agrave; l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais
+celle-l&agrave;
+avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de
+la
+marquise &eacute;taient all&eacute;s chez son oncle &agrave; Beaumont,
+que la Bretonni&egrave;re ne
+viendrait pas d&icirc;ner, et que, si je craignais d'&eacute;veiller
+les gens en
+sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval
+chez
+le bonhomme du H&eacute;loy.</p>
+<p>&#8212;Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule!</p>
+<p>&#8212;Oui, et pl&ucirc;t &agrave; Dieu que j'eusse repouss&eacute; du
+pied ce brin de saule
+comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et
+tu
+l'as vu toi-m&ecirc;me, je l'aimais, j'&eacute;tais sous le charme.
+Quelle
+bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'&eacute;tais tout amour,
+j'aurais
+donn&eacute; mon sang pour elle, et aujourd'hui...</p>
+<p>&#8212;Eh bien, aujourd'hui?</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches
+d'abord une
+petite aventure qui m'est arriv&eacute;e l'an pass&eacute;. Tu sauras
+donc qu'au bal
+de l'Op&eacute;ra j'ai rencontr&eacute; une esp&egrave;ce de grisette,
+de modiste, je ne sais
+quoi. Je suis venu &agrave; faire sa connaissance par un hasard assez
+singulier. Elle &eacute;tait assise &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi,
+et je ne faisais nulle
+attention &agrave; elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me
+dire
+bonsoir. Au m&ecirc;me instant, ma voisine, comme effray&eacute;e,
+cacha sa t&ecirc;te
+derri&egrave;re mon &eacute;paule; elle me dit &agrave; l'oreille
+qu'elle me suppliait de la
+tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je
+ne pouvais gu&egrave;re m'y refuser. Je me levai avec elle, et je
+quittai
+Saint-Aubin. Elle me conta l&agrave;-dessus qu'il &eacute;tait son
+amant, qu'elle
+avait peur de lui, qu'il &eacute;tait jaloux, enfin, qu'elle le fuyait.
+Je me
+trouvais ainsi tout &agrave; coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le
+r&ocirc;le d'un
+rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un
+air m&eacute;content. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre
+&agrave; peu
+pr&egrave;s au s&eacute;rieux ce r&ocirc;le que l'occasion m'offrait.
+J'emmenai souper la
+petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se
+f&acirc;cher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine &agrave; lui
+faire entendre
+raison. Il convint de bonne gr&acirc;ce qu'il n'&eacute;tait
+gu&egrave;re possible de se
+couper la gorge pour une demoiselle qui se r&eacute;fugiait au bal
+masqu&eacute; pour
+fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et
+l'affaire fut oubli&eacute;e; tu vois que le mal n'est pas grand.</p>
+<p>&#8212;Non, certes; il n'y a l&agrave; rien de bien grave.</p>
+<p>&#8212;Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit
+quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et &agrave; Renonval.
+Or, cette
+nuit, au moment m&ecirc;me o&ugrave; la marquise, assise pr&egrave;s de
+moi, &eacute;coutait de son
+grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la
+t&ecirc;te, et
+essayait, en souriant, cette bague qui, gr&acirc;ce au ciel, est encore
+&agrave; mon
+doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal
+lui a &eacute;t&eacute; cont&eacute;e, qu'elle la sait de bonne source,
+que Saint-Aubin
+adorait cette grisette, qu'il a &eacute;t&eacute; au d&eacute;sespoir
+de l'avoir perdue,
+qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demand&eacute; raison, que j'ai
+recul&eacute;, et
+qu'alors...</p>
+<p>Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux
+fr&egrave;res
+march&egrave;rent en silence.</p>
+<p>&#8212;Qu'as-tu r&eacute;pondu? dit enfin Armand.</p>
+<p>&#8212;Je lui ai r&eacute;pondu une chose tr&egrave;s simple. Je lui ai
+dit tout
+bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme
+l&egrave;ve la main sur lui impun&eacute;ment s'appelle un l&acirc;che,
+vous le savez tr&egrave;s
+bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la
+ma&icirc;tresse de ce l&acirc;che, s'appelle aussi d'un certain nom
+qu'il est
+inutile de vous dire. L&agrave;-dessus, j'ai pris mon chapeau.</p>
+<p>&#8212;Et elle ne t'a pas retenu?</p>
+<p>&#8212;Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me
+dire
+que je me f&acirc;chais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a
+demand&eacute;
+pardon de m'avoir offens&eacute; sans dessein; je ne sais m&ecirc;me
+pas si elle n'a
+pas essay&eacute; de pleurer. &Agrave; tout cela, je n'ai rien
+r&eacute;pliqu&eacute;, sinon que je
+n'attachais aucune importance &agrave; une indignit&eacute; qui ne
+pouvait
+m'atteindre, qu'elle &eacute;tait libre de croire et de penser tout ce
+que bon
+lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui
+&ocirc;ter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans,
+mes
+camarades qui me connaissent auraient quelque peine &agrave; admettre
+votre
+conte, et par cons&eacute;quent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut
+pour le
+m&eacute;priser.</p>
+<p>&#8212;Est-ce l&agrave; r&eacute;ellement ta pens&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;Y songes-tu? Si je pouvais h&eacute;siter &agrave; savoir ce que
+j'ai &agrave; faire, c'est
+pr&eacute;cis&eacute;ment parce que je suis soldat que je n'aurais pas
+deux partis &agrave;
+prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans c&#339;ur plaisanter avec mon
+honneur, et r&eacute;p&eacute;ter demain sa mis&eacute;rable histoire
+&agrave; une coquette de son
+bord, ou &agrave; quelqu'un de ces petits gar&ccedil;ons &agrave; qui
+tu pr&eacute;tends qu'elle
+tourne la t&ecirc;te? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre
+m&egrave;re,
+puisse devenir un objet de ris&eacute;e? Seigneur Dieu! cela fait
+fr&eacute;mir!</p>
+<p>&#8212;Oui, dit Armand, et voil&agrave; cependant les petits badinages
+pleins de
+gr&acirc;ce qu'inventent ces dames pour se d&eacute;sennuyer. Faire
+d'une niaiserie
+un roman bien noir, bien scandaleux, voil&agrave; le bon plaisir de
+leur
+cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant?</p>
+<p>&#8212;Je compte aller ce soir &agrave; Paris. Saint-Aubin est aussi un
+soldat;
+c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en pr&eacute;serve!
+qu'un mot de
+sa part ait jamais pu donner l'id&eacute;e de cette fable
+fabriqu&eacute;e par quelque
+femme de chambre; mais, &agrave; coup s&ucirc;r, je le ram&egrave;nerai
+ici, et il ne lui
+sera pas plus difficile de dire tout haut la v&eacute;rit&eacute;,
+qu'il ne me le
+sera, &agrave; moi, de l'entendre. C'est une d&eacute;marche
+f&acirc;cheuse, p&eacute;nible, que je
+ferai l&agrave;, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller
+trouver un
+camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manqu&eacute; de c&#339;ur.
+Mais
+n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit &ecirc;tre
+permis.
+Je te le r&eacute;p&egrave;te, c'est notre nom que je d&eacute;fends,
+et s'il ne devait pas
+sortir de l&agrave; pur comme de l'or, je m'arracherais moi-m&ecirc;me
+la croix que
+je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma
+pr&eacute;sence, qu'on lui a r&eacute;p&eacute;t&eacute; un sot conte,
+et que ceux qui l'ont forg&eacute;
+en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la
+marquise m'entende aussi &agrave; mon tour; il faut que je lui donne
+bien
+discr&egrave;tement, en termes bien polis, en
+t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te, une le&ccedil;on qu'elle
+n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer
+nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je
+ne pr&eacute;tends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, apr&egrave;s
+avoir expos&eacute; sa
+vie pour aller chercher le bouquet de sa ma&icirc;tresse, le lui jeta
+&agrave; la
+figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole
+produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te
+r&eacute;ponds que d'ici &agrave; quelque temps, du moins, la marquise
+sera moins
+fi&egrave;re, moins coquette et moins hypocrite.</p>
+<p>&#8212;Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec
+toi.
+Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le
+permets, je serai dans la coulisse.</p>
+<p>La marquise se disposait &agrave; retourner chez elle lorsque les
+deux fr&egrave;res
+reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait
+&eacute;t&eacute; pour
+quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait
+rien; jamais, au contraire, elle n'avait sembl&eacute; plus calme et
+plus
+contente d'elle-m&ecirc;me. Ainsi qu'il a &eacute;t&eacute; dit, elle
+s'en allait &agrave; cheval.
+Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre
+le pied et la mettre en selle. Comme elle avait march&eacute; sur le
+sable
+mouill&eacute;, son brodequin &eacute;tait humide, en sorte que
+l'empreinte en resta
+marqu&eacute;e sur le gant de Tristan. D&egrave;s que madame de Vernage
+fut partie,
+Tristan &ocirc;ta ce gant et le jeta &agrave; terre.</p>
+<p>&#8212;Hier, je l'aurais bais&eacute;, dit-il &agrave; son fr&egrave;re.</p>
+<p>Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et
+all&egrave;rent coucher &agrave; Paris. Madame de Berville, toujours
+inqui&egrave;te et
+toujours indulgente, comme une vraie m&egrave;re qu'elle &eacute;tait,
+fit semblant de
+croire aux raisons qu'ils pr&eacute;tendirent avoir pour partir.
+D&egrave;s le
+lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller
+demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue
+Neuve-Saint-Augustin, &agrave; l'h&ocirc;tel garni o&ugrave; il logeait
+habituellement quand
+il &eacute;tait en cong&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est
+peut-&ecirc;tre en
+garnison bien loin.</p>
+<p>&#8212;Quand il serait &agrave; Alger, r&eacute;pondait Tristan, il faut
+qu'il parle, ou du
+moins qu'il &eacute;crive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je
+le
+trouverai, ou il dira pourquoi.</p>
+<p>Le gar&ccedil;on de l'h&ocirc;tel &eacute;tait un Anglais, chose
+fort commode peut-&ecirc;tre pour
+les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez
+g&ecirc;nante pour les Parisiens. &Agrave; la premi&egrave;re parole de
+Tristan, il r&eacute;pondit
+par l'exclamation la plus britannique:</p>
+<p>&#8212;Oh!</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que
+son fr&egrave;re;
+mais M. de Saint-Aubin est-il ici?</p>
+<p>&#8212;Oh! no.</p>
+<p>&#8212;N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure?</p>
+<p>&#8212;Oh! yes.</p>
+<p>&#8212;Il est donc sorti?</p>
+<p>&#8212;Oh! no.</p>
+<p>&#8212;Expliquez-vous. Peut-on lui parler?</p>
+<p>&#8212;No, sir, impossible.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi, impossible?</p>
+<p>&#8212;Parce qu'il est... Comment dites-vous?</p>
+<p>&#8212;Il est malade.</p>
+<p>&#8212;Oh! no, il est mort.</p>
+<br />
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>Il serait difficile de peindre l'esp&egrave;ce de consternation qui
+frappa
+Tristan et son fr&egrave;re en apprenant la mort de l'homme qu'ils
+avaient un
+si grand d&eacute;sir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en
+dise, une
+chose indiff&eacute;rente que la mort. On ne la brave pas sans courage,
+on ne
+la voit pas sans horreur, et il est m&ecirc;me douteux qu'un gros
+h&eacute;ritage
+puisse rendre vraiment agr&eacute;able sa hideuse figure, dans le
+moment o&ugrave;
+elle se pr&eacute;sente. Mais quand elle nous enl&egrave;ve subitement
+quelque bien ou
+quelque esp&eacute;rance, quand elle se m&ecirc;le de nos affaires et
+nous prend dans
+les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa
+puissance, et que l'homme reste muet devant le silence &eacute;ternel.</p>
+<p>Saint-Aubin avait &eacute;t&eacute; tu&eacute; en Alg&eacute;rie,
+dans une razzia. Apr&egrave;s s'&ecirc;tre fait
+raconter, tant bien que mal, par les gens de l'h&ocirc;tel, les
+d&eacute;tails de cet
+&eacute;v&eacute;nement, les deux fr&egrave;res reprirent tristement le
+chemin de la maison
+qu'ils habitaient &agrave; Paris.</p>
+<p>&#8212;Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir
+d'embarras, qu'un mot &agrave; dire &agrave; un honn&ecirc;te homme, et
+il n'est plus.
+Pauvre gar&ccedil;on! je m'en veux &agrave; moi-m&ecirc;me de ce qu'un
+motif d'int&eacute;r&ecirc;t
+personnel se m&ecirc;le au chagrin que me cause sa mort. C'&eacute;tait
+un brave et
+digne officier; nous avions bivouaqu&eacute; et trinqu&eacute;
+ensemble. Ayez donc
+trente ans, une vie sans reproche, une bonne t&ecirc;te et un sabre au
+c&ocirc;t&eacute;,
+pour aller vous faire assassiner par un B&eacute;douin en embuscade!
+Tout est
+fini, je ne songe plus &agrave; rien, je ne veux pas m'occuper d'un
+conte quand
+j'ai &agrave; pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent
+ce qui
+leur plaira.</p>
+<p>&#8212;Ton chagrin est juste, r&eacute;pondit Armand; je le partage et je
+le
+respecte; mais, tout en regrettant un ami et en m&eacute;prisant une
+coquette,
+il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est l&agrave;, avec ses
+lois; il ne
+voit ni ton d&eacute;dain ni tes larmes; il faut lui r&eacute;pondre
+dans sa langue,
+ou, tout au moins, l'obliger &agrave; se taire.</p>
+<p>&#8212;Et que veux-tu que j'imagine? O&ugrave; veux-tu que je trouve un
+t&eacute;moin, une
+preuve quelconque, un &ecirc;tre ou une chose qui puisse parler pour
+moi? Tu
+comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour
+s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas
+amen&eacute; avec lui tout son r&eacute;giment. Les choses se sont
+pass&eacute;es en
+t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te; si elles eussent d&ucirc; devenir
+s&eacute;rieuses, certes, alors, les
+t&eacute;moins seraient l&agrave;; mais nous nous sommes donn&eacute;
+une poign&eacute;e de main, et
+nous avons d&eacute;jeun&eacute; ensemble; nous n'avions que faire
+d'inviter personne.</p>
+<p>&#8212;Mais il n'est gu&egrave;re probable, reprit Armand, que cette sorte
+de
+querelle et de r&eacute;conciliation soit demeur&eacute;e tout &agrave;
+fait secr&egrave;te.
+Quelques amis communs ont d&ucirc; la conna&icirc;tre. Rappelle-toi,
+cherche dans
+les souvenirs.</p>
+<p>&#8212;Et &agrave; quoi bon? quand m&ecirc;me, en cherchant bien, je
+pourrais retrouver
+quelqu'un qui se souv&icirc;nt de cette vieille histoire, ne veux-tu
+pas que
+j'aille me faire donner par le premier venu une esp&egrave;ce
+d'attestation
+comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir
+sans crainte; tout se demande &agrave; un ami. Mais quel r&ocirc;le
+jouerais-je, &agrave;
+l'heure qu'il est, en allant dire &agrave; un de nos camarades: Vous
+rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an
+pass&eacute;? On
+se moquerait de moi, et on aurait raison.</p>
+<p>&#8212;C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une
+femme orgueilleuse, vindicative et offens&eacute;e, tenir
+impun&eacute;ment de
+m&eacute;chants propos.</p>
+<p>&#8212;Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. &Agrave; une
+insulte faite
+par un homme on r&eacute;pond par un coup d'&eacute;p&eacute;e. Contre
+toute esp&egrave;ce d'injure,
+publique ou non,... m&ecirc;me imprim&eacute;e, on peut se
+d&eacute;fendre; mais quelle
+ressource a-t-on contre une calomnie sourde,
+r&eacute;p&eacute;t&eacute;e dans l'ombre, &agrave;
+voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est
+l&agrave; le
+triomphe de la l&acirc;chet&eacute;. C'est l&agrave; qu'une pareille
+cr&eacute;ature, dans toute la
+perfidie du mensonge, dans toute la s&eacute;curit&eacute; de
+l'impudence, vous
+assassine &agrave; coups d'&eacute;pingle; c'est l&agrave; qu'elle ment
+avec tout l'orgueil,
+toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est l&agrave; qu'elle
+glisse &agrave;
+loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie
+&eacute;tudi&eacute;e,
+revue et augment&eacute;e par l'auteur; et cette infamie fait son
+chemin, cela
+se r&eacute;p&egrave;te, se commente, et l'honneur, le bien du soldat,
+l'h&eacute;ritage des
+a&iuml;eux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une
+telle
+mis&egrave;re!</p>
+<p>Tristan parut r&eacute;fl&eacute;chir pendant quelque temps, puis il
+ajouta d'un ton &agrave;
+demi s&eacute;rieux, &agrave; demi plaisant:</p>
+<p>&#8212;J'ai envie de me battre avec la Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'emp&ecirc;cher de
+rire. Que t'a
+fait ce pauvre diable dans tout cela?</p>
+<p>&#8212;Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est tr&egrave;s possible qu'il soit
+au courant
+de mes affaires. Il est assez dans les initi&eacute;s, et passablement
+curieux
+de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le
+pr&icirc;t
+pour confident.</p>
+<p>&#8212;Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte
+une
+histoire, et qu'il n'en est pas responsable.</p>
+<p>&#8212;Bah! et s'il s'en fait l'&eacute;diteur? Cet homme-l&agrave;, qui
+n'est qu'une
+mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que
+s'il
+&eacute;tait son mari; et, en supposant qu'elle lui r&eacute;cite ce
+beau roman
+invent&eacute; sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse &agrave; en
+garder le secret?</p>
+<p>&#8212;&Agrave; la bonne heure, mais encore faudrait-il &ecirc;tre
+s&ucirc;r d'abord qu'il en
+parle, et m&ecirc;me, dans ce cas-l&agrave;, je ne vois gu&egrave;re
+qu'il puisse &ecirc;tre
+juste de chercher querelle &agrave; quelqu'un parce qu'il
+r&eacute;p&egrave;te ce qu'il a
+entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs &agrave; faire peur
+&agrave; la
+Bretonni&egrave;re? Il ne se battrait certainement pas, et,
+franchement, il
+serait dans son droit.</p>
+<p>&#8212;Il se battrait. Ce gar&ccedil;on-l&agrave; me g&ecirc;ne; il est
+ennuyeux, il est de trop
+dans ce monde.</p>
+<p>&#8212;En v&eacute;rit&eacute;, mon cher Tristan, tu parles comme un homme
+qui ne sait &agrave;
+qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, &agrave; t'entendre, que tu
+cherches une
+affaire d'honneur pour r&eacute;tablir ta r&eacute;putation, ou que tu
+as besoin d'une
+balafre pour la montrer &agrave; ta ma&icirc;tresse, comme un
+&eacute;tudiant allemand?</p>
+<p>&#8212;Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment
+intol&eacute;rable. On m'accuse, on me d&eacute;shonore, et je n'ai pas
+un moyen de me
+venger! Si je croyais r&eacute;ellement...</p>
+<p>Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard,
+devant
+la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arr&ecirc;ta de nouveau, tout
+&agrave; coup,
+pour regarder un bracelet plac&eacute; dans l'&eacute;talage.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; une chose &eacute;trange, dit-il.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de
+comptoir?</p>
+<p>&#8212;Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En
+voici un qui se pr&eacute;sente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du
+reste,
+n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le
+moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce
+m&ecirc;me marchand, dans cette boutique, un bracelet comme
+celui-l&agrave;, lequel
+bracelet &eacute;tait destin&eacute; &agrave; cette grisette dont il
+s'occupait, et qui avait
+failli nous brouiller; lorsque, apr&egrave;s notre querelle
+vid&eacute;e, nous e&ucirc;mes
+d&eacute;jeun&eacute; ensemble:&#8212;Parbleu, me dit-il en riant, tu viens
+de m'enlever la
+reine de mes pens&eacute;es &agrave; l'instant o&ugrave; je me
+disposais &agrave; lui faire un
+cadeau; c'&eacute;tait un petit bracelet avec mon nom grav&eacute; en
+dedans; mais, ma
+foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le
+c&egrave;de;
+puisque tu es le pr&eacute;f&eacute;r&eacute;, il faut que tu payes ta
+bienvenue.&#8212;Faisons
+mieux, r&eacute;pondis-je; soyons de moiti&eacute; dans l'envoi que tu
+comptais lui
+faire.&#8212;Tu as raison, reprit-il; mon nom est d&eacute;j&agrave; sur la
+plaque, il faut
+que le tien y soit grav&eacute; aussi, et, en signe de bonne
+amiti&eacute;, nous y
+ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les
+deux noms, &eacute;crits sur le bracelet, furent envoy&eacute;s
+&agrave; la demoiselle, et
+doivent actuellement exister quelque part en la possession de
+mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre h&eacute;ro&iuml;ne),
+&agrave; moins qu'elle ne
+l'ait vendu pour aller d&icirc;ner.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; merveille! s'&eacute;cria Armand; cette preuve que tu
+cherchais est toute
+trouv&eacute;e. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut
+que la
+marquise voie les deux signatures, et le jour bien
+sp&eacute;cifi&eacute;. Il faut que
+mademoiselle Javotte elle-m&ecirc;me t&eacute;moigne au besoin de la
+v&eacute;rit&eacute; et de
+l'identit&eacute; de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver
+clairement
+que rien de s&eacute;rieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi?
+Certes,
+deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau &agrave; une
+femme
+qu'ils se disputent, ne sont pas bien en col&egrave;re l'un contre
+l'autre, et
+il devient alors &eacute;vident...</p>
+<p>&#8212;Oui, tout cela est tr&egrave;s bien, dit Tristan; ta t&ecirc;te va
+plus vite que la
+mienne; mais pour ex&eacute;cuter cette grande entreprise, ne vois-tu
+pas
+qu'avant de retrouver ce bracelet si pr&eacute;cieux, il faudrait
+commencer par
+retrouver Javotte? Malheureusement ces deux d&eacute;couvertes semblent
+&eacute;galement difficiles. Si, d'un c&ocirc;t&eacute;, la jeune
+personne est sujette &agrave;
+perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de
+s'&eacute;garer fort
+elle-m&ecirc;me. Chercher, apr&egrave;s un an d'intervalle, une
+grisette perdue sur
+le pav&eacute; de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage
+d'amour
+fabriqu&eacute; en m&eacute;tal, cela me para&icirc;t au-dessus de la
+puissance humaine;
+c'est un r&ecirc;ve impossible &agrave; r&eacute;aliser.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard,
+de
+lui-m&ecirc;me, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais
+oubli&eacute; ce
+bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le
+rappelle. Tu cherchais un t&eacute;moin, le voil&agrave;, il est
+irr&eacute;cusable; ce
+bracelet dit tout, ton amiti&eacute; pour Saint-Aubin, son estime pour
+toi, le
+peu de gravit&eacute; de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher;
+quand elle
+fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen
+d'imposer silence &agrave; madame de Vernage; mademoiselle Javotte et
+son
+serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand,
+c'est
+vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord,
+o&ugrave;
+demeurait jadis cette demoiselle?</p>
+<p>&#8212;&Agrave; te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'&eacute;tait, je
+crois, dans un
+passage, une esp&egrave;ce de <i>square</i>, de cit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont
+quelquefois une m&eacute;moire incroyable; ils se souviennent des gens
+apr&egrave;s
+des ann&eacute;es, surtout de ceux qui ne les payent pas tr&egrave;s
+bien.</p>
+<p>Tristan se laissa conduire par son fr&egrave;re; tous deux
+entr&egrave;rent dans la
+boutique. Ce n'&eacute;tait pas une chose facile que de rappeler au
+marchand un
+objet de peu de valeur achet&eacute; chez lui il y avait longtemps. Il
+ne
+l'avait pourtant pas oubli&eacute;, &agrave; cause de la
+singularit&eacute; des deux noms
+r&eacute;unis.</p>
+<p>&#8212;Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux
+jeunes
+gens m'ont command&eacute; l'hiver dernier, et je reconnais bien
+monsieur. Mais
+quant &agrave; savoir o&ugrave; ce bracelet a &eacute;t&eacute;
+port&eacute;, et &agrave; qui, je n'en peux rien
+dire.</p>
+<p>&#8212;C'&eacute;tait &agrave; une demoiselle Javotte, dit Armand, qui
+devait demeurer dans
+un passage.</p>
+<p>&#8212;Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta,
+r&eacute;fl&eacute;chit, se consulta, et finit par dire: C'est cela
+m&ecirc;me; mais ce
+n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom
+de madame de Monval, cit&eacute; Berg&egrave;re, 4.</p>
+<p>&#8212;Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom
+de Monval m'&eacute;tait sorti de la t&ecirc;te; peut-&ecirc;tre
+avait-elle le droit de le
+porter, car son titre de Javotte n'&eacute;tait, je crois, qu'un
+sobriquet.
+Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle
+achet&eacute; autre
+chose?</p>
+<p>&#8212;Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une cha&icirc;ne
+d'argent
+cass&eacute;e qu'elle avait.</p>
+<p>&#8212;Mais point de bracelet?</p>
+<p>&#8212;Non, monsieur.</p>
+<p>&#8212;Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant
+&agrave; nous, en
+route pour la cit&eacute; Berg&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de
+prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait
+chang&eacute;
+plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue.</p>
+<p>Cette pr&eacute;vision &eacute;tait fond&eacute;e. La
+porti&egrave;re de la cit&eacute; Berg&egrave;re apprit aux
+deux fr&egrave;res que madame de Monval avait
+d&eacute;m&eacute;nag&eacute; depuis longtemps,
+qu'elle s'appelait &agrave; pr&eacute;sent mademoiselle Durand,
+ouvri&egrave;re en robes, et
+qu'elle demeurait rue Saint-Jacques.</p>
+<p>&#8212;Est-elle &agrave; son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand,
+poursuivi
+par la crainte du bracelet vendu.</p>
+<p>&#8212;Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de d&eacute;pense; elle avait
+ici un
+logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle
+voyait beaucoup de militaires, toutes personnes d&eacute;cor&eacute;es
+et tr&egrave;s comme
+il faut. Elle donnait quelquefois de tr&egrave;s jolis d&icirc;ners
+qu'on faisait
+venir du caf&eacute; Vachette. Tous ces messieurs &eacute;taient bien
+gais, et il y en
+avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai
+artiste de l'Acad&eacute;mie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu
+rien &agrave;
+dire sur le compte de madame de Monval. Elle &eacute;tudiait aussi pour
+&ecirc;tre
+artiste; c'&eacute;tait moi qui faisais son m&eacute;nage, et elle ne
+sortait jamais
+qu'en citadine.</p>
+<p>&#8212;Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques.</p>
+<p>&#8212;Mademoiselle Durand ne loge plus ici, r&eacute;pondit la seconde
+porti&egrave;re; il
+y a six mois qu'elle s'en est all&eacute;e, et nous ne savons
+gu&egrave;re trop o&ugrave;
+elle est. Ce ne doit pas &ecirc;tre dans un palais, car elle n'est pas
+partie
+en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose.</p>
+<p>&#8212;Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse?</p>
+<p>&#8212;Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'&eacute;tait gu&egrave;re
+&agrave; l'aise, cette
+demoiselle. Elle demeurait l&agrave; au fond de l'all&eacute;e, sur la
+cour, derri&egrave;re
+la fruiti&egrave;re. Elle travaillait toute la sainte journ&eacute;e;
+elle ne gagnait
+gu&egrave;re et elle avait bien du mal. Elle allait au march&eacute; le
+matin, et elle
+faisait sa soupe elle-m&ecirc;me sur un petit fourneau qu'elle avait.
+On ne
+peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les
+choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de
+ses tantes, qui l'a emmen&eacute;e; nous croyons qu'elle s'est mise aux
+s&#339;urs
+du Bon-Pasteur. La ling&egrave;re du coin vous dira peut-&ecirc;tre
+cela: c'&eacute;tait
+elle qui l'employait.</p>
+<p>&#8212;Allons chez la ling&egrave;re, dit Armand; mais les choux sont de
+mauvais
+augure.</p>
+<p>Le troisi&egrave;me renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas
+d'abord plus
+satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa
+famille avait trouv&eacute; moyen de fournir, elle &eacute;tait
+entr&eacute;e, en effet, au
+couvent des s&#339;urs du Bon-Pasteur, et y avait pass&eacute; environ trois
+mois.
+Comme sa conduite &eacute;tait bonne, la protection de quelques
+personnes
+charitables l'avait fait admettre par les s&#339;urs, qui lui montraient
+beaucoup de bont&eacute; et qui n'avaient qu'&agrave; se louer de son
+ob&eacute;issance.&#8212;Malheureusement, disait la ling&egrave;re, cette
+pauvre enfant a
+une t&ecirc;te si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en
+place.
+C'&eacute;tait une grande faveur pour elle que d'avoir
+&eacute;t&eacute; re&ccedil;ue comme
+pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle,
+et elle remplissait r&eacute;guli&egrave;rement ses devoirs de
+religion, en m&ecirc;me temps
+qu'elle travaillait tr&egrave;s bien, car c'est une bonne
+ouvri&egrave;re. Mais tout
+d'un coup sa t&ecirc;te est partie; elle a demand&eacute; &agrave; s'en
+aller. Vous
+comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une
+prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envol&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Et vous ignorez ce qu'elle est devenue?</p>
+<p>&#8212;Pas tout &agrave; fait, r&eacute;pondit en riant la ling&egrave;re.
+Il y a une de mes
+demoiselles qui l'a rencontr&eacute;e au Ranelagh. Elle se fait appeler
+maintenant Am&eacute;lina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de
+Br&eacute;da, et
+qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques.</p>
+<p>Tristan commen&ccedil;ait &agrave; se d&eacute;courager.&#8212;Laissons
+tout cela, dit-il &agrave; son
+fr&egrave;re. &Agrave; la tournure que prennent les choses, nous n'en
+aurons jamais
+fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame
+Rosenval, n'est pas en Chine ou &agrave; Quimper-Corentin?</p>
+<p>&#8212;Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait
+pour nous arr&ecirc;ter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point
+de
+d&eacute;couvrir notre voyageuse? Ouvri&egrave;re ou artiste, nonne ou
+figurante, je
+la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait pari&eacute; de
+traverser pieds nus un bassin gel&eacute; au mois de janvier, et qui,
+arriv&eacute; &agrave;
+moiti&eacute; chemin, trouva que c'&eacute;tait trop froid et revint
+sur ses pas.</p>
+<p>Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut
+d&eacute;couverte rue de Br&eacute;da; mais il ne s'agissait plus,
+&agrave; cette nouvelle
+adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle
+&eacute;tait nagu&egrave;re, madame Rosenval &eacute;tait devenue tout
+&agrave; coup, par la gr&acirc;ce
+du hasard et d'un ancien pr&eacute;fet, personnage important et
+protecteur des
+arts, <i>prima donna</i> d'un th&eacute;&acirc;tre de province. Elle
+habitait depuis
+quelque temps une assez grande ville du midi de la France, o&ugrave;
+son
+talent, nouvellement d&eacute;couvert, mais g&eacute;n&eacute;reusement
+encourag&eacute;, faisait
+les d&eacute;lices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la
+garnison.
+Elle se trouvait &agrave; Paris en passant, pour contracter, si faire
+se
+pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens,
+il
+est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient &ecirc;tre re&ccedil;us;
+mais ils
+furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez
+riche, d'un go&ucirc;t peu s&eacute;v&egrave;re, orn&eacute; de
+statuettes, de glaces et de
+cartons-p&acirc;tes, &agrave; peu pr&egrave;s comme un caf&eacute;. La
+ma&icirc;tresse du lieu &eacute;tait &agrave; sa
+toilette; elle fit dire qu'on attend&icirc;t, et qu'elle allait
+recevoir M. de
+Berville.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; pr&eacute;sent, je te laisse, dit Armand &agrave; son
+fr&egrave;re; tu vois que nous
+sommes venus &agrave; bout de notre campagne. C'est &agrave; toi de
+faire le reste;
+d&eacute;cide madame Rosenval &agrave; te rendre ton bracelet; qu'elle
+l'accompagne
+d'un mot de sa main qui donne plus de poids &agrave; cette restitution;
+reviens
+arm&eacute; de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise.</p>
+<p>Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul &agrave; se
+promener dans
+le somptueux salon de Javotte. Il y &eacute;tait depuis un quart
+d'heure,
+lorsque la porte de la chambre &agrave; coucher s'ouvrit. Un gros et
+grand
+monsieur, &agrave; la d&eacute;marche grave, &agrave; la t&ecirc;te
+grisonnante, portant des
+lunettes, une cha&icirc;ne, un binocle et des breloques de montre, le
+tout en
+or, s'avan&ccedil;a d'un air affable et majestueux.&#8212;Monsieur, dit-il
+&agrave;
+Tristan, j'apprends que vous &ecirc;tes le parent de madame Rosenval.
+Si vous
+voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet.</p>
+<p>Il fit un l&eacute;ger salut et se retira.</p>
+<p>&#8212;Peste! se dit Tristan, il para&icirc;t que Javotte voit &agrave;
+pr&eacute;sent meilleure
+compagnie que dans l'all&eacute;e de la rue Saint-Jacques.</p>
+<p>Soulevant une porti&egrave;re de soie chamarr&eacute;e, que lui
+avait indiqu&eacute;e le
+monsieur aux lunettes d'or, il p&eacute;n&eacute;tra dans un boudoir
+tendu en
+mousseline rose, o&ugrave; madame Rosenval, &eacute;tendue sur un
+canap&eacute;, le re&ccedil;ut
+d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme
+qu'on a aim&eacute;e, f&ucirc;t-ce Am&eacute;lina, f&ucirc;t-ce
+m&ecirc;me Javotte, surtout lorsque l'on
+s'est donn&eacute; tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec
+empressement la main fort blanche de son ancienne conqu&ecirc;te, puis
+il prit
+place &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle, et d&eacute;buta, comme cela
+se devait, par lui faire ses
+compliments sur ce qu'elle &eacute;tait embellie, qu'il la revoyait
+plus
+charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit &agrave; toute
+femme
+qu'on retrouve, f&ucirc;t-elle devenue plus laide qu'un
+p&eacute;ch&eacute; mortel).</p>
+<p>&#8212;Permettez-moi, ma ch&egrave;re, ajouta-t-il, de vous
+f&eacute;liciter sur l'heureux
+changement qui me semble s'&ecirc;tre op&eacute;r&eacute; dans vos
+petites affaires. Vous
+&ecirc;tes log&eacute;e ici comme un grand seigneur.</p>
+<p>&#8212;Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville?
+r&eacute;pondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un
+pied-&agrave;-terre; mais je me fais arranger quelque chose
+l&agrave;-bas, car vous
+savez que je perche au diable.</p>
+<p>&#8212;Oui, j'ai appris que vous &eacute;tiez au th&eacute;&acirc;tre.</p>
+<p>&#8212;Mon Dieu, oui, je me suis d&eacute;cid&eacute;e. Vous savez que la
+grande musique,
+la musique s&eacute;rieuse, a &eacute;t&eacute; l'occupation de toute
+ma vie. M. le baron,
+que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes
+bons amis, m'a pers&eacute;cut&eacute;e pour prendre un engagement. Que
+voulez-vous!
+je me suis laiss&eacute; faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le
+drame,
+le vaudeville, l'op&eacute;ra.</p>
+<p>&#8212;On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai &agrave; vous parler
+d'une affaire
+assez s&eacute;rieuse, et, comme votre temps doit &ecirc;tre
+pr&eacute;cieux, trouvez bon
+que je me h&acirc;te de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire
+mes
+confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?...</p>
+<p>Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la
+chemin&eacute;e; la premi&egrave;re chose qu'il y remarqua fut la carte
+de visite de
+la Bretonni&egrave;re, accroch&eacute;e &agrave; la glace.</p>
+<p>&#8212;Est-ce que vous connaissez ce personnage-l&agrave;? demanda-t-il
+avec
+surprise.</p>
+<p>&#8212;Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je
+crois
+m&ecirc;me qu'il d&icirc;ne &agrave; la maison aujourd'hui. Mais, de
+gr&acirc;ce, continuez donc,
+je vous en prie, et je vous &eacute;coute.</p>
+<br />
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>Il y aurait peut-&ecirc;tre pour le philosophe ou pour le
+psychologue, comme
+on dit, une curieuse &eacute;tude &agrave; faire sur le chapitre des
+distractions.
+Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent
+le plus &agrave; la personne dont il aie plus &agrave; craindre ou
+&agrave; esp&eacute;rer, &agrave; un
+avocat, &agrave; une femme ou &agrave; un ministre. Quel degr&eacute;
+d'influence exercera
+sur lui une &eacute;pingle qui le pique au milieu de son discours, une
+boutonni&egrave;re qui se d&eacute;chire, un voisin qui se met &agrave;
+jouer de la fl&ucirc;te?
+Que fera un acteur, r&eacute;citant une tirade, et apercevant tout
+&agrave; coup un de
+ses cr&eacute;anciers dans la salle? Jusqu'&agrave; quel point, enfin,
+peut-on parler
+d'une chose, et en m&ecirc;me temps penser &agrave; une autre?</p>
+<p>Tristan se trouvait &agrave; peu pr&egrave;s dans une situation de
+ce genre. D'une
+part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur &agrave;
+lunettes
+d'or pouvait repara&icirc;tre &agrave; tout moment. D'ailleurs, dans
+l'oreille d'une
+femme qui vous &eacute;coute, il y a une mouche qu'il faut prendre au
+vol; d&egrave;s
+qu'il n'est plus trop t&ocirc;t avec elle, presque toujours il est trop
+tard.
+Tristan attachait assez de prix &agrave; ce qu'il venait demander
+&agrave; Javotte
+pour y employer toute son &eacute;loquence. Plus la d&eacute;marche
+qu'il faisait
+pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la
+n&eacute;cessit&eacute;
+de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les
+yeux la carte de la Bretonni&egrave;re, ses regards ne pouvaient s'en
+d&eacute;tacher;
+et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se
+r&eacute;p&eacute;tait &agrave;
+lui-m&ecirc;me:&#8212;Je retrouverai donc cet homme-l&agrave; partout?</p>
+<p>&#8212;Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous &ecirc;tes distrait comme
+un po&egrave;te
+en couches.</p>
+<p>Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif
+secret,
+ni prononcer le nom de la marquise.</p>
+<p>&#8212;Je ne puis rien vous expliquer, r&eacute;pondit-il. Je ne puis que
+vous dire
+une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant
+le
+bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donn&eacute;, s'il est
+encore
+en votre possession.</p>
+<p>&#8212;Mais qu'est-ce que vous voulez en faire?</p>
+<p>&#8212;Rien qui puisse vous inqui&eacute;ter, je vous en donne ma parole.</p>
+<p>&#8212;Je vous crois, Berville, vous &ecirc;tes homme d'honneur. Le diable
+m'emporte, je vous crois.</p>
+<p>(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait
+conserv&eacute; quelques
+expressions qui sentaient encore un peu les choux.)</p>
+<p>&#8212;Je suis enchant&eacute;, dit Tristan, que vous ayez de moi un si
+bon
+souvenir; vous n'oubliez pas vos amis.</p>
+<p>&#8212;Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand
+j'&eacute;tais
+sans le sou, je me plais &agrave; le reconna&icirc;tre. J'avais deux
+paires de bas &agrave;
+jour qui se succ&eacute;daient l'une &agrave; l'autre, et je mangeais
+la soupe dans
+une cuill&egrave;re de bois. Maintenant je d&icirc;ne dans de l'argent
+massif, avec
+un laquais par derri&egrave;re et plusieurs dindons par devant; mais
+mon c&#339;ur
+est toujours le m&ecirc;me. Savez-vous que dans notre jeune temps nous
+nous
+amusions pour de bon? &Agrave; pr&eacute;sent, je m'ennuie comme un
+roi... Vous
+souvenez-vous d'un jour,... &agrave; Montmorency?... Non, ce
+n'&eacute;tait pas vous,
+je me trompe; mais c'est &eacute;gal, c'&eacute;tait charmant. Ah! les
+bonnes cerises!
+et ces c&ocirc;telettes de veau que nous avons mang&eacute;es chez le
+p&egrave;re Duval, au
+Ch&acirc;teau de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco,
+picorait
+du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez b&ecirc;tes
+pour
+faire boire de l'eau-de-vie &agrave; ce pauvre animal, et il en est
+mort.
+Avez-vous su cela?</p>
+<p>Lorsque Javotte parlait ainsi &agrave; peu pr&egrave;s
+naturellement, c'&eacute;tait avec une
+volubilit&eacute; extr&ecirc;me; mais quand ses grands airs la
+reprenaient, elle se
+mettait tout &agrave; coup &agrave; tra&icirc;ner ses phrases avec un
+air de r&ecirc;verie et de
+distraction.</p>
+<p>&#8212;Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse
+enrhum&eacute;e, je me
+souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au
+pass&eacute;.</p>
+<p>&#8212;C'est &agrave; merveille, ma ch&egrave;re Am&eacute;lina; mais,
+r&eacute;pondez, de gr&acirc;ce, &agrave; mes
+questions. Avez-vous conserv&eacute; ce bracelet?</p>
+<p>&#8212;Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire?</p>
+<p>&#8212;Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous
+vous
+avions donn&eacute;?</p>
+<p>&#8212;Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher.</p>
+<p>&#8212;Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il
+s'agit
+d'un service fort important que vous pouvez me rendre.
+R&eacute;fl&eacute;chissez, je
+vous en conjur&eacute;, et r&eacute;pondez-moi s&eacute;rieusement. Si
+ce n'est que le
+bracelet qui vous tient au c&#339;ur, je m'engage bien volontiers &agrave;
+vous en
+mettre un autre &agrave; chaque bras, en &eacute;change de celui dont
+j'ai besoin.</p>
+<p>&#8212;C'est fort galant de votre part.</p>
+<p>&#8212;Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici
+que
+dans mon int&eacute;r&ecirc;t.</p>
+<p>&#8212;Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de
+l'&eacute;ventail, il
+faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce
+bracelet. Je ne peux pas me fier &agrave; un homme qui n'a pas
+lui-m&ecirc;me
+confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a
+quelque
+femme, quelque tricherie l&agrave;-dessous. Tenez, je parierais que
+c'est
+quelque ancienne ma&icirc;tresse &agrave; vous ou &agrave; Saint-Aubin,
+qui veut me
+d&eacute;pouiller de mes ustensiles de m&eacute;nage. Il y a quelque
+brouille, quelque
+jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc.</p>
+<p>&#8212;S'il faut absolument vous dire mon motif, r&eacute;pondit Tristan,
+voulant se
+d&eacute;barrasser de ces questions, la v&eacute;rit&eacute; est que
+Saint-Aubin est mort;
+nous &eacute;tions fort li&eacute;s, vous le savez, et je
+d&eacute;sirerais garder ce
+bracelet o&ugrave; nos deux noms sont &eacute;crits ensemble.</p>
+<p>&#8212;Bah! quelle histoire vous me fabriquez l&agrave;! Saint-Aubin est
+mort?
+Depuis quand?</p>
+<p>&#8212;Il est mort en Afrique, il y a peu de temps.</p>
+<p>&#8212;Vrai? Pauvre gar&ccedil;on! je l'aimais bien aussi. C'&eacute;tait
+un gentil c&#339;ur,
+et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beaut&eacute;
+rose.&#8212;Voil&agrave;
+ma beaut&eacute; rose, disait-il. Je trouve ce nom-l&agrave;
+tr&egrave;s-joli. Vous
+rappelez-vous comme il &eacute;tait dr&ocirc;le un jour que nous
+&eacute;tions &agrave;
+Ermenonville, et que nous avions tout cass&eacute; dans l'auberge? Il
+ne
+restait seulement plus une assiette. Nous avions jet&eacute; les
+chaises par
+les fen&ecirc;tres &agrave; travers les carreaux, et le matin, tout
+justement, voil&agrave;
+qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient
+visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir
+leur caf&eacute; au lait.</p>
+<p>&#8212;T&ecirc;te de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par
+hasard, faire
+attention &agrave; ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou
+non?</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites
+&agrave;
+bout portant.</p>
+<p>&#8212;Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit
+quelconque &agrave; mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce
+coffre; je ne
+vous en demande pas davantage.</p>
+<p>Javotte sembla un peu r&eacute;fl&eacute;chir, se rassit pr&egrave;s
+de Tristan, et lui prit
+la main:</p>
+<p>&#8212;Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est
+n&eacute;cessaire, je ne tiens pas &agrave; une pareille mis&egrave;re.
+J'ai de l'amiti&eacute; pour
+vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais
+vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est
+possible que, d'un jour &agrave; l'autre, j'entre &agrave;
+l'Op&eacute;ra, dans les ch&#339;urs.
+Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un
+ancien
+pr&eacute;fet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la
+Bretonni&egrave;re, de son c&ocirc;t&eacute;...</p>
+<p>&#8212;La Bretonni&egrave;re! s'&eacute;cria Tristan impatient&eacute;; et
+que diantre fait-il
+ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'&ecirc;tre en m&ecirc;me temps
+&agrave; Paris et &agrave; la
+campagne. Il ne nous quitte pas l&agrave;-bas, et je le retrouve chez
+vous!</p>
+<p>&#8212;Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort
+distingu&eacute;
+que M. de la Bretonni&egrave;re. Il est vrai qu'il a une campagne
+pr&egrave;s de la
+v&ocirc;tre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez
+probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom.</p>
+<p>&#8212;Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire?</p>
+<p>&#8212;Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas
+vrai? Il a son couvert &agrave; sa table; elle s'appelle Vernage, ou
+quelque
+chose comme &ccedil;a; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que
+les
+voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc?</p>
+<p>&#8212;Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la
+Bretonni&egrave;re et
+la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de
+ces jours.</p>
+<p>&#8212;Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous
+touche,
+je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'&eacute;change. Votre confidence
+pour mon
+bracelet.</p>
+<p>&#8212;Vous l'avez donc, ce bracelet?</p>
+<p>&#8212;Vous l'aimez donc, cette marquise?</p>
+<p>&#8212;Ne plaisantons pas. L'avez-vous?</p>
+<p>&#8212;Non pas, je ne dis pas cela. Je vous r&eacute;p&egrave;te que ma
+position...</p>
+<p>&#8212;Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez
+&agrave; l'Op&eacute;ra,
+et quand vous seriez figurante &agrave; vingt sous par jour...</p>
+<p>&#8212;Figurante! s'&eacute;cria Javotte en col&egrave;re. Pour qui me
+prenez-vous, s'il
+vous pla&icirc;t? Je chanterai dans les ch&#339;urs, savez-vous!</p>
+<p>&#8212;Pas plus que moi; on vous pr&ecirc;tera un maillot et une toque, et
+vous
+irez en procession derri&egrave;re la princesse Isabelle; ou bien on
+vous
+donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout
+d'une poulie dans le ballet de <i>la Sylphide</i>. Qu'est-ce que vous
+entendez avec votre position?</p>
+<p>&#8212;J'entends et je pr&eacute;tends que, pour rien au monde, je ne
+voudrais que
+monsieur le baron p&ucirc;t voir mon nom m&ecirc;l&eacute; &agrave; une
+mauvaise affaire. Vous
+voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous &eacute;tiez mon
+parent.
+Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous
+pla&icirc;t pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue
+que
+sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon
+p&egrave;re
+a vendue. J'ai des ma&icirc;tres, mon cher, j'&eacute;tudie, et je ne
+veux rien faire
+qui compromette mon avenir.</p>
+<p>Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la
+r&eacute;sistance
+et de l'&eacute;trange l&eacute;g&egrave;ret&eacute; de Javotte.
+&Eacute;videmment le bracelet &eacute;tait l&agrave;,
+dans cette chambre peut-&ecirc;tre; mais o&ugrave; le trouver? Tristan
+se sentait par
+moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace
+pour
+parvenir &agrave; son but. Un peu de douceur et de patience lui
+semblait
+pourtant pr&eacute;f&eacute;rable.</p>
+<p>&#8212;Ma brave Javotte, dit-il, ne nous f&acirc;chons pas. Je crois
+fermement &agrave;
+tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune fa&ccedil;on,
+vous
+compromettre; chantez &agrave; l'Op&eacute;ra tant que vous voudrez,
+dansez m&ecirc;me, si
+bon vous semble. Mon intention n'est nullement...</p>
+<p>&#8212;Danser! moi qui ai jou&eacute; C&eacute;lim&egrave;ne! oui, mon
+petit, j'ai jou&eacute; C&eacute;lim&egrave;ne &agrave;
+Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M.
+Poupinel, qui a assist&eacute; &agrave; la repr&eacute;sentation, m'a
+engag&eacute;e tout de suite
+pour les troisi&egrave;mes Dugazon. J'ai &eacute;t&eacute; ensuite
+seconde grande premi&egrave;re
+coquette, premier r&ocirc;le marqu&eacute;, et forte premi&egrave;re
+chanteuse; et c'est
+Brochard lui-m&ecirc;me, qui est t&eacute;nor l&eacute;ger, qui m'a
+fait r&eacute;silier, et
+Gustave, qui est laruette, a voyag&eacute; avec moi en Auvergne. Nous
+faisions
+quatre ou cinq cents francs avec <i>la Tour de Nesle</i>, et <i>Adolphe
+et
+Clara</i>; nous ne jouions que ces deux pi&egrave;ces-l&agrave;
+partout. Si vous croyez
+que je vais danser!</p>
+<p>&#8212;Ne nous f&acirc;chons pas, ma belle, je vous en conjure!</p>
+<p>&#8212;Savez-vous que j'ai jou&eacute; avec Fr&eacute;d&eacute;rick? Oui,
+j'ai jou&eacute; avec
+Fr&eacute;d&eacute;rick, en province, au b&eacute;n&eacute;fice d'un
+homme de lettres. Il est vrai
+que je n'avais pas un grand r&ocirc;le; je faisais un page dans <i>Lucr&egrave;ce
+Borgia</i>, mais toujours j'ai jou&eacute; avec Fr&eacute;d&eacute;rick.</p>
+<p>&#8212;Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de
+m'excuser; mais, ma ch&egrave;re, le temps se passe, et vous
+r&eacute;pondez &agrave;
+beaucoup de choses, except&eacute; &agrave; ce que je vous demande.
+Finissons-en, s'il
+est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller &agrave;
+l'instant
+m&ecirc;me chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une cha&icirc;ne, une
+bague, ce qui
+vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous
+le
+rapporter, selon votre fantaisie; en &eacute;change de quoi vous me
+renverrez
+ou vous me rendrez &agrave; moi-m&ecirc;me cette bagatelle que je vous
+demande, et &agrave;
+laquelle vous ne tenez pas sans doute?</p>
+<p>&#8212;Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons
+&agrave; peu
+de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets.</p>
+<p>&#8212;Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est
+pas
+ce qu'il y a d'&eacute;crit dessus qui vous le rend pr&eacute;cieux?</p>
+<p>La vanit&eacute; masculine, d'une part, et la coquetterie
+f&eacute;minine, d'une
+autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si
+bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'emp&ecirc;cher de se
+rapprocher de
+Javotte en faisant cette question. Il avait entour&eacute; doucement de
+son
+bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la t&ecirc;te
+pench&eacute;e
+sur son &eacute;ventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la
+moustache du jeune hussard effleurait d&eacute;j&agrave; ses cheveux
+blonds; le
+souvenir du pass&eacute; et l'id&eacute;e d'un bracelet neuf lui
+faisaient palpiter le
+c&#339;ur.</p>
+<p>&#8212;Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout &agrave; fait franc. Je suis
+bonne
+fille; n'ayez pas peur. Dites-moi o&ugrave; ira mon serpentin bleu.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! mon enfant, r&eacute;pondit le jeune homme, je vais tout
+vous
+avouer: je suis amoureux.</p>
+<p>&#8212;Est-elle belle?</p>
+<p>&#8212;Vous &ecirc;tes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce
+bracelet; il lui
+est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aim&eacute;e...</p>
+<p>&#8212;Menteur!</p>
+<p>&#8212;Non, c'est la v&eacute;rit&eacute;; vous &eacute;tiez, ma
+ch&egrave;re, vous &ecirc;tes encore si
+parfaitement gentille, fra&icirc;che et coquette, une petite fleur; vos
+dents
+ont l'air de perles tomb&eacute;es dans une rose; vos yeux, votre
+pied...</p>
+<p>&#8212;Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se
+pr&eacute;parait
+peut-&ecirc;tre &agrave; r&eacute;pondre de sa voix la plus tendre: Eh
+bien! mon ami, allez
+chez Fossin, lorsqu'elle s'&eacute;cria tout &agrave; coup:</p>
+<p>&#8212;Prenez garde, vous m'&eacute;gratignez!</p>
+<p>La carte de visite de la Bretonni&egrave;re &eacute;tait encore dans
+la main de
+Tristan, et le coin du carton corn&eacute; avait, en effet,
+touch&eacute; l'&eacute;paule de
+madame Rosenval. Au m&ecirc;me instant on frappa doucement &agrave; la
+porte; la
+tapisserie se souleva, et la Bretonni&egrave;re lui-m&ecirc;me entra
+dans la chambre.</p>
+<p>&#8212;Pardieu! monsieur, s'&eacute;cria Tristan, ne pouvant contenir un
+mouvement
+de d&eacute;pit, vous arrivez comme mars en car&ecirc;me.</p>
+<p>&#8212;Comme mars en toute saison, dit la Bretonni&egrave;re,
+enchant&eacute; de son
+calembour.</p>
+<p>&#8212;On pourrait voir cela, reprit Tristan.</p>
+<p>&#8212;Quand il vous plaira, dit la Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Demain vous aurez de mes nouvelles.</p>
+<p>Tristan se leva, prit Javotte &agrave; part:&#8212;Je compte sur vous,
+n'est-ce pas?
+lui dit-il &agrave; voix basse; dans une heure, j'enverrai ici.</p>
+<p>Puis il sortit, sans plus de fa&ccedil;on, en r&eacute;p&eacute;tant
+encore: &Agrave; demain!</p>
+<p>&#8212;Que veut dire cela? demanda Javotte.</p>
+<p>&#8212;Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonni&egrave;re.</p>
+<br />
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h2><br />
+</h2>
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour
+de
+son fr&egrave;re, afin d'apprendre le r&eacute;sultat de l'entretien
+avec Javotte.
+Tristan rentra chez lui tout joyeux.</p>
+<p>&#8212;Victoire! mon cher, s'&eacute;cria-t-il; nous avons gagn&eacute; la
+bataille, et
+mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde
+&agrave; la
+fois.</p>
+<p>&#8212;Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaiet&eacute;
+qui fait
+plaisir &agrave; voir.</p>
+<p>&#8212;Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a
+h&eacute;sit&eacute;; elle a
+bavard&eacute;; elle m'a fait des discours &agrave; dormir debout; mais
+enfin elle
+c&eacute;dera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous
+aurons mon
+bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec
+la Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup?</p>
+<p>&#8212;Non, en v&eacute;rit&eacute;, je n'ai plus de rancune contre lui.
+Je l'ai rencontr&eacute;,
+je l'ai envoy&eacute; promener, je lui donnerai un coup
+d'&eacute;p&eacute;e, et je lui
+pardonne.</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; l'as-tu donc vu? chez ta belle?</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-l&agrave; se
+fourre
+partout?</p>
+<p>&#8212;Et comment la querelle est-elle venue?</p>
+<p>&#8212;Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une mis&egrave;re;
+nous en
+causerons. Commen&ccedil;ons maintenant par aller chez Fossin acheter
+quelque
+chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un &eacute;change; car
+on ne
+donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et m&ecirc;me sans
+cela.</p>
+<p>&#8212;Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu
+&agrave; ton
+but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant,
+mon cher ami, r&eacute;fl&eacute;chissons, je t'en prie, sur la seconde
+partie de ta
+vengeance projet&eacute;e. Elle me semble plus qu'&eacute;trange.</p>
+<p>&#8212;Tr&ecirc;ve de mots, dit Tristan, c'est un point r&eacute;solu. Que
+j'aie tort ou
+raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter l&agrave;-dessus;
+&agrave; pr&eacute;sent
+le vin est tir&eacute;, il faut le boire.</p>
+<p>&#8212;Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te r&eacute;p&eacute;ter
+que je ne con&ccedil;ois
+pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut
+trouver du plaisir &agrave; ces duels sans motif, ces affaires
+d'enfant, ces
+bravades d'&eacute;colier, qui ont peut-&ecirc;tre &eacute;t&eacute;
+&agrave; la mode, mais dont tout le
+monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de
+cocarde
+peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler
+plaisant &agrave; un r&eacute;publicain de ferrailler avec un
+royaliste, uniquement
+parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut
+s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te bl&acirc;me. Si ton
+projet
+est s&eacute;rieux, je n'h&eacute;site pas &agrave; te dire qu'en
+pareil cas je refuserais de
+servir de t&eacute;moin &agrave; mon meilleur ami.</p>
+<p>&#8212;Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez
+Fossin.</p>
+<p>&#8212;Allons o&ugrave; tu voudras, je n'en d&eacute;mordrai pas. Prendre
+en grippe un
+homme importun, cela arrive &agrave; tout le monde: le fuir ou s'en
+railler,
+passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible.</p>
+<p>&#8212;Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage.
+Un
+petit coup d'&eacute;p&eacute;e, voil&agrave; tout. Je veux mettre en
+&eacute;charpe le bras du
+cavalier servant de la marquise, en m&ecirc;me temps que je lui
+offrirai
+humblement, &agrave; elle, le bracelet de ma grisette.</p>
+<p>&#8212;Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton
+honneur,
+qu'as-tu &agrave; faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu
+&agrave; faire
+de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas.</p>
+<p>&#8212;Je t'aime beaucoup, mais cela sera.</p>
+<p>En parlant ainsi, les deux fr&egrave;res arriv&egrave;rent chez
+Fossin. Tristan, ne
+voulant pas que Javotte p&ucirc;t se repentir de son march&eacute;,
+choisit pour elle
+une jolie ch&acirc;telaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant
+dessein de la
+porter lui-m&ecirc;me et d'attendre la r&eacute;ponse, s'il
+n'&eacute;tait pas re&ccedil;u. Armand,
+ayant autre chose en t&ecirc;te et voyant son fr&egrave;re plus joyeux
+encore &agrave;
+l'id&eacute;e de revenir promptement avec le bracelet en question, ne
+lui
+proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient
+le
+soir.</p>
+<p>Au moment o&ugrave; ils allaient se s&eacute;parer, la roue d'une
+cal&egrave;che d&eacute;couverte,
+courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue
+Richelieu. Une livr&eacute;e bizarre, qui attirait les yeux, fit
+retourner les
+passants. Dans cette voiture &eacute;tait madame de Vernage, seule,
+nonchalamment &eacute;tendue. Elle aper&ccedil;ut les deux jeunes gens,
+et les salua
+d'un petit signe de t&ecirc;te, avec une indolence protectrice.</p>
+<p>&#8212;Ah! dit Tristan, p&acirc;lissant malgr&eacute; lui, il para&icirc;t
+que l'ennemi est venu
+observer la place. Elle a renonc&eacute; &agrave; sa fameuse chasse,
+cette belle dame,
+pour faire un tour aux Champs-&Eacute;lys&eacute;es et respirer la
+poussi&egrave;re de Paris.
+Qu'elle aille en paix! elle arrive &agrave; point. Je suis vraiment
+flatt&eacute; de
+la voir ici. Si j'&eacute;tais un fat, je croirais qu'elle vient savoir
+de mes
+nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller
+aristocratique, sup&eacute;rieur m&ecirc;me &agrave; celui de Javotte,
+elle a daign&eacute; nous
+remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces
+femmes-l&agrave;
+cherchent le danger, comme les papillons la lumi&egrave;re. Que son
+sommeil de
+ce soir lui soit l&eacute;ger! Je me pr&eacute;senterai demain &agrave;
+son petit lever, et
+nous en aurons des nouvelles. Je me fais une v&eacute;ritable
+f&ecirc;te de vaincre
+un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai l&agrave;,
+dans
+mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je
+suis
+en droit de lui dire: Vos belles l&egrave;vres en ont menti et vos
+baisers
+sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-&ecirc;tre moins
+superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, &agrave; ce soir.</p>
+<p>Si Armand n'avait pas plus longuement insist&eacute; pour dissuader
+son fr&egrave;re
+de se battre, ce n'&eacute;tait pas qu'il cr&ucirc;t impossible de l'en
+emp&ecirc;cher;
+mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour
+essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un
+autre
+moyen. La Bretonni&egrave;re, qu'il connaissait de longue main, lui
+paraissait
+avoir un caract&egrave;re plus calme et plus facile &agrave; aborder:
+il l'avait vu
+chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, r&eacute;solu
+&agrave; voir si de
+ce c&ocirc;t&eacute; il n'y aurait pas plus de chances de
+r&eacute;conciliation. La
+Bretonni&egrave;re &eacute;tait seul, dans sa chambre, entour&eacute;
+de liasses de papiers,
+comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout
+le
+regret qu'il &eacute;prouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du
+reste,
+disait-il) pouvait amener deux gens de c&#339;ur &agrave; aller sur le
+terrain, et
+de l&agrave; en prison.</p>
+<p>&#8212;Qu'avez-vous donc fait &agrave; mon fr&egrave;re? lui demanda-t-il.</p>
+<p>&#8212;Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonni&egrave;re, se levant et
+s'asseyant
+tour &agrave; tour d'un air un peu embarrass&eacute;, tout en
+conservant sa gravit&eacute;
+ordinaire: votre fr&egrave;re, depuis longtemps, me semble mal
+dispos&eacute; &agrave; mon
+&eacute;gard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue
+que
+j'ignore absolument pourquoi.</p>
+<p>&#8212;N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalit&eacute;? Ne faites-vous
+pas la
+cour &agrave; quelque femme?...</p>
+<p>&#8212;Non, en v&eacute;rit&eacute;, pour ce qui me regarde, je ne fais la
+cour &agrave; personne,
+et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi
+&agrave;
+votre fr&egrave;re les bornes de la politesse.</p>
+<p>&#8212;Ne vous &ecirc;tes-vous jamais disput&eacute;s ensemble?</p>
+<p>&#8212;Jamais, une seule fois except&eacute;e, c'&eacute;tait du temps du
+chol&eacute;ra: M. de
+Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse
+&eacute;tait toujours &eacute;pid&eacute;mique, et il pr&eacute;tendait
+baser sur ce faux principe
+la diff&eacute;rence qu'on a &eacute;tablie entre le mot
+&eacute;pid&eacute;mique et le mot
+end&eacute;mique. Je ne pouvais, vous le sentez, &ecirc;tre de son
+avis, et je lui
+d&eacute;montrai fort bien qu'une maladie &eacute;pid&eacute;mique
+pouvait devenir fort
+dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous m&icirc;mes
+&agrave; cette
+discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens...</p>
+<p>&#8212;Est-ce l&agrave; tout?</p>
+<p>&#8212;Autant que je me le rappelle. Peut-&ecirc;tre cependant a-t-il
+&eacute;t&eacute; bless&eacute;,
+il y a quelque temps, de ce que j'ai c&eacute;d&eacute; &agrave; l'un
+de mes parents deux
+bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce
+parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve
+ces
+bassets...</p>
+<p>&#8212;Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les
+yeux.</p>
+<p>&#8212;Non, &agrave; mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute
+conscience, que je ne comprends exactement rien &agrave; la provocation
+qu'il
+vient de m'adresser.</p>
+<p>&#8212;Mais si vous ne faites la cour &agrave; personne, il est
+peut-&ecirc;tre amoureux,
+lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser?</p>
+<p>&#8212;Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance
+d'avoir jamais remarqu&eacute; que la marquise de Vernage p&ucirc;t
+souffrir ou
+encourager des assiduit&eacute;s condamnables.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a
+du
+mal &agrave; &ecirc;tre amoureux?</p>
+<p>&#8212;Je ne discute pas cette question; je me borne &agrave; vous dire
+que je ne le
+suis point, et que je ne saurais, par cons&eacute;quent, &ecirc;tre le
+rival de
+personne.</p>
+<p>&#8212;En ce cas, vous ne vous battrez pas?</p>
+<p>&#8212;Je vous demande pardon; je suis provoqu&eacute; de la
+mani&egrave;re la plus
+positive. Il m'a dit, lorsque je suis entr&eacute;, que j'arrivais
+comme mars
+en car&ecirc;me. De tels discours ne se tol&egrave;rent pas; il me faut
+une
+r&eacute;paration.</p>
+<p>&#8212;Vous vous couperez la gorge pour un mot?</p>
+<p>&#8212;Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les
+raisons
+qui ont amen&eacute; ce d&eacute;fi; je m'en &eacute;tonne parce qu'il
+me semble &eacute;trange,
+mais je ne puis faire autrement que de l'accepter.</p>
+<p>&#8212;Un duel pareil est-il possible? Vous n'&ecirc;tes pourtant pas fou,
+ni
+Berville non plus. Voyons, la Bretonni&egrave;re, raisonnons.
+Croyez-vous que
+cela m'amuse de vous voir faire une &eacute;tourderie semblable?</p>
+<p>&#8212;Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un
+homme sanguinaire. Si votre fr&egrave;re me propose des excuses, pourvu
+qu'elles soient bonnes et valables, je suis pr&ecirc;t &agrave; les
+recevoir. Sinon,
+voici mon testament que je suis en train d'&eacute;crire, comme cela se
+doit.</p>
+<p>&#8212;Qu'entendez vous par des excuses valables?</p>
+<p>&#8212;J'entends... cela se comprend.</p>
+<p>&#8212;Mais encore?</p>
+<p>&#8212;De bonnes excuses.</p>
+<p>&#8212;Mais enfin, &agrave; peu pr&egrave;s, parlez.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en car&ecirc;me, et
+je crois
+lui avoir dignement r&eacute;pondu. Il faut qu'il r&eacute;tracte ce
+mot, et qu'il me
+dise, devant t&eacute;moins, que j'arrivais tout simplement comme M. de
+la
+Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela.</p>
+<p>Armand sortit de cette conf&eacute;rence non pas enti&egrave;rement
+satisfait, mais
+moins inquiet qu'il n'&eacute;tait venu. C'&eacute;tait au boulevard de
+Gand, entre
+onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son fr&egrave;re.
+Il le
+trouva, marchant &agrave; grands pas d'un air agit&eacute;, et il
+s'appr&ecirc;tait &agrave;
+n&eacute;gocier son accommodement dans les termes voulus par la
+Bretonni&egrave;re,
+lorsque Tristan lui prit le bras en s'&eacute;criant:</p>
+<p>&#8212;Tout est manqu&eacute;! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon
+bracelet.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi?</p>
+<p>&#8212;Pourquoi? que sais-je? une id&eacute;e d'hirondelle. Je suis
+all&eacute; chez elle
+tout droit; on me r&eacute;pond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en
+effet
+elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laiss&eacute; pour
+moi; la
+chambri&egrave;re me regarde avec &eacute;tonnement. &Agrave; force de
+questions, j'apprends
+que madame Rosenval a d&icirc;n&eacute; avec son baron &agrave;
+lunettes et une autre
+personne, sans doute ce damn&eacute; la Bretonni&egrave;re; qu'ils se
+sont s&eacute;par&eacute;s
+ensuite, la Bretonni&egrave;re pour rentrer chez lui, Javotte et le
+baron pour
+aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le
+th&eacute;&acirc;tre; et je ne
+sais quoi encore d'incompr&eacute;hensible; le tout m&ecirc;l&eacute;
+de verbiages de
+servante:&#8212;Madame avait re&ccedil;u une bonne nouvelle; madame
+paraissait tr&egrave;s
+contente; elle &eacute;tait press&eacute;e, on n'avait pas eu le temps
+de manger le
+dessert, mais on avait envoy&eacute; chercher &agrave; la cave du vin
+de Champagne.
+Cependant je tire de ma poche la petite bo&icirc;te de Fossin, que je
+remets &agrave;
+la chambri&egrave;re, en la priant de donner cela ce soir &agrave; sa
+ma&icirc;tresse, et en
+confidence. Sans chercher &agrave; comprendre ce que je ne peux savoir,
+je
+joins &agrave; mon cadeau un billet &eacute;crit &agrave; la
+h&acirc;te. L&agrave;-dessus, je rentre, je
+compte les minutes, et la r&eacute;ponse n'arrive pas. Voil&agrave;
+o&ugrave; en sont les
+choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en t&ecirc;te,
+s'en
+d&eacute;tournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a souffl&eacute; sur
+cette
+girouette?</p>
+<p>&#8212;Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien,
+&agrave; cette
+girouette, le temps n&eacute;cessaire pour lire et r&eacute;pondre,
+chercher ce
+bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout &agrave;
+l'heure.
+Songe donc que Javotte ne peut d&eacute;cemment accepter ton cadeau
+qu'&agrave; titre
+d'&eacute;change. Quant &agrave; ton duel, n'y songe plus.</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais.</p>
+<p>&#8212;Fou que tu es! et notre m&egrave;re?</p>
+<p>Tristan baissa la t&ecirc;te sans r&eacute;pondre, et les deux
+fr&egrave;res rentr&egrave;rent chez
+eux.</p>
+<p>Javotte n'&eacute;tait pourtant pas aussi m&eacute;chante qu'on
+pourrait le croire.
+Elle avait pass&eacute; la journ&eacute;e dans une perplexit&eacute;
+singuli&egrave;re. Ce bracelet
+redemand&eacute;, cette insistance, ce duel projet&eacute;, tout cela
+lui semblait
+autant de r&ecirc;veries incompr&eacute;hensibles; elle cherchait ce
+qu'elle avait &agrave;
+faire, et sentait que le plus sage e&ucirc;t &eacute;t&eacute; de
+demeurer indiff&eacute;rente &agrave;
+des &eacute;v&eacute;nements qui ne la regardaient pas. Mais si madame
+Rosenval avait
+toute la fiert&eacute; d'une reine de th&eacute;&acirc;tre, Javotte, au
+fond, avait bon
+c&#339;ur. Berville &eacute;tait jeune et aimable; le nom de cette marquise
+m&ecirc;l&eacute; &agrave;
+tout cela, ce myst&egrave;re, ces demi confidences, plaisaient &agrave;
+l'imagination
+de la grisette parvenue.</p>
+<p>&#8212;S'il &eacute;tait vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et
+qu'une
+marquise f&ucirc;t jalouse de moi, y aurait-il grand risque &agrave;
+donner ce
+bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte
+jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal &agrave;
+personne?</p>
+<p>Tout en r&eacute;fl&eacute;chissant, elle avait ouvert un petit
+secr&eacute;taire dont la
+clef &eacute;tait suspendue &agrave; son cou. L&agrave; &eacute;taient
+entass&eacute;s, p&ecirc;le-m&ecirc;le, tous
+les joyaux de sa couronne: un diad&egrave;me en clinquant pour <i>la
+Tour de
+Nesle</i>, des colliers en strass, des &eacute;meraudes en verre qui
+avaient
+besoin des quinquets pour briller d'un &eacute;clat douteux; du milieu
+de ce
+tr&eacute;sor, elle tira le bracelet de Tristan et consid&eacute;ra
+attentivement les
+deux noms grav&eacute;s sur la plaque.</p>
+<p>&#8212;Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut &ecirc;tre
+l'id&eacute;e de
+Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si
+l'inconnue me conna&icirc;t, je suis compromise. Ces deux noms &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; l'un de
+l'autre, ce n'est pas autoris&eacute;. Si Berville n'a eu pour moi
+qu'un
+caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera
+dr&ocirc;le.</p>
+<p>Javotte allait peut-&ecirc;tre envoyer le bracelet, lorsqu'un coup
+de sonnette
+vint l'interrompre dans ses r&eacute;flexions. C'&eacute;tait le
+monsieur aux lunettes
+d'or.</p>
+<p>&#8212;Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succ&egrave;s: vous
+&ecirc;tes des ch&#339;urs.
+Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extr&ecirc;mement brillante;
+trente
+sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans
+l'&eacute;trier. D&egrave;s
+ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqu&eacute; de <i>Gustave</i>.</p>
+<p>-Voil&agrave; une nouvelle! s'&eacute;cria Javotte en sautant de
+joie. Choriste &agrave;
+l'Op&eacute;ra! choriste tout de suite! j'ai justement repass&eacute;
+mon chant; je
+suis en voix; ce soir, <i>Gustave</i>!... Ah, mon Dieu!</p>
+<p>Apr&egrave;s le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva
+la gravit&eacute;
+qui convient &agrave; une cantatrice.</p>
+<p>&#8212;Baron, dit-elle, vous &ecirc;tes un homme charmant. Il n'y a que
+vous, et je
+sens ma vocation; d&icirc;nons: allons &agrave; l'Op&eacute;ra,
+&agrave; la gloire; rentrons,
+soupons, allez-vous-en; je dors d&eacute;j&agrave; sur mes lauriers.</p>
+<p>Le convive attendu arriva bient&ocirc;t. On brusqua le d&icirc;ner,
+et Javotte ne
+manqua pas de vouloir partir beaucoup plus t&ocirc;t qu'il
+n'&eacute;tait n&eacute;cessaire.
+Le c&#339;ur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux,
+sombre et petit corridor o&ugrave; Taglioni, peut-&ecirc;tre, a
+march&eacute;. Comme le
+ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut
+avoir contribu&eacute; au succ&egrave;s. Elle rentra chez elle fort
+&eacute;mue, et, dans
+l'ivresse du triomphe, ses pens&eacute;es &eacute;taient &agrave; cent,
+lieues de Tristan,
+lorsque sa femme de chambre lui remit la petite bo&icirc;te
+soigneusement
+envelopp&eacute;e par Fossin, et un billet o&ugrave; elle trouva ces
+mots: &laquo;Il ne faut
+pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin
+d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre
+r&eacute;ponse avec
+impatience.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ce pauvre gar&ccedil;on, dit madame Rosenval, je l'avais
+oubli&eacute;. Il m'envoie
+une ch&acirc;telaine; il y a plusieurs turquoises....</p>
+<p>Javotte se mit au lit, et ne dormit gu&egrave;re. Elle songea bien
+plus &agrave; son
+engagement et &agrave; sa brillante destin&eacute;e qu'&agrave; la
+demande de Tristan. Mais
+le jour la retrouva dans ses bonnes pens&eacute;es.</p>
+<p>-Allons, dit-elle, il faut s'ex&eacute;cuter. Ma journ&eacute;e
+d'hier a &eacute;t&eacute;
+heureuse; il faut que tout le monde soit content.</p>
+<p>Il &eacute;tait huit heures du matin quand Javotte prit son
+bracelet, mit son
+ch&acirc;le et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de c&#339;ur, et
+presque
+encore grisette. Arriv&eacute;e &agrave; la maison de Tristan, elle
+vit, devant la
+loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes.</p>
+<p>&#8212;M. de Berville? demanda Javotte.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! r&eacute;pondit la grosse femme.</p>
+<p>&#8212;Y est-il, s'il vous pla&icirc;t? Est-ce ici?</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! madame,... il s'est battu,... on vient de le
+rapporter... Il
+est mort!</p>
+<p>Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les ch&#339;urs
+de
+l'Op&eacute;ra, sous un quatri&egrave;me nom qu'elle avait choisi:
+celui de madame
+Amaldi.<br />
+<br />
+</p>
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DU SECRET DE
+JAVOTTE.<br />
+<br />
+</p>
+<div class="blkquot"><i>Pierre et Camille</i> et <i>le Secret de
+Javotte</i> ont
+&eacute;t&eacute; publi&eacute;s pour la
+premi&egrave;re fois dans le <i>Constitutionnel</i>, &agrave; peu de
+distance l'un de
+l'autre (avril et juin 1844).</div>
+<hr style="width: 65%;" />
+<br />
+<h2><a name="MIMI_PINSON"></a>MIMI PINSON</h2>
+<h2>PROFIL DE GRISETTE</h2>
+<h2>1845</h2>
+<p style="text-align: center;"><img alt="Mimi Pinson"
+ title="Mimi Pinson" src="images/imag002.jpg"
+ style="width: 411px; height: 600px;" /><br />
+</p>
+<h5>MIMI PINSON</h5>
+<div class="poem">
+<h5><span>Elle a les yeux et les mains prestes.</span>
+<span>Les carabins matin et soir,</span>
+<span>Usent les manches de leurs vestes,</span>
+<span>Landerirette!</span>
+<span>&Agrave; son comptoir.</span></h5></div>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>Parmi les &eacute;tudiants qui suivaient; l'an pass&eacute;, les
+cours de l'&Eacute;cole de
+m&eacute;decine, se trouvait un jeune homme nomm&eacute; Eug&egrave;ne
+Aubert. C'&eacute;tait un
+gar&ccedil;on de bonne famille, qui avait &agrave; peu pr&egrave;s
+dix-neuf ans. Ses parents
+vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui
+lui
+suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un
+caract&egrave;re fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute
+circonstance, on
+le trouvait bon et serviable, la main g&eacute;n&eacute;reuse et le
+c&#339;ur ouvert. Le
+seul d&eacute;faut qu'on lui reprochait &eacute;tait un singulier
+penchant &agrave; la
+r&ecirc;verie et &agrave; la solitude, et une r&eacute;serve si
+excessive dans son langage
+et ses moindres actions, qu'on l'avait surnomm&eacute; la <i>Petite
+Fille</i>,
+surnom, du reste, dont il riait lui-m&ecirc;me, et auquel ses amis
+n'attachaient aucune id&eacute;e qui p&ucirc;t l'offenser, le sachant
+aussi brave
+qu'un autre au besoin; mais il &eacute;tait vrai que sa conduite
+justifiait un
+peu ce sobriquet, surtout par la fa&ccedil;on dont elle contrastait
+avec les
+m&#339;urs de ses compagnons. Tant qu'il n'&eacute;tait question que de
+travail, il
+&eacute;tait le premier &agrave; l'&#339;uvre; mais, s'il s'agissait d'une
+partie de
+plaisir, d'un d&icirc;ner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse
+&agrave; la
+Chaumi&egrave;re, la <i>Petite Fille</i> secouait la t&ecirc;te et
+regagnait sa chambrette
+garnie. Chose presque monstrueuse parmi les &eacute;tudiants: non
+seulement
+Eug&egrave;ne n'avait pas de ma&icirc;tresse, quoique son &acirc;ge et
+sa figure eussent pu
+lui valoir des succ&egrave;s, mais on ne l'avait jamais vu faire le
+galant au
+comptoir d'une grisette, usage imm&eacute;morial au quartier Latin. Les
+beaut&eacute;s
+qui peuplent la montagne Sainte-Genevi&egrave;ve et se partagent les
+amours des
+&eacute;coles, lui inspiraient une sorte de r&eacute;pugnance qui
+allait jusqu'&agrave;
+l'aversion. Il les regardait comme une esp&egrave;ce &agrave; part,
+dangereuse,
+ingrate et d&eacute;prav&eacute;e, n&eacute;e pour laisser partout le
+mal et le malheur en
+&eacute;change de quelques plaisirs.&#8212;Gardez-vous de ces
+femmes-l&agrave;, disait-il:
+ce sont des poup&eacute;es de fer rouge. Et il ne trouvait
+malheureusement que
+trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les
+querelles, les d&eacute;sordres, quelquefois m&ecirc;me la ruine
+qu'entra&icirc;nent ces
+liaisons passag&egrave;res, dont les dehors ressemblent au bonheur,
+n'&eacute;taient
+que trop faciles &agrave; citer, l'ann&eacute;e derni&egrave;re comme
+aujourd'hui, et
+probablement comme l'ann&eacute;e prochaine.</p>
+<p>Il va sans dire que les amis d'Eug&egrave;ne le raillaient
+continuellement sur
+sa morale et ses scrupules.&#8212;Que pr&eacute;tends-tu? lui demandait
+souvent un
+de ses camarades, nomm&eacute; Marcel, qui faisait profession
+d'&ecirc;tre un bon
+vivant; que prouve une faute, ou un accident arriv&eacute; une fois par
+hasard?</p>
+<p>&#8212;Qu'il faut s'abstenir, r&eacute;pondait Eug&egrave;ne, de peur que
+cela n'arrive une
+seconde fois.</p>
+<p>&#8212;Faux raisonnement, r&eacute;pliquait Marcel, argument de capucin de
+carte,
+qui tombe si le compagnon tr&eacute;buche. De quoi vas-tu
+t'inqui&eacute;ter? Tel
+d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine?
+L'un
+n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fra&icirc;che; est-ce
+qu'&Eacute;lise en perd
+l'app&eacute;tit? &Agrave; qui la faute si le voisin porte sa montre au
+mont-de-pi&eacute;t&eacute;
+pour aller se casser un bras &agrave; Montmorency? la voisine n'en est
+pas
+manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup
+d'&eacute;p&eacute;e; elle te
+tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce
+sont
+de ces petits inconv&eacute;nients dont l'existence est
+parsem&eacute;e, et ils sont
+plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau
+temps, que de bonnes paires d'amis dans les caf&eacute;s, les
+promenades et les
+guinguettes! Consid&egrave;re-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien
+bourr&eacute;s
+de grisettes, qui vont au Ranelagh ou &agrave; Belleville. Compte ce
+qui sort,
+un jour de f&ecirc;te seulement, du quartier Saint-Jacques: les
+bataillons de
+modistes, les arm&eacute;es de ling&egrave;res, les nu&eacute;es de
+marchandes de tabac; tout
+cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de
+Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des vol&eacute;es de
+friquets.
+S'il pleut, cela va au m&eacute;lodrame manger des oranges et pleurer;
+car cela
+mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi tr&egrave;s volontiers:
+c'est ce
+qui prouve un bon caract&egrave;re. Mais quel mal font ces pauvres
+filles, qui
+ont cousu, b&acirc;ti, ourl&eacute;, piqu&eacute; et ravaud&eacute;
+toute la semaine, en pr&ecirc;chant
+d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que
+peut faire de mieux un honn&ecirc;te homme qui, de son
+c&ocirc;t&eacute;, vient de passer
+huit jours &agrave; diss&eacute;quer des choses peu agr&eacute;ables,
+que de se d&eacute;barbouiller
+la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle
+nature?</p>
+<p>&#8212;S&eacute;pulcres blanchis! disait Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire
+l'&eacute;loge des grisettes, et qu'un usage mod&eacute;r&eacute; en
+est bon. Premi&egrave;rement,
+elles sont vertueuses, car elles passent la journ&eacute;e &agrave;
+confectionner les
+v&ecirc;tements les plus indispensables &agrave; la pudeur et &agrave;
+la modestie; en
+second lieu, elles sont honn&ecirc;tes, car il n'y a pas de
+ma&icirc;tresse ling&egrave;re
+ou autre qui ne recommande &agrave; ses filles de boutique de parler au
+monde
+poliment; troisi&egrave;mement, elles sont tr&egrave;s soigneuses et
+tr&egrave;s propres,
+attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des
+&eacute;toffes
+qu'il ne faut pas qu'elles g&acirc;tent, sous peine d'&ecirc;tre moins
+bien pay&eacute;es;
+quatri&egrave;mement, elles sont sinc&egrave;res, parce qu'elles
+boivent du ratafia;
+en cinqui&egrave;me lieu, elles sont &eacute;conomes et frugales, parce
+qu'elles ont
+beaucoup de peine &agrave; gagner trente sous, et s'il se trouve des
+occasions
+o&ugrave; elles se montrent gourmandes et d&eacute;pensi&egrave;res, ce
+n'est jamais avec
+leurs propres deniers; sixi&egrave;mement, elles sont tr&egrave;s
+gaies, parce que le
+travail qui les occupe est en g&eacute;n&eacute;ral ennuyeux &agrave;
+mourir, et qu'elles
+fr&eacute;tillent comme le poisson dans l'eau d&egrave;s que l'ouvrage
+est termin&eacute;. Un
+autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point
+g&ecirc;nantes, vu qu'elles passent leur vie clou&eacute;es sur une
+chaise dont elles
+ne peuvent pas bouger, et que par cons&eacute;quent il leur est
+impossible de
+courir apr&egrave;s leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En
+outre,
+elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont oblig&eacute;es de
+compter
+leurs points. Elles ne d&eacute;pensent pas grand'chose pour leurs
+chaussures,
+parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est
+rare
+qu'on leur fasse cr&eacute;dit. Si on les accuse d'inconstance, ce
+n'est pas
+parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par m&eacute;chancet&eacute;
+naturelle;
+cela tient au grand nombre de personnes diff&eacute;rentes qui passent
+devant
+leurs boutiques; d'un autre c&ocirc;t&eacute;, elles prouvent
+suffisamment qu'elles
+sont capables de passions v&eacute;ritables, par la grande
+quantit&eacute; d'entre
+elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la
+fen&ecirc;tre, ou
+qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai,
+l'inconv&eacute;nient d'avoir presque toujours faim et soif,
+pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave;
+cause de leur grande temp&eacute;rance; mais il est notoire qu'elles
+peuvent
+se contenter, en guise de repas, d'un verre de bi&egrave;re et d'un
+cigare:
+qualit&eacute; pr&eacute;cieuse qu'on rencontre bien rarement en
+m&eacute;nage. Bref, je
+soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fid&egrave;les et
+d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;es, et
+que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent &agrave;
+l'h&ocirc;pital.</p>
+<p>Lorsque Marcel parlait ainsi, c'&eacute;tait la plupart du temps au
+caf&eacute;, quand
+il s'&eacute;tait un peu &eacute;chauff&eacute; la t&ecirc;te; il
+remplissait alors le verre de son
+ami, et voulait le faire boire &agrave; la sant&eacute; de mademoiselle
+Pinson,
+ouvri&egrave;re en linge, qui &eacute;tait leur voisine; mais
+Eug&egrave;ne prenait son
+chapeau, et, tandis que Marcel continuait &agrave; p&eacute;rorer
+devant ses
+camarades, il s'esquivait doucement.<br />
+</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>Mademoiselle Pinson n'&eacute;tait pas pr&eacute;cis&eacute;ment ce
+qu'on appelle une jolie
+femme. Il y a beaucoup de diff&eacute;rence entre une jolie femme et
+une jolie
+grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi
+nomm&eacute;e en
+langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de
+guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de
+para&icirc;tre une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un
+chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est
+nullement forc&eacute;e d'&ecirc;tre une jolie femme; bien au
+contraire, il est
+probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle
+sera dans son droit. La diff&eacute;rence consiste donc dans les
+conditions o&ugrave;
+vivent ces deux &ecirc;tres, et principalement dans ce morceau de
+carton
+roul&eacute;, recouvert d'&eacute;toffe et appel&eacute; chapeau, que
+les femmes ont jug&eacute; &agrave;
+propos de s'appliquer de chaque c&ocirc;t&eacute; de la t&ecirc;te,
+&agrave; peu pr&egrave;s comme les
+&#339;ill&egrave;res des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les
+&#339;ill&egrave;res
+emp&ecirc;chent les chevaux de regarder de c&ocirc;t&eacute; et
+d'autre, et que le morceau
+de carton n'emp&ecirc;che rien du tout.)</p>
+<p>Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez
+retrouss&eacute;, qui, &agrave;
+son tour, veut une bouche bien fendue, &agrave; laquelle il faut de
+belles
+dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux
+brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les
+sourcils &agrave; l'avenant. Les cheveux sont <i>ad libitum</i>,
+attendu que les
+yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est
+loin de la beaut&eacute; proprement dite. C'est ce qu'on appelle une
+figure
+chiffonn&eacute;e, figure classique de grisette, qui serait
+peut-&ecirc;tre laide
+sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante,
+et
+plus jolie que la beaut&eacute;. Ainsi &eacute;tait mademoiselle Pinson.</p>
+<p>Marcel s'&eacute;tait mis dans la t&ecirc;te qu'Eug&egrave;ne devait
+faire la cour &agrave; cette
+demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il &eacute;tait
+lui-m&ecirc;me l'adorateur de mademoiselle Z&eacute;lia, amie intime de
+mademoiselle
+Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses
+&agrave;
+son go&ucirc;t, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne
+sont
+pas rares, et r&eacute;ussissent assez souvent, l'occasion, depuis que
+le monde
+existe, &eacute;tant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut
+dire ce
+qu'ont fait na&icirc;tre d'&eacute;v&eacute;nements heureux ou
+malheureux, d'amours, de
+querelles, de joies ou de d&eacute;sespoirs, deux portes voisines, un
+escalier
+secret, un corridor, un carreau cass&eacute;?</p>
+<p>Certains caract&egrave;res, pourtant, se refusent &agrave; ces jeux
+du hasard. Ils
+veulent conqu&eacute;rir leurs jouissances, non les gagner &agrave; la
+loterie, et ne
+se sentent pas dispos&eacute;s &agrave; aimer parce qu'ils se trouvent
+en diligence &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; d'une jolie femme. Tel &eacute;tait Eug&egrave;ne, et
+Marcel le savait; aussi
+avait-il form&eacute; depuis longtemps un projet assez simple, qu'il
+croyait
+merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la r&eacute;sistance de
+son
+compagnon.</p>
+<p>Il avait r&eacute;solu de donner un souper, et ne trouva rien de
+mieux que de
+choisir pour pr&eacute;texte le jour de sa propre f&ecirc;te. Il fit
+donc apporter
+chez lui deux douzaines de bouteilles de bi&egrave;re, un gros morceau
+de veau
+froid avec de la salade, une &eacute;norme galette de plomb, et une
+bouteille
+de vin de Champagne. Il invita d'abord deux &eacute;tudiants de ses
+amis, puis
+il fit savoir &agrave; mademoiselle Z&eacute;lia qu'il y avait le soir
+gala &agrave; la
+maison, et qu'elle e&ucirc;t &agrave; amener mademoiselle Pinson. Elles
+n'eurent
+garde d'y manquer. Marcel passait, &agrave; juste titre, pour un des
+talons
+rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept
+heures du soir venaient &agrave; peine de sonner, que les deux
+grisettes
+frappaient &agrave; la porte de l'&eacute;tudiant, mademoiselle
+Z&eacute;lia en robe courte,
+en brodequins gris et en bonnet &agrave; fleurs, mademoiselle Pinson,
+plus
+modeste, v&ecirc;tue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui
+lui
+donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se
+montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les
+secrets desseins de leur h&ocirc;te.</p>
+<p>Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eug&egrave;ne
+d'avance; il e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; trop s&ucirc;r d'un refus de sa part. Ce fut
+seulement lorsque ces
+demoiselles eurent pris place &agrave; table, et apr&egrave;s le
+premier verre vid&eacute;,
+qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller
+chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait
+Eug&egrave;ne; il le trouva, comme d'ordinaire, &agrave; son travail,
+seul, entour&eacute; de
+ses livres. Apr&egrave;s quelques propos insignifiants, il
+commen&ccedil;a &agrave; lui faire
+tout doucement ses reproches accoutum&eacute;s, qu'il se fatiguait
+trop, qu'il
+avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un
+tour
+de promenade. Eug&egrave;ne, un peu las, en effet, ayant
+&eacute;tudi&eacute; toute la
+journ&eacute;e, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il
+ne fut
+pas difficile &agrave; Marcel, apr&egrave;s quelques tours
+d'all&eacute;e au Luxembourg,
+d'obliger son ami &agrave; entrer chez lui.</p>
+<p>Les deux grisettes, rest&eacute;es seules, et ennuy&eacute;es
+probablement d'attendre,
+avaient d&eacute;but&eacute; par se mettre &agrave; l'aise; elles
+avaient &ocirc;t&eacute; leurs ch&acirc;les et
+leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans
+faire,
+de temps en temps, honneur aux provisions, par mani&egrave;re d'essai.
+Les yeux
+d&eacute;j&agrave; brillants et le visage anim&eacute;, elles
+s'arr&ecirc;t&egrave;rent joyeuses et un peu
+essouffl&eacute;es, lorsque Eug&egrave;ne les salua d'un air &agrave;
+la fois timide et
+surpris. Attendu ses m&#339;urs solitaires, il &eacute;tait &agrave; peine
+connu d'elles;
+aussi l'eurent-elles bient&ocirc;t d&eacute;visag&eacute; des pieds
+&agrave; la t&ecirc;te avec cette
+curiosit&eacute; intr&eacute;pide qui est le privil&egrave;ge de leur
+caste; puis elles
+reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'&eacute;tait.
+Le
+nouveau venu, &agrave; demi d&eacute;concert&eacute;, faisait
+d&eacute;j&agrave; quelques pas en arri&egrave;re
+songeant peut-&ecirc;tre &agrave; la retraite, lorsque Marcel, ayant
+ferm&eacute; la porte &agrave;
+double tour, jeta bruyamment la clef sur la table.</p>
+<p>&#8212;Personne encore! s'&eacute;cria-t-il. Que font donc nos amis? Mais
+n'importe,
+le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous pr&eacute;sente le
+plus
+vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui d&eacute;sire depuis
+longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est,
+particuli&egrave;rement, grand admirateur de mademoiselle Pinson.</p>
+<p>La contredanse s'arr&ecirc;ta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un
+l&eacute;ger
+salut, et reprit son bonnet.</p>
+<p>&#8212;Eug&egrave;ne! s'&eacute;cria Marcel, c'est aujourd'hui ma
+f&ecirc;te; ces deux dames ont
+bien voulu venir la c&eacute;l&eacute;brer avec nous. Je t'ai presque
+amen&eacute; de force,
+c'est vrai; mais j'esp&egrave;re que tu resteras de bon gr&eacute;,
+&agrave; notre commune
+pri&egrave;re. Il est &agrave; pr&eacute;sent huit heures &agrave; peu
+pr&egrave;s; nous avons le temps de
+fumer une pipe en attendant que l'app&eacute;tit nous vienne.</p>
+<p>Parlant ainsi, il jeta un regard significatif &agrave; mademoiselle
+Pinson,
+qui, le comprenant aussit&ocirc;t, s'inclina une seconde fois en
+souriant, et
+dit d'une voix douce &agrave; Eug&egrave;ne: Oui, monsieur, nous vous
+en prions.</p>
+<p>En ce moment les deux &eacute;tudiants que Marcel avait
+invit&eacute;s frapp&egrave;rent &agrave; la
+porte. Eug&egrave;ne vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop
+de
+mauvaise gr&acirc;ce, et, se r&eacute;signant, prit place avec les
+autres.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commenc&eacute;
+par remplir
+la chambre d'un nuage de fum&eacute;e, buvaient d'autant pour se
+rafra&icirc;chir.
+Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et &eacute;gayaient
+la
+compagnie de propos plus ou moins piquants aux d&eacute;pens de leurs
+amis et
+connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tir&eacute;es
+des
+arri&egrave;re-boutiques. Si la mati&egrave;re manquait de
+vraisemblance, du moins
+n'&eacute;tait-elle pas st&eacute;rile. Deux clercs d'avou&eacute;,
+&agrave; les en croire, avaient
+gagn&eacute; vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et
+les
+avaient mang&eacute;s en six semaines avec deux marchandes de gants. Le
+fils
+d'un des plus riches banquiers de Paris avait propos&eacute; &agrave;
+une c&eacute;l&egrave;bre
+ling&egrave;re une loge &agrave; l'Op&eacute;ra et une maison de
+campagne, qu'elle avait
+refus&eacute;es, aimant mieux soigner ses parents et rester
+fid&egrave;le &agrave; un commis
+des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui
+&eacute;tait forc&eacute; par son rang &agrave; s'envelopper du plus
+grand myst&egrave;re, venait
+incognito rendre visite &agrave; une brodeuse du passage du Pont-Neuf,
+laquelle
+avait &eacute;t&eacute; enlev&eacute;e tout &agrave; coup par ordre
+sup&eacute;rieur, mise dans une chaise
+de poste &agrave; minuit, avec un portefeuille plein de billets de
+banque, et
+envoy&eacute;e aux &Eacute;tat-Unis, etc.</p>
+<p>&#8212;Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Z&eacute;lia improvise,
+et quant &agrave;
+mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit
+comit&eacute;), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs
+d'avou&eacute; n'ont
+gagn&eacute; qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre
+banquier a
+offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux &Eacute;tats-Unis,
+qu'elle
+est visible tous les jours, de midi &agrave; quatre heures, &agrave;
+l'h&ocirc;pital de la
+Charit&eacute;, o&ugrave; elle a pris un logement par suite de manque
+de comestibles.</p>
+<p>Eug&egrave;ne &eacute;tait assis aupr&egrave;s de mademoiselle
+Pinson. Il crut remarquer, &agrave;
+ce dernier mot, prononc&eacute; avec une indiff&eacute;rence
+compl&egrave;te, qu'elle
+p&acirc;lissait. Mais, presque aussit&ocirc;t, elle se leva, alluma une
+cigarette,
+et, s'&eacute;cria d'un air d&eacute;lib&eacute;r&eacute;:</p>
+<p>&#8212;Silence &agrave; votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur
+Marcel ne
+croit pas aux fables, je vais raconter une histoire v&eacute;ritable, <i>et
+quorum pars magna fui.</i></p>
+<p>&#8212;Vous parlez latin? dit Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Comme vous voyez, r&eacute;pondit mademoiselle Pinson; cette
+sentence me
+vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napol&eacute;on, et qui
+n'a
+jamais manqu&eacute; de la dire avant de r&eacute;citer une bataille.
+Si vous ignorez
+ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela
+veut dire: &laquo;Je vous en donne ma parole d'honneur.&raquo; Vous
+saurez donc
+que, la semaine pass&eacute;e, je m'&eacute;tais rendue, avec deux de
+mes amies,
+Blanchette et Rougette, au th&eacute;&acirc;tre de l'Od&eacute;on.</p>
+<p>&#8212;Attendez que je coupe la galette, dit Marcel.</p>
+<p>&#8212;Coupez, mais &eacute;coutez, reprit mademoiselle Pinson.
+J'&eacute;tais donc all&eacute;e
+avec Blanchette et Rougette &agrave; l'Od&eacute;on, voir une
+trag&eacute;die. Rougette,
+comme vous savez, vient de perdre sa grand'm&egrave;re; elle a
+h&eacute;rit&eacute; de quatre
+cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois &eacute;tudiants se
+trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous avis&egrave;rent, et, sous
+pr&eacute;texte que nous &eacute;tions seules, nous invit&egrave;rent
+&agrave; souper.</p>
+<p>&#8212;De but en blanc? demanda Marcel; en v&eacute;rit&eacute;, c'est
+tr&egrave;s galant. Et vous
+avez refus&eacute;, je suppose.</p>
+<p>&#8212;Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous accept&acirc;mes, et,
+&agrave;
+l'entr'acte, sans attendre la fin de la pi&egrave;ce, nous nous
+transport&acirc;mes
+chez Viot.</p>
+<p>&#8212;Avec vos cavaliers?</p>
+<p>&#8212;Avec nos cavaliers. Le gar&ccedil;on commen&ccedil;a, bien entendu,
+par nous dire
+qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance
+n'&eacute;tait pas
+faite pour nous arr&ecirc;ter. Nous ordonn&acirc;mes qu'on all&acirc;t
+par la ville
+chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un
+festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets,
+des
+moules, des &#339;ufs &agrave; la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des
+marmites. Nos jeunes inconnus, &agrave; dire vrai, faisaient
+l&eacute;g&egrave;rement la
+grimace...</p>
+<p>&#8212;Je le crois parbleu bien! dit Marcel.</p>
+<p>&#8212;Nous n'en t&icirc;nmes compte. La chose apport&eacute;e, nous
+commen&ccedil;&acirc;mes &agrave; faire
+les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous
+d&eacute;go&ucirc;tait. &Agrave;
+peine un plat &eacute;tait-il entam&eacute;, que nous le renvoyions
+pour en demander
+un autre.&#8212;Gar&ccedil;on, emportez cela; ce n'est pas tol&eacute;rable;
+o&ugrave; avez-vous
+pris des horreurs pareilles? Nos inconnus d&eacute;sir&egrave;rent
+manger, mais il ne
+leur fut pas loisible. Bref, nous soup&acirc;mes comme d&icirc;nait
+Sancho, et la
+col&egrave;re nous porta m&ecirc;me &agrave; briser quelques ustensiles.</p>
+<p>&#8212;Belle conduite! et comment payer?</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; pr&eacute;cis&eacute;ment la question que les trois
+inconnus s'adress&egrave;rent.
+Par l'entretien qu'ils eurent &agrave; voix basse, l'un d'eux nous
+parut
+poss&eacute;der six francs, l'autre infiniment moins, et le
+troisi&egrave;me n'avait
+que sa montre, qu'il tira g&eacute;n&eacute;reusement de sa poche. En
+cet &eacute;tat, les
+trois infortun&eacute;s se pr&eacute;sent&egrave;rent au comptoir, dans
+le but d'obtenir un
+d&eacute;lai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur r&eacute;pondit?</p>
+<p>&#8212;Je pense, r&eacute;pliqua Marcel, que l'on vous a gard&eacute;es en
+gage, et qu'on
+les a conduits au violon.</p>
+<p>&#8212;C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le
+cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout &eacute;tait
+pay&eacute; d'avance.
+Imaginez le coup de th&eacute;&acirc;tre, &agrave; cette r&eacute;ponse
+de Viot: Messieurs, tout
+est pay&eacute;! Nos inconnus nous regard&egrave;rent comme jamais
+trois chiens n'ont
+regard&eacute; trois &eacute;v&ecirc;ques, avec une stup&eacute;faction
+piteuse m&ecirc;l&eacute;e d'un pur
+attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous
+descend&icirc;mes et f&icirc;mes venir un fiacre.&#8212;Ch&egrave;re
+marquise, me dit Rougette,
+il faut reconduire ces messieurs chez eux.&#8212;Volontiers, ch&egrave;re
+comtesse,
+r&eacute;pondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je
+vous
+demande s'ils &eacute;taient penauds! ils se d&eacute;fendaient de
+notre politesse,
+ils ne voulaient pas qu'on les reconduis&icirc;t, ils refusaient de
+dire leur
+adresse... Je le crois bien! Ils &eacute;taient convaincus qu'ils
+avaient
+affaire &agrave; des femmes du monde, et ils demeuraient rue du
+Chat-Qui-P&ecirc;che!</p>
+<p>Les deux &eacute;tudiants, amis de Marcel, qui, jusque-l&agrave;,
+n'avaient gu&egrave;re fait
+que fumer et boire en silence, sembl&egrave;rent peu satisfaits de
+cette
+histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-&ecirc;tre en
+savaient-ils
+autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils
+jet&egrave;rent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en
+riant:</p>
+<p>&#8212;Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine
+derni&egrave;re, il n'y a plus d'inconv&eacute;nient.</p>
+<p>&#8212;Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais
+lui
+faire tort dans sa carri&egrave;re, jamais!</p>
+<p>&#8212;Vous avez raison, dit Eug&egrave;ne, et vous agissez en cela plus
+sagement
+peut-&ecirc;tre que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui
+peuplent les
+&eacute;coles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait
+derri&egrave;re lui quelque
+faute ou quelque folie, et cependant c'est de l&agrave; que sortent
+tous les
+jours ce qu'il y a en France de plus distingu&eacute; et de plus
+respectable:
+des m&eacute;decins, des magistrats...</p>
+<p>&#8212;Oui, reprit Marcel, c'est la v&eacute;rit&eacute;. Il y a des pairs
+de France en
+herbe qui d&icirc;nent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de
+quoi
+payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'&#339;il, n'avez-vous pas
+revu vos inconnus?</p>
+<p>&#8212;Pour qui nous prenez-vous? r&eacute;pondit mademoiselle Pinson d'un
+air
+s&eacute;rieux et presque offens&eacute;. Connaissez-vous Blanchette et
+Rougette? et
+supposez-vous que moi-m&ecirc;me...</p>
+<p>&#8212;C'est bon, dit Marcel, ne vous f&acirc;chez pas. Mais voil&agrave;,
+en somme, une
+belle &eacute;quip&eacute;e. Trois &eacute;cervel&eacute;es qui
+n'avaient peut-&ecirc;tre pas de quoi
+d&icirc;ner le lendemain, et qui jettent l'argent par les
+fen&ecirc;tres pour le
+plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais!</p>
+<p>&#8212;Pourquoi nous invitent-ils &agrave; souper? r&eacute;pondit
+mademoiselle Pinson.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de
+Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla
+chanson.&#8212;Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervant&egrave;s,
+Z&eacute;lia qui
+tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le
+trouvent bon, c'est moi qu'on f&ecirc;te, et qui par cons&eacute;quent
+prie
+mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrou&eacute;e par son anecdote,
+de nous
+honorer d'un couplet. Eug&egrave;ne, continua-t-il, sois donc un peu
+galant,
+trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi.</p>
+<p>Eug&egrave;ne rougit et ob&eacute;it. De m&ecirc;me que mademoiselle
+Pinson n'avait pas
+d&eacute;daign&eacute; de le faire pour l'engager lui-m&ecirc;me
+&agrave; rester, il s'inclina, et
+lui dit timidement:</p>
+<p>&#8212;Oui, mademoiselle, nous vous en prions.</p>
+<p>En m&ecirc;me temps il souleva son verre, et toucha celui de la
+grisette. De
+ce l&eacute;ger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle
+Pinson
+saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fra&icirc;che la
+continua
+longtemps en cadence.</p>
+<p>&#8212;Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le <i>la</i>.
+Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas
+b&eacute;gueule, je
+vous en pr&eacute;viens, mais je ne sais pas de couplets de corps de
+garde. Je
+ne m'encanaille pas la m&eacute;moire.</p>
+<p>&#8212;Connu, dit Marcel, vous &ecirc;tes une vertu; allez votre train,
+les
+opinions sont libres.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter &agrave;
+la bonne
+venue des couplets qu'on a faits sur moi.</p>
+<p>&#8212;Attention! Quel est l'auteur?</p>
+<p>&#8212;Mes camarades du magasin. C'est de la po&eacute;sie faite &agrave;
+l'aiguille; ainsi
+je r&eacute;clame l'indulgence.</p>
+<p>&#8212;Y a-t-il un refrain &agrave; votre chanson?</p>
+<p>&#8212;Certainement; la belle demande!</p>
+<p>&#8212;En ce cas-l&agrave;, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au
+refrain, tapons
+sur la table, mais t&acirc;chons d'aller en mesure. Z&eacute;lia peut
+s'abstenir si
+elle veut.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi cela, malhonn&ecirc;te gar&ccedil;on? demanda Z&eacute;lia
+en col&egrave;re?</p>
+<p>&#8212;Pour cause, r&eacute;pondit Marcel; mais si vous d&eacute;sirez
+&ecirc;tre de la partie,
+tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconv&eacute;nients
+pour nos
+oreilles et pour vos blanches mains.</p>
+<p>Marcel avait rang&eacute; en rond les verres et les assiettes, et
+s'&eacute;tait assis
+au milieu de la table, son couteau &agrave; la main. Les deux
+&eacute;tudiants du
+souper de Rougette, un peu ragaillardis, &ocirc;t&egrave;rent le
+fourneau de leurs
+pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eug&egrave;ne r&ecirc;vait,
+Z&eacute;lia boudait.
+Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la
+casser, ce &agrave; quoi Marcel r&eacute;pondit par un geste
+d'assentiment, en sorte
+que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des
+castagnettes, commen&ccedil;a ainsi les couplets que ses compagnes
+avaient
+compos&eacute;s, apr&egrave;s s'&ecirc;tre excus&eacute;e d'avance de
+ce qu'ils pouvaient contenir
+de trop flatteur pour elle:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span>Mimi Pinson est une blonde,<br />
+</span><span>Une blonde que l'on conna&icirc;t.<br />
+</span><span>Elle n'a qu'une robe au monde,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>Et qu'un bonnet.<br />
+</span><span>Le Grand Turc en a davantage.<br />
+</span><span>Dieu voulut, de cette fa&ccedil;on,<br />
+</span><span>La rendre sage.<br />
+</span><span>On ne peut pas la mettre en gage,<br />
+</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>Mimi Pinson porte une rose,<br />
+</span><span>Une rose blanche au c&ocirc;t&eacute;.<br />
+</span><span>Cette fleur dans son c&#339;ur &eacute;close,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>C'est la gaiet&eacute;.<br />
+</span><span>Quand un bon souper la r&eacute;veille,<br />
+</span><span>Elle fait sortir la chanson<br />
+</span><span>De la bouteille.<br />
+</span><span>Parfois il penche sur l'oreille,<br />
+</span><span>Le bonnet de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>Elle a les yeux et la main prestes.<br />
+</span><span>Les carabins, matin et soir,<br />
+</span><span>Usent les manches de leurs vestes,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>&Agrave; son comptoir.<br />
+</span><span>Quoique sans maltraiter personne,<br />
+</span><span>Mimi leur fait mieux la le&ccedil;on<br />
+</span><span>Qu'&agrave; la Sorbonne.<br />
+</span><span>Il ne faut pas qu'on la chiffonne,<br />
+</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>Mimi Pinson peut rester fille;<br />
+</span><span>Si Dieu le veut, c'est dans son droit.<br />
+</span><span>Elle aura toujours son aiguille,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>Au bout du doigt.<br />
+</span><span>Pour entreprendre sa conqu&ecirc;te,<br />
+</span><span>Ce n'est pas tout qu'un beau gar&ccedil;on;<br />
+</span><span>Faut &ecirc;tre honn&ecirc;te.<br />
+</span><span>Car il n'est pas loin de sa t&ecirc;te,<br />
+</span><span>Le bonnet de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>D'un gros bouquet de fleurs d'orange<br />
+</span><span>Si l'amour veut la couronner,<br />
+</span><span>Elle a quelque chose en &eacute;change,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>&Agrave; lui donner.<br />
+</span><span>Ce n'est pas, on se l'imagine,<br />
+</span><span>Un manteau sur un &eacute;cusson<br />
+</span><span>Fourr&eacute; d'hermine;<br />
+</span><span>C'est l'&eacute;tui d'une perle fine,<br />
+</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>Mimi n'a pas l'&acirc;me vulgaire,<br />
+</span><span>Mais son c&#339;ur est r&eacute;publicain;<br />
+</span><span>Aux trois jours elle a fait la guerre,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>En casaquin.<br />
+</span><span>&Agrave; d&eacute;faut d'une hallebarde,<br />
+</span><span>On l'a vue avec son poin&ccedil;on<br />
+</span><span>Monter la garde.<br />
+</span><span>Heureux qui mettra sa cocarde<br />
+</span><span>Au bonnet de Mimi Pinson!<br />
+</span></div>
+</div>
+<p>Les couteaux et les pipes, voire m&ecirc;me les chaises, avaient
+fait leur
+tapage, comme de raison, &agrave; la fin de chaque couplet. Les verres
+dansaient sur la table, et les bouteilles, &agrave; moiti&eacute;
+pleines, se
+balan&ccedil;aient joyeusement en se donnant de petits coups
+d'&eacute;paule.</p>
+<p>&#8212;Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette
+chanson-l&agrave;! Il y a un teinturier; c'est trop musqu&eacute;.
+Parlez-moi de ces
+bons airs o&ugrave; on dit les choses!</p>
+<p>Et il entonna d'une voix forte:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span>Nanette n'avait pas encore quinze ans...<br />
+</span></div>
+</div>
+<p>&#8212;Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plut&ocirc;t,
+faisons un tour
+de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque?</p>
+<p>&#8212;J'ai ce qu'il vous faut, r&eacute;pondit Marcel; j'ai une guitare;
+mais,
+continua-t-il en d&eacute;crochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce
+qu'il
+lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes.</p>
+<p>&#8212;Mais voil&agrave; un piano, dit Z&eacute;lia; Marcel va nous faire
+danser.</p>
+<p>Marcel lan&ccedil;a &agrave; sa ma&icirc;tresse un regard aussi
+furieux que si elle l'e&ucirc;t
+accus&eacute; d'un crime. Il &eacute;tait vrai qu'il en savait assez
+pour jouer une
+contredanse; mais c'&eacute;tait pour lui, comme pour bien d'autres,
+une esp&egrave;ce
+de torture &agrave; laquelle il se soumettait peu volontiers.
+Z&eacute;lia, en le
+trahissant, se vengeait du bouchon.</p>
+<p>&#8212;&Ecirc;tes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano
+n'est l&agrave; que
+pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'&eacute;corchiez, Dieu le
+sait.
+O&ugrave; avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que <i>la
+Marseillaise</i>, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez
+&agrave;
+Eug&egrave;ne, &agrave; la bonne heure, voil&agrave; un gar&ccedil;on
+qui s'y entend! mais je ne
+veux pas l'ennuyer &agrave; ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a
+que vous
+ici d'assez indiscr&egrave;te pour faire des choses pareilles sans
+crier gare.</p>
+<p>Pour la troisi&egrave;me fois, Eug&egrave;ne rougit, et
+s'appr&ecirc;ta &agrave; faire ce qu'on lui
+demandait d'une fa&ccedil;on si politique et si
+d&eacute;tourn&eacute;e. Il se mit donc au
+piano, et un quadrille s'organisa.</p>
+<p>Ce fut presque aussi long que le souper. Apr&egrave;s la contredanse
+vint une
+valse; apr&egrave;s la valse, le galop, car on galope encore au
+quartier Latin.
+Ces dames surtout &eacute;taient infatigables, et faisaient des
+gambades et des
+&eacute;clats de rire &agrave; r&eacute;veiller tout le voisinage.
+Bient&ocirc;t Eug&egrave;ne, doublement
+fatigu&eacute; par le bruit et par la veill&eacute;e, tomba, tout en
+jouant
+machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui
+dorment &agrave; cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant
+lui
+comme des fant&ocirc;mes dans un r&ecirc;ve; et, comme rien n'est plus
+ais&eacute;ment
+triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la m&eacute;lancolie,
+&agrave;
+laquelle il &eacute;tait sujet, ne tarda pas &agrave; s'emparer de
+lui.&#8212;Triste joie,
+pensait-il, mis&eacute;rables plaisirs! instants qu'on croit
+vol&eacute;s au malheur!
+Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement
+devant moi, est s&ucirc;re, comme disait Marcel, d'avoir de quoi
+d&icirc;ner demain?</p>
+<p>Comme il faisait cette r&eacute;flexion, mademoiselle Pinson passa
+pr&egrave;s de lui;
+il crut la voir, tout en galopant, prendre &agrave; la
+d&eacute;rob&eacute;e un morceau de
+galette rest&eacute; sur la table, et le mettre discr&egrave;tement
+dans sa poche.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Le jour commen&ccedil;ait &agrave; para&icirc;tre quand la compagnie
+se s&eacute;para. Eug&egrave;ne,
+avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour
+respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes
+pens&eacute;es, il
+se r&eacute;p&eacute;tait tout bas, malgr&eacute; lui, la chanson de la
+grisette:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span>Elle n'a qu'une robe au monde<br />
+</span><span>Et qu'un bonnet.<br />
+</span></div>
+</div>
+<p>&#8212;Est-ce possible? se demandait-il. La mis&egrave;re peut-elle
+&ecirc;tre pouss&eacute;e &agrave;
+ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-m&ecirc;me?
+Peut-on
+rire de ce qu'on manque de pain?</p>
+<p>Le morceau de galette emport&eacute; n'&eacute;tait pas un indice
+douteux. Eug&egrave;ne ne
+pouvait s'emp&ecirc;cher d'en sourire, et en m&ecirc;me temps
+d'&ecirc;tre &eacute;mu de
+piti&eacute;.&#8212;Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette
+et non
+du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est
+peut-&ecirc;tre l'enfant d'une voisine &agrave; qui elle veut rapporter
+un g&acirc;teau,
+peut-&ecirc;tre une porti&egrave;re bavarde, qui raconterait qu'elle a
+pass&eacute; la nuit
+dehors, un Cerb&egrave;re qu'il faut apaiser.</p>
+<p>Ne regardant pas o&ugrave; il allait, Eug&egrave;ne s'&eacute;tait
+engag&eacute; par hasard dans ce
+d&eacute;dale de petites rues qui sont derri&egrave;re le carrefour
+Buci, et dans
+lesquelles une voiture passe &agrave; peine. Au moment o&ugrave; il
+allait revenir sur
+ses pas, une femme, envelopp&eacute;e dans un mauvais peignoir, la
+t&ecirc;te nue,
+les cheveux en d&eacute;sordre, p&acirc;le et d&eacute;faite, sortit
+d'une vieille maison.
+Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait &agrave; peine marcher;
+ses
+genoux fl&eacute;chissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et
+paraissait
+vouloir se diriger vers une porte voisine, o&ugrave; se trouvait une
+bo&icirc;te aux
+lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait &agrave; la main.
+Surpris et
+effray&eacute;, Eug&egrave;ne s'approcha d'elle et lui demanda
+o&ugrave; elle allait, ce
+qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En m&ecirc;me temps il
+&eacute;tendit le
+bras pour la soutenir, car elle &eacute;tait pr&egrave;s de tomber sur
+une borne.
+Mais, sans lui r&eacute;pondre, elle recula avec une sorte de crainte
+et de
+fiert&eacute;. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la
+bo&icirc;te, et
+paraissant rassembler toutes ses forces:&#8212;L&agrave;! dit-elle seulement;
+puis,
+continuant &agrave; se tra&icirc;ner aux murs, elle regagna sa maison.
+Eug&egrave;ne essaya
+en vain de l'obliger &agrave; prendre son bras et de renouveler ses
+questions.
+Elle rentra lentement dans l'all&eacute;e sombre et &eacute;troite dont
+elle &eacute;tait
+sortie.</p>
+<p>Eug&egrave;ne avait ramass&eacute; la lettre; il fit d'abord
+quelques pas pour la
+mettre &agrave; la poste, mais il s'arr&ecirc;ta bient&ocirc;t. Cette
+&eacute;trange rencontre
+l'avait si fort troubl&eacute;, et il se sentait frapp&eacute; d'une
+sorte d'horreur
+m&ecirc;l&eacute;e d'une compassion si vive, que, avant de prendre le
+temps de la
+r&eacute;flexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui
+semblait
+odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen,
+&agrave;
+p&eacute;n&eacute;trer un tel myst&egrave;re. &Eacute;videmment cette
+femme &eacute;tait mourante; &eacute;tait-ce
+de maladie ou de faim? Ce devait &ecirc;tre, en tout cas, de
+mis&egrave;re. Eug&egrave;ne
+ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: &laquo;&Agrave; monsieur
+le baron de
+***,&raquo; et renfermait ce qui suit:</p>
+<p>&laquo;Lisez cette lettre, monsieur, et, par piti&eacute;, ne
+rejetez pas ma pri&egrave;re.
+Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous
+dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera
+bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a
+&ocirc;t&eacute; le peu de
+force et de courage que j'avais. Le mois d'ao&ucirc;t, je rentre en
+magasin;
+mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la
+certitude qu'avant samedi je me trouverai tout &agrave; fait sans
+asile. J'ai
+si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la
+r&eacute;solution de me
+jeter &agrave; l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis pr&egrave;s
+de vingt-quatre
+heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu
+au c&#339;ur. N'est-ce pas que je ne me suis pas tromp&eacute;e? Monsieur,
+je vous
+en supplie &agrave; genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera
+respirer
+encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que
+vingt-trois ans! Je viendrai peut-&ecirc;tre &agrave; bout, avec un peu
+d'aide,
+d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter
+votre piti&eacute;, je vous les dirais, mais rien ne me vient &agrave;
+l'id&eacute;e. Je ne
+puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez
+de ma lettre comme on fait quand on en re&ccedil;oit trop souvent de
+pareilles:
+vous la d&eacute;chirerez sans penser qu'une pauvre femme est l&agrave;
+qui attend les
+heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pens&eacute; qu'il
+serait
+par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas
+l'id&eacute;e de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous,
+qui vous
+retiendra, j'en suis persuad&eacute;e; aussi il me semble que rien ne
+vous est
+plus facile que de plier votre aum&ocirc;ne dans un papier, et de
+mettre sur
+l'adresse: &laquo;&Agrave; mademoiselle Bertin, rue de
+l'&Eacute;peron.&raquo; J'ai chang&eacute; de nom
+depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma
+m&egrave;re. En sortant de chez vous, donnez cela &agrave; un
+commissionnaire.
+J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu
+vous rende humain.</p>
+<div class="blkquot">
+<p>&laquo;Il me vient &agrave; l'id&eacute;e que vous ne croyez pas
+&agrave; tant de mis&egrave;re; mais si
+vous me voyiez, vous seriez convaincu.</p>
+<p style="text-align: right;">&laquo;ROUGETTE.&raquo;</p>
+</div>
+<p>Si Eug&egrave;ne avait d'abord &eacute;t&eacute; touch&eacute; en
+lisant ces lignes, son &eacute;tonnement
+redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi
+c'&eacute;tait
+cette m&ecirc;me fille qui avait follement d&eacute;pens&eacute; son
+argent en parties de
+plaisir, et imagin&eacute; ce souper ridicule racont&eacute; par
+mademoiselle Pinson,
+c'&eacute;tait elle que le malheur r&eacute;duisait &agrave; cette
+souffrance et &agrave; une
+semblable pri&egrave;re! Tant d'impr&eacute;voyance et de folie
+semblait &agrave; Eug&egrave;ne un
+r&ecirc;ve incroyable. Mais point de doute, la signature &eacute;tait
+l&agrave;; et
+mademoiselle Pinson, dans le courant de la soir&eacute;e, avait
+&eacute;galement
+prononc&eacute; le nom de guerre de son amie Rougette, devenue
+mademoiselle
+Bertin. Comment se trouvait-elle tout &agrave; coup abandonn&eacute;e,
+sans secours,
+sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille,
+pendant qu'elle expirait peut-&ecirc;tre dans quelque grenier de cette
+maison?
+Et qu'&eacute;tait-ce que cette maison m&ecirc;me o&ugrave; l'on
+pouvait mourir ainsi?</p>
+<p>Ce n'&eacute;tait pas le moment de faire des conjectures; le plus
+press&eacute; &eacute;tait
+de venir au secours de la faim.</p>
+<p>Eug&egrave;ne commen&ccedil;a par entrer dans la boutique d'un
+restaurateur qui venait
+de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il
+s'achemina, suivi du gar&ccedil;on, vers le logis de Rougette; mais il
+&eacute;prouvait de l'embarras &agrave; se pr&eacute;senter brusquement
+ainsi. L'air de
+fiert&eacute; qu'il avait trouv&eacute; &agrave; cette pauvre fille lui
+faisait craindre,
+sinon un refus, du moins un mouvement de vanit&eacute; bless&eacute;e;
+comment lui
+avouer qu'il avait lu sa lettre?</p>
+<p>Lorsqu'il fut arriv&eacute; devant la porte:</p>
+<p>&#8212;Connaissez-vous, dit-il au gar&ccedil;on, une jeune personne qui
+demeure dans
+cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin?</p>
+<p>&#8212;Oh que oui! monsieur, r&eacute;pondit le gar&ccedil;on. C'est nous
+qui portons
+habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour.
+Actuellement elle est &agrave; la campagne.</p>
+<p>&#8212;Qui vous l'a dit? demanda Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Pardi! monsieur, c'est la porti&egrave;re. Mademoiselle Rougette
+aime &agrave; bien
+d&icirc;ner, mais elle n'aime pas beaucoup &agrave; payer. Elle a plus
+t&ocirc;t fait de
+commander des poulets r&ocirc;tis et des homards que rien du tout;
+mais, pour
+voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi
+nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est
+pas...</p>
+<p>&#8212;Elle est revenue, reprit Eug&egrave;ne. Montez chez elle,
+laissez-lui ce que
+vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien
+aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui
+lui envoie ceci, vous lui r&eacute;pondrez que c'est le baron de ***.</p>
+<p>Sur ces mots, Eug&egrave;ne s'&eacute;loigna. Chemin faisant, il
+rajusta comme il put
+le cachet de la lettre, et la mit &agrave; la poste.&#8212;Apr&egrave;s tout,
+pensa-t-il,
+Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la r&eacute;ponse
+&agrave; son billet
+a &eacute;t&eacute; un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Les &eacute;tudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches
+tous les
+jours. Eug&egrave;ne comprenait tr&egrave;s bien que, pour donner un
+air de
+vraisemblance &agrave; la petite fable que le gar&ccedil;on devait
+faire, il e&ucirc;t fallu
+joindre &agrave; son envoi le louis que demandait Rougette; mais
+l&agrave; &eacute;tait la
+difficult&eacute;. Les louis ne sont pas pr&eacute;cis&eacute;ment la
+monnaie courante de la
+rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eug&egrave;ne venait de s'engager
+&agrave; payer
+le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment,
+n'&eacute;tait
+gu&egrave;re mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans
+diff&eacute;rer le
+chemin de la place du Panth&eacute;on.</p>
+<p>En ce temps-l&agrave; demeurait encore sur cette place ce fameux
+barbier qui a
+fait banqueroute, et s'est ruin&eacute; en ruinant les autres.
+L&agrave;, dans
+l'arri&egrave;re-boutique, o&ugrave; se faisait en secret la grande et
+la petite
+usure, venait tous les jours l'&eacute;tudiant pauvre et sans souci,
+amoureux
+peut-&ecirc;tre, emprunter &agrave; &eacute;norme int&eacute;r&ecirc;t
+quelques pi&egrave;ces d&eacute;pens&eacute;es gaiement
+le soir et ch&egrave;rement pay&eacute;es le lendemain. L&agrave;
+entrait furtivement la
+grisette, la t&ecirc;te basse, le regard honteux, venant louer pour une
+partie
+de campagne un chapeau fan&eacute;, un ch&acirc;le reteint, une chemise
+achet&eacute;e au
+mont-de-pi&eacute;t&eacute;. L&agrave;, des jeunes gens de bonne
+maison, ayant besoin de
+vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de
+lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des
+&eacute;tourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur
+avenir.
+Depuis la courtisane titr&eacute;e, &agrave; qui un bracelet tourne la
+t&ecirc;te, jusqu'au
+cuistre n&eacute;cessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de
+lentilles,
+tout venait l&agrave; comme aux sources du Pactole, et l'usurier
+barbier, fier
+de sa client&egrave;le et de ses exploits jusqu'&agrave; s'en vanter,
+entretenait la
+prison de Clichy en attendant qu'il y all&acirc;t lui-m&ecirc;me.</p>
+<p>Telle &eacute;tait la triste ressource &agrave; laquelle
+Eug&egrave;ne, bien qu'avec
+r&eacute;pugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour
+&ecirc;tre du
+moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouv&eacute;
+que la
+demande adress&eacute;e au baron produis&icirc;t l'effet
+d&eacute;sirable. C'&eacute;tait de la
+part d'un &eacute;tudiant beaucoup de charit&eacute;, &agrave; vrai
+dire, que de s'engager
+ainsi pour une inconnue; mais Eug&egrave;ne croyait en Dieu: toute
+bonne action
+lui semblait n&eacute;cessaire.</p>
+<p>Le premier visage qu'il aper&ccedil;ut, en entrant chez le barbier,
+fut celui
+de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et
+feignant de se faire coiffer. Le pauvre gar&ccedil;on venait
+peut-&ecirc;tre chercher
+de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort
+pr&eacute;occup&eacute;, et
+fron&ccedil;ait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le
+coiffeur,
+feignant de son c&ocirc;t&eacute; de lui passer dans les cheveux un fer
+parfaitement
+froid, lui parlait &agrave; demi-voix dans son accent gascon. Devant
+une autre
+toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, &eacute;galement
+affubl&eacute;
+d'une serviette, un &eacute;tranger fort inquiet, regardant sans cesse
+de c&ocirc;t&eacute;
+et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arri&egrave;re-boutique,
+on
+apercevait, dans une vieille psych&eacute;, la silhouette passablement
+maigre
+d'une jeune fille, qui, aid&eacute;e de la femme du coiffeur, essayait
+une robe
+&agrave; carreaux &eacute;cossais.</p>
+<p>&#8212;Que viens-tu faire ici &agrave; cette heure? s'&eacute;cria Marcel,
+dont la figure
+reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, d&egrave;s qu'il
+reconnut
+son ami.</p>
+<p>Eug&egrave;ne s'assit pr&egrave;s de la toilette, et expliqua en peu
+de mots la
+rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait.</p>
+<p>&#8212;Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te m&ecirc;les-tu,
+puisqu'il
+y a un baron? Tu as vu une jeune fille int&eacute;ressante qui
+&eacute;prouvait le
+besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as pay&eacute; un poulet
+froid,
+c'est digne de toi; il n'y a rien &agrave; dire. Tu n'exiges d'elle
+aucune
+reconnaissance, l'incognito te pla&icirc;t; c'est h&eacute;ro&iuml;que.
+Mais aller plus
+loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour
+une
+ling&egrave;re que prot&egrave;ge un baron, et que l'on n'a pas
+l'honneur de
+fr&eacute;quenter, cela ne s'est pratiqu&eacute;, de m&eacute;moire
+humaine, que dans la
+Biblioth&egrave;que bleue.</p>
+<p>&#8212;Ris de moi si tu veux, r&eacute;pondit Eug&egrave;ne. Je sais qu'il
+y a dans ce
+monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que
+je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je
+l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester
+indiff&eacute;rent
+devant la souffrance. Ma charit&eacute; ne va pas jusqu'&agrave;
+chercher les pauvres,
+je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais
+l'aum&ocirc;ne.</p>
+<p>&#8212;En ce cas, reprit Marcel, tu as fort &agrave; faire; il n'en manque
+pas dans
+ce pays-ci.</p>
+<p>&#8212;Qu'importe? dit Eug&egrave;ne, encore &eacute;mu du spectacle dont
+il venait d'&ecirc;tre
+t&eacute;moin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son
+chemin?
+Cette malheureuse est une &eacute;tourdie, une folle, tout ce que tu
+voudras;
+elle ne m&eacute;rite peut-&ecirc;tre pas la compassion qu'elle fait
+na&icirc;tre; mais
+cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes
+amies,
+qui d&eacute;j&agrave; ne semblent pas plus se soucier d'elle que si
+elle n'&eacute;tait plus
+au monde, et qui l'aidaient hier &agrave; se ruiner? &Agrave; qui
+peut-elle avoir
+recours? &agrave; un &eacute;tranger qui allumera un cigare avec sa
+lettre, ou &agrave;
+mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout
+son
+c&#339;ur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher
+Marcel, que tout cela, bien sinc&egrave;rement, me fait horreur. Cette
+petite
+&eacute;vapor&eacute;e d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets,
+riant et
+babillant chez toi, au moment m&ecirc;me o&ugrave; l'autre,
+l'h&eacute;ro&iuml;ne de son conte,
+expire dans un grenier, me soul&egrave;ve le c&#339;ur. Vivre ainsi en
+amies,
+presque en s&#339;urs, pendant des jours et des semaines, courir les
+th&eacute;&acirc;tres, les bals, les caf&eacute;s, et ne pas savoir le
+lendemain si l'une
+est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indiff&eacute;rence des
+&eacute;go&iuml;stes,
+c'est l'insensibilit&eacute; de la brute. Ta demoiselle Pinson est un
+monstre,
+et tes grisettes que tu vantes, ces m&#339;urs sans vergogne, ces
+amiti&eacute;s
+sans &acirc;me, je ne sais rien de si m&eacute;prisable!</p>
+<p>Le barbier, qui, pendant ces discours, avait &eacute;cout&eacute; en
+silence, et
+continu&eacute; de promener son fer froid sur la t&ecirc;te de Marcel,
+sourit d'un
+air malin lorsque Eug&egrave;ne se tut. Tour &agrave; tour bavard comme
+une pie, ou
+plut&ocirc;t comme un perruquier qu'il &eacute;tait, lorsqu'il
+s'agissait de m&eacute;chants
+propos, taciturne et laconique comme un Spartiate d&egrave;s que les
+affaires
+&eacute;taient en jeu, il avait adopt&eacute; la prudente habitude de
+laisser toujours
+d'abord parler ses pratiques, avant de m&ecirc;ler son mot &agrave; la
+conversation.
+L'indignation qu'exprimait Eug&egrave;ne en termes si violents lui fit
+toutefois rompre le silence.</p>
+<p>&#8212;Vous &ecirc;tes s&eacute;v&egrave;re, monsieur, dit-il en riant et
+en gasconnant. J'ai
+l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort
+excellente personne.</p>
+<p>&#8212;Oui, dit Eug&egrave;ne, excellente en effet, s'il est question de
+boire et de
+fumer.</p>
+<p>&#8212;Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes
+personnes,
+&ccedil;a rit, &ccedil;a chante, &ccedil;a fume, mais il y en a qui ont
+du c&#339;ur.</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; voulez-vous en venir, p&egrave;re Cad&eacute;dis? demanda
+Marcel. Pas tant de
+diplomatie; expliquez-vous tout net.</p>
+<p>&#8212;Je veux dire, r&eacute;pliqua le barbier en montrant
+l'arri&egrave;re-boutique,
+qu'il y a l&agrave;, pendue &agrave; un clou, une petite robe de soie
+noire que ces
+messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la
+propri&eacute;taire, car
+elle ne poss&egrave;de pas une garde-robe tr&egrave;s
+compliqu&eacute;e. Mademoiselle Mimi
+m'a envoy&eacute; cette robe ce matin au petit jour; et je
+pr&eacute;sume que, si elle
+n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est
+qu'elle-m&ecirc;me ne
+roule pas sur l'or.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans
+l'arri&egrave;re-boutique, sans &eacute;gard pour la pauvre femme aux
+carreaux
+&eacute;cossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa
+robe en
+gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites &agrave;
+pr&eacute;sent? Elle ne
+va donc pas dans le monde aujourd'hui?</p>
+<p>Eug&egrave;ne avait suivi son ami.</p>
+<p>Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu
+d'autres hardes de toute esp&egrave;ce, &eacute;tait humblement et
+tristement
+suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson.</p>
+<p>&#8212;C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce v&ecirc;tement pour
+l'avoir vu
+tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et
+l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir &agrave; la manche gauche
+une
+petite tache grosse comme une pi&egrave;ce de cinq sous, caus&eacute;e
+parle vin de
+Champagne. Et combien avez-vous pr&ecirc;t&eacute; l&agrave;-dessus,
+p&egrave;re Cad&eacute;dis? car je
+suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans
+ce
+boudoir qu'en qualit&eacute; de nantissement.</p>
+<p>&#8212;J'ai pr&ecirc;t&eacute; quatre francs, r&eacute;pondit le barbier;
+et je vous assure,
+monsieur, que c'est pure charit&eacute;. &Agrave; toute autre je
+n'aurais pas avanc&eacute;
+plus de quarante sous, car la pi&egrave;ce est diablement m&ucirc;re;
+on y voit &agrave;
+travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi
+me payera; elle est bonne pour quatre francs.</p>
+<p>&#8212;Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet
+qu'elle n'a emprunt&eacute; cette petite somme que pour l'envoyer
+&agrave; Rougette.</p>
+<p>&#8212;Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se
+d&eacute;pouiller pour un cr&eacute;ancier.</p>
+<p>&#8212;Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans
+une
+position meilleure que celle o&ugrave; elle se trouve actuellement;
+elle avait
+alors un grand nombre de dettes. On se pr&eacute;sentait journellement
+chez
+elle pour saisir ce qu'elle poss&eacute;dait, et on avait fini, en
+effet, par
+lui prendre tous ses meubles, except&eacute; son lit, car ces messieurs
+savent
+sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un d&eacute;biteur. Or,
+mademoiselle
+Mimi avait dans ce temps-l&agrave; quatre robes fort convenables. Elle
+les
+mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour
+qu'on ne les sais&icirc;t pas; c'est pourquoi je serais surpris si,
+n'ayant
+plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer
+quelqu'un.</p>
+<p>&#8212;Pauvre Mimi! r&eacute;p&eacute;ta Marcel. Mais, en
+v&eacute;rit&eacute;, comment
+s'arrange-t-elle? Elle a donc tromp&eacute; ses amis? elle
+poss&egrave;de donc un
+v&ecirc;tement inconnu? Peut-&ecirc;tre se trouve-t-elle malade d'avoir
+trop mang&eacute;
+de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de
+s'habiller. N'importe, p&egrave;re Cad&eacute;dis, cette robe me fait
+peine, avec ses
+manches pendantes qui ont l'air de demander gr&acirc;ce; tenez,
+retranchez-moi
+quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer,
+et
+mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte &agrave;
+cette
+enfant. Eh bien! Eug&egrave;ne, continua-t-il, que dit &agrave; cela ta
+charit&eacute;
+chr&eacute;tienne?</p>
+<p>&#8212;Que tu as raison, r&eacute;pondit Eug&egrave;ne, de parler et
+d'agir comme tu fais,
+mais que je n'ai peut-&ecirc;tre pas tort; j'en fais le pari, si tu
+veux.</p>
+<p>&#8212;Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du
+Jockey-Club.
+Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous
+sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis
+curieux de la voir.</p>
+<p>Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>VII</h3>
+<br />
+<p>&#8212;Mademoiselle est all&eacute;e &agrave; la messe, r&eacute;pondit la
+porti&egrave;re aux deux
+&eacute;tudiants, lorsqu'ils furent arriv&eacute;s chez mademoiselle
+Pinson.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; la messe! dit Eug&egrave;ne surpris.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; la messe! r&eacute;p&eacute;ta Marcel. C'est impossible,
+elle n'est pas sortie.
+Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis.</p>
+<p>&#8212;Je vous assure, monsieur, r&eacute;pondit la porti&egrave;re,
+qu'elle est sortie
+pour aller &agrave; la messe, il y a environ trois quarts d'heure.</p>
+<p>&#8212;Et &agrave; quelle &eacute;glise est-elle all&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;&Agrave; Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un
+matin.</p>
+<p>&#8212;Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble
+bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui.</p>
+<p>&#8212;La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez
+vous-m&ecirc;me.</p>
+<p>Mademoiselle Pinson, sortant de l'&eacute;glise, revenait chez elle,
+en effet.
+Marcel ne l'eut pas plus t&ocirc;t aper&ccedil;ue, qu'il courut
+&agrave; elle, impatient de
+voir de pr&egrave;s sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon
+d'indienne fonc&eacute;e, &agrave; demi cach&eacute; sous un rideau de
+serge verte dont elle
+s'&eacute;tait fait, tant bien que mal, un ch&acirc;le. De cet
+accoutrement
+singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, &agrave;
+cause de sa
+couleur sombre, sortaient sa t&ecirc;te gracieuse coiff&eacute;e de son
+bonnet blanc,
+et ses petits pieds chauss&eacute;s de brodequins. Elle s'&eacute;tait
+envelopp&eacute;e dans
+son rideau avec tant d'art et de pr&eacute;caution, qu'il ressemblait
+vraiment
+&agrave; un vieux ch&acirc;le et qu'on ne voyait presque pas la
+bordure. En un mot,
+elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de
+prouver,
+une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie.</p>
+<p>&#8212;Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en
+&eacute;cartant un
+peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serr&eacute;e dans
+son
+corset. C'est un d&eacute;shabill&eacute; du matin que Palmyre vient de
+m'apporter.</p>
+<p>&#8212;Vous &ecirc;tes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais
+cru qu'on
+p&ucirc;t avoir si bonne mine avec le ch&acirc;le d'une fen&ecirc;tre.</p>
+<p>&#8212;En v&eacute;rit&eacute;? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant
+l'air un peu
+paquet.</p>
+<p>&#8212;Paquet de roses, r&eacute;pondit Marcel. J'ai presque regret
+maintenant de
+vous avoir rapport&eacute; votre robe.</p>
+<p>&#8212;Ma robe? O&ugrave; l'avez-vous trouv&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; elle &eacute;tait, apparemment.</p>
+<p>&#8212;Et vous l'avez tir&eacute;e de l'esclavage?</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! oui, j'ai pay&eacute; sa ran&ccedil;on. M'en
+voulez-vous de cette
+audace?</p>
+<p>&#8212;Non pas! &agrave; charge de revanche. Je suis bien aise de revoir
+ma robe;
+car, &agrave; vous dire vrai, voil&agrave; d&eacute;j&agrave; longtemps
+que nous vivons toutes les
+deux ensemble, et je m'y suis attach&eacute;e insensiblement.</p>
+<p>En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq
+&eacute;tages
+qui conduisaient &agrave; sa chambrette, o&ugrave; les deux amis
+entr&egrave;rent avec elle.</p>
+<p>&#8212;Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe
+qu'&agrave; une
+condition.</p>
+<p>&#8212;Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en
+veux pas.</p>
+<p>&#8212;J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez
+franchement pourquoi cette robe &eacute;tait en gage.</p>
+<p>&#8212;Laissez-moi donc d'abord la remettre, r&eacute;pondit mademoiselle
+Pinson; je
+vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous pr&eacute;viens que, si
+vous ne
+voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la
+goutti&egrave;re, il
+faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face
+comme Agamemnon.</p>
+<p>&#8212;Qu'&agrave; cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus
+honn&ecirc;tes qu'on ne
+pense, et je ne hasarderai pas m&ecirc;me un &#339;il.</p>
+<p>&#8212;Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance,
+mais la sagesse des nations nous dit que deux pr&eacute;cautions valent
+mieux
+qu'une.</p>
+<p>En m&ecirc;me temps elle se d&eacute;barrassa de son rideau, et
+l'&eacute;tendit
+d&eacute;licatement sur la t&ecirc;te des deux amis, de mani&egrave;re
+&agrave; les rendre
+compl&egrave;tement aveugles.</p>
+<p>&#8212;Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant.</p>
+<p>&#8212;Prenez garde &agrave; vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau,
+je ne
+r&eacute;ponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre
+parole, par
+cons&eacute;quent elle est d&eacute;gag&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma
+taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre.
+Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un
+plaisir &agrave; me sentir dedans!</p>
+<p>&#8212;Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez
+sinc&egrave;re,
+nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne
+comme
+vous, sage, rang&eacute;e, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher
+ainsi,
+d'un seul coup, toute sa garde-robe &agrave; un clou?</p>
+<p>-Pourquoi?... pourquoi?... r&eacute;pondit mademoiselle Pinson,
+paraissant
+h&eacute;siter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras,
+et leur
+dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez.</p>
+<p>Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de
+l'&Eacute;peron.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>VIII</h3>
+<br />
+<p>Marcel avait gagn&eacute; son pari. Les quatre francs et le morceau
+de galette
+de mademoiselle Pinson &eacute;taient sur la table de Rougette, avec
+les d&eacute;bris
+du poulet d'Eug&egrave;ne.</p>
+<p>La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le
+lit;
+et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu,
+elle fit dire &agrave; ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait
+de
+l'excuser, et qu'elle n'&eacute;tait pas en &eacute;tat de les recevoir.</p>
+<p>&#8212;Que je la reconnais bien l&agrave;, dit Marcel; elle mourrait sur
+la paille
+dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-&agrave;-vis de
+son pot
+&agrave; l'eau.</p>
+<p>Les deux amis, bien qu'&agrave; regret, furent donc oblig&eacute;s
+de s'en retourner
+chez eux comme ils &eacute;taient venus, non sans rire entre eux de
+cette
+fiert&eacute; et de cette discr&eacute;tion si &eacute;trangement
+nich&eacute;es dans une mansarde.</p>
+<p>Apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; &agrave; l'&Eacute;cole de
+m&eacute;decine suivre les le&ccedil;ons du jour, ils
+d&icirc;n&egrave;rent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de
+promenade au
+boulevard Italien. L&agrave;, tout en fumant le cigare qu'il avait
+gagn&eacute; le
+matin:</p>
+<p>&#8212;Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas forc&eacute; de convenir
+que j'ai
+raison d'aimer, au fond, et m&ecirc;me d'estimer ces pauvres
+cr&eacute;atures?
+Consid&eacute;rons sainement les choses sous un point de vue
+philosophique.
+Cette petite Mimi, que tu as tant calomni&eacute;e, ne fait-elle pas,
+en se
+d&eacute;pouillant de sa robe, une &#339;uvre plus louable, plus
+m&eacute;ritoire, j'ose
+m&ecirc;me dire plus chr&eacute;tienne, que le bon roi Robert en
+laissant un pauvre
+couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait
+&eacute;videmment quantit&eacute; de manteaux; d'un autre
+c&ocirc;t&eacute;, il &eacute;tait &agrave; table, dit
+l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se tra&icirc;nant
+&agrave;
+quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de
+son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne
+monarque,
+il est vrai, pardonna g&eacute;n&eacute;reusement au coupeur de
+franges; mais
+peut-&ecirc;tre avait-il bien d&icirc;n&eacute;. Vois quelle distance
+entre lui et Mimi!
+Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assur&eacute;ment
+&eacute;tait &agrave;
+jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait
+emport&eacute; de
+chez moi &eacute;tait destin&eacute; par avance &agrave; composer son
+propre repas. Or, que
+fait-elle? Au lieu de d&eacute;jeuner, elle va &agrave; la messe, et en
+ceci elle se
+montre encore au moins l'&eacute;gale du roi Robert, qui &eacute;tait
+fort pieux, j'en
+conviens, mais qui perdait son temps &agrave; chanter au lutrin,
+pendant que
+les Normands faisaient le diable &agrave; quatre. Le roi Robert
+abandonne sa
+frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout
+enti&egrave;re au p&egrave;re Cad&eacute;dis, action incomparable en ce
+que Mimi est femme,
+jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est
+n&eacute;cessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, &agrave;
+son magasin,
+gagner le pain de sa journ&eacute;e. Non seulement donc elle se prive
+du
+morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met
+volontairement dans le cas de ne pas d&icirc;ner. Observons en outre
+que le
+p&egrave;re Cad&eacute;dis est fort &eacute;loign&eacute; d'&ecirc;tre
+un mendiant, et de se tra&icirc;ner &agrave;
+quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renon&ccedil;ant &agrave;
+sa frange, ne
+fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coup&eacute;e
+d'avance,
+et c'est &agrave; savoir si cette frange &eacute;tait coup&eacute;e de
+travers ou non, et en
+&eacute;tat d'&ecirc;tre recousue; tandis que Mimi, de son propre
+mouvement, bien
+loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-m&ecirc;me de
+dessus son
+pauvre corps ce v&ecirc;tement, plus pr&eacute;cieux, plus utile que le
+clinquant de
+tous les passementiers de Paris. Elle sort v&ecirc;tue d'un rideau;
+mais sois
+s&ucirc;r qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que
+l'&eacute;glise. Elle se
+ferait plut&ocirc;t couper un bras que de se laisser voir ainsi
+fagot&eacute;e au
+Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer &agrave; Dieu,
+parce
+qu'il est l'heure o&ugrave; elle prie tous les jours. Crois-moi,
+Eug&egrave;ne, dans
+ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue
+de Tournon et la rue du Petit-Lion, o&ugrave; elle conna&icirc;t tout
+le monde, il y
+a plus de courage, d'humilit&eacute; et de religion v&eacute;ritable
+que dans toutes
+les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis
+le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra
+inconnue
+dans son cinqui&egrave;me &eacute;tage, entre un pot de fleurs et un
+ourlet.</p>
+<p>&#8212;Tant mieux pour elle, dit Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer &agrave; comparer,
+je
+pourrais te faire un parall&egrave;le entre Mucius Sc&aelig;vola et
+Rougette.
+Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile &agrave; un Romain du
+temps de
+Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un
+r&eacute;chaud
+allum&eacute;, qu'&agrave; une grisette contemporaine de rester
+vingt-quatre heures
+sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont cri&eacute;, mais examine par
+quels
+motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en pr&eacute;sence d'un roi
+&eacute;trusque
+qu'il a voulu assassiner; il a manqu&eacute; son coup d'une
+mani&egrave;re pitoyable,
+il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade.
+Pour
+qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un
+tison
+(car rien ne prouve que le brasier f&ucirc;t bien chaud, ni que le
+poing soit
+tomb&eacute; en cendres). L&agrave;-dessus, le digne Porsenna,
+stup&eacute;fait de sa
+fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est &agrave;
+parier que
+ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que
+Sc&aelig;vola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa
+t&ecirc;te.
+Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus
+lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est
+seule au fond d'un grenier, et elle n'a l&agrave; pour l'admirer ni
+Porsenna,
+c'est-&agrave;-dire le baron, ni les Romains, c'est-&agrave;-dire les
+voisins, ni les
+&Eacute;trusques, c'est-&agrave;-dire ses cr&eacute;anciers, ni
+m&ecirc;me le brasier, car son
+po&ecirc;le est &eacute;teint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se
+plaindre? Par
+vanit&eacute; d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le
+m&ecirc;me cas; par
+grandeur d'&acirc;me ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste
+muette
+derri&egrave;re son verrou, c'est pr&eacute;cis&eacute;ment pour que
+ses amis ne sachent pas
+qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas piti&eacute; de son courage,
+pour que sa
+camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute d&eacute;vou&eacute;e, ne
+soit pas
+oblig&eacute;e, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa
+galette.
+Mucius, &agrave; la place de Rougette, e&ucirc;t fait semblant de
+mourir en silence
+mais c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; dans un carrefour ou &agrave; la
+porte de Flicoteaux. Son
+taciturne et sublime orgueil e&ucirc;t &eacute;t&eacute; une
+mani&egrave;re d&eacute;licate de demander &agrave;
+l'assistance un verre de vin et un cro&ucirc;ton. Rougette, il est
+vrai, a
+demand&eacute; un louis au baron, que je persiste &agrave; comparer
+&agrave; Porsenna. Mais
+ne vois-tu pas que le baron doit &eacute;videmment &ecirc;tre redevable
+&agrave; Rougette de
+quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins
+clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarqu&eacute;, il se
+peut
+que le baron soit &agrave; la campagne, et d&egrave;s lors Rougette est
+perdue. Et ne
+crois pas pouvoir me r&eacute;pondre ici par cette vaine objection
+qu'on oppose
+&agrave; toutes les belles actions des femmes, &agrave; savoir qu'elles
+ne savent ce
+qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les
+goutti&egrave;res. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de
+pr&egrave;s au
+pont d'I&eacute;na, car elle s'est d&eacute;j&agrave; jet&eacute;e
+&agrave; l'eau une fois, et je lui ai
+demand&eacute; si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle
+n'avait
+rien senti, except&eacute; au moment o&ugrave; on l'avait
+rep&ecirc;ch&eacute;e, parce que les
+bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, &agrave;
+ce
+qu'elle disait, <i>racl&eacute;</i> la t&ecirc;te sur le bord du
+bateau.</p>
+<p>&#8212;Assez! dit Eug&egrave;ne, fais-moi gr&acirc;ce de tes affreuses
+plaisanteries.
+R&eacute;ponds-moi s&eacute;rieusement: crois-tu que de si horribles
+&eacute;preuves, tant de
+fois r&eacute;p&eacute;t&eacute;es, toujours mena&ccedil;antes,
+puissent enfin porter quelque fruit?
+Ces pauvres filles, livr&eacute;es &agrave; elles-m&ecirc;mes, sans
+appui, sans conseil,
+ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'exp&eacute;rience? Y a-t-il
+un
+d&eacute;mon, attach&eacute; &agrave; elles, qui les voue &agrave; tout
+jamais au malheur et &agrave; la
+folie, ou, malgr&eacute; tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au
+bien?
+En voil&agrave; une qui prie Dieu, dis-tu? elle va &agrave;
+l'&eacute;glise, elle remplit ses
+devoirs, elle vit honn&ecirc;tement de son travail; ses compagnes
+paraissent
+l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas
+vous-m&ecirc;mes avec votre l&eacute;g&egrave;ret&eacute; habituelle.
+En voil&agrave; une autre qui passe
+sans cesse de l'&eacute;tourderie &agrave; la mis&egrave;re, de la
+prodigalit&eacute; aux horreurs
+de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les le&ccedil;ons
+cruelles
+qu'elle re&ccedil;oit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite
+r&eacute;gl&eacute;e,
+un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des &ecirc;tres
+raisonnables?
+S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre &agrave; nous.
+Allons de ce
+pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien
+souffrante, et son amie veille &agrave; son chevet. Ne me
+d&eacute;courage pas,
+laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de
+leur parler un langage sinc&egrave;re; je ne veux leur faire ni sermon
+ni
+reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur
+dire...</p>
+<p>En ce moment, les deux amis passaient devant le caf&eacute; Tortoni.
+La
+silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces pr&egrave;s
+d'une
+fen&ecirc;tre, se dessinait &agrave; la clart&eacute; des lustres.
+L'une d'elles agita son
+mouchoir, et l'autre partit d'un &eacute;clat de rire.</p>
+<p>&#8212;Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire
+d'aller si loin, car les voil&agrave;, Dieu me pardonne! Je reconnais
+Mimi &agrave; sa
+robe, et Rougette &agrave; son panache blanc, toujours sur le chemin de
+la
+friandise. Il para&icirc;t que monsieur le baron a bien fait les choses.</p>
+<p>&#8212;Et une pareille folie, dit Eug&egrave;ne, ne t'&eacute;pouvante pas?</p>
+<p>&#8212;Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des
+grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a
+cont&eacute;
+une histoire &agrave; souper, elle a engag&eacute; sa robe pour quatre
+francs, elle
+s'est fait un ch&acirc;le avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui
+donne
+ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas oblig&eacute; &agrave;
+davantage.<br />
+<br />
+</p>
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE MIMI PINSON.<br />
+<br />
+</p>
+<div class="blkquot">
+<p>Ce <i>profil de grisette</i>, comme l'appelle l'auteur, a
+&eacute;t&eacute; compos&eacute; pour le
+<i>Diable &agrave; Paris</i>, ouvrage publi&eacute; par livraisons et
+orn&eacute; de dessins par
+Gavarni.</p>
+<p>Ce conte est enti&egrave;rement de pure invention.</p>
+</div>
+<hr style="width: 65%;" /><a name="LA_MOUCHE"></a>
+<h2>LA MOUCHE</h2>
+<h2>1853</h2>
+<div style="text-align: center;"><img alt="LA MOUCHE" title="LA MOUCHE"
+ src="images/imag003.jpg" style="width: 407px; height: 600px;" /><br />
+</div>
+<h5>LA MOUCH</h5>
+<h5>... immobile, debout
+derri&egrave;re elle, le Chevalier observait la
+Marquise
+qui &eacute;crivait...</h5>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>En 1756, lorsque Louis XV, fatigu&eacute; des querelles entre la
+magistrature
+et le grand conseil &agrave; propos de l'imp&ocirc;t des deux sous<a
+ name="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6"><sup>6</sup></a>,
+prit le parti
+de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs
+offices. Seize de ces d&eacute;missions furent accept&eacute;es, sur
+quoi il y eut
+autant d'exils.&#8212;Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour &agrave;
+l'un
+des pr&eacute;sidents, pourriez-vous voir de sang-froid une
+poign&eacute;e d'hommes
+r&eacute;sister &agrave; l'autorit&eacute; d'un roi de France? N'en
+auriez-vous pas mauvaise
+opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le pr&eacute;sident, et
+vous
+verrez tout cela comme je le vois.</p>
+<p>Ce ne furent pas seulement les exil&eacute;s qui port&egrave;rent la
+peine de leur
+mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le
+<i>d&eacute;cachetage</i> amusait le roi. Pour se d&eacute;sennuyer de
+ses plaisirs, il se
+faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux &agrave;
+la
+poste. Bien entendu que, sous le pr&eacute;texte de faire
+lui-m&ecirc;me sa police
+secr&egrave;te, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient
+ainsi
+sous les yeux; mais quiconque, de pr&egrave;s ou de loin, tenait aux
+chefs des
+factions, &eacute;tait presque toujours perdu. On sait que Louis XV,
+avec
+toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle
+d'&ecirc;tre
+inexorable.</p>
+Un soir qu'il &eacute;tait devant le feu, les pieds sur le manteau
+de la
+chemin&eacute;e, m&eacute;lancolique &agrave; son ordinaire, la
+marquise, parcourant un
+paquet de lettres, haussait les &eacute;paules en riant. Le roi demanda
+ce
+qu'il y avait.
+<p>-C'est que je trouve l&agrave;, r&eacute;pondit-elle, une lettre qui
+n'a pas le sens
+commun, mais c'est une chose touchante et qui fait piti&eacute;.</p>
+<p>-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi.</p>
+<p>-Point de nom: c'est une lettre d'amour.</p>
+<p>-Et qu'y a-t-il dessus?</p>
+<p>-Voil&agrave; le plaisant. C'est qu'elle est adress&eacute;e
+&agrave; mademoiselle
+d'Annebault, la ni&egrave;ce de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est
+apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourr&eacute;e avec ces
+papiers.</p>
+<p>-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi.</p>
+<p>-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de
+Vauvert
+et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-l&agrave;? Votre
+Majest&eacute;
+les conna&icirc;t-elle?</p>
+<p>Le roi se piquait de savoir la France par c&#339;ur, c'est-&agrave;-dire
+la noblesse
+de France. L'&eacute;tiquette de sa cour, qu'il avait
+&eacute;tudi&eacute;e, ne lui &eacute;tait pas
+plus famili&egrave;re que les blasons de son royaume: science assez
+courte, le
+reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanit&eacute;, et la
+hi&eacute;rarchie
+&eacute;tait, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son
+palais; il y
+voulait marcher en ma&icirc;tre. Apr&egrave;s avoir r&ecirc;v&eacute;
+quelques instants, il fron&ccedil;a
+le sourcil comme frapp&eacute; d'un mauvais souvenir, puis, faisant
+signe &agrave; la
+marquise de lire, il se rejeta dans sa berg&egrave;re, en disant avec
+un
+sourire:</p>
+<p>&#8212;Va toujours, la fille est jolie.</p>
+<p>Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement
+railleur,
+commen&ccedil;a &agrave; lire une longue lettre toute remplie de
+tirades amoureuses:</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Voyez un peu, disait l'&eacute;crivain,
+comme les destins me
+pers&eacute;cutent! Tout
+semblait dispos&eacute; &agrave; remplir mes v&#339;ux, et vous-m&ecirc;me,
+ma tendre amie, ne
+m'aviez-vous pas fait esp&eacute;rer le bonheur? Il faut pourtant que
+j'y
+renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas
+un
+exc&egrave;s de cruaut&eacute; de m'avoir permis d'entrevoir les cieux,
+pour me
+pr&eacute;cipiter dans l'ab&icirc;me? Lorsqu'un infortun&eacute; est
+d&eacute;vou&eacute; &agrave; la mort, se
+fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui
+doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je
+n'ai
+plus d'autre asile, d'autre esp&eacute;rance que le tombeau, car,
+d&egrave;s
+l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer &agrave; votre
+main.
+Quand la fortune me souriait, tout mon espoir &eacute;tait que vous
+fussiez &agrave;
+moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y
+songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en
+mourant d'amour, je vous d&eacute;fends de m'aimer...&raquo;</div>
+<p>La marquise souriait &agrave; ces derniers mots.</p>
+<p>&#8212;Madame, dit le roi, voil&agrave; un honn&ecirc;te homme. Mais,
+qu'est-ce qui
+l'emp&ecirc;che d'&eacute;pouser sa ma&icirc;tresse?</p>
+<p>&#8212;Permettez, Sire, que je continue:</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Cette injustice qui m'accable, me surprend
+de la part du
+meilleur des
+rois. Vous savez que mon p&egrave;re demandait pour moi une place de
+cornette
+ou d'enseigne aux gardes, et que cette place d&eacute;cidait de ma vie,
+puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir &agrave; vous. Le duc de
+Biron
+m'avait propos&eacute;; mais le roi m'a rejet&eacute; d'une
+fa&ccedil;on dont le souvenir
+m'est bien amer, car si mon p&egrave;re a sa mani&egrave;re de voir (je
+veux que ce
+soit une faute), dois-je toutefois en &ecirc;tre puni? Mon
+d&eacute;vouement au roi
+est aussi v&eacute;ritable, aussi sinc&egrave;re que mon amour pour
+vous. On verrait
+clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'&eacute;p&eacute;e.
+Il est
+d&eacute;sesp&eacute;rant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit
+sans raison
+valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgr&acirc;ce, c'est ce
+qui est
+oppos&eacute; &agrave; la bont&eacute; bien connue de Sa
+Majest&eacute;...&raquo;</div>
+<p>&#8212;Oui-da, dit le roi, ceci m'int&eacute;resse.</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Si vous saviez combien nous sommes tristes!
+Ah! mon amie,
+cette terre
+de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y
+prom&egrave;ne seul
+tout le jour. J'ai d&eacute;fendu de ratisser; l'odieux jardinier est
+venu hier
+avec son manche &agrave; balai ferr&eacute;. Il allait toucher le
+sable... La trace de
+vos pas, plus l&eacute;g&egrave;re que le vent, n'&eacute;tait pourtant
+pas effac&eacute;e. Le bout
+de vos petits pieds et vos grands talons blancs &eacute;taient encore
+marqu&eacute;s
+dans l'all&eacute;e: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je
+suivais
+votre belle image, et ce charmant fant&ocirc;me s'animait par instants,
+comme
+s'il se f&ucirc;t pos&eacute; sur l'empreinte fugitive. C'est
+l&agrave;, c'est en causant le
+long du parterre qu'il m'a &eacute;t&eacute; donn&eacute; de vous
+conna&icirc;tre, de vous
+appr&eacute;cier. Une &eacute;ducation admirable dans l'esprit d'un
+ange, la dignit&eacute;
+d'une reine avec la gr&acirc;ce des nymphes, des pens&eacute;es dignes
+de Leibnitz
+avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les l&egrave;vres de
+Diane,
+tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce
+temps-l&agrave; ces fleurs bien-aim&eacute;es s'&eacute;panouissaient
+autour de nous. Je les
+ai respir&eacute;es en vous &eacute;coutant: dans leur parfum vivait
+votre souvenir.
+Elles courbent &agrave; pr&eacute;sent la t&ecirc;te; elles me montrent
+la mort...&raquo;</div>
+<p>&#8212;C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous
+cela?</p>
+<p>&#8212;Parce que Votre Majest&eacute; me l'a ordonn&eacute; pour les beaux
+yeux de
+mademoiselle d'Annebault.</p>
+<p>&#8212;Cela est vrai, elle a de beaux yeux.</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Et quand je rentre de ces promenades, je
+trouve mon
+p&egrave;re seul, dans le
+grand salon, accoud&eacute; aupr&egrave;s d'une chandelle, au milieu de
+ces dorures
+fan&eacute;es qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec
+peine,... mon chagrin d&eacute;range le sien... Ath&eacute;na&iuml;s!
+au fond de ce salon,
+pr&egrave;s de la fen&ecirc;tre, est le clavecin o&ugrave; voltigeaient
+vos doigts
+d&eacute;licieux, qu'une seule fois ma bouche a touch&eacute;s, pendant
+que la v&ocirc;tre
+s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien
+que
+vos chants n'&eacute;taient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce
+Rameau, ce
+Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les
+aimez,
+ils sont dans votre m&eacute;moire; leur souffle a pass&eacute; sur vos
+l&egrave;vres. Je
+m'assieds aussi &agrave; ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs
+qui
+vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et
+les &eacute;coute mourir, tandis que l'&eacute;cho s'en perd sous cette
+vo&ucirc;te lugubre.
+Mon p&egrave;re se retourne et me voit d&eacute;sol&eacute;; qu'y
+peut-il faire? Un propos de
+ruelle, d'antichambre, a ferm&eacute; nos grilles. Il me voit jeune,
+ardent,
+plein de vie, ne demandant qu'&agrave; &ecirc;tre au monde; il est mon
+p&egrave;re et n'y
+peut rien...&raquo;</div>
+<p>&#8212;Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce gar&ccedil;on s'en allait en
+chasse, et
+qu'on lui tue son faucon sur le poing? &Agrave; qui en a-t-il, par
+hasard?</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Il est bien vrai, reprit la marquise,
+continuant la lecture
+d'un ton
+plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents
+&eacute;loign&eacute;s de l'abb&eacute; Chauvelin...&raquo;</div>
+<p>&#8212;Voil&agrave; donc ce que c'est! dit Louis XV en b&acirc;illant.
+Encore quelque
+neveu des enqu&ecirc;tes et requ&ecirc;tes. Mon parlement abuse de ma
+bont&eacute;; il a
+vraiment trop de famille.</p>
+<p>&#8212;Mais si ce n'est qu'un parent &eacute;loign&eacute;!...</p>
+<p>&#8212;Bon, ce monde-l&agrave; ne vaut rien du tout. Cet abb&eacute;
+Chauvelin est un
+jans&eacute;niste; c'est un bon diable, mais c'est un d&eacute;mis.
+Jetez cette lettre
+au feu, et qu'on ne m'en parle plus.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>Les derniers mots prononc&eacute;s par le roi n'&eacute;taient pas
+tout &agrave; fait un
+arr&ecirc;t de mort, mais c'&eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s une
+d&eacute;fense de vivre. Que pouvait
+faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas
+entendre parler? T&acirc;cher d'&ecirc;tre commis, ou se faire
+philosophe, po&egrave;te
+peut-&ecirc;tre, mais sans d&eacute;dicace, et le m&eacute;tier, en ce
+cas, ne valait rien.</p>
+<p>Telle n'&eacute;tait pas, &agrave; beaucoup pr&egrave;s, la vocation
+du chevalier de Vauvert,
+qui venait d'&eacute;crire avec des larmes la lettre dont le roi se
+moquait.
+Pendant ce temps-l&agrave;, seul, avec son p&egrave;re, au fond du
+vieux ch&acirc;teau de
+Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux.</p>
+<p>&#8212;Je veux aller &agrave; Versailles, disait-il.</p>
+<p>&#8212;Et qu'y ferez-vous?</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien; mais que fais-je ici.</p>
+<p>&#8212;Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas
+&ecirc;tre
+fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune fa&ccedil;on.
+Mais
+oubliez-vous que votre m&egrave;re est morte?</p>
+<p>&#8212;Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que
+vous
+m'avez donn&eacute;e. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais
+plus
+rester dans ces lieux.</p>
+<p>&#8212;D'o&ugrave; vient cela?</p>
+<p>&#8212;D'un amour extr&ecirc;me. J'aime &eacute;perd&ucirc;ment
+mademoiselle d'Annebault.</p>
+<p>&#8212;Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Moli&egrave;re qui fasse
+des
+mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgr&acirc;ce?</p>
+<p>&#8212;Eh! monsieur, votre disgr&acirc;ce, me serait-il permis, sans
+m'&eacute;carter du
+plus profond respect, de vous demander ce qui l'a caus&eacute;e? Nous
+ne sommes
+pas du parlement. Nous payons l'imp&ocirc;t, nous ne le faisons pas. Si
+le
+parlement l&eacute;sine sur les deniers du roi, c'est son affaire et
+non la
+n&ocirc;tre. Pourquoi M. l'abb&eacute; Chauvelin nous
+entra&icirc;ne-t-il dans sa ruine?</p>
+<p>&#8212;M. l'abb&eacute; Chauvelin agit en honn&ecirc;te homme. Il refuse
+d'approuver le
+dixi&egrave;me, parce qu'il est r&eacute;volt&eacute; des dilapidations
+de la cour. Rien de
+pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Ch&acirc;teauroux. Elle
+&eacute;tait
+belle, au moins, celle-l&agrave;, et elle ne co&ucirc;tait rien, pas
+m&ecirc;me ce qu'elle
+donnait si g&eacute;n&eacute;reusement. Elle &eacute;tait
+ma&icirc;tresse et souveraine, et elle se
+disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot
+lorsqu'il lui retirerait ses bonnes gr&acirc;ces. Mais cette
+&Eacute;tioles, cette Le
+Normand, cette Poisson insatiable!</p>
+<p>&#8212;Et qu'importe?</p>
+<p>&#8212;Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous
+seulement
+que, &agrave; pr&eacute;sent, tandis que le roi nous gruge, la fortune
+de sa grisette
+est incalculable? Elle s'&eacute;tait fait donner au d&eacute;but cent
+quatre-vingt
+mille livres de rente; mais ce n'&eacute;tait qu'une bagatelle, cela ne
+compte
+plus maintenant; on ne saurait se faire une id&eacute;e des sommes
+effrayantes
+que le roi lui jette &agrave; la t&ecirc;te; il ne se passe pas trois
+mois de l'ann&eacute;e
+o&ugrave; elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent
+mille
+livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du
+tr&eacute;sorier des &eacute;curies; avec les logements qu'elle a dans
+toutes les
+maisons royales, elle ach&egrave;te la Selle, Cressy, Aulnay,
+Brinborion,
+Marigny, Saint-R&eacute;mi, Bellevue, et tant d'autres terres, des
+h&ocirc;tels &agrave;
+Paris, &agrave; Fontainebleau, &agrave; Versailles, &agrave;
+Compi&egrave;gne, sans compter une
+fortune secr&egrave;te plac&eacute;e en tous pays dans toutes les
+banques d'Europe, en
+cas de disgr&acirc;ce probablement, ou de la mort du souverain. Et qui
+paye
+tout cela, s'il vous pla&icirc;t?</p>
+<p>&#8212;Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi.</p>
+<p>&#8212;C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple
+qui
+sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de
+Pigalle.
+Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux
+imp&ocirc;ts. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre
+dernier &eacute;cu
+&eacute;tait pr&ecirc;t; nous ne songions pas &agrave; marchander. Le
+roi victorieux a pu
+voir clairement qu'il &eacute;tait aim&eacute; par tout le royaume,
+plus clairement
+encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute
+faction, toute rancune; la France enti&egrave;re se mit &agrave; genoux
+devant le lit
+du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses
+soldats
+ou ses m&eacute;decins, nous ne voulons plus payer ses
+ma&icirc;tresses, et nous
+avons autre chose &agrave; faire que d'entretenir madame de Pompadour.</p>
+<p>&#8212;Je ne la d&eacute;fends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni
+tort ni
+raison; je ne l'ai jamais vue.</p>
+<p>&#8212;Sans doute; et vous ne seriez pas f&acirc;ch&eacute; de la voir,
+n'est-il pas vrai,
+pour avoir l&agrave;-dessus quelque opinion? Car, &agrave; votre
+&acirc;ge, la t&ecirc;te juge par
+les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-l&agrave;
+vous sera
+refus&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi, monsieur?</p>
+<p>&#8212;Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi
+invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans
+son s&eacute;rail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez.
+Que
+voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un
+aventurier?</p>
+<p>&#8212;Non pas, mais comme un amoureux. Je ne pr&eacute;tends point
+solliciter,
+monsieur, mais r&eacute;clamer contre une injustice. J'avais une
+esp&eacute;rance
+fond&eacute;e, presque une promesse de M. de Biron; j'&eacute;tais
+&agrave; la veille de
+poss&eacute;der ce que j'aime, et cet amour n'est point
+d&eacute;raisonnable; vous ne
+l'avez pas d&eacute;sapprouv&eacute;. Souffrez donc que je tente de
+plaider ma cause.
+Aurai-je affaire au roi ou &agrave; madame de Pompadour, je l'ignore,
+mais je
+veux partir.</p>
+<p>&#8212;Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y
+pr&eacute;senter!</p>
+<p>&#8212;Eh! j'y serai peut-&ecirc;tre re&ccedil;u plus ais&eacute;ment par
+cette raison que j'y
+suis inconnu.</p>
+<p>&#8212;Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le
+v&ocirc;tre!...
+Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez &ecirc;tre
+inconnu.</p>
+<p>&#8212;Eh bien donc! le roi m'&eacute;coutera.</p>
+<p>&#8212;Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous r&ecirc;vez
+Versailles, et
+vous croirez y &ecirc;tre quand votre postillon s'arr&ecirc;tera...
+Supposons que
+vous parveniez jusqu'&agrave; l'antichambre, &agrave; la galerie,
+&agrave; l'Oeil-de-B&#339;uf:
+vous ne verrez entre Sa Majest&eacute; et vous que le battant d'une
+porte: il y
+aura un ab&icirc;me. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais,
+des
+protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de
+Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture
+pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par
+un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le
+silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous
+r&eacute;pondre,
+il vous d&eacute;visage en passant et vous an&eacute;antit?
+Apr&egrave;s la Gr&egrave;ve et la
+Bastille, c'est un certain degr&eacute; de supplice qui, moins cruel en
+apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le
+condamn&eacute;, il
+est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer &agrave;
+s'approcher ni
+d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni
+d'une
+caserne. Devant lui tout se ferme ou se d&eacute;tourne, et il se
+prom&egrave;ne
+ainsi au hasard dans une prison invisible.</p>
+<p>&#8212;Je m'y remuerai tant que j'en sortirai.</p>
+<p>&#8212;Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meyni&egrave;res
+n'&eacute;tait pas plus
+coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus
+l&eacute;gitimes esp&eacute;rances. Son p&egrave;re, le plus
+d&eacute;vou&eacute; sujet de Sa Majest&eacute;, le
+plus honn&ecirc;te homme du royaume, repouss&eacute; par le roi, est
+all&eacute;, avec ses
+cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette.
+Savez-vous ce qu'elle a r&eacute;pondu? Voici ses propres paroles, que
+M. de
+Meyni&egrave;res m'envoie dans une lettre: &laquo;Le roi est le
+ma&icirc;tre; il ne juge
+pas &agrave; propos de vous marquer son m&eacute;contentement
+personnellement; il se
+contente de vous le faire &eacute;prouver en privant monsieur votre
+fils d'un
+&eacute;tat; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et
+il n'en
+veut pas; il faut respecter ses volont&eacute;s. Je vous plains
+cependant,
+j'entre dans vos peines, j'ai &eacute;t&eacute; m&egrave;re; je sais ce
+qu'il doit vous en
+co&ucirc;ter pour laisser votre fils sans &eacute;tat.&raquo;
+Voil&agrave; le style de cette
+cr&eacute;ature, et vous voulez vous mettre &agrave; ses pieds!</p>
+<p>&#8212;On dit qu'ils sont charmants, monsieur.</p>
+<p>&#8212;Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le
+sait. Il c&egrave;de, il plie devant cette femme. Pour maintenir son
+&eacute;trange
+pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa t&ecirc;te de bois.</p>
+<p>&#8212;On pr&eacute;tend qu'elle a tant d'esprit!</p>
+<p>&#8212;Et point de c&#339;ur; le beau m&eacute;rite!</p>
+<p>&#8212;Point de c&#339;ur! elle qui sait si bien d&eacute;clamer les vers de
+Voltaire,
+chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est
+impossible, je ne le croirai jamais.</p>
+<p>&#8212;Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne
+pas,
+mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup
+cette demoiselle d'Annebault?</p>
+<p>&#8212;Plus que ma vie.</p>
+<p>&#8212;Allez, monsieur.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>On a dit que les voyages font tort &agrave; l'amour, parce qu'ils
+donnent des
+distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils
+laissent
+le temps d'y r&ecirc;ver. Le chevalier &eacute;tait trop jeune pour
+faire de si
+savantes distinctions. Las de la voiture, &agrave; moiti&eacute;
+chemin, il avait pris
+un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir &agrave;
+l'auberge du Soleil, enseigne pass&eacute;e de mode, du temps de Louis
+XIV.</p>
+<p>Il y avait &agrave; Versailles un vieux pr&ecirc;tre qui avait
+&eacute;t&eacute; cur&eacute; pr&egrave;s de
+Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce cur&eacute;,
+simple et
+pauvre, avait un neveu &agrave; b&eacute;n&eacute;fices, abb&eacute; de
+cour, qui pouvait &ecirc;tre
+utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme
+d'importance,
+plong&eacute; dans son rabat, re&ccedil;ut fort bien le nouveau venu et
+ne d&eacute;daigna
+pas d'&eacute;couter sa requ&ecirc;te.</p>
+<p>&#8212;Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir
+op&eacute;ra &agrave; la
+cour, une esp&egrave;ce de f&ecirc;te, de je ne sais quoi. Je n'y vais
+pas, parce que
+je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici
+justement
+un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demand&eacute; pour
+quelqu'un,
+je ne sais plus qui. Allez l&agrave;. Vous n'&ecirc;tes pas encore
+pr&eacute;sent&eacute;, il est
+vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas n&eacute;cessaire.
+T&acirc;chez de vous
+trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre
+fortune est faite.</p>
+<p>Le chevalier remercia l'abb&eacute;, et, fatigu&eacute; d'une nuit
+mal dormie et d'une
+journ&eacute;e &agrave; cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une
+de ces
+toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu
+exp&eacute;riment&eacute;e l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit
+de poudre son
+habit paillet&eacute;. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait
+vingt ans.</p>
+<p>La nuit tombait lorsqu'il arriva au ch&acirc;teau. Il
+s'avan&ccedil;a timidement vers
+la grille et demanda son chemin &agrave; la sentinelle. On lui montra
+le grand
+escalier. L&agrave;, il apprit du suisse que l'op&eacute;ra venait de
+commencer, et
+que le roi, c'est-&agrave;-dire tout le monde, &eacute;tait dans la
+salle<a name="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7"><sup>7</sup></a>.</p>
+&#8212;Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse
+(&agrave;
+tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un
+instant. S'il aime mieux passer par les appartements....
+<p>Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosit&eacute; lui
+fit
+r&eacute;pondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis,
+comme un
+laquais se disposait &agrave; le suivre pour le guider, un mouvement de
+vanit&eacute;
+lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'&ecirc;tre accompagn&eacute;.
+Il s'avan&ccedil;a
+seul donc, non sans quelque &eacute;motion.</p>
+<p>Versailles resplendissait de lumi&egrave;re. Du
+rez-de-chauss&eacute;e jusqu'au fa&icirc;te,
+les lustres, les girandoles, les meubles dor&eacute;s, les marbres
+&eacute;tincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux
+battants
+&eacute;taient ouverts partout. &Agrave; mesure que le chevalier
+marchait, il &eacute;tait
+frapp&eacute; d'un &eacute;tonnement et d'une admiration difficiles
+&agrave; imaginer; car ce
+qui rendait tout &agrave; fait merveilleux le spectacle qui s'offrait
+&agrave; lui, ce
+n'&eacute;tait pas seulement la beaut&eacute;, l'&eacute;clat de ce
+spectacle m&ecirc;me, c'&eacute;tait
+la compl&egrave;te solitude o&ugrave; il se trouvait dans cette sorte
+de d&eacute;sert
+enchant&eacute;.</p>
+<p>&Agrave; se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce
+soit dans un
+temple, un clo&icirc;tre ou un ch&acirc;teau, il y a quelque chose de
+bizarre, et,
+pour ainsi dire, de myst&eacute;rieux. Le monument semble peser sur
+l'homme:
+les murs le regardent; les &eacute;chos l'&eacute;coutent; le bruit de
+ses pas trouble
+un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et
+n'ose
+marcher qu'avec respect.</p>
+<p>Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bient&ocirc;t la
+curiosit&eacute; prit le dessus
+et l'entra&icirc;na. Les cand&eacute;labres de la galerie des Glaces,
+en se mirant,
+se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de
+nymphes et de berg&egrave;res se jouaient alors sur les lambris,
+voltigeaient
+aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais
+tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours
+sem&eacute;
+d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur
+majestueuse du grand roi; l&agrave; des ottomanes chiffonn&eacute;es,
+des pliants en
+d&eacute;sordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons
+toujours
+vides, o&ugrave; la magnificence &eacute;clatait d'autant mieux qu'elle
+semblait plus
+inutile; de temps en temps des portes secr&egrave;tes s'ouvrant sur des
+corridors &agrave; perte de vue; mille escaliers, mille passages se
+croisant
+comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des
+g&eacute;ants; des boudoirs enchev&ecirc;tr&eacute;s comme des
+cachettes d'enfants; une
+&eacute;norme toile de Vanloo pr&egrave;s d'une chemin&eacute;e de
+porphyre; une bo&icirc;te &agrave;
+mouches oubli&eacute;e &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'un magot de la
+Chine; tant&ocirc;t une grandeur
+&eacute;crasante, tant&ocirc;t une gr&acirc;ce eff&eacute;min&eacute;e;
+et partout, au milieu du luxe, de
+la prodigalit&eacute; et de la mollesse, mille odeurs enivrantes,
+&eacute;tranges et
+diverses, les parfums m&ecirc;l&eacute;s des fleurs et des femmes, une
+ti&eacute;deur
+&eacute;nervante, l'air de la volupt&eacute;.</p>
+<p>&Ecirc;tre en pareil lieu &agrave; vingt ans, au milieu de ces
+merveilles, et s'y
+trouver seul, il y avait &agrave; coup s&ucirc;r de quoi &ecirc;tre
+&eacute;bloui. Le chevalier
+avan&ccedil;ait au hasard, comme dans un r&ecirc;ve.</p>
+<p>&#8212;Vrai palais de f&eacute;es, murmurait-il; et, en effet, il lui
+semblait voir
+se r&eacute;aliser pour lui un de ces contes o&ugrave; les princes
+&eacute;gar&eacute;s d&eacute;couvrent
+des ch&acirc;teaux magiques.</p>
+<p>&Eacute;tait-ce bien des cr&eacute;atures mortelles qui habitaient
+ce s&eacute;jour sans
+pareil? &Eacute;tait-ce des femmes v&eacute;ritables qui venaient de
+s'asseoir dans
+ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laiss&eacute;
+&agrave; ces
+coussins cette empreinte l&eacute;g&egrave;re, pleine encore
+d'indolence? Qui sait?
+derri&egrave;re ces rideaux &eacute;pais, au fond de quelque immense et
+brillante
+galerie, peut-&ecirc;tre allait-il appara&icirc;tre une princesse
+endormie depuis
+cent ans, une f&eacute;e en paniers, une Armide en paillettes, ou
+quelque
+hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un
+lambris dor&eacute;!</p>
+<p>&Eacute;tourdi, malgr&eacute; lui, par toutes ces chim&egrave;res,
+le chevalier, pour mieux
+r&ecirc;ver, s'&eacute;tait jet&eacute; sur un sofa, et il s'y serait
+peut-&ecirc;tre oubli&eacute;
+longtemps, s'il ne s'&eacute;tait souvenu qu'il &eacute;tait amoureux.
+Que faisait,
+pendant ce temps-l&agrave;, mademoiselle d'Annebault, sa
+bien-aim&eacute;e, rest&eacute;e,
+elle, dans un vieux ch&acirc;teau?</p>
+<p>&#8212;Ath&eacute;na&iuml;s! s'&eacute;cria-t-il tout &agrave; coup, que
+fais-je ici &agrave; perdre mon
+temps? Ma raison est-elle &eacute;gar&eacute;e? O&ugrave; suis-je donc,
+grand Dieu! et que se
+passe-t-il en moi?</p>
+<p>Il se leva et continua son chemin &agrave; travers ce pays nouveau,
+et il s'y
+perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant &agrave; voix
+basse,
+lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avan&ccedil;a vers eux et
+leur
+demanda sa route pour aller &agrave; la com&eacute;die.</p>
+<p>&#8212;Si monsieur le marquis, lui r&eacute;pondit-on (toujours
+d'apr&egrave;s la m&ecirc;me
+formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et
+de
+suivre la galerie &agrave; droite, il trouvera au bout trois marches
+&agrave; monter;
+il tournera alors &agrave; gauche, et quand il aura travers&eacute; le
+salon de Diane,
+celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra
+encore six marches; puis, en laissant &agrave; droite la salle des
+gardes,
+comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de
+rencontrer l&agrave; d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin.</p>
+<p>&#8212;Bien oblig&eacute;, dit le chevalier, et, avec de si bons
+renseignements, ce
+sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas.</p>
+<p>Il se remit en marche avec courage, s'arr&ecirc;tant toujours
+malgr&eacute; lui pour
+regarder de c&ocirc;t&eacute; et d'autre, puis se rappelant de nouveau
+ses amours;
+enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait
+annonc&eacute;, il trouva de nouveaux laquais.</p>
+<p>&#8212;Monsieur le marquis s'est tromp&eacute;, lui dirent ceux-ci, c'est
+par
+l'autre aile du ch&acirc;teau qu'il aurait fallu prendre; mais rien
+n'est plus
+facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'&agrave; descendre cet
+escalier,
+puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'&Eacute;t&eacute;,
+celui de...</p>
+<p>&#8212;Je vous remercie, dit le chevalier.</p>
+<p>Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens
+comme un badaud. Je me d&eacute;shonore en pure perte, et quand, par
+impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, &agrave; quoi me sert
+leur
+nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne
+connais pas un?</p>
+<p>Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se
+pourrait.&#8212;Car, apr&egrave;s tout, se disait-il, ce palais est fort
+beau, il
+est tr&egrave;s grand, mais il n'est pas sans bornes, et, f&ucirc;t-il
+long comme
+trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin.</p>
+<p>Mais il n'est pas facile, &agrave; Versailles, d'aller longtemps
+droit devant
+soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une
+garenne
+d&eacute;plut peut-&ecirc;tre aux nymphes de l'endroit, car elles
+recommenc&egrave;rent de
+plus belle &agrave; &eacute;garer le pauvre amoureux, et, sans doute
+pour le punir,
+elles prirent plaisir &agrave; le faire tourner et retourner sur ses
+propres
+pas, le ramenant sans cesse &agrave; la m&ecirc;me place, justement
+comme un
+campagnard fourvoy&eacute; dans une charmille; c'est ainsi qu'elles
+l'enveloppaient dans leur d&eacute;dale de marbre et d'or.</p>
+<p>Dans les <i>Antiquit&eacute;s de Rome</i>, de Piran&eacute;si, il y
+a une s&eacute;rie de gravures
+que l'artiste appelle &laquo;ses r&ecirc;ves&raquo;, et qui sont un
+souvenir de ses
+propres visions durant le d&eacute;lire d'une fi&egrave;vre. Ces
+gravures repr&eacute;sentent
+de vastes salles gothiques: sur le pav&eacute; sont toutes sortes
+d'engins et
+de machines, roues, c&acirc;bles, poulies, leviers, catapultes, etc.,
+etc.,
+expression d'&eacute;norme puissance mise en action et de
+r&eacute;sistance
+formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet
+escalier, grimpant, non sans peine, Piran&eacute;si lui-m&ecirc;me.
+Suivez les
+marches un peu plus haut, elles s'arr&ecirc;tent tout &agrave; coup
+devant un ab&icirc;me.
+Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piran&eacute;si, vous le croyez du
+moins au
+bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber;
+mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui
+s'&eacute;l&egrave;ve en
+l'air, et, sur cet escalier encore, Piran&eacute;si sur le bord d'un
+autre
+pr&eacute;cipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus
+a&eacute;rien
+se dresse devant vous, et encore le pauvre Piran&eacute;si continuant
+son
+ascension, et ainsi de suite, jusqu'&agrave; ce que l'&eacute;ternel
+escalier et
+Piran&eacute;si disparaissent ensemble dans les nues,
+c'est-&agrave;-dire dans le bord
+de la gravure.</p>
+<p>Cette fi&eacute;vreuse all&eacute;gorie repr&eacute;sente assez
+exactement l'ennui d'une
+peine inutile, et l'esp&egrave;ce de vertige que donne l'impatience. Le
+chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en
+galerie, fut pris d'une sorte de col&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Parbleu! dit-il, voil&agrave; qui est cruel. Apr&egrave;s avoir
+&eacute;t&eacute; si charm&eacute;, si
+ravi, si enthousiasm&eacute; de me trouver seul dans ce maudit palais
+(ce
+n'&eacute;tait plus le palais des f&eacute;es), je n'en pourrai donc
+pas sortir! Peste
+soit de la fatuit&eacute; qui m'a inspir&eacute; cette id&eacute;e
+d'entrer ici comme le
+prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au
+premier laquais venu de me conduire tout bonnement &agrave; la salle de
+spectacle!</p>
+<p>Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier &eacute;tait,
+comme
+Piran&eacute;si, &agrave; la moiti&eacute; d'un escalier, sur un
+palier, entre trois portes.
+Derri&egrave;re celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si
+doux, si
+l&eacute;ger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put
+s'emp&ecirc;cher
+d'&eacute;couter. Au moment o&ugrave; il s'avan&ccedil;ait, tremblant
+de pr&ecirc;ter une oreille
+indiscr&egrave;te, cette porte s'ouvrit &agrave; deux battants. Une
+bouff&eacute;e d'air
+embaum&eacute;e de mille parfums, un torrent de lumi&egrave;re &agrave;
+faire p&acirc;lir la
+galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de
+quelques pas.</p>
+<p>&#8212;Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait
+ouvert la porte.</p>
+<p>&#8212;Je voudrais aller &agrave; la com&eacute;die, r&eacute;pondit le
+chevalier.</p>
+<p>&#8212;Elle vient de finir &agrave; l'instant m&ecirc;me.</p>
+<p>En m&ecirc;me temps, de fort belles dames, d&eacute;licatement
+pl&acirc;tr&eacute;es de blanc et
+de carmin, donnant, non pas le bras, ni m&ecirc;me la main, mais le
+bout des
+doigts &agrave; de vieux et jeunes seigneurs, commen&ccedil;aient
+&agrave; sortir de la salle
+de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas
+g&acirc;ter
+leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait &agrave; voix basse, avec
+une
+demi-gaiet&eacute;, m&ecirc;l&eacute;e de crainte et de respect.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard
+l'avait conduit pr&eacute;cis&eacute;ment au petit foyer.</p>
+<p>&#8212;Le roi va passer, r&eacute;pondit l'huissier.</p>
+<p>Il y a une sorte d'intr&eacute;pidit&eacute; qui ne doute de rien,
+elle n'est que trop
+facile: c'est le courage des gens mal &eacute;lev&eacute;s. Notre jeune
+provincial,
+bien qu'il f&ucirc;t raisonnablement brave, ne poss&eacute;dait pas
+cette facult&eacute;. &Agrave;
+ces seuls mots: &laquo;Le roi va passer,&raquo; il resta immobile et
+presque
+effray&eacute;.</p>
+<p>Le roi Louis XV, qui faisait &agrave; cheval, &agrave; la chasse,
+une douzaine de
+lieues sans y prendre garde, &eacute;tait, comme l'on sait,
+souverainement
+nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'&ecirc;tre le premier
+gentilhomme de France; et ses ma&icirc;tresses lui disaient, non sans
+cause,
+qu'il en &eacute;tait le mieux fait et le plus beau. C'&eacute;tait une
+chose
+consid&eacute;rable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner
+marcher en
+personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras pos&eacute; ou
+plut&ocirc;t
+&eacute;tendu sur l'&eacute;paule de M. d'Argenson, pendant que son
+talon rouge
+glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse &agrave; la mode),
+toutes
+les chuchoteries cess&egrave;rent; les courtisans baissaient la
+t&ecirc;te, n'osant
+pas saluer tout &agrave; fait, et les belles dames, se repliant
+doucement sur
+leurs jarreti&egrave;res couleur de feu, au fond de leurs immenses
+falbalas,
+hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'm&egrave;res appelaient une
+r&eacute;v&eacute;rence, et que notre si&egrave;cle a remplac&eacute;
+par le brutal &laquo;shakehand&raquo; des
+Anglais.</p>
+<p>Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui
+plaisait. Alfi&eacute;ri &eacute;tait peut-&ecirc;tre l&agrave;, qui
+raconte ainsi sa pr&eacute;sentation
+&agrave; Versailles, dans ses M&eacute;moires:</p>
+<p>&laquo;Je savais que le roi ne parlait jamais aux &eacute;trangers
+qui n'&eacute;taient pas
+marquants; je ne pus cependant me faire &agrave; l'impassible et
+sourcilleux
+maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui pr&eacute;sentait de
+la t&ecirc;te
+aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me
+semble cependant que, si l'on disait &agrave; un g&eacute;ant: <i>Voici
+une fourmi que
+je vous pr&eacute;sente</i>, en la regardant il sourirait, ou dirait
+peut-&ecirc;tre:
+Ah! le petit animal!&raquo;</p>
+<p>Le taciturne monarque passa donc &agrave; travers ces fleurs, ces
+belles
+dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule.
+Il ne fallut pas au chevalier de longues r&eacute;flexions pour
+comprendre
+qu'il n'avait rien &agrave; esp&eacute;rer du roi, et que le
+r&eacute;cit de ses amours
+n'obtiendrait l&agrave; aucun succ&egrave;s.</p>
+<p>&#8212;Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon p&egrave;re n'avait que
+trop raison
+lorsqu'il me disait qu'&agrave; deux pas du roi je verrais un
+ab&icirc;me entre lui
+et moi. Quand bien m&ecirc;me je me hasarderais &agrave; demander une
+audience, qui
+me prot&eacute;gera? qui me pr&eacute;sentera? Le voil&agrave;, ce
+ma&icirc;tre absolu qui peut
+d'un mot changer ma destin&eacute;e, assurer ma fortune, combler tous
+mes
+souhaits. Il est l&agrave;, devant moi; en &eacute;tendant la main, je
+pourrais
+toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si
+j'&eacute;tais
+encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder?
+Qui viendra donc &agrave; mon secours?</p>
+<p>Pendant que le chevalier se d&eacute;solait ainsi, il vit entrer une
+jeune dame
+assez jolie, d'un air plein de gr&acirc;ce et de finesse; elle
+&eacute;tait v&ecirc;tue
+fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec
+une rose sur l'oreille. Elle donnait la main &agrave; un seigneur <i>tout
+&agrave;
+l'ambre</i>, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas
+derri&egrave;re son
+&eacute;ventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en
+gesticulant,
+cet &eacute;ventail vint &agrave; lui &eacute;chapper et &agrave;
+tomber sous un fauteuil,
+pr&eacute;cis&eacute;ment devant le chevalier. Il se pr&eacute;cipita
+aussit&ocirc;t pour le
+ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune
+dame lui parut si charmante, qu'il lui pr&eacute;senta
+l'&eacute;ventail sans se
+relever. Elle s'arr&ecirc;ta, sourit et passa, remerciant d'un
+l&eacute;ger signe de
+t&ecirc;te; mais, au regard qu'elle avait jet&eacute; sur le chevalier,
+il sentit
+battre son c&#339;ur sans savoir pourquoi.&#8212;Il avait raison.&#8212;Cette jeune
+dame &eacute;tait la petite d'&Eacute;tioles, comme l'appelaient encore
+les
+m&eacute;contents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient
+&laquo;la
+Marquise&raquo; comme on dit &laquo;la Reine&raquo;.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>&#8212;Celle-l&agrave; me prot&eacute;gera, celle-l&agrave; viendra
+&agrave; mon secours! Ah! que l'abb&eacute;
+avait raison de me dire qu'un regard d&eacute;ciderait de ma vie! Oui,
+ces yeux
+si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et d&eacute;licieuse,
+ce
+petit pied noy&eacute; dans un pompon... Voil&agrave; ma bonne
+f&eacute;e!</p>
+<p>Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant &agrave; son
+auberge.
+D'o&ugrave; lui venait cette esp&eacute;rance subite? Sa jeunesse seule
+parlait-elle,
+ou les yeux de la marquise avaient-ils parl&eacute;?</p>
+<p>Mais la difficult&eacute; restait toujours la m&ecirc;me. S'il ne
+songeait plus
+maintenant &agrave; &ecirc;tre pr&eacute;sent&eacute; au roi, qui le
+pr&eacute;senterait &agrave; la marquise?</p>
+<p>Il passa une grande partie de la nuit &agrave; &eacute;crire
+&agrave; mademoiselle
+d'Annebault une lettre &agrave; peu pr&egrave;s pareille &agrave; celle
+qu'avait lue madame
+de Pompadour.</p>
+<p>Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a
+que
+les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en
+r&eacute;p&eacute;tant toujours la
+m&ecirc;me chose.</p>
+<p>D&egrave;s le matin le chevalier sortit et se mit &agrave; marcher,
+en r&ecirc;vant dans les
+rues. Il ne lui vint pas &agrave; l'esprit d'avoir encore recours
+&agrave; l'abb&eacute;
+protecteur, et il ne serait pas ais&eacute; de dire la raison qui l'en
+emp&ecirc;chait. C'&eacute;tait comme un m&eacute;lange de crainte et
+d'audace, de fausse
+honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait r&eacute;pondu
+l'abb&eacute;,
+s'il lui avait cont&eacute; son histoire de la veille?&#8212;Vous vous
+&ecirc;tes trouv&eacute; &agrave;
+propos pour ramasser un &eacute;ventail; avez-vous su en profiter?
+Qu'avez-vous
+dit &agrave; la marquise?&#8212;Rien.&#8212;Vous auriez d&ucirc; lui
+parler.&#8212;J'&eacute;tais troubl&eacute;,
+j'avais perdu la t&ecirc;te.&#8212;Cela est un tort; il faut savoir saisir
+l'occasion; mais cela peut se r&eacute;parer. Voulez-vous que je vous
+pr&eacute;sente
+&agrave; monsieur un tel? il est de mes amis; &agrave; madame une
+telle? elle est
+mieux encore. Nous t&acirc;cherons de vous faire parvenir
+jusqu'&agrave; cette
+marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc.</p>
+<p>Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait
+qu'en
+racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire,
+g&acirc;t&eacute;e et d&eacute;flor&eacute;e.
+Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inou&iuml;e,
+incroyable, et que ce devait &ecirc;tre un secret entre lui et la
+fortune;
+confier ce secret au premier venu, c'&eacute;tait, &agrave; son avis,
+en &ocirc;ter tout le
+prix et s'en montrer indigne.&#8212;Je suis all&eacute; seul hier au
+ch&acirc;teau de
+Versailles, pensait-il; j'irai bien seul &agrave; Trianon
+(c'&eacute;tait en ce moment
+le s&eacute;jour de la favorite).</p>
+<p>Une telle fa&ccedil;on de penser peut et doit m&ecirc;me
+para&icirc;tre extravagante aux
+esprits calculateurs, qui ne n&eacute;gligent rien et laissent le moins
+possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont
+&eacute;t&eacute; jeunes
+(tout le monde ne l'est pas, m&ecirc;me au temps de la jeunesse), ont
+pu
+conna&icirc;tre ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et
+s&eacute;duisant,
+qui nous entra&icirc;ne vers la destin&eacute;e: on se sent aveugle, et
+on veut
+l'&ecirc;tre; on ne sait o&ugrave; l'on va, et l'on marche. Le charme
+est dans cette
+insouciance et dans cette ignorance m&ecirc;me; c'est le plaisir de
+l'artiste
+qui r&ecirc;ve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fen&ecirc;tres
+de sa
+ma&icirc;tresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui
+du
+joueur.</p>
+<p>Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de
+Trianon. Sans &ecirc;tre fort par&eacute;, comme on disait alors, il ne
+manquait ni
+d'&eacute;l&eacute;gance, ni de cette fa&ccedil;on d'&ecirc;tre qui
+fait qu'un laquais, vous
+rencontrant en route, ne vous demande pas o&ugrave; vous allez. Il ne
+lui fut
+donc pas difficile, gr&acirc;ce &agrave; quelques indications prises
+&agrave; son auberge,
+d'arriver jusqu'&agrave; la grille du ch&acirc;teau, si l'on peut
+appeler ainsi cette
+bonbonni&egrave;re de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et
+d'ennuis.
+Malheureusement, la grille &eacute;tait ferm&eacute;e, et un gros
+suisse, v&ecirc;tu d'une
+simple houppelande, se promenait, les mains derri&egrave;re le dos,
+dans
+l'avenue int&eacute;rieure, comme quelqu'un qui n'attend personne.</p>
+<p>&#8212;Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas.
+&Eacute;videmment, quand les portes sont closes et que les valets se
+prom&egrave;nent,
+les ma&icirc;tres sont enferm&eacute;s ou sortis.</p>
+<p>Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance
+et
+de courage, autant il &eacute;prouvait tout &agrave; coup de trouble et
+de
+d&eacute;sappointement. Cette seule pens&eacute;e: &laquo;Le roi est
+ici!&raquo; l'effrayait plus
+que n'avaient fait la veille ces trois mots: &laquo;Le roi va
+passer!&raquo; car ce
+n'&eacute;tait alors que de l'impr&eacute;vu, et maintenant il
+connaissait ce froid
+regard, cette majest&eacute; impassible.</p>
+<p>&#8212;Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en
+&eacute;tourdi, de
+p&eacute;n&eacute;trer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face
+&agrave; face devant ce
+monarque superbe, prenant son caf&eacute; au bord d'un ruisseau?</p>
+<p>Aussit&ocirc;t se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette
+d&eacute;sobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il
+avait
+gard&eacute;e de cette marquise passant en souriant, il vit des
+donjons, des
+cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de
+Latude. Peu &agrave; peu venait la r&eacute;flexion, et peu &agrave;
+peu s'envolait
+l'esp&eacute;rance.</p>
+<p>&#8212;Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi
+non
+plus. Je r&eacute;clame contre une injustice; je n'ai jamais
+chansonn&eacute;
+personne. On m'a si bien re&ccedil;u hier &agrave; Versailles, et les
+laquais ont &eacute;t&eacute;
+si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres
+qui r&eacute;pareront celle-l&agrave;.</p>
+<p>Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle
+n'&eacute;tait pas tout
+&agrave; fait ferm&eacute;e. Il l'ouvrit et entra r&eacute;solument. Le
+suisse se retourna
+d'un air ennuy&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Que demandez-vous? o&ugrave; allez-vous?</p>
+<p>&#8212;Je vais chez madame de Pompadour.</p>
+<p>&#8212;Avez-vous une audience?</p>
+<p>&#8212;Oui.</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; est votre lettre?</p>
+<p>Ce n'&eacute;tait plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il
+n'y avait
+plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et
+s'aper&ccedil;ut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin
+&eacute;taient
+couverts de poussi&egrave;re. Il avait commis la faute de venir
+&agrave; pied dans un
+pays o&ugrave; l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi,
+et le
+toisa, non de la t&ecirc;te aux pieds, mais des pieds &agrave; la
+t&ecirc;te. L'habit lui
+parut propre, mais le chapeau &eacute;tait un peu de travers et la
+coiffure
+d&eacute;poudr&eacute;e:</p>
+<p>&#8212;Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous?</p>
+<p>&#8212;Je voudrais parler &agrave; madame de Pompadour.</p>
+<p>&#8212;Vraiment! et vous croyez que &ccedil;a se fait comme &ccedil;a?</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien. Le roi est-il ici?</p>
+<p>&#8212;Peut-&ecirc;tre. Sortez, et laissez-moi en repos.</p>
+<p>Le chevalier ne voulait pas se mettre en col&egrave;re; mais,
+malgr&eacute; lui, cette
+insolence le fit p&acirc;lir.</p>
+<p>&#8212;J'ai dit quelquefois &agrave; un laquais de sortir,
+r&eacute;pondit-il, mais un
+laquais ne me l'a jamais dit.</p>
+<p>&#8212;Laquais! moi? un laquais! s'&eacute;cria le suisse furieux.</p>
+<p>&#8212;Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et
+tr&egrave;s peu m'importe.</p>
+<p>Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crisp&eacute;s et
+le visage
+en feu. Le chevalier, rendu &agrave; lui-m&ecirc;me par l'apparence
+d'une menace,
+souleva l&eacute;g&egrave;rement la poign&eacute;e de son
+&eacute;p&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en co&ucirc;te
+trente-six
+livres pour envoyer en terre un rustre comme vous.</p>
+<p>&#8212;Si vous &ecirc;tes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi;
+je ne
+fais que mon devoir, et ne croyez pas...</p>
+<p>En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de
+Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'&eacute;cho. Le
+chevalier
+laissa son &eacute;p&eacute;e retomber dans le fourreau, et, ne
+songeant plus &agrave; la
+querelle commenc&eacute;e:</p>
+<p>&#8212;Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne
+me
+le disiez-vous tout de suite?</p>
+<p>&#8212;Cela ne me regarde pas, ni vous non plus.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas l&agrave;, je
+n'ai pas de lettre,
+je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer.</p>
+<p>Il tira de sa poche quelques pi&egrave;ces d'or. Le suisse le toisa
+de nouveau
+avec un souverain m&eacute;pris.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que c'est que &ccedil;a? dit-il d&eacute;daigneusement.
+Cherche-t-on ainsi
+&agrave; s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire
+sortir,
+prenez garde que je ne vous y enferme.</p>
+<p>&#8212;Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa col&egrave;re
+et
+reprenant son &eacute;p&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Oui, moi, r&eacute;p&eacute;ta le gros homme.</p>
+<p>Mais, pendant cette conversation, o&ugrave; l'historien regrette
+d'avoir
+compromis son h&eacute;ros, d'&eacute;pais nuages avaient obscurci le
+ciel; un orage
+se pr&eacute;parait. Un &eacute;clair rapide brilla, suivi d'un violent
+coup de
+tonnerre, et la pluie commen&ccedil;ait &agrave; tomber lourdement. Le
+chevalier, qui
+tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux,
+grande comme un petit &eacute;cu.</p>
+<p>&#8212;Peste! dit-il, mettons-nous &agrave; l'abri. Il ne s'agit pas de se
+laisser
+mouiller.</p>
+<p>Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerb&egrave;re, ou, si
+l'on veut, la
+maison du concierge; puis l&agrave;, se jetant sans fa&ccedil;on dans
+le grand
+fauteuil du concierge m&ecirc;me:</p>
+<p>&#8212;Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous
+me
+prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma
+poche un placet pour Sa Majest&eacute;! Je suis de province, mais vous
+n'&ecirc;tes
+qu'un sot.</p>
+<p>Le suisse, pour toute r&eacute;ponse, alla dans un coin prendre sa
+hallebarde,
+et resta ainsi debout, l'arme au poing.</p>
+<p>&#8212;Quand partirez-vous? s'&eacute;cria-t-il d'une voix de Stentor.</p>
+<p>La querelle, tour &agrave; tour oubli&eacute;e et reprise, semblait
+cette fois devenir
+tout &agrave; fait s&eacute;rieuse, et d&eacute;j&agrave; les deux
+grosses mains du suisse
+tremblaient &eacute;trangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je
+ne sais,
+lorsque, tournant tout &agrave; coup la t&ecirc;te: Ah! dit le
+chevalier, qui vient
+l&agrave;?</p>
+<p>Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce
+temps-l&agrave; les jambes maigres n'&eacute;taient pas &agrave; la
+mode), accourait &agrave; toute
+bride et au triple galop. Le chemin &eacute;tait tremp&eacute; par la
+pluie; la grille
+n'&eacute;tait qu'entr'ouverte. Il y eut une h&eacute;sitation; le
+suisse s'avan&ccedil;a et
+ouvrit la grille. Le page donna de l'&eacute;peron; le cheval,
+arr&ecirc;t&eacute; un
+instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la
+terre
+humide et tomba.</p>
+<p>Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un
+cheval
+tomb&eacute; &agrave; terre. Il n'y a cravache qui tienne. La
+gesticulation des jambes
+de la b&ecirc;te, qui fait ce qu'elle peut, est extr&ecirc;mement
+d&eacute;sagr&eacute;able,
+surtout lorsque l'on a soi-m&ecirc;me une jambe aussi prise sous la
+selle.</p>
+<p>Le chevalier, toutefois, vint &agrave; l'aide sans
+r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ces
+inconv&eacute;nients, et il s'y prit si adroitement que bient&ocirc;t
+le cheval fut
+redress&eacute; et le cavalier d&eacute;gag&eacute;. Mais celui-ci
+&eacute;tait couvert de boue, et
+ne pouvait qu'&agrave; peine marcher en boitant. Transport&eacute;,
+tant bien que mal,
+dans la maison du suisse, et assis &agrave; son tour dans le grand
+fauteuil:</p>
+<p>&#8212;Monsieur, dit-il au chevalier, vous &ecirc;tes gentilhomme,
+&agrave; coup s&ucirc;r. Vous
+m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus
+grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce
+message est tr&egrave;s press&eacute;, comme vous le voyez, puisque mon
+cheval et moi,
+pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous
+comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe
+&eacute;clopp&eacute;e, je ne
+saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter
+moi-m&ecirc;me. Voulez-vous y aller &agrave; ma place?</p>
+<p>En m&ecirc;me temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe
+dor&eacute;e
+d'arabesques, accompagn&eacute;e du sceau royal.</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s volontiers, monsieur, r&eacute;pondit le chevalier,
+prenant l'enveloppe.
+Et, leste et l&eacute;ger comme une plume, il partit en courant sur la
+pointe
+du pied.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Quand le chevalier arriva au ch&acirc;teau, un suisse &eacute;tait
+encore devant le
+p&eacute;ristyle:</p>
+<p>&#8212;Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait
+plus
+les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers
+d'une demi-douzaine de laquais.</p>
+<p>Un grand huissier, plant&eacute; au milieu du vestibule, voyant
+l'ordre et le
+sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courb&eacute; par
+le vent,
+puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin
+d'une boiserie.</p>
+<p>Une petite porte battante, masqu&eacute;e par une tapisserie,
+s'ouvrit aussit&ocirc;t
+comme d'elle-m&ecirc;me. L'homme osseux fit un signe obligeant: le
+chevalier
+entra et la tapisserie, qui s'&eacute;tait entr'ouverte, retomba
+mollement
+derri&egrave;re lui.</p>
+<p>Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon,
+puis
+dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets,
+puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant.</p>
+<p>&#8212;Suis-je encore ici au ch&acirc;teau de Versailles? se demandait le
+chevalier. Allons-nous recommencer &agrave; jouer &agrave;
+cligne-musette?</p>
+<p>Trianon n'&eacute;tait, &agrave; cette &eacute;poque, ni ce qu'il
+est maintenant, ni ce qu'il
+avait &eacute;t&eacute;. On a dit que madame de Maintenon avait fait de
+Versailles un
+oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon
+que <i>ce petit ch&acirc;teau de porcelaine</i> &eacute;tait le
+boudoir de Madame de
+Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il para&icirc;t que
+Louis
+XV en mettait partout. Telle galerie o&ugrave; son a&iuml;eul se
+promenait
+majestueusement &eacute;tait alors bizarrement divis&eacute;e en une
+infinit&eacute; de
+compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait
+papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.&#8212;Trouvez-vous de
+bon go&ucirc;t mes petits appartements meubl&eacute;s? demanda-t-il un
+jour &agrave; la
+belle comtesse de S&eacute;ran.&#8212;Non, dit-elle, je les voudrais bleus.
+Comme le
+bleu &eacute;tait la couleur du roi, cette r&eacute;ponse le flatta. Au
+second
+rendez-vous, madame de S&eacute;ran trouva le salon meubl&eacute; en
+bleu, comme elle
+l'avait d&eacute;sir&eacute;.</p>
+<p>Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul,
+n'&eacute;tait
+ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une
+jolie femme qui a une jolie taille gagne &agrave; laisser ainsi son
+image se
+r&eacute;p&eacute;ter sous mille aspects. Elle &eacute;blouit, elle
+enveloppe, pour ainsi
+dire, celui &agrave; qui elle veut plaire. De quelque c&ocirc;t&eacute;
+qu'il regarde, il la
+voit; comment l'&eacute;viter? Il ne lui reste plus qu'&agrave;
+s'enfuir, ou &agrave;
+s'avouer subjugu&eacute;.</p>
+<p>Le chevalier regardait aussi le jardin. L&agrave;, derri&egrave;re
+les charmilles et
+les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commen&ccedil;ait
+&agrave;
+poindre le go&ucirc;t pastoral, que la marquise allait mettre &agrave;
+la mode, et
+que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient
+pousser &agrave; un si haut degr&eacute; de perfection.
+D&eacute;j&agrave; apparaissaient les
+fantaisies champ&ecirc;tres o&ugrave; se r&eacute;fugiait le caprice
+blas&eacute;. D&eacute;j&agrave; les tritons
+boursoufl&eacute;s, les graves d&eacute;esses et les nymphes savantes,
+les bustes &agrave;
+grandes perruques, glac&eacute;s d'horreur dans leurs niches de
+verdure,
+voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs
+&eacute;tonn&eacute;s.
+Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient
+bient&ocirc;t d&eacute;tr&ocirc;ner l'Olympe pour le remplacer par une
+laiterie, &eacute;trange
+parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai
+jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un ma&icirc;tre indolent,
+qui ne
+savait comment se d&eacute;sennuyer de Versailles dans Versailles
+m&ecirc;me.</p>
+<p>Mais le chevalier &eacute;tait trop charm&eacute;, trop ravi de se
+trouver l&agrave; pour
+qu'une r&eacute;flexion critique p&ucirc;t se pr&eacute;senter &agrave;
+son esprit. Il &eacute;tait, au
+contraire, pr&ecirc;t &agrave; tout admirer, et il admirait en effet,
+tournant sa
+missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau,
+lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement:</p>
+<p>&#8212;Venez, monsieur.</p>
+<p>Il la suivit, et apr&egrave;s avoir pass&eacute; de nouveau par
+plusieurs corridors
+plus ou moins myst&eacute;rieux, elle le fit entrer dans une grande
+chambre o&ugrave;
+les volets &eacute;taient &agrave; demi ferm&eacute;s. L&agrave;, elle
+s'arr&ecirc;ta et parut &eacute;couter.</p>
+<p>&#8212;Toujours cligne-musette, se disait le chevalier.</p>
+<p>Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore,
+et
+une autre fille de chambre qui semblait devoir &ecirc;tre aussi jolie
+que la
+premi&egrave;re, r&eacute;p&eacute;ta du m&ecirc;me ton les m&ecirc;mes
+paroles:</p>
+<p>&#8212;Venez, monsieur.</p>
+<p>S'il avait &eacute;t&eacute; &eacute;mu &agrave; Versailles, il
+l'&eacute;tait maintenant bien autrement,
+car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la
+divinit&eacute;. Il s'avan&ccedil;a le c&#339;ur palpitant; une douce
+lumi&egrave;re, faiblement
+voil&eacute;e par de l&eacute;gers rideaux de gaze, succ&eacute;da
+&agrave; l'obscurit&eacute;; un parfum
+d&eacute;licieux, presque imperceptible, se r&eacute;pandit dans l'air
+autour de lui;
+la fille de chambre &eacute;carta timidement le coin d'une
+porti&egrave;re de soie,
+et, au fond d'un grand cabinet de la plus &eacute;l&eacute;gante
+simplicit&eacute;, il
+aper&ccedil;ut la dame &agrave; l'&eacute;ventail, c'est-&agrave;-dire
+la toute-puissante marquise.</p>
+<p>Elle &eacute;tait seule, assise devant une table, envelopp&eacute;e
+d'un peignoir, la
+t&ecirc;te appuy&eacute;e sur sa main, et paraissant tr&egrave;s
+pr&eacute;occup&eacute;e. En voyant
+entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme
+involontaire.</p>
+<p>&#8212;Vous venez de la part du roi?</p>
+<p>Le chevalier aurait pu r&eacute;pondre, mais il ne trouva rien de
+mieux que de
+s'incliner profond&eacute;ment, en pr&eacute;sentant &agrave; la
+marquise la lettre qu'il
+lui apportait. Elle la prit, ou plut&ocirc;t s'en empara avec une
+extr&ecirc;me
+vivacit&eacute;. Pendant qu'elle la d&eacute;cachetait, ses mains
+tremblaient sur
+l'enveloppe.</p>
+<p>Cette lettre, &eacute;crite de la main du roi, &eacute;tait assez
+longue. Elle la
+d&eacute;vora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'&#339;il, puis elle la
+lut
+avidement avec une attention profonde, le sourcil fronc&eacute; et
+serrant les
+l&egrave;vres. Elle n'&eacute;tait pas belle ainsi, et ne ressemblait
+plus &agrave;
+l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle
+sembla
+r&eacute;fl&eacute;chir. Peu &agrave; peu, son visage, qui avait
+p&acirc;li, se colora d'un l&eacute;ger
+incarnat (&agrave; cette heure-l&agrave; elle n'avait pas de rouge):
+non seulement la
+gr&acirc;ce lui revint, mais un &eacute;clair de vraie beaut&eacute;
+passa sur ses traits
+d&eacute;licats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de
+rose.
+Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se
+retournant vers le chevalier:</p>
+<p>&#8212;Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus
+charmant
+sourire, mais c'est que je n'&eacute;tais pas lev&eacute;e, et je ne le
+suis m&ecirc;me pas
+encore. Voil&agrave; pourquoi j'ai &eacute;t&eacute; forc&eacute;e de
+vous faire venir par les
+cachettes; car je suis assi&eacute;g&eacute;e ici presque autant que si
+j'&eacute;tais chez
+moi. Je voudrais r&eacute;pondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de
+faire ma
+commission?</p>
+<p>Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de
+reprendre un peu de courage.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de
+gr&acirc;ce que vous me
+faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi cela?</p>
+<p>&#8212;Je n'ai pas l'honneur d'appartenir &agrave; Sa Majest&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Comment donc &ecirc;tes-vous venu ici?</p>
+<p>&#8212;Par un hasard. J'ai rencontr&eacute; en route un page qui s'est
+jet&eacute; par
+terre, et qui m'a pri&eacute;...</p>
+<p>&#8212;Comment, jet&eacute; par terre! r&eacute;p&eacute;ta la marquise en
+&eacute;clatant de rire. (Elle
+paraissait si heureuse en ce moment, que la gaiet&eacute; lui venait
+sans
+peine.)</p>
+<p>&#8212;Oui, madame, il est tomb&eacute; de cheval &agrave; la grille. Je
+me suis trouv&eacute; l&agrave;,
+heureusement, pour l'aider &agrave; se relever, et, comme son habit
+&eacute;tait fort
+g&acirc;t&eacute;, il m'a pri&eacute; de me charger de son message.</p>
+<p>&#8212;Et par quel hasard vous &ecirc;tes-vous trouv&eacute; l&agrave;?</p>
+<p>&#8212;Madame, c'est que j'ai un placet &agrave; pr&eacute;senter &agrave;
+Sa Majest&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Sa Majest&eacute; demeure &agrave; Versailles.</p>
+<p>&#8212;Oui, mais vous demeurez ici.</p>
+<p>&#8212;Oui-da! En sorte que c'&eacute;tait vous qui vouliez me charger
+d'une
+commission.</p>
+<p>&#8212;Madame, je vous supplie de croire...</p>
+<p>&#8212;Ne vous effrayez pas, vous n'&ecirc;tes pas le premier. Mais
+&agrave; propos de
+quoi vous adresser &agrave; moi? Je ne suis qu'une femme... comme une
+autre.</p>
+<p>En pronon&ccedil;ant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un
+regard
+triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire.</p>
+<p>&#8212;Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours ou&iuml; dire que les
+hommes
+exer&ccedil;aient le pouvoir, et que les femmes...</p>
+<p>&#8212;En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine
+de
+France.</p>
+<p>&#8212;Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis <i>trouv&eacute;
+l&agrave;</i> ce
+matin.</p>
+<p>La marquise &eacute;tait plus qu'habitu&eacute;e &agrave; de
+semblables compliments, bien
+qu'on ne les lui f&icirc;t qu'&agrave; voix basse; mais dans la
+circonstance
+pr&eacute;sente, celui-ci parut lui plaire tr&egrave;s
+singuli&egrave;rement.</p>
+<p>&#8212;Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru
+pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur
+un
+cheval qui tombe en chemin.</p>
+<p>&#8212;Madame, je croyais,... j'esp&eacute;rais...</p>
+<p>&#8212;Qu'esp&eacute;riez-vous?</p>
+<p>&#8212;J'esp&eacute;rais que le hasard... pourrait faire...</p>
+<p>&#8212;Toujours le hasard! Il est de vos amis, &agrave; ce qu'il
+para&icirc;t; mais je
+vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste
+recommandation.</p>
+<p>Peut-&ecirc;tre la fortune offens&eacute;e voulut-elle se venger de
+cette
+irr&eacute;v&eacute;rence; mais le chevalier, que ces derni&egrave;res
+questions avaient de
+plus en plus troubl&eacute;, aper&ccedil;ut tout &agrave; coup, sur le
+coin de la table,
+pr&eacute;cis&eacute;ment le m&ecirc;me &eacute;ventail qu'il avait
+ramass&eacute; la veille. Il le prit,
+et, comme la veille, il le pr&eacute;senta &agrave; la marquise, en
+fl&eacute;chissant le
+genou devant elle.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave;, madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici.</p>
+<p>La marquise parut d'abord &eacute;tonn&eacute;e, h&eacute;sita un
+moment, regardant tant&ocirc;t
+l'&eacute;ventail, tant&ocirc;t le chevalier.</p>
+<p>&#8212;Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous
+reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, apr&egrave;s la com&eacute;die,
+avec M. de
+Richelieu. J'ai laiss&eacute; tomber cet &eacute;ventail, et vous vous
+&ecirc;tes <i>trouv&eacute;
+l&agrave;</i>, comme vous disiez.</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne
+vous
+ai pas remerci&eacute;, mais j'ai toujours &eacute;t&eacute;
+persuad&eacute;e que celui qui sait,
+d'aussi bonne gr&acirc;ce, relever un &eacute;ventail, sait aussi, au
+besoin, relever
+le gant; et nous aimons assez cela, nous autres.</p>
+<p>&#8212;Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout &agrave;
+l'heure,
+j'ai failli avoir un duel avec le suisse.</p>
+<p>&#8212;Mis&eacute;ricorde! dit la marquise, prise d'un second acc&egrave;s
+de gaiet&eacute;, avec
+le suisse! et pour quoi faire?</p>
+<p>&#8212;Il ne voulait pas me laisser entrer.</p>
+<p>&#8212;C'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; dommage. Mais, monsieur, qui
+&ecirc;tes-vous? que demandez-vous?</p>
+<p>&#8212;Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait
+demand&eacute;
+pour moi une place de cornette aux gardes.</p>
+<p>&#8212;Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous
+&ecirc;tes
+amoureux de mademoiselle d'Annebault...</p>
+<p>&#8212;Madame, qui a pu vous dire?...</p>
+<p>&#8212;Oh! je vous pr&eacute;viens que je suis fort &agrave; craindre.
+Quand la m&eacute;moire me
+manque, je devine. Vous &ecirc;tes parent de l'abb&eacute; Chauvelin,
+et refus&eacute; pour
+cela, n'est-ce pas? O&ugrave; est votre placet?</p>
+<p>&#8212;Le voil&agrave;, madame; mais, en v&eacute;rit&eacute;, je ne puis
+comprendre...</p>
+<p>&#8212;&Agrave; quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier
+sur cette
+table. Je vais r&eacute;pondre au roi; vous lui porterez en m&ecirc;me
+temps votre
+demande et ma lettre.</p>
+<p>&#8212;Mais, madame, je croyais vous avoir dit...</p>
+<p>&#8212;Vous irez. Vous &ecirc;tes entr&eacute; ici de par le roi, n'est-il
+pas vrai? Eh
+bien! vous entrerez l&agrave;-bas de par la marquise de Pompadour, dame
+du
+palais de la reine.</p>
+<p>Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de
+stup&eacute;faction.
+Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses
+et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle
+avait montr&eacute;e pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui
+rapporta rien
+qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le
+d&eacute;sirait; elle le voulait, elle avait r&eacute;ussi. M. de
+Vauvert, qu'elle ne
+connaissait pas, bien qu'elle conn&ucirc;t ses amours, lui plaisait
+comme une
+bonne nouvelle.</p>
+<p>Immobile, debout derri&egrave;re elle, le chevalier observait la
+marquise qui
+&eacute;crivait, d'abord de tout son c&#339;ur, avec passion, puis qui
+r&eacute;fl&eacute;chissait, s'arr&ecirc;tait et passait sa main sur
+son petit nez, fin
+comme l'ambre. Elle s'impatientait: un t&eacute;moin la g&ecirc;nait.
+Enfin elle se
+d&eacute;cida et fit une rature; il fallait avouer que ce
+n'&eacute;tait plus qu'un
+brouillon.</p>
+<p>En face du chevalier, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la table,
+brillait un beau
+miroir de Venise. Le tr&egrave;s timide messager osait &agrave; peine
+lever les yeux.
+Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir,
+par-dessus
+la t&ecirc;te de la marquise, le visage inquiet et charmant de la
+nouvelle
+dame du palais.</p>
+<p>&#8212;Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois
+amoureux d'une autre; mais Ath&eacute;na&iuml;s est plus belle, et
+d'ailleurs ce
+serait, de ma part, une si affreuse d&eacute;loyaut&eacute;!...</p>
+<p>&#8212;De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa
+coutume,
+avait pens&eacute; tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites?</p>
+<p>&#8212;Moi, madame? j'attends.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; qui est fait, r&eacute;pondit la marquise, prenant une
+autre feuille de
+papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se
+retourner, le peignoir avait gliss&eacute; sur son &eacute;paule.</p>
+<p>La mode est une chose &eacute;trange. Nos grand'm&egrave;res
+trouvaient tout simple
+d'aller &agrave; la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur
+gorge
+presque d&eacute;couverte, et l'on ne voyait &agrave; cela nulle
+ind&eacute;cence; mais elles
+cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui
+montrent au bal ou &agrave; l'Op&eacute;ra. C'est une beaut&eacute;
+nouvellement invent&eacute;e.</p>
+<p>Sur l'&eacute;paule fr&ecirc;le, blanche et mignonne de madame de
+Pompadour, il y
+avait un petit signe noir qui ressemblait &agrave; une mouche
+tomb&eacute;e dans du
+lait. Le chevalier, s&eacute;rieux comme un &eacute;tourdi qui veut
+avoir bonne
+contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en
+l'air, regardait le chevalier dans la glace.</p>
+<p>Dans cette glace, un coup d'&#339;il rapide fut &eacute;chang&eacute;,
+coup d'&#339;il auquel
+les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: &laquo;Vous
+&ecirc;tes
+charmante&raquo; et de l'autre: &laquo;Je n'en suis pas
+f&acirc;ch&eacute;e.&raquo;</p>
+<p>Toutefois la marquise rajusta son peignoir.</p>
+<p>&#8212;Vous regardez ma mouche, monsieur?</p>
+<p>&#8212;Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire.</p>
+<p>&#8212;Tenez, voil&agrave; ma lettre; portez-la au roi avec votre placet.</p>
+<p>&#8212;Mais, madame...</p>
+<p>&#8212;Quoi donc?</p>
+<p>&#8212;Sa Majest&eacute; est &agrave; la chasse; je viens d'entendre
+sonner dans le bois de
+Satory.</p>
+<p>&#8212;C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain,
+apr&egrave;s-demain, peu
+importe.&#8212;Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela &agrave; Lebel.
+Adieu,
+monsieur. T&acirc;chez de vous souvenir que cette mouche que vous venez
+de
+voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant
+&agrave;
+votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume
+&agrave; ne
+pas jaser tout seul aussi haut que tout &agrave; l'heure. Adieu,
+chevalier.</p>
+<p>Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de
+dentelles, tendit au jeune homme son bras nu.</p>
+<p>Il s'inclina encore, et du bout des l&egrave;vres effleura &agrave;
+peine les ongles
+roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut,
+mais un peu trop de modestie.</p>
+<p>Aussit&ocirc;t reparurent les petites filles de chambre (les grandes
+n'&eacute;taient
+pas lev&eacute;es), et derri&egrave;res elles, debout comme un clocher
+au milieu d'un
+troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le
+chemin.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Seul, plong&eacute; dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite
+chambre, &agrave;
+l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le
+surlendemain; point de nouvelles.</p>
+<p>&#8212;Singuli&egrave;re femme! douce et imp&eacute;rieuse, bonne et
+m&eacute;chante, la plus
+frivole et la plus ent&ecirc;t&eacute;e! Elle m'a oubli&eacute;. Oh,
+mis&egrave;re! Elle a raison,
+elle peut tout, et je ne suis rien.</p>
+<p>Il s'&eacute;tait lev&eacute;, et se promenait par la chambre.</p>
+<p>&#8212;Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon p&egrave;re
+disait vrai!
+La marquise s'est moqu&eacute;e de moi; c'est tout simple, pendant que
+je la
+regardais, c'est sa beaut&eacute; qui lui a plu. Elle a bien
+&eacute;t&eacute; aise de voir
+dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi,
+sont v&eacute;ritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits,
+mais quelle
+gr&acirc;ce! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait
+la
+poussi&egrave;re de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande,
+mais sa
+taille est bien prise.&#8212;Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie
+ch&eacute;rie! est-ce que moi aussi j'oublierais?</p>
+<p>Deux ou trois petits coups secs frapp&eacute;s sur la porte le
+r&eacute;veill&egrave;rent de
+son chagrin.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce?</p>
+<p>L'homme osseux, tout de noir v&ecirc;tu, avec une belle paire de bas
+de soie,
+qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut.</p>
+<p>&#8212;Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masqu&eacute; &agrave;
+la cour, et madame
+la marquise m'envoie vous dire que vous &ecirc;tes invit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Cela suffit, monsieur, grand merci.</p>
+<p>D&egrave;s que l'homme osseux se fut retir&eacute;, le chevalier
+courut &agrave; la sonnette:
+la m&ecirc;me servante qui, trois jours auparavant, l'avait
+accommod&eacute; de son
+mieux, l'aida &agrave; mettre le m&ecirc;me habit paillet&eacute;,
+t&acirc;chant de l'accommoder
+mieux encore.</p>
+<p>Apr&egrave;s quoi le jeune homme s'achemina vers le palais,
+invit&eacute; cette fois
+et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que
+lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui.</p>
+<p>&Eacute;tourdi, presque autant que la premi&egrave;re fois, par
+toutes les splendeurs
+de Versailles, qui, ce soir-l&agrave;, n'&eacute;tait pas
+d&eacute;sert, le chevalier
+marchait dans la grande galerie, regardant de tous les
+c&ocirc;t&eacute;s, t&acirc;chant de
+savoir pourquoi il &eacute;tait l&agrave;; mais personne ne semblait
+songer &agrave;
+l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque
+deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette,
+l'arr&ecirc;t&egrave;rent
+au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il e&ucirc;t tenu
+un
+pistolet; l'autre se leva et vint &agrave; lui:</p>
+<p>&#8212;Il para&icirc;t, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le
+bras
+nonchalamment, que vous &ecirc;tes assez bien avec notre marquise.</p>
+<p>&#8212;Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous?</p>
+<p>&#8212;Vous le savez bien.</p>
+<p>&#8212;Pas le moins du monde.</p>
+<p>&#8212;Oh! si fait.</p>
+<p>&#8212;Point du tout.</p>
+<p>&#8212;Toute la cour le sait.</p>
+<p>&#8212;Je ne suis pas de la cour.</p>
+<p>&#8212;Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait.</p>
+<p>&#8212;Cela se peut, madame, mais je l'ignore.</p>
+<p>&#8212;Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est
+tomb&eacute; de
+cheval &agrave; la grille de Trianon. N'&eacute;tiez-vous pas
+l&agrave;, par hasard?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Ne l'avez-vous pas aid&eacute; &agrave; se relever?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Et n'&ecirc;tes-vous pas entr&eacute; au ch&acirc;teau?</p>
+<p>&#8212;Sans doute.</p>
+<p>&#8212;Et ne vous a-t-on pas donn&eacute; un papier?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Et ne l'avez-vous pas port&eacute; au roi?</p>
+<p>&#8212;Assur&eacute;ment.</p>
+<p>&#8212;Le roi n'&eacute;tait pas &agrave; Trianon; il &eacute;tait
+&agrave; la chasse, la marquise &eacute;tait
+seule,... n'est-ce pas?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Elle venait de se r&eacute;veiller; elle &eacute;tait &agrave;
+peine v&ecirc;tue, except&eacute;, &agrave; ce
+qu'on dit, d'un grand peignoir.</p>
+<p>&#8212;Les gens qu'on ne peut pas emp&ecirc;cher de parler disent ce qui
+leur passe
+par la t&ecirc;te.</p>
+<p>&#8212;Fort bien, mais il para&icirc;t qu'il a pass&eacute; entre sa
+t&ecirc;te et la v&ocirc;tre un
+regard qui ne l'a pas f&acirc;ch&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Qu'entendez-vous par l&agrave;, madame?</p>
+<p>&#8212;Que vous ne lui avez pas d&eacute;plu.</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien, et je serais au d&eacute;sespoir qu'une
+bienveillance si
+douce et si rare, &agrave; laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a
+touch&eacute;
+jusqu'au fond du c&#339;ur, p&ucirc;t devenir la cause d'un mauvais propos.</p>
+<p>&#8212;Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez
+provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde.</p>
+<p>&#8212;Mais, madame, si ce page est tomb&eacute;, et si j'ai port&eacute;
+son message....
+Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interrog&eacute;.</p>
+<p>Le masque lui serra le bras et lui dit:&#8212;Monsieur, &eacute;coutez.</p>
+<p>&#8212;Tout ce qui vous plaira, madame.</p>
+<p>&#8212;Voici &agrave; quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la
+marquise,
+et personne ne croit qu'il l'ait jamais aim&eacute;e. Elle vient de
+commettre
+une imprudence; elle s'est mis &agrave; dos tout le parlement, avec ses
+deux
+sous d'imp&ocirc;t, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus
+grande
+puissance, la compagnie de J&eacute;sus. Elle y succombera; mais elle a
+des
+armes, et, avant de p&eacute;rir, elle se d&eacute;fendra.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! madame, qu'y puis-je faire?</p>
+<p>&#8212;Je vais vous le dire. M. de Choiseul est &agrave; moiti&eacute;
+brouill&eacute; avec M. de
+Bernis; ils ne sont s&ucirc;rs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils
+voudraient
+essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de
+vous
+peut en d&eacute;cider.</p>
+<p>&#8212;En quelle fa&ccedil;on, madame, je vous prie?</p>
+<p>&#8212;En laissant raconter votre visite de l'autre jour.</p>
+<p>&#8212;Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les j&eacute;suites
+et le
+parlement?</p>
+<p>&#8212;&Eacute;crivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas
+que le
+plus vif int&eacute;r&ecirc;t, la plus enti&egrave;re reconnaissance....</p>
+<p>&#8212;Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une
+l&acirc;chet&eacute; que
+vous me demandez l&agrave;.</p>
+<p>&#8212;Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique?</p>
+<p>&#8212;Je ne me connais pas &agrave; tout cela. Madame de Pompadour a
+laiss&eacute; tomber
+son &eacute;ventail devant moi; je l'ai ramass&eacute;, je le lui ai
+rendu; elle m'a
+remerci&eacute;, elle m'a permis, avec cette gr&acirc;ce qu'elle a, de
+la remercier &agrave;
+mon tour.</p>
+<p>&#8212;Tr&ecirc;ve de fa&ccedil;ons: le temps se passe: je me nomme la
+comtesse
+d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma ni&egrave;ce;... ne
+dites
+pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous
+l'aurez demain, et, si Ath&eacute;na&iuml;s vous pla&icirc;t, vous
+serez bient&ocirc;t mon
+neveu.</p>
+<p>&#8212;Oh! madame, quel exc&egrave;s de bont&eacute;!</p>
+<p>&#8212;Mais il faut parler.</p>
+<p>&#8212;Non, madame.</p>
+<p>&#8212;On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille.</p>
+<p>&#8212;Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer
+devant
+elle, il faut que mon honneur y soit aussi.</p>
+<p>&#8212;Vous &ecirc;tes bien ent&ecirc;t&eacute;, chevalier! Est-ce
+l&agrave; votre derni&egrave;re r&eacute;ponse?</p>
+<p>&#8212;C'est la derni&egrave;re, comme la premi&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma
+ni&egrave;ce?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame, si c'est &agrave; ce prix.</p>
+<p>Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard per&ccedil;ant,
+plein de
+curiosit&eacute;; puis, ne voyant sur son visage aucun signe
+d'h&eacute;sitation, elle
+s'&eacute;loigna lentement et se perdit dans la foule.</p>
+<p>Le chevalier, ne pouvant rien comprendre &agrave; cette
+singuli&egrave;re aventure,
+alla s'asseoir dans un coin de la galerie.</p>
+<p>&#8212;Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit &ecirc;tre un
+peu
+folle. Elle veut bouleverser l'&Eacute;tat au moyen d'une sotte
+calomnie, et,
+pour m&eacute;riter la main de sa ni&egrave;ce, elle me propose de me
+d&eacute;shonorer! Mais
+Ath&eacute;na&iuml;s ne voudrait plus de moi, ou, si elle se
+pr&ecirc;tait &agrave; une pareille
+intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! t&acirc;cher de nuire
+&agrave;
+cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais!</p>
+<p>Toujours fid&egrave;le &agrave; ses distractions, le chevalier,
+tr&egrave;s probablement,
+allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de
+rose, lui loucha l&eacute;g&egrave;rement l'&eacute;paule. Il leva les
+yeux, et vit devant
+lui les deux masques pareils qui l'avaient arr&ecirc;t&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques,
+d&eacute;guisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout
+&agrave; fait
+semblables, et que tout par&ucirc;t calcul&eacute; pour donner le
+change, le
+chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'&eacute;taient
+plus les
+m&ecirc;mes.</p>
+<p>&#8212;R&eacute;pondrez-vous, monsieur?</p>
+<p>&#8212;Non, madame.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;crirez-vous?</p>
+<p>&#8212;Pas davantage.</p>
+<p>&#8212;C'est vrai que vous &ecirc;tes obstin&eacute;. Bonsoir, lieutenant.</p>
+<p>&#8212;Que dites-vous, madame?</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; votre brevet, et votre contrat de mariage.</p>
+<p>Et elle lui jeta son &eacute;ventail.</p>
+<p>C'&eacute;tait celui que le chevalier avait d&eacute;j&agrave;
+ramass&eacute; deux fois. Les petits
+amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre
+dor&eacute;e. Il n'y avait pas &agrave; en douter, c'&eacute;tait
+l'&eacute;ventail de madame de
+Pompadour.</p>
+<p>&#8212;O ciel! marquise, est-il possible?...</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa
+petite
+dentelle noire.</p>
+<p>&#8212;Je ne sais, madame, comment r&eacute;pondre....</p>
+<p>&#8212;Il n'est pas n&eacute;cessaire. Vous &ecirc;tes un galant homme, et
+nous nous
+reverrons, car vous &ecirc;tes chez nous. Le roi vous a plac&eacute;
+dans la cornette
+blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus
+grande &eacute;loquence que de savoir se taire &agrave; propos....</p>
+<p>Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si,
+avant de
+vous donner notre ni&egrave;ce, nous avons pris des renseignements<a
+ name="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8"><sup>8</sup></a>.</p>
+<br />
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE LA MOUCHE.<br />
+</p>
+<div class="blkquot">
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;"><br />
+</p>
+<p>Ce conte a paru pour la premi&egrave;re fois en 1853, dans le
+feuilleton du
+<i>Moniteur</i>.&#8212;C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait
+&eacute;t&eacute;
+publi&eacute; de son vivant.</p>
+</div>
+<br />
+<hr style="width: 65%;" /><span style="font-weight: bold;"><br />
+<br />
+NOTES:<br />
+<br />
+</span><a name="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1">1</a>
+<div class="note">
+<p> On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2">2</a>
+<div class="note">
+<p> Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du
+S&eacute;n&eacute;gal sont exactes.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3">3</a>
+<div class="note">
+<p> Il y a pr&egrave;s du Mans un ch&acirc;teau de ce nom. L'auteur y
+passa
+quelques jours en septembre 1829.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4">4</a>
+<div class="note">
+<p> Le gu&eacute; de Mauny est un site pittoresque des environs du
+Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5">5</a>
+<div class="note">
+<p> L'histoire romanesque de ce pr&eacute;tendu comte de Solar est
+rest&eacute;e un myst&egrave;re. Un enfant sourd-muet, abandonn&eacute;
+de ses parents, en
+1773, fut recueilli par l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e.
+Apr&egrave;s lui avoir appris &agrave;
+s'exprimer dans le langage des signes, l'abb&eacute; crut
+reconna&icirc;tre en lui
+l'h&eacute;ritier des comtes de Solar, lui fit obtenir &agrave; ce
+titre une pension
+du duc de Penthi&egrave;vre, et l'engagea &agrave; faire valoir ses
+droits. Il y eut
+proc&egrave;s.&#8212;Un jugement du Ch&acirc;telet, de 1781, donna gain de
+cause au jeune
+sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le
+proc&egrave;s
+demeura en suspens, l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e mourut, et la
+r&eacute;volution survint.
+Enfin le 24 juillet 1792, un arr&ecirc;t d&eacute;finitif cassa le
+jugement du
+Ch&acirc;telet et interdit au nomm&eacute; Joseph de porter &agrave;
+l'avenir le nom de
+Solar. M. Bouilli a &eacute;crit sur ce sujet un drame en cinq actes
+intitul&eacute;
+<i>l'Abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e</i>, qui a obtenu dans son
+temps un succ&egrave;s de larmes.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6">6</a>
+<div class="note">
+<p> Deux sous pour livre du dixi&egrave;me du revenu. (<i>Note de
+l'auteur</i>.)</p>
+</div>
+<a name="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7">7</a>
+<div class="note">
+<p> Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par
+Louis XV, ou plut&ocirc;t par madame de Pompadour, mais termin&eacute;e
+seulement en
+1769 et inaugur&eacute;e en 1770, pour le mariage du duc de Berri
+(Louis XVI)
+avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de th&eacute;&acirc;tre
+mobile qu'on
+transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de
+Louis XIV. (Note de l'auteur.)</p>
+</div>
+<a name="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8">8</a>
+<div class="note">
+<p> Madame d'Estrades, peu de temps apr&egrave;s, fut disgraci&eacute;e
+avec
+M. d'Argenson, pour avoir conspir&eacute;, s&eacute;rieusement cette
+fois, contre
+madame de Pompadour. (<i>Note de l'auteur</i>.)</p>
+</div>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DU TOME
+SEPTI&Egrave;ME.</p>
+<hr style="width: 65%;" />
+<br />
+<h2>TABLE DU TOME SEPTI&Egrave;ME</h2>
+<br />
+<ul style="margin-left: 160px;">
+ <li><a href="#CROISILLES">CROISILLES</a></li>
+ <li><a href="#HISTOIRE">HISTOIRE D'UN MERLE BLANC</a></li>
+ <li><a href="#PIERRE_ET_CAMILLE">PIERRE ET CAMILLE</a></li>
+ <li><a href="#LE_SECRET_DE_JAVOTTE">LE SECRET DE JAVOTTE</a></li>
+ <li><a href="#MIMI_PINSON">MIMI PINSON</a></li>
+ <li><a href="#LA_MOUCHE">LA MOUCHE</a></li>
+</ul>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13221 ***</div>
+</body>
+</html>
+
+
+
+
+
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index 0000000..33d36c3
--- /dev/null
+++ b/13221-h/images/imag001.jpg
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index 0000000..0e258cc
--- /dev/null
+++ b/13221-h/images/imag002.jpg
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index 0000000..9de6c8c
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Binary files differ