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Il avait +été chargé par son père d'une affaire de commerce, et cette affaire +s'était terminée à son gré. La joie d'apporter une bonne nouvelle le +faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car, +bien qu'il eût dans ses poches une somme d'argent assez considérable, il +voyageait à pied pour son plaisir. C'était un garçon de bonne humeur, et +qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et étourdi, qu'on +le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de travers, sa +perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la +Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant, levé dès le matin, soupant au +cabaret, et charmé de traverser ainsi l'une des plus belles contrées de +la France. Tout en dévastant, au passage, les pommiers de la Normandie, +il cherchait des rimes dans sa tête (car tout étourdi est un peu poète), +et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son +pays; ce n'était pas moins que la fille d'un fermier général, +mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche héritière fort courtisée. +Croisilles n'était point reçu chez M. Godeau autrement que par hasard, +c'est-à -dire qu'il y avait porté quelquefois des bijoux achetés chez son +père. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait mal une +immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et +se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement riche. Il +n'était donc pas homme à laisser entrer dans son salon le fils d'un +orfèvre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du +monde, que Croisilles n'était pas mal tourné, et que rien n'empêche un +joli garçon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles adorait +mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas fâchée. Il pensait donc à +elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais réfléchi à +rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le séparaient de +sa bien-aimée, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom de +baptême qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et la +rime était aisée à trouver. Croisilles, arrivé à Honfleur, s'embarqua le +cÅ“ur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, dès qu'il eut +touché le rivage, il courut à la maison paternelle. + +Il trouva la boutique fermée; il y frappa à plusieurs reprises, non sans +étonnement ni sans crainte, car ce n'était point un jour de fête; +personne ne venait. Il appela son père, mais en vain. Il entra chez un +voisin pour demander ce qui était arrivé; au lieu de lui répondre, le +voisin détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître. Croisilles +répéta ses questions; il apprit que son père, depuis longtemps gêné dans +ses affaires, venait de faire faillite, et s'était enfui en Amérique, +abandonnant à ses créanciers tout ce qu'il possédait. + +Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord frappé de +l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais son père. Il lui paraissait +impossible de se trouver ainsi abandonné tout à coup; il voulut à toute +force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les scellés +étaient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant à sa douleur, il +se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations de ceux qui +l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son père, quoiqu'il le sût +déjà bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la foule s'attrouper +autour de lui, et, dans le plus profond désespoir, il se dirigea vers le +port. + +Arrivé sur la jetée, il marcha devant lui comme un homme égaré qui ne +sait où il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans ressources, +n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus +d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tenté de mourir en s'y +précipitant. Au moment où, cédant à cette pensée, il s'avançait vers un +rempart élevé, un vieux domestique, nommé Jean, qui servait sa famille +depuis nombre d'années, s'approcha de lui. + +--Ah! mon pauvre Jean! s'écria-t-il, tu sais ce qui s'est passé depuis +mon départ. Est-il possible que mon père nous quitte sans avertissement, +sans adieu? + +--Il est parti, répondit Jean, mais non pas sans vous dire adieu. + +En même temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna à son jeune +maître. Croisilles reconnut l'écriture de son père, et, avant d'ouvrir +la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que +quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la +trouva confirmée. Honnête jusque-là et connu pour tel, ruiné par un +malheur imprévu (la banqueroute d'un associé), le vieil orfèvre n'avait +laissé à son fils que quelques paroles banales de consolation, et nul +espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien, +dit-on, qui se perde. + +--Jean, mon ami, tu m'as bercé, dit Croisilles après avoir lu la lettre, +et tu es certainement aujourd'hui le seul être qui puisse m'aimer un +peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est fâcheuse pour +toi; car, aussi vrai que mon père s'est embarqué là , je vais me jeter +dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais +un jour ou l'autre, car je suis perdu. + +--Que voulez-vous y faire? répliqua Jean, n'ayant point l'air d'avoir +entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que +voulez-vous y faire, mon cher maître? Votre père a été trompé; il +attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'était pas peu de +chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune +depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son +commerce, et les écus arriver un à un chez vous. C'est un honnête homme, +et habile; on a cruellement abusé de lui. Ces jours derniers, j'étais +encore là , et comme les écus étaient arrivés, je les ai vus partir du +logis. Votre père a payé tout ce qu'il a pu pendant une journée entière; +et, lorsque son secrétaire a été vide, il n'a pu s'empêcher de me dire, +en me montrant un tiroir où il ne restait que six francs: «Il y avait +ici cent mille francs ce matin!» Ce n'est pas là une banqueroute, +monsieur, ce n'est point une chose qui déshonore! + +--Je ne doute pas plus de la probité de mon père, répondit Croisilles, +que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais +j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis +point fait à la misère, je n'ai pas l'esprit nécessaire pour recommencer +ma fortune. Et quand je l'aurais? mon père est parti. S'il a mis trente +ans à s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour réparer ce coup? Bien +davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra là -bas, et je +ne puis pas même l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en +mourant aussi. + +Tout désolé qu'était Croisilles, il avait beaucoup de religion. Quoique +son désespoir lui fit désirer la mort, il hésitait à se la donner. Dès +les premiers mots de cet entretien, il s'était appuyé sur le bras de +Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entrés +dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche: + +--Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a le +droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre père ne +s'est pas tué, Dieu merci, comment pouvez-vous songer à mourir? +Puisqu'il n'y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, que +penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvreté. Ce ne +serait ni brave ni chrétien; car, au fond, qu'est-ce qui vous effraye? +Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni père ni +mère. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il +n'y a rien d'impossible à Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en pareil cas? +Votre père n'était pas né riche, tant s'en faut, sans vous offenser, et +c'est peut-être ce qui le console. Si vous aviez été ici depuis un mois, +cela vous aurait donné du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner, +personne n'est à l'abri d'une banqueroute; mais votre père, j'ose le +dire, a été un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite. Mais que +voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un bâtiment pour +l'Amérique. Je l'ai accompagné jusque sur le port, et si vous aviez vu +sa tristesse! comme il m'a recommandé d'avoir soin de vous, de lui +donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idée que vous +avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a son temps d'épreuve +ici-bas, et j'ai été soldat avant d'être domestique. J'ai rudement +souffert, mais j'étais jeune; j'avais votre âge, monsieur, à cette +époque-là , et il me semblait que la Providence ne peut pas dire son +dernier mot à un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empêcher +le bon Dieu de réparer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le temps, et +tout s'arrangera. S'il m'était permis de vous conseiller, vous +attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en +trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde. +Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment? + +Pendant que Jean s'évertuait à persuader son maître, celui-ci marchait +en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de +côté et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui pût le rattacher +à la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle Godeau, +la fille du fermier général, vint à passer avec sa gouvernante. L'hôtel +qu'elle habitait n'était pas éloigné de là ; Croisilles la vit entrer +chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les +raisonnements du monde. J'ai dit qu'il était un peu fou, et qu'il cédait +presque toujours à un premier mouvement. Sans hésiter plus longtemps et +sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla +frapper à la porte de M. Godeau. + + + + +II + + +Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un financier, +on imagine un ventre énorme, de courtes jambes, une immense perruque, +une large face à triple menton, et ce n'est pas sans raison qu'on s'est +habitué à se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait à quels +abus ont donné lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait une loi +de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui +s'engraissent non seulement de leur propre oisiveté, mais encore du +travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, était des plus +classiques qu'on pût voir, c'est-à -dire des plus, gros; pour l'instant +il avait la goutte, chose fort à la mode en ce temps-là , comme l'est à +présent la migraine. Couché sur une chaise longue, les yeux à demi +fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de glaces qui +l'environnaient répétaient majestueusement de toutes parts son énorme +personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les +meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminée, le plafond, +étaient dorés; son habit l'était; je ne sais si sa cervelle ne l'était +pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait +manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en +sourire tout seul, lorsqu'on lui annonça Croisilles, qui entra d'un air +humble mais résolu, et dans tout le désordre qu'on peut supposer d'un +homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de +cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque +emplette; il fut confirmé dans cette pensée en la voyant paraître +presque en même temps que le jeune homme. Il fit signe à Croisilles, non +pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa, +et Croisilles, resté debout, s'exprima à peu près en ces termes: + +--Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute d'un +associé l'a forcé à suspendre ses payements, et, ne pouvant assister à +sa propre honte, il s'est enfui en Amérique, après avoir donné à ses +créanciers jusqu'à son dernier sou. J'étais absent lorsque cela s'est +passé; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet événement. Je +suis absolument sans ressources et déterminé à mourir. Il est très +probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter à l'eau. Je +l'aurais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard ne m'avait fait +rencontrer mademoiselle votre fille tout à l'heure. Je l'aime, monsieur, +du plus profond de mon cÅ“ur; il y a deux ans que je suis amoureux +d'elle, et je me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui dois; +mais aujourd'hui, en vous le déclarant, je remplis un devoir +indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la +mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'épouse +mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre espérance que vous +m'accordiez cette demande, mais je dois néanmoins vous la faire; car je +suis bon chrétien, monsieur, et lorsqu'un bon chrétien se voit arrivé à +un tel degré de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de souffrir la +vie, il doit du moins, pour atténuer son crime, épuiser toutes les +chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti. + +Au commencement de ce discours, M. Godeau avait supposé qu'on venait lui +emprunter de l'argent, et il avait jeté prudemment son mouchoir sur les +sacs placés auprès de lui, préparant d'avance un refus poli, car il +avait toujours eu de la bienveillance pour le père de Croisilles. Mais +quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut compris de quoi il +s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne fût devenu +complètement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de le faire +mettre à la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un visage +si déterminé, qu'il eut pitié d'une démence si tranquille. Il se +contenta de dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus +longtemps à entendre de pareilles inconvenances. + +Pendant que Croisilles avait parlé, mademoiselle Godeau était devenue +rouge comme une pèche au mois d'août. Sur l'ordre de son père, elle se +retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas +s'apercevoir. Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se +souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforçant de prendre +un air paternel: + +--Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques pas de moi +et que tu as réellement perdu la tête. Non seulement j'excuse ta +démarche, mais je consens à ne point t'en punir. Je suis fâché que ton +pauvre diable de père ait fait banqueroute et qu'il ait décampé; c'est +fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourné la cervelle. Je +veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi là . + +--C'est inutile, monsieur, répondit Croisilles; du moment que vous me +refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé de vous. Je vous souhaite +toutes sortes de prospérités. + +--Et où t'en vas-tu? + +--Écrire à mon père et lui dire adieu. + +--Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou le +diable m'emporte. + +--Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne pas. + +--La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je, et +écoute-moi. + +M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c'est qu'il n'est +jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jeté à +l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière, +jeta un regard distrait sur son jabot, et continua. + +--Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce que +tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne +suffit pas; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si tu venais me +demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais +qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille? + +--Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien éloigné de supposer +que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela +au monde qui pourrait m'empêcher de mourir, si vous croyez en Dieu, +comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'amène. + +--Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends pas +qu'on m'interroge; réponds d'abord: Où as-tu vu ma fille? + +--Dans la boutique de mon père et dans cette maison, lorsque j'y ai +apporté des bijoux pour mademoiselle Julie. + +--Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y reconnaît +plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte, +sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser prétendre à la main de la +fille d'un fermier général? + +--Non, je l'ignore absolument, à moins que ce ne soit d'être aussi riche +qu'elle. + +--Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom. + +--Eh bien! je m'appelle Croisilles. + +--Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles? + +--Ma foi, monsieur, en mon âme et conscience, c'est un aussi beau nom +que Godeau. + +--Tu es un impertinent, et tu me le payeras. + +--Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai pas la moindre +envie de vous offenser. Si vous voyez là quelque chose qui vous blesse, +et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en +colère: en sortant d'ici, je vais me noyer. + +Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus +doucement possible, afin d'éviter tout scandale, sa prudence ne pouvait +résister à l'impatience de l'orgueil offensé; l'entretien auquel il +essayait de se résigner lui paraissait monstrueux en lui-même; je laisse +à penser ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la sorte. + +--Écoute, dit-il presque hors de lui et résolu à en finir à tout prix, +tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens +commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce que +c'est que la frénésie qui t'amène? Tu viens me tracasser, tu crois faire +un coup de tête; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu veux me +rendre responsable de ta mort. As-tu à te plaindre de moi? dois-je un +sou à ton père? Est-ce ma faute si tu en es là ? Eh, mordieu! on se noie +et on se tait. + +--C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre très humble +serviteur. + +--Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours à moi. +Tiens, mon garçon, voilà quatre louis d'or; va-t'en dîner à la cuisine, +et que je n'entende plus parler de toi. + +--Bien obligé, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre argent! + +Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa +conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se renfonça de +plus belle dans sa chaise et reprit ses méditations. + +Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-là , n'était pas si loin qu'on +pouvait le croire; elle s'était, il est vrai, retirée par obéissance +pour son père; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle était restée à +écouter derrière la porte. Si l'extravagance de Croisilles lui +paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car +l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passé pour offense; d'un +autre côté, comme il n'était pas possible de douter du désespoir du +jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise à la fois par les +deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la +curiosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé et Croisilles prêt à +sortir, elle traversa rapidement le salon où elle se trouvait, ne +voulant pas être surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son +appartement; mais presque aussitôt elle revint sur ses pas. L'idée que +Croisilles allait peut-être réellement se donner la mort lui troubla le +cÅ“ur malgré elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle +marcha à sa rencontre; le salon était vaste, et les deux jeunes gens +vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles était pâle comme +la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui +pût exprimer ce qu'elle sentait. En passant à côté de lui, elle laissa +tomber à terre un bouquet de violettes qu'elle tenait à la main. Il se +baissa aussitôt, ramassa le bouquet et le présenta à la jeune fille pour +le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route +sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son père. Croisilles, +resté seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison le cÅ“ur +agité, ne sachant trop que penser de cette aventure. + + + + +III + + +À peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit accourir son +fidèle Jean, dont le visage exprimait la joie. + +--Qu'est-il arrivé? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle à +m'apprendre? + +--Monsieur, répondit Jean, j'ai à vous apprendre que les scellés sont +levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes de votre +père payées, vous restez propriétaire de la maison. Il est bien vrai +qu'on a emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et qu'on a +même enlevé les meubles; mais enfin la maison vous appartient, et vous +n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce +que vous étiez devenu, et j'espère, mon cher maître, que vous serez +assez sage pour prendre un parti raisonnable. + +--Quel parti veux-tu que je prenne? + +--Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle, vaut +une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de +faim; et qui vous empêcherait d'acheter un petit fonds de commerce qui +ne manquerait pas de prospérer? + +--Nous verrons cela, répondit Croisilles, tout en se hâtant de prendre +le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais, +lorsqu'il y fut arrivé, un si triste spectacle s'offrit à lui, qu'il eut +à peine le courage d'entrer. La boutique en désordre, les chambres +désertes, l'alcôve de son père vide, tout présentait à ses regards la +nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise; tous les tiroirs +avaient été fouillés, le comptoir brisé, la caisse emportée; rien +n'avait échappé aux recherches avides des créanciers et de la justice, +qui, après avoir pillé la maison, étaient partis, laissant les portes +ouvertes, comme pour témoigner aux passants que leur besogne était +accomplie. + +--Voilà donc, s'écria Croisilles, voilà donc ce qui reste de trente ans +de travail et de la plus honnête existence, faute d'avoir eu à temps, au +jour fixe, de quoi faire honneur à une signature imprudemment engagée! +Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livré aux plus +tristes pensées, Jean paraissait fort embarrassé. Il supposait que son +maître était sans argent, et qu'il pouvait même n'avoir pas dîné. Il +cherchait donc quelque moyen pour le questionner là -dessus, et pour lui +offrir, en cas de besoin, une part de ses économies. Après s'être mis +l'esprit à la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un biais +convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles, +et de lui demander d'une voix attendrie: + +--Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux? + +Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent à la fois si +burlesque et si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, ne put +s'empêcher d'en rire. + +--Et à propos de quoi cette question? dit-il. + +--Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire une pour +mon dîner, et si par hasard vous les aimiez toujours... + +Croisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce moment la somme qu'il +rapportait à son père; la proposition de Jean le fit se ressouvenir que +ses poches étaient pleines d'or. + +--Je te remercie de tout mon cÅ“ur, dit-il au vieillard, et j'accepte +avec plaisir ton dîner; mais, si tu es inquiet de ma fortune, +rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir un +bon souper que tu partageras à ton tour avec moi. + +En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien garnies, +qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis. + +--Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user +pour un jour ou deux. À qui faut-il que je m'adresse pour la faire tenir +à mon père? + +--Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père m'a bien +recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait; et si je ne +vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle manière vos +affaires de Paris s'étaient terminées. Votre père ne manquera de rien +là -bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra de son +mieux; il a d'ailleurs emporté ce qu'il lui faut, car il était bien sûr +d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laissé, monsieur, tout ce +qu'il a laissé, est à vous, il vous le marque lui-même dans sa lettre, +et je suis expressément chargé de vous le répéter. Cet or est donc aussi +légitimement votre bien que cette maison où nous sommes. Je puis vous +rapporter les paroles mêmes que votre père, m'a dites en partant: «Que +mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour +m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera +après mes dettes payées, comme si c'était mon héritage.» Voilà , +monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre poche, +et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, je vous prie, à la +maison. + +La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de Jean ne +laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles de son père l'avaient +ému à tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre part, dans un +pareil moment, quatre mille francs n'étaient pas une bagatelle. Pour ce +qui regardait la maison, ce n'était point une ressource certaine, car on +ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et +difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un +changement considérable à la situation dans laquelle se trouvait le +jeune homme; il se sentit tout à coup attendri, ébranlé dans sa funeste +résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus triste et moins désolé. +Après avoir fermé les volets de la boutique, il sortit de la maison avec +Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'empêcher de +songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles +servent quelquefois à nous faire trouver une joie imprévue dans la plus +faible lueur d'espérance. Ce fut avec cette pensée qu'il se mit à table +à côté de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de +faire tous ses efforts pour l'égayer. + +Les étourdis ont un heureux défaut: ils se désolent aisément, mais ils +n'ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se +distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou égoïstes; ils +sentent peut-être plus vivement que d'autres, et ils sont très capables +de se brûler la cervelle dans un moment de désespoir; mais, ce moment +passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent dîner, qu'ils +boivent et mangent comme à l'ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en +se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les +traversent comme des flèches: bonne et violente nature qui sait +souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout à nu, +non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente +comme le cristal de roche. + +Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de se noyer, s'en +alla à la comédie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein +le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le +parfum dans un profond recueillement, il commença à penser d'un esprit +plus calme à son aventure du matin. Dès qu'il y eut réfléchi quelque +temps, il vit clairement la vérité, c'est-à -dire que la jeune fille, en +lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre, +avait voulu lui donner une marque d'intérêt; car autrement ce refus et +ce silence n'auraient été qu'une preuve de mépris, et cette supposition +n'était pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle Godeau +avait le cÅ“ur moins dur que monsieur son père, et il n'eut pas de peine +à se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traversé +le salon, avait exprimé une émotion d'autant plus vraie qu'elle semblait +involontaire. Mais cette émotion était-elle de l'amour ou seulement de +la pitié, ou moins encore peut-être, de l'humanité? Mademoiselle Godeau +avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement +d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fût? Bien que fané et +à demi effeuillé, le bouquet avait encore une odeur si exquise et une si +galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne +put se défendre d'espérer. C'était une guirlande de roses autour d'une +touffe de violettes. Combien de sentiments et de mystères un Turc aurait +lus dans ces fleurs, en interprétant leur langage! Mais il n'y a que +faire d'être Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui tombent du +sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais +muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu, +lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un +amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une +ressemblance avec l'amour, et il y a même des gens qui pensent que +l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui +l'exhale est la plus belle de la création. + +Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif à la tragédie +qu'on représentait pendant ce temps-là , mademoiselle Godeau elle-même +parut dans une loge en face de lui. L'idée ne lui vint pas que, si elle +l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là après +ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se +rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris +était venue en poste jouer Mérope, et la foule était si serrée, qu'il +n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de +fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des +yeux. Il remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade, et qu'elle ne +parlait à personne qu'avec une sorte de répugnance. Sa loge était +entourée, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de +petits-maîtres normands dans la ville; chacun venait à son tour passer +devant elle à la galerie, car, pour entrer dans la loge même qu'elle +occupait, cela n'était pas possible, attendu que monsieur son père en +remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles +remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'écoutait pas la +pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main, le +regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une statue +de Vénus déguisée en marquise; l'étalage de sa robe et de sa coiffure, +son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur, toute la pompe de sa +toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité. Jamais +Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant +l'entr'acte, de s'échapper de la cohue, il courut regarder au carreau de +la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que +mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une heure, se +retourna. Elle tressaillit légèrement en l'apercevant, et ne jeta sur +lui qu'un coup d'Å“il; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup +d'Å“il exprimait la surprise, l'inquiétude, le plaisir de l'amour; s'il +voulait dire: «Quoi! vous n'êtes pas mort!» ou: «Dieu soit béni! vous +voilà vivant!» je ne me charge pas de le démêler; toujours est-il que, +sur ce coup d'Å“il, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire +aimer. + + + + +IV + + +De tous les obstacles qui nuisent à l'amour, l'un des plus grands est +sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une +très véritable. Croisilles n'avait pas ce triste défaut que donnent +l'orgueil et la timidité; il n'était pas de ceux qui tournent pendant +des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour +d'un oiseau en cage. Dès qu'il eut renoncé à se noyer, il ne songea plus +qu'à faire savoir à sa chère Julie qu'il vivait uniquement pour elle; +mais comment le lui dire? S'il se présentait une seconde fois à l'hôtel +du fermier général, il n'était pas douteux que M. Godeau ne le fit +mettre au moins à la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une femme de +chambre, quand il lui arrivait d'aller à pied; il était donc inutile +d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisées de sa +maîtresse est une folie chère aux amoureux, mais qui, dans le cas +présent, était plus inutile encore. J'ai dit que Croisilles était fort +religieux; il ne lui vint donc pas à l'esprit de chercher à rencontrer +sa belle à l'église. Comme le meilleur parti, quoique le plus dangereux, +est d'écrire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler soi-même, il +écrivit dès le lendemain. Sa lettre n'avait, bien entendu, ni ordre ni +raison. Elle était à peu près conçue en ces termes: + + +«Mademoiselle, + + +«Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait posséder de +fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser. Je vous fais là une +étrange question; mais je vous aime si éperdument qu'il m'est impossible +de ne pas la faire, et vous êtes la seule personne au monde à qui je +puisse l'adresser. Il m'a semblé, hier au soir, que vous me regardiez au +spectacle. Je voulais mourir; plût à Dieu que je fusse mort, en effet, +si je me trompe et si ce regard n'était pas pour moi! Dites-moi si le +hasard peut être assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une manière à la +fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre. Vous +êtes riche, belle, je le sais; votre père est orgueilleux et avare, et +vous avez le droit d'être fière; mais je vous aime, et le reste est un +songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez à ce que peut l'amour, +puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens +une inexprimable jouissance à vous écrire cette folle lettre qui +m'attirera peut-être votre colère; mais pensez aussi, mademoiselle, +qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous +laissé ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, à ma place; +j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire. +Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour être +certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir écouter mon amour +avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'à vous. Quoi que vous +fassiez, votre image m'est restée; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant +le cÅ“ur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce +bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on, +aime, je conserverai quelque espérance.» + +Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s'en alla devant l'hôtel +Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'à ce qu'il vît +sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en +cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de +chambre de mademoiselle Julie eût résolu ce jour-là de faire emplette +d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque +Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se +charger de sa lettre. Le marché fut bientôt conclu; la servante prit +l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par +reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint à sa maison et s'assit +devant sa porte, attendant la réponse. + +Avant de parler de cette réponse, il faut dire un mot de mademoiselle +Godeau. Elle n'était pas tout à fait exempte de la vanité de son père, +mais son bon naturel y remédiait. Elle était, dans la force du terme, ce +qu'on nomme un enfant gâté. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais +on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journées à sa +toilette, et les soirées sur un sofa, n'ayant pas l'air d'entendre la +conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle était +prodigieusement coquette, et son propre visage était à coup sûr ce +qu'elle avait le plus considéré en ce monde. Un pli à sa collerette, une +tache d'encre à son doigt, l'auraient désolée; aussi, quand sa robe lui +plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur sa +glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni goût ni aversion +pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle allait +volontiers au bal, et elle y renonçait sans humeur, quelquefois sans +motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement. +Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau +à son choix, elle était une heure à se décider, ne pouvant se trouver un +désir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, il arrivait que +Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soirée, pendant ce +temps-là , seule dans sa chambre, en grande toilette, à se promener de +long en large, son éventail à la main. Si on lui adressait un +compliment, elle détournait la tête, et si on tentait de lui faire la +cour, elle ne répondait que par un regard à la fois si brillant et si +sérieux, qu'elle déconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne +l'avait fait rire; jamais un air d'opéra, une tirade de tragédie, ne +l'avaient émue; jamais, enfin, son cÅ“ur n'avait donné signe de vie, et, +en la voyant passer dans tout l'éclat de sa nonchalante beauté, on +aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde +en rêvant. + +Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas aisé à comprendre. +Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait +qu'elle-même. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son +caractère: elle attendait. Depuis l'âge de quatorze ans, elle avait +entendu répéter sans cesse que rien n'était aussi charmant qu'elle; elle +en était persuadée; c'est pourquoi elle prenait grand soin de sa parure: +en manquant de respect à sa personne, elle aurait cru commettre un +sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa beauté, comme un +enfant dans ses habits de fête; mais elle était bien loin de croire que +cette beauté dût rester inutile; sous son apparente insouciance se +cachait une volonté secrète, inflexible, et d'autant plus forte qu'elle +était mieux dissimulée. La coquetterie des femmes ordinaires, qui se +dépense en Å“illades, en minauderies et en sourires, lui semblait une +escarmouche puérile, vaine, presque méprisable. Elle se sentait en +possession d'un trésor, et elle dédaignait de le hasarder au jeu pièce à +pièce: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop habituée à +voir ses désirs prévenus, elle ne cherchait pas cet adversaire; on peut +même dire davantage, elle était étonnée qu'il se fit attendre. Depuis +quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle étalait +consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles épaules, il +lui paraissait inconcevable qu'elle n'eût point encore inspiré une +grande passion. Si elle eût dit le fond de sa pensée, elle eût +volontiers répondu à ceux qui lui faisaient des compliments: «Eh bien! +s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brûlez-vous la cervelle +pour moi?» Réponse que, du reste, pourraient faire bien des jeunes +filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du cÅ“ur, +quelquefois sur le bord des lèvres. + +Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme que +d'être jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se voir +parée, digne en tout point de plaire, toute disposée à se laisser aimer, +et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve +charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse, +mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irréprochable, mon visage +le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chaussé; et tout +cela ne me sert à rien qu'à aller bâiller dans le coin d'un salon! Si un +jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en +mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant, +c'est un fat de province; dès que je parais quelque part, j'excite un +murmure d'admiration, mais personne ne me dit, à moi seule, un mot qui +me fasse battre le cÅ“ur. J'entends des impertinents qui me louent tout +haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste et sincère ne cherche +le mien. Je porte une âme ardente, pleine de vie, et je ne suis, à tout +prendre, qu'une jolie poupée qu'on promène, qu'on fait sauter au bal, +qu'une gouvernante habille le matin et décoiffe le soir, pour +recommencer le lendemain. + +Voilà ce que mademoiselle Godeau s'était dit bien des fois à elle-même, +et il y avait de certains jours où cette pensée lui inspirait un si +sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journée +entière. Lorsque Croisilles lui écrivit, elle était précisément dans un +accès d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et elle +rêvait profondément, étendue dans une bergère, lorsque sa femme de +chambre entra et lui remit la lettre d'un air mystérieux. Elle regarda +l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'écriture, elle retomba dans sa +distraction. La femme de chambre se vit alors forcée d'expliquer de quoi +il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez déconcerté, ne sachant trop +comment la jeune fille prendrait cette démarche. Mademoiselle Godeau +écouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta seulement un +coup d'Å“il; elle demanda aussitôt une feuille de papier, et écrivit +nonchalamment ce peu de mots: + +«Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fière. Si vous aviez +seulement cent mille écus, je vous épouserais très volontiers.» + +Telle fut la réponse que la femme de chambre rapporta sur-le-champ à +Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine. + + + + +V + + +Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas dans le pas +d'un âne; et si Croisilles eût été défiant, il eût pu croire, en lisant +la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle était folle ou qu'elle se +moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien +autre chose, sinon que sa chère Julie l'aimait, qu'il lui fallait cent +mille écus, et il ne songea, dès ce moment, qu'à tâcher de se les +procurer. + +Il possédait deux cents louis comptant, plus une maison qui, comme je +l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire? +Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en +devinssent tout à coup trois cent mille? La première idée qui vint à +l'esprit du jeune homme fut de trouver une manière quelconque de jouer à +croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la +maison. Croisilles commença donc par coller sur sa porte un écriteau +portant que sa maison était à vendre; puis, tout en rêvant à ce qu'il +ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur. + +Une semaine s'écoula, puis une autre; pas un acheteur ne se présenta. +Croisilles passait ses journées à se désoler avec Jean, et le désespoir +s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna à sa porte. + +--Cette maison est à vendre, monsieur. En êtes-vous le propriétaire? + +--Oui, monsieur. + +--Et combien vaut-elle? + +--Trente mille francs, à ce que je crois; du moins je l'ai entendu dire +à mon père. + +Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit à la +cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit +tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures, +ouvrit et ferma les fenêtres; puis enfin, après avoir tout bien examiné, +sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua +Croisilles et se retira. + +Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le cÅ“ur palpitant, ne +fut pas, comme on pense, peu désappointé de cette retraite silencieuse. +Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de réfléchir, et +qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours, +n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant à la fenêtre +du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean, +fidèle à son triste rôle de raisonneur, faisait, comme on dit, de la +morale à son maître, pour le dissuader de vendre sa maison d'une manière +si précipitée et dans un but si extravagant. Mourant d'impatience, +d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et +sortit, résolu à tenter la fortune avec cette somme, puisqu'il n'en +pouvait avoir davantage. + +Les tripots, dans ce temps-là , n'étaient pas publics, et l'on n'avait +pas encore inventé ce raffinement de civilisation qui permet au premier +venu de se ruiner à toute heure, dès que l'envie lui en passe par la +tête. À peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il s'arrêta, ne sachant +où aller risquer son argent. Il regardait les maisons du voisinage, et +les toisait les unes après les autres, tâchant de leur trouver une +apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de +bonne mine, vêtu d'un habit magnifique, vint à passer. À en juger par +les dehors, ce ne pouvait être qu'un fils de famille. Croisilles +l'aborda poliment. + +--Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la liberté que je +prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les +perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque +honnête endroit où se font ces sortes de choses? + +À ce discours assez étrange, le jeune homme partit d'un éclat de rire. + +--Ma foi! monsieur, répondit-il, si vous cherchez un mauvais lieu, vous +n'avez qu'à me suivre, car j'y vais. + +Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils entrèrent tous deux +dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent reçus le mieux +du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs +jeunes gens étaient déjà assis autour d'un tapis vert: Croisilles y prit +modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis +furent perdus. + +Il sortit aussi triste que peut l'être un amoureux qui se croit aimé. Il +ne lui restait pas de quoi dîner, mais ce n'était pas ce qui +l'inquiétait. + +--Comment ferai-je à présent, se demanda-t-il, pour me procurer de +l'argent? À qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me prêter +seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre? + +Pendant qu'il était dans cet embarras, il rencontra son brocanteur juif. +Il n'hésita pas à s'adresser à lui, et, en sa qualité d'étourdi, il ne +manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif +n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'était venu la voir +que par curiosité, ou, pour mieux dire, par acquit de conscience, comme +un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte, +pour voir s'il n'y a rien à voler; mais il vit Croisilles si désespéré, +si triste, si dénué de toute ressource, qu'il ne put résister à la +tentation de profiter de sa misère, au risque de se gêner un peu pour +payer la maison. Il lui en offrit donc à peu près le quart de ce qu'elle +valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur, +signa aveuglément un marché à faire dresser les cheveux sur la tête, et, +dès le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il se +dirigea de rechef vers le tripot où il avait été si poliment et si +lestement ruiné la veille. + +En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; le +vent était doux, l'Océan tranquille. De toutes parts, des négociants, +des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et venaient. +Des crocheteurs transportaient d'énormes ballots pleins de marchandises. +Les passagers faisaient leurs adieux; de légères barques flottaient de +tous côtés; sur tous les visages on lisait la crainte, l'impatience ou +l'espérance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le majestueux +navire se balançait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses. + +--Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce +qu'on possède, et d'aller chercher au delà des mers une périlleuse +fortune! Quelle émotion de regarder partir ce vaisseau chargé de tant de +richesses, du bien-être de tant de familles! Quelle joie de le voir +revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confié, rentrant plus +fier et plus riche qu'il n'était parti! Que ne suis-je un de ces +marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel tapis +vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi +n'achèterais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries? qui m'en +empêche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine refuserait-il de se +charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette +pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la +triplerais peut-être par une honnête industrie. Si Julie m'aime +véritablement, elle attendra quelques années, et elle me restera fidèle +jusqu'à ce que je puisse l'épouser. Le commerce produit quelquefois des +bénéfices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas d'exemples, en ce +monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagnées ainsi sur ces flots +changeants: pourquoi la Providence ne bénirait-elle pas une tentative +faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces +marchands qui ont tant amassé et qui envoient des navires aux deux bouts +de la terre, plus d'un a commencé par une moindre somme que celle que +j'ai là . Ils ont prospéré avec l'aide de Dieu; pourquoi ne pourrais-je +pas prospérer à mon tour? Il me semble qu'un bon vent souffle dans ces +voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est +jeté, je vais m'adresser à ce capitaine qui me paraît aussi de bonne +mine, j'écrirai ensuite à Julie, et je veux devenir un habile négociant. + +Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un peu +fous, c'est de le devenir tout à fait par instants. Le pauvre garçon, +sans réfléchir davantage, mit son caprice à exécution. Trouver des +marchandises à acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y connaît +pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour +obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui vendit +autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans +une charrette, fut promptement transporté à bord. Croisilles, ravi et +plein d'espérance, avait écrit lui-même en grosses lettres son nom sur +ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable; +l'heure du départ arriva bientôt, et le navire s'éloigna de la côte. + + + + +VI + + +Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles n'avait +rien gardé. D'un autre côté, sa maison était vendue; il ne lui restait +pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de gîte, +et pas un denier. Avec toute la bonne volonté possible, Jean ne pouvait +supposer que son maître fût réduit à un tel dénûment; Croisilles était, +non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti +de coucher à la belle étoile, et, quant aux repas, voici le calcul qu'il +fit: il présumait que le vaisseau qui portait sa fortune mettrait six +mois à revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre d'or que +son père lui avait donnée, et qu'il avait heureusement gardée; il en eut +trente-six livres. C'était de quoi vivre à peu près six mois avec quatre +sous par jour. Il ne douta pas que ce ne fût assez, et, rassuré par le +présent, il écrivit à mademoiselle Godeau pour l'informer de ce qu'il +avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa +détresse; il lui annonça, au contraire, qu'il avait entrepris une +opération de commerce magnifique, dont les résultats étaient prochains +et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la _Fleurette_, vaisseau à +fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et +ses soieries; il la supplia de lui rester fidèle pendant un an, se +réservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa part, il lui +jura un éternel amour. + +Lorsque mademoiselle Godeau reçut cette lettre, elle était au coin de +son feu, et elle tenait à la main, en guise d'écran, un de ces bulletins +qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entrée et la sortie des +navires, et en même temps annoncent les désastres. Il ne lui était +jamais arrivé, comme on peut penser, de prendre intérêt à ces sortes de +choses, et elle n'avait jamais jeté les yeux sur une seule de ces +feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin +qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut précisément le +nom de la _Fleurette_; le navire avait échoué sur les côtes de France +dans la nuit même qui avait suivi son départ. L'équipage s'était sauvé à +grand'peine, mais toutes les marchandises avaient été perdues. + +Mademoiselle Godeau, à cette nouvelle, ne se souvint plus que Croisilles +avait fait devant elle l'aveu de sa pauvreté; elle en fut aussi désolée +que s'il se fût agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une +tempête, les vents en furie, les cris des noyés, la ruine d'un homme qui +l'aimait, toute une scène de roman, se présentèrent à sa pensée; le +bulletin et la lettre lui tombèrent des mains; elle se leva dans un +trouble extrême, et, le sein palpitant, les yeux prêts à pleurer, elle +se promena à grands pas, résolue à agir dans cette occasion, et se +demandant ce qu'elle devait faire. + +Il y a une justice à rendre à l'amour, c'est que plus les motifs qui le +combattent sont forts, clairs, simples, irrécusables, en un mot, moins +il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est +une belle chose sous le ciel que cette déraison du cÅ“ur; nous ne +vaudrions pas grand'chose sans elle. Après s'être promenée dans sa +chambre, sans oublier ni son cher éventail, ni le coup d'Å“il à la glace +en passant, Julie se laissa retomber dans sa bergère. Qui l'eût pu voir +en ce moment eût joui d'un beau spectacle: ses yeux étincelaient, ses +joues étaient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec une +joie et une douleur délicieuses: + +--Pauvre garçon! il s'est ruiné pour moi! + +Indépendamment de la fortune qu'elle devait attendre de son père, +mademoiselle Godeau avait, à elle appartenant, le bien que sa mère lui +avait laissé. Elle n'y avait jamais songé; en ce moment, pour la +première fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait disposer de +cinq cent mille francs. Cette pensée la fit sourire; un projet bizarre, +hardi, tout féminin, presque aussi fou que Croisilles lui-même, lui +traversa l'esprit; elle berça quelque temps son idée dans sa tête, puis +se décida à l'exécuter. + +Elle commença par s'enquérir si Croisilles n'avait pas quelque parent +ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien +examiné, on découvrit, au quatrième étage d'une vieille maison, une +tante à demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et qui +n'était pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre femme, fort +âgée, semblait avoir été mise ou plutôt laissée au monde comme un +échantillon des misères humaines. Aveugle, goutteuse, presque sourde, +elle vivait seule dans un grenier; mais une gaieté plus forte que le +malheur et la maladie la soutenait à quatre-vingts ans et lui faisait +encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte +sans entrer chez elle, et les airs surannés qu'elle fredonnait égayaient +toutes les filles du quartier. Elle possédait une petite rente viagère +qui suffisait à l'entretenir; tant que durait le jour, elle tricotait; +pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'était passé depuis la mort de +Louis XIV. + +Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en +secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles, +rubans, diamants, rien ne fut épargné: elle voulait séduire; mais sa +vraie beauté en cette circonstance fut le caprice qui l'entraînait. Elle +monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et, +après le salut le plus gracieux, elle parla à peu près ainsi: + +--Vous avez, madame, un neveu nommé Croisilles, qui m'aime et qui a +demandé ma main; je l'aime aussi et voudrais l'épouser; mais mon père, +M. Godeau, fermier général de cette ville, refuse de nous marier, parce +que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde être +l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine à personne; je ne +saurais donc avoir la pensée de disposer de moi sans le consentement de +ma famille. Je viens vous demander une grâce que je vous supplie de +m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-même proposer ce mariage +à mon père. J'ai, grâce à Dieu, une petite fortune qui est toute à votre +service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs +chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient à votre neveu, +et elle lui appartient en effet; ce n'est point un présent que je veux +lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la +ruine de Croisilles, et il est juste que je la répare. Mon père ne +cédera pas aisément; il faudra que vous insistiez et que vous ayez un +peu de courage; je n'en manquerai pas de mon côté. Comme personne au +monde, excepté moi, n'a de droit sur la somme dont je vous parle, +personne ne saura jamais de quelle manière elle aura passé entre vos +mains. Vous n'êtes pas très riche non plus, je le sais, et vous pouvez +craindre qu'on ne s'étonne de vous voir doter ainsi votre neveu; mais +songez que mon père ne vous connaît pas, que vous vous montrez fort peu +par la ville, et que par conséquent il vous sera facile de feindre que +vous arrivez de quelque voyage. Cette démarche vous coûtera sans doute, +il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous +ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour, +j'espère que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce +discours, avait été tour à tour surprise, inquiète, attendrie et +charmée. Le dernier mot la persuada. + +--Oui, mon enfant, répéta-t-elle plusieurs fois, je sais ce que c'est, +je sais ce que c'est! + +En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes +affaiblies la soutenaient à peine; Julie s'avança rapidement, et lui +tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire, +elles se trouvèrent en un instant dans les bras l'une de l'autre. Le +traité fut aussitôt conclu; un cordial baiser le scella d'avance, et +toutes les confidences nécessaires s'ensuivirent sans peine. + +Toutes les explications étant faites, la bonne dame tira de son armoire +une vénérable robe de taffetas qui avait été sa robe de noce. Ce meuble +antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un +grain de poussière ne l'avait défloré; Julie en fut dans l'admiration. +On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui fût dans +toute la ville. La bonne dame prépara le discours qu'elle devait tenir à +M. Godeau; Julie lui apprit de quelle façon il fallait toucher le cÅ“ur +de son père, et n'hésita pas à avouer que la vanité était son côté +vulnérable. + +--Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce penchant, +nous aurions partie gagnée. + +La bonne dame réfléchit profondément, acheva sa toilette sans mot dire, +serra la main de sa future nièce, et monta en voiture. Elle arriva +bientôt à l'hôtel Godeau; là , elle se redressa, si bien en entrant, +qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le +salon où était tombé le bouquet de Julie, et, quand la porte du boudoir +s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la précédait: + +--Annoncez la baronne douairière de Croisilles. + +Ce mot décida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut ébloui. Bien +que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il +consentit à tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le fut; qui +eût osé lui en contester le titre? À mon avis, elle l'avait bien gagné. + + + +FIN DE CROISILLES. + + + +Cette nouvelle a été publiée pour la première fois dans le numéro de la +_Revue des Deux Mondes_ du 15 février 1839. + + + + +HISTOIRE + +D'UN + +MERLE BLANC + +1842 + +I + + +Qu'il est glorieux, mais qu'il est pénible d'être en ce monde un merle +exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a +décrit. Mais, hélas! je suis extrêmement rare et très difficile à +trouver. Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible! + +Mon père et ma mère étaient deux bonnes gens qui vivaient, depuis nombre +d'années, au fond d'un vieux jardin retiré du Marais. C'était un ménage +exemplaire. Pendant que ma mère, assise dans un buisson fourré, pondait +régulièrement trois fois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec +une religion patriarcale, mon père, encore fort propre et fort pétulant, +malgré son grand âge, picorait autour d'elle toute la journée, lui +apportant de beaux insectes qu'il saisissait délicatement par le bout +de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit venue, il ne +manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d'une chanson qui +réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre +nuage n'avait troublé cette douce union. + +À peine fus-je venu au monde, que, pour là première fois de sa vie, mon +père commença à montrer de la mauvaise humeur. Bien que je ne fusse +encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur, +ni la tournure de sa nombreuse postérité. + +--Voilà un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant de +travers; il faut que ce gamin-là aille apparemment se fourrer dans tous +les plâtras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour être toujours +si laid et si crotté. + +--Eh, mon Dieu! mon ami, répondait ma mère, toujours roulée en boule +dans une vieille écuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous pas +que c'est de son âge? Et vous-même, dans votre jeune temps, n'avez-vous +pas été un charmant vaurien? Laissez grandir notre merlichon, et vous +verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus. + +Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s'y trompait pas; elle +voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosité; +mais elle faisait comme toutes les mères qui s'attachent souvent à leurs +enfants par cela même qu'ils sont maltraités de la nature, comme si la +faute en était à elles, ou comme si elles repoussaient d'avance +l'injustice du sort qui doit les frapper. + +Quand vint le temps de ma première mue, mon père devint tout à fait +pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes tombèrent, il +me traita encore avec assez de bonté et me donna même la pâtée, me +voyant grelotter presque nu dans un coin; mais dès que mes pauvres +ailerons transis commencèrent à se recouvrir de duvet, à chaque plume +blanche qu'il vit paraître, il entra dans une telle colère, que je +craignis qu'il ne me plumât pour le reste de mes jours! Hélas! je +n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me +demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi si +barbare. + +Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient mis, +malgré moi, le cÅ“ur en joie, comme je voltigeais dans une allée, je me +mis, pour mon malheur, à chanter. À la première note qu'il entendit, mon +père sauta en l'air comme une fusée. + +--Qu'est-ce que j'entends-là ? s'écria-t-il; est-ce ainsi qu'un merle +siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce là siffler? + +Et, s'abattant près de ma mère avec la contenance la plus terrible: + +--Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid? + +À ces mots, ma mère indignée s'élança de son écuelle, non sans se faire +du mal à une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la +suffoquaient, elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près d'expirer; +épouvanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon père. + +--O mon père! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal +vêtu, que ma mère n'en soit point punie! Est-ce sa faute si la nature +m'a refusé une voix comme la vôtre? Est-ce sa faute si je n'ai pas votre +beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, qui vous donnent +l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a fait +de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois +du moins le seul malheureux! + +--Il ne s'agit pas de cela, dit mon père; que signifie la manière +absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris à +siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles? + +--Hélas! monsieur, répondis-je humblement, j'ai sifflé comme je pouvais, +me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-être mangé trop de +mouches. + +--On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui. +Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils, et, lorsque je +fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier étage, +un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs +fenêtres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les yeux +l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air enfariné +comme un paillasse de la foire? Si je n'étais le plus pacifique des +merles, je t'aurais déjà cent fois mis à nu, ni plus ni moins qu'un +poulet de basse-cour prêt à être embroché. + +--Eh bien! m'écriai-je, révolté de l'injustice de mon père, s'il en est +ainsi, monsieur, qu'à cela ne tienne! je me déroberai à votre présence, +je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, par +laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, je +fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma +mère pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma misère, et +peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je, dans le +potager du voisin ou sur les gouttières, quelques vers de terre ou +quelques araignées pour soutenir ma triste existence. + +--Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s'attendrir à ce +discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un +merle. + +--Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plaît? + +--Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Après ces paroles +foudroyantes, mon père s'éloigna à pas lents. Ma mère se releva +tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son écuelle. +Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux que je pus, et +j'allai, comme je l'avais annoncé, me percher sur la gouttière d'une +maison voisine. + + + + +II + + +Mon père eut l'inhumanité de me laisser pendant plusieurs jours dans +cette situation mortifiante. Malgré sa violence, il avait bon cÅ“ur, et, +aux regards détournés qu'il me lançait, je voyais bien qu'il aurait +voulu me pardonner et me rappeler; ma mère, surtout, levait sans cesse +vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait même parfois à +m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur +inspirait, malgré eux, une répugnance et un effroi auxquels je vis bien +qu'il n'y avait point de remède. + +--Je ne suis point un merle! me répétais-je; et, en effet, en +m'épluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la gouttière, je ne +reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu à ma +famille.--O ciel! répétais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis! + +Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir exténué de +faim et de chagrin, lorsque je vis se poser près de moi un oiseau plus +mouillé, plus pâle et plus maigre que je ne le croyais possible. Il +était à peu près de ma couleur, autant que j'en pus juger à travers la +pluie qui nous inondait; à peine avait-il sur le corps assez de plumes +pour habiller un moineau, et il était plus gros que moi. Il me sembla, +au premier abord, un oiseau tout à fait pauvre et nécessiteux; mais il +gardait, en dépit de l'orage qui maltraitait son front presque tondu, un +air déserté qui me charma. Je lui fis modestement une grande révérence, +à laquelle il répondit par un coup de bec qui faillit me jeter à bas de +la gouttière. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me retirais +avec componction sans essayer de lui répondre en sa langue: + +--Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouée que son crâne +était chauve. + +--Hélas! monseigneur, répondis-je (craignant une seconde estocade), je +n'en sais rien. Je croyais être un merle, mais l'on m'a convaincu que je +n'en suis pas un. + +La singularité de ma réponse et mon air de sincérité l'intéressèrent. Il +s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai +avec toute la tristesse et toute l'humilité qui convenaient à ma +position et au temps affreux qu'il faisait. + +--Si tu étais un ramier comme moi, me dit-il après m'avoir écouté, les +niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquiéteraient pas un moment. Nous +voyageons, c'est là notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne +sais qui est mon père. Fendre l'air, traverser l'espace, voir à nos +pieds les monts et les plaines, respirer l'azur même des cieux, et non +les exhalaisons de la terre, courir comme la flèche à un but marqué qui +ne nous échappe jamais, voilà notre plaisir et notre existence. Je fais +plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix. + +--Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous êtes un oiseau +bohémien. + +--C'est encore une chose dont je ne me soucie guère, reprit-il. Je n'ai +point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et +mes petits. Où est ma femme, là est ma patrie. + +--Mais qu'avez-vous là qui vous pend au cou? C'est comme une vieille +papillotte chiffonnée. + +--Ce sont des papiers d'importance, répondit-il en se rengorgeant; je +vais à Bruxelles de ce pas, et je porte au célèbre banquier *** une +nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit +centimes. + +--Juste Dieu! m'écriai-je, c'est une belle existence que la vôtre, et +Bruxelles, j'en suis sûr, doit être une ville bien curieuse à voir. Ne +pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle, +je suis peut-être un pigeon ramier. + +--Si tu en étais un, répliqua-t-il, tu m'aurais rendu le coup de bec que +je t'ai donné tout à l'heure. + +--Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour si +peu de chose. Voilà le matin qui paraît et l'orage qui s'apaise. De +grâce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien au +monde;--si vous me refusez, il ne me reste plus qu'à me noyer dans +cette gouttière. + +--Eh bien, en route! suis-moi si tu peux. + +Je jetai un dernier regard sur le jardin où dormait ma mère. Une larme +coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emportèrent. J'ouvris mes ailes +et je partis. + + + + +III + + +Mes ailes, je l'ai dit, n'étaient pas encore bien robustes. Tandis que +mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais à ses côtés; je +tins bon pendant quelque temps, mais bientôt il me prit un éblouissement +si violent, que je me sentis près de défaillir. + +--Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible. + +--Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons plus que +soixante lieues à faire. + +J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une poule +mouillée, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le coup, +j'étais rendu. + +--Monsieur, bégayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas s'arrêter un +instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant +sur un arbre... + +--Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me répondit le ramier en +colère. + +Et, sans daigner tourner la tête, il continua son voyage enragé. Quant à +moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de blé. + +J'ignore combien de temps dura mon évanouissement. Lorsque je repris +connaissance, ce qui me revint d'abord en mémoire fut la dernière +parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.--O mes chers +parents! pensai-je, vous vous êtes donc trompés! Je vais retourner près +de vous; vous me reconnaîtrez pour votre vrai et légitime enfant, et +vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous +l'écuelle de ma mère. + +Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la douleur +que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. À peine +me fus-je dressé sur mes pattes, que la défaillance me reprit, et je +retombai sur le flanc. + +L'affreuse pensée de la mort se présentait déjà à mon esprit, lorsque, à +travers les bluets et les coquelicots, je vis venir à moi, sur la pointe +du pied, deux charmantes personnes. L'une était une petite pie fort bien +mouchetée et extrêmement coquette, et l'autre une tourterelle couleur de +rose. La tourterelle s'arrêta à quelques pas de distance, avec un grand +air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie +s'approcha en sautillant de la manière la plus agréable du monde. + +--Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous là ? me demanda-t-elle +d'une voix folâtre et argentine. + +--Hélas! madame la marquise, répondis-je (car c'en devait être une pour +le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a +laissé en route, et je suis en train de mourir de faim. + +--Sainte Vierge! que me dites-vous? répondit-elle. + +Et aussitôt elle se mit à voltiger çà et là sur les buissons qui nous +entouraient, allant et venant de côté et d'autre, m'apportant quantité +de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas près de moi, tout en +continuant ses questions. + +--Mais qui êtes-vous? mais d'où venez-vous? C'est une chose incroyable +que votre aventure! Et où alliez-vous? Voyager seul, si jeune, car vous +sortez de votre première mue! Que font vos parents? d'où sont-ils? +comment vous laissent-ils aller dans cet état-là ? Mais c'est à faire +dresser les plumes sur la tête! + +Pendant qu'elle parlait, je m'étais soulevé un peu de côté, et je +mangeais de grand appétit. La tourterelle restait immobile, me regardant +toujours d'un Å“il de pitié. Cependant elle remarqua que je retournais la +tête d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De la pluie +tombée dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; elle +recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute +fraîche. Certainement, si je n'eusse pas été si malade, une personne si +réservée ne se serait jamais permis une pareille démarche. + +Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon cÅ“ur battait +violemment. Partagé entre deux émotions diverses, j'étais pénétré d'un +charme inexplicable. Ma panetière était si gaie, mon échanson si +expansif et si doux, que j'aurais voulu déjeuner ainsi pendant toute +l'éternité. Malheureusement, tout a un terme, même l'appétit d'un +convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la +curiosité de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec autant de +sincérité que je l'avais fait la veille devant le pigeon. La pie +m'écouta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui appartenir, +et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde +sensibilité. Mais, lorsque j'en fus à toucher le point capital qui +causait ma peine, c'est-à -dire l'ignorance où j'étais de moi-même: + +--Plaisantez-vous? s'écria la pie; vous, un merle! vous, un pigeon! Fi +donc! vous êtes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et très +gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme +qui dirait un coup d'éventail. + +--- Mais, madame la marquise, répondis-je, il me semble que, pour une +pie, je suis d'une couleur, ne vous en déplaise... + +--Une pie russe, mon cher, vous êtes une pie russe! Vous ne savez pas +qu'elles sont blanches? Pauvre garçon, quelle innocence[1]! + +[Note 1: On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.] + +--Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe, étant né au +fond du Marais, dans une vieille écuelle cassée? + +--Ah! le bon enfant! Vous êtes de l'invasion, mon cher; croyez-vous +qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous à moi, et laissez-vous faire; je veux +vous emmener tout à l'heure et vous montrer les plus belles choses de la +terre. + +--Où cela, madame, s'il vous plaît? + +--Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y mène. +Vous n'aurez pas plus tôt été pie un quart d'heure, que vous ne voudrez +plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes là une centaine, non pas +de ces grosses pies de village qui demandent l'aumône sur les grands +chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilées, lestes, et +pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de +sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose +invariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques noires vous +manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffira pour vous +faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous +attifer. Depuis le matin jusqu'à midi, nous nous attifons, et, depuis +midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un arbre, +le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la forêt s'élève un +chêne immense, inhabité, hélas! C'était la demeure du feu roi Pie X, où +nous allons en pèlerinage en poussant de bien gros soupirs; mais, à part +ce léger chagrin, nous passons le temps à merveille. Nos femmes, ne sont +pas plus bégueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos plaisirs sont +purs et honnêtes, parce que notre cÅ“ur est aussi noble que notre langage +est libre et joyeux. Notre fierté n'a pas de bornes, et, si un geai ou +toute autre canaille vient par hasard à s'introduire chez nous, nous le +plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures +gens du monde, et les passereaux, les mésanges, les chardonnerets qui +vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêtes à les aider, à +les nourrir et à les défendre. Nulle part il n'y a plus de caquetage que +chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous ne manquons pas de +vieilles pies dévotes qui disent leurs patenôtres toute la journée, mais +la plus éventée de nos jeunes commères peut passer, sans crainte d'un +coup de bec, près de la plus sévère douairière. En un mot, nous vivons +de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons. + +--Voilà qui est fort beau, madame, répliquai-je, et je serais +certainement mal appris de ne point obéir aux ordres d'une personne +comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi, +de grâce, de dire un mot à cette bonne demoiselle qui est +ici.--Mademoiselle, continuai-je en m'adressant à la tourterelle, +parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois +véritablement une pie russe? + +À cette question, la tourterelle baissa la tête, et devint rouge pâle, +comme les rubans de Lolotte. + +--Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis... + +--Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui puisse +vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si +charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon cÅ“ur et ma patte à +celle de vous qui en voudra, dès l'instant que je saurai si je suis pie +ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus +bas à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de tourtereau qui me +tourmente singulièrement. + +--Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage, je +ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous à travers ces +coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une légère teinte... + +Elle n'osa en dire plus long. + +--O perplexité! m'écriai-je, comment savoir à quoi m'en tenir? comment +donner mon cÅ“ur à l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement déchiré? O +Socrate! quel précepte admirable, mais difficile à suivre, tu nous as +donné, quand tu as dit: «Connais-toi toi-même!» + +Depuis le jour où une malheureuse chanson avait si fort contrarié mon +père, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me vint à +l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la vérité. +«Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon père m'a mis à la porte dès le +premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque +effet sur ces dames.» Ayant donc commencé par m'incliner poliment, comme +pour réclamer l'indulgence, à cause de la pluie que j'avais reçue, je me +mis d'abord à siffler, puis à gazouiller, puis à faire des roulades, +puis enfin à chanter à tue-tête, comme un muletier espagnol en plein +vent. + +À mesure que je chantais, la petite pie s'éloignait de moi d'un air de +surprise qui devint bientôt de la stupéfaction, puis qui passa à un +sentiment d'effroi accompagné d'un profond ennui. Elle décrivait des +cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop +chaud qui vient de le brûler, mais auquel il voudrait pourtant goûter +encore. Voyant l'effet de mon épreuve, et voulant la pousser jusqu'au +bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je +m'égosillais à chanter. Elle résista pendant vingt-cinq minutes à mes +mélodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola à grand +bruit, et regagna son palais de verdure. Quant à la tourterelle, elle +s'était, presque dès le commencement, profondément endormie. + +--Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! ô écuelle +maternelle! plus que jamais je reviens à vous! + +Au moment où je m'élançais pour partir, la tourterelle rouvrit les yeux. + +--Adieu, dit-elle, étranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom est +Gourouli; souviens-toi de moi! + +--Belle Gourouli, lui répondis-je, vous êtes bonne, douce et charmante; +je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous êtes couleur de rose; +tant de bonheur n'est pas fait pour moi! + + + + +IV + + +Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de +m'attrister.--Hélas! musique, hélas! poésie, me répétais-je en regagnant +Paris, qu'il y a peu de cÅ“urs qui vous comprennent! + +En faisant ces réflexions, je me cognai la tête contre celle d'un oiseau +qui volait dans le sens opposé au mien. Le choc fut si rude et si +imprévu, que nous tombâmes tous deux sur la cime d'un arbre qui, par +bonheur, se trouva là . Après que nous nous fûmes un peu secoués, je +regardai le nouveau venu, m'attendant à une querelle. Je vis avec +surprise qu'il était blanc. À la vérité, il avait la tête un peu plus +grosse que moi, et, sur le front, une espèce de panache qui lui donnait +un air héroï-comique; de plus, il portait sa queue fort en l'air, avec +une grande magnanimité: du reste, il ne me parut nullement disposé à la +bataille. Nous nous abordâmes fort civilement, et nous nous fîmes de +mutuelles excuses, après quoi nous entrâmes en conversation. Je pris la +liberté de lui demander son nom et de quel pays il était. + +--Je suis étonné, me dit-il, que vous ne me connaissiez pas. Est-ce que +vous n'êtes pas des nôtres? + +--En vérité, monsieur, répondis-je, je ne sais pas desquels je suis. +Tout le monde me demande et me dit la même chose; il faut que ce soit +une gageure qu'on ait faite. + +--Vous voulez rire, répliqua-t-il; votre plumage vous sied trop bien +pour que je méconnaisse un confrère. Vous appartenez infailliblement à +cette race illustre et vénérable qu'on nomme en latin _cacuata_, en +langue savante _kakatoès_, et en jargon vulgaire catacois. + +--Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur +pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en étais pas, et +daignez m'apprendre à qui j'ai la gloire de parler. + +--Je suis, répondit l'inconnu, le grand poète Kacatogan. J'ai fait de +puissants voyages, monsieur, des traversées arides et de cruelles +pérégrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma muse a eu des +malheurs. J'ai fredonné sous Louis XVI, monsieur, j'ai braillé pour la +République, j'ai noblement chanté l'Empire, j'ai discrètement loué la +Restauration, j'ai même fait un effort dans ces derniers temps, et je me +suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siècle sans goût. J'ai +lancé dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, de +gracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames chevelus, des +romans crépus, des vaudevilles poudrés et des tragédies chauves. En un +mot, je puis me flatter d'avoir ajouté au temple des Muses quelques +festons galants, quelques sombres créneaux et quelques ingénieuses +arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore +vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je rêvais à un poëme en +un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez +fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous être bon à quelque +chose, je suis tout à votre service. + +--Vraiment, monsieur, vous le pouvez, répliquai-je, car vous me voyez en +ce moment dans un grand embarras poétique. Je n'ose dire que je sois un +poète, ni surtout un aussi grand poète que vous, ajoutai-je en le +saluant, mais j'ai reçu de la nature un gosier qui me démange quand je +me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. À vous dire la vérité, +j'ignore absolument les règles. + +--Je les ai oubliées, dit Kacatogan, ne vous inquiétez pas de cela. + +--Mais il m'arrive, repris-je, une chose fâcheuse: c'est que ma voix +produit sur ceux qui l'entendent à peu près le même effet que celle d'un +certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire? + +--Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-même cet effet bizarre. +La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable. + +--Eh bien! monsieur, vous qui me semblez être le Nestor de la poésie, +sauriez-vous, je vous prie, un remède à ce pénible inconvénient? + +--Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je +m'en suis fort tourmenté étant jeune, à cause qu'on me sifflait +toujours; mais, à l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois que +cette répugnance vient de ce que le public en lit d'autres que nous: +cela le distrait.. + +--Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est +dur, pour une créature bien intentionnée, de mettre les gens en fuite +dès qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le service +de m'écouter, et me dire sincèrement votre avis? + +--Très volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles. + +Je me mis à chanter aussitôt, et j'eus la satisfaction de voir que +Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, et, +de temps en temps, il inclinait la tête d'un air d'approbation, avec une +espèce de murmure flatteur. Mais je m'aperçus bientôt qu'il ne +m'écoutait pas, et qu'il rêvait à son poème. Profitant d'un moment où je +reprenais haleine, il m'interrompit tout à coup. + +--Je l'ai pourtant trouvée, cette rime! dit-il en souriant et en +branlant la tête; c'est la soixante mille sept cent quatorzième qui sort +de cette cervelle-là ! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais lire +cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en +dira! + +Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir +de m'avoir rencontré. + + + + +V + + +Resté seul et désappointé, je n'avais rien de mieux à faire que de +profiter du reste du jour et de voler à tire-d'aile vers Paris. +Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon +avait été trop peu agréable pour me laisser un souvenir exact; en sorte +que, au lieu d'aller tout droit, je tournai à gauche au Bourget, et, +surpris par la nuit, je fus obligé de chercher un gîte dans les bois de +Mortefontaine. + +Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais, qui, +comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se +chamaillaient de tous les côtés. Dans les buissons piaillaient les +moineaux, en piétinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau +marchaient gravement deux hérons, perchés sur leurs longues échasses; +dans l'attitude de la méditation, Georges Dandins du lieu, attendant +patiemment leurs femmes. D'énormes corbeaux, à moitié endormis, se +posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus élevés, et +nasillaient leurs prières du soir. Plus bas, les mésanges amoureuses se +pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert ébouriffé +poussait son ménage par derrière, pour le faire entrer dans le creux +d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant +en l'air comme des bouffées de fumée, et se précipitaient sur un +arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes, +des rouges-gorges, se groupaient légèrement sur des branches découpées, +comme des cristaux sur une girandole. De toute part résonnaient des voix +qui disaient bien distinctement:--Allons, ma femme!--Allons, ma +fille!--Venez, ma belle!--Par ici, ma mie!--Me voilà , mon +cher!--Bonsoir, ma maîtresse!--Adieu,--mes amis!--Dormez bien, mes +enfants! + +Quelle position pour un célibataire que de coucher dans une pareille +auberge! J'eus la tentation de me joindre à quelques oiseaux de ma +taille, et de leur demander l'hospitalité.--La nuit, pensais-je, tous +les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que de +dormir poliment près d'eux? + +Je me dirigeai d'abord vers un fossé où se rassemblaient des étourneaux. +Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et je +remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorées et les +pattes vernies: c'étaient les dandies de la forêt: Ils étaient assez +bons enfants, et ne m'honorèrent d'aucune attention. Mais leurs propos +étaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuité leurs +tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement +l'un à l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir. + +J'allai ensuite me percher sur une branche où s'alignaient une +demi-douzaine d'oiseaux de différentes espèces. Je pris modestement la +dernière place, à l'extrémité de la branche, espérant qu'on m'y +souffrirait. Par malheur, ma voisine était une vieille colombe, aussi +sèche qu'une girouette rouillée. Au moment où je m'approchai d'elle, le +peu de plumes qui couvraient ses os étaient l'objet de sa sollicitude; +elle feignait de les éplucher, mais elle eût trop craint d'en arracher +une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son +compte. À peine l'eus-je touchée du bout de l'aile, qu'elle se redressa +majestueusement. + +--Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en pinçant le +bec avec une pudeur britannique. + +Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta à bas avec une +vigueur qui eût fait honneur à un portefaix. + +Je tombai dans une bruyère où dormait une grosse gelinotte. Ma mère +elle-même, dans son écuelle, n'avait pas un tel air de béatitude. Elle +était si rebondie, si épanouie, si bien assise sur son triple ventre, +qu'on l'eût prise pour un pâté dont on avait mangé la croûte. Je me +glissai furtivement près d'elle. + +--Elle ne s'éveillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une si bonne +grosse maman ne peut pas être bien méchante. Elle ne le fut pas en +effet. Elle ouvrit les yeux à demi, et me dit en poussant un léger +soupir: + +--Tu me gênes, mon petit, va-t'en de là . + +Au même instant, je m'entendis appeler: c'étaient des grives qui, du +haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir à elles.--Voilà enfin de +bonnes âmes, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des folles, +et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplumé qu'un billet +doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas à juger que ces dames +avaient mangé plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le faire; elles +se soutenaient à peine sur les branches, et leurs plaisanteries de +mauvaise compagnie, leurs éclats de rire et leurs chansons grivoises me +forcèrent de m'éloigner. + +Je commençais à désespérer, et j'allais m'endormir dans un coin +solitaire, lorsqu'un rossignol se mit à chanter. Tout le monde aussitôt +fit silence. Hélas! que sa voix était pure! que sa mélancolie même +paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords +semblaient le bercer. Personne ne songeait à le faire taire, personne ne +trouvait mauvais qu'il chantât sa chanson à pareille heure; son père ne +le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite. + +--Il n'y a donc que moi, m'écriai-je, à qui il soit défendu d'être +heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route +dans les ténèbres, au risque d'être avalé par quelque hibou, que de me +laisser déchirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres! + +Sur cette pensée, je me remis en chemin et j'errai longtemps au hasard. +Aux premières clartés du jour, j'aperçus les tours de Notre-Dame. En un +clin d'Å“il j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards +avant de reconnaître notre jardin. J'y volai plus vite que l'éclair... +Hélas! il était vide... J'appelai en vain mes parents: personne ne me +répondit. L'arbre où se tenait mon père, le buisson maternel, l'écuelle +chérie, tout avait disparu. La cognée avait tout détruit; au lieu de +l'allée verte où j'étais né, il ne restait qu'un cent de fagots. + + + + +VI + + +Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour, mais +ce fut peine perdue; ils s'étaient sans doute réfugiés dans quelque +quartier éloigné, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles. + +Pénétré d'une tristesse affreuse, j'allai me percher sur la gouttière où +la colère de mon père m'avait d'abord exilé. J'y passais les jours et +les nuits à déplorer ma triste existence. Je ne dormais plus, je +mangeais à peine: j'étais près de mourir de douleur. + +Un jour que je me lamentais comme à l'ordinaire: + +--Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque +mon père me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tombé en route quand +j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite +marquise s'est bouché les oreilles dès que j'ai ouvert le bec; ni une +tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-même, ronflait +comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan n'a +pas daigné m'écouter; ni un oiseau quelconque, enfin, puisque, à +Mortefontaine, on m'a laissé coucher tout seul. Et cependant j'ai des +plumes sur le corps; voilà des pattes et voilà des ailes. Je ne suis +point un monstre, témoin Gourouli, et cette petite marquise elle-même, +qui me trouvaient assez à leur gré. Par quel mystère inexplicable ces +plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble +auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?... + +J'allais poursuivre mes doléances, lorsque je fus interrompu par deux +portières qui se disputaient dans la rue. + +--Ah, parbleu! dit l'une d'elles à l'autre, si tu en viens jamais à +bout, je te fais cadeau d'un merle blanc! + +--Dieu juste! m'écriai-je, voilà mon affaire. O Providence! je suis fils +d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc! + +Cette découverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes idées. Au lieu +de continuer à me plaindre, je commençai à me rengorger et à marcher +fièrement le long de la gouttière, en regardant l'espace d'un air +victorieux. + +--C'est quelque chose, me dis-je, que d'être un merle blanc: cela ne se +trouve point dans le pas d'un âne. J'étais bien bon de m'affliger de ne +pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du génie, c'est le mien! Je +voulais fuir le monde, je veux l'étonner! Puisque je suis cet oiseau +sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et prétends me +comporter comme tel, ni plus ni moins que le phénix, et mépriser le +reste des volatiles. Il faut que j'achète les Mémoires d'Alfieri et les +poèmes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera un +noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donné. Oui, je veux +ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait +rare, je me ferai mystérieux. Ce sera une faveur, une gloire de me +voir.--Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout +bonnement pour de l'argent? + +--Fi donc! quelle indigne pensée! Je veux faire un poème comme +Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les +grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des +notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je +ne manquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isolement; mais ce sera +de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel +m'a refusé une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je +prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les +rossignols n'ont qu'à se bien tenir; je démontrerai, comme deux et deux +font quatre, que leurs complaintes font mal au cÅ“ur, et que leur +marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je +veux me créer tout d'abord une puissante position littéraire. J'entends +avoir autour de moi une cour composée, non pas seulement de +journalistes, mais d'auteurs véritables et même de femmes de lettres. +J'écrirai un rôle pour mademoiselle Rachel, et, si elle refuse de le +jouer, je publierai à son de trompe que son talent est bien inférieur à +celui d'une vieille actrice de province. J'irai à Venise, et je +louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cité féerique, +le beau palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par jour; là , +je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de _Lara_ doit y +avoir laissés. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un déluge +de rimes croisées, calquées sur la strophe de Spencer, où je soulagerai +ma grande âme; je ferai soupirer toutes les mésanges, roucouler toutes +les tourterelles, fondre en larmes toutes les bécasses, et hurler toutes +les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me +montrerai inexorable et inaccessible à l'amour. En vain me +pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir pitié des infortunées qu'auront +séduites mes chants sublimes; à tout cela, je répondrai: Foin! O excès +de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres +traverseront les mers; la renommée, la fortune, me suivront partout; +seul, je semblera! indifférent aux murmures de la foule qui +m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un véritable +écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié, mais complètement +grognon et insupportable. + + + + +VII + + +Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon premier +ouvrage. C'était, comme je me l'étais promis, un poëme en quarante-huit +chants. Il s'y trouvait bien quelques négligences, à cause de la +prodigieuse fécondité avec laquelle je l'avais écrit; mais je pensai que +le public d'aujourd'hui, accoutumé à la belle littérature qui s'imprime +au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche. + +J'eus un succès digne de moi, c'est-à -dire sans pareil. Le sujet de mon +ouvrage n'était autre que moi-même: je me conformai en cela à la grande +mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passées avec une +fatuité charmante; je mettais le lecteur au fait de mille détails +domestiques du plus piquant intérêt; la description de l'écuelle de ma +mère ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais compté les +rainures, les trous, les bosses, les éclats, les échardes, les clous, +les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans, +le dehors, les bords, le fond, les côtés, les plans inclinés, les plans +droits; passant au contenu, j'avais étudié les brins d'herbe, les +pailles, les feuilles sèches, les petits morceaux de bois, les +graviers, les gouttes d'eau, les débris de mouches, les pattes de +hannetons cassées qui s'y trouvaient: c'était une description +ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimée tout d'une venue; +il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautée. Je l'avais +habilement coupée par morceaux, et entremêlée au récit, afin que rien +n'en fût perdu; en sorte qu'au moment le plus intéressant et le plus +dramatique arrivaient tout à coup quinze pages d'écuelle. Voilà , je +crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point +d'avarice, en profitera qui voudra. + +L'Europe entière fut émue à l'apparition de mon livre; elle dévora les +révélations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en eût-il +été autrement? Non seulement j'énumérais tous les faits qui se +rattachaient à ma personne, mais je donnais encore au public un tableau +complet de toutes les rêvasseries qui m'avaient passé par la tête depuis +l'âge de deux mois; j'avais même intercalé au plus bel endroit une ode +composée dans mon Å“uf. Bien entendu d'ailleurs que je ne négligeais pas +de traiter en passant le grand sujet qui préoccupe maintenant tant de +monde: à savoir, l'avenir de l'humanité. Ce problème m'avait paru +intéressant; j'en ébauchai, dans un moment de loisir, une solution qui +passa généralement pour satisfaisante. + +On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de +félicitation et des déclarations d'amour anonymes. Quant aux visites, +je suivais rigoureusement le plan que je m'étais tracé; ma porte était +fermée à tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir +deux étrangers qui s'étaient annoncés comme étant de mes parents. L'un +était un merle du Sénégal, et l'autre un merle de la Chine. + +--Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant à m'étouffer, que vous +êtes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre poème +immortel, la profonde souffrance du génie méconu! Si nous n'étions pas +déjà aussi incompris que possible, nous le deviendrions après vous avoir +lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime +mépris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons par +nous-mêmes, les peines secrètes que vous avez chantées! Voici deux +sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous +prions d'agréer. + +--Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon épouse a +composée sur un passage de votre préface. Elle rend merveilleusement +l'intention de l'auteur. + +--Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez +doués d'un grand cÅ“ur et d'un esprit plein de lumières. Mais +pardonnez-moi de vous faire une question. D'où vient votre mélancolie? + +--Eh! monsieur, répondit l'habitant du Sénégal, regardez comme je suis +bâti. Mon plumage, il est vrai, est agréable à voir, et je suis revêtu +de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais +mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue +je suis affublé! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux tiers. +N'y a-t-il pas là de quoi se donner au diable? + +--Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus +pénible. La queue de mon confrère balaye les rues; mais les polissons me +montrent au doigt, à cause que je n'en ai point[2]. + +[Note 2: Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du +Sénégal sont exactes.] + +--Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon âme; il est toujours +fâcheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais permettez-moi +de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui +vous ressemblent, et qui demeurent là depuis longtemps, fort +paisiblement empaillées. De même qu'il ne suffit pas à une femme de +lettres d'être dévergondée pour faire un bon livre, ce n'est pas non +plus assez pour un merle d'être mécontent pour avoir du génie. Je suis +seul de mon espèce, et je m'en afflige; j'ai peut-être tort, mais c'est +mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que +vous saurez dire. + + + + +VIII + + +Malgré la résolution que j'avais prise et le calme que j'affectais, je +n'étais pas heureux. Mon isolement, pour être glorieux, ne m'en semblait +pas moins pénible, et je ne pouvais songer sans effroi à la nécessité où +je me trouvais de passer ma vie entière dans le célibat. Le retour du +printemps, en particulier, me causait une gêne mortelle, et je +commençais à tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu'une +circonstance imprévue décida de ma vie entière. + +Il va sans dire que mes écrits avaient traversé la Manche, et que les +Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce +qu'ils comprennent. Je reçus un jour, de Londres, une lettre signée +d'une jeune merlette: + +«J'ai lu votre poème, me disait-elle, et l'admiration que j'ai éprouvée +m'a fait prendre la résolution de vous offrir ma main et ma personne. +Dieu nous a créés l'un pour l'autre! Je suis semblable à vous, je suis +une merlette blanche!...» + +On suppose aisément ma surprise et ma joie.--Une merlette blanche! me +dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre! +Je me hâtai de répondre à la belle inconnue, et je le fis d'une manière +qui témoignait assez combien sa proposition m'agréait. Je la pressais de +venir à Paris ou de me permettre de voler près d'elle. Elle me répondit +qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle +mettait ordre à ses affaires et que je la verrais bientôt. + +Elle vint, en effet, quelques jours après. O bonheur! c'était la plus +jolie merlette du monde, et elle était encore plus blanche que moi. + +--Ah! mademoiselle, m'écriai-je, ou plutôt madame, car je vous considère +des à présent comme mon épouse légitime, est-il croyable qu'une créature +si charmante se trouvât sur la terre sans que la renommée m'apprît son +existence? Bénis soient les malheurs que j'ai éprouvés et les coups de +bec que m'a donnés mon père, puisque le ciel me réservait une +consolation si inespérée! Jusqu'à ce jour, je me croyais condamné à une +solitude éternelle, et, à vous parler franchement, c'était un rude +fardeau à porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les +qualités d'un père de famille. Acceptez ma main sans délai; marions-nous +à l'anglaise, sans cérémonie, et partons ensemble pour la Suisse. + +--Je ne l'entends pas ainsi, me répondit la jeune merlette; je veux que +nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de +merles un peu bien nés y soient solennellement rassemblés. Des gens +comme nous doivent à leur propre gloire de ne pas se marier comme des +chats de gouttière. J'ai apporté une provision de _bank-notes_. Faites +vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lésinez pas sur les +rafraîchissements. + +Je me conformai aveuglément aux ordres de la blanche merlette. Nos noces +furent d'un luxe écrasant; on y mangea dix mille mouches. Nous reçûmes +la bénédiction nuptiale d'un révérend père Cormoran, qui était +archevêque _in partibus_. Un bal superbe termina la journée; enfin, rien +ne manqua à mon bonheur. + +Plus j'approfondissais le caractère de ma charmante femme, plus mon +amour augmentait. Elle réunissait, dans sa petite personne, tous les +agréments de l'âme et du corps. Elle était seulement un peu bégueule; +mais j'attribuai cela à l'influence du brouillard anglais dans lequel +elle avait vécu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat de la +France ne dissipât bientôt ce léger nuage. + +Une chose qui m'inquiétait plus sérieusement, c'était une sorte de +mystère dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur singulière, +s'enfermant à clef avec ses caméristes, et passant ainsi des heures +entières pour faire sa toilette, à ce qu'elle prétendait. Les maris +n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur ménage. Il m'était arrivé +vingt fois de frapper à l'appartement de ma femme sans pouvoir obtenir +qu'on m'ouvrît la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un jour, entre +autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit obligée +de céder et de m'ouvrir un peu à la hâte, non sans se plaindre fort de +mon importunité. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille pleine +d'une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc d'Espagne. Je +demandai à ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me répondit +que c'était un opiat pour des engelures qu'elle avait. + +Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle défiance pouvait +m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'était donnée à moi +avec tant d'enthousiasme et une sincérité si parfaite? J'ignorais +d'abord que ma bien-aimée fût une femme de plume; elle me l'avoua au +bout de quelque temps, et elle alla même jusqu'à me montrer le manuscrit +d'un roman où elle avait imité à la fois Walter Scott et Scarron. Je +laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non +seulement je me voyais possesseur d'une beauté incomparable, mais +j'acquérais encore la certitude que l'intelligence de ma compagne était +digne en tout point de mon génie. Dès cet instant, nous travaillâmes +ensemble. Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait des +rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la +gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là . Elle pondait ses +romans avec une facilité presque égale à la mienne, choisissant toujours +les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des +meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant toujours soin, en +passant, d'attaquer le gouvernement et de prêcher l'émancipation des +merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son esprit, aucun tour +de force à sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni +de faire un plan avant de se mettre à l'Å“uvre. C'était le type de la +merlette lettrée. + +Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur inaccoutumée, je +m'aperçus qu'elle suait à grosses gouttes, et je fus étonné devoir en +même temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos. + +--Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous êtes malade? + +Elle parut d'abord un peu effrayée et même penaude; mais la grande +habitude qu'elle avait du monde l'aida bientôt à reprendre l'empire +admirable qu'elle gardait toujours sur elle-même. Elle me dit que +c'était une tache d'encre, et qu'elle y était fort sujette dans ses +moments d'inspiration. + +--Est-ce que ma femme déteint? me dis-je tout bas. Cette pensée +m'empêcha de dormir. La bouteille de colle me revint en mémoire.--O +ciel! m'écriai-je, quel soupçon! Cette créature céleste ne serait-elle +qu'une peinture, un léger badigeon? se serait-elle vernie pour abuser de +moi?... Quand je croyais presser sur mon cÅ“ur la sÅ“ur de mon âme, l'être +prévilégié créé pour moi seul, n'aurais-je donc épousé que de la farine? + +Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en +affranchir. Je fis l'achat d'un baromètre, et j'attendis avidement qu'il +vint à faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme à la +campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'épreuve d'une +lessive. Mais nous étions en plein juillet; il faisait un beau temps +effroyable. + +L'apparence du bonheur et l'habitude d'écrire avaient fort excité ma +sensibilité. Naïf comme j'étais, il m'arrivait parfois, en travaillant, +que le sentiment fût plus fort que l'idée, et de me mettre à pleurer en +attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute +faiblesse masculine enchante l'orgueil féminin. Une certaine nuit que je +limais une rature, selon le précepte de Boileau, il advint à mon cÅ“ur de +s'ouvrir. + +--O Loi! dis-je à ma chère merlette, toi, la seule et la plus aimée! +toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire, +métamorphosent pour moi l'univers, vie de mon cÅ“ur, sais-tu combien je +t'aime? Pour mettre en vers une idée banale déjà usée par d'autres +poètes, un peu d'étude et d'attention me font aisément trouver des +paroles; mais où en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta beauté +m'inspire? Le souvenir même de mes peines passées pourrait-il me fournir +un mot pour te parler de mon bonheur présent? Avant que tu fusses venue +à moi, mon isolement était celui d'un orphelin exilé; aujourd'hui, c'est +celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre jusqu'à ce +que la mort en fasse un débris, dans cette petite cervelle enfiévrée, où +fermente une inutile pensée, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma belle, +que rien ne peut être qui ne soit à toi? Écoute ce que mon cerveau peut +dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon génie fût +une perle, et que tu fusses Cléopâtre! + +En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle déteignait +visiblement. À chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une +plume, non pas même noire, mais du plus vieux roux (je crois qu'elle +avait déjà déteint autre part). Après quelques minutes +d'attendrissement, je me trouvai vis-à -vis d'un oiseau décollé et +désenfariné, identiquement semblable aux merles les plus plats et les +plus ordinaires. + +Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche était inutile. +J'aurais bien pu, à la vérité, considérer le cas comme rédhibitoire, et +faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte? N'était-ce +pas assez de mon malheur? Je pris mon courage à deux pattes, je résolus +de quitter le monde, d'abandonner la carrière des lettres, de fuir dans +un désert, s'il était possible, d'éviter à jamais l'aspect d'une +créature vivante, et de chercher, comme Alceste, + + Un endroit écarté, + Où d'être un merle blanc on eût la liberté! + + + + +X + + +Je m'envolai là -dessus, toujours pleurant; et le vent, qui est le hasard +des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette +fois, on était couché.--Quel mariage! me disais-je, quelle équipée! +C'est certainement à bonne intention que cette pauvre enfant s'est mis +du blanc; mais je n'en suis pas moins à plaindre, ni elle moins rousse. + +Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait à +plein cÅ“ur du bienfait de Dieu qui le rend si supérieur aux poètes, et +donnait librement sa pensée au silence qui l'entourait. Je ne pus +résister à la tentation d'aller à lui et de lui parler. + +--Que vous êtes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez tant que +vous voulez, et très bien, et tout le monde écoute; mais vous avez une +femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, la +pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien auprès de +vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chanté aussi, +monsieur, et c'est pitoyable. J'ai rangé des mots en bataille comme des +soldats prussiens, et j'ai coordonné des fadaises pendant que vous +étiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre? + +--Oui, me répondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous croyez. +Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose: +Sadi, le Persan, en a parlé. Je m'égosille toute la nuit pour elle, mais +elle dort et ne m'entend pas. Son calice est fermé à l'heure qu'il est: +elle y berce un vieux scarabée,--et demain matin, quand je regagnerai +mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle +s'épanouira, pour qu'une abeille lui mange le cÅ“ur! + + +FIN DE L'HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. + + +Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la forme +d'une piquante allégorie, quelque peinture de mÅ“urs d'une vérité +frappante, ou quelque trait de critique littéraire plein de raison et de +verve gauloise. Les souffrances, les déceptions, les chagrins des poètes +en général, et ceux de l'auteur en particulier, y sont présentés +gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au +lecteur l'injure de lui en donner l'explication. + +L'_Histoire d'un merle blanc_ a paru pour la première fois dans les +_Scènes de la vie privée des animaux_, ouvrage publié par livraisons et +illustré par le crayon de Grandville. + + + + +PIERRE ET CAMILLE + +1844 + +I + + +Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitté le service +en 1760. Bien qu'il fût jeune encore, et que sa fortune lui permît de +paraître avantageusement à la cour, il s'était lassé de bonne heure de +la vie de garçon et des plaisirs de Paris. Il se retira près du Mans, +dans une jolie maison de campagne. Là , au bout de peu de temps, la +solitude, qui lui avait d'abord été agréable, lui sembla pénible. Il +sentit qu'il lui était difficile de rompre tout à coup avec les +habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitté le monde; +mais, ne pouvant se résoudre à vivre seul, il prit le parti de se +marier, et de trouver, s'il était possible, une femme qui partageât son +goût pour le repos et pour la vie sédentaire qu'il était décidé à mener. + +Il ne voulait point que sa femme fût belle; il ne la voulait pas laide, +non plus; il désirait qu'elle eût de l'instruction et de l'intelligence, +avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout, +c'était de la gaieté et une humeur égale, qu'il regardait, dans une +femme, comme les premières des qualités. + +La fille d'un négociant retiré, qui demeurait dans le voisinage, lui +plut. Comme le chevalier ne dépendait de personne, il ne s'arrêta pas à +la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un +marchand. Il adressa à la famille une demande qui fut accueillie avec +empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut +conclu. + +Jamais alliance ne fut formée sous de meilleurs et de plus heureux +auspices. À mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier découvrit +en elle de nouvelles qualités et une douceur de caractère inaltérable. +Elle, de son côté, se prit pour son mari d'un amour extrême. Elle ne +vivait qu'en lui, ne songeait qu'à lui complaire, et, bien loin de +regretter les plaisirs de son âge qu'elle lui sacrifiait, elle +souhaitait que son existence entière pût s'écouler dans une solitude +qui, de jour en jour, lui devenait plus chère. + +Cette solitude n'était cependant pas complète. Quelques voyages à la +ville, la visite régulière de quelques amis y faisaient diversion de +temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir fréquemment les +parents de sa femme, en sorte qu'il semblait à celle-ci qu'elle n'avait +pas quitté la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras de son +mari pour se retrouver dans ceux de sa mère, et jouissait ainsi d'une +faveur que la Providence accorde à bien peu de gens, car il est rare +qu'un bonheur nouveau ne détruise pas un ancien bonheur. + +M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bonté que sa femme; mais +les passions de sa jeunesse, l'expérience qu'il paraissait avoir faite +des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la mélancolie. Cécile +(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces +moments de tristesse. Quoiqu'il n'y eût en elle, à ce sujet, ni +réflexion ni calcul, son cÅ“ur l'avertissait aisément de ne pas se +plaindre de ces légers nuages qui détruisent tout dès qu'on les regarde, +et qui ne sont rien quand on les laisse passer. + +La famille de Cécile était composée de bonnes gens, marchands enrichis +par le travail, et dont la vieillesse était, pour ainsi dire, un +perpétuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaieté du repos, achetée +par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des mÅ“urs de +Versailles et même des soupers de mademoiselle Quinault, il se plaisait +à ces façons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles pour lui. +Cécile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore, qui +s'appelait Giraud. Il avait été maître maçon, puis il était devenu peu à +peu architecte; à tout cela il avait gagné une vingtaine de mille livres +de rente. La maison du chevalier était fort à son goût, et il y était +toujours bien reçu, quoiqu'il y arrivât quelquefois couvert de plâtre +et de poussière; car, en dépit des ans et de ses vingt mille livres, il +ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle. +Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il pérorât +au dessert.--Vous êtes heureux, mon neveu, disait-il souvent au +chevalier: vous êtes riche, jeune, vous avez une bonne petite femme, une +maison pas trop mal bâtie; il ne vous manque rien, il n'y a rien à dire; +tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et répète que vous +êtes heureux. + +Un jour, Cécile, entendant ces mots, et se penchant vers son +mari:--N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai, +pour que tu te le laisses dire en face? + +Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle était +enceinte. Il y avait derrière la maison une petite colline d'où l'on +découvrait tout le domaine. Les deux époux s'y promenaient souvent +ensemble. Un soir qu'ils y étaient assis sur l'herbe: + +--Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit Cécile. Penses-tu +cependant qu'il eût tout à fait raison? Es-tu parfaitement heureux? + +--Autant qu'un homme peut l'être, répondit le chevalier, et je ne vois +rien qui puisse ajouter à mon bonheur. + +--Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit Cécile, car il me serait +aisé de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous est +absolument nécessaire. + +Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle +voulait prendre un détour pour lui confier un caprice de femme. Il fit, +en plaisantant, mille conjectures, et à chaque question, les rires de +Cécile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils s'étaient levés et ils +descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invité par la +pente rapide, il allait entraîner sa femme, lorsque celle-ci s'arrêta, +et s'appuyant sur l'épaule du chevalier: + +--Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si vite. +Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons là sous mes +paniers. + +Presque tous leurs entretiens, à compter de ce jour, n'eurent plus qu'un +sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins à lui donner, de +la manière dont ils l'élèveraient, des projets qu'ils formaient déjà +pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme prît toutes les +précautions possibles pour conserver le trésor qu'elle portait. Il +redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura la +grossesse de Cécile ne fut qu'une longue et délicieuse ivresse, pleine +des plus douces espérances. + +Le terme fixé par la nature arriva; un enfant vint au monde, beau comme +le jour. C'était une fille, qu'on appela Camille. Malgré l'usage général +et contre l'avis même des médecins, Cécile voulut la nourrir elle-même. +Son orgueil maternel était si flatté de la beauté de sa fille, qu'il fut +impossible de l'en séparer; il était vrai que l'on n'avait vu que bien +rarement à un enfant nouveau-né des traits aussi réguliers et aussi +remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent à la lumière, +brillèrent d'un éclat extraordinaire. Cécile, qui avait été élevée au +couvent, était extrêmement pieuse. Ses premiers pas, dès qu'elle put se +lever, furent pour aller à l'église rendre grâces à Dieu. + +Cependant, l'enfant commença à prendre des forces et à se développer. À +mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une +immobilité étrange. Aucun bruit ne semblait la frapper; elle était +insensible à ces mille discours que les mères adressent à leurs +nourrissons; tandis qu'on chantait en la berçant, elle restait les yeux +fixes et ouverts, regardant avidement la clarté de la lampe, et ne +paraissant rien entendre. Un jour qu'elle était endormie, une servante +renversa un meuble; la mère accourut aussitôt, et vit avec étonnement +que l'enfant ne s'était pas réveillée. Le chevalier fut effrayé de ces +indices trop clairs pour qu'on pût s'y tromper. Dès qu'il les eut +observés avec attention, il comprit à quel malheur sa fille était +condamnée. La mère voulut en vain s'abuser, et, par tous les moyens +imaginables, détourner les craintes de son mari. Le médecin fut appelé, +et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre +Camille était privée de l'ouïe, et par conséquent de la parole. + + + + +II + + +La première pensée de la mère avait été de demander si le mal était sans +remède, et on lui avait répondu qu'il y avait des exemples de guérison. +Pendant un an, malgré l'évidence, elle conserva quelque espoir; mais +toutes les ressources de l'art échouèrent, et, après les avoir épuisées, +il fallut enfin y renoncer. + +Malheureusement à cette époque, où tant de préjugés furent détruits et +remplacés, il en existait un impitoyable contre ces pauvres créatures +qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants distingués ou +des hommes seulement poussés par un sentiment charitable, avaient, il +est vrai, dès longtemps, protesté contre cette barbarie. Chose bizarre, +c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizième siècle, a deviné et +essayé cette tâche, crue alors impossible, d'apprendre aux muets à +parler sans parole. Son exemple avait été suivi en Italie, en Angleterre +et en France, à différentes reprises. Bonnet, Wallis, Bulwer, Van +Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention +chez eux avait été meilleure que l'effet; un peu de bien avait été opéré +çà et là , à l'insu du monde, presque au hasard, sans aucun fruit. +Partout, même à Paris, au sein de la civilisation la plus avancée, les +sourds-muets étaient regardés comme une espèce d'êtres à part, marqués +du sceau de la colère céleste. Privés de la parole, on leur refusait la +pensée. Le cloître pour ceux qui naissaient riches, l'abandon pour les +pauvres, tel était leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que de +pitié. + +Le chevalier tomba peu à peu dans le plus profond chagrin. Il passait la +plus grande partie du jour seul, enfermé dans son cabinet, ou se +promenait dans les bois. Il s'efforçait, lorsqu'il voyait sa femme, de +montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain. +Madame des Arcis, de son côté, n'était pas moins triste. Un malheur +mérité peut faire verser des larmes, presque toujours tardives et +inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en décourageant +la piété. + +Ces deux nouveaux mariés, faits pour s'aimer et qui s'aimaient, +commencèrent ainsi à se voir avec peine et à s'éviter dans les mêmes +allées où ils venaient de se parler d'un espoir si prochain, si +tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa +maison de campagne, n'avait pensé qu'au repos; le bonheur avait semblé +l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison; +l'amour était venu, il était réciproque. Un obstacle terrible se plaçait +tout à coup entre eux, et cet obstacle était précisément l'objet même +qui eût dû être un lien sacré. + +Ce qui causa cette séparation soudaine et tacite, plus affreuse qu'un +divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la mère, en dépit +du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier, +quoi qu'il voulût faire, malgré sa patience et sa bonté, ne pouvait +vaincre l'horreur que lui inspirait cette malédiction de Dieu tombée sur +lui. + +--Pourrais-je donc haïr ma fille? se demandait-il souvent durant ses +promenades solitaires. Est-ce sa faute si la colère du ciel l'a frappée? +Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher à adoucir la douleur +de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? À quelle +triste existence est-elle réservée si moi, son père, je l'abandonne? que +deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est à moi de me résigner. +Qui en prendra soin? qui relèvera? qui la protégera? Elle n'a au monde +que sa mère et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura jamais +ni frère ni sÅ“ur; c'est assez d'une malheureuse de plus au monde. Sous +peine de manquer de cÅ“ur, je dois consacrer ma vie à lui faire supporter +la sienne. + +Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait à la maison avec la ferme +intention de remplir ses devoirs de père et de mari; il trouvait son +enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait +les mains de Cécile entre les siennes: on lui avait parlé, disait-il, +d'un médecin célèbre, qu'il allait faire venir; rien n'était encore +décidé; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant ainsi, il +soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais +d'affreuses pensées le saisissaient malgré lui; l'idée de l'avenir, la +vue de ce silence, de cet être inachevé, dont les sens étaient fermés, +la réprobation, le dégoût, la pitié, le mépris du monde, l'accablaient. +Son visage pâlissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant à sa +mère, et se détournait pour cacher ses larmes. + +C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son +cÅ“ur avec une sorte de tendresse désespérée et ce plein regard de +l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle +ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre, +posait Camille dans son berceau, et passait des heures entières, muette +comme elle, à la regarder. + +Cette espèce d'exaltation sombre et passionnée devint si forte, qu'il +n'était pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le plus +absolu pendant des journées. On lui adressait en vain la parole. Il +semblait qu'elle voulût savoir par elle-même ce que c'était que cette +nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre. + +Elle parlait par signes à l'enfant et savait seule se faire comprendre. +Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-même, semblaient +étrangers à Camille. La mère de madame des Arcis, femme d'un esprit +assez vulgaire, ne venait guère à Chardonneux[3] (ainsi se nommait la +terre du chevalier) que pour déplorer le malheur arrivé à son gendre et +à sa chère Cécile. Croyant faire preuve de sensibilité, elle s'apitoyait +sans relâche sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui +échappa de dire un jour:--Mieux eût valu pour elle ne pas être +née.--Qu'auriez-vous donc fait si j'étais ainsi? répliqua Cécile presque +avec l'accent de la colère. + +[Note 3: Il y a près du Mans un château de ce nom. L'auteur y passa +quelques jours en septembre 1829.] + +L'oncle Giraud, le maître maçon, ne trouvait pas grand mal à ce que sa +petite nièce fût muette:--J'ai eu, disait-il, une femme si bavarde, que +je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme préférable. +Cette petite-là est sûre d'avance de ne jamais tenir de mauvais propos, +ni d'en écouter, de ne pas impatienter toute une maison en chantant de +vieux airs d'opéra, qui sont tous pareils; elle ne sera pas querelleuse, +elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait +jamais; elle ne s'éveillera pas si son mari tousse, ou bien s'il se lève +plus tôt qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne rêvera pas tout +haut, elle sera discrète; elle y verra clair, les sourds ont de bons +yeux; elle pourra régler un mémoire, quand elle ne ferait que compter +sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner, +comme les propriétaires à propos de la moindre bâtisse; elle saura +d'elle-même une chose très bonne qui ne s'apprend d'ordinaire que +difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le cÅ“ur +à sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du miel au +bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle +n'entendra pas, à dîner, les rabat-joie qui font des périodes; elle sera +jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera +pas obligée, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se promener. Ma +foi, si j'étais jeune, je l'épouserais très bien quand elle sera grande, +et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais très +bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait. + +Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de gaieté +rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient +s'empêcher de sourire tous deux à cette bonhomie un peu brusque, mais +respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part. +Mais le mal était là ; tout le reste de la famille regardait avec des +yeux effrayés et curieux ce malheur, qui était une rareté. Quand ils +venaient en carriole du gué de Mauny[4], ces braves gens se mettaient en +cercle avant dîner, tâchant de voir et de raisonner, examinant tout d'un +air d'intérêt, prenant un visage composé, se consultant tout bas pour +savoir quoi dire, tentant quelquefois de détourner la pensée commune par +une grosse remarque sur un fétu. La mère restait devant eux, sa fille +sur ses genoux, sa gorge découverte, quelques gouttes de lait coulant +encore. Si Raphaël eût été de la famille, la Vierge à la Chaise aurait +pu avoir une sÅ“ur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en était +d'autant plus belle. + +[Note 4: Le gué de Mauny est un site pittoresque des environs du +Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.] + + + + +III + + +La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa +tâche, mais fidèlement. Camille n'avait que ses yeux au service de son +âme; ses premiers gestes furent, comme l'avaient été ses premiers +regards, dirigés vers la lumière. Le plus pâle rayon de soleil lui +causait des transports de joie. + +Lorsqu'elle commença à se tenir debout et à marcher, une curiosité très +marquée lui fit examiner et toucher tous les objets qui l'environnaient, +avec une délicatesse mêlée de crainte et de plaisir, qui tenait de la +vivacité de l'enfant, et déjà de la pudeur de la femme. Son premier +mouvement était de courir vers tout ce qui lui était nouveau, comme pour +le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours à +moitié chemin en regardant sa mère, comme pour la consulter. Elle +ressemblait alors à l'hermine, qui, dit-on, s'arrête et renonce à la +route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de +gravier pourrait tacher sa fourrure. + +Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le +jardin. C'était une chose étrange que la manière dont elle les +regardait parler. Ces enfants, à peu près du même âge qu'elle, +essayaient, bien entendu, de répéter des mots estropiés par leurs +bonnes, et tâchaient, en ouvrant les lèvres, d'exercer leur intelligence +au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement à la pauvre fille. +Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle étendait les mains +vers ses petites compagnes, qui, de leur côté, reculaient effrayées +devant cette autre expression de leur propre pensée. + +Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec anxiété +les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle eût +pu deviner que l'abbé de l'Épée allait bientôt venir et apporter la +lumière dans ce monde de ténèbres, quelle n'eût pas été sa joie! Mais +elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard, +que le courage et la piété d'un homme allaient détruire. Singulière +chose qu'un prêtre en voie plus qu'une mère, et que l'esprit, qui +discerne, trouve ce qui manque au cÅ“ur, qui souffre! + +Quand les petites amies de Camille furent en âge de recevoir les +premières instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant commença à +témoigner une très grande tristesse de ce qu'on n'en faisait pas autant +pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille +institutrice anglaise qui faisait épeler à grand'peine un enfant et le +traitait sévèrement. Camille assistait à la leçon, regardait avec +étonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et tâchant, +pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il était +grondé. + +Les leçons de musique furent pour elle le sujet d'une peine bien plus +vive. Debout près du piano, elle roidissait et remuait ses petits doigts +en regardant la maîtresse de tous ses grands yeux, qui étaient très +noirs et très beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait là , et +frappait quelquefois sur les touches d'une façon en même temps douce et +irritée. + +L'impression que les êtres ou les objets extérieurs produisaient sur les +autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les +choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se +montrer du doigt ces mêmes objets et échanger entre eux ce mouvement des +lèvres qui lui était inintelligible, alors recommençait son chagrin. +Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de +bois, elle traçait presque machinalement sur le sable quelques lettres +majuscules qu'elle avait vu épeler à d'autres, et qu'elle considérait +attentivement. + +La prière du soir, que le voisin faisait faire régulièrement à ses +enfants tous les jours, était pour Camille une énigme qui ressemblait à +un mystère. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les mains +sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation: + +--Ôtez-moi cette petite, disait-il; épargnez-moi cette singerie.--Je +prends sur moi d'en demander pardon à Dieu, répondit un jour la mère. + +Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre faculté que +les Écossais appellent la double vue, que les partisans du magnétisme +veulent faire admettre, et que les médecins rangent, la plupart du +temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir +ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien +eût pu l'avertir de leur arrivée. + +Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec une +certaine crainte, mais ils l'évitaient quelquefois d'un air de mépris. +Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de pitié dont parle La +Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en +riant, lui demandant de répondre. Ces petites rondes des enfants, qui se +danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait à +la promenade, déjà à demi jeune fille, et quand venait le vieux refrain: + + Entrez dans la danse, + Voyez comme on danse... + +seule à l'écart, appuyée sur un banc, elle suivait la mesure, en +balançant sa jolie tête, sans essayer de se mêler au groupe, mais avec +assez de tristesse et de gentillesse pour faire pitié. + +L'une des plus grandes tâches qu'essaya cet esprit maltraité fut de +vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait l'arithmétique. Il +s'agissait d'un calcul fort aisé et fort court. La voisine se débattait +contre quelques chiffres un peu embrouillés. Le total ne se montait +guère à plus de douze ou quinze unités. La voisine comptait sur ses +doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider, étendit +ses deux mains ouvertes. On lui avait donné, à elle aussi, les premières +et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre. +Un animal intelligent, un oiseau même, compte d'une façon ou d'une +autre, que nous ne savons pas, jusqu'à deux ou trois. Une pie, dit-on, a +compté jusqu'à cinq. Camille, dans cette circonstance, aurait eu à +compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'à dix. Elle les tenait +ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne volonté, +qu'on l'eût prise pour un honnête homme qui ne peut pas payer. + +La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille n'en +donnait aucun indice.--C'est pourtant drôle, disait le chevalier, qu'une +petite fille ne comprenne pas un bonnet! À de pareils propos, madame des +Arcis souriait tristement.--Elle est pourtant belle! disait-elle à son +mari; et en même temps, avec douceur, elle poussait un peu Camille pour +la faire marcher devant son père, afin qu'il vît mieux sa taille, qui +commençait à se former, et sa démarche encore enfantine, qui était +charmante. + +À mesure qu'elle avançait en âge, Camille se prit de passion, non pour +la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les églises, qu'elle +voyait. Peut-être avait-elle dans l'âme cet instinct invincible qui fait +qu'un enfant de dix ans conçoit et garde le projet de prendre une robe +de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer +ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indifférents et même des +philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais +elle existe. + +«Lorsque j'étais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne voyais que le +ciel,» est certainement un mot sublime, écrit, comme on sait, par un +sourd-muet. Camille était bien loin de tant de force. L'image grossière +de la Vierge, badigeonnée de blanc de céruse, sur un fond de plâtre +frotté de bleu, à peu près comme l'enseigne d'une boutique; un enfant de +chÅ“ur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont la +voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans +que Camille en pût rien entendre; la démarche du suisse, les airs du +bedeau,--qui sait ce qui fait lever les yeux à un enfant? Mais +qu'importe, dès que ces yeux se lèvent? + + + + +IV + + +--Elle est pourtant belle! se répétait le chevalier, et Camille l'était +en effet. Dans le parfait ovale d'un visage régulier, sur des traits +d'une pureté et d'une fraîcheur admirables, brillait, pour ainsi dire, +la clarté d'un bon cÅ“ur. Camille était petite, non point pâle, mais très +blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son +naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance dès que le +malheur venait la toucher; pleine de grâce dans tous ses mouvements, +d'esprit et quelquefois d'énergie dans sa petite pantomime, +singulièrement industrieuse à se faire entendre, vive à comprendre, +toujours obéissante dès qu'elle avait compris. Le chevalier restait +aussi parfois, comme madame des Arcis, à regarder sa fille sans parler. +Tant de grâce et de beauté, joint à tant de malheur et d'horreur, était +près de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent Camille avec +une sorte de transport, en disant tout haut:--Je ne suis cependant pas +un méchant homme! + +Il y avait une allée dans le bois, au fond du jardin, où le chevalier +avait l'habitude de se promener après le déjeuner. De la fenêtre de sa +chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir derrière les +arbres. Elle n'osait guère l'y aller retrouver. Elle regardait, avec un +chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait été pour elle plutôt un +amant qu'un époux, dont elle n'avait jamais reçu un reproche, à qui elle +n'en avait jamais eu un seul à faire, et qui n'avait plus le courage de +l'aimer parce qu'elle était mère. + +Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle +comme un ange, le cÅ“ur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui +devait avoir lieu dans un château voisin. Madame des Arcis voulait y +mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le +monde et sur son mari la beauté de sa fille. Elle avait passé des nuits +sans sommeil à chercher quelle robe elle lui mettrait; elle avait formé +sur ce projet les plus douces espérances.--Il faudra bien, se +disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour +toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la +plus belle. + +Dès que le chevalier vit sa femme venir à lui, il s'avança au-devant +d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une +galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne s'écartait +jamais, malgré sa bonhomie naturelle. Ils commencèrent par échanger +quelques mots insignifiants, puis ils se mirent à marcher l'un à côté de +l'autre. + +Madame des Arcis cherchait de quelle manière elle proposerait à son mari +de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une +détermination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille, celle +de ne plus voir le monde. La seule pensée d'exposer son malheur aux yeux +des indifférents ou des malveillants mettait le chevalier presque hors +de lui. Il avait annoncé formellement sa volonté sur ce sujet. Il +fallait donc que madame des Arcis trouvât un biais, un prétexte +quelconque, non seulement pour exécuter son dessein, mais pour en +parler. + +Pendant ce temps-là , le chevalier paraissait réfléchir beaucoup de son +côté. Il fut le premier à rompre le silence. Une affaire survenue à un +de ses parents, dit-il à sa femme, venait d'occasionner de grands +dérangements de fortune dans sa famille; il était important pour lui de +surveiller les gens chargés des mesures à prendre; ses intérêts, et par +conséquent ceux de madame des Arcis elle-même, couraient le risque +d'être compromis faute de soin. Bref, il annonça qu'il était obligé de +faire un court voyage en Hollande, où il devait s'entendre avec son +banquier; il ajouta que l'affaire était extrêmement pressée, et qu'il +comptait partir dès le lendemain matin. + +Il n'était que trop facile à madame des Arcis de comprendre le motif de +ce voyage. Le chevalier était bien éloigné de songer à abandonner sa +femme; mais, en dépit de lui-même, il éprouvait un besoin irrésistible +de s'isoler tout à fait pendant quelque temps, ne fût-ce que pour +revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du temps, +ce besoin de solitude à l'homme comme la souffrance physique aux +animaux. + +Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne répondit que +par ces phrases banales qu'on a toujours sur les lèvres quand on ne peut +pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le +chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette +démarche, et ne s'y opposait en aucune façon. Tandis qu'elle parlait, la +douleur lui serrait le cÅ“ur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et +s'assit sur un banc. + +Là , elle resta plongée dans une rêverie profonde, les regards fixes, les +mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande +joie ni grands plaisirs. Sans être une femme d'un esprit élevé, elle +sentait assez fortement et elle était d'une famille assez commune pour +avoir quelque peu souffert. Son mariage avait été pour elle un bonheur +tout à fait imprévu, tout à fait nouveau; un éclair avait brillé devant +ses yeux au milieu de longues et froides journées, maintenant la nuit la +saisissait. + +Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier détournait les yeux, et +semblait impatient de rentrer à la maison. Il se levait et se rasseyait. +Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils +rentrèrent ensemble. + +L'heure du dîner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se trouvait +malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre était un +prie-Dieu où elle resta à genoux jusqu'au soir. Sa femme de chambre +entra plusieurs fois, ayant reçu du chevalier l'ordre secret de veiller +sur elle; elle ne répondit pas à ce qu'on lui disait. Vers huit heures +du soir elle sonna, demanda la robe commandée à l'avance pour sa fille, +et qu'on mit le cheval à la voiture. Elle fit avertir en même temps le +chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y +accompagnât. + +Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus +légère. Sur ce corps bien-aimé, dont les contours commençaient à se +dessiner, la mère posa une petite parure simple et fraîche. Une robe de +mousseline blanche brodée, des petits souliers de satin blanc, un +collier de graines d'Amérique sur le cou, une couronne de bluets sur la +tête, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec orgueil et +sautait de joie. La mère, vêtue d'une robe de velours, comme quelqu'un +qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psyché, et +l'embrassait coup sur coup, en répétant: Tu es belle, tu es belle! +lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune émotion +apparente, demanda à son domestique si on avait attelé, et à son mari +s'il venait. Le chevalier donna la main à sa femme, et l'on alla au bal. + +C'était la première fois qu'on voyait Camille. On avait beaucoup entendu +parler d'elle. La curiosité dirigea tous les regards vers la petite +fille dès qu'elle parut. On pouvait s'attendre à ce que madame des +Arcis montrât quelque embarras et quelque inquiétude; il n'en fut rien. +Après les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus calme, et +tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espèce +d'étonnement ou un air d'intérêt affecté, elle la laissait aller par la +chambre sans paraître y songer. + +Camille retrouvait là ses petites compagnes; elle courait tour à tour +vers l'une ou vers l'autre, comme si elle eût été au jardin. Toutes, +cependant, la recevaient avec réserve et avec froideur. Le chevalier, +debout à l'écart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent à lui, +vantèrent la beauté de sa fille; des personnes étrangères, ou même +inconnues, l'abordèrent avec l'intention de lui faire compliment. Il +sentait qu'on le consolait, et ce n'était guère de son goût. Cependant +un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu à +peu quelque joie au cÅ“ur. Après avoir parlé par gestes presque à tout le +monde, Camille était restée debout entre les genoux de sa mère. On +venait de la voir aller de côté et d'autre; on s'attendait à quelque +chose d'étrange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien fait que +de dire bonsoir aux gens avec une grande révérence, donner un petit +_shake-hand_ à des demoiselles anglaises, envoyer des baisers aux mères +de ses petites amies, le tout peut-être appris par cÅ“ur, mais fait avec +grâce et naïveté. Revenue tranquillement à sa place, on commença à +l'admirer. Rien, en effet, n'était plus beau que cette enveloppe dont +ne pouvait sortir cette pauvre âme. Sa taille, son visage, ses longs +cheveux bouclés, ses yeux surtout d'un éclat incomparable, surprenaient +tout le monde. En même temps que ses regards essayaient de tout deviner, +et ses gestes de tout dire, son air réfléchi et mélancolique prêtait à +ses moindres mouvements, à ses allures d'enfant et à ses poses un +certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en eût +été frappé. On s'approcha de madame des Arcis, on l'entoura, on fit +mille questions par gestes à Camille; à l'étonnement et à la répugnance +avaient succédé une bienveillance sincère, une franche sympathie. +L'exagération, qui arrive toujours dès que le voisin parle après le +voisin pour répéter la même chose, s'en mêla bientôt. On n'avait jamais +vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'était si beau +qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle était loin +de rien comprendre. + +Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut ce +soir-là un battement de cÅ“ur qui lui était dû, le plus heureux, le plus +pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire échangé, qui +valait bien des larmes. + +Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse. Les +enfants se prirent par la main, se mirent en place et commencèrent à +exécuter les pas que le maître de danse de l'endroit leur avait appris. +Les parents, d'autre part, commencèrent à se complimenter +réciproquement, à trouver charmante cette petite fête, et à se faire +remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs progénitures. Ce +fut bientôt un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries de café +entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes filles, +de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les +mamans, bref un bal d'enfants en province. + +Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense bien, +n'était pas de la contredanse. Camille regardait la fête avec une +attention un peu triste. Un petit garçon vint l'inviter. Elle secoua la +tête pour toute réponse; quelques bluets tombèrent de sa couronne, qui +n'était pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut bientôt +réparé, avec quelques épingles, le désordre de cette coiffure qu'elle +avait faite elle-même; mais elle chercha vainement ensuite son mari: il +n'était plus dans la salle. Elle fit demander s'il était parti, et s'il +avait pris la voiture. On lui répondit qu'il était retourné chez lui à +pied. + + + + +V + + +Le chevalier avait résolu de s'éloigner sans dire adieu à sa femme. Il +craignait et fuyait toute explication fâcheuse, et comme, d'ailleurs, +son dessein était de revenir dans peu de temps, il crut agir plus +sagement en laissant seulement une lettre. Il n'était pas tout à fait +vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage +pouvait lui être avantageux. Un de ses amis écrivit à Chardonneux pour +presser son départ; c'était un prétexte convenu. Il prit, en rentrant, +le semblant d'un homme obligé de s'en aller à l'improviste. Il fit faire +ses paquets en toute hâte, les envoya à la ville, monta à cheval et +partit. + +Une hésitation involontaire et un très grand regret s'emparèrent +cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit +d'avoir obéi trop vite à un sentiment qu'il pouvait maîtriser, de faire +verser à sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver ailleurs le +repos qu'il ôtait peut-être à sa maison.--Mais qui sait, pensa-t-il, si +je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait +si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas +des jours plus heureux? Je suis frappé d'un malheur dont Dieu seul +connaît la cause; je m'éloigne pour quelques jours du lieu où je +souffre. Le changement, le voyage, la fatigue même, calmeront peut-être +mes ennuis; je vais m'occuper de choses matérielles, importantes, +nécessaires; je reviendrai le cÅ“ur plus tranquille, plus content; +j'aurai réfléchi, je saurai mieux ce que j'ai à faire.--Cependant Cécile +va souffrir, se disait-il au fond du cÅ“ur. Mais, son parti une fois +pris, il continua sa route. + +Madame des Arcis avait quitté le bal vers onze heures. Elle était montée +en voiture avec sa fille, qui s'endormit bientôt sur ses genoux. Bien +qu'elle ignorât que le chevalier eût exécuté si promptement son projet +de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'être sortie seule de chez ses +voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'égards devient +une douleur sensible à qui en soupçonne le motif. Le chevalier n'avait +pu supporter le spectacle public de son malheur. La mère avait voulu +montrer ce malheur pour tâcher de le vaincre et d'en avoir raison. Elle +eut aisément pardonné à son mari un mouvement de tristesse ou de +mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle manière de +laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inouïe; et la +moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche, +lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas là , a fait, quelquefois +plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de +bien. + +Tandis que la voiture se traînait lentement sur les cailloux d'un +chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille +endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant Camille, +de façon à ce que les cahots ne pussent l'éveiller, elle songeait, avec +cette force que la nuit donne à la pensée, à la fatalité qui semblait la +poursuivre jusque dans cette joie légitime qu'elle venait d'avoir à ce +bal. Une étrange disposition d'esprit la faisait se reporter tour à +tour, tantôt vers son propre passé, tantôt vers l'avenir de sa +fille.--Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'éloigne de moi; +s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes +efforts, toutes mes prières ne serviront qu'à l'importuner; son amour +est mort, sa pitié subsiste, mais son chagrin est plus fort que lui et +que moi-même. Ma fille est belle, mais vouée au malheur; qu'y puis-je +faire? que puis-je prévoir ou empêcher? Si je m'attache à cette pauvre +enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer à +voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais, au +contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son +ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-être de me séparer de ma +fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voulût confier Camille à des +étrangers, et se délivrer d'un spectacle qui l'afflige? + +En se parlant ainsi à elle-même, madame des Arcis embrassait Camille. + +--Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au prix +de ton repos, de ta vie peut-être, l'apparence d'un bonheur qui me +fuirait à mon tour! cesser d'être mère pour être épouse! Quand une +pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y +songer? + +Puis elle revenait à ses conjectures.--Que va-t-il arriver? se +demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille +sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que +deviendra cette enfant? + +À quelque distance de Chardonneux, il y avait un gué à passer. Il avait +beaucoup plu depuis un mois à peu près, en sorte que la rivière +débordait et couvrait les prés d'alentour. Le _passeux_ refusa d'abord +de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait dételer, qu'il +se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le +carrosse. Madame des Arcis, pressée de revoir son mari, ne voulut pas +descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'était un trajet de +quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois. + +Au milieu du gué, le bateau commença à dévier, poussé par le courant. Le +_passeux_ demanda aide au cocher pour empêcher, disait-il, d'aller à +l'écluse. Il y avait, en effet, à deux ou trois cents pas plus bas, un +moulin avec une écluse, faite de soliveaux, de pieux et de planches +rassemblées, mais vieille, brisée par l'eau, et devenue une espèce de +cascade, ou plutôt de précipice. Il était clair que, si l'on se +laissait entraîner jusque-là , on devait s'attendre à un accident +terrible. + +Le cocher était descendu de son siège; il aurait voulu être bon à +quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le +_passeux_, de son côté, faisait ce qu'il pouvait, mais la nuit était +sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui tantôt se +relayaient, tantôt réunissaient leurs forces, pour couper l'eau et +gagner la rive. + +À mesure que le bruit de l'écluse se rapprochait, le danger devenait +plus effrayant. Le bateau, lourdement chargé, et défendu contre le +courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche +était bien enfoncée et bien tenue à l'avant, le bac s'arrêtait, allait +de côté, ou tournait sur lui-même; mais le flot était trop fort. Madame +des Arcis, qui était restée dans la voiture avec l'enfant, ouvrit la +glace avec une terreur affreuse: + +--Est-ce que nous sommes perdus? s'écria-t-elle. + +En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tombèrent dans le bateau, +épuisés, et les mains meurtries. + +Le _passeux_ savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait pas de temps +à perdre: + +--Père Georgeot, dit madame des Arcis au _passeux_ (c'était son nom), +peux-tu me sauver, ma fille et moi? + +Le père Georgeot jeta un coup, d'Å“il sur l'eau, puis sur la rive: + +--Certainement, répondit-il en haussant les épaules d'un air presque +offensé qu'on lui adressât une pareille question. + +--Que faut-il faire? dit madame des Arcis. + +--Vous mettre sur mes épaules, répliqua le _passeux_. Gardez votre robe, +ça vous soutiendra. Empoignez-moi le cou à deux bras, mais n'ayez pas +peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noyés; ne criez pas, ça +vous ferait boire. Quant à la petite, je la prendrai d'une main par la +taille, je nagerai de l'autre à la marinière, et je la passerai en l'air +sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de +terre qui sont dans ce champ-là . + +--Et Jean? dit madame des Arcis, désignant le cocher. + +--Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille à l'écluse et +qu'il attende, je le retrouverai. + +Le père Georgeot s'élança dans l'eau, chargé de son double fardeau, mais +il avait trop préjugé de ses forces. Il n'était plus jeune, tant s'en +fallait. La rive était plus loin qu'il ne disait, et le courant plus +fort qu'il ne l'avait pensé. Il fit cependant tout ce qu'il put pour +arriver à terre, mais il fut bientôt entraîné. Le tronc d'un saule +couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les ténèbres, l'arrêta +tout à coup: il s'y était violemment frappé au front. Son sang coula, sa +vue s'obscurcit. + +--Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le vôtre; +je n'en puis plus. + +--Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la mère. + +-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le _passeux_. + +Madame des Arcis, pour toute réponse, ouvrit les bras, lâcha le cou du +_passeux_, et se laissa aller au fond de l'eau. + +Lorsque le _passeux_ eut déposé à terre la petite Camille saine et +sauve, le cocher, qui avait été tiré de la rivière par un paysan, l'aida +à chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le +lendemain matin, près du rivage. + + + + +VI + + +Un an après cet événement, dans une chambre d'un hôtel garni situé rue +du Bouloi, à Paris, dans le quartier des diligences, une jeune fille en +deuil était assise près d'une table, au coin du feu. Sur cette table +était une bouteille de vin d'ordinaire, à moitié vide, et un verre. Un +homme courbé par l'âge, mais d'une physionomie ouverte et franche, vêtu +à peu près comme un ouvrier, se promenait à grands pas dans la chambre. +De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arrêtait devant +elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors, +étendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement mêlé d'une +sorte de répugnance involontaire, et remplissait le verre. Le vieillard +buvait un petit coup, puis recommençait à marcher, tout en gesticulant +d'une façon singulière et presque ridicule, pendant que la jeune fille, +souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention. + +Il eût été difficile, à qui se fût trouvé là , de deviner quelles étaient +ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais +pleine de grâce et de distinction, portant sur son visage et dans ses +moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la beauté; +l'autre, d'une apparence tout à fait vulgaire, les habits en désordre, +le chapeau sur la tête, buvant du gros vin de cabaret, et faisant +résonner sur le parquet les clous de ses souliers. C'était un étrange +contraste. + +Ces deux personnes étaient pourtant liées par une amitié bien vive et +bien tendre. C'était Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme était +venu à Chardonneux lorsque madame des Arcis avait été portée d'abord à +l'église, puis à sa dernière demeure. Sa mère étant morte et son père +absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce monde. +Le chevalier, ayant une fois quitté sa maison, distrait par son voyage, +appelé par ses affaires et obligé de parcourir plusieurs villes de la +Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte +qu'il se passa près d'un mois, pendant lequel Camille resta, pour ainsi +dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, à la maison une sorte de +gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la +mère, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi était une +sinécure; la gouvernante connaissait à peine Camille, et ne pouvait lui +être d'aucun secours dans une pareille circonstance. + +La douleur de la jeune fille à la mort de sa mère avait été si violente, +qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame +des Arcis avait été retiré de l'eau et apporté à la maison, Camille +accompagnait ce cortège funèbre en poussant des cris de désespoir si +déchirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y avait, en +effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet être qu'on était habitué à +voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout à coup de son silence +en présence de la mort. Les sons inarticulés qui s'échappaient de ses +lèvres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose de +sauvage; ce n'étaient ni des paroles ni des sanglots, mais une sorte de +langage horrible, qui semblait inventé par la douleur. Pendant un jour +et une nuit, ces cris affreux ne cessèrent de remplir la maison; Camille +courait de tous côtés, s'arrachant les cheveux et frappant les +murailles. On essaya en vain de l'arrêter; la force même fut inutile. Ce +ne fut que la nature épuisée qui la fit enfin tomber au pied du lit où +le corps de sa mère était couché. + +Presque aussitôt, elle avait paru reprendre sa tranquillité accoutumée, +et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle était restée quelque temps dans +un calme apparent, marchant toute la journée, au hasard, d'un pas lent +et distrait, ne se refusant à aucun des soins qu'on prenait pour elle; +on la croyait revenue à elle-même, et le médecin, qui avait été appelé, +s'y trompa comme tout le monde; mais une fièvre nerveuse se déclara +bientôt avec les plus graves symptômes. Il fallut veiller constamment +sur la malade; sa raison semblait entièrement perdue. + +C'était alors que l'oncle Giraud avait pris la résolution de venir à +tout prix au secours de sa nièce.--Puisqu'elle n'a plus ni père ni mère +dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me déclare +pour son oncle véritable, chargé de la soigner et d'empêcher qu'il ne +lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent demandé +à son père de me la donner pour me faire rire. Je ne veux pas l'en +priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. À son +retour, je la lui rendrai fidèlement. + +L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux médecins, par une assez bonne +raison, c'est qu'il croyait à peine aux maladies, n'ayant jamais +lui-même été malade. Une fièvre nerveuse surtout lui paraissait une +chimère, un pur dérangement d'idées, qu'un peu de distraction devait +guérir. Il s'était donc décidé à amener Camille à Paris.--Vous voyez, +disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que +pleurer, et elle a raison; une mère ne vous meurt pas deux fois. Mais il +ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de partir; +il faut tâcher qu'elle pense à autre chose. On dit que Paris est très +bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi +donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien à tous les deux. +D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui être +très bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois que +j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours +ragaillardi. + +De cette façon, Camille et son oncle étaient venus à Paris. Le +chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud, +l'approuva. Au retour de sa tournée en Hollande, il avait rapporté à +Chardonneux une mélancolie tellement profonde, qu'il lui était presque +impossible de voir qui que ce fût, même sa fille. Il semblait vouloir +fuir tout être vivant, et chercher à se fuir lui-même. Presque toujours +seul, à cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre mesure pour +donner quelque repos à son âme. Un chagrin caché, incurable, le +dévorait. Il se reprochait au fond du cÅ“ur d'avoir rendu sa femme +malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribué à sa mort.--Si j'avais +été là , se disait-il, elle vivrait, et je devais y être. Cette pensée, +qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie. + +Il désirait que Camille fût heureuse; il était prêt, dans l'occasion, à +faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa première idée, en +revenant à Chardonneux, avait été d'essayer de remplacer près de sa +fille celle qui n'était plus, et de payer avec usure cette dette de cÅ“ur +qu'il avait contractée; mais le souvenir de la ressemblance de la mère +et de l'enfant lui causait à l'avance une douleur intolérable. C'était +en vain qu'il cherchait à se tromper sur cette douleur même, et qu'il +voulait se persuader que ce serait plutôt à ses yeux une consolation, un +adoucissement à sa peine, de retrouver ainsi sur un visage aimé les +traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgré tout, était +pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur, +qu'il ne se sentait pas la force de supporter. + +L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'à égayer sa +nièce et à lui rendre la vie agréable. Malheureusement ce n'était pas +facile. Camille s'était laissé emmener sans résistance, mais elle ne +voulait prendre part à aucun des plaisirs que le bonhomme tâchait de lui +proposer. Ni promenades, ni fêtes, ni spectacles, ne pouvaient la +tenter; pour toute réponse, elle montrait sa robe noire. + +Le vieux maître maçon était obstiné. Il avait loué, comme on l'a vu, un +appartement garni dans une auberge des Messageries, la première qu'un +commissionnaire de la rue lui avait indiquée, ne comptant y rester qu'un +mois ou deux. Il y était avec Camille depuis près d'un an. Pendant un +an, Camille s'était refusée à toutes ses propositions de partie de +plaisir, et, comme il était en même temps aussi bon et aussi patient +qu'entêté, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il aimait cette +pauvre fille de toute son âme, sans qu'il en sût lui même la cause, par +un de ces charmes inexplicables qui attachent la bonté au malheur. + +--Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa bouteille, +ce qui peut t'empêcher de venir à l'Opéra avec moi. Cela coûte fort +cher; j'ai le billet dans ma poche; voilà ton deuil fini d'hier; tu as +là deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'à mettre ton capuchon, et... + +Il s'interrompit.--Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais pas +pensé. Mais qu'importe? ce n'est pas nécessaire dans ces endroits-là . Tu +n'entends pas, moi, je n'écoute pas. Nous regarderons danser, voilà +tout. + +Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il avait +quelque chose d'intéressant à dire, que sa nièce ne pouvait l'entendre +ni lui répondre. Il causait avec elle malgré lui. D'une autre part, +quand il essayait de s'exprimer par signes, c'était encore pire; elle le +comprenait encore moins. Aussi avait-il adopté l'habitude de lui parler +comme à tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes ses +forces; Camille s'était faite à cette pantomime parlante, et trouvait +moyen d'y répondre à sa façon. + +Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le +bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes à sa nièce, et les lui +présentait d'un air à la fois si tendre et si suppliant, qu'elle lui +sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse +calme qu'on lui voyait toujours. + +--Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles +robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces +robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant +danser les robes comme des marionnettes. + +Camille avait assez pleuré pour qu'un moment de joie lui fût permis. +Pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle se leva, se plaça +devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait, +le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de tête +pour dire: Oui. + +À ce signe, le bonhomme Giraud se mit à sauter comme un enfant, avec ses +gros souliers. Il triomphait: l'heure était enfin venue où il +accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui, +venir à l'Opéra, voir le monde: il ne se tenait pas d'aise à cette +pensée, et il embrassait sa nièce coup sur coup, tout en criant après la +femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison. + +La toilette achevée, Camille était si belle, qu'elle sembla le +reconnaître elle-même, et sourit à sa propre image.--La voiture est en +bas, dit l'oncle Giraud, tâchant d'imiter avec ses bras le geste d'un +cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un +carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle +venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire, +et partit. + + + + +VII + + +Si l'oncle Giraud n'était pas élégant de sa personne, il se piquait du +moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits, +toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas +être gêné, l'enveloppassent comme bon leur semblait, que ses bas drapés +fussent mal tirés, et que sa perruque lui tombât sur les yeux. Mais +quand il se mêlait de régaler les autres, il prenait d'abord ce qu'il y +avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce soir-là , +pour lui et pour Camille, une bonne loge découverte, bien en évidence, +afin que sa nièce pût être vue de tout le monde. Aux premiers regards +que Camille jeta sur le théâtre et dans la salle, elle fut éblouie; cela +ne pouvait manquer: une jeune fille à peine âgée de seize ans, élevée au +fond d'une campagne, et se trouvant tout à coup transportée au milieu du +séjour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire qu'elle +rêvait. On jouait un ballet: Camille suivait avec curiosité les +attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que +c'était une pantomime, et, comme elle devait s'y connaître, elle +cherchait à s'en expliquer le sens. À tout moment, elle se retournait +vers son oncle d'un air stupéfait, comme pour le consulter; mais il n'y +comprenait guère plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de soie +offrant des fleurs à leurs bergères, des amours voltigeant au bout d'une +corde, des dieux assis sur des nuages. Les décorations, les lumières, le +lustre surtout, dont l'éclat la charmait, les parures des femmes, les +broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour +elle la jetait dans un doux étonnement. + +De son côté, elle devint bientôt elle-même l'objet d'une curiosité +presque générale; sa parure était simple, mais du meilleur goût. Seule, +en grande loge, à côté d'un homme aussi peu musqué que l'était l'oncle +Giraud, belle comme un astre et fraîche comme une rose, avec ses grands +yeux noirs et son air naïf, elle devait nécessairement attirer les +regards. Les hommes commencèrent à se la montrer, les femmes à +l'observer; les marquis s'approchèrent, et les compliments les plus +flatteurs, faits à haute voix, à la mode du temps, furent adressés à la +nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces +hommages, qu'il savourait avec délices. + +Cependant Camille, peu à peu, reprit d'abord son air tranquille, puis un +mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il était cruel +d'être isolée au milieu de cette foule. Ces gens qui causaient dans +leurs loges, ces musiciens dont les instruments réglaient la mesure des +pas des acteurs, ce vaste échange de pensées entre le théâtre et la +salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-même.--Nous +parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous +écoutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous jouissons de +tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule +n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un être qui ne fait qu'assister à +la vie. + +Camille ferma les yeux pour se délivrer de ce spectacle; elle se souvint +de ce bal d'enfants où elle avait vu danser ses compagnes, et où elle +était restée près de sa mère. Elle revint par la pensée à la maison +natale, a son enfance si malheureuse, à ses longues souffrances, à ses +larmes secrètes, à la mort de sa mère, enfin à ce deuil qu'elle venait +de quitter, et qu'elle résolut de reprendre en rentrant. Puisqu'elle +était à jamais condamnée, il lui sembla qu'il valait mieux pour elle ne +jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amèrement qu'elle ne +l'avait encore fait que tout effort de sa part pour résister à la +malédiction céleste était inutile. Remplie de cette pensée, elle ne put +retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait à en +deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le +bonhomme, surpris et inquiet, hésitait et ne savait que faire; Camille +se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donnât son +mantelet. + +En ce moment, elle aperçut au-dessous d'elle, à la galerie, un jeune +homme de bonne mine, très richement vêtu, qui tenait à la main un +morceau d'ardoise, sur lequel il traçait des lettres et des figures avec +un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise à son voisin, +plus âgé que lui; celui-ci paraissait le comprendre aussitôt, et lui +répondait de la même manière avec une très grande promptitude. Tous deux +échangeaient en même temps, en ouvrant ou fermant les doigts, certains +signes qui semblaient leur servir à se mieux communiquer leurs idées. + +Camille ne comprit rien, ni à ces dessins qu'elle distinguait à peine, +ni à ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait remarqué, du +premier coup d'Å“il, que ce jeune homme ne remuait pas les lèvres;--prête +à sortir, elle s'arrêta. Elle voyait qu'il parlait un langage qui +n'était celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer sans ce +fatal mouvement de la parole, si incompréhensible pour elle, et qui +faisait le tourment de sa pensée. Quel que fut ce langage étrange, une +surprise extrême, un désir invincible d'en voir davantage lui firent +reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de +la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant +de nouveau écrire sur l'ardoise et la présenter à son voisin, elle fit +un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. À ce +mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille à son tour. À +peine leurs yeux se furent-ils rencontrés, qu'ils restèrent tous deux +d'abord immobiles et indécis, comme s'ils eussent cherché à se +reconnaître; puis, en un instant, ils se devinèrent, et se dirent d'un +regard: Nous sommes muets tous deux. + +L'oncle Giraud apportait à sa nièce son mantelet, sa canne et son loup, +mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et +resta accoudée sur la balustrade. + +L'abbé de l'Épée venait, alors de commencer à se faire connaître. + +Faisant une visite à une dame, dans la rue des Fossés-Saint-Victor, +touché de pitié pour deux sourdes-muettes qu'il avait vues, par hasard, +travailler à l'aiguille, la charité qui remplissait son âme s'était +éveillée tout à coup, et opérait déjà des prodiges. Dans la pantomime +informe de ces êtres misérables et méprisés, il avait trouvé les germes +d'une langue féconde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle, plus +vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes +de génie, il avait peut-être dépassé son but, le voyant trop grand; mais +c'était déjà beaucoup d'en voir la grandeur. Quelle que pût être +l'ambition de sa bonté, il apprenait aux sourds-muets à lire et à +écrire. Il les replaçait au nombre des hommes. Seul et sans aide, par sa +propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces malheureux, +et il se préparait à sacrifier à ce projet sa vie et sa fortune, en +attendant que le roi jetât les yeux sur eux. + +Le jeune homme assis près de la loge de Camille était un des élèves +formés par l'abbé. Né gentilhomme et d'une ancienne maison, doué d'une +vive intelligence, mais frappé de la _demi-mort_, comme on disait alors, +il avait reçu, l'un des premiers, la même éducation à peu près que le +célèbre comte de Solar, avec cette différence qu'il était riche, et +qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension du +duc de Penthièvre[5]. Indépendamment des leçons de l'abbé, on lui avait +donné un gouverneur, qui, étant une personne laïque, pouvait +l'accompagner partout, chargé, bien entendu, de veiller sur ses actions +et de diriger ses pensées (c'était le voisin qui lisait sur l'ardoise). +Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces +études journalières qui exerçaient son esprit sur toute chose, à la +lecture comme au manège, à l'Opéra comme à la messe; cependant un peu de +fierté native et une indépendance de caractère très prononcée luttaient +en lui contre cette application pénible. Il ne savait rien des maux qui +auraient pu l'atteindre, s'il fût né dans une classe inférieure ou +seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'à Paris. L'une des +premières choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait commencé à +épeler, avait été le nom de son père, le marquis de Maubray. Il savait +donc qu'il était, à la fois, différent des autres hommes par le +privilège de la naissance et par une disgrâce de la nature. L'orgueil et +l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur, ou +peut-être par nécessité, n'en était pas moins resté simple. + +[Note 5: L'histoire romanesque de ce prétendu comte de Solar est +restée un mystère. Un enfant sourd-muet, abandonné de ses parents, en +1773, fut recueilli par l'abbé de l'Épée. Après lui avoir appris à +s'exprimer dans le langage des signes, l'abbé crut reconnaître en lui +l'héritier des comtes de Solar, lui fit obtenir à ce titre une pension +du duc de Penthièvre, et l'engagea à faire valoir ses droits. Il y eut +procès.--Un jugement du Châtelet, de 1781, donna gain de cause au jeune +sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le procès +demeura en suspens, l'abbé de l'Épée mourut, et la révolution survint. +Enfin le 24 juillet 1792, un arrêt définitif cassa le jugement du +Châtelet et interdit au nommé Joseph de porter à l'avenir le nom de +Solar. M. Bouilli a écrit sur ce sujet un drame en cinq actes intitulé +_l'Abbé de l'Épée_, qui a obtenu dans son temps un succès de larmes.] + +Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi fier +qu'eux tous, et qui avait aussi, auprès de son gouverneur, sur les +grands parquets de Versailles, traîné ses talons rouges à fleur de +terre, selon l'usage, était lorgné par plus d'une jolie femme, mais il +ne quittait pas des yeux Camille; de son côté, elle le voyait très bien, +sans le regarder davantage. L'opéra fini, elle prit le bras de son +oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive. + + + + +VIII + + +Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient seulement +le nom de l'abbé de l'Épée; encore moins se doutaient-ils de la +découverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets. Le +chevalier aurait pu connaître cette découverte; sa femme l'eût +certainement connue si elle eût vécu; mais Chardonneux était loin de +Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait, ne +la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou +la mort, peuvent produire le même résultat. + +Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une idée: ce que ses gestes et +ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer à son oncle +qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme +Giraud ne fut point embarrassé par cette demande, bien qu'elle lui fût +adressée un peu tard, car il était temps de souper; il courut à sa +chambre, et, persuadé qu'il avait compris, il rapporta en triomphe à sa +nièce une petite planche et un morceau de craie, reliques précieuses de +son ancien amour pour la bâtisse et la charpente. + +Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son désir rempli de +cette façon; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit asseoir son +oncle à côté d'elle; puis elle lui fit prendre la craie, et lui saisit +la main comme pour le guider, en même temps que ses regards inquiets +s'apprêtaient à suivre ses moindres mouvements. + +L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'écrire quelque +chose, mais quoi? Il l'ignorait.--Est-ce le nom de ta mère? Est-ce le +mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du +doigt, le plus doucement qu'il put, sur le cÅ“ur de la jeune fille. Elle +inclina aussitôt la tête; le bonhomme crut qu'il avait deviné; il +écrivit donc en grosses lettres le nom de Camille; après quoi, satisfait +de lui-même et de la manière dont il avait passé sa soirée, le souper +étant prêt, il se mit à table sans attendre sa nièce, qui n'était pas de +force à lui tenir tête. + +Camille ne se retirait jamais que son oncle n'eût achevé sa bouteille; +elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra +chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras. + +Aussitôt son verrou tiré, elle se mit à son tour à écrire. Débarrassée +de sa coiffure et de ses paniers, elle commença à copier, avec un soin +et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et à +barbouiller de blanc une grande table qui était au milieu de la chambre. +Après plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez bien à +reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut +fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut +compté une à une les lettres qui lui avaient servi de modèle, elle se +promena autour de la table, le cÅ“ur palpitant d'aise comme si elle eût +remporté une victoire. Ce mot de _Camille_ qu'elle venait d'écrire lui +paraissait admirable à voir, et devait certainement, à son sens, +exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui +semblait voir une multitude de pensées, toutes plus douces, plus +mystérieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle était loin +de croire que ce n'était que son nom. + +On était au mois de juillet, l'air était pur et la nuit superbe. Camille +avait ouvert sa fenêtre; elle s'y arrêtait de temps en temps, et là , +rêvant, les cheveux dénoués, les bras croisés, les yeux brillants, belle +de cette pâleur que la clarté des nuits donne aux femmes, elle regardait +l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux: +l'étroite cour d'une longue maison où se trouvait logée une entreprise +de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un +rayon de soleil n'avait pénétré; la hauteur des étages, entassés l'un +sur l'autre, défendait contre la lumière cette espèce de cave. Quatre ou +cinq grosses voitures, serrées sous un hangar, présentaient leurs timons +à qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laissées dans la cour, faute +de place, semblaient attendre les chevaux, dont le piétinement dans +l'écurie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une porte +strictement fermée dès minuit pour les locataires, mais toujours prête +à s'ouvrir avec bruit à toute heure au claquement du fouet d'un cocher, +s'élevaient d'énormes murailles, garnies d'une cinquantaine de croisées, +où jamais, passé dix heures, une chandelle ne brillait, à moins de +circonstances extraordinaires. + +Camille allait quitter sa fenêtre, quand tout à coup, dans l'ombre que +projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme +humaine, revêtue d'un habit brillant, se promenant à pas lents. Le +frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi, car +son oncle était là , et la surveillance du bonhomme se révélait par son +bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un assassin +vint se promener dans cette cour en pareil costume? + +L'homme y était pourtant, et Camille le voyait. Il marchait derrière la +voiture, regardant la fenêtre où elle se tenait. Après quelques +instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa lumière, et +avançant le bras hors de la croisée, éclaira subitement la cour; en même +temps elle y jeta un regard à demi effrayé, à demi menaçant. L'ombre de +la voiture s'étant effacée, le marquis de Maubray, car c'était lui, vit +qu'il était complètement découvert, et, pour toute réponse, posa un +genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans l'attitude +du plus profond respect. + +Ils restèrent quelque temps ainsi, Camille à la fenêtre, tenant sa +lumière, le marquis à genoux devant elle. Si Roméo et Juliette, qui ne +s'étaient vus qu'un soir dans un bal masqué, ont échangé dès la première +fois tant de serments, fidèlement tenus, que l'on songe à ce que purent +être les premiers gestes et les premiers regards de deux amants qui ne +pouvaient se dire que par la pensée ces mêmes choses, éternelles devant +Dieu, et que le génie de Shakspeare a immortalisées sur la terre. + +Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois +marchepieds pour grimper sur l'impériale d'une voiture, en s'arrêtant à +chaque effort qu'on est obligé de faire, pour savoir si l'on doit +continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste brodée +risque d'avoir mauvaise grâce lorsqu'il s'agit de sauter de cette +impériale sur le rebord d'une croisée. Tout cela est incontestable, à +moins, qu'on n'aime. + +Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il +commença par lui faire un salut aussi cérémonieux que s'il l'eût +rencontrée aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-être lui eût-il +raconté comme quoi il avait échappé à la vigilance de son gouverneur, +pour venir, au moyen de quelque argent donné à un laquais, passer la +nuit sous sa fenêtre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle avait +quitté l'Opéra; comment un regard d'elle avait changé sa vie entière; +comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre +bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela était écrit +sur ses lèvres; mais la révérence de Camille, en lui rendant son salut, +lui fit comprendre combien un tel récit eût été inutile et qu'il lui +importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle, dès +l'instant qu'il y était venu. + +M. de Maubray, malgré l'espèce d'audace dont il avait fait preuve pour +parvenir jusqu'à celle qu'il aimait, était, nous l'avons dit, simple et +réservé. Après avoir salué Camille, il cherchait vainement de quelle +façon lui demander si elle voulait de lui pour époux; elle ne comprenait +rien à ce qu'il tâchait de lui expliquer. Il vit sur la table la +planchette où était écrit le nom de _Camille_. Il prit le morceau de +craie, et, à côté de ce nom, il écrivit le sien: _Pierre_. + +--Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse +taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par où vous +êtes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans cette +maison? + +C'était l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de chambre, +d'un air furieux. + +--Voilà une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je dormais, et +que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre +langue. Qu'est-ce que c'est que des êtres pareils, qui ne trouvent rien +de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention? Abîmer +une voiture, briser tout, faire du dégât, et après cela, quoi? +Déshonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur d'honnêtes +gens!... + +Celui-là , non plus, ne m'entend pas encore, s'écria l'oncle Giraud +désolé. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de papier, et +écrivit cette espèce de lettre: + +«J'aime mademoiselle Camille, je veux l'épouser, j'ai vingt mille livres +de rente. Voulez-vous me la donner?» + +--Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour +mener les affaires aussi vite. + +--Mais, dites donc, s'écria-t-il après quelques moments de réflexion, je +ne suis pas son père, je ne suis que l'oncle. Il faut demander la +permission au papa. + + + + +IX + + +Ce n'était pas une chose facile que d'obtenir du chevalier son +consentement à un pareil mariage, non qu'il ne fût disposé, comme on l'a +vu, à faire tout ce qui était possible pour rendre sa fille moins +malheureuse; mais il y avait dans la circonstance présente une +difficulté presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une femme, +atteinte d'une horrible infirmité, à un homme frappé de la même +disgrâce, et, si une telle union devait avoir des fruits, il était +probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortuné de plus au +monde. + +Le chevalier, retiré dans sa terre, toujours en proie au plus noir +chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait +été enterrée dans le parc, quelques saules pleureurs entouraient sa +tombe, et annonçaient de loin aux passants la modeste place où elle +reposait. C'était vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous les jours +ses promenades. Là , il passait de longues heures, dévoré de regrets et +de tristesse, et se livrant à tous les souvenirs qui pouvaient nourrir +sa douleur. + +Ce fut là que l'oncle Giraud vint le trouver tout à coup un matin. Dès +le lendemain du jour où il avait surpris les deux amants ensemble, le +bonhomme avait quitté Paris avec sa nièce, avait ramené Camille au Mans, +et l'avait laissée dans sa propre maison, pour y attendre le résultat de +la démarche qu'il allait faire. + +Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'être fidèle et de rester +prêt à tenir sa parole. Orphelin dès longtemps, maître de sa fortune, +n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volonté n'avait à +craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son côté, voulait bien servir +de médiateur et tâcher de marier les deux jeunes gens, mais il +n'entendait pas que cette première entrevue, qui lui semblait +passablement étrange, pût se renouveler autrement qu'avec la permission +du père et du notaire. + +Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on le +pense, le plus grand étonnement. Lorsque le bonhomme commença à lui +raconter cette rencontre à l'Opéra, cette scène bizarre et cette +proposition plus singulière encore, il eut peine à concevoir qu'un tel +roman fût possible. Forcé cependant de reconnaître qu'on lui parlait +sérieusement, les objections auxquelles on s'attendait se présentèrent +aussitôt à son esprit: + +--Que voulez-vous? dit-il à Giraud. Unir deux êtres également +malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre +créature dont je suis le père? Faut-il encore augmenter notre malheur en +lui donnant un mari semblable à elle? Suis-je destiné à me voir entouré +d'êtres réprouvés du monde, objets de mépris et de pitié? Dois-je passer +ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence, avoir +les yeux fermés par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas vanité, +Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon père, dois-je le laisser +à des infortunés qui ne pourront ni le signer ni le prononcer? + +--Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose. + +--Le signer! s'écria le chevalier. Êtes-vous privé de raison? + +--Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait écrire, répliqua +l'oncle. Je vous témoigne et vous certifie qu'il écrit même fort bien et +même très couramment, comme sa proposition, que j'ai dans ma poche et +qui est fort honnête, en fait foi. + +Le bonhomme montra en même temps au chevalier le papier sur lequel le +marquis de Maubray avait tracé le peu de mots qui exposaient, d'une +manière laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa demande. + +--Que signifie cela? dit le père. Depuis quand les sourds-muets +tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud? + +--Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille +chose peut se faire. La vérité est que mon intention était tout +bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce +que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouvé être là , et +il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait +très lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on était +muet, c'était pour ne rien dire; mais pas du tout. Il paraît +qu'aujourd'hui on a fait une découverte au moyen de laquelle tout ce +monde-là se comprend et fait très bien la conversation. On dit que c'est +un abbé, dont je ne sais plus le nom, qui a inventé ce moyen-là . Quant à +moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne qu'à +mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins! + +--Est-ce sérieux, ce que vous dites? + +--Très sérieux. Ce petit marquis est riche, joli garçon; c'est un +gentilhomme et un galant homme; je réponds de lui. Songez, je vous en +prie, à une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle ne parle +pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle +devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voilà un homme qui +l'aime; cet homme-là , si vous la lui donnez, ne se dégoûtera jamais +d'elle à cause du défaut qu'elle a au bout de la langue; il sait ce qui +en est par lui-même. Ils se comprennent, ces enfants, ils s'entendent, +sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et +écrire; Camille apprendra à en faire autant; cela ne lui sera pas plus +difficile qu'à l'autre. Vous sentez bien que, si je vous proposais de +marier votre fille à un aveugle, vous auriez le droit de me rire au nez; +mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que, +depuis seize ans que vous avez cette petite-là , vous ne vous en êtes +jamais bien consolé. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme tout le +monde s'en arrange, si vous, qui êtes son père, vous ne pouvez pas en +prendre votre parti? + +Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un +regard du côté du tombeau de sa femme, et semblait réfléchir +profondément. + +--Rendre à ma fille l'usage de la pensée! dit-il après un long silence; +Dieu le permettrait-il? est-ce possible? + +En ce moment, le curé d'un village voisin entrait dans le jardin, venant +dîner au château. Le chevalier le salua d'un air distrait, puis, sortant +tout à coup de sa rêverie: + +-L'abbé, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les nouvelles, et vous +recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un prêtre qui a +entrepris l'éducation des sourds-muets? + +Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait était +un véritable curé de campagne de ce temps-là , homme simple et bon, mais +fort ignorant, et partageant tous les préjugés d'un siècle où il y en +avait tant, et de si funestes. + +--Je ne sais ce que monseigneur veut dire, répondit-il (traitant le +chevalier en seigneur de village), à moins qu'il ne soit question de +l'abbé de l'Épée. + +--Précisément, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on m'a dit; je ne +m'en souvenais plus. + +--Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire? + +--Je ne saurais, répliqua le curé, parler avec trop de circonspection +d'une matière sur laquelle je ne puis me donner encore pour complètement +édifié. Mais je suis fondé à croire, d'après le peu de renseignements +qu'il m'a été loisible de recueillir à ce sujet, que ce monsieur de +l'Épée, qui paraît être, d'ailleurs, une personne tout à fait vénérable, +n'a point atteint le but qu'il s'était proposé. + +--Qu'entendez-vous par là ? dit l'oncle Giraud. + +--J'entends, dit le prêtre, que l'intention la plus pure peut +quelquefois faillir par le résultat. Il est hors de doute, d'après ce +que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont été faits; +mais j'ai tout lieu de croire que la prétention d'apprendre à lire aux +sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout à fait chimérique. + +--Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui écrit. + +--Je suis bien éloigné, répliqua le curé, de vouloir vous contredire en +aucune façon; mais des personnes savantes et distinguées, parmi +lesquelles je pourrais même citer des docteurs de la Faculté de Paris, +m'ont assuré d'une manière péremptoire que la chose était impossible. + +--Une chose qu'on voit ne peut pas être impossible, reprit le bonhomme +impatienté. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma poche, +pour le montrer au chevalier; le voilà , c'est clair comme le jour. + +En parlant ainsi, le vieux maître maçon avait de nouveau tiré son +papier, et l'avait mis sous les yeux du curé. Celui-ci, à demi étonné, à +demi piqué, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs fois à +haute voix, et le rendit à l'oncle, ne sachant trop quoi dire. + +Le chevalier avait semblé étranger à la discussion; il continuait de +marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant. + +--Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque à mon +devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se présente +où cette pauvre fille, à qui je n'ai donné que l'apparence de la vie, +trouve une main qui recherche la sienne dans les ténèbres où elle est +plongée. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour toujours, elle +peut rêver qu'elle est heureuse. De quel droit l'en empêcherais-je? Que +dirait sa mère, si elle était là ?... + +Les regards du chevalier se reportèrent encore une fois vers le tombeau, +puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas à l'écart avec +lui, et lui dit à voix basse: Faites ce que vous voudrez. + +--À la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous l'amène; +elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant. + +--Jamais! répondit le père. Tâchons ensemble qu'elle soit heureuse; mais +la revoir, je ne le peux pas. + +Pierre et Camille furent mariés à Paris, à l'église des Petits-Pères. +Le gouverneur et l'oncle furent les seuls témoins. Lorsque le prêtre +officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez +appris pour savoir à quel moment il fallait s'incliner en signe +d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un rôle qui était pourtant +difficile à remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien +comprendre; elle regarda son mari, et baissa la tête comme lui. + +Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez, pourrait-on +dire. Lorsqu'ils sortirent de l'église, en se tenant la main pour +toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait +une assez grande maison. Camille, après la messe, monta dans un brillant +équipage, qu'elle regardait avec une curiosité enfantine. L'hôtel dans +lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet d'étonnement. Ces +appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient être à elle, lui +semblaient une merveille. Il était convenu, du reste, que ce mariage se +ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la fête. + + + + +X + + +Camille devint mère. Un jour que le chevalier faisait sa triste +promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre écrite +d'une main qui lui était inconnue, et où se trouvait un singulier +mélange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et +renfermait ce qui suit: + +«O mon père! je parle, non pas avec ma bouche, mais avec ma main. Mes +pauvres lèvres sont toujours fermées, et cependant je sais parler. Celui +qui est mon maître m'a appris à pouvoir vous écrire. Il m'a fait +enseigner comme pour lui, par la même personne qui l'avait élevé, car +vous savez qu'il est resté comme moi très longtemps. J'ai eu beaucoup de +peine à apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler avec les +doigts, ensuite on apprend des figures écrites. Il y en a de toutes +sortes, qui expriment la peur, la colère, et tout en général. On est +très long à connaître tout, et encore plus à mettre des mots, à cause +des figures qui ne sont pas la même chose, mais enfin on en vient à +bout, comme vous voyez. L'abbé de l'Épée est un homme très bon et très +doux, de même que le père Vanin, de la Doctrine chrétienne. + +«J'ai un enfant qui est très beau; je n'osais pas vous en parler avant +de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu résister au plaisir que +j'ai à vous écrire, malgré notre peine car vous pensez bien que mon mari +et moi nous sommes très inquiets, surtout parce que nous ne pouvons pas +entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne +se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il +ouvrira les lèvres et s'il les remuera avec le bruit des +entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulté des +médecins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux personnes +aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont bien +dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire. + +Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis +longtemps, et comme nous sommes embarrassés lorsqu'il ouvre ses petites +lèvres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit! Soyez +sûr, mon père, que je pense bien à ma mère, car elle a dû s'inquiéter +comme moi. Vous l'avez bien aimée, comme moi aussi j'aime mon enfant; +mais je n'ai été pour vous qu'un sujet de chagrin. Maintenant que je +sais lire et écrire, je comprends combien ma mère a dû souffrir. + +Si vous étiez tout à fait bon pour moi, cher père, vous viendriez nous +voir à Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance pour votre +fille respectueuse. + +CAMILLE.» + +Après avoir lu cette lettre, le chevalier hésita longtemps. Il avait eu +d'abord peine à s'en fier à ses yeux, et à croire que c'était Camille +elle-même qui lui avait écrit; mais il fallait se rendre à l'évidence. +Qu'allait-il faire? S'il cédait à sa fille, et s'il allait en effet à +Paris, il s'exposait à retrouver, dans une douleur nouvelle, tous les +souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas, il +est vrai, mais qui n'en était pas moins le fils de sa fille, pouvait lui +rendre les chagrins du passé. Camille pouvait lui rappeler Cécile, et +cependant il ne pouvait s'empêcher en même temps de partager +l'inquiétude de cette jeune mère attendant une parole de son enfant. + +--Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta. +C'est moi qui ai fait ce mariage-là , et je le tiens pour bon et durable. +Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez, +soit dit sans reproche, d'avoir oublié votre femme au bal, moyennant +quoi elle est tombée à l'eau? Oubliez-vous aussi cette petite? +Pensez-vous que ce soit tout d'être triste? Vous l'êtes, j'en conviens, +et même plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas autre chose +à faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais avec +vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appelé aussi. +Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frappé à ma porte, moi qui +lui ai toujours ouvert. + +--Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et +cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laissée mourir +d'une mort affreuse quand j'aurais dû l'en préserver. Si je dois en être +puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais +m'en plaindre; quelque pénible que soit pour moi ce spectacle, je dois +m'y résoudre et m'y condamner. Ce châtiment m'est dû. Que la fille me +punisse d'avoir abandonné la mère! J'irai à Paris, je verrai cet enfant. +J'ai délaissé ce que j'aimais, je me suis éloigné du malheur; je veux +prendre maintenant un amer plaisir à le contempler. + +Dans un joli boudoir boisé, à l'entre-sol d'un bon hôtel situé dans le +faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque +le père et l'oncle arrivèrent. Sur une table étaient des dessins, des +livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait +sur le tapis. + +Le marquis s'était levé; Camille courut à son père, qui l'embrassa +tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du +chevalier se reportèrent aussitôt sur l'enfant. Malgré lui, l'horreur +qu'il avait eue autrefois pour l'infirmité de Camille reprenait place +dans son cÅ“ur, à la vue de cet être qui allait hériter de la malédiction +qu'il lui avait léguée. Il recula lorsqu'on le lui présenta. + +--Encore un muet! s'écria-t-il. + +Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait compris. +Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt +sur ses petites lèvres, en les frottant un peu, comme pour l'inviter à +parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis prononça bien +distinctement ces deux mots, que la mère lui avait fait apprendre +d'avance:--Bonjour, papa. + +--Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle +Giraud. + +FIN DE PIERRE ET CAMILLE. + + + + +LE + +SECRET DE JAVOTTE + +1844 + +[Illustration: LE SECRET DE JAVOTTE + +... deux jeunes gens, revenant de la chasse suivaient à cheval la route +de Noisy...] + + + +I + + +L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens revenant +de la chasse suivaient à cheval la route de Noisy, à quelque distance de +Luzarches. Derrière eux marchait un piqueur menant les chiens. Le soleil +se couchait et dorait au loin la belle forêt de Carenelle, où le feu duc +de Bourbon aimait à chasser. Tandis que le plus jeune des deux +cavaliers, âgé d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa +monture, et s'amusait à sauter les haies, l'autre paraissait distrait et +préoccupé. Tantôt il excitait son cheval et le frappait avec impatience, +tantôt il s'arrêtait tout à coup et restait au pas en arrière, comme +absorbé par ses pensées. À peine répondait-il aux joyeux discours de son +compagnon, qui, de son côté, le raillait de son silence. En un mot, il +semblait livré à cette rêverie bizarre, particulière aux savants et aux +amoureux, qui sont rarement où ils paraissent être. Arrivé à un +carrefour, il mit pied à terre, et s'avançant au bord d'un fossé, il +ramassa une petite branche de saule qui était enfoncée dans le sable +assez profondément; il détacha une feuille de cette branche, et, sans +qu'on l'aperçût, la glissa furtivement dans son sein; puis, remontant +aussitôt à cheval: + +--Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux +Clignets par le village; nous rentrerons, mon frère et moi, par la +garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me +ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque +troupeau de bestiaux rentrant à la ferme. + +Le piqueur obéit et prit avec ses chiens un sentier tracé dans les +roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le +moins âgé des deux frères) partit d'un grand éclat de rire: + +--Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable ce +soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit dévorée par un mouton? Mais tu +as beau faire; je parierais que, malgré toutes tes précautions, cette +pauvre bête, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvais tour +d'ici à une demi-heure. + +--Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque irrité. + +--Mais, apparemment, répondit Armand en se rapprochant de son frère, +parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta +jument est sujette à caracoler quand elle voit la grille. Heureusement, +ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est là , et +que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une +jambe. + +--Mauvaise langue, dit Tristan souriant à son tour un peu à contre-cÅ“ur, +qu'est-ce qui pourra donc te déshabituer de tes méchantes plaisanteries? + +--Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il à +cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil, c'est +de son âge. N'as-tu pas l'honneur d'être au service du roi dans le +régiment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime aussi la +chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta +veste rouge, est-ce que c'est un péché mortel? + +--Écoute, écervelé, dit Tristan. Que tu badines ainsi entre nous, si +cela te plaît, rien de mieux; mais pense sérieusement à ce que tu dis +quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de +notre mère; sa maison est une des seules ressources que nous ayons dans +le pays pour nous désennuyer de cette vie monotone qui t'amuse, toi, +avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La +marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances... + +--La plus agréable, ajouta Armand. + +--Tant que tu voudras. Tu n'es pas fâché, toi-même, d'aller à Renonval, +lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre +part que de nous brouiller avec ces gens-là , et c'est ce que tes +discours finiront par faire, si tu continues à jaser au hasard. Tu sais +très bien que je n'ai pas plus qu'un autre la prétention de plaire à +madame de Vernage... + +--Prends garde à Gitana! s'écria Armand. Regarde comme elle dresse les +oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue. + +--Trêve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et tâche d'y +penser sérieusement. + +--Je pense, dit Armand, et très sérieusement, que la marquise est très +bien en manches plates, et que le noir lui va à merveille. + + +--À +quel propos cela? + +--À propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit rien dans +ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne t'ai +pas entendu très clairement dire que le noir était ta couleur, et cette +bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la grâce de +monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la +plus noire de toutes ses robes? + +--Qu'y a-t-il d'étonnant? n'est-il pas tout simple de changer de +toilette pour dîner? + +--Prends garde à Gitana, te dis-je; elle est capable de s'emporter, et +de te mener tout droit, malgré toi, à l'écurie de Renonval. Et la +semaine dernière, à la fête, cette même marquise, toujours de noir +vêtue, n'a-t-elle pas trouvé naturel de m'installer dans la grande +calèche avec mon chien et monsieur le curé, pour grimper dans ton +tilbury, au risque de montrer sa jambe? + +--Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux subît +cette corvée? + +--Oui, mais cet _un_, c'est toujours moi. Je ne m'en plains pas, je ne +suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse, +n'a-t-elle pas imaginé de quitter sa voiture et de me prendre mon propre +cheval, que je lui ai cédé avec un désintéressement admirable, pour +qu'elle pût galoper dans les bois à côté de monsieur l'officier? +Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer +dans tes dénégations, tu me devrais, honnêtement parlant, ta confiance +et tes secrets. + +--Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un étourdi tel que toi, et +quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes +contes? + +--Prends garde à Gitana, mon frère. + +--Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que j'eusse +fantaisie d'aller ce soir faire une visite à Renonval, qu'y aurait-il +d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un prétexte pour te prier d'y venir +avec moi ou de rentrer seul à la maison? + +--Non, certainement; de même que, si nous venions à rencontrer madame de +Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de +surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, il +est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de +moins en comparaison de l'éternité? La marquise doit nous avoir entendus +sonner du cor; il serait bien juste qu'elle prît le frais sur la route, +en compagnie de son inévitable adorateur et voisin, M. de la +Bretonnière. + +--J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de la +Bretonnière m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une femme +d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot +et traîne partout une pareille ombre? + +--Il est certain, répondit Armand, que le personnage est lourd et +indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme, créé et mis +au monde pour l'état de voisin. Voisiner est son lot; c'est même presque +sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu +un homme mieux établi que lui hors de chez soi. Si on va dîner chez +madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il +chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et +remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et classique, +qui se croit obligé de rire si la maîtresse du logis dit un bon mot; il +serait plutôt disposé, s'il osait, à tout blâmer et tout contrecarrer. +S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver +que le baromètre est à variable. Si quelqu'un cite une anecdote, ou +parle d'une curiosité, il a vu quelque chose de bien mieux; mais il ne +daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tête avec une modestie +à le souffleter. L'assommante créature! je ne sais pas, en vérité, s'il +est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage, +quand il est là , sans que sa tête inquiète et effarouchée vienne se +placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas +d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur +spéciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, d'être plus +ennuyeux qu'un bavard, rien que par la façon dont il regarde parler les +autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste à la vie, et +tâche de gêner, de décourager et d'impatienter les vivants. Avec tout +cela, la marquise le supporte; elle a la charité de l'écouter, de +l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en +débarrassera jamais. + +--Qu'entends-tu par là ? demanda Tristan, un peu troublé à ce dernier +mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable? + +--Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifférence railleuse. +Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est garçon +et fort à l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite meute, +et un grand vieux carrosse. Il possède sur tout autre, près de la +marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans +et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en +congé, permets-moi de te le dire tout bas, peut éblouir et plaire en +passant; mais celui qui est là tous les jours a quinte et quatorze par +état, sans compter l'industrie, comme dit Basile. + +Tandis que les deux frères causaient ainsi, ils avaient laissé les bois +derrière eux et commençaient à entrer dans les vignes. Déjà ils +apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval. + +--Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualités; mais c'est +une coquette. Elle passe pour dévote, et elle a un chapelet bénit +accroché à son étagère; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t'en +déplaise, c'est, à mon avis, une femme difficile à deviner et +passablement dangereuse. + +--Cela est possible, dit Tristan. + +--Et même probable, reprit son frère. Je ne suis pas fâché que tu le +penses comme moi, et je te dirai volontiers à mon tour: Parlons +sérieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la connaître et de +l'étudier de près. Toi, tu viens ici pour quelques jours; tu es un jeune +et beau garçon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne sais que +faire, elle te plaît, tu lui en contes, et elle te laisse dire. Moi, qui +la vois l'hiver comme l'été, à Paris comme à la campagne, je suis moins +confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval +et me laisse en tête-à -tête avec le curé. Ses grands yeux noirs, qu'elle +baisse vers la terre avec une modestie parfois si sévère, savent se +relever vers toi, j'en suis bien sûr, lorsque vous courez la forêt, et +je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a tourné la +tête, à ma connaissance, à trois ou quatre pauvres petits garçons qui +ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma pensée? +Je te dirai, en style de Scudéry, qu'on pénètre assez facilement jusqu'à +l'antichambre de son cÅ“ur, mais que l'appartement est toujours fermé, +peut-être parce qu'il n'y a personne. + +--Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain +caractère. + +--Non pas à son avis: qu'a-t-on à lui reprocher? Est-ce sa faute si on +devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait guère plus de trente ans, +elle dit à qui veut l'entendre qu'elle a renoncé, depuis qu'elle est +veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre, +monter à cheval et prier Dieu. Elle fait l'aumône et va à confesse; or, +toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sincèrement et +véritablement religieuse, est la pire espèce de coquette que la +civilisation ait inventée. Une femme pareille, sûre d'elle-même, belle +encore et jouissant volontiers des petits privilèges de la beauté, sait +composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine +confession. Aux moments mêmes où elle semble se livrer avec le plus +charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si +le bout de son pied est suffisamment caché sous sa robe, et calcule la +place où elle peut laisser prendre, sans péché, un baiser sur sa +mitaine. À quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne pas +être franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer à la +tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne +saurait dire qu'elle soit sincère ni hypocrite; elle est ainsi et elle +plaît; ses victimes passent et disparaissent. La Bretonnière, le +silencieux, restera jusqu'à sa mort, très probablement, sur le seuil du +temple où ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire +l'encens. + +Tristan, pendant que son frère parlait, avait arrêté son cheval. La +grille du château de Renonval n'était plus éloignée que d'une centaine +de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait prévu, madame de +Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle était seule, contre +l'ordinaire. Tristan changea tout à coup de visage. + +--Écoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es homme et tu as +du cÅ“ur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni +loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on m'a +dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugué par cette +femme; elle est si charmante, si aimable, si séduisante, quand elle +veut... + +--Je le sais très bien, dit Armand. + +--Non, s'écria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de grâce, de +douceur, de piété, car enfin elle fait l'aumône, comme tu dis, et +remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les +dehors de la franchise et de la bonté, elle puisse être telle que tu te +l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en +chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier à ta parole. Je vais +à Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mère s'inquiète de ne +pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon +cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte +visite, et je reviendrai sur-le-champ. + +--Pourquoi ce mystère, s'il en est ainsi? + +--Parce que la marquise elle-même reconnaît que c'est le plus sage. Les +gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes +ensemble. Garde-moi le secret; à ce soir. + +Sans attendre une réponse, Tristan partit au galop. + +Demeuré seul, Armand changea de route, et prit un chemin de traverse qui +le menait plus vite chez lui. Ce n'était pas, on le pense bien, sans +déplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son frère +s'éloigner. Jeune d'années, mais déjà mûri par une précoce expérience du +monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent léger en apparence, +avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier +distingué dans l'armée, courait en Algérie les chances de la guerre, et +se livrait parfois aux dangereux écarts d'une imagination vive et +passionnée, Armand restait à la maison et tenait compagnie à sa vieille +mère. Tristan le raillait parfois de ses goûts sédentaires, et +l'appelait monsieur l'abbé, prétendant que, sans la Révolution, il +aurait porté la tonsure, en sa qualité de cadet; mais cela ne le fâchait +pas.--Va pour le titre, répondait-il, mais donne-moi le bénéfice. La +baronne de Berville, la mère, veuve depuis longtemps, habitait le Marais +en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce +n'était pas une maison assez riche pour entretenir un grand équipage, +mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait +ses enfants, on avait fait venir des _foxhounds_ d'Angleterre; quelques +voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes réunies formaient +de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la +forêt de Carenelle. Ainsi s'étaient établies rapidement, entre les +habitants des Clignets et ceux de deux ou trois châteaux des environs, +des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on +vient de le voir, était la reine du canton. Depuis le sieur de +Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'à l'élégant un peu +arriéré de Luzarches, tout rendait hommage à la belle marquise, voire +même le curé de Noisy. Renonval était le rendez-vous de ce qu'il y avait +de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes étaient +d'accord pour vanter, comme Tristan, la grâce et la bonté de la +châtelaine. Personne ne résistait à l'empire souverain qu'elle exerçait, +comme on dit, sur les cÅ“urs; et c'est précisément pourquoi Armand était +fâché que son frère ne revînt pas souper avec lui. + +Il ne lui fut pas difficile de trouver un prétexte pour justifier cette +absence, et de dire à la baronne en rentrant que Tristan s'était arrêté +chez un fermier, avec lequel il était en marché pour un coin de terre. +Madame de Berville, qui ne dînait qu'à neuf heures quand ses enfants +allaient à la chasse, afin de prendre son repas en famille, voulut +attendre pour se mettre à table que son fils aîné fut revenu. Armand, +mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son métier, +parut médiocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait. Peut-être +craignait-il, à part lui, que la visite à Renonval ne se prolongeât plus +longtemps qu'il n'avait été dit. Quoi qu'il en fût, il prit d'abord, +pour se donner un peu de patience, un à -compte sur le dîner, puis il +alla visiter ses chiens et jeter à l'écurie le coup d'Å“il du maître, et +revint s'étendre sur un canapé, déjà à moitié endormi par la fatigue de +la journée. + +La nuit était venue, et le temps s'était mis à l'orage. Madame de +Berville, assise, comme de coutume, devant son métier à tapisserie, +regardait la pendule, puis la fenêtre, où ruisselait la pluie. Une +demi-heure s'écoula lentement, et bientôt vint l'inquiétude. + +--Que fait donc ton frère? disait la baronne; il est impossible qu'à +cette heure et par un temps semblable il s'arrête si longtemps en route; +quelque accident lui sera arrivé: je vais envoyer à sa rencontre. + +--C'est inutile, répondait Armand; je vous jure qu'il se porte aussi +bien que nous, et peut-être mieux; car, voyant cette pluie, il se sera +sans doute fait donner à souper dans quelque cabaret de Noisy, pendant +que nous sommes à l'attendre. + +L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit le +dîner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de laisser +ainsi sa mère dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait inutile; +mais il avait donné sa parole. De son côté, madame de Berville voyait +aisément, sur le visage de son fils, l'inquiétude qui l'agitait; elle +n'en pénétrait pas la cause, mais l'effet ne lui échappait pas. Habituée +à toute la tendresse et aux confidences même d'Armand, elle sentait que, +s'il gardait le silence, c'est qu'il y était obligé. Par quelle raison? +elle l'ignorait, mais elle respectait cette réserve, tout en ne pouvant +s'empêcher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air +craintif et presque suppliant, puis elle écoutait gronder la foudre, et +haussait les épaules en soupirant. Ses mains tremblaient, malgré elle, +de l'effort qu'elle faisait pour paraître tranquille. À mesure que +l'heure avançait, Armand se sentait de moins en moins le courage de +tenir sa promesse. Le dîner terminé, il n'osait se lever; la mère et le +fils restèrent longtemps seuls, appuyés sur la table desservie, et se +comprenant sans ouvrir les lèvres. + +Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne étant venue apporter +les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir à son fils, et se +retira dans son appartement pour dire ses prières accoutumées. + +--Que fait-il, en effet, cet étourdi garçon? se disait Armand, tout en +se débarrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de chasseur. +Rien de bien inquiétant, cela est probable. Il fait les yeux doux à +madame de Vernage, et subit le silence imposant de la Bretonnière. +Est-ce bien sûr? Il me semble qu'à cette heure-ci la Bretonnière doit +être dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai que +Tristan est peut-être en route aussi; j'en doute, pourtant; le chemin +n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter à cheval. D'une autre +part, il y a d'excellents lits à Renonval, et une marquise si polie peut +certainement offrir un asile à un capitaine surpris par l'orage. Il est +probable, tout bien considéré, que Tristan ne reviendra que demain. Cela +est fâcheux, pour deux raisons: d'abord cela inquiète notre mère, et +puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouvés chez une +voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit passée sous +le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont +on rêve. Quelquefois même, on ne dort pas du tout. Que va-t-il advenir +de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du cÅ“ur +pour deux, mais tant pis. Elle trouvera aisé de le jouer, trop aisé, +peut-être, c'est là mon espoir. Elle dédaignera d'en agir faussement +envers un si loyal caractère. Mais, après tout, se disait encore Armand, +en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau +et brave. Il s'est tiré d'affaire à Constantine, il s'en tirera à +Renonval. + +Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence +régnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se fit +entendre sur la route. Il était deux heures du matin; une voix +impérieuse cria qu'on ouvrît, et tandis que le garçon d'écurie levait +lourdement, l'une après l'autre, les barres de fer qui retenaient la +grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, à pousser de +longs gémissements. Armand, qui dormait de tout son cÅ“ur, réveillé en +sursaut, vit tout à coup devant lui son frère tenant un flambeau et +enveloppé d'un manteau dégouttant de pluie. + +--Tu rentres à cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou bien +matin. + +Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec l'accent +d'une colère presque furieuse: + +--Tu avais raison, c'est la dernière des femmes, et je ne la reverrai de +ma vie. + +Après quoi il sortit brusquement. + + + + +II + + +Malgré toutes les questions, toutes les instances que put faire Armand, +Tristan ne voulut donner à son frère aucune explication des étranges +paroles qu'il avait prononcées en rentrant. Le lendemain, il annonça à +sa mère que ses affaires le forçaient d'aller à Paris pour quelques +jours, et donna ses ordres en conséquence; il avait le dessein de partir +le soir même. + +--Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une façon +un peu cavalière. Tu me fais la moitié d'une confidence, et tu t'en vas +d'un jour à l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que je +pense de ce départ impromptu? + +--Ce qu'il te plaira, répondit Tristan avec une indifférence si +tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunté, tu ne feras qu'y +perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de colère, il est vrai, pour une +bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras +l'appeler. La Bretonnière m'a ennuyé; la marquise était de mauvaise +humeur; l'orage m'a contrarié; je suis revenu je ne sais pourquoi, et je +t'ai parlé sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si tu +veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais, à la +première occasion, tu nous verras amis comme devant. + +--Tout cela est bel et bon, répliquait Armand, mais tu ne parlais pas +hier par énigme, quand tu m'as dit: C'est la dernière des femmes. Il n'y +a là mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrivé que tu caches. + +--Et que veux-tu qu'il me soit arrivé? demandait Tristan. + +À cette question, Armand baissait la tête, et restait muet; car en +pareille circonstance, du moment que son frère se taisait, toute +supposition, même faite en plaisantant, pouvait être aisément blessante. + +Vers le milieu de la journée, une calèche découverte entra dans la cour +des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, à l'air gauche +et endimanché, descendit aussitôt de la voiture, baissa lui-même le +marchepied et présenta la main à une grande et belle femme, mise +simplement et avec goût. C'était madame de Vernage et la Bretonnière qui +venaient faire visite à la baronne. Tandis qu'ils montaient le perron, +où madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le visage de son +frère avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais Tristan le +regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de +nouveau. + +À la tournure aisée que prit la conversation, aux politesses froides, +mais sans nulle contrainte, qu'échangèrent Tristan et la marquise, il ne +semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se fût passé la +veille. La marquise apportait à madame de Berville, qui aimait les +oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonnière l'avait dans son +chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la volière. La +Bretonnière, bien entendu, donna le bras à la baronne; les deux jeunes +gens restèrent près de madame de Vernage. Elle paraissait plus gaie que +de coutume; elle marchait au hasard de côté et d'autre sans respect pour +les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage. + +--Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous? + +Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son +départ. Il l'annonça effectivement du ton le plus calme; mais, en même +temps, il fixa sur la marquise un regard pénétrant, presque dur et +offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda même +pas quand il comptait revenir. + +--En ce cas-là , reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le seul +représentant des Berville que nous verrons à Renonval; car je suppose +que nous vous aurons. La Bretonnière dit qu'il a découvert, avec les +lunettes de mon garde, une espèce de cochon sauvage à qui la barbe vient +comme aux oiseaux les plumes... + +--Point du tout, dit la Bretonnière, c'est une sorte de truie chinoise, +de couleur noire, appelée tonkin. Lorsque ces animaux quittent la +basse-cour et s'habituent à vivre dans les bois... + +--Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, à force de manger +du gland, les défenses leur poussent au bout du museau. + +--C'est de toute vérité, répondit la Bretonnière, non pas, il est vrai, +à la première, ni même à la seconde génération; mais il suffit que le +fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait. + +--Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de +faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une forêt, il en +résulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la tête. Et +c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la +main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne réussit +à personne. + +--Cela est encore vrai, dit la Bretonnière; la sauvagerie est un grand +défaut. + +--Elle vaut pourtant mieux, répondit Tristan, qu'une certaine espèce de +domesticité. + +La Bretonnière ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il devait se +fâcher. + +--Oui, dit madame de Berville à la marquise, vous avez bien raison. +Grondez-moi ce méchant garçon, qui est toujours sur les grands chemins, +et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller à Paris. Défendez-lui +donc de partir. + +Madame de Vernage, qui, tout à l'heure, n'avait pas dit un mot pour +essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi priée de le faire, y mit +aussitôt toute l'insistance et toute la bonne grâce dont elle était +capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour +dire à Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires à Paris, +que la curiosité d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur tout au +monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir déjeuner le +lendemain à Renonval. Tristan répondait à chacun de ses compliments par +un de ces petits saluts insignifiants qu'ont inventés les gens qui ne +savent quoi dire: il était clair que sa patience était mise à une +cruelle épreuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus qu'elle +prévoyait, et, dès qu'elle eut cessé de parler, elle se retourna et +s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle eût répété une comédie +et que son rôle eût été fini. + +--Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui qui +en veut à l'autre? Est-ce mon frère? est-ce la Bretonnière? Que vient +faire ici la marquise? + +La façon d'être de madame de Vernage était, en effet, difficile à +comprendre. Tantôt elle témoignait à Tristan une froideur et une +indifférence marquées; tantôt elle paraissait le traiter avec plus de +familiarité et de coquetterie qu'à l'ordinaire.--Cassez-moi donc cette +branche-là , lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du monde ce +soir, je veux être toute en fleurs; je compte mettre une robe +botanique, et avoir un jardin sur la tête. + +Tristan obéissait: il le fallait bien. La marquise se trouva bientôt +avoir une véritable botte de fleurs, mais aucune ne lui plaisait.--Vous +n'êtes pas connaisseur, disait-elle, vous êtes un mauvais jardinier; +vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez +les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir. + +En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait +tomber à terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce dédain +sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du +monde. + +Il y avait au milieu du parc une petite rivière avec un pont de bois qui +était brisé, mais dont il restait encore quelques planches. La +Bretonnière, selon sa manie, déclara qu'il y avait danger à s'y +hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise +voulut passer, et commençait à prendre les devants, quand la baronne lui +représenta qu'en effet ce pont était vermoulu, et qu'elle courait le +risque d'une chute assez grave. + +--Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire les +honneurs de la profondeur de votre rivière; et si je faisais comme +Condé, qu'est-ce qu'il arriverait donc? + +Devant monter à cheval, au retour, elle avait à la main une cravache. +Elle la jeta de l'autre côté de l'eau, dans une petite +île:--Maintenant, messieurs, reprit-elle, voilà mon bâton jeté à +l'ennemi. Qui de vous ira le chercher? + +--C'est fort imprudent, dit la Bretonnière; cette cravache est fort +jolie, la pomme en est très bien ciselée. + +--Y aura-t-il du moins une récompense honnête? demanda Armand. + +--Fi donc! s'écria la marquise. Vous marchandez avec la gloire! Et vous, +monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan, +qu'est-ce que vous dites? passerez-vous? + +Tristan semblait hésiter, non par crainte du danger ni du ridicule, mais +par un sentiment de répugnance à se voir ainsi provoqué pour une +semblable bagatelle. Il fronça le sourcil et répondit froidement: + +--Non, madame. + +--Hélas! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre Phanor était +là , il m'aurait déjà rendu ma cravache. + +La Bretonnière, tâtant le pont avec sa canne, le contemplait d'un air de +réflexion profonde; appuyée nonchalamment sur la poutre brisée qui +servait de rampe, la marquise s'amusait à faire plier les planches en se +balançant au-dessus de l'eau: elle s'élança tout à coup, traversa le +pont avec une vivacité et une légèreté charmantes, et se mit à courir +dans l'île. Armand avait voulu la prévenir, mais son frère lui prit le +bras, et, se mettant à marcher à grands pas, l'entraîna à l'écart dans +une allée; là , dès que les deux jeunes gens furent seuls: + +--La patience m'échappe, dit Tristan. J'espère que tu ne me crois pas +assez sot pour me fâcher d'une plaisanterie; mais cette plaisanterie a +un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver, +jouer avec ma colère, et voir jusqu'à quel point j'endurerai son audace; +elle sait ce que signifie son froid persiflage. Misérable cÅ“ur! +méprisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me laisser +m'éloigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite vanité, et se +faire une sorte de triomphe d'une discrétion qu'on ne lui doit pas! + +--Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il? + +--Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es intéressé, puisque tu es mon +frère. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et que tu +me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au +carrefour des Roches. Il y avait à terre une branche de saule, que tu ne +m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'était madame de Vernage +qui l'avait enfoncée dans le sable, en se promenant le matin. Elle riait +tout à l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais celle-là +avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de la +marquise étaient allés chez son oncle à Beaumont, que la Bretonnière ne +viendrait pas dîner, et que, si je craignais d'éveiller les gens en +sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval chez +le bonhomme du Héloy. + +--Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule! + +--Oui, et plût à Dieu que j'eusse repoussé du pied ce brin de saule +comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et tu +l'as vu toi-même, je l'aimais, j'étais sous le charme. Quelle +bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'étais tout amour, j'aurais +donné mon sang pour elle, et aujourd'hui... + +--Eh bien, aujourd'hui? + +--Écoute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches d'abord une +petite aventure qui m'est arrivée l'an passé. Tu sauras donc qu'au bal +de l'Opéra j'ai rencontré une espèce de grisette, de modiste, je ne sais +quoi. Je suis venu à faire sa connaissance par un hasard assez +singulier. Elle était assise à côté de moi, et je ne faisais nulle +attention à elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me dire +bonsoir. Au même instant, ma voisine, comme effrayée, cacha sa tête +derrière mon épaule; elle me dit à l'oreille qu'elle me suppliait de la +tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je +ne pouvais guère m'y refuser. Je me levai avec elle, et je quittai +Saint-Aubin. Elle me conta là -dessus qu'il était son amant, qu'elle +avait peur de lui, qu'il était jaloux, enfin, qu'elle le fuyait. Je me +trouvais ainsi tout à coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le rôle d'un +rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un +air mécontent. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre à peu +près au sérieux ce rôle que l'occasion m'offrait. J'emmenai souper la +petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se +fâcher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine à lui faire entendre +raison. Il convint de bonne grâce qu'il n'était guère possible de se +couper la gorge pour une demoiselle qui se réfugiait au bal masqué pour +fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et +l'affaire fut oubliée; tu vois que le mal n'est pas grand. + +--Non, certes; il n'y a là rien de bien grave. + +--Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit +quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et à Renonval. Or, cette +nuit, au moment même où la marquise, assise près de moi, écoutait de son +grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la tête, et +essayait, en souriant, cette bague qui, grâce au ciel, est encore à mon +doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal +lui a été contée, qu'elle la sait de bonne source, que Saint-Aubin +adorait cette grisette, qu'il a été au désespoir de l'avoir perdue, +qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demandé raison, que j'ai reculé, et +qu'alors... + +Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux frères +marchèrent en silence. + +--Qu'as-tu répondu? dit enfin Armand. + +--Je lui ai répondu une chose très simple. Je lui ai dit tout +bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme +lève la main sur lui impunément s'appelle un lâche, vous le savez très +bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la +maîtresse de ce lâche, s'appelle aussi d'un certain nom qu'il est +inutile de vous dire. Là -dessus, j'ai pris mon chapeau. + +--Et elle ne t'a pas retenu? + +--Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me dire +que je me fâchais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a demandé +pardon de m'avoir offensé sans dessein; je ne sais même pas si elle n'a +pas essayé de pleurer. À tout cela, je n'ai rien répliqué, sinon que je +n'attachais aucune importance à une indignité qui ne pouvait +m'atteindre, qu'elle était libre de croire et de penser tout ce que bon +lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui +ôter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans, mes +camarades qui me connaissent auraient quelque peine à admettre votre +conte, et par conséquent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut pour le +mépriser. + +--Est-ce là réellement ta pensée? + +--Y songes-tu? Si je pouvais hésiter à savoir ce que j'ai à faire, c'est +précisément parce que je suis soldat que je n'aurais pas deux partis à +prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans cÅ“ur plaisanter avec mon +honneur, et répéter demain sa misérable histoire à une coquette de son +bord, ou à quelqu'un de ces petits garçons à qui tu prétends qu'elle +tourne la tête? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre mère, +puisse devenir un objet de risée? Seigneur Dieu! cela fait frémir! + +--Oui, dit Armand, et voilà cependant les petits badinages pleins de +grâce qu'inventent ces dames pour se désennuyer. Faire d'une niaiserie +un roman bien noir, bien scandaleux, voilà le bon plaisir de leur +cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant? + +--Je compte aller ce soir à Paris. Saint-Aubin est aussi un soldat; +c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en préserve! qu'un mot de +sa part ait jamais pu donner l'idée de cette fable fabriquée par quelque +femme de chambre; mais, à coup sûr, je le ramènerai ici, et il ne lui +sera pas plus difficile de dire tout haut la vérité, qu'il ne me le +sera, à moi, de l'entendre. C'est une démarche fâcheuse, pénible, que je +ferai là , sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller trouver un +camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manqué de cÅ“ur. Mais +n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit être permis. +Je te le répète, c'est notre nom que je défends, et s'il ne devait pas +sortir de là pur comme de l'or, je m'arracherais moi-même la croix que +je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma +présence, qu'on lui a répété un sot conte, et que ceux qui l'ont forgé +en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la +marquise m'entende aussi à mon tour; il faut que je lui donne bien +discrètement, en termes bien polis, en tête-à -tête, une leçon qu'elle +n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer +nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je +ne prétends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, après avoir exposé sa +vie pour aller chercher le bouquet de sa maîtresse, le lui jeta à la +figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole +produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te +réponds que d'ici à quelque temps, du moins, la marquise sera moins +fière, moins coquette et moins hypocrite. + +--Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec toi. +Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le +permets, je serai dans la coulisse. + +La marquise se disposait à retourner chez elle lorsque les deux frères +reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait été pour +quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait +rien; jamais, au contraire, elle n'avait semblé plus calme et plus +contente d'elle-même. Ainsi qu'il a été dit, elle s'en allait à cheval. +Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre +le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marché sur le sable +mouillé, son brodequin était humide, en sorte que l'empreinte en resta +marquée sur le gant de Tristan. Dès que madame de Vernage fut partie, +Tristan ôta ce gant et le jeta à terre. + +--Hier, je l'aurais baisé, dit-il à son frère. + +Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et +allèrent coucher à Paris. Madame de Berville, toujours inquiète et +toujours indulgente, comme une vraie mère qu'elle était, fit semblant de +croire aux raisons qu'ils prétendirent avoir pour partir. Dès le +lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller +demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue +Neuve-Saint-Augustin, à l'hôtel garni où il logeait habituellement quand +il était en congé. + +--Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est peut-être en +garnison bien loin. + +--Quand il serait à Alger, répondait Tristan, il faut qu'il parle, ou du +moins qu'il écrive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je le +trouverai, ou il dira pourquoi. + +Le garçon de l'hôtel était un Anglais, chose fort commode peut-être pour +les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez +gênante pour les Parisiens. À la première parole de Tristan, il répondit +par l'exclamation la plus britannique: + +--Oh! + +--Voilà qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que son frère; +mais M. de Saint-Aubin est-il ici? + +--Oh! no. + +--N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure? + +--Oh! yes. + +--Il est donc sorti? + +--Oh! no. + +--Expliquez-vous. Peut-on lui parler? + +--No, sir, impossible. + +--Pourquoi, impossible? + +--Parce qu'il est... Comment dites-vous? + +--Il est malade. + +--Oh! no, il est mort. + + + + +III + + +Il serait difficile de peindre l'espèce de consternation qui frappa +Tristan et son frère en apprenant la mort de l'homme qu'ils avaient un +si grand désir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en dise, une +chose indifférente que la mort. On ne la brave pas sans courage, on ne +la voit pas sans horreur, et il est même douteux qu'un gros héritage +puisse rendre vraiment agréable sa hideuse figure, dans le moment où +elle se présente. Mais quand elle nous enlève subitement quelque bien ou +quelque espérance, quand elle se mêle de nos affaires et nous prend dans +les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa +puissance, et que l'homme reste muet devant le silence éternel. + +Saint-Aubin avait été tué en Algérie, dans une razzia. Après s'être fait +raconter, tant bien que mal, par les gens de l'hôtel, les détails de cet +événement, les deux frères reprirent tristement le chemin de la maison +qu'ils habitaient à Paris. + +--Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir +d'embarras, qu'un mot à dire à un honnête homme, et il n'est plus. +Pauvre garçon! je m'en veux à moi-même de ce qu'un motif d'intérêt +personnel se mêle au chagrin que me cause sa mort. C'était un brave et +digne officier; nous avions bivouaqué et trinqué ensemble. Ayez donc +trente ans, une vie sans reproche, une bonne tête et un sabre au côté, +pour aller vous faire assassiner par un Bédouin en embuscade! Tout est +fini, je ne songe plus à rien, je ne veux pas m'occuper d'un conte quand +j'ai à pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent ce qui +leur plaira. + +--Ton chagrin est juste, répondit Armand; je le partage et je le +respecte; mais, tout en regrettant un ami et en méprisant une coquette, +il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est là , avec ses lois; il ne +voit ni ton dédain ni tes larmes; il faut lui répondre dans sa langue, +ou, tout au moins, l'obliger à se taire. + +--Et que veux-tu que j'imagine? Où veux-tu que je trouve un témoin, une +preuve quelconque, un être ou une chose qui puisse parler pour moi? Tu +comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour +s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas +amené avec lui tout son régiment. Les choses se sont passées en +tête-à -tête; si elles eussent dû devenir sérieuses, certes, alors, les +témoins seraient là ; mais nous nous sommes donné une poignée de main, et +nous avons déjeuné ensemble; nous n'avions que faire d'inviter personne. + +--Mais il n'est guère probable, reprit Armand, que cette sorte de +querelle et de réconciliation soit demeurée tout à fait secrète. +Quelques amis communs ont dû la connaître. Rappelle-toi, cherche dans +les souvenirs. + +--Et à quoi bon? quand même, en cherchant bien, je pourrais retrouver +quelqu'un qui se souvînt de cette vieille histoire, ne veux-tu pas que +j'aille me faire donner par le premier venu une espèce d'attestation +comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir +sans crainte; tout se demande à un ami. Mais quel rôle jouerais-je, à +l'heure qu'il est, en allant dire à un de nos camarades: Vous +rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an passé? On +se moquerait de moi, et on aurait raison. + +--C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une +femme orgueilleuse, vindicative et offensée, tenir impunément de +méchants propos. + +--Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. À une insulte faite +par un homme on répond par un coup d'épée. Contre toute espèce d'injure, +publique ou non,... même imprimée, on peut se défendre; mais quelle +ressource a-t-on contre une calomnie sourde, répétée dans l'ombre, à +voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est là le +triomphe de la lâcheté. C'est là qu'une pareille créature, dans toute la +perfidie du mensonge, dans toute la sécurité de l'impudence, vous +assassine à coups d'épingle; c'est là qu'elle ment avec tout l'orgueil, +toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est là qu'elle glisse à +loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie étudiée, +revue et augmentée par l'auteur; et cette infamie fait son chemin, cela +se répète, se commente, et l'honneur, le bien du soldat, l'héritage des +aïeux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une telle +misère! + +Tristan parut réfléchir pendant quelque temps, puis il ajouta d'un ton à +demi sérieux, à demi plaisant: + +--J'ai envie de me battre avec la Bretonnière. + +--À propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'empêcher de rire. Que t'a +fait ce pauvre diable dans tout cela? + +--Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est très possible qu'il soit au courant +de mes affaires. Il est assez dans les initiés, et passablement curieux +de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le prît +pour confident. + +--Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte une +histoire, et qu'il n'en est pas responsable. + +--Bah! et s'il s'en fait l'éditeur? Cet homme-là , qui n'est qu'une +mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que s'il +était son mari; et, en supposant qu'elle lui récite ce beau roman +inventé sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse à en garder le secret? + +--À la bonne heure, mais encore faudrait-il être sûr d'abord qu'il en +parle, et même, dans ce cas-là , je ne vois guère qu'il puisse être +juste de chercher querelle à quelqu'un parce qu'il répète ce qu'il a +entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs à faire peur à la +Bretonnière? Il ne se battrait certainement pas, et, franchement, il +serait dans son droit. + +--Il se battrait. Ce garçon-là me gêne; il est ennuyeux, il est de trop +dans ce monde. + +--En vérité, mon cher Tristan, tu parles comme un homme qui ne sait à +qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, à t'entendre, que tu cherches une +affaire d'honneur pour rétablir ta réputation, ou que tu as besoin d'une +balafre pour la montrer à ta maîtresse, comme un étudiant allemand? + +--Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment +intolérable. On m'accuse, on me déshonore, et je n'ai pas un moyen de me +venger! Si je croyais réellement... + +Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard, devant +la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arrêta de nouveau, tout à coup, +pour regarder un bracelet placé dans l'étalage. + +--Voilà une chose étrange, dit-il. + +--Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de +comptoir? + +--Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En +voici un qui se présente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du reste, +n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le +moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce +même marchand, dans cette boutique, un bracelet comme celui-là , lequel +bracelet était destiné à cette grisette dont il s'occupait, et qui avait +failli nous brouiller; lorsque, après notre querelle vidée, nous eûmes +déjeuné ensemble:--Parbleu, me dit-il en riant, tu viens de m'enlever la +reine de mes pensées à l'instant où je me disposais à lui faire un +cadeau; c'était un petit bracelet avec mon nom gravé en dedans; mais, ma +foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le cède; +puisque tu es le préféré, il faut que tu payes ta bienvenue.--Faisons +mieux, répondis-je; soyons de moitié dans l'envoi que tu comptais lui +faire.--Tu as raison, reprit-il; mon nom est déjà sur la plaque, il faut +que le tien y soit gravé aussi, et, en signe de bonne amitié, nous y +ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les +deux noms, écrits sur le bracelet, furent envoyés à la demoiselle, et +doivent actuellement exister quelque part en la possession de +mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre héroïne), à moins qu'elle ne +l'ait vendu pour aller dîner. + +--À merveille! s'écria Armand; cette preuve que tu cherchais est toute +trouvée. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut que la +marquise voie les deux signatures, et le jour bien spécifié. Il faut que +mademoiselle Javotte elle-même témoigne au besoin de la vérité et de +l'identité de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver clairement +que rien de sérieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi? Certes, +deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau à une femme +qu'ils se disputent, ne sont pas bien en colère l'un contre l'autre, et +il devient alors évident... + +--Oui, tout cela est très bien, dit Tristan; ta tête va plus vite que la +mienne; mais pour exécuter cette grande entreprise, ne vois-tu pas +qu'avant de retrouver ce bracelet si précieux, il faudrait commencer par +retrouver Javotte? Malheureusement ces deux découvertes semblent +également difficiles. Si, d'un côté, la jeune personne est sujette à +perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de s'égarer fort +elle-même. Chercher, après un an d'intervalle, une grisette perdue sur +le pavé de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage d'amour +fabriqué en métal, cela me paraît au-dessus de la puissance humaine; +c'est un rêve impossible à réaliser. + +--Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard, de +lui-même, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais oublié ce +bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le +rappelle. Tu cherchais un témoin, le voilà , il est irrécusable; ce +bracelet dit tout, ton amitié pour Saint-Aubin, son estime pour toi, le +peu de gravité de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher; quand elle +fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen +d'imposer silence à madame de Vernage; mademoiselle Javotte et son +serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand, c'est +vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord, où +demeurait jadis cette demoiselle? + +--À te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'était, je crois, dans un +passage, une espèce de _square_, de cité. + +--Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont +quelquefois une mémoire incroyable; ils se souviennent des gens après +des années, surtout de ceux qui ne les payent pas très bien. + +Tristan se laissa conduire par son frère; tous deux entrèrent dans la +boutique. Ce n'était pas une chose facile que de rappeler au marchand un +objet de peu de valeur acheté chez lui il y avait longtemps. Il ne +l'avait pourtant pas oublié, à cause de la singularité des deux noms +réunis. + +--Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux jeunes +gens m'ont commandé l'hiver dernier, et je reconnais bien monsieur. Mais +quant à savoir où ce bracelet a été porté, et à qui, je n'en peux rien +dire. + +--C'était à une demoiselle Javotte, dit Armand, qui devait demeurer dans +un passage. + +--Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta, +réfléchit, se consulta, et finit par dire: C'est cela même; mais ce +n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom +de madame de Monval, cité Bergère, 4. + +--Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom +de Monval m'était sorti de la tête; peut-être avait-elle le droit de le +porter, car son titre de Javotte n'était, je crois, qu'un sobriquet. +Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle acheté autre +chose? + +--Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une chaîne d'argent +cassée qu'elle avait. + +--Mais point de bracelet? + +--Non, monsieur. + +--Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant à nous, en +route pour la cité Bergère. + +--Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de +prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait changé +plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue. + +Cette prévision était fondée. La portière de la cité Bergère apprit aux +deux frères que madame de Monval avait déménagé depuis longtemps, +qu'elle s'appelait à présent mademoiselle Durand, ouvrière en robes, et +qu'elle demeurait rue Saint-Jacques. + +--Est-elle à son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand, poursuivi +par la crainte du bracelet vendu. + +--Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de dépense; elle avait ici un +logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle +voyait beaucoup de militaires, toutes personnes décorées et très comme +il faut. Elle donnait quelquefois de très jolis dîners qu'on faisait +venir du café Vachette. Tous ces messieurs étaient bien gais, et il y en +avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai +artiste de l'Académie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu rien à +dire sur le compte de madame de Monval. Elle étudiait aussi pour être +artiste; c'était moi qui faisais son ménage, et elle ne sortait jamais +qu'en citadine. + +--Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques. + +--Mademoiselle Durand ne loge plus ici, répondit la seconde portière; il +y a six mois qu'elle s'en est allée, et nous ne savons guère trop où +elle est. Ce ne doit pas être dans un palais, car elle n'est pas partie +en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose. + +--Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse? + +--Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'était guère à l'aise, cette +demoiselle. Elle demeurait là au fond de l'allée, sur la cour, derrière +la fruitière. Elle travaillait toute la sainte journée; elle ne gagnait +guère et elle avait bien du mal. Elle allait au marché le matin, et elle +faisait sa soupe elle-même sur un petit fourneau qu'elle avait. On ne +peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les +choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de +ses tantes, qui l'a emmenée; nous croyons qu'elle s'est mise aux sÅ“urs +du Bon-Pasteur. La lingère du coin vous dira peut-être cela: c'était +elle qui l'employait. + +--Allons chez la lingère, dit Armand; mais les choux sont de mauvais +augure. + +Le troisième renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas d'abord plus +satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa +famille avait trouvé moyen de fournir, elle était entrée, en effet, au +couvent des sÅ“urs du Bon-Pasteur, et y avait passé environ trois mois. +Comme sa conduite était bonne, la protection de quelques personnes +charitables l'avait fait admettre par les sÅ“urs, qui lui montraient +beaucoup de bonté et qui n'avaient qu'à se louer de son +obéissance.--Malheureusement, disait la lingère, cette pauvre enfant a +une tête si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en place. +C'était une grande faveur pour elle que d'avoir été reçue comme +pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle, +et elle remplissait régulièrement ses devoirs de religion, en même temps +qu'elle travaillait très bien, car c'est une bonne ouvrière. Mais tout +d'un coup sa tête est partie; elle a demandé à s'en aller. Vous +comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une +prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envolée. + +--Et vous ignorez ce qu'elle est devenue? + +--Pas tout à fait, répondit en riant la lingère. Il y a une de mes +demoiselles qui l'a rencontrée au Ranelagh. Elle se fait appeler +maintenant Amélina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de Bréda, et +qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques. + +Tristan commençait à se décourager.--Laissons tout cela, dit-il à son +frère. À la tournure que prennent les choses, nous n'en aurons jamais +fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame +Rosenval, n'est pas en Chine ou à Quimper-Corentin? + +--Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait +pour nous arrêter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point de +découvrir notre voyageuse? Ouvrière ou artiste, nonne ou figurante, je +la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parié de +traverser pieds nus un bassin gelé au mois de janvier, et qui, arrivé à +moitié chemin, trouva que c'était trop froid et revint sur ses pas. + +Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut +découverte rue de Bréda; mais il ne s'agissait plus, à cette nouvelle +adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle +était naguère, madame Rosenval était devenue tout à coup, par la grâce +du hasard et d'un ancien préfet, personnage important et protecteur des +arts, _prima donna_ d'un théâtre de province. Elle habitait depuis +quelque temps une assez grande ville du midi de la France, où son +talent, nouvellement découvert, mais généreusement encouragé, faisait +les délices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la garnison. +Elle se trouvait à Paris en passant, pour contracter, si faire se +pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens, il +est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient être reçus; mais ils +furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez +riche, d'un goût peu sévère, orné de statuettes, de glaces et de +cartons-pâtes, à peu près comme un café. La maîtresse du lieu était à sa +toilette; elle fit dire qu'on attendît, et qu'elle allait recevoir M. de +Berville. + +--À présent, je te laisse, dit Armand à son frère; tu vois que nous +sommes venus à bout de notre campagne. C'est à toi de faire le reste; +décide madame Rosenval à te rendre ton bracelet; qu'elle l'accompagne +d'un mot de sa main qui donne plus de poids à cette restitution; reviens +armé de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise. + +Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul à se promener dans +le somptueux salon de Javotte. Il y était depuis un quart d'heure, +lorsque la porte de la chambre à coucher s'ouvrit. Un gros et grand +monsieur, à la démarche grave, à la tête grisonnante, portant des +lunettes, une chaîne, un binocle et des breloques de montre, le tout en +or, s'avança d'un air affable et majestueux.--Monsieur, dit-il à +Tristan, j'apprends que vous êtes le parent de madame Rosenval. Si vous +voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet. + +Il fit un léger salut et se retira. + +--Peste! se dit Tristan, il paraît que Javotte voit à présent meilleure +compagnie que dans l'allée de la rue Saint-Jacques. + +Soulevant une portière de soie chamarrée, que lui avait indiquée le +monsieur aux lunettes d'or, il pénétra dans un boudoir tendu en +mousseline rose, où madame Rosenval, étendue sur un canapé, le reçut +d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme +qu'on a aimée, fût-ce Amélina, fût-ce même Javotte, surtout lorsque l'on +s'est donné tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec +empressement la main fort blanche de son ancienne conquête, puis il prit +place à côté d'elle, et débuta, comme cela se devait, par lui faire ses +compliments sur ce qu'elle était embellie, qu'il la revoyait plus +charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit à toute femme +qu'on retrouve, fût-elle devenue plus laide qu'un péché mortel). + +--Permettez-moi, ma chère, ajouta-t-il, de vous féliciter sur l'heureux +changement qui me semble s'être opéré dans vos petites affaires. Vous +êtes logée ici comme un grand seigneur. + +--Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville? +répondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un +pied-à -terre; mais je me fais arranger quelque chose là -bas, car vous +savez que je perche au diable. + +--Oui, j'ai appris que vous étiez au théâtre. + +--Mon Dieu, oui, je me suis décidée. Vous savez que la grande musique, +la musique sérieuse, a été l'occupation de toute ma vie. M. le baron, +que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes +bons amis, m'a persécutée pour prendre un engagement. Que voulez-vous! +je me suis laissé faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le drame, +le vaudeville, l'opéra. + +--On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai à vous parler d'une affaire +assez sérieuse, et, comme votre temps doit être précieux, trouvez bon +que je me hâte de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire mes +confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?... + +Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la +cheminée; la première chose qu'il y remarqua fut la carte de visite de +la Bretonnière, accrochée à la glace. + +--Est-ce que vous connaissez ce personnage-là ? demanda-t-il avec +surprise. + +--Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je crois +même qu'il dîne à la maison aujourd'hui. Mais, de grâce, continuez donc, +je vous en prie, et je vous écoute. + + + + +IV + + +Il y aurait peut-être pour le philosophe ou pour le psychologue, comme +on dit, une curieuse étude à faire sur le chapitre des distractions. +Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent +le plus à la personne dont il aie plus à craindre ou à espérer, à un +avocat, à une femme ou à un ministre. Quel degré d'influence exercera +sur lui une épingle qui le pique au milieu de son discours, une +boutonnière qui se déchire, un voisin qui se met à jouer de la flûte? +Que fera un acteur, récitant une tirade, et apercevant tout à coup un de +ses créanciers dans la salle? Jusqu'à quel point, enfin, peut-on parler +d'une chose, et en même temps penser à une autre? + +Tristan se trouvait à peu près dans une situation de ce genre. D'une +part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur à lunettes +d'or pouvait reparaître à tout moment. D'ailleurs, dans l'oreille d'une +femme qui vous écoute, il y a une mouche qu'il faut prendre au vol; dès +qu'il n'est plus trop tôt avec elle, presque toujours il est trop tard. +Tristan attachait assez de prix à ce qu'il venait demander à Javotte +pour y employer toute son éloquence. Plus la démarche qu'il faisait +pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la nécessité +de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les +yeux la carte de la Bretonnière, ses regards ne pouvaient s'en détacher; +et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se répétait à +lui-même:--Je retrouverai donc cet homme-là partout? + +--Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous êtes distrait comme un poète +en couches. + +Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif secret, +ni prononcer le nom de la marquise. + +--Je ne puis rien vous expliquer, répondit-il. Je ne puis que vous dire +une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant le +bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donné, s'il est encore +en votre possession. + +--Mais qu'est-ce que vous voulez en faire? + +--Rien qui puisse vous inquiéter, je vous en donne ma parole. + +--Je vous crois, Berville, vous êtes homme d'honneur. Le diable +m'emporte, je vous crois. + +(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait conservé quelques +expressions qui sentaient encore un peu les choux.) + +--Je suis enchanté, dit Tristan, que vous ayez de moi un si bon +souvenir; vous n'oubliez pas vos amis. + +--Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand j'étais +sans le sou, je me plais à le reconnaître. J'avais deux paires de bas à +jour qui se succédaient l'une à l'autre, et je mangeais la soupe dans +une cuillère de bois. Maintenant je dîne dans de l'argent massif, avec +un laquais par derrière et plusieurs dindons par devant; mais mon cÅ“ur +est toujours le même. Savez-vous que dans notre jeune temps nous nous +amusions pour de bon? À présent, je m'ennuie comme un roi... Vous +souvenez-vous d'un jour,... à Montmorency?... Non, ce n'était pas vous, +je me trompe; mais c'est égal, c'était charmant. Ah! les bonnes cerises! +et ces côtelettes de veau que nous avons mangées chez le père Duval, au +Château de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco, picorait +du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez bêtes pour +faire boire de l'eau-de-vie à ce pauvre animal, et il en est mort. +Avez-vous su cela? + +Lorsque Javotte parlait ainsi à peu près naturellement, c'était avec une +volubilité extrême; mais quand ses grands airs la reprenaient, elle se +mettait tout à coup à traîner ses phrases avec un air de rêverie et de +distraction. + +--Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse enrhumée, je me +souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au passé. + +--C'est à merveille, ma chère Amélina; mais, répondez, de grâce, à mes +questions. Avez-vous conservé ce bracelet? + +--Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire? + +--Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous vous +avions donné? + +--Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher. + +--Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il s'agit +d'un service fort important que vous pouvez me rendre. Réfléchissez, je +vous en conjuré, et répondez-moi sérieusement. Si ce n'est que le +bracelet qui vous tient au cÅ“ur, je m'engage bien volontiers à vous en +mettre un autre à chaque bras, en échange de celui dont j'ai besoin. + +--C'est fort galant de votre part. + +--Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici que +dans mon intérêt. + +--Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de l'éventail, il +faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce +bracelet. Je ne peux pas me fier à un homme qui n'a pas lui-même +confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a quelque +femme, quelque tricherie là -dessous. Tenez, je parierais que c'est +quelque ancienne maîtresse à vous ou à Saint-Aubin, qui veut me +dépouiller de mes ustensiles de ménage. Il y a quelque brouille, quelque +jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc. + +--S'il faut absolument vous dire mon motif, répondit Tristan, voulant se +débarrasser de ces questions, la vérité est que Saint-Aubin est mort; +nous étions fort liés, vous le savez, et je désirerais garder ce +bracelet où nos deux noms sont écrits ensemble. + +--Bah! quelle histoire vous me fabriquez là ! Saint-Aubin est mort? +Depuis quand? + +--Il est mort en Afrique, il y a peu de temps. + +--Vrai? Pauvre garçon! je l'aimais bien aussi. C'était un gentil cÅ“ur, +et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beauté rose.--Voilà +ma beauté rose, disait-il. Je trouve ce nom-là très-joli. Vous +rappelez-vous comme il était drôle un jour que nous étions à +Ermenonville, et que nous avions tout cassé dans l'auberge? Il ne +restait seulement plus une assiette. Nous avions jeté les chaises par +les fenêtres à travers les carreaux, et le matin, tout justement, voilà +qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient +visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir +leur café au lait. + +--Tête de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par hasard, faire +attention à ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou non? + +--Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites à +bout portant. + +--Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit +quelconque à mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce coffre; je ne +vous en demande pas davantage. + +Javotte sembla un peu réfléchir, se rassit près de Tristan, et lui prit +la main: + +--Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est +nécessaire, je ne tiens pas à une pareille misère. J'ai de l'amitié pour +vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais +vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est +possible que, d'un jour à l'autre, j'entre à l'Opéra, dans les chÅ“urs. +Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un ancien +préfet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la +Bretonnière, de son côté... + +--La Bretonnière! s'écria Tristan impatienté; et que diantre fait-il +ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'être en même temps à Paris et à la +campagne. Il ne nous quitte pas là -bas, et je le retrouve chez vous! + +--Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort distingué +que M. de la Bretonnière. Il est vrai qu'il a une campagne près de la +vôtre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez +probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom. + +--Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire? + +--Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas +vrai? Il a son couvert à sa table; elle s'appelle Vernage, ou quelque +chose comme ça; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que les +voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc? + +--Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la Bretonnière et +la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de +ces jours. + +--Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous touche, +je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'échange. Votre confidence pour mon +bracelet. + +--Vous l'avez donc, ce bracelet? + +--Vous l'aimez donc, cette marquise? + +--Ne plaisantons pas. L'avez-vous? + +--Non pas, je ne dis pas cela. Je vous répète que ma position... + +--Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez à l'Opéra, +et quand vous seriez figurante à vingt sous par jour... + +--Figurante! s'écria Javotte en colère. Pour qui me prenez-vous, s'il +vous plaît? Je chanterai dans les chÅ“urs, savez-vous! + +--Pas plus que moi; on vous prêtera un maillot et une toque, et vous +irez en procession derrière la princesse Isabelle; ou bien on vous +donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout +d'une poulie dans le ballet de _la Sylphide_. Qu'est-ce que vous +entendez avec votre position? + +--J'entends et je prétends que, pour rien au monde, je ne voudrais que +monsieur le baron pût voir mon nom mêlé à une mauvaise affaire. Vous +voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous étiez mon parent. +Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous +plaît pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue que +sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon père +a vendue. J'ai des maîtres, mon cher, j'étudie, et je ne veux rien faire +qui compromette mon avenir. + +Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la résistance +et de l'étrange légèreté de Javotte. Évidemment le bracelet était là , +dans cette chambre peut-être; mais où le trouver? Tristan se sentait par +moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace pour +parvenir à son but. Un peu de douceur et de patience lui semblait +pourtant préférable. + +--Ma brave Javotte, dit-il, ne nous fâchons pas. Je crois fermement à +tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune façon, vous +compromettre; chantez à l'Opéra tant que vous voudrez, dansez même, si +bon vous semble. Mon intention n'est nullement... + +--Danser! moi qui ai joué Célimène! oui, mon petit, j'ai joué Célimène à +Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M. +Poupinel, qui a assisté à la représentation, m'a engagée tout de suite +pour les troisièmes Dugazon. J'ai été ensuite seconde grande première +coquette, premier rôle marqué, et forte première chanteuse; et c'est +Brochard lui-même, qui est ténor léger, qui m'a fait résilier, et +Gustave, qui est laruette, a voyagé avec moi en Auvergne. Nous faisions +quatre ou cinq cents francs avec _la Tour de Nesle_, et _Adolphe et +Clara_; nous ne jouions que ces deux pièces-là partout. Si vous croyez +que je vais danser! + +--Ne nous fâchons pas, ma belle, je vous en conjure! + +--Savez-vous que j'ai joué avec Frédérick? Oui, j'ai joué avec +Frédérick, en province, au bénéfice d'un homme de lettres. Il est vrai +que je n'avais pas un grand rôle; je faisais un page dans _Lucrèce +Borgia_, mais toujours j'ai joué avec Frédérick. + +--Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de +m'excuser; mais, ma chère, le temps se passe, et vous répondez à +beaucoup de choses, excepté à ce que je vous demande. Finissons-en, s'il +est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller à l'instant +même chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une chaîne, une bague, ce qui +vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous le +rapporter, selon votre fantaisie; en échange de quoi vous me renverrez +ou vous me rendrez à moi-même cette bagatelle que je vous demande, et à +laquelle vous ne tenez pas sans doute? + +--Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons à peu +de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets. + +--Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est pas +ce qu'il y a d'écrit dessus qui vous le rend précieux? + +La vanité masculine, d'une part, et la coquetterie féminine, d'une +autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si +bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'empêcher de se rapprocher de +Javotte en faisant cette question. Il avait entouré doucement de son +bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la tête penchée +sur son éventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la +moustache du jeune hussard effleurait déjà ses cheveux blonds; le +souvenir du passé et l'idée d'un bracelet neuf lui faisaient palpiter le +cÅ“ur. + +--Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout à fait franc. Je suis bonne +fille; n'ayez pas peur. Dites-moi où ira mon serpentin bleu. + +--Eh bien! mon enfant, répondit le jeune homme, je vais tout vous +avouer: je suis amoureux. + +--Est-elle belle? + +--Vous êtes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce bracelet; il lui +est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aimée... + +--Menteur! + +--Non, c'est la vérité; vous étiez, ma chère, vous êtes encore si +parfaitement gentille, fraîche et coquette, une petite fleur; vos dents +ont l'air de perles tombées dans une rose; vos yeux, votre pied... + +--Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours. + +--Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se préparait +peut-être à répondre de sa voix la plus tendre: Eh bien! mon ami, allez +chez Fossin, lorsqu'elle s'écria tout à coup: + +--Prenez garde, vous m'égratignez! + +La carte de visite de la Bretonnière était encore dans la main de +Tristan, et le coin du carton corné avait, en effet, touché l'épaule de +madame Rosenval. Au même instant on frappa doucement à la porte; la +tapisserie se souleva, et la Bretonnière lui-même entra dans la chambre. + +--Pardieu! monsieur, s'écria Tristan, ne pouvant contenir un mouvement +de dépit, vous arrivez comme mars en carême. + +--Comme mars en toute saison, dit la Bretonnière, enchanté de son +calembour. + +--On pourrait voir cela, reprit Tristan. + +--Quand il vous plaira, dit la Bretonnière. + +--Demain vous aurez de mes nouvelles. + +Tristan se leva, prit Javotte à part:--Je compte sur vous, n'est-ce pas? +lui dit-il à voix basse; dans une heure, j'enverrai ici. + +Puis il sortit, sans plus de façon, en répétant encore: À demain! + +--Que veut dire cela? demanda Javotte. + +--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière. + + + + +V + + +Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour de +son frère, afin d'apprendre le résultat de l'entretien avec Javotte. +Tristan rentra chez lui tout joyeux. + +--Victoire! mon cher, s'écria-t-il; nous avons gagné la bataille, et +mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde à la +fois. + +--Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaieté qui fait +plaisir à voir. + +--Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a hésité; elle a +bavardé; elle m'a fait des discours à dormir debout; mais enfin elle +cédera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous aurons mon +bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec +la Bretonnière. + +--Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup? + +--Non, en vérité, je n'ai plus de rancune contre lui. Je l'ai rencontré, +je l'ai envoyé promener, je lui donnerai un coup d'épée, et je lui +pardonne. + +--Où l'as-tu donc vu? chez ta belle? + +--Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-là se fourre +partout? + +--Et comment la querelle est-elle venue? + +--Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une misère; nous en +causerons. Commençons maintenant par aller chez Fossin acheter quelque +chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un échange; car on ne +donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et même sans cela. + +--Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu à ton +but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant, +mon cher ami, réfléchissons, je t'en prie, sur la seconde partie de ta +vengeance projetée. Elle me semble plus qu'étrange. + +--Trêve de mots, dit Tristan, c'est un point résolu. Que j'aie tort ou +raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter là -dessus; à présent +le vin est tiré, il faut le boire. + +--Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te répéter que je ne conçois +pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut +trouver du plaisir à ces duels sans motif, ces affaires d'enfant, ces +bravades d'écolier, qui ont peut-être été à la mode, mais dont tout le +monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de cocarde +peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler +plaisant à un républicain de ferrailler avec un royaliste, uniquement +parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut +s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blâme. Si ton projet +est sérieux, je n'hésite pas à te dire qu'en pareil cas je refuserais de +servir de témoin à mon meilleur ami. + +--Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez +Fossin. + +--Allons où tu voudras, je n'en démordrai pas. Prendre en grippe un +homme importun, cela arrive à tout le monde: le fuir ou s'en railler, +passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible. + +--Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage. Un +petit coup d'épée, voilà tout. Je veux mettre en écharpe le bras du +cavalier servant de la marquise, en même temps que je lui offrirai +humblement, à elle, le bracelet de ma grisette. + +--Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton honneur, +qu'as-tu à faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu à faire +de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas. + +--Je t'aime beaucoup, mais cela sera. + +En parlant ainsi, les deux frères arrivèrent chez Fossin. Tristan, ne +voulant pas que Javotte pût se repentir de son marché, choisit pour elle +une jolie châtelaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant dessein de la +porter lui-même et d'attendre la réponse, s'il n'était pas reçu. Armand, +ayant autre chose en tête et voyant son frère plus joyeux encore à +l'idée de revenir promptement avec le bracelet en question, ne lui +proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient le +soir. + +Au moment où ils allaient se séparer, la roue d'une calèche découverte, +courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue +Richelieu. Une livrée bizarre, qui attirait les yeux, fit retourner les +passants. Dans cette voiture était madame de Vernage, seule, +nonchalamment étendue. Elle aperçut les deux jeunes gens, et les salua +d'un petit signe de tête, avec une indolence protectrice. + +--Ah! dit Tristan, pâlissant malgré lui, il paraît que l'ennemi est venu +observer la place. Elle a renoncé à sa fameuse chasse, cette belle dame, +pour faire un tour aux Champs-Élysées et respirer la poussière de Paris. +Qu'elle aille en paix! elle arrive à point. Je suis vraiment flatté de +la voir ici. Si j'étais un fat, je croirais qu'elle vient savoir de mes +nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller +aristocratique, supérieur même à celui de Javotte, elle a daigné nous +remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces femmes-là +cherchent le danger, comme les papillons la lumière. Que son sommeil de +ce soir lui soit léger! Je me présenterai demain à son petit lever, et +nous en aurons des nouvelles. Je me fais une véritable fête de vaincre +un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai là , dans +mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je suis +en droit de lui dire: Vos belles lèvres en ont menti et vos baisers +sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-être moins +superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, à ce soir. + +Si Armand n'avait pas plus longuement insisté pour dissuader son frère +de se battre, ce n'était pas qu'il crût impossible de l'en empêcher; +mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour +essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un autre +moyen. La Bretonnière, qu'il connaissait de longue main, lui paraissait +avoir un caractère plus calme et plus facile à aborder: il l'avait vu +chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, résolu à voir si de +ce côté il n'y aurait pas plus de chances de réconciliation. La +Bretonnière était seul, dans sa chambre, entouré de liasses de papiers, +comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout le +regret qu'il éprouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du reste, +disait-il) pouvait amener deux gens de cÅ“ur à aller sur le terrain, et +de là en prison. + +--Qu'avez-vous donc fait à mon frère? lui demanda-t-il. + +--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière, se levant et s'asseyant +tour à tour d'un air un peu embarrassé, tout en conservant sa gravité +ordinaire: votre frère, depuis longtemps, me semble mal disposé à mon +égard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue que +j'ignore absolument pourquoi. + +--N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalité? Ne faites-vous pas la +cour à quelque femme?... + +--Non, en vérité, pour ce qui me regarde, je ne fais la cour à personne, +et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi à +votre frère les bornes de la politesse. + +--Ne vous êtes-vous jamais disputés ensemble? + +--Jamais, une seule fois exceptée, c'était du temps du choléra: M. de +Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse +était toujours épidémique, et il prétendait baser sur ce faux principe +la différence qu'on a établie entre le mot épidémique et le mot +endémique. Je ne pouvais, vous le sentez, être de son avis, et je lui +démontrai fort bien qu'une maladie épidémique pouvait devenir fort +dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mîmes à cette +discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens... + +--Est-ce là tout? + +--Autant que je me le rappelle. Peut-être cependant a-t-il été blessé, +il y a quelque temps, de ce que j'ai cédé à l'un de mes parents deux +bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce +parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve ces +bassets... + +--Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les yeux. + +--Non, à mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute +conscience, que je ne comprends exactement rien à la provocation qu'il +vient de m'adresser. + +--Mais si vous ne faites la cour à personne, il est peut-être amoureux, +lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser? + +--Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance +d'avoir jamais remarqué que la marquise de Vernage pût souffrir ou +encourager des assiduités condamnables. + +--Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a du +mal à être amoureux? + +--Je ne discute pas cette question; je me borne à vous dire que je ne le +suis point, et que je ne saurais, par conséquent, être le rival de +personne. + +--En ce cas, vous ne vous battrez pas? + +--Je vous demande pardon; je suis provoqué de la manière la plus +positive. Il m'a dit, lorsque je suis entré, que j'arrivais comme mars +en carême. De tels discours ne se tolèrent pas; il me faut une +réparation. + +--Vous vous couperez la gorge pour un mot? + +--Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les raisons +qui ont amené ce défi; je m'en étonne parce qu'il me semble étrange, +mais je ne puis faire autrement que de l'accepter. + +--Un duel pareil est-il possible? Vous n'êtes pourtant pas fou, ni +Berville non plus. Voyons, la Bretonnière, raisonnons. Croyez-vous que +cela m'amuse de vous voir faire une étourderie semblable? + +--Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un +homme sanguinaire. Si votre frère me propose des excuses, pourvu +qu'elles soient bonnes et valables, je suis prêt à les recevoir. Sinon, +voici mon testament que je suis en train d'écrire, comme cela se doit. + +--Qu'entendez vous par des excuses valables? + +--J'entends... cela se comprend. + +--Mais encore? + +--De bonnes excuses. + +--Mais enfin, à peu près, parlez. + +--Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en carême, et je crois +lui avoir dignement répondu. Il faut qu'il rétracte ce mot, et qu'il me +dise, devant témoins, que j'arrivais tout simplement comme M. de la +Bretonnière. + +--Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela. + +Armand sortit de cette conférence non pas entièrement satisfait, mais +moins inquiet qu'il n'était venu. C'était au boulevard de Gand, entre +onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son frère. Il le +trouva, marchant à grands pas d'un air agité, et il s'apprêtait à +négocier son accommodement dans les termes voulus par la Bretonnière, +lorsque Tristan lui prit le bras en s'écriant: + +--Tout est manqué! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon bracelet. + +--Pourquoi? + +--Pourquoi? que sais-je? une idée d'hirondelle. Je suis allé chez elle +tout droit; on me répond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en effet +elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laissé pour moi; la +chambrière me regarde avec étonnement. À force de questions, j'apprends +que madame Rosenval a dîné avec son baron à lunettes et une autre +personne, sans doute ce damné la Bretonnière; qu'ils se sont séparés +ensuite, la Bretonnière pour rentrer chez lui, Javotte et le baron pour +aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le théâtre; et je ne +sais quoi encore d'incompréhensible; le tout mêlé de verbiages de +servante:--Madame avait reçu une bonne nouvelle; madame paraissait très +contente; elle était pressée, on n'avait pas eu le temps de manger le +dessert, mais on avait envoyé chercher à la cave du vin de Champagne. +Cependant je tire de ma poche la petite boîte de Fossin, que je remets à +la chambrière, en la priant de donner cela ce soir à sa maîtresse, et en +confidence. Sans chercher à comprendre ce que je ne peux savoir, je +joins à mon cadeau un billet écrit à la hâte. Là -dessus, je rentre, je +compte les minutes, et la réponse n'arrive pas. Voilà où en sont les +choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en tête, s'en +détournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a soufflé sur cette +girouette? + +--Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien, à cette +girouette, le temps nécessaire pour lire et répondre, chercher ce +bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout à l'heure. +Songe donc que Javotte ne peut décemment accepter ton cadeau qu'à titre +d'échange. Quant à ton duel, n'y songe plus. + +--Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais. + +--Fou que tu es! et notre mère? + +Tristan baissa la tête sans répondre, et les deux frères rentrèrent chez +eux. + +Javotte n'était pourtant pas aussi méchante qu'on pourrait le croire. +Elle avait passé la journée dans une perplexité singulière. Ce bracelet +redemandé, cette insistance, ce duel projeté, tout cela lui semblait +autant de rêveries incompréhensibles; elle cherchait ce qu'elle avait à +faire, et sentait que le plus sage eût été de demeurer indifférente à +des événements qui ne la regardaient pas. Mais si madame Rosenval avait +toute la fierté d'une reine de théâtre, Javotte, au fond, avait bon +cÅ“ur. Berville était jeune et aimable; le nom de cette marquise mêlé à +tout cela, ce mystère, ces demi confidences, plaisaient à l'imagination +de la grisette parvenue. + +--S'il était vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et qu'une +marquise fût jalouse de moi, y aurait-il grand risque à donner ce +bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte +jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal à +personne? + +Tout en réfléchissant, elle avait ouvert un petit secrétaire dont la +clef était suspendue à son cou. Là étaient entassés, pêle-mêle, tous +les joyaux de sa couronne: un diadème en clinquant pour _la Tour de +Nesle_, des colliers en strass, des émeraudes en verre qui avaient +besoin des quinquets pour briller d'un éclat douteux; du milieu de ce +trésor, elle tira le bracelet de Tristan et considéra attentivement les +deux noms gravés sur la plaque. + +--Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut être l'idée de +Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si +l'inconnue me connaît, je suis compromise. Ces deux noms à côté l'un de +l'autre, ce n'est pas autorisé. Si Berville n'a eu pour moi qu'un +caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera +drôle. + +Javotte allait peut-être envoyer le bracelet, lorsqu'un coup de sonnette +vint l'interrompre dans ses réflexions. C'était le monsieur aux lunettes +d'or. + +--Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succès: vous êtes des chÅ“urs. +Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extrêmement brillante; trente +sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans l'étrier. Dès +ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqué de _Gustave_. + +-Voilà une nouvelle! s'écria Javotte en sautant de joie. Choriste à +l'Opéra! choriste tout de suite! j'ai justement repassé mon chant; je +suis en voix; ce soir, _Gustave_!... Ah, mon Dieu! + +Après le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva la gravité +qui convient à une cantatrice. + +--Baron, dit-elle, vous êtes un homme charmant. Il n'y a que vous, et je +sens ma vocation; dînons: allons à l'Opéra, à la gloire; rentrons, +soupons, allez-vous-en; je dors déjà sur mes lauriers. + +Le convive attendu arriva bientôt. On brusqua le dîner, et Javotte ne +manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tôt qu'il n'était nécessaire. +Le cÅ“ur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux, +sombre et petit corridor où Taglioni, peut-être, a marché. Comme le +ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut +avoir contribué au succès. Elle rentra chez elle fort émue, et, dans +l'ivresse du triomphe, ses pensées étaient à cent, lieues de Tristan, +lorsque sa femme de chambre lui remit la petite boîte soigneusement +enveloppée par Fossin, et un billet où elle trouva ces mots: «Il ne faut +pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin +d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre réponse avec +impatience.» + +--Ce pauvre garçon, dit madame Rosenval, je l'avais oublié. Il m'envoie +une châtelaine; il y a plusieurs turquoises.... + +Javotte se mit au lit, et ne dormit guère. Elle songea bien plus à son +engagement et à sa brillante destinée qu'à la demande de Tristan. Mais +le jour la retrouva dans ses bonnes pensées. + +-Allons, dit-elle, il faut s'exécuter. Ma journée d'hier a été +heureuse; il faut que tout le monde soit content. + +Il était huit heures du matin quand Javotte prit son bracelet, mit son +châle et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de cÅ“ur, et presque +encore grisette. Arrivée à la maison de Tristan, elle vit, devant la +loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes. + +--M. de Berville? demanda Javotte. + +--Hélas! répondit la grosse femme. + +--Y est-il, s'il vous plaît? Est-ce ici? + +--Hélas! madame,... il s'est battu,... on vient de le rapporter... Il +est mort! + +Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les chÅ“urs de +l'Opéra, sous un quatrième nom qu'elle avait choisi: celui de madame +Amaldi. + +FIN DU SECRET DE JAVOTTE. + +_Pierre et Camille_ et _le Secret de Javotte_ ont été publiés pour la +première fois dans le _Constitutionnel_, à peu de distance l'un de +l'autre (avril et juin 1844). + + + + +MIMI PINSON + +PROFIL DE GRISETTE + +1845 + +[Illustration: Dessin de Hida. Gravé par G. Levy + +Elle a les yeux et les mains prestes. +Les carabins matin et soir, +Usent les manches de leurs vestes, +Landerirette! +À son comptoir.] + + +I + + +Parmi les étudiants qui suivaient; l'an passé, les cours de l'École de +médecine, se trouvait un jeune homme nommé Eugène Aubert. C'était un +garçon de bonne famille, qui avait à peu près dix-neuf ans. Ses parents +vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui lui +suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un +caractère fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute circonstance, on +le trouvait bon et serviable, la main généreuse et le cÅ“ur ouvert. Le +seul défaut qu'on lui reprochait était un singulier penchant à la +rêverie et à la solitude, et une réserve si excessive dans son langage +et ses moindres actions, qu'on l'avait surnommé la _Petite Fille_, +surnom, du reste, dont il riait lui-même, et auquel ses amis +n'attachaient aucune idée qui pût l'offenser, le sachant aussi brave +qu'un autre au besoin; mais il était vrai que sa conduite justifiait un +peu ce sobriquet, surtout par la façon dont elle contrastait avec les +mÅ“urs de ses compagnons. Tant qu'il n'était question que de travail, il +était le premier à l'Å“uvre; mais, s'il s'agissait d'une partie de +plaisir, d'un dîner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse à la +Chaumière, la _Petite Fille_ secouait la tête et regagnait sa chambrette +garnie. Chose presque monstrueuse parmi les étudiants: non seulement +Eugène n'avait pas de maîtresse, quoique son âge et sa figure eussent pu +lui valoir des succès, mais on ne l'avait jamais vu faire le galant au +comptoir d'une grisette, usage immémorial au quartier Latin. Les beautés +qui peuplent la montagne Sainte-Geneviève et se partagent les amours des +écoles, lui inspiraient une sorte de répugnance qui allait jusqu'à +l'aversion. Il les regardait comme une espèce à part, dangereuse, +ingrate et dépravée, née pour laisser partout le mal et le malheur en +échange de quelques plaisirs.--Gardez-vous de ces femmes-là , disait-il: +ce sont des poupées de fer rouge. Et il ne trouvait malheureusement que +trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les +querelles, les désordres, quelquefois même la ruine qu'entraînent ces +liaisons passagères, dont les dehors ressemblent au bonheur, n'étaient +que trop faciles à citer, l'année dernière comme aujourd'hui, et +probablement comme l'année prochaine. + +Il va sans dire que les amis d'Eugène le raillaient continuellement sur +sa morale et ses scrupules.--Que prétends-tu? lui demandait souvent un +de ses camarades, nommé Marcel, qui faisait profession d'être un bon +vivant; que prouve une faute, ou un accident arrivé une fois par hasard? + +--Qu'il faut s'abstenir, répondait Eugène, de peur que cela n'arrive une +seconde fois. + +--Faux raisonnement, répliquait Marcel, argument de capucin de carte, +qui tombe si le compagnon trébuche. De quoi vas-tu t'inquiéter? Tel +d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine? L'un +n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fraîche; est-ce qu'Élise en perd +l'appétit? À qui la faute si le voisin porte sa montre au mont-de-piété +pour aller se casser un bras à Montmorency? la voisine n'en est pas +manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup d'épée; elle te +tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce sont +de ces petits inconvénients dont l'existence est parsemée, et ils sont +plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau +temps, que de bonnes paires d'amis dans les cafés, les promenades et les +guinguettes! Considère-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien bourrés +de grisettes, qui vont au Ranelagh ou à Belleville. Compte ce qui sort, +un jour de fête seulement, du quartier Saint-Jacques: les bataillons de +modistes, les armées de lingères, les nuées de marchandes de tabac; tout +cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de +Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volées de friquets. +S'il pleut, cela va au mélodrame manger des oranges et pleurer; car cela +mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi très volontiers: c'est ce +qui prouve un bon caractère. Mais quel mal font ces pauvres filles, qui +ont cousu, bâti, ourlé, piqué et ravaudé toute la semaine, en prêchant +d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que +peut faire de mieux un honnête homme qui, de son côté, vient de passer +huit jours à disséquer des choses peu agréables, que de se débarbouiller +la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle +nature? + +--Sépulcres blanchis! disait Eugène. + +--Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire +l'éloge des grisettes, et qu'un usage modéré en est bon. Premièrement, +elles sont vertueuses, car elles passent la journée à confectionner les +vêtements les plus indispensables à la pudeur et à la modestie; en +second lieu, elles sont honnêtes, car il n'y a pas de maîtresse lingère +ou autre qui ne recommande à ses filles de boutique de parler au monde +poliment; troisièmement, elles sont très soigneuses et très propres, +attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des étoffes +qu'il ne faut pas qu'elles gâtent, sous peine d'être moins bien payées; +quatrièmement, elles sont sincères, parce qu'elles boivent du ratafia; +en cinquième lieu, elles sont économes et frugales, parce qu'elles ont +beaucoup de peine à gagner trente sous, et s'il se trouve des occasions +où elles se montrent gourmandes et dépensières, ce n'est jamais avec +leurs propres deniers; sixièmement, elles sont très gaies, parce que le +travail qui les occupe est en général ennuyeux à mourir, et qu'elles +frétillent comme le poisson dans l'eau dès que l'ouvrage est terminé. Un +autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point +gênantes, vu qu'elles passent leur vie clouées sur une chaise dont elles +ne peuvent pas bouger, et que par conséquent il leur est impossible de +courir après leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En outre, +elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont obligées de compter +leurs points. Elles ne dépensent pas grand'chose pour leurs chaussures, +parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est rare +qu'on leur fasse crédit. Si on les accuse d'inconstance, ce n'est pas +parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par méchanceté naturelle; +cela tient au grand nombre de personnes différentes qui passent devant +leurs boutiques; d'un autre côté, elles prouvent suffisamment qu'elles +sont capables de passions véritables, par la grande quantité d'entre +elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la fenêtre, ou +qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai, +l'inconvénient d'avoir presque toujours faim et soif, précisément à +cause de leur grande tempérance; mais il est notoire qu'elles peuvent +se contenter, en guise de repas, d'un verre de bière et d'un cigare: +qualité précieuse qu'on rencontre bien rarement en ménage. Bref, je +soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fidèles et désintéressées, et +que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent à l'hôpital. + +Lorsque Marcel parlait ainsi, c'était la plupart du temps au café, quand +il s'était un peu échauffé la tête; il remplissait alors le verre de son +ami, et voulait le faire boire à la santé de mademoiselle Pinson, +ouvrière en linge, qui était leur voisine; mais Eugène prenait son +chapeau, et, tandis que Marcel continuait à pérorer devant ses +camarades, il s'esquivait doucement. + + + + +II + + +Mademoiselle Pinson n'était pas précisément ce qu'on appelle une jolie +femme. Il y a beaucoup de différence entre une jolie femme et une jolie +grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi nommée en +langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de +guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de +paraître une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un +chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est +nullement forcée d'être une jolie femme; bien au contraire, il est +probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle +sera dans son droit. La différence consiste donc dans les conditions où +vivent ces deux êtres, et principalement dans ce morceau de carton +roulé, recouvert d'étoffe et appelé chapeau, que les femmes ont jugé à +propos de s'appliquer de chaque côté de la tête, à peu près comme les +Å“illères des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les Å“illères +empêchent les chevaux de regarder de côté et d'autre, et que le morceau +de carton n'empêche rien du tout.) + +Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez retroussé, qui, à +son tour, veut une bouche bien fendue, à laquelle il faut de belles +dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux +brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les +sourcils à l'avenant. Les cheveux sont _ad libitum_, attendu que les +yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est +loin de la beauté proprement dite. C'est ce qu'on appelle une figure +chiffonnée, figure classique de grisette, qui serait peut-être laide +sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante, et +plus jolie que la beauté. Ainsi était mademoiselle Pinson. + +Marcel s'était mis dans la tête qu'Eugène devait faire la cour à cette +demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il était +lui-même l'adorateur de mademoiselle Zélia, amie intime de mademoiselle +Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses à +son goût, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne sont +pas rares, et réussissent assez souvent, l'occasion, depuis que le monde +existe, étant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut dire ce +qu'ont fait naître d'événements heureux ou malheureux, d'amours, de +querelles, de joies ou de désespoirs, deux portes voisines, un escalier +secret, un corridor, un carreau cassé? + +Certains caractères, pourtant, se refusent à ces jeux du hasard. Ils +veulent conquérir leurs jouissances, non les gagner à la loterie, et ne +se sentent pas disposés à aimer parce qu'ils se trouvent en diligence à +côté d'une jolie femme. Tel était Eugène, et Marcel le savait; aussi +avait-il formé depuis longtemps un projet assez simple, qu'il croyait +merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la résistance de son +compagnon. + +Il avait résolu de donner un souper, et ne trouva rien de mieux que de +choisir pour prétexte le jour de sa propre fête. Il fit donc apporter +chez lui deux douzaines de bouteilles de bière, un gros morceau de veau +froid avec de la salade, une énorme galette de plomb, et une bouteille +de vin de Champagne. Il invita d'abord deux étudiants de ses amis, puis +il fit savoir à mademoiselle Zélia qu'il y avait le soir gala à la +maison, et qu'elle eût à amener mademoiselle Pinson. Elles n'eurent +garde d'y manquer. Marcel passait, à juste titre, pour un des talons +rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept +heures du soir venaient à peine de sonner, que les deux grisettes +frappaient à la porte de l'étudiant, mademoiselle Zélia en robe courte, +en brodequins gris et en bonnet à fleurs, mademoiselle Pinson, plus +modeste, vêtue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui lui +donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se +montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les +secrets desseins de leur hôte. + +Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eugène d'avance; il eût +été trop sûr d'un refus de sa part. Ce fut seulement lorsque ces +demoiselles eurent pris place à table, et après le premier verre vidé, +qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller +chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait +Eugène; il le trouva, comme d'ordinaire, à son travail, seul, entouré de +ses livres. Après quelques propos insignifiants, il commença à lui faire +tout doucement ses reproches accoutumés, qu'il se fatiguait trop, qu'il +avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un tour +de promenade. Eugène, un peu las, en effet, ayant étudié toute la +journée, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il ne fut +pas difficile à Marcel, après quelques tours d'allée au Luxembourg, +d'obliger son ami à entrer chez lui. + +Les deux grisettes, restées seules, et ennuyées probablement d'attendre, +avaient débuté par se mettre à l'aise; elles avaient ôté leurs châles et +leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans faire, +de temps en temps, honneur aux provisions, par manière d'essai. Les yeux +déjà brillants et le visage animé, elles s'arrêtèrent joyeuses et un peu +essoufflées, lorsque Eugène les salua d'un air à la fois timide et +surpris. Attendu ses mÅ“urs solitaires, il était à peine connu d'elles; +aussi l'eurent-elles bientôt dévisagé des pieds à la tête avec cette +curiosité intrépide qui est le privilège de leur caste; puis elles +reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'était. Le +nouveau venu, à demi déconcerté, faisait déjà quelques pas en arrière +songeant peut-être à la retraite, lorsque Marcel, ayant fermé la porte à +double tour, jeta bruyamment la clef sur la table. + +--Personne encore! s'écria-t-il. Que font donc nos amis? Mais n'importe, +le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous présente le plus +vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui désire depuis +longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est, +particulièrement, grand admirateur de mademoiselle Pinson. + +La contredanse s'arrêta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un léger +salut, et reprit son bonnet. + +--Eugène! s'écria Marcel, c'est aujourd'hui ma fête; ces deux dames ont +bien voulu venir la célébrer avec nous. Je t'ai presque amené de force, +c'est vrai; mais j'espère que tu resteras de bon gré, à notre commune +prière. Il est à présent huit heures à peu près; nous avons le temps de +fumer une pipe en attendant que l'appétit nous vienne. + +Parlant ainsi, il jeta un regard significatif à mademoiselle Pinson, +qui, le comprenant aussitôt, s'inclina une seconde fois en souriant, et +dit d'une voix douce à Eugène: Oui, monsieur, nous vous en prions. + +En ce moment les deux étudiants que Marcel avait invités frappèrent à la +porte. Eugène vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop de +mauvaise grâce, et, se résignant, prit place avec les autres. + + + + +III + + +Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commencé par remplir +la chambre d'un nuage de fumée, buvaient d'autant pour se rafraîchir. +Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et égayaient la +compagnie de propos plus ou moins piquants aux dépens de leurs amis et +connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tirées des +arrière-boutiques. Si la matière manquait de vraisemblance, du moins +n'était-elle pas stérile. Deux clercs d'avoué, à les en croire, avaient +gagné vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et les +avaient mangés en six semaines avec deux marchandes de gants. Le fils +d'un des plus riches banquiers de Paris avait proposé à une célèbre +lingère une loge à l'Opéra et une maison de campagne, qu'elle avait +refusées, aimant mieux soigner ses parents et rester fidèle à un commis +des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui +était forcé par son rang à s'envelopper du plus grand mystère, venait +incognito rendre visite à une brodeuse du passage du Pont-Neuf, laquelle +avait été enlevée tout à coup par ordre supérieur, mise dans une chaise +de poste à minuit, avec un portefeuille plein de billets de banque, et +envoyée aux État-Unis, etc. + +--Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Zélia improvise, et quant à +mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit +comité), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs d'avoué n'ont +gagné qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre banquier a +offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux États-Unis, qu'elle +est visible tous les jours, de midi à quatre heures, à l'hôpital de la +Charité, où elle a pris un logement par suite de manque de comestibles. + +Eugène était assis auprès de mademoiselle Pinson. Il crut remarquer, à +ce dernier mot, prononcé avec une indifférence complète, qu'elle +pâlissait. Mais, presque aussitôt, elle se leva, alluma une cigarette, +et, s'écria d'un air délibéré: + +--Silence à votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur Marcel ne +croit pas aux fables, je vais raconter une histoire véritable, _et +quorum pars magna fui._ + +--Vous parlez latin? dit Eugène. + +--Comme vous voyez, répondit mademoiselle Pinson; cette sentence me +vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napoléon, et qui n'a +jamais manqué de la dire avant de réciter une bataille. Si vous ignorez +ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela +veut dire: «Je vous en donne ma parole d'honneur.» Vous saurez donc +que, la semaine passée, je m'étais rendue, avec deux de mes amies, +Blanchette et Rougette, au théâtre de l'Odéon. + +--Attendez que je coupe la galette, dit Marcel. + +--Coupez, mais écoutez, reprit mademoiselle Pinson. J'étais donc allée +avec Blanchette et Rougette à l'Odéon, voir une tragédie. Rougette, +comme vous savez, vient de perdre sa grand'mère; elle a hérité de quatre +cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois étudiants se +trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous avisèrent, et, sous +prétexte que nous étions seules, nous invitèrent à souper. + +--De but en blanc? demanda Marcel; en vérité, c'est très galant. Et vous +avez refusé, je suppose. + +--Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous acceptâmes, et, à +l'entr'acte, sans attendre la fin de la pièce, nous nous transportâmes +chez Viot. + +--Avec vos cavaliers? + +--Avec nos cavaliers. Le garçon commença, bien entendu, par nous dire +qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance n'était pas +faite pour nous arrêter. Nous ordonnâmes qu'on allât par la ville +chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un +festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets, des +moules, des Å“ufs à la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des +marmites. Nos jeunes inconnus, à dire vrai, faisaient légèrement la +grimace... + +--Je le crois parbleu bien! dit Marcel. + +--Nous n'en tînmes compte. La chose apportée, nous commençâmes à faire +les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous dégoûtait. À +peine un plat était-il entamé, que nous le renvoyions pour en demander +un autre.--Garçon, emportez cela; ce n'est pas tolérable; où avez-vous +pris des horreurs pareilles? Nos inconnus désirèrent manger, mais il ne +leur fut pas loisible. Bref, nous soupâmes comme dînait Sancho, et la +colère nous porta même à briser quelques ustensiles. + +--Belle conduite! et comment payer? + +--Voilà précisément la question que les trois inconnus s'adressèrent. +Par l'entretien qu'ils eurent à voix basse, l'un d'eux nous parut +posséder six francs, l'autre infiniment moins, et le troisième n'avait +que sa montre, qu'il tira généreusement de sa poche. En cet état, les +trois infortunés se présentèrent au comptoir, dans le but d'obtenir un +délai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur répondit? + +--Je pense, répliqua Marcel, que l'on vous a gardées en gage, et qu'on +les a conduits au violon. + +--C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le +cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout était payé d'avance. +Imaginez le coup de théâtre, à cette réponse de Viot: Messieurs, tout +est payé! Nos inconnus nous regardèrent comme jamais trois chiens n'ont +regardé trois évêques, avec une stupéfaction piteuse mêlée d'un pur +attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous +descendîmes et fîmes venir un fiacre.--Chère marquise, me dit Rougette, +il faut reconduire ces messieurs chez eux.--Volontiers, chère comtesse, +répondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je vous +demande s'ils étaient penauds! ils se défendaient de notre politesse, +ils ne voulaient pas qu'on les reconduisît, ils refusaient de dire leur +adresse... Je le crois bien! Ils étaient convaincus qu'ils avaient +affaire à des femmes du monde, et ils demeuraient rue du Chat-Qui-Pêche! + +Les deux étudiants, amis de Marcel, qui, jusque-là , n'avaient guère fait +que fumer et boire en silence, semblèrent peu satisfaits de cette +histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-être en savaient-ils +autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils +jetèrent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en riant: + +--Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine +dernière, il n'y a plus d'inconvénient. + +--Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais lui +faire tort dans sa carrière, jamais! + +--Vous avez raison, dit Eugène, et vous agissez en cela plus sagement +peut-être que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui peuplent les +écoles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait derrière lui quelque +faute ou quelque folie, et cependant c'est de là que sortent tous les +jours ce qu'il y a en France de plus distingué et de plus respectable: +des médecins, des magistrats... + +--Oui, reprit Marcel, c'est la vérité. Il y a des pairs de France en +herbe qui dînent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de quoi +payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'Å“il, n'avez-vous pas +revu vos inconnus? + +--Pour qui nous prenez-vous? répondit mademoiselle Pinson d'un air +sérieux et presque offensé. Connaissez-vous Blanchette et Rougette? et +supposez-vous que moi-même... + +--C'est bon, dit Marcel, ne vous fâchez pas. Mais voilà , en somme, une +belle équipée. Trois écervelées qui n'avaient peut-être pas de quoi +dîner le lendemain, et qui jettent l'argent par les fenêtres pour le +plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais! + +--Pourquoi nous invitent-ils à souper? répondit mademoiselle Pinson. + + + + +IV + + +Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de +Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla +chanson.--Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervantès, Zélia qui +tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le +trouvent bon, c'est moi qu'on fête, et qui par conséquent prie +mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrouée par son anecdote, de nous +honorer d'un couplet. Eugène, continua-t-il, sois donc un peu galant, +trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi. + +Eugène rougit et obéit. De même que mademoiselle Pinson n'avait pas +dédaigné de le faire pour l'engager lui-même à rester, il s'inclina, et +lui dit timidement: + +--Oui, mademoiselle, nous vous en prions. + +En même temps il souleva son verre, et toucha celui de la grisette. De +ce léger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle Pinson +saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fraîche la continua +longtemps en cadence. + +--Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le _la_. +Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas bégueule, je +vous en préviens, mais je ne sais pas de couplets de corps de garde. Je +ne m'encanaille pas la mémoire. + +--Connu, dit Marcel, vous êtes une vertu; allez votre train, les +opinions sont libres. + +--Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter à la bonne +venue des couplets qu'on a faits sur moi. + +--Attention! Quel est l'auteur? + +--Mes camarades du magasin. C'est de la poésie faite à l'aiguille; ainsi +je réclame l'indulgence. + +--Y a-t-il un refrain à votre chanson? + +--Certainement; la belle demande! + +--En ce cas-là , dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au refrain, tapons +sur la table, mais tâchons d'aller en mesure. Zélia peut s'abstenir si +elle veut. + +--Pourquoi cela, malhonnête garçon? demanda Zélia en colère? + +--Pour cause, répondit Marcel; mais si vous désirez être de la partie, +tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconvénients pour nos +oreilles et pour vos blanches mains. + +Marcel avait rangé en rond les verres et les assiettes, et s'était assis +au milieu de la table, son couteau à la main. Les deux étudiants du +souper de Rougette, un peu ragaillardis, ôtèrent le fourneau de leurs +pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eugène rêvait, Zélia boudait. +Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la +casser, ce à quoi Marcel répondit par un geste d'assentiment, en sorte +que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des +castagnettes, commença ainsi les couplets que ses compagnes avaient +composés, après s'être excusée d'avance de ce qu'ils pouvaient contenir +de trop flatteur pour elle: + + Mimi Pinson est une blonde, + Une blonde que l'on connaît. + Elle n'a qu'une robe au monde, + Landerirette! + Et qu'un bonnet. + Le Grand Turc en a davantage. + Dieu voulut, de cette façon, + La rendre sage. + On ne peut pas la mettre en gage, + La robe de Mimi Pinson. + + Mimi Pinson porte une rose, + Une rose blanche au côté. + Cette fleur dans son cÅ“ur éclose, + Landerirette! + C'est la gaieté. + Quand un bon souper la réveille, + Elle fait sortir la chanson + De la bouteille. + Parfois il penche sur l'oreille, + Le bonnet de Mimi Pinson. + + Elle a les yeux et la main prestes. + Les carabins, matin et soir, + Usent les manches de leurs vestes, + Landerirette! + À son comptoir. + Quoique sans maltraiter personne, + Mimi leur fait mieux la leçon + Qu'à la Sorbonne. + Il ne faut pas qu'on la chiffonne, + La robe de Mimi Pinson. + + Mimi Pinson peut rester fille; + Si Dieu le veut, c'est dans son droit. + Elle aura toujours son aiguille, + Landerirette! + Au bout du doigt. + Pour entreprendre sa conquête, + Ce n'est pas tout qu'un beau garçon; + Faut être honnête. + Car il n'est pas loin de sa tête, + Le bonnet de Mimi Pinson. + + D'un gros bouquet de fleurs d'orange + Si l'amour veut la couronner, + Elle a quelque chose en échange, + Landerirette! + À lui donner. + Ce n'est pas, on se l'imagine, + Un manteau sur un écusson + Fourré d'hermine; + C'est l'étui d'une perle fine, + La robe de Mimi Pinson. + + Mimi n'a pas l'âme vulgaire, + Mais son cÅ“ur est républicain; + Aux trois jours elle a fait la guerre, + Landerirette! + En casaquin. + À défaut d'une hallebarde, + On l'a vue avec son poinçon + Monter la garde. + Heureux qui mettra sa cocarde + Au bonnet de Mimi Pinson! + +Les couteaux et les pipes, voire même les chaises, avaient fait leur +tapage, comme de raison, à la fin de chaque couplet. Les verres +dansaient sur la table, et les bouteilles, à moitié pleines, se +balançaient joyeusement en se donnant de petits coups d'épaule. + +--Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette +chanson-là ! Il y a un teinturier; c'est trop musqué. Parlez-moi de ces +bons airs où on dit les choses! + +Et il entonna d'une voix forte: + + Nanette n'avait pas encore quinze ans... + +--Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plutôt, faisons un tour +de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque? + +--J'ai ce qu'il vous faut, répondit Marcel; j'ai une guitare; mais, +continua-t-il en décrochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce qu'il +lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes. + +--Mais voilà un piano, dit Zélia; Marcel va nous faire danser. + +Marcel lança à sa maîtresse un regard aussi furieux que si elle l'eût +accusé d'un crime. Il était vrai qu'il en savait assez pour jouer une +contredanse; mais c'était pour lui, comme pour bien d'autres, une espèce +de torture à laquelle il se soumettait peu volontiers. Zélia, en le +trahissant, se vengeait du bouchon. + +--Êtes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano n'est là que +pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'écorchiez, Dieu le sait. +Où avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que _la +Marseillaise_, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez à +Eugène, à la bonne heure, voilà un garçon qui s'y entend! mais je ne +veux pas l'ennuyer à ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a que vous +ici d'assez indiscrète pour faire des choses pareilles sans crier gare. + +Pour la troisième fois, Eugène rougit, et s'apprêta à faire ce qu'on lui +demandait d'une façon si politique et si détournée. Il se mit donc au +piano, et un quadrille s'organisa. + +Ce fut presque aussi long que le souper. Après la contredanse vint une +valse; après la valse, le galop, car on galope encore au quartier Latin. +Ces dames surtout étaient infatigables, et faisaient des gambades et des +éclats de rire à réveiller tout le voisinage. Bientôt Eugène, doublement +fatigué par le bruit et par la veillée, tomba, tout en jouant +machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui +dorment à cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant lui +comme des fantômes dans un rêve; et, comme rien n'est plus aisément +triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la mélancolie, à +laquelle il était sujet, ne tarda pas à s'emparer de lui.--Triste joie, +pensait-il, misérables plaisirs! instants qu'on croit volés au malheur! +Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement +devant moi, est sûre, comme disait Marcel, d'avoir de quoi dîner demain? + +Comme il faisait cette réflexion, mademoiselle Pinson passa près de lui; +il crut la voir, tout en galopant, prendre à la dérobée un morceau de +galette resté sur la table, et le mettre discrètement dans sa poche. + + + + +V + + +Le jour commençait à paraître quand la compagnie se sépara. Eugène, +avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour +respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes pensées, il +se répétait tout bas, malgré lui, la chanson de la grisette: + + Elle n'a qu'une robe au monde + Et qu'un bonnet. + +--Est-ce possible? se demandait-il. La misère peut-elle être poussée à +ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-même? Peut-on +rire de ce qu'on manque de pain? + +Le morceau de galette emporté n'était pas un indice douteux. Eugène ne +pouvait s'empêcher d'en sourire, et en même temps d'être ému de +pitié.--Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette et non +du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est +peut-être l'enfant d'une voisine à qui elle veut rapporter un gâteau, +peut-être une portière bavarde, qui raconterait qu'elle a passé la nuit +dehors, un Cerbère qu'il faut apaiser. + +Ne regardant pas où il allait, Eugène s'était engagé par hasard dans ce +dédale de petites rues qui sont derrière le carrefour Buci, et dans +lesquelles une voiture passe à peine. Au moment où il allait revenir sur +ses pas, une femme, enveloppée dans un mauvais peignoir, la tête nue, +les cheveux en désordre, pâle et défaite, sortit d'une vieille maison. +Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait à peine marcher; ses +genoux fléchissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et paraissait +vouloir se diriger vers une porte voisine, où se trouvait une boîte aux +lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait à la main. Surpris et +effrayé, Eugène s'approcha d'elle et lui demanda où elle allait, ce +qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En même temps il étendit le +bras pour la soutenir, car elle était près de tomber sur une borne. +Mais, sans lui répondre, elle recula avec une sorte de crainte et de +fierté. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la boîte, et +paraissant rassembler toutes ses forces:--Là ! dit-elle seulement; puis, +continuant à se traîner aux murs, elle regagna sa maison. Eugène essaya +en vain de l'obliger à prendre son bras et de renouveler ses questions. +Elle rentra lentement dans l'allée sombre et étroite dont elle était +sortie. + +Eugène avait ramassé la lettre; il fit d'abord quelques pas pour la +mettre à la poste, mais il s'arrêta bientôt. Cette étrange rencontre +l'avait si fort troublé, et il se sentait frappé d'une sorte d'horreur +mêlée d'une compassion si vive, que, avant de prendre le temps de la +réflexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui semblait +odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen, à +pénétrer un tel mystère. Évidemment cette femme était mourante; était-ce +de maladie ou de faim? Ce devait être, en tout cas, de misère. Eugène +ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: «À monsieur le baron de +***,» et renfermait ce qui suit: + +«Lisez cette lettre, monsieur, et, par pitié, ne rejetez pas ma prière. +Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous +dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera +bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a ôté le peu de +force et de courage que j'avais. Le mois d'août, je rentre en magasin; +mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la +certitude qu'avant samedi je me trouverai tout à fait sans asile. J'ai +si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la résolution de me +jeter à l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis près de vingt-quatre +heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu +au cÅ“ur. N'est-ce pas que je ne me suis pas trompée? Monsieur, je vous +en supplie à genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera respirer +encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que +vingt-trois ans! Je viendrai peut-être à bout, avec un peu d'aide, +d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter +votre pitié, je vous les dirais, mais rien ne me vient à l'idée. Je ne +puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez +de ma lettre comme on fait quand on en reçoit trop souvent de pareilles: +vous la déchirerez sans penser qu'une pauvre femme est là qui attend les +heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pensé qu'il serait +par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas +l'idée de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous, qui vous +retiendra, j'en suis persuadée; aussi il me semble que rien ne vous est +plus facile que de plier votre aumône dans un papier, et de mettre sur +l'adresse: «À mademoiselle Bertin, rue de l'Éperon.» J'ai changé de nom +depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma +mère. En sortant de chez vous, donnez cela à un commissionnaire. +J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu +vous rende humain. + +«Il me vient à l'idée que vous ne croyez pas à tant de misère; mais si +vous me voyiez, vous seriez convaincu. + +«ROUGETTE.» + +Si Eugène avait d'abord été touché en lisant ces lignes, son étonnement +redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi c'était +cette même fille qui avait follement dépensé son argent en parties de +plaisir, et imaginé ce souper ridicule raconté par mademoiselle Pinson, +c'était elle que le malheur réduisait à cette souffrance et à une +semblable prière! Tant d'imprévoyance et de folie semblait à Eugène un +rêve incroyable. Mais point de doute, la signature était là ; et +mademoiselle Pinson, dans le courant de la soirée, avait également +prononcé le nom de guerre de son amie Rougette, devenue mademoiselle +Bertin. Comment se trouvait-elle tout à coup abandonnée, sans secours, +sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille, +pendant qu'elle expirait peut-être dans quelque grenier de cette maison? +Et qu'était-ce que cette maison même où l'on pouvait mourir ainsi? + +Ce n'était pas le moment de faire des conjectures; le plus pressé était +de venir au secours de la faim. + +Eugène commença par entrer dans la boutique d'un restaurateur qui venait +de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il +s'achemina, suivi du garçon, vers le logis de Rougette; mais il +éprouvait de l'embarras à se présenter brusquement ainsi. L'air de +fierté qu'il avait trouvé à cette pauvre fille lui faisait craindre, +sinon un refus, du moins un mouvement de vanité blessée; comment lui +avouer qu'il avait lu sa lettre? + +Lorsqu'il fut arrivé devant la porte: + +--Connaissez-vous, dit-il au garçon, une jeune personne qui demeure dans +cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin? + +--Oh que oui! monsieur, répondit le garçon. C'est nous qui portons +habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour. +Actuellement elle est à la campagne. + +--Qui vous l'a dit? demanda Eugène. + +--Pardi! monsieur, c'est la portière. Mademoiselle Rougette aime à bien +dîner, mais elle n'aime pas beaucoup à payer. Elle a plus tôt fait de +commander des poulets rôtis et des homards que rien du tout; mais, pour +voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi +nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est +pas... + +--Elle est revenue, reprit Eugène. Montez chez elle, laissez-lui ce que +vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien +aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui +lui envoie ceci, vous lui répondrez que c'est le baron de ***. + +Sur ces mots, Eugène s'éloigna. Chemin faisant, il rajusta comme il put +le cachet de la lettre, et la mit à la poste.--Après tout, pensa-t-il, +Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la réponse à son billet +a été un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron. + + + + +VI + + +Les étudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches tous les +jours. Eugène comprenait très bien que, pour donner un air de +vraisemblance à la petite fable que le garçon devait faire, il eût fallu +joindre à son envoi le louis que demandait Rougette; mais là était la +difficulté. Les louis ne sont pas précisément la monnaie courante de la +rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eugène venait de s'engager à payer +le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, n'était +guère mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans différer le +chemin de la place du Panthéon. + +En ce temps-là demeurait encore sur cette place ce fameux barbier qui a +fait banqueroute, et s'est ruiné en ruinant les autres. Là , dans +l'arrière-boutique, où se faisait en secret la grande et la petite +usure, venait tous les jours l'étudiant pauvre et sans souci, amoureux +peut-être, emprunter à énorme intérêt quelques pièces dépensées gaiement +le soir et chèrement payées le lendemain. Là entrait furtivement la +grisette, la tête basse, le regard honteux, venant louer pour une partie +de campagne un chapeau fané, un châle reteint, une chemise achetée au +mont-de-piété. Là , des jeunes gens de bonne maison, ayant besoin de +vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de +lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des +étourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur avenir. +Depuis la courtisane titrée, à qui un bracelet tourne la tête, jusqu'au +cuistre nécessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de lentilles, +tout venait là comme aux sources du Pactole, et l'usurier barbier, fier +de sa clientèle et de ses exploits jusqu'à s'en vanter, entretenait la +prison de Clichy en attendant qu'il y allât lui-même. + +Telle était la triste ressource à laquelle Eugène, bien qu'avec +répugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour être du +moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouvé que la +demande adressée au baron produisît l'effet désirable. C'était de la +part d'un étudiant beaucoup de charité, à vrai dire, que de s'engager +ainsi pour une inconnue; mais Eugène croyait en Dieu: toute bonne action +lui semblait nécessaire. + +Le premier visage qu'il aperçut, en entrant chez le barbier, fut celui +de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et +feignant de se faire coiffer. Le pauvre garçon venait peut-être chercher +de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort préoccupé, et +fronçait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le coiffeur, +feignant de son côté de lui passer dans les cheveux un fer parfaitement +froid, lui parlait à demi-voix dans son accent gascon. Devant une autre +toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, également affublé +d'une serviette, un étranger fort inquiet, regardant sans cesse de côté +et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arrière-boutique, on +apercevait, dans une vieille psyché, la silhouette passablement maigre +d'une jeune fille, qui, aidée de la femme du coiffeur, essayait une robe +à carreaux écossais. + +--Que viens-tu faire ici à cette heure? s'écria Marcel, dont la figure +reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, dès qu'il reconnut +son ami. + +Eugène s'assit près de la toilette, et expliqua en peu de mots la +rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait. + +--Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te mêles-tu, puisqu'il +y a un baron? Tu as vu une jeune fille intéressante qui éprouvait le +besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as payé un poulet froid, +c'est digne de toi; il n'y a rien à dire. Tu n'exiges d'elle aucune +reconnaissance, l'incognito te plaît; c'est héroïque. Mais aller plus +loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour une +lingère que protège un baron, et que l'on n'a pas l'honneur de +fréquenter, cela ne s'est pratiqué, de mémoire humaine, que dans la +Bibliothèque bleue. + +--Ris de moi si tu veux, répondit Eugène. Je sais qu'il y a dans ce +monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que +je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je +l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester indifférent +devant la souffrance. Ma charité ne va pas jusqu'à chercher les pauvres, +je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais +l'aumône. + +--En ce cas, reprit Marcel, tu as fort à faire; il n'en manque pas dans +ce pays-ci. + +--Qu'importe? dit Eugène, encore ému du spectacle dont il venait d'être +témoin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son chemin? +Cette malheureuse est une étourdie, une folle, tout ce que tu voudras; +elle ne mérite peut-être pas la compassion qu'elle fait naître; mais +cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes amies, +qui déjà ne semblent pas plus se soucier d'elle que si elle n'était plus +au monde, et qui l'aidaient hier à se ruiner? À qui peut-elle avoir +recours? à un étranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou à +mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son +cÅ“ur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher +Marcel, que tout cela, bien sincèrement, me fait horreur. Cette petite +évaporée d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, riant et +babillant chez toi, au moment même où l'autre, l'héroïne de son conte, +expire dans un grenier, me soulève le cÅ“ur. Vivre ainsi en amies, +presque en sÅ“urs, pendant des jours et des semaines, courir les +théâtres, les bals, les cafés, et ne pas savoir le lendemain si l'une +est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indifférence des égoïstes, +c'est l'insensibilité de la brute. Ta demoiselle Pinson est un monstre, +et tes grisettes que tu vantes, ces mÅ“urs sans vergogne, ces amitiés +sans âme, je ne sais rien de si méprisable! + +Le barbier, qui, pendant ces discours, avait écouté en silence, et +continué de promener son fer froid sur la tête de Marcel, sourit d'un +air malin lorsque Eugène se tut. Tour à tour bavard comme une pie, ou +plutôt comme un perruquier qu'il était, lorsqu'il s'agissait de méchants +propos, taciturne et laconique comme un Spartiate dès que les affaires +étaient en jeu, il avait adopté la prudente habitude de laisser toujours +d'abord parler ses pratiques, avant de mêler son mot à la conversation. +L'indignation qu'exprimait Eugène en termes si violents lui fit +toutefois rompre le silence. + +--Vous êtes sévère, monsieur, dit-il en riant et en gasconnant. J'ai +l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort +excellente personne. + +--Oui, dit Eugène, excellente en effet, s'il est question de boire et de +fumer. + +--Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes personnes, +ça rit, ça chante, ça fume, mais il y en a qui ont du cÅ“ur. + +--Où voulez-vous en venir, père Cadédis? demanda Marcel. Pas tant de +diplomatie; expliquez-vous tout net. + +--Je veux dire, répliqua le barbier en montrant l'arrière-boutique, +qu'il y a là , pendue à un clou, une petite robe de soie noire que ces +messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la propriétaire, car +elle ne possède pas une garde-robe très compliquée. Mademoiselle Mimi +m'a envoyé cette robe ce matin au petit jour; et je présume que, si elle +n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est qu'elle-même ne +roule pas sur l'or. + +--Voilà qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans +l'arrière-boutique, sans égard pour la pauvre femme aux carreaux +écossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa robe en +gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites à présent? Elle ne +va donc pas dans le monde aujourd'hui? + +Eugène avait suivi son ami. + +Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu +d'autres hardes de toute espèce, était humblement et tristement +suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson. + +--C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce vêtement pour l'avoir vu +tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et +l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir à la manche gauche une +petite tache grosse comme une pièce de cinq sous, causée parle vin de +Champagne. Et combien avez-vous prêté là -dessus, père Cadédis? car je +suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans ce +boudoir qu'en qualité de nantissement. + +--J'ai prêté quatre francs, répondit le barbier; et je vous assure, +monsieur, que c'est pure charité. À toute autre je n'aurais pas avancé +plus de quarante sous, car la pièce est diablement mûre; on y voit à +travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi +me payera; elle est bonne pour quatre francs. + +--Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet +qu'elle n'a emprunté cette petite somme que pour l'envoyer à Rougette. + +--Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eugène. + +--Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se +dépouiller pour un créancier. + +--Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans une +position meilleure que celle où elle se trouve actuellement; elle avait +alors un grand nombre de dettes. On se présentait journellement chez +elle pour saisir ce qu'elle possédait, et on avait fini, en effet, par +lui prendre tous ses meubles, excepté son lit, car ces messieurs savent +sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un débiteur. Or, mademoiselle +Mimi avait dans ce temps-là quatre robes fort convenables. Elle les +mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour +qu'on ne les saisît pas; c'est pourquoi je serais surpris si, n'ayant +plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer +quelqu'un. + +--Pauvre Mimi! répéta Marcel. Mais, en vérité, comment +s'arrange-t-elle? Elle a donc trompé ses amis? elle possède donc un +vêtement inconnu? Peut-être se trouve-t-elle malade d'avoir trop mangé +de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de +s'habiller. N'importe, père Cadédis, cette robe me fait peine, avec ses +manches pendantes qui ont l'air de demander grâce; tenez, retranchez-moi +quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer, et +mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte à cette +enfant. Eh bien! Eugène, continua-t-il, que dit à cela ta charité +chrétienne? + +--Que tu as raison, répondit Eugène, de parler et d'agir comme tu fais, +mais que je n'ai peut-être pas tort; j'en fais le pari, si tu veux. + +--Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du Jockey-Club. +Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous +sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis +curieux de la voir. + +Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique. + + + + +VII + + +--Mademoiselle est allée à la messe, répondit la portière aux deux +étudiants, lorsqu'ils furent arrivés chez mademoiselle Pinson. + +--À la messe! dit Eugène surpris. + +--À la messe! répéta Marcel. C'est impossible, elle n'est pas sortie. +Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis. + +--Je vous assure, monsieur, répondit la portière, qu'elle est sortie +pour aller à la messe, il y a environ trois quarts d'heure. + +--Et à quelle église est-elle allée? + +--À Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un matin. + +--Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble +bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui. + +--La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez +vous-même. + +Mademoiselle Pinson, sortant de l'église, revenait chez elle, en effet. +Marcel ne l'eut pas plus tôt aperçue, qu'il courut à elle, impatient de +voir de près sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon +d'indienne foncée, à demi caché sous un rideau de serge verte dont elle +s'était fait, tant bien que mal, un châle. De cet accoutrement +singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, à cause de sa +couleur sombre, sortaient sa tête gracieuse coiffée de son bonnet blanc, +et ses petits pieds chaussés de brodequins. Elle s'était enveloppée dans +son rideau avec tant d'art et de précaution, qu'il ressemblait vraiment +à un vieux châle et qu'on ne voyait presque pas la bordure. En un mot, +elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de prouver, +une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie. + +--Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en écartant un +peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serrée dans son +corset. C'est un déshabillé du matin que Palmyre vient de m'apporter. + +--Vous êtes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais cru qu'on +pût avoir si bonne mine avec le châle d'une fenêtre. + +--En vérité? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant l'air un peu +paquet. + +--Paquet de roses, répondit Marcel. J'ai presque regret maintenant de +vous avoir rapporté votre robe. + +--Ma robe? Où l'avez-vous trouvée? + +--Où elle était, apparemment. + +--Et vous l'avez tirée de l'esclavage? + +--Eh, mon Dieu! oui, j'ai payé sa rançon. M'en voulez-vous de cette +audace? + +--Non pas! à charge de revanche. Je suis bien aise de revoir ma robe; +car, à vous dire vrai, voilà déjà longtemps que nous vivons toutes les +deux ensemble, et je m'y suis attachée insensiblement. + +En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq étages +qui conduisaient à sa chambrette, où les deux amis entrèrent avec elle. + +--Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe qu'à une +condition. + +--Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en +veux pas. + +--J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez +franchement pourquoi cette robe était en gage. + +--Laissez-moi donc d'abord la remettre, répondit mademoiselle Pinson; je +vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous préviens que, si vous ne +voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la gouttière, il +faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face +comme Agamemnon. + +--Qu'à cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus honnêtes qu'on ne +pense, et je ne hasarderai pas même un Å“il. + +--Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance, +mais la sagesse des nations nous dit que deux précautions valent mieux +qu'une. + +En même temps elle se débarrassa de son rideau, et l'étendit +délicatement sur la tête des deux amis, de manière à les rendre +complètement aveugles. + +--Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant. + +--Prenez garde à vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau, je ne +réponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre parole, par +conséquent elle est dégagée. + +--Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma +taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre. +Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un +plaisir à me sentir dedans! + +--Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez sincère, +nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne comme +vous, sage, rangée, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher ainsi, +d'un seul coup, toute sa garde-robe à un clou? + +-Pourquoi?... pourquoi?... répondit mademoiselle Pinson, paraissant +hésiter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras, et leur +dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez. + +Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de l'Éperon. + + + + +VIII + + +Marcel avait gagné son pari. Les quatre francs et le morceau de galette +de mademoiselle Pinson étaient sur la table de Rougette, avec les débris +du poulet d'Eugène. + +La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le lit; +et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu, +elle fit dire à ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait de +l'excuser, et qu'elle n'était pas en état de les recevoir. + +--Que je la reconnais bien là , dit Marcel; elle mourrait sur la paille +dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-à -vis de son pot +à l'eau. + +Les deux amis, bien qu'à regret, furent donc obligés de s'en retourner +chez eux comme ils étaient venus, non sans rire entre eux de cette +fierté et de cette discrétion si étrangement nichées dans une mansarde. + +Après avoir été à l'École de médecine suivre les leçons du jour, ils +dînèrent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de promenade au +boulevard Italien. Là , tout en fumant le cigare qu'il avait gagné le +matin: + +--Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas forcé de convenir que j'ai +raison d'aimer, au fond, et même d'estimer ces pauvres créatures? +Considérons sainement les choses sous un point de vue philosophique. +Cette petite Mimi, que tu as tant calomniée, ne fait-elle pas, en se +dépouillant de sa robe, une Å“uvre plus louable, plus méritoire, j'ose +même dire plus chrétienne, que le bon roi Robert en laissant un pauvre +couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait +évidemment quantité de manteaux; d'un autre côté, il était à table, dit +l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se traînant à +quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de +son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne monarque, +il est vrai, pardonna généreusement au coupeur de franges; mais +peut-être avait-il bien dîné. Vois quelle distance entre lui et Mimi! +Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assurément était à +jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait emporté de +chez moi était destiné par avance à composer son propre repas. Or, que +fait-elle? Au lieu de déjeuner, elle va à la messe, et en ceci elle se +montre encore au moins l'égale du roi Robert, qui était fort pieux, j'en +conviens, mais qui perdait son temps à chanter au lutrin, pendant que +les Normands faisaient le diable à quatre. Le roi Robert abandonne sa +frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout +entière au père Cadédis, action incomparable en ce que Mimi est femme, +jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est +nécessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, à son magasin, +gagner le pain de sa journée. Non seulement donc elle se prive du +morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met +volontairement dans le cas de ne pas dîner. Observons en outre que le +père Cadédis est fort éloigné d'être un mendiant, et de se traîner à +quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renonçant à sa frange, ne +fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coupée d'avance, +et c'est à savoir si cette frange était coupée de travers ou non, et en +état d'être recousue; tandis que Mimi, de son propre mouvement, bien +loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-même de dessus son +pauvre corps ce vêtement, plus précieux, plus utile que le clinquant de +tous les passementiers de Paris. Elle sort vêtue d'un rideau; mais sois +sûr qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que l'église. Elle se +ferait plutôt couper un bras que de se laisser voir ainsi fagotée au +Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer à Dieu, parce +qu'il est l'heure où elle prie tous les jours. Crois-moi, Eugène, dans +ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue +de Tournon et la rue du Petit-Lion, où elle connaît tout le monde, il y +a plus de courage, d'humilité et de religion véritable que dans toutes +les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis +le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra inconnue +dans son cinquième étage, entre un pot de fleurs et un ourlet. + +--Tant mieux pour elle, dit Eugène. + +--Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer à comparer, je +pourrais te faire un parallèle entre Mucius Scævola et Rougette. +Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile à un Romain du temps de +Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un réchaud +allumé, qu'à une grisette contemporaine de rester vingt-quatre heures +sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont crié, mais examine par quels +motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en présence d'un roi étrusque +qu'il a voulu assassiner; il a manqué son coup d'une manière pitoyable, +il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade. Pour +qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un tison +(car rien ne prouve que le brasier fût bien chaud, ni que le poing soit +tombé en cendres). Là -dessus, le digne Porsenna, stupéfait de sa +fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est à parier que +ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que +Scævola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa tête. +Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus +lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est +seule au fond d'un grenier, et elle n'a là pour l'admirer ni Porsenna, +c'est-à -dire le baron, ni les Romains, c'est-à -dire les voisins, ni les +Étrusques, c'est-à -dire ses créanciers, ni même le brasier, car son +poêle est éteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se plaindre? Par +vanité d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le même cas; par +grandeur d'âme ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste muette +derrière son verrou, c'est précisément pour que ses amis ne sachent pas +qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas pitié de son courage, pour que sa +camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute dévouée, ne soit pas +obligée, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa galette. +Mucius, à la place de Rougette, eût fait semblant de mourir en silence +mais c'eût été dans un carrefour ou à la porte de Flicoteaux. Son +taciturne et sublime orgueil eût été une manière délicate de demander à +l'assistance un verre de vin et un croûton. Rougette, il est vrai, a +demandé un louis au baron, que je persiste à comparer à Porsenna. Mais +ne vois-tu pas que le baron doit évidemment être redevable à Rougette de +quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins +clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarqué, il se peut +que le baron soit à la campagne, et dès lors Rougette est perdue. Et ne +crois pas pouvoir me répondre ici par cette vaine objection qu'on oppose +à toutes les belles actions des femmes, à savoir qu'elles ne savent ce +qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les +gouttières. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de près au +pont d'Iéna, car elle s'est déjà jetée à l'eau une fois, et je lui ai +demandé si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle n'avait +rien senti, excepté au moment où on l'avait repêchée, parce que les +bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, à ce +qu'elle disait, _raclé_ la tête sur le bord du bateau. + +--Assez! dit Eugène, fais-moi grâce de tes affreuses plaisanteries. +Réponds-moi sérieusement: crois-tu que de si horribles épreuves, tant de +fois répétées, toujours menaçantes, puissent enfin porter quelque fruit? +Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans appui, sans conseil, +ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'expérience? Y a-t-il un +démon, attaché à elles, qui les voue à tout jamais au malheur et à la +folie, ou, malgré tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au bien? +En voilà une qui prie Dieu, dis-tu? elle va à l'église, elle remplit ses +devoirs, elle vit honnêtement de son travail; ses compagnes paraissent +l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas +vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. En voilà une autre qui passe +sans cesse de l'étourderie à la misère, de la prodigalité aux horreurs +de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les leçons cruelles +qu'elle reçoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite réglée, +un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des êtres raisonnables? +S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre à nous. Allons de ce +pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien +souffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me décourage pas, +laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de +leur parler un langage sincère; je ne veux leur faire ni sermon ni +reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur +dire... + +En ce moment, les deux amis passaient devant le café Tortoni. La +silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces près d'une +fenêtre, se dessinait à la clarté des lustres. L'une d'elles agita son +mouchoir, et l'autre partit d'un éclat de rire. + +--Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire +d'aller si loin, car les voilà , Dieu me pardonne! Je reconnais Mimi à sa +robe, et Rougette à son panache blanc, toujours sur le chemin de la +friandise. Il paraît que monsieur le baron a bien fait les choses. + +--Et une pareille folie, dit Eugène, ne t'épouvante pas? + +--Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des +grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a conté +une histoire à souper, elle a engagé sa robe pour quatre francs, elle +s'est fait un châle avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui donne +ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas obligé à davantage. + +FIN DE MIMI PINSON. + +Ce _profil de grisette_, comme l'appelle l'auteur, a été composé pour le +_Diable à Paris_, ouvrage publié par livraisons et orné de dessins par +Gavarni. + +Ce conte est entièrement de pure invention. + + + + +LA MOUCHE + +1853 + +[Illustration: LA MOUCHE + +... immobile, debout derrière elle, le Chevalier observait la Marquise +qui écrivait...] + +I + + +En 1756, lorsque Louis XV, fatigué des querelles entre la magistrature +et le grand conseil à propos de l'impôt des deux sous[6], prit le parti +de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs +offices. Seize de ces démissions furent acceptées, sur quoi il y eut +autant d'exils.--Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour à l'un +des présidents, pourriez-vous voir de sang-froid une poignée d'hommes +résister à l'autorité d'un roi de France? N'en auriez-vous pas mauvaise +opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le président, et vous +verrez tout cela comme je le vois. + +Ce ne furent pas seulement les exilés qui portèrent la peine de leur +mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le +_décachetage_ amusait le roi. Pour se désennuyer de ses plaisirs, il se +faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux à la +poste. Bien entendu que, sous le prétexte de faire lui-même sa police +secrète, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient ainsi +sous les yeux; mais quiconque, de près ou de loin, tenait aux chefs des +factions, était presque toujours perdu. On sait que Louis XV, avec +toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle d'être +inexorable. + +[Note 6: Deux sous pour livre du dixième du revenu. (_Note de +l'auteur_.)] + +Un soir qu'il était devant le feu, les pieds sur le manteau de la +cheminée, mélancolique à son ordinaire, la marquise, parcourant un +paquet de lettres, haussait les épaules en riant. Le roi demanda ce +qu'il y avait. + +-C'est que je trouve là , répondit-elle, une lettre qui n'a pas le sens +commun, mais c'est une chose touchante et qui fait pitié. + +-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi. + +-Point de nom: c'est une lettre d'amour. + +-Et qu'y a-t-il dessus? + +-Voilà le plaisant. C'est qu'elle est adressée à mademoiselle +d'Annebault, la nièce de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est +apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourrée avec ces papiers. + +-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi. + +-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de Vauvert +et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-là ? Votre Majesté +les connaît-elle? + +Le roi se piquait de savoir la France par cÅ“ur, c'est-à -dire la noblesse +de France. L'étiquette de sa cour, qu'il avait étudiée, ne lui était pas +plus familière que les blasons de son royaume: science assez courte, le +reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanité, et la hiérarchie +était, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son palais; il y +voulait marcher en maître. Après avoir rêvé quelques instants, il fronça +le sourcil comme frappé d'un mauvais souvenir, puis, faisant signe à la +marquise de lire, il se rejeta dans sa bergère, en disant avec un +sourire: + +--Va toujours, la fille est jolie. + +Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement railleur, +commença à lire une longue lettre toute remplie de tirades amoureuses: + +«Voyez un peu, disait l'écrivain, comme les destins me persécutent! Tout +semblait disposé à remplir mes vÅ“ux, et vous-même, ma tendre amie, ne +m'aviez-vous pas fait espérer le bonheur? Il faut pourtant que j'y +renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas un +excès de cruauté de m'avoir permis d'entrevoir les cieux, pour me +précipiter dans l'abîme? Lorsqu'un infortuné est dévoué à la mort, se +fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui +doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je n'ai +plus d'autre asile, d'autre espérance que le tombeau, car, dès +l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer à votre main. +Quand la fortune me souriait, tout mon espoir était que vous fussiez à +moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y +songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en +mourant d'amour, je vous défends de m'aimer...» + +La marquise souriait à ces derniers mots. + +--Madame, dit le roi, voilà un honnête homme. Mais, qu'est-ce qui +l'empêche d'épouser sa maîtresse? + +--Permettez, Sire, que je continue: + +«Cette injustice qui m'accable, me surprend de la part du meilleur des +rois. Vous savez que mon père demandait pour moi une place de cornette +ou d'enseigne aux gardes, et que cette place décidait de ma vie, +puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir à vous. Le duc de Biron +m'avait proposé; mais le roi m'a rejeté d'une façon dont le souvenir +m'est bien amer, car si mon père a sa manière de voir (je veux que ce +soit une faute), dois-je toutefois en être puni? Mon dévouement au roi +est aussi véritable, aussi sincère que mon amour pour vous. On verrait +clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'épée. Il est +désespérant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit sans raison +valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgrâce, c'est ce qui est +opposé à la bonté bien connue de Sa Majesté...» + +--Oui-da, dit le roi, ceci m'intéresse. + +«Si vous saviez combien nous sommes tristes! Ah! mon amie, cette terre +de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y promène seul +tout le jour. J'ai défendu de ratisser; l'odieux jardinier est venu hier +avec son manche à balai ferré. Il allait toucher le sable... La trace de +vos pas, plus légère que le vent, n'était pourtant pas effacée. Le bout +de vos petits pieds et vos grands talons blancs étaient encore marqués +dans l'allée: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je suivais +votre belle image, et ce charmant fantôme s'animait par instants, comme +s'il se fût posé sur l'empreinte fugitive. C'est là , c'est en causant le +long du parterre qu'il m'a été donné de vous connaître, de vous +apprécier. Une éducation admirable dans l'esprit d'un ange, la dignité +d'une reine avec la grâce des nymphes, des pensées dignes de Leibnitz +avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les lèvres de Diane, +tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce +temps-là ces fleurs bien-aimées s'épanouissaient autour de nous. Je les +ai respirées en vous écoutant: dans leur parfum vivait votre souvenir. +Elles courbent à présent la tête; elles me montrent la mort...» + +--C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous +cela? + +--Parce que Votre Majesté me l'a ordonné pour les beaux yeux de +mademoiselle d'Annebault. + +--Cela est vrai, elle a de beaux yeux. + +«Et quand je rentre de ces promenades, je trouve mon père seul, dans le +grand salon, accoudé auprès d'une chandelle, au milieu de ces dorures +fanées qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec +peine,... mon chagrin dérange le sien... Athénaïs! au fond de ce salon, +près de la fenêtre, est le clavecin où voltigeaient vos doigts +délicieux, qu'une seule fois ma bouche a touchés, pendant que la vôtre +s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien que +vos chants n'étaient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce Rameau, ce +Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les aimez, +ils sont dans votre mémoire; leur souffle a passé sur vos lèvres. Je +m'assieds aussi à ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs qui +vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et +les écoute mourir, tandis que l'écho s'en perd sous cette voûte lugubre. +Mon père se retourne et me voit désolé; qu'y peut-il faire? Un propos de +ruelle, d'antichambre, a fermé nos grilles. Il me voit jeune, ardent, +plein de vie, ne demandant qu'à être au monde; il est mon père et n'y +peut rien...» + +--Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce garçon s'en allait en chasse, et +qu'on lui tue son faucon sur le poing? À qui en a-t-il, par hasard? + +«Il est bien vrai, reprit la marquise, continuant la lecture d'un ton +plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents +éloignés de l'abbé Chauvelin...» + +--Voilà donc ce que c'est! dit Louis XV en bâillant. Encore quelque +neveu des enquêtes et requêtes. Mon parlement abuse de ma bonté; il a +vraiment trop de famille. + +--Mais si ce n'est qu'un parent éloigné!... + +--Bon, ce monde-là ne vaut rien du tout. Cet abbé Chauvelin est un +janséniste; c'est un bon diable, mais c'est un démis. Jetez cette lettre +au feu, et qu'on ne m'en parle plus. + + + + +II + + +Les derniers mots prononcés par le roi n'étaient pas tout à fait un +arrêt de mort, mais c'était à peu près une défense de vivre. Que pouvait +faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas +entendre parler? Tâcher d'être commis, ou se faire philosophe, poète +peut-être, mais sans dédicace, et le métier, en ce cas, ne valait rien. + +Telle n'était pas, à beaucoup près, la vocation du chevalier de Vauvert, +qui venait d'écrire avec des larmes la lettre dont le roi se moquait. +Pendant ce temps-là , seul, avec son père, au fond du vieux château de +Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux. + +--Je veux aller à Versailles, disait-il. + +--Et qu'y ferez-vous? + +--Je n'en sais rien; mais que fais-je ici. + +--Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas être +fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune façon. Mais +oubliez-vous que votre mère est morte? + +--Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que vous +m'avez donnée. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais plus +rester dans ces lieux. + +--D'où vient cela? + +--D'un amour extrême. J'aime éperdûment mademoiselle d'Annebault. + +--Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Molière qui fasse des +mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgrâce? + +--Eh! monsieur, votre disgrâce, me serait-il permis, sans m'écarter du +plus profond respect, de vous demander ce qui l'a causée? Nous ne sommes +pas du parlement. Nous payons l'impôt, nous ne le faisons pas. Si le +parlement lésine sur les deniers du roi, c'est son affaire et non la +nôtre. Pourquoi M. l'abbé Chauvelin nous entraîne-t-il dans sa ruine? + +--M. l'abbé Chauvelin agit en honnête homme. Il refuse d'approuver le +dixième, parce qu'il est révolté des dilapidations de la cour. Rien de +pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Châteauroux. Elle était +belle, au moins, celle-là , et elle ne coûtait rien, pas même ce qu'elle +donnait si généreusement. Elle était maîtresse et souveraine, et elle se +disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot +lorsqu'il lui retirerait ses bonnes grâces. Mais cette Étioles, cette Le +Normand, cette Poisson insatiable! + +--Et qu'importe? + +--Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous seulement +que, à présent, tandis que le roi nous gruge, la fortune de sa grisette +est incalculable? Elle s'était fait donner au début cent quatre-vingt +mille livres de rente; mais ce n'était qu'une bagatelle, cela ne compte +plus maintenant; on ne saurait se faire une idée des sommes effrayantes +que le roi lui jette à la tête; il ne se passe pas trois mois de l'année +où elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent mille +livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du +trésorier des écuries; avec les logements qu'elle a dans toutes les +maisons royales, elle achète la Selle, Cressy, Aulnay, Brinborion, +Marigny, Saint-Rémi, Bellevue, et tant d'autres terres, des hôtels à +Paris, à Fontainebleau, à Versailles, à Compiègne, sans compter une +fortune secrète placée en tous pays dans toutes les banques d'Europe, en +cas de disgrâce probablement, ou de la mort du souverain. Et qui paye +tout cela, s'il vous plaît? + +--Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi. + +--C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple qui +sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de Pigalle. +Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux +impôts. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre dernier écu +était prêt; nous ne songions pas à marchander. Le roi victorieux a pu +voir clairement qu'il était aimé par tout le royaume, plus clairement +encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute +faction, toute rancune; la France entière se mit à genoux devant le lit +du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses soldats +ou ses médecins, nous ne voulons plus payer ses maîtresses, et nous +avons autre chose à faire que d'entretenir madame de Pompadour. + +--Je ne la défends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni tort ni +raison; je ne l'ai jamais vue. + +--Sans doute; et vous ne seriez pas fâché de la voir, n'est-il pas vrai, +pour avoir là -dessus quelque opinion? Car, à votre âge, la tête juge par +les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-là vous sera +refusé. + +--Pourquoi, monsieur? + +--Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi +invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans +son sérail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez. Que +voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un +aventurier? + +--Non pas, mais comme un amoureux. Je ne prétends point solliciter, +monsieur, mais réclamer contre une injustice. J'avais une espérance +fondée, presque une promesse de M. de Biron; j'étais à la veille de +posséder ce que j'aime, et cet amour n'est point déraisonnable; vous ne +l'avez pas désapprouvé. Souffrez donc que je tente de plaider ma cause. +Aurai-je affaire au roi ou à madame de Pompadour, je l'ignore, mais je +veux partir. + +--Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y +présenter! + +--Eh! j'y serai peut-être reçu plus aisément par cette raison que j'y +suis inconnu. + +--Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le vôtre!... +Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez être inconnu. + +--Eh bien donc! le roi m'écoutera. + +--Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous rêvez Versailles, et +vous croirez y être quand votre postillon s'arrêtera... Supposons que +vous parveniez jusqu'à l'antichambre, à la galerie, à l'Oeil-de-BÅ“uf: +vous ne verrez entre Sa Majesté et vous que le battant d'une porte: il y +aura un abîme. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais, des +protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de +Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture +pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par +un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le +silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous répondre, +il vous dévisage en passant et vous anéantit? Après la Grève et la +Bastille, c'est un certain degré de supplice qui, moins cruel en +apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le condamné, il +est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer à s'approcher ni +d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni d'une +caserne. Devant lui tout se ferme ou se détourne, et il se promène +ainsi au hasard dans une prison invisible. + +--Je m'y remuerai tant que j'en sortirai. + +--Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meynières n'était pas plus +coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus +légitimes espérances. Son père, le plus dévoué sujet de Sa Majesté, le +plus honnête homme du royaume, repoussé par le roi, est allé, avec ses +cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette. +Savez-vous ce qu'elle a répondu? Voici ses propres paroles, que M. de +Meynières m'envoie dans une lettre: «Le roi est le maître; il ne juge +pas à propos de vous marquer son mécontentement personnellement; il se +contente de vous le faire éprouver en privant monsieur votre fils d'un +état; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et il n'en +veut pas; il faut respecter ses volontés. Je vous plains cependant, +j'entre dans vos peines, j'ai été mère; je sais ce qu'il doit vous en +coûter pour laisser votre fils sans état.» Voilà le style de cette +créature, et vous voulez vous mettre à ses pieds! + +--On dit qu'ils sont charmants, monsieur. + +--Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le +sait. Il cède, il plie devant cette femme. Pour maintenir son étrange +pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa tête de bois. + +--On prétend qu'elle a tant d'esprit! + +--Et point de cÅ“ur; le beau mérite! + +--Point de cÅ“ur! elle qui sait si bien déclamer les vers de Voltaire, +chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est +impossible, je ne le croirai jamais. + +--Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne pas, +mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup +cette demoiselle d'Annebault? + +--Plus que ma vie. + +--Allez, monsieur. + + + + +III + + +On a dit que les voyages font tort à l'amour, parce qu'ils donnent des +distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils laissent +le temps d'y rêver. Le chevalier était trop jeune pour faire de si +savantes distinctions. Las de la voiture, à moitié chemin, il avait pris +un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir à +l'auberge du Soleil, enseigne passée de mode, du temps de Louis XIV. + +Il y avait à Versailles un vieux prêtre qui avait été curé près de +Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce curé, simple et +pauvre, avait un neveu à bénéfices, abbé de cour, qui pouvait être +utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme d'importance, +plongé dans son rabat, reçut fort bien le nouveau venu et ne dédaigna +pas d'écouter sa requête. + +--Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir opéra à la +cour, une espèce de fête, de je ne sais quoi. Je n'y vais pas, parce que +je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici justement +un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demandé pour quelqu'un, +je ne sais plus qui. Allez là . Vous n'êtes pas encore présenté, il est +vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas nécessaire. Tâchez de vous +trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre +fortune est faite. + +Le chevalier remercia l'abbé, et, fatigué d'une nuit mal dormie et d'une +journée à cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une de ces +toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu +expérimentée l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit de poudre son +habit pailleté. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait vingt ans. + +La nuit tombait lorsqu'il arriva au château. Il s'avança timidement vers +la grille et demanda son chemin à la sentinelle. On lui montra le grand +escalier. Là , il apprit du suisse que l'opéra venait de commencer, et +que le roi, c'est-à -dire tout le monde, était dans la salle[7]. + +[Note 7: Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par +Louis XV, ou plutôt par madame de Pompadour, mais terminée seulement en +1769 et inaugurée en 1770, pour le mariage du duc de Berri (Louis XVI) +avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de théâtre mobile qu'on +transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de +Louis XIV. (Note de l'auteur.)] + +--Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse (à +tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un +instant. S'il aime mieux passer par les appartements.... + +Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosité lui fit +répondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis, comme un +laquais se disposait à le suivre pour le guider, un mouvement de vanité +lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'être accompagné. Il s'avança +seul donc, non sans quelque émotion. + +Versailles resplendissait de lumière. Du rez-de-chaussée jusqu'au faîte, +les lustres, les girandoles, les meubles dorés, les marbres +étincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux battants +étaient ouverts partout. À mesure que le chevalier marchait, il était +frappé d'un étonnement et d'une admiration difficiles à imaginer; car ce +qui rendait tout à fait merveilleux le spectacle qui s'offrait à lui, ce +n'était pas seulement la beauté, l'éclat de ce spectacle même, c'était +la complète solitude où il se trouvait dans cette sorte de désert +enchanté. + +À se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce soit dans un +temple, un cloître ou un château, il y a quelque chose de bizarre, et, +pour ainsi dire, de mystérieux. Le monument semble peser sur l'homme: +les murs le regardent; les échos l'écoutent; le bruit de ses pas trouble +un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et n'ose +marcher qu'avec respect. + +Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bientôt la curiosité prit le dessus +et l'entraîna. Les candélabres de la galerie des Glaces, en se mirant, +se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de +nymphes et de bergères se jouaient alors sur les lambris, voltigeaient +aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais +tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours semé +d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur +majestueuse du grand roi; là des ottomanes chiffonnées, des pliants en +désordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons toujours +vides, où la magnificence éclatait d'autant mieux qu'elle semblait plus +inutile; de temps en temps des portes secrètes s'ouvrant sur des +corridors à perte de vue; mille escaliers, mille passages se croisant +comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des +géants; des boudoirs enchevêtrés comme des cachettes d'enfants; une +énorme toile de Vanloo près d'une cheminée de porphyre; une boîte à +mouches oubliée à côté d'un magot de la Chine; tantôt une grandeur +écrasante, tantôt une grâce efféminée; et partout, au milieu du luxe, de +la prodigalité et de la mollesse, mille odeurs enivrantes, étranges et +diverses, les parfums mêlés des fleurs et des femmes, une tiédeur +énervante, l'air de la volupté. + +Être en pareil lieu à vingt ans, au milieu de ces merveilles, et s'y +trouver seul, il y avait à coup sûr de quoi être ébloui. Le chevalier +avançait au hasard, comme dans un rêve. + +--Vrai palais de fées, murmurait-il; et, en effet, il lui semblait voir +se réaliser pour lui un de ces contes où les princes égarés découvrent +des châteaux magiques. + +Était-ce bien des créatures mortelles qui habitaient ce séjour sans +pareil? Était-ce des femmes véritables qui venaient de s'asseoir dans +ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laissé à ces +coussins cette empreinte légère, pleine encore d'indolence? Qui sait? +derrière ces rideaux épais, au fond de quelque immense et brillante +galerie, peut-être allait-il apparaître une princesse endormie depuis +cent ans, une fée en paniers, une Armide en paillettes, ou quelque +hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un +lambris doré! + +Étourdi, malgré lui, par toutes ces chimères, le chevalier, pour mieux +rêver, s'était jeté sur un sofa, et il s'y serait peut-être oublié +longtemps, s'il ne s'était souvenu qu'il était amoureux. Que faisait, +pendant ce temps-là , mademoiselle d'Annebault, sa bien-aimée, restée, +elle, dans un vieux château? + +--Athénaïs! s'écria-t-il tout à coup, que fais-je ici à perdre mon +temps? Ma raison est-elle égarée? Où suis-je donc, grand Dieu! et que se +passe-t-il en moi? + +Il se leva et continua son chemin à travers ce pays nouveau, et il s'y +perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant à voix basse, +lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avança vers eux et leur +demanda sa route pour aller à la comédie. + +--Si monsieur le marquis, lui répondit-on (toujours d'après la même +formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et de +suivre la galerie à droite, il trouvera au bout trois marches à monter; +il tournera alors à gauche, et quand il aura traversé le salon de Diane, +celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra +encore six marches; puis, en laissant à droite la salle des gardes, +comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de +rencontrer là d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin. + +--Bien obligé, dit le chevalier, et, avec de si bons renseignements, ce +sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas. + +Il se remit en marche avec courage, s'arrêtant toujours malgré lui pour +regarder de côté et d'autre, puis se rappelant de nouveau ses amours; +enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait +annoncé, il trouva de nouveaux laquais. + +--Monsieur le marquis s'est trompé, lui dirent ceux-ci, c'est par +l'autre aile du château qu'il aurait fallu prendre; mais rien n'est plus +facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'à descendre cet escalier, +puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'Été, celui de... + +--Je vous remercie, dit le chevalier. + +Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens +comme un badaud. Je me déshonore en pure perte, et quand, par +impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, à quoi me sert leur +nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne +connais pas un? + +Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se +pourrait.--Car, après tout, se disait-il, ce palais est fort beau, il +est très grand, mais il n'est pas sans bornes, et, fût-il long comme +trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin. + +Mais il n'est pas facile, à Versailles, d'aller longtemps droit devant +soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une garenne +déplut peut-être aux nymphes de l'endroit, car elles recommencèrent de +plus belle à égarer le pauvre amoureux, et, sans doute pour le punir, +elles prirent plaisir à le faire tourner et retourner sur ses propres +pas, le ramenant sans cesse à la même place, justement comme un +campagnard fourvoyé dans une charmille; c'est ainsi qu'elles +l'enveloppaient dans leur dédale de marbre et d'or. + +Dans les _Antiquités de Rome_, de Piranési, il y a une série de gravures +que l'artiste appelle «ses rêves», et qui sont un souvenir de ses +propres visions durant le délire d'une fièvre. Ces gravures représentent +de vastes salles gothiques: sur le pavé sont toutes sortes d'engins et +de machines, roues, câbles, poulies, leviers, catapultes, etc., etc., +expression d'énorme puissance mise en action et de résistance +formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet +escalier, grimpant, non sans peine, Piranési lui-même. Suivez les +marches un peu plus haut, elles s'arrêtent tout à coup devant un abîme. +Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranési, vous le croyez du moins au +bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber; +mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui s'élève en +l'air, et, sur cet escalier encore, Piranési sur le bord d'un autre +précipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus aérien +se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranési continuant son +ascension, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'éternel escalier et +Piranési disparaissent ensemble dans les nues, c'est-à -dire dans le bord +de la gravure. + +Cette fiévreuse allégorie représente assez exactement l'ennui d'une +peine inutile, et l'espèce de vertige que donne l'impatience. Le +chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en +galerie, fut pris d'une sorte de colère. + +--Parbleu! dit-il, voilà qui est cruel. Après avoir été si charmé, si +ravi, si enthousiasmé de me trouver seul dans ce maudit palais (ce +n'était plus le palais des fées), je n'en pourrai donc pas sortir! Peste +soit de la fatuité qui m'a inspiré cette idée d'entrer ici comme le +prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au +premier laquais venu de me conduire tout bonnement à la salle de +spectacle! + +Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier était, comme +Piranési, à la moitié d'un escalier, sur un palier, entre trois portes. +Derrière celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si doux, si +léger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put s'empêcher +d'écouter. Au moment où il s'avançait, tremblant de prêter une oreille +indiscrète, cette porte s'ouvrit à deux battants. Une bouffée d'air +embaumée de mille parfums, un torrent de lumière à faire pâlir la +galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de +quelques pas. + +--Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait +ouvert la porte. + +--Je voudrais aller à la comédie, répondit le chevalier. + +--Elle vient de finir à l'instant même. + +En même temps, de fort belles dames, délicatement plâtrées de blanc et +de carmin, donnant, non pas le bras, ni même la main, mais le bout des +doigts à de vieux et jeunes seigneurs, commençaient à sortir de la salle +de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas gâter +leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait à voix basse, avec une +demi-gaieté, mêlée de crainte et de respect. + +--Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard +l'avait conduit précisément au petit foyer. + +--Le roi va passer, répondit l'huissier. + +Il y a une sorte d'intrépidité qui ne doute de rien, elle n'est que trop +facile: c'est le courage des gens mal élevés. Notre jeune provincial, +bien qu'il fût raisonnablement brave, ne possédait pas cette faculté. À +ces seuls mots: «Le roi va passer,» il resta immobile et presque +effrayé. + +Le roi Louis XV, qui faisait à cheval, à la chasse, une douzaine de +lieues sans y prendre garde, était, comme l'on sait, souverainement +nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'être le premier +gentilhomme de France; et ses maîtresses lui disaient, non sans cause, +qu'il en était le mieux fait et le plus beau. C'était une chose +considérable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner marcher en +personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras posé ou plutôt +étendu sur l'épaule de M. d'Argenson, pendant que son talon rouge +glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse à la mode), toutes +les chuchoteries cessèrent; les courtisans baissaient la tête, n'osant +pas saluer tout à fait, et les belles dames, se repliant doucement sur +leurs jarretières couleur de feu, au fond de leurs immenses falbalas, +hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'mères appelaient une +révérence, et que notre siècle a remplacé par le brutal «shakehand» des +Anglais. + +Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui +plaisait. Alfiéri était peut-être là , qui raconte ainsi sa présentation +à Versailles, dans ses Mémoires: + +«Je savais que le roi ne parlait jamais aux étrangers qui n'étaient pas +marquants; je ne pus cependant me faire à l'impassible et sourcilleux +maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui présentait de la tête +aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me +semble cependant que, si l'on disait à un géant: _Voici une fourmi que +je vous présente_, en la regardant il sourirait, ou dirait peut-être: +Ah! le petit animal!» + +Le taciturne monarque passa donc à travers ces fleurs, ces belles +dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule. +Il ne fallut pas au chevalier de longues réflexions pour comprendre +qu'il n'avait rien à espérer du roi, et que le récit de ses amours +n'obtiendrait là aucun succès. + +--Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon père n'avait que trop raison +lorsqu'il me disait qu'à deux pas du roi je verrais un abîme entre lui +et moi. Quand bien même je me hasarderais à demander une audience, qui +me protégera? qui me présentera? Le voilà , ce maître absolu qui peut +d'un mot changer ma destinée, assurer ma fortune, combler tous mes +souhaits. Il est là , devant moi; en étendant la main, je pourrais +toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si j'étais +encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder? +Qui viendra donc à mon secours? + +Pendant que le chevalier se désolait ainsi, il vit entrer une jeune dame +assez jolie, d'un air plein de grâce et de finesse; elle était vêtue +fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec +une rose sur l'oreille. Elle donnait la main à un seigneur _tout à +l'ambre_, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas derrière son +éventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en gesticulant, +cet éventail vint à lui échapper et à tomber sous un fauteuil, +précisément devant le chevalier. Il se précipita aussitôt pour le +ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune +dame lui parut si charmante, qu'il lui présenta l'éventail sans se +relever. Elle s'arrêta, sourit et passa, remerciant d'un léger signe de +tête; mais, au regard qu'elle avait jeté sur le chevalier, il sentit +battre son cÅ“ur sans savoir pourquoi.--Il avait raison.--Cette jeune +dame était la petite d'Étioles, comme l'appelaient encore les +mécontents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient «la +Marquise» comme on dit «la Reine». + + + + +IV + + +--Celle-là me protégera, celle-là viendra à mon secours! Ah! que l'abbé +avait raison de me dire qu'un regard déciderait de ma vie! Oui, ces yeux +si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et délicieuse, ce +petit pied noyé dans un pompon... Voilà ma bonne fée! + +Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant à son auberge. +D'où lui venait cette espérance subite? Sa jeunesse seule parlait-elle, +ou les yeux de la marquise avaient-ils parlé? + +Mais la difficulté restait toujours la même. S'il ne songeait plus +maintenant à être présenté au roi, qui le présenterait à la marquise? + +Il passa une grande partie de la nuit à écrire à mademoiselle +d'Annebault une lettre à peu près pareille à celle qu'avait lue madame +de Pompadour. + +Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a que +les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en répétant toujours la +même chose. + +Dès le matin le chevalier sortit et se mit à marcher, en rêvant dans les +rues. Il ne lui vint pas à l'esprit d'avoir encore recours à l'abbé +protecteur, et il ne serait pas aisé de dire la raison qui l'en +empêchait. C'était comme un mélange de crainte et d'audace, de fausse +honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait répondu l'abbé, +s'il lui avait conté son histoire de la veille?--Vous vous êtes trouvé à +propos pour ramasser un éventail; avez-vous su en profiter? Qu'avez-vous +dit à la marquise?--Rien.--Vous auriez dû lui parler.--J'étais troublé, +j'avais perdu la tête.--Cela est un tort; il faut savoir saisir +l'occasion; mais cela peut se réparer. Voulez-vous que je vous présente +à monsieur un tel? il est de mes amis; à madame une telle? elle est +mieux encore. Nous tâcherons de vous faire parvenir jusqu'à cette +marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc. + +Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait qu'en +racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire, gâtée et déflorée. +Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inouïe, +incroyable, et que ce devait être un secret entre lui et la fortune; +confier ce secret au premier venu, c'était, à son avis, en ôter tout le +prix et s'en montrer indigne.--Je suis allé seul hier au château de +Versailles, pensait-il; j'irai bien seul à Trianon (c'était en ce moment +le séjour de la favorite). + +Une telle façon de penser peut et doit même paraître extravagante aux +esprits calculateurs, qui ne négligent rien et laissent le moins +possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont été jeunes +(tout le monde ne l'est pas, même au temps de la jeunesse), ont pu +connaître ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et séduisant, +qui nous entraîne vers la destinée: on se sent aveugle, et on veut +l'être; on ne sait où l'on va, et l'on marche. Le charme est dans cette +insouciance et dans cette ignorance même; c'est le plaisir de l'artiste +qui rêve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fenêtres de sa +maîtresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui du +joueur. + +Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de +Trianon. Sans être fort paré, comme on disait alors, il ne manquait ni +d'élégance, ni de cette façon d'être qui fait qu'un laquais, vous +rencontrant en route, ne vous demande pas où vous allez. Il ne lui fut +donc pas difficile, grâce à quelques indications prises à son auberge, +d'arriver jusqu'à la grille du château, si l'on peut appeler ainsi cette +bonbonnière de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et d'ennuis. +Malheureusement, la grille était fermée, et un gros suisse, vêtu d'une +simple houppelande, se promenait, les mains derrière le dos, dans +l'avenue intérieure, comme quelqu'un qui n'attend personne. + +--Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas. +Évidemment, quand les portes sont closes et que les valets se promènent, +les maîtres sont enfermés ou sortis. + +Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance et +de courage, autant il éprouvait tout à coup de trouble et de +désappointement. Cette seule pensée: «Le roi est ici!» l'effrayait plus +que n'avaient fait la veille ces trois mots: «Le roi va passer!» car ce +n'était alors que de l'imprévu, et maintenant il connaissait ce froid +regard, cette majesté impassible. + +--Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en étourdi, de +pénétrer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face à face devant ce +monarque superbe, prenant son café au bord d'un ruisseau? + +Aussitôt se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette +désobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il avait +gardée de cette marquise passant en souriant, il vit des donjons, des +cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de +Latude. Peu à peu venait la réflexion, et peu à peu s'envolait +l'espérance. + +--Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi non +plus. Je réclame contre une injustice; je n'ai jamais chansonné +personne. On m'a si bien reçu hier à Versailles, et les laquais ont été +si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres +qui répareront celle-là . + +Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle n'était pas tout +à fait fermée. Il l'ouvrit et entra résolument. Le suisse se retourna +d'un air ennuyé. + +--Que demandez-vous? où allez-vous? + +--Je vais chez madame de Pompadour. + +--Avez-vous une audience? + +--Oui. + +--Où est votre lettre? + +Ce n'était plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il n'y avait +plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et +s'aperçut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin étaient +couverts de poussière. Il avait commis la faute de venir à pied dans un +pays où l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, et le +toisa, non de la tête aux pieds, mais des pieds à la tête. L'habit lui +parut propre, mais le chapeau était un peu de travers et la coiffure +dépoudrée: + +--Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous? + +--Je voudrais parler à madame de Pompadour. + +--Vraiment! et vous croyez que ça se fait comme ça? + +--Je n'en sais rien. Le roi est-il ici? + +--Peut-être. Sortez, et laissez-moi en repos. + +Le chevalier ne voulait pas se mettre en colère; mais, malgré lui, cette +insolence le fit pâlir. + +--J'ai dit quelquefois à un laquais de sortir, répondit-il, mais un +laquais ne me l'a jamais dit. + +--Laquais! moi? un laquais! s'écria le suisse furieux. + +--Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et +très peu m'importe. + +Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crispés et le visage +en feu. Le chevalier, rendu à lui-même par l'apparence d'une menace, +souleva légèrement la poignée de son épée. + +--Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en coûte trente-six +livres pour envoyer en terre un rustre comme vous. + +--Si vous êtes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi; je ne +fais que mon devoir, et ne croyez pas... + +En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de +Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'écho. Le chevalier +laissa son épée retomber dans le fourreau, et, ne songeant plus à la +querelle commencée: + +--Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne me +le disiez-vous tout de suite? + +--Cela ne me regarde pas, ni vous non plus. + +--Écoutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas là , je n'ai pas de lettre, +je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer. + +Il tira de sa poche quelques pièces d'or. Le suisse le toisa de nouveau +avec un souverain mépris. + +--Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il dédaigneusement. Cherche-t-on ainsi +à s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire sortir, +prenez garde que je ne vous y enferme. + +--Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa colère et +reprenant son épée. + +--Oui, moi, répéta le gros homme. + +Mais, pendant cette conversation, où l'historien regrette d'avoir +compromis son héros, d'épais nuages avaient obscurci le ciel; un orage +se préparait. Un éclair rapide brilla, suivi d'un violent coup de +tonnerre, et la pluie commençait à tomber lourdement. Le chevalier, qui +tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux, +grande comme un petit écu. + +--Peste! dit-il, mettons-nous à l'abri. Il ne s'agit pas de se laisser +mouiller. + +Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerbère, ou, si l'on veut, la +maison du concierge; puis là , se jetant sans façon dans le grand +fauteuil du concierge même: + +--Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous me +prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma +poche un placet pour Sa Majesté! Je suis de province, mais vous n'êtes +qu'un sot. + +Le suisse, pour toute réponse, alla dans un coin prendre sa hallebarde, +et resta ainsi debout, l'arme au poing. + +--Quand partirez-vous? s'écria-t-il d'une voix de Stentor. + +La querelle, tour à tour oubliée et reprise, semblait cette fois devenir +tout à fait sérieuse, et déjà les deux grosses mains du suisse +tremblaient étrangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je ne sais, +lorsque, tournant tout à coup la tête: Ah! dit le chevalier, qui vient +là ? + +Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce +temps-là les jambes maigres n'étaient pas à la mode), accourait à toute +bride et au triple galop. Le chemin était trempé par la pluie; la grille +n'était qu'entr'ouverte. Il y eut une hésitation; le suisse s'avança et +ouvrit la grille. Le page donna de l'éperon; le cheval, arrêté un +instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la terre +humide et tomba. + +Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un cheval +tombé à terre. Il n'y a cravache qui tienne. La gesticulation des jambes +de la bête, qui fait ce qu'elle peut, est extrêmement désagréable, +surtout lorsque l'on a soi-même une jambe aussi prise sous la selle. + +Le chevalier, toutefois, vint à l'aide sans réfléchir à ces +inconvénients, et il s'y prit si adroitement que bientôt le cheval fut +redressé et le cavalier dégagé. Mais celui-ci était couvert de boue, et +ne pouvait qu'à peine marcher en boitant. Transporté, tant bien que mal, +dans la maison du suisse, et assis à son tour dans le grand fauteuil: + +--Monsieur, dit-il au chevalier, vous êtes gentilhomme, à coup sûr. Vous +m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus +grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce +message est très pressé, comme vous le voyez, puisque mon cheval et moi, +pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous +comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe écloppée, je ne +saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter +moi-même. Voulez-vous y aller à ma place? + +En même temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe dorée +d'arabesques, accompagnée du sceau royal. + +--Très volontiers, monsieur, répondit le chevalier, prenant l'enveloppe. +Et, leste et léger comme une plume, il partit en courant sur la pointe +du pied. + + + + +V + + +Quand le chevalier arriva au château, un suisse était encore devant le +péristyle: + +--Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait plus +les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers +d'une demi-douzaine de laquais. + +Un grand huissier, planté au milieu du vestibule, voyant l'ordre et le +sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courbé par le vent, +puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin +d'une boiserie. + +Une petite porte battante, masquée par une tapisserie, s'ouvrit aussitôt +comme d'elle-même. L'homme osseux fit un signe obligeant: le chevalier +entra et la tapisserie, qui s'était entr'ouverte, retomba mollement +derrière lui. + +Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon, puis +dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets, +puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant. + +--Suis-je encore ici au château de Versailles? se demandait le +chevalier. Allons-nous recommencer à jouer à cligne-musette? + +Trianon n'était, à cette époque, ni ce qu'il est maintenant, ni ce qu'il +avait été. On a dit que madame de Maintenon avait fait de Versailles un +oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon +que _ce petit château de porcelaine_ était le boudoir de Madame de +Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il paraît que Louis +XV en mettait partout. Telle galerie où son aïeul se promenait +majestueusement était alors bizarrement divisée en une infinité de +compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait +papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.--Trouvez-vous de +bon goût mes petits appartements meublés? demanda-t-il un jour à la +belle comtesse de Séran.--Non, dit-elle, je les voudrais bleus. Comme le +bleu était la couleur du roi, cette réponse le flatta. Au second +rendez-vous, madame de Séran trouva le salon meublé en bleu, comme elle +l'avait désiré. + +Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul, n'était +ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une +jolie femme qui a une jolie taille gagne à laisser ainsi son image se +répéter sous mille aspects. Elle éblouit, elle enveloppe, pour ainsi +dire, celui à qui elle veut plaire. De quelque côté qu'il regarde, il la +voit; comment l'éviter? Il ne lui reste plus qu'à s'enfuir, ou à +s'avouer subjugué. + +Le chevalier regardait aussi le jardin. Là , derrière les charmilles et +les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commençait à +poindre le goût pastoral, que la marquise allait mettre à la mode, et +que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient +pousser à un si haut degré de perfection. Déjà apparaissaient les +fantaisies champêtres où se réfugiait le caprice blasé. Déjà les tritons +boursouflés, les graves déesses et les nymphes savantes, les bustes à +grandes perruques, glacés d'horreur dans leurs niches de verdure, +voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs étonnés. +Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient +bientôt détrôner l'Olympe pour le remplacer par une laiterie, étrange +parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai +jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un maître indolent, qui ne +savait comment se désennuyer de Versailles dans Versailles même. + +Mais le chevalier était trop charmé, trop ravi de se trouver là pour +qu'une réflexion critique pût se présenter à son esprit. Il était, au +contraire, prêt à tout admirer, et il admirait en effet, tournant sa +missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau, +lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement: + +--Venez, monsieur. + +Il la suivit, et après avoir passé de nouveau par plusieurs corridors +plus ou moins mystérieux, elle le fit entrer dans une grande chambre où +les volets étaient à demi fermés. Là , elle s'arrêta et parut écouter. + +--Toujours cligne-musette, se disait le chevalier. + +Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore, et +une autre fille de chambre qui semblait devoir être aussi jolie que la +première, répéta du même ton les mêmes paroles: + +--Venez, monsieur. + +S'il avait été ému à Versailles, il l'était maintenant bien autrement, +car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la +divinité. Il s'avança le cÅ“ur palpitant; une douce lumière, faiblement +voilée par de légers rideaux de gaze, succéda à l'obscurité; un parfum +délicieux, presque imperceptible, se répandit dans l'air autour de lui; +la fille de chambre écarta timidement le coin d'une portière de soie, +et, au fond d'un grand cabinet de la plus élégante simplicité, il +aperçut la dame à l'éventail, c'est-à -dire la toute-puissante marquise. + +Elle était seule, assise devant une table, enveloppée d'un peignoir, la +tête appuyée sur sa main, et paraissant très préoccupée. En voyant +entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme +involontaire. + +--Vous venez de la part du roi? + +Le chevalier aurait pu répondre, mais il ne trouva rien de mieux que de +s'incliner profondément, en présentant à la marquise la lettre qu'il +lui apportait. Elle la prit, ou plutôt s'en empara avec une extrême +vivacité. Pendant qu'elle la décachetait, ses mains tremblaient sur +l'enveloppe. + +Cette lettre, écrite de la main du roi, était assez longue. Elle la +dévora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'Å“il, puis elle la lut +avidement avec une attention profonde, le sourcil froncé et serrant les +lèvres. Elle n'était pas belle ainsi, et ne ressemblait plus à +l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle sembla +réfléchir. Peu à peu, son visage, qui avait pâli, se colora d'un léger +incarnat (à cette heure-là elle n'avait pas de rouge): non seulement la +grâce lui revint, mais un éclair de vraie beauté passa sur ses traits +délicats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de rose. +Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se +retournant vers le chevalier: + +--Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus charmant +sourire, mais c'est que je n'étais pas levée, et je ne le suis même pas +encore. Voilà pourquoi j'ai été forcée de vous faire venir par les +cachettes; car je suis assiégée ici presque autant que si j'étais chez +moi. Je voudrais répondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de faire ma +commission? + +Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de +reprendre un peu de courage. + +--Hélas! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de grâce que vous me +faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter. + +--Pourquoi cela? + +--Je n'ai pas l'honneur d'appartenir à Sa Majesté. + +--Comment donc êtes-vous venu ici? + +--Par un hasard. J'ai rencontré en route un page qui s'est jeté par +terre, et qui m'a prié... + +--Comment, jeté par terre! répéta la marquise en éclatant de rire. (Elle +paraissait si heureuse en ce moment, que la gaieté lui venait sans +peine.) + +--Oui, madame, il est tombé de cheval à la grille. Je me suis trouvé là , +heureusement, pour l'aider à se relever, et, comme son habit était fort +gâté, il m'a prié de me charger de son message. + +--Et par quel hasard vous êtes-vous trouvé là ? + +--Madame, c'est que j'ai un placet à présenter à Sa Majesté. + +--Sa Majesté demeure à Versailles. + +--Oui, mais vous demeurez ici. + +--Oui-da! En sorte que c'était vous qui vouliez me charger d'une +commission. + +--Madame, je vous supplie de croire... + +--Ne vous effrayez pas, vous n'êtes pas le premier. Mais à propos de +quoi vous adresser à moi? Je ne suis qu'une femme... comme une autre. + +En prononçant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un regard +triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire. + +--Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours ouï dire que les hommes +exerçaient le pouvoir, et que les femmes... + +--En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine de +France. + +--Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis _trouvé là _ ce +matin. + +La marquise était plus qu'habituée à de semblables compliments, bien +qu'on ne les lui fît qu'à voix basse; mais dans la circonstance +présente, celui-ci parut lui plaire très singulièrement. + +--Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru +pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur un +cheval qui tombe en chemin. + +--Madame, je croyais,... j'espérais... + +--Qu'espériez-vous? + +--J'espérais que le hasard... pourrait faire... + +--Toujours le hasard! Il est de vos amis, à ce qu'il paraît; mais je +vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste +recommandation. + +Peut-être la fortune offensée voulut-elle se venger de cette +irrévérence; mais le chevalier, que ces dernières questions avaient de +plus en plus troublé, aperçut tout à coup, sur le coin de la table, +précisément le même éventail qu'il avait ramassé la veille. Il le prit, +et, comme la veille, il le présenta à la marquise, en fléchissant le +genou devant elle. + +--Voilà , madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici. + +La marquise parut d'abord étonnée, hésita un moment, regardant tantôt +l'éventail, tantôt le chevalier. + +--Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous +reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, après la comédie, avec M. de +Richelieu. J'ai laissé tomber cet éventail, et vous vous êtes _trouvé +là _, comme vous disiez. + +--Oui, madame. + +--Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne vous +ai pas remercié, mais j'ai toujours été persuadée que celui qui sait, +d'aussi bonne grâce, relever un éventail, sait aussi, au besoin, relever +le gant; et nous aimons assez cela, nous autres. + +--Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout à l'heure, +j'ai failli avoir un duel avec le suisse. + +--Miséricorde! dit la marquise, prise d'un second accès de gaieté, avec +le suisse! et pour quoi faire? + +--Il ne voulait pas me laisser entrer. + +--C'eût été dommage. Mais, monsieur, qui êtes-vous? que demandez-vous? + +--Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait demandé +pour moi une place de cornette aux gardes. + +--Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous êtes +amoureux de mademoiselle d'Annebault... + +--Madame, qui a pu vous dire?... + +--Oh! je vous préviens que je suis fort à craindre. Quand la mémoire me +manque, je devine. Vous êtes parent de l'abbé Chauvelin, et refusé pour +cela, n'est-ce pas? Où est votre placet? + +--Le voilà , madame; mais, en vérité, je ne puis comprendre... + +--À quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier sur cette +table. Je vais répondre au roi; vous lui porterez en même temps votre +demande et ma lettre. + +--Mais, madame, je croyais vous avoir dit... + +--Vous irez. Vous êtes entré ici de par le roi, n'est-il pas vrai? Eh +bien! vous entrerez là -bas de par la marquise de Pompadour, dame du +palais de la reine. + +Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de stupéfaction. +Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses +et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle +avait montrée pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui rapporta rien +qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le +désirait; elle le voulait, elle avait réussi. M. de Vauvert, qu'elle ne +connaissait pas, bien qu'elle connût ses amours, lui plaisait comme une +bonne nouvelle. + +Immobile, debout derrière elle, le chevalier observait la marquise qui +écrivait, d'abord de tout son cÅ“ur, avec passion, puis qui +réfléchissait, s'arrêtait et passait sa main sur son petit nez, fin +comme l'ambre. Elle s'impatientait: un témoin la gênait. Enfin elle se +décida et fit une rature; il fallait avouer que ce n'était plus qu'un +brouillon. + +En face du chevalier, de l'autre côté de la table, brillait un beau +miroir de Venise. Le très timide messager osait à peine lever les yeux. +Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir, par-dessus +la tête de la marquise, le visage inquiet et charmant de la nouvelle +dame du palais. + +--Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois +amoureux d'une autre; mais Athénaïs est plus belle, et d'ailleurs ce +serait, de ma part, une si affreuse déloyauté!... + +--De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa coutume, +avait pensé tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites? + +--Moi, madame? j'attends. + +--Voilà qui est fait, répondit la marquise, prenant une autre feuille de +papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se +retourner, le peignoir avait glissé sur son épaule. + +La mode est une chose étrange. Nos grand'mères trouvaient tout simple +d'aller à la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur gorge +presque découverte, et l'on ne voyait à cela nulle indécence; mais elles +cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui +montrent au bal ou à l'Opéra. C'est une beauté nouvellement inventée. + +Sur l'épaule frêle, blanche et mignonne de madame de Pompadour, il y +avait un petit signe noir qui ressemblait à une mouche tombée dans du +lait. Le chevalier, sérieux comme un étourdi qui veut avoir bonne +contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en +l'air, regardait le chevalier dans la glace. + +Dans cette glace, un coup d'Å“il rapide fut échangé, coup d'Å“il auquel +les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: «Vous êtes +charmante» et de l'autre: «Je n'en suis pas fâchée.» + +Toutefois la marquise rajusta son peignoir. + +--Vous regardez ma mouche, monsieur? + +--Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire. + +--Tenez, voilà ma lettre; portez-la au roi avec votre placet. + +--Mais, madame... + +--Quoi donc? + +--Sa Majesté est à la chasse; je viens d'entendre sonner dans le bois de +Satory. + +--C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain, après-demain, peu +importe.--Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela à Lebel. Adieu, +monsieur. Tâchez de vous souvenir que cette mouche que vous venez de +voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant à +votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume à ne +pas jaser tout seul aussi haut que tout à l'heure. Adieu, chevalier. + +Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de +dentelles, tendit au jeune homme son bras nu. + +Il s'inclina encore, et du bout des lèvres effleura à peine les ongles +roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut, +mais un peu trop de modestie. + +Aussitôt reparurent les petites filles de chambre (les grandes n'étaient +pas levées), et derrières elles, debout comme un clocher au milieu d'un +troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le +chemin. + + + + +VI + + +Seul, plongé dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite chambre, à +l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le +surlendemain; point de nouvelles. + +--Singulière femme! douce et impérieuse, bonne et méchante, la plus +frivole et la plus entêtée! Elle m'a oublié. Oh, misère! Elle a raison, +elle peut tout, et je ne suis rien. + +Il s'était levé, et se promenait par la chambre. + +--Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon père disait vrai! +La marquise s'est moquée de moi; c'est tout simple, pendant que je la +regardais, c'est sa beauté qui lui a plu. Elle a bien été aise de voir +dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi, +sont véritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits, mais quelle +grâce! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait la +poussière de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande, mais sa +taille est bien prise.--Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie +chérie! est-ce que moi aussi j'oublierais? + +Deux ou trois petits coups secs frappés sur la porte le réveillèrent de +son chagrin. + +--Qu'est-ce? + +L'homme osseux, tout de noir vêtu, avec une belle paire de bas de soie, +qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut. + +--Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masqué à la cour, et madame +la marquise m'envoie vous dire que vous êtes invité. + +--Cela suffit, monsieur, grand merci. + +Dès que l'homme osseux se fut retiré, le chevalier courut à la sonnette: +la même servante qui, trois jours auparavant, l'avait accommodé de son +mieux, l'aida à mettre le même habit pailleté, tâchant de l'accommoder +mieux encore. + +Après quoi le jeune homme s'achemina vers le palais, invité cette fois +et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que +lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui. + +Étourdi, presque autant que la première fois, par toutes les splendeurs +de Versailles, qui, ce soir-là , n'était pas désert, le chevalier +marchait dans la grande galerie, regardant de tous les côtés, tâchant de +savoir pourquoi il était là ; mais personne ne semblait songer à +l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque +deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette, l'arrêtèrent +au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il eût tenu un +pistolet; l'autre se leva et vint à lui: + +--Il paraît, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le bras +nonchalamment, que vous êtes assez bien avec notre marquise. + +--Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous? + +--Vous le savez bien. + +--Pas le moins du monde. + +--Oh! si fait. + +--Point du tout. + +--Toute la cour le sait. + +--Je ne suis pas de la cour. + +--Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait. + +--Cela se peut, madame, mais je l'ignore. + +--Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est tombé de +cheval à la grille de Trianon. N'étiez-vous pas là , par hasard? + +--Oui, madame. + +--Ne l'avez-vous pas aidé à se relever? + +--Oui, madame. + +--Et n'êtes-vous pas entré au château? + +--Sans doute. + +--Et ne vous a-t-on pas donné un papier? + +--Oui, madame. + +--Et ne l'avez-vous pas porté au roi? + +--Assurément. + +--Le roi n'était pas à Trianon; il était à la chasse, la marquise était +seule,... n'est-ce pas? + +--Oui, madame. + +--Elle venait de se réveiller; elle était à peine vêtue, excepté, à ce +qu'on dit, d'un grand peignoir. + +--Les gens qu'on ne peut pas empêcher de parler disent ce qui leur passe +par la tête. + +--Fort bien, mais il paraît qu'il a passé entre sa tête et la vôtre un +regard qui ne l'a pas fâchée. + +--Qu'entendez-vous par là , madame? + +--Que vous ne lui avez pas déplu. + +--Je n'en sais rien, et je serais au désespoir qu'une bienveillance si +douce et si rare, à laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a touché +jusqu'au fond du cÅ“ur, pût devenir la cause d'un mauvais propos. + +--Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez +provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde. + +--Mais, madame, si ce page est tombé, et si j'ai porté son message.... +Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interrogé. + +Le masque lui serra le bras et lui dit:--Monsieur, écoutez. + +--Tout ce qui vous plaira, madame. + +--Voici à quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la marquise, +et personne ne croit qu'il l'ait jamais aimée. Elle vient de commettre +une imprudence; elle s'est mis à dos tout le parlement, avec ses deux +sous d'impôt, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus grande +puissance, la compagnie de Jésus. Elle y succombera; mais elle a des +armes, et, avant de périr, elle se défendra. + +--Eh bien! madame, qu'y puis-je faire? + +--Je vais vous le dire. M. de Choiseul est à moitié brouillé avec M. de +Bernis; ils ne sont sûrs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils voudraient +essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de vous +peut en décider. + +--En quelle façon, madame, je vous prie? + +--En laissant raconter votre visite de l'autre jour. + +--Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les jésuites et le +parlement? + +--Écrivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas que le +plus vif intérêt, la plus entière reconnaissance.... + +--Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une lâcheté que +vous me demandez là . + +--Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique? + +--Je ne me connais pas à tout cela. Madame de Pompadour a laissé tomber +son éventail devant moi; je l'ai ramassé, je le lui ai rendu; elle m'a +remercié, elle m'a permis, avec cette grâce qu'elle a, de la remercier à +mon tour. + +--Trêve de façons: le temps se passe: je me nomme la comtesse +d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma nièce;... ne dites +pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous +l'aurez demain, et, si Athénaïs vous plaît, vous serez bientôt mon +neveu. + +--Oh! madame, quel excès de bonté! + +--Mais il faut parler. + +--Non, madame. + +--On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille. + +--Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer devant +elle, il faut que mon honneur y soit aussi. + +--Vous êtes bien entêté, chevalier! Est-ce là votre dernière réponse? + +--C'est la dernière, comme la première. + +--Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma nièce? + +--Oui, madame, si c'est à ce prix. + +Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard perçant, plein de +curiosité; puis, ne voyant sur son visage aucun signe d'hésitation, elle +s'éloigna lentement et se perdit dans la foule. + +Le chevalier, ne pouvant rien comprendre à cette singulière aventure, +alla s'asseoir dans un coin de la galerie. + +--Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit être un peu +folle. Elle veut bouleverser l'État au moyen d'une sotte calomnie, et, +pour mériter la main de sa nièce, elle me propose de me déshonorer! Mais +Athénaïs ne voudrait plus de moi, ou, si elle se prêtait à une pareille +intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! tâcher de nuire à +cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais! + +Toujours fidèle à ses distractions, le chevalier, très probablement, +allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de +rose, lui loucha légèrement l'épaule. Il leva les yeux, et vit devant +lui les deux masques pareils qui l'avaient arrêté. + +--Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques, +déguisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout à fait +semblables, et que tout parût calculé pour donner le change, le +chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'étaient plus les +mêmes. + +--Répondrez-vous, monsieur? + +--Non, madame. + +--Écrirez-vous? + +--Pas davantage. + +--C'est vrai que vous êtes obstiné. Bonsoir, lieutenant. + +--Que dites-vous, madame? + +--Voilà votre brevet, et votre contrat de mariage. + +Et elle lui jeta son éventail. + +C'était celui que le chevalier avait déjà ramassé deux fois. Les petits +amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre +dorée. Il n'y avait pas à en douter, c'était l'éventail de madame de +Pompadour. + +--O ciel! marquise, est-il possible?... + +--Très possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa petite +dentelle noire. + +--Je ne sais, madame, comment répondre.... + +--Il n'est pas nécessaire. Vous êtes un galant homme, et nous nous +reverrons, car vous êtes chez nous. Le roi vous a placé dans la cornette +blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus +grande éloquence que de savoir se taire à propos.... + +Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si, avant de +vous donner notre nièce, nous avons pris des renseignements[8]. + +[Note 8: Madame d'Estrades, peu de temps après, fut disgraciée avec +M. d'Argenson, pour avoir conspiré, sérieusement cette fois, contre +madame de Pompadour. (_Note de l'auteur_.)] + + +FIN DE LA MOUCHE. + + + + +Ce conte a paru pour la première fois en 1853, dans le feuilleton du +_Moniteur_.--C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait été +publié de son vivant. + + +FIN DU TOME SEPTIÈME. + + + + +TABLE DU TOME SEPTIÈME + + +CROISILLES + +HISTOIRE D'UN MERLE BLANC + +PIERRE ET CAMILLE + +LE SECRET DE JAVOTTE + +MIMI PINSON + +LA MOUCHE + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Å’UVRES COMPLÈTES De Alfred De Musset +(TOME SEPTIÈME), by Alfred De Musset + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13221 *** diff --git a/13221-h/13221-h.htm b/13221-h/13221-h.htm new file mode 100644 index 0000000..54c6757 --- /dev/null +++ b/13221-h/13221-h.htm @@ -0,0 +1,11770 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Transitional//EN" "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-transitional.dtd"> +<html lang="en"> +<head> + <meta http-equiv="Content-Type" + content="text/html; charset=UTF-8"/> + <title>The Project Gutenberg eBook of Nouvelles et Contes, tome 2, by Alfred De Musset.</title> + <style type="text/css"> +/*<![CDATA[ XML blockout */ +<!-- + a {text-decoration: none;} + + P { margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + } + H1,H2,H3,H4,H5,H6 { + text-align: center; /* all headings centered */ + } + HR { width: 33%; + margin-top: 1em; + margin-bottom: 1em; + } + BODY{margin-left: 10%; + margin-right: 10%; + } + .linenum {position: absolute; top: auto; left: 4%;} /* poetry number */ + .note {margin-left: 2em; margin-right: 2em; margin-bottom: 1em;} /* footnote */ + .blkquot {margin-left: 4em; margin-right: 4em;} /* block indent */ + .pagenum {position: absolute; left: 92%; font-size: smaller; text-align: right;} /* page numbers */ + .sidenote {width: 20%; margin-bottom: 1em; margin-top: 1em; padding-left: 1em; font-size: smaller; float: right; clear: right;} + + .poem {margin-left:10%; margin-right:10%; text-align: left;} + .poem br {display: none;} + .poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} + .poem span {display: block; margin: 0; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + .poem span.i2 {display: block; margin-left: 2em;} + .poem span.i4 {display: block; margin-left: 8em;} + .poem .caesura {vertical-align: -200%;} + --> + /* XML end ]]>*/ + </style> +</head> +<body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13221 ***</div> + +<h3>ŒUVRES COMPLÈTES</h3> +<h3>DE</h3> +<h1>ALFRED DE MUSSET</h1> +<h3>ÉDITION ORNÉE DE 28 GRAVURES</h3> +<h3>D' APRÈS LES DESSINS DE BIDA</h3> +<h3>D'UN PORTRAIT GRAVÉ PAR FLAMENG D'APRÈS L'ORIGINAL DE +LANDELLE</h3> +<h3>ET ACCOMPAGNÉE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON +FRÈRE</h3> +<h2>TOME SEPTIÈME</h2> +<h1>NOUVELLES ET CONTES</h1> +<h1>II</h1> +<h4><br /> +<></h4> +<h4><>PARIS</h4> +<h4><>ÉDITION CHARPENTIER</h4> +<h4>L. HÉBERT, LIBRAIRE 7, RUE PERRONET, 7</h4> +<h4>1888</h4> +<hr style="width: 65%;" /> +<a name="CROISILLES"></a> +<h2>CROISILLES</h2> +<h2>1839</h2> +<h3>I</h3> +<br /> +<p>Au commencement du règne de Louis XV, un jeune homme +nommé Croisilles, +fils d'un orfèvre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. +Il avait +été chargé par son père d'une affaire de +commerce, et cette affaire +s'était terminée à son gré. La joie +d'apporter une bonne nouvelle le +faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car, +bien qu'il eût dans ses poches une somme d'argent assez +considérable, il +voyageait à pied pour son plaisir. C'était un +garçon de bonne humeur, et +qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et +étourdi, qu'on +le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de travers, sa +perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la +Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant, levé +dès le matin, soupant au +cabaret, et charmé de traverser ainsi l'une des plus belles +contrées de +la France. Tout en dévastant, au passage, les pommiers de la +Normandie, +il cherchait des rimes dans sa tête (car tout étourdi est +un peu poète), +et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son +pays; ce n'était pas moins que la fille d'un fermier +général, +mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche héritière +fort courtisée. +Croisilles n'était point reçu chez M. Godeau autrement +que par hasard, +c'est-à-dire qu'il y avait porté quelquefois des bijoux +achetés chez son +père. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait +mal une +immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et +se montrait, en toute occasion, énormément et +impitoyablement riche. Il +n'était donc pas homme à laisser entrer dans son salon le +fils d'un +orfèvre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux +yeux du +monde, que Croisilles n'était pas mal tourné, et que rien +n'empêche un +joli garçon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles +adorait +mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas fâchée. Il +pensait donc à +elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais +réfléchi à +rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le +séparaient de +sa bien-aimée, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom +de +baptême qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et +la +rime était aisée à trouver. Croisilles, +arrivé à Honfleur, s'embarqua le +cœur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, dès +qu'il eut +touché le rivage, il courut à la maison paternelle.</p> +<p>Il trouva la boutique fermée; il y frappa à plusieurs +reprises, non sans +étonnement ni sans crainte, car ce n'était point un jour +de fête; +personne ne venait. Il appela son père, mais en vain. Il entra +chez un +voisin pour demander ce qui était arrivé; au lieu de lui +répondre, le +voisin détourna la tête, comme ne voulant pas le +reconnaître. Croisilles +répéta ses questions; il apprit que son père, +depuis longtemps gêné dans +ses affaires, venait de faire faillite, et s'était enfui en +Amérique, +abandonnant à ses créanciers tout ce qu'il +possédait.</p> +<p>Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord +frappé de +l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais son +père. Il lui paraissait +impossible de se trouver ainsi abandonné tout à coup; il +voulut à toute +force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les +scellés +étaient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant à +sa douleur, il +se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations +de ceux qui +l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son père, quoiqu'il +le sût +déjà bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la +foule s'attrouper +autour de lui, et, dans le plus profond désespoir, il se dirigea +vers le +port.</p> +<p>Arrivé sur la jetée, il marcha devant lui comme un +homme égaré qui ne +sait où il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans +ressources, +n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus +d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tenté de mourir +en s'y +précipitant. Au moment où, cédant à cette +pensée, il s'avançait vers un +rempart élevé, un vieux domestique, nommé Jean, +qui servait sa famille +depuis nombre d'années, s'approcha de lui.</p> +<p>—Ah! mon pauvre Jean! s'écria-t-il, tu sais ce qui s'est +passé depuis +mon départ. Est-il possible que mon père nous quitte sans +avertissement, +sans adieu?</p> +<p>—Il est parti, répondit Jean, mais non pas sans vous dire +adieu.</p> +<p>En même temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna +à son jeune +maître. Croisilles reconnut l'écriture de son père, +et, avant d'ouvrir +la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que +quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la +trouva confirmée. Honnête jusque-là et connu pour +tel, ruiné par un +malheur imprévu (la banqueroute d'un associé), le vieil +orfèvre n'avait +laissé à son fils que quelques paroles banales de +consolation, et nul +espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien, +dit-on, qui se perde.</p> +<p>—Jean, mon ami, tu m'as bercé, dit Croisilles après +avoir lu la lettre, +et tu es certainement aujourd'hui le seul être qui puisse m'aimer +un +peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est fâcheuse +pour +toi; car, aussi vrai que mon père s'est embarqué +là, je vais me jeter +dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais +un jour ou l'autre, car je suis perdu.</p> +<p>—Que voulez-vous y faire? répliqua Jean, n'ayant point l'air +d'avoir +entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que +voulez-vous y faire, mon cher maître? Votre père a +été trompé; il +attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'était pas peu +de +chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune +depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son +commerce, et les écus arriver un à un chez vous. C'est un +honnête homme, +et habile; on a cruellement abusé de lui. Ces jours derniers, +j'étais +encore là, et comme les écus étaient +arrivés, je les ai vus partir du +logis. Votre père a payé tout ce qu'il a pu pendant une +journée entière; +et, lorsque son secrétaire a été vide, il n'a pu +s'empêcher de me dire, +en me montrant un tiroir où il ne restait que six francs: +«Il y avait +ici cent mille francs ce matin!» Ce n'est pas là une +banqueroute, +monsieur, ce n'est point une chose qui déshonore!</p> +<p>—Je ne doute pas plus de la probité de mon père, +répondit Croisilles, +que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais +j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis +point fait à la misère, je n'ai pas l'esprit +nécessaire pour recommencer +ma fortune. Et quand je l'aurais? mon père est parti. S'il a mis +trente +ans à s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour réparer +ce coup? Bien +davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra +là-bas, et je +ne puis pas même l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en +mourant aussi.</p> +<p>Tout désolé qu'était Croisilles, il avait +beaucoup de religion. Quoique +son désespoir lui fit désirer la mort, il hésitait +à se la donner. Dès +les premiers mots de cet entretien, il s'était appuyé sur +le bras de +Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent +entrés +dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:</p> +<p>—Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a +le +droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre +père ne +s'est pas tué, Dieu merci, comment pouvez-vous songer à +mourir? +Puisqu'il n'y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, +que +penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvreté. +Ce ne +serait ni brave ni chrétien; car, au fond, qu'est-ce qui vous +effraye? +Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni +père ni +mère. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais +enfin il +n'y a rien d'impossible à Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en +pareil cas? +Votre père n'était pas né riche, tant s'en faut, +sans vous offenser, et +c'est peut-être ce qui le console. Si vous aviez +été ici depuis un mois, +cela vous aurait donné du courage. Oui, monsieur, on peut se +ruiner, +personne n'est à l'abri d'une banqueroute; mais votre +père, j'ose le +dire, a été un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite. +Mais que +voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un bâtiment pour +l'Amérique. Je l'ai accompagné jusque sur le port, et si +vous aviez vu +sa tristesse! comme il m'a recommandé d'avoir soin de vous, de +lui +donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idée que +vous +avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a son +temps d'épreuve +ici-bas, et j'ai été soldat avant d'être +domestique. J'ai rudement +souffert, mais j'étais jeune; j'avais votre âge, monsieur, +à cette +époque-là, et il me semblait que la Providence ne peut +pas dire son +dernier mot à un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous +empêcher +le bon Dieu de réparer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le +temps, et +tout s'arrangera. S'il m'était permis de vous conseiller, vous +attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en +trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde. +Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment?</p> +<p>Pendant que Jean s'évertuait à persuader son +maître, celui-ci marchait +en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de +côté et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui +pût le rattacher +à la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle +Godeau, +la fille du fermier général, vint à passer avec sa +gouvernante. L'hôtel +qu'elle habitait n'était pas éloigné de là; +Croisilles la vit entrer +chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les +raisonnements du monde. J'ai dit qu'il était un peu fou, et +qu'il cédait +presque toujours à un premier mouvement. Sans hésiter +plus longtemps et +sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla +frapper à la porte de M. Godeau.</p> +<hr style="height: 2px; width: 35%;" /><br /> +<h3>II</h3> +<br /> +<p>Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un +financier, +on imagine un ventre énorme, de courtes jambes, une immense +perruque, +une large face à triple menton, et ce n'est pas sans raison +qu'on s'est +habitué à se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde +sait à quels +abus ont donné lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait +une loi +de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui +s'engraissent non seulement de leur propre oisiveté, mais encore +du +travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, était des +plus +classiques qu'on pût voir, c'est-à-dire des plus, gros; +pour l'instant +il avait la goutte, chose fort à la mode en ce temps-là, +comme l'est à +présent la migraine. Couché sur une chaise longue, les +yeux à demi +fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de +glaces qui +l'environnaient répétaient majestueusement de toutes +parts son énorme +personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les +meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminée, le +plafond, +étaient dorés; son habit l'était; je ne sais si sa +cervelle ne l'était +pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait +manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en +sourire tout seul, lorsqu'on lui annonça Croisilles, qui entra +d'un air +humble mais résolu, et dans tout le désordre qu'on peut +supposer d'un +homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de +cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque +emplette; il fut confirmé dans cette pensée en la voyant +paraître +presque en même temps que le jeune homme. Il fit signe à +Croisilles, non +pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa, +et Croisilles, resté debout, s'exprima à peu près +en ces termes:</p> +<p>—Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute +d'un +associé l'a forcé à suspendre ses payements, et, +ne pouvant assister à +sa propre honte, il s'est enfui en Amérique, après avoir +donné à ses +créanciers jusqu'à son dernier sou. J'étais absent +lorsque cela s'est +passé; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet +événement. Je +suis absolument sans ressources et déterminé à +mourir. Il est très +probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter à l'eau. Je +l'aurais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard +ne m'avait fait +rencontrer mademoiselle votre fille tout à l'heure. Je l'aime, +monsieur, +du plus profond de mon cœur; il y a deux ans que je suis amoureux +d'elle, et je me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui +dois; +mais aujourd'hui, en vous le déclarant, je remplis un devoir +indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la +mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'épouse +mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre espérance que vous +m'accordiez cette demande, mais je dois néanmoins vous la faire; +car je +suis bon chrétien, monsieur, et lorsqu'un bon chrétien se +voit arrivé à +un tel degré de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de +souffrir la +vie, il doit du moins, pour atténuer son crime, épuiser +toutes les +chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti.</p> +<p>Au commencement de ce discours, M. Godeau avait supposé qu'on +venait lui +emprunter de l'argent, et il avait jeté prudemment son mouchoir +sur les +sacs placés auprès de lui, préparant d'avance un +refus poli, car il +avait toujours eu de la bienveillance pour le père de +Croisilles. Mais +quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut compris +de quoi il +s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne fût +devenu +complètement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de +le faire +mettre à la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un +visage +si déterminé, qu'il eut pitié d'une démence +si tranquille. Il se +contenta de dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas +l'exposer plus +longtemps à entendre de pareilles inconvenances.</p> +<p>Pendant que Croisilles avait parlé, mademoiselle Godeau +était devenue +rouge comme une pèche au mois d'août. Sur l'ordre de son +père, elle se +retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas +s'apercevoir. Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se +souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforçant de +prendre +un air paternel:</p> +<p>—Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques +pas de moi +et que tu as réellement perdu la tête. Non seulement +j'excuse ta +démarche, mais je consens à ne point t'en punir. Je suis +fâché que ton +pauvre diable de père ait fait banqueroute et qu'il ait +décampé; c'est +fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourné la +cervelle. Je +veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi +là.</p> +<p>—C'est inutile, monsieur, répondit Croisilles; du moment que +vous me +refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé de vous. Je vous +souhaite +toutes sortes de prospérités.</p> +<p>—Et où t'en vas-tu?</p> +<p>—Écrire à mon père et lui dire adieu.</p> +<p>—Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou +le +diable m'emporte.</p> +<p>—Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne +pas.</p> +<p>—La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je, +et +écoute-moi.</p> +<p>M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c'est +qu'il n'est +jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est +jeté à +l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa +tabatière, +jeta un regard distrait sur son jabot, et continua.</p> +<p>—Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce +que +tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais, mon cher +ami, tout cela ne +suffit pas; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si +tu venais me +demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais +qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille?</p> +<p>—Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien +éloigné de supposer +que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela +au monde qui pourrait m'empêcher de mourir, si vous croyez en +Dieu, +comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'amène.</p> +<p>—Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends +pas +qu'on m'interroge; réponds d'abord: Où as-tu vu ma fille?</p> +<p>—Dans la boutique de mon père et dans cette maison, lorsque +j'y ai +apporté des bijoux pour mademoiselle Julie.</p> +<p>—Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y +reconnaît +plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte, +sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser prétendre à +la main de la +fille d'un fermier général?</p> +<p>—Non, je l'ignore absolument, à moins que ce ne soit +d'être aussi riche +qu'elle.</p> +<p>—Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.</p> +<p>—Eh bien! je m'appelle Croisilles.</p> +<p>—Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles?</p> +<p>—Ma foi, monsieur, en mon âme et conscience, c'est un aussi +beau nom +que Godeau.</p> +<p>—Tu es un impertinent, et tu me le payeras.</p> +<p>—Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai pas la +moindre +envie de vous offenser. Si vous voyez là quelque chose qui vous +blesse, +et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en +colère: en sortant d'ici, je vais me noyer.</p> +<p>Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus +doucement possible, afin d'éviter tout scandale, sa prudence ne +pouvait +résister à l'impatience de l'orgueil offensé; +l'entretien auquel il +essayait de se résigner lui paraissait monstrueux en +lui-même; je laisse +à penser ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la +sorte.</p> +<p>—Écoute, dit-il presque hors de lui et résolu à +en finir à tout prix, +tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens +commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce +que +c'est que la frénésie qui t'amène? Tu viens me +tracasser, tu crois faire +un coup de tête; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu +veux me +rendre responsable de ta mort. As-tu à te plaindre de moi? +dois-je un +sou à ton père? Est-ce ma faute si tu en es là? +Eh, mordieu! on se noie +et on se tait.</p> +<p>—C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre très +humble +serviteur.</p> +<p>—Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours +à moi. +Tiens, mon garçon, voilà quatre louis d'or; va-t'en +dîner à la cuisine, +et que je n'entende plus parler de toi.</p> +<p>—Bien obligé, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre +argent!</p> +<p>Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa +conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se +renfonça de +plus belle dans sa chaise et reprit ses méditations.</p> +<p>Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-là, n'était pas +si loin qu'on +pouvait le croire; elle s'était, il est vrai, retirée par +obéissance +pour son père; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle +était restée à +écouter derrière la porte. Si l'extravagance de +Croisilles lui +paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car +l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passé pour +offense; d'un +autre côté, comme il n'était pas possible de douter +du désespoir du +jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise à la fois par +les +deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la +curiosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé et +Croisilles prêt à +sortir, elle traversa rapidement le salon où elle se trouvait, +ne +voulant pas être surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son +appartement; mais presque aussitôt elle revint sur ses pas. +L'idée que +Croisilles allait peut-être réellement se donner la mort +lui troubla le +cœur malgré elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, +elle +marcha à sa rencontre; le salon était vaste, et les deux +jeunes gens +vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles était +pâle comme +la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui +pût exprimer ce qu'elle sentait. En passant à +côté de lui, elle laissa +tomber à terre un bouquet de violettes qu'elle tenait à +la main. Il se +baissa aussitôt, ramassa le bouquet et le présenta +à la jeune fille pour +le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route +sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son père. +Croisilles, +resté seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison +le cœur +agité, ne sachant trop que penser de cette aventure.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>III</h3> +<br /> +<p>À peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit +accourir son +fidèle Jean, dont le visage exprimait la joie.</p> +<p>—Qu'est-il arrivé? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle +à +m'apprendre?</p> +<p>—Monsieur, répondit Jean, j'ai à vous apprendre que +les scellés sont +levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes +de votre +père payées, vous restez propriétaire de la +maison. Il est bien vrai +qu'on a emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et +qu'on a +même enlevé les meubles; mais enfin la maison vous +appartient, et vous +n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce +que vous étiez devenu, et j'espère, mon cher +maître, que vous serez +assez sage pour prendre un parti raisonnable.</p> +<p>—Quel parti veux-tu que je prenne?</p> +<p>—Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle, +vaut +une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de +faim; et qui vous empêcherait d'acheter un petit fonds de +commerce qui +ne manquerait pas de prospérer?</p> +<p>—Nous verrons cela, répondit Croisilles, tout en se +hâtant de prendre +le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais, +lorsqu'il y fut arrivé, un si triste spectacle s'offrit à +lui, qu'il eut +à peine le courage d'entrer. La boutique en désordre, les +chambres +désertes, l'alcôve de son père vide, tout +présentait à ses regards la +nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise; tous +les tiroirs +avaient été fouillés, le comptoir brisé, la +caisse emportée; rien +n'avait échappé aux recherches avides des +créanciers et de la justice, +qui, après avoir pillé la maison, étaient partis, +laissant les portes +ouvertes, comme pour témoigner aux passants que leur besogne +était +accomplie.</p> +<p>—Voilà donc, s'écria Croisilles, voilà donc ce +qui reste de trente ans +de travail et de la plus honnête existence, faute d'avoir eu +à temps, au +jour fixe, de quoi faire honneur à une signature imprudemment +engagée! +Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livré +aux plus +tristes pensées, Jean paraissait fort embarrassé. Il +supposait que son +maître était sans argent, et qu'il pouvait même +n'avoir pas dîné. Il +cherchait donc quelque moyen pour le questionner là-dessus, et +pour lui +offrir, en cas de besoin, une part de ses économies. +Après s'être mis +l'esprit à la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un +biais +convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de +Croisilles, +et de lui demander d'une voix attendrie:</p> +<p>—Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?</p> +<p>Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent +à la fois si +burlesque et si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, +ne put +s'empêcher d'en rire.</p> +<p>—Et à propos de quoi cette question? dit-il.</p> +<p>—Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire +une pour +mon dîner, et si par hasard vous les aimiez toujours...</p> +<p>Croisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce +moment la somme qu'il +rapportait à son père; la proposition de Jean le fit se +ressouvenir que +ses poches étaient pleines d'or.</p> +<p>—Je te remercie de tout mon cœur, dit-il au vieillard, et j'accepte +avec plaisir ton dîner; mais, si tu es inquiet de ma fortune, +rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir +un +bon souper que tu partageras à ton tour avec moi.</p> +<p>En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien +garnies, +qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis.</p> +<p>—Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en +user +pour un jour ou deux. À qui faut-il que je m'adresse pour la +faire tenir +à mon père?</p> +<p>—Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père +m'a bien +recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait; et si +je ne +vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle +manière vos +affaires de Paris s'étaient terminées. Votre père +ne manquera de rien +là-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra +de son +mieux; il a d'ailleurs emporté ce qu'il lui faut, car il +était bien sûr +d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laissé, monsieur, +tout ce +qu'il a laissé, est à vous, il vous le marque +lui-même dans sa lettre, +et je suis expressément chargé de vous le +répéter. Cet or est donc aussi +légitimement votre bien que cette maison où nous sommes. +Je puis vous +rapporter les paroles mêmes que votre père, m'a dites en +partant: «Que +mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour +m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera +après mes dettes payées, comme si c'était mon +héritage.» Voilà, +monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre +poche, +et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, je vous prie, +à la +maison.</p> +<p>La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux +de Jean ne +laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles de son +père l'avaient +ému à tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre +part, dans un +pareil moment, quatre mille francs n'étaient pas une bagatelle. +Pour ce +qui regardait la maison, ce n'était point une ressource +certaine, car on +ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et +difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un +changement considérable à la situation dans laquelle se +trouvait le +jeune homme; il se sentit tout à coup attendri, +ébranlé dans sa funeste +résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus triste et +moins désolé. +Après avoir fermé les volets de la boutique, il sortit de +la maison avec +Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'empêcher +de +songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles +servent quelquefois à nous faire trouver une joie +imprévue dans la plus +faible lueur d'espérance. Ce fut avec cette pensée qu'il +se mit à table +à côté de son vieux serviteur, qui ne manqua point, +durant le repas, de +faire tous ses efforts pour l'égayer.</p> +<p>Les étourdis ont un heureux défaut: ils se +désolent aisément, mais ils +n'ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile +de se +distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou +égoïstes; ils +sentent peut-être plus vivement que d'autres, et ils sont +très capables +de se brûler la cervelle dans un moment de désespoir; +mais, ce moment +passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent +dîner, qu'ils +boivent et mangent comme à l'ordinaire, pour fondre ensuite en +larmes en +se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les +traversent comme des flèches: bonne et violente nature qui sait +souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout +à nu, +non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente +comme le cristal de roche.</p> +<p>Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de +se noyer, s'en +alla à la comédie. Debout dans le fond du parterre, il +tira de son sein +le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le +parfum dans un profond recueillement, il commença à +penser d'un esprit +plus calme à son aventure du matin. Dès qu'il y eut +réfléchi quelque +temps, il vit clairement la vérité, c'est-à-dire +que la jeune fille, en +lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le +reprendre, +avait voulu lui donner une marque d'intérêt; car autrement +ce refus et +ce silence n'auraient été qu'une preuve de mépris, +et cette supposition +n'était pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle +Godeau +avait le cœur moins dur que monsieur son père, et il n'eut pas +de peine +à se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait +traversé +le salon, avait exprimé une émotion d'autant plus vraie +qu'elle semblait +involontaire. Mais cette émotion était-elle de l'amour ou +seulement de +la pitié, ou moins encore peut-être, de l'humanité? +Mademoiselle Godeau +avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement +d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fût? Bien +que fané et +à demi effeuillé, le bouquet avait encore une odeur si +exquise et une si +galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne +put se défendre d'espérer. C'était une guirlande +de roses autour d'une +touffe de violettes. Combien de sentiments et de mystères un +Turc aurait +lus dans ces fleurs, en interprétant leur langage! Mais il n'y a +que +faire d'être Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui +tombent du +sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais +muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu, +lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un +amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une +ressemblance avec l'amour, et il y a même des gens qui pensent +que +l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui +l'exhale est la plus belle de la création.</p> +<p>Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif à +la tragédie +qu'on représentait pendant ce temps-là, mademoiselle +Godeau elle-même +parut dans une loge en face de lui. L'idée ne lui vint pas que, +si elle +l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là +après +ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour +se +rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris +était venue en poste jouer Mérope, et la foule +était si serrée, qu'il +n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de +fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des +yeux. Il remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade, +et qu'elle ne +parlait à personne qu'avec une sorte de répugnance. Sa +loge était +entourée, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de +petits-maîtres normands dans la ville; chacun venait à son +tour passer +devant elle à la galerie, car, pour entrer dans la loge +même qu'elle +occupait, cela n'était pas possible, attendu que monsieur son +père en +remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles +remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'écoutait +pas la +pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans +sa main, le +regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une +statue +de Vénus déguisée en marquise; l'étalage de +sa robe et de sa coiffure, +son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur, toute la pompe de +sa +toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité. +Jamais +Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant +l'entr'acte, de s'échapper de la cohue, il courut regarder au +carreau de +la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la +tête, que +mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une heure, se +retourna. Elle tressaillit légèrement en l'apercevant, et +ne jeta sur +lui qu'un coup d'œil; puis elle reprit sa première posture. Si +ce coup +d'œil exprimait la surprise, l'inquiétude, le plaisir de +l'amour; s'il +voulait dire: «Quoi! vous n'êtes pas mort!» ou: +«Dieu soit béni! vous +voilà vivant!» je ne me charge pas de le +démêler; toujours est-il que, +sur ce coup d'œil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire +aimer.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<a name="IV"></a> +<h3>IV</h3> +<br /> +<p>De tous les obstacles qui nuisent à l'amour, l'un des plus +grands est +sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une +très véritable. Croisilles n'avait pas ce triste +défaut que donnent +l'orgueil et la timidité; il n'était pas de ceux qui +tournent pendant +des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour +d'un oiseau en cage. Dès qu'il eut renoncé à se +noyer, il ne songea plus +qu'à faire savoir à sa chère Julie qu'il vivait +uniquement pour elle; +mais comment le lui dire? S'il se présentait une seconde fois +à l'hôtel +du fermier général, il n'était pas douteux que M. +Godeau ne le fit +mettre au moins à la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une +femme de +chambre, quand il lui arrivait d'aller à pied; il était +donc inutile +d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisées +de sa +maîtresse est une folie chère aux amoureux, mais qui, dans +le cas +présent, était plus inutile encore. J'ai dit que +Croisilles était fort +religieux; il ne lui vint donc pas à l'esprit de chercher +à rencontrer +sa belle à l'église. Comme le meilleur parti, quoique le +plus dangereux, +est d'écrire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler +soi-même, il +écrivit dès le lendemain. Sa lettre n'avait, bien +entendu, ni ordre ni +raison. Elle était à peu près conçue en ces +termes:</p> +<br /> +<div class="blkquot"> +<p style="margin-left: 80px;">«Mademoiselle,</p> +<br /> +<p>«Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait +posséder de +fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser. Je +vous fais là une +étrange question; mais je vous aime si éperdument qu'il +m'est impossible +de ne pas la faire, et vous êtes la seule personne au monde +à qui je +puisse l'adresser. Il m'a semblé, hier au soir, que vous me +regardiez au +spectacle. Je voulais mourir; plût à Dieu que je fusse +mort, en effet, +si je me trompe et si ce regard n'était pas pour moi! Dites-moi +si le +hasard peut être assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une +manière à la +fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre. +Vous +êtes riche, belle, je le sais; votre père est orgueilleux +et avare, et +vous avez le droit d'être fière; mais je vous aime, et le +reste est un +songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez à ce que peut +l'amour, +puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens +une inexprimable jouissance à vous écrire cette folle +lettre qui +m'attirera peut-être votre colère; mais pensez aussi, +mademoiselle, +qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous +laissé ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, +à ma place; +j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire. +Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour +être +certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir écouter mon +amour +avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'à vous. Quoi que vous +fassiez, votre image m'est restée; vous ne l'effacerez qu'en +m'arrachant +le cœur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce +bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on, +aime, je conserverai quelque espérance.»</p> +</div> +<p>Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s'en alla +devant l'hôtel +Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'à ce +qu'il vît +sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en +cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de +chambre de mademoiselle Julie eût résolu ce jour-là +de faire emplette +d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque +Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se +charger de sa lettre. Le marché fut bientôt conclu; la +servante prit +l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par +reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint à sa maison et +s'assit +devant sa porte, attendant la réponse.</p> +<p>Avant de parler de cette réponse, il faut dire un mot de +mademoiselle +Godeau. Elle n'était pas tout à fait exempte de la +vanité de son père, +mais son bon naturel y remédiait. Elle était, dans la +force du terme, ce +qu'on nomme un enfant gâté. D'habitude elle parlait fort +peu, et jamais +on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journées +à sa +toilette, et les soirées sur un sofa, n'ayant pas l'air +d'entendre la +conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle était +prodigieusement coquette, et son propre visage était à +coup sûr ce +qu'elle avait le plus considéré en ce monde. Un pli +à sa collerette, une +tache d'encre à son doigt, l'auraient désolée; +aussi, quand sa robe lui +plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur +sa +glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni goût ni +aversion +pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle +allait +volontiers au bal, et elle y renonçait sans humeur, quelquefois +sans +motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement. +Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui faire +quelque cadeau +à son choix, elle était une heure à se +décider, ne pouvant se trouver un +désir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, +il arrivait que +Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soirée, +pendant ce +temps-là, seule dans sa chambre, en grande toilette, à se +promener de +long en large, son éventail à la main. Si on lui +adressait un +compliment, elle détournait la tête, et si on tentait de +lui faire la +cour, elle ne répondait que par un regard à la fois si +brillant et si +sérieux, qu'elle déconcertait le plus hardi. Jamais un +bon mot ne +l'avait fait rire; jamais un air d'opéra, une tirade de +tragédie, ne +l'avaient émue; jamais, enfin, son cœur n'avait donné +signe de vie, et, +en la voyant passer dans tout l'éclat de sa nonchalante +beauté, on +aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde +en rêvant.</p> +<p>Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas +aisé à comprendre. +Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait +qu'elle-même. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son +caractère: elle attendait. Depuis l'âge de quatorze ans, +elle avait +entendu répéter sans cesse que rien n'était aussi +charmant qu'elle; elle +en était persuadée; c'est pourquoi elle prenait grand +soin de sa parure: +en manquant de respect à sa personne, elle aurait cru commettre +un +sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa +beauté, comme un +enfant dans ses habits de fête; mais elle était bien loin +de croire que +cette beauté dût rester inutile; sous son apparente +insouciance se +cachait une volonté secrète, inflexible, et d'autant plus +forte qu'elle +était mieux dissimulée. La coquetterie des femmes +ordinaires, qui se +dépense en œillades, en minauderies et en sourires, lui semblait +une +escarmouche puérile, vaine, presque méprisable. Elle se +sentait en +possession d'un trésor, et elle dédaignait de le hasarder +au jeu pièce à +pièce: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop +habituée à +voir ses désirs prévenus, elle ne cherchait pas cet +adversaire; on peut +même dire davantage, elle était étonnée +qu'il se fit attendre. Depuis +quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle +étalait +consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles +épaules, il +lui paraissait inconcevable qu'elle n'eût point encore +inspiré une +grande passion. Si elle eût dit le fond de sa pensée, elle +eût +volontiers répondu à ceux qui lui faisaient des +compliments: «Eh bien! +s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brûlez-vous la +cervelle +pour moi?» Réponse que, du reste, pourraient faire bien +des jeunes +filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du cœur, +quelquefois sur le bord des lèvres.</p> +<p>Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme +que +d'être jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se +voir +parée, digne en tout point de plaire, toute disposée +à se laisser aimer, +et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve +charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse, +mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irréprochable, mon +visage +le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chaussé; +et tout +cela ne me sert à rien qu'à aller bâiller dans le +coin d'un salon! Si un +jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en +mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant, +c'est un fat de province; dès que je parais quelque part, +j'excite un +murmure d'admiration, mais personne ne me dit, à moi seule, un +mot qui +me fasse battre le cœur. J'entends des impertinents qui me louent tout +haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste et +sincère ne cherche +le mien. Je porte une âme ardente, pleine de vie, et je ne suis, +à tout +prendre, qu'une jolie poupée qu'on promène, qu'on fait +sauter au bal, +qu'une gouvernante habille le matin et décoiffe le soir, pour +recommencer le lendemain.</p> +<p>Voilà ce que mademoiselle Godeau s'était dit bien des +fois à elle-même, +et il y avait de certains jours où cette pensée lui +inspirait un si +sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une +journée +entière. Lorsque Croisilles lui écrivit, elle +était précisément dans un +accès d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, +et elle +rêvait profondément, étendue dans une +bergère, lorsque sa femme de +chambre entra et lui remit la lettre d'un air mystérieux. Elle +regarda +l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'écriture, elle retomba +dans sa +distraction. La femme de chambre se vit alors forcée d'expliquer +de quoi +il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez déconcerté, +ne sachant trop +comment la jeune fille prendrait cette démarche. Mademoiselle +Godeau +écouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta +seulement un +coup d'œil; elle demanda aussitôt une feuille de papier, et +écrivit +nonchalamment ce peu de mots:</p> +<p>«Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fière. Si +vous aviez +seulement cent mille écus, je vous épouserais très +volontiers.»</p> +<p>Telle fut la réponse que la femme de chambre rapporta +sur-le-champ à +Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>V</h3> +<br /> +<p>Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas +dans le pas +d'un âne; et si Croisilles eût été +défiant, il eût pu croire, en lisant +la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle était folle ou qu'elle +se +moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien +autre chose, sinon que sa chère Julie l'aimait, qu'il lui +fallait cent +mille écus, et il ne songea, dès ce moment, qu'à +tâcher de se les +procurer.</p> +<p>Il possédait deux cents louis comptant, plus une maison qui, +comme je +l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire? +Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en +devinssent tout à coup trois cent mille? La première +idée qui vint à +l'esprit du jeune homme fut de trouver une manière quelconque de +jouer à +croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la +maison. Croisilles commença donc par coller sur sa porte un +écriteau +portant que sa maison était à vendre; puis, tout en +rêvant à ce qu'il +ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur.</p> +<p>Une semaine s'écoula, puis une autre; pas un acheteur ne se +présenta. +Croisilles passait ses journées à se désoler avec +Jean, et le désespoir +s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna à sa porte.</p> +<p>—Cette maison est à vendre, monsieur. En êtes-vous le +propriétaire?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Et combien vaut-elle?</p> +<p>—Trente mille francs, à ce que je crois; du moins je l'ai +entendu dire +à mon père.</p> +<p>Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit +à la +cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit +tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures, +ouvrit et ferma les fenêtres; puis enfin, après avoir tout +bien examiné, +sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua +Croisilles et se retira.</p> +<p>Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le cœur palpitant, +ne +fut pas, comme on pense, peu désappointé de cette +retraite silencieuse. +Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de +réfléchir, et +qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours, +n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant à la +fenêtre +du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean, +fidèle à son triste rôle de raisonneur, faisait, +comme on dit, de la +morale à son maître, pour le dissuader de vendre sa maison +d'une manière +si précipitée et dans un but si extravagant. Mourant +d'impatience, +d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et +sortit, résolu à tenter la fortune avec cette somme, +puisqu'il n'en +pouvait avoir davantage.</p> +<p>Les tripots, dans ce temps-là, n'étaient pas publics, +et l'on n'avait +pas encore inventé ce raffinement de civilisation qui permet au +premier +venu de se ruiner à toute heure, dès que l'envie lui en +passe par la +tête. À peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il +s'arrêta, ne sachant +où aller risquer son argent. Il regardait les maisons du +voisinage, et +les toisait les unes après les autres, tâchant de leur +trouver une +apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de +bonne mine, vêtu d'un habit magnifique, vint à passer. +À en juger par +les dehors, ce ne pouvait être qu'un fils de famille. Croisilles +l'aborda poliment.</p> +<p>—Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la liberté +que je +prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les +perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque +honnête endroit où se font ces sortes de choses?</p> +<p>À ce discours assez étrange, le jeune homme partit +d'un éclat de rire.</p> +<p>—Ma foi! monsieur, répondit-il, si vous cherchez un mauvais +lieu, vous +n'avez qu'à me suivre, car j'y vais.</p> +<p>Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils +entrèrent tous deux +dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent reçus +le mieux +du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs +jeunes gens étaient déjà assis autour d'un tapis +vert: Croisilles y prit +modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis +furent perdus.</p> +<p>Il sortit aussi triste que peut l'être un amoureux qui se +croit aimé. Il +ne lui restait pas de quoi dîner, mais ce n'était pas ce +qui +l'inquiétait.</p> +<p>—Comment ferai-je à présent, se demanda-t-il, pour me +procurer de +l'argent? À qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me +prêter +seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre?</p> +<p>Pendant qu'il était dans cet embarras, il rencontra son +brocanteur juif. +Il n'hésita pas à s'adresser à lui, et, en sa +qualité d'étourdi, il ne +manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif +n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'était venu la +voir +que par curiosité, ou, pour mieux dire, par acquit de +conscience, comme +un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte, +pour voir s'il n'y a rien à voler; mais il vit Croisilles si +désespéré, +si triste, si dénué de toute ressource, qu'il ne put +résister à la +tentation de profiter de sa misère, au risque de se gêner +un peu pour +payer la maison. Il lui en offrit donc à peu près le +quart de ce qu'elle +valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur, +signa aveuglément un marché à faire dresser les +cheveux sur la tête, et, +dès le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il +se +dirigea de rechef vers le tripot où il avait été +si poliment et si +lestement ruiné la veille.</p> +<p>En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; +le +vent était doux, l'Océan tranquille. De toutes parts, des +négociants, +des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et +venaient. +Des crocheteurs transportaient d'énormes ballots pleins de +marchandises. +Les passagers faisaient leurs adieux; de légères barques +flottaient de +tous côtés; sur tous les visages on lisait la crainte, +l'impatience ou +l'espérance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le +majestueux +navire se balançait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses.</p> +<p>—Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce +qu'on possède, et d'aller chercher au delà des mers une +périlleuse +fortune! Quelle émotion de regarder partir ce vaisseau +chargé de tant de +richesses, du bien-être de tant de familles! Quelle joie de le +voir +revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confié, rentrant +plus +fier et plus riche qu'il n'était parti! Que ne suis-je un de ces +marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel +tapis +vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi +n'achèterais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries? +qui m'en +empêche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine +refuserait-il de se +charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette +pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la +triplerais peut-être par une honnête industrie. Si Julie +m'aime +véritablement, elle attendra quelques années, et elle me +restera fidèle +jusqu'à ce que je puisse l'épouser. Le commerce produit +quelquefois des +bénéfices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas +d'exemples, en ce +monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagnées ainsi sur ces +flots +changeants: pourquoi la Providence ne bénirait-elle pas une +tentative +faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces +marchands qui ont tant amassé et qui envoient des navires aux +deux bouts +de la terre, plus d'un a commencé par une moindre somme que +celle que +j'ai là. Ils ont prospéré avec l'aide de Dieu; +pourquoi ne pourrais-je +pas prospérer à mon tour? Il me semble qu'un bon vent +souffle dans ces +voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est +jeté, je vais m'adresser à ce capitaine qui me +paraît aussi de bonne +mine, j'écrirai ensuite à Julie, et je veux devenir un +habile négociant.</p> +<p>Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un +peu +fous, c'est de le devenir tout à fait par instants. Le pauvre +garçon, +sans réfléchir davantage, mit son caprice à +exécution. Trouver des +marchandises à acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y +connaît +pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour +obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui +vendit +autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans +une charrette, fut promptement transporté à bord. +Croisilles, ravi et +plein d'espérance, avait écrit lui-même en grosses +lettres son nom sur +ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable; +l'heure du départ arriva bientôt, et le navire +s'éloigna de la côte.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>VI</h3> +<br /> +<p>Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles +n'avait +rien gardé. D'un autre côté, sa maison était +vendue; il ne lui restait +pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de +gîte, +et pas un denier. Avec toute la bonne volonté possible, Jean ne +pouvait +supposer que son maître fût réduit à un tel +dénûment; Croisilles était, +non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti +de coucher à la belle étoile, et, quant aux repas, voici +le calcul qu'il +fit: il présumait que le vaisseau qui portait sa fortune +mettrait six +mois à revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre +d'or que +son père lui avait donnée, et qu'il avait heureusement +gardée; il en eut +trente-six livres. C'était de quoi vivre à peu +près six mois avec quatre +sous par jour. Il ne douta pas que ce ne fût assez, et, +rassuré par le +présent, il écrivit à mademoiselle Godeau pour +l'informer de ce qu'il +avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa +détresse; il lui annonça, au contraire, qu'il avait +entrepris une +opération de commerce magnifique, dont les résultats +étaient prochains +et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la <i>Fleurette</i>, +vaisseau à +fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et +ses soieries; il la supplia de lui rester fidèle pendant un an, +se +réservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa +part, il lui +jura un éternel amour.</p> +<p>Lorsque mademoiselle Godeau reçut cette lettre, elle +était au coin de +son feu, et elle tenait à la main, en guise d'écran, un +de ces bulletins +qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entrée et la sortie +des +navires, et en même temps annoncent les désastres. Il ne +lui était +jamais arrivé, comme on peut penser, de prendre +intérêt à ces sortes de +choses, et elle n'avait jamais jeté les yeux sur une seule de +ces +feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin +qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut +précisément le +nom de la <i>Fleurette</i>; le navire avait échoué sur +les côtes de France +dans la nuit même qui avait suivi son départ. +L'équipage s'était sauvé à +grand'peine, mais toutes les marchandises avaient été +perdues.</p> +<p>Mademoiselle Godeau, à cette nouvelle, ne se souvint plus que +Croisilles +avait fait devant elle l'aveu de sa pauvreté; elle en fut aussi +désolée +que s'il se fût agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une +tempête, les vents en furie, les cris des noyés, la ruine +d'un homme qui +l'aimait, toute une scène de roman, se +présentèrent à sa pensée; le +bulletin et la lettre lui tombèrent des mains; elle se leva dans +un +trouble extrême, et, le sein palpitant, les yeux prêts +à pleurer, elle +se promena à grands pas, résolue à agir dans cette +occasion, et se +demandant ce qu'elle devait faire.</p> +<p>Il y a une justice à rendre à l'amour, c'est que plus +les motifs qui le +combattent sont forts, clairs, simples, irrécusables, en un mot, +moins +il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est +une belle chose sous le ciel que cette déraison du cœur; nous ne +vaudrions pas grand'chose sans elle. Après s'être +promenée dans sa +chambre, sans oublier ni son cher éventail, ni le coup d'œil +à la glace +en passant, Julie se laissa retomber dans sa bergère. Qui +l'eût pu voir +en ce moment eût joui d'un beau spectacle: ses yeux +étincelaient, ses +joues étaient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec +une +joie et une douleur délicieuses:</p> +<p>—Pauvre garçon! il s'est ruiné pour moi!</p> +<p>Indépendamment de la fortune qu'elle devait attendre de son +père, +mademoiselle Godeau avait, à elle appartenant, le bien que sa +mère lui +avait laissé. Elle n'y avait jamais songé; en ce moment, +pour la +première fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait +disposer de +cinq cent mille francs. Cette pensée la fit sourire; un projet +bizarre, +hardi, tout féminin, presque aussi fou que Croisilles +lui-même, lui +traversa l'esprit; elle berça quelque temps son idée dans +sa tête, puis +se décida à l'exécuter.</p> +<p>Elle commença par s'enquérir si Croisilles n'avait pas +quelque parent +ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien +examiné, on découvrit, au quatrième étage +d'une vieille maison, une +tante à demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, +et qui +n'était pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre +femme, fort +âgée, semblait avoir été mise ou +plutôt laissée au monde comme un +échantillon des misères humaines. Aveugle, goutteuse, +presque sourde, +elle vivait seule dans un grenier; mais une gaieté plus forte +que le +malheur et la maladie la soutenait à quatre-vingts ans et lui +faisait +encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte +sans entrer chez elle, et les airs surannés qu'elle fredonnait +égayaient +toutes les filles du quartier. Elle possédait une petite rente +viagère +qui suffisait à l'entretenir; tant que durait le jour, elle +tricotait; +pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'était passé +depuis la mort de +Louis XIV.</p> +<p>Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en +secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles, +rubans, diamants, rien ne fut épargné: elle voulait +séduire; mais sa +vraie beauté en cette circonstance fut le caprice qui +l'entraînait. Elle +monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et, +après le salut le plus gracieux, elle parla à peu +près ainsi:</p> +<p>—Vous avez, madame, un neveu nommé Croisilles, qui m'aime et +qui a +demandé ma main; je l'aime aussi et voudrais l'épouser; +mais mon père, +M. Godeau, fermier général de cette ville, refuse de nous +marier, parce +que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde +être +l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine à personne; je +ne +saurais donc avoir la pensée de disposer de moi sans le +consentement de +ma famille. Je viens vous demander une grâce que je vous supplie +de +m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-même proposer ce +mariage +à mon père. J'ai, grâce à Dieu, une petite +fortune qui est toute à votre +service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs +chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient à votre +neveu, +et elle lui appartient en effet; ce n'est point un présent que +je veux +lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la +ruine de Croisilles, et il est juste que je la répare. Mon +père ne +cédera pas aisément; il faudra que vous insistiez et que +vous ayez un +peu de courage; je n'en manquerai pas de mon côté. Comme +personne au +monde, excepté moi, n'a de droit sur la somme dont je vous +parle, +personne ne saura jamais de quelle manière elle aura +passé entre vos +mains. Vous n'êtes pas très riche non plus, je le sais, et +vous pouvez +craindre qu'on ne s'étonne de vous voir doter ainsi votre neveu; +mais +songez que mon père ne vous connaît pas, que vous vous +montrez fort peu +par la ville, et que par conséquent il vous sera facile de +feindre que +vous arrivez de quelque voyage. Cette démarche vous +coûtera sans doute, +il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous +ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour, +j'espère que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce +discours, avait été tour à tour surprise, +inquiète, attendrie et +charmée. Le dernier mot la persuada.</p> +<p>—Oui, mon enfant, répéta-t-elle plusieurs fois, je +sais ce que c'est, +je sais ce que c'est!</p> +<p>En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes +affaiblies la soutenaient à peine; Julie s'avança +rapidement, et lui +tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire, +elles se trouvèrent en un instant dans les bras l'une de +l'autre. Le +traité fut aussitôt conclu; un cordial baiser le scella +d'avance, et +toutes les confidences nécessaires s'ensuivirent sans peine.</p> +<p>Toutes les explications étant faites, la bonne dame tira de +son armoire +une vénérable robe de taffetas qui avait +été sa robe de noce. Ce meuble +antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un +grain de poussière ne l'avait défloré; Julie en +fut dans l'admiration. +On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui fût +dans +toute la ville. La bonne dame prépara le discours qu'elle devait +tenir à +M. Godeau; Julie lui apprit de quelle façon il fallait toucher +le cœur +de son père, et n'hésita pas à avouer que la +vanité était son côté +vulnérable.</p> +<p>—Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce +penchant, +nous aurions partie gagnée.</p> +<p>La bonne dame réfléchit profondément, acheva sa +toilette sans mot dire, +serra la main de sa future nièce, et monta en voiture. Elle +arriva +bientôt à l'hôtel Godeau; là, elle se +redressa, si bien en entrant, +qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le +salon où était tombé le bouquet de Julie, et, +quand la porte du boudoir +s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la +précédait:</p> +<p>—Annoncez la baronne douairière de Croisilles.</p> +<p>Ce mot décida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut +ébloui. Bien +que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il +consentit à tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le +fut; qui +eût osé lui en contester le titre? À mon avis, elle +l'avait bien gagné.</p> +<br /> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE CROISILLES.</p> +<br /> +<div class="blkquot">Cette nouvelle a été publiée +pour la +première fois dans le numéro de la +<i>Revue des Deux Mondes</i> du 15 février 1839.</div> +<hr style="width: 65%;" /> +<a name="HISTOIRE"></a> +<h2>HISTOIRE</h2> +<h2>D'UN</h2> +<h2>>MERLE BLANC</h2> +<h2>1842</h2> +<h3>I</h3> +<br /> +<p>Qu'il est glorieux, mais qu'il est pénible d'être en ce +monde un merle +exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a +décrit. Mais, hélas! je suis extrêmement rare et +très difficile à +trouver. Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible!</p> +<p>Mon père et ma mère étaient deux bonnes gens +qui vivaient, depuis nombre +d'années, au fond d'un vieux jardin retiré du Marais. +C'était un ménage +exemplaire. Pendant que ma mère, assise dans un buisson +fourré, pondait +régulièrement trois fois par an, et couvait, tout en +sommeillant, avec +une religion patriarcale, mon père, encore fort propre et fort +pétulant, +malgré son grand âge, picorait autour d'elle toute la +journée, lui +apportant de beaux insectes qu'il saisissait délicatement par le +bout +de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit +venue, il ne +manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d'une +chanson qui +réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le +moindre +nuage n'avait troublé cette douce union.</p> +<p>À peine fus-je venu au monde, que, pour là +première fois de sa vie, mon +père commença à montrer de la mauvaise humeur. +Bien que je ne fusse +encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur, +ni la tournure de sa nombreuse postérité.</p> +<p>—Voilà un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant +de +travers; il faut que ce gamin-là aille apparemment se fourrer +dans tous +les plâtras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour +être toujours +si laid et si crotté.</p> +<p>—Eh, mon Dieu! mon ami, répondait ma mère, toujours +roulée en boule +dans une vieille écuelle dont elle avait fait son nid, ne +voyez-vous pas +que c'est de son âge? Et vous-même, dans votre jeune temps, +n'avez-vous +pas été un charmant vaurien? Laissez grandir notre +merlichon, et vous +verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus.</p> +<p>Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s'y +trompait pas; elle +voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une +monstruosité; +mais elle faisait comme toutes les mères qui s'attachent souvent +à leurs +enfants par cela même qu'ils sont maltraités de la nature, +comme si la +faute en était à elles, ou comme si elles repoussaient +d'avance +l'injustice du sort qui doit les frapper.</p> +<p>Quand vint le temps de ma première mue, mon père +devint tout à fait +pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes +tombèrent, il +me traita encore avec assez de bonté et me donna même la +pâtée, me +voyant grelotter presque nu dans un coin; mais dès que mes +pauvres +ailerons transis commencèrent à se recouvrir de duvet, +à chaque plume +blanche qu'il vit paraître, il entra dans une telle +colère, que je +craignis qu'il ne me plumât pour le reste de mes jours! +Hélas! je +n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me +demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi si +barbare.</p> +<p>Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient +mis, +malgré moi, le cœur en joie, comme je voltigeais dans une +allée, je me +mis, pour mon malheur, à chanter. À la première +note qu'il entendit, mon +père sauta en l'air comme une fusée.</p> +<p>—Qu'est-ce que j'entends-là? s'écria-t-il; est-ce +ainsi qu'un merle +siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce là siffler?</p> +<p>Et, s'abattant près de ma mère avec la contenance la +plus terrible:</p> +<p>—Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid?</p> +<p>À ces mots, ma mère indignée +s'élança de son écuelle, non sans se faire +du mal à une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la +suffoquaient, elle tomba à terre à demi +pâmée. Je la vis près d'expirer; +épouvanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de +mon père.</p> +<p>—O mon père! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je +suis mal +vêtu, que ma mère n'en soit point punie! Est-ce sa faute +si la nature +m'a refusé une voix comme la vôtre? Est-ce sa faute si je +n'ai pas votre +beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, +qui vous donnent +l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a +fait +de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois +du moins le seul malheureux!</p> +<p>—Il ne s'agit pas de cela, dit mon père; que signifie la +manière +absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris +à +siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles?</p> +<p>—Hélas! monsieur, répondis-je humblement, j'ai +sifflé comme je pouvais, +me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-être +mangé trop de +mouches.</p> +<p>—On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors +de lui. +Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils, et, +lorsque je +fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier +étage, +un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs +fenêtres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les +yeux +l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air +enfariné +comme un paillasse de la foire? Si je n'étais le plus pacifique +des +merles, je t'aurais déjà cent fois mis à nu, ni +plus ni moins qu'un +poulet de basse-cour prêt à être embroché.</p> +<p>—Eh bien! m'écriai-je, révolté de l'injustice +de mon père, s'il en est +ainsi, monsieur, qu'à cela ne tienne! je me déroberai +à votre présence, +je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, +par +laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, +je +fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma +mère pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma +misère, et +peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être +trouverai-je, dans le +potager du voisin ou sur les gouttières, quelques vers de terre +ou +quelques araignées pour soutenir ma triste existence.</p> +<p>—Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de +s'attendrir à ce +discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un +merle.</p> +<p>—Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plaît?</p> +<p>—Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Après ces +paroles +foudroyantes, mon père s'éloigna à pas lents. Ma +mère se releva +tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son +écuelle. +Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux que +je pus, et +j'allai, comme je l'avais annoncé, me percher sur la +gouttière d'une +maison voisine.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>II</h3> +<br /> +<p>Mon père eut l'inhumanité de me laisser pendant +plusieurs jours dans +cette situation mortifiante. Malgré sa violence, il avait bon +cœur, et, +aux regards détournés qu'il me lançait, je voyais +bien qu'il aurait +voulu me pardonner et me rappeler; ma mère, surtout, levait sans +cesse +vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait même +parfois à +m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur +inspirait, malgré eux, une répugnance et un effroi +auxquels je vis bien +qu'il n'y avait point de remède.</p> +<p>—Je ne suis point un merle! me répétais-je; et, en +effet, en +m'épluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la +gouttière, je ne +reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu à +ma +famille.—O ciel! répétais-je encore, apprends-moi donc ce +que je suis!</p> +<p>Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir +exténué de +faim et de chagrin, lorsque je vis se poser près de moi un +oiseau plus +mouillé, plus pâle et plus maigre que je ne le croyais +possible. Il +était à peu près de ma couleur, autant que j'en +pus juger à travers la +pluie qui nous inondait; à peine avait-il sur le corps assez de +plumes +pour habiller un moineau, et il était plus gros que moi. Il me +sembla, +au premier abord, un oiseau tout à fait pauvre et +nécessiteux; mais il +gardait, en dépit de l'orage qui maltraitait son front presque +tondu, un +air déserté qui me charma. Je lui fis modestement une +grande révérence, +à laquelle il répondit par un coup de bec qui faillit me +jeter à bas de +la gouttière. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me +retirais +avec componction sans essayer de lui répondre en sa langue:</p> +<p>—Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouée que son +crâne +était chauve.</p> +<p>—Hélas! monseigneur, répondis-je (craignant une +seconde estocade), je +n'en sais rien. Je croyais être un merle, mais l'on m'a convaincu +que je +n'en suis pas un.</p> +<p>La singularité de ma réponse et mon air de +sincérité l'intéressèrent. Il +s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai +avec toute la tristesse et toute l'humilité qui convenaient +à ma +position et au temps affreux qu'il faisait.</p> +<p>—Si tu étais un ramier comme moi, me dit-il après +m'avoir écouté, les +niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquiéteraient pas un moment. +Nous +voyageons, c'est là notre vie, et nous avons bien nos amours, +mais je ne +sais qui est mon père. Fendre l'air, traverser l'espace, voir +à nos +pieds les monts et les plaines, respirer l'azur même des cieux, +et non +les exhalaisons de la terre, courir comme la flèche à un +but marqué qui +ne nous échappe jamais, voilà notre plaisir et notre +existence. Je fais +plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix.</p> +<p>—Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous êtes un +oiseau +bohémien.</p> +<p>—C'est encore une chose dont je ne me soucie guère, +reprit-il. Je n'ai +point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et +mes petits. Où est ma femme, là est ma patrie.</p> +<p>—Mais qu'avez-vous là qui vous pend au cou? C'est comme une +vieille +papillotte chiffonnée.</p> +<p>—Ce sont des papiers d'importance, répondit-il en se +rengorgeant; je +vais à Bruxelles de ce pas, et je porte au célèbre +banquier *** une +nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit +centimes.</p> +<p>—Juste Dieu! m'écriai-je, c'est une belle existence que la +vôtre, et +Bruxelles, j'en suis sûr, doit être une ville bien curieuse +à voir. Ne +pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle, +je suis peut-être un pigeon ramier.</p> +<p>—Si tu en étais un, répliqua-t-il, tu m'aurais rendu +le coup de bec que +je t'ai donné tout à l'heure.</p> +<p>—Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour +si +peu de chose. Voilà le matin qui paraît et l'orage qui +s'apaise. De +grâce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien +au +monde;—si vous me refusez, il ne me reste plus qu'à me noyer +dans +cette gouttière.</p> +<p>—Eh bien, en route! suis-moi si tu peux.</p> +<p>Je jetai un dernier regard sur le jardin où dormait ma +mère. Une larme +coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emportèrent. J'ouvris +mes ailes +et je partis.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>III</h3> +<br /> +<p>Mes ailes, je l'ai dit, n'étaient pas encore bien robustes. +Tandis que +mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais à ses +côtés; je +tins bon pendant quelque temps, mais bientôt il me prit un +éblouissement +si violent, que je me sentis près de défaillir.</p> +<p>—Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible.</p> +<p>—Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons +plus que +soixante lieues à faire.</p> +<p>J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une +poule +mouillée, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le +coup, +j'étais rendu.</p> +<p>—Monsieur, bégayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas +s'arrêter un +instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant +sur un arbre...</p> +<p>—Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me répondit le +ramier en +colère.</p> +<p>Et, sans daigner tourner la tête, il continua son voyage +enragé. Quant à +moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de +blé.</p> +<p>J'ignore combien de temps dura mon évanouissement. Lorsque je +repris +connaissance, ce qui me revint d'abord en mémoire fut la +dernière +parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.—O mes chers +parents! pensai-je, vous vous êtes donc trompés! Je vais +retourner près +de vous; vous me reconnaîtrez pour votre vrai et légitime +enfant, et +vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous +l'écuelle de ma mère.</p> +<p>Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la +douleur +que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. +À peine +me fus-je dressé sur mes pattes, que la défaillance me +reprit, et je +retombai sur le flanc.</p> +<p>L'affreuse pensée de la mort se présentait +déjà à mon esprit, lorsque, à +travers les bluets et les coquelicots, je vis venir à moi, sur +la pointe +du pied, deux charmantes personnes. L'une était une petite pie +fort bien +mouchetée et extrêmement coquette, et l'autre une +tourterelle couleur de +rose. La tourterelle s'arrêta à quelques pas de distance, +avec un grand +air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie +s'approcha en sautillant de la manière la plus agréable +du monde.</p> +<p>—Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous là? me +demanda-t-elle +d'une voix folâtre et argentine.</p> +<p>—Hélas! madame la marquise, répondis-je (car c'en +devait être une pour +le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a +laissé en route, et je suis en train de mourir de faim.</p> +<p>—Sainte Vierge! que me dites-vous? répondit-elle.</p> +<p>Et aussitôt elle se mit à voltiger çà et +là sur les buissons qui nous +entouraient, allant et venant de côté et d'autre, +m'apportant quantité +de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas près de moi, +tout en +continuant ses questions.</p> +<p>—Mais qui êtes-vous? mais d'où venez-vous? C'est une +chose incroyable +que votre aventure! Et où alliez-vous? Voyager seul, si jeune, +car vous +sortez de votre première mue! Que font vos parents? d'où +sont-ils? +comment vous laissent-ils aller dans cet état-là? Mais +c'est à faire +dresser les plumes sur la tête!</p> +<p>Pendant qu'elle parlait, je m'étais soulevé un peu de +côté, et je +mangeais de grand appétit. La tourterelle restait immobile, me +regardant +toujours d'un œil de pitié. Cependant elle remarqua que je +retournais la +tête d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De +la pluie +tombée dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; +elle +recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute +fraîche. Certainement, si je n'eusse pas été si +malade, une personne si +réservée ne se serait jamais permis une pareille +démarche.</p> +<p>Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon cœur +battait +violemment. Partagé entre deux émotions diverses, +j'étais pénétré d'un +charme inexplicable. Ma panetière était si gaie, mon +échanson si +expansif et si doux, que j'aurais voulu déjeuner ainsi pendant +toute +l'éternité. Malheureusement, tout a un terme, même +l'appétit d'un +convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la +curiosité de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec +autant de +sincérité que je l'avais fait la veille devant le pigeon. +La pie +m'écouta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui +appartenir, +et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde +sensibilité. Mais, lorsque j'en fus à toucher le point +capital qui +causait ma peine, c'est-à-dire l'ignorance où +j'étais de moi-même:</p> +<p>—Plaisantez-vous? s'écria la pie; vous, un merle! vous, un +pigeon! Fi +donc! vous êtes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et +très +gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme +qui dirait un coup d'éventail.</p> +<p>--- Mais, madame la marquise, répondis-je, il me semble que, +pour une +pie, je suis d'une couleur, ne vous en déplaise...</p> +<p>—Une pie russe, mon cher, vous êtes une pie russe! Vous ne +savez pas +qu'elles sont blanches? Pauvre garçon, quelle innocence<a + name="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1"><sup>1</sup></a>!</p> +<p>—Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe, +étant né au +fond du Marais, dans une vieille écuelle cassée?</p> +<p>—Ah! le bon enfant! Vous êtes de l'invasion, mon cher; +croyez-vous +qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous à moi, et laissez-vous faire; +je veux +vous emmener tout à l'heure et vous montrer les plus belles +choses de la +terre.</p> +<p>—Où cela, madame, s'il vous plaît?</p> +<p>—Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y +mène. +Vous n'aurez pas plus tôt été pie un quart d'heure, +que vous ne voudrez +plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes là une centaine, +non pas +de ces grosses pies de village qui demandent l'aumône sur les +grands +chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilées, +lestes, et +pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de +sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose +invariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques +noires vous +manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffira pour +vous +faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous +attifer. Depuis le matin jusqu'à midi, nous nous attifons, et, +depuis +midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un +arbre, +le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la forêt +s'élève un +chêne immense, inhabité, hélas! C'était la +demeure du feu roi Pie X, où +nous allons en pèlerinage en poussant de bien gros soupirs; +mais, à part +ce léger chagrin, nous passons le temps à merveille. Nos +femmes, ne sont +pas plus bégueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos +plaisirs sont +purs et honnêtes, parce que notre cœur est aussi noble que notre +langage +est libre et joyeux. Notre fierté n'a pas de bornes, et, si un +geai ou +toute autre canaille vient par hasard à s'introduire chez nous, +nous le +plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures +gens du monde, et les passereaux, les mésanges, les +chardonnerets qui +vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêtes à +les aider, à +les nourrir et à les défendre. Nulle part il n'y a plus +de caquetage que +chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous ne manquons +pas de +vieilles pies dévotes qui disent leurs patenôtres toute la +journée, mais +la plus éventée de nos jeunes commères peut +passer, sans crainte d'un +coup de bec, près de la plus sévère +douairière. En un mot, nous vivons +de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons.</p> +<p>—Voilà qui est fort beau, madame, répliquai-je, et je +serais +certainement mal appris de ne point obéir aux ordres d'une +personne +comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi, +de grâce, de dire un mot à cette bonne demoiselle qui est +ici.—Mademoiselle, continuai-je en m'adressant à la tourterelle, +parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois +véritablement une pie russe?</p> +<p>À cette question, la tourterelle baissa la tête, et +devint rouge pâle, +comme les rubans de Lolotte.</p> +<p>—Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis...</p> +<p>—Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui +puisse +vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si +charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon cœur et ma patte +à +celle de vous qui en voudra, dès l'instant que je saurai si je +suis pie +ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus +bas à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de +tourtereau qui me +tourmente singulièrement.</p> +<p>—Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage, +je +ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous à +travers ces +coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une +légère teinte...</p> +<p>Elle n'osa en dire plus long.</p> +<p>—O perplexité! m'écriai-je, comment savoir à +quoi m'en tenir? comment +donner mon cœur à l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement +déchiré? O +Socrate! quel précepte admirable, mais difficile à +suivre, tu nous as +donné, quand tu as dit: «Connais-toi toi-même!»</p> +<p>Depuis le jour où une malheureuse chanson avait si fort +contrarié mon +père, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me +vint à +l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la +vérité. +«Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon père m'a mis +à la porte dès le +premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque +effet sur ces dames.» Ayant donc commencé par m'incliner +poliment, comme +pour réclamer l'indulgence, à cause de la pluie que +j'avais reçue, je me +mis d'abord à siffler, puis à gazouiller, puis à +faire des roulades, +puis enfin à chanter à tue-tête, comme un muletier +espagnol en plein +vent.</p> +<p>À mesure que je chantais, la petite pie s'éloignait de +moi d'un air de +surprise qui devint bientôt de la stupéfaction, puis qui +passa à un +sentiment d'effroi accompagné d'un profond ennui. Elle +décrivait des +cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop +chaud qui vient de le brûler, mais auquel il voudrait pourtant +goûter +encore. Voyant l'effet de mon épreuve, et voulant la pousser +jusqu'au +bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je +m'égosillais à chanter. Elle résista pendant +vingt-cinq minutes à mes +mélodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola +à grand +bruit, et regagna son palais de verdure. Quant à la tourterelle, +elle +s'était, presque dès le commencement, profondément +endormie.</p> +<p>—Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! ô +écuelle +maternelle! plus que jamais je reviens à vous!</p> +<p>Au moment où je m'élançais pour partir, la +tourterelle rouvrit les yeux.</p> +<p>—Adieu, dit-elle, étranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom +est +Gourouli; souviens-toi de moi!</p> +<p>—Belle Gourouli, lui répondis-je, vous êtes bonne, +douce et charmante; +je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous êtes couleur de +rose; +tant de bonheur n'est pas fait pour moi!</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>IV</h3> +<br /> +<p>Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de +m'attrister.—Hélas! musique, hélas! poésie, me +répétais-je en regagnant +Paris, qu'il y a peu de cœurs qui vous comprennent!</p> +<p>En faisant ces réflexions, je me cognai la tête contre +celle d'un oiseau +qui volait dans le sens opposé au mien. Le choc fut si rude et +si +imprévu, que nous tombâmes tous deux sur la cime d'un +arbre qui, par +bonheur, se trouva là. Après que nous nous fûmes un +peu secoués, je +regardai le nouveau venu, m'attendant à une querelle. Je vis +avec +surprise qu'il était blanc. À la vérité, il +avait la tête un peu plus +grosse que moi, et, sur le front, une espèce de panache qui lui +donnait +un air héroï-comique; de plus, il portait sa queue fort en +l'air, avec +une grande magnanimité: du reste, il ne me parut nullement +disposé à la +bataille. Nous nous abordâmes fort civilement, et nous nous +fîmes de +mutuelles excuses, après quoi nous entrâmes en +conversation. Je pris la +liberté de lui demander son nom et de quel pays il était.</p> +<p>—Je suis étonné, me dit-il, que vous ne me connaissiez +pas. Est-ce que +vous n'êtes pas des nôtres?</p> +<p>—En vérité, monsieur, répondis-je, je ne sais +pas desquels je suis. +Tout le monde me demande et me dit la même chose; il faut que ce +soit +une gageure qu'on ait faite.</p> +<p>—Vous voulez rire, répliqua-t-il; votre plumage vous sied +trop bien +pour que je méconnaisse un confrère. Vous appartenez +infailliblement à +cette race illustre et vénérable qu'on nomme en latin <i>cacuata</i>, +en +langue savante <i>kakatoès</i>, et en jargon vulgaire catacois.</p> +<p>—Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur +pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en étais +pas, et +daignez m'apprendre à qui j'ai la gloire de parler.</p> +<p>—Je suis, répondit l'inconnu, le grand poète +Kacatogan. J'ai fait de +puissants voyages, monsieur, des traversées arides et de +cruelles +pérégrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma +muse a eu des +malheurs. J'ai fredonné sous Louis XVI, monsieur, j'ai +braillé pour la +République, j'ai noblement chanté l'Empire, j'ai +discrètement loué la +Restauration, j'ai même fait un effort dans ces derniers temps, +et je me +suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siècle sans +goût. J'ai +lancé dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, +de +gracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames +chevelus, des +romans crépus, des vaudevilles poudrés et des +tragédies chauves. En un +mot, je puis me flatter d'avoir ajouté au temple des Muses +quelques +festons galants, quelques sombres créneaux et quelques +ingénieuses +arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore +vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je rêvais +à un poëme en +un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez +fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous être bon +à quelque +chose, je suis tout à votre service.</p> +<p>—Vraiment, monsieur, vous le pouvez, répliquai-je, car vous +me voyez en +ce moment dans un grand embarras poétique. Je n'ose dire que je +sois un +poète, ni surtout un aussi grand poète que vous, +ajoutai-je en le +saluant, mais j'ai reçu de la nature un gosier qui me +démange quand je +me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. À vous dire la +vérité, +j'ignore absolument les règles.</p> +<p>—Je les ai oubliées, dit Kacatogan, ne vous inquiétez +pas de cela.</p> +<p>—Mais il m'arrive, repris-je, une chose fâcheuse: c'est que ma +voix +produit sur ceux qui l'entendent à peu près le même +effet que celle d'un +certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire?</p> +<p>—Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-même cet effet +bizarre. +La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable.</p> +<p>—Eh bien! monsieur, vous qui me semblez être le Nestor de la +poésie, +sauriez-vous, je vous prie, un remède à ce pénible +inconvénient?</p> +<p>—Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je +m'en suis fort tourmenté étant jeune, à cause +qu'on me sifflait +toujours; mais, à l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois +que +cette répugnance vient de ce que le public en lit d'autres que +nous: +cela le distrait..</p> +<p>—Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est +dur, pour une créature bien intentionnée, de mettre les +gens en fuite +dès qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le +service +de m'écouter, et me dire sincèrement votre avis?</p> +<p>—Très volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles.</p> +<p>Je me mis à chanter aussitôt, et j'eus la satisfaction +de voir que +Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, +et, +de temps en temps, il inclinait la tête d'un air d'approbation, +avec une +espèce de murmure flatteur. Mais je m'aperçus +bientôt qu'il ne +m'écoutait pas, et qu'il rêvait à son poème. +Profitant d'un moment où je +reprenais haleine, il m'interrompit tout à coup.</p> +<p>—Je l'ai pourtant trouvée, cette rime! dit-il en souriant et +en +branlant la tête; c'est la soixante mille sept cent +quatorzième qui sort +de cette cervelle-là! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais +lire +cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en +dira!</p> +<p>Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se +souvenir +de m'avoir rencontré.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>V</h3> +<br /> +<p>Resté seul et désappointé, je n'avais rien de +mieux à faire que de +profiter du reste du jour et de voler à tire-d'aile vers Paris. +Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon +avait été trop peu agréable pour me laisser un +souvenir exact; en sorte +que, au lieu d'aller tout droit, je tournai à gauche au Bourget, +et, +surpris par la nuit, je fus obligé de chercher un gîte +dans les bois de +Mortefontaine.</p> +<p>Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais, +qui, +comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se +chamaillaient de tous les côtés. Dans les buissons +piaillaient les +moineaux, en piétinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau +marchaient gravement deux hérons, perchés sur leurs +longues échasses; +dans l'attitude de la méditation, Georges Dandins du lieu, +attendant +patiemment leurs femmes. D'énormes corbeaux, à +moitié endormis, se +posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus +élevés, et +nasillaient leurs prières du soir. Plus bas, les mésanges +amoureuses se +pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert +ébouriffé +poussait son ménage par derrière, pour le faire entrer +dans le creux +d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant +en l'air comme des bouffées de fumée, et se +précipitaient sur un +arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes, +des rouges-gorges, se groupaient légèrement sur des +branches découpées, +comme des cristaux sur une girandole. De toute part résonnaient +des voix +qui disaient bien distinctement:—Allons, ma femme!—Allons, ma +fille!—Venez, ma belle!—Par ici, ma mie!—Me voilà, mon +cher!—Bonsoir, ma maîtresse!—Adieu,—mes amis!—Dormez bien, mes +enfants!</p> +<p>Quelle position pour un célibataire que de coucher dans une +pareille +auberge! J'eus la tentation de me joindre à quelques oiseaux de +ma +taille, et de leur demander l'hospitalité.—La nuit, pensais-je, +tous +les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que +de +dormir poliment près d'eux?</p> +<p>Je me dirigeai d'abord vers un fossé où se +rassemblaient des étourneaux. +Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et +je +remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorées et +les +pattes vernies: c'étaient les dandies de la forêt: Ils +étaient assez +bons enfants, et ne m'honorèrent d'aucune attention. Mais leurs +propos +étaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuité +leurs +tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement +l'un à l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir.</p> +<p>J'allai ensuite me percher sur une branche où s'alignaient +une +demi-douzaine d'oiseaux de différentes espèces. Je pris +modestement la +dernière place, à l'extrémité de la +branche, espérant qu'on m'y +souffrirait. Par malheur, ma voisine était une vieille colombe, +aussi +sèche qu'une girouette rouillée. Au moment où je +m'approchai d'elle, le +peu de plumes qui couvraient ses os étaient l'objet de sa +sollicitude; +elle feignait de les éplucher, mais elle eût trop craint +d'en arracher +une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son +compte. À peine l'eus-je touchée du bout de l'aile, +qu'elle se redressa +majestueusement.</p> +<p>—Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en +pinçant le +bec avec une pudeur britannique.</p> +<p>Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta à bas +avec une +vigueur qui eût fait honneur à un portefaix.</p> +<p>Je tombai dans une bruyère où dormait une grosse +gelinotte. Ma mère +elle-même, dans son écuelle, n'avait pas un tel air de +béatitude. Elle +était si rebondie, si épanouie, si bien assise sur son +triple ventre, +qu'on l'eût prise pour un pâté dont on avait +mangé la croûte. Je me +glissai furtivement près d'elle.</p> +<p>—Elle ne s'éveillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une +si bonne +grosse maman ne peut pas être bien méchante. Elle ne le +fut pas en +effet. Elle ouvrit les yeux à demi, et me dit en poussant un +léger +soupir:</p> +<p>—Tu me gênes, mon petit, va-t'en de là.</p> +<p>Au même instant, je m'entendis appeler: c'étaient des +grives qui, du +haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir à +elles.—Voilà enfin de +bonnes âmes, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des +folles, +et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplumé qu'un +billet +doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas à juger que ces +dames +avaient mangé plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le +faire; elles +se soutenaient à peine sur les branches, et leurs plaisanteries +de +mauvaise compagnie, leurs éclats de rire et leurs chansons +grivoises me +forcèrent de m'éloigner.</p> +<p>Je commençais à désespérer, et j'allais +m'endormir dans un coin +solitaire, lorsqu'un rossignol se mit à chanter. Tout le monde +aussitôt +fit silence. Hélas! que sa voix était pure! que sa +mélancolie même +paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords +semblaient le bercer. Personne ne songeait à le faire taire, +personne ne +trouvait mauvais qu'il chantât sa chanson à pareille +heure; son père ne +le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite.</p> +<p>—Il n'y a donc que moi, m'écriai-je, à qui il soit +défendu d'être +heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route +dans les ténèbres, au risque d'être avalé +par quelque hibou, que de me +laisser déchirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres!</p> +<p>Sur cette pensée, je me remis en chemin et j'errai longtemps +au hasard. +Aux premières clartés du jour, j'aperçus les tours +de Notre-Dame. En un +clin d'œil j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards +avant de reconnaître notre jardin. J'y volai plus vite que +l'éclair... +Hélas! il était vide... J'appelai en vain mes parents: +personne ne me +répondit. L'arbre où se tenait mon père, le +buisson maternel, l'écuelle +chérie, tout avait disparu. La cognée avait tout +détruit; au lieu de +l'allée verte où j'étais né, il ne restait +qu'un cent de fagots.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<br /> +<h3>VI</h3> +<br /> +<p>Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour, +mais +ce fut peine perdue; ils s'étaient sans doute +réfugiés dans quelque +quartier éloigné, et je ne pus jamais savoir de leurs +nouvelles.</p> +<p>Pénétré d'une tristesse affreuse, j'allai me +percher sur la gouttière où +la colère de mon père m'avait d'abord exilé. J'y +passais les jours et +les nuits à déplorer ma triste existence. Je ne dormais +plus, je +mangeais à peine: j'étais près de mourir de +douleur.</p> +<p>Un jour que je me lamentais comme à l'ordinaire:</p> +<p>—Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque +mon père me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tombé +en route quand +j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite +marquise s'est bouché les oreilles dès que j'ai ouvert le +bec; ni une +tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-même, +ronflait +comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan +n'a +pas daigné m'écouter; ni un oiseau quelconque, enfin, +puisque, à +Mortefontaine, on m'a laissé coucher tout seul. Et cependant +j'ai des +plumes sur le corps; voilà des pattes et voilà des ailes. +Je ne suis +point un monstre, témoin Gourouli, et cette petite marquise +elle-même, +qui me trouvaient assez à leur gré. Par quel +mystère inexplicable ces +plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble +auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?...</p> +<p>J'allais poursuivre mes doléances, lorsque je fus interrompu +par deux +portières qui se disputaient dans la rue.</p> +<p>—Ah, parbleu! dit l'une d'elles à l'autre, si tu en viens +jamais à +bout, je te fais cadeau d'un merle blanc!</p> +<p>—Dieu juste! m'écriai-je, voilà mon affaire. O +Providence! je suis fils +d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc!</p> +<p>Cette découverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes +idées. Au lieu +de continuer à me plaindre, je commençai à me +rengorger et à marcher +fièrement le long de la gouttière, en regardant l'espace +d'un air +victorieux.</p> +<p>—C'est quelque chose, me dis-je, que d'être un merle blanc: +cela ne se +trouve point dans le pas d'un âne. J'étais bien bon de +m'affliger de ne +pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du génie, c'est le +mien! Je +voulais fuir le monde, je veux l'étonner! Puisque je suis cet +oiseau +sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et +prétends me +comporter comme tel, ni plus ni moins que le phénix, et +mépriser le +reste des volatiles. Il faut que j'achète les Mémoires +d'Alfieri et les +poèmes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera +un +noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donné. Oui, je +veux +ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait +rare, je me ferai mystérieux. Ce sera une faveur, une gloire de +me +voir.—Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout +bonnement pour de l'argent?</p> +<p>—Fi donc! quelle indigne pensée! Je veux faire un +poème comme +Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les +grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des +notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je +ne manquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isolement; mais +ce sera +de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le +ciel +m'a refusé une femelle, je dirai un mal affreux de celles des +autres. Je +prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les +rossignols n'ont qu'à se bien tenir; je démontrerai, +comme deux et deux +font quatre, que leurs complaintes font mal au cœur, et que leur +marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je +veux me créer tout d'abord une puissante position +littéraire. J'entends +avoir autour de moi une cour composée, non pas seulement de +journalistes, mais d'auteurs véritables et même de femmes +de lettres. +J'écrirai un rôle pour mademoiselle Rachel, et, si elle +refuse de le +jouer, je publierai à son de trompe que son talent est bien +inférieur à +celui d'une vieille actrice de province. J'irai à Venise, et je +louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cité +féerique, +le beau palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par +jour; là, +je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de <i>Lara</i> doit +y +avoir laissés. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un +déluge +de rimes croisées, calquées sur la strophe de Spencer, +où je soulagerai +ma grande âme; je ferai soupirer toutes les mésanges, +roucouler toutes +les tourterelles, fondre en larmes toutes les bécasses, et +hurler toutes +les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me +montrerai inexorable et inaccessible à l'amour. En vain me +pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir pitié des +infortunées qu'auront +séduites mes chants sublimes; à tout cela, je +répondrai: Foin! O excès +de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres +traverseront les mers; la renommée, la fortune, me suivront +partout; +seul, je semblera! indifférent aux murmures de la foule qui +m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un +véritable +écrivain excentrique, fêté, choyé, +admiré, envié, mais complètement +grognon et insupportable.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>VII</h3> +<br /> +<p>Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon +premier +ouvrage. C'était, comme je me l'étais promis, un +poëme en quarante-huit +chants. Il s'y trouvait bien quelques négligences, à +cause de la +prodigieuse fécondité avec laquelle je l'avais +écrit; mais je pensai que +le public d'aujourd'hui, accoutumé à la belle +littérature qui s'imprime +au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.</p> +<p>J'eus un succès digne de moi, c'est-à-dire sans +pareil. Le sujet de mon +ouvrage n'était autre que moi-même: je me conformai en +cela à la grande +mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passées avec +une +fatuité charmante; je mettais le lecteur au fait de mille +détails +domestiques du plus piquant intérêt; la description de +l'écuelle de ma +mère ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais +compté les +rainures, les trous, les bosses, les éclats, les +échardes, les clous, +les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans, +le dehors, les bords, le fond, les côtés, les plans +inclinés, les plans +droits; passant au contenu, j'avais étudié les brins +d'herbe, les +pailles, les feuilles sèches, les petits morceaux de bois, les +graviers, les gouttes d'eau, les débris de mouches, les pattes +de +hannetons cassées qui s'y trouvaient: c'était une +description +ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimée tout +d'une venue; +il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautée. Je +l'avais +habilement coupée par morceaux, et entremêlée au +récit, afin que rien +n'en fût perdu; en sorte qu'au moment le plus intéressant +et le plus +dramatique arrivaient tout à coup quinze pages d'écuelle. +Voilà, je +crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point +d'avarice, en profitera qui voudra.</p> +<p>L'Europe entière fut émue à l'apparition de mon +livre; elle dévora les +révélations intimes que je daignais lui communiquer. +Comment en eût-il +été autrement? Non seulement j'énumérais +tous les faits qui se +rattachaient à ma personne, mais je donnais encore au public un +tableau +complet de toutes les rêvasseries qui m'avaient passé par +la tête depuis +l'âge de deux mois; j'avais même intercalé au plus +bel endroit une ode +composée dans mon œuf. Bien entendu d'ailleurs que je ne +négligeais pas +de traiter en passant le grand sujet qui préoccupe maintenant +tant de +monde: à savoir, l'avenir de l'humanité. Ce +problème m'avait paru +intéressant; j'en ébauchai, dans un moment de loisir, une +solution qui +passa généralement pour satisfaisante.</p> +<p>On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de +félicitation et des déclarations d'amour anonymes. Quant +aux visites, +je suivais rigoureusement le plan que je m'étais tracé; +ma porte était +fermée à tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser +de recevoir +deux étrangers qui s'étaient annoncés comme +étant de mes parents. L'un +était un merle du Sénégal, et l'autre un merle de +la Chine.</p> +<p>—Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant à +m'étouffer, que vous +êtes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre +poème +immortel, la profonde souffrance du génie méconu! Si nous +n'étions pas +déjà aussi incompris que possible, nous le deviendrions +après vous avoir +lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime +mépris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons +par +nous-mêmes, les peines secrètes que vous avez +chantées! Voici deux +sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous +prions d'agréer.</p> +<p>—Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon +épouse a +composée sur un passage de votre préface. Elle rend +merveilleusement +l'intention de l'auteur.</p> +<p>—Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez +doués d'un grand cœur et d'un esprit plein de lumières. +Mais +pardonnez-moi de vous faire une question. D'où vient votre +mélancolie?</p> +<p>—Eh! monsieur, répondit l'habitant du Sénégal, +regardez comme je suis +bâti. Mon plumage, il est vrai, est agréable à +voir, et je suis revêtu +de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais +mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue +je suis affublé! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux +tiers. +N'y a-t-il pas là de quoi se donner au diable?</p> +<p>—Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus +pénible. La queue de mon confrère balaye les rues; mais +les polissons me +montrent au doigt, à cause que je n'en ai point<a + name="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2"><sup>2</sup></a>.</p> +<p>—Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon âme; il est +toujours +fâcheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais +permettez-moi +de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui +vous ressemblent, et qui demeurent là depuis longtemps, fort +paisiblement empaillées. De même qu'il ne suffit pas +à une femme de +lettres d'être dévergondée pour faire un bon livre, +ce n'est pas non +plus assez pour un merle d'être mécontent pour avoir du +génie. Je suis +seul de mon espèce, et je m'en afflige; j'ai peut-être +tort, mais c'est +mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que +vous saurez dire.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>VIII</h3> +<br /> +<p>Malgré la résolution que j'avais prise et le calme que +j'affectais, je +n'étais pas heureux. Mon isolement, pour être glorieux, ne +m'en semblait +pas moins pénible, et je ne pouvais songer sans effroi à +la nécessité où +je me trouvais de passer ma vie entière dans le célibat. +Le retour du +printemps, en particulier, me causait une gêne mortelle, et je +commençais à tomber de nouveau dans la tristesse, +lorsqu'une +circonstance imprévue décida de ma vie entière.</p> +<p>Il va sans dire que mes écrits avaient traversé la +Manche, et que les +Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce +qu'ils comprennent. Je reçus un jour, de Londres, une lettre +signée +d'une jeune merlette:</p> +<p>«J'ai lu votre poème, me disait-elle, et l'admiration +que j'ai éprouvée +m'a fait prendre la résolution de vous offrir ma main et ma +personne. +Dieu nous a créés l'un pour l'autre! Je suis semblable +à vous, je suis +une merlette blanche!...»</p> +<p>On suppose aisément ma surprise et ma joie.—Une merlette +blanche! me +dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre! +Je me hâtai de répondre à la belle inconnue, et je +le fis d'une manière +qui témoignait assez combien sa proposition m'agréait. Je +la pressais de +venir à Paris ou de me permettre de voler près d'elle. +Elle me répondit +qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle +mettait ordre à ses affaires et que je la verrais bientôt.</p> +<p>Elle vint, en effet, quelques jours après. O bonheur! +c'était la plus +jolie merlette du monde, et elle était encore plus blanche que +moi.</p> +<p>—Ah! mademoiselle, m'écriai-je, ou plutôt madame, car +je vous considère +des à présent comme mon épouse légitime, +est-il croyable qu'une créature +si charmante se trouvât sur la terre sans que la renommée +m'apprît son +existence? Bénis soient les malheurs que j'ai +éprouvés et les coups de +bec que m'a donnés mon père, puisque le ciel me +réservait une +consolation si inespérée! Jusqu'à ce jour, je me +croyais condamné à une +solitude éternelle, et, à vous parler franchement, +c'était un rude +fardeau à porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les +qualités d'un père de famille. Acceptez ma main sans +délai; marions-nous +à l'anglaise, sans cérémonie, et partons ensemble +pour la Suisse.</p> +<p>—Je ne l'entends pas ainsi, me répondit la jeune merlette; je +veux que +nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de +merles un peu bien nés y soient solennellement +rassemblés. Des gens +comme nous doivent à leur propre gloire de ne pas se marier +comme des +chats de gouttière. J'ai apporté une provision de <i>bank-notes</i>. +Faites +vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lésinez pas sur +les +rafraîchissements.</p> +<p>Je me conformai aveuglément aux ordres de la blanche +merlette. Nos noces +furent d'un luxe écrasant; on y mangea dix mille mouches. Nous +reçûmes +la bénédiction nuptiale d'un révérend +père Cormoran, qui était +archevêque <i>in partibus</i>. Un bal superbe termina la +journée; enfin, rien +ne manqua à mon bonheur.</p> +<p>Plus j'approfondissais le caractère de ma charmante femme, +plus mon +amour augmentait. Elle réunissait, dans sa petite personne, tous +les +agréments de l'âme et du corps. Elle était +seulement un peu bégueule; +mais j'attribuai cela à l'influence du brouillard anglais dans +lequel +elle avait vécu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat +de la +France ne dissipât bientôt ce léger nuage.</p> +<p>Une chose qui m'inquiétait plus sérieusement, +c'était une sorte de +mystère dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur +singulière, +s'enfermant à clef avec ses caméristes, et passant ainsi +des heures +entières pour faire sa toilette, à ce qu'elle +prétendait. Les maris +n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur ménage. Il +m'était arrivé +vingt fois de frapper à l'appartement de ma femme sans pouvoir +obtenir +qu'on m'ouvrît la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un +jour, entre +autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit +obligée +de céder et de m'ouvrir un peu à la hâte, non sans +se plaindre fort de +mon importunité. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille +pleine +d'une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc +d'Espagne. Je +demandai à ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me +répondit +que c'était un opiat pour des engelures qu'elle avait.</p> +<p>Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle +défiance pouvait +m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'était +donnée à moi +avec tant d'enthousiasme et une sincérité si parfaite? +J'ignorais +d'abord que ma bien-aimée fût une femme de plume; elle me +l'avoua au +bout de quelque temps, et elle alla même jusqu'à me +montrer le manuscrit +d'un roman où elle avait imité à la fois Walter +Scott et Scarron. Je +laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. +Non +seulement je me voyais possesseur d'une beauté incomparable, +mais +j'acquérais encore la certitude que l'intelligence de ma +compagne était +digne en tout point de mon génie. Dès cet instant, nous +travaillâmes +ensemble. Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait +des +rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, +et cela ne la +gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. +Elle pondait ses +romans avec une facilité presque égale à la +mienne, choisissant toujours +les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des +meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant toujours +soin, en +passant, d'attaquer le gouvernement et de prêcher +l'émancipation des +merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son +esprit, aucun tour +de force à sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une +ligne, ni +de faire un plan avant de se mettre à l'œuvre. C'était le +type de la +merlette lettrée.</p> +<p>Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur +inaccoutumée, je +m'aperçus qu'elle suait à grosses gouttes, et je fus +étonné devoir en +même temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos.</p> +<p>—Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous +êtes malade?</p> +<p>Elle parut d'abord un peu effrayée et même penaude; +mais la grande +habitude qu'elle avait du monde l'aida bientôt à reprendre +l'empire +admirable qu'elle gardait toujours sur elle-même. Elle me dit que +c'était une tache d'encre, et qu'elle y était fort +sujette dans ses +moments d'inspiration.</p> +<p>—Est-ce que ma femme déteint? me dis-je tout bas. Cette +pensée +m'empêcha de dormir. La bouteille de colle me revint en +mémoire.—O +ciel! m'écriai-je, quel soupçon! Cette créature +céleste ne serait-elle +qu'une peinture, un léger badigeon? se serait-elle vernie pour +abuser de +moi?... Quand je croyais presser sur mon cœur la sœur de mon âme, +l'être +prévilégié créé pour moi seul, +n'aurais-je donc épousé que de la farine?</p> +<p>Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en +affranchir. Je fis l'achat d'un baromètre, et j'attendis +avidement qu'il +vint à faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme +à la +campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'épreuve d'une +lessive. Mais nous étions en plein juillet; il faisait un beau +temps +effroyable.</p> +<p>L'apparence du bonheur et l'habitude d'écrire avaient fort +excité ma +sensibilité. Naïf comme j'étais, il m'arrivait +parfois, en travaillant, +que le sentiment fût plus fort que l'idée, et de me mettre +à pleurer en +attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute +faiblesse masculine enchante l'orgueil féminin. Une certaine +nuit que je +limais une rature, selon le précepte de Boileau, il advint +à mon cœur de +s'ouvrir.</p> +<p>—O Loi! dis-je à ma chère merlette, toi, la seule et +la plus aimée! +toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire, +métamorphosent pour moi l'univers, vie de mon cœur, sais-tu +combien je +t'aime? Pour mettre en vers une idée banale déjà +usée par d'autres +poètes, un peu d'étude et d'attention me font +aisément trouver des +paroles; mais où en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta +beauté +m'inspire? Le souvenir même de mes peines passées +pourrait-il me fournir +un mot pour te parler de mon bonheur présent? Avant que tu +fusses venue +à moi, mon isolement était celui d'un orphelin +exilé; aujourd'hui, c'est +celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre +jusqu'à ce +que la mort en fasse un débris, dans cette petite cervelle +enfiévrée, où +fermente une inutile pensée, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma +belle, +que rien ne peut être qui ne soit à toi? Écoute ce +que mon cerveau peut +dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon +génie fût +une perle, et que tu fusses Cléopâtre!</p> +<p>En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle +déteignait +visiblement. À chaque larme qui tombait de mes yeux, +apparaissait une +plume, non pas même noire, mais du plus vieux roux (je crois +qu'elle +avait déjà déteint autre part). Après +quelques minutes +d'attendrissement, je me trouvai vis-à-vis d'un oiseau +décollé et +désenfariné, identiquement semblable aux merles les plus +plats et les +plus ordinaires.</p> +<p>Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche était +inutile. +J'aurais bien pu, à la vérité, considérer +le cas comme rédhibitoire, et +faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte? +N'était-ce +pas assez de mon malheur? Je pris mon courage à deux pattes, je +résolus +de quitter le monde, d'abandonner la carrière des lettres, de +fuir dans +un désert, s'il était possible, d'éviter à +jamais l'aspect d'une +créature vivante, et de chercher, comme Alceste,</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span class="i4">Un endroit écarté,<br /> +</span><span>Où d'être un merle blanc on eût la +liberté!</span> +</div> +</div> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> + +<br /> + +<h3>X</h3> +<br /> +<p>Je m'envolai là-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui +est le hasard +des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette +fois, on était couché.—Quel mariage! me disais-je, quelle +équipée! +C'est certainement à bonne intention que cette pauvre enfant +s'est mis +du blanc; mais je n'en suis pas moins à plaindre, ni elle moins +rousse.</p> +<p>Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait +à +plein cœur du bienfait de Dieu qui le rend si supérieur aux +poètes, et +donnait librement sa pensée au silence qui l'entourait. Je ne +pus +résister à la tentation d'aller à lui et de lui +parler.</p> +<p>—Que vous êtes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez +tant que +vous voulez, et très bien, et tout le monde écoute; mais +vous avez une +femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, +la +pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien +auprès de +vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chanté +aussi, +monsieur, et c'est pitoyable. J'ai rangé des mots en bataille +comme des +soldats prussiens, et j'ai coordonné des fadaises pendant que +vous +étiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre?</p> +<p>—Oui, me répondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous +croyez. +Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose: +Sadi, le Persan, en a parlé. Je m'égosille toute la nuit +pour elle, mais +elle dort et ne m'entend pas. Son calice est fermé à +l'heure qu'il est: +elle y berce un vieux scarabée,—et demain matin, quand je +regagnerai +mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c'est alors +qu'elle +s'épanouira, pour qu'une abeille lui mange le cœur!</p> +<br /> +<p style="text-align: center; font-weight: bold;">FIN DE L'HISTOIRE +D'UN MERLE BLANC.</p> +<br /> +<div class="blkquot"> +<p>Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la +forme +d'une piquante allégorie, quelque peinture de mœurs d'une +vérité +frappante, ou quelque trait de critique littéraire plein de +raison et de +verve gauloise. Les souffrances, les déceptions, les chagrins +des poètes +en général, et ceux de l'auteur en particulier, y sont +présentés +gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au +lecteur l'injure de lui en donner l'explication.</p> +<p>L'<i>Histoire d'un merle blanc</i> a paru pour la première +fois dans les +<i>Scènes de la vie privée des animaux</i>, ouvrage +publié par livraisons et +illustré par le crayon de Grandville.</p> +</div> +<hr style="width: 65%;" /><a name="PIERRE_ET_CAMILLE"></a> +<h2>PIERRE ET CAMILLE</h2> +<h2>1844</h2> +<h3>I</h3> +<br /> +<p>Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitté +le service +en 1760. Bien qu'il fût jeune encore, et que sa fortune lui +permît de +paraître avantageusement à la cour, il s'était +lassé de bonne heure de +la vie de garçon et des plaisirs de Paris. Il se retira +près du Mans, +dans une jolie maison de campagne. Là, au bout de peu de temps, +la +solitude, qui lui avait d'abord été agréable, lui +sembla pénible. Il +sentit qu'il lui était difficile de rompre tout à coup +avec les +habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitté +le monde; +mais, ne pouvant se résoudre à vivre seul, il prit le +parti de se +marier, et de trouver, s'il était possible, une femme qui +partageât son +goût pour le repos et pour la vie sédentaire qu'il +était décidé à mener.</p> +<p>Il ne voulait point que sa femme fût belle; il ne la voulait +pas laide, +non plus; il désirait qu'elle eût de l'instruction et de +l'intelligence, +avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout, +c'était de la gaieté et une humeur égale, qu'il +regardait, dans une +femme, comme les premières des qualités.</p> +<p>La fille d'un négociant retiré, qui demeurait dans le +voisinage, lui +plut. Comme le chevalier ne dépendait de personne, il ne +s'arrêta pas à +la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un +marchand. Il adressa à la famille une demande qui fut accueillie +avec +empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut +conclu.</p> +<p>Jamais alliance ne fut formée sous de meilleurs et de plus +heureux +auspices. À mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier +découvrit +en elle de nouvelles qualités et une douceur de caractère +inaltérable. +Elle, de son côté, se prit pour son mari d'un amour +extrême. Elle ne +vivait qu'en lui, ne songeait qu'à lui complaire, et, bien loin +de +regretter les plaisirs de son âge qu'elle lui sacrifiait, elle +souhaitait que son existence entière pût s'écouler +dans une solitude +qui, de jour en jour, lui devenait plus chère.</p> +<p>Cette solitude n'était cependant pas complète. +Quelques voyages à la +ville, la visite régulière de quelques amis y faisaient +diversion de +temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir fréquemment +les +parents de sa femme, en sorte qu'il semblait à celle-ci qu'elle +n'avait +pas quitté la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras +de son +mari pour se retrouver dans ceux de sa mère, et jouissait ainsi +d'une +faveur que la Providence accorde à bien peu de gens, car il est +rare +qu'un bonheur nouveau ne détruise pas un ancien bonheur.</p> +<p>M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bonté que sa +femme; mais +les passions de sa jeunesse, l'expérience qu'il paraissait avoir +faite +des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la mélancolie. +Cécile +(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces +moments de tristesse. Quoiqu'il n'y eût en elle, à ce +sujet, ni +réflexion ni calcul, son cœur l'avertissait aisément de +ne pas se +plaindre de ces légers nuages qui détruisent tout +dès qu'on les regarde, +et qui ne sont rien quand on les laisse passer.</p> +<p>La famille de Cécile était composée de bonnes +gens, marchands enrichis +par le travail, et dont la vieillesse était, pour ainsi dire, un +perpétuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaieté du +repos, achetée +par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des mœurs de +Versailles et même des soupers de mademoiselle Quinault, il se +plaisait +à ces façons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles +pour lui. +Cécile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore, +qui +s'appelait Giraud. Il avait été maître +maçon, puis il était devenu peu à +peu architecte; à tout cela il avait gagné une vingtaine +de mille livres +de rente. La maison du chevalier était fort à son +goût, et il y était +toujours bien reçu, quoiqu'il y arrivât quelquefois +couvert de plâtre +et de poussière; car, en dépit des ans et de ses vingt +mille livres, il +ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle. +Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il +pérorât +au dessert.—Vous êtes heureux, mon neveu, disait-il souvent au +chevalier: vous êtes riche, jeune, vous avez une bonne petite +femme, une +maison pas trop mal bâtie; il ne vous manque rien, il n'y a rien +à dire; +tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et +répète que vous +êtes heureux.</p> +<p>Un jour, Cécile, entendant ces mots, et se penchant vers son +mari:—N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai, +pour que tu te le laisses dire en face?</p> +<p>Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle +était +enceinte. Il y avait derrière la maison une petite colline +d'où l'on +découvrait tout le domaine. Les deux époux s'y +promenaient souvent +ensemble. Un soir qu'ils y étaient assis sur l'herbe:</p> +<p>—Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit Cécile. +Penses-tu +cependant qu'il eût tout à fait raison? Es-tu parfaitement +heureux?</p> +<p>—Autant qu'un homme peut l'être, répondit le chevalier, +et je ne vois +rien qui puisse ajouter à mon bonheur.</p> +<p>—Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit Cécile, car il +me serait +aisé de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous +est +absolument nécessaire.</p> +<p>Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle +voulait prendre un détour pour lui confier un caprice de femme. +Il fit, +en plaisantant, mille conjectures, et à chaque question, les +rires de +Cécile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils +s'étaient levés et ils +descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invité +par la +pente rapide, il allait entraîner sa femme, lorsque celle-ci +s'arrêta, +et s'appuyant sur l'épaule du chevalier:</p> +<p>—Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si +vite. +Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons là +sous mes +paniers.</p> +<p>Presque tous leurs entretiens, à compter de ce jour, n'eurent +plus qu'un +sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins à lui +donner, de +la manière dont ils l'élèveraient, des projets +qu'ils formaient déjà +pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme prît toutes les +précautions possibles pour conserver le trésor qu'elle +portait. Il +redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura +la +grossesse de Cécile ne fut qu'une longue et délicieuse +ivresse, pleine +des plus douces espérances.</p> +<p>Le terme fixé par la nature arriva; un enfant vint au monde, +beau comme +le jour. C'était une fille, qu'on appela Camille. Malgré +l'usage général +et contre l'avis même des médecins, Cécile voulut +la nourrir elle-même. +Son orgueil maternel était si flatté de la beauté +de sa fille, qu'il fut +impossible de l'en séparer; il était vrai que l'on +n'avait vu que bien +rarement à un enfant nouveau-né des traits aussi +réguliers et aussi +remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent à la +lumière, +brillèrent d'un éclat extraordinaire. Cécile, qui +avait été élevée au +couvent, était extrêmement pieuse. Ses premiers pas, +dès qu'elle put se +lever, furent pour aller à l'église rendre grâces +à Dieu.</p> +<p>Cependant, l'enfant commença à prendre des forces et +à se développer. À +mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une +immobilité étrange. Aucun bruit ne semblait la frapper; +elle était +insensible à ces mille discours que les mères adressent +à leurs +nourrissons; tandis qu'on chantait en la berçant, elle restait +les yeux +fixes et ouverts, regardant avidement la clarté de la lampe, et +ne +paraissant rien entendre. Un jour qu'elle était endormie, une +servante +renversa un meuble; la mère accourut aussitôt, et vit avec +étonnement +que l'enfant ne s'était pas réveillée. Le +chevalier fut effrayé de ces +indices trop clairs pour qu'on pût s'y tromper. Dès qu'il +les eut +observés avec attention, il comprit à quel malheur sa +fille était +condamnée. La mère voulut en vain s'abuser, et, par tous +les moyens +imaginables, détourner les craintes de son mari. Le +médecin fut appelé, +et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre +Camille était privée de l'ouïe, et par +conséquent de la parole.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>II</h3> +<br /> +<p>La première pensée de la mère avait +été de demander si le mal était sans +remède, et on lui avait répondu qu'il y avait des +exemples de guérison. +Pendant un an, malgré l'évidence, elle conserva quelque +espoir; mais +toutes les ressources de l'art échouèrent, et, +après les avoir épuisées, +il fallut enfin y renoncer.</p> +<p>Malheureusement à cette époque, où tant de +préjugés furent détruits et +remplacés, il en existait un impitoyable contre ces pauvres +créatures +qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants +distingués ou +des hommes seulement poussés par un sentiment charitable, +avaient, il +est vrai, dès longtemps, protesté contre cette barbarie. +Chose bizarre, +c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizième +siècle, a deviné et +essayé cette tâche, crue alors impossible, d'apprendre aux +muets à +parler sans parole. Son exemple avait été suivi en +Italie, en Angleterre +et en France, à différentes reprises. Bonnet, Wallis, +Bulwer, Van +Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention +chez eux avait été meilleure que l'effet; un peu de bien +avait été opéré +çà et là, à l'insu du monde, presque au +hasard, sans aucun fruit. +Partout, même à Paris, au sein de la civilisation la plus +avancée, les +sourds-muets étaient regardés comme une espèce +d'êtres à part, marqués +du sceau de la colère céleste. Privés de la +parole, on leur refusait la +pensée. Le cloître pour ceux qui naissaient riches, +l'abandon pour les +pauvres, tel était leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que +de +pitié.</p> +<p>Le chevalier tomba peu à peu dans le plus profond chagrin. Il +passait la +plus grande partie du jour seul, enfermé dans son cabinet, ou se +promenait dans les bois. Il s'efforçait, lorsqu'il voyait sa +femme, de +montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain. +Madame des Arcis, de son côté, n'était pas moins +triste. Un malheur +mérité peut faire verser des larmes, presque toujours +tardives et +inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en +décourageant +la piété.</p> +<p>Ces deux nouveaux mariés, faits pour s'aimer et qui +s'aimaient, +commencèrent ainsi à se voir avec peine et à +s'éviter dans les mêmes +allées où ils venaient de se parler d'un espoir si +prochain, si +tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa +maison de campagne, n'avait pensé qu'au repos; le bonheur avait +semblé +l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison; +l'amour était venu, il était réciproque. Un +obstacle terrible se plaçait +tout à coup entre eux, et cet obstacle était +précisément l'objet même +qui eût dû être un lien sacré.</p> +<p>Ce qui causa cette séparation soudaine et tacite, plus +affreuse qu'un +divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la mère, +en dépit +du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier, +quoi qu'il voulût faire, malgré sa patience et sa +bonté, ne pouvait +vaincre l'horreur que lui inspirait cette malédiction de Dieu +tombée sur +lui.</p> +<p>—Pourrais-je donc haïr ma fille? se demandait-il souvent durant +ses +promenades solitaires. Est-ce sa faute si la colère du ciel l'a +frappée? +Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher à adoucir la +douleur +de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? À +quelle +triste existence est-elle réservée si moi, son +père, je l'abandonne? que +deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est à moi de me +résigner. +Qui en prendra soin? qui relèvera? qui la protégera? Elle +n'a au monde +que sa mère et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura +jamais +ni frère ni sœur; c'est assez d'une malheureuse de plus au +monde. Sous +peine de manquer de cœur, je dois consacrer ma vie à lui faire +supporter +la sienne.</p> +<p>Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait à la maison avec +la ferme +intention de remplir ses devoirs de père et de mari; il trouvait +son +enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait +les mains de Cécile entre les siennes: on lui avait +parlé, disait-il, +d'un médecin célèbre, qu'il allait faire venir; +rien n'était encore +décidé; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant +ainsi, il +soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais +d'affreuses pensées le saisissaient malgré lui; +l'idée de l'avenir, la +vue de ce silence, de cet être inachevé, dont les sens +étaient fermés, +la réprobation, le dégoût, la pitié, le +mépris du monde, l'accablaient. +Son visage pâlissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant +à sa +mère, et se détournait pour cacher ses larmes.</p> +<p>C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son +cœur avec une sorte de tendresse désespérée et ce +plein regard de +l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle +ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre, +posait Camille dans son berceau, et passait des heures entières, +muette +comme elle, à la regarder.</p> +<p>Cette espèce d'exaltation sombre et passionnée devint +si forte, qu'il +n'était pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le +plus +absolu pendant des journées. On lui adressait en vain la parole. +Il +semblait qu'elle voulût savoir par elle-même ce que +c'était que cette +nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre.</p> +<p>Elle parlait par signes à l'enfant et savait seule se faire +comprendre. +Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-même, +semblaient +étrangers à Camille. La mère de madame des Arcis, +femme d'un esprit +assez vulgaire, ne venait guère à Chardonneux<a + name="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3"><sup>3</sup></a> +(ainsi se nommait la +terre du chevalier) que pour déplorer le malheur arrivé +à son gendre et +à sa chère Cécile. Croyant faire preuve de +sensibilité, elle s'apitoyait +sans relâche sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui +échappa de dire un jour:—Mieux eût valu pour elle ne pas +être +née.—Qu'auriez-vous donc fait si j'étais ainsi? +répliqua Cécile presque +avec l'accent de la colère.</p> +L'oncle Giraud, le maître maçon, ne trouvait pas grand +mal à ce que sa +petite nièce fût muette:—J'ai eu, disait-il, une femme si +bavarde, que +je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme +préférable. +Cette petite-là est sûre d'avance de ne jamais tenir de +mauvais propos, +ni d'en écouter, de ne pas impatienter toute une maison en +chantant de +vieux airs d'opéra, qui sont tous pareils; elle ne sera pas +querelleuse, +elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait +jamais; elle ne s'éveillera pas si son mari tousse, ou bien s'il +se lève +plus tôt qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne +rêvera pas tout +haut, elle sera discrète; elle y verra clair, les sourds ont de +bons +yeux; elle pourra régler un mémoire, quand elle ne ferait +que compter +sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner, +comme les propriétaires à propos de la moindre +bâtisse; elle saura +d'elle-même une chose très bonne qui ne s'apprend +d'ordinaire que +difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le cœur +à sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du +miel au +bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle +n'entendra pas, à dîner, les rabat-joie qui font des +périodes; elle sera +jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera +pas obligée, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se +promener. Ma +foi, si j'étais jeune, je l'épouserais très bien +quand elle sera grande, +et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais +très +bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait. +<p>Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de +gaieté +rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient +s'empêcher de sourire tous deux à cette bonhomie un peu +brusque, mais +respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part. +Mais le mal était là; tout le reste de la famille +regardait avec des +yeux effrayés et curieux ce malheur, qui était une +rareté. Quand ils +venaient en carriole du gué de Mauny<a name="FNanchor_4_4"></a><a + href="#Footnote_4_4"><sup>4</sup></a>, ces braves gens se mettaient +en +cercle avant dîner, tâchant de voir et de raisonner, +examinant tout d'un +air d'intérêt, prenant un visage composé, se +consultant tout bas pour +savoir quoi dire, tentant quelquefois de détourner la +pensée commune par +une grosse remarque sur un fétu. La mère restait devant +eux, sa fille +sur ses genoux, sa gorge découverte, quelques gouttes de lait +coulant +encore. Si Raphaël eût été de la famille, la +Vierge à la Chaise aurait +pu avoir une sœur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en +était +d'autant plus belle.</p> +<hr style="width: 35%;" /><br /> +<h3>III</h3> +<br /> +<p>La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa +tâche, mais fidèlement. Camille n'avait que ses yeux au +service de son +âme; ses premiers gestes furent, comme l'avaient +été ses premiers +regards, dirigés vers la lumière. Le plus pâle +rayon de soleil lui +causait des transports de joie.</p> +<p>Lorsqu'elle commença à se tenir debout et à +marcher, une curiosité très +marquée lui fit examiner et toucher tous les objets qui +l'environnaient, +avec une délicatesse mêlée de crainte et de +plaisir, qui tenait de la +vivacité de l'enfant, et déjà de la pudeur de la +femme. Son premier +mouvement était de courir vers tout ce qui lui était +nouveau, comme pour +le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours +à +moitié chemin en regardant sa mère, comme pour la +consulter. Elle +ressemblait alors à l'hermine, qui, dit-on, s'arrête et +renonce à la +route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de +gravier pourrait tacher sa fourrure.</p> +<p>Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le +jardin. C'était une chose étrange que la manière +dont elle les +regardait parler. Ces enfants, à peu près du même +âge qu'elle, +essayaient, bien entendu, de répéter des mots +estropiés par leurs +bonnes, et tâchaient, en ouvrant les lèvres, d'exercer +leur intelligence +au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement à la pauvre +fille. +Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle étendait les +mains +vers ses petites compagnes, qui, de leur côté, reculaient +effrayées +devant cette autre expression de leur propre pensée.</p> +<p>Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec +anxiété +les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle +eût +pu deviner que l'abbé de l'Épée allait +bientôt venir et apporter la +lumière dans ce monde de ténèbres, quelle +n'eût pas été sa joie! Mais +elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard, +que le courage et la piété d'un homme allaient +détruire. Singulière +chose qu'un prêtre en voie plus qu'une mère, et que +l'esprit, qui +discerne, trouve ce qui manque au cœur, qui souffre!</p> +<p>Quand les petites amies de Camille furent en âge de recevoir +les +premières instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant +commença à +témoigner une très grande tristesse de ce qu'on n'en +faisait pas autant +pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille +institutrice anglaise qui faisait épeler à grand'peine un +enfant et le +traitait sévèrement. Camille assistait à la +leçon, regardait avec +étonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et +tâchant, +pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il +était +grondé.</p> +<p>Les leçons de musique furent pour elle le sujet d'une peine +bien plus +vive. Debout près du piano, elle roidissait et remuait ses +petits doigts +en regardant la maîtresse de tous ses grands yeux, qui +étaient très +noirs et très beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait +là, et +frappait quelquefois sur les touches d'une façon en même +temps douce et +irritée.</p> +<p>L'impression que les êtres ou les objets extérieurs +produisaient sur les +autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les +choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se +montrer du doigt ces mêmes objets et échanger entre eux ce +mouvement des +lèvres qui lui était inintelligible, alors +recommençait son chagrin. +Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de +bois, elle traçait presque machinalement sur le sable quelques +lettres +majuscules qu'elle avait vu épeler à d'autres, et qu'elle +considérait +attentivement.</p> +<p>La prière du soir, que le voisin faisait faire +régulièrement à ses +enfants tous les jours, était pour Camille une énigme qui +ressemblait à +un mystère. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les +mains +sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation:</p> +<p>—Ôtez-moi cette petite, disait-il; épargnez-moi cette +singerie.—Je +prends sur moi d'en demander pardon à Dieu, répondit un +jour la mère.</p> +<p>Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre +faculté que +les Écossais appellent la double vue, que les partisans du +magnétisme +veulent faire admettre, et que les médecins rangent, la plupart +du +temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir +ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien +eût pu l'avertir de leur arrivée.</p> +<p>Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec +une +certaine crainte, mais ils l'évitaient quelquefois d'un air de +mépris. +Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de pitié dont parle +La +Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en +riant, lui demandant de répondre. Ces petites rondes des +enfants, qui se +danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait +à +la promenade, déjà à demi jeune fille, et quand +venait le vieux refrain:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>Entrez dans la danse,<br /> +</span><span>Voyez comme on danse...<br /> +</span></div> +</div> +<p>seule à l'écart, appuyée sur un banc, elle +suivait la mesure, en +balançant sa jolie tête, sans essayer de se mêler au +groupe, mais avec +assez de tristesse et de gentillesse pour faire pitié.</p> +<p>L'une des plus grandes tâches qu'essaya cet esprit +maltraité fut de +vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait +l'arithmétique. Il +s'agissait d'un calcul fort aisé et fort court. La voisine se +débattait +contre quelques chiffres un peu embrouillés. Le total ne se +montait +guère à plus de douze ou quinze unités. La voisine +comptait sur ses +doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider, +étendit +ses deux mains ouvertes. On lui avait donné, à elle +aussi, les premières +et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre. +Un animal intelligent, un oiseau même, compte d'une façon +ou d'une +autre, que nous ne savons pas, jusqu'à deux ou trois. Une pie, +dit-on, a +compté jusqu'à cinq. Camille, dans cette circonstance, +aurait eu à +compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'à dix. Elle +les tenait +ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne +volonté, +qu'on l'eût prise pour un honnête homme qui ne peut pas +payer.</p> +<p>La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille +n'en +donnait aucun indice.—C'est pourtant drôle, disait le chevalier, +qu'une +petite fille ne comprenne pas un bonnet! À de pareils propos, +madame des +Arcis souriait tristement.—Elle est pourtant belle! disait-elle +à son +mari; et en même temps, avec douceur, elle poussait un peu +Camille pour +la faire marcher devant son père, afin qu'il vît mieux sa +taille, qui +commençait à se former, et sa démarche encore +enfantine, qui était +charmante.</p> +<p>À mesure qu'elle avançait en âge, Camille se +prit de passion, non pour +la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les églises, +qu'elle +voyait. Peut-être avait-elle dans l'âme cet instinct +invincible qui fait +qu'un enfant de dix ans conçoit et garde le projet de prendre +une robe +de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer +ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indifférents et +même des +philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais +elle existe.</p> +<p>«Lorsque j'étais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne +voyais que le +ciel,» est certainement un mot sublime, écrit, comme on +sait, par un +sourd-muet. Camille était bien loin de tant de force. L'image +grossière +de la Vierge, badigeonnée de blanc de céruse, sur un fond +de plâtre +frotté de bleu, à peu près comme l'enseigne d'une +boutique; un enfant de +chœur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont +la +voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans +que Camille en pût rien entendre; la démarche du suisse, +les airs du +bedeau,—qui sait ce qui fait lever les yeux à un enfant? Mais +qu'importe, dès que ces yeux se lèvent?</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>IV</h3> +<br /> +<p>—Elle est pourtant belle! se répétait le chevalier, et +Camille l'était +en effet. Dans le parfait ovale d'un visage régulier, sur des +traits +d'une pureté et d'une fraîcheur admirables, brillait, pour +ainsi dire, +la clarté d'un bon cœur. Camille était petite, non point +pâle, mais très +blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son +naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance dès que +le +malheur venait la toucher; pleine de grâce dans tous ses +mouvements, +d'esprit et quelquefois d'énergie dans sa petite pantomime, +singulièrement industrieuse à se faire entendre, vive +à comprendre, +toujours obéissante dès qu'elle avait compris. Le +chevalier restait +aussi parfois, comme madame des Arcis, à regarder sa fille sans +parler. +Tant de grâce et de beauté, joint à tant de malheur +et d'horreur, était +près de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent +Camille avec +une sorte de transport, en disant tout haut:—Je ne suis cependant pas +un méchant homme!</p> +<p>Il y avait une allée dans le bois, au fond du jardin, +où le chevalier +avait l'habitude de se promener après le déjeuner. De la +fenêtre de sa +chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir +derrière les +arbres. Elle n'osait guère l'y aller retrouver. Elle regardait, +avec un +chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait été pour +elle plutôt un +amant qu'un époux, dont elle n'avait jamais reçu un +reproche, à qui elle +n'en avait jamais eu un seul à faire, et qui n'avait plus le +courage de +l'aimer parce qu'elle était mère.</p> +<p>Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle +comme un ange, le cœur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui +devait avoir lieu dans un château voisin. Madame des Arcis +voulait y +mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le +monde et sur son mari la beauté de sa fille. Elle avait +passé des nuits +sans sommeil à chercher quelle robe elle lui mettrait; elle +avait formé +sur ce projet les plus douces espérances.—Il faudra bien, se +disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour +toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la +plus belle.</p> +<p>Dès que le chevalier vit sa femme venir à lui, il +s'avança au-devant +d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une +galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne +s'écartait +jamais, malgré sa bonhomie naturelle. Ils commencèrent +par échanger +quelques mots insignifiants, puis ils se mirent à marcher l'un +à côté de +l'autre.</p> +<p>Madame des Arcis cherchait de quelle manière elle proposerait +à son mari +de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une +détermination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille, +celle +de ne plus voir le monde. La seule pensée d'exposer son malheur +aux yeux +des indifférents ou des malveillants mettait le chevalier +presque hors +de lui. Il avait annoncé formellement sa volonté sur ce +sujet. Il +fallait donc que madame des Arcis trouvât un biais, un +prétexte +quelconque, non seulement pour exécuter son dessein, mais pour +en +parler.</p> +<p>Pendant ce temps-là, le chevalier paraissait +réfléchir beaucoup de son +côté. Il fut le premier à rompre le silence. Une +affaire survenue à un +de ses parents, dit-il à sa femme, venait d'occasionner de +grands +dérangements de fortune dans sa famille; il était +important pour lui de +surveiller les gens chargés des mesures à prendre; ses +intérêts, et par +conséquent ceux de madame des Arcis elle-même, couraient +le risque +d'être compromis faute de soin. Bref, il annonça qu'il +était obligé de +faire un court voyage en Hollande, où il devait s'entendre avec +son +banquier; il ajouta que l'affaire était extrêmement +pressée, et qu'il +comptait partir dès le lendemain matin.</p> +<p>Il n'était que trop facile à madame des Arcis de +comprendre le motif de +ce voyage. Le chevalier était bien éloigné de +songer à abandonner sa +femme; mais, en dépit de lui-même, il éprouvait un +besoin irrésistible +de s'isoler tout à fait pendant quelque temps, ne fût-ce +que pour +revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du +temps, +ce besoin de solitude à l'homme comme la souffrance physique aux +animaux.</p> +<p>Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne +répondit que +par ces phrases banales qu'on a toujours sur les lèvres quand on +ne peut +pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le +chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette +démarche, et ne s'y opposait en aucune façon. Tandis +qu'elle parlait, la +douleur lui serrait le cœur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et +s'assit sur un banc.</p> +<p>Là, elle resta plongée dans une rêverie +profonde, les regards fixes, les +mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande +joie ni grands plaisirs. Sans être une femme d'un esprit +élevé, elle +sentait assez fortement et elle était d'une famille assez +commune pour +avoir quelque peu souffert. Son mariage avait été pour +elle un bonheur +tout à fait imprévu, tout à fait nouveau; un +éclair avait brillé devant +ses yeux au milieu de longues et froides journées, maintenant la +nuit la +saisissait.</p> +<p>Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier détournait les +yeux, et +semblait impatient de rentrer à la maison. Il se levait et se +rasseyait. +Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils +rentrèrent ensemble.</p> +<p>L'heure du dîner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se +trouvait +malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre était un +prie-Dieu où elle resta à genoux jusqu'au soir. Sa femme +de chambre +entra plusieurs fois, ayant reçu du chevalier l'ordre secret de +veiller +sur elle; elle ne répondit pas à ce qu'on lui disait. +Vers huit heures +du soir elle sonna, demanda la robe commandée à l'avance +pour sa fille, +et qu'on mit le cheval à la voiture. Elle fit avertir en +même temps le +chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y +accompagnât.</p> +<p>Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus +légère. Sur ce corps bien-aimé, dont les contours +commençaient à se +dessiner, la mère posa une petite parure simple et +fraîche. Une robe de +mousseline blanche brodée, des petits souliers de satin blanc, +un +collier de graines d'Amérique sur le cou, une couronne de bluets +sur la +tête, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec +orgueil et +sautait de joie. La mère, vêtue d'une robe de velours, +comme quelqu'un +qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psyché, et +l'embrassait coup sur coup, en répétant: Tu es belle, tu +es belle! +lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune +émotion +apparente, demanda à son domestique si on avait attelé, +et à son mari +s'il venait. Le chevalier donna la main à sa femme, et l'on alla +au bal.</p> +<p>C'était la première fois qu'on voyait Camille. On +avait beaucoup entendu +parler d'elle. La curiosité dirigea tous les regards vers la +petite +fille dès qu'elle parut. On pouvait s'attendre à ce que +madame des +Arcis montrât quelque embarras et quelque inquiétude; il +n'en fut rien. +Après les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus +calme, et +tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espèce +d'étonnement ou un air d'intérêt affecté, +elle la laissait aller par la +chambre sans paraître y songer.</p> +<p>Camille retrouvait là ses petites compagnes; elle courait +tour à tour +vers l'une ou vers l'autre, comme si elle eût été +au jardin. Toutes, +cependant, la recevaient avec réserve et avec froideur. Le +chevalier, +debout à l'écart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent +à lui, +vantèrent la beauté de sa fille; des personnes +étrangères, ou même +inconnues, l'abordèrent avec l'intention de lui faire +compliment. Il +sentait qu'on le consolait, et ce n'était guère de son +goût. Cependant +un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu +à +peu quelque joie au cœur. Après avoir parlé par gestes +presque à tout le +monde, Camille était restée debout entre les genoux de sa +mère. On +venait de la voir aller de côté et d'autre; on s'attendait +à quelque +chose d'étrange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien +fait que +de dire bonsoir aux gens avec une grande révérence, +donner un petit +<i>shake-hand</i> à des demoiselles anglaises, envoyer des +baisers aux mères +de ses petites amies, le tout peut-être appris par cœur, mais +fait avec +grâce et naïveté. Revenue tranquillement à sa +place, on commença à +l'admirer. Rien, en effet, n'était plus beau que cette enveloppe +dont +ne pouvait sortir cette pauvre âme. Sa taille, son visage, ses +longs +cheveux bouclés, ses yeux surtout d'un éclat +incomparable, surprenaient +tout le monde. En même temps que ses regards essayaient de tout +deviner, +et ses gestes de tout dire, son air réfléchi et +mélancolique prêtait à +ses moindres mouvements, à ses allures d'enfant et à ses +poses un +certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en +eût +été frappé. On s'approcha de madame des Arcis, on +l'entoura, on fit +mille questions par gestes à Camille; à +l'étonnement et à la répugnance +avaient succédé une bienveillance sincère, une +franche sympathie. +L'exagération, qui arrive toujours dès que le voisin +parle après le +voisin pour répéter la même chose, s'en mêla +bientôt. On n'avait jamais +vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'était +si beau +qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle +était loin +de rien comprendre.</p> +<p>Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut +ce +soir-là un battement de cœur qui lui était dû, le +plus heureux, le plus +pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire +échangé, qui +valait bien des larmes.</p> +<p>Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse. +Les +enfants se prirent par la main, se mirent en place et +commencèrent à +exécuter les pas que le maître de danse de l'endroit leur +avait appris. +Les parents, d'autre part, commencèrent à se complimenter +réciproquement, à trouver charmante cette petite +fête, et à se faire +remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs +progénitures. Ce +fut bientôt un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries +de café +entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes +filles, +de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les +mamans, bref un bal d'enfants en province.</p> +<p>Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense +bien, +n'était pas de la contredanse. Camille regardait la fête +avec une +attention un peu triste. Un petit garçon vint l'inviter. Elle +secoua la +tête pour toute réponse; quelques bluets tombèrent +de sa couronne, qui +n'était pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut +bientôt +réparé, avec quelques épingles, le désordre +de cette coiffure qu'elle +avait faite elle-même; mais elle chercha vainement ensuite son +mari: il +n'était plus dans la salle. Elle fit demander s'il était +parti, et s'il +avait pris la voiture. On lui répondit qu'il était +retourné chez lui à +pied.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>V</h3> +<br /> +<p>Le chevalier avait résolu de s'éloigner sans dire +adieu à sa femme. Il +craignait et fuyait toute explication fâcheuse, et comme, +d'ailleurs, +son dessein était de revenir dans peu de temps, il crut agir +plus +sagement en laissant seulement une lettre. Il n'était pas tout +à fait +vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage +pouvait lui être avantageux. Un de ses amis écrivit +à Chardonneux pour +presser son départ; c'était un prétexte convenu. +Il prit, en rentrant, +le semblant d'un homme obligé de s'en aller à +l'improviste. Il fit faire +ses paquets en toute hâte, les envoya à la ville, monta +à cheval et +partit.</p> +<p>Une hésitation involontaire et un très grand regret +s'emparèrent +cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit +d'avoir obéi trop vite à un sentiment qu'il pouvait +maîtriser, de faire +verser à sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver +ailleurs le +repos qu'il ôtait peut-être à sa maison.—Mais qui +sait, pensa-t-il, si +je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait +si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas +des jours plus heureux? Je suis frappé d'un malheur dont Dieu +seul +connaît la cause; je m'éloigne pour quelques jours du lieu +où je +souffre. Le changement, le voyage, la fatigue même, calmeront +peut-être +mes ennuis; je vais m'occuper de choses matérielles, +importantes, +nécessaires; je reviendrai le cœur plus tranquille, plus +content; +j'aurai réfléchi, je saurai mieux ce que j'ai à +faire.—Cependant Cécile +va souffrir, se disait-il au fond du cœur. Mais, son parti une fois +pris, il continua sa route.</p> +<p>Madame des Arcis avait quitté le bal vers onze heures. Elle +était montée +en voiture avec sa fille, qui s'endormit bientôt sur ses genoux. +Bien +qu'elle ignorât que le chevalier eût exécuté +si promptement son projet +de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'être sortie seule de +chez ses +voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'égards +devient +une douleur sensible à qui en soupçonne le motif. Le +chevalier n'avait +pu supporter le spectacle public de son malheur. La mère avait +voulu +montrer ce malheur pour tâcher de le vaincre et d'en avoir +raison. Elle +eut aisément pardonné à son mari un mouvement de +tristesse ou de +mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle +manière de +laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inouïe; +et la +moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche, +lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas là, a fait, +quelquefois +plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de +bien.</p> +<p>Tandis que la voiture se traînait lentement sur les cailloux +d'un +chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille +endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant +Camille, +de façon à ce que les cahots ne pussent +l'éveiller, elle songeait, avec +cette force que la nuit donne à la pensée, à la +fatalité qui semblait la +poursuivre jusque dans cette joie légitime qu'elle venait +d'avoir à ce +bal. Une étrange disposition d'esprit la faisait se reporter +tour à +tour, tantôt vers son propre passé, tantôt vers +l'avenir de sa +fille.—Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'éloigne +de moi; +s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes +efforts, toutes mes prières ne serviront qu'à +l'importuner; son amour +est mort, sa pitié subsiste, mais son chagrin est plus fort que +lui et +que moi-même. Ma fille est belle, mais vouée au malheur; +qu'y puis-je +faire? que puis-je prévoir ou empêcher? Si je m'attache +à cette pauvre +enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer +à +voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais, +au +contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son +ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-être de me +séparer de ma +fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voulût confier Camille +à des +étrangers, et se délivrer d'un spectacle qui l'afflige?</p> +<p>En se parlant ainsi à elle-même, madame des Arcis +embrassait Camille.</p> +<p>—Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au +prix +de ton repos, de ta vie peut-être, l'apparence d'un bonheur qui +me +fuirait à mon tour! cesser d'être mère pour +être épouse! Quand une +pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y +songer?</p> +<p>Puis elle revenait à ses conjectures.—Que va-t-il arriver? se +demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille +sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que +deviendra cette enfant?</p> +<p>À quelque distance de Chardonneux, il y avait un gué +à passer. Il avait +beaucoup plu depuis un mois à peu près, en sorte que la +rivière +débordait et couvrait les prés d'alentour. Le <i>passeux</i> +refusa d'abord +de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait +dételer, qu'il +se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le +carrosse. Madame des Arcis, pressée de revoir son mari, ne +voulut pas +descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'était un +trajet de +quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois.</p> +<p>Au milieu du gué, le bateau commença à +dévier, poussé par le courant. Le +<i>passeux</i> demanda aide au cocher pour empêcher, disait-il, +d'aller à +l'écluse. Il y avait, en effet, à deux ou trois cents pas +plus bas, un +moulin avec une écluse, faite de soliveaux, de pieux et de +planches +rassemblées, mais vieille, brisée par l'eau, et devenue +une espèce de +cascade, ou plutôt de précipice. Il était clair +que, si l'on se +laissait entraîner jusque-là, on devait s'attendre +à un accident +terrible.</p> +<p>Le cocher était descendu de son siège; il aurait voulu +être bon à +quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le +<i>passeux</i>, de son côté, faisait ce qu'il pouvait, +mais la nuit était +sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui +tantôt se +relayaient, tantôt réunissaient leurs forces, pour couper +l'eau et +gagner la rive.</p> +<p>À mesure que le bruit de l'écluse se rapprochait, le +danger devenait +plus effrayant. Le bateau, lourdement chargé, et défendu +contre le +courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche +était bien enfoncée et bien tenue à l'avant, le +bac s'arrêtait, allait +de côté, ou tournait sur lui-même; mais le flot +était trop fort. Madame +des Arcis, qui était restée dans la voiture avec +l'enfant, ouvrit la +glace avec une terreur affreuse:</p> +<p>—Est-ce que nous sommes perdus? s'écria-t-elle.</p> +<p>En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tombèrent dans +le bateau, +épuisés, et les mains meurtries.</p> +<p>Le <i>passeux</i> savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait +pas de temps +à perdre:</p> +<p>—Père Georgeot, dit madame des Arcis au <i>passeux</i> +(c'était son nom), +peux-tu me sauver, ma fille et moi?</p> +<p>Le père Georgeot jeta un coup, d'œil sur l'eau, puis sur la +rive:</p> +<p>—Certainement, répondit-il en haussant les épaules +d'un air presque +offensé qu'on lui adressât une pareille question.</p> +<p>—Que faut-il faire? dit madame des Arcis.</p> +<p>—Vous mettre sur mes épaules, répliqua le <i>passeux</i>. +Gardez votre robe, +ça vous soutiendra. Empoignez-moi le cou à deux bras, +mais n'ayez pas +peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noyés; ne criez +pas, ça +vous ferait boire. Quant à la petite, je la prendrai d'une main +par la +taille, je nagerai de l'autre à la marinière, et je la +passerai en l'air +sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de +terre qui sont dans ce champ-là.</p> +<p>—Et Jean? dit madame des Arcis, désignant le cocher.</p> +<p>—Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille à +l'écluse et +qu'il attende, je le retrouverai.</p> +<p>Le père Georgeot s'élança dans l'eau, +chargé de son double fardeau, mais +il avait trop préjugé de ses forces. Il n'était +plus jeune, tant s'en +fallait. La rive était plus loin qu'il ne disait, et le courant +plus +fort qu'il ne l'avait pensé. Il fit cependant tout ce qu'il put +pour +arriver à terre, mais il fut bientôt +entraîné. Le tronc d'un saule +couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les +ténèbres, l'arrêta +tout à coup: il s'y était violemment frappé au +front. Son sang coula, sa +vue s'obscurcit.</p> +<p>—Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le +vôtre; +je n'en puis plus.</p> +<p>—Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la +mère.</p> +<p>-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le <i>passeux</i>.</p> +<p>Madame des Arcis, pour toute réponse, ouvrit les bras, +lâcha le cou du +<i>passeux</i>, et se laissa aller au fond de l'eau.</p> +<p>Lorsque le <i>passeux</i> eut déposé à terre +la petite Camille saine et +sauve, le cocher, qui avait été tiré de la +rivière par un paysan, l'aida +à chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le +lendemain matin, près du rivage.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>VI</h3> +<br /> +<p>Un an après cet événement, dans une chambre +d'un hôtel garni situé rue +du Bouloi, à Paris, dans le quartier des diligences, une jeune +fille en +deuil était assise près d'une table, au coin du feu. Sur +cette table +était une bouteille de vin d'ordinaire, à moitié +vide, et un verre. Un +homme courbé par l'âge, mais d'une physionomie ouverte et +franche, vêtu +à peu près comme un ouvrier, se promenait à grands +pas dans la chambre. +De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arrêtait +devant +elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors, +étendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement +mêlé d'une +sorte de répugnance involontaire, et remplissait le verre. Le +vieillard +buvait un petit coup, puis recommençait à marcher, tout +en gesticulant +d'une façon singulière et presque ridicule, pendant que +la jeune fille, +souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention.</p> +<p>Il eût été difficile, à qui se fût +trouvé là, de deviner quelles étaient +ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais +pleine de grâce et de distinction, portant sur son visage et dans +ses +moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la +beauté; +l'autre, d'une apparence tout à fait vulgaire, les habits en +désordre, +le chapeau sur la tête, buvant du gros vin de cabaret, et faisant +résonner sur le parquet les clous de ses souliers. +C'était un étrange +contraste.</p> +<p>Ces deux personnes étaient pourtant liées par une +amitié bien vive et +bien tendre. C'était Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme +était +venu à Chardonneux lorsque madame des Arcis avait +été portée d'abord à +l'église, puis à sa dernière demeure. Sa +mère étant morte et son père +absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce +monde. +Le chevalier, ayant une fois quitté sa maison, distrait par son +voyage, +appelé par ses affaires et obligé de parcourir plusieurs +villes de la +Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte +qu'il se passa près d'un mois, pendant lequel Camille resta, +pour ainsi +dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, à la maison une +sorte de +gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la +mère, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi +était une +sinécure; la gouvernante connaissait à peine Camille, et +ne pouvait lui +être d'aucun secours dans une pareille circonstance.</p> +<p>La douleur de la jeune fille à la mort de sa mère +avait été si violente, +qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame +des Arcis avait été retiré de l'eau et +apporté à la maison, Camille +accompagnait ce cortège funèbre en poussant des cris de +désespoir si +déchirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y +avait, en +effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet être qu'on +était habitué à +voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout à coup de son +silence +en présence de la mort. Les sons inarticulés qui +s'échappaient de ses +lèvres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose +de +sauvage; ce n'étaient ni des paroles ni des sanglots, mais une +sorte de +langage horrible, qui semblait inventé par la douleur. Pendant +un jour +et une nuit, ces cris affreux ne cessèrent de remplir la maison; +Camille +courait de tous côtés, s'arrachant les cheveux et frappant +les +murailles. On essaya en vain de l'arrêter; la force même +fut inutile. Ce +ne fut que la nature épuisée qui la fit enfin tomber au +pied du lit où +le corps de sa mère était couché.</p> +<p>Presque aussitôt, elle avait paru reprendre sa +tranquillité accoutumée, +et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle était restée +quelque temps dans +un calme apparent, marchant toute la journée, au hasard, d'un +pas lent +et distrait, ne se refusant à aucun des soins qu'on prenait pour +elle; +on la croyait revenue à elle-même, et le médecin, +qui avait été appelé, +s'y trompa comme tout le monde; mais une fièvre nerveuse se +déclara +bientôt avec les plus graves symptômes. Il fallut veiller +constamment +sur la malade; sa raison semblait entièrement perdue.</p> +<p>C'était alors que l'oncle Giraud avait pris la +résolution de venir à +tout prix au secours de sa nièce.—Puisqu'elle n'a plus ni +père ni mère +dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me +déclare +pour son oncle véritable, chargé de la soigner et +d'empêcher qu'il ne +lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent +demandé +à son père de me la donner pour me faire rire. Je ne veux +pas l'en +priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. À +son +retour, je la lui rendrai fidèlement.</p> +<p>L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux médecins, par une +assez bonne +raison, c'est qu'il croyait à peine aux maladies, n'ayant jamais +lui-même été malade. Une fièvre nerveuse +surtout lui paraissait une +chimère, un pur dérangement d'idées, qu'un peu de +distraction devait +guérir. Il s'était donc décidé à +amener Camille à Paris.—Vous voyez, +disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que +pleurer, et elle a raison; une mère ne vous meurt pas deux fois. +Mais il +ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de +partir; +il faut tâcher qu'elle pense à autre chose. On dit que +Paris est très +bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi +donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien à tous les deux. +D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui +être +très bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois +que +j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours +ragaillardi.</p> +<p>De cette façon, Camille et son oncle étaient venus +à Paris. Le +chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud, +l'approuva. Au retour de sa tournée en Hollande, il avait +rapporté à +Chardonneux une mélancolie tellement profonde, qu'il lui +était presque +impossible de voir qui que ce fût, même sa fille. Il +semblait vouloir +fuir tout être vivant, et chercher à se fuir +lui-même. Presque toujours +seul, à cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre +mesure pour +donner quelque repos à son âme. Un chagrin caché, +incurable, le +dévorait. Il se reprochait au fond du cœur d'avoir rendu sa +femme +malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribué à sa +mort.—Si j'avais +été là, se disait-il, elle vivrait, et je devais y +être. Cette pensée, +qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie.</p> +<p>Il désirait que Camille fût heureuse; il était +prêt, dans l'occasion, à +faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa première +idée, en +revenant à Chardonneux, avait été d'essayer de +remplacer près de sa +fille celle qui n'était plus, et de payer avec usure cette dette +de cœur +qu'il avait contractée; mais le souvenir de la ressemblance de +la mère +et de l'enfant lui causait à l'avance une douleur +intolérable. C'était +en vain qu'il cherchait à se tromper sur cette douleur +même, et qu'il +voulait se persuader que ce serait plutôt à ses yeux une +consolation, un +adoucissement à sa peine, de retrouver ainsi sur un visage +aimé les +traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgré tout, +était +pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur, +qu'il ne se sentait pas la force de supporter.</p> +<p>L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'à +égayer sa +nièce et à lui rendre la vie agréable. +Malheureusement ce n'était pas +facile. Camille s'était laissé emmener sans +résistance, mais elle ne +voulait prendre part à aucun des plaisirs que le bonhomme +tâchait de lui +proposer. Ni promenades, ni fêtes, ni spectacles, ne pouvaient la +tenter; pour toute réponse, elle montrait sa robe noire.</p> +<p>Le vieux maître maçon était obstiné. Il +avait loué, comme on l'a vu, un +appartement garni dans une auberge des Messageries, la première +qu'un +commissionnaire de la rue lui avait indiquée, ne comptant y +rester qu'un +mois ou deux. Il y était avec Camille depuis près d'un +an. Pendant un +an, Camille s'était refusée à toutes ses +propositions de partie de +plaisir, et, comme il était en même temps aussi bon et +aussi patient +qu'entêté, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il +aimait cette +pauvre fille de toute son âme, sans qu'il en sût lui +même la cause, par +un de ces charmes inexplicables qui attachent la bonté au +malheur.</p> +<p>—Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa +bouteille, +ce qui peut t'empêcher de venir à l'Opéra avec moi. +Cela coûte fort +cher; j'ai le billet dans ma poche; voilà ton deuil fini d'hier; +tu as +là deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'à mettre ton +capuchon, et...</p> +<p>Il s'interrompit.—Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais +pas +pensé. Mais qu'importe? ce n'est pas nécessaire dans ces +endroits-là. Tu +n'entends pas, moi, je n'écoute pas. Nous regarderons danser, +voilà +tout.</p> +<p>Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il +avait +quelque chose d'intéressant à dire, que sa nièce +ne pouvait l'entendre +ni lui répondre. Il causait avec elle malgré lui. D'une +autre part, +quand il essayait de s'exprimer par signes, c'était encore pire; +elle le +comprenait encore moins. Aussi avait-il adopté l'habitude de lui +parler +comme à tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes +ses +forces; Camille s'était faite à cette pantomime parlante, +et trouvait +moyen d'y répondre à sa façon.</p> +<p>Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le +bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes à sa +nièce, et les lui +présentait d'un air à la fois si tendre et si suppliant, +qu'elle lui +sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse +calme qu'on lui voyait toujours.</p> +<p>—Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles +robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces +robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant +danser les robes comme des marionnettes.</p> +<p>Camille avait assez pleuré pour qu'un moment de joie lui +fût permis. +Pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle se +leva, se plaça +devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait, +le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de +tête +pour dire: Oui.</p> +<p>À ce signe, le bonhomme Giraud se mit à sauter comme +un enfant, avec ses +gros souliers. Il triomphait: l'heure était enfin venue +où il +accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui, +venir à l'Opéra, voir le monde: il ne se tenait pas +d'aise à cette +pensée, et il embrassait sa nièce coup sur coup, tout en +criant après la +femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison.</p> +<p>La toilette achevée, Camille était si belle, qu'elle +sembla le +reconnaître elle-même, et sourit à sa propre +image.—La voiture est en +bas, dit l'oncle Giraud, tâchant d'imiter avec ses bras le geste +d'un +cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un +carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle +venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire, +et partit.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>VII</h3> +<br /> +<p>Si l'oncle Giraud n'était pas élégant de sa +personne, il se piquait du +moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits, +toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas +être gêné, l'enveloppassent comme bon leur semblait, +que ses bas drapés +fussent mal tirés, et que sa perruque lui tombât sur les +yeux. Mais +quand il se mêlait de régaler les autres, il prenait +d'abord ce qu'il y +avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce +soir-là, +pour lui et pour Camille, une bonne loge découverte, bien en +évidence, +afin que sa nièce pût être vue de tout le monde. Aux +premiers regards +que Camille jeta sur le théâtre et dans la salle, elle fut +éblouie; cela +ne pouvait manquer: une jeune fille à peine âgée de +seize ans, élevée au +fond d'une campagne, et se trouvant tout à coup +transportée au milieu du +séjour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire +qu'elle +rêvait. On jouait un ballet: Camille suivait avec +curiosité les +attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que +c'était une pantomime, et, comme elle devait s'y +connaître, elle +cherchait à s'en expliquer le sens. À tout moment, elle +se retournait +vers son oncle d'un air stupéfait, comme pour le consulter; mais +il n'y +comprenait guère plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de +soie +offrant des fleurs à leurs bergères, des amours +voltigeant au bout d'une +corde, des dieux assis sur des nuages. Les décorations, les +lumières, le +lustre surtout, dont l'éclat la charmait, les parures des +femmes, les +broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour +elle la jetait dans un doux étonnement.</p> +<p>De son côté, elle devint bientôt elle-même +l'objet d'une curiosité +presque générale; sa parure était simple, mais du +meilleur goût. Seule, +en grande loge, à côté d'un homme aussi peu +musqué que l'était l'oncle +Giraud, belle comme un astre et fraîche comme une rose, avec ses +grands +yeux noirs et son air naïf, elle devait nécessairement +attirer les +regards. Les hommes commencèrent à se la montrer, les +femmes à +l'observer; les marquis s'approchèrent, et les compliments les +plus +flatteurs, faits à haute voix, à la mode du temps, furent +adressés à la +nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces +hommages, qu'il savourait avec délices.</p> +<p>Cependant Camille, peu à peu, reprit d'abord son air +tranquille, puis un +mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il était +cruel +d'être isolée au milieu de cette foule. Ces gens qui +causaient dans +leurs loges, ces musiciens dont les instruments réglaient la +mesure des +pas des acteurs, ce vaste échange de pensées entre le +théâtre et la +salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-même.—Nous +parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous +écoutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous +jouissons de +tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule +n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un être qui ne fait +qu'assister à +la vie.</p> +<p>Camille ferma les yeux pour se délivrer de ce spectacle; elle +se souvint +de ce bal d'enfants où elle avait vu danser ses compagnes, et +où elle +était restée près de sa mère. Elle revint +par la pensée à la maison +natale, a son enfance si malheureuse, à ses longues souffrances, +à ses +larmes secrètes, à la mort de sa mère, enfin +à ce deuil qu'elle venait +de quitter, et qu'elle résolut de reprendre en rentrant. +Puisqu'elle +était à jamais condamnée, il lui sembla qu'il +valait mieux pour elle ne +jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amèrement +qu'elle ne +l'avait encore fait que tout effort de sa part pour résister +à la +malédiction céleste était inutile. Remplie de +cette pensée, elle ne put +retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait +à en +deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le +bonhomme, surpris et inquiet, hésitait et ne savait que faire; +Camille +se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donnât +son +mantelet.</p> +<p>En ce moment, elle aperçut au-dessous d'elle, à la +galerie, un jeune +homme de bonne mine, très richement vêtu, qui tenait +à la main un +morceau d'ardoise, sur lequel il traçait des lettres et des +figures avec +un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise à son +voisin, +plus âgé que lui; celui-ci paraissait le comprendre +aussitôt, et lui +répondait de la même manière avec une très +grande promptitude. Tous deux +échangeaient en même temps, en ouvrant ou fermant les +doigts, certains +signes qui semblaient leur servir à se mieux communiquer leurs +idées.</p> +<p>Camille ne comprit rien, ni à ces dessins qu'elle distinguait +à peine, +ni à ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait +remarqué, du +premier coup d'œil, que ce jeune homme ne remuait pas les +lèvres;—prête +à sortir, elle s'arrêta. Elle voyait qu'il parlait un +langage qui +n'était celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer +sans ce +fatal mouvement de la parole, si incompréhensible pour elle, et +qui +faisait le tourment de sa pensée. Quel que fut ce langage +étrange, une +surprise extrême, un désir invincible d'en voir davantage +lui firent +reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de +la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant +de nouveau écrire sur l'ardoise et la présenter à +son voisin, elle fit +un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. À ce +mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille à son +tour. À +peine leurs yeux se furent-ils rencontrés, qu'ils +restèrent tous deux +d'abord immobiles et indécis, comme s'ils eussent cherché +à se +reconnaître; puis, en un instant, ils se devinèrent, et se +dirent d'un +regard: Nous sommes muets tous deux.</p> +<p>L'oncle Giraud apportait à sa nièce son mantelet, sa +canne et son loup, +mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et +resta accoudée sur la balustrade.</p> +<p>L'abbé de l'Épée venait, alors de commencer +à se faire connaître.</p> +<p>Faisant une visite à une dame, dans la rue des +Fossés-Saint-Victor, +touché de pitié pour deux sourdes-muettes qu'il avait +vues, par hasard, +travailler à l'aiguille, la charité qui remplissait son +âme s'était +éveillée tout à coup, et opérait +déjà des prodiges. Dans la pantomime +informe de ces êtres misérables et méprisés, +il avait trouvé les germes +d'une langue féconde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle, +plus +vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes +de génie, il avait peut-être dépassé son +but, le voyant trop grand; mais +c'était déjà beaucoup d'en voir la grandeur. +Quelle que pût être +l'ambition de sa bonté, il apprenait aux sourds-muets à +lire et à +écrire. Il les replaçait au nombre des hommes. Seul et +sans aide, par sa +propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces +malheureux, +et il se préparait à sacrifier à ce projet sa vie +et sa fortune, en +attendant que le roi jetât les yeux sur eux.</p> +<p>Le jeune homme assis près de la loge de Camille était +un des élèves +formés par l'abbé. Né gentilhomme et d'une +ancienne maison, doué d'une +vive intelligence, mais frappé de la <i>demi-mort</i>, comme on +disait alors, +il avait reçu, l'un des premiers, la même éducation +à peu près que le +célèbre comte de Solar, avec cette différence +qu'il était riche, et +qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension +du +duc de Penthièvre<a name="FNanchor_5_5"></a><a + href="#Footnote_5_5"><sup>5</sup></a>. Indépendamment des +leçons de l'abbé, on lui avait +donné un gouverneur, qui, étant une personne laïque, +pouvait +l'accompagner partout, chargé, bien entendu, de veiller sur ses +actions +et de diriger ses pensées (c'était le voisin qui lisait +sur l'ardoise). +Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces +études journalières qui exerçaient son esprit sur +toute chose, à la +lecture comme au manège, à l'Opéra comme à +la messe; cependant un peu de +fierté native et une indépendance de caractère +très prononcée luttaient +en lui contre cette application pénible. Il ne savait rien des +maux qui +auraient pu l'atteindre, s'il fût né dans une classe +inférieure ou +seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'à Paris. L'une +des +premières choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait +commencé à +épeler, avait été le nom de son père, le +marquis de Maubray. Il savait +donc qu'il était, à la fois, différent des autres +hommes par le +privilège de la naissance et par une disgrâce de la +nature. L'orgueil et +l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur, +ou +peut-être par nécessité, n'en était pas +moins resté simple.</p> +Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi +fier +qu'eux tous, et qui avait aussi, auprès de son gouverneur, sur +les +grands parquets de Versailles, traîné ses talons rouges +à fleur de +terre, selon l'usage, était lorgné par plus d'une jolie +femme, mais il +ne quittait pas des yeux Camille; de son côté, elle le +voyait très bien, +sans le regarder davantage. L'opéra fini, elle prit le bras de +son +oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive. +<hr style="width: 35%;" /><br /> +<h3>VIII</h3> +<br /> +<p>Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient +seulement +le nom de l'abbé de l'Épée; encore moins se +doutaient-ils de la +découverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets. +Le +chevalier aurait pu connaître cette découverte; sa femme +l'eût +certainement connue si elle eût vécu; mais Chardonneux +était loin de +Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait, +ne +la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou +la mort, peuvent produire le même résultat.</p> +<p>Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une idée: ce que +ses gestes et +ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer à son +oncle +qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme +Giraud ne fut point embarrassé par cette demande, bien qu'elle +lui fût +adressée un peu tard, car il était temps de souper; il +courut à sa +chambre, et, persuadé qu'il avait compris, il rapporta en +triomphe à sa +nièce une petite planche et un morceau de craie, reliques +précieuses de +son ancien amour pour la bâtisse et la charpente.</p> +<p>Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son désir +rempli de +cette façon; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit +asseoir son +oncle à côté d'elle; puis elle lui fit prendre la +craie, et lui saisit +la main comme pour le guider, en même temps que ses regards +inquiets +s'apprêtaient à suivre ses moindres mouvements.</p> +<p>L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'écrire +quelque +chose, mais quoi? Il l'ignorait.—Est-ce le nom de ta mère? +Est-ce le +mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du +doigt, le plus doucement qu'il put, sur le cœur de la jeune fille. Elle +inclina aussitôt la tête; le bonhomme crut qu'il avait +deviné; il +écrivit donc en grosses lettres le nom de Camille; après +quoi, satisfait +de lui-même et de la manière dont il avait passé sa +soirée, le souper +étant prêt, il se mit à table sans attendre sa +nièce, qui n'était pas de +force à lui tenir tête.</p> +<p>Camille ne se retirait jamais que son oncle n'eût +achevé sa bouteille; +elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra +chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras.</p> +<p>Aussitôt son verrou tiré, elle se mit à son tour +à écrire. Débarrassée +de sa coiffure et de ses paniers, elle commença à copier, +avec un soin +et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et +à +barbouiller de blanc une grande table qui était au milieu de la +chambre. +Après plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez +bien à +reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut +fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut +compté une à une les lettres qui lui avaient servi de +modèle, elle se +promena autour de la table, le cœur palpitant d'aise comme si elle +eût +remporté une victoire. Ce mot de <i>Camille</i> qu'elle venait +d'écrire lui +paraissait admirable à voir, et devait certainement, à +son sens, +exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui +semblait voir une multitude de pensées, toutes plus douces, plus +mystérieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle +était loin +de croire que ce n'était que son nom.</p> +<p>On était au mois de juillet, l'air était pur et la +nuit superbe. Camille +avait ouvert sa fenêtre; elle s'y arrêtait de temps en +temps, et là, +rêvant, les cheveux dénoués, les bras +croisés, les yeux brillants, belle +de cette pâleur que la clarté des nuits donne aux femmes, +elle regardait +l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux: +l'étroite cour d'une longue maison où se trouvait +logée une entreprise +de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un +rayon de soleil n'avait pénétré; la hauteur des +étages, entassés l'un +sur l'autre, défendait contre la lumière cette +espèce de cave. Quatre ou +cinq grosses voitures, serrées sous un hangar, +présentaient leurs timons +à qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laissées dans +la cour, faute +de place, semblaient attendre les chevaux, dont le piétinement +dans +l'écurie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une +porte +strictement fermée dès minuit pour les locataires, mais +toujours prête +à s'ouvrir avec bruit à toute heure au claquement du +fouet d'un cocher, +s'élevaient d'énormes murailles, garnies d'une +cinquantaine de croisées, +où jamais, passé dix heures, une chandelle ne brillait, +à moins de +circonstances extraordinaires.</p> +<p>Camille allait quitter sa fenêtre, quand tout à coup, +dans l'ombre que +projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme +humaine, revêtue d'un habit brillant, se promenant à pas +lents. Le +frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi, +car +son oncle était là, et la surveillance du bonhomme se +révélait par son +bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un +assassin +vint se promener dans cette cour en pareil costume?</p> +<p>L'homme y était pourtant, et Camille le voyait. Il marchait +derrière la +voiture, regardant la fenêtre où elle se tenait. +Après quelques +instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa +lumière, et +avançant le bras hors de la croisée, éclaira +subitement la cour; en même +temps elle y jeta un regard à demi effrayé, à demi +menaçant. L'ombre de +la voiture s'étant effacée, le marquis de Maubray, car +c'était lui, vit +qu'il était complètement découvert, et, pour toute +réponse, posa un +genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans +l'attitude +du plus profond respect.</p> +<p>Ils restèrent quelque temps ainsi, Camille à la +fenêtre, tenant sa +lumière, le marquis à genoux devant elle. Si Roméo +et Juliette, qui ne +s'étaient vus qu'un soir dans un bal masqué, ont +échangé dès la première +fois tant de serments, fidèlement tenus, que l'on songe à +ce que purent +être les premiers gestes et les premiers regards de deux amants +qui ne +pouvaient se dire que par la pensée ces mêmes choses, +éternelles devant +Dieu, et que le génie de Shakspeare a immortalisées sur +la terre.</p> +<p>Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois +marchepieds pour grimper sur l'impériale d'une voiture, en +s'arrêtant à +chaque effort qu'on est obligé de faire, pour savoir si l'on +doit +continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste +brodée +risque d'avoir mauvaise grâce lorsqu'il s'agit de sauter de cette +impériale sur le rebord d'une croisée. Tout cela est +incontestable, à +moins, qu'on n'aime.</p> +<p>Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il +commença par lui faire un salut aussi cérémonieux +que s'il l'eût +rencontrée aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-être +lui eût-il +raconté comme quoi il avait échappé à la +vigilance de son gouverneur, +pour venir, au moyen de quelque argent donné à un +laquais, passer la +nuit sous sa fenêtre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle +avait +quitté l'Opéra; comment un regard d'elle avait +changé sa vie entière; +comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre +bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela était +écrit +sur ses lèvres; mais la révérence de Camille, en +lui rendant son salut, +lui fit comprendre combien un tel récit eût +été inutile et qu'il lui +importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle, +dès +l'instant qu'il y était venu.</p> +<p>M. de Maubray, malgré l'espèce d'audace dont il avait +fait preuve pour +parvenir jusqu'à celle qu'il aimait, était, nous l'avons +dit, simple et +réservé. Après avoir salué Camille, il +cherchait vainement de quelle +façon lui demander si elle voulait de lui pour époux; +elle ne comprenait +rien à ce qu'il tâchait de lui expliquer. Il vit sur la +table la +planchette où était écrit le nom de <i>Camille</i>. +Il prit le morceau de +craie, et, à côté de ce nom, il écrivit le +sien: <i>Pierre</i>.</p> +<p>—Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse +taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par où +vous +êtes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans +cette +maison?</p> +<p>C'était l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de +chambre, +d'un air furieux.</p> +<p>—Voilà une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je +dormais, et +que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre +langue. Qu'est-ce que c'est que des êtres pareils, qui ne +trouvent rien +de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention? +Abîmer +une voiture, briser tout, faire du dégât, et après +cela, quoi? +Déshonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur +d'honnêtes +gens!...</p> +<p>Celui-là, non plus, ne m'entend pas encore, s'écria +l'oncle Giraud +désolé. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de +papier, et +écrivit cette espèce de lettre:</p> +<p>«J'aime mademoiselle Camille, je veux l'épouser, j'ai +vingt mille livres +de rente. Voulez-vous me la donner?»</p> +<p>—Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour +mener les affaires aussi vite.</p> +<p>—Mais, dites donc, s'écria-t-il après quelques moments +de réflexion, je +ne suis pas son père, je ne suis que l'oncle. Il faut demander +la +permission au papa.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br /> +<h3>IX</h3> +<br /> +<p>Ce n'était pas une chose facile que d'obtenir du chevalier +son +consentement à un pareil mariage, non qu'il ne fût +disposé, comme on l'a +vu, à faire tout ce qui était possible pour rendre sa +fille moins +malheureuse; mais il y avait dans la circonstance présente une +difficulté presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une +femme, +atteinte d'une horrible infirmité, à un homme +frappé de la même +disgrâce, et, si une telle union devait avoir des fruits, il +était +probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortuné de plus +au +monde.</p> +<p>Le chevalier, retiré dans sa terre, toujours en proie au plus +noir +chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait +été enterrée dans le parc, quelques saules +pleureurs entouraient sa +tombe, et annonçaient de loin aux passants la modeste place +où elle +reposait. C'était vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous +les jours +ses promenades. Là, il passait de longues heures, +dévoré de regrets et +de tristesse, et se livrant à tous les souvenirs qui pouvaient +nourrir +sa douleur.</p> +<p>Ce fut là que l'oncle Giraud vint le trouver tout à +coup un matin. Dès +le lendemain du jour où il avait surpris les deux amants +ensemble, le +bonhomme avait quitté Paris avec sa nièce, avait +ramené Camille au Mans, +et l'avait laissée dans sa propre maison, pour y attendre le +résultat de +la démarche qu'il allait faire.</p> +<p>Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'être fidèle +et de rester +prêt à tenir sa parole. Orphelin dès longtemps, +maître de sa fortune, +n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volonté +n'avait à +craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son côté, voulait +bien servir +de médiateur et tâcher de marier les deux jeunes gens, +mais il +n'entendait pas que cette première entrevue, qui lui semblait +passablement étrange, pût se renouveler autrement qu'avec +la permission +du père et du notaire.</p> +<p>Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on +le +pense, le plus grand étonnement. Lorsque le bonhomme +commença à lui +raconter cette rencontre à l'Opéra, cette scène +bizarre et cette +proposition plus singulière encore, il eut peine à +concevoir qu'un tel +roman fût possible. Forcé cependant de reconnaître +qu'on lui parlait +sérieusement, les objections auxquelles on s'attendait se +présentèrent +aussitôt à son esprit:</p> +<p>—Que voulez-vous? dit-il à Giraud. Unir deux êtres +également +malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre +créature dont je suis le père? Faut-il encore augmenter +notre malheur en +lui donnant un mari semblable à elle? Suis-je destiné +à me voir entouré +d'êtres réprouvés du monde, objets de mépris +et de pitié? Dois-je passer +ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence, +avoir +les yeux fermés par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas +vanité, +Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon père, dois-je le +laisser +à des infortunés qui ne pourront ni le signer ni le +prononcer?</p> +<p>—Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose.</p> +<p>—Le signer! s'écria le chevalier. Êtes-vous +privé de raison?</p> +<p>—Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait écrire, +répliqua +l'oncle. Je vous témoigne et vous certifie qu'il écrit +même fort bien et +même très couramment, comme sa proposition, que j'ai dans +ma poche et +qui est fort honnête, en fait foi.</p> +<p>Le bonhomme montra en même temps au chevalier le papier sur +lequel le +marquis de Maubray avait tracé le peu de mots qui exposaient, +d'une +manière laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa +demande.</p> +<p>—Que signifie cela? dit le père. Depuis quand les +sourds-muets +tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud?</p> +<p>—Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille +chose peut se faire. La vérité est que mon intention +était tout +bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce +que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouvé +être là, et +il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait +très lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on +était +muet, c'était pour ne rien dire; mais pas du tout. Il +paraît +qu'aujourd'hui on a fait une découverte au moyen de laquelle +tout ce +monde-là se comprend et fait très bien la conversation. +On dit que c'est +un abbé, dont je ne sais plus le nom, qui a inventé ce +moyen-là. Quant à +moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne +qu'à +mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins!</p> +<p>—Est-ce sérieux, ce que vous dites?</p> +<p>—Très sérieux. Ce petit marquis est riche, joli +garçon; c'est un +gentilhomme et un galant homme; je réponds de lui. Songez, je +vous en +prie, à une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle +ne parle +pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle +devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voilà un homme +qui +l'aime; cet homme-là, si vous la lui donnez, ne se +dégoûtera jamais +d'elle à cause du défaut qu'elle a au bout de la langue; +il sait ce qui +en est par lui-même. Ils se comprennent, ces enfants, ils +s'entendent, +sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et +écrire; Camille apprendra à en faire autant; cela ne lui +sera pas plus +difficile qu'à l'autre. Vous sentez bien que, si je vous +proposais de +marier votre fille à un aveugle, vous auriez le droit de me rire +au nez; +mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que, +depuis seize ans que vous avez cette petite-là, vous ne vous en +êtes +jamais bien consolé. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme +tout le +monde s'en arrange, si vous, qui êtes son père, vous ne +pouvez pas en +prendre votre parti?</p> +<p>Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un +regard du côté du tombeau de sa femme, et semblait +réfléchir +profondément.</p> +<p>—Rendre à ma fille l'usage de la pensée! dit-il +après un long silence; +Dieu le permettrait-il? est-ce possible?</p> +<p>En ce moment, le curé d'un village voisin entrait dans le +jardin, venant +dîner au château. Le chevalier le salua d'un air distrait, +puis, sortant +tout à coup de sa rêverie:</p> +<p>-L'abbé, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les +nouvelles, et vous +recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un prêtre qui a +entrepris l'éducation des sourds-muets?</p> +<p>Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait +était +un véritable curé de campagne de ce temps-là, +homme simple et bon, mais +fort ignorant, et partageant tous les préjugés d'un +siècle où il y en +avait tant, et de si funestes.</p> +<p>—Je ne sais ce que monseigneur veut dire, répondit-il +(traitant le +chevalier en seigneur de village), à moins qu'il ne soit +question de +l'abbé de l'Épée.</p> +<p>—Précisément, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on +m'a dit; je ne +m'en souvenais plus.</p> +<p>—Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire?</p> +<p>—Je ne saurais, répliqua le curé, parler avec trop de +circonspection +d'une matière sur laquelle je ne puis me donner encore pour +complètement +édifié. Mais je suis fondé à croire, +d'après le peu de renseignements +qu'il m'a été loisible de recueillir à ce sujet, +que ce monsieur de +l'Épée, qui paraît être, d'ailleurs, une +personne tout à fait vénérable, +n'a point atteint le but qu'il s'était proposé.</p> +<p>—Qu'entendez-vous par là? dit l'oncle Giraud.</p> +<p>—J'entends, dit le prêtre, que l'intention la plus pure peut +quelquefois faillir par le résultat. Il est hors de doute, +d'après ce +que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont +été faits; +mais j'ai tout lieu de croire que la prétention d'apprendre +à lire aux +sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout à fait +chimérique.</p> +<p>—Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui +écrit.</p> +<p>—Je suis bien éloigné, répliqua le curé, +de vouloir vous contredire en +aucune façon; mais des personnes savantes et distinguées, +parmi +lesquelles je pourrais même citer des docteurs de la +Faculté de Paris, +m'ont assuré d'une manière péremptoire que la +chose était impossible.</p> +<p>—Une chose qu'on voit ne peut pas être impossible, reprit le +bonhomme +impatienté. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma +poche, +pour le montrer au chevalier; le voilà, c'est clair comme le +jour.</p> +<p>En parlant ainsi, le vieux maître maçon avait de +nouveau tiré son +papier, et l'avait mis sous les yeux du curé. Celui-ci, à +demi étonné, à +demi piqué, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs +fois à +haute voix, et le rendit à l'oncle, ne sachant trop quoi dire.</p> +<p>Le chevalier avait semblé étranger à la +discussion; il continuait de +marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant.</p> +<p>—Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque à +mon +devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se +présente +où cette pauvre fille, à qui je n'ai donné que +l'apparence de la vie, +trouve une main qui recherche la sienne dans les ténèbres +où elle est +plongée. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour +toujours, elle +peut rêver qu'elle est heureuse. De quel droit l'en +empêcherais-je? Que +dirait sa mère, si elle était là?...</p> +<p>Les regards du chevalier se reportèrent encore une fois vers +le tombeau, +puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas à +l'écart avec +lui, et lui dit à voix basse: Faites ce que vous voudrez.</p> +<p>—À la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous +l'amène; +elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant.</p> +<p>—Jamais! répondit le père. Tâchons ensemble +qu'elle soit heureuse; mais +la revoir, je ne le peux pas.</p> +<p>Pierre et Camille furent mariés à Paris, à +l'église des Petits-Pères. +Le gouverneur et l'oncle furent les seuls témoins. Lorsque le +prêtre +officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez +appris pour savoir à quel moment il fallait s'incliner en signe +d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un rôle qui était +pourtant +difficile à remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien +comprendre; elle regarda son mari, et baissa la tête comme lui.</p> +<p>Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez, +pourrait-on +dire. Lorsqu'ils sortirent de l'église, en se tenant la main +pour +toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait +une assez grande maison. Camille, après la messe, monta dans un +brillant +équipage, qu'elle regardait avec une curiosité enfantine. +L'hôtel dans +lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet +d'étonnement. Ces +appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient être à +elle, lui +semblaient une merveille. Il était convenu, du reste, que ce +mariage se +ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la fête.<br /> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>X</h3> +<br /> +<p>Camille devint mère. Un jour que le chevalier faisait sa +triste +promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre +écrite +d'une main qui lui était inconnue, et où se trouvait un +singulier +mélange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et +renfermait ce qui suit:</p> +<p>«O mon père! je parle, non pas avec ma bouche, mais +avec ma main. Mes +pauvres lèvres sont toujours fermées, et cependant je +sais parler. Celui +qui est mon maître m'a appris à pouvoir vous +écrire. Il m'a fait +enseigner comme pour lui, par la même personne qui l'avait +élevé, car +vous savez qu'il est resté comme moi très longtemps. J'ai +eu beaucoup de +peine à apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler +avec les +doigts, ensuite on apprend des figures écrites. Il y en a de +toutes +sortes, qui expriment la peur, la colère, et tout en +général. On est +très long à connaître tout, et encore plus à +mettre des mots, à cause +des figures qui ne sont pas la même chose, mais enfin on en vient +à +bout, comme vous voyez. L'abbé de l'Épée est un +homme très bon et très +doux, de même que le père Vanin, de la Doctrine +chrétienne.</p> +<div class="blkquot"> +<p>«J'ai un enfant qui est très beau; je n'osais pas vous +en parler avant +de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu résister au +plaisir que +j'ai à vous écrire, malgré notre peine car vous +pensez bien que mon mari +et moi nous sommes très inquiets, surtout parce que nous ne +pouvons pas +entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne +se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il +ouvrira les lèvres et s'il les remuera avec le bruit des +entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulté +des +médecins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux +personnes +aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont +bien +dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire.</p> +<p>Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis +longtemps, et comme nous sommes embarrassés lorsqu'il ouvre ses +petites +lèvres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit! +Soyez +sûr, mon père, que je pense bien à ma mère, +car elle a dû s'inquiéter +comme moi. Vous l'avez bien aimée, comme moi aussi j'aime mon +enfant; +mais je n'ai été pour vous qu'un sujet de chagrin. +Maintenant que je +sais lire et écrire, je comprends combien ma mère a +dû souffrir.</p> +<p>Si vous étiez tout à fait bon pour moi, cher +père, vous viendriez nous +voir à Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance +pour votre +fille respectueuse.</p> +<p style="text-align: right;">CAMILLE.»</p> +</div> +<p>Après avoir lu cette lettre, le chevalier hésita +longtemps. Il avait eu +d'abord peine à s'en fier à ses yeux, et à croire +que c'était Camille +elle-même qui lui avait écrit; mais il fallait se rendre +à l'évidence. +Qu'allait-il faire? S'il cédait à sa fille, et s'il +allait en effet à +Paris, il s'exposait à retrouver, dans une douleur nouvelle, +tous les +souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas, +il +est vrai, mais qui n'en était pas moins le fils de sa fille, +pouvait lui +rendre les chagrins du passé. Camille pouvait lui rappeler +Cécile, et +cependant il ne pouvait s'empêcher en même temps de +partager +l'inquiétude de cette jeune mère attendant une parole de +son enfant.</p> +<p>—Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta. +C'est moi qui ai fait ce mariage-là, et je le tiens pour bon et +durable. +Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez, +soit dit sans reproche, d'avoir oublié votre femme au bal, +moyennant +quoi elle est tombée à l'eau? Oubliez-vous aussi cette +petite? +Pensez-vous que ce soit tout d'être triste? Vous l'êtes, +j'en conviens, +et même plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas +autre chose +à faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais +avec +vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appelé +aussi. +Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frappé à ma +porte, moi qui +lui ai toujours ouvert.</p> +<p>—Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et +cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laissée +mourir +d'une mort affreuse quand j'aurais dû l'en préserver. Si +je dois en être +puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais +m'en plaindre; quelque pénible que soit pour moi ce spectacle, +je dois +m'y résoudre et m'y condamner. Ce châtiment m'est +dû. Que la fille me +punisse d'avoir abandonné la mère! J'irai à Paris, +je verrai cet enfant. +J'ai délaissé ce que j'aimais, je me suis +éloigné du malheur; je veux +prendre maintenant un amer plaisir à le contempler.</p> +<p>Dans un joli boudoir boisé, à l'entre-sol d'un bon +hôtel situé dans le +faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque +le père et l'oncle arrivèrent. Sur une table +étaient des dessins, des +livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait +sur le tapis.</p> +<p>Le marquis s'était levé; Camille courut à son +père, qui l'embrassa +tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du +chevalier se reportèrent aussitôt sur l'enfant. +Malgré lui, l'horreur +qu'il avait eue autrefois pour l'infirmité de Camille reprenait +place +dans son cœur, à la vue de cet être qui allait +hériter de la malédiction +qu'il lui avait léguée. Il recula lorsqu'on le lui +présenta.</p> +<p>—Encore un muet! s'écria-t-il.</p> +<p>Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait +compris. +Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt +sur ses petites lèvres, en les frottant un peu, comme pour +l'inviter à +parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis prononça +bien +distinctement ces deux mots, que la mère lui avait fait +apprendre +d'avance:—Bonjour, papa.</p> +<p>—Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle +Giraud.<br /> +<br /> +</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE PIERRE ET +CAMILLE.<br /> +<br /> +</p> +<hr style="width: 65%;" /> +<a name="LE_SECRET_DE_JAVOTTE"></a> +<h2>LE</h2> +<h2>SECRET DE JAVOTTE</h2> +<h2>1844</h2> +<p style="text-align: center;"><img alt="LE SECRET DE JAVOTTE" + title="LE SECRET DE JAVOTTE" src="images/imag001.jpg" + style="width: 407px; height: 600px;" /><br /> +</p> +<h5>LE SECRET DE JAVOTTE</h5> +<h5>... deux jeunes gens, +revenant de la chasse suivaient à +cheval la route +de Noisy...</h5> +<h3>I</h3> +<br /> +<p>L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens +revenant +de la chasse suivaient à cheval la route de Noisy, à +quelque distance de +Luzarches. Derrière eux marchait un piqueur menant les chiens. +Le soleil +se couchait et dorait au loin la belle forêt de Carenelle, +où le feu duc +de Bourbon aimait à chasser. Tandis que le plus jeune des deux +cavaliers, âgé d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement +sur sa +monture, et s'amusait à sauter les haies, l'autre paraissait +distrait et +préoccupé. Tantôt il excitait son cheval et le +frappait avec impatience, +tantôt il s'arrêtait tout à coup et restait au pas +en arrière, comme +absorbé par ses pensées. À peine +répondait-il aux joyeux discours de son +compagnon, qui, de son côté, le raillait de son silence. +En un mot, il +semblait livré à cette rêverie bizarre, +particulière aux savants et aux +amoureux, qui sont rarement où ils paraissent être. +Arrivé à un +carrefour, il mit pied à terre, et s'avançant au bord +d'un fossé, il +ramassa une petite branche de saule qui était enfoncée +dans le sable +assez profondément; il détacha une feuille de cette +branche, et, sans +qu'on l'aperçût, la glissa furtivement dans son sein; +puis, remontant +aussitôt à cheval:</p> +<p>—Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux +Clignets par le village; nous rentrerons, mon frère et moi, par +la +garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me +ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux +quelque +troupeau de bestiaux rentrant à la ferme.</p> +<p>Le piqueur obéit et prit avec ses chiens un sentier +tracé dans les +roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le +moins âgé des deux frères) partit d'un grand +éclat de rire:</p> +<p>—Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable +ce +soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit dévorée par un +mouton? Mais tu +as beau faire; je parierais que, malgré toutes tes +précautions, cette +pauvre bête, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque +mauvais tour +d'ici à une demi-heure.</p> +<p>—Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque +irrité.</p> +<p>—Mais, apparemment, répondit Armand en se rapprochant de son +frère, +parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta +jument est sujette à caracoler quand elle voit la grille. +Heureusement, +ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est +là, et +que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une +jambe.</p> +<p>—Mauvaise langue, dit Tristan souriant à son tour un peu +à contre-cœur, +qu'est-ce qui pourra donc te déshabituer de tes méchantes +plaisanteries?</p> +<p>—Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il +à +cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil, +c'est +de son âge. N'as-tu pas l'honneur d'être au service du roi +dans le +régiment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime +aussi la +chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta +veste rouge, est-ce que c'est un péché mortel?</p> +<p>—Écoute, écervelé, dit Tristan. Que tu badines +ainsi entre nous, si +cela te plaît, rien de mieux; mais pense sérieusement +à ce que tu dis +quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de +notre mère; sa maison est une des seules ressources que nous +ayons dans +le pays pour nous désennuyer de cette vie monotone qui t'amuse, +toi, +avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La +marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances...</p> +<p>—La plus agréable, ajouta Armand.</p> +<p>—Tant que tu voudras. Tu n'es pas fâché, +toi-même, d'aller à Renonval, +lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre +part que de nous brouiller avec ces gens-là, et c'est ce que tes +discours finiront par faire, si tu continues à jaser au hasard. +Tu sais +très bien que je n'ai pas plus qu'un autre la prétention +de plaire à +madame de Vernage...</p> +<p>—Prends garde à Gitana! s'écria Armand. Regarde comme +elle dresse les +oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue.</p> +<p>—Trêve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et +tâche d'y +penser sérieusement.</p> +<p>—Je pense, dit Armand, et très sérieusement, que la +marquise est très +bien en manches plates, et que le noir lui va à merveille.</p> +—À +quel propos cela? +<p>—À propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit +rien dans +ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne +t'ai +pas entendu très clairement dire que le noir était ta +couleur, et cette +bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la grâce +de +monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la +plus noire de toutes ses robes?</p> +<p>—Qu'y a-t-il d'étonnant? n'est-il pas tout simple de changer +de +toilette pour dîner?</p> +<p>—Prends garde à Gitana, te dis-je; elle est capable de +s'emporter, et +de te mener tout droit, malgré toi, à l'écurie de +Renonval. Et la +semaine dernière, à la fête, cette même +marquise, toujours de noir +vêtue, n'a-t-elle pas trouvé naturel de m'installer dans +la grande +calèche avec mon chien et monsieur le curé, pour grimper +dans ton +tilbury, au risque de montrer sa jambe?</p> +<p>—Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux +subît +cette corvée?</p> +<p>—Oui, mais cet <i>un</i>, c'est toujours moi. Je ne m'en plains +pas, je ne +suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse, +n'a-t-elle pas imaginé de quitter sa voiture et de me prendre +mon propre +cheval, que je lui ai cédé avec un +désintéressement admirable, pour +qu'elle pût galoper dans les bois à côté de +monsieur l'officier? +Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer +dans tes dénégations, tu me devrais, honnêtement +parlant, ta confiance +et tes secrets.</p> +<p>—Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un étourdi tel que +toi, et +quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes +contes?</p> +<p>—Prends garde à Gitana, mon frère.</p> +<p>—Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que +j'eusse +fantaisie d'aller ce soir faire une visite à Renonval, qu'y +aurait-il +d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un prétexte pour te prier +d'y venir +avec moi ou de rentrer seul à la maison?</p> +<p>—Non, certainement; de même que, si nous venions à +rencontrer madame de +Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de +surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, +il +est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de +moins en comparaison de l'éternité? La marquise doit nous +avoir entendus +sonner du cor; il serait bien juste qu'elle prît le frais sur la +route, +en compagnie de son inévitable adorateur et voisin, M. de la +Bretonnière.</p> +<p>—J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de +la +Bretonnière m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une +femme +d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot +et traîne partout une pareille ombre?</p> +<p>—Il est certain, répondit Armand, que le personnage est lourd +et +indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme, +créé et mis +au monde pour l'état de voisin. Voisiner est son lot; c'est +même presque +sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu +un homme mieux établi que lui hors de chez soi. Si on va +dîner chez +madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il +chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et +remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et +classique, +qui se croit obligé de rire si la maîtresse du logis dit +un bon mot; il +serait plutôt disposé, s'il osait, à tout +blâmer et tout contrecarrer. +S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver +que le baromètre est à variable. Si quelqu'un cite une +anecdote, ou +parle d'une curiosité, il a vu quelque chose de bien mieux; mais +il ne +daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tête avec une +modestie +à le souffleter. L'assommante créature! je ne sais pas, +en vérité, s'il +est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage, +quand il est là, sans que sa tête inquiète et +effarouchée vienne se +placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas +d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur +spéciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, +d'être plus +ennuyeux qu'un bavard, rien que par la façon dont il regarde +parler les +autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste à la +vie, et +tâche de gêner, de décourager et d'impatienter les +vivants. Avec tout +cela, la marquise le supporte; elle a la charité de +l'écouter, de +l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en +débarrassera jamais.</p> +<p>—Qu'entends-tu par là? demanda Tristan, un peu troublé +à ce dernier +mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable?</p> +<p>—Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifférence +railleuse. +Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est +garçon +et fort à l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite +meute, +et un grand vieux carrosse. Il possède sur tout autre, +près de la +marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans +et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en +congé, permets-moi de te le dire tout bas, peut éblouir +et plaire en +passant; mais celui qui est là tous les jours a quinte et +quatorze par +état, sans compter l'industrie, comme dit Basile.</p> +<p>Tandis que les deux frères causaient ainsi, ils avaient +laissé les bois +derrière eux et commençaient à entrer dans les +vignes. Déjà ils +apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval.</p> +<p>—Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualités; +mais c'est +une coquette. Elle passe pour dévote, et elle a un chapelet +bénit +accroché à son étagère; mais elle aime +assez les fleurettes. Ne t'en +déplaise, c'est, à mon avis, une femme difficile à +deviner et +passablement dangereuse.</p> +<p>—Cela est possible, dit Tristan.</p> +<p>—Et même probable, reprit son frère. Je ne suis pas +fâché que tu le +penses comme moi, et je te dirai volontiers à mon tour: Parlons +sérieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la +connaître et de +l'étudier de près. Toi, tu viens ici pour quelques jours; +tu es un jeune +et beau garçon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne +sais que +faire, elle te plaît, tu lui en contes, et elle te laisse dire. +Moi, qui +la vois l'hiver comme l'été, à Paris comme +à la campagne, je suis moins +confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval +et me laisse en tête-à-tête avec le curé. Ses +grands yeux noirs, qu'elle +baisse vers la terre avec une modestie parfois si sévère, +savent se +relever vers toi, j'en suis bien sûr, lorsque vous courez la +forêt, et +je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a +tourné la +tête, à ma connaissance, à trois ou quatre pauvres +petits garçons qui +ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma +pensée? +Je te dirai, en style de Scudéry, qu'on pénètre +assez facilement jusqu'à +l'antichambre de son cœur, mais que l'appartement est toujours +fermé, +peut-être parce qu'il n'y a personne.</p> +<p>—Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain +caractère.</p> +<p>—Non pas à son avis: qu'a-t-on à lui reprocher? Est-ce +sa faute si on +devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait guère plus de trente +ans, +elle dit à qui veut l'entendre qu'elle a renoncé, depuis +qu'elle est +veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre, +monter à cheval et prier Dieu. Elle fait l'aumône et va +à confesse; or, +toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sincèrement +et +véritablement religieuse, est la pire espèce de coquette +que la +civilisation ait inventée. Une femme pareille, sûre +d'elle-même, belle +encore et jouissant volontiers des petits privilèges de la +beauté, sait +composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine +confession. Aux moments mêmes où elle semble se livrer +avec le plus +charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si +le bout de son pied est suffisamment caché sous sa robe, et +calcule la +place où elle peut laisser prendre, sans péché, un +baiser sur sa +mitaine. À quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne +pas +être franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer +à la +tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne +saurait dire qu'elle soit sincère ni hypocrite; elle est ainsi +et elle +plaît; ses victimes passent et disparaissent. La +Bretonnière, le +silencieux, restera jusqu'à sa mort, très probablement, +sur le seuil du +temple où ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire +l'encens.</p> +<p>Tristan, pendant que son frère parlait, avait +arrêté son cheval. La +grille du château de Renonval n'était plus +éloignée que d'une centaine +de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait prévu, madame +de +Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle était seule, +contre +l'ordinaire. Tristan changea tout à coup de visage.</p> +<p>—Écoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es +homme et tu as +du cœur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni +loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on +m'a +dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugué +par cette +femme; elle est si charmante, si aimable, si séduisante, quand +elle +veut...</p> +<p>—Je le sais très bien, dit Armand.</p> +<p>—Non, s'écria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de +grâce, de +douceur, de piété, car enfin elle fait l'aumône, +comme tu dis, et +remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les +dehors de la franchise et de la bonté, elle puisse être +telle que tu te +l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en +chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier à ta parole. +Je vais +à Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mère +s'inquiète de ne +pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon +cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte +visite, et je reviendrai sur-le-champ.</p> +<p>—Pourquoi ce mystère, s'il en est ainsi?</p> +<p>—Parce que la marquise elle-même reconnaît que c'est le +plus sage. Les +gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes +ensemble. Garde-moi le secret; à ce soir.</p> +<p>Sans attendre une réponse, Tristan partit au galop.</p> +<p>Demeuré seul, Armand changea de route, et prit un chemin de +traverse qui +le menait plus vite chez lui. Ce n'était pas, on le pense bien, +sans +déplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son +frère +s'éloigner. Jeune d'années, mais déjà +mûri par une précoce expérience du +monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent léger en +apparence, +avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier +distingué dans l'armée, courait en Algérie les +chances de la guerre, et +se livrait parfois aux dangereux écarts d'une imagination vive +et +passionnée, Armand restait à la maison et tenait +compagnie à sa vieille +mère. Tristan le raillait parfois de ses goûts +sédentaires, et +l'appelait monsieur l'abbé, prétendant que, sans la +Révolution, il +aurait porté la tonsure, en sa qualité de cadet; mais +cela ne le fâchait +pas.—Va pour le titre, répondait-il, mais donne-moi le +bénéfice. La +baronne de Berville, la mère, veuve depuis longtemps, habitait +le Marais +en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce +n'était pas une maison assez riche pour entretenir un grand +équipage, +mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait +ses enfants, on avait fait venir des <i>foxhounds</i> d'Angleterre; +quelques +voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes réunies +formaient +de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la +forêt de Carenelle. Ainsi s'étaient établies +rapidement, entre les +habitants des Clignets et ceux de deux ou trois châteaux des +environs, +des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on +vient de le voir, était la reine du canton. Depuis le sieur de +Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'à +l'élégant un peu +arriéré de Luzarches, tout rendait hommage à la +belle marquise, voire +même le curé de Noisy. Renonval était le +rendez-vous de ce qu'il y avait +de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes +étaient +d'accord pour vanter, comme Tristan, la grâce et la bonté +de la +châtelaine. Personne ne résistait à l'empire +souverain qu'elle exerçait, +comme on dit, sur les cœurs; et c'est précisément +pourquoi Armand était +fâché que son frère ne revînt pas souper avec +lui.</p> +<p>Il ne lui fut pas difficile de trouver un prétexte pour +justifier cette +absence, et de dire à la baronne en rentrant que Tristan +s'était arrêté +chez un fermier, avec lequel il était en marché pour un +coin de terre. +Madame de Berville, qui ne dînait qu'à neuf heures quand +ses enfants +allaient à la chasse, afin de prendre son repas en famille, +voulut +attendre pour se mettre à table que son fils aîné +fut revenu. Armand, +mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son +métier, +parut médiocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait. +Peut-être +craignait-il, à part lui, que la visite à Renonval ne se +prolongeât plus +longtemps qu'il n'avait été dit. Quoi qu'il en fût, +il prit d'abord, +pour se donner un peu de patience, un à-compte sur le +dîner, puis il +alla visiter ses chiens et jeter à l'écurie le coup d'œil +du maître, et +revint s'étendre sur un canapé, déjà +à moitié endormi par la fatigue de +la journée.</p> +<p>La nuit était venue, et le temps s'était mis à +l'orage. Madame de +Berville, assise, comme de coutume, devant son métier à +tapisserie, +regardait la pendule, puis la fenêtre, où ruisselait la +pluie. Une +demi-heure s'écoula lentement, et bientôt vint +l'inquiétude.</p> +<p>—Que fait donc ton frère? disait la baronne; il est +impossible qu'à +cette heure et par un temps semblable il s'arrête si longtemps en +route; +quelque accident lui sera arrivé: je vais envoyer à sa +rencontre.</p> +<p>—C'est inutile, répondait Armand; je vous jure qu'il se porte +aussi +bien que nous, et peut-être mieux; car, voyant cette pluie, il se +sera +sans doute fait donner à souper dans quelque cabaret de Noisy, +pendant +que nous sommes à l'attendre.</p> +<p>L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit +le +dîner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de +laisser +ainsi sa mère dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait +inutile; +mais il avait donné sa parole. De son côté, madame +de Berville voyait +aisément, sur le visage de son fils, l'inquiétude qui +l'agitait; elle +n'en pénétrait pas la cause, mais l'effet ne lui +échappait pas. Habituée +à toute la tendresse et aux confidences même d'Armand, +elle sentait que, +s'il gardait le silence, c'est qu'il y était obligé. Par +quelle raison? +elle l'ignorait, mais elle respectait cette réserve, tout en ne +pouvant +s'empêcher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air +craintif et presque suppliant, puis elle écoutait gronder la +foudre, et +haussait les épaules en soupirant. Ses mains tremblaient, +malgré elle, +de l'effort qu'elle faisait pour paraître tranquille. À +mesure que +l'heure avançait, Armand se sentait de moins en moins le courage +de +tenir sa promesse. Le dîner terminé, il n'osait se lever; +la mère et le +fils restèrent longtemps seuls, appuyés sur la table +desservie, et se +comprenant sans ouvrir les lèvres.</p> +<p>Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne étant +venue apporter +les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir à son +fils, et se +retira dans son appartement pour dire ses prières +accoutumées.</p> +<p>—Que fait-il, en effet, cet étourdi garçon? se disait +Armand, tout en +se débarrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de +chasseur. +Rien de bien inquiétant, cela est probable. Il fait les yeux +doux à +madame de Vernage, et subit le silence imposant de la +Bretonnière. +Est-ce bien sûr? Il me semble qu'à cette heure-ci la +Bretonnière doit +être dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai +que +Tristan est peut-être en route aussi; j'en doute, pourtant; le +chemin +n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter à cheval. D'une +autre +part, il y a d'excellents lits à Renonval, et une marquise si +polie peut +certainement offrir un asile à un capitaine surpris par l'orage. +Il est +probable, tout bien considéré, que Tristan ne reviendra +que demain. Cela +est fâcheux, pour deux raisons: d'abord cela inquiète +notre mère, et +puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouvés +chez une +voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit +passée sous +le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont +on rêve. Quelquefois même, on ne dort pas du tout. Que +va-t-il advenir +de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du cœur +pour deux, mais tant pis. Elle trouvera aisé de le jouer, trop +aisé, +peut-être, c'est là mon espoir. Elle dédaignera +d'en agir faussement +envers un si loyal caractère. Mais, après tout, se disait +encore Armand, +en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau +et brave. Il s'est tiré d'affaire à Constantine, il s'en +tirera à +Renonval.</p> +<p>Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence +régnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se +fit +entendre sur la route. Il était deux heures du matin; une voix +impérieuse cria qu'on ouvrît, et tandis que le +garçon d'écurie levait +lourdement, l'une après l'autre, les barres de fer qui +retenaient la +grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, à +pousser de +longs gémissements. Armand, qui dormait de tout son cœur, +réveillé en +sursaut, vit tout à coup devant lui son frère tenant un +flambeau et +enveloppé d'un manteau dégouttant de pluie.</p> +<p>—Tu rentres à cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou +bien +matin.</p> +<p>Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec +l'accent +d'une colère presque furieuse:</p> +<p>—Tu avais raison, c'est la dernière des femmes, et je ne la +reverrai de +ma vie.</p> +<p>Après quoi il sortit brusquement.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3><br /> +</h3> +<h3>II +</h3> +<p>Malgré toutes les questions, toutes les instances que put +faire Armand, +Tristan ne voulut donner à son frère aucune explication +des étranges +paroles qu'il avait prononcées en rentrant. Le lendemain, il +annonça à +sa mère que ses affaires le forçaient d'aller à +Paris pour quelques +jours, et donna ses ordres en conséquence; il avait le dessein +de partir +le soir même.</p> +<p>—Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une +façon +un peu cavalière. Tu me fais la moitié d'une confidence, +et tu t'en vas +d'un jour à l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que +je +pense de ce départ impromptu?</p> +<p>—Ce qu'il te plaira, répondit Tristan avec une +indifférence si +tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunté, tu ne feras +qu'y +perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de colère, il est vrai, +pour une +bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras +l'appeler. La Bretonnière m'a ennuyé; la marquise +était de mauvaise +humeur; l'orage m'a contrarié; je suis revenu je ne sais +pourquoi, et je +t'ai parlé sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si +tu +veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais, +à la +première occasion, tu nous verras amis comme devant.</p> +<p>—Tout cela est bel et bon, répliquait Armand, mais tu ne +parlais pas +hier par énigme, quand tu m'as dit: C'est la dernière des +femmes. Il n'y +a là mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrivé +que tu caches.</p> +<p>—Et que veux-tu qu'il me soit arrivé? demandait Tristan.</p> +<p>À cette question, Armand baissait la tête, et restait +muet; car en +pareille circonstance, du moment que son frère se taisait, toute +supposition, même faite en plaisantant, pouvait être +aisément blessante.</p> +<p>Vers le milieu de la journée, une calèche +découverte entra dans la cour +des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, à l'air +gauche +et endimanché, descendit aussitôt de la voiture, baissa +lui-même le +marchepied et présenta la main à une grande et belle +femme, mise +simplement et avec goût. C'était madame de Vernage et la +Bretonnière qui +venaient faire visite à la baronne. Tandis qu'ils montaient le +perron, +où madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le +visage de son +frère avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais +Tristan le +regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de +nouveau.</p> +<p>À la tournure aisée que prit la conversation, aux +politesses froides, +mais sans nulle contrainte, qu'échangèrent Tristan et la +marquise, il ne +semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se fût +passé la +veille. La marquise apportait à madame de Berville, qui aimait +les +oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonnière l'avait dans +son +chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la volière. +La +Bretonnière, bien entendu, donna le bras à la baronne; +les deux jeunes +gens restèrent près de madame de Vernage. Elle paraissait +plus gaie que +de coutume; elle marchait au hasard de côté et d'autre +sans respect pour +les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage.</p> +<p>—Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous?</p> +<p>Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son +départ. Il l'annonça effectivement du ton le plus calme; +mais, en même +temps, il fixa sur la marquise un regard pénétrant, +presque dur et +offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda +même +pas quand il comptait revenir.</p> +<p>—En ce cas-là, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le +seul +représentant des Berville que nous verrons à Renonval; +car je suppose +que nous vous aurons. La Bretonnière dit qu'il a +découvert, avec les +lunettes de mon garde, une espèce de cochon sauvage à qui +la barbe vient +comme aux oiseaux les plumes...</p> +<p>—Point du tout, dit la Bretonnière, c'est une sorte de truie +chinoise, +de couleur noire, appelée tonkin. Lorsque ces animaux quittent +la +basse-cour et s'habituent à vivre dans les bois...</p> +<p>—Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, à force +de manger +du gland, les défenses leur poussent au bout du museau.</p> +<p>—C'est de toute vérité, répondit la +Bretonnière, non pas, il est vrai, +à la première, ni même à la seconde +génération; mais il suffit que le +fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait.</p> +<p>—Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de +faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une forêt, +il en +résulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la +tête. Et +c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la +main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne +réussit +à personne.</p> +<p>—Cela est encore vrai, dit la Bretonnière; la sauvagerie est +un grand +défaut.</p> +<p>—Elle vaut pourtant mieux, répondit Tristan, qu'une certaine +espèce de +domesticité.</p> +<p>La Bretonnière ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il +devait se +fâcher.</p> +<p>—Oui, dit madame de Berville à la marquise, vous avez bien +raison. +Grondez-moi ce méchant garçon, qui est toujours sur les +grands chemins, +et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller à Paris. +Défendez-lui +donc de partir.</p> +<p>Madame de Vernage, qui, tout à l'heure, n'avait pas dit un +mot pour +essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi priée de le faire, y +mit +aussitôt toute l'insistance et toute la bonne grâce dont +elle était +capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour +dire à Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires +à Paris, +que la curiosité d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur +tout au +monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir déjeuner +le +lendemain à Renonval. Tristan répondait à chacun +de ses compliments par +un de ces petits saluts insignifiants qu'ont inventés les gens +qui ne +savent quoi dire: il était clair que sa patience était +mise à une +cruelle épreuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus +qu'elle +prévoyait, et, dès qu'elle eut cessé de parler, +elle se retourna et +s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle eût +répété une comédie +et que son rôle eût été fini.</p> +<p>—Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui +qui +en veut à l'autre? Est-ce mon frère? est-ce la +Bretonnière? Que vient +faire ici la marquise?</p> +<p>La façon d'être de madame de Vernage était, en +effet, difficile à +comprendre. Tantôt elle témoignait à Tristan une +froideur et une +indifférence marquées; tantôt elle paraissait le +traiter avec plus de +familiarité et de coquetterie qu'à +l'ordinaire.—Cassez-moi donc cette +branche-là, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du +monde ce +soir, je veux être toute en fleurs; je compte mettre une robe +botanique, et avoir un jardin sur la tête.</p> +<p>Tristan obéissait: il le fallait bien. La marquise se trouva +bientôt +avoir une véritable botte de fleurs, mais aucune ne lui +plaisait.—Vous +n'êtes pas connaisseur, disait-elle, vous êtes un mauvais +jardinier; +vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez +les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir.</p> +<p>En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait +tomber à terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce +dédain +sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du +monde.</p> +<p>Il y avait au milieu du parc une petite rivière avec un pont +de bois qui +était brisé, mais dont il restait encore quelques +planches. La +Bretonnière, selon sa manie, déclara qu'il y avait danger +à s'y +hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise +voulut passer, et commençait à prendre les devants, quand +la baronne lui +représenta qu'en effet ce pont était vermoulu, et qu'elle +courait le +risque d'une chute assez grave.</p> +<p>—Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire +les +honneurs de la profondeur de votre rivière; et si je faisais +comme +Condé, qu'est-ce qu'il arriverait donc?</p> +<p>Devant monter à cheval, au retour, elle avait à la +main une cravache. +Elle la jeta de l'autre côté de l'eau, dans une petite +île:—Maintenant, messieurs, reprit-elle, voilà mon +bâton jeté à +l'ennemi. Qui de vous ira le chercher?</p> +<p>—C'est fort imprudent, dit la Bretonnière; cette cravache est +fort +jolie, la pomme en est très bien ciselée.</p> +<p>—Y aura-t-il du moins une récompense honnête? demanda +Armand.</p> +<p>—Fi donc! s'écria la marquise. Vous marchandez avec la +gloire! Et vous, +monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan, +qu'est-ce que vous dites? passerez-vous?</p> +<p>Tristan semblait hésiter, non par crainte du danger ni du +ridicule, mais +par un sentiment de répugnance à se voir ainsi +provoqué pour une +semblable bagatelle. Il fronça le sourcil et répondit +froidement:</p> +<p>—Non, madame.</p> +<p>—Hélas! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre +Phanor était +là, il m'aurait déjà rendu ma cravache.</p> +<p>La Bretonnière, tâtant le pont avec sa canne, le +contemplait d'un air de +réflexion profonde; appuyée nonchalamment sur la poutre +brisée qui +servait de rampe, la marquise s'amusait à faire plier les +planches en se +balançant au-dessus de l'eau: elle s'élança tout +à coup, traversa le +pont avec une vivacité et une légèreté +charmantes, et se mit à courir +dans l'île. Armand avait voulu la prévenir, mais son +frère lui prit le +bras, et, se mettant à marcher à grands pas, +l'entraîna à l'écart dans +une allée; là, dès que les deux jeunes gens furent +seuls:</p> +<p>—La patience m'échappe, dit Tristan. J'espère que tu +ne me crois pas +assez sot pour me fâcher d'une plaisanterie; mais cette +plaisanterie a +un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver, +jouer avec ma colère, et voir jusqu'à quel point +j'endurerai son audace; +elle sait ce que signifie son froid persiflage. Misérable cœur! +méprisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me +laisser +m'éloigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite +vanité, et se +faire une sorte de triomphe d'une discrétion qu'on ne lui doit +pas!</p> +<p>—Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il?</p> +<p>—Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es intéressé, +puisque tu es mon +frère. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et +que tu +me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au +carrefour des Roches. Il y avait à terre une branche de saule, +que tu ne +m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'était madame de +Vernage +qui l'avait enfoncée dans le sable, en se promenant le matin. +Elle riait +tout à l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais +celle-là +avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de +la +marquise étaient allés chez son oncle à Beaumont, +que la Bretonnière ne +viendrait pas dîner, et que, si je craignais d'éveiller +les gens en +sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval +chez +le bonhomme du Héloy.</p> +<p>—Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule!</p> +<p>—Oui, et plût à Dieu que j'eusse repoussé du +pied ce brin de saule +comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et +tu +l'as vu toi-même, je l'aimais, j'étais sous le charme. +Quelle +bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'étais tout amour, +j'aurais +donné mon sang pour elle, et aujourd'hui...</p> +<p>—Eh bien, aujourd'hui?</p> +<p>—Écoute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches +d'abord une +petite aventure qui m'est arrivée l'an passé. Tu sauras +donc qu'au bal +de l'Opéra j'ai rencontré une espèce de grisette, +de modiste, je ne sais +quoi. Je suis venu à faire sa connaissance par un hasard assez +singulier. Elle était assise à côté de moi, +et je ne faisais nulle +attention à elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me +dire +bonsoir. Au même instant, ma voisine, comme effrayée, +cacha sa tête +derrière mon épaule; elle me dit à l'oreille +qu'elle me suppliait de la +tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je +ne pouvais guère m'y refuser. Je me levai avec elle, et je +quittai +Saint-Aubin. Elle me conta là-dessus qu'il était son +amant, qu'elle +avait peur de lui, qu'il était jaloux, enfin, qu'elle le fuyait. +Je me +trouvais ainsi tout à coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le +rôle d'un +rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un +air mécontent. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre +à peu +près au sérieux ce rôle que l'occasion m'offrait. +J'emmenai souper la +petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se +fâcher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine à lui +faire entendre +raison. Il convint de bonne grâce qu'il n'était +guère possible de se +couper la gorge pour une demoiselle qui se réfugiait au bal +masqué pour +fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et +l'affaire fut oubliée; tu vois que le mal n'est pas grand.</p> +<p>—Non, certes; il n'y a là rien de bien grave.</p> +<p>—Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit +quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et à Renonval. +Or, cette +nuit, au moment même où la marquise, assise près de +moi, écoutait de son +grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la +tête, et +essayait, en souriant, cette bague qui, grâce au ciel, est encore +à mon +doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal +lui a été contée, qu'elle la sait de bonne source, +que Saint-Aubin +adorait cette grisette, qu'il a été au désespoir +de l'avoir perdue, +qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demandé raison, que j'ai +reculé, et +qu'alors...</p> +<p>Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux +frères +marchèrent en silence.</p> +<p>—Qu'as-tu répondu? dit enfin Armand.</p> +<p>—Je lui ai répondu une chose très simple. Je lui ai +dit tout +bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme +lève la main sur lui impunément s'appelle un lâche, +vous le savez très +bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la +maîtresse de ce lâche, s'appelle aussi d'un certain nom +qu'il est +inutile de vous dire. Là-dessus, j'ai pris mon chapeau.</p> +<p>—Et elle ne t'a pas retenu?</p> +<p>—Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me +dire +que je me fâchais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a +demandé +pardon de m'avoir offensé sans dessein; je ne sais même +pas si elle n'a +pas essayé de pleurer. À tout cela, je n'ai rien +répliqué, sinon que je +n'attachais aucune importance à une indignité qui ne +pouvait +m'atteindre, qu'elle était libre de croire et de penser tout ce +que bon +lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui +ôter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans, +mes +camarades qui me connaissent auraient quelque peine à admettre +votre +conte, et par conséquent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut +pour le +mépriser.</p> +<p>—Est-ce là réellement ta pensée?</p> +<p>—Y songes-tu? Si je pouvais hésiter à savoir ce que +j'ai à faire, c'est +précisément parce que je suis soldat que je n'aurais pas +deux partis à +prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans cœur plaisanter avec mon +honneur, et répéter demain sa misérable histoire +à une coquette de son +bord, ou à quelqu'un de ces petits garçons à qui +tu prétends qu'elle +tourne la tête? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre +mère, +puisse devenir un objet de risée? Seigneur Dieu! cela fait +frémir!</p> +<p>—Oui, dit Armand, et voilà cependant les petits badinages +pleins de +grâce qu'inventent ces dames pour se désennuyer. Faire +d'une niaiserie +un roman bien noir, bien scandaleux, voilà le bon plaisir de +leur +cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant?</p> +<p>—Je compte aller ce soir à Paris. Saint-Aubin est aussi un +soldat; +c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en préserve! +qu'un mot de +sa part ait jamais pu donner l'idée de cette fable +fabriquée par quelque +femme de chambre; mais, à coup sûr, je le ramènerai +ici, et il ne lui +sera pas plus difficile de dire tout haut la vérité, +qu'il ne me le +sera, à moi, de l'entendre. C'est une démarche +fâcheuse, pénible, que je +ferai là, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller +trouver un +camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manqué de cœur. +Mais +n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit être +permis. +Je te le répète, c'est notre nom que je défends, +et s'il ne devait pas +sortir de là pur comme de l'or, je m'arracherais moi-même +la croix que +je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma +présence, qu'on lui a répété un sot conte, +et que ceux qui l'ont forgé +en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la +marquise m'entende aussi à mon tour; il faut que je lui donne +bien +discrètement, en termes bien polis, en +tête-à-tête, une leçon qu'elle +n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer +nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je +ne prétends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, après +avoir exposé sa +vie pour aller chercher le bouquet de sa maîtresse, le lui jeta +à la +figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole +produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te +réponds que d'ici à quelque temps, du moins, la marquise +sera moins +fière, moins coquette et moins hypocrite.</p> +<p>—Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec +toi. +Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le +permets, je serai dans la coulisse.</p> +<p>La marquise se disposait à retourner chez elle lorsque les +deux frères +reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait +été pour +quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait +rien; jamais, au contraire, elle n'avait semblé plus calme et +plus +contente d'elle-même. Ainsi qu'il a été dit, elle +s'en allait à cheval. +Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre +le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marché sur le +sable +mouillé, son brodequin était humide, en sorte que +l'empreinte en resta +marquée sur le gant de Tristan. Dès que madame de Vernage +fut partie, +Tristan ôta ce gant et le jeta à terre.</p> +<p>—Hier, je l'aurais baisé, dit-il à son frère.</p> +<p>Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et +allèrent coucher à Paris. Madame de Berville, toujours +inquiète et +toujours indulgente, comme une vraie mère qu'elle était, +fit semblant de +croire aux raisons qu'ils prétendirent avoir pour partir. +Dès le +lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller +demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue +Neuve-Saint-Augustin, à l'hôtel garni où il logeait +habituellement quand +il était en congé.</p> +<p>—Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est +peut-être en +garnison bien loin.</p> +<p>—Quand il serait à Alger, répondait Tristan, il faut +qu'il parle, ou du +moins qu'il écrive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je +le +trouverai, ou il dira pourquoi.</p> +<p>Le garçon de l'hôtel était un Anglais, chose +fort commode peut-être pour +les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez +gênante pour les Parisiens. À la première parole de +Tristan, il répondit +par l'exclamation la plus britannique:</p> +<p>—Oh!</p> +<p>—Voilà qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que +son frère; +mais M. de Saint-Aubin est-il ici?</p> +<p>—Oh! no.</p> +<p>—N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure?</p> +<p>—Oh! yes.</p> +<p>—Il est donc sorti?</p> +<p>—Oh! no.</p> +<p>—Expliquez-vous. Peut-on lui parler?</p> +<p>—No, sir, impossible.</p> +<p>—Pourquoi, impossible?</p> +<p>—Parce qu'il est... Comment dites-vous?</p> +<p>—Il est malade.</p> +<p>—Oh! no, il est mort.</p> +<br /> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br /> +<h3>III</h3> +<br /> +<p>Il serait difficile de peindre l'espèce de consternation qui +frappa +Tristan et son frère en apprenant la mort de l'homme qu'ils +avaient un +si grand désir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en +dise, une +chose indifférente que la mort. On ne la brave pas sans courage, +on ne +la voit pas sans horreur, et il est même douteux qu'un gros +héritage +puisse rendre vraiment agréable sa hideuse figure, dans le +moment où +elle se présente. Mais quand elle nous enlève subitement +quelque bien ou +quelque espérance, quand elle se mêle de nos affaires et +nous prend dans +les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa +puissance, et que l'homme reste muet devant le silence éternel.</p> +<p>Saint-Aubin avait été tué en Algérie, +dans une razzia. Après s'être fait +raconter, tant bien que mal, par les gens de l'hôtel, les +détails de cet +événement, les deux frères reprirent tristement le +chemin de la maison +qu'ils habitaient à Paris.</p> +<p>—Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir +d'embarras, qu'un mot à dire à un honnête homme, et +il n'est plus. +Pauvre garçon! je m'en veux à moi-même de ce qu'un +motif d'intérêt +personnel se mêle au chagrin que me cause sa mort. C'était +un brave et +digne officier; nous avions bivouaqué et trinqué +ensemble. Ayez donc +trente ans, une vie sans reproche, une bonne tête et un sabre au +côté, +pour aller vous faire assassiner par un Bédouin en embuscade! +Tout est +fini, je ne songe plus à rien, je ne veux pas m'occuper d'un +conte quand +j'ai à pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent +ce qui +leur plaira.</p> +<p>—Ton chagrin est juste, répondit Armand; je le partage et je +le +respecte; mais, tout en regrettant un ami et en méprisant une +coquette, +il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est là, avec ses +lois; il ne +voit ni ton dédain ni tes larmes; il faut lui répondre +dans sa langue, +ou, tout au moins, l'obliger à se taire.</p> +<p>—Et que veux-tu que j'imagine? Où veux-tu que je trouve un +témoin, une +preuve quelconque, un être ou une chose qui puisse parler pour +moi? Tu +comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour +s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas +amené avec lui tout son régiment. Les choses se sont +passées en +tête-à-tête; si elles eussent dû devenir +sérieuses, certes, alors, les +témoins seraient là; mais nous nous sommes donné +une poignée de main, et +nous avons déjeuné ensemble; nous n'avions que faire +d'inviter personne.</p> +<p>—Mais il n'est guère probable, reprit Armand, que cette sorte +de +querelle et de réconciliation soit demeurée tout à +fait secrète. +Quelques amis communs ont dû la connaître. Rappelle-toi, +cherche dans +les souvenirs.</p> +<p>—Et à quoi bon? quand même, en cherchant bien, je +pourrais retrouver +quelqu'un qui se souvînt de cette vieille histoire, ne veux-tu +pas que +j'aille me faire donner par le premier venu une espèce +d'attestation +comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir +sans crainte; tout se demande à un ami. Mais quel rôle +jouerais-je, à +l'heure qu'il est, en allant dire à un de nos camarades: Vous +rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an +passé? On +se moquerait de moi, et on aurait raison.</p> +<p>—C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une +femme orgueilleuse, vindicative et offensée, tenir +impunément de +méchants propos.</p> +<p>—Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. À une +insulte faite +par un homme on répond par un coup d'épée. Contre +toute espèce d'injure, +publique ou non,... même imprimée, on peut se +défendre; mais quelle +ressource a-t-on contre une calomnie sourde, +répétée dans l'ombre, à +voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est +là le +triomphe de la lâcheté. C'est là qu'une pareille +créature, dans toute la +perfidie du mensonge, dans toute la sécurité de +l'impudence, vous +assassine à coups d'épingle; c'est là qu'elle ment +avec tout l'orgueil, +toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est là qu'elle +glisse à +loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie +étudiée, +revue et augmentée par l'auteur; et cette infamie fait son +chemin, cela +se répète, se commente, et l'honneur, le bien du soldat, +l'héritage des +aïeux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une +telle +misère!</p> +<p>Tristan parut réfléchir pendant quelque temps, puis il +ajouta d'un ton à +demi sérieux, à demi plaisant:</p> +<p>—J'ai envie de me battre avec la Bretonnière.</p> +<p>—À propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'empêcher de +rire. Que t'a +fait ce pauvre diable dans tout cela?</p> +<p>—Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est très possible qu'il soit +au courant +de mes affaires. Il est assez dans les initiés, et passablement +curieux +de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le +prît +pour confident.</p> +<p>—Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte +une +histoire, et qu'il n'en est pas responsable.</p> +<p>—Bah! et s'il s'en fait l'éditeur? Cet homme-là, qui +n'est qu'une +mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que +s'il +était son mari; et, en supposant qu'elle lui récite ce +beau roman +inventé sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse à en +garder le secret?</p> +<p>—À la bonne heure, mais encore faudrait-il être +sûr d'abord qu'il en +parle, et même, dans ce cas-là, je ne vois guère +qu'il puisse être +juste de chercher querelle à quelqu'un parce qu'il +répète ce qu'il a +entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs à faire peur +à la +Bretonnière? Il ne se battrait certainement pas, et, +franchement, il +serait dans son droit.</p> +<p>—Il se battrait. Ce garçon-là me gêne; il est +ennuyeux, il est de trop +dans ce monde.</p> +<p>—En vérité, mon cher Tristan, tu parles comme un homme +qui ne sait à +qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, à t'entendre, que tu +cherches une +affaire d'honneur pour rétablir ta réputation, ou que tu +as besoin d'une +balafre pour la montrer à ta maîtresse, comme un +étudiant allemand?</p> +<p>—Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment +intolérable. On m'accuse, on me déshonore, et je n'ai pas +un moyen de me +venger! Si je croyais réellement...</p> +<p>Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard, +devant +la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arrêta de nouveau, tout +à coup, +pour regarder un bracelet placé dans l'étalage.</p> +<p>—Voilà une chose étrange, dit-il.</p> +<p>—Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de +comptoir?</p> +<p>—Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En +voici un qui se présente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du +reste, +n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le +moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce +même marchand, dans cette boutique, un bracelet comme +celui-là, lequel +bracelet était destiné à cette grisette dont il +s'occupait, et qui avait +failli nous brouiller; lorsque, après notre querelle +vidée, nous eûmes +déjeuné ensemble:—Parbleu, me dit-il en riant, tu viens +de m'enlever la +reine de mes pensées à l'instant où je me +disposais à lui faire un +cadeau; c'était un petit bracelet avec mon nom gravé en +dedans; mais, ma +foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le +cède; +puisque tu es le préféré, il faut que tu payes ta +bienvenue.—Faisons +mieux, répondis-je; soyons de moitié dans l'envoi que tu +comptais lui +faire.—Tu as raison, reprit-il; mon nom est déjà sur la +plaque, il faut +que le tien y soit gravé aussi, et, en signe de bonne +amitié, nous y +ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les +deux noms, écrits sur le bracelet, furent envoyés +à la demoiselle, et +doivent actuellement exister quelque part en la possession de +mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre héroïne), +à moins qu'elle ne +l'ait vendu pour aller dîner.</p> +<p>—À merveille! s'écria Armand; cette preuve que tu +cherchais est toute +trouvée. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut +que la +marquise voie les deux signatures, et le jour bien +spécifié. Il faut que +mademoiselle Javotte elle-même témoigne au besoin de la +vérité et de +l'identité de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver +clairement +que rien de sérieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi? +Certes, +deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau à une +femme +qu'ils se disputent, ne sont pas bien en colère l'un contre +l'autre, et +il devient alors évident...</p> +<p>—Oui, tout cela est très bien, dit Tristan; ta tête va +plus vite que la +mienne; mais pour exécuter cette grande entreprise, ne vois-tu +pas +qu'avant de retrouver ce bracelet si précieux, il faudrait +commencer par +retrouver Javotte? Malheureusement ces deux découvertes semblent +également difficiles. Si, d'un côté, la jeune +personne est sujette à +perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de +s'égarer fort +elle-même. Chercher, après un an d'intervalle, une +grisette perdue sur +le pavé de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage +d'amour +fabriqué en métal, cela me paraît au-dessus de la +puissance humaine; +c'est un rêve impossible à réaliser.</p> +<p>—Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard, +de +lui-même, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais +oublié ce +bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le +rappelle. Tu cherchais un témoin, le voilà, il est +irrécusable; ce +bracelet dit tout, ton amitié pour Saint-Aubin, son estime pour +toi, le +peu de gravité de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher; +quand elle +fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen +d'imposer silence à madame de Vernage; mademoiselle Javotte et +son +serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand, +c'est +vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord, +où +demeurait jadis cette demoiselle?</p> +<p>—À te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'était, je +crois, dans un +passage, une espèce de <i>square</i>, de cité.</p> +<p>—Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont +quelquefois une mémoire incroyable; ils se souviennent des gens +après +des années, surtout de ceux qui ne les payent pas très +bien.</p> +<p>Tristan se laissa conduire par son frère; tous deux +entrèrent dans la +boutique. Ce n'était pas une chose facile que de rappeler au +marchand un +objet de peu de valeur acheté chez lui il y avait longtemps. Il +ne +l'avait pourtant pas oublié, à cause de la +singularité des deux noms +réunis.</p> +<p>—Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux +jeunes +gens m'ont commandé l'hiver dernier, et je reconnais bien +monsieur. Mais +quant à savoir où ce bracelet a été +porté, et à qui, je n'en peux rien +dire.</p> +<p>—C'était à une demoiselle Javotte, dit Armand, qui +devait demeurer dans +un passage.</p> +<p>—Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta, +réfléchit, se consulta, et finit par dire: C'est cela +même; mais ce +n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom +de madame de Monval, cité Bergère, 4.</p> +<p>—Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom +de Monval m'était sorti de la tête; peut-être +avait-elle le droit de le +porter, car son titre de Javotte n'était, je crois, qu'un +sobriquet. +Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle +acheté autre +chose?</p> +<p>—Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une chaîne +d'argent +cassée qu'elle avait.</p> +<p>—Mais point de bracelet?</p> +<p>—Non, monsieur.</p> +<p>—Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant +à nous, en +route pour la cité Bergère.</p> +<p>—Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de +prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait +changé +plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue.</p> +<p>Cette prévision était fondée. La +portière de la cité Bergère apprit aux +deux frères que madame de Monval avait +déménagé depuis longtemps, +qu'elle s'appelait à présent mademoiselle Durand, +ouvrière en robes, et +qu'elle demeurait rue Saint-Jacques.</p> +<p>—Est-elle à son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand, +poursuivi +par la crainte du bracelet vendu.</p> +<p>—Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de dépense; elle avait +ici un +logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle +voyait beaucoup de militaires, toutes personnes décorées +et très comme +il faut. Elle donnait quelquefois de très jolis dîners +qu'on faisait +venir du café Vachette. Tous ces messieurs étaient bien +gais, et il y en +avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai +artiste de l'Académie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu +rien à +dire sur le compte de madame de Monval. Elle étudiait aussi pour +être +artiste; c'était moi qui faisais son ménage, et elle ne +sortait jamais +qu'en citadine.</p> +<p>—Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques.</p> +<p>—Mademoiselle Durand ne loge plus ici, répondit la seconde +portière; il +y a six mois qu'elle s'en est allée, et nous ne savons +guère trop où +elle est. Ce ne doit pas être dans un palais, car elle n'est pas +partie +en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose.</p> +<p>—Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse?</p> +<p>—Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'était guère +à l'aise, cette +demoiselle. Elle demeurait là au fond de l'allée, sur la +cour, derrière +la fruitière. Elle travaillait toute la sainte journée; +elle ne gagnait +guère et elle avait bien du mal. Elle allait au marché le +matin, et elle +faisait sa soupe elle-même sur un petit fourneau qu'elle avait. +On ne +peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les +choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de +ses tantes, qui l'a emmenée; nous croyons qu'elle s'est mise aux +sœurs +du Bon-Pasteur. La lingère du coin vous dira peut-être +cela: c'était +elle qui l'employait.</p> +<p>—Allons chez la lingère, dit Armand; mais les choux sont de +mauvais +augure.</p> +<p>Le troisième renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas +d'abord plus +satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa +famille avait trouvé moyen de fournir, elle était +entrée, en effet, au +couvent des sœurs du Bon-Pasteur, et y avait passé environ trois +mois. +Comme sa conduite était bonne, la protection de quelques +personnes +charitables l'avait fait admettre par les sœurs, qui lui montraient +beaucoup de bonté et qui n'avaient qu'à se louer de son +obéissance.—Malheureusement, disait la lingère, cette +pauvre enfant a +une tête si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en +place. +C'était une grande faveur pour elle que d'avoir +été reçue comme +pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle, +et elle remplissait régulièrement ses devoirs de +religion, en même temps +qu'elle travaillait très bien, car c'est une bonne +ouvrière. Mais tout +d'un coup sa tête est partie; elle a demandé à s'en +aller. Vous +comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une +prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envolée.</p> +<p>—Et vous ignorez ce qu'elle est devenue?</p> +<p>—Pas tout à fait, répondit en riant la lingère. +Il y a une de mes +demoiselles qui l'a rencontrée au Ranelagh. Elle se fait appeler +maintenant Amélina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de +Bréda, et +qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques.</p> +<p>Tristan commençait à se décourager.—Laissons +tout cela, dit-il à son +frère. À la tournure que prennent les choses, nous n'en +aurons jamais +fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame +Rosenval, n'est pas en Chine ou à Quimper-Corentin?</p> +<p>—Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait +pour nous arrêter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point +de +découvrir notre voyageuse? Ouvrière ou artiste, nonne ou +figurante, je +la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parié de +traverser pieds nus un bassin gelé au mois de janvier, et qui, +arrivé à +moitié chemin, trouva que c'était trop froid et revint +sur ses pas.</p> +<p>Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut +découverte rue de Bréda; mais il ne s'agissait plus, +à cette nouvelle +adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle +était naguère, madame Rosenval était devenue tout +à coup, par la grâce +du hasard et d'un ancien préfet, personnage important et +protecteur des +arts, <i>prima donna</i> d'un théâtre de province. Elle +habitait depuis +quelque temps une assez grande ville du midi de la France, où +son +talent, nouvellement découvert, mais généreusement +encouragé, faisait +les délices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la +garnison. +Elle se trouvait à Paris en passant, pour contracter, si faire +se +pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens, +il +est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient être reçus; +mais ils +furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez +riche, d'un goût peu sévère, orné de +statuettes, de glaces et de +cartons-pâtes, à peu près comme un café. La +maîtresse du lieu était à sa +toilette; elle fit dire qu'on attendît, et qu'elle allait +recevoir M. de +Berville.</p> +<p>—À présent, je te laisse, dit Armand à son +frère; tu vois que nous +sommes venus à bout de notre campagne. C'est à toi de +faire le reste; +décide madame Rosenval à te rendre ton bracelet; qu'elle +l'accompagne +d'un mot de sa main qui donne plus de poids à cette restitution; +reviens +armé de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise.</p> +<p>Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul à se +promener dans +le somptueux salon de Javotte. Il y était depuis un quart +d'heure, +lorsque la porte de la chambre à coucher s'ouvrit. Un gros et +grand +monsieur, à la démarche grave, à la tête +grisonnante, portant des +lunettes, une chaîne, un binocle et des breloques de montre, le +tout en +or, s'avança d'un air affable et majestueux.—Monsieur, dit-il +à +Tristan, j'apprends que vous êtes le parent de madame Rosenval. +Si vous +voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet.</p> +<p>Il fit un léger salut et se retira.</p> +<p>—Peste! se dit Tristan, il paraît que Javotte voit à +présent meilleure +compagnie que dans l'allée de la rue Saint-Jacques.</p> +<p>Soulevant une portière de soie chamarrée, que lui +avait indiquée le +monsieur aux lunettes d'or, il pénétra dans un boudoir +tendu en +mousseline rose, où madame Rosenval, étendue sur un +canapé, le reçut +d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme +qu'on a aimée, fût-ce Amélina, fût-ce +même Javotte, surtout lorsque l'on +s'est donné tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec +empressement la main fort blanche de son ancienne conquête, puis +il prit +place à côté d'elle, et débuta, comme cela +se devait, par lui faire ses +compliments sur ce qu'elle était embellie, qu'il la revoyait +plus +charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit à toute +femme +qu'on retrouve, fût-elle devenue plus laide qu'un +péché mortel).</p> +<p>—Permettez-moi, ma chère, ajouta-t-il, de vous +féliciter sur l'heureux +changement qui me semble s'être opéré dans vos +petites affaires. Vous +êtes logée ici comme un grand seigneur.</p> +<p>—Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville? +répondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un +pied-à-terre; mais je me fais arranger quelque chose +là-bas, car vous +savez que je perche au diable.</p> +<p>—Oui, j'ai appris que vous étiez au théâtre.</p> +<p>—Mon Dieu, oui, je me suis décidée. Vous savez que la +grande musique, +la musique sérieuse, a été l'occupation de toute +ma vie. M. le baron, +que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes +bons amis, m'a persécutée pour prendre un engagement. Que +voulez-vous! +je me suis laissé faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le +drame, +le vaudeville, l'opéra.</p> +<p>—On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai à vous parler +d'une affaire +assez sérieuse, et, comme votre temps doit être +précieux, trouvez bon +que je me hâte de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire +mes +confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?...</p> +<p>Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la +cheminée; la première chose qu'il y remarqua fut la carte +de visite de +la Bretonnière, accrochée à la glace.</p> +<p>—Est-ce que vous connaissez ce personnage-là? demanda-t-il +avec +surprise.</p> +<p>—Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je +crois +même qu'il dîne à la maison aujourd'hui. Mais, de +grâce, continuez donc, +je vous en prie, et je vous écoute.</p> +<br /> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br /> +<h3>IV</h3> +<br /> +<p>Il y aurait peut-être pour le philosophe ou pour le +psychologue, comme +on dit, une curieuse étude à faire sur le chapitre des +distractions. +Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent +le plus à la personne dont il aie plus à craindre ou +à espérer, à un +avocat, à une femme ou à un ministre. Quel degré +d'influence exercera +sur lui une épingle qui le pique au milieu de son discours, une +boutonnière qui se déchire, un voisin qui se met à +jouer de la flûte? +Que fera un acteur, récitant une tirade, et apercevant tout +à coup un de +ses créanciers dans la salle? Jusqu'à quel point, enfin, +peut-on parler +d'une chose, et en même temps penser à une autre?</p> +<p>Tristan se trouvait à peu près dans une situation de +ce genre. D'une +part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur à +lunettes +d'or pouvait reparaître à tout moment. D'ailleurs, dans +l'oreille d'une +femme qui vous écoute, il y a une mouche qu'il faut prendre au +vol; dès +qu'il n'est plus trop tôt avec elle, presque toujours il est trop +tard. +Tristan attachait assez de prix à ce qu'il venait demander +à Javotte +pour y employer toute son éloquence. Plus la démarche +qu'il faisait +pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la +nécessité +de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les +yeux la carte de la Bretonnière, ses regards ne pouvaient s'en +détacher; +et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se +répétait à +lui-même:—Je retrouverai donc cet homme-là partout?</p> +<p>—Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous êtes distrait comme +un poète +en couches.</p> +<p>Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif +secret, +ni prononcer le nom de la marquise.</p> +<p>—Je ne puis rien vous expliquer, répondit-il. Je ne puis que +vous dire +une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant +le +bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donné, s'il est +encore +en votre possession.</p> +<p>—Mais qu'est-ce que vous voulez en faire?</p> +<p>—Rien qui puisse vous inquiéter, je vous en donne ma parole.</p> +<p>—Je vous crois, Berville, vous êtes homme d'honneur. Le diable +m'emporte, je vous crois.</p> +<p>(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait +conservé quelques +expressions qui sentaient encore un peu les choux.)</p> +<p>—Je suis enchanté, dit Tristan, que vous ayez de moi un si +bon +souvenir; vous n'oubliez pas vos amis.</p> +<p>—Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand +j'étais +sans le sou, je me plais à le reconnaître. J'avais deux +paires de bas à +jour qui se succédaient l'une à l'autre, et je mangeais +la soupe dans +une cuillère de bois. Maintenant je dîne dans de l'argent +massif, avec +un laquais par derrière et plusieurs dindons par devant; mais +mon cœur +est toujours le même. Savez-vous que dans notre jeune temps nous +nous +amusions pour de bon? À présent, je m'ennuie comme un +roi... Vous +souvenez-vous d'un jour,... à Montmorency?... Non, ce +n'était pas vous, +je me trompe; mais c'est égal, c'était charmant. Ah! les +bonnes cerises! +et ces côtelettes de veau que nous avons mangées chez le +père Duval, au +Château de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco, +picorait +du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez bêtes +pour +faire boire de l'eau-de-vie à ce pauvre animal, et il en est +mort. +Avez-vous su cela?</p> +<p>Lorsque Javotte parlait ainsi à peu près +naturellement, c'était avec une +volubilité extrême; mais quand ses grands airs la +reprenaient, elle se +mettait tout à coup à traîner ses phrases avec un +air de rêverie et de +distraction.</p> +<p>—Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse +enrhumée, je me +souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au +passé.</p> +<p>—C'est à merveille, ma chère Amélina; mais, +répondez, de grâce, à mes +questions. Avez-vous conservé ce bracelet?</p> +<p>—Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire?</p> +<p>—Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous +vous +avions donné?</p> +<p>—Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher.</p> +<p>—Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il +s'agit +d'un service fort important que vous pouvez me rendre. +Réfléchissez, je +vous en conjuré, et répondez-moi sérieusement. Si +ce n'est que le +bracelet qui vous tient au cœur, je m'engage bien volontiers à +vous en +mettre un autre à chaque bras, en échange de celui dont +j'ai besoin.</p> +<p>—C'est fort galant de votre part.</p> +<p>—Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici +que +dans mon intérêt.</p> +<p>—Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de +l'éventail, il +faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce +bracelet. Je ne peux pas me fier à un homme qui n'a pas +lui-même +confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a +quelque +femme, quelque tricherie là-dessous. Tenez, je parierais que +c'est +quelque ancienne maîtresse à vous ou à Saint-Aubin, +qui veut me +dépouiller de mes ustensiles de ménage. Il y a quelque +brouille, quelque +jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc.</p> +<p>—S'il faut absolument vous dire mon motif, répondit Tristan, +voulant se +débarrasser de ces questions, la vérité est que +Saint-Aubin est mort; +nous étions fort liés, vous le savez, et je +désirerais garder ce +bracelet où nos deux noms sont écrits ensemble.</p> +<p>—Bah! quelle histoire vous me fabriquez là! Saint-Aubin est +mort? +Depuis quand?</p> +<p>—Il est mort en Afrique, il y a peu de temps.</p> +<p>—Vrai? Pauvre garçon! je l'aimais bien aussi. C'était +un gentil cœur, +et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beauté +rose.—Voilà +ma beauté rose, disait-il. Je trouve ce nom-là +très-joli. Vous +rappelez-vous comme il était drôle un jour que nous +étions à +Ermenonville, et que nous avions tout cassé dans l'auberge? Il +ne +restait seulement plus une assiette. Nous avions jeté les +chaises par +les fenêtres à travers les carreaux, et le matin, tout +justement, voilà +qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient +visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir +leur café au lait.</p> +<p>—Tête de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par +hasard, faire +attention à ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou +non?</p> +<p>—Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites +à +bout portant.</p> +<p>—Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit +quelconque à mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce +coffre; je ne +vous en demande pas davantage.</p> +<p>Javotte sembla un peu réfléchir, se rassit près +de Tristan, et lui prit +la main:</p> +<p>—Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est +nécessaire, je ne tiens pas à une pareille misère. +J'ai de l'amitié pour +vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais +vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est +possible que, d'un jour à l'autre, j'entre à +l'Opéra, dans les chœurs. +Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un +ancien +préfet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la +Bretonnière, de son côté...</p> +<p>—La Bretonnière! s'écria Tristan impatienté; et +que diantre fait-il +ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'être en même temps +à Paris et à la +campagne. Il ne nous quitte pas là-bas, et je le retrouve chez +vous!</p> +<p>—Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort +distingué +que M. de la Bretonnière. Il est vrai qu'il a une campagne +près de la +vôtre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez +probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom.</p> +<p>—Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire?</p> +<p>—Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas +vrai? Il a son couvert à sa table; elle s'appelle Vernage, ou +quelque +chose comme ça; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que +les +voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc?</p> +<p>—Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la +Bretonnière et +la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de +ces jours.</p> +<p>—Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous +touche, +je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'échange. Votre confidence +pour mon +bracelet.</p> +<p>—Vous l'avez donc, ce bracelet?</p> +<p>—Vous l'aimez donc, cette marquise?</p> +<p>—Ne plaisantons pas. L'avez-vous?</p> +<p>—Non pas, je ne dis pas cela. Je vous répète que ma +position...</p> +<p>—Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez +à l'Opéra, +et quand vous seriez figurante à vingt sous par jour...</p> +<p>—Figurante! s'écria Javotte en colère. Pour qui me +prenez-vous, s'il +vous plaît? Je chanterai dans les chœurs, savez-vous!</p> +<p>—Pas plus que moi; on vous prêtera un maillot et une toque, et +vous +irez en procession derrière la princesse Isabelle; ou bien on +vous +donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout +d'une poulie dans le ballet de <i>la Sylphide</i>. Qu'est-ce que vous +entendez avec votre position?</p> +<p>—J'entends et je prétends que, pour rien au monde, je ne +voudrais que +monsieur le baron pût voir mon nom mêlé à une +mauvaise affaire. Vous +voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous étiez mon +parent. +Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous +plaît pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue +que +sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon +père +a vendue. J'ai des maîtres, mon cher, j'étudie, et je ne +veux rien faire +qui compromette mon avenir.</p> +<p>Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la +résistance +et de l'étrange légèreté de Javotte. +Évidemment le bracelet était là, +dans cette chambre peut-être; mais où le trouver? Tristan +se sentait par +moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace +pour +parvenir à son but. Un peu de douceur et de patience lui +semblait +pourtant préférable.</p> +<p>—Ma brave Javotte, dit-il, ne nous fâchons pas. Je crois +fermement à +tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune façon, +vous +compromettre; chantez à l'Opéra tant que vous voudrez, +dansez même, si +bon vous semble. Mon intention n'est nullement...</p> +<p>—Danser! moi qui ai joué Célimène! oui, mon +petit, j'ai joué Célimène à +Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M. +Poupinel, qui a assisté à la représentation, m'a +engagée tout de suite +pour les troisièmes Dugazon. J'ai été ensuite +seconde grande première +coquette, premier rôle marqué, et forte première +chanteuse; et c'est +Brochard lui-même, qui est ténor léger, qui m'a +fait résilier, et +Gustave, qui est laruette, a voyagé avec moi en Auvergne. Nous +faisions +quatre ou cinq cents francs avec <i>la Tour de Nesle</i>, et <i>Adolphe +et +Clara</i>; nous ne jouions que ces deux pièces-là +partout. Si vous croyez +que je vais danser!</p> +<p>—Ne nous fâchons pas, ma belle, je vous en conjure!</p> +<p>—Savez-vous que j'ai joué avec Frédérick? Oui, +j'ai joué avec +Frédérick, en province, au bénéfice d'un +homme de lettres. Il est vrai +que je n'avais pas un grand rôle; je faisais un page dans <i>Lucrèce +Borgia</i>, mais toujours j'ai joué avec Frédérick.</p> +<p>—Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de +m'excuser; mais, ma chère, le temps se passe, et vous +répondez à +beaucoup de choses, excepté à ce que je vous demande. +Finissons-en, s'il +est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller à +l'instant +même chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une chaîne, une +bague, ce qui +vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous +le +rapporter, selon votre fantaisie; en échange de quoi vous me +renverrez +ou vous me rendrez à moi-même cette bagatelle que je vous +demande, et à +laquelle vous ne tenez pas sans doute?</p> +<p>—Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons +à peu +de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets.</p> +<p>—Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est +pas +ce qu'il y a d'écrit dessus qui vous le rend précieux?</p> +<p>La vanité masculine, d'une part, et la coquetterie +féminine, d'une +autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si +bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'empêcher de se +rapprocher de +Javotte en faisant cette question. Il avait entouré doucement de +son +bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la tête +penchée +sur son éventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la +moustache du jeune hussard effleurait déjà ses cheveux +blonds; le +souvenir du passé et l'idée d'un bracelet neuf lui +faisaient palpiter le +cœur.</p> +<p>—Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout à fait franc. Je suis +bonne +fille; n'ayez pas peur. Dites-moi où ira mon serpentin bleu.</p> +<p>—Eh bien! mon enfant, répondit le jeune homme, je vais tout +vous +avouer: je suis amoureux.</p> +<p>—Est-elle belle?</p> +<p>—Vous êtes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce +bracelet; il lui +est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aimée...</p> +<p>—Menteur!</p> +<p>—Non, c'est la vérité; vous étiez, ma +chère, vous êtes encore si +parfaitement gentille, fraîche et coquette, une petite fleur; vos +dents +ont l'air de perles tombées dans une rose; vos yeux, votre +pied...</p> +<p>—Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours.</p> +<p>—Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se +préparait +peut-être à répondre de sa voix la plus tendre: Eh +bien! mon ami, allez +chez Fossin, lorsqu'elle s'écria tout à coup:</p> +<p>—Prenez garde, vous m'égratignez!</p> +<p>La carte de visite de la Bretonnière était encore dans +la main de +Tristan, et le coin du carton corné avait, en effet, +touché l'épaule de +madame Rosenval. Au même instant on frappa doucement à la +porte; la +tapisserie se souleva, et la Bretonnière lui-même entra +dans la chambre.</p> +<p>—Pardieu! monsieur, s'écria Tristan, ne pouvant contenir un +mouvement +de dépit, vous arrivez comme mars en carême.</p> +<p>—Comme mars en toute saison, dit la Bretonnière, +enchanté de son +calembour.</p> +<p>—On pourrait voir cela, reprit Tristan.</p> +<p>—Quand il vous plaira, dit la Bretonnière.</p> +<p>—Demain vous aurez de mes nouvelles.</p> +<p>Tristan se leva, prit Javotte à part:—Je compte sur vous, +n'est-ce pas? +lui dit-il à voix basse; dans une heure, j'enverrai ici.</p> +<p>Puis il sortit, sans plus de façon, en répétant +encore: À demain!</p> +<p>—Que veut dire cela? demanda Javotte.</p> +<p>—Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière.</p> +<br /> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h2><br /> +</h2> +<h3>V</h3> +<br /> +<p>Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour +de +son frère, afin d'apprendre le résultat de l'entretien +avec Javotte. +Tristan rentra chez lui tout joyeux.</p> +<p>—Victoire! mon cher, s'écria-t-il; nous avons gagné la +bataille, et +mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde +à la +fois.</p> +<p>—Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaieté +qui fait +plaisir à voir.</p> +<p>—Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a +hésité; elle a +bavardé; elle m'a fait des discours à dormir debout; mais +enfin elle +cédera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous +aurons mon +bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec +la Bretonnière.</p> +<p>—Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup?</p> +<p>—Non, en vérité, je n'ai plus de rancune contre lui. +Je l'ai rencontré, +je l'ai envoyé promener, je lui donnerai un coup +d'épée, et je lui +pardonne.</p> +<p>—Où l'as-tu donc vu? chez ta belle?</p> +<p>—Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-là se +fourre +partout?</p> +<p>—Et comment la querelle est-elle venue?</p> +<p>—Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une misère; +nous en +causerons. Commençons maintenant par aller chez Fossin acheter +quelque +chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un échange; car +on ne +donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et même sans +cela.</p> +<p>—Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu +à ton +but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant, +mon cher ami, réfléchissons, je t'en prie, sur la seconde +partie de ta +vengeance projetée. Elle me semble plus qu'étrange.</p> +<p>—Trêve de mots, dit Tristan, c'est un point résolu. Que +j'aie tort ou +raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter là-dessus; +à présent +le vin est tiré, il faut le boire.</p> +<p>—Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te répéter +que je ne conçois +pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut +trouver du plaisir à ces duels sans motif, ces affaires +d'enfant, ces +bravades d'écolier, qui ont peut-être été +à la mode, mais dont tout le +monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de +cocarde +peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler +plaisant à un républicain de ferrailler avec un +royaliste, uniquement +parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut +s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blâme. Si ton +projet +est sérieux, je n'hésite pas à te dire qu'en +pareil cas je refuserais de +servir de témoin à mon meilleur ami.</p> +<p>—Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez +Fossin.</p> +<p>—Allons où tu voudras, je n'en démordrai pas. Prendre +en grippe un +homme importun, cela arrive à tout le monde: le fuir ou s'en +railler, +passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible.</p> +<p>—Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage. +Un +petit coup d'épée, voilà tout. Je veux mettre en +écharpe le bras du +cavalier servant de la marquise, en même temps que je lui +offrirai +humblement, à elle, le bracelet de ma grisette.</p> +<p>—Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton +honneur, +qu'as-tu à faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu +à faire +de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas.</p> +<p>—Je t'aime beaucoup, mais cela sera.</p> +<p>En parlant ainsi, les deux frères arrivèrent chez +Fossin. Tristan, ne +voulant pas que Javotte pût se repentir de son marché, +choisit pour elle +une jolie châtelaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant +dessein de la +porter lui-même et d'attendre la réponse, s'il +n'était pas reçu. Armand, +ayant autre chose en tête et voyant son frère plus joyeux +encore à +l'idée de revenir promptement avec le bracelet en question, ne +lui +proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient +le +soir.</p> +<p>Au moment où ils allaient se séparer, la roue d'une +calèche découverte, +courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue +Richelieu. Une livrée bizarre, qui attirait les yeux, fit +retourner les +passants. Dans cette voiture était madame de Vernage, seule, +nonchalamment étendue. Elle aperçut les deux jeunes gens, +et les salua +d'un petit signe de tête, avec une indolence protectrice.</p> +<p>—Ah! dit Tristan, pâlissant malgré lui, il paraît +que l'ennemi est venu +observer la place. Elle a renoncé à sa fameuse chasse, +cette belle dame, +pour faire un tour aux Champs-Élysées et respirer la +poussière de Paris. +Qu'elle aille en paix! elle arrive à point. Je suis vraiment +flatté de +la voir ici. Si j'étais un fat, je croirais qu'elle vient savoir +de mes +nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller +aristocratique, supérieur même à celui de Javotte, +elle a daigné nous +remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces +femmes-là +cherchent le danger, comme les papillons la lumière. Que son +sommeil de +ce soir lui soit léger! Je me présenterai demain à +son petit lever, et +nous en aurons des nouvelles. Je me fais une véritable +fête de vaincre +un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai là, +dans +mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je +suis +en droit de lui dire: Vos belles lèvres en ont menti et vos +baisers +sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-être moins +superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, à ce soir.</p> +<p>Si Armand n'avait pas plus longuement insisté pour dissuader +son frère +de se battre, ce n'était pas qu'il crût impossible de l'en +empêcher; +mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour +essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un +autre +moyen. La Bretonnière, qu'il connaissait de longue main, lui +paraissait +avoir un caractère plus calme et plus facile à aborder: +il l'avait vu +chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, résolu +à voir si de +ce côté il n'y aurait pas plus de chances de +réconciliation. La +Bretonnière était seul, dans sa chambre, entouré +de liasses de papiers, +comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout +le +regret qu'il éprouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du +reste, +disait-il) pouvait amener deux gens de cœur à aller sur le +terrain, et +de là en prison.</p> +<p>—Qu'avez-vous donc fait à mon frère? lui demanda-t-il.</p> +<p>—Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière, se levant et +s'asseyant +tour à tour d'un air un peu embarrassé, tout en +conservant sa gravité +ordinaire: votre frère, depuis longtemps, me semble mal +disposé à mon +égard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue +que +j'ignore absolument pourquoi.</p> +<p>—N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalité? Ne faites-vous +pas la +cour à quelque femme?...</p> +<p>—Non, en vérité, pour ce qui me regarde, je ne fais la +cour à personne, +et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi +à +votre frère les bornes de la politesse.</p> +<p>—Ne vous êtes-vous jamais disputés ensemble?</p> +<p>—Jamais, une seule fois exceptée, c'était du temps du +choléra: M. de +Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse +était toujours épidémique, et il prétendait +baser sur ce faux principe +la différence qu'on a établie entre le mot +épidémique et le mot +endémique. Je ne pouvais, vous le sentez, être de son +avis, et je lui +démontrai fort bien qu'une maladie épidémique +pouvait devenir fort +dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mîmes +à cette +discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens...</p> +<p>—Est-ce là tout?</p> +<p>—Autant que je me le rappelle. Peut-être cependant a-t-il +été blessé, +il y a quelque temps, de ce que j'ai cédé à l'un +de mes parents deux +bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce +parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve +ces +bassets...</p> +<p>—Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les +yeux.</p> +<p>—Non, à mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute +conscience, que je ne comprends exactement rien à la provocation +qu'il +vient de m'adresser.</p> +<p>—Mais si vous ne faites la cour à personne, il est +peut-être amoureux, +lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser?</p> +<p>—Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance +d'avoir jamais remarqué que la marquise de Vernage pût +souffrir ou +encourager des assiduités condamnables.</p> +<p>—Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a +du +mal à être amoureux?</p> +<p>—Je ne discute pas cette question; je me borne à vous dire +que je ne le +suis point, et que je ne saurais, par conséquent, être le +rival de +personne.</p> +<p>—En ce cas, vous ne vous battrez pas?</p> +<p>—Je vous demande pardon; je suis provoqué de la +manière la plus +positive. Il m'a dit, lorsque je suis entré, que j'arrivais +comme mars +en carême. De tels discours ne se tolèrent pas; il me faut +une +réparation.</p> +<p>—Vous vous couperez la gorge pour un mot?</p> +<p>—Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les +raisons +qui ont amené ce défi; je m'en étonne parce qu'il +me semble étrange, +mais je ne puis faire autrement que de l'accepter.</p> +<p>—Un duel pareil est-il possible? Vous n'êtes pourtant pas fou, +ni +Berville non plus. Voyons, la Bretonnière, raisonnons. +Croyez-vous que +cela m'amuse de vous voir faire une étourderie semblable?</p> +<p>—Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un +homme sanguinaire. Si votre frère me propose des excuses, pourvu +qu'elles soient bonnes et valables, je suis prêt à les +recevoir. Sinon, +voici mon testament que je suis en train d'écrire, comme cela se +doit.</p> +<p>—Qu'entendez vous par des excuses valables?</p> +<p>—J'entends... cela se comprend.</p> +<p>—Mais encore?</p> +<p>—De bonnes excuses.</p> +<p>—Mais enfin, à peu près, parlez.</p> +<p>—Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en carême, et +je crois +lui avoir dignement répondu. Il faut qu'il rétracte ce +mot, et qu'il me +dise, devant témoins, que j'arrivais tout simplement comme M. de +la +Bretonnière.</p> +<p>—Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela.</p> +<p>Armand sortit de cette conférence non pas entièrement +satisfait, mais +moins inquiet qu'il n'était venu. C'était au boulevard de +Gand, entre +onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son frère. +Il le +trouva, marchant à grands pas d'un air agité, et il +s'apprêtait à +négocier son accommodement dans les termes voulus par la +Bretonnière, +lorsque Tristan lui prit le bras en s'écriant:</p> +<p>—Tout est manqué! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon +bracelet.</p> +<p>—Pourquoi?</p> +<p>—Pourquoi? que sais-je? une idée d'hirondelle. Je suis +allé chez elle +tout droit; on me répond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en +effet +elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laissé pour +moi; la +chambrière me regarde avec étonnement. À force de +questions, j'apprends +que madame Rosenval a dîné avec son baron à +lunettes et une autre +personne, sans doute ce damné la Bretonnière; qu'ils se +sont séparés +ensuite, la Bretonnière pour rentrer chez lui, Javotte et le +baron pour +aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le +théâtre; et je ne +sais quoi encore d'incompréhensible; le tout mêlé +de verbiages de +servante:—Madame avait reçu une bonne nouvelle; madame +paraissait très +contente; elle était pressée, on n'avait pas eu le temps +de manger le +dessert, mais on avait envoyé chercher à la cave du vin +de Champagne. +Cependant je tire de ma poche la petite boîte de Fossin, que je +remets à +la chambrière, en la priant de donner cela ce soir à sa +maîtresse, et en +confidence. Sans chercher à comprendre ce que je ne peux savoir, +je +joins à mon cadeau un billet écrit à la +hâte. Là-dessus, je rentre, je +compte les minutes, et la réponse n'arrive pas. Voilà +où en sont les +choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en tête, +s'en +détournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a soufflé sur +cette +girouette?</p> +<p>—Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien, +à cette +girouette, le temps nécessaire pour lire et répondre, +chercher ce +bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout à +l'heure. +Songe donc que Javotte ne peut décemment accepter ton cadeau +qu'à titre +d'échange. Quant à ton duel, n'y songe plus.</p> +<p>—Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais.</p> +<p>—Fou que tu es! et notre mère?</p> +<p>Tristan baissa la tête sans répondre, et les deux +frères rentrèrent chez +eux.</p> +<p>Javotte n'était pourtant pas aussi méchante qu'on +pourrait le croire. +Elle avait passé la journée dans une perplexité +singulière. Ce bracelet +redemandé, cette insistance, ce duel projeté, tout cela +lui semblait +autant de rêveries incompréhensibles; elle cherchait ce +qu'elle avait à +faire, et sentait que le plus sage eût été de +demeurer indifférente à +des événements qui ne la regardaient pas. Mais si madame +Rosenval avait +toute la fierté d'une reine de théâtre, Javotte, au +fond, avait bon +cœur. Berville était jeune et aimable; le nom de cette marquise +mêlé à +tout cela, ce mystère, ces demi confidences, plaisaient à +l'imagination +de la grisette parvenue.</p> +<p>—S'il était vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et +qu'une +marquise fût jalouse de moi, y aurait-il grand risque à +donner ce +bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte +jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal à +personne?</p> +<p>Tout en réfléchissant, elle avait ouvert un petit +secrétaire dont la +clef était suspendue à son cou. Là étaient +entassés, pêle-mêle, tous +les joyaux de sa couronne: un diadème en clinquant pour <i>la +Tour de +Nesle</i>, des colliers en strass, des émeraudes en verre qui +avaient +besoin des quinquets pour briller d'un éclat douteux; du milieu +de ce +trésor, elle tira le bracelet de Tristan et considéra +attentivement les +deux noms gravés sur la plaque.</p> +<p>—Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut être +l'idée de +Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si +l'inconnue me connaît, je suis compromise. Ces deux noms à +côté l'un de +l'autre, ce n'est pas autorisé. Si Berville n'a eu pour moi +qu'un +caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera +drôle.</p> +<p>Javotte allait peut-être envoyer le bracelet, lorsqu'un coup +de sonnette +vint l'interrompre dans ses réflexions. C'était le +monsieur aux lunettes +d'or.</p> +<p>—Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succès: vous +êtes des chœurs. +Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extrêmement brillante; +trente +sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans +l'étrier. Dès +ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqué de <i>Gustave</i>.</p> +<p>-Voilà une nouvelle! s'écria Javotte en sautant de +joie. Choriste à +l'Opéra! choriste tout de suite! j'ai justement repassé +mon chant; je +suis en voix; ce soir, <i>Gustave</i>!... Ah, mon Dieu!</p> +<p>Après le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva +la gravité +qui convient à une cantatrice.</p> +<p>—Baron, dit-elle, vous êtes un homme charmant. Il n'y a que +vous, et je +sens ma vocation; dînons: allons à l'Opéra, +à la gloire; rentrons, +soupons, allez-vous-en; je dors déjà sur mes lauriers.</p> +<p>Le convive attendu arriva bientôt. On brusqua le dîner, +et Javotte ne +manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tôt qu'il +n'était nécessaire. +Le cœur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux, +sombre et petit corridor où Taglioni, peut-être, a +marché. Comme le +ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut +avoir contribué au succès. Elle rentra chez elle fort +émue, et, dans +l'ivresse du triomphe, ses pensées étaient à cent, +lieues de Tristan, +lorsque sa femme de chambre lui remit la petite boîte +soigneusement +enveloppée par Fossin, et un billet où elle trouva ces +mots: «Il ne faut +pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin +d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre +réponse avec +impatience.»</p> +<p>—Ce pauvre garçon, dit madame Rosenval, je l'avais +oublié. Il m'envoie +une châtelaine; il y a plusieurs turquoises....</p> +<p>Javotte se mit au lit, et ne dormit guère. Elle songea bien +plus à son +engagement et à sa brillante destinée qu'à la +demande de Tristan. Mais +le jour la retrouva dans ses bonnes pensées.</p> +<p>-Allons, dit-elle, il faut s'exécuter. Ma journée +d'hier a été +heureuse; il faut que tout le monde soit content.</p> +<p>Il était huit heures du matin quand Javotte prit son +bracelet, mit son +châle et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de cœur, et +presque +encore grisette. Arrivée à la maison de Tristan, elle +vit, devant la +loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes.</p> +<p>—M. de Berville? demanda Javotte.</p> +<p>—Hélas! répondit la grosse femme.</p> +<p>—Y est-il, s'il vous plaît? Est-ce ici?</p> +<p>—Hélas! madame,... il s'est battu,... on vient de le +rapporter... Il +est mort!</p> +<p>Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les chœurs +de +l'Opéra, sous un quatrième nom qu'elle avait choisi: +celui de madame +Amaldi.<br /> +<br /> +</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DU SECRET DE +JAVOTTE.<br /> +<br /> +</p> +<div class="blkquot"><i>Pierre et Camille</i> et <i>le Secret de +Javotte</i> ont +été publiés pour la +première fois dans le <i>Constitutionnel</i>, à peu de +distance l'un de +l'autre (avril et juin 1844).</div> +<hr style="width: 65%;" /> +<br /> +<h2><a name="MIMI_PINSON"></a>MIMI PINSON</h2> +<h2>PROFIL DE GRISETTE</h2> +<h2>1845</h2> +<p style="text-align: center;"><img alt="Mimi Pinson" + title="Mimi Pinson" src="images/imag002.jpg" + style="width: 411px; height: 600px;" /><br /> +</p> +<h5>MIMI PINSON</h5> +<div class="poem"> +<h5><span>Elle a les yeux et les mains prestes.</span> +<span>Les carabins matin et soir,</span> +<span>Usent les manches de leurs vestes,</span> +<span>Landerirette!</span> +<span>À son comptoir.</span></h5></div> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +<h3>I</h3> +<br /> +<p>Parmi les étudiants qui suivaient; l'an passé, les +cours de l'École de +médecine, se trouvait un jeune homme nommé Eugène +Aubert. C'était un +garçon de bonne famille, qui avait à peu près +dix-neuf ans. Ses parents +vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui +lui +suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un +caractère fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute +circonstance, on +le trouvait bon et serviable, la main généreuse et le +cœur ouvert. Le +seul défaut qu'on lui reprochait était un singulier +penchant à la +rêverie et à la solitude, et une réserve si +excessive dans son langage +et ses moindres actions, qu'on l'avait surnommé la <i>Petite +Fille</i>, +surnom, du reste, dont il riait lui-même, et auquel ses amis +n'attachaient aucune idée qui pût l'offenser, le sachant +aussi brave +qu'un autre au besoin; mais il était vrai que sa conduite +justifiait un +peu ce sobriquet, surtout par la façon dont elle contrastait +avec les +mœurs de ses compagnons. Tant qu'il n'était question que de +travail, il +était le premier à l'œuvre; mais, s'il s'agissait d'une +partie de +plaisir, d'un dîner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse +à la +Chaumière, la <i>Petite Fille</i> secouait la tête et +regagnait sa chambrette +garnie. Chose presque monstrueuse parmi les étudiants: non +seulement +Eugène n'avait pas de maîtresse, quoique son âge et +sa figure eussent pu +lui valoir des succès, mais on ne l'avait jamais vu faire le +galant au +comptoir d'une grisette, usage immémorial au quartier Latin. Les +beautés +qui peuplent la montagne Sainte-Geneviève et se partagent les +amours des +écoles, lui inspiraient une sorte de répugnance qui +allait jusqu'à +l'aversion. Il les regardait comme une espèce à part, +dangereuse, +ingrate et dépravée, née pour laisser partout le +mal et le malheur en +échange de quelques plaisirs.—Gardez-vous de ces +femmes-là, disait-il: +ce sont des poupées de fer rouge. Et il ne trouvait +malheureusement que +trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les +querelles, les désordres, quelquefois même la ruine +qu'entraînent ces +liaisons passagères, dont les dehors ressemblent au bonheur, +n'étaient +que trop faciles à citer, l'année dernière comme +aujourd'hui, et +probablement comme l'année prochaine.</p> +<p>Il va sans dire que les amis d'Eugène le raillaient +continuellement sur +sa morale et ses scrupules.—Que prétends-tu? lui demandait +souvent un +de ses camarades, nommé Marcel, qui faisait profession +d'être un bon +vivant; que prouve une faute, ou un accident arrivé une fois par +hasard?</p> +<p>—Qu'il faut s'abstenir, répondait Eugène, de peur que +cela n'arrive une +seconde fois.</p> +<p>—Faux raisonnement, répliquait Marcel, argument de capucin de +carte, +qui tombe si le compagnon trébuche. De quoi vas-tu +t'inquiéter? Tel +d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine? +L'un +n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fraîche; est-ce +qu'Élise en perd +l'appétit? À qui la faute si le voisin porte sa montre au +mont-de-piété +pour aller se casser un bras à Montmorency? la voisine n'en est +pas +manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup +d'épée; elle te +tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce +sont +de ces petits inconvénients dont l'existence est +parsemée, et ils sont +plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau +temps, que de bonnes paires d'amis dans les cafés, les +promenades et les +guinguettes! Considère-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien +bourrés +de grisettes, qui vont au Ranelagh ou à Belleville. Compte ce +qui sort, +un jour de fête seulement, du quartier Saint-Jacques: les +bataillons de +modistes, les armées de lingères, les nuées de +marchandes de tabac; tout +cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de +Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volées de +friquets. +S'il pleut, cela va au mélodrame manger des oranges et pleurer; +car cela +mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi très volontiers: +c'est ce +qui prouve un bon caractère. Mais quel mal font ces pauvres +filles, qui +ont cousu, bâti, ourlé, piqué et ravaudé +toute la semaine, en prêchant +d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que +peut faire de mieux un honnête homme qui, de son +côté, vient de passer +huit jours à disséquer des choses peu agréables, +que de se débarbouiller +la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle +nature?</p> +<p>—Sépulcres blanchis! disait Eugène.</p> +<p>—Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire +l'éloge des grisettes, et qu'un usage modéré en +est bon. Premièrement, +elles sont vertueuses, car elles passent la journée à +confectionner les +vêtements les plus indispensables à la pudeur et à +la modestie; en +second lieu, elles sont honnêtes, car il n'y a pas de +maîtresse lingère +ou autre qui ne recommande à ses filles de boutique de parler au +monde +poliment; troisièmement, elles sont très soigneuses et +très propres, +attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des +étoffes +qu'il ne faut pas qu'elles gâtent, sous peine d'être moins +bien payées; +quatrièmement, elles sont sincères, parce qu'elles +boivent du ratafia; +en cinquième lieu, elles sont économes et frugales, parce +qu'elles ont +beaucoup de peine à gagner trente sous, et s'il se trouve des +occasions +où elles se montrent gourmandes et dépensières, ce +n'est jamais avec +leurs propres deniers; sixièmement, elles sont très +gaies, parce que le +travail qui les occupe est en général ennuyeux à +mourir, et qu'elles +frétillent comme le poisson dans l'eau dès que l'ouvrage +est terminé. Un +autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point +gênantes, vu qu'elles passent leur vie clouées sur une +chaise dont elles +ne peuvent pas bouger, et que par conséquent il leur est +impossible de +courir après leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En +outre, +elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont obligées de +compter +leurs points. Elles ne dépensent pas grand'chose pour leurs +chaussures, +parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est +rare +qu'on leur fasse crédit. Si on les accuse d'inconstance, ce +n'est pas +parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par méchanceté +naturelle; +cela tient au grand nombre de personnes différentes qui passent +devant +leurs boutiques; d'un autre côté, elles prouvent +suffisamment qu'elles +sont capables de passions véritables, par la grande +quantité d'entre +elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la +fenêtre, ou +qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai, +l'inconvénient d'avoir presque toujours faim et soif, +précisément à +cause de leur grande tempérance; mais il est notoire qu'elles +peuvent +se contenter, en guise de repas, d'un verre de bière et d'un +cigare: +qualité précieuse qu'on rencontre bien rarement en +ménage. Bref, je +soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fidèles et +désintéressées, et +que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent à +l'hôpital.</p> +<p>Lorsque Marcel parlait ainsi, c'était la plupart du temps au +café, quand +il s'était un peu échauffé la tête; il +remplissait alors le verre de son +ami, et voulait le faire boire à la santé de mademoiselle +Pinson, +ouvrière en linge, qui était leur voisine; mais +Eugène prenait son +chapeau, et, tandis que Marcel continuait à pérorer +devant ses +camarades, il s'esquivait doucement.<br /> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>II</h3> +<br /> +<p>Mademoiselle Pinson n'était pas précisément ce +qu'on appelle une jolie +femme. Il y a beaucoup de différence entre une jolie femme et +une jolie +grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi +nommée en +langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de +guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de +paraître une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un +chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est +nullement forcée d'être une jolie femme; bien au +contraire, il est +probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle +sera dans son droit. La différence consiste donc dans les +conditions où +vivent ces deux êtres, et principalement dans ce morceau de +carton +roulé, recouvert d'étoffe et appelé chapeau, que +les femmes ont jugé à +propos de s'appliquer de chaque côté de la tête, +à peu près comme les +œillères des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les +œillères +empêchent les chevaux de regarder de côté et +d'autre, et que le morceau +de carton n'empêche rien du tout.)</p> +<p>Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez +retroussé, qui, à +son tour, veut une bouche bien fendue, à laquelle il faut de +belles +dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux +brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les +sourcils à l'avenant. Les cheveux sont <i>ad libitum</i>, +attendu que les +yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est +loin de la beauté proprement dite. C'est ce qu'on appelle une +figure +chiffonnée, figure classique de grisette, qui serait +peut-être laide +sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante, +et +plus jolie que la beauté. Ainsi était mademoiselle Pinson.</p> +<p>Marcel s'était mis dans la tête qu'Eugène devait +faire la cour à cette +demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il était +lui-même l'adorateur de mademoiselle Zélia, amie intime de +mademoiselle +Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses +à +son goût, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne +sont +pas rares, et réussissent assez souvent, l'occasion, depuis que +le monde +existe, étant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut +dire ce +qu'ont fait naître d'événements heureux ou +malheureux, d'amours, de +querelles, de joies ou de désespoirs, deux portes voisines, un +escalier +secret, un corridor, un carreau cassé?</p> +<p>Certains caractères, pourtant, se refusent à ces jeux +du hasard. Ils +veulent conquérir leurs jouissances, non les gagner à la +loterie, et ne +se sentent pas disposés à aimer parce qu'ils se trouvent +en diligence à +côté d'une jolie femme. Tel était Eugène, et +Marcel le savait; aussi +avait-il formé depuis longtemps un projet assez simple, qu'il +croyait +merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la résistance de +son +compagnon.</p> +<p>Il avait résolu de donner un souper, et ne trouva rien de +mieux que de +choisir pour prétexte le jour de sa propre fête. Il fit +donc apporter +chez lui deux douzaines de bouteilles de bière, un gros morceau +de veau +froid avec de la salade, une énorme galette de plomb, et une +bouteille +de vin de Champagne. Il invita d'abord deux étudiants de ses +amis, puis +il fit savoir à mademoiselle Zélia qu'il y avait le soir +gala à la +maison, et qu'elle eût à amener mademoiselle Pinson. Elles +n'eurent +garde d'y manquer. Marcel passait, à juste titre, pour un des +talons +rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept +heures du soir venaient à peine de sonner, que les deux +grisettes +frappaient à la porte de l'étudiant, mademoiselle +Zélia en robe courte, +en brodequins gris et en bonnet à fleurs, mademoiselle Pinson, +plus +modeste, vêtue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui +lui +donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se +montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les +secrets desseins de leur hôte.</p> +<p>Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eugène +d'avance; il eût +été trop sûr d'un refus de sa part. Ce fut +seulement lorsque ces +demoiselles eurent pris place à table, et après le +premier verre vidé, +qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller +chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait +Eugène; il le trouva, comme d'ordinaire, à son travail, +seul, entouré de +ses livres. Après quelques propos insignifiants, il +commença à lui faire +tout doucement ses reproches accoutumés, qu'il se fatiguait +trop, qu'il +avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un +tour +de promenade. Eugène, un peu las, en effet, ayant +étudié toute la +journée, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il +ne fut +pas difficile à Marcel, après quelques tours +d'allée au Luxembourg, +d'obliger son ami à entrer chez lui.</p> +<p>Les deux grisettes, restées seules, et ennuyées +probablement d'attendre, +avaient débuté par se mettre à l'aise; elles +avaient ôté leurs châles et +leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans +faire, +de temps en temps, honneur aux provisions, par manière d'essai. +Les yeux +déjà brillants et le visage animé, elles +s'arrêtèrent joyeuses et un peu +essoufflées, lorsque Eugène les salua d'un air à +la fois timide et +surpris. Attendu ses mœurs solitaires, il était à peine +connu d'elles; +aussi l'eurent-elles bientôt dévisagé des pieds +à la tête avec cette +curiosité intrépide qui est le privilège de leur +caste; puis elles +reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'était. +Le +nouveau venu, à demi déconcerté, faisait +déjà quelques pas en arrière +songeant peut-être à la retraite, lorsque Marcel, ayant +fermé la porte à +double tour, jeta bruyamment la clef sur la table.</p> +<p>—Personne encore! s'écria-t-il. Que font donc nos amis? Mais +n'importe, +le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous présente le +plus +vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui désire depuis +longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est, +particulièrement, grand admirateur de mademoiselle Pinson.</p> +<p>La contredanse s'arrêta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un +léger +salut, et reprit son bonnet.</p> +<p>—Eugène! s'écria Marcel, c'est aujourd'hui ma +fête; ces deux dames ont +bien voulu venir la célébrer avec nous. Je t'ai presque +amené de force, +c'est vrai; mais j'espère que tu resteras de bon gré, +à notre commune +prière. Il est à présent huit heures à peu +près; nous avons le temps de +fumer une pipe en attendant que l'appétit nous vienne.</p> +<p>Parlant ainsi, il jeta un regard significatif à mademoiselle +Pinson, +qui, le comprenant aussitôt, s'inclina une seconde fois en +souriant, et +dit d'une voix douce à Eugène: Oui, monsieur, nous vous +en prions.</p> +<p>En ce moment les deux étudiants que Marcel avait +invités frappèrent à la +porte. Eugène vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop +de +mauvaise grâce, et, se résignant, prit place avec les +autres.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>III</h3> +<br /> +<p>Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commencé +par remplir +la chambre d'un nuage de fumée, buvaient d'autant pour se +rafraîchir. +Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et égayaient +la +compagnie de propos plus ou moins piquants aux dépens de leurs +amis et +connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tirées +des +arrière-boutiques. Si la matière manquait de +vraisemblance, du moins +n'était-elle pas stérile. Deux clercs d'avoué, +à les en croire, avaient +gagné vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et +les +avaient mangés en six semaines avec deux marchandes de gants. Le +fils +d'un des plus riches banquiers de Paris avait proposé à +une célèbre +lingère une loge à l'Opéra et une maison de +campagne, qu'elle avait +refusées, aimant mieux soigner ses parents et rester +fidèle à un commis +des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui +était forcé par son rang à s'envelopper du plus +grand mystère, venait +incognito rendre visite à une brodeuse du passage du Pont-Neuf, +laquelle +avait été enlevée tout à coup par ordre +supérieur, mise dans une chaise +de poste à minuit, avec un portefeuille plein de billets de +banque, et +envoyée aux État-Unis, etc.</p> +<p>—Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Zélia improvise, +et quant à +mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit +comité), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs +d'avoué n'ont +gagné qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre +banquier a +offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux États-Unis, +qu'elle +est visible tous les jours, de midi à quatre heures, à +l'hôpital de la +Charité, où elle a pris un logement par suite de manque +de comestibles.</p> +<p>Eugène était assis auprès de mademoiselle +Pinson. Il crut remarquer, à +ce dernier mot, prononcé avec une indifférence +complète, qu'elle +pâlissait. Mais, presque aussitôt, elle se leva, alluma une +cigarette, +et, s'écria d'un air délibéré:</p> +<p>—Silence à votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur +Marcel ne +croit pas aux fables, je vais raconter une histoire véritable, <i>et +quorum pars magna fui.</i></p> +<p>—Vous parlez latin? dit Eugène.</p> +<p>—Comme vous voyez, répondit mademoiselle Pinson; cette +sentence me +vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napoléon, et qui +n'a +jamais manqué de la dire avant de réciter une bataille. +Si vous ignorez +ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela +veut dire: «Je vous en donne ma parole d'honneur.» Vous +saurez donc +que, la semaine passée, je m'étais rendue, avec deux de +mes amies, +Blanchette et Rougette, au théâtre de l'Odéon.</p> +<p>—Attendez que je coupe la galette, dit Marcel.</p> +<p>—Coupez, mais écoutez, reprit mademoiselle Pinson. +J'étais donc allée +avec Blanchette et Rougette à l'Odéon, voir une +tragédie. Rougette, +comme vous savez, vient de perdre sa grand'mère; elle a +hérité de quatre +cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois étudiants se +trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous avisèrent, et, sous +prétexte que nous étions seules, nous invitèrent +à souper.</p> +<p>—De but en blanc? demanda Marcel; en vérité, c'est +très galant. Et vous +avez refusé, je suppose.</p> +<p>—Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous acceptâmes, et, +à +l'entr'acte, sans attendre la fin de la pièce, nous nous +transportâmes +chez Viot.</p> +<p>—Avec vos cavaliers?</p> +<p>—Avec nos cavaliers. Le garçon commença, bien entendu, +par nous dire +qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance +n'était pas +faite pour nous arrêter. Nous ordonnâmes qu'on allât +par la ville +chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un +festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets, +des +moules, des œufs à la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des +marmites. Nos jeunes inconnus, à dire vrai, faisaient +légèrement la +grimace...</p> +<p>—Je le crois parbleu bien! dit Marcel.</p> +<p>—Nous n'en tînmes compte. La chose apportée, nous +commençâmes à faire +les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous +dégoûtait. À +peine un plat était-il entamé, que nous le renvoyions +pour en demander +un autre.—Garçon, emportez cela; ce n'est pas tolérable; +où avez-vous +pris des horreurs pareilles? Nos inconnus désirèrent +manger, mais il ne +leur fut pas loisible. Bref, nous soupâmes comme dînait +Sancho, et la +colère nous porta même à briser quelques ustensiles.</p> +<p>—Belle conduite! et comment payer?</p> +<p>—Voilà précisément la question que les trois +inconnus s'adressèrent. +Par l'entretien qu'ils eurent à voix basse, l'un d'eux nous +parut +posséder six francs, l'autre infiniment moins, et le +troisième n'avait +que sa montre, qu'il tira généreusement de sa poche. En +cet état, les +trois infortunés se présentèrent au comptoir, dans +le but d'obtenir un +délai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur répondit?</p> +<p>—Je pense, répliqua Marcel, que l'on vous a gardées en +gage, et qu'on +les a conduits au violon.</p> +<p>—C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le +cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout était +payé d'avance. +Imaginez le coup de théâtre, à cette réponse +de Viot: Messieurs, tout +est payé! Nos inconnus nous regardèrent comme jamais +trois chiens n'ont +regardé trois évêques, avec une stupéfaction +piteuse mêlée d'un pur +attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous +descendîmes et fîmes venir un fiacre.—Chère +marquise, me dit Rougette, +il faut reconduire ces messieurs chez eux.—Volontiers, chère +comtesse, +répondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je +vous +demande s'ils étaient penauds! ils se défendaient de +notre politesse, +ils ne voulaient pas qu'on les reconduisît, ils refusaient de +dire leur +adresse... Je le crois bien! Ils étaient convaincus qu'ils +avaient +affaire à des femmes du monde, et ils demeuraient rue du +Chat-Qui-Pêche!</p> +<p>Les deux étudiants, amis de Marcel, qui, jusque-là, +n'avaient guère fait +que fumer et boire en silence, semblèrent peu satisfaits de +cette +histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-être en +savaient-ils +autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils +jetèrent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en +riant:</p> +<p>—Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine +dernière, il n'y a plus d'inconvénient.</p> +<p>—Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais +lui +faire tort dans sa carrière, jamais!</p> +<p>—Vous avez raison, dit Eugène, et vous agissez en cela plus +sagement +peut-être que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui +peuplent les +écoles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait +derrière lui quelque +faute ou quelque folie, et cependant c'est de là que sortent +tous les +jours ce qu'il y a en France de plus distingué et de plus +respectable: +des médecins, des magistrats...</p> +<p>—Oui, reprit Marcel, c'est la vérité. Il y a des pairs +de France en +herbe qui dînent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de +quoi +payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'œil, n'avez-vous pas +revu vos inconnus?</p> +<p>—Pour qui nous prenez-vous? répondit mademoiselle Pinson d'un +air +sérieux et presque offensé. Connaissez-vous Blanchette et +Rougette? et +supposez-vous que moi-même...</p> +<p>—C'est bon, dit Marcel, ne vous fâchez pas. Mais voilà, +en somme, une +belle équipée. Trois écervelées qui +n'avaient peut-être pas de quoi +dîner le lendemain, et qui jettent l'argent par les +fenêtres pour le +plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais!</p> +<p>—Pourquoi nous invitent-ils à souper? répondit +mademoiselle Pinson.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>IV</h3> +<br /> +<p>Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de +Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla +chanson.—Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervantès, +Zélia qui +tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le +trouvent bon, c'est moi qu'on fête, et qui par conséquent +prie +mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrouée par son anecdote, +de nous +honorer d'un couplet. Eugène, continua-t-il, sois donc un peu +galant, +trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi.</p> +<p>Eugène rougit et obéit. De même que mademoiselle +Pinson n'avait pas +dédaigné de le faire pour l'engager lui-même +à rester, il s'inclina, et +lui dit timidement:</p> +<p>—Oui, mademoiselle, nous vous en prions.</p> +<p>En même temps il souleva son verre, et toucha celui de la +grisette. De +ce léger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle +Pinson +saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fraîche la +continua +longtemps en cadence.</p> +<p>—Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le <i>la</i>. +Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas +bégueule, je +vous en préviens, mais je ne sais pas de couplets de corps de +garde. Je +ne m'encanaille pas la mémoire.</p> +<p>—Connu, dit Marcel, vous êtes une vertu; allez votre train, +les +opinions sont libres.</p> +<p>—Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter à +la bonne +venue des couplets qu'on a faits sur moi.</p> +<p>—Attention! Quel est l'auteur?</p> +<p>—Mes camarades du magasin. C'est de la poésie faite à +l'aiguille; ainsi +je réclame l'indulgence.</p> +<p>—Y a-t-il un refrain à votre chanson?</p> +<p>—Certainement; la belle demande!</p> +<p>—En ce cas-là, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au +refrain, tapons +sur la table, mais tâchons d'aller en mesure. Zélia peut +s'abstenir si +elle veut.</p> +<p>—Pourquoi cela, malhonnête garçon? demanda Zélia +en colère?</p> +<p>—Pour cause, répondit Marcel; mais si vous désirez +être de la partie, +tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconvénients +pour nos +oreilles et pour vos blanches mains.</p> +<p>Marcel avait rangé en rond les verres et les assiettes, et +s'était assis +au milieu de la table, son couteau à la main. Les deux +étudiants du +souper de Rougette, un peu ragaillardis, ôtèrent le +fourneau de leurs +pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eugène rêvait, +Zélia boudait. +Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la +casser, ce à quoi Marcel répondit par un geste +d'assentiment, en sorte +que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des +castagnettes, commença ainsi les couplets que ses compagnes +avaient +composés, après s'être excusée d'avance de +ce qu'ils pouvaient contenir +de trop flatteur pour elle:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>Mimi Pinson est une blonde,<br /> +</span><span>Une blonde que l'on connaît.<br /> +</span><span>Elle n'a qu'une robe au monde,<br /> +</span><span>Landerirette!<br /> +</span><span>Et qu'un bonnet.<br /> +</span><span>Le Grand Turc en a davantage.<br /> +</span><span>Dieu voulut, de cette façon,<br /> +</span><span>La rendre sage.<br /> +</span><span>On ne peut pas la mettre en gage,<br /> +</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br /> +</span></div> +<div class="stanza"><span>Mimi Pinson porte une rose,<br /> +</span><span>Une rose blanche au côté.<br /> +</span><span>Cette fleur dans son cœur éclose,<br /> +</span><span>Landerirette!<br /> +</span><span>C'est la gaieté.<br /> +</span><span>Quand un bon souper la réveille,<br /> +</span><span>Elle fait sortir la chanson<br /> +</span><span>De la bouteille.<br /> +</span><span>Parfois il penche sur l'oreille,<br /> +</span><span>Le bonnet de Mimi Pinson.<br /> +</span></div> +<div class="stanza"><span>Elle a les yeux et la main prestes.<br /> +</span><span>Les carabins, matin et soir,<br /> +</span><span>Usent les manches de leurs vestes,<br /> +</span><span>Landerirette!<br /> +</span><span>À son comptoir.<br /> +</span><span>Quoique sans maltraiter personne,<br /> +</span><span>Mimi leur fait mieux la leçon<br /> +</span><span>Qu'à la Sorbonne.<br /> +</span><span>Il ne faut pas qu'on la chiffonne,<br /> +</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br /> +</span></div> +<div class="stanza"><span>Mimi Pinson peut rester fille;<br /> +</span><span>Si Dieu le veut, c'est dans son droit.<br /> +</span><span>Elle aura toujours son aiguille,<br /> +</span><span>Landerirette!<br /> +</span><span>Au bout du doigt.<br /> +</span><span>Pour entreprendre sa conquête,<br /> +</span><span>Ce n'est pas tout qu'un beau garçon;<br /> +</span><span>Faut être honnête.<br /> +</span><span>Car il n'est pas loin de sa tête,<br /> +</span><span>Le bonnet de Mimi Pinson.<br /> +</span></div> +<div class="stanza"><span>D'un gros bouquet de fleurs d'orange<br /> +</span><span>Si l'amour veut la couronner,<br /> +</span><span>Elle a quelque chose en échange,<br /> +</span><span>Landerirette!<br /> +</span><span>À lui donner.<br /> +</span><span>Ce n'est pas, on se l'imagine,<br /> +</span><span>Un manteau sur un écusson<br /> +</span><span>Fourré d'hermine;<br /> +</span><span>C'est l'étui d'une perle fine,<br /> +</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br /> +</span></div> +<div class="stanza"><span>Mimi n'a pas l'âme vulgaire,<br /> +</span><span>Mais son cœur est républicain;<br /> +</span><span>Aux trois jours elle a fait la guerre,<br /> +</span><span>Landerirette!<br /> +</span><span>En casaquin.<br /> +</span><span>À défaut d'une hallebarde,<br /> +</span><span>On l'a vue avec son poinçon<br /> +</span><span>Monter la garde.<br /> +</span><span>Heureux qui mettra sa cocarde<br /> +</span><span>Au bonnet de Mimi Pinson!<br /> +</span></div> +</div> +<p>Les couteaux et les pipes, voire même les chaises, avaient +fait leur +tapage, comme de raison, à la fin de chaque couplet. Les verres +dansaient sur la table, et les bouteilles, à moitié +pleines, se +balançaient joyeusement en se donnant de petits coups +d'épaule.</p> +<p>—Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette +chanson-là! Il y a un teinturier; c'est trop musqué. +Parlez-moi de ces +bons airs où on dit les choses!</p> +<p>Et il entonna d'une voix forte:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>Nanette n'avait pas encore quinze ans...<br /> +</span></div> +</div> +<p>—Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plutôt, +faisons un tour +de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque?</p> +<p>—J'ai ce qu'il vous faut, répondit Marcel; j'ai une guitare; +mais, +continua-t-il en décrochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce +qu'il +lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes.</p> +<p>—Mais voilà un piano, dit Zélia; Marcel va nous faire +danser.</p> +<p>Marcel lança à sa maîtresse un regard aussi +furieux que si elle l'eût +accusé d'un crime. Il était vrai qu'il en savait assez +pour jouer une +contredanse; mais c'était pour lui, comme pour bien d'autres, +une espèce +de torture à laquelle il se soumettait peu volontiers. +Zélia, en le +trahissant, se vengeait du bouchon.</p> +<p>—Êtes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano +n'est là que +pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'écorchiez, Dieu le +sait. +Où avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que <i>la +Marseillaise</i>, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez +à +Eugène, à la bonne heure, voilà un garçon +qui s'y entend! mais je ne +veux pas l'ennuyer à ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a +que vous +ici d'assez indiscrète pour faire des choses pareilles sans +crier gare.</p> +<p>Pour la troisième fois, Eugène rougit, et +s'apprêta à faire ce qu'on lui +demandait d'une façon si politique et si +détournée. Il se mit donc au +piano, et un quadrille s'organisa.</p> +<p>Ce fut presque aussi long que le souper. Après la contredanse +vint une +valse; après la valse, le galop, car on galope encore au +quartier Latin. +Ces dames surtout étaient infatigables, et faisaient des +gambades et des +éclats de rire à réveiller tout le voisinage. +Bientôt Eugène, doublement +fatigué par le bruit et par la veillée, tomba, tout en +jouant +machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui +dorment à cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant +lui +comme des fantômes dans un rêve; et, comme rien n'est plus +aisément +triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la mélancolie, +à +laquelle il était sujet, ne tarda pas à s'emparer de +lui.—Triste joie, +pensait-il, misérables plaisirs! instants qu'on croit +volés au malheur! +Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement +devant moi, est sûre, comme disait Marcel, d'avoir de quoi +dîner demain?</p> +<p>Comme il faisait cette réflexion, mademoiselle Pinson passa +près de lui; +il crut la voir, tout en galopant, prendre à la +dérobée un morceau de +galette resté sur la table, et le mettre discrètement +dans sa poche.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>V</h3> +<br /> +<p>Le jour commençait à paraître quand la compagnie +se sépara. Eugène, +avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour +respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes +pensées, il +se répétait tout bas, malgré lui, la chanson de la +grisette:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>Elle n'a qu'une robe au monde<br /> +</span><span>Et qu'un bonnet.<br /> +</span></div> +</div> +<p>—Est-ce possible? se demandait-il. La misère peut-elle +être poussée à +ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-même? +Peut-on +rire de ce qu'on manque de pain?</p> +<p>Le morceau de galette emporté n'était pas un indice +douteux. Eugène ne +pouvait s'empêcher d'en sourire, et en même temps +d'être ému de +pitié.—Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette +et non +du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est +peut-être l'enfant d'une voisine à qui elle veut rapporter +un gâteau, +peut-être une portière bavarde, qui raconterait qu'elle a +passé la nuit +dehors, un Cerbère qu'il faut apaiser.</p> +<p>Ne regardant pas où il allait, Eugène s'était +engagé par hasard dans ce +dédale de petites rues qui sont derrière le carrefour +Buci, et dans +lesquelles une voiture passe à peine. Au moment où il +allait revenir sur +ses pas, une femme, enveloppée dans un mauvais peignoir, la +tête nue, +les cheveux en désordre, pâle et défaite, sortit +d'une vieille maison. +Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait à peine marcher; +ses +genoux fléchissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et +paraissait +vouloir se diriger vers une porte voisine, où se trouvait une +boîte aux +lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait à la main. +Surpris et +effrayé, Eugène s'approcha d'elle et lui demanda +où elle allait, ce +qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En même temps il +étendit le +bras pour la soutenir, car elle était près de tomber sur +une borne. +Mais, sans lui répondre, elle recula avec une sorte de crainte +et de +fierté. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la +boîte, et +paraissant rassembler toutes ses forces:—Là! dit-elle seulement; +puis, +continuant à se traîner aux murs, elle regagna sa maison. +Eugène essaya +en vain de l'obliger à prendre son bras et de renouveler ses +questions. +Elle rentra lentement dans l'allée sombre et étroite dont +elle était +sortie.</p> +<p>Eugène avait ramassé la lettre; il fit d'abord +quelques pas pour la +mettre à la poste, mais il s'arrêta bientôt. Cette +étrange rencontre +l'avait si fort troublé, et il se sentait frappé d'une +sorte d'horreur +mêlée d'une compassion si vive, que, avant de prendre le +temps de la +réflexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui +semblait +odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen, +à +pénétrer un tel mystère. Évidemment cette +femme était mourante; était-ce +de maladie ou de faim? Ce devait être, en tout cas, de +misère. Eugène +ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: «À monsieur +le baron de +***,» et renfermait ce qui suit:</p> +<p>«Lisez cette lettre, monsieur, et, par pitié, ne +rejetez pas ma prière. +Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous +dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera +bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a +ôté le peu de +force et de courage que j'avais. Le mois d'août, je rentre en +magasin; +mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la +certitude qu'avant samedi je me trouverai tout à fait sans +asile. J'ai +si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la +résolution de me +jeter à l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis près +de vingt-quatre +heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu +au cœur. N'est-ce pas que je ne me suis pas trompée? Monsieur, +je vous +en supplie à genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera +respirer +encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que +vingt-trois ans! Je viendrai peut-être à bout, avec un peu +d'aide, +d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter +votre pitié, je vous les dirais, mais rien ne me vient à +l'idée. Je ne +puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez +de ma lettre comme on fait quand on en reçoit trop souvent de +pareilles: +vous la déchirerez sans penser qu'une pauvre femme est là +qui attend les +heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pensé qu'il +serait +par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas +l'idée de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous, +qui vous +retiendra, j'en suis persuadée; aussi il me semble que rien ne +vous est +plus facile que de plier votre aumône dans un papier, et de +mettre sur +l'adresse: «À mademoiselle Bertin, rue de +l'Éperon.» J'ai changé de nom +depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma +mère. En sortant de chez vous, donnez cela à un +commissionnaire. +J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu +vous rende humain.</p> +<div class="blkquot"> +<p>«Il me vient à l'idée que vous ne croyez pas +à tant de misère; mais si +vous me voyiez, vous seriez convaincu.</p> +<p style="text-align: right;">«ROUGETTE.»</p> +</div> +<p>Si Eugène avait d'abord été touché en +lisant ces lignes, son étonnement +redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi +c'était +cette même fille qui avait follement dépensé son +argent en parties de +plaisir, et imaginé ce souper ridicule raconté par +mademoiselle Pinson, +c'était elle que le malheur réduisait à cette +souffrance et à une +semblable prière! Tant d'imprévoyance et de folie +semblait à Eugène un +rêve incroyable. Mais point de doute, la signature était +là; et +mademoiselle Pinson, dans le courant de la soirée, avait +également +prononcé le nom de guerre de son amie Rougette, devenue +mademoiselle +Bertin. Comment se trouvait-elle tout à coup abandonnée, +sans secours, +sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille, +pendant qu'elle expirait peut-être dans quelque grenier de cette +maison? +Et qu'était-ce que cette maison même où l'on +pouvait mourir ainsi?</p> +<p>Ce n'était pas le moment de faire des conjectures; le plus +pressé était +de venir au secours de la faim.</p> +<p>Eugène commença par entrer dans la boutique d'un +restaurateur qui venait +de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il +s'achemina, suivi du garçon, vers le logis de Rougette; mais il +éprouvait de l'embarras à se présenter brusquement +ainsi. L'air de +fierté qu'il avait trouvé à cette pauvre fille lui +faisait craindre, +sinon un refus, du moins un mouvement de vanité blessée; +comment lui +avouer qu'il avait lu sa lettre?</p> +<p>Lorsqu'il fut arrivé devant la porte:</p> +<p>—Connaissez-vous, dit-il au garçon, une jeune personne qui +demeure dans +cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin?</p> +<p>—Oh que oui! monsieur, répondit le garçon. C'est nous +qui portons +habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour. +Actuellement elle est à la campagne.</p> +<p>—Qui vous l'a dit? demanda Eugène.</p> +<p>—Pardi! monsieur, c'est la portière. Mademoiselle Rougette +aime à bien +dîner, mais elle n'aime pas beaucoup à payer. Elle a plus +tôt fait de +commander des poulets rôtis et des homards que rien du tout; +mais, pour +voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi +nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est +pas...</p> +<p>—Elle est revenue, reprit Eugène. Montez chez elle, +laissez-lui ce que +vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien +aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui +lui envoie ceci, vous lui répondrez que c'est le baron de ***.</p> +<p>Sur ces mots, Eugène s'éloigna. Chemin faisant, il +rajusta comme il put +le cachet de la lettre, et la mit à la poste.—Après tout, +pensa-t-il, +Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la réponse +à son billet +a été un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>VI</h3> +<br /> +<p>Les étudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches +tous les +jours. Eugène comprenait très bien que, pour donner un +air de +vraisemblance à la petite fable que le garçon devait +faire, il eût fallu +joindre à son envoi le louis que demandait Rougette; mais +là était la +difficulté. Les louis ne sont pas précisément la +monnaie courante de la +rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eugène venait de s'engager +à payer +le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, +n'était +guère mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans +différer le +chemin de la place du Panthéon.</p> +<p>En ce temps-là demeurait encore sur cette place ce fameux +barbier qui a +fait banqueroute, et s'est ruiné en ruinant les autres. +Là, dans +l'arrière-boutique, où se faisait en secret la grande et +la petite +usure, venait tous les jours l'étudiant pauvre et sans souci, +amoureux +peut-être, emprunter à énorme intérêt +quelques pièces dépensées gaiement +le soir et chèrement payées le lendemain. Là +entrait furtivement la +grisette, la tête basse, le regard honteux, venant louer pour une +partie +de campagne un chapeau fané, un châle reteint, une chemise +achetée au +mont-de-piété. Là, des jeunes gens de bonne +maison, ayant besoin de +vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de +lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des +étourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur +avenir. +Depuis la courtisane titrée, à qui un bracelet tourne la +tête, jusqu'au +cuistre nécessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de +lentilles, +tout venait là comme aux sources du Pactole, et l'usurier +barbier, fier +de sa clientèle et de ses exploits jusqu'à s'en vanter, +entretenait la +prison de Clichy en attendant qu'il y allât lui-même.</p> +<p>Telle était la triste ressource à laquelle +Eugène, bien qu'avec +répugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour +être du +moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouvé +que la +demande adressée au baron produisît l'effet +désirable. C'était de la +part d'un étudiant beaucoup de charité, à vrai +dire, que de s'engager +ainsi pour une inconnue; mais Eugène croyait en Dieu: toute +bonne action +lui semblait nécessaire.</p> +<p>Le premier visage qu'il aperçut, en entrant chez le barbier, +fut celui +de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et +feignant de se faire coiffer. Le pauvre garçon venait +peut-être chercher +de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort +préoccupé, et +fronçait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le +coiffeur, +feignant de son côté de lui passer dans les cheveux un fer +parfaitement +froid, lui parlait à demi-voix dans son accent gascon. Devant +une autre +toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, également +affublé +d'une serviette, un étranger fort inquiet, regardant sans cesse +de côté +et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arrière-boutique, +on +apercevait, dans une vieille psyché, la silhouette passablement +maigre +d'une jeune fille, qui, aidée de la femme du coiffeur, essayait +une robe +à carreaux écossais.</p> +<p>—Que viens-tu faire ici à cette heure? s'écria Marcel, +dont la figure +reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, dès qu'il +reconnut +son ami.</p> +<p>Eugène s'assit près de la toilette, et expliqua en peu +de mots la +rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait.</p> +<p>—Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te mêles-tu, +puisqu'il +y a un baron? Tu as vu une jeune fille intéressante qui +éprouvait le +besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as payé un poulet +froid, +c'est digne de toi; il n'y a rien à dire. Tu n'exiges d'elle +aucune +reconnaissance, l'incognito te plaît; c'est héroïque. +Mais aller plus +loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour +une +lingère que protège un baron, et que l'on n'a pas +l'honneur de +fréquenter, cela ne s'est pratiqué, de mémoire +humaine, que dans la +Bibliothèque bleue.</p> +<p>—Ris de moi si tu veux, répondit Eugène. Je sais qu'il +y a dans ce +monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que +je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je +l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester +indifférent +devant la souffrance. Ma charité ne va pas jusqu'à +chercher les pauvres, +je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais +l'aumône.</p> +<p>—En ce cas, reprit Marcel, tu as fort à faire; il n'en manque +pas dans +ce pays-ci.</p> +<p>—Qu'importe? dit Eugène, encore ému du spectacle dont +il venait d'être +témoin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son +chemin? +Cette malheureuse est une étourdie, une folle, tout ce que tu +voudras; +elle ne mérite peut-être pas la compassion qu'elle fait +naître; mais +cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes +amies, +qui déjà ne semblent pas plus se soucier d'elle que si +elle n'était plus +au monde, et qui l'aidaient hier à se ruiner? À qui +peut-elle avoir +recours? à un étranger qui allumera un cigare avec sa +lettre, ou à +mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout +son +cœur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher +Marcel, que tout cela, bien sincèrement, me fait horreur. Cette +petite +évaporée d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, +riant et +babillant chez toi, au moment même où l'autre, +l'héroïne de son conte, +expire dans un grenier, me soulève le cœur. Vivre ainsi en +amies, +presque en sœurs, pendant des jours et des semaines, courir les +théâtres, les bals, les cafés, et ne pas savoir le +lendemain si l'une +est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indifférence des +égoïstes, +c'est l'insensibilité de la brute. Ta demoiselle Pinson est un +monstre, +et tes grisettes que tu vantes, ces mœurs sans vergogne, ces +amitiés +sans âme, je ne sais rien de si méprisable!</p> +<p>Le barbier, qui, pendant ces discours, avait écouté en +silence, et +continué de promener son fer froid sur la tête de Marcel, +sourit d'un +air malin lorsque Eugène se tut. Tour à tour bavard comme +une pie, ou +plutôt comme un perruquier qu'il était, lorsqu'il +s'agissait de méchants +propos, taciturne et laconique comme un Spartiate dès que les +affaires +étaient en jeu, il avait adopté la prudente habitude de +laisser toujours +d'abord parler ses pratiques, avant de mêler son mot à la +conversation. +L'indignation qu'exprimait Eugène en termes si violents lui fit +toutefois rompre le silence.</p> +<p>—Vous êtes sévère, monsieur, dit-il en riant et +en gasconnant. J'ai +l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort +excellente personne.</p> +<p>—Oui, dit Eugène, excellente en effet, s'il est question de +boire et de +fumer.</p> +<p>—Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes +personnes, +ça rit, ça chante, ça fume, mais il y en a qui ont +du cœur.</p> +<p>—Où voulez-vous en venir, père Cadédis? demanda +Marcel. Pas tant de +diplomatie; expliquez-vous tout net.</p> +<p>—Je veux dire, répliqua le barbier en montrant +l'arrière-boutique, +qu'il y a là, pendue à un clou, une petite robe de soie +noire que ces +messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la +propriétaire, car +elle ne possède pas une garde-robe très +compliquée. Mademoiselle Mimi +m'a envoyé cette robe ce matin au petit jour; et je +présume que, si elle +n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est +qu'elle-même ne +roule pas sur l'or.</p> +<p>—Voilà qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans +l'arrière-boutique, sans égard pour la pauvre femme aux +carreaux +écossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa +robe en +gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites à +présent? Elle ne +va donc pas dans le monde aujourd'hui?</p> +<p>Eugène avait suivi son ami.</p> +<p>Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu +d'autres hardes de toute espèce, était humblement et +tristement +suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson.</p> +<p>—C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce vêtement pour +l'avoir vu +tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et +l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir à la manche gauche +une +petite tache grosse comme une pièce de cinq sous, causée +parle vin de +Champagne. Et combien avez-vous prêté là-dessus, +père Cadédis? car je +suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans +ce +boudoir qu'en qualité de nantissement.</p> +<p>—J'ai prêté quatre francs, répondit le barbier; +et je vous assure, +monsieur, que c'est pure charité. À toute autre je +n'aurais pas avancé +plus de quarante sous, car la pièce est diablement mûre; +on y voit à +travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi +me payera; elle est bonne pour quatre francs.</p> +<p>—Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet +qu'elle n'a emprunté cette petite somme que pour l'envoyer +à Rougette.</p> +<p>—Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eugène.</p> +<p>—Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se +dépouiller pour un créancier.</p> +<p>—Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans +une +position meilleure que celle où elle se trouve actuellement; +elle avait +alors un grand nombre de dettes. On se présentait journellement +chez +elle pour saisir ce qu'elle possédait, et on avait fini, en +effet, par +lui prendre tous ses meubles, excepté son lit, car ces messieurs +savent +sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un débiteur. Or, +mademoiselle +Mimi avait dans ce temps-là quatre robes fort convenables. Elle +les +mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour +qu'on ne les saisît pas; c'est pourquoi je serais surpris si, +n'ayant +plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer +quelqu'un.</p> +<p>—Pauvre Mimi! répéta Marcel. Mais, en +vérité, comment +s'arrange-t-elle? Elle a donc trompé ses amis? elle +possède donc un +vêtement inconnu? Peut-être se trouve-t-elle malade d'avoir +trop mangé +de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de +s'habiller. N'importe, père Cadédis, cette robe me fait +peine, avec ses +manches pendantes qui ont l'air de demander grâce; tenez, +retranchez-moi +quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer, +et +mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte à +cette +enfant. Eh bien! Eugène, continua-t-il, que dit à cela ta +charité +chrétienne?</p> +<p>—Que tu as raison, répondit Eugène, de parler et +d'agir comme tu fais, +mais que je n'ai peut-être pas tort; j'en fais le pari, si tu +veux.</p> +<p>—Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du +Jockey-Club. +Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous +sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis +curieux de la voir.</p> +<p>Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>VII</h3> +<br /> +<p>—Mademoiselle est allée à la messe, répondit la +portière aux deux +étudiants, lorsqu'ils furent arrivés chez mademoiselle +Pinson.</p> +<p>—À la messe! dit Eugène surpris.</p> +<p>—À la messe! répéta Marcel. C'est impossible, +elle n'est pas sortie. +Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis.</p> +<p>—Je vous assure, monsieur, répondit la portière, +qu'elle est sortie +pour aller à la messe, il y a environ trois quarts d'heure.</p> +<p>—Et à quelle église est-elle allée?</p> +<p>—À Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un +matin.</p> +<p>—Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble +bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui.</p> +<p>—La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez +vous-même.</p> +<p>Mademoiselle Pinson, sortant de l'église, revenait chez elle, +en effet. +Marcel ne l'eut pas plus tôt aperçue, qu'il courut +à elle, impatient de +voir de près sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon +d'indienne foncée, à demi caché sous un rideau de +serge verte dont elle +s'était fait, tant bien que mal, un châle. De cet +accoutrement +singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, à +cause de sa +couleur sombre, sortaient sa tête gracieuse coiffée de son +bonnet blanc, +et ses petits pieds chaussés de brodequins. Elle s'était +enveloppée dans +son rideau avec tant d'art et de précaution, qu'il ressemblait +vraiment +à un vieux châle et qu'on ne voyait presque pas la +bordure. En un mot, +elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de +prouver, +une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie.</p> +<p>—Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en +écartant un +peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serrée dans +son +corset. C'est un déshabillé du matin que Palmyre vient de +m'apporter.</p> +<p>—Vous êtes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais +cru qu'on +pût avoir si bonne mine avec le châle d'une fenêtre.</p> +<p>—En vérité? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant +l'air un peu +paquet.</p> +<p>—Paquet de roses, répondit Marcel. J'ai presque regret +maintenant de +vous avoir rapporté votre robe.</p> +<p>—Ma robe? Où l'avez-vous trouvée?</p> +<p>—Où elle était, apparemment.</p> +<p>—Et vous l'avez tirée de l'esclavage?</p> +<p>—Eh, mon Dieu! oui, j'ai payé sa rançon. M'en +voulez-vous de cette +audace?</p> +<p>—Non pas! à charge de revanche. Je suis bien aise de revoir +ma robe; +car, à vous dire vrai, voilà déjà longtemps +que nous vivons toutes les +deux ensemble, et je m'y suis attachée insensiblement.</p> +<p>En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq +étages +qui conduisaient à sa chambrette, où les deux amis +entrèrent avec elle.</p> +<p>—Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe +qu'à une +condition.</p> +<p>—Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en +veux pas.</p> +<p>—J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez +franchement pourquoi cette robe était en gage.</p> +<p>—Laissez-moi donc d'abord la remettre, répondit mademoiselle +Pinson; je +vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous préviens que, si +vous ne +voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la +gouttière, il +faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face +comme Agamemnon.</p> +<p>—Qu'à cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus +honnêtes qu'on ne +pense, et je ne hasarderai pas même un œil.</p> +<p>—Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance, +mais la sagesse des nations nous dit que deux précautions valent +mieux +qu'une.</p> +<p>En même temps elle se débarrassa de son rideau, et +l'étendit +délicatement sur la tête des deux amis, de manière +à les rendre +complètement aveugles.</p> +<p>—Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant.</p> +<p>—Prenez garde à vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau, +je ne +réponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre +parole, par +conséquent elle est dégagée.</p> +<p>—Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma +taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre. +Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un +plaisir à me sentir dedans!</p> +<p>—Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez +sincère, +nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne +comme +vous, sage, rangée, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher +ainsi, +d'un seul coup, toute sa garde-robe à un clou?</p> +<p>-Pourquoi?... pourquoi?... répondit mademoiselle Pinson, +paraissant +hésiter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras, +et leur +dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez.</p> +<p>Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de +l'Éperon.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>VIII</h3> +<br /> +<p>Marcel avait gagné son pari. Les quatre francs et le morceau +de galette +de mademoiselle Pinson étaient sur la table de Rougette, avec +les débris +du poulet d'Eugène.</p> +<p>La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le +lit; +et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu, +elle fit dire à ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait +de +l'excuser, et qu'elle n'était pas en état de les recevoir.</p> +<p>—Que je la reconnais bien là, dit Marcel; elle mourrait sur +la paille +dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-à-vis de +son pot +à l'eau.</p> +<p>Les deux amis, bien qu'à regret, furent donc obligés +de s'en retourner +chez eux comme ils étaient venus, non sans rire entre eux de +cette +fierté et de cette discrétion si étrangement +nichées dans une mansarde.</p> +<p>Après avoir été à l'École de +médecine suivre les leçons du jour, ils +dînèrent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de +promenade au +boulevard Italien. Là, tout en fumant le cigare qu'il avait +gagné le +matin:</p> +<p>—Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas forcé de convenir +que j'ai +raison d'aimer, au fond, et même d'estimer ces pauvres +créatures? +Considérons sainement les choses sous un point de vue +philosophique. +Cette petite Mimi, que tu as tant calomniée, ne fait-elle pas, +en se +dépouillant de sa robe, une œuvre plus louable, plus +méritoire, j'ose +même dire plus chrétienne, que le bon roi Robert en +laissant un pauvre +couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait +évidemment quantité de manteaux; d'un autre +côté, il était à table, dit +l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se traînant +à +quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de +son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne +monarque, +il est vrai, pardonna généreusement au coupeur de +franges; mais +peut-être avait-il bien dîné. Vois quelle distance +entre lui et Mimi! +Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assurément +était à +jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait +emporté de +chez moi était destiné par avance à composer son +propre repas. Or, que +fait-elle? Au lieu de déjeuner, elle va à la messe, et en +ceci elle se +montre encore au moins l'égale du roi Robert, qui était +fort pieux, j'en +conviens, mais qui perdait son temps à chanter au lutrin, +pendant que +les Normands faisaient le diable à quatre. Le roi Robert +abandonne sa +frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout +entière au père Cadédis, action incomparable en ce +que Mimi est femme, +jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est +nécessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, à +son magasin, +gagner le pain de sa journée. Non seulement donc elle se prive +du +morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met +volontairement dans le cas de ne pas dîner. Observons en outre +que le +père Cadédis est fort éloigné d'être +un mendiant, et de se traîner à +quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renonçant à +sa frange, ne +fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coupée +d'avance, +et c'est à savoir si cette frange était coupée de +travers ou non, et en +état d'être recousue; tandis que Mimi, de son propre +mouvement, bien +loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-même de +dessus son +pauvre corps ce vêtement, plus précieux, plus utile que le +clinquant de +tous les passementiers de Paris. Elle sort vêtue d'un rideau; +mais sois +sûr qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que +l'église. Elle se +ferait plutôt couper un bras que de se laisser voir ainsi +fagotée au +Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer à Dieu, +parce +qu'il est l'heure où elle prie tous les jours. Crois-moi, +Eugène, dans +ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue +de Tournon et la rue du Petit-Lion, où elle connaît tout +le monde, il y +a plus de courage, d'humilité et de religion véritable +que dans toutes +les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis +le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra +inconnue +dans son cinquième étage, entre un pot de fleurs et un +ourlet.</p> +<p>—Tant mieux pour elle, dit Eugène.</p> +<p>—Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer à comparer, +je +pourrais te faire un parallèle entre Mucius Scævola et +Rougette. +Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile à un Romain du +temps de +Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un +réchaud +allumé, qu'à une grisette contemporaine de rester +vingt-quatre heures +sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont crié, mais examine par +quels +motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en présence d'un roi +étrusque +qu'il a voulu assassiner; il a manqué son coup d'une +manière pitoyable, +il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade. +Pour +qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un +tison +(car rien ne prouve que le brasier fût bien chaud, ni que le +poing soit +tombé en cendres). Là-dessus, le digne Porsenna, +stupéfait de sa +fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est à +parier que +ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que +Scævola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa +tête. +Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus +lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est +seule au fond d'un grenier, et elle n'a là pour l'admirer ni +Porsenna, +c'est-à-dire le baron, ni les Romains, c'est-à-dire les +voisins, ni les +Étrusques, c'est-à-dire ses créanciers, ni +même le brasier, car son +poêle est éteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se +plaindre? Par +vanité d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le +même cas; par +grandeur d'âme ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste +muette +derrière son verrou, c'est précisément pour que +ses amis ne sachent pas +qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas pitié de son courage, +pour que sa +camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute dévouée, ne +soit pas +obligée, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa +galette. +Mucius, à la place de Rougette, eût fait semblant de +mourir en silence +mais c'eût été dans un carrefour ou à la +porte de Flicoteaux. Son +taciturne et sublime orgueil eût été une +manière délicate de demander à +l'assistance un verre de vin et un croûton. Rougette, il est +vrai, a +demandé un louis au baron, que je persiste à comparer +à Porsenna. Mais +ne vois-tu pas que le baron doit évidemment être redevable +à Rougette de +quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins +clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarqué, il se +peut +que le baron soit à la campagne, et dès lors Rougette est +perdue. Et ne +crois pas pouvoir me répondre ici par cette vaine objection +qu'on oppose +à toutes les belles actions des femmes, à savoir qu'elles +ne savent ce +qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les +gouttières. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de +près au +pont d'Iéna, car elle s'est déjà jetée +à l'eau une fois, et je lui ai +demandé si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle +n'avait +rien senti, excepté au moment où on l'avait +repêchée, parce que les +bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, à +ce +qu'elle disait, <i>raclé</i> la tête sur le bord du +bateau.</p> +<p>—Assez! dit Eugène, fais-moi grâce de tes affreuses +plaisanteries. +Réponds-moi sérieusement: crois-tu que de si horribles +épreuves, tant de +fois répétées, toujours menaçantes, +puissent enfin porter quelque fruit? +Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans +appui, sans conseil, +ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'expérience? Y a-t-il +un +démon, attaché à elles, qui les voue à tout +jamais au malheur et à la +folie, ou, malgré tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au +bien? +En voilà une qui prie Dieu, dis-tu? elle va à +l'église, elle remplit ses +devoirs, elle vit honnêtement de son travail; ses compagnes +paraissent +l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas +vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. +En voilà une autre qui passe +sans cesse de l'étourderie à la misère, de la +prodigalité aux horreurs +de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les leçons +cruelles +qu'elle reçoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite +réglée, +un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des êtres +raisonnables? +S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre à nous. +Allons de ce +pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien +souffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me +décourage pas, +laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de +leur parler un langage sincère; je ne veux leur faire ni sermon +ni +reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur +dire...</p> +<p>En ce moment, les deux amis passaient devant le café Tortoni. +La +silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces près +d'une +fenêtre, se dessinait à la clarté des lustres. +L'une d'elles agita son +mouchoir, et l'autre partit d'un éclat de rire.</p> +<p>—Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire +d'aller si loin, car les voilà, Dieu me pardonne! Je reconnais +Mimi à sa +robe, et Rougette à son panache blanc, toujours sur le chemin de +la +friandise. Il paraît que monsieur le baron a bien fait les choses.</p> +<p>—Et une pareille folie, dit Eugène, ne t'épouvante pas?</p> +<p>—Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des +grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a +conté +une histoire à souper, elle a engagé sa robe pour quatre +francs, elle +s'est fait un châle avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui +donne +ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas obligé à +davantage.<br /> +<br /> +</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE MIMI PINSON.<br /> +<br /> +</p> +<div class="blkquot"> +<p>Ce <i>profil de grisette</i>, comme l'appelle l'auteur, a +été composé pour le +<i>Diable à Paris</i>, ouvrage publié par livraisons et +orné de dessins par +Gavarni.</p> +<p>Ce conte est entièrement de pure invention.</p> +</div> +<hr style="width: 65%;" /><a name="LA_MOUCHE"></a> +<h2>LA MOUCHE</h2> +<h2>1853</h2> +<div style="text-align: center;"><img alt="LA MOUCHE" title="LA MOUCHE" + src="images/imag003.jpg" style="width: 407px; height: 600px;" /><br /> +</div> +<h5>LA MOUCH</h5> +<h5>... immobile, debout +derrière elle, le Chevalier observait la +Marquise +qui écrivait...</h5> +<h3>I</h3> +<br /> +<p>En 1756, lorsque Louis XV, fatigué des querelles entre la +magistrature +et le grand conseil à propos de l'impôt des deux sous<a + name="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6"><sup>6</sup></a>, +prit le parti +de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs +offices. Seize de ces démissions furent acceptées, sur +quoi il y eut +autant d'exils.—Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour à +l'un +des présidents, pourriez-vous voir de sang-froid une +poignée d'hommes +résister à l'autorité d'un roi de France? N'en +auriez-vous pas mauvaise +opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le président, et +vous +verrez tout cela comme je le vois.</p> +<p>Ce ne furent pas seulement les exilés qui portèrent la +peine de leur +mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le +<i>décachetage</i> amusait le roi. Pour se désennuyer de +ses plaisirs, il se +faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux à +la +poste. Bien entendu que, sous le prétexte de faire +lui-même sa police +secrète, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient +ainsi +sous les yeux; mais quiconque, de près ou de loin, tenait aux +chefs des +factions, était presque toujours perdu. On sait que Louis XV, +avec +toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle +d'être +inexorable.</p> +Un soir qu'il était devant le feu, les pieds sur le manteau +de la +cheminée, mélancolique à son ordinaire, la +marquise, parcourant un +paquet de lettres, haussait les épaules en riant. Le roi demanda +ce +qu'il y avait. +<p>-C'est que je trouve là, répondit-elle, une lettre qui +n'a pas le sens +commun, mais c'est une chose touchante et qui fait pitié.</p> +<p>-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi.</p> +<p>-Point de nom: c'est une lettre d'amour.</p> +<p>-Et qu'y a-t-il dessus?</p> +<p>-Voilà le plaisant. C'est qu'elle est adressée +à mademoiselle +d'Annebault, la nièce de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est +apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourrée avec ces +papiers.</p> +<p>-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi.</p> +<p>-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de +Vauvert +et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-là? Votre +Majesté +les connaît-elle?</p> +<p>Le roi se piquait de savoir la France par cœur, c'est-à-dire +la noblesse +de France. L'étiquette de sa cour, qu'il avait +étudiée, ne lui était pas +plus familière que les blasons de son royaume: science assez +courte, le +reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanité, et la +hiérarchie +était, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son +palais; il y +voulait marcher en maître. Après avoir rêvé +quelques instants, il fronça +le sourcil comme frappé d'un mauvais souvenir, puis, faisant +signe à la +marquise de lire, il se rejeta dans sa bergère, en disant avec +un +sourire:</p> +<p>—Va toujours, la fille est jolie.</p> +<p>Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement +railleur, +commença à lire une longue lettre toute remplie de +tirades amoureuses:</p> +<div class="blkquot">«Voyez un peu, disait l'écrivain, +comme les destins me +persécutent! Tout +semblait disposé à remplir mes vœux, et vous-même, +ma tendre amie, ne +m'aviez-vous pas fait espérer le bonheur? Il faut pourtant que +j'y +renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas +un +excès de cruauté de m'avoir permis d'entrevoir les cieux, +pour me +précipiter dans l'abîme? Lorsqu'un infortuné est +dévoué à la mort, se +fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui +doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je +n'ai +plus d'autre asile, d'autre espérance que le tombeau, car, +dès +l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer à votre +main. +Quand la fortune me souriait, tout mon espoir était que vous +fussiez à +moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y +songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en +mourant d'amour, je vous défends de m'aimer...»</div> +<p>La marquise souriait à ces derniers mots.</p> +<p>—Madame, dit le roi, voilà un honnête homme. Mais, +qu'est-ce qui +l'empêche d'épouser sa maîtresse?</p> +<p>—Permettez, Sire, que je continue:</p> +<div class="blkquot">«Cette injustice qui m'accable, me surprend +de la part du +meilleur des +rois. Vous savez que mon père demandait pour moi une place de +cornette +ou d'enseigne aux gardes, et que cette place décidait de ma vie, +puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir à vous. Le duc de +Biron +m'avait proposé; mais le roi m'a rejeté d'une +façon dont le souvenir +m'est bien amer, car si mon père a sa manière de voir (je +veux que ce +soit une faute), dois-je toutefois en être puni? Mon +dévouement au roi +est aussi véritable, aussi sincère que mon amour pour +vous. On verrait +clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'épée. +Il est +désespérant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit +sans raison +valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgrâce, c'est ce +qui est +opposé à la bonté bien connue de Sa +Majesté...»</div> +<p>—Oui-da, dit le roi, ceci m'intéresse.</p> +<div class="blkquot">«Si vous saviez combien nous sommes tristes! +Ah! mon amie, +cette terre +de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y +promène seul +tout le jour. J'ai défendu de ratisser; l'odieux jardinier est +venu hier +avec son manche à balai ferré. Il allait toucher le +sable... La trace de +vos pas, plus légère que le vent, n'était pourtant +pas effacée. Le bout +de vos petits pieds et vos grands talons blancs étaient encore +marqués +dans l'allée: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je +suivais +votre belle image, et ce charmant fantôme s'animait par instants, +comme +s'il se fût posé sur l'empreinte fugitive. C'est +là, c'est en causant le +long du parterre qu'il m'a été donné de vous +connaître, de vous +apprécier. Une éducation admirable dans l'esprit d'un +ange, la dignité +d'une reine avec la grâce des nymphes, des pensées dignes +de Leibnitz +avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les lèvres de +Diane, +tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce +temps-là ces fleurs bien-aimées s'épanouissaient +autour de nous. Je les +ai respirées en vous écoutant: dans leur parfum vivait +votre souvenir. +Elles courbent à présent la tête; elles me montrent +la mort...»</div> +<p>—C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous +cela?</p> +<p>—Parce que Votre Majesté me l'a ordonné pour les beaux +yeux de +mademoiselle d'Annebault.</p> +<p>—Cela est vrai, elle a de beaux yeux.</p> +<div class="blkquot">«Et quand je rentre de ces promenades, je +trouve mon +père seul, dans le +grand salon, accoudé auprès d'une chandelle, au milieu de +ces dorures +fanées qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec +peine,... mon chagrin dérange le sien... Athénaïs! +au fond de ce salon, +près de la fenêtre, est le clavecin où voltigeaient +vos doigts +délicieux, qu'une seule fois ma bouche a touchés, pendant +que la vôtre +s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien +que +vos chants n'étaient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce +Rameau, ce +Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les +aimez, +ils sont dans votre mémoire; leur souffle a passé sur vos +lèvres. Je +m'assieds aussi à ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs +qui +vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et +les écoute mourir, tandis que l'écho s'en perd sous cette +voûte lugubre. +Mon père se retourne et me voit désolé; qu'y +peut-il faire? Un propos de +ruelle, d'antichambre, a fermé nos grilles. Il me voit jeune, +ardent, +plein de vie, ne demandant qu'à être au monde; il est mon +père et n'y +peut rien...»</div> +<p>—Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce garçon s'en allait en +chasse, et +qu'on lui tue son faucon sur le poing? À qui en a-t-il, par +hasard?</p> +<div class="blkquot">«Il est bien vrai, reprit la marquise, +continuant la lecture +d'un ton +plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents +éloignés de l'abbé Chauvelin...»</div> +<p>—Voilà donc ce que c'est! dit Louis XV en bâillant. +Encore quelque +neveu des enquêtes et requêtes. Mon parlement abuse de ma +bonté; il a +vraiment trop de famille.</p> +<p>—Mais si ce n'est qu'un parent éloigné!...</p> +<p>—Bon, ce monde-là ne vaut rien du tout. Cet abbé +Chauvelin est un +janséniste; c'est un bon diable, mais c'est un démis. +Jetez cette lettre +au feu, et qu'on ne m'en parle plus.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>II</h3> +<br /> +<p>Les derniers mots prononcés par le roi n'étaient pas +tout à fait un +arrêt de mort, mais c'était à peu près une +défense de vivre. Que pouvait +faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas +entendre parler? Tâcher d'être commis, ou se faire +philosophe, poète +peut-être, mais sans dédicace, et le métier, en ce +cas, ne valait rien.</p> +<p>Telle n'était pas, à beaucoup près, la vocation +du chevalier de Vauvert, +qui venait d'écrire avec des larmes la lettre dont le roi se +moquait. +Pendant ce temps-là, seul, avec son père, au fond du +vieux château de +Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux.</p> +<p>—Je veux aller à Versailles, disait-il.</p> +<p>—Et qu'y ferez-vous?</p> +<p>—Je n'en sais rien; mais que fais-je ici.</p> +<p>—Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas +être +fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune façon. +Mais +oubliez-vous que votre mère est morte?</p> +<p>—Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que +vous +m'avez donnée. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais +plus +rester dans ces lieux.</p> +<p>—D'où vient cela?</p> +<p>—D'un amour extrême. J'aime éperdûment +mademoiselle d'Annebault.</p> +<p>—Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Molière qui fasse +des +mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgrâce?</p> +<p>—Eh! monsieur, votre disgrâce, me serait-il permis, sans +m'écarter du +plus profond respect, de vous demander ce qui l'a causée? Nous +ne sommes +pas du parlement. Nous payons l'impôt, nous ne le faisons pas. Si +le +parlement lésine sur les deniers du roi, c'est son affaire et +non la +nôtre. Pourquoi M. l'abbé Chauvelin nous +entraîne-t-il dans sa ruine?</p> +<p>—M. l'abbé Chauvelin agit en honnête homme. Il refuse +d'approuver le +dixième, parce qu'il est révolté des dilapidations +de la cour. Rien de +pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Châteauroux. Elle +était +belle, au moins, celle-là, et elle ne coûtait rien, pas +même ce qu'elle +donnait si généreusement. Elle était +maîtresse et souveraine, et elle se +disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot +lorsqu'il lui retirerait ses bonnes grâces. Mais cette +Étioles, cette Le +Normand, cette Poisson insatiable!</p> +<p>—Et qu'importe?</p> +<p>—Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous +seulement +que, à présent, tandis que le roi nous gruge, la fortune +de sa grisette +est incalculable? Elle s'était fait donner au début cent +quatre-vingt +mille livres de rente; mais ce n'était qu'une bagatelle, cela ne +compte +plus maintenant; on ne saurait se faire une idée des sommes +effrayantes +que le roi lui jette à la tête; il ne se passe pas trois +mois de l'année +où elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent +mille +livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du +trésorier des écuries; avec les logements qu'elle a dans +toutes les +maisons royales, elle achète la Selle, Cressy, Aulnay, +Brinborion, +Marigny, Saint-Rémi, Bellevue, et tant d'autres terres, des +hôtels à +Paris, à Fontainebleau, à Versailles, à +Compiègne, sans compter une +fortune secrète placée en tous pays dans toutes les +banques d'Europe, en +cas de disgrâce probablement, ou de la mort du souverain. Et qui +paye +tout cela, s'il vous plaît?</p> +<p>—Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi.</p> +<p>—C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple +qui +sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de +Pigalle. +Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux +impôts. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre +dernier écu +était prêt; nous ne songions pas à marchander. Le +roi victorieux a pu +voir clairement qu'il était aimé par tout le royaume, +plus clairement +encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute +faction, toute rancune; la France entière se mit à genoux +devant le lit +du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses +soldats +ou ses médecins, nous ne voulons plus payer ses +maîtresses, et nous +avons autre chose à faire que d'entretenir madame de Pompadour.</p> +<p>—Je ne la défends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni +tort ni +raison; je ne l'ai jamais vue.</p> +<p>—Sans doute; et vous ne seriez pas fâché de la voir, +n'est-il pas vrai, +pour avoir là-dessus quelque opinion? Car, à votre +âge, la tête juge par +les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-là +vous sera +refusé.</p> +<p>—Pourquoi, monsieur?</p> +<p>—Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi +invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans +son sérail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez. +Que +voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un +aventurier?</p> +<p>—Non pas, mais comme un amoureux. Je ne prétends point +solliciter, +monsieur, mais réclamer contre une injustice. J'avais une +espérance +fondée, presque une promesse de M. de Biron; j'étais +à la veille de +posséder ce que j'aime, et cet amour n'est point +déraisonnable; vous ne +l'avez pas désapprouvé. Souffrez donc que je tente de +plaider ma cause. +Aurai-je affaire au roi ou à madame de Pompadour, je l'ignore, +mais je +veux partir.</p> +<p>—Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y +présenter!</p> +<p>—Eh! j'y serai peut-être reçu plus aisément par +cette raison que j'y +suis inconnu.</p> +<p>—Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le +vôtre!... +Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez être +inconnu.</p> +<p>—Eh bien donc! le roi m'écoutera.</p> +<p>—Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous rêvez +Versailles, et +vous croirez y être quand votre postillon s'arrêtera... +Supposons que +vous parveniez jusqu'à l'antichambre, à la galerie, +à l'Oeil-de-Bœuf: +vous ne verrez entre Sa Majesté et vous que le battant d'une +porte: il y +aura un abîme. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais, +des +protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de +Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture +pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par +un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le +silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous +répondre, +il vous dévisage en passant et vous anéantit? +Après la Grève et la +Bastille, c'est un certain degré de supplice qui, moins cruel en +apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le +condamné, il +est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer à +s'approcher ni +d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni +d'une +caserne. Devant lui tout se ferme ou se détourne, et il se +promène +ainsi au hasard dans une prison invisible.</p> +<p>—Je m'y remuerai tant que j'en sortirai.</p> +<p>—Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meynières +n'était pas plus +coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus +légitimes espérances. Son père, le plus +dévoué sujet de Sa Majesté, le +plus honnête homme du royaume, repoussé par le roi, est +allé, avec ses +cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette. +Savez-vous ce qu'elle a répondu? Voici ses propres paroles, que +M. de +Meynières m'envoie dans une lettre: «Le roi est le +maître; il ne juge +pas à propos de vous marquer son mécontentement +personnellement; il se +contente de vous le faire éprouver en privant monsieur votre +fils d'un +état; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et +il n'en +veut pas; il faut respecter ses volontés. Je vous plains +cependant, +j'entre dans vos peines, j'ai été mère; je sais ce +qu'il doit vous en +coûter pour laisser votre fils sans état.» +Voilà le style de cette +créature, et vous voulez vous mettre à ses pieds!</p> +<p>—On dit qu'ils sont charmants, monsieur.</p> +<p>—Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le +sait. Il cède, il plie devant cette femme. Pour maintenir son +étrange +pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa tête de bois.</p> +<p>—On prétend qu'elle a tant d'esprit!</p> +<p>—Et point de cœur; le beau mérite!</p> +<p>—Point de cœur! elle qui sait si bien déclamer les vers de +Voltaire, +chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est +impossible, je ne le croirai jamais.</p> +<p>—Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne +pas, +mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup +cette demoiselle d'Annebault?</p> +<p>—Plus que ma vie.</p> +<p>—Allez, monsieur.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>III</h3> +<br /> +<p>On a dit que les voyages font tort à l'amour, parce qu'ils +donnent des +distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils +laissent +le temps d'y rêver. Le chevalier était trop jeune pour +faire de si +savantes distinctions. Las de la voiture, à moitié +chemin, il avait pris +un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir à +l'auberge du Soleil, enseigne passée de mode, du temps de Louis +XIV.</p> +<p>Il y avait à Versailles un vieux prêtre qui avait +été curé près de +Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce curé, +simple et +pauvre, avait un neveu à bénéfices, abbé de +cour, qui pouvait être +utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme +d'importance, +plongé dans son rabat, reçut fort bien le nouveau venu et +ne dédaigna +pas d'écouter sa requête.</p> +<p>—Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir +opéra à la +cour, une espèce de fête, de je ne sais quoi. Je n'y vais +pas, parce que +je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici +justement +un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demandé pour +quelqu'un, +je ne sais plus qui. Allez là. Vous n'êtes pas encore +présenté, il est +vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas nécessaire. +Tâchez de vous +trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre +fortune est faite.</p> +<p>Le chevalier remercia l'abbé, et, fatigué d'une nuit +mal dormie et d'une +journée à cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une +de ces +toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu +expérimentée l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit +de poudre son +habit pailleté. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait +vingt ans.</p> +<p>La nuit tombait lorsqu'il arriva au château. Il +s'avança timidement vers +la grille et demanda son chemin à la sentinelle. On lui montra +le grand +escalier. Là, il apprit du suisse que l'opéra venait de +commencer, et +que le roi, c'est-à-dire tout le monde, était dans la +salle<a name="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7"><sup>7</sup></a>.</p> +—Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse +(à +tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un +instant. S'il aime mieux passer par les appartements.... +<p>Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosité lui +fit +répondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis, +comme un +laquais se disposait à le suivre pour le guider, un mouvement de +vanité +lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'être accompagné. +Il s'avança +seul donc, non sans quelque émotion.</p> +<p>Versailles resplendissait de lumière. Du +rez-de-chaussée jusqu'au faîte, +les lustres, les girandoles, les meubles dorés, les marbres +étincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux +battants +étaient ouverts partout. À mesure que le chevalier +marchait, il était +frappé d'un étonnement et d'une admiration difficiles +à imaginer; car ce +qui rendait tout à fait merveilleux le spectacle qui s'offrait +à lui, ce +n'était pas seulement la beauté, l'éclat de ce +spectacle même, c'était +la complète solitude où il se trouvait dans cette sorte +de désert +enchanté.</p> +<p>À se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce +soit dans un +temple, un cloître ou un château, il y a quelque chose de +bizarre, et, +pour ainsi dire, de mystérieux. Le monument semble peser sur +l'homme: +les murs le regardent; les échos l'écoutent; le bruit de +ses pas trouble +un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et +n'ose +marcher qu'avec respect.</p> +<p>Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bientôt la +curiosité prit le dessus +et l'entraîna. Les candélabres de la galerie des Glaces, +en se mirant, +se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de +nymphes et de bergères se jouaient alors sur les lambris, +voltigeaient +aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais +tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours +semé +d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur +majestueuse du grand roi; là des ottomanes chiffonnées, +des pliants en +désordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons +toujours +vides, où la magnificence éclatait d'autant mieux qu'elle +semblait plus +inutile; de temps en temps des portes secrètes s'ouvrant sur des +corridors à perte de vue; mille escaliers, mille passages se +croisant +comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des +géants; des boudoirs enchevêtrés comme des +cachettes d'enfants; une +énorme toile de Vanloo près d'une cheminée de +porphyre; une boîte à +mouches oubliée à côté d'un magot de la +Chine; tantôt une grandeur +écrasante, tantôt une grâce efféminée; +et partout, au milieu du luxe, de +la prodigalité et de la mollesse, mille odeurs enivrantes, +étranges et +diverses, les parfums mêlés des fleurs et des femmes, une +tiédeur +énervante, l'air de la volupté.</p> +<p>Être en pareil lieu à vingt ans, au milieu de ces +merveilles, et s'y +trouver seul, il y avait à coup sûr de quoi être +ébloui. Le chevalier +avançait au hasard, comme dans un rêve.</p> +<p>—Vrai palais de fées, murmurait-il; et, en effet, il lui +semblait voir +se réaliser pour lui un de ces contes où les princes +égarés découvrent +des châteaux magiques.</p> +<p>Était-ce bien des créatures mortelles qui habitaient +ce séjour sans +pareil? Était-ce des femmes véritables qui venaient de +s'asseoir dans +ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laissé +à ces +coussins cette empreinte légère, pleine encore +d'indolence? Qui sait? +derrière ces rideaux épais, au fond de quelque immense et +brillante +galerie, peut-être allait-il apparaître une princesse +endormie depuis +cent ans, une fée en paniers, une Armide en paillettes, ou +quelque +hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un +lambris doré!</p> +<p>Étourdi, malgré lui, par toutes ces chimères, +le chevalier, pour mieux +rêver, s'était jeté sur un sofa, et il s'y serait +peut-être oublié +longtemps, s'il ne s'était souvenu qu'il était amoureux. +Que faisait, +pendant ce temps-là, mademoiselle d'Annebault, sa +bien-aimée, restée, +elle, dans un vieux château?</p> +<p>—Athénaïs! s'écria-t-il tout à coup, que +fais-je ici à perdre mon +temps? Ma raison est-elle égarée? Où suis-je donc, +grand Dieu! et que se +passe-t-il en moi?</p> +<p>Il se leva et continua son chemin à travers ce pays nouveau, +et il s'y +perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant à voix +basse, +lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avança vers eux et +leur +demanda sa route pour aller à la comédie.</p> +<p>—Si monsieur le marquis, lui répondit-on (toujours +d'après la même +formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et +de +suivre la galerie à droite, il trouvera au bout trois marches +à monter; +il tournera alors à gauche, et quand il aura traversé le +salon de Diane, +celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra +encore six marches; puis, en laissant à droite la salle des +gardes, +comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de +rencontrer là d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin.</p> +<p>—Bien obligé, dit le chevalier, et, avec de si bons +renseignements, ce +sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas.</p> +<p>Il se remit en marche avec courage, s'arrêtant toujours +malgré lui pour +regarder de côté et d'autre, puis se rappelant de nouveau +ses amours; +enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait +annoncé, il trouva de nouveaux laquais.</p> +<p>—Monsieur le marquis s'est trompé, lui dirent ceux-ci, c'est +par +l'autre aile du château qu'il aurait fallu prendre; mais rien +n'est plus +facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'à descendre cet +escalier, +puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'Été, +celui de...</p> +<p>—Je vous remercie, dit le chevalier.</p> +<p>Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens +comme un badaud. Je me déshonore en pure perte, et quand, par +impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, à quoi me sert +leur +nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne +connais pas un?</p> +<p>Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se +pourrait.—Car, après tout, se disait-il, ce palais est fort +beau, il +est très grand, mais il n'est pas sans bornes, et, fût-il +long comme +trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin.</p> +<p>Mais il n'est pas facile, à Versailles, d'aller longtemps +droit devant +soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une +garenne +déplut peut-être aux nymphes de l'endroit, car elles +recommencèrent de +plus belle à égarer le pauvre amoureux, et, sans doute +pour le punir, +elles prirent plaisir à le faire tourner et retourner sur ses +propres +pas, le ramenant sans cesse à la même place, justement +comme un +campagnard fourvoyé dans une charmille; c'est ainsi qu'elles +l'enveloppaient dans leur dédale de marbre et d'or.</p> +<p>Dans les <i>Antiquités de Rome</i>, de Piranési, il y +a une série de gravures +que l'artiste appelle «ses rêves», et qui sont un +souvenir de ses +propres visions durant le délire d'une fièvre. Ces +gravures représentent +de vastes salles gothiques: sur le pavé sont toutes sortes +d'engins et +de machines, roues, câbles, poulies, leviers, catapultes, etc., +etc., +expression d'énorme puissance mise en action et de +résistance +formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet +escalier, grimpant, non sans peine, Piranési lui-même. +Suivez les +marches un peu plus haut, elles s'arrêtent tout à coup +devant un abîme. +Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranési, vous le croyez du +moins au +bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber; +mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui +s'élève en +l'air, et, sur cet escalier encore, Piranési sur le bord d'un +autre +précipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus +aérien +se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranési continuant +son +ascension, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'éternel +escalier et +Piranési disparaissent ensemble dans les nues, +c'est-à-dire dans le bord +de la gravure.</p> +<p>Cette fiévreuse allégorie représente assez +exactement l'ennui d'une +peine inutile, et l'espèce de vertige que donne l'impatience. Le +chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en +galerie, fut pris d'une sorte de colère.</p> +<p>—Parbleu! dit-il, voilà qui est cruel. Après avoir +été si charmé, si +ravi, si enthousiasmé de me trouver seul dans ce maudit palais +(ce +n'était plus le palais des fées), je n'en pourrai donc +pas sortir! Peste +soit de la fatuité qui m'a inspiré cette idée +d'entrer ici comme le +prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au +premier laquais venu de me conduire tout bonnement à la salle de +spectacle!</p> +<p>Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier était, +comme +Piranési, à la moitié d'un escalier, sur un +palier, entre trois portes. +Derrière celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si +doux, si +léger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put +s'empêcher +d'écouter. Au moment où il s'avançait, tremblant +de prêter une oreille +indiscrète, cette porte s'ouvrit à deux battants. Une +bouffée d'air +embaumée de mille parfums, un torrent de lumière à +faire pâlir la +galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de +quelques pas.</p> +<p>—Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait +ouvert la porte.</p> +<p>—Je voudrais aller à la comédie, répondit le +chevalier.</p> +<p>—Elle vient de finir à l'instant même.</p> +<p>En même temps, de fort belles dames, délicatement +plâtrées de blanc et +de carmin, donnant, non pas le bras, ni même la main, mais le +bout des +doigts à de vieux et jeunes seigneurs, commençaient +à sortir de la salle +de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas +gâter +leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait à voix basse, avec +une +demi-gaieté, mêlée de crainte et de respect.</p> +<p>—Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard +l'avait conduit précisément au petit foyer.</p> +<p>—Le roi va passer, répondit l'huissier.</p> +<p>Il y a une sorte d'intrépidité qui ne doute de rien, +elle n'est que trop +facile: c'est le courage des gens mal élevés. Notre jeune +provincial, +bien qu'il fût raisonnablement brave, ne possédait pas +cette faculté. À +ces seuls mots: «Le roi va passer,» il resta immobile et +presque +effrayé.</p> +<p>Le roi Louis XV, qui faisait à cheval, à la chasse, +une douzaine de +lieues sans y prendre garde, était, comme l'on sait, +souverainement +nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'être le premier +gentilhomme de France; et ses maîtresses lui disaient, non sans +cause, +qu'il en était le mieux fait et le plus beau. C'était une +chose +considérable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner +marcher en +personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras posé ou +plutôt +étendu sur l'épaule de M. d'Argenson, pendant que son +talon rouge +glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse à la mode), +toutes +les chuchoteries cessèrent; les courtisans baissaient la +tête, n'osant +pas saluer tout à fait, et les belles dames, se repliant +doucement sur +leurs jarretières couleur de feu, au fond de leurs immenses +falbalas, +hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'mères appelaient une +révérence, et que notre siècle a remplacé +par le brutal «shakehand» des +Anglais.</p> +<p>Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui +plaisait. Alfiéri était peut-être là, qui +raconte ainsi sa présentation +à Versailles, dans ses Mémoires:</p> +<p>«Je savais que le roi ne parlait jamais aux étrangers +qui n'étaient pas +marquants; je ne pus cependant me faire à l'impassible et +sourcilleux +maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui présentait de +la tête +aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me +semble cependant que, si l'on disait à un géant: <i>Voici +une fourmi que +je vous présente</i>, en la regardant il sourirait, ou dirait +peut-être: +Ah! le petit animal!»</p> +<p>Le taciturne monarque passa donc à travers ces fleurs, ces +belles +dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule. +Il ne fallut pas au chevalier de longues réflexions pour +comprendre +qu'il n'avait rien à espérer du roi, et que le +récit de ses amours +n'obtiendrait là aucun succès.</p> +<p>—Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon père n'avait que +trop raison +lorsqu'il me disait qu'à deux pas du roi je verrais un +abîme entre lui +et moi. Quand bien même je me hasarderais à demander une +audience, qui +me protégera? qui me présentera? Le voilà, ce +maître absolu qui peut +d'un mot changer ma destinée, assurer ma fortune, combler tous +mes +souhaits. Il est là, devant moi; en étendant la main, je +pourrais +toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si +j'étais +encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder? +Qui viendra donc à mon secours?</p> +<p>Pendant que le chevalier se désolait ainsi, il vit entrer une +jeune dame +assez jolie, d'un air plein de grâce et de finesse; elle +était vêtue +fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec +une rose sur l'oreille. Elle donnait la main à un seigneur <i>tout +à +l'ambre</i>, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas +derrière son +éventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en +gesticulant, +cet éventail vint à lui échapper et à +tomber sous un fauteuil, +précisément devant le chevalier. Il se précipita +aussitôt pour le +ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune +dame lui parut si charmante, qu'il lui présenta +l'éventail sans se +relever. Elle s'arrêta, sourit et passa, remerciant d'un +léger signe de +tête; mais, au regard qu'elle avait jeté sur le chevalier, +il sentit +battre son cœur sans savoir pourquoi.—Il avait raison.—Cette jeune +dame était la petite d'Étioles, comme l'appelaient encore +les +mécontents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient +«la +Marquise» comme on dit «la Reine».</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>IV</h3> +<br /> +<p>—Celle-là me protégera, celle-là viendra +à mon secours! Ah! que l'abbé +avait raison de me dire qu'un regard déciderait de ma vie! Oui, +ces yeux +si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et délicieuse, +ce +petit pied noyé dans un pompon... Voilà ma bonne +fée!</p> +<p>Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant à son +auberge. +D'où lui venait cette espérance subite? Sa jeunesse seule +parlait-elle, +ou les yeux de la marquise avaient-ils parlé?</p> +<p>Mais la difficulté restait toujours la même. S'il ne +songeait plus +maintenant à être présenté au roi, qui le +présenterait à la marquise?</p> +<p>Il passa une grande partie de la nuit à écrire +à mademoiselle +d'Annebault une lettre à peu près pareille à celle +qu'avait lue madame +de Pompadour.</p> +<p>Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a +que +les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en +répétant toujours la +même chose.</p> +<p>Dès le matin le chevalier sortit et se mit à marcher, +en rêvant dans les +rues. Il ne lui vint pas à l'esprit d'avoir encore recours +à l'abbé +protecteur, et il ne serait pas aisé de dire la raison qui l'en +empêchait. C'était comme un mélange de crainte et +d'audace, de fausse +honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait répondu +l'abbé, +s'il lui avait conté son histoire de la veille?—Vous vous +êtes trouvé à +propos pour ramasser un éventail; avez-vous su en profiter? +Qu'avez-vous +dit à la marquise?—Rien.—Vous auriez dû lui +parler.—J'étais troublé, +j'avais perdu la tête.—Cela est un tort; il faut savoir saisir +l'occasion; mais cela peut se réparer. Voulez-vous que je vous +présente +à monsieur un tel? il est de mes amis; à madame une +telle? elle est +mieux encore. Nous tâcherons de vous faire parvenir +jusqu'à cette +marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc.</p> +<p>Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait +qu'en +racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire, +gâtée et déflorée. +Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inouïe, +incroyable, et que ce devait être un secret entre lui et la +fortune; +confier ce secret au premier venu, c'était, à son avis, +en ôter tout le +prix et s'en montrer indigne.—Je suis allé seul hier au +château de +Versailles, pensait-il; j'irai bien seul à Trianon +(c'était en ce moment +le séjour de la favorite).</p> +<p>Une telle façon de penser peut et doit même +paraître extravagante aux +esprits calculateurs, qui ne négligent rien et laissent le moins +possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont +été jeunes +(tout le monde ne l'est pas, même au temps de la jeunesse), ont +pu +connaître ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et +séduisant, +qui nous entraîne vers la destinée: on se sent aveugle, et +on veut +l'être; on ne sait où l'on va, et l'on marche. Le charme +est dans cette +insouciance et dans cette ignorance même; c'est le plaisir de +l'artiste +qui rêve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fenêtres +de sa +maîtresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui +du +joueur.</p> +<p>Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de +Trianon. Sans être fort paré, comme on disait alors, il ne +manquait ni +d'élégance, ni de cette façon d'être qui +fait qu'un laquais, vous +rencontrant en route, ne vous demande pas où vous allez. Il ne +lui fut +donc pas difficile, grâce à quelques indications prises +à son auberge, +d'arriver jusqu'à la grille du château, si l'on peut +appeler ainsi cette +bonbonnière de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et +d'ennuis. +Malheureusement, la grille était fermée, et un gros +suisse, vêtu d'une +simple houppelande, se promenait, les mains derrière le dos, +dans +l'avenue intérieure, comme quelqu'un qui n'attend personne.</p> +<p>—Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas. +Évidemment, quand les portes sont closes et que les valets se +promènent, +les maîtres sont enfermés ou sortis.</p> +<p>Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance +et +de courage, autant il éprouvait tout à coup de trouble et +de +désappointement. Cette seule pensée: «Le roi est +ici!» l'effrayait plus +que n'avaient fait la veille ces trois mots: «Le roi va +passer!» car ce +n'était alors que de l'imprévu, et maintenant il +connaissait ce froid +regard, cette majesté impassible.</p> +<p>—Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en +étourdi, de +pénétrer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face +à face devant ce +monarque superbe, prenant son café au bord d'un ruisseau?</p> +<p>Aussitôt se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette +désobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il +avait +gardée de cette marquise passant en souriant, il vit des +donjons, des +cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de +Latude. Peu à peu venait la réflexion, et peu à +peu s'envolait +l'espérance.</p> +<p>—Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi +non +plus. Je réclame contre une injustice; je n'ai jamais +chansonné +personne. On m'a si bien reçu hier à Versailles, et les +laquais ont été +si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres +qui répareront celle-là.</p> +<p>Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle +n'était pas tout +à fait fermée. Il l'ouvrit et entra résolument. Le +suisse se retourna +d'un air ennuyé.</p> +<p>—Que demandez-vous? où allez-vous?</p> +<p>—Je vais chez madame de Pompadour.</p> +<p>—Avez-vous une audience?</p> +<p>—Oui.</p> +<p>—Où est votre lettre?</p> +<p>Ce n'était plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il +n'y avait +plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et +s'aperçut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin +étaient +couverts de poussière. Il avait commis la faute de venir +à pied dans un +pays où l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, +et le +toisa, non de la tête aux pieds, mais des pieds à la +tête. L'habit lui +parut propre, mais le chapeau était un peu de travers et la +coiffure +dépoudrée:</p> +<p>—Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous?</p> +<p>—Je voudrais parler à madame de Pompadour.</p> +<p>—Vraiment! et vous croyez que ça se fait comme ça?</p> +<p>—Je n'en sais rien. Le roi est-il ici?</p> +<p>—Peut-être. Sortez, et laissez-moi en repos.</p> +<p>Le chevalier ne voulait pas se mettre en colère; mais, +malgré lui, cette +insolence le fit pâlir.</p> +<p>—J'ai dit quelquefois à un laquais de sortir, +répondit-il, mais un +laquais ne me l'a jamais dit.</p> +<p>—Laquais! moi? un laquais! s'écria le suisse furieux.</p> +<p>—Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et +très peu m'importe.</p> +<p>Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crispés et +le visage +en feu. Le chevalier, rendu à lui-même par l'apparence +d'une menace, +souleva légèrement la poignée de son +épée.</p> +<p>—Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en coûte +trente-six +livres pour envoyer en terre un rustre comme vous.</p> +<p>—Si vous êtes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi; +je ne +fais que mon devoir, et ne croyez pas...</p> +<p>En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de +Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'écho. Le +chevalier +laissa son épée retomber dans le fourreau, et, ne +songeant plus à la +querelle commencée:</p> +<p>—Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne +me +le disiez-vous tout de suite?</p> +<p>—Cela ne me regarde pas, ni vous non plus.</p> +<p>—Écoutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas là, je +n'ai pas de lettre, +je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer.</p> +<p>Il tira de sa poche quelques pièces d'or. Le suisse le toisa +de nouveau +avec un souverain mépris.</p> +<p>—Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il dédaigneusement. +Cherche-t-on ainsi +à s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire +sortir, +prenez garde que je ne vous y enferme.</p> +<p>—Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa colère +et +reprenant son épée.</p> +<p>—Oui, moi, répéta le gros homme.</p> +<p>Mais, pendant cette conversation, où l'historien regrette +d'avoir +compromis son héros, d'épais nuages avaient obscurci le +ciel; un orage +se préparait. Un éclair rapide brilla, suivi d'un violent +coup de +tonnerre, et la pluie commençait à tomber lourdement. Le +chevalier, qui +tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux, +grande comme un petit écu.</p> +<p>—Peste! dit-il, mettons-nous à l'abri. Il ne s'agit pas de se +laisser +mouiller.</p> +<p>Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerbère, ou, si +l'on veut, la +maison du concierge; puis là, se jetant sans façon dans +le grand +fauteuil du concierge même:</p> +<p>—Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous +me +prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma +poche un placet pour Sa Majesté! Je suis de province, mais vous +n'êtes +qu'un sot.</p> +<p>Le suisse, pour toute réponse, alla dans un coin prendre sa +hallebarde, +et resta ainsi debout, l'arme au poing.</p> +<p>—Quand partirez-vous? s'écria-t-il d'une voix de Stentor.</p> +<p>La querelle, tour à tour oubliée et reprise, semblait +cette fois devenir +tout à fait sérieuse, et déjà les deux +grosses mains du suisse +tremblaient étrangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je +ne sais, +lorsque, tournant tout à coup la tête: Ah! dit le +chevalier, qui vient +là?</p> +<p>Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce +temps-là les jambes maigres n'étaient pas à la +mode), accourait à toute +bride et au triple galop. Le chemin était trempé par la +pluie; la grille +n'était qu'entr'ouverte. Il y eut une hésitation; le +suisse s'avança et +ouvrit la grille. Le page donna de l'éperon; le cheval, +arrêté un +instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la +terre +humide et tomba.</p> +<p>Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un +cheval +tombé à terre. Il n'y a cravache qui tienne. La +gesticulation des jambes +de la bête, qui fait ce qu'elle peut, est extrêmement +désagréable, +surtout lorsque l'on a soi-même une jambe aussi prise sous la +selle.</p> +<p>Le chevalier, toutefois, vint à l'aide sans +réfléchir à ces +inconvénients, et il s'y prit si adroitement que bientôt +le cheval fut +redressé et le cavalier dégagé. Mais celui-ci +était couvert de boue, et +ne pouvait qu'à peine marcher en boitant. Transporté, +tant bien que mal, +dans la maison du suisse, et assis à son tour dans le grand +fauteuil:</p> +<p>—Monsieur, dit-il au chevalier, vous êtes gentilhomme, +à coup sûr. Vous +m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus +grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce +message est très pressé, comme vous le voyez, puisque mon +cheval et moi, +pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous +comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe +écloppée, je ne +saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter +moi-même. Voulez-vous y aller à ma place?</p> +<p>En même temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe +dorée +d'arabesques, accompagnée du sceau royal.</p> +<p>—Très volontiers, monsieur, répondit le chevalier, +prenant l'enveloppe. +Et, leste et léger comme une plume, il partit en courant sur la +pointe +du pied.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>V</h3> +<br /> +<p>Quand le chevalier arriva au château, un suisse était +encore devant le +péristyle:</p> +<p>—Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait +plus +les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers +d'une demi-douzaine de laquais.</p> +<p>Un grand huissier, planté au milieu du vestibule, voyant +l'ordre et le +sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courbé par +le vent, +puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin +d'une boiserie.</p> +<p>Une petite porte battante, masquée par une tapisserie, +s'ouvrit aussitôt +comme d'elle-même. L'homme osseux fit un signe obligeant: le +chevalier +entra et la tapisserie, qui s'était entr'ouverte, retomba +mollement +derrière lui.</p> +<p>Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon, +puis +dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets, +puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant.</p> +<p>—Suis-je encore ici au château de Versailles? se demandait le +chevalier. Allons-nous recommencer à jouer à +cligne-musette?</p> +<p>Trianon n'était, à cette époque, ni ce qu'il +est maintenant, ni ce qu'il +avait été. On a dit que madame de Maintenon avait fait de +Versailles un +oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon +que <i>ce petit château de porcelaine</i> était le +boudoir de Madame de +Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il paraît que +Louis +XV en mettait partout. Telle galerie où son aïeul se +promenait +majestueusement était alors bizarrement divisée en une +infinité de +compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait +papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.—Trouvez-vous de +bon goût mes petits appartements meublés? demanda-t-il un +jour à la +belle comtesse de Séran.—Non, dit-elle, je les voudrais bleus. +Comme le +bleu était la couleur du roi, cette réponse le flatta. Au +second +rendez-vous, madame de Séran trouva le salon meublé en +bleu, comme elle +l'avait désiré.</p> +<p>Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul, +n'était +ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une +jolie femme qui a une jolie taille gagne à laisser ainsi son +image se +répéter sous mille aspects. Elle éblouit, elle +enveloppe, pour ainsi +dire, celui à qui elle veut plaire. De quelque côté +qu'il regarde, il la +voit; comment l'éviter? Il ne lui reste plus qu'à +s'enfuir, ou à +s'avouer subjugué.</p> +<p>Le chevalier regardait aussi le jardin. Là, derrière +les charmilles et +les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commençait +à +poindre le goût pastoral, que la marquise allait mettre à +la mode, et +que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient +pousser à un si haut degré de perfection. +Déjà apparaissaient les +fantaisies champêtres où se réfugiait le caprice +blasé. Déjà les tritons +boursouflés, les graves déesses et les nymphes savantes, +les bustes à +grandes perruques, glacés d'horreur dans leurs niches de +verdure, +voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs +étonnés. +Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient +bientôt détrôner l'Olympe pour le remplacer par une +laiterie, étrange +parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai +jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un maître indolent, +qui ne +savait comment se désennuyer de Versailles dans Versailles +même.</p> +<p>Mais le chevalier était trop charmé, trop ravi de se +trouver là pour +qu'une réflexion critique pût se présenter à +son esprit. Il était, au +contraire, prêt à tout admirer, et il admirait en effet, +tournant sa +missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau, +lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement:</p> +<p>—Venez, monsieur.</p> +<p>Il la suivit, et après avoir passé de nouveau par +plusieurs corridors +plus ou moins mystérieux, elle le fit entrer dans une grande +chambre où +les volets étaient à demi fermés. Là, elle +s'arrêta et parut écouter.</p> +<p>—Toujours cligne-musette, se disait le chevalier.</p> +<p>Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore, +et +une autre fille de chambre qui semblait devoir être aussi jolie +que la +première, répéta du même ton les mêmes +paroles:</p> +<p>—Venez, monsieur.</p> +<p>S'il avait été ému à Versailles, il +l'était maintenant bien autrement, +car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la +divinité. Il s'avança le cœur palpitant; une douce +lumière, faiblement +voilée par de légers rideaux de gaze, succéda +à l'obscurité; un parfum +délicieux, presque imperceptible, se répandit dans l'air +autour de lui; +la fille de chambre écarta timidement le coin d'une +portière de soie, +et, au fond d'un grand cabinet de la plus élégante +simplicité, il +aperçut la dame à l'éventail, c'est-à-dire +la toute-puissante marquise.</p> +<p>Elle était seule, assise devant une table, enveloppée +d'un peignoir, la +tête appuyée sur sa main, et paraissant très +préoccupée. En voyant +entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme +involontaire.</p> +<p>—Vous venez de la part du roi?</p> +<p>Le chevalier aurait pu répondre, mais il ne trouva rien de +mieux que de +s'incliner profondément, en présentant à la +marquise la lettre qu'il +lui apportait. Elle la prit, ou plutôt s'en empara avec une +extrême +vivacité. Pendant qu'elle la décachetait, ses mains +tremblaient sur +l'enveloppe.</p> +<p>Cette lettre, écrite de la main du roi, était assez +longue. Elle la +dévora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'œil, puis elle la +lut +avidement avec une attention profonde, le sourcil froncé et +serrant les +lèvres. Elle n'était pas belle ainsi, et ne ressemblait +plus à +l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle +sembla +réfléchir. Peu à peu, son visage, qui avait +pâli, se colora d'un léger +incarnat (à cette heure-là elle n'avait pas de rouge): +non seulement la +grâce lui revint, mais un éclair de vraie beauté +passa sur ses traits +délicats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de +rose. +Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se +retournant vers le chevalier:</p> +<p>—Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus +charmant +sourire, mais c'est que je n'étais pas levée, et je ne le +suis même pas +encore. Voilà pourquoi j'ai été forcée de +vous faire venir par les +cachettes; car je suis assiégée ici presque autant que si +j'étais chez +moi. Je voudrais répondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de +faire ma +commission?</p> +<p>Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de +reprendre un peu de courage.</p> +<p>—Hélas! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de +grâce que vous me +faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter.</p> +<p>—Pourquoi cela?</p> +<p>—Je n'ai pas l'honneur d'appartenir à Sa Majesté.</p> +<p>—Comment donc êtes-vous venu ici?</p> +<p>—Par un hasard. J'ai rencontré en route un page qui s'est +jeté par +terre, et qui m'a prié...</p> +<p>—Comment, jeté par terre! répéta la marquise en +éclatant de rire. (Elle +paraissait si heureuse en ce moment, que la gaieté lui venait +sans +peine.)</p> +<p>—Oui, madame, il est tombé de cheval à la grille. Je +me suis trouvé là, +heureusement, pour l'aider à se relever, et, comme son habit +était fort +gâté, il m'a prié de me charger de son message.</p> +<p>—Et par quel hasard vous êtes-vous trouvé là?</p> +<p>—Madame, c'est que j'ai un placet à présenter à +Sa Majesté.</p> +<p>—Sa Majesté demeure à Versailles.</p> +<p>—Oui, mais vous demeurez ici.</p> +<p>—Oui-da! En sorte que c'était vous qui vouliez me charger +d'une +commission.</p> +<p>—Madame, je vous supplie de croire...</p> +<p>—Ne vous effrayez pas, vous n'êtes pas le premier. Mais +à propos de +quoi vous adresser à moi? Je ne suis qu'une femme... comme une +autre.</p> +<p>En prononçant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un +regard +triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire.</p> +<p>—Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours ouï dire que les +hommes +exerçaient le pouvoir, et que les femmes...</p> +<p>—En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine +de +France.</p> +<p>—Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis <i>trouvé +là</i> ce +matin.</p> +<p>La marquise était plus qu'habituée à de +semblables compliments, bien +qu'on ne les lui fît qu'à voix basse; mais dans la +circonstance +présente, celui-ci parut lui plaire très +singulièrement.</p> +<p>—Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru +pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur +un +cheval qui tombe en chemin.</p> +<p>—Madame, je croyais,... j'espérais...</p> +<p>—Qu'espériez-vous?</p> +<p>—J'espérais que le hasard... pourrait faire...</p> +<p>—Toujours le hasard! Il est de vos amis, à ce qu'il +paraît; mais je +vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste +recommandation.</p> +<p>Peut-être la fortune offensée voulut-elle se venger de +cette +irrévérence; mais le chevalier, que ces dernières +questions avaient de +plus en plus troublé, aperçut tout à coup, sur le +coin de la table, +précisément le même éventail qu'il avait +ramassé la veille. Il le prit, +et, comme la veille, il le présenta à la marquise, en +fléchissant le +genou devant elle.</p> +<p>—Voilà, madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici.</p> +<p>La marquise parut d'abord étonnée, hésita un +moment, regardant tantôt +l'éventail, tantôt le chevalier.</p> +<p>—Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous +reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, après la comédie, +avec M. de +Richelieu. J'ai laissé tomber cet éventail, et vous vous +êtes <i>trouvé +là</i>, comme vous disiez.</p> +<p>—Oui, madame.</p> +<p>—Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne +vous +ai pas remercié, mais j'ai toujours été +persuadée que celui qui sait, +d'aussi bonne grâce, relever un éventail, sait aussi, au +besoin, relever +le gant; et nous aimons assez cela, nous autres.</p> +<p>—Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout à +l'heure, +j'ai failli avoir un duel avec le suisse.</p> +<p>—Miséricorde! dit la marquise, prise d'un second accès +de gaieté, avec +le suisse! et pour quoi faire?</p> +<p>—Il ne voulait pas me laisser entrer.</p> +<p>—C'eût été dommage. Mais, monsieur, qui +êtes-vous? que demandez-vous?</p> +<p>—Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait +demandé +pour moi une place de cornette aux gardes.</p> +<p>—Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous +êtes +amoureux de mademoiselle d'Annebault...</p> +<p>—Madame, qui a pu vous dire?...</p> +<p>—Oh! je vous préviens que je suis fort à craindre. +Quand la mémoire me +manque, je devine. Vous êtes parent de l'abbé Chauvelin, +et refusé pour +cela, n'est-ce pas? Où est votre placet?</p> +<p>—Le voilà, madame; mais, en vérité, je ne puis +comprendre...</p> +<p>—À quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier +sur cette +table. Je vais répondre au roi; vous lui porterez en même +temps votre +demande et ma lettre.</p> +<p>—Mais, madame, je croyais vous avoir dit...</p> +<p>—Vous irez. Vous êtes entré ici de par le roi, n'est-il +pas vrai? Eh +bien! vous entrerez là-bas de par la marquise de Pompadour, dame +du +palais de la reine.</p> +<p>Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de +stupéfaction. +Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses +et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle +avait montrée pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui +rapporta rien +qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le +désirait; elle le voulait, elle avait réussi. M. de +Vauvert, qu'elle ne +connaissait pas, bien qu'elle connût ses amours, lui plaisait +comme une +bonne nouvelle.</p> +<p>Immobile, debout derrière elle, le chevalier observait la +marquise qui +écrivait, d'abord de tout son cœur, avec passion, puis qui +réfléchissait, s'arrêtait et passait sa main sur +son petit nez, fin +comme l'ambre. Elle s'impatientait: un témoin la gênait. +Enfin elle se +décida et fit une rature; il fallait avouer que ce +n'était plus qu'un +brouillon.</p> +<p>En face du chevalier, de l'autre côté de la table, +brillait un beau +miroir de Venise. Le très timide messager osait à peine +lever les yeux. +Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir, +par-dessus +la tête de la marquise, le visage inquiet et charmant de la +nouvelle +dame du palais.</p> +<p>—Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois +amoureux d'une autre; mais Athénaïs est plus belle, et +d'ailleurs ce +serait, de ma part, une si affreuse déloyauté!...</p> +<p>—De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa +coutume, +avait pensé tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites?</p> +<p>—Moi, madame? j'attends.</p> +<p>—Voilà qui est fait, répondit la marquise, prenant une +autre feuille de +papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se +retourner, le peignoir avait glissé sur son épaule.</p> +<p>La mode est une chose étrange. Nos grand'mères +trouvaient tout simple +d'aller à la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur +gorge +presque découverte, et l'on ne voyait à cela nulle +indécence; mais elles +cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui +montrent au bal ou à l'Opéra. C'est une beauté +nouvellement inventée.</p> +<p>Sur l'épaule frêle, blanche et mignonne de madame de +Pompadour, il y +avait un petit signe noir qui ressemblait à une mouche +tombée dans du +lait. Le chevalier, sérieux comme un étourdi qui veut +avoir bonne +contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en +l'air, regardait le chevalier dans la glace.</p> +<p>Dans cette glace, un coup d'œil rapide fut échangé, +coup d'œil auquel +les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: «Vous +êtes +charmante» et de l'autre: «Je n'en suis pas +fâchée.»</p> +<p>Toutefois la marquise rajusta son peignoir.</p> +<p>—Vous regardez ma mouche, monsieur?</p> +<p>—Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire.</p> +<p>—Tenez, voilà ma lettre; portez-la au roi avec votre placet.</p> +<p>—Mais, madame...</p> +<p>—Quoi donc?</p> +<p>—Sa Majesté est à la chasse; je viens d'entendre +sonner dans le bois de +Satory.</p> +<p>—C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain, +après-demain, peu +importe.—Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela à Lebel. +Adieu, +monsieur. Tâchez de vous souvenir que cette mouche que vous venez +de +voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant +à +votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume +à ne +pas jaser tout seul aussi haut que tout à l'heure. Adieu, +chevalier.</p> +<p>Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de +dentelles, tendit au jeune homme son bras nu.</p> +<p>Il s'inclina encore, et du bout des lèvres effleura à +peine les ongles +roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut, +mais un peu trop de modestie.</p> +<p>Aussitôt reparurent les petites filles de chambre (les grandes +n'étaient +pas levées), et derrières elles, debout comme un clocher +au milieu d'un +troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le +chemin.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>VI</h3> +<br /> +<p>Seul, plongé dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite +chambre, à +l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le +surlendemain; point de nouvelles.</p> +<p>—Singulière femme! douce et impérieuse, bonne et +méchante, la plus +frivole et la plus entêtée! Elle m'a oublié. Oh, +misère! Elle a raison, +elle peut tout, et je ne suis rien.</p> +<p>Il s'était levé, et se promenait par la chambre.</p> +<p>—Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon père +disait vrai! +La marquise s'est moquée de moi; c'est tout simple, pendant que +je la +regardais, c'est sa beauté qui lui a plu. Elle a bien +été aise de voir +dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi, +sont véritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits, +mais quelle +grâce! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait +la +poussière de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande, +mais sa +taille est bien prise.—Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie +chérie! est-ce que moi aussi j'oublierais?</p> +<p>Deux ou trois petits coups secs frappés sur la porte le +réveillèrent de +son chagrin.</p> +<p>—Qu'est-ce?</p> +<p>L'homme osseux, tout de noir vêtu, avec une belle paire de bas +de soie, +qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut.</p> +<p>—Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masqué à +la cour, et madame +la marquise m'envoie vous dire que vous êtes invité.</p> +<p>—Cela suffit, monsieur, grand merci.</p> +<p>Dès que l'homme osseux se fut retiré, le chevalier +courut à la sonnette: +la même servante qui, trois jours auparavant, l'avait +accommodé de son +mieux, l'aida à mettre le même habit pailleté, +tâchant de l'accommoder +mieux encore.</p> +<p>Après quoi le jeune homme s'achemina vers le palais, +invité cette fois +et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que +lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui.</p> +<p>Étourdi, presque autant que la première fois, par +toutes les splendeurs +de Versailles, qui, ce soir-là, n'était pas +désert, le chevalier +marchait dans la grande galerie, regardant de tous les +côtés, tâchant de +savoir pourquoi il était là; mais personne ne semblait +songer à +l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque +deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette, +l'arrêtèrent +au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il eût tenu +un +pistolet; l'autre se leva et vint à lui:</p> +<p>—Il paraît, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le +bras +nonchalamment, que vous êtes assez bien avec notre marquise.</p> +<p>—Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous?</p> +<p>—Vous le savez bien.</p> +<p>—Pas le moins du monde.</p> +<p>—Oh! si fait.</p> +<p>—Point du tout.</p> +<p>—Toute la cour le sait.</p> +<p>—Je ne suis pas de la cour.</p> +<p>—Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait.</p> +<p>—Cela se peut, madame, mais je l'ignore.</p> +<p>—Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est +tombé de +cheval à la grille de Trianon. N'étiez-vous pas +là, par hasard?</p> +<p>—Oui, madame.</p> +<p>—Ne l'avez-vous pas aidé à se relever?</p> +<p>—Oui, madame.</p> +<p>—Et n'êtes-vous pas entré au château?</p> +<p>—Sans doute.</p> +<p>—Et ne vous a-t-on pas donné un papier?</p> +<p>—Oui, madame.</p> +<p>—Et ne l'avez-vous pas porté au roi?</p> +<p>—Assurément.</p> +<p>—Le roi n'était pas à Trianon; il était +à la chasse, la marquise était +seule,... n'est-ce pas?</p> +<p>—Oui, madame.</p> +<p>—Elle venait de se réveiller; elle était à +peine vêtue, excepté, à ce +qu'on dit, d'un grand peignoir.</p> +<p>—Les gens qu'on ne peut pas empêcher de parler disent ce qui +leur passe +par la tête.</p> +<p>—Fort bien, mais il paraît qu'il a passé entre sa +tête et la vôtre un +regard qui ne l'a pas fâchée.</p> +<p>—Qu'entendez-vous par là, madame?</p> +<p>—Que vous ne lui avez pas déplu.</p> +<p>—Je n'en sais rien, et je serais au désespoir qu'une +bienveillance si +douce et si rare, à laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a +touché +jusqu'au fond du cœur, pût devenir la cause d'un mauvais propos.</p> +<p>—Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez +provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde.</p> +<p>—Mais, madame, si ce page est tombé, et si j'ai porté +son message.... +Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interrogé.</p> +<p>Le masque lui serra le bras et lui dit:—Monsieur, écoutez.</p> +<p>—Tout ce qui vous plaira, madame.</p> +<p>—Voici à quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la +marquise, +et personne ne croit qu'il l'ait jamais aimée. Elle vient de +commettre +une imprudence; elle s'est mis à dos tout le parlement, avec ses +deux +sous d'impôt, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus +grande +puissance, la compagnie de Jésus. Elle y succombera; mais elle a +des +armes, et, avant de périr, elle se défendra.</p> +<p>—Eh bien! madame, qu'y puis-je faire?</p> +<p>—Je vais vous le dire. M. de Choiseul est à moitié +brouillé avec M. de +Bernis; ils ne sont sûrs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils +voudraient +essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de +vous +peut en décider.</p> +<p>—En quelle façon, madame, je vous prie?</p> +<p>—En laissant raconter votre visite de l'autre jour.</p> +<p>—Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les jésuites +et le +parlement?</p> +<p>—Écrivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas +que le +plus vif intérêt, la plus entière reconnaissance....</p> +<p>—Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une +lâcheté que +vous me demandez là.</p> +<p>—Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique?</p> +<p>—Je ne me connais pas à tout cela. Madame de Pompadour a +laissé tomber +son éventail devant moi; je l'ai ramassé, je le lui ai +rendu; elle m'a +remercié, elle m'a permis, avec cette grâce qu'elle a, de +la remercier à +mon tour.</p> +<p>—Trêve de façons: le temps se passe: je me nomme la +comtesse +d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma nièce;... ne +dites +pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous +l'aurez demain, et, si Athénaïs vous plaît, vous +serez bientôt mon +neveu.</p> +<p>—Oh! madame, quel excès de bonté!</p> +<p>—Mais il faut parler.</p> +<p>—Non, madame.</p> +<p>—On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille.</p> +<p>—Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer +devant +elle, il faut que mon honneur y soit aussi.</p> +<p>—Vous êtes bien entêté, chevalier! Est-ce +là votre dernière réponse?</p> +<p>—C'est la dernière, comme la première.</p> +<p>—Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma +nièce?</p> +<p>—Oui, madame, si c'est à ce prix.</p> +<p>Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard perçant, +plein de +curiosité; puis, ne voyant sur son visage aucun signe +d'hésitation, elle +s'éloigna lentement et se perdit dans la foule.</p> +<p>Le chevalier, ne pouvant rien comprendre à cette +singulière aventure, +alla s'asseoir dans un coin de la galerie.</p> +<p>—Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit être un +peu +folle. Elle veut bouleverser l'État au moyen d'une sotte +calomnie, et, +pour mériter la main de sa nièce, elle me propose de me +déshonorer! Mais +Athénaïs ne voudrait plus de moi, ou, si elle se +prêtait à une pareille +intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! tâcher de nuire +à +cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais!</p> +<p>Toujours fidèle à ses distractions, le chevalier, +très probablement, +allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de +rose, lui loucha légèrement l'épaule. Il leva les +yeux, et vit devant +lui les deux masques pareils qui l'avaient arrêté.</p> +<p>—Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques, +déguisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout +à fait +semblables, et que tout parût calculé pour donner le +change, le +chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'étaient +plus les +mêmes.</p> +<p>—Répondrez-vous, monsieur?</p> +<p>—Non, madame.</p> +<p>—Écrirez-vous?</p> +<p>—Pas davantage.</p> +<p>—C'est vrai que vous êtes obstiné. Bonsoir, lieutenant.</p> +<p>—Que dites-vous, madame?</p> +<p>—Voilà votre brevet, et votre contrat de mariage.</p> +<p>Et elle lui jeta son éventail.</p> +<p>C'était celui que le chevalier avait déjà +ramassé deux fois. Les petits +amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre +dorée. Il n'y avait pas à en douter, c'était +l'éventail de madame de +Pompadour.</p> +<p>—O ciel! marquise, est-il possible?...</p> +<p>—Très possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa +petite +dentelle noire.</p> +<p>—Je ne sais, madame, comment répondre....</p> +<p>—Il n'est pas nécessaire. Vous êtes un galant homme, et +nous nous +reverrons, car vous êtes chez nous. Le roi vous a placé +dans la cornette +blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus +grande éloquence que de savoir se taire à propos....</p> +<p>Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si, +avant de +vous donner notre nièce, nous avons pris des renseignements<a + name="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8"><sup>8</sup></a>.</p> +<br /> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE LA MOUCHE.<br /> +</p> +<div class="blkquot"> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;"><br /> +</p> +<p>Ce conte a paru pour la première fois en 1853, dans le +feuilleton du +<i>Moniteur</i>.—C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait +été +publié de son vivant.</p> +</div> +<br /> +<hr style="width: 65%;" /><span style="font-weight: bold;"><br /> +<br /> +NOTES:<br /> +<br /> +</span><a name="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1">1</a> +<div class="note"> +<p> On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.</p> +</div> +<a name="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2">2</a> +<div class="note"> +<p> Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du +Sénégal sont exactes.</p> +</div> +<a name="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3">3</a> +<div class="note"> +<p> Il y a près du Mans un château de ce nom. L'auteur y +passa +quelques jours en septembre 1829.</p> +</div> +<a name="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4">4</a> +<div class="note"> +<p> Le gué de Mauny est un site pittoresque des environs du +Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.</p> +</div> +<a name="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5">5</a> +<div class="note"> +<p> L'histoire romanesque de ce prétendu comte de Solar est +restée un mystère. Un enfant sourd-muet, abandonné +de ses parents, en +1773, fut recueilli par l'abbé de l'Épée. +Après lui avoir appris à +s'exprimer dans le langage des signes, l'abbé crut +reconnaître en lui +l'héritier des comtes de Solar, lui fit obtenir à ce +titre une pension +du duc de Penthièvre, et l'engagea à faire valoir ses +droits. Il y eut +procès.—Un jugement du Châtelet, de 1781, donna gain de +cause au jeune +sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le +procès +demeura en suspens, l'abbé de l'Épée mourut, et la +révolution survint. +Enfin le 24 juillet 1792, un arrêt définitif cassa le +jugement du +Châtelet et interdit au nommé Joseph de porter à +l'avenir le nom de +Solar. M. Bouilli a écrit sur ce sujet un drame en cinq actes +intitulé +<i>l'Abbé de l'Épée</i>, qui a obtenu dans son +temps un succès de larmes.</p> +</div> +<a name="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6">6</a> +<div class="note"> +<p> Deux sous pour livre du dixième du revenu. (<i>Note de +l'auteur</i>.)</p> +</div> +<a name="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7">7</a> +<div class="note"> +<p> Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par +Louis XV, ou plutôt par madame de Pompadour, mais terminée +seulement en +1769 et inaugurée en 1770, pour le mariage du duc de Berri +(Louis XVI) +avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de théâtre +mobile qu'on +transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de +Louis XIV. (Note de l'auteur.)</p> +</div> +<a name="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8">8</a> +<div class="note"> +<p> Madame d'Estrades, peu de temps après, fut disgraciée +avec +M. d'Argenson, pour avoir conspiré, sérieusement cette +fois, contre +madame de Pompadour. (<i>Note de l'auteur</i>.)</p> +</div> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DU TOME +SEPTIÈME.</p> +<hr style="width: 65%;" /> +<br /> +<h2>TABLE DU TOME SEPTIÈME</h2> +<br /> +<ul style="margin-left: 160px;"> + <li><a href="#CROISILLES">CROISILLES</a></li> + <li><a href="#HISTOIRE">HISTOIRE D'UN MERLE BLANC</a></li> + <li><a href="#PIERRE_ET_CAMILLE">PIERRE ET CAMILLE</a></li> + <li><a href="#LE_SECRET_DE_JAVOTTE">LE SECRET DE JAVOTTE</a></li> + <li><a href="#MIMI_PINSON">MIMI PINSON</a></li> + <li><a href="#LA_MOUCHE">LA MOUCHE</a></li> +</ul> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13221 ***</div> +</body> +</html> + + + + + diff --git a/13221-h/images/imag001.jpg b/13221-h/images/imag001.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..33d36c3 --- /dev/null +++ b/13221-h/images/imag001.jpg diff --git a/13221-h/images/imag002.jpg b/13221-h/images/imag002.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..0e258cc --- /dev/null +++ b/13221-h/images/imag002.jpg diff --git a/13221-h/images/imag003.jpg b/13221-h/images/imag003.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9de6c8c --- /dev/null +++ b/13221-h/images/imag003.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Å’UVRES COMPLÈTES De Alfred De Musset (TOME SEPTIÈME) + +Author: Alfred De Musset + +Release Date: August 19, 2004 [EBook #13221] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK Å’UVRES COMPLÈTES MUSSET *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Malliere and Distributed +Proofreaders Europe. This file was produced from images generously +made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica). + + + + + + + +Å’UVRES COMPLÈTES + +DE + +ALFRED DE MUSSET + +ÉDITION ORNÉE DE 28 GRAVURES + +D' APRÈS LES DESSINS DE BIDA + +D'UN PORTRAIT GRAVÉ PAR FLAMENG D'APRÈS L'ORIGINAL DE LANDELLE + +ET ACCOMPAGNÉE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRÈRE + +TOME SEPTIÈME + +NOUVELLES ET CONTES + +II + +PARIS + +ÉDITION CHARPENTIER + +L. HÉBERT, LIBRAIRE + +7, RUE PERRONET, 7 + +1888 + + + + +CROISILLES + +1839 + +I + + +Au commencement du règne de Louis XV, un jeune homme nommé Croisilles, +fils d'un orfèvre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. Il avait +été chargé par son père d'une affaire de commerce, et cette affaire +s'était terminée à son gré. La joie d'apporter une bonne nouvelle le +faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car, +bien qu'il eût dans ses poches une somme d'argent assez considérable, il +voyageait à pied pour son plaisir. C'était un garçon de bonne humeur, et +qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et étourdi, qu'on +le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de travers, sa +perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la +Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant, levé dès le matin, soupant au +cabaret, et charmé de traverser ainsi l'une des plus belles contrées de +la France. Tout en dévastant, au passage, les pommiers de la Normandie, +il cherchait des rimes dans sa tête (car tout étourdi est un peu poète), +et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son +pays; ce n'était pas moins que la fille d'un fermier général, +mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche héritière fort courtisée. +Croisilles n'était point reçu chez M. Godeau autrement que par hasard, +c'est-à -dire qu'il y avait porté quelquefois des bijoux achetés chez son +père. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait mal une +immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et +se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement riche. Il +n'était donc pas homme à laisser entrer dans son salon le fils d'un +orfèvre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du +monde, que Croisilles n'était pas mal tourné, et que rien n'empêche un +joli garçon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles adorait +mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas fâchée. Il pensait donc à +elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais réfléchi à +rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le séparaient de +sa bien-aimée, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom de +baptême qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et la +rime était aisée à trouver. Croisilles, arrivé à Honfleur, s'embarqua le +cÅ“ur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, dès qu'il eut +touché le rivage, il courut à la maison paternelle. + +Il trouva la boutique fermée; il y frappa à plusieurs reprises, non sans +étonnement ni sans crainte, car ce n'était point un jour de fête; +personne ne venait. Il appela son père, mais en vain. Il entra chez un +voisin pour demander ce qui était arrivé; au lieu de lui répondre, le +voisin détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître. Croisilles +répéta ses questions; il apprit que son père, depuis longtemps gêné dans +ses affaires, venait de faire faillite, et s'était enfui en Amérique, +abandonnant à ses créanciers tout ce qu'il possédait. + +Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord frappé de +l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais son père. Il lui paraissait +impossible de se trouver ainsi abandonné tout à coup; il voulut à toute +force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les scellés +étaient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant à sa douleur, il +se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations de ceux qui +l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son père, quoiqu'il le sût +déjà bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la foule s'attrouper +autour de lui, et, dans le plus profond désespoir, il se dirigea vers le +port. + +Arrivé sur la jetée, il marcha devant lui comme un homme égaré qui ne +sait où il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans ressources, +n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus +d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tenté de mourir en s'y +précipitant. Au moment où, cédant à cette pensée, il s'avançait vers un +rempart élevé, un vieux domestique, nommé Jean, qui servait sa famille +depuis nombre d'années, s'approcha de lui. + +--Ah! mon pauvre Jean! s'écria-t-il, tu sais ce qui s'est passé depuis +mon départ. Est-il possible que mon père nous quitte sans avertissement, +sans adieu? + +--Il est parti, répondit Jean, mais non pas sans vous dire adieu. + +En même temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna à son jeune +maître. Croisilles reconnut l'écriture de son père, et, avant d'ouvrir +la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que +quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la +trouva confirmée. Honnête jusque-là et connu pour tel, ruiné par un +malheur imprévu (la banqueroute d'un associé), le vieil orfèvre n'avait +laissé à son fils que quelques paroles banales de consolation, et nul +espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien, +dit-on, qui se perde. + +--Jean, mon ami, tu m'as bercé, dit Croisilles après avoir lu la lettre, +et tu es certainement aujourd'hui le seul être qui puisse m'aimer un +peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est fâcheuse pour +toi; car, aussi vrai que mon père s'est embarqué là , je vais me jeter +dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais +un jour ou l'autre, car je suis perdu. + +--Que voulez-vous y faire? répliqua Jean, n'ayant point l'air d'avoir +entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que +voulez-vous y faire, mon cher maître? Votre père a été trompé; il +attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'était pas peu de +chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune +depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son +commerce, et les écus arriver un à un chez vous. C'est un honnête homme, +et habile; on a cruellement abusé de lui. Ces jours derniers, j'étais +encore là , et comme les écus étaient arrivés, je les ai vus partir du +logis. Votre père a payé tout ce qu'il a pu pendant une journée entière; +et, lorsque son secrétaire a été vide, il n'a pu s'empêcher de me dire, +en me montrant un tiroir où il ne restait que six francs: «Il y avait +ici cent mille francs ce matin!» Ce n'est pas là une banqueroute, +monsieur, ce n'est point une chose qui déshonore! + +--Je ne doute pas plus de la probité de mon père, répondit Croisilles, +que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais +j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis +point fait à la misère, je n'ai pas l'esprit nécessaire pour recommencer +ma fortune. Et quand je l'aurais? mon père est parti. S'il a mis trente +ans à s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour réparer ce coup? Bien +davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra là -bas, et je +ne puis pas même l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en +mourant aussi. + +Tout désolé qu'était Croisilles, il avait beaucoup de religion. Quoique +son désespoir lui fit désirer la mort, il hésitait à se la donner. Dès +les premiers mots de cet entretien, il s'était appuyé sur le bras de +Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entrés +dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche: + +--Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a le +droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre père ne +s'est pas tué, Dieu merci, comment pouvez-vous songer à mourir? +Puisqu'il n'y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, que +penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvreté. Ce ne +serait ni brave ni chrétien; car, au fond, qu'est-ce qui vous effraye? +Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni père ni +mère. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il +n'y a rien d'impossible à Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en pareil cas? +Votre père n'était pas né riche, tant s'en faut, sans vous offenser, et +c'est peut-être ce qui le console. Si vous aviez été ici depuis un mois, +cela vous aurait donné du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner, +personne n'est à l'abri d'une banqueroute; mais votre père, j'ose le +dire, a été un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite. Mais que +voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un bâtiment pour +l'Amérique. Je l'ai accompagné jusque sur le port, et si vous aviez vu +sa tristesse! comme il m'a recommandé d'avoir soin de vous, de lui +donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idée que vous +avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a son temps d'épreuve +ici-bas, et j'ai été soldat avant d'être domestique. J'ai rudement +souffert, mais j'étais jeune; j'avais votre âge, monsieur, à cette +époque-là , et il me semblait que la Providence ne peut pas dire son +dernier mot à un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empêcher +le bon Dieu de réparer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le temps, et +tout s'arrangera. S'il m'était permis de vous conseiller, vous +attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en +trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde. +Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment? + +Pendant que Jean s'évertuait à persuader son maître, celui-ci marchait +en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de +côté et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui pût le rattacher +à la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle Godeau, +la fille du fermier général, vint à passer avec sa gouvernante. L'hôtel +qu'elle habitait n'était pas éloigné de là ; Croisilles la vit entrer +chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les +raisonnements du monde. J'ai dit qu'il était un peu fou, et qu'il cédait +presque toujours à un premier mouvement. Sans hésiter plus longtemps et +sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla +frapper à la porte de M. Godeau. + + + + +II + + +Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un financier, +on imagine un ventre énorme, de courtes jambes, une immense perruque, +une large face à triple menton, et ce n'est pas sans raison qu'on s'est +habitué à se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait à quels +abus ont donné lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait une loi +de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui +s'engraissent non seulement de leur propre oisiveté, mais encore du +travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, était des plus +classiques qu'on pût voir, c'est-à -dire des plus, gros; pour l'instant +il avait la goutte, chose fort à la mode en ce temps-là , comme l'est à +présent la migraine. Couché sur une chaise longue, les yeux à demi +fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de glaces qui +l'environnaient répétaient majestueusement de toutes parts son énorme +personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les +meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminée, le plafond, +étaient dorés; son habit l'était; je ne sais si sa cervelle ne l'était +pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait +manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en +sourire tout seul, lorsqu'on lui annonça Croisilles, qui entra d'un air +humble mais résolu, et dans tout le désordre qu'on peut supposer d'un +homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de +cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque +emplette; il fut confirmé dans cette pensée en la voyant paraître +presque en même temps que le jeune homme. Il fit signe à Croisilles, non +pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa, +et Croisilles, resté debout, s'exprima à peu près en ces termes: + +--Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute d'un +associé l'a forcé à suspendre ses payements, et, ne pouvant assister à +sa propre honte, il s'est enfui en Amérique, après avoir donné à ses +créanciers jusqu'à son dernier sou. J'étais absent lorsque cela s'est +passé; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet événement. Je +suis absolument sans ressources et déterminé à mourir. Il est très +probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter à l'eau. Je +l'aurais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard ne m'avait fait +rencontrer mademoiselle votre fille tout à l'heure. Je l'aime, monsieur, +du plus profond de mon cÅ“ur; il y a deux ans que je suis amoureux +d'elle, et je me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui dois; +mais aujourd'hui, en vous le déclarant, je remplis un devoir +indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la +mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'épouse +mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre espérance que vous +m'accordiez cette demande, mais je dois néanmoins vous la faire; car je +suis bon chrétien, monsieur, et lorsqu'un bon chrétien se voit arrivé à +un tel degré de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de souffrir la +vie, il doit du moins, pour atténuer son crime, épuiser toutes les +chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti. + +Au commencement de ce discours, M. Godeau avait supposé qu'on venait lui +emprunter de l'argent, et il avait jeté prudemment son mouchoir sur les +sacs placés auprès de lui, préparant d'avance un refus poli, car il +avait toujours eu de la bienveillance pour le père de Croisilles. Mais +quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut compris de quoi il +s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne fût devenu +complètement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de le faire +mettre à la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un visage +si déterminé, qu'il eut pitié d'une démence si tranquille. Il se +contenta de dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus +longtemps à entendre de pareilles inconvenances. + +Pendant que Croisilles avait parlé, mademoiselle Godeau était devenue +rouge comme une pèche au mois d'août. Sur l'ordre de son père, elle se +retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas +s'apercevoir. Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se +souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforçant de prendre +un air paternel: + +--Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques pas de moi +et que tu as réellement perdu la tête. Non seulement j'excuse ta +démarche, mais je consens à ne point t'en punir. Je suis fâché que ton +pauvre diable de père ait fait banqueroute et qu'il ait décampé; c'est +fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourné la cervelle. Je +veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi là . + +--C'est inutile, monsieur, répondit Croisilles; du moment que vous me +refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé de vous. Je vous souhaite +toutes sortes de prospérités. + +--Et où t'en vas-tu? + +--Écrire à mon père et lui dire adieu. + +--Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou le +diable m'emporte. + +--Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne pas. + +--La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je, et +écoute-moi. + +M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c'est qu'il n'est +jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jeté à +l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière, +jeta un regard distrait sur son jabot, et continua. + +--Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce que +tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne +suffit pas; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si tu venais me +demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais +qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille? + +--Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien éloigné de supposer +que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela +au monde qui pourrait m'empêcher de mourir, si vous croyez en Dieu, +comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'amène. + +--Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends pas +qu'on m'interroge; réponds d'abord: Où as-tu vu ma fille? + +--Dans la boutique de mon père et dans cette maison, lorsque j'y ai +apporté des bijoux pour mademoiselle Julie. + +--Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y reconnaît +plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte, +sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser prétendre à la main de la +fille d'un fermier général? + +--Non, je l'ignore absolument, à moins que ce ne soit d'être aussi riche +qu'elle. + +--Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom. + +--Eh bien! je m'appelle Croisilles. + +--Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles? + +--Ma foi, monsieur, en mon âme et conscience, c'est un aussi beau nom +que Godeau. + +--Tu es un impertinent, et tu me le payeras. + +--Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai pas la moindre +envie de vous offenser. Si vous voyez là quelque chose qui vous blesse, +et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en +colère: en sortant d'ici, je vais me noyer. + +Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus +doucement possible, afin d'éviter tout scandale, sa prudence ne pouvait +résister à l'impatience de l'orgueil offensé; l'entretien auquel il +essayait de se résigner lui paraissait monstrueux en lui-même; je laisse +à penser ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la sorte. + +--Écoute, dit-il presque hors de lui et résolu à en finir à tout prix, +tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens +commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce que +c'est que la frénésie qui t'amène? Tu viens me tracasser, tu crois faire +un coup de tête; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu veux me +rendre responsable de ta mort. As-tu à te plaindre de moi? dois-je un +sou à ton père? Est-ce ma faute si tu en es là ? Eh, mordieu! on se noie +et on se tait. + +--C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre très humble +serviteur. + +--Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours à moi. +Tiens, mon garçon, voilà quatre louis d'or; va-t'en dîner à la cuisine, +et que je n'entende plus parler de toi. + +--Bien obligé, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre argent! + +Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa +conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se renfonça de +plus belle dans sa chaise et reprit ses méditations. + +Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-là , n'était pas si loin qu'on +pouvait le croire; elle s'était, il est vrai, retirée par obéissance +pour son père; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle était restée à +écouter derrière la porte. Si l'extravagance de Croisilles lui +paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car +l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passé pour offense; d'un +autre côté, comme il n'était pas possible de douter du désespoir du +jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise à la fois par les +deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la +curiosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé et Croisilles prêt à +sortir, elle traversa rapidement le salon où elle se trouvait, ne +voulant pas être surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son +appartement; mais presque aussitôt elle revint sur ses pas. L'idée que +Croisilles allait peut-être réellement se donner la mort lui troubla le +cÅ“ur malgré elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle +marcha à sa rencontre; le salon était vaste, et les deux jeunes gens +vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles était pâle comme +la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui +pût exprimer ce qu'elle sentait. En passant à côté de lui, elle laissa +tomber à terre un bouquet de violettes qu'elle tenait à la main. Il se +baissa aussitôt, ramassa le bouquet et le présenta à la jeune fille pour +le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route +sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son père. Croisilles, +resté seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison le cÅ“ur +agité, ne sachant trop que penser de cette aventure. + + + + +III + + +À peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit accourir son +fidèle Jean, dont le visage exprimait la joie. + +--Qu'est-il arrivé? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle à +m'apprendre? + +--Monsieur, répondit Jean, j'ai à vous apprendre que les scellés sont +levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes de votre +père payées, vous restez propriétaire de la maison. Il est bien vrai +qu'on a emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et qu'on a +même enlevé les meubles; mais enfin la maison vous appartient, et vous +n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce +que vous étiez devenu, et j'espère, mon cher maître, que vous serez +assez sage pour prendre un parti raisonnable. + +--Quel parti veux-tu que je prenne? + +--Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle, vaut +une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de +faim; et qui vous empêcherait d'acheter un petit fonds de commerce qui +ne manquerait pas de prospérer? + +--Nous verrons cela, répondit Croisilles, tout en se hâtant de prendre +le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais, +lorsqu'il y fut arrivé, un si triste spectacle s'offrit à lui, qu'il eut +à peine le courage d'entrer. La boutique en désordre, les chambres +désertes, l'alcôve de son père vide, tout présentait à ses regards la +nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise; tous les tiroirs +avaient été fouillés, le comptoir brisé, la caisse emportée; rien +n'avait échappé aux recherches avides des créanciers et de la justice, +qui, après avoir pillé la maison, étaient partis, laissant les portes +ouvertes, comme pour témoigner aux passants que leur besogne était +accomplie. + +--Voilà donc, s'écria Croisilles, voilà donc ce qui reste de trente ans +de travail et de la plus honnête existence, faute d'avoir eu à temps, au +jour fixe, de quoi faire honneur à une signature imprudemment engagée! +Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livré aux plus +tristes pensées, Jean paraissait fort embarrassé. Il supposait que son +maître était sans argent, et qu'il pouvait même n'avoir pas dîné. Il +cherchait donc quelque moyen pour le questionner là -dessus, et pour lui +offrir, en cas de besoin, une part de ses économies. Après s'être mis +l'esprit à la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un biais +convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles, +et de lui demander d'une voix attendrie: + +--Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux? + +Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent à la fois si +burlesque et si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, ne put +s'empêcher d'en rire. + +--Et à propos de quoi cette question? dit-il. + +--Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire une pour +mon dîner, et si par hasard vous les aimiez toujours... + +Croisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce moment la somme qu'il +rapportait à son père; la proposition de Jean le fit se ressouvenir que +ses poches étaient pleines d'or. + +--Je te remercie de tout mon cÅ“ur, dit-il au vieillard, et j'accepte +avec plaisir ton dîner; mais, si tu es inquiet de ma fortune, +rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir un +bon souper que tu partageras à ton tour avec moi. + +En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien garnies, +qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis. + +--Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user +pour un jour ou deux. À qui faut-il que je m'adresse pour la faire tenir +à mon père? + +--Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père m'a bien +recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait; et si je ne +vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle manière vos +affaires de Paris s'étaient terminées. Votre père ne manquera de rien +là -bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra de son +mieux; il a d'ailleurs emporté ce qu'il lui faut, car il était bien sûr +d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laissé, monsieur, tout ce +qu'il a laissé, est à vous, il vous le marque lui-même dans sa lettre, +et je suis expressément chargé de vous le répéter. Cet or est donc aussi +légitimement votre bien que cette maison où nous sommes. Je puis vous +rapporter les paroles mêmes que votre père, m'a dites en partant: «Que +mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour +m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera +après mes dettes payées, comme si c'était mon héritage.» Voilà , +monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre poche, +et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, je vous prie, à la +maison. + +La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de Jean ne +laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles de son père l'avaient +ému à tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre part, dans un +pareil moment, quatre mille francs n'étaient pas une bagatelle. Pour ce +qui regardait la maison, ce n'était point une ressource certaine, car on +ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et +difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un +changement considérable à la situation dans laquelle se trouvait le +jeune homme; il se sentit tout à coup attendri, ébranlé dans sa funeste +résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus triste et moins désolé. +Après avoir fermé les volets de la boutique, il sortit de la maison avec +Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'empêcher de +songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles +servent quelquefois à nous faire trouver une joie imprévue dans la plus +faible lueur d'espérance. Ce fut avec cette pensée qu'il se mit à table +à côté de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de +faire tous ses efforts pour l'égayer. + +Les étourdis ont un heureux défaut: ils se désolent aisément, mais ils +n'ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se +distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou égoïstes; ils +sentent peut-être plus vivement que d'autres, et ils sont très capables +de se brûler la cervelle dans un moment de désespoir; mais, ce moment +passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent dîner, qu'ils +boivent et mangent comme à l'ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en +se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les +traversent comme des flèches: bonne et violente nature qui sait +souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout à nu, +non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente +comme le cristal de roche. + +Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de se noyer, s'en +alla à la comédie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein +le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le +parfum dans un profond recueillement, il commença à penser d'un esprit +plus calme à son aventure du matin. Dès qu'il y eut réfléchi quelque +temps, il vit clairement la vérité, c'est-à -dire que la jeune fille, en +lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre, +avait voulu lui donner une marque d'intérêt; car autrement ce refus et +ce silence n'auraient été qu'une preuve de mépris, et cette supposition +n'était pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle Godeau +avait le cÅ“ur moins dur que monsieur son père, et il n'eut pas de peine +à se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traversé +le salon, avait exprimé une émotion d'autant plus vraie qu'elle semblait +involontaire. Mais cette émotion était-elle de l'amour ou seulement de +la pitié, ou moins encore peut-être, de l'humanité? Mademoiselle Godeau +avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement +d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fût? Bien que fané et +à demi effeuillé, le bouquet avait encore une odeur si exquise et une si +galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne +put se défendre d'espérer. C'était une guirlande de roses autour d'une +touffe de violettes. Combien de sentiments et de mystères un Turc aurait +lus dans ces fleurs, en interprétant leur langage! Mais il n'y a que +faire d'être Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui tombent du +sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais +muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu, +lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un +amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une +ressemblance avec l'amour, et il y a même des gens qui pensent que +l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui +l'exhale est la plus belle de la création. + +Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif à la tragédie +qu'on représentait pendant ce temps-là , mademoiselle Godeau elle-même +parut dans une loge en face de lui. L'idée ne lui vint pas que, si elle +l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là après +ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se +rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris +était venue en poste jouer Mérope, et la foule était si serrée, qu'il +n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de +fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des +yeux. Il remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade, et qu'elle ne +parlait à personne qu'avec une sorte de répugnance. Sa loge était +entourée, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de +petits-maîtres normands dans la ville; chacun venait à son tour passer +devant elle à la galerie, car, pour entrer dans la loge même qu'elle +occupait, cela n'était pas possible, attendu que monsieur son père en +remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles +remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'écoutait pas la +pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main, le +regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une statue +de Vénus déguisée en marquise; l'étalage de sa robe et de sa coiffure, +son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur, toute la pompe de sa +toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité. Jamais +Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant +l'entr'acte, de s'échapper de la cohue, il courut regarder au carreau de +la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que +mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une heure, se +retourna. Elle tressaillit légèrement en l'apercevant, et ne jeta sur +lui qu'un coup d'Å“il; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup +d'Å“il exprimait la surprise, l'inquiétude, le plaisir de l'amour; s'il +voulait dire: «Quoi! vous n'êtes pas mort!» ou: «Dieu soit béni! vous +voilà vivant!» je ne me charge pas de le démêler; toujours est-il que, +sur ce coup d'Å“il, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire +aimer. + + + + +IV + + +De tous les obstacles qui nuisent à l'amour, l'un des plus grands est +sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une +très véritable. Croisilles n'avait pas ce triste défaut que donnent +l'orgueil et la timidité; il n'était pas de ceux qui tournent pendant +des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour +d'un oiseau en cage. Dès qu'il eut renoncé à se noyer, il ne songea plus +qu'à faire savoir à sa chère Julie qu'il vivait uniquement pour elle; +mais comment le lui dire? S'il se présentait une seconde fois à l'hôtel +du fermier général, il n'était pas douteux que M. Godeau ne le fit +mettre au moins à la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une femme de +chambre, quand il lui arrivait d'aller à pied; il était donc inutile +d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisées de sa +maîtresse est une folie chère aux amoureux, mais qui, dans le cas +présent, était plus inutile encore. J'ai dit que Croisilles était fort +religieux; il ne lui vint donc pas à l'esprit de chercher à rencontrer +sa belle à l'église. Comme le meilleur parti, quoique le plus dangereux, +est d'écrire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler soi-même, il +écrivit dès le lendemain. Sa lettre n'avait, bien entendu, ni ordre ni +raison. Elle était à peu près conçue en ces termes: + + +«Mademoiselle, + + +«Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait posséder de +fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser. Je vous fais là une +étrange question; mais je vous aime si éperdument qu'il m'est impossible +de ne pas la faire, et vous êtes la seule personne au monde à qui je +puisse l'adresser. Il m'a semblé, hier au soir, que vous me regardiez au +spectacle. Je voulais mourir; plût à Dieu que je fusse mort, en effet, +si je me trompe et si ce regard n'était pas pour moi! Dites-moi si le +hasard peut être assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une manière à la +fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre. Vous +êtes riche, belle, je le sais; votre père est orgueilleux et avare, et +vous avez le droit d'être fière; mais je vous aime, et le reste est un +songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez à ce que peut l'amour, +puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens +une inexprimable jouissance à vous écrire cette folle lettre qui +m'attirera peut-être votre colère; mais pensez aussi, mademoiselle, +qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous +laissé ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, à ma place; +j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire. +Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour être +certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir écouter mon amour +avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'à vous. Quoi que vous +fassiez, votre image m'est restée; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant +le cÅ“ur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce +bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on, +aime, je conserverai quelque espérance.» + +Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s'en alla devant l'hôtel +Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'à ce qu'il vît +sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en +cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de +chambre de mademoiselle Julie eût résolu ce jour-là de faire emplette +d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque +Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se +charger de sa lettre. Le marché fut bientôt conclu; la servante prit +l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par +reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint à sa maison et s'assit +devant sa porte, attendant la réponse. + +Avant de parler de cette réponse, il faut dire un mot de mademoiselle +Godeau. Elle n'était pas tout à fait exempte de la vanité de son père, +mais son bon naturel y remédiait. Elle était, dans la force du terme, ce +qu'on nomme un enfant gâté. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais +on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journées à sa +toilette, et les soirées sur un sofa, n'ayant pas l'air d'entendre la +conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle était +prodigieusement coquette, et son propre visage était à coup sûr ce +qu'elle avait le plus considéré en ce monde. Un pli à sa collerette, une +tache d'encre à son doigt, l'auraient désolée; aussi, quand sa robe lui +plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur sa +glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni goût ni aversion +pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle allait +volontiers au bal, et elle y renonçait sans humeur, quelquefois sans +motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement. +Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau +à son choix, elle était une heure à se décider, ne pouvant se trouver un +désir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, il arrivait que +Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soirée, pendant ce +temps-là , seule dans sa chambre, en grande toilette, à se promener de +long en large, son éventail à la main. Si on lui adressait un +compliment, elle détournait la tête, et si on tentait de lui faire la +cour, elle ne répondait que par un regard à la fois si brillant et si +sérieux, qu'elle déconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne +l'avait fait rire; jamais un air d'opéra, une tirade de tragédie, ne +l'avaient émue; jamais, enfin, son cÅ“ur n'avait donné signe de vie, et, +en la voyant passer dans tout l'éclat de sa nonchalante beauté, on +aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde +en rêvant. + +Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas aisé à comprendre. +Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait +qu'elle-même. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son +caractère: elle attendait. Depuis l'âge de quatorze ans, elle avait +entendu répéter sans cesse que rien n'était aussi charmant qu'elle; elle +en était persuadée; c'est pourquoi elle prenait grand soin de sa parure: +en manquant de respect à sa personne, elle aurait cru commettre un +sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa beauté, comme un +enfant dans ses habits de fête; mais elle était bien loin de croire que +cette beauté dût rester inutile; sous son apparente insouciance se +cachait une volonté secrète, inflexible, et d'autant plus forte qu'elle +était mieux dissimulée. La coquetterie des femmes ordinaires, qui se +dépense en Å“illades, en minauderies et en sourires, lui semblait une +escarmouche puérile, vaine, presque méprisable. Elle se sentait en +possession d'un trésor, et elle dédaignait de le hasarder au jeu pièce à +pièce: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop habituée à +voir ses désirs prévenus, elle ne cherchait pas cet adversaire; on peut +même dire davantage, elle était étonnée qu'il se fit attendre. Depuis +quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle étalait +consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles épaules, il +lui paraissait inconcevable qu'elle n'eût point encore inspiré une +grande passion. Si elle eût dit le fond de sa pensée, elle eût +volontiers répondu à ceux qui lui faisaient des compliments: «Eh bien! +s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brûlez-vous la cervelle +pour moi?» Réponse que, du reste, pourraient faire bien des jeunes +filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du cÅ“ur, +quelquefois sur le bord des lèvres. + +Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme que +d'être jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se voir +parée, digne en tout point de plaire, toute disposée à se laisser aimer, +et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve +charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse, +mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irréprochable, mon visage +le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chaussé; et tout +cela ne me sert à rien qu'à aller bâiller dans le coin d'un salon! Si un +jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en +mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant, +c'est un fat de province; dès que je parais quelque part, j'excite un +murmure d'admiration, mais personne ne me dit, à moi seule, un mot qui +me fasse battre le cÅ“ur. J'entends des impertinents qui me louent tout +haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste et sincère ne cherche +le mien. Je porte une âme ardente, pleine de vie, et je ne suis, à tout +prendre, qu'une jolie poupée qu'on promène, qu'on fait sauter au bal, +qu'une gouvernante habille le matin et décoiffe le soir, pour +recommencer le lendemain. + +Voilà ce que mademoiselle Godeau s'était dit bien des fois à elle-même, +et il y avait de certains jours où cette pensée lui inspirait un si +sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journée +entière. Lorsque Croisilles lui écrivit, elle était précisément dans un +accès d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et elle +rêvait profondément, étendue dans une bergère, lorsque sa femme de +chambre entra et lui remit la lettre d'un air mystérieux. Elle regarda +l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'écriture, elle retomba dans sa +distraction. La femme de chambre se vit alors forcée d'expliquer de quoi +il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez déconcerté, ne sachant trop +comment la jeune fille prendrait cette démarche. Mademoiselle Godeau +écouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta seulement un +coup d'Å“il; elle demanda aussitôt une feuille de papier, et écrivit +nonchalamment ce peu de mots: + +«Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fière. Si vous aviez +seulement cent mille écus, je vous épouserais très volontiers.» + +Telle fut la réponse que la femme de chambre rapporta sur-le-champ à +Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine. + + + + +V + + +Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas dans le pas +d'un âne; et si Croisilles eût été défiant, il eût pu croire, en lisant +la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle était folle ou qu'elle se +moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien +autre chose, sinon que sa chère Julie l'aimait, qu'il lui fallait cent +mille écus, et il ne songea, dès ce moment, qu'à tâcher de se les +procurer. + +Il possédait deux cents louis comptant, plus une maison qui, comme je +l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire? +Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en +devinssent tout à coup trois cent mille? La première idée qui vint à +l'esprit du jeune homme fut de trouver une manière quelconque de jouer à +croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la +maison. Croisilles commença donc par coller sur sa porte un écriteau +portant que sa maison était à vendre; puis, tout en rêvant à ce qu'il +ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur. + +Une semaine s'écoula, puis une autre; pas un acheteur ne se présenta. +Croisilles passait ses journées à se désoler avec Jean, et le désespoir +s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna à sa porte. + +--Cette maison est à vendre, monsieur. En êtes-vous le propriétaire? + +--Oui, monsieur. + +--Et combien vaut-elle? + +--Trente mille francs, à ce que je crois; du moins je l'ai entendu dire +à mon père. + +Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit à la +cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit +tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures, +ouvrit et ferma les fenêtres; puis enfin, après avoir tout bien examiné, +sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua +Croisilles et se retira. + +Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le cÅ“ur palpitant, ne +fut pas, comme on pense, peu désappointé de cette retraite silencieuse. +Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de réfléchir, et +qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours, +n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant à la fenêtre +du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean, +fidèle à son triste rôle de raisonneur, faisait, comme on dit, de la +morale à son maître, pour le dissuader de vendre sa maison d'une manière +si précipitée et dans un but si extravagant. Mourant d'impatience, +d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et +sortit, résolu à tenter la fortune avec cette somme, puisqu'il n'en +pouvait avoir davantage. + +Les tripots, dans ce temps-là , n'étaient pas publics, et l'on n'avait +pas encore inventé ce raffinement de civilisation qui permet au premier +venu de se ruiner à toute heure, dès que l'envie lui en passe par la +tête. À peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il s'arrêta, ne sachant +où aller risquer son argent. Il regardait les maisons du voisinage, et +les toisait les unes après les autres, tâchant de leur trouver une +apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de +bonne mine, vêtu d'un habit magnifique, vint à passer. À en juger par +les dehors, ce ne pouvait être qu'un fils de famille. Croisilles +l'aborda poliment. + +--Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la liberté que je +prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les +perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque +honnête endroit où se font ces sortes de choses? + +À ce discours assez étrange, le jeune homme partit d'un éclat de rire. + +--Ma foi! monsieur, répondit-il, si vous cherchez un mauvais lieu, vous +n'avez qu'à me suivre, car j'y vais. + +Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils entrèrent tous deux +dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent reçus le mieux +du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs +jeunes gens étaient déjà assis autour d'un tapis vert: Croisilles y prit +modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis +furent perdus. + +Il sortit aussi triste que peut l'être un amoureux qui se croit aimé. Il +ne lui restait pas de quoi dîner, mais ce n'était pas ce qui +l'inquiétait. + +--Comment ferai-je à présent, se demanda-t-il, pour me procurer de +l'argent? À qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me prêter +seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre? + +Pendant qu'il était dans cet embarras, il rencontra son brocanteur juif. +Il n'hésita pas à s'adresser à lui, et, en sa qualité d'étourdi, il ne +manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif +n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'était venu la voir +que par curiosité, ou, pour mieux dire, par acquit de conscience, comme +un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte, +pour voir s'il n'y a rien à voler; mais il vit Croisilles si désespéré, +si triste, si dénué de toute ressource, qu'il ne put résister à la +tentation de profiter de sa misère, au risque de se gêner un peu pour +payer la maison. Il lui en offrit donc à peu près le quart de ce qu'elle +valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur, +signa aveuglément un marché à faire dresser les cheveux sur la tête, et, +dès le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il se +dirigea de rechef vers le tripot où il avait été si poliment et si +lestement ruiné la veille. + +En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; le +vent était doux, l'Océan tranquille. De toutes parts, des négociants, +des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et venaient. +Des crocheteurs transportaient d'énormes ballots pleins de marchandises. +Les passagers faisaient leurs adieux; de légères barques flottaient de +tous côtés; sur tous les visages on lisait la crainte, l'impatience ou +l'espérance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le majestueux +navire se balançait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses. + +--Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce +qu'on possède, et d'aller chercher au delà des mers une périlleuse +fortune! Quelle émotion de regarder partir ce vaisseau chargé de tant de +richesses, du bien-être de tant de familles! Quelle joie de le voir +revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confié, rentrant plus +fier et plus riche qu'il n'était parti! Que ne suis-je un de ces +marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel tapis +vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi +n'achèterais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries? qui m'en +empêche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine refuserait-il de se +charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette +pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la +triplerais peut-être par une honnête industrie. Si Julie m'aime +véritablement, elle attendra quelques années, et elle me restera fidèle +jusqu'à ce que je puisse l'épouser. Le commerce produit quelquefois des +bénéfices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas d'exemples, en ce +monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagnées ainsi sur ces flots +changeants: pourquoi la Providence ne bénirait-elle pas une tentative +faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces +marchands qui ont tant amassé et qui envoient des navires aux deux bouts +de la terre, plus d'un a commencé par une moindre somme que celle que +j'ai là . Ils ont prospéré avec l'aide de Dieu; pourquoi ne pourrais-je +pas prospérer à mon tour? Il me semble qu'un bon vent souffle dans ces +voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est +jeté, je vais m'adresser à ce capitaine qui me paraît aussi de bonne +mine, j'écrirai ensuite à Julie, et je veux devenir un habile négociant. + +Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un peu +fous, c'est de le devenir tout à fait par instants. Le pauvre garçon, +sans réfléchir davantage, mit son caprice à exécution. Trouver des +marchandises à acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y connaît +pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour +obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui vendit +autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans +une charrette, fut promptement transporté à bord. Croisilles, ravi et +plein d'espérance, avait écrit lui-même en grosses lettres son nom sur +ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable; +l'heure du départ arriva bientôt, et le navire s'éloigna de la côte. + + + + +VI + + +Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles n'avait +rien gardé. D'un autre côté, sa maison était vendue; il ne lui restait +pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de gîte, +et pas un denier. Avec toute la bonne volonté possible, Jean ne pouvait +supposer que son maître fût réduit à un tel dénûment; Croisilles était, +non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti +de coucher à la belle étoile, et, quant aux repas, voici le calcul qu'il +fit: il présumait que le vaisseau qui portait sa fortune mettrait six +mois à revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre d'or que +son père lui avait donnée, et qu'il avait heureusement gardée; il en eut +trente-six livres. C'était de quoi vivre à peu près six mois avec quatre +sous par jour. Il ne douta pas que ce ne fût assez, et, rassuré par le +présent, il écrivit à mademoiselle Godeau pour l'informer de ce qu'il +avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa +détresse; il lui annonça, au contraire, qu'il avait entrepris une +opération de commerce magnifique, dont les résultats étaient prochains +et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la _Fleurette_, vaisseau à +fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et +ses soieries; il la supplia de lui rester fidèle pendant un an, se +réservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa part, il lui +jura un éternel amour. + +Lorsque mademoiselle Godeau reçut cette lettre, elle était au coin de +son feu, et elle tenait à la main, en guise d'écran, un de ces bulletins +qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entrée et la sortie des +navires, et en même temps annoncent les désastres. Il ne lui était +jamais arrivé, comme on peut penser, de prendre intérêt à ces sortes de +choses, et elle n'avait jamais jeté les yeux sur une seule de ces +feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin +qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut précisément le +nom de la _Fleurette_; le navire avait échoué sur les côtes de France +dans la nuit même qui avait suivi son départ. L'équipage s'était sauvé à +grand'peine, mais toutes les marchandises avaient été perdues. + +Mademoiselle Godeau, à cette nouvelle, ne se souvint plus que Croisilles +avait fait devant elle l'aveu de sa pauvreté; elle en fut aussi désolée +que s'il se fût agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une +tempête, les vents en furie, les cris des noyés, la ruine d'un homme qui +l'aimait, toute une scène de roman, se présentèrent à sa pensée; le +bulletin et la lettre lui tombèrent des mains; elle se leva dans un +trouble extrême, et, le sein palpitant, les yeux prêts à pleurer, elle +se promena à grands pas, résolue à agir dans cette occasion, et se +demandant ce qu'elle devait faire. + +Il y a une justice à rendre à l'amour, c'est que plus les motifs qui le +combattent sont forts, clairs, simples, irrécusables, en un mot, moins +il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est +une belle chose sous le ciel que cette déraison du cÅ“ur; nous ne +vaudrions pas grand'chose sans elle. Après s'être promenée dans sa +chambre, sans oublier ni son cher éventail, ni le coup d'Å“il à la glace +en passant, Julie se laissa retomber dans sa bergère. Qui l'eût pu voir +en ce moment eût joui d'un beau spectacle: ses yeux étincelaient, ses +joues étaient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec une +joie et une douleur délicieuses: + +--Pauvre garçon! il s'est ruiné pour moi! + +Indépendamment de la fortune qu'elle devait attendre de son père, +mademoiselle Godeau avait, à elle appartenant, le bien que sa mère lui +avait laissé. Elle n'y avait jamais songé; en ce moment, pour la +première fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait disposer de +cinq cent mille francs. Cette pensée la fit sourire; un projet bizarre, +hardi, tout féminin, presque aussi fou que Croisilles lui-même, lui +traversa l'esprit; elle berça quelque temps son idée dans sa tête, puis +se décida à l'exécuter. + +Elle commença par s'enquérir si Croisilles n'avait pas quelque parent +ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien +examiné, on découvrit, au quatrième étage d'une vieille maison, une +tante à demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et qui +n'était pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre femme, fort +âgée, semblait avoir été mise ou plutôt laissée au monde comme un +échantillon des misères humaines. Aveugle, goutteuse, presque sourde, +elle vivait seule dans un grenier; mais une gaieté plus forte que le +malheur et la maladie la soutenait à quatre-vingts ans et lui faisait +encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte +sans entrer chez elle, et les airs surannés qu'elle fredonnait égayaient +toutes les filles du quartier. Elle possédait une petite rente viagère +qui suffisait à l'entretenir; tant que durait le jour, elle tricotait; +pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'était passé depuis la mort de +Louis XIV. + +Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en +secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles, +rubans, diamants, rien ne fut épargné: elle voulait séduire; mais sa +vraie beauté en cette circonstance fut le caprice qui l'entraînait. Elle +monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et, +après le salut le plus gracieux, elle parla à peu près ainsi: + +--Vous avez, madame, un neveu nommé Croisilles, qui m'aime et qui a +demandé ma main; je l'aime aussi et voudrais l'épouser; mais mon père, +M. Godeau, fermier général de cette ville, refuse de nous marier, parce +que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde être +l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine à personne; je ne +saurais donc avoir la pensée de disposer de moi sans le consentement de +ma famille. Je viens vous demander une grâce que je vous supplie de +m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-même proposer ce mariage +à mon père. J'ai, grâce à Dieu, une petite fortune qui est toute à votre +service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs +chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient à votre neveu, +et elle lui appartient en effet; ce n'est point un présent que je veux +lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la +ruine de Croisilles, et il est juste que je la répare. Mon père ne +cédera pas aisément; il faudra que vous insistiez et que vous ayez un +peu de courage; je n'en manquerai pas de mon côté. Comme personne au +monde, excepté moi, n'a de droit sur la somme dont je vous parle, +personne ne saura jamais de quelle manière elle aura passé entre vos +mains. Vous n'êtes pas très riche non plus, je le sais, et vous pouvez +craindre qu'on ne s'étonne de vous voir doter ainsi votre neveu; mais +songez que mon père ne vous connaît pas, que vous vous montrez fort peu +par la ville, et que par conséquent il vous sera facile de feindre que +vous arrivez de quelque voyage. Cette démarche vous coûtera sans doute, +il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous +ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour, +j'espère que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce +discours, avait été tour à tour surprise, inquiète, attendrie et +charmée. Le dernier mot la persuada. + +--Oui, mon enfant, répéta-t-elle plusieurs fois, je sais ce que c'est, +je sais ce que c'est! + +En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes +affaiblies la soutenaient à peine; Julie s'avança rapidement, et lui +tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire, +elles se trouvèrent en un instant dans les bras l'une de l'autre. Le +traité fut aussitôt conclu; un cordial baiser le scella d'avance, et +toutes les confidences nécessaires s'ensuivirent sans peine. + +Toutes les explications étant faites, la bonne dame tira de son armoire +une vénérable robe de taffetas qui avait été sa robe de noce. Ce meuble +antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un +grain de poussière ne l'avait défloré; Julie en fut dans l'admiration. +On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui fût dans +toute la ville. La bonne dame prépara le discours qu'elle devait tenir à +M. Godeau; Julie lui apprit de quelle façon il fallait toucher le cÅ“ur +de son père, et n'hésita pas à avouer que la vanité était son côté +vulnérable. + +--Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce penchant, +nous aurions partie gagnée. + +La bonne dame réfléchit profondément, acheva sa toilette sans mot dire, +serra la main de sa future nièce, et monta en voiture. Elle arriva +bientôt à l'hôtel Godeau; là , elle se redressa, si bien en entrant, +qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le +salon où était tombé le bouquet de Julie, et, quand la porte du boudoir +s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la précédait: + +--Annoncez la baronne douairière de Croisilles. + +Ce mot décida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut ébloui. Bien +que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il +consentit à tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le fut; qui +eût osé lui en contester le titre? À mon avis, elle l'avait bien gagné. + + + +FIN DE CROISILLES. + + + +Cette nouvelle a été publiée pour la première fois dans le numéro de la +_Revue des Deux Mondes_ du 15 février 1839. + + + + +HISTOIRE + +D'UN + +MERLE BLANC + +1842 + +I + + +Qu'il est glorieux, mais qu'il est pénible d'être en ce monde un merle +exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a +décrit. Mais, hélas! je suis extrêmement rare et très difficile à +trouver. Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible! + +Mon père et ma mère étaient deux bonnes gens qui vivaient, depuis nombre +d'années, au fond d'un vieux jardin retiré du Marais. C'était un ménage +exemplaire. Pendant que ma mère, assise dans un buisson fourré, pondait +régulièrement trois fois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec +une religion patriarcale, mon père, encore fort propre et fort pétulant, +malgré son grand âge, picorait autour d'elle toute la journée, lui +apportant de beaux insectes qu'il saisissait délicatement par le bout +de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit venue, il ne +manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d'une chanson qui +réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre +nuage n'avait troublé cette douce union. + +À peine fus-je venu au monde, que, pour là première fois de sa vie, mon +père commença à montrer de la mauvaise humeur. Bien que je ne fusse +encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur, +ni la tournure de sa nombreuse postérité. + +--Voilà un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant de +travers; il faut que ce gamin-là aille apparemment se fourrer dans tous +les plâtras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour être toujours +si laid et si crotté. + +--Eh, mon Dieu! mon ami, répondait ma mère, toujours roulée en boule +dans une vieille écuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous pas +que c'est de son âge? Et vous-même, dans votre jeune temps, n'avez-vous +pas été un charmant vaurien? Laissez grandir notre merlichon, et vous +verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus. + +Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s'y trompait pas; elle +voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosité; +mais elle faisait comme toutes les mères qui s'attachent souvent à leurs +enfants par cela même qu'ils sont maltraités de la nature, comme si la +faute en était à elles, ou comme si elles repoussaient d'avance +l'injustice du sort qui doit les frapper. + +Quand vint le temps de ma première mue, mon père devint tout à fait +pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes tombèrent, il +me traita encore avec assez de bonté et me donna même la pâtée, me +voyant grelotter presque nu dans un coin; mais dès que mes pauvres +ailerons transis commencèrent à se recouvrir de duvet, à chaque plume +blanche qu'il vit paraître, il entra dans une telle colère, que je +craignis qu'il ne me plumât pour le reste de mes jours! Hélas! je +n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me +demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi si +barbare. + +Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient mis, +malgré moi, le cÅ“ur en joie, comme je voltigeais dans une allée, je me +mis, pour mon malheur, à chanter. À la première note qu'il entendit, mon +père sauta en l'air comme une fusée. + +--Qu'est-ce que j'entends-là ? s'écria-t-il; est-ce ainsi qu'un merle +siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce là siffler? + +Et, s'abattant près de ma mère avec la contenance la plus terrible: + +--Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid? + +À ces mots, ma mère indignée s'élança de son écuelle, non sans se faire +du mal à une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la +suffoquaient, elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près d'expirer; +épouvanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon père. + +--O mon père! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal +vêtu, que ma mère n'en soit point punie! Est-ce sa faute si la nature +m'a refusé une voix comme la vôtre? Est-ce sa faute si je n'ai pas votre +beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, qui vous donnent +l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a fait +de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois +du moins le seul malheureux! + +--Il ne s'agit pas de cela, dit mon père; que signifie la manière +absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris à +siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles? + +--Hélas! monsieur, répondis-je humblement, j'ai sifflé comme je pouvais, +me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-être mangé trop de +mouches. + +--On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui. +Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils, et, lorsque je +fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier étage, +un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs +fenêtres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les yeux +l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air enfariné +comme un paillasse de la foire? Si je n'étais le plus pacifique des +merles, je t'aurais déjà cent fois mis à nu, ni plus ni moins qu'un +poulet de basse-cour prêt à être embroché. + +--Eh bien! m'écriai-je, révolté de l'injustice de mon père, s'il en est +ainsi, monsieur, qu'à cela ne tienne! je me déroberai à votre présence, +je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, par +laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, je +fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma +mère pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma misère, et +peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je, dans le +potager du voisin ou sur les gouttières, quelques vers de terre ou +quelques araignées pour soutenir ma triste existence. + +--Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s'attendrir à ce +discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un +merle. + +--Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plaît? + +--Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Après ces paroles +foudroyantes, mon père s'éloigna à pas lents. Ma mère se releva +tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son écuelle. +Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux que je pus, et +j'allai, comme je l'avais annoncé, me percher sur la gouttière d'une +maison voisine. + + + + +II + + +Mon père eut l'inhumanité de me laisser pendant plusieurs jours dans +cette situation mortifiante. Malgré sa violence, il avait bon cÅ“ur, et, +aux regards détournés qu'il me lançait, je voyais bien qu'il aurait +voulu me pardonner et me rappeler; ma mère, surtout, levait sans cesse +vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait même parfois à +m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur +inspirait, malgré eux, une répugnance et un effroi auxquels je vis bien +qu'il n'y avait point de remède. + +--Je ne suis point un merle! me répétais-je; et, en effet, en +m'épluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la gouttière, je ne +reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu à ma +famille.--O ciel! répétais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis! + +Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir exténué de +faim et de chagrin, lorsque je vis se poser près de moi un oiseau plus +mouillé, plus pâle et plus maigre que je ne le croyais possible. Il +était à peu près de ma couleur, autant que j'en pus juger à travers la +pluie qui nous inondait; à peine avait-il sur le corps assez de plumes +pour habiller un moineau, et il était plus gros que moi. Il me sembla, +au premier abord, un oiseau tout à fait pauvre et nécessiteux; mais il +gardait, en dépit de l'orage qui maltraitait son front presque tondu, un +air déserté qui me charma. Je lui fis modestement une grande révérence, +à laquelle il répondit par un coup de bec qui faillit me jeter à bas de +la gouttière. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me retirais +avec componction sans essayer de lui répondre en sa langue: + +--Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouée que son crâne +était chauve. + +--Hélas! monseigneur, répondis-je (craignant une seconde estocade), je +n'en sais rien. Je croyais être un merle, mais l'on m'a convaincu que je +n'en suis pas un. + +La singularité de ma réponse et mon air de sincérité l'intéressèrent. Il +s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai +avec toute la tristesse et toute l'humilité qui convenaient à ma +position et au temps affreux qu'il faisait. + +--Si tu étais un ramier comme moi, me dit-il après m'avoir écouté, les +niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquiéteraient pas un moment. Nous +voyageons, c'est là notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne +sais qui est mon père. Fendre l'air, traverser l'espace, voir à nos +pieds les monts et les plaines, respirer l'azur même des cieux, et non +les exhalaisons de la terre, courir comme la flèche à un but marqué qui +ne nous échappe jamais, voilà notre plaisir et notre existence. Je fais +plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix. + +--Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous êtes un oiseau +bohémien. + +--C'est encore une chose dont je ne me soucie guère, reprit-il. Je n'ai +point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et +mes petits. Où est ma femme, là est ma patrie. + +--Mais qu'avez-vous là qui vous pend au cou? C'est comme une vieille +papillotte chiffonnée. + +--Ce sont des papiers d'importance, répondit-il en se rengorgeant; je +vais à Bruxelles de ce pas, et je porte au célèbre banquier *** une +nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit +centimes. + +--Juste Dieu! m'écriai-je, c'est une belle existence que la vôtre, et +Bruxelles, j'en suis sûr, doit être une ville bien curieuse à voir. Ne +pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle, +je suis peut-être un pigeon ramier. + +--Si tu en étais un, répliqua-t-il, tu m'aurais rendu le coup de bec que +je t'ai donné tout à l'heure. + +--Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour si +peu de chose. Voilà le matin qui paraît et l'orage qui s'apaise. De +grâce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien au +monde;--si vous me refusez, il ne me reste plus qu'à me noyer dans +cette gouttière. + +--Eh bien, en route! suis-moi si tu peux. + +Je jetai un dernier regard sur le jardin où dormait ma mère. Une larme +coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emportèrent. J'ouvris mes ailes +et je partis. + + + + +III + + +Mes ailes, je l'ai dit, n'étaient pas encore bien robustes. Tandis que +mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais à ses côtés; je +tins bon pendant quelque temps, mais bientôt il me prit un éblouissement +si violent, que je me sentis près de défaillir. + +--Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible. + +--Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons plus que +soixante lieues à faire. + +J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une poule +mouillée, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le coup, +j'étais rendu. + +--Monsieur, bégayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas s'arrêter un +instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant +sur un arbre... + +--Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me répondit le ramier en +colère. + +Et, sans daigner tourner la tête, il continua son voyage enragé. Quant à +moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de blé. + +J'ignore combien de temps dura mon évanouissement. Lorsque je repris +connaissance, ce qui me revint d'abord en mémoire fut la dernière +parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.--O mes chers +parents! pensai-je, vous vous êtes donc trompés! Je vais retourner près +de vous; vous me reconnaîtrez pour votre vrai et légitime enfant, et +vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous +l'écuelle de ma mère. + +Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la douleur +que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. À peine +me fus-je dressé sur mes pattes, que la défaillance me reprit, et je +retombai sur le flanc. + +L'affreuse pensée de la mort se présentait déjà à mon esprit, lorsque, à +travers les bluets et les coquelicots, je vis venir à moi, sur la pointe +du pied, deux charmantes personnes. L'une était une petite pie fort bien +mouchetée et extrêmement coquette, et l'autre une tourterelle couleur de +rose. La tourterelle s'arrêta à quelques pas de distance, avec un grand +air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie +s'approcha en sautillant de la manière la plus agréable du monde. + +--Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous là ? me demanda-t-elle +d'une voix folâtre et argentine. + +--Hélas! madame la marquise, répondis-je (car c'en devait être une pour +le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a +laissé en route, et je suis en train de mourir de faim. + +--Sainte Vierge! que me dites-vous? répondit-elle. + +Et aussitôt elle se mit à voltiger çà et là sur les buissons qui nous +entouraient, allant et venant de côté et d'autre, m'apportant quantité +de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas près de moi, tout en +continuant ses questions. + +--Mais qui êtes-vous? mais d'où venez-vous? C'est une chose incroyable +que votre aventure! Et où alliez-vous? Voyager seul, si jeune, car vous +sortez de votre première mue! Que font vos parents? d'où sont-ils? +comment vous laissent-ils aller dans cet état-là ? Mais c'est à faire +dresser les plumes sur la tête! + +Pendant qu'elle parlait, je m'étais soulevé un peu de côté, et je +mangeais de grand appétit. La tourterelle restait immobile, me regardant +toujours d'un Å“il de pitié. Cependant elle remarqua que je retournais la +tête d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De la pluie +tombée dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; elle +recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute +fraîche. Certainement, si je n'eusse pas été si malade, une personne si +réservée ne se serait jamais permis une pareille démarche. + +Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon cÅ“ur battait +violemment. Partagé entre deux émotions diverses, j'étais pénétré d'un +charme inexplicable. Ma panetière était si gaie, mon échanson si +expansif et si doux, que j'aurais voulu déjeuner ainsi pendant toute +l'éternité. Malheureusement, tout a un terme, même l'appétit d'un +convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la +curiosité de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec autant de +sincérité que je l'avais fait la veille devant le pigeon. La pie +m'écouta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui appartenir, +et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde +sensibilité. Mais, lorsque j'en fus à toucher le point capital qui +causait ma peine, c'est-à -dire l'ignorance où j'étais de moi-même: + +--Plaisantez-vous? s'écria la pie; vous, un merle! vous, un pigeon! Fi +donc! vous êtes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et très +gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme +qui dirait un coup d'éventail. + +--- Mais, madame la marquise, répondis-je, il me semble que, pour une +pie, je suis d'une couleur, ne vous en déplaise... + +--Une pie russe, mon cher, vous êtes une pie russe! Vous ne savez pas +qu'elles sont blanches? Pauvre garçon, quelle innocence[1]! + +[Note 1: On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.] + +--Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe, étant né au +fond du Marais, dans une vieille écuelle cassée? + +--Ah! le bon enfant! Vous êtes de l'invasion, mon cher; croyez-vous +qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous à moi, et laissez-vous faire; je veux +vous emmener tout à l'heure et vous montrer les plus belles choses de la +terre. + +--Où cela, madame, s'il vous plaît? + +--Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y mène. +Vous n'aurez pas plus tôt été pie un quart d'heure, que vous ne voudrez +plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes là une centaine, non pas +de ces grosses pies de village qui demandent l'aumône sur les grands +chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilées, lestes, et +pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de +sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose +invariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques noires vous +manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffira pour vous +faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous +attifer. Depuis le matin jusqu'à midi, nous nous attifons, et, depuis +midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un arbre, +le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la forêt s'élève un +chêne immense, inhabité, hélas! C'était la demeure du feu roi Pie X, où +nous allons en pèlerinage en poussant de bien gros soupirs; mais, à part +ce léger chagrin, nous passons le temps à merveille. Nos femmes, ne sont +pas plus bégueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos plaisirs sont +purs et honnêtes, parce que notre cÅ“ur est aussi noble que notre langage +est libre et joyeux. Notre fierté n'a pas de bornes, et, si un geai ou +toute autre canaille vient par hasard à s'introduire chez nous, nous le +plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures +gens du monde, et les passereaux, les mésanges, les chardonnerets qui +vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêtes à les aider, à +les nourrir et à les défendre. Nulle part il n'y a plus de caquetage que +chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous ne manquons pas de +vieilles pies dévotes qui disent leurs patenôtres toute la journée, mais +la plus éventée de nos jeunes commères peut passer, sans crainte d'un +coup de bec, près de la plus sévère douairière. En un mot, nous vivons +de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons. + +--Voilà qui est fort beau, madame, répliquai-je, et je serais +certainement mal appris de ne point obéir aux ordres d'une personne +comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi, +de grâce, de dire un mot à cette bonne demoiselle qui est +ici.--Mademoiselle, continuai-je en m'adressant à la tourterelle, +parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois +véritablement une pie russe? + +À cette question, la tourterelle baissa la tête, et devint rouge pâle, +comme les rubans de Lolotte. + +--Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis... + +--Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui puisse +vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si +charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon cÅ“ur et ma patte à +celle de vous qui en voudra, dès l'instant que je saurai si je suis pie +ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus +bas à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de tourtereau qui me +tourmente singulièrement. + +--Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage, je +ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous à travers ces +coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une légère teinte... + +Elle n'osa en dire plus long. + +--O perplexité! m'écriai-je, comment savoir à quoi m'en tenir? comment +donner mon cÅ“ur à l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement déchiré? O +Socrate! quel précepte admirable, mais difficile à suivre, tu nous as +donné, quand tu as dit: «Connais-toi toi-même!» + +Depuis le jour où une malheureuse chanson avait si fort contrarié mon +père, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me vint à +l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la vérité. +«Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon père m'a mis à la porte dès le +premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque +effet sur ces dames.» Ayant donc commencé par m'incliner poliment, comme +pour réclamer l'indulgence, à cause de la pluie que j'avais reçue, je me +mis d'abord à siffler, puis à gazouiller, puis à faire des roulades, +puis enfin à chanter à tue-tête, comme un muletier espagnol en plein +vent. + +À mesure que je chantais, la petite pie s'éloignait de moi d'un air de +surprise qui devint bientôt de la stupéfaction, puis qui passa à un +sentiment d'effroi accompagné d'un profond ennui. Elle décrivait des +cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop +chaud qui vient de le brûler, mais auquel il voudrait pourtant goûter +encore. Voyant l'effet de mon épreuve, et voulant la pousser jusqu'au +bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je +m'égosillais à chanter. Elle résista pendant vingt-cinq minutes à mes +mélodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola à grand +bruit, et regagna son palais de verdure. Quant à la tourterelle, elle +s'était, presque dès le commencement, profondément endormie. + +--Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! ô écuelle +maternelle! plus que jamais je reviens à vous! + +Au moment où je m'élançais pour partir, la tourterelle rouvrit les yeux. + +--Adieu, dit-elle, étranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom est +Gourouli; souviens-toi de moi! + +--Belle Gourouli, lui répondis-je, vous êtes bonne, douce et charmante; +je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous êtes couleur de rose; +tant de bonheur n'est pas fait pour moi! + + + + +IV + + +Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de +m'attrister.--Hélas! musique, hélas! poésie, me répétais-je en regagnant +Paris, qu'il y a peu de cÅ“urs qui vous comprennent! + +En faisant ces réflexions, je me cognai la tête contre celle d'un oiseau +qui volait dans le sens opposé au mien. Le choc fut si rude et si +imprévu, que nous tombâmes tous deux sur la cime d'un arbre qui, par +bonheur, se trouva là . Après que nous nous fûmes un peu secoués, je +regardai le nouveau venu, m'attendant à une querelle. Je vis avec +surprise qu'il était blanc. À la vérité, il avait la tête un peu plus +grosse que moi, et, sur le front, une espèce de panache qui lui donnait +un air héroï-comique; de plus, il portait sa queue fort en l'air, avec +une grande magnanimité: du reste, il ne me parut nullement disposé à la +bataille. Nous nous abordâmes fort civilement, et nous nous fîmes de +mutuelles excuses, après quoi nous entrâmes en conversation. Je pris la +liberté de lui demander son nom et de quel pays il était. + +--Je suis étonné, me dit-il, que vous ne me connaissiez pas. Est-ce que +vous n'êtes pas des nôtres? + +--En vérité, monsieur, répondis-je, je ne sais pas desquels je suis. +Tout le monde me demande et me dit la même chose; il faut que ce soit +une gageure qu'on ait faite. + +--Vous voulez rire, répliqua-t-il; votre plumage vous sied trop bien +pour que je méconnaisse un confrère. Vous appartenez infailliblement à +cette race illustre et vénérable qu'on nomme en latin _cacuata_, en +langue savante _kakatoès_, et en jargon vulgaire catacois. + +--Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur +pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en étais pas, et +daignez m'apprendre à qui j'ai la gloire de parler. + +--Je suis, répondit l'inconnu, le grand poète Kacatogan. J'ai fait de +puissants voyages, monsieur, des traversées arides et de cruelles +pérégrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma muse a eu des +malheurs. J'ai fredonné sous Louis XVI, monsieur, j'ai braillé pour la +République, j'ai noblement chanté l'Empire, j'ai discrètement loué la +Restauration, j'ai même fait un effort dans ces derniers temps, et je me +suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siècle sans goût. J'ai +lancé dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, de +gracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames chevelus, des +romans crépus, des vaudevilles poudrés et des tragédies chauves. En un +mot, je puis me flatter d'avoir ajouté au temple des Muses quelques +festons galants, quelques sombres créneaux et quelques ingénieuses +arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore +vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je rêvais à un poëme en +un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez +fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous être bon à quelque +chose, je suis tout à votre service. + +--Vraiment, monsieur, vous le pouvez, répliquai-je, car vous me voyez en +ce moment dans un grand embarras poétique. Je n'ose dire que je sois un +poète, ni surtout un aussi grand poète que vous, ajoutai-je en le +saluant, mais j'ai reçu de la nature un gosier qui me démange quand je +me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. À vous dire la vérité, +j'ignore absolument les règles. + +--Je les ai oubliées, dit Kacatogan, ne vous inquiétez pas de cela. + +--Mais il m'arrive, repris-je, une chose fâcheuse: c'est que ma voix +produit sur ceux qui l'entendent à peu près le même effet que celle d'un +certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire? + +--Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-même cet effet bizarre. +La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable. + +--Eh bien! monsieur, vous qui me semblez être le Nestor de la poésie, +sauriez-vous, je vous prie, un remède à ce pénible inconvénient? + +--Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je +m'en suis fort tourmenté étant jeune, à cause qu'on me sifflait +toujours; mais, à l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois que +cette répugnance vient de ce que le public en lit d'autres que nous: +cela le distrait.. + +--Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est +dur, pour une créature bien intentionnée, de mettre les gens en fuite +dès qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le service +de m'écouter, et me dire sincèrement votre avis? + +--Très volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles. + +Je me mis à chanter aussitôt, et j'eus la satisfaction de voir que +Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, et, +de temps en temps, il inclinait la tête d'un air d'approbation, avec une +espèce de murmure flatteur. Mais je m'aperçus bientôt qu'il ne +m'écoutait pas, et qu'il rêvait à son poème. Profitant d'un moment où je +reprenais haleine, il m'interrompit tout à coup. + +--Je l'ai pourtant trouvée, cette rime! dit-il en souriant et en +branlant la tête; c'est la soixante mille sept cent quatorzième qui sort +de cette cervelle-là ! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais lire +cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en +dira! + +Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir +de m'avoir rencontré. + + + + +V + + +Resté seul et désappointé, je n'avais rien de mieux à faire que de +profiter du reste du jour et de voler à tire-d'aile vers Paris. +Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon +avait été trop peu agréable pour me laisser un souvenir exact; en sorte +que, au lieu d'aller tout droit, je tournai à gauche au Bourget, et, +surpris par la nuit, je fus obligé de chercher un gîte dans les bois de +Mortefontaine. + +Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais, qui, +comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se +chamaillaient de tous les côtés. Dans les buissons piaillaient les +moineaux, en piétinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau +marchaient gravement deux hérons, perchés sur leurs longues échasses; +dans l'attitude de la méditation, Georges Dandins du lieu, attendant +patiemment leurs femmes. D'énormes corbeaux, à moitié endormis, se +posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus élevés, et +nasillaient leurs prières du soir. Plus bas, les mésanges amoureuses se +pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert ébouriffé +poussait son ménage par derrière, pour le faire entrer dans le creux +d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant +en l'air comme des bouffées de fumée, et se précipitaient sur un +arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes, +des rouges-gorges, se groupaient légèrement sur des branches découpées, +comme des cristaux sur une girandole. De toute part résonnaient des voix +qui disaient bien distinctement:--Allons, ma femme!--Allons, ma +fille!--Venez, ma belle!--Par ici, ma mie!--Me voilà , mon +cher!--Bonsoir, ma maîtresse!--Adieu,--mes amis!--Dormez bien, mes +enfants! + +Quelle position pour un célibataire que de coucher dans une pareille +auberge! J'eus la tentation de me joindre à quelques oiseaux de ma +taille, et de leur demander l'hospitalité.--La nuit, pensais-je, tous +les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que de +dormir poliment près d'eux? + +Je me dirigeai d'abord vers un fossé où se rassemblaient des étourneaux. +Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et je +remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorées et les +pattes vernies: c'étaient les dandies de la forêt: Ils étaient assez +bons enfants, et ne m'honorèrent d'aucune attention. Mais leurs propos +étaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuité leurs +tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement +l'un à l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir. + +J'allai ensuite me percher sur une branche où s'alignaient une +demi-douzaine d'oiseaux de différentes espèces. Je pris modestement la +dernière place, à l'extrémité de la branche, espérant qu'on m'y +souffrirait. Par malheur, ma voisine était une vieille colombe, aussi +sèche qu'une girouette rouillée. Au moment où je m'approchai d'elle, le +peu de plumes qui couvraient ses os étaient l'objet de sa sollicitude; +elle feignait de les éplucher, mais elle eût trop craint d'en arracher +une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son +compte. À peine l'eus-je touchée du bout de l'aile, qu'elle se redressa +majestueusement. + +--Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en pinçant le +bec avec une pudeur britannique. + +Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta à bas avec une +vigueur qui eût fait honneur à un portefaix. + +Je tombai dans une bruyère où dormait une grosse gelinotte. Ma mère +elle-même, dans son écuelle, n'avait pas un tel air de béatitude. Elle +était si rebondie, si épanouie, si bien assise sur son triple ventre, +qu'on l'eût prise pour un pâté dont on avait mangé la croûte. Je me +glissai furtivement près d'elle. + +--Elle ne s'éveillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une si bonne +grosse maman ne peut pas être bien méchante. Elle ne le fut pas en +effet. Elle ouvrit les yeux à demi, et me dit en poussant un léger +soupir: + +--Tu me gênes, mon petit, va-t'en de là . + +Au même instant, je m'entendis appeler: c'étaient des grives qui, du +haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir à elles.--Voilà enfin de +bonnes âmes, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des folles, +et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplumé qu'un billet +doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas à juger que ces dames +avaient mangé plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le faire; elles +se soutenaient à peine sur les branches, et leurs plaisanteries de +mauvaise compagnie, leurs éclats de rire et leurs chansons grivoises me +forcèrent de m'éloigner. + +Je commençais à désespérer, et j'allais m'endormir dans un coin +solitaire, lorsqu'un rossignol se mit à chanter. Tout le monde aussitôt +fit silence. Hélas! que sa voix était pure! que sa mélancolie même +paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords +semblaient le bercer. Personne ne songeait à le faire taire, personne ne +trouvait mauvais qu'il chantât sa chanson à pareille heure; son père ne +le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite. + +--Il n'y a donc que moi, m'écriai-je, à qui il soit défendu d'être +heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route +dans les ténèbres, au risque d'être avalé par quelque hibou, que de me +laisser déchirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres! + +Sur cette pensée, je me remis en chemin et j'errai longtemps au hasard. +Aux premières clartés du jour, j'aperçus les tours de Notre-Dame. En un +clin d'Å“il j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards +avant de reconnaître notre jardin. J'y volai plus vite que l'éclair... +Hélas! il était vide... J'appelai en vain mes parents: personne ne me +répondit. L'arbre où se tenait mon père, le buisson maternel, l'écuelle +chérie, tout avait disparu. La cognée avait tout détruit; au lieu de +l'allée verte où j'étais né, il ne restait qu'un cent de fagots. + + + + +VI + + +Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour, mais +ce fut peine perdue; ils s'étaient sans doute réfugiés dans quelque +quartier éloigné, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles. + +Pénétré d'une tristesse affreuse, j'allai me percher sur la gouttière où +la colère de mon père m'avait d'abord exilé. J'y passais les jours et +les nuits à déplorer ma triste existence. Je ne dormais plus, je +mangeais à peine: j'étais près de mourir de douleur. + +Un jour que je me lamentais comme à l'ordinaire: + +--Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque +mon père me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tombé en route quand +j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite +marquise s'est bouché les oreilles dès que j'ai ouvert le bec; ni une +tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-même, ronflait +comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan n'a +pas daigné m'écouter; ni un oiseau quelconque, enfin, puisque, à +Mortefontaine, on m'a laissé coucher tout seul. Et cependant j'ai des +plumes sur le corps; voilà des pattes et voilà des ailes. Je ne suis +point un monstre, témoin Gourouli, et cette petite marquise elle-même, +qui me trouvaient assez à leur gré. Par quel mystère inexplicable ces +plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble +auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?... + +J'allais poursuivre mes doléances, lorsque je fus interrompu par deux +portières qui se disputaient dans la rue. + +--Ah, parbleu! dit l'une d'elles à l'autre, si tu en viens jamais à +bout, je te fais cadeau d'un merle blanc! + +--Dieu juste! m'écriai-je, voilà mon affaire. O Providence! je suis fils +d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc! + +Cette découverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes idées. Au lieu +de continuer à me plaindre, je commençai à me rengorger et à marcher +fièrement le long de la gouttière, en regardant l'espace d'un air +victorieux. + +--C'est quelque chose, me dis-je, que d'être un merle blanc: cela ne se +trouve point dans le pas d'un âne. J'étais bien bon de m'affliger de ne +pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du génie, c'est le mien! Je +voulais fuir le monde, je veux l'étonner! Puisque je suis cet oiseau +sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et prétends me +comporter comme tel, ni plus ni moins que le phénix, et mépriser le +reste des volatiles. Il faut que j'achète les Mémoires d'Alfieri et les +poèmes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera un +noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donné. Oui, je veux +ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait +rare, je me ferai mystérieux. Ce sera une faveur, une gloire de me +voir.--Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout +bonnement pour de l'argent? + +--Fi donc! quelle indigne pensée! Je veux faire un poème comme +Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les +grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des +notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je +ne manquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isolement; mais ce sera +de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel +m'a refusé une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je +prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les +rossignols n'ont qu'à se bien tenir; je démontrerai, comme deux et deux +font quatre, que leurs complaintes font mal au cÅ“ur, et que leur +marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je +veux me créer tout d'abord une puissante position littéraire. J'entends +avoir autour de moi une cour composée, non pas seulement de +journalistes, mais d'auteurs véritables et même de femmes de lettres. +J'écrirai un rôle pour mademoiselle Rachel, et, si elle refuse de le +jouer, je publierai à son de trompe que son talent est bien inférieur à +celui d'une vieille actrice de province. J'irai à Venise, et je +louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cité féerique, +le beau palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par jour; là , +je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de _Lara_ doit y +avoir laissés. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un déluge +de rimes croisées, calquées sur la strophe de Spencer, où je soulagerai +ma grande âme; je ferai soupirer toutes les mésanges, roucouler toutes +les tourterelles, fondre en larmes toutes les bécasses, et hurler toutes +les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me +montrerai inexorable et inaccessible à l'amour. En vain me +pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir pitié des infortunées qu'auront +séduites mes chants sublimes; à tout cela, je répondrai: Foin! O excès +de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres +traverseront les mers; la renommée, la fortune, me suivront partout; +seul, je semblera! indifférent aux murmures de la foule qui +m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un véritable +écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié, mais complètement +grognon et insupportable. + + + + +VII + + +Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon premier +ouvrage. C'était, comme je me l'étais promis, un poëme en quarante-huit +chants. Il s'y trouvait bien quelques négligences, à cause de la +prodigieuse fécondité avec laquelle je l'avais écrit; mais je pensai que +le public d'aujourd'hui, accoutumé à la belle littérature qui s'imprime +au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche. + +J'eus un succès digne de moi, c'est-à -dire sans pareil. Le sujet de mon +ouvrage n'était autre que moi-même: je me conformai en cela à la grande +mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passées avec une +fatuité charmante; je mettais le lecteur au fait de mille détails +domestiques du plus piquant intérêt; la description de l'écuelle de ma +mère ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais compté les +rainures, les trous, les bosses, les éclats, les échardes, les clous, +les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans, +le dehors, les bords, le fond, les côtés, les plans inclinés, les plans +droits; passant au contenu, j'avais étudié les brins d'herbe, les +pailles, les feuilles sèches, les petits morceaux de bois, les +graviers, les gouttes d'eau, les débris de mouches, les pattes de +hannetons cassées qui s'y trouvaient: c'était une description +ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimée tout d'une venue; +il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautée. Je l'avais +habilement coupée par morceaux, et entremêlée au récit, afin que rien +n'en fût perdu; en sorte qu'au moment le plus intéressant et le plus +dramatique arrivaient tout à coup quinze pages d'écuelle. Voilà , je +crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point +d'avarice, en profitera qui voudra. + +L'Europe entière fut émue à l'apparition de mon livre; elle dévora les +révélations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en eût-il +été autrement? Non seulement j'énumérais tous les faits qui se +rattachaient à ma personne, mais je donnais encore au public un tableau +complet de toutes les rêvasseries qui m'avaient passé par la tête depuis +l'âge de deux mois; j'avais même intercalé au plus bel endroit une ode +composée dans mon Å“uf. Bien entendu d'ailleurs que je ne négligeais pas +de traiter en passant le grand sujet qui préoccupe maintenant tant de +monde: à savoir, l'avenir de l'humanité. Ce problème m'avait paru +intéressant; j'en ébauchai, dans un moment de loisir, une solution qui +passa généralement pour satisfaisante. + +On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de +félicitation et des déclarations d'amour anonymes. Quant aux visites, +je suivais rigoureusement le plan que je m'étais tracé; ma porte était +fermée à tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir +deux étrangers qui s'étaient annoncés comme étant de mes parents. L'un +était un merle du Sénégal, et l'autre un merle de la Chine. + +--Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant à m'étouffer, que vous +êtes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre poème +immortel, la profonde souffrance du génie méconu! Si nous n'étions pas +déjà aussi incompris que possible, nous le deviendrions après vous avoir +lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime +mépris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons par +nous-mêmes, les peines secrètes que vous avez chantées! Voici deux +sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous +prions d'agréer. + +--Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon épouse a +composée sur un passage de votre préface. Elle rend merveilleusement +l'intention de l'auteur. + +--Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez +doués d'un grand cÅ“ur et d'un esprit plein de lumières. Mais +pardonnez-moi de vous faire une question. D'où vient votre mélancolie? + +--Eh! monsieur, répondit l'habitant du Sénégal, regardez comme je suis +bâti. Mon plumage, il est vrai, est agréable à voir, et je suis revêtu +de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais +mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue +je suis affublé! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux tiers. +N'y a-t-il pas là de quoi se donner au diable? + +--Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus +pénible. La queue de mon confrère balaye les rues; mais les polissons me +montrent au doigt, à cause que je n'en ai point[2]. + +[Note 2: Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du +Sénégal sont exactes.] + +--Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon âme; il est toujours +fâcheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais permettez-moi +de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui +vous ressemblent, et qui demeurent là depuis longtemps, fort +paisiblement empaillées. De même qu'il ne suffit pas à une femme de +lettres d'être dévergondée pour faire un bon livre, ce n'est pas non +plus assez pour un merle d'être mécontent pour avoir du génie. Je suis +seul de mon espèce, et je m'en afflige; j'ai peut-être tort, mais c'est +mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que +vous saurez dire. + + + + +VIII + + +Malgré la résolution que j'avais prise et le calme que j'affectais, je +n'étais pas heureux. Mon isolement, pour être glorieux, ne m'en semblait +pas moins pénible, et je ne pouvais songer sans effroi à la nécessité où +je me trouvais de passer ma vie entière dans le célibat. Le retour du +printemps, en particulier, me causait une gêne mortelle, et je +commençais à tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu'une +circonstance imprévue décida de ma vie entière. + +Il va sans dire que mes écrits avaient traversé la Manche, et que les +Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce +qu'ils comprennent. Je reçus un jour, de Londres, une lettre signée +d'une jeune merlette: + +«J'ai lu votre poème, me disait-elle, et l'admiration que j'ai éprouvée +m'a fait prendre la résolution de vous offrir ma main et ma personne. +Dieu nous a créés l'un pour l'autre! Je suis semblable à vous, je suis +une merlette blanche!...» + +On suppose aisément ma surprise et ma joie.--Une merlette blanche! me +dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre! +Je me hâtai de répondre à la belle inconnue, et je le fis d'une manière +qui témoignait assez combien sa proposition m'agréait. Je la pressais de +venir à Paris ou de me permettre de voler près d'elle. Elle me répondit +qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle +mettait ordre à ses affaires et que je la verrais bientôt. + +Elle vint, en effet, quelques jours après. O bonheur! c'était la plus +jolie merlette du monde, et elle était encore plus blanche que moi. + +--Ah! mademoiselle, m'écriai-je, ou plutôt madame, car je vous considère +des à présent comme mon épouse légitime, est-il croyable qu'une créature +si charmante se trouvât sur la terre sans que la renommée m'apprît son +existence? Bénis soient les malheurs que j'ai éprouvés et les coups de +bec que m'a donnés mon père, puisque le ciel me réservait une +consolation si inespérée! Jusqu'à ce jour, je me croyais condamné à une +solitude éternelle, et, à vous parler franchement, c'était un rude +fardeau à porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les +qualités d'un père de famille. Acceptez ma main sans délai; marions-nous +à l'anglaise, sans cérémonie, et partons ensemble pour la Suisse. + +--Je ne l'entends pas ainsi, me répondit la jeune merlette; je veux que +nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de +merles un peu bien nés y soient solennellement rassemblés. Des gens +comme nous doivent à leur propre gloire de ne pas se marier comme des +chats de gouttière. J'ai apporté une provision de _bank-notes_. Faites +vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lésinez pas sur les +rafraîchissements. + +Je me conformai aveuglément aux ordres de la blanche merlette. Nos noces +furent d'un luxe écrasant; on y mangea dix mille mouches. Nous reçûmes +la bénédiction nuptiale d'un révérend père Cormoran, qui était +archevêque _in partibus_. Un bal superbe termina la journée; enfin, rien +ne manqua à mon bonheur. + +Plus j'approfondissais le caractère de ma charmante femme, plus mon +amour augmentait. Elle réunissait, dans sa petite personne, tous les +agréments de l'âme et du corps. Elle était seulement un peu bégueule; +mais j'attribuai cela à l'influence du brouillard anglais dans lequel +elle avait vécu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat de la +France ne dissipât bientôt ce léger nuage. + +Une chose qui m'inquiétait plus sérieusement, c'était une sorte de +mystère dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur singulière, +s'enfermant à clef avec ses caméristes, et passant ainsi des heures +entières pour faire sa toilette, à ce qu'elle prétendait. Les maris +n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur ménage. Il m'était arrivé +vingt fois de frapper à l'appartement de ma femme sans pouvoir obtenir +qu'on m'ouvrît la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un jour, entre +autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit obligée +de céder et de m'ouvrir un peu à la hâte, non sans se plaindre fort de +mon importunité. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille pleine +d'une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc d'Espagne. Je +demandai à ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me répondit +que c'était un opiat pour des engelures qu'elle avait. + +Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle défiance pouvait +m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'était donnée à moi +avec tant d'enthousiasme et une sincérité si parfaite? J'ignorais +d'abord que ma bien-aimée fût une femme de plume; elle me l'avoua au +bout de quelque temps, et elle alla même jusqu'à me montrer le manuscrit +d'un roman où elle avait imité à la fois Walter Scott et Scarron. Je +laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non +seulement je me voyais possesseur d'une beauté incomparable, mais +j'acquérais encore la certitude que l'intelligence de ma compagne était +digne en tout point de mon génie. Dès cet instant, nous travaillâmes +ensemble. Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait des +rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la +gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là . Elle pondait ses +romans avec une facilité presque égale à la mienne, choisissant toujours +les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des +meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant toujours soin, en +passant, d'attaquer le gouvernement et de prêcher l'émancipation des +merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son esprit, aucun tour +de force à sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni +de faire un plan avant de se mettre à l'Å“uvre. C'était le type de la +merlette lettrée. + +Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur inaccoutumée, je +m'aperçus qu'elle suait à grosses gouttes, et je fus étonné devoir en +même temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos. + +--Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous êtes malade? + +Elle parut d'abord un peu effrayée et même penaude; mais la grande +habitude qu'elle avait du monde l'aida bientôt à reprendre l'empire +admirable qu'elle gardait toujours sur elle-même. Elle me dit que +c'était une tache d'encre, et qu'elle y était fort sujette dans ses +moments d'inspiration. + +--Est-ce que ma femme déteint? me dis-je tout bas. Cette pensée +m'empêcha de dormir. La bouteille de colle me revint en mémoire.--O +ciel! m'écriai-je, quel soupçon! Cette créature céleste ne serait-elle +qu'une peinture, un léger badigeon? se serait-elle vernie pour abuser de +moi?... Quand je croyais presser sur mon cÅ“ur la sÅ“ur de mon âme, l'être +prévilégié créé pour moi seul, n'aurais-je donc épousé que de la farine? + +Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en +affranchir. Je fis l'achat d'un baromètre, et j'attendis avidement qu'il +vint à faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme à la +campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'épreuve d'une +lessive. Mais nous étions en plein juillet; il faisait un beau temps +effroyable. + +L'apparence du bonheur et l'habitude d'écrire avaient fort excité ma +sensibilité. Naïf comme j'étais, il m'arrivait parfois, en travaillant, +que le sentiment fût plus fort que l'idée, et de me mettre à pleurer en +attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute +faiblesse masculine enchante l'orgueil féminin. Une certaine nuit que je +limais une rature, selon le précepte de Boileau, il advint à mon cÅ“ur de +s'ouvrir. + +--O Loi! dis-je à ma chère merlette, toi, la seule et la plus aimée! +toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire, +métamorphosent pour moi l'univers, vie de mon cÅ“ur, sais-tu combien je +t'aime? Pour mettre en vers une idée banale déjà usée par d'autres +poètes, un peu d'étude et d'attention me font aisément trouver des +paroles; mais où en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta beauté +m'inspire? Le souvenir même de mes peines passées pourrait-il me fournir +un mot pour te parler de mon bonheur présent? Avant que tu fusses venue +à moi, mon isolement était celui d'un orphelin exilé; aujourd'hui, c'est +celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre jusqu'à ce +que la mort en fasse un débris, dans cette petite cervelle enfiévrée, où +fermente une inutile pensée, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma belle, +que rien ne peut être qui ne soit à toi? Écoute ce que mon cerveau peut +dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon génie fût +une perle, et que tu fusses Cléopâtre! + +En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle déteignait +visiblement. À chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une +plume, non pas même noire, mais du plus vieux roux (je crois qu'elle +avait déjà déteint autre part). Après quelques minutes +d'attendrissement, je me trouvai vis-à -vis d'un oiseau décollé et +désenfariné, identiquement semblable aux merles les plus plats et les +plus ordinaires. + +Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche était inutile. +J'aurais bien pu, à la vérité, considérer le cas comme rédhibitoire, et +faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte? N'était-ce +pas assez de mon malheur? Je pris mon courage à deux pattes, je résolus +de quitter le monde, d'abandonner la carrière des lettres, de fuir dans +un désert, s'il était possible, d'éviter à jamais l'aspect d'une +créature vivante, et de chercher, comme Alceste, + + Un endroit écarté, + Où d'être un merle blanc on eût la liberté! + + + + +X + + +Je m'envolai là -dessus, toujours pleurant; et le vent, qui est le hasard +des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette +fois, on était couché.--Quel mariage! me disais-je, quelle équipée! +C'est certainement à bonne intention que cette pauvre enfant s'est mis +du blanc; mais je n'en suis pas moins à plaindre, ni elle moins rousse. + +Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait à +plein cÅ“ur du bienfait de Dieu qui le rend si supérieur aux poètes, et +donnait librement sa pensée au silence qui l'entourait. Je ne pus +résister à la tentation d'aller à lui et de lui parler. + +--Que vous êtes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez tant que +vous voulez, et très bien, et tout le monde écoute; mais vous avez une +femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, la +pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien auprès de +vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chanté aussi, +monsieur, et c'est pitoyable. J'ai rangé des mots en bataille comme des +soldats prussiens, et j'ai coordonné des fadaises pendant que vous +étiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre? + +--Oui, me répondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous croyez. +Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose: +Sadi, le Persan, en a parlé. Je m'égosille toute la nuit pour elle, mais +elle dort et ne m'entend pas. Son calice est fermé à l'heure qu'il est: +elle y berce un vieux scarabée,--et demain matin, quand je regagnerai +mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle +s'épanouira, pour qu'une abeille lui mange le cÅ“ur! + + +FIN DE L'HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. + + +Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la forme +d'une piquante allégorie, quelque peinture de mÅ“urs d'une vérité +frappante, ou quelque trait de critique littéraire plein de raison et de +verve gauloise. Les souffrances, les déceptions, les chagrins des poètes +en général, et ceux de l'auteur en particulier, y sont présentés +gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au +lecteur l'injure de lui en donner l'explication. + +L'_Histoire d'un merle blanc_ a paru pour la première fois dans les +_Scènes de la vie privée des animaux_, ouvrage publié par livraisons et +illustré par le crayon de Grandville. + + + + +PIERRE ET CAMILLE + +1844 + +I + + +Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitté le service +en 1760. Bien qu'il fût jeune encore, et que sa fortune lui permît de +paraître avantageusement à la cour, il s'était lassé de bonne heure de +la vie de garçon et des plaisirs de Paris. Il se retira près du Mans, +dans une jolie maison de campagne. Là , au bout de peu de temps, la +solitude, qui lui avait d'abord été agréable, lui sembla pénible. Il +sentit qu'il lui était difficile de rompre tout à coup avec les +habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitté le monde; +mais, ne pouvant se résoudre à vivre seul, il prit le parti de se +marier, et de trouver, s'il était possible, une femme qui partageât son +goût pour le repos et pour la vie sédentaire qu'il était décidé à mener. + +Il ne voulait point que sa femme fût belle; il ne la voulait pas laide, +non plus; il désirait qu'elle eût de l'instruction et de l'intelligence, +avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout, +c'était de la gaieté et une humeur égale, qu'il regardait, dans une +femme, comme les premières des qualités. + +La fille d'un négociant retiré, qui demeurait dans le voisinage, lui +plut. Comme le chevalier ne dépendait de personne, il ne s'arrêta pas à +la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un +marchand. Il adressa à la famille une demande qui fut accueillie avec +empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut +conclu. + +Jamais alliance ne fut formée sous de meilleurs et de plus heureux +auspices. À mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier découvrit +en elle de nouvelles qualités et une douceur de caractère inaltérable. +Elle, de son côté, se prit pour son mari d'un amour extrême. Elle ne +vivait qu'en lui, ne songeait qu'à lui complaire, et, bien loin de +regretter les plaisirs de son âge qu'elle lui sacrifiait, elle +souhaitait que son existence entière pût s'écouler dans une solitude +qui, de jour en jour, lui devenait plus chère. + +Cette solitude n'était cependant pas complète. Quelques voyages à la +ville, la visite régulière de quelques amis y faisaient diversion de +temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir fréquemment les +parents de sa femme, en sorte qu'il semblait à celle-ci qu'elle n'avait +pas quitté la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras de son +mari pour se retrouver dans ceux de sa mère, et jouissait ainsi d'une +faveur que la Providence accorde à bien peu de gens, car il est rare +qu'un bonheur nouveau ne détruise pas un ancien bonheur. + +M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bonté que sa femme; mais +les passions de sa jeunesse, l'expérience qu'il paraissait avoir faite +des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la mélancolie. Cécile +(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces +moments de tristesse. Quoiqu'il n'y eût en elle, à ce sujet, ni +réflexion ni calcul, son cÅ“ur l'avertissait aisément de ne pas se +plaindre de ces légers nuages qui détruisent tout dès qu'on les regarde, +et qui ne sont rien quand on les laisse passer. + +La famille de Cécile était composée de bonnes gens, marchands enrichis +par le travail, et dont la vieillesse était, pour ainsi dire, un +perpétuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaieté du repos, achetée +par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des mÅ“urs de +Versailles et même des soupers de mademoiselle Quinault, il se plaisait +à ces façons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles pour lui. +Cécile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore, qui +s'appelait Giraud. Il avait été maître maçon, puis il était devenu peu à +peu architecte; à tout cela il avait gagné une vingtaine de mille livres +de rente. La maison du chevalier était fort à son goût, et il y était +toujours bien reçu, quoiqu'il y arrivât quelquefois couvert de plâtre +et de poussière; car, en dépit des ans et de ses vingt mille livres, il +ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle. +Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il pérorât +au dessert.--Vous êtes heureux, mon neveu, disait-il souvent au +chevalier: vous êtes riche, jeune, vous avez une bonne petite femme, une +maison pas trop mal bâtie; il ne vous manque rien, il n'y a rien à dire; +tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et répète que vous +êtes heureux. + +Un jour, Cécile, entendant ces mots, et se penchant vers son +mari:--N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai, +pour que tu te le laisses dire en face? + +Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle était +enceinte. Il y avait derrière la maison une petite colline d'où l'on +découvrait tout le domaine. Les deux époux s'y promenaient souvent +ensemble. Un soir qu'ils y étaient assis sur l'herbe: + +--Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit Cécile. Penses-tu +cependant qu'il eût tout à fait raison? Es-tu parfaitement heureux? + +--Autant qu'un homme peut l'être, répondit le chevalier, et je ne vois +rien qui puisse ajouter à mon bonheur. + +--Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit Cécile, car il me serait +aisé de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous est +absolument nécessaire. + +Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle +voulait prendre un détour pour lui confier un caprice de femme. Il fit, +en plaisantant, mille conjectures, et à chaque question, les rires de +Cécile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils s'étaient levés et ils +descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invité par la +pente rapide, il allait entraîner sa femme, lorsque celle-ci s'arrêta, +et s'appuyant sur l'épaule du chevalier: + +--Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si vite. +Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons là sous mes +paniers. + +Presque tous leurs entretiens, à compter de ce jour, n'eurent plus qu'un +sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins à lui donner, de +la manière dont ils l'élèveraient, des projets qu'ils formaient déjà +pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme prît toutes les +précautions possibles pour conserver le trésor qu'elle portait. Il +redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura la +grossesse de Cécile ne fut qu'une longue et délicieuse ivresse, pleine +des plus douces espérances. + +Le terme fixé par la nature arriva; un enfant vint au monde, beau comme +le jour. C'était une fille, qu'on appela Camille. Malgré l'usage général +et contre l'avis même des médecins, Cécile voulut la nourrir elle-même. +Son orgueil maternel était si flatté de la beauté de sa fille, qu'il fut +impossible de l'en séparer; il était vrai que l'on n'avait vu que bien +rarement à un enfant nouveau-né des traits aussi réguliers et aussi +remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent à la lumière, +brillèrent d'un éclat extraordinaire. Cécile, qui avait été élevée au +couvent, était extrêmement pieuse. Ses premiers pas, dès qu'elle put se +lever, furent pour aller à l'église rendre grâces à Dieu. + +Cependant, l'enfant commença à prendre des forces et à se développer. À +mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une +immobilité étrange. Aucun bruit ne semblait la frapper; elle était +insensible à ces mille discours que les mères adressent à leurs +nourrissons; tandis qu'on chantait en la berçant, elle restait les yeux +fixes et ouverts, regardant avidement la clarté de la lampe, et ne +paraissant rien entendre. Un jour qu'elle était endormie, une servante +renversa un meuble; la mère accourut aussitôt, et vit avec étonnement +que l'enfant ne s'était pas réveillée. Le chevalier fut effrayé de ces +indices trop clairs pour qu'on pût s'y tromper. Dès qu'il les eut +observés avec attention, il comprit à quel malheur sa fille était +condamnée. La mère voulut en vain s'abuser, et, par tous les moyens +imaginables, détourner les craintes de son mari. Le médecin fut appelé, +et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre +Camille était privée de l'ouïe, et par conséquent de la parole. + + + + +II + + +La première pensée de la mère avait été de demander si le mal était sans +remède, et on lui avait répondu qu'il y avait des exemples de guérison. +Pendant un an, malgré l'évidence, elle conserva quelque espoir; mais +toutes les ressources de l'art échouèrent, et, après les avoir épuisées, +il fallut enfin y renoncer. + +Malheureusement à cette époque, où tant de préjugés furent détruits et +remplacés, il en existait un impitoyable contre ces pauvres créatures +qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants distingués ou +des hommes seulement poussés par un sentiment charitable, avaient, il +est vrai, dès longtemps, protesté contre cette barbarie. Chose bizarre, +c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizième siècle, a deviné et +essayé cette tâche, crue alors impossible, d'apprendre aux muets à +parler sans parole. Son exemple avait été suivi en Italie, en Angleterre +et en France, à différentes reprises. Bonnet, Wallis, Bulwer, Van +Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention +chez eux avait été meilleure que l'effet; un peu de bien avait été opéré +çà et là , à l'insu du monde, presque au hasard, sans aucun fruit. +Partout, même à Paris, au sein de la civilisation la plus avancée, les +sourds-muets étaient regardés comme une espèce d'êtres à part, marqués +du sceau de la colère céleste. Privés de la parole, on leur refusait la +pensée. Le cloître pour ceux qui naissaient riches, l'abandon pour les +pauvres, tel était leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que de +pitié. + +Le chevalier tomba peu à peu dans le plus profond chagrin. Il passait la +plus grande partie du jour seul, enfermé dans son cabinet, ou se +promenait dans les bois. Il s'efforçait, lorsqu'il voyait sa femme, de +montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain. +Madame des Arcis, de son côté, n'était pas moins triste. Un malheur +mérité peut faire verser des larmes, presque toujours tardives et +inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en décourageant +la piété. + +Ces deux nouveaux mariés, faits pour s'aimer et qui s'aimaient, +commencèrent ainsi à se voir avec peine et à s'éviter dans les mêmes +allées où ils venaient de se parler d'un espoir si prochain, si +tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa +maison de campagne, n'avait pensé qu'au repos; le bonheur avait semblé +l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison; +l'amour était venu, il était réciproque. Un obstacle terrible se plaçait +tout à coup entre eux, et cet obstacle était précisément l'objet même +qui eût dû être un lien sacré. + +Ce qui causa cette séparation soudaine et tacite, plus affreuse qu'un +divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la mère, en dépit +du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier, +quoi qu'il voulût faire, malgré sa patience et sa bonté, ne pouvait +vaincre l'horreur que lui inspirait cette malédiction de Dieu tombée sur +lui. + +--Pourrais-je donc haïr ma fille? se demandait-il souvent durant ses +promenades solitaires. Est-ce sa faute si la colère du ciel l'a frappée? +Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher à adoucir la douleur +de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? À quelle +triste existence est-elle réservée si moi, son père, je l'abandonne? que +deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est à moi de me résigner. +Qui en prendra soin? qui relèvera? qui la protégera? Elle n'a au monde +que sa mère et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura jamais +ni frère ni sÅ“ur; c'est assez d'une malheureuse de plus au monde. Sous +peine de manquer de cÅ“ur, je dois consacrer ma vie à lui faire supporter +la sienne. + +Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait à la maison avec la ferme +intention de remplir ses devoirs de père et de mari; il trouvait son +enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait +les mains de Cécile entre les siennes: on lui avait parlé, disait-il, +d'un médecin célèbre, qu'il allait faire venir; rien n'était encore +décidé; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant ainsi, il +soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais +d'affreuses pensées le saisissaient malgré lui; l'idée de l'avenir, la +vue de ce silence, de cet être inachevé, dont les sens étaient fermés, +la réprobation, le dégoût, la pitié, le mépris du monde, l'accablaient. +Son visage pâlissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant à sa +mère, et se détournait pour cacher ses larmes. + +C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son +cÅ“ur avec une sorte de tendresse désespérée et ce plein regard de +l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle +ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre, +posait Camille dans son berceau, et passait des heures entières, muette +comme elle, à la regarder. + +Cette espèce d'exaltation sombre et passionnée devint si forte, qu'il +n'était pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le plus +absolu pendant des journées. On lui adressait en vain la parole. Il +semblait qu'elle voulût savoir par elle-même ce que c'était que cette +nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre. + +Elle parlait par signes à l'enfant et savait seule se faire comprendre. +Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-même, semblaient +étrangers à Camille. La mère de madame des Arcis, femme d'un esprit +assez vulgaire, ne venait guère à Chardonneux[3] (ainsi se nommait la +terre du chevalier) que pour déplorer le malheur arrivé à son gendre et +à sa chère Cécile. Croyant faire preuve de sensibilité, elle s'apitoyait +sans relâche sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui +échappa de dire un jour:--Mieux eût valu pour elle ne pas être +née.--Qu'auriez-vous donc fait si j'étais ainsi? répliqua Cécile presque +avec l'accent de la colère. + +[Note 3: Il y a près du Mans un château de ce nom. L'auteur y passa +quelques jours en septembre 1829.] + +L'oncle Giraud, le maître maçon, ne trouvait pas grand mal à ce que sa +petite nièce fût muette:--J'ai eu, disait-il, une femme si bavarde, que +je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme préférable. +Cette petite-là est sûre d'avance de ne jamais tenir de mauvais propos, +ni d'en écouter, de ne pas impatienter toute une maison en chantant de +vieux airs d'opéra, qui sont tous pareils; elle ne sera pas querelleuse, +elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait +jamais; elle ne s'éveillera pas si son mari tousse, ou bien s'il se lève +plus tôt qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne rêvera pas tout +haut, elle sera discrète; elle y verra clair, les sourds ont de bons +yeux; elle pourra régler un mémoire, quand elle ne ferait que compter +sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner, +comme les propriétaires à propos de la moindre bâtisse; elle saura +d'elle-même une chose très bonne qui ne s'apprend d'ordinaire que +difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le cÅ“ur +à sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du miel au +bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle +n'entendra pas, à dîner, les rabat-joie qui font des périodes; elle sera +jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera +pas obligée, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se promener. Ma +foi, si j'étais jeune, je l'épouserais très bien quand elle sera grande, +et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais très +bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait. + +Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de gaieté +rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient +s'empêcher de sourire tous deux à cette bonhomie un peu brusque, mais +respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part. +Mais le mal était là ; tout le reste de la famille regardait avec des +yeux effrayés et curieux ce malheur, qui était une rareté. Quand ils +venaient en carriole du gué de Mauny[4], ces braves gens se mettaient en +cercle avant dîner, tâchant de voir et de raisonner, examinant tout d'un +air d'intérêt, prenant un visage composé, se consultant tout bas pour +savoir quoi dire, tentant quelquefois de détourner la pensée commune par +une grosse remarque sur un fétu. La mère restait devant eux, sa fille +sur ses genoux, sa gorge découverte, quelques gouttes de lait coulant +encore. Si Raphaël eût été de la famille, la Vierge à la Chaise aurait +pu avoir une sÅ“ur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en était +d'autant plus belle. + +[Note 4: Le gué de Mauny est un site pittoresque des environs du +Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.] + + + + +III + + +La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa +tâche, mais fidèlement. Camille n'avait que ses yeux au service de son +âme; ses premiers gestes furent, comme l'avaient été ses premiers +regards, dirigés vers la lumière. Le plus pâle rayon de soleil lui +causait des transports de joie. + +Lorsqu'elle commença à se tenir debout et à marcher, une curiosité très +marquée lui fit examiner et toucher tous les objets qui l'environnaient, +avec une délicatesse mêlée de crainte et de plaisir, qui tenait de la +vivacité de l'enfant, et déjà de la pudeur de la femme. Son premier +mouvement était de courir vers tout ce qui lui était nouveau, comme pour +le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours à +moitié chemin en regardant sa mère, comme pour la consulter. Elle +ressemblait alors à l'hermine, qui, dit-on, s'arrête et renonce à la +route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de +gravier pourrait tacher sa fourrure. + +Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le +jardin. C'était une chose étrange que la manière dont elle les +regardait parler. Ces enfants, à peu près du même âge qu'elle, +essayaient, bien entendu, de répéter des mots estropiés par leurs +bonnes, et tâchaient, en ouvrant les lèvres, d'exercer leur intelligence +au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement à la pauvre fille. +Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle étendait les mains +vers ses petites compagnes, qui, de leur côté, reculaient effrayées +devant cette autre expression de leur propre pensée. + +Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec anxiété +les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle eût +pu deviner que l'abbé de l'Épée allait bientôt venir et apporter la +lumière dans ce monde de ténèbres, quelle n'eût pas été sa joie! Mais +elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard, +que le courage et la piété d'un homme allaient détruire. Singulière +chose qu'un prêtre en voie plus qu'une mère, et que l'esprit, qui +discerne, trouve ce qui manque au cÅ“ur, qui souffre! + +Quand les petites amies de Camille furent en âge de recevoir les +premières instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant commença à +témoigner une très grande tristesse de ce qu'on n'en faisait pas autant +pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille +institutrice anglaise qui faisait épeler à grand'peine un enfant et le +traitait sévèrement. Camille assistait à la leçon, regardait avec +étonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et tâchant, +pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il était +grondé. + +Les leçons de musique furent pour elle le sujet d'une peine bien plus +vive. Debout près du piano, elle roidissait et remuait ses petits doigts +en regardant la maîtresse de tous ses grands yeux, qui étaient très +noirs et très beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait là , et +frappait quelquefois sur les touches d'une façon en même temps douce et +irritée. + +L'impression que les êtres ou les objets extérieurs produisaient sur les +autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les +choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se +montrer du doigt ces mêmes objets et échanger entre eux ce mouvement des +lèvres qui lui était inintelligible, alors recommençait son chagrin. +Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de +bois, elle traçait presque machinalement sur le sable quelques lettres +majuscules qu'elle avait vu épeler à d'autres, et qu'elle considérait +attentivement. + +La prière du soir, que le voisin faisait faire régulièrement à ses +enfants tous les jours, était pour Camille une énigme qui ressemblait à +un mystère. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les mains +sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation: + +--Ôtez-moi cette petite, disait-il; épargnez-moi cette singerie.--Je +prends sur moi d'en demander pardon à Dieu, répondit un jour la mère. + +Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre faculté que +les Écossais appellent la double vue, que les partisans du magnétisme +veulent faire admettre, et que les médecins rangent, la plupart du +temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir +ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien +eût pu l'avertir de leur arrivée. + +Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec une +certaine crainte, mais ils l'évitaient quelquefois d'un air de mépris. +Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de pitié dont parle La +Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en +riant, lui demandant de répondre. Ces petites rondes des enfants, qui se +danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait à +la promenade, déjà à demi jeune fille, et quand venait le vieux refrain: + + Entrez dans la danse, + Voyez comme on danse... + +seule à l'écart, appuyée sur un banc, elle suivait la mesure, en +balançant sa jolie tête, sans essayer de se mêler au groupe, mais avec +assez de tristesse et de gentillesse pour faire pitié. + +L'une des plus grandes tâches qu'essaya cet esprit maltraité fut de +vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait l'arithmétique. Il +s'agissait d'un calcul fort aisé et fort court. La voisine se débattait +contre quelques chiffres un peu embrouillés. Le total ne se montait +guère à plus de douze ou quinze unités. La voisine comptait sur ses +doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider, étendit +ses deux mains ouvertes. On lui avait donné, à elle aussi, les premières +et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre. +Un animal intelligent, un oiseau même, compte d'une façon ou d'une +autre, que nous ne savons pas, jusqu'à deux ou trois. Une pie, dit-on, a +compté jusqu'à cinq. Camille, dans cette circonstance, aurait eu à +compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'à dix. Elle les tenait +ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne volonté, +qu'on l'eût prise pour un honnête homme qui ne peut pas payer. + +La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille n'en +donnait aucun indice.--C'est pourtant drôle, disait le chevalier, qu'une +petite fille ne comprenne pas un bonnet! À de pareils propos, madame des +Arcis souriait tristement.--Elle est pourtant belle! disait-elle à son +mari; et en même temps, avec douceur, elle poussait un peu Camille pour +la faire marcher devant son père, afin qu'il vît mieux sa taille, qui +commençait à se former, et sa démarche encore enfantine, qui était +charmante. + +À mesure qu'elle avançait en âge, Camille se prit de passion, non pour +la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les églises, qu'elle +voyait. Peut-être avait-elle dans l'âme cet instinct invincible qui fait +qu'un enfant de dix ans conçoit et garde le projet de prendre une robe +de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer +ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indifférents et même des +philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais +elle existe. + +«Lorsque j'étais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne voyais que le +ciel,» est certainement un mot sublime, écrit, comme on sait, par un +sourd-muet. Camille était bien loin de tant de force. L'image grossière +de la Vierge, badigeonnée de blanc de céruse, sur un fond de plâtre +frotté de bleu, à peu près comme l'enseigne d'une boutique; un enfant de +chÅ“ur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont la +voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans +que Camille en pût rien entendre; la démarche du suisse, les airs du +bedeau,--qui sait ce qui fait lever les yeux à un enfant? Mais +qu'importe, dès que ces yeux se lèvent? + + + + +IV + + +--Elle est pourtant belle! se répétait le chevalier, et Camille l'était +en effet. Dans le parfait ovale d'un visage régulier, sur des traits +d'une pureté et d'une fraîcheur admirables, brillait, pour ainsi dire, +la clarté d'un bon cÅ“ur. Camille était petite, non point pâle, mais très +blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son +naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance dès que le +malheur venait la toucher; pleine de grâce dans tous ses mouvements, +d'esprit et quelquefois d'énergie dans sa petite pantomime, +singulièrement industrieuse à se faire entendre, vive à comprendre, +toujours obéissante dès qu'elle avait compris. Le chevalier restait +aussi parfois, comme madame des Arcis, à regarder sa fille sans parler. +Tant de grâce et de beauté, joint à tant de malheur et d'horreur, était +près de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent Camille avec +une sorte de transport, en disant tout haut:--Je ne suis cependant pas +un méchant homme! + +Il y avait une allée dans le bois, au fond du jardin, où le chevalier +avait l'habitude de se promener après le déjeuner. De la fenêtre de sa +chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir derrière les +arbres. Elle n'osait guère l'y aller retrouver. Elle regardait, avec un +chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait été pour elle plutôt un +amant qu'un époux, dont elle n'avait jamais reçu un reproche, à qui elle +n'en avait jamais eu un seul à faire, et qui n'avait plus le courage de +l'aimer parce qu'elle était mère. + +Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle +comme un ange, le cÅ“ur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui +devait avoir lieu dans un château voisin. Madame des Arcis voulait y +mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le +monde et sur son mari la beauté de sa fille. Elle avait passé des nuits +sans sommeil à chercher quelle robe elle lui mettrait; elle avait formé +sur ce projet les plus douces espérances.--Il faudra bien, se +disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour +toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la +plus belle. + +Dès que le chevalier vit sa femme venir à lui, il s'avança au-devant +d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une +galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne s'écartait +jamais, malgré sa bonhomie naturelle. Ils commencèrent par échanger +quelques mots insignifiants, puis ils se mirent à marcher l'un à côté de +l'autre. + +Madame des Arcis cherchait de quelle manière elle proposerait à son mari +de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une +détermination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille, celle +de ne plus voir le monde. La seule pensée d'exposer son malheur aux yeux +des indifférents ou des malveillants mettait le chevalier presque hors +de lui. Il avait annoncé formellement sa volonté sur ce sujet. Il +fallait donc que madame des Arcis trouvât un biais, un prétexte +quelconque, non seulement pour exécuter son dessein, mais pour en +parler. + +Pendant ce temps-là , le chevalier paraissait réfléchir beaucoup de son +côté. Il fut le premier à rompre le silence. Une affaire survenue à un +de ses parents, dit-il à sa femme, venait d'occasionner de grands +dérangements de fortune dans sa famille; il était important pour lui de +surveiller les gens chargés des mesures à prendre; ses intérêts, et par +conséquent ceux de madame des Arcis elle-même, couraient le risque +d'être compromis faute de soin. Bref, il annonça qu'il était obligé de +faire un court voyage en Hollande, où il devait s'entendre avec son +banquier; il ajouta que l'affaire était extrêmement pressée, et qu'il +comptait partir dès le lendemain matin. + +Il n'était que trop facile à madame des Arcis de comprendre le motif de +ce voyage. Le chevalier était bien éloigné de songer à abandonner sa +femme; mais, en dépit de lui-même, il éprouvait un besoin irrésistible +de s'isoler tout à fait pendant quelque temps, ne fût-ce que pour +revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du temps, +ce besoin de solitude à l'homme comme la souffrance physique aux +animaux. + +Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne répondit que +par ces phrases banales qu'on a toujours sur les lèvres quand on ne peut +pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le +chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette +démarche, et ne s'y opposait en aucune façon. Tandis qu'elle parlait, la +douleur lui serrait le cÅ“ur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et +s'assit sur un banc. + +Là , elle resta plongée dans une rêverie profonde, les regards fixes, les +mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande +joie ni grands plaisirs. Sans être une femme d'un esprit élevé, elle +sentait assez fortement et elle était d'une famille assez commune pour +avoir quelque peu souffert. Son mariage avait été pour elle un bonheur +tout à fait imprévu, tout à fait nouveau; un éclair avait brillé devant +ses yeux au milieu de longues et froides journées, maintenant la nuit la +saisissait. + +Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier détournait les yeux, et +semblait impatient de rentrer à la maison. Il se levait et se rasseyait. +Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils +rentrèrent ensemble. + +L'heure du dîner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se trouvait +malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre était un +prie-Dieu où elle resta à genoux jusqu'au soir. Sa femme de chambre +entra plusieurs fois, ayant reçu du chevalier l'ordre secret de veiller +sur elle; elle ne répondit pas à ce qu'on lui disait. Vers huit heures +du soir elle sonna, demanda la robe commandée à l'avance pour sa fille, +et qu'on mit le cheval à la voiture. Elle fit avertir en même temps le +chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y +accompagnât. + +Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus +légère. Sur ce corps bien-aimé, dont les contours commençaient à se +dessiner, la mère posa une petite parure simple et fraîche. Une robe de +mousseline blanche brodée, des petits souliers de satin blanc, un +collier de graines d'Amérique sur le cou, une couronne de bluets sur la +tête, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec orgueil et +sautait de joie. La mère, vêtue d'une robe de velours, comme quelqu'un +qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psyché, et +l'embrassait coup sur coup, en répétant: Tu es belle, tu es belle! +lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune émotion +apparente, demanda à son domestique si on avait attelé, et à son mari +s'il venait. Le chevalier donna la main à sa femme, et l'on alla au bal. + +C'était la première fois qu'on voyait Camille. On avait beaucoup entendu +parler d'elle. La curiosité dirigea tous les regards vers la petite +fille dès qu'elle parut. On pouvait s'attendre à ce que madame des +Arcis montrât quelque embarras et quelque inquiétude; il n'en fut rien. +Après les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus calme, et +tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espèce +d'étonnement ou un air d'intérêt affecté, elle la laissait aller par la +chambre sans paraître y songer. + +Camille retrouvait là ses petites compagnes; elle courait tour à tour +vers l'une ou vers l'autre, comme si elle eût été au jardin. Toutes, +cependant, la recevaient avec réserve et avec froideur. Le chevalier, +debout à l'écart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent à lui, +vantèrent la beauté de sa fille; des personnes étrangères, ou même +inconnues, l'abordèrent avec l'intention de lui faire compliment. Il +sentait qu'on le consolait, et ce n'était guère de son goût. Cependant +un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu à +peu quelque joie au cÅ“ur. Après avoir parlé par gestes presque à tout le +monde, Camille était restée debout entre les genoux de sa mère. On +venait de la voir aller de côté et d'autre; on s'attendait à quelque +chose d'étrange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien fait que +de dire bonsoir aux gens avec une grande révérence, donner un petit +_shake-hand_ à des demoiselles anglaises, envoyer des baisers aux mères +de ses petites amies, le tout peut-être appris par cÅ“ur, mais fait avec +grâce et naïveté. Revenue tranquillement à sa place, on commença à +l'admirer. Rien, en effet, n'était plus beau que cette enveloppe dont +ne pouvait sortir cette pauvre âme. Sa taille, son visage, ses longs +cheveux bouclés, ses yeux surtout d'un éclat incomparable, surprenaient +tout le monde. En même temps que ses regards essayaient de tout deviner, +et ses gestes de tout dire, son air réfléchi et mélancolique prêtait à +ses moindres mouvements, à ses allures d'enfant et à ses poses un +certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en eût +été frappé. On s'approcha de madame des Arcis, on l'entoura, on fit +mille questions par gestes à Camille; à l'étonnement et à la répugnance +avaient succédé une bienveillance sincère, une franche sympathie. +L'exagération, qui arrive toujours dès que le voisin parle après le +voisin pour répéter la même chose, s'en mêla bientôt. On n'avait jamais +vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'était si beau +qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle était loin +de rien comprendre. + +Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut ce +soir-là un battement de cÅ“ur qui lui était dû, le plus heureux, le plus +pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire échangé, qui +valait bien des larmes. + +Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse. Les +enfants se prirent par la main, se mirent en place et commencèrent à +exécuter les pas que le maître de danse de l'endroit leur avait appris. +Les parents, d'autre part, commencèrent à se complimenter +réciproquement, à trouver charmante cette petite fête, et à se faire +remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs progénitures. Ce +fut bientôt un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries de café +entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes filles, +de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les +mamans, bref un bal d'enfants en province. + +Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense bien, +n'était pas de la contredanse. Camille regardait la fête avec une +attention un peu triste. Un petit garçon vint l'inviter. Elle secoua la +tête pour toute réponse; quelques bluets tombèrent de sa couronne, qui +n'était pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut bientôt +réparé, avec quelques épingles, le désordre de cette coiffure qu'elle +avait faite elle-même; mais elle chercha vainement ensuite son mari: il +n'était plus dans la salle. Elle fit demander s'il était parti, et s'il +avait pris la voiture. On lui répondit qu'il était retourné chez lui à +pied. + + + + +V + + +Le chevalier avait résolu de s'éloigner sans dire adieu à sa femme. Il +craignait et fuyait toute explication fâcheuse, et comme, d'ailleurs, +son dessein était de revenir dans peu de temps, il crut agir plus +sagement en laissant seulement une lettre. Il n'était pas tout à fait +vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage +pouvait lui être avantageux. Un de ses amis écrivit à Chardonneux pour +presser son départ; c'était un prétexte convenu. Il prit, en rentrant, +le semblant d'un homme obligé de s'en aller à l'improviste. Il fit faire +ses paquets en toute hâte, les envoya à la ville, monta à cheval et +partit. + +Une hésitation involontaire et un très grand regret s'emparèrent +cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit +d'avoir obéi trop vite à un sentiment qu'il pouvait maîtriser, de faire +verser à sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver ailleurs le +repos qu'il ôtait peut-être à sa maison.--Mais qui sait, pensa-t-il, si +je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait +si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas +des jours plus heureux? Je suis frappé d'un malheur dont Dieu seul +connaît la cause; je m'éloigne pour quelques jours du lieu où je +souffre. Le changement, le voyage, la fatigue même, calmeront peut-être +mes ennuis; je vais m'occuper de choses matérielles, importantes, +nécessaires; je reviendrai le cÅ“ur plus tranquille, plus content; +j'aurai réfléchi, je saurai mieux ce que j'ai à faire.--Cependant Cécile +va souffrir, se disait-il au fond du cÅ“ur. Mais, son parti une fois +pris, il continua sa route. + +Madame des Arcis avait quitté le bal vers onze heures. Elle était montée +en voiture avec sa fille, qui s'endormit bientôt sur ses genoux. Bien +qu'elle ignorât que le chevalier eût exécuté si promptement son projet +de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'être sortie seule de chez ses +voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'égards devient +une douleur sensible à qui en soupçonne le motif. Le chevalier n'avait +pu supporter le spectacle public de son malheur. La mère avait voulu +montrer ce malheur pour tâcher de le vaincre et d'en avoir raison. Elle +eut aisément pardonné à son mari un mouvement de tristesse ou de +mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle manière de +laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inouïe; et la +moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche, +lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas là , a fait, quelquefois +plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de +bien. + +Tandis que la voiture se traînait lentement sur les cailloux d'un +chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille +endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant Camille, +de façon à ce que les cahots ne pussent l'éveiller, elle songeait, avec +cette force que la nuit donne à la pensée, à la fatalité qui semblait la +poursuivre jusque dans cette joie légitime qu'elle venait d'avoir à ce +bal. Une étrange disposition d'esprit la faisait se reporter tour à +tour, tantôt vers son propre passé, tantôt vers l'avenir de sa +fille.--Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'éloigne de moi; +s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes +efforts, toutes mes prières ne serviront qu'à l'importuner; son amour +est mort, sa pitié subsiste, mais son chagrin est plus fort que lui et +que moi-même. Ma fille est belle, mais vouée au malheur; qu'y puis-je +faire? que puis-je prévoir ou empêcher? Si je m'attache à cette pauvre +enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer à +voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais, au +contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son +ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-être de me séparer de ma +fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voulût confier Camille à des +étrangers, et se délivrer d'un spectacle qui l'afflige? + +En se parlant ainsi à elle-même, madame des Arcis embrassait Camille. + +--Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au prix +de ton repos, de ta vie peut-être, l'apparence d'un bonheur qui me +fuirait à mon tour! cesser d'être mère pour être épouse! Quand une +pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y +songer? + +Puis elle revenait à ses conjectures.--Que va-t-il arriver? se +demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille +sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que +deviendra cette enfant? + +À quelque distance de Chardonneux, il y avait un gué à passer. Il avait +beaucoup plu depuis un mois à peu près, en sorte que la rivière +débordait et couvrait les prés d'alentour. Le _passeux_ refusa d'abord +de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait dételer, qu'il +se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le +carrosse. Madame des Arcis, pressée de revoir son mari, ne voulut pas +descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'était un trajet de +quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois. + +Au milieu du gué, le bateau commença à dévier, poussé par le courant. Le +_passeux_ demanda aide au cocher pour empêcher, disait-il, d'aller à +l'écluse. Il y avait, en effet, à deux ou trois cents pas plus bas, un +moulin avec une écluse, faite de soliveaux, de pieux et de planches +rassemblées, mais vieille, brisée par l'eau, et devenue une espèce de +cascade, ou plutôt de précipice. Il était clair que, si l'on se +laissait entraîner jusque-là , on devait s'attendre à un accident +terrible. + +Le cocher était descendu de son siège; il aurait voulu être bon à +quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le +_passeux_, de son côté, faisait ce qu'il pouvait, mais la nuit était +sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui tantôt se +relayaient, tantôt réunissaient leurs forces, pour couper l'eau et +gagner la rive. + +À mesure que le bruit de l'écluse se rapprochait, le danger devenait +plus effrayant. Le bateau, lourdement chargé, et défendu contre le +courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche +était bien enfoncée et bien tenue à l'avant, le bac s'arrêtait, allait +de côté, ou tournait sur lui-même; mais le flot était trop fort. Madame +des Arcis, qui était restée dans la voiture avec l'enfant, ouvrit la +glace avec une terreur affreuse: + +--Est-ce que nous sommes perdus? s'écria-t-elle. + +En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tombèrent dans le bateau, +épuisés, et les mains meurtries. + +Le _passeux_ savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait pas de temps +à perdre: + +--Père Georgeot, dit madame des Arcis au _passeux_ (c'était son nom), +peux-tu me sauver, ma fille et moi? + +Le père Georgeot jeta un coup, d'Å“il sur l'eau, puis sur la rive: + +--Certainement, répondit-il en haussant les épaules d'un air presque +offensé qu'on lui adressât une pareille question. + +--Que faut-il faire? dit madame des Arcis. + +--Vous mettre sur mes épaules, répliqua le _passeux_. Gardez votre robe, +ça vous soutiendra. Empoignez-moi le cou à deux bras, mais n'ayez pas +peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noyés; ne criez pas, ça +vous ferait boire. Quant à la petite, je la prendrai d'une main par la +taille, je nagerai de l'autre à la marinière, et je la passerai en l'air +sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de +terre qui sont dans ce champ-là . + +--Et Jean? dit madame des Arcis, désignant le cocher. + +--Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille à l'écluse et +qu'il attende, je le retrouverai. + +Le père Georgeot s'élança dans l'eau, chargé de son double fardeau, mais +il avait trop préjugé de ses forces. Il n'était plus jeune, tant s'en +fallait. La rive était plus loin qu'il ne disait, et le courant plus +fort qu'il ne l'avait pensé. Il fit cependant tout ce qu'il put pour +arriver à terre, mais il fut bientôt entraîné. Le tronc d'un saule +couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les ténèbres, l'arrêta +tout à coup: il s'y était violemment frappé au front. Son sang coula, sa +vue s'obscurcit. + +--Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le vôtre; +je n'en puis plus. + +--Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la mère. + +-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le _passeux_. + +Madame des Arcis, pour toute réponse, ouvrit les bras, lâcha le cou du +_passeux_, et se laissa aller au fond de l'eau. + +Lorsque le _passeux_ eut déposé à terre la petite Camille saine et +sauve, le cocher, qui avait été tiré de la rivière par un paysan, l'aida +à chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le +lendemain matin, près du rivage. + + + + +VI + + +Un an après cet événement, dans une chambre d'un hôtel garni situé rue +du Bouloi, à Paris, dans le quartier des diligences, une jeune fille en +deuil était assise près d'une table, au coin du feu. Sur cette table +était une bouteille de vin d'ordinaire, à moitié vide, et un verre. Un +homme courbé par l'âge, mais d'une physionomie ouverte et franche, vêtu +à peu près comme un ouvrier, se promenait à grands pas dans la chambre. +De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arrêtait devant +elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors, +étendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement mêlé d'une +sorte de répugnance involontaire, et remplissait le verre. Le vieillard +buvait un petit coup, puis recommençait à marcher, tout en gesticulant +d'une façon singulière et presque ridicule, pendant que la jeune fille, +souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention. + +Il eût été difficile, à qui se fût trouvé là , de deviner quelles étaient +ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais +pleine de grâce et de distinction, portant sur son visage et dans ses +moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la beauté; +l'autre, d'une apparence tout à fait vulgaire, les habits en désordre, +le chapeau sur la tête, buvant du gros vin de cabaret, et faisant +résonner sur le parquet les clous de ses souliers. C'était un étrange +contraste. + +Ces deux personnes étaient pourtant liées par une amitié bien vive et +bien tendre. C'était Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme était +venu à Chardonneux lorsque madame des Arcis avait été portée d'abord à +l'église, puis à sa dernière demeure. Sa mère étant morte et son père +absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce monde. +Le chevalier, ayant une fois quitté sa maison, distrait par son voyage, +appelé par ses affaires et obligé de parcourir plusieurs villes de la +Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte +qu'il se passa près d'un mois, pendant lequel Camille resta, pour ainsi +dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, à la maison une sorte de +gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la +mère, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi était une +sinécure; la gouvernante connaissait à peine Camille, et ne pouvait lui +être d'aucun secours dans une pareille circonstance. + +La douleur de la jeune fille à la mort de sa mère avait été si violente, +qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame +des Arcis avait été retiré de l'eau et apporté à la maison, Camille +accompagnait ce cortège funèbre en poussant des cris de désespoir si +déchirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y avait, en +effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet être qu'on était habitué à +voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout à coup de son silence +en présence de la mort. Les sons inarticulés qui s'échappaient de ses +lèvres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose de +sauvage; ce n'étaient ni des paroles ni des sanglots, mais une sorte de +langage horrible, qui semblait inventé par la douleur. Pendant un jour +et une nuit, ces cris affreux ne cessèrent de remplir la maison; Camille +courait de tous côtés, s'arrachant les cheveux et frappant les +murailles. On essaya en vain de l'arrêter; la force même fut inutile. Ce +ne fut que la nature épuisée qui la fit enfin tomber au pied du lit où +le corps de sa mère était couché. + +Presque aussitôt, elle avait paru reprendre sa tranquillité accoutumée, +et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle était restée quelque temps dans +un calme apparent, marchant toute la journée, au hasard, d'un pas lent +et distrait, ne se refusant à aucun des soins qu'on prenait pour elle; +on la croyait revenue à elle-même, et le médecin, qui avait été appelé, +s'y trompa comme tout le monde; mais une fièvre nerveuse se déclara +bientôt avec les plus graves symptômes. Il fallut veiller constamment +sur la malade; sa raison semblait entièrement perdue. + +C'était alors que l'oncle Giraud avait pris la résolution de venir à +tout prix au secours de sa nièce.--Puisqu'elle n'a plus ni père ni mère +dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me déclare +pour son oncle véritable, chargé de la soigner et d'empêcher qu'il ne +lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent demandé +à son père de me la donner pour me faire rire. Je ne veux pas l'en +priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. À son +retour, je la lui rendrai fidèlement. + +L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux médecins, par une assez bonne +raison, c'est qu'il croyait à peine aux maladies, n'ayant jamais +lui-même été malade. Une fièvre nerveuse surtout lui paraissait une +chimère, un pur dérangement d'idées, qu'un peu de distraction devait +guérir. Il s'était donc décidé à amener Camille à Paris.--Vous voyez, +disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que +pleurer, et elle a raison; une mère ne vous meurt pas deux fois. Mais il +ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de partir; +il faut tâcher qu'elle pense à autre chose. On dit que Paris est très +bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi +donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien à tous les deux. +D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui être +très bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois que +j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours +ragaillardi. + +De cette façon, Camille et son oncle étaient venus à Paris. Le +chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud, +l'approuva. Au retour de sa tournée en Hollande, il avait rapporté à +Chardonneux une mélancolie tellement profonde, qu'il lui était presque +impossible de voir qui que ce fût, même sa fille. Il semblait vouloir +fuir tout être vivant, et chercher à se fuir lui-même. Presque toujours +seul, à cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre mesure pour +donner quelque repos à son âme. Un chagrin caché, incurable, le +dévorait. Il se reprochait au fond du cÅ“ur d'avoir rendu sa femme +malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribué à sa mort.--Si j'avais +été là , se disait-il, elle vivrait, et je devais y être. Cette pensée, +qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie. + +Il désirait que Camille fût heureuse; il était prêt, dans l'occasion, à +faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa première idée, en +revenant à Chardonneux, avait été d'essayer de remplacer près de sa +fille celle qui n'était plus, et de payer avec usure cette dette de cÅ“ur +qu'il avait contractée; mais le souvenir de la ressemblance de la mère +et de l'enfant lui causait à l'avance une douleur intolérable. C'était +en vain qu'il cherchait à se tromper sur cette douleur même, et qu'il +voulait se persuader que ce serait plutôt à ses yeux une consolation, un +adoucissement à sa peine, de retrouver ainsi sur un visage aimé les +traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgré tout, était +pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur, +qu'il ne se sentait pas la force de supporter. + +L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'à égayer sa +nièce et à lui rendre la vie agréable. Malheureusement ce n'était pas +facile. Camille s'était laissé emmener sans résistance, mais elle ne +voulait prendre part à aucun des plaisirs que le bonhomme tâchait de lui +proposer. Ni promenades, ni fêtes, ni spectacles, ne pouvaient la +tenter; pour toute réponse, elle montrait sa robe noire. + +Le vieux maître maçon était obstiné. Il avait loué, comme on l'a vu, un +appartement garni dans une auberge des Messageries, la première qu'un +commissionnaire de la rue lui avait indiquée, ne comptant y rester qu'un +mois ou deux. Il y était avec Camille depuis près d'un an. Pendant un +an, Camille s'était refusée à toutes ses propositions de partie de +plaisir, et, comme il était en même temps aussi bon et aussi patient +qu'entêté, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il aimait cette +pauvre fille de toute son âme, sans qu'il en sût lui même la cause, par +un de ces charmes inexplicables qui attachent la bonté au malheur. + +--Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa bouteille, +ce qui peut t'empêcher de venir à l'Opéra avec moi. Cela coûte fort +cher; j'ai le billet dans ma poche; voilà ton deuil fini d'hier; tu as +là deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'à mettre ton capuchon, et... + +Il s'interrompit.--Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais pas +pensé. Mais qu'importe? ce n'est pas nécessaire dans ces endroits-là . Tu +n'entends pas, moi, je n'écoute pas. Nous regarderons danser, voilà +tout. + +Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il avait +quelque chose d'intéressant à dire, que sa nièce ne pouvait l'entendre +ni lui répondre. Il causait avec elle malgré lui. D'une autre part, +quand il essayait de s'exprimer par signes, c'était encore pire; elle le +comprenait encore moins. Aussi avait-il adopté l'habitude de lui parler +comme à tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes ses +forces; Camille s'était faite à cette pantomime parlante, et trouvait +moyen d'y répondre à sa façon. + +Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le +bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes à sa nièce, et les lui +présentait d'un air à la fois si tendre et si suppliant, qu'elle lui +sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse +calme qu'on lui voyait toujours. + +--Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles +robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces +robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant +danser les robes comme des marionnettes. + +Camille avait assez pleuré pour qu'un moment de joie lui fût permis. +Pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle se leva, se plaça +devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait, +le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de tête +pour dire: Oui. + +À ce signe, le bonhomme Giraud se mit à sauter comme un enfant, avec ses +gros souliers. Il triomphait: l'heure était enfin venue où il +accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui, +venir à l'Opéra, voir le monde: il ne se tenait pas d'aise à cette +pensée, et il embrassait sa nièce coup sur coup, tout en criant après la +femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison. + +La toilette achevée, Camille était si belle, qu'elle sembla le +reconnaître elle-même, et sourit à sa propre image.--La voiture est en +bas, dit l'oncle Giraud, tâchant d'imiter avec ses bras le geste d'un +cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un +carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle +venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire, +et partit. + + + + +VII + + +Si l'oncle Giraud n'était pas élégant de sa personne, il se piquait du +moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits, +toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas +être gêné, l'enveloppassent comme bon leur semblait, que ses bas drapés +fussent mal tirés, et que sa perruque lui tombât sur les yeux. Mais +quand il se mêlait de régaler les autres, il prenait d'abord ce qu'il y +avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce soir-là , +pour lui et pour Camille, une bonne loge découverte, bien en évidence, +afin que sa nièce pût être vue de tout le monde. Aux premiers regards +que Camille jeta sur le théâtre et dans la salle, elle fut éblouie; cela +ne pouvait manquer: une jeune fille à peine âgée de seize ans, élevée au +fond d'une campagne, et se trouvant tout à coup transportée au milieu du +séjour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire qu'elle +rêvait. On jouait un ballet: Camille suivait avec curiosité les +attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que +c'était une pantomime, et, comme elle devait s'y connaître, elle +cherchait à s'en expliquer le sens. À tout moment, elle se retournait +vers son oncle d'un air stupéfait, comme pour le consulter; mais il n'y +comprenait guère plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de soie +offrant des fleurs à leurs bergères, des amours voltigeant au bout d'une +corde, des dieux assis sur des nuages. Les décorations, les lumières, le +lustre surtout, dont l'éclat la charmait, les parures des femmes, les +broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour +elle la jetait dans un doux étonnement. + +De son côté, elle devint bientôt elle-même l'objet d'une curiosité +presque générale; sa parure était simple, mais du meilleur goût. Seule, +en grande loge, à côté d'un homme aussi peu musqué que l'était l'oncle +Giraud, belle comme un astre et fraîche comme une rose, avec ses grands +yeux noirs et son air naïf, elle devait nécessairement attirer les +regards. Les hommes commencèrent à se la montrer, les femmes à +l'observer; les marquis s'approchèrent, et les compliments les plus +flatteurs, faits à haute voix, à la mode du temps, furent adressés à la +nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces +hommages, qu'il savourait avec délices. + +Cependant Camille, peu à peu, reprit d'abord son air tranquille, puis un +mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il était cruel +d'être isolée au milieu de cette foule. Ces gens qui causaient dans +leurs loges, ces musiciens dont les instruments réglaient la mesure des +pas des acteurs, ce vaste échange de pensées entre le théâtre et la +salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-même.--Nous +parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous +écoutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous jouissons de +tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule +n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un être qui ne fait qu'assister à +la vie. + +Camille ferma les yeux pour se délivrer de ce spectacle; elle se souvint +de ce bal d'enfants où elle avait vu danser ses compagnes, et où elle +était restée près de sa mère. Elle revint par la pensée à la maison +natale, a son enfance si malheureuse, à ses longues souffrances, à ses +larmes secrètes, à la mort de sa mère, enfin à ce deuil qu'elle venait +de quitter, et qu'elle résolut de reprendre en rentrant. Puisqu'elle +était à jamais condamnée, il lui sembla qu'il valait mieux pour elle ne +jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amèrement qu'elle ne +l'avait encore fait que tout effort de sa part pour résister à la +malédiction céleste était inutile. Remplie de cette pensée, elle ne put +retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait à en +deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le +bonhomme, surpris et inquiet, hésitait et ne savait que faire; Camille +se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donnât son +mantelet. + +En ce moment, elle aperçut au-dessous d'elle, à la galerie, un jeune +homme de bonne mine, très richement vêtu, qui tenait à la main un +morceau d'ardoise, sur lequel il traçait des lettres et des figures avec +un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise à son voisin, +plus âgé que lui; celui-ci paraissait le comprendre aussitôt, et lui +répondait de la même manière avec une très grande promptitude. Tous deux +échangeaient en même temps, en ouvrant ou fermant les doigts, certains +signes qui semblaient leur servir à se mieux communiquer leurs idées. + +Camille ne comprit rien, ni à ces dessins qu'elle distinguait à peine, +ni à ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait remarqué, du +premier coup d'Å“il, que ce jeune homme ne remuait pas les lèvres;--prête +à sortir, elle s'arrêta. Elle voyait qu'il parlait un langage qui +n'était celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer sans ce +fatal mouvement de la parole, si incompréhensible pour elle, et qui +faisait le tourment de sa pensée. Quel que fut ce langage étrange, une +surprise extrême, un désir invincible d'en voir davantage lui firent +reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de +la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant +de nouveau écrire sur l'ardoise et la présenter à son voisin, elle fit +un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. À ce +mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille à son tour. À +peine leurs yeux se furent-ils rencontrés, qu'ils restèrent tous deux +d'abord immobiles et indécis, comme s'ils eussent cherché à se +reconnaître; puis, en un instant, ils se devinèrent, et se dirent d'un +regard: Nous sommes muets tous deux. + +L'oncle Giraud apportait à sa nièce son mantelet, sa canne et son loup, +mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et +resta accoudée sur la balustrade. + +L'abbé de l'Épée venait, alors de commencer à se faire connaître. + +Faisant une visite à une dame, dans la rue des Fossés-Saint-Victor, +touché de pitié pour deux sourdes-muettes qu'il avait vues, par hasard, +travailler à l'aiguille, la charité qui remplissait son âme s'était +éveillée tout à coup, et opérait déjà des prodiges. Dans la pantomime +informe de ces êtres misérables et méprisés, il avait trouvé les germes +d'une langue féconde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle, plus +vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes +de génie, il avait peut-être dépassé son but, le voyant trop grand; mais +c'était déjà beaucoup d'en voir la grandeur. Quelle que pût être +l'ambition de sa bonté, il apprenait aux sourds-muets à lire et à +écrire. Il les replaçait au nombre des hommes. Seul et sans aide, par sa +propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces malheureux, +et il se préparait à sacrifier à ce projet sa vie et sa fortune, en +attendant que le roi jetât les yeux sur eux. + +Le jeune homme assis près de la loge de Camille était un des élèves +formés par l'abbé. Né gentilhomme et d'une ancienne maison, doué d'une +vive intelligence, mais frappé de la _demi-mort_, comme on disait alors, +il avait reçu, l'un des premiers, la même éducation à peu près que le +célèbre comte de Solar, avec cette différence qu'il était riche, et +qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension du +duc de Penthièvre[5]. Indépendamment des leçons de l'abbé, on lui avait +donné un gouverneur, qui, étant une personne laïque, pouvait +l'accompagner partout, chargé, bien entendu, de veiller sur ses actions +et de diriger ses pensées (c'était le voisin qui lisait sur l'ardoise). +Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces +études journalières qui exerçaient son esprit sur toute chose, à la +lecture comme au manège, à l'Opéra comme à la messe; cependant un peu de +fierté native et une indépendance de caractère très prononcée luttaient +en lui contre cette application pénible. Il ne savait rien des maux qui +auraient pu l'atteindre, s'il fût né dans une classe inférieure ou +seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'à Paris. L'une des +premières choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait commencé à +épeler, avait été le nom de son père, le marquis de Maubray. Il savait +donc qu'il était, à la fois, différent des autres hommes par le +privilège de la naissance et par une disgrâce de la nature. L'orgueil et +l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur, ou +peut-être par nécessité, n'en était pas moins resté simple. + +[Note 5: L'histoire romanesque de ce prétendu comte de Solar est +restée un mystère. Un enfant sourd-muet, abandonné de ses parents, en +1773, fut recueilli par l'abbé de l'Épée. Après lui avoir appris à +s'exprimer dans le langage des signes, l'abbé crut reconnaître en lui +l'héritier des comtes de Solar, lui fit obtenir à ce titre une pension +du duc de Penthièvre, et l'engagea à faire valoir ses droits. Il y eut +procès.--Un jugement du Châtelet, de 1781, donna gain de cause au jeune +sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le procès +demeura en suspens, l'abbé de l'Épée mourut, et la révolution survint. +Enfin le 24 juillet 1792, un arrêt définitif cassa le jugement du +Châtelet et interdit au nommé Joseph de porter à l'avenir le nom de +Solar. M. Bouilli a écrit sur ce sujet un drame en cinq actes intitulé +_l'Abbé de l'Épée_, qui a obtenu dans son temps un succès de larmes.] + +Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi fier +qu'eux tous, et qui avait aussi, auprès de son gouverneur, sur les +grands parquets de Versailles, traîné ses talons rouges à fleur de +terre, selon l'usage, était lorgné par plus d'une jolie femme, mais il +ne quittait pas des yeux Camille; de son côté, elle le voyait très bien, +sans le regarder davantage. L'opéra fini, elle prit le bras de son +oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive. + + + + +VIII + + +Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient seulement +le nom de l'abbé de l'Épée; encore moins se doutaient-ils de la +découverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets. Le +chevalier aurait pu connaître cette découverte; sa femme l'eût +certainement connue si elle eût vécu; mais Chardonneux était loin de +Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait, ne +la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou +la mort, peuvent produire le même résultat. + +Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une idée: ce que ses gestes et +ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer à son oncle +qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme +Giraud ne fut point embarrassé par cette demande, bien qu'elle lui fût +adressée un peu tard, car il était temps de souper; il courut à sa +chambre, et, persuadé qu'il avait compris, il rapporta en triomphe à sa +nièce une petite planche et un morceau de craie, reliques précieuses de +son ancien amour pour la bâtisse et la charpente. + +Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son désir rempli de +cette façon; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit asseoir son +oncle à côté d'elle; puis elle lui fit prendre la craie, et lui saisit +la main comme pour le guider, en même temps que ses regards inquiets +s'apprêtaient à suivre ses moindres mouvements. + +L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'écrire quelque +chose, mais quoi? Il l'ignorait.--Est-ce le nom de ta mère? Est-ce le +mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du +doigt, le plus doucement qu'il put, sur le cÅ“ur de la jeune fille. Elle +inclina aussitôt la tête; le bonhomme crut qu'il avait deviné; il +écrivit donc en grosses lettres le nom de Camille; après quoi, satisfait +de lui-même et de la manière dont il avait passé sa soirée, le souper +étant prêt, il se mit à table sans attendre sa nièce, qui n'était pas de +force à lui tenir tête. + +Camille ne se retirait jamais que son oncle n'eût achevé sa bouteille; +elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra +chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras. + +Aussitôt son verrou tiré, elle se mit à son tour à écrire. Débarrassée +de sa coiffure et de ses paniers, elle commença à copier, avec un soin +et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et à +barbouiller de blanc une grande table qui était au milieu de la chambre. +Après plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez bien à +reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut +fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut +compté une à une les lettres qui lui avaient servi de modèle, elle se +promena autour de la table, le cÅ“ur palpitant d'aise comme si elle eût +remporté une victoire. Ce mot de _Camille_ qu'elle venait d'écrire lui +paraissait admirable à voir, et devait certainement, à son sens, +exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui +semblait voir une multitude de pensées, toutes plus douces, plus +mystérieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle était loin +de croire que ce n'était que son nom. + +On était au mois de juillet, l'air était pur et la nuit superbe. Camille +avait ouvert sa fenêtre; elle s'y arrêtait de temps en temps, et là , +rêvant, les cheveux dénoués, les bras croisés, les yeux brillants, belle +de cette pâleur que la clarté des nuits donne aux femmes, elle regardait +l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux: +l'étroite cour d'une longue maison où se trouvait logée une entreprise +de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un +rayon de soleil n'avait pénétré; la hauteur des étages, entassés l'un +sur l'autre, défendait contre la lumière cette espèce de cave. Quatre ou +cinq grosses voitures, serrées sous un hangar, présentaient leurs timons +à qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laissées dans la cour, faute +de place, semblaient attendre les chevaux, dont le piétinement dans +l'écurie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une porte +strictement fermée dès minuit pour les locataires, mais toujours prête +à s'ouvrir avec bruit à toute heure au claquement du fouet d'un cocher, +s'élevaient d'énormes murailles, garnies d'une cinquantaine de croisées, +où jamais, passé dix heures, une chandelle ne brillait, à moins de +circonstances extraordinaires. + +Camille allait quitter sa fenêtre, quand tout à coup, dans l'ombre que +projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme +humaine, revêtue d'un habit brillant, se promenant à pas lents. Le +frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi, car +son oncle était là , et la surveillance du bonhomme se révélait par son +bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un assassin +vint se promener dans cette cour en pareil costume? + +L'homme y était pourtant, et Camille le voyait. Il marchait derrière la +voiture, regardant la fenêtre où elle se tenait. Après quelques +instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa lumière, et +avançant le bras hors de la croisée, éclaira subitement la cour; en même +temps elle y jeta un regard à demi effrayé, à demi menaçant. L'ombre de +la voiture s'étant effacée, le marquis de Maubray, car c'était lui, vit +qu'il était complètement découvert, et, pour toute réponse, posa un +genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans l'attitude +du plus profond respect. + +Ils restèrent quelque temps ainsi, Camille à la fenêtre, tenant sa +lumière, le marquis à genoux devant elle. Si Roméo et Juliette, qui ne +s'étaient vus qu'un soir dans un bal masqué, ont échangé dès la première +fois tant de serments, fidèlement tenus, que l'on songe à ce que purent +être les premiers gestes et les premiers regards de deux amants qui ne +pouvaient se dire que par la pensée ces mêmes choses, éternelles devant +Dieu, et que le génie de Shakspeare a immortalisées sur la terre. + +Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois +marchepieds pour grimper sur l'impériale d'une voiture, en s'arrêtant à +chaque effort qu'on est obligé de faire, pour savoir si l'on doit +continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste brodée +risque d'avoir mauvaise grâce lorsqu'il s'agit de sauter de cette +impériale sur le rebord d'une croisée. Tout cela est incontestable, à +moins, qu'on n'aime. + +Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il +commença par lui faire un salut aussi cérémonieux que s'il l'eût +rencontrée aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-être lui eût-il +raconté comme quoi il avait échappé à la vigilance de son gouverneur, +pour venir, au moyen de quelque argent donné à un laquais, passer la +nuit sous sa fenêtre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle avait +quitté l'Opéra; comment un regard d'elle avait changé sa vie entière; +comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre +bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela était écrit +sur ses lèvres; mais la révérence de Camille, en lui rendant son salut, +lui fit comprendre combien un tel récit eût été inutile et qu'il lui +importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle, dès +l'instant qu'il y était venu. + +M. de Maubray, malgré l'espèce d'audace dont il avait fait preuve pour +parvenir jusqu'à celle qu'il aimait, était, nous l'avons dit, simple et +réservé. Après avoir salué Camille, il cherchait vainement de quelle +façon lui demander si elle voulait de lui pour époux; elle ne comprenait +rien à ce qu'il tâchait de lui expliquer. Il vit sur la table la +planchette où était écrit le nom de _Camille_. Il prit le morceau de +craie, et, à côté de ce nom, il écrivit le sien: _Pierre_. + +--Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse +taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par où vous +êtes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans cette +maison? + +C'était l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de chambre, +d'un air furieux. + +--Voilà une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je dormais, et +que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre +langue. Qu'est-ce que c'est que des êtres pareils, qui ne trouvent rien +de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention? Abîmer +une voiture, briser tout, faire du dégât, et après cela, quoi? +Déshonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur d'honnêtes +gens!... + +Celui-là , non plus, ne m'entend pas encore, s'écria l'oncle Giraud +désolé. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de papier, et +écrivit cette espèce de lettre: + +«J'aime mademoiselle Camille, je veux l'épouser, j'ai vingt mille livres +de rente. Voulez-vous me la donner?» + +--Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour +mener les affaires aussi vite. + +--Mais, dites donc, s'écria-t-il après quelques moments de réflexion, je +ne suis pas son père, je ne suis que l'oncle. Il faut demander la +permission au papa. + + + + +IX + + +Ce n'était pas une chose facile que d'obtenir du chevalier son +consentement à un pareil mariage, non qu'il ne fût disposé, comme on l'a +vu, à faire tout ce qui était possible pour rendre sa fille moins +malheureuse; mais il y avait dans la circonstance présente une +difficulté presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une femme, +atteinte d'une horrible infirmité, à un homme frappé de la même +disgrâce, et, si une telle union devait avoir des fruits, il était +probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortuné de plus au +monde. + +Le chevalier, retiré dans sa terre, toujours en proie au plus noir +chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait +été enterrée dans le parc, quelques saules pleureurs entouraient sa +tombe, et annonçaient de loin aux passants la modeste place où elle +reposait. C'était vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous les jours +ses promenades. Là , il passait de longues heures, dévoré de regrets et +de tristesse, et se livrant à tous les souvenirs qui pouvaient nourrir +sa douleur. + +Ce fut là que l'oncle Giraud vint le trouver tout à coup un matin. Dès +le lendemain du jour où il avait surpris les deux amants ensemble, le +bonhomme avait quitté Paris avec sa nièce, avait ramené Camille au Mans, +et l'avait laissée dans sa propre maison, pour y attendre le résultat de +la démarche qu'il allait faire. + +Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'être fidèle et de rester +prêt à tenir sa parole. Orphelin dès longtemps, maître de sa fortune, +n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volonté n'avait à +craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son côté, voulait bien servir +de médiateur et tâcher de marier les deux jeunes gens, mais il +n'entendait pas que cette première entrevue, qui lui semblait +passablement étrange, pût se renouveler autrement qu'avec la permission +du père et du notaire. + +Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on le +pense, le plus grand étonnement. Lorsque le bonhomme commença à lui +raconter cette rencontre à l'Opéra, cette scène bizarre et cette +proposition plus singulière encore, il eut peine à concevoir qu'un tel +roman fût possible. Forcé cependant de reconnaître qu'on lui parlait +sérieusement, les objections auxquelles on s'attendait se présentèrent +aussitôt à son esprit: + +--Que voulez-vous? dit-il à Giraud. Unir deux êtres également +malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre +créature dont je suis le père? Faut-il encore augmenter notre malheur en +lui donnant un mari semblable à elle? Suis-je destiné à me voir entouré +d'êtres réprouvés du monde, objets de mépris et de pitié? Dois-je passer +ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence, avoir +les yeux fermés par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas vanité, +Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon père, dois-je le laisser +à des infortunés qui ne pourront ni le signer ni le prononcer? + +--Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose. + +--Le signer! s'écria le chevalier. Êtes-vous privé de raison? + +--Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait écrire, répliqua +l'oncle. Je vous témoigne et vous certifie qu'il écrit même fort bien et +même très couramment, comme sa proposition, que j'ai dans ma poche et +qui est fort honnête, en fait foi. + +Le bonhomme montra en même temps au chevalier le papier sur lequel le +marquis de Maubray avait tracé le peu de mots qui exposaient, d'une +manière laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa demande. + +--Que signifie cela? dit le père. Depuis quand les sourds-muets +tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud? + +--Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille +chose peut se faire. La vérité est que mon intention était tout +bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce +que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouvé être là , et +il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait +très lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on était +muet, c'était pour ne rien dire; mais pas du tout. Il paraît +qu'aujourd'hui on a fait une découverte au moyen de laquelle tout ce +monde-là se comprend et fait très bien la conversation. On dit que c'est +un abbé, dont je ne sais plus le nom, qui a inventé ce moyen-là . Quant à +moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne qu'à +mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins! + +--Est-ce sérieux, ce que vous dites? + +--Très sérieux. Ce petit marquis est riche, joli garçon; c'est un +gentilhomme et un galant homme; je réponds de lui. Songez, je vous en +prie, à une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle ne parle +pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle +devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voilà un homme qui +l'aime; cet homme-là , si vous la lui donnez, ne se dégoûtera jamais +d'elle à cause du défaut qu'elle a au bout de la langue; il sait ce qui +en est par lui-même. Ils se comprennent, ces enfants, ils s'entendent, +sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et +écrire; Camille apprendra à en faire autant; cela ne lui sera pas plus +difficile qu'à l'autre. Vous sentez bien que, si je vous proposais de +marier votre fille à un aveugle, vous auriez le droit de me rire au nez; +mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que, +depuis seize ans que vous avez cette petite-là , vous ne vous en êtes +jamais bien consolé. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme tout le +monde s'en arrange, si vous, qui êtes son père, vous ne pouvez pas en +prendre votre parti? + +Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un +regard du côté du tombeau de sa femme, et semblait réfléchir +profondément. + +--Rendre à ma fille l'usage de la pensée! dit-il après un long silence; +Dieu le permettrait-il? est-ce possible? + +En ce moment, le curé d'un village voisin entrait dans le jardin, venant +dîner au château. Le chevalier le salua d'un air distrait, puis, sortant +tout à coup de sa rêverie: + +-L'abbé, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les nouvelles, et vous +recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un prêtre qui a +entrepris l'éducation des sourds-muets? + +Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait était +un véritable curé de campagne de ce temps-là , homme simple et bon, mais +fort ignorant, et partageant tous les préjugés d'un siècle où il y en +avait tant, et de si funestes. + +--Je ne sais ce que monseigneur veut dire, répondit-il (traitant le +chevalier en seigneur de village), à moins qu'il ne soit question de +l'abbé de l'Épée. + +--Précisément, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on m'a dit; je ne +m'en souvenais plus. + +--Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire? + +--Je ne saurais, répliqua le curé, parler avec trop de circonspection +d'une matière sur laquelle je ne puis me donner encore pour complètement +édifié. Mais je suis fondé à croire, d'après le peu de renseignements +qu'il m'a été loisible de recueillir à ce sujet, que ce monsieur de +l'Épée, qui paraît être, d'ailleurs, une personne tout à fait vénérable, +n'a point atteint le but qu'il s'était proposé. + +--Qu'entendez-vous par là ? dit l'oncle Giraud. + +--J'entends, dit le prêtre, que l'intention la plus pure peut +quelquefois faillir par le résultat. Il est hors de doute, d'après ce +que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont été faits; +mais j'ai tout lieu de croire que la prétention d'apprendre à lire aux +sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout à fait chimérique. + +--Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui écrit. + +--Je suis bien éloigné, répliqua le curé, de vouloir vous contredire en +aucune façon; mais des personnes savantes et distinguées, parmi +lesquelles je pourrais même citer des docteurs de la Faculté de Paris, +m'ont assuré d'une manière péremptoire que la chose était impossible. + +--Une chose qu'on voit ne peut pas être impossible, reprit le bonhomme +impatienté. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma poche, +pour le montrer au chevalier; le voilà , c'est clair comme le jour. + +En parlant ainsi, le vieux maître maçon avait de nouveau tiré son +papier, et l'avait mis sous les yeux du curé. Celui-ci, à demi étonné, à +demi piqué, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs fois à +haute voix, et le rendit à l'oncle, ne sachant trop quoi dire. + +Le chevalier avait semblé étranger à la discussion; il continuait de +marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant. + +--Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque à mon +devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se présente +où cette pauvre fille, à qui je n'ai donné que l'apparence de la vie, +trouve une main qui recherche la sienne dans les ténèbres où elle est +plongée. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour toujours, elle +peut rêver qu'elle est heureuse. De quel droit l'en empêcherais-je? Que +dirait sa mère, si elle était là ?... + +Les regards du chevalier se reportèrent encore une fois vers le tombeau, +puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas à l'écart avec +lui, et lui dit à voix basse: Faites ce que vous voudrez. + +--À la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous l'amène; +elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant. + +--Jamais! répondit le père. Tâchons ensemble qu'elle soit heureuse; mais +la revoir, je ne le peux pas. + +Pierre et Camille furent mariés à Paris, à l'église des Petits-Pères. +Le gouverneur et l'oncle furent les seuls témoins. Lorsque le prêtre +officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez +appris pour savoir à quel moment il fallait s'incliner en signe +d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un rôle qui était pourtant +difficile à remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien +comprendre; elle regarda son mari, et baissa la tête comme lui. + +Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez, pourrait-on +dire. Lorsqu'ils sortirent de l'église, en se tenant la main pour +toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait +une assez grande maison. Camille, après la messe, monta dans un brillant +équipage, qu'elle regardait avec une curiosité enfantine. L'hôtel dans +lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet d'étonnement. Ces +appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient être à elle, lui +semblaient une merveille. Il était convenu, du reste, que ce mariage se +ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la fête. + + + + +X + + +Camille devint mère. Un jour que le chevalier faisait sa triste +promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre écrite +d'une main qui lui était inconnue, et où se trouvait un singulier +mélange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et +renfermait ce qui suit: + +«O mon père! je parle, non pas avec ma bouche, mais avec ma main. Mes +pauvres lèvres sont toujours fermées, et cependant je sais parler. Celui +qui est mon maître m'a appris à pouvoir vous écrire. Il m'a fait +enseigner comme pour lui, par la même personne qui l'avait élevé, car +vous savez qu'il est resté comme moi très longtemps. J'ai eu beaucoup de +peine à apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler avec les +doigts, ensuite on apprend des figures écrites. Il y en a de toutes +sortes, qui expriment la peur, la colère, et tout en général. On est +très long à connaître tout, et encore plus à mettre des mots, à cause +des figures qui ne sont pas la même chose, mais enfin on en vient à +bout, comme vous voyez. L'abbé de l'Épée est un homme très bon et très +doux, de même que le père Vanin, de la Doctrine chrétienne. + +«J'ai un enfant qui est très beau; je n'osais pas vous en parler avant +de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu résister au plaisir que +j'ai à vous écrire, malgré notre peine car vous pensez bien que mon mari +et moi nous sommes très inquiets, surtout parce que nous ne pouvons pas +entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne +se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il +ouvrira les lèvres et s'il les remuera avec le bruit des +entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulté des +médecins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux personnes +aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont bien +dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire. + +Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis +longtemps, et comme nous sommes embarrassés lorsqu'il ouvre ses petites +lèvres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit! Soyez +sûr, mon père, que je pense bien à ma mère, car elle a dû s'inquiéter +comme moi. Vous l'avez bien aimée, comme moi aussi j'aime mon enfant; +mais je n'ai été pour vous qu'un sujet de chagrin. Maintenant que je +sais lire et écrire, je comprends combien ma mère a dû souffrir. + +Si vous étiez tout à fait bon pour moi, cher père, vous viendriez nous +voir à Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance pour votre +fille respectueuse. + +CAMILLE.» + +Après avoir lu cette lettre, le chevalier hésita longtemps. Il avait eu +d'abord peine à s'en fier à ses yeux, et à croire que c'était Camille +elle-même qui lui avait écrit; mais il fallait se rendre à l'évidence. +Qu'allait-il faire? S'il cédait à sa fille, et s'il allait en effet à +Paris, il s'exposait à retrouver, dans une douleur nouvelle, tous les +souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas, il +est vrai, mais qui n'en était pas moins le fils de sa fille, pouvait lui +rendre les chagrins du passé. Camille pouvait lui rappeler Cécile, et +cependant il ne pouvait s'empêcher en même temps de partager +l'inquiétude de cette jeune mère attendant une parole de son enfant. + +--Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta. +C'est moi qui ai fait ce mariage-là , et je le tiens pour bon et durable. +Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez, +soit dit sans reproche, d'avoir oublié votre femme au bal, moyennant +quoi elle est tombée à l'eau? Oubliez-vous aussi cette petite? +Pensez-vous que ce soit tout d'être triste? Vous l'êtes, j'en conviens, +et même plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas autre chose +à faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais avec +vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appelé aussi. +Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frappé à ma porte, moi qui +lui ai toujours ouvert. + +--Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et +cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laissée mourir +d'une mort affreuse quand j'aurais dû l'en préserver. Si je dois en être +puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais +m'en plaindre; quelque pénible que soit pour moi ce spectacle, je dois +m'y résoudre et m'y condamner. Ce châtiment m'est dû. Que la fille me +punisse d'avoir abandonné la mère! J'irai à Paris, je verrai cet enfant. +J'ai délaissé ce que j'aimais, je me suis éloigné du malheur; je veux +prendre maintenant un amer plaisir à le contempler. + +Dans un joli boudoir boisé, à l'entre-sol d'un bon hôtel situé dans le +faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque +le père et l'oncle arrivèrent. Sur une table étaient des dessins, des +livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait +sur le tapis. + +Le marquis s'était levé; Camille courut à son père, qui l'embrassa +tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du +chevalier se reportèrent aussitôt sur l'enfant. Malgré lui, l'horreur +qu'il avait eue autrefois pour l'infirmité de Camille reprenait place +dans son cÅ“ur, à la vue de cet être qui allait hériter de la malédiction +qu'il lui avait léguée. Il recula lorsqu'on le lui présenta. + +--Encore un muet! s'écria-t-il. + +Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait compris. +Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt +sur ses petites lèvres, en les frottant un peu, comme pour l'inviter à +parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis prononça bien +distinctement ces deux mots, que la mère lui avait fait apprendre +d'avance:--Bonjour, papa. + +--Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle +Giraud. + +FIN DE PIERRE ET CAMILLE. + + + + +LE + +SECRET DE JAVOTTE + +1844 + +[Illustration: LE SECRET DE JAVOTTE + +... deux jeunes gens, revenant de la chasse suivaient à cheval la route +de Noisy...] + + + +I + + +L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens revenant +de la chasse suivaient à cheval la route de Noisy, à quelque distance de +Luzarches. Derrière eux marchait un piqueur menant les chiens. Le soleil +se couchait et dorait au loin la belle forêt de Carenelle, où le feu duc +de Bourbon aimait à chasser. Tandis que le plus jeune des deux +cavaliers, âgé d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa +monture, et s'amusait à sauter les haies, l'autre paraissait distrait et +préoccupé. Tantôt il excitait son cheval et le frappait avec impatience, +tantôt il s'arrêtait tout à coup et restait au pas en arrière, comme +absorbé par ses pensées. À peine répondait-il aux joyeux discours de son +compagnon, qui, de son côté, le raillait de son silence. En un mot, il +semblait livré à cette rêverie bizarre, particulière aux savants et aux +amoureux, qui sont rarement où ils paraissent être. Arrivé à un +carrefour, il mit pied à terre, et s'avançant au bord d'un fossé, il +ramassa une petite branche de saule qui était enfoncée dans le sable +assez profondément; il détacha une feuille de cette branche, et, sans +qu'on l'aperçût, la glissa furtivement dans son sein; puis, remontant +aussitôt à cheval: + +--Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux +Clignets par le village; nous rentrerons, mon frère et moi, par la +garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me +ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque +troupeau de bestiaux rentrant à la ferme. + +Le piqueur obéit et prit avec ses chiens un sentier tracé dans les +roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le +moins âgé des deux frères) partit d'un grand éclat de rire: + +--Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable ce +soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit dévorée par un mouton? Mais tu +as beau faire; je parierais que, malgré toutes tes précautions, cette +pauvre bête, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvais tour +d'ici à une demi-heure. + +--Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque irrité. + +--Mais, apparemment, répondit Armand en se rapprochant de son frère, +parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta +jument est sujette à caracoler quand elle voit la grille. Heureusement, +ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est là , et +que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une +jambe. + +--Mauvaise langue, dit Tristan souriant à son tour un peu à contre-cÅ“ur, +qu'est-ce qui pourra donc te déshabituer de tes méchantes plaisanteries? + +--Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il à +cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil, c'est +de son âge. N'as-tu pas l'honneur d'être au service du roi dans le +régiment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime aussi la +chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta +veste rouge, est-ce que c'est un péché mortel? + +--Écoute, écervelé, dit Tristan. Que tu badines ainsi entre nous, si +cela te plaît, rien de mieux; mais pense sérieusement à ce que tu dis +quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de +notre mère; sa maison est une des seules ressources que nous ayons dans +le pays pour nous désennuyer de cette vie monotone qui t'amuse, toi, +avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La +marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances... + +--La plus agréable, ajouta Armand. + +--Tant que tu voudras. Tu n'es pas fâché, toi-même, d'aller à Renonval, +lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre +part que de nous brouiller avec ces gens-là , et c'est ce que tes +discours finiront par faire, si tu continues à jaser au hasard. Tu sais +très bien que je n'ai pas plus qu'un autre la prétention de plaire à +madame de Vernage... + +--Prends garde à Gitana! s'écria Armand. Regarde comme elle dresse les +oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue. + +--Trêve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et tâche d'y +penser sérieusement. + +--Je pense, dit Armand, et très sérieusement, que la marquise est très +bien en manches plates, et que le noir lui va à merveille. + + +--À +quel propos cela? + +--À propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit rien dans +ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne t'ai +pas entendu très clairement dire que le noir était ta couleur, et cette +bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la grâce de +monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la +plus noire de toutes ses robes? + +--Qu'y a-t-il d'étonnant? n'est-il pas tout simple de changer de +toilette pour dîner? + +--Prends garde à Gitana, te dis-je; elle est capable de s'emporter, et +de te mener tout droit, malgré toi, à l'écurie de Renonval. Et la +semaine dernière, à la fête, cette même marquise, toujours de noir +vêtue, n'a-t-elle pas trouvé naturel de m'installer dans la grande +calèche avec mon chien et monsieur le curé, pour grimper dans ton +tilbury, au risque de montrer sa jambe? + +--Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux subît +cette corvée? + +--Oui, mais cet _un_, c'est toujours moi. Je ne m'en plains pas, je ne +suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse, +n'a-t-elle pas imaginé de quitter sa voiture et de me prendre mon propre +cheval, que je lui ai cédé avec un désintéressement admirable, pour +qu'elle pût galoper dans les bois à côté de monsieur l'officier? +Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer +dans tes dénégations, tu me devrais, honnêtement parlant, ta confiance +et tes secrets. + +--Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un étourdi tel que toi, et +quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes +contes? + +--Prends garde à Gitana, mon frère. + +--Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que j'eusse +fantaisie d'aller ce soir faire une visite à Renonval, qu'y aurait-il +d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un prétexte pour te prier d'y venir +avec moi ou de rentrer seul à la maison? + +--Non, certainement; de même que, si nous venions à rencontrer madame de +Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de +surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, il +est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de +moins en comparaison de l'éternité? La marquise doit nous avoir entendus +sonner du cor; il serait bien juste qu'elle prît le frais sur la route, +en compagnie de son inévitable adorateur et voisin, M. de la +Bretonnière. + +--J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de la +Bretonnière m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une femme +d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot +et traîne partout une pareille ombre? + +--Il est certain, répondit Armand, que le personnage est lourd et +indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme, créé et mis +au monde pour l'état de voisin. Voisiner est son lot; c'est même presque +sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu +un homme mieux établi que lui hors de chez soi. Si on va dîner chez +madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il +chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et +remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et classique, +qui se croit obligé de rire si la maîtresse du logis dit un bon mot; il +serait plutôt disposé, s'il osait, à tout blâmer et tout contrecarrer. +S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver +que le baromètre est à variable. Si quelqu'un cite une anecdote, ou +parle d'une curiosité, il a vu quelque chose de bien mieux; mais il ne +daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tête avec une modestie +à le souffleter. L'assommante créature! je ne sais pas, en vérité, s'il +est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage, +quand il est là , sans que sa tête inquiète et effarouchée vienne se +placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas +d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur +spéciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, d'être plus +ennuyeux qu'un bavard, rien que par la façon dont il regarde parler les +autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste à la vie, et +tâche de gêner, de décourager et d'impatienter les vivants. Avec tout +cela, la marquise le supporte; elle a la charité de l'écouter, de +l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en +débarrassera jamais. + +--Qu'entends-tu par là ? demanda Tristan, un peu troublé à ce dernier +mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable? + +--Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifférence railleuse. +Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est garçon +et fort à l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite meute, +et un grand vieux carrosse. Il possède sur tout autre, près de la +marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans +et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en +congé, permets-moi de te le dire tout bas, peut éblouir et plaire en +passant; mais celui qui est là tous les jours a quinte et quatorze par +état, sans compter l'industrie, comme dit Basile. + +Tandis que les deux frères causaient ainsi, ils avaient laissé les bois +derrière eux et commençaient à entrer dans les vignes. Déjà ils +apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval. + +--Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualités; mais c'est +une coquette. Elle passe pour dévote, et elle a un chapelet bénit +accroché à son étagère; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t'en +déplaise, c'est, à mon avis, une femme difficile à deviner et +passablement dangereuse. + +--Cela est possible, dit Tristan. + +--Et même probable, reprit son frère. Je ne suis pas fâché que tu le +penses comme moi, et je te dirai volontiers à mon tour: Parlons +sérieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la connaître et de +l'étudier de près. Toi, tu viens ici pour quelques jours; tu es un jeune +et beau garçon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne sais que +faire, elle te plaît, tu lui en contes, et elle te laisse dire. Moi, qui +la vois l'hiver comme l'été, à Paris comme à la campagne, je suis moins +confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval +et me laisse en tête-à -tête avec le curé. Ses grands yeux noirs, qu'elle +baisse vers la terre avec une modestie parfois si sévère, savent se +relever vers toi, j'en suis bien sûr, lorsque vous courez la forêt, et +je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a tourné la +tête, à ma connaissance, à trois ou quatre pauvres petits garçons qui +ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma pensée? +Je te dirai, en style de Scudéry, qu'on pénètre assez facilement jusqu'à +l'antichambre de son cÅ“ur, mais que l'appartement est toujours fermé, +peut-être parce qu'il n'y a personne. + +--Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain +caractère. + +--Non pas à son avis: qu'a-t-on à lui reprocher? Est-ce sa faute si on +devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait guère plus de trente ans, +elle dit à qui veut l'entendre qu'elle a renoncé, depuis qu'elle est +veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre, +monter à cheval et prier Dieu. Elle fait l'aumône et va à confesse; or, +toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sincèrement et +véritablement religieuse, est la pire espèce de coquette que la +civilisation ait inventée. Une femme pareille, sûre d'elle-même, belle +encore et jouissant volontiers des petits privilèges de la beauté, sait +composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine +confession. Aux moments mêmes où elle semble se livrer avec le plus +charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si +le bout de son pied est suffisamment caché sous sa robe, et calcule la +place où elle peut laisser prendre, sans péché, un baiser sur sa +mitaine. À quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne pas +être franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer à la +tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne +saurait dire qu'elle soit sincère ni hypocrite; elle est ainsi et elle +plaît; ses victimes passent et disparaissent. La Bretonnière, le +silencieux, restera jusqu'à sa mort, très probablement, sur le seuil du +temple où ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire +l'encens. + +Tristan, pendant que son frère parlait, avait arrêté son cheval. La +grille du château de Renonval n'était plus éloignée que d'une centaine +de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait prévu, madame de +Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle était seule, contre +l'ordinaire. Tristan changea tout à coup de visage. + +--Écoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es homme et tu as +du cÅ“ur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni +loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on m'a +dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugué par cette +femme; elle est si charmante, si aimable, si séduisante, quand elle +veut... + +--Je le sais très bien, dit Armand. + +--Non, s'écria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de grâce, de +douceur, de piété, car enfin elle fait l'aumône, comme tu dis, et +remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les +dehors de la franchise et de la bonté, elle puisse être telle que tu te +l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en +chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier à ta parole. Je vais +à Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mère s'inquiète de ne +pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon +cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte +visite, et je reviendrai sur-le-champ. + +--Pourquoi ce mystère, s'il en est ainsi? + +--Parce que la marquise elle-même reconnaît que c'est le plus sage. Les +gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes +ensemble. Garde-moi le secret; à ce soir. + +Sans attendre une réponse, Tristan partit au galop. + +Demeuré seul, Armand changea de route, et prit un chemin de traverse qui +le menait plus vite chez lui. Ce n'était pas, on le pense bien, sans +déplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son frère +s'éloigner. Jeune d'années, mais déjà mûri par une précoce expérience du +monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent léger en apparence, +avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier +distingué dans l'armée, courait en Algérie les chances de la guerre, et +se livrait parfois aux dangereux écarts d'une imagination vive et +passionnée, Armand restait à la maison et tenait compagnie à sa vieille +mère. Tristan le raillait parfois de ses goûts sédentaires, et +l'appelait monsieur l'abbé, prétendant que, sans la Révolution, il +aurait porté la tonsure, en sa qualité de cadet; mais cela ne le fâchait +pas.--Va pour le titre, répondait-il, mais donne-moi le bénéfice. La +baronne de Berville, la mère, veuve depuis longtemps, habitait le Marais +en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce +n'était pas une maison assez riche pour entretenir un grand équipage, +mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait +ses enfants, on avait fait venir des _foxhounds_ d'Angleterre; quelques +voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes réunies formaient +de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la +forêt de Carenelle. Ainsi s'étaient établies rapidement, entre les +habitants des Clignets et ceux de deux ou trois châteaux des environs, +des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on +vient de le voir, était la reine du canton. Depuis le sieur de +Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'à l'élégant un peu +arriéré de Luzarches, tout rendait hommage à la belle marquise, voire +même le curé de Noisy. Renonval était le rendez-vous de ce qu'il y avait +de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes étaient +d'accord pour vanter, comme Tristan, la grâce et la bonté de la +châtelaine. Personne ne résistait à l'empire souverain qu'elle exerçait, +comme on dit, sur les cÅ“urs; et c'est précisément pourquoi Armand était +fâché que son frère ne revînt pas souper avec lui. + +Il ne lui fut pas difficile de trouver un prétexte pour justifier cette +absence, et de dire à la baronne en rentrant que Tristan s'était arrêté +chez un fermier, avec lequel il était en marché pour un coin de terre. +Madame de Berville, qui ne dînait qu'à neuf heures quand ses enfants +allaient à la chasse, afin de prendre son repas en famille, voulut +attendre pour se mettre à table que son fils aîné fut revenu. Armand, +mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son métier, +parut médiocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait. Peut-être +craignait-il, à part lui, que la visite à Renonval ne se prolongeât plus +longtemps qu'il n'avait été dit. Quoi qu'il en fût, il prit d'abord, +pour se donner un peu de patience, un à -compte sur le dîner, puis il +alla visiter ses chiens et jeter à l'écurie le coup d'Å“il du maître, et +revint s'étendre sur un canapé, déjà à moitié endormi par la fatigue de +la journée. + +La nuit était venue, et le temps s'était mis à l'orage. Madame de +Berville, assise, comme de coutume, devant son métier à tapisserie, +regardait la pendule, puis la fenêtre, où ruisselait la pluie. Une +demi-heure s'écoula lentement, et bientôt vint l'inquiétude. + +--Que fait donc ton frère? disait la baronne; il est impossible qu'à +cette heure et par un temps semblable il s'arrête si longtemps en route; +quelque accident lui sera arrivé: je vais envoyer à sa rencontre. + +--C'est inutile, répondait Armand; je vous jure qu'il se porte aussi +bien que nous, et peut-être mieux; car, voyant cette pluie, il se sera +sans doute fait donner à souper dans quelque cabaret de Noisy, pendant +que nous sommes à l'attendre. + +L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit le +dîner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de laisser +ainsi sa mère dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait inutile; +mais il avait donné sa parole. De son côté, madame de Berville voyait +aisément, sur le visage de son fils, l'inquiétude qui l'agitait; elle +n'en pénétrait pas la cause, mais l'effet ne lui échappait pas. Habituée +à toute la tendresse et aux confidences même d'Armand, elle sentait que, +s'il gardait le silence, c'est qu'il y était obligé. Par quelle raison? +elle l'ignorait, mais elle respectait cette réserve, tout en ne pouvant +s'empêcher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air +craintif et presque suppliant, puis elle écoutait gronder la foudre, et +haussait les épaules en soupirant. Ses mains tremblaient, malgré elle, +de l'effort qu'elle faisait pour paraître tranquille. À mesure que +l'heure avançait, Armand se sentait de moins en moins le courage de +tenir sa promesse. Le dîner terminé, il n'osait se lever; la mère et le +fils restèrent longtemps seuls, appuyés sur la table desservie, et se +comprenant sans ouvrir les lèvres. + +Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne étant venue apporter +les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir à son fils, et se +retira dans son appartement pour dire ses prières accoutumées. + +--Que fait-il, en effet, cet étourdi garçon? se disait Armand, tout en +se débarrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de chasseur. +Rien de bien inquiétant, cela est probable. Il fait les yeux doux à +madame de Vernage, et subit le silence imposant de la Bretonnière. +Est-ce bien sûr? Il me semble qu'à cette heure-ci la Bretonnière doit +être dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai que +Tristan est peut-être en route aussi; j'en doute, pourtant; le chemin +n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter à cheval. D'une autre +part, il y a d'excellents lits à Renonval, et une marquise si polie peut +certainement offrir un asile à un capitaine surpris par l'orage. Il est +probable, tout bien considéré, que Tristan ne reviendra que demain. Cela +est fâcheux, pour deux raisons: d'abord cela inquiète notre mère, et +puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouvés chez une +voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit passée sous +le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont +on rêve. Quelquefois même, on ne dort pas du tout. Que va-t-il advenir +de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du cÅ“ur +pour deux, mais tant pis. Elle trouvera aisé de le jouer, trop aisé, +peut-être, c'est là mon espoir. Elle dédaignera d'en agir faussement +envers un si loyal caractère. Mais, après tout, se disait encore Armand, +en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau +et brave. Il s'est tiré d'affaire à Constantine, il s'en tirera à +Renonval. + +Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence +régnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se fit +entendre sur la route. Il était deux heures du matin; une voix +impérieuse cria qu'on ouvrît, et tandis que le garçon d'écurie levait +lourdement, l'une après l'autre, les barres de fer qui retenaient la +grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, à pousser de +longs gémissements. Armand, qui dormait de tout son cÅ“ur, réveillé en +sursaut, vit tout à coup devant lui son frère tenant un flambeau et +enveloppé d'un manteau dégouttant de pluie. + +--Tu rentres à cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou bien +matin. + +Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec l'accent +d'une colère presque furieuse: + +--Tu avais raison, c'est la dernière des femmes, et je ne la reverrai de +ma vie. + +Après quoi il sortit brusquement. + + + + +II + + +Malgré toutes les questions, toutes les instances que put faire Armand, +Tristan ne voulut donner à son frère aucune explication des étranges +paroles qu'il avait prononcées en rentrant. Le lendemain, il annonça à +sa mère que ses affaires le forçaient d'aller à Paris pour quelques +jours, et donna ses ordres en conséquence; il avait le dessein de partir +le soir même. + +--Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une façon +un peu cavalière. Tu me fais la moitié d'une confidence, et tu t'en vas +d'un jour à l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que je +pense de ce départ impromptu? + +--Ce qu'il te plaira, répondit Tristan avec une indifférence si +tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunté, tu ne feras qu'y +perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de colère, il est vrai, pour une +bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras +l'appeler. La Bretonnière m'a ennuyé; la marquise était de mauvaise +humeur; l'orage m'a contrarié; je suis revenu je ne sais pourquoi, et je +t'ai parlé sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si tu +veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais, à la +première occasion, tu nous verras amis comme devant. + +--Tout cela est bel et bon, répliquait Armand, mais tu ne parlais pas +hier par énigme, quand tu m'as dit: C'est la dernière des femmes. Il n'y +a là mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrivé que tu caches. + +--Et que veux-tu qu'il me soit arrivé? demandait Tristan. + +À cette question, Armand baissait la tête, et restait muet; car en +pareille circonstance, du moment que son frère se taisait, toute +supposition, même faite en plaisantant, pouvait être aisément blessante. + +Vers le milieu de la journée, une calèche découverte entra dans la cour +des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, à l'air gauche +et endimanché, descendit aussitôt de la voiture, baissa lui-même le +marchepied et présenta la main à une grande et belle femme, mise +simplement et avec goût. C'était madame de Vernage et la Bretonnière qui +venaient faire visite à la baronne. Tandis qu'ils montaient le perron, +où madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le visage de son +frère avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais Tristan le +regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de +nouveau. + +À la tournure aisée que prit la conversation, aux politesses froides, +mais sans nulle contrainte, qu'échangèrent Tristan et la marquise, il ne +semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se fût passé la +veille. La marquise apportait à madame de Berville, qui aimait les +oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonnière l'avait dans son +chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la volière. La +Bretonnière, bien entendu, donna le bras à la baronne; les deux jeunes +gens restèrent près de madame de Vernage. Elle paraissait plus gaie que +de coutume; elle marchait au hasard de côté et d'autre sans respect pour +les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage. + +--Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous? + +Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son +départ. Il l'annonça effectivement du ton le plus calme; mais, en même +temps, il fixa sur la marquise un regard pénétrant, presque dur et +offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda même +pas quand il comptait revenir. + +--En ce cas-là , reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le seul +représentant des Berville que nous verrons à Renonval; car je suppose +que nous vous aurons. La Bretonnière dit qu'il a découvert, avec les +lunettes de mon garde, une espèce de cochon sauvage à qui la barbe vient +comme aux oiseaux les plumes... + +--Point du tout, dit la Bretonnière, c'est une sorte de truie chinoise, +de couleur noire, appelée tonkin. Lorsque ces animaux quittent la +basse-cour et s'habituent à vivre dans les bois... + +--Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, à force de manger +du gland, les défenses leur poussent au bout du museau. + +--C'est de toute vérité, répondit la Bretonnière, non pas, il est vrai, +à la première, ni même à la seconde génération; mais il suffit que le +fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait. + +--Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de +faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une forêt, il en +résulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la tête. Et +c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la +main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne réussit +à personne. + +--Cela est encore vrai, dit la Bretonnière; la sauvagerie est un grand +défaut. + +--Elle vaut pourtant mieux, répondit Tristan, qu'une certaine espèce de +domesticité. + +La Bretonnière ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il devait se +fâcher. + +--Oui, dit madame de Berville à la marquise, vous avez bien raison. +Grondez-moi ce méchant garçon, qui est toujours sur les grands chemins, +et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller à Paris. Défendez-lui +donc de partir. + +Madame de Vernage, qui, tout à l'heure, n'avait pas dit un mot pour +essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi priée de le faire, y mit +aussitôt toute l'insistance et toute la bonne grâce dont elle était +capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour +dire à Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires à Paris, +que la curiosité d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur tout au +monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir déjeuner le +lendemain à Renonval. Tristan répondait à chacun de ses compliments par +un de ces petits saluts insignifiants qu'ont inventés les gens qui ne +savent quoi dire: il était clair que sa patience était mise à une +cruelle épreuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus qu'elle +prévoyait, et, dès qu'elle eut cessé de parler, elle se retourna et +s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle eût répété une comédie +et que son rôle eût été fini. + +--Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui qui +en veut à l'autre? Est-ce mon frère? est-ce la Bretonnière? Que vient +faire ici la marquise? + +La façon d'être de madame de Vernage était, en effet, difficile à +comprendre. Tantôt elle témoignait à Tristan une froideur et une +indifférence marquées; tantôt elle paraissait le traiter avec plus de +familiarité et de coquetterie qu'à l'ordinaire.--Cassez-moi donc cette +branche-là , lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du monde ce +soir, je veux être toute en fleurs; je compte mettre une robe +botanique, et avoir un jardin sur la tête. + +Tristan obéissait: il le fallait bien. La marquise se trouva bientôt +avoir une véritable botte de fleurs, mais aucune ne lui plaisait.--Vous +n'êtes pas connaisseur, disait-elle, vous êtes un mauvais jardinier; +vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez +les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir. + +En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait +tomber à terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce dédain +sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du +monde. + +Il y avait au milieu du parc une petite rivière avec un pont de bois qui +était brisé, mais dont il restait encore quelques planches. La +Bretonnière, selon sa manie, déclara qu'il y avait danger à s'y +hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise +voulut passer, et commençait à prendre les devants, quand la baronne lui +représenta qu'en effet ce pont était vermoulu, et qu'elle courait le +risque d'une chute assez grave. + +--Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire les +honneurs de la profondeur de votre rivière; et si je faisais comme +Condé, qu'est-ce qu'il arriverait donc? + +Devant monter à cheval, au retour, elle avait à la main une cravache. +Elle la jeta de l'autre côté de l'eau, dans une petite +île:--Maintenant, messieurs, reprit-elle, voilà mon bâton jeté à +l'ennemi. Qui de vous ira le chercher? + +--C'est fort imprudent, dit la Bretonnière; cette cravache est fort +jolie, la pomme en est très bien ciselée. + +--Y aura-t-il du moins une récompense honnête? demanda Armand. + +--Fi donc! s'écria la marquise. Vous marchandez avec la gloire! Et vous, +monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan, +qu'est-ce que vous dites? passerez-vous? + +Tristan semblait hésiter, non par crainte du danger ni du ridicule, mais +par un sentiment de répugnance à se voir ainsi provoqué pour une +semblable bagatelle. Il fronça le sourcil et répondit froidement: + +--Non, madame. + +--Hélas! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre Phanor était +là , il m'aurait déjà rendu ma cravache. + +La Bretonnière, tâtant le pont avec sa canne, le contemplait d'un air de +réflexion profonde; appuyée nonchalamment sur la poutre brisée qui +servait de rampe, la marquise s'amusait à faire plier les planches en se +balançant au-dessus de l'eau: elle s'élança tout à coup, traversa le +pont avec une vivacité et une légèreté charmantes, et se mit à courir +dans l'île. Armand avait voulu la prévenir, mais son frère lui prit le +bras, et, se mettant à marcher à grands pas, l'entraîna à l'écart dans +une allée; là , dès que les deux jeunes gens furent seuls: + +--La patience m'échappe, dit Tristan. J'espère que tu ne me crois pas +assez sot pour me fâcher d'une plaisanterie; mais cette plaisanterie a +un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver, +jouer avec ma colère, et voir jusqu'à quel point j'endurerai son audace; +elle sait ce que signifie son froid persiflage. Misérable cÅ“ur! +méprisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me laisser +m'éloigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite vanité, et se +faire une sorte de triomphe d'une discrétion qu'on ne lui doit pas! + +--Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il? + +--Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es intéressé, puisque tu es mon +frère. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et que tu +me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au +carrefour des Roches. Il y avait à terre une branche de saule, que tu ne +m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'était madame de Vernage +qui l'avait enfoncée dans le sable, en se promenant le matin. Elle riait +tout à l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais celle-là +avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de la +marquise étaient allés chez son oncle à Beaumont, que la Bretonnière ne +viendrait pas dîner, et que, si je craignais d'éveiller les gens en +sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval chez +le bonhomme du Héloy. + +--Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule! + +--Oui, et plût à Dieu que j'eusse repoussé du pied ce brin de saule +comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et tu +l'as vu toi-même, je l'aimais, j'étais sous le charme. Quelle +bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'étais tout amour, j'aurais +donné mon sang pour elle, et aujourd'hui... + +--Eh bien, aujourd'hui? + +--Écoute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches d'abord une +petite aventure qui m'est arrivée l'an passé. Tu sauras donc qu'au bal +de l'Opéra j'ai rencontré une espèce de grisette, de modiste, je ne sais +quoi. Je suis venu à faire sa connaissance par un hasard assez +singulier. Elle était assise à côté de moi, et je ne faisais nulle +attention à elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me dire +bonsoir. Au même instant, ma voisine, comme effrayée, cacha sa tête +derrière mon épaule; elle me dit à l'oreille qu'elle me suppliait de la +tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je +ne pouvais guère m'y refuser. Je me levai avec elle, et je quittai +Saint-Aubin. Elle me conta là -dessus qu'il était son amant, qu'elle +avait peur de lui, qu'il était jaloux, enfin, qu'elle le fuyait. Je me +trouvais ainsi tout à coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le rôle d'un +rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un +air mécontent. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre à peu +près au sérieux ce rôle que l'occasion m'offrait. J'emmenai souper la +petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se +fâcher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine à lui faire entendre +raison. Il convint de bonne grâce qu'il n'était guère possible de se +couper la gorge pour une demoiselle qui se réfugiait au bal masqué pour +fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et +l'affaire fut oubliée; tu vois que le mal n'est pas grand. + +--Non, certes; il n'y a là rien de bien grave. + +--Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit +quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et à Renonval. Or, cette +nuit, au moment même où la marquise, assise près de moi, écoutait de son +grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la tête, et +essayait, en souriant, cette bague qui, grâce au ciel, est encore à mon +doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal +lui a été contée, qu'elle la sait de bonne source, que Saint-Aubin +adorait cette grisette, qu'il a été au désespoir de l'avoir perdue, +qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demandé raison, que j'ai reculé, et +qu'alors... + +Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux frères +marchèrent en silence. + +--Qu'as-tu répondu? dit enfin Armand. + +--Je lui ai répondu une chose très simple. Je lui ai dit tout +bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme +lève la main sur lui impunément s'appelle un lâche, vous le savez très +bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la +maîtresse de ce lâche, s'appelle aussi d'un certain nom qu'il est +inutile de vous dire. Là -dessus, j'ai pris mon chapeau. + +--Et elle ne t'a pas retenu? + +--Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me dire +que je me fâchais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a demandé +pardon de m'avoir offensé sans dessein; je ne sais même pas si elle n'a +pas essayé de pleurer. À tout cela, je n'ai rien répliqué, sinon que je +n'attachais aucune importance à une indignité qui ne pouvait +m'atteindre, qu'elle était libre de croire et de penser tout ce que bon +lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui +ôter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans, mes +camarades qui me connaissent auraient quelque peine à admettre votre +conte, et par conséquent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut pour le +mépriser. + +--Est-ce là réellement ta pensée? + +--Y songes-tu? Si je pouvais hésiter à savoir ce que j'ai à faire, c'est +précisément parce que je suis soldat que je n'aurais pas deux partis à +prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans cÅ“ur plaisanter avec mon +honneur, et répéter demain sa misérable histoire à une coquette de son +bord, ou à quelqu'un de ces petits garçons à qui tu prétends qu'elle +tourne la tête? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre mère, +puisse devenir un objet de risée? Seigneur Dieu! cela fait frémir! + +--Oui, dit Armand, et voilà cependant les petits badinages pleins de +grâce qu'inventent ces dames pour se désennuyer. Faire d'une niaiserie +un roman bien noir, bien scandaleux, voilà le bon plaisir de leur +cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant? + +--Je compte aller ce soir à Paris. Saint-Aubin est aussi un soldat; +c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en préserve! qu'un mot de +sa part ait jamais pu donner l'idée de cette fable fabriquée par quelque +femme de chambre; mais, à coup sûr, je le ramènerai ici, et il ne lui +sera pas plus difficile de dire tout haut la vérité, qu'il ne me le +sera, à moi, de l'entendre. C'est une démarche fâcheuse, pénible, que je +ferai là , sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller trouver un +camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manqué de cÅ“ur. Mais +n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit être permis. +Je te le répète, c'est notre nom que je défends, et s'il ne devait pas +sortir de là pur comme de l'or, je m'arracherais moi-même la croix que +je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma +présence, qu'on lui a répété un sot conte, et que ceux qui l'ont forgé +en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la +marquise m'entende aussi à mon tour; il faut que je lui donne bien +discrètement, en termes bien polis, en tête-à -tête, une leçon qu'elle +n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer +nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je +ne prétends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, après avoir exposé sa +vie pour aller chercher le bouquet de sa maîtresse, le lui jeta à la +figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole +produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te +réponds que d'ici à quelque temps, du moins, la marquise sera moins +fière, moins coquette et moins hypocrite. + +--Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec toi. +Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le +permets, je serai dans la coulisse. + +La marquise se disposait à retourner chez elle lorsque les deux frères +reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait été pour +quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait +rien; jamais, au contraire, elle n'avait semblé plus calme et plus +contente d'elle-même. Ainsi qu'il a été dit, elle s'en allait à cheval. +Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre +le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marché sur le sable +mouillé, son brodequin était humide, en sorte que l'empreinte en resta +marquée sur le gant de Tristan. Dès que madame de Vernage fut partie, +Tristan ôta ce gant et le jeta à terre. + +--Hier, je l'aurais baisé, dit-il à son frère. + +Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et +allèrent coucher à Paris. Madame de Berville, toujours inquiète et +toujours indulgente, comme une vraie mère qu'elle était, fit semblant de +croire aux raisons qu'ils prétendirent avoir pour partir. Dès le +lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller +demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue +Neuve-Saint-Augustin, à l'hôtel garni où il logeait habituellement quand +il était en congé. + +--Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est peut-être en +garnison bien loin. + +--Quand il serait à Alger, répondait Tristan, il faut qu'il parle, ou du +moins qu'il écrive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je le +trouverai, ou il dira pourquoi. + +Le garçon de l'hôtel était un Anglais, chose fort commode peut-être pour +les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez +gênante pour les Parisiens. À la première parole de Tristan, il répondit +par l'exclamation la plus britannique: + +--Oh! + +--Voilà qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que son frère; +mais M. de Saint-Aubin est-il ici? + +--Oh! no. + +--N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure? + +--Oh! yes. + +--Il est donc sorti? + +--Oh! no. + +--Expliquez-vous. Peut-on lui parler? + +--No, sir, impossible. + +--Pourquoi, impossible? + +--Parce qu'il est... Comment dites-vous? + +--Il est malade. + +--Oh! no, il est mort. + + + + +III + + +Il serait difficile de peindre l'espèce de consternation qui frappa +Tristan et son frère en apprenant la mort de l'homme qu'ils avaient un +si grand désir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en dise, une +chose indifférente que la mort. On ne la brave pas sans courage, on ne +la voit pas sans horreur, et il est même douteux qu'un gros héritage +puisse rendre vraiment agréable sa hideuse figure, dans le moment où +elle se présente. Mais quand elle nous enlève subitement quelque bien ou +quelque espérance, quand elle se mêle de nos affaires et nous prend dans +les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa +puissance, et que l'homme reste muet devant le silence éternel. + +Saint-Aubin avait été tué en Algérie, dans une razzia. Après s'être fait +raconter, tant bien que mal, par les gens de l'hôtel, les détails de cet +événement, les deux frères reprirent tristement le chemin de la maison +qu'ils habitaient à Paris. + +--Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir +d'embarras, qu'un mot à dire à un honnête homme, et il n'est plus. +Pauvre garçon! je m'en veux à moi-même de ce qu'un motif d'intérêt +personnel se mêle au chagrin que me cause sa mort. C'était un brave et +digne officier; nous avions bivouaqué et trinqué ensemble. Ayez donc +trente ans, une vie sans reproche, une bonne tête et un sabre au côté, +pour aller vous faire assassiner par un Bédouin en embuscade! Tout est +fini, je ne songe plus à rien, je ne veux pas m'occuper d'un conte quand +j'ai à pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent ce qui +leur plaira. + +--Ton chagrin est juste, répondit Armand; je le partage et je le +respecte; mais, tout en regrettant un ami et en méprisant une coquette, +il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est là , avec ses lois; il ne +voit ni ton dédain ni tes larmes; il faut lui répondre dans sa langue, +ou, tout au moins, l'obliger à se taire. + +--Et que veux-tu que j'imagine? Où veux-tu que je trouve un témoin, une +preuve quelconque, un être ou une chose qui puisse parler pour moi? Tu +comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour +s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas +amené avec lui tout son régiment. Les choses se sont passées en +tête-à -tête; si elles eussent dû devenir sérieuses, certes, alors, les +témoins seraient là ; mais nous nous sommes donné une poignée de main, et +nous avons déjeuné ensemble; nous n'avions que faire d'inviter personne. + +--Mais il n'est guère probable, reprit Armand, que cette sorte de +querelle et de réconciliation soit demeurée tout à fait secrète. +Quelques amis communs ont dû la connaître. Rappelle-toi, cherche dans +les souvenirs. + +--Et à quoi bon? quand même, en cherchant bien, je pourrais retrouver +quelqu'un qui se souvînt de cette vieille histoire, ne veux-tu pas que +j'aille me faire donner par le premier venu une espèce d'attestation +comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir +sans crainte; tout se demande à un ami. Mais quel rôle jouerais-je, à +l'heure qu'il est, en allant dire à un de nos camarades: Vous +rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an passé? On +se moquerait de moi, et on aurait raison. + +--C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une +femme orgueilleuse, vindicative et offensée, tenir impunément de +méchants propos. + +--Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. À une insulte faite +par un homme on répond par un coup d'épée. Contre toute espèce d'injure, +publique ou non,... même imprimée, on peut se défendre; mais quelle +ressource a-t-on contre une calomnie sourde, répétée dans l'ombre, à +voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est là le +triomphe de la lâcheté. C'est là qu'une pareille créature, dans toute la +perfidie du mensonge, dans toute la sécurité de l'impudence, vous +assassine à coups d'épingle; c'est là qu'elle ment avec tout l'orgueil, +toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est là qu'elle glisse à +loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie étudiée, +revue et augmentée par l'auteur; et cette infamie fait son chemin, cela +se répète, se commente, et l'honneur, le bien du soldat, l'héritage des +aïeux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une telle +misère! + +Tristan parut réfléchir pendant quelque temps, puis il ajouta d'un ton à +demi sérieux, à demi plaisant: + +--J'ai envie de me battre avec la Bretonnière. + +--À propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'empêcher de rire. Que t'a +fait ce pauvre diable dans tout cela? + +--Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est très possible qu'il soit au courant +de mes affaires. Il est assez dans les initiés, et passablement curieux +de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le prît +pour confident. + +--Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte une +histoire, et qu'il n'en est pas responsable. + +--Bah! et s'il s'en fait l'éditeur? Cet homme-là , qui n'est qu'une +mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que s'il +était son mari; et, en supposant qu'elle lui récite ce beau roman +inventé sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse à en garder le secret? + +--À la bonne heure, mais encore faudrait-il être sûr d'abord qu'il en +parle, et même, dans ce cas-là , je ne vois guère qu'il puisse être +juste de chercher querelle à quelqu'un parce qu'il répète ce qu'il a +entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs à faire peur à la +Bretonnière? Il ne se battrait certainement pas, et, franchement, il +serait dans son droit. + +--Il se battrait. Ce garçon-là me gêne; il est ennuyeux, il est de trop +dans ce monde. + +--En vérité, mon cher Tristan, tu parles comme un homme qui ne sait à +qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, à t'entendre, que tu cherches une +affaire d'honneur pour rétablir ta réputation, ou que tu as besoin d'une +balafre pour la montrer à ta maîtresse, comme un étudiant allemand? + +--Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment +intolérable. On m'accuse, on me déshonore, et je n'ai pas un moyen de me +venger! Si je croyais réellement... + +Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard, devant +la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arrêta de nouveau, tout à coup, +pour regarder un bracelet placé dans l'étalage. + +--Voilà une chose étrange, dit-il. + +--Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de +comptoir? + +--Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En +voici un qui se présente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du reste, +n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le +moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce +même marchand, dans cette boutique, un bracelet comme celui-là , lequel +bracelet était destiné à cette grisette dont il s'occupait, et qui avait +failli nous brouiller; lorsque, après notre querelle vidée, nous eûmes +déjeuné ensemble:--Parbleu, me dit-il en riant, tu viens de m'enlever la +reine de mes pensées à l'instant où je me disposais à lui faire un +cadeau; c'était un petit bracelet avec mon nom gravé en dedans; mais, ma +foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le cède; +puisque tu es le préféré, il faut que tu payes ta bienvenue.--Faisons +mieux, répondis-je; soyons de moitié dans l'envoi que tu comptais lui +faire.--Tu as raison, reprit-il; mon nom est déjà sur la plaque, il faut +que le tien y soit gravé aussi, et, en signe de bonne amitié, nous y +ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les +deux noms, écrits sur le bracelet, furent envoyés à la demoiselle, et +doivent actuellement exister quelque part en la possession de +mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre héroïne), à moins qu'elle ne +l'ait vendu pour aller dîner. + +--À merveille! s'écria Armand; cette preuve que tu cherchais est toute +trouvée. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut que la +marquise voie les deux signatures, et le jour bien spécifié. Il faut que +mademoiselle Javotte elle-même témoigne au besoin de la vérité et de +l'identité de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver clairement +que rien de sérieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi? Certes, +deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau à une femme +qu'ils se disputent, ne sont pas bien en colère l'un contre l'autre, et +il devient alors évident... + +--Oui, tout cela est très bien, dit Tristan; ta tête va plus vite que la +mienne; mais pour exécuter cette grande entreprise, ne vois-tu pas +qu'avant de retrouver ce bracelet si précieux, il faudrait commencer par +retrouver Javotte? Malheureusement ces deux découvertes semblent +également difficiles. Si, d'un côté, la jeune personne est sujette à +perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de s'égarer fort +elle-même. Chercher, après un an d'intervalle, une grisette perdue sur +le pavé de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage d'amour +fabriqué en métal, cela me paraît au-dessus de la puissance humaine; +c'est un rêve impossible à réaliser. + +--Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard, de +lui-même, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais oublié ce +bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le +rappelle. Tu cherchais un témoin, le voilà , il est irrécusable; ce +bracelet dit tout, ton amitié pour Saint-Aubin, son estime pour toi, le +peu de gravité de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher; quand elle +fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen +d'imposer silence à madame de Vernage; mademoiselle Javotte et son +serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand, c'est +vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord, où +demeurait jadis cette demoiselle? + +--À te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'était, je crois, dans un +passage, une espèce de _square_, de cité. + +--Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont +quelquefois une mémoire incroyable; ils se souviennent des gens après +des années, surtout de ceux qui ne les payent pas très bien. + +Tristan se laissa conduire par son frère; tous deux entrèrent dans la +boutique. Ce n'était pas une chose facile que de rappeler au marchand un +objet de peu de valeur acheté chez lui il y avait longtemps. Il ne +l'avait pourtant pas oublié, à cause de la singularité des deux noms +réunis. + +--Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux jeunes +gens m'ont commandé l'hiver dernier, et je reconnais bien monsieur. Mais +quant à savoir où ce bracelet a été porté, et à qui, je n'en peux rien +dire. + +--C'était à une demoiselle Javotte, dit Armand, qui devait demeurer dans +un passage. + +--Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta, +réfléchit, se consulta, et finit par dire: C'est cela même; mais ce +n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom +de madame de Monval, cité Bergère, 4. + +--Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom +de Monval m'était sorti de la tête; peut-être avait-elle le droit de le +porter, car son titre de Javotte n'était, je crois, qu'un sobriquet. +Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle acheté autre +chose? + +--Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une chaîne d'argent +cassée qu'elle avait. + +--Mais point de bracelet? + +--Non, monsieur. + +--Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant à nous, en +route pour la cité Bergère. + +--Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de +prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait changé +plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue. + +Cette prévision était fondée. La portière de la cité Bergère apprit aux +deux frères que madame de Monval avait déménagé depuis longtemps, +qu'elle s'appelait à présent mademoiselle Durand, ouvrière en robes, et +qu'elle demeurait rue Saint-Jacques. + +--Est-elle à son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand, poursuivi +par la crainte du bracelet vendu. + +--Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de dépense; elle avait ici un +logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle +voyait beaucoup de militaires, toutes personnes décorées et très comme +il faut. Elle donnait quelquefois de très jolis dîners qu'on faisait +venir du café Vachette. Tous ces messieurs étaient bien gais, et il y en +avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai +artiste de l'Académie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu rien à +dire sur le compte de madame de Monval. Elle étudiait aussi pour être +artiste; c'était moi qui faisais son ménage, et elle ne sortait jamais +qu'en citadine. + +--Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques. + +--Mademoiselle Durand ne loge plus ici, répondit la seconde portière; il +y a six mois qu'elle s'en est allée, et nous ne savons guère trop où +elle est. Ce ne doit pas être dans un palais, car elle n'est pas partie +en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose. + +--Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse? + +--Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'était guère à l'aise, cette +demoiselle. Elle demeurait là au fond de l'allée, sur la cour, derrière +la fruitière. Elle travaillait toute la sainte journée; elle ne gagnait +guère et elle avait bien du mal. Elle allait au marché le matin, et elle +faisait sa soupe elle-même sur un petit fourneau qu'elle avait. On ne +peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les +choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de +ses tantes, qui l'a emmenée; nous croyons qu'elle s'est mise aux sÅ“urs +du Bon-Pasteur. La lingère du coin vous dira peut-être cela: c'était +elle qui l'employait. + +--Allons chez la lingère, dit Armand; mais les choux sont de mauvais +augure. + +Le troisième renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas d'abord plus +satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa +famille avait trouvé moyen de fournir, elle était entrée, en effet, au +couvent des sÅ“urs du Bon-Pasteur, et y avait passé environ trois mois. +Comme sa conduite était bonne, la protection de quelques personnes +charitables l'avait fait admettre par les sÅ“urs, qui lui montraient +beaucoup de bonté et qui n'avaient qu'à se louer de son +obéissance.--Malheureusement, disait la lingère, cette pauvre enfant a +une tête si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en place. +C'était une grande faveur pour elle que d'avoir été reçue comme +pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle, +et elle remplissait régulièrement ses devoirs de religion, en même temps +qu'elle travaillait très bien, car c'est une bonne ouvrière. Mais tout +d'un coup sa tête est partie; elle a demandé à s'en aller. Vous +comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une +prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envolée. + +--Et vous ignorez ce qu'elle est devenue? + +--Pas tout à fait, répondit en riant la lingère. Il y a une de mes +demoiselles qui l'a rencontrée au Ranelagh. Elle se fait appeler +maintenant Amélina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de Bréda, et +qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques. + +Tristan commençait à se décourager.--Laissons tout cela, dit-il à son +frère. À la tournure que prennent les choses, nous n'en aurons jamais +fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame +Rosenval, n'est pas en Chine ou à Quimper-Corentin? + +--Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait +pour nous arrêter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point de +découvrir notre voyageuse? Ouvrière ou artiste, nonne ou figurante, je +la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parié de +traverser pieds nus un bassin gelé au mois de janvier, et qui, arrivé à +moitié chemin, trouva que c'était trop froid et revint sur ses pas. + +Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut +découverte rue de Bréda; mais il ne s'agissait plus, à cette nouvelle +adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle +était naguère, madame Rosenval était devenue tout à coup, par la grâce +du hasard et d'un ancien préfet, personnage important et protecteur des +arts, _prima donna_ d'un théâtre de province. Elle habitait depuis +quelque temps une assez grande ville du midi de la France, où son +talent, nouvellement découvert, mais généreusement encouragé, faisait +les délices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la garnison. +Elle se trouvait à Paris en passant, pour contracter, si faire se +pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens, il +est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient être reçus; mais ils +furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez +riche, d'un goût peu sévère, orné de statuettes, de glaces et de +cartons-pâtes, à peu près comme un café. La maîtresse du lieu était à sa +toilette; elle fit dire qu'on attendît, et qu'elle allait recevoir M. de +Berville. + +--À présent, je te laisse, dit Armand à son frère; tu vois que nous +sommes venus à bout de notre campagne. C'est à toi de faire le reste; +décide madame Rosenval à te rendre ton bracelet; qu'elle l'accompagne +d'un mot de sa main qui donne plus de poids à cette restitution; reviens +armé de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise. + +Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul à se promener dans +le somptueux salon de Javotte. Il y était depuis un quart d'heure, +lorsque la porte de la chambre à coucher s'ouvrit. Un gros et grand +monsieur, à la démarche grave, à la tête grisonnante, portant des +lunettes, une chaîne, un binocle et des breloques de montre, le tout en +or, s'avança d'un air affable et majestueux.--Monsieur, dit-il à +Tristan, j'apprends que vous êtes le parent de madame Rosenval. Si vous +voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet. + +Il fit un léger salut et se retira. + +--Peste! se dit Tristan, il paraît que Javotte voit à présent meilleure +compagnie que dans l'allée de la rue Saint-Jacques. + +Soulevant une portière de soie chamarrée, que lui avait indiquée le +monsieur aux lunettes d'or, il pénétra dans un boudoir tendu en +mousseline rose, où madame Rosenval, étendue sur un canapé, le reçut +d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme +qu'on a aimée, fût-ce Amélina, fût-ce même Javotte, surtout lorsque l'on +s'est donné tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec +empressement la main fort blanche de son ancienne conquête, puis il prit +place à côté d'elle, et débuta, comme cela se devait, par lui faire ses +compliments sur ce qu'elle était embellie, qu'il la revoyait plus +charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit à toute femme +qu'on retrouve, fût-elle devenue plus laide qu'un péché mortel). + +--Permettez-moi, ma chère, ajouta-t-il, de vous féliciter sur l'heureux +changement qui me semble s'être opéré dans vos petites affaires. Vous +êtes logée ici comme un grand seigneur. + +--Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville? +répondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un +pied-à -terre; mais je me fais arranger quelque chose là -bas, car vous +savez que je perche au diable. + +--Oui, j'ai appris que vous étiez au théâtre. + +--Mon Dieu, oui, je me suis décidée. Vous savez que la grande musique, +la musique sérieuse, a été l'occupation de toute ma vie. M. le baron, +que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes +bons amis, m'a persécutée pour prendre un engagement. Que voulez-vous! +je me suis laissé faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le drame, +le vaudeville, l'opéra. + +--On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai à vous parler d'une affaire +assez sérieuse, et, comme votre temps doit être précieux, trouvez bon +que je me hâte de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire mes +confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?... + +Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la +cheminée; la première chose qu'il y remarqua fut la carte de visite de +la Bretonnière, accrochée à la glace. + +--Est-ce que vous connaissez ce personnage-là ? demanda-t-il avec +surprise. + +--Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je crois +même qu'il dîne à la maison aujourd'hui. Mais, de grâce, continuez donc, +je vous en prie, et je vous écoute. + + + + +IV + + +Il y aurait peut-être pour le philosophe ou pour le psychologue, comme +on dit, une curieuse étude à faire sur le chapitre des distractions. +Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent +le plus à la personne dont il aie plus à craindre ou à espérer, à un +avocat, à une femme ou à un ministre. Quel degré d'influence exercera +sur lui une épingle qui le pique au milieu de son discours, une +boutonnière qui se déchire, un voisin qui se met à jouer de la flûte? +Que fera un acteur, récitant une tirade, et apercevant tout à coup un de +ses créanciers dans la salle? Jusqu'à quel point, enfin, peut-on parler +d'une chose, et en même temps penser à une autre? + +Tristan se trouvait à peu près dans une situation de ce genre. D'une +part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur à lunettes +d'or pouvait reparaître à tout moment. D'ailleurs, dans l'oreille d'une +femme qui vous écoute, il y a une mouche qu'il faut prendre au vol; dès +qu'il n'est plus trop tôt avec elle, presque toujours il est trop tard. +Tristan attachait assez de prix à ce qu'il venait demander à Javotte +pour y employer toute son éloquence. Plus la démarche qu'il faisait +pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la nécessité +de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les +yeux la carte de la Bretonnière, ses regards ne pouvaient s'en détacher; +et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se répétait à +lui-même:--Je retrouverai donc cet homme-là partout? + +--Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous êtes distrait comme un poète +en couches. + +Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif secret, +ni prononcer le nom de la marquise. + +--Je ne puis rien vous expliquer, répondit-il. Je ne puis que vous dire +une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant le +bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donné, s'il est encore +en votre possession. + +--Mais qu'est-ce que vous voulez en faire? + +--Rien qui puisse vous inquiéter, je vous en donne ma parole. + +--Je vous crois, Berville, vous êtes homme d'honneur. Le diable +m'emporte, je vous crois. + +(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait conservé quelques +expressions qui sentaient encore un peu les choux.) + +--Je suis enchanté, dit Tristan, que vous ayez de moi un si bon +souvenir; vous n'oubliez pas vos amis. + +--Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand j'étais +sans le sou, je me plais à le reconnaître. J'avais deux paires de bas à +jour qui se succédaient l'une à l'autre, et je mangeais la soupe dans +une cuillère de bois. Maintenant je dîne dans de l'argent massif, avec +un laquais par derrière et plusieurs dindons par devant; mais mon cÅ“ur +est toujours le même. Savez-vous que dans notre jeune temps nous nous +amusions pour de bon? À présent, je m'ennuie comme un roi... Vous +souvenez-vous d'un jour,... à Montmorency?... Non, ce n'était pas vous, +je me trompe; mais c'est égal, c'était charmant. Ah! les bonnes cerises! +et ces côtelettes de veau que nous avons mangées chez le père Duval, au +Château de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco, picorait +du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez bêtes pour +faire boire de l'eau-de-vie à ce pauvre animal, et il en est mort. +Avez-vous su cela? + +Lorsque Javotte parlait ainsi à peu près naturellement, c'était avec une +volubilité extrême; mais quand ses grands airs la reprenaient, elle se +mettait tout à coup à traîner ses phrases avec un air de rêverie et de +distraction. + +--Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse enrhumée, je me +souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au passé. + +--C'est à merveille, ma chère Amélina; mais, répondez, de grâce, à mes +questions. Avez-vous conservé ce bracelet? + +--Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire? + +--Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous vous +avions donné? + +--Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher. + +--Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il s'agit +d'un service fort important que vous pouvez me rendre. Réfléchissez, je +vous en conjuré, et répondez-moi sérieusement. Si ce n'est que le +bracelet qui vous tient au cÅ“ur, je m'engage bien volontiers à vous en +mettre un autre à chaque bras, en échange de celui dont j'ai besoin. + +--C'est fort galant de votre part. + +--Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici que +dans mon intérêt. + +--Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de l'éventail, il +faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce +bracelet. Je ne peux pas me fier à un homme qui n'a pas lui-même +confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a quelque +femme, quelque tricherie là -dessous. Tenez, je parierais que c'est +quelque ancienne maîtresse à vous ou à Saint-Aubin, qui veut me +dépouiller de mes ustensiles de ménage. Il y a quelque brouille, quelque +jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc. + +--S'il faut absolument vous dire mon motif, répondit Tristan, voulant se +débarrasser de ces questions, la vérité est que Saint-Aubin est mort; +nous étions fort liés, vous le savez, et je désirerais garder ce +bracelet où nos deux noms sont écrits ensemble. + +--Bah! quelle histoire vous me fabriquez là ! Saint-Aubin est mort? +Depuis quand? + +--Il est mort en Afrique, il y a peu de temps. + +--Vrai? Pauvre garçon! je l'aimais bien aussi. C'était un gentil cÅ“ur, +et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beauté rose.--Voilà +ma beauté rose, disait-il. Je trouve ce nom-là très-joli. Vous +rappelez-vous comme il était drôle un jour que nous étions à +Ermenonville, et que nous avions tout cassé dans l'auberge? Il ne +restait seulement plus une assiette. Nous avions jeté les chaises par +les fenêtres à travers les carreaux, et le matin, tout justement, voilà +qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient +visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir +leur café au lait. + +--Tête de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par hasard, faire +attention à ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou non? + +--Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites à +bout portant. + +--Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit +quelconque à mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce coffre; je ne +vous en demande pas davantage. + +Javotte sembla un peu réfléchir, se rassit près de Tristan, et lui prit +la main: + +--Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est +nécessaire, je ne tiens pas à une pareille misère. J'ai de l'amitié pour +vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais +vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est +possible que, d'un jour à l'autre, j'entre à l'Opéra, dans les chÅ“urs. +Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un ancien +préfet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la +Bretonnière, de son côté... + +--La Bretonnière! s'écria Tristan impatienté; et que diantre fait-il +ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'être en même temps à Paris et à la +campagne. Il ne nous quitte pas là -bas, et je le retrouve chez vous! + +--Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort distingué +que M. de la Bretonnière. Il est vrai qu'il a une campagne près de la +vôtre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez +probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom. + +--Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire? + +--Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas +vrai? Il a son couvert à sa table; elle s'appelle Vernage, ou quelque +chose comme ça; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que les +voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc? + +--Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la Bretonnière et +la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de +ces jours. + +--Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous touche, +je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'échange. Votre confidence pour mon +bracelet. + +--Vous l'avez donc, ce bracelet? + +--Vous l'aimez donc, cette marquise? + +--Ne plaisantons pas. L'avez-vous? + +--Non pas, je ne dis pas cela. Je vous répète que ma position... + +--Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez à l'Opéra, +et quand vous seriez figurante à vingt sous par jour... + +--Figurante! s'écria Javotte en colère. Pour qui me prenez-vous, s'il +vous plaît? Je chanterai dans les chÅ“urs, savez-vous! + +--Pas plus que moi; on vous prêtera un maillot et une toque, et vous +irez en procession derrière la princesse Isabelle; ou bien on vous +donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout +d'une poulie dans le ballet de _la Sylphide_. Qu'est-ce que vous +entendez avec votre position? + +--J'entends et je prétends que, pour rien au monde, je ne voudrais que +monsieur le baron pût voir mon nom mêlé à une mauvaise affaire. Vous +voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous étiez mon parent. +Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous +plaît pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue que +sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon père +a vendue. J'ai des maîtres, mon cher, j'étudie, et je ne veux rien faire +qui compromette mon avenir. + +Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la résistance +et de l'étrange légèreté de Javotte. Évidemment le bracelet était là , +dans cette chambre peut-être; mais où le trouver? Tristan se sentait par +moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace pour +parvenir à son but. Un peu de douceur et de patience lui semblait +pourtant préférable. + +--Ma brave Javotte, dit-il, ne nous fâchons pas. Je crois fermement à +tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune façon, vous +compromettre; chantez à l'Opéra tant que vous voudrez, dansez même, si +bon vous semble. Mon intention n'est nullement... + +--Danser! moi qui ai joué Célimène! oui, mon petit, j'ai joué Célimène à +Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M. +Poupinel, qui a assisté à la représentation, m'a engagée tout de suite +pour les troisièmes Dugazon. J'ai été ensuite seconde grande première +coquette, premier rôle marqué, et forte première chanteuse; et c'est +Brochard lui-même, qui est ténor léger, qui m'a fait résilier, et +Gustave, qui est laruette, a voyagé avec moi en Auvergne. Nous faisions +quatre ou cinq cents francs avec _la Tour de Nesle_, et _Adolphe et +Clara_; nous ne jouions que ces deux pièces-là partout. Si vous croyez +que je vais danser! + +--Ne nous fâchons pas, ma belle, je vous en conjure! + +--Savez-vous que j'ai joué avec Frédérick? Oui, j'ai joué avec +Frédérick, en province, au bénéfice d'un homme de lettres. Il est vrai +que je n'avais pas un grand rôle; je faisais un page dans _Lucrèce +Borgia_, mais toujours j'ai joué avec Frédérick. + +--Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de +m'excuser; mais, ma chère, le temps se passe, et vous répondez à +beaucoup de choses, excepté à ce que je vous demande. Finissons-en, s'il +est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller à l'instant +même chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une chaîne, une bague, ce qui +vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous le +rapporter, selon votre fantaisie; en échange de quoi vous me renverrez +ou vous me rendrez à moi-même cette bagatelle que je vous demande, et à +laquelle vous ne tenez pas sans doute? + +--Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons à peu +de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets. + +--Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est pas +ce qu'il y a d'écrit dessus qui vous le rend précieux? + +La vanité masculine, d'une part, et la coquetterie féminine, d'une +autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si +bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'empêcher de se rapprocher de +Javotte en faisant cette question. Il avait entouré doucement de son +bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la tête penchée +sur son éventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la +moustache du jeune hussard effleurait déjà ses cheveux blonds; le +souvenir du passé et l'idée d'un bracelet neuf lui faisaient palpiter le +cÅ“ur. + +--Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout à fait franc. Je suis bonne +fille; n'ayez pas peur. Dites-moi où ira mon serpentin bleu. + +--Eh bien! mon enfant, répondit le jeune homme, je vais tout vous +avouer: je suis amoureux. + +--Est-elle belle? + +--Vous êtes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce bracelet; il lui +est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aimée... + +--Menteur! + +--Non, c'est la vérité; vous étiez, ma chère, vous êtes encore si +parfaitement gentille, fraîche et coquette, une petite fleur; vos dents +ont l'air de perles tombées dans une rose; vos yeux, votre pied... + +--Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours. + +--Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se préparait +peut-être à répondre de sa voix la plus tendre: Eh bien! mon ami, allez +chez Fossin, lorsqu'elle s'écria tout à coup: + +--Prenez garde, vous m'égratignez! + +La carte de visite de la Bretonnière était encore dans la main de +Tristan, et le coin du carton corné avait, en effet, touché l'épaule de +madame Rosenval. Au même instant on frappa doucement à la porte; la +tapisserie se souleva, et la Bretonnière lui-même entra dans la chambre. + +--Pardieu! monsieur, s'écria Tristan, ne pouvant contenir un mouvement +de dépit, vous arrivez comme mars en carême. + +--Comme mars en toute saison, dit la Bretonnière, enchanté de son +calembour. + +--On pourrait voir cela, reprit Tristan. + +--Quand il vous plaira, dit la Bretonnière. + +--Demain vous aurez de mes nouvelles. + +Tristan se leva, prit Javotte à part:--Je compte sur vous, n'est-ce pas? +lui dit-il à voix basse; dans une heure, j'enverrai ici. + +Puis il sortit, sans plus de façon, en répétant encore: À demain! + +--Que veut dire cela? demanda Javotte. + +--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière. + + + + +V + + +Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour de +son frère, afin d'apprendre le résultat de l'entretien avec Javotte. +Tristan rentra chez lui tout joyeux. + +--Victoire! mon cher, s'écria-t-il; nous avons gagné la bataille, et +mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde à la +fois. + +--Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaieté qui fait +plaisir à voir. + +--Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a hésité; elle a +bavardé; elle m'a fait des discours à dormir debout; mais enfin elle +cédera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous aurons mon +bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec +la Bretonnière. + +--Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup? + +--Non, en vérité, je n'ai plus de rancune contre lui. Je l'ai rencontré, +je l'ai envoyé promener, je lui donnerai un coup d'épée, et je lui +pardonne. + +--Où l'as-tu donc vu? chez ta belle? + +--Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-là se fourre +partout? + +--Et comment la querelle est-elle venue? + +--Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une misère; nous en +causerons. Commençons maintenant par aller chez Fossin acheter quelque +chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un échange; car on ne +donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et même sans cela. + +--Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu à ton +but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant, +mon cher ami, réfléchissons, je t'en prie, sur la seconde partie de ta +vengeance projetée. Elle me semble plus qu'étrange. + +--Trêve de mots, dit Tristan, c'est un point résolu. Que j'aie tort ou +raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter là -dessus; à présent +le vin est tiré, il faut le boire. + +--Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te répéter que je ne conçois +pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut +trouver du plaisir à ces duels sans motif, ces affaires d'enfant, ces +bravades d'écolier, qui ont peut-être été à la mode, mais dont tout le +monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de cocarde +peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler +plaisant à un républicain de ferrailler avec un royaliste, uniquement +parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut +s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blâme. Si ton projet +est sérieux, je n'hésite pas à te dire qu'en pareil cas je refuserais de +servir de témoin à mon meilleur ami. + +--Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez +Fossin. + +--Allons où tu voudras, je n'en démordrai pas. Prendre en grippe un +homme importun, cela arrive à tout le monde: le fuir ou s'en railler, +passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible. + +--Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage. Un +petit coup d'épée, voilà tout. Je veux mettre en écharpe le bras du +cavalier servant de la marquise, en même temps que je lui offrirai +humblement, à elle, le bracelet de ma grisette. + +--Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton honneur, +qu'as-tu à faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu à faire +de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas. + +--Je t'aime beaucoup, mais cela sera. + +En parlant ainsi, les deux frères arrivèrent chez Fossin. Tristan, ne +voulant pas que Javotte pût se repentir de son marché, choisit pour elle +une jolie châtelaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant dessein de la +porter lui-même et d'attendre la réponse, s'il n'était pas reçu. Armand, +ayant autre chose en tête et voyant son frère plus joyeux encore à +l'idée de revenir promptement avec le bracelet en question, ne lui +proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient le +soir. + +Au moment où ils allaient se séparer, la roue d'une calèche découverte, +courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue +Richelieu. Une livrée bizarre, qui attirait les yeux, fit retourner les +passants. Dans cette voiture était madame de Vernage, seule, +nonchalamment étendue. Elle aperçut les deux jeunes gens, et les salua +d'un petit signe de tête, avec une indolence protectrice. + +--Ah! dit Tristan, pâlissant malgré lui, il paraît que l'ennemi est venu +observer la place. Elle a renoncé à sa fameuse chasse, cette belle dame, +pour faire un tour aux Champs-Élysées et respirer la poussière de Paris. +Qu'elle aille en paix! elle arrive à point. Je suis vraiment flatté de +la voir ici. Si j'étais un fat, je croirais qu'elle vient savoir de mes +nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller +aristocratique, supérieur même à celui de Javotte, elle a daigné nous +remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces femmes-là +cherchent le danger, comme les papillons la lumière. Que son sommeil de +ce soir lui soit léger! Je me présenterai demain à son petit lever, et +nous en aurons des nouvelles. Je me fais une véritable fête de vaincre +un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai là , dans +mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je suis +en droit de lui dire: Vos belles lèvres en ont menti et vos baisers +sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-être moins +superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, à ce soir. + +Si Armand n'avait pas plus longuement insisté pour dissuader son frère +de se battre, ce n'était pas qu'il crût impossible de l'en empêcher; +mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour +essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un autre +moyen. La Bretonnière, qu'il connaissait de longue main, lui paraissait +avoir un caractère plus calme et plus facile à aborder: il l'avait vu +chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, résolu à voir si de +ce côté il n'y aurait pas plus de chances de réconciliation. La +Bretonnière était seul, dans sa chambre, entouré de liasses de papiers, +comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout le +regret qu'il éprouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du reste, +disait-il) pouvait amener deux gens de cÅ“ur à aller sur le terrain, et +de là en prison. + +--Qu'avez-vous donc fait à mon frère? lui demanda-t-il. + +--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière, se levant et s'asseyant +tour à tour d'un air un peu embarrassé, tout en conservant sa gravité +ordinaire: votre frère, depuis longtemps, me semble mal disposé à mon +égard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue que +j'ignore absolument pourquoi. + +--N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalité? Ne faites-vous pas la +cour à quelque femme?... + +--Non, en vérité, pour ce qui me regarde, je ne fais la cour à personne, +et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi à +votre frère les bornes de la politesse. + +--Ne vous êtes-vous jamais disputés ensemble? + +--Jamais, une seule fois exceptée, c'était du temps du choléra: M. de +Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse +était toujours épidémique, et il prétendait baser sur ce faux principe +la différence qu'on a établie entre le mot épidémique et le mot +endémique. Je ne pouvais, vous le sentez, être de son avis, et je lui +démontrai fort bien qu'une maladie épidémique pouvait devenir fort +dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mîmes à cette +discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens... + +--Est-ce là tout? + +--Autant que je me le rappelle. Peut-être cependant a-t-il été blessé, +il y a quelque temps, de ce que j'ai cédé à l'un de mes parents deux +bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce +parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve ces +bassets... + +--Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les yeux. + +--Non, à mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute +conscience, que je ne comprends exactement rien à la provocation qu'il +vient de m'adresser. + +--Mais si vous ne faites la cour à personne, il est peut-être amoureux, +lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser? + +--Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance +d'avoir jamais remarqué que la marquise de Vernage pût souffrir ou +encourager des assiduités condamnables. + +--Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a du +mal à être amoureux? + +--Je ne discute pas cette question; je me borne à vous dire que je ne le +suis point, et que je ne saurais, par conséquent, être le rival de +personne. + +--En ce cas, vous ne vous battrez pas? + +--Je vous demande pardon; je suis provoqué de la manière la plus +positive. Il m'a dit, lorsque je suis entré, que j'arrivais comme mars +en carême. De tels discours ne se tolèrent pas; il me faut une +réparation. + +--Vous vous couperez la gorge pour un mot? + +--Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les raisons +qui ont amené ce défi; je m'en étonne parce qu'il me semble étrange, +mais je ne puis faire autrement que de l'accepter. + +--Un duel pareil est-il possible? Vous n'êtes pourtant pas fou, ni +Berville non plus. Voyons, la Bretonnière, raisonnons. Croyez-vous que +cela m'amuse de vous voir faire une étourderie semblable? + +--Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un +homme sanguinaire. Si votre frère me propose des excuses, pourvu +qu'elles soient bonnes et valables, je suis prêt à les recevoir. Sinon, +voici mon testament que je suis en train d'écrire, comme cela se doit. + +--Qu'entendez vous par des excuses valables? + +--J'entends... cela se comprend. + +--Mais encore? + +--De bonnes excuses. + +--Mais enfin, à peu près, parlez. + +--Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en carême, et je crois +lui avoir dignement répondu. Il faut qu'il rétracte ce mot, et qu'il me +dise, devant témoins, que j'arrivais tout simplement comme M. de la +Bretonnière. + +--Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela. + +Armand sortit de cette conférence non pas entièrement satisfait, mais +moins inquiet qu'il n'était venu. C'était au boulevard de Gand, entre +onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son frère. Il le +trouva, marchant à grands pas d'un air agité, et il s'apprêtait à +négocier son accommodement dans les termes voulus par la Bretonnière, +lorsque Tristan lui prit le bras en s'écriant: + +--Tout est manqué! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon bracelet. + +--Pourquoi? + +--Pourquoi? que sais-je? une idée d'hirondelle. Je suis allé chez elle +tout droit; on me répond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en effet +elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laissé pour moi; la +chambrière me regarde avec étonnement. À force de questions, j'apprends +que madame Rosenval a dîné avec son baron à lunettes et une autre +personne, sans doute ce damné la Bretonnière; qu'ils se sont séparés +ensuite, la Bretonnière pour rentrer chez lui, Javotte et le baron pour +aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le théâtre; et je ne +sais quoi encore d'incompréhensible; le tout mêlé de verbiages de +servante:--Madame avait reçu une bonne nouvelle; madame paraissait très +contente; elle était pressée, on n'avait pas eu le temps de manger le +dessert, mais on avait envoyé chercher à la cave du vin de Champagne. +Cependant je tire de ma poche la petite boîte de Fossin, que je remets à +la chambrière, en la priant de donner cela ce soir à sa maîtresse, et en +confidence. Sans chercher à comprendre ce que je ne peux savoir, je +joins à mon cadeau un billet écrit à la hâte. Là -dessus, je rentre, je +compte les minutes, et la réponse n'arrive pas. Voilà où en sont les +choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en tête, s'en +détournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a soufflé sur cette +girouette? + +--Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien, à cette +girouette, le temps nécessaire pour lire et répondre, chercher ce +bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout à l'heure. +Songe donc que Javotte ne peut décemment accepter ton cadeau qu'à titre +d'échange. Quant à ton duel, n'y songe plus. + +--Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais. + +--Fou que tu es! et notre mère? + +Tristan baissa la tête sans répondre, et les deux frères rentrèrent chez +eux. + +Javotte n'était pourtant pas aussi méchante qu'on pourrait le croire. +Elle avait passé la journée dans une perplexité singulière. Ce bracelet +redemandé, cette insistance, ce duel projeté, tout cela lui semblait +autant de rêveries incompréhensibles; elle cherchait ce qu'elle avait à +faire, et sentait que le plus sage eût été de demeurer indifférente à +des événements qui ne la regardaient pas. Mais si madame Rosenval avait +toute la fierté d'une reine de théâtre, Javotte, au fond, avait bon +cÅ“ur. Berville était jeune et aimable; le nom de cette marquise mêlé à +tout cela, ce mystère, ces demi confidences, plaisaient à l'imagination +de la grisette parvenue. + +--S'il était vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et qu'une +marquise fût jalouse de moi, y aurait-il grand risque à donner ce +bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte +jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal à +personne? + +Tout en réfléchissant, elle avait ouvert un petit secrétaire dont la +clef était suspendue à son cou. Là étaient entassés, pêle-mêle, tous +les joyaux de sa couronne: un diadème en clinquant pour _la Tour de +Nesle_, des colliers en strass, des émeraudes en verre qui avaient +besoin des quinquets pour briller d'un éclat douteux; du milieu de ce +trésor, elle tira le bracelet de Tristan et considéra attentivement les +deux noms gravés sur la plaque. + +--Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut être l'idée de +Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si +l'inconnue me connaît, je suis compromise. Ces deux noms à côté l'un de +l'autre, ce n'est pas autorisé. Si Berville n'a eu pour moi qu'un +caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera +drôle. + +Javotte allait peut-être envoyer le bracelet, lorsqu'un coup de sonnette +vint l'interrompre dans ses réflexions. C'était le monsieur aux lunettes +d'or. + +--Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succès: vous êtes des chÅ“urs. +Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extrêmement brillante; trente +sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans l'étrier. Dès +ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqué de _Gustave_. + +-Voilà une nouvelle! s'écria Javotte en sautant de joie. Choriste à +l'Opéra! choriste tout de suite! j'ai justement repassé mon chant; je +suis en voix; ce soir, _Gustave_!... Ah, mon Dieu! + +Après le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva la gravité +qui convient à une cantatrice. + +--Baron, dit-elle, vous êtes un homme charmant. Il n'y a que vous, et je +sens ma vocation; dînons: allons à l'Opéra, à la gloire; rentrons, +soupons, allez-vous-en; je dors déjà sur mes lauriers. + +Le convive attendu arriva bientôt. On brusqua le dîner, et Javotte ne +manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tôt qu'il n'était nécessaire. +Le cÅ“ur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux, +sombre et petit corridor où Taglioni, peut-être, a marché. Comme le +ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut +avoir contribué au succès. Elle rentra chez elle fort émue, et, dans +l'ivresse du triomphe, ses pensées étaient à cent, lieues de Tristan, +lorsque sa femme de chambre lui remit la petite boîte soigneusement +enveloppée par Fossin, et un billet où elle trouva ces mots: «Il ne faut +pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin +d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre réponse avec +impatience.» + +--Ce pauvre garçon, dit madame Rosenval, je l'avais oublié. Il m'envoie +une châtelaine; il y a plusieurs turquoises.... + +Javotte se mit au lit, et ne dormit guère. Elle songea bien plus à son +engagement et à sa brillante destinée qu'à la demande de Tristan. Mais +le jour la retrouva dans ses bonnes pensées. + +-Allons, dit-elle, il faut s'exécuter. Ma journée d'hier a été +heureuse; il faut que tout le monde soit content. + +Il était huit heures du matin quand Javotte prit son bracelet, mit son +châle et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de cÅ“ur, et presque +encore grisette. Arrivée à la maison de Tristan, elle vit, devant la +loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes. + +--M. de Berville? demanda Javotte. + +--Hélas! répondit la grosse femme. + +--Y est-il, s'il vous plaît? Est-ce ici? + +--Hélas! madame,... il s'est battu,... on vient de le rapporter... Il +est mort! + +Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les chÅ“urs de +l'Opéra, sous un quatrième nom qu'elle avait choisi: celui de madame +Amaldi. + +FIN DU SECRET DE JAVOTTE. + +_Pierre et Camille_ et _le Secret de Javotte_ ont été publiés pour la +première fois dans le _Constitutionnel_, à peu de distance l'un de +l'autre (avril et juin 1844). + + + + +MIMI PINSON + +PROFIL DE GRISETTE + +1845 + +[Illustration: Dessin de Hida. Gravé par G. Levy + +Elle a les yeux et les mains prestes. +Les carabins matin et soir, +Usent les manches de leurs vestes, +Landerirette! +À son comptoir.] + + +I + + +Parmi les étudiants qui suivaient; l'an passé, les cours de l'École de +médecine, se trouvait un jeune homme nommé Eugène Aubert. C'était un +garçon de bonne famille, qui avait à peu près dix-neuf ans. Ses parents +vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui lui +suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un +caractère fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute circonstance, on +le trouvait bon et serviable, la main généreuse et le cÅ“ur ouvert. Le +seul défaut qu'on lui reprochait était un singulier penchant à la +rêverie et à la solitude, et une réserve si excessive dans son langage +et ses moindres actions, qu'on l'avait surnommé la _Petite Fille_, +surnom, du reste, dont il riait lui-même, et auquel ses amis +n'attachaient aucune idée qui pût l'offenser, le sachant aussi brave +qu'un autre au besoin; mais il était vrai que sa conduite justifiait un +peu ce sobriquet, surtout par la façon dont elle contrastait avec les +mÅ“urs de ses compagnons. Tant qu'il n'était question que de travail, il +était le premier à l'Å“uvre; mais, s'il s'agissait d'une partie de +plaisir, d'un dîner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse à la +Chaumière, la _Petite Fille_ secouait la tête et regagnait sa chambrette +garnie. Chose presque monstrueuse parmi les étudiants: non seulement +Eugène n'avait pas de maîtresse, quoique son âge et sa figure eussent pu +lui valoir des succès, mais on ne l'avait jamais vu faire le galant au +comptoir d'une grisette, usage immémorial au quartier Latin. Les beautés +qui peuplent la montagne Sainte-Geneviève et se partagent les amours des +écoles, lui inspiraient une sorte de répugnance qui allait jusqu'à +l'aversion. Il les regardait comme une espèce à part, dangereuse, +ingrate et dépravée, née pour laisser partout le mal et le malheur en +échange de quelques plaisirs.--Gardez-vous de ces femmes-là , disait-il: +ce sont des poupées de fer rouge. Et il ne trouvait malheureusement que +trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les +querelles, les désordres, quelquefois même la ruine qu'entraînent ces +liaisons passagères, dont les dehors ressemblent au bonheur, n'étaient +que trop faciles à citer, l'année dernière comme aujourd'hui, et +probablement comme l'année prochaine. + +Il va sans dire que les amis d'Eugène le raillaient continuellement sur +sa morale et ses scrupules.--Que prétends-tu? lui demandait souvent un +de ses camarades, nommé Marcel, qui faisait profession d'être un bon +vivant; que prouve une faute, ou un accident arrivé une fois par hasard? + +--Qu'il faut s'abstenir, répondait Eugène, de peur que cela n'arrive une +seconde fois. + +--Faux raisonnement, répliquait Marcel, argument de capucin de carte, +qui tombe si le compagnon trébuche. De quoi vas-tu t'inquiéter? Tel +d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine? L'un +n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fraîche; est-ce qu'Élise en perd +l'appétit? À qui la faute si le voisin porte sa montre au mont-de-piété +pour aller se casser un bras à Montmorency? la voisine n'en est pas +manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup d'épée; elle te +tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce sont +de ces petits inconvénients dont l'existence est parsemée, et ils sont +plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau +temps, que de bonnes paires d'amis dans les cafés, les promenades et les +guinguettes! Considère-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien bourrés +de grisettes, qui vont au Ranelagh ou à Belleville. Compte ce qui sort, +un jour de fête seulement, du quartier Saint-Jacques: les bataillons de +modistes, les armées de lingères, les nuées de marchandes de tabac; tout +cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de +Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volées de friquets. +S'il pleut, cela va au mélodrame manger des oranges et pleurer; car cela +mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi très volontiers: c'est ce +qui prouve un bon caractère. Mais quel mal font ces pauvres filles, qui +ont cousu, bâti, ourlé, piqué et ravaudé toute la semaine, en prêchant +d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que +peut faire de mieux un honnête homme qui, de son côté, vient de passer +huit jours à disséquer des choses peu agréables, que de se débarbouiller +la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle +nature? + +--Sépulcres blanchis! disait Eugène. + +--Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire +l'éloge des grisettes, et qu'un usage modéré en est bon. Premièrement, +elles sont vertueuses, car elles passent la journée à confectionner les +vêtements les plus indispensables à la pudeur et à la modestie; en +second lieu, elles sont honnêtes, car il n'y a pas de maîtresse lingère +ou autre qui ne recommande à ses filles de boutique de parler au monde +poliment; troisièmement, elles sont très soigneuses et très propres, +attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des étoffes +qu'il ne faut pas qu'elles gâtent, sous peine d'être moins bien payées; +quatrièmement, elles sont sincères, parce qu'elles boivent du ratafia; +en cinquième lieu, elles sont économes et frugales, parce qu'elles ont +beaucoup de peine à gagner trente sous, et s'il se trouve des occasions +où elles se montrent gourmandes et dépensières, ce n'est jamais avec +leurs propres deniers; sixièmement, elles sont très gaies, parce que le +travail qui les occupe est en général ennuyeux à mourir, et qu'elles +frétillent comme le poisson dans l'eau dès que l'ouvrage est terminé. Un +autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point +gênantes, vu qu'elles passent leur vie clouées sur une chaise dont elles +ne peuvent pas bouger, et que par conséquent il leur est impossible de +courir après leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En outre, +elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont obligées de compter +leurs points. Elles ne dépensent pas grand'chose pour leurs chaussures, +parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est rare +qu'on leur fasse crédit. Si on les accuse d'inconstance, ce n'est pas +parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par méchanceté naturelle; +cela tient au grand nombre de personnes différentes qui passent devant +leurs boutiques; d'un autre côté, elles prouvent suffisamment qu'elles +sont capables de passions véritables, par la grande quantité d'entre +elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la fenêtre, ou +qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai, +l'inconvénient d'avoir presque toujours faim et soif, précisément à +cause de leur grande tempérance; mais il est notoire qu'elles peuvent +se contenter, en guise de repas, d'un verre de bière et d'un cigare: +qualité précieuse qu'on rencontre bien rarement en ménage. Bref, je +soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fidèles et désintéressées, et +que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent à l'hôpital. + +Lorsque Marcel parlait ainsi, c'était la plupart du temps au café, quand +il s'était un peu échauffé la tête; il remplissait alors le verre de son +ami, et voulait le faire boire à la santé de mademoiselle Pinson, +ouvrière en linge, qui était leur voisine; mais Eugène prenait son +chapeau, et, tandis que Marcel continuait à pérorer devant ses +camarades, il s'esquivait doucement. + + + + +II + + +Mademoiselle Pinson n'était pas précisément ce qu'on appelle une jolie +femme. Il y a beaucoup de différence entre une jolie femme et une jolie +grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi nommée en +langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de +guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de +paraître une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un +chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est +nullement forcée d'être une jolie femme; bien au contraire, il est +probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle +sera dans son droit. La différence consiste donc dans les conditions où +vivent ces deux êtres, et principalement dans ce morceau de carton +roulé, recouvert d'étoffe et appelé chapeau, que les femmes ont jugé à +propos de s'appliquer de chaque côté de la tête, à peu près comme les +Å“illères des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les Å“illères +empêchent les chevaux de regarder de côté et d'autre, et que le morceau +de carton n'empêche rien du tout.) + +Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez retroussé, qui, à +son tour, veut une bouche bien fendue, à laquelle il faut de belles +dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux +brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les +sourcils à l'avenant. Les cheveux sont _ad libitum_, attendu que les +yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est +loin de la beauté proprement dite. C'est ce qu'on appelle une figure +chiffonnée, figure classique de grisette, qui serait peut-être laide +sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante, et +plus jolie que la beauté. Ainsi était mademoiselle Pinson. + +Marcel s'était mis dans la tête qu'Eugène devait faire la cour à cette +demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il était +lui-même l'adorateur de mademoiselle Zélia, amie intime de mademoiselle +Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses à +son goût, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne sont +pas rares, et réussissent assez souvent, l'occasion, depuis que le monde +existe, étant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut dire ce +qu'ont fait naître d'événements heureux ou malheureux, d'amours, de +querelles, de joies ou de désespoirs, deux portes voisines, un escalier +secret, un corridor, un carreau cassé? + +Certains caractères, pourtant, se refusent à ces jeux du hasard. Ils +veulent conquérir leurs jouissances, non les gagner à la loterie, et ne +se sentent pas disposés à aimer parce qu'ils se trouvent en diligence à +côté d'une jolie femme. Tel était Eugène, et Marcel le savait; aussi +avait-il formé depuis longtemps un projet assez simple, qu'il croyait +merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la résistance de son +compagnon. + +Il avait résolu de donner un souper, et ne trouva rien de mieux que de +choisir pour prétexte le jour de sa propre fête. Il fit donc apporter +chez lui deux douzaines de bouteilles de bière, un gros morceau de veau +froid avec de la salade, une énorme galette de plomb, et une bouteille +de vin de Champagne. Il invita d'abord deux étudiants de ses amis, puis +il fit savoir à mademoiselle Zélia qu'il y avait le soir gala à la +maison, et qu'elle eût à amener mademoiselle Pinson. Elles n'eurent +garde d'y manquer. Marcel passait, à juste titre, pour un des talons +rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept +heures du soir venaient à peine de sonner, que les deux grisettes +frappaient à la porte de l'étudiant, mademoiselle Zélia en robe courte, +en brodequins gris et en bonnet à fleurs, mademoiselle Pinson, plus +modeste, vêtue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui lui +donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se +montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les +secrets desseins de leur hôte. + +Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eugène d'avance; il eût +été trop sûr d'un refus de sa part. Ce fut seulement lorsque ces +demoiselles eurent pris place à table, et après le premier verre vidé, +qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller +chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait +Eugène; il le trouva, comme d'ordinaire, à son travail, seul, entouré de +ses livres. Après quelques propos insignifiants, il commença à lui faire +tout doucement ses reproches accoutumés, qu'il se fatiguait trop, qu'il +avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un tour +de promenade. Eugène, un peu las, en effet, ayant étudié toute la +journée, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il ne fut +pas difficile à Marcel, après quelques tours d'allée au Luxembourg, +d'obliger son ami à entrer chez lui. + +Les deux grisettes, restées seules, et ennuyées probablement d'attendre, +avaient débuté par se mettre à l'aise; elles avaient ôté leurs châles et +leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans faire, +de temps en temps, honneur aux provisions, par manière d'essai. Les yeux +déjà brillants et le visage animé, elles s'arrêtèrent joyeuses et un peu +essoufflées, lorsque Eugène les salua d'un air à la fois timide et +surpris. Attendu ses mÅ“urs solitaires, il était à peine connu d'elles; +aussi l'eurent-elles bientôt dévisagé des pieds à la tête avec cette +curiosité intrépide qui est le privilège de leur caste; puis elles +reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'était. Le +nouveau venu, à demi déconcerté, faisait déjà quelques pas en arrière +songeant peut-être à la retraite, lorsque Marcel, ayant fermé la porte à +double tour, jeta bruyamment la clef sur la table. + +--Personne encore! s'écria-t-il. Que font donc nos amis? Mais n'importe, +le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous présente le plus +vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui désire depuis +longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est, +particulièrement, grand admirateur de mademoiselle Pinson. + +La contredanse s'arrêta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un léger +salut, et reprit son bonnet. + +--Eugène! s'écria Marcel, c'est aujourd'hui ma fête; ces deux dames ont +bien voulu venir la célébrer avec nous. Je t'ai presque amené de force, +c'est vrai; mais j'espère que tu resteras de bon gré, à notre commune +prière. Il est à présent huit heures à peu près; nous avons le temps de +fumer une pipe en attendant que l'appétit nous vienne. + +Parlant ainsi, il jeta un regard significatif à mademoiselle Pinson, +qui, le comprenant aussitôt, s'inclina une seconde fois en souriant, et +dit d'une voix douce à Eugène: Oui, monsieur, nous vous en prions. + +En ce moment les deux étudiants que Marcel avait invités frappèrent à la +porte. Eugène vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop de +mauvaise grâce, et, se résignant, prit place avec les autres. + + + + +III + + +Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commencé par remplir +la chambre d'un nuage de fumée, buvaient d'autant pour se rafraîchir. +Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et égayaient la +compagnie de propos plus ou moins piquants aux dépens de leurs amis et +connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tirées des +arrière-boutiques. Si la matière manquait de vraisemblance, du moins +n'était-elle pas stérile. Deux clercs d'avoué, à les en croire, avaient +gagné vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et les +avaient mangés en six semaines avec deux marchandes de gants. Le fils +d'un des plus riches banquiers de Paris avait proposé à une célèbre +lingère une loge à l'Opéra et une maison de campagne, qu'elle avait +refusées, aimant mieux soigner ses parents et rester fidèle à un commis +des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui +était forcé par son rang à s'envelopper du plus grand mystère, venait +incognito rendre visite à une brodeuse du passage du Pont-Neuf, laquelle +avait été enlevée tout à coup par ordre supérieur, mise dans une chaise +de poste à minuit, avec un portefeuille plein de billets de banque, et +envoyée aux État-Unis, etc. + +--Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Zélia improvise, et quant à +mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit +comité), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs d'avoué n'ont +gagné qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre banquier a +offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux États-Unis, qu'elle +est visible tous les jours, de midi à quatre heures, à l'hôpital de la +Charité, où elle a pris un logement par suite de manque de comestibles. + +Eugène était assis auprès de mademoiselle Pinson. Il crut remarquer, à +ce dernier mot, prononcé avec une indifférence complète, qu'elle +pâlissait. Mais, presque aussitôt, elle se leva, alluma une cigarette, +et, s'écria d'un air délibéré: + +--Silence à votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur Marcel ne +croit pas aux fables, je vais raconter une histoire véritable, _et +quorum pars magna fui._ + +--Vous parlez latin? dit Eugène. + +--Comme vous voyez, répondit mademoiselle Pinson; cette sentence me +vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napoléon, et qui n'a +jamais manqué de la dire avant de réciter une bataille. Si vous ignorez +ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela +veut dire: «Je vous en donne ma parole d'honneur.» Vous saurez donc +que, la semaine passée, je m'étais rendue, avec deux de mes amies, +Blanchette et Rougette, au théâtre de l'Odéon. + +--Attendez que je coupe la galette, dit Marcel. + +--Coupez, mais écoutez, reprit mademoiselle Pinson. J'étais donc allée +avec Blanchette et Rougette à l'Odéon, voir une tragédie. Rougette, +comme vous savez, vient de perdre sa grand'mère; elle a hérité de quatre +cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois étudiants se +trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous avisèrent, et, sous +prétexte que nous étions seules, nous invitèrent à souper. + +--De but en blanc? demanda Marcel; en vérité, c'est très galant. Et vous +avez refusé, je suppose. + +--Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous acceptâmes, et, à +l'entr'acte, sans attendre la fin de la pièce, nous nous transportâmes +chez Viot. + +--Avec vos cavaliers? + +--Avec nos cavaliers. Le garçon commença, bien entendu, par nous dire +qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance n'était pas +faite pour nous arrêter. Nous ordonnâmes qu'on allât par la ville +chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un +festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets, des +moules, des Å“ufs à la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des +marmites. Nos jeunes inconnus, à dire vrai, faisaient légèrement la +grimace... + +--Je le crois parbleu bien! dit Marcel. + +--Nous n'en tînmes compte. La chose apportée, nous commençâmes à faire +les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous dégoûtait. À +peine un plat était-il entamé, que nous le renvoyions pour en demander +un autre.--Garçon, emportez cela; ce n'est pas tolérable; où avez-vous +pris des horreurs pareilles? Nos inconnus désirèrent manger, mais il ne +leur fut pas loisible. Bref, nous soupâmes comme dînait Sancho, et la +colère nous porta même à briser quelques ustensiles. + +--Belle conduite! et comment payer? + +--Voilà précisément la question que les trois inconnus s'adressèrent. +Par l'entretien qu'ils eurent à voix basse, l'un d'eux nous parut +posséder six francs, l'autre infiniment moins, et le troisième n'avait +que sa montre, qu'il tira généreusement de sa poche. En cet état, les +trois infortunés se présentèrent au comptoir, dans le but d'obtenir un +délai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur répondit? + +--Je pense, répliqua Marcel, que l'on vous a gardées en gage, et qu'on +les a conduits au violon. + +--C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le +cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout était payé d'avance. +Imaginez le coup de théâtre, à cette réponse de Viot: Messieurs, tout +est payé! Nos inconnus nous regardèrent comme jamais trois chiens n'ont +regardé trois évêques, avec une stupéfaction piteuse mêlée d'un pur +attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous +descendîmes et fîmes venir un fiacre.--Chère marquise, me dit Rougette, +il faut reconduire ces messieurs chez eux.--Volontiers, chère comtesse, +répondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je vous +demande s'ils étaient penauds! ils se défendaient de notre politesse, +ils ne voulaient pas qu'on les reconduisît, ils refusaient de dire leur +adresse... Je le crois bien! Ils étaient convaincus qu'ils avaient +affaire à des femmes du monde, et ils demeuraient rue du Chat-Qui-Pêche! + +Les deux étudiants, amis de Marcel, qui, jusque-là , n'avaient guère fait +que fumer et boire en silence, semblèrent peu satisfaits de cette +histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-être en savaient-ils +autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils +jetèrent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en riant: + +--Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine +dernière, il n'y a plus d'inconvénient. + +--Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais lui +faire tort dans sa carrière, jamais! + +--Vous avez raison, dit Eugène, et vous agissez en cela plus sagement +peut-être que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui peuplent les +écoles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait derrière lui quelque +faute ou quelque folie, et cependant c'est de là que sortent tous les +jours ce qu'il y a en France de plus distingué et de plus respectable: +des médecins, des magistrats... + +--Oui, reprit Marcel, c'est la vérité. Il y a des pairs de France en +herbe qui dînent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de quoi +payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'Å“il, n'avez-vous pas +revu vos inconnus? + +--Pour qui nous prenez-vous? répondit mademoiselle Pinson d'un air +sérieux et presque offensé. Connaissez-vous Blanchette et Rougette? et +supposez-vous que moi-même... + +--C'est bon, dit Marcel, ne vous fâchez pas. Mais voilà , en somme, une +belle équipée. Trois écervelées qui n'avaient peut-être pas de quoi +dîner le lendemain, et qui jettent l'argent par les fenêtres pour le +plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais! + +--Pourquoi nous invitent-ils à souper? répondit mademoiselle Pinson. + + + + +IV + + +Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de +Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla +chanson.--Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervantès, Zélia qui +tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le +trouvent bon, c'est moi qu'on fête, et qui par conséquent prie +mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrouée par son anecdote, de nous +honorer d'un couplet. Eugène, continua-t-il, sois donc un peu galant, +trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi. + +Eugène rougit et obéit. De même que mademoiselle Pinson n'avait pas +dédaigné de le faire pour l'engager lui-même à rester, il s'inclina, et +lui dit timidement: + +--Oui, mademoiselle, nous vous en prions. + +En même temps il souleva son verre, et toucha celui de la grisette. De +ce léger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle Pinson +saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fraîche la continua +longtemps en cadence. + +--Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le _la_. +Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas bégueule, je +vous en préviens, mais je ne sais pas de couplets de corps de garde. Je +ne m'encanaille pas la mémoire. + +--Connu, dit Marcel, vous êtes une vertu; allez votre train, les +opinions sont libres. + +--Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter à la bonne +venue des couplets qu'on a faits sur moi. + +--Attention! Quel est l'auteur? + +--Mes camarades du magasin. C'est de la poésie faite à l'aiguille; ainsi +je réclame l'indulgence. + +--Y a-t-il un refrain à votre chanson? + +--Certainement; la belle demande! + +--En ce cas-là , dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au refrain, tapons +sur la table, mais tâchons d'aller en mesure. Zélia peut s'abstenir si +elle veut. + +--Pourquoi cela, malhonnête garçon? demanda Zélia en colère? + +--Pour cause, répondit Marcel; mais si vous désirez être de la partie, +tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconvénients pour nos +oreilles et pour vos blanches mains. + +Marcel avait rangé en rond les verres et les assiettes, et s'était assis +au milieu de la table, son couteau à la main. Les deux étudiants du +souper de Rougette, un peu ragaillardis, ôtèrent le fourneau de leurs +pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eugène rêvait, Zélia boudait. +Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la +casser, ce à quoi Marcel répondit par un geste d'assentiment, en sorte +que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des +castagnettes, commença ainsi les couplets que ses compagnes avaient +composés, après s'être excusée d'avance de ce qu'ils pouvaient contenir +de trop flatteur pour elle: + + Mimi Pinson est une blonde, + Une blonde que l'on connaît. + Elle n'a qu'une robe au monde, + Landerirette! + Et qu'un bonnet. + Le Grand Turc en a davantage. + Dieu voulut, de cette façon, + La rendre sage. + On ne peut pas la mettre en gage, + La robe de Mimi Pinson. + + Mimi Pinson porte une rose, + Une rose blanche au côté. + Cette fleur dans son cÅ“ur éclose, + Landerirette! + C'est la gaieté. + Quand un bon souper la réveille, + Elle fait sortir la chanson + De la bouteille. + Parfois il penche sur l'oreille, + Le bonnet de Mimi Pinson. + + Elle a les yeux et la main prestes. + Les carabins, matin et soir, + Usent les manches de leurs vestes, + Landerirette! + À son comptoir. + Quoique sans maltraiter personne, + Mimi leur fait mieux la leçon + Qu'à la Sorbonne. + Il ne faut pas qu'on la chiffonne, + La robe de Mimi Pinson. + + Mimi Pinson peut rester fille; + Si Dieu le veut, c'est dans son droit. + Elle aura toujours son aiguille, + Landerirette! + Au bout du doigt. + Pour entreprendre sa conquête, + Ce n'est pas tout qu'un beau garçon; + Faut être honnête. + Car il n'est pas loin de sa tête, + Le bonnet de Mimi Pinson. + + D'un gros bouquet de fleurs d'orange + Si l'amour veut la couronner, + Elle a quelque chose en échange, + Landerirette! + À lui donner. + Ce n'est pas, on se l'imagine, + Un manteau sur un écusson + Fourré d'hermine; + C'est l'étui d'une perle fine, + La robe de Mimi Pinson. + + Mimi n'a pas l'âme vulgaire, + Mais son cÅ“ur est républicain; + Aux trois jours elle a fait la guerre, + Landerirette! + En casaquin. + À défaut d'une hallebarde, + On l'a vue avec son poinçon + Monter la garde. + Heureux qui mettra sa cocarde + Au bonnet de Mimi Pinson! + +Les couteaux et les pipes, voire même les chaises, avaient fait leur +tapage, comme de raison, à la fin de chaque couplet. Les verres +dansaient sur la table, et les bouteilles, à moitié pleines, se +balançaient joyeusement en se donnant de petits coups d'épaule. + +--Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette +chanson-là ! Il y a un teinturier; c'est trop musqué. Parlez-moi de ces +bons airs où on dit les choses! + +Et il entonna d'une voix forte: + + Nanette n'avait pas encore quinze ans... + +--Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plutôt, faisons un tour +de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque? + +--J'ai ce qu'il vous faut, répondit Marcel; j'ai une guitare; mais, +continua-t-il en décrochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce qu'il +lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes. + +--Mais voilà un piano, dit Zélia; Marcel va nous faire danser. + +Marcel lança à sa maîtresse un regard aussi furieux que si elle l'eût +accusé d'un crime. Il était vrai qu'il en savait assez pour jouer une +contredanse; mais c'était pour lui, comme pour bien d'autres, une espèce +de torture à laquelle il se soumettait peu volontiers. Zélia, en le +trahissant, se vengeait du bouchon. + +--Êtes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano n'est là que +pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'écorchiez, Dieu le sait. +Où avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que _la +Marseillaise_, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez à +Eugène, à la bonne heure, voilà un garçon qui s'y entend! mais je ne +veux pas l'ennuyer à ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a que vous +ici d'assez indiscrète pour faire des choses pareilles sans crier gare. + +Pour la troisième fois, Eugène rougit, et s'apprêta à faire ce qu'on lui +demandait d'une façon si politique et si détournée. Il se mit donc au +piano, et un quadrille s'organisa. + +Ce fut presque aussi long que le souper. Après la contredanse vint une +valse; après la valse, le galop, car on galope encore au quartier Latin. +Ces dames surtout étaient infatigables, et faisaient des gambades et des +éclats de rire à réveiller tout le voisinage. Bientôt Eugène, doublement +fatigué par le bruit et par la veillée, tomba, tout en jouant +machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui +dorment à cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant lui +comme des fantômes dans un rêve; et, comme rien n'est plus aisément +triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la mélancolie, à +laquelle il était sujet, ne tarda pas à s'emparer de lui.--Triste joie, +pensait-il, misérables plaisirs! instants qu'on croit volés au malheur! +Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement +devant moi, est sûre, comme disait Marcel, d'avoir de quoi dîner demain? + +Comme il faisait cette réflexion, mademoiselle Pinson passa près de lui; +il crut la voir, tout en galopant, prendre à la dérobée un morceau de +galette resté sur la table, et le mettre discrètement dans sa poche. + + + + +V + + +Le jour commençait à paraître quand la compagnie se sépara. Eugène, +avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour +respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes pensées, il +se répétait tout bas, malgré lui, la chanson de la grisette: + + Elle n'a qu'une robe au monde + Et qu'un bonnet. + +--Est-ce possible? se demandait-il. La misère peut-elle être poussée à +ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-même? Peut-on +rire de ce qu'on manque de pain? + +Le morceau de galette emporté n'était pas un indice douteux. Eugène ne +pouvait s'empêcher d'en sourire, et en même temps d'être ému de +pitié.--Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette et non +du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est +peut-être l'enfant d'une voisine à qui elle veut rapporter un gâteau, +peut-être une portière bavarde, qui raconterait qu'elle a passé la nuit +dehors, un Cerbère qu'il faut apaiser. + +Ne regardant pas où il allait, Eugène s'était engagé par hasard dans ce +dédale de petites rues qui sont derrière le carrefour Buci, et dans +lesquelles une voiture passe à peine. Au moment où il allait revenir sur +ses pas, une femme, enveloppée dans un mauvais peignoir, la tête nue, +les cheveux en désordre, pâle et défaite, sortit d'une vieille maison. +Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait à peine marcher; ses +genoux fléchissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et paraissait +vouloir se diriger vers une porte voisine, où se trouvait une boîte aux +lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait à la main. Surpris et +effrayé, Eugène s'approcha d'elle et lui demanda où elle allait, ce +qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En même temps il étendit le +bras pour la soutenir, car elle était près de tomber sur une borne. +Mais, sans lui répondre, elle recula avec une sorte de crainte et de +fierté. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la boîte, et +paraissant rassembler toutes ses forces:--Là ! dit-elle seulement; puis, +continuant à se traîner aux murs, elle regagna sa maison. Eugène essaya +en vain de l'obliger à prendre son bras et de renouveler ses questions. +Elle rentra lentement dans l'allée sombre et étroite dont elle était +sortie. + +Eugène avait ramassé la lettre; il fit d'abord quelques pas pour la +mettre à la poste, mais il s'arrêta bientôt. Cette étrange rencontre +l'avait si fort troublé, et il se sentait frappé d'une sorte d'horreur +mêlée d'une compassion si vive, que, avant de prendre le temps de la +réflexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui semblait +odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen, à +pénétrer un tel mystère. Évidemment cette femme était mourante; était-ce +de maladie ou de faim? Ce devait être, en tout cas, de misère. Eugène +ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: «À monsieur le baron de +***,» et renfermait ce qui suit: + +«Lisez cette lettre, monsieur, et, par pitié, ne rejetez pas ma prière. +Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous +dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera +bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a ôté le peu de +force et de courage que j'avais. Le mois d'août, je rentre en magasin; +mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la +certitude qu'avant samedi je me trouverai tout à fait sans asile. J'ai +si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la résolution de me +jeter à l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis près de vingt-quatre +heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu +au cÅ“ur. N'est-ce pas que je ne me suis pas trompée? Monsieur, je vous +en supplie à genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera respirer +encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que +vingt-trois ans! Je viendrai peut-être à bout, avec un peu d'aide, +d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter +votre pitié, je vous les dirais, mais rien ne me vient à l'idée. Je ne +puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez +de ma lettre comme on fait quand on en reçoit trop souvent de pareilles: +vous la déchirerez sans penser qu'une pauvre femme est là qui attend les +heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pensé qu'il serait +par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas +l'idée de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous, qui vous +retiendra, j'en suis persuadée; aussi il me semble que rien ne vous est +plus facile que de plier votre aumône dans un papier, et de mettre sur +l'adresse: «À mademoiselle Bertin, rue de l'Éperon.» J'ai changé de nom +depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma +mère. En sortant de chez vous, donnez cela à un commissionnaire. +J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu +vous rende humain. + +«Il me vient à l'idée que vous ne croyez pas à tant de misère; mais si +vous me voyiez, vous seriez convaincu. + +«ROUGETTE.» + +Si Eugène avait d'abord été touché en lisant ces lignes, son étonnement +redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi c'était +cette même fille qui avait follement dépensé son argent en parties de +plaisir, et imaginé ce souper ridicule raconté par mademoiselle Pinson, +c'était elle que le malheur réduisait à cette souffrance et à une +semblable prière! Tant d'imprévoyance et de folie semblait à Eugène un +rêve incroyable. Mais point de doute, la signature était là ; et +mademoiselle Pinson, dans le courant de la soirée, avait également +prononcé le nom de guerre de son amie Rougette, devenue mademoiselle +Bertin. Comment se trouvait-elle tout à coup abandonnée, sans secours, +sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille, +pendant qu'elle expirait peut-être dans quelque grenier de cette maison? +Et qu'était-ce que cette maison même où l'on pouvait mourir ainsi? + +Ce n'était pas le moment de faire des conjectures; le plus pressé était +de venir au secours de la faim. + +Eugène commença par entrer dans la boutique d'un restaurateur qui venait +de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il +s'achemina, suivi du garçon, vers le logis de Rougette; mais il +éprouvait de l'embarras à se présenter brusquement ainsi. L'air de +fierté qu'il avait trouvé à cette pauvre fille lui faisait craindre, +sinon un refus, du moins un mouvement de vanité blessée; comment lui +avouer qu'il avait lu sa lettre? + +Lorsqu'il fut arrivé devant la porte: + +--Connaissez-vous, dit-il au garçon, une jeune personne qui demeure dans +cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin? + +--Oh que oui! monsieur, répondit le garçon. C'est nous qui portons +habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour. +Actuellement elle est à la campagne. + +--Qui vous l'a dit? demanda Eugène. + +--Pardi! monsieur, c'est la portière. Mademoiselle Rougette aime à bien +dîner, mais elle n'aime pas beaucoup à payer. Elle a plus tôt fait de +commander des poulets rôtis et des homards que rien du tout; mais, pour +voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi +nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est +pas... + +--Elle est revenue, reprit Eugène. Montez chez elle, laissez-lui ce que +vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien +aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui +lui envoie ceci, vous lui répondrez que c'est le baron de ***. + +Sur ces mots, Eugène s'éloigna. Chemin faisant, il rajusta comme il put +le cachet de la lettre, et la mit à la poste.--Après tout, pensa-t-il, +Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la réponse à son billet +a été un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron. + + + + +VI + + +Les étudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches tous les +jours. Eugène comprenait très bien que, pour donner un air de +vraisemblance à la petite fable que le garçon devait faire, il eût fallu +joindre à son envoi le louis que demandait Rougette; mais là était la +difficulté. Les louis ne sont pas précisément la monnaie courante de la +rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eugène venait de s'engager à payer +le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, n'était +guère mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans différer le +chemin de la place du Panthéon. + +En ce temps-là demeurait encore sur cette place ce fameux barbier qui a +fait banqueroute, et s'est ruiné en ruinant les autres. Là , dans +l'arrière-boutique, où se faisait en secret la grande et la petite +usure, venait tous les jours l'étudiant pauvre et sans souci, amoureux +peut-être, emprunter à énorme intérêt quelques pièces dépensées gaiement +le soir et chèrement payées le lendemain. Là entrait furtivement la +grisette, la tête basse, le regard honteux, venant louer pour une partie +de campagne un chapeau fané, un châle reteint, une chemise achetée au +mont-de-piété. Là , des jeunes gens de bonne maison, ayant besoin de +vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de +lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des +étourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur avenir. +Depuis la courtisane titrée, à qui un bracelet tourne la tête, jusqu'au +cuistre nécessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de lentilles, +tout venait là comme aux sources du Pactole, et l'usurier barbier, fier +de sa clientèle et de ses exploits jusqu'à s'en vanter, entretenait la +prison de Clichy en attendant qu'il y allât lui-même. + +Telle était la triste ressource à laquelle Eugène, bien qu'avec +répugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour être du +moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouvé que la +demande adressée au baron produisît l'effet désirable. C'était de la +part d'un étudiant beaucoup de charité, à vrai dire, que de s'engager +ainsi pour une inconnue; mais Eugène croyait en Dieu: toute bonne action +lui semblait nécessaire. + +Le premier visage qu'il aperçut, en entrant chez le barbier, fut celui +de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et +feignant de se faire coiffer. Le pauvre garçon venait peut-être chercher +de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort préoccupé, et +fronçait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le coiffeur, +feignant de son côté de lui passer dans les cheveux un fer parfaitement +froid, lui parlait à demi-voix dans son accent gascon. Devant une autre +toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, également affublé +d'une serviette, un étranger fort inquiet, regardant sans cesse de côté +et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arrière-boutique, on +apercevait, dans une vieille psyché, la silhouette passablement maigre +d'une jeune fille, qui, aidée de la femme du coiffeur, essayait une robe +à carreaux écossais. + +--Que viens-tu faire ici à cette heure? s'écria Marcel, dont la figure +reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, dès qu'il reconnut +son ami. + +Eugène s'assit près de la toilette, et expliqua en peu de mots la +rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait. + +--Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te mêles-tu, puisqu'il +y a un baron? Tu as vu une jeune fille intéressante qui éprouvait le +besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as payé un poulet froid, +c'est digne de toi; il n'y a rien à dire. Tu n'exiges d'elle aucune +reconnaissance, l'incognito te plaît; c'est héroïque. Mais aller plus +loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour une +lingère que protège un baron, et que l'on n'a pas l'honneur de +fréquenter, cela ne s'est pratiqué, de mémoire humaine, que dans la +Bibliothèque bleue. + +--Ris de moi si tu veux, répondit Eugène. Je sais qu'il y a dans ce +monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que +je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je +l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester indifférent +devant la souffrance. Ma charité ne va pas jusqu'à chercher les pauvres, +je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais +l'aumône. + +--En ce cas, reprit Marcel, tu as fort à faire; il n'en manque pas dans +ce pays-ci. + +--Qu'importe? dit Eugène, encore ému du spectacle dont il venait d'être +témoin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son chemin? +Cette malheureuse est une étourdie, une folle, tout ce que tu voudras; +elle ne mérite peut-être pas la compassion qu'elle fait naître; mais +cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes amies, +qui déjà ne semblent pas plus se soucier d'elle que si elle n'était plus +au monde, et qui l'aidaient hier à se ruiner? À qui peut-elle avoir +recours? à un étranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou à +mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son +cÅ“ur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher +Marcel, que tout cela, bien sincèrement, me fait horreur. Cette petite +évaporée d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, riant et +babillant chez toi, au moment même où l'autre, l'héroïne de son conte, +expire dans un grenier, me soulève le cÅ“ur. Vivre ainsi en amies, +presque en sÅ“urs, pendant des jours et des semaines, courir les +théâtres, les bals, les cafés, et ne pas savoir le lendemain si l'une +est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indifférence des égoïstes, +c'est l'insensibilité de la brute. Ta demoiselle Pinson est un monstre, +et tes grisettes que tu vantes, ces mÅ“urs sans vergogne, ces amitiés +sans âme, je ne sais rien de si méprisable! + +Le barbier, qui, pendant ces discours, avait écouté en silence, et +continué de promener son fer froid sur la tête de Marcel, sourit d'un +air malin lorsque Eugène se tut. Tour à tour bavard comme une pie, ou +plutôt comme un perruquier qu'il était, lorsqu'il s'agissait de méchants +propos, taciturne et laconique comme un Spartiate dès que les affaires +étaient en jeu, il avait adopté la prudente habitude de laisser toujours +d'abord parler ses pratiques, avant de mêler son mot à la conversation. +L'indignation qu'exprimait Eugène en termes si violents lui fit +toutefois rompre le silence. + +--Vous êtes sévère, monsieur, dit-il en riant et en gasconnant. J'ai +l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort +excellente personne. + +--Oui, dit Eugène, excellente en effet, s'il est question de boire et de +fumer. + +--Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes personnes, +ça rit, ça chante, ça fume, mais il y en a qui ont du cÅ“ur. + +--Où voulez-vous en venir, père Cadédis? demanda Marcel. Pas tant de +diplomatie; expliquez-vous tout net. + +--Je veux dire, répliqua le barbier en montrant l'arrière-boutique, +qu'il y a là , pendue à un clou, une petite robe de soie noire que ces +messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la propriétaire, car +elle ne possède pas une garde-robe très compliquée. Mademoiselle Mimi +m'a envoyé cette robe ce matin au petit jour; et je présume que, si elle +n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est qu'elle-même ne +roule pas sur l'or. + +--Voilà qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans +l'arrière-boutique, sans égard pour la pauvre femme aux carreaux +écossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa robe en +gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites à présent? Elle ne +va donc pas dans le monde aujourd'hui? + +Eugène avait suivi son ami. + +Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu +d'autres hardes de toute espèce, était humblement et tristement +suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson. + +--C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce vêtement pour l'avoir vu +tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et +l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir à la manche gauche une +petite tache grosse comme une pièce de cinq sous, causée parle vin de +Champagne. Et combien avez-vous prêté là -dessus, père Cadédis? car je +suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans ce +boudoir qu'en qualité de nantissement. + +--J'ai prêté quatre francs, répondit le barbier; et je vous assure, +monsieur, que c'est pure charité. À toute autre je n'aurais pas avancé +plus de quarante sous, car la pièce est diablement mûre; on y voit à +travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi +me payera; elle est bonne pour quatre francs. + +--Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet +qu'elle n'a emprunté cette petite somme que pour l'envoyer à Rougette. + +--Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eugène. + +--Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se +dépouiller pour un créancier. + +--Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans une +position meilleure que celle où elle se trouve actuellement; elle avait +alors un grand nombre de dettes. On se présentait journellement chez +elle pour saisir ce qu'elle possédait, et on avait fini, en effet, par +lui prendre tous ses meubles, excepté son lit, car ces messieurs savent +sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un débiteur. Or, mademoiselle +Mimi avait dans ce temps-là quatre robes fort convenables. Elle les +mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour +qu'on ne les saisît pas; c'est pourquoi je serais surpris si, n'ayant +plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer +quelqu'un. + +--Pauvre Mimi! répéta Marcel. Mais, en vérité, comment +s'arrange-t-elle? Elle a donc trompé ses amis? elle possède donc un +vêtement inconnu? Peut-être se trouve-t-elle malade d'avoir trop mangé +de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de +s'habiller. N'importe, père Cadédis, cette robe me fait peine, avec ses +manches pendantes qui ont l'air de demander grâce; tenez, retranchez-moi +quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer, et +mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte à cette +enfant. Eh bien! Eugène, continua-t-il, que dit à cela ta charité +chrétienne? + +--Que tu as raison, répondit Eugène, de parler et d'agir comme tu fais, +mais que je n'ai peut-être pas tort; j'en fais le pari, si tu veux. + +--Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du Jockey-Club. +Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous +sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis +curieux de la voir. + +Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique. + + + + +VII + + +--Mademoiselle est allée à la messe, répondit la portière aux deux +étudiants, lorsqu'ils furent arrivés chez mademoiselle Pinson. + +--À la messe! dit Eugène surpris. + +--À la messe! répéta Marcel. C'est impossible, elle n'est pas sortie. +Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis. + +--Je vous assure, monsieur, répondit la portière, qu'elle est sortie +pour aller à la messe, il y a environ trois quarts d'heure. + +--Et à quelle église est-elle allée? + +--À Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un matin. + +--Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble +bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui. + +--La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez +vous-même. + +Mademoiselle Pinson, sortant de l'église, revenait chez elle, en effet. +Marcel ne l'eut pas plus tôt aperçue, qu'il courut à elle, impatient de +voir de près sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon +d'indienne foncée, à demi caché sous un rideau de serge verte dont elle +s'était fait, tant bien que mal, un châle. De cet accoutrement +singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, à cause de sa +couleur sombre, sortaient sa tête gracieuse coiffée de son bonnet blanc, +et ses petits pieds chaussés de brodequins. Elle s'était enveloppée dans +son rideau avec tant d'art et de précaution, qu'il ressemblait vraiment +à un vieux châle et qu'on ne voyait presque pas la bordure. En un mot, +elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de prouver, +une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie. + +--Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en écartant un +peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serrée dans son +corset. C'est un déshabillé du matin que Palmyre vient de m'apporter. + +--Vous êtes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais cru qu'on +pût avoir si bonne mine avec le châle d'une fenêtre. + +--En vérité? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant l'air un peu +paquet. + +--Paquet de roses, répondit Marcel. J'ai presque regret maintenant de +vous avoir rapporté votre robe. + +--Ma robe? Où l'avez-vous trouvée? + +--Où elle était, apparemment. + +--Et vous l'avez tirée de l'esclavage? + +--Eh, mon Dieu! oui, j'ai payé sa rançon. M'en voulez-vous de cette +audace? + +--Non pas! à charge de revanche. Je suis bien aise de revoir ma robe; +car, à vous dire vrai, voilà déjà longtemps que nous vivons toutes les +deux ensemble, et je m'y suis attachée insensiblement. + +En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq étages +qui conduisaient à sa chambrette, où les deux amis entrèrent avec elle. + +--Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe qu'à une +condition. + +--Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en +veux pas. + +--J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez +franchement pourquoi cette robe était en gage. + +--Laissez-moi donc d'abord la remettre, répondit mademoiselle Pinson; je +vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous préviens que, si vous ne +voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la gouttière, il +faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face +comme Agamemnon. + +--Qu'à cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus honnêtes qu'on ne +pense, et je ne hasarderai pas même un Å“il. + +--Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance, +mais la sagesse des nations nous dit que deux précautions valent mieux +qu'une. + +En même temps elle se débarrassa de son rideau, et l'étendit +délicatement sur la tête des deux amis, de manière à les rendre +complètement aveugles. + +--Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant. + +--Prenez garde à vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau, je ne +réponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre parole, par +conséquent elle est dégagée. + +--Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma +taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre. +Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un +plaisir à me sentir dedans! + +--Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez sincère, +nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne comme +vous, sage, rangée, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher ainsi, +d'un seul coup, toute sa garde-robe à un clou? + +-Pourquoi?... pourquoi?... répondit mademoiselle Pinson, paraissant +hésiter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras, et leur +dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez. + +Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de l'Éperon. + + + + +VIII + + +Marcel avait gagné son pari. Les quatre francs et le morceau de galette +de mademoiselle Pinson étaient sur la table de Rougette, avec les débris +du poulet d'Eugène. + +La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le lit; +et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu, +elle fit dire à ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait de +l'excuser, et qu'elle n'était pas en état de les recevoir. + +--Que je la reconnais bien là , dit Marcel; elle mourrait sur la paille +dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-à -vis de son pot +à l'eau. + +Les deux amis, bien qu'à regret, furent donc obligés de s'en retourner +chez eux comme ils étaient venus, non sans rire entre eux de cette +fierté et de cette discrétion si étrangement nichées dans une mansarde. + +Après avoir été à l'École de médecine suivre les leçons du jour, ils +dînèrent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de promenade au +boulevard Italien. Là , tout en fumant le cigare qu'il avait gagné le +matin: + +--Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas forcé de convenir que j'ai +raison d'aimer, au fond, et même d'estimer ces pauvres créatures? +Considérons sainement les choses sous un point de vue philosophique. +Cette petite Mimi, que tu as tant calomniée, ne fait-elle pas, en se +dépouillant de sa robe, une Å“uvre plus louable, plus méritoire, j'ose +même dire plus chrétienne, que le bon roi Robert en laissant un pauvre +couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait +évidemment quantité de manteaux; d'un autre côté, il était à table, dit +l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se traînant à +quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de +son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne monarque, +il est vrai, pardonna généreusement au coupeur de franges; mais +peut-être avait-il bien dîné. Vois quelle distance entre lui et Mimi! +Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assurément était à +jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait emporté de +chez moi était destiné par avance à composer son propre repas. Or, que +fait-elle? Au lieu de déjeuner, elle va à la messe, et en ceci elle se +montre encore au moins l'égale du roi Robert, qui était fort pieux, j'en +conviens, mais qui perdait son temps à chanter au lutrin, pendant que +les Normands faisaient le diable à quatre. Le roi Robert abandonne sa +frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout +entière au père Cadédis, action incomparable en ce que Mimi est femme, +jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est +nécessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, à son magasin, +gagner le pain de sa journée. Non seulement donc elle se prive du +morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met +volontairement dans le cas de ne pas dîner. Observons en outre que le +père Cadédis est fort éloigné d'être un mendiant, et de se traîner à +quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renonçant à sa frange, ne +fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coupée d'avance, +et c'est à savoir si cette frange était coupée de travers ou non, et en +état d'être recousue; tandis que Mimi, de son propre mouvement, bien +loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-même de dessus son +pauvre corps ce vêtement, plus précieux, plus utile que le clinquant de +tous les passementiers de Paris. Elle sort vêtue d'un rideau; mais sois +sûr qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que l'église. Elle se +ferait plutôt couper un bras que de se laisser voir ainsi fagotée au +Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer à Dieu, parce +qu'il est l'heure où elle prie tous les jours. Crois-moi, Eugène, dans +ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue +de Tournon et la rue du Petit-Lion, où elle connaît tout le monde, il y +a plus de courage, d'humilité et de religion véritable que dans toutes +les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis +le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra inconnue +dans son cinquième étage, entre un pot de fleurs et un ourlet. + +--Tant mieux pour elle, dit Eugène. + +--Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer à comparer, je +pourrais te faire un parallèle entre Mucius Scævola et Rougette. +Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile à un Romain du temps de +Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un réchaud +allumé, qu'à une grisette contemporaine de rester vingt-quatre heures +sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont crié, mais examine par quels +motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en présence d'un roi étrusque +qu'il a voulu assassiner; il a manqué son coup d'une manière pitoyable, +il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade. Pour +qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un tison +(car rien ne prouve que le brasier fût bien chaud, ni que le poing soit +tombé en cendres). Là -dessus, le digne Porsenna, stupéfait de sa +fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est à parier que +ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que +Scævola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa tête. +Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus +lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est +seule au fond d'un grenier, et elle n'a là pour l'admirer ni Porsenna, +c'est-à -dire le baron, ni les Romains, c'est-à -dire les voisins, ni les +Étrusques, c'est-à -dire ses créanciers, ni même le brasier, car son +poêle est éteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se plaindre? Par +vanité d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le même cas; par +grandeur d'âme ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste muette +derrière son verrou, c'est précisément pour que ses amis ne sachent pas +qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas pitié de son courage, pour que sa +camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute dévouée, ne soit pas +obligée, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa galette. +Mucius, à la place de Rougette, eût fait semblant de mourir en silence +mais c'eût été dans un carrefour ou à la porte de Flicoteaux. Son +taciturne et sublime orgueil eût été une manière délicate de demander à +l'assistance un verre de vin et un croûton. Rougette, il est vrai, a +demandé un louis au baron, que je persiste à comparer à Porsenna. Mais +ne vois-tu pas que le baron doit évidemment être redevable à Rougette de +quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins +clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarqué, il se peut +que le baron soit à la campagne, et dès lors Rougette est perdue. Et ne +crois pas pouvoir me répondre ici par cette vaine objection qu'on oppose +à toutes les belles actions des femmes, à savoir qu'elles ne savent ce +qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les +gouttières. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de près au +pont d'Iéna, car elle s'est déjà jetée à l'eau une fois, et je lui ai +demandé si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle n'avait +rien senti, excepté au moment où on l'avait repêchée, parce que les +bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, à ce +qu'elle disait, _raclé_ la tête sur le bord du bateau. + +--Assez! dit Eugène, fais-moi grâce de tes affreuses plaisanteries. +Réponds-moi sérieusement: crois-tu que de si horribles épreuves, tant de +fois répétées, toujours menaçantes, puissent enfin porter quelque fruit? +Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans appui, sans conseil, +ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'expérience? Y a-t-il un +démon, attaché à elles, qui les voue à tout jamais au malheur et à la +folie, ou, malgré tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au bien? +En voilà une qui prie Dieu, dis-tu? elle va à l'église, elle remplit ses +devoirs, elle vit honnêtement de son travail; ses compagnes paraissent +l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas +vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. En voilà une autre qui passe +sans cesse de l'étourderie à la misère, de la prodigalité aux horreurs +de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les leçons cruelles +qu'elle reçoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite réglée, +un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des êtres raisonnables? +S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre à nous. Allons de ce +pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien +souffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me décourage pas, +laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de +leur parler un langage sincère; je ne veux leur faire ni sermon ni +reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur +dire... + +En ce moment, les deux amis passaient devant le café Tortoni. La +silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces près d'une +fenêtre, se dessinait à la clarté des lustres. L'une d'elles agita son +mouchoir, et l'autre partit d'un éclat de rire. + +--Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire +d'aller si loin, car les voilà , Dieu me pardonne! Je reconnais Mimi à sa +robe, et Rougette à son panache blanc, toujours sur le chemin de la +friandise. Il paraît que monsieur le baron a bien fait les choses. + +--Et une pareille folie, dit Eugène, ne t'épouvante pas? + +--Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des +grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a conté +une histoire à souper, elle a engagé sa robe pour quatre francs, elle +s'est fait un châle avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui donne +ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas obligé à davantage. + +FIN DE MIMI PINSON. + +Ce _profil de grisette_, comme l'appelle l'auteur, a été composé pour le +_Diable à Paris_, ouvrage publié par livraisons et orné de dessins par +Gavarni. + +Ce conte est entièrement de pure invention. + + + + +LA MOUCHE + +1853 + +[Illustration: LA MOUCHE + +... immobile, debout derrière elle, le Chevalier observait la Marquise +qui écrivait...] + +I + + +En 1756, lorsque Louis XV, fatigué des querelles entre la magistrature +et le grand conseil à propos de l'impôt des deux sous[6], prit le parti +de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs +offices. Seize de ces démissions furent acceptées, sur quoi il y eut +autant d'exils.--Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour à l'un +des présidents, pourriez-vous voir de sang-froid une poignée d'hommes +résister à l'autorité d'un roi de France? N'en auriez-vous pas mauvaise +opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le président, et vous +verrez tout cela comme je le vois. + +Ce ne furent pas seulement les exilés qui portèrent la peine de leur +mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le +_décachetage_ amusait le roi. Pour se désennuyer de ses plaisirs, il se +faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux à la +poste. Bien entendu que, sous le prétexte de faire lui-même sa police +secrète, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient ainsi +sous les yeux; mais quiconque, de près ou de loin, tenait aux chefs des +factions, était presque toujours perdu. On sait que Louis XV, avec +toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle d'être +inexorable. + +[Note 6: Deux sous pour livre du dixième du revenu. (_Note de +l'auteur_.)] + +Un soir qu'il était devant le feu, les pieds sur le manteau de la +cheminée, mélancolique à son ordinaire, la marquise, parcourant un +paquet de lettres, haussait les épaules en riant. Le roi demanda ce +qu'il y avait. + +-C'est que je trouve là , répondit-elle, une lettre qui n'a pas le sens +commun, mais c'est une chose touchante et qui fait pitié. + +-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi. + +-Point de nom: c'est une lettre d'amour. + +-Et qu'y a-t-il dessus? + +-Voilà le plaisant. C'est qu'elle est adressée à mademoiselle +d'Annebault, la nièce de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est +apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourrée avec ces papiers. + +-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi. + +-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de Vauvert +et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-là ? Votre Majesté +les connaît-elle? + +Le roi se piquait de savoir la France par cÅ“ur, c'est-à -dire la noblesse +de France. L'étiquette de sa cour, qu'il avait étudiée, ne lui était pas +plus familière que les blasons de son royaume: science assez courte, le +reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanité, et la hiérarchie +était, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son palais; il y +voulait marcher en maître. Après avoir rêvé quelques instants, il fronça +le sourcil comme frappé d'un mauvais souvenir, puis, faisant signe à la +marquise de lire, il se rejeta dans sa bergère, en disant avec un +sourire: + +--Va toujours, la fille est jolie. + +Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement railleur, +commença à lire une longue lettre toute remplie de tirades amoureuses: + +«Voyez un peu, disait l'écrivain, comme les destins me persécutent! Tout +semblait disposé à remplir mes vÅ“ux, et vous-même, ma tendre amie, ne +m'aviez-vous pas fait espérer le bonheur? Il faut pourtant que j'y +renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas un +excès de cruauté de m'avoir permis d'entrevoir les cieux, pour me +précipiter dans l'abîme? Lorsqu'un infortuné est dévoué à la mort, se +fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui +doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je n'ai +plus d'autre asile, d'autre espérance que le tombeau, car, dès +l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer à votre main. +Quand la fortune me souriait, tout mon espoir était que vous fussiez à +moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y +songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en +mourant d'amour, je vous défends de m'aimer...» + +La marquise souriait à ces derniers mots. + +--Madame, dit le roi, voilà un honnête homme. Mais, qu'est-ce qui +l'empêche d'épouser sa maîtresse? + +--Permettez, Sire, que je continue: + +«Cette injustice qui m'accable, me surprend de la part du meilleur des +rois. Vous savez que mon père demandait pour moi une place de cornette +ou d'enseigne aux gardes, et que cette place décidait de ma vie, +puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir à vous. Le duc de Biron +m'avait proposé; mais le roi m'a rejeté d'une façon dont le souvenir +m'est bien amer, car si mon père a sa manière de voir (je veux que ce +soit une faute), dois-je toutefois en être puni? Mon dévouement au roi +est aussi véritable, aussi sincère que mon amour pour vous. On verrait +clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'épée. Il est +désespérant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit sans raison +valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgrâce, c'est ce qui est +opposé à la bonté bien connue de Sa Majesté...» + +--Oui-da, dit le roi, ceci m'intéresse. + +«Si vous saviez combien nous sommes tristes! Ah! mon amie, cette terre +de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y promène seul +tout le jour. J'ai défendu de ratisser; l'odieux jardinier est venu hier +avec son manche à balai ferré. Il allait toucher le sable... La trace de +vos pas, plus légère que le vent, n'était pourtant pas effacée. Le bout +de vos petits pieds et vos grands talons blancs étaient encore marqués +dans l'allée: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je suivais +votre belle image, et ce charmant fantôme s'animait par instants, comme +s'il se fût posé sur l'empreinte fugitive. C'est là , c'est en causant le +long du parterre qu'il m'a été donné de vous connaître, de vous +apprécier. Une éducation admirable dans l'esprit d'un ange, la dignité +d'une reine avec la grâce des nymphes, des pensées dignes de Leibnitz +avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les lèvres de Diane, +tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce +temps-là ces fleurs bien-aimées s'épanouissaient autour de nous. Je les +ai respirées en vous écoutant: dans leur parfum vivait votre souvenir. +Elles courbent à présent la tête; elles me montrent la mort...» + +--C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous +cela? + +--Parce que Votre Majesté me l'a ordonné pour les beaux yeux de +mademoiselle d'Annebault. + +--Cela est vrai, elle a de beaux yeux. + +«Et quand je rentre de ces promenades, je trouve mon père seul, dans le +grand salon, accoudé auprès d'une chandelle, au milieu de ces dorures +fanées qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec +peine,... mon chagrin dérange le sien... Athénaïs! au fond de ce salon, +près de la fenêtre, est le clavecin où voltigeaient vos doigts +délicieux, qu'une seule fois ma bouche a touchés, pendant que la vôtre +s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien que +vos chants n'étaient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce Rameau, ce +Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les aimez, +ils sont dans votre mémoire; leur souffle a passé sur vos lèvres. Je +m'assieds aussi à ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs qui +vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et +les écoute mourir, tandis que l'écho s'en perd sous cette voûte lugubre. +Mon père se retourne et me voit désolé; qu'y peut-il faire? Un propos de +ruelle, d'antichambre, a fermé nos grilles. Il me voit jeune, ardent, +plein de vie, ne demandant qu'à être au monde; il est mon père et n'y +peut rien...» + +--Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce garçon s'en allait en chasse, et +qu'on lui tue son faucon sur le poing? À qui en a-t-il, par hasard? + +«Il est bien vrai, reprit la marquise, continuant la lecture d'un ton +plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents +éloignés de l'abbé Chauvelin...» + +--Voilà donc ce que c'est! dit Louis XV en bâillant. Encore quelque +neveu des enquêtes et requêtes. Mon parlement abuse de ma bonté; il a +vraiment trop de famille. + +--Mais si ce n'est qu'un parent éloigné!... + +--Bon, ce monde-là ne vaut rien du tout. Cet abbé Chauvelin est un +janséniste; c'est un bon diable, mais c'est un démis. Jetez cette lettre +au feu, et qu'on ne m'en parle plus. + + + + +II + + +Les derniers mots prononcés par le roi n'étaient pas tout à fait un +arrêt de mort, mais c'était à peu près une défense de vivre. Que pouvait +faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas +entendre parler? Tâcher d'être commis, ou se faire philosophe, poète +peut-être, mais sans dédicace, et le métier, en ce cas, ne valait rien. + +Telle n'était pas, à beaucoup près, la vocation du chevalier de Vauvert, +qui venait d'écrire avec des larmes la lettre dont le roi se moquait. +Pendant ce temps-là , seul, avec son père, au fond du vieux château de +Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux. + +--Je veux aller à Versailles, disait-il. + +--Et qu'y ferez-vous? + +--Je n'en sais rien; mais que fais-je ici. + +--Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas être +fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune façon. Mais +oubliez-vous que votre mère est morte? + +--Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que vous +m'avez donnée. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais plus +rester dans ces lieux. + +--D'où vient cela? + +--D'un amour extrême. J'aime éperdûment mademoiselle d'Annebault. + +--Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Molière qui fasse des +mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgrâce? + +--Eh! monsieur, votre disgrâce, me serait-il permis, sans m'écarter du +plus profond respect, de vous demander ce qui l'a causée? Nous ne sommes +pas du parlement. Nous payons l'impôt, nous ne le faisons pas. Si le +parlement lésine sur les deniers du roi, c'est son affaire et non la +nôtre. Pourquoi M. l'abbé Chauvelin nous entraîne-t-il dans sa ruine? + +--M. l'abbé Chauvelin agit en honnête homme. Il refuse d'approuver le +dixième, parce qu'il est révolté des dilapidations de la cour. Rien de +pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Châteauroux. Elle était +belle, au moins, celle-là , et elle ne coûtait rien, pas même ce qu'elle +donnait si généreusement. Elle était maîtresse et souveraine, et elle se +disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot +lorsqu'il lui retirerait ses bonnes grâces. Mais cette Étioles, cette Le +Normand, cette Poisson insatiable! + +--Et qu'importe? + +--Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous seulement +que, à présent, tandis que le roi nous gruge, la fortune de sa grisette +est incalculable? Elle s'était fait donner au début cent quatre-vingt +mille livres de rente; mais ce n'était qu'une bagatelle, cela ne compte +plus maintenant; on ne saurait se faire une idée des sommes effrayantes +que le roi lui jette à la tête; il ne se passe pas trois mois de l'année +où elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent mille +livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du +trésorier des écuries; avec les logements qu'elle a dans toutes les +maisons royales, elle achète la Selle, Cressy, Aulnay, Brinborion, +Marigny, Saint-Rémi, Bellevue, et tant d'autres terres, des hôtels à +Paris, à Fontainebleau, à Versailles, à Compiègne, sans compter une +fortune secrète placée en tous pays dans toutes les banques d'Europe, en +cas de disgrâce probablement, ou de la mort du souverain. Et qui paye +tout cela, s'il vous plaît? + +--Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi. + +--C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple qui +sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de Pigalle. +Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux +impôts. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre dernier écu +était prêt; nous ne songions pas à marchander. Le roi victorieux a pu +voir clairement qu'il était aimé par tout le royaume, plus clairement +encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute +faction, toute rancune; la France entière se mit à genoux devant le lit +du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses soldats +ou ses médecins, nous ne voulons plus payer ses maîtresses, et nous +avons autre chose à faire que d'entretenir madame de Pompadour. + +--Je ne la défends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni tort ni +raison; je ne l'ai jamais vue. + +--Sans doute; et vous ne seriez pas fâché de la voir, n'est-il pas vrai, +pour avoir là -dessus quelque opinion? Car, à votre âge, la tête juge par +les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-là vous sera +refusé. + +--Pourquoi, monsieur? + +--Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi +invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans +son sérail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez. Que +voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un +aventurier? + +--Non pas, mais comme un amoureux. Je ne prétends point solliciter, +monsieur, mais réclamer contre une injustice. J'avais une espérance +fondée, presque une promesse de M. de Biron; j'étais à la veille de +posséder ce que j'aime, et cet amour n'est point déraisonnable; vous ne +l'avez pas désapprouvé. Souffrez donc que je tente de plaider ma cause. +Aurai-je affaire au roi ou à madame de Pompadour, je l'ignore, mais je +veux partir. + +--Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y +présenter! + +--Eh! j'y serai peut-être reçu plus aisément par cette raison que j'y +suis inconnu. + +--Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le vôtre!... +Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez être inconnu. + +--Eh bien donc! le roi m'écoutera. + +--Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous rêvez Versailles, et +vous croirez y être quand votre postillon s'arrêtera... Supposons que +vous parveniez jusqu'à l'antichambre, à la galerie, à l'Oeil-de-BÅ“uf: +vous ne verrez entre Sa Majesté et vous que le battant d'une porte: il y +aura un abîme. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais, des +protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de +Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture +pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par +un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le +silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous répondre, +il vous dévisage en passant et vous anéantit? Après la Grève et la +Bastille, c'est un certain degré de supplice qui, moins cruel en +apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le condamné, il +est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer à s'approcher ni +d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni d'une +caserne. Devant lui tout se ferme ou se détourne, et il se promène +ainsi au hasard dans une prison invisible. + +--Je m'y remuerai tant que j'en sortirai. + +--Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meynières n'était pas plus +coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus +légitimes espérances. Son père, le plus dévoué sujet de Sa Majesté, le +plus honnête homme du royaume, repoussé par le roi, est allé, avec ses +cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette. +Savez-vous ce qu'elle a répondu? Voici ses propres paroles, que M. de +Meynières m'envoie dans une lettre: «Le roi est le maître; il ne juge +pas à propos de vous marquer son mécontentement personnellement; il se +contente de vous le faire éprouver en privant monsieur votre fils d'un +état; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et il n'en +veut pas; il faut respecter ses volontés. Je vous plains cependant, +j'entre dans vos peines, j'ai été mère; je sais ce qu'il doit vous en +coûter pour laisser votre fils sans état.» Voilà le style de cette +créature, et vous voulez vous mettre à ses pieds! + +--On dit qu'ils sont charmants, monsieur. + +--Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le +sait. Il cède, il plie devant cette femme. Pour maintenir son étrange +pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa tête de bois. + +--On prétend qu'elle a tant d'esprit! + +--Et point de cÅ“ur; le beau mérite! + +--Point de cÅ“ur! elle qui sait si bien déclamer les vers de Voltaire, +chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est +impossible, je ne le croirai jamais. + +--Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne pas, +mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup +cette demoiselle d'Annebault? + +--Plus que ma vie. + +--Allez, monsieur. + + + + +III + + +On a dit que les voyages font tort à l'amour, parce qu'ils donnent des +distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils laissent +le temps d'y rêver. Le chevalier était trop jeune pour faire de si +savantes distinctions. Las de la voiture, à moitié chemin, il avait pris +un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir à +l'auberge du Soleil, enseigne passée de mode, du temps de Louis XIV. + +Il y avait à Versailles un vieux prêtre qui avait été curé près de +Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce curé, simple et +pauvre, avait un neveu à bénéfices, abbé de cour, qui pouvait être +utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme d'importance, +plongé dans son rabat, reçut fort bien le nouveau venu et ne dédaigna +pas d'écouter sa requête. + +--Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir opéra à la +cour, une espèce de fête, de je ne sais quoi. Je n'y vais pas, parce que +je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici justement +un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demandé pour quelqu'un, +je ne sais plus qui. Allez là . Vous n'êtes pas encore présenté, il est +vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas nécessaire. Tâchez de vous +trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre +fortune est faite. + +Le chevalier remercia l'abbé, et, fatigué d'une nuit mal dormie et d'une +journée à cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une de ces +toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu +expérimentée l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit de poudre son +habit pailleté. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait vingt ans. + +La nuit tombait lorsqu'il arriva au château. Il s'avança timidement vers +la grille et demanda son chemin à la sentinelle. On lui montra le grand +escalier. Là , il apprit du suisse que l'opéra venait de commencer, et +que le roi, c'est-à -dire tout le monde, était dans la salle[7]. + +[Note 7: Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par +Louis XV, ou plutôt par madame de Pompadour, mais terminée seulement en +1769 et inaugurée en 1770, pour le mariage du duc de Berri (Louis XVI) +avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de théâtre mobile qu'on +transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de +Louis XIV. (Note de l'auteur.)] + +--Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse (à +tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un +instant. S'il aime mieux passer par les appartements.... + +Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosité lui fit +répondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis, comme un +laquais se disposait à le suivre pour le guider, un mouvement de vanité +lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'être accompagné. Il s'avança +seul donc, non sans quelque émotion. + +Versailles resplendissait de lumière. Du rez-de-chaussée jusqu'au faîte, +les lustres, les girandoles, les meubles dorés, les marbres +étincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux battants +étaient ouverts partout. À mesure que le chevalier marchait, il était +frappé d'un étonnement et d'une admiration difficiles à imaginer; car ce +qui rendait tout à fait merveilleux le spectacle qui s'offrait à lui, ce +n'était pas seulement la beauté, l'éclat de ce spectacle même, c'était +la complète solitude où il se trouvait dans cette sorte de désert +enchanté. + +À se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce soit dans un +temple, un cloître ou un château, il y a quelque chose de bizarre, et, +pour ainsi dire, de mystérieux. Le monument semble peser sur l'homme: +les murs le regardent; les échos l'écoutent; le bruit de ses pas trouble +un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et n'ose +marcher qu'avec respect. + +Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bientôt la curiosité prit le dessus +et l'entraîna. Les candélabres de la galerie des Glaces, en se mirant, +se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de +nymphes et de bergères se jouaient alors sur les lambris, voltigeaient +aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais +tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours semé +d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur +majestueuse du grand roi; là des ottomanes chiffonnées, des pliants en +désordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons toujours +vides, où la magnificence éclatait d'autant mieux qu'elle semblait plus +inutile; de temps en temps des portes secrètes s'ouvrant sur des +corridors à perte de vue; mille escaliers, mille passages se croisant +comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des +géants; des boudoirs enchevêtrés comme des cachettes d'enfants; une +énorme toile de Vanloo près d'une cheminée de porphyre; une boîte à +mouches oubliée à côté d'un magot de la Chine; tantôt une grandeur +écrasante, tantôt une grâce efféminée; et partout, au milieu du luxe, de +la prodigalité et de la mollesse, mille odeurs enivrantes, étranges et +diverses, les parfums mêlés des fleurs et des femmes, une tiédeur +énervante, l'air de la volupté. + +Être en pareil lieu à vingt ans, au milieu de ces merveilles, et s'y +trouver seul, il y avait à coup sûr de quoi être ébloui. Le chevalier +avançait au hasard, comme dans un rêve. + +--Vrai palais de fées, murmurait-il; et, en effet, il lui semblait voir +se réaliser pour lui un de ces contes où les princes égarés découvrent +des châteaux magiques. + +Était-ce bien des créatures mortelles qui habitaient ce séjour sans +pareil? Était-ce des femmes véritables qui venaient de s'asseoir dans +ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laissé à ces +coussins cette empreinte légère, pleine encore d'indolence? Qui sait? +derrière ces rideaux épais, au fond de quelque immense et brillante +galerie, peut-être allait-il apparaître une princesse endormie depuis +cent ans, une fée en paniers, une Armide en paillettes, ou quelque +hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un +lambris doré! + +Étourdi, malgré lui, par toutes ces chimères, le chevalier, pour mieux +rêver, s'était jeté sur un sofa, et il s'y serait peut-être oublié +longtemps, s'il ne s'était souvenu qu'il était amoureux. Que faisait, +pendant ce temps-là , mademoiselle d'Annebault, sa bien-aimée, restée, +elle, dans un vieux château? + +--Athénaïs! s'écria-t-il tout à coup, que fais-je ici à perdre mon +temps? Ma raison est-elle égarée? Où suis-je donc, grand Dieu! et que se +passe-t-il en moi? + +Il se leva et continua son chemin à travers ce pays nouveau, et il s'y +perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant à voix basse, +lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avança vers eux et leur +demanda sa route pour aller à la comédie. + +--Si monsieur le marquis, lui répondit-on (toujours d'après la même +formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et de +suivre la galerie à droite, il trouvera au bout trois marches à monter; +il tournera alors à gauche, et quand il aura traversé le salon de Diane, +celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra +encore six marches; puis, en laissant à droite la salle des gardes, +comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de +rencontrer là d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin. + +--Bien obligé, dit le chevalier, et, avec de si bons renseignements, ce +sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas. + +Il se remit en marche avec courage, s'arrêtant toujours malgré lui pour +regarder de côté et d'autre, puis se rappelant de nouveau ses amours; +enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait +annoncé, il trouva de nouveaux laquais. + +--Monsieur le marquis s'est trompé, lui dirent ceux-ci, c'est par +l'autre aile du château qu'il aurait fallu prendre; mais rien n'est plus +facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'à descendre cet escalier, +puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'Été, celui de... + +--Je vous remercie, dit le chevalier. + +Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens +comme un badaud. Je me déshonore en pure perte, et quand, par +impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, à quoi me sert leur +nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne +connais pas un? + +Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se +pourrait.--Car, après tout, se disait-il, ce palais est fort beau, il +est très grand, mais il n'est pas sans bornes, et, fût-il long comme +trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin. + +Mais il n'est pas facile, à Versailles, d'aller longtemps droit devant +soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une garenne +déplut peut-être aux nymphes de l'endroit, car elles recommencèrent de +plus belle à égarer le pauvre amoureux, et, sans doute pour le punir, +elles prirent plaisir à le faire tourner et retourner sur ses propres +pas, le ramenant sans cesse à la même place, justement comme un +campagnard fourvoyé dans une charmille; c'est ainsi qu'elles +l'enveloppaient dans leur dédale de marbre et d'or. + +Dans les _Antiquités de Rome_, de Piranési, il y a une série de gravures +que l'artiste appelle «ses rêves», et qui sont un souvenir de ses +propres visions durant le délire d'une fièvre. Ces gravures représentent +de vastes salles gothiques: sur le pavé sont toutes sortes d'engins et +de machines, roues, câbles, poulies, leviers, catapultes, etc., etc., +expression d'énorme puissance mise en action et de résistance +formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet +escalier, grimpant, non sans peine, Piranési lui-même. Suivez les +marches un peu plus haut, elles s'arrêtent tout à coup devant un abîme. +Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranési, vous le croyez du moins au +bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber; +mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui s'élève en +l'air, et, sur cet escalier encore, Piranési sur le bord d'un autre +précipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus aérien +se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranési continuant son +ascension, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'éternel escalier et +Piranési disparaissent ensemble dans les nues, c'est-à -dire dans le bord +de la gravure. + +Cette fiévreuse allégorie représente assez exactement l'ennui d'une +peine inutile, et l'espèce de vertige que donne l'impatience. Le +chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en +galerie, fut pris d'une sorte de colère. + +--Parbleu! dit-il, voilà qui est cruel. Après avoir été si charmé, si +ravi, si enthousiasmé de me trouver seul dans ce maudit palais (ce +n'était plus le palais des fées), je n'en pourrai donc pas sortir! Peste +soit de la fatuité qui m'a inspiré cette idée d'entrer ici comme le +prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au +premier laquais venu de me conduire tout bonnement à la salle de +spectacle! + +Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier était, comme +Piranési, à la moitié d'un escalier, sur un palier, entre trois portes. +Derrière celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si doux, si +léger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put s'empêcher +d'écouter. Au moment où il s'avançait, tremblant de prêter une oreille +indiscrète, cette porte s'ouvrit à deux battants. Une bouffée d'air +embaumée de mille parfums, un torrent de lumière à faire pâlir la +galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de +quelques pas. + +--Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait +ouvert la porte. + +--Je voudrais aller à la comédie, répondit le chevalier. + +--Elle vient de finir à l'instant même. + +En même temps, de fort belles dames, délicatement plâtrées de blanc et +de carmin, donnant, non pas le bras, ni même la main, mais le bout des +doigts à de vieux et jeunes seigneurs, commençaient à sortir de la salle +de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas gâter +leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait à voix basse, avec une +demi-gaieté, mêlée de crainte et de respect. + +--Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard +l'avait conduit précisément au petit foyer. + +--Le roi va passer, répondit l'huissier. + +Il y a une sorte d'intrépidité qui ne doute de rien, elle n'est que trop +facile: c'est le courage des gens mal élevés. Notre jeune provincial, +bien qu'il fût raisonnablement brave, ne possédait pas cette faculté. À +ces seuls mots: «Le roi va passer,» il resta immobile et presque +effrayé. + +Le roi Louis XV, qui faisait à cheval, à la chasse, une douzaine de +lieues sans y prendre garde, était, comme l'on sait, souverainement +nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'être le premier +gentilhomme de France; et ses maîtresses lui disaient, non sans cause, +qu'il en était le mieux fait et le plus beau. C'était une chose +considérable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner marcher en +personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras posé ou plutôt +étendu sur l'épaule de M. d'Argenson, pendant que son talon rouge +glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse à la mode), toutes +les chuchoteries cessèrent; les courtisans baissaient la tête, n'osant +pas saluer tout à fait, et les belles dames, se repliant doucement sur +leurs jarretières couleur de feu, au fond de leurs immenses falbalas, +hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'mères appelaient une +révérence, et que notre siècle a remplacé par le brutal «shakehand» des +Anglais. + +Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui +plaisait. Alfiéri était peut-être là , qui raconte ainsi sa présentation +à Versailles, dans ses Mémoires: + +«Je savais que le roi ne parlait jamais aux étrangers qui n'étaient pas +marquants; je ne pus cependant me faire à l'impassible et sourcilleux +maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui présentait de la tête +aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me +semble cependant que, si l'on disait à un géant: _Voici une fourmi que +je vous présente_, en la regardant il sourirait, ou dirait peut-être: +Ah! le petit animal!» + +Le taciturne monarque passa donc à travers ces fleurs, ces belles +dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule. +Il ne fallut pas au chevalier de longues réflexions pour comprendre +qu'il n'avait rien à espérer du roi, et que le récit de ses amours +n'obtiendrait là aucun succès. + +--Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon père n'avait que trop raison +lorsqu'il me disait qu'à deux pas du roi je verrais un abîme entre lui +et moi. Quand bien même je me hasarderais à demander une audience, qui +me protégera? qui me présentera? Le voilà , ce maître absolu qui peut +d'un mot changer ma destinée, assurer ma fortune, combler tous mes +souhaits. Il est là , devant moi; en étendant la main, je pourrais +toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si j'étais +encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder? +Qui viendra donc à mon secours? + +Pendant que le chevalier se désolait ainsi, il vit entrer une jeune dame +assez jolie, d'un air plein de grâce et de finesse; elle était vêtue +fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec +une rose sur l'oreille. Elle donnait la main à un seigneur _tout à +l'ambre_, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas derrière son +éventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en gesticulant, +cet éventail vint à lui échapper et à tomber sous un fauteuil, +précisément devant le chevalier. Il se précipita aussitôt pour le +ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune +dame lui parut si charmante, qu'il lui présenta l'éventail sans se +relever. Elle s'arrêta, sourit et passa, remerciant d'un léger signe de +tête; mais, au regard qu'elle avait jeté sur le chevalier, il sentit +battre son cÅ“ur sans savoir pourquoi.--Il avait raison.--Cette jeune +dame était la petite d'Étioles, comme l'appelaient encore les +mécontents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient «la +Marquise» comme on dit «la Reine». + + + + +IV + + +--Celle-là me protégera, celle-là viendra à mon secours! Ah! que l'abbé +avait raison de me dire qu'un regard déciderait de ma vie! Oui, ces yeux +si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et délicieuse, ce +petit pied noyé dans un pompon... Voilà ma bonne fée! + +Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant à son auberge. +D'où lui venait cette espérance subite? Sa jeunesse seule parlait-elle, +ou les yeux de la marquise avaient-ils parlé? + +Mais la difficulté restait toujours la même. S'il ne songeait plus +maintenant à être présenté au roi, qui le présenterait à la marquise? + +Il passa une grande partie de la nuit à écrire à mademoiselle +d'Annebault une lettre à peu près pareille à celle qu'avait lue madame +de Pompadour. + +Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a que +les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en répétant toujours la +même chose. + +Dès le matin le chevalier sortit et se mit à marcher, en rêvant dans les +rues. Il ne lui vint pas à l'esprit d'avoir encore recours à l'abbé +protecteur, et il ne serait pas aisé de dire la raison qui l'en +empêchait. C'était comme un mélange de crainte et d'audace, de fausse +honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait répondu l'abbé, +s'il lui avait conté son histoire de la veille?--Vous vous êtes trouvé à +propos pour ramasser un éventail; avez-vous su en profiter? Qu'avez-vous +dit à la marquise?--Rien.--Vous auriez dû lui parler.--J'étais troublé, +j'avais perdu la tête.--Cela est un tort; il faut savoir saisir +l'occasion; mais cela peut se réparer. Voulez-vous que je vous présente +à monsieur un tel? il est de mes amis; à madame une telle? elle est +mieux encore. Nous tâcherons de vous faire parvenir jusqu'à cette +marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc. + +Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait qu'en +racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire, gâtée et déflorée. +Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inouïe, +incroyable, et que ce devait être un secret entre lui et la fortune; +confier ce secret au premier venu, c'était, à son avis, en ôter tout le +prix et s'en montrer indigne.--Je suis allé seul hier au château de +Versailles, pensait-il; j'irai bien seul à Trianon (c'était en ce moment +le séjour de la favorite). + +Une telle façon de penser peut et doit même paraître extravagante aux +esprits calculateurs, qui ne négligent rien et laissent le moins +possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont été jeunes +(tout le monde ne l'est pas, même au temps de la jeunesse), ont pu +connaître ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et séduisant, +qui nous entraîne vers la destinée: on se sent aveugle, et on veut +l'être; on ne sait où l'on va, et l'on marche. Le charme est dans cette +insouciance et dans cette ignorance même; c'est le plaisir de l'artiste +qui rêve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fenêtres de sa +maîtresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui du +joueur. + +Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de +Trianon. Sans être fort paré, comme on disait alors, il ne manquait ni +d'élégance, ni de cette façon d'être qui fait qu'un laquais, vous +rencontrant en route, ne vous demande pas où vous allez. Il ne lui fut +donc pas difficile, grâce à quelques indications prises à son auberge, +d'arriver jusqu'à la grille du château, si l'on peut appeler ainsi cette +bonbonnière de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et d'ennuis. +Malheureusement, la grille était fermée, et un gros suisse, vêtu d'une +simple houppelande, se promenait, les mains derrière le dos, dans +l'avenue intérieure, comme quelqu'un qui n'attend personne. + +--Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas. +Évidemment, quand les portes sont closes et que les valets se promènent, +les maîtres sont enfermés ou sortis. + +Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance et +de courage, autant il éprouvait tout à coup de trouble et de +désappointement. Cette seule pensée: «Le roi est ici!» l'effrayait plus +que n'avaient fait la veille ces trois mots: «Le roi va passer!» car ce +n'était alors que de l'imprévu, et maintenant il connaissait ce froid +regard, cette majesté impassible. + +--Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en étourdi, de +pénétrer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face à face devant ce +monarque superbe, prenant son café au bord d'un ruisseau? + +Aussitôt se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette +désobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il avait +gardée de cette marquise passant en souriant, il vit des donjons, des +cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de +Latude. Peu à peu venait la réflexion, et peu à peu s'envolait +l'espérance. + +--Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi non +plus. Je réclame contre une injustice; je n'ai jamais chansonné +personne. On m'a si bien reçu hier à Versailles, et les laquais ont été +si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres +qui répareront celle-là . + +Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle n'était pas tout +à fait fermée. Il l'ouvrit et entra résolument. Le suisse se retourna +d'un air ennuyé. + +--Que demandez-vous? où allez-vous? + +--Je vais chez madame de Pompadour. + +--Avez-vous une audience? + +--Oui. + +--Où est votre lettre? + +Ce n'était plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il n'y avait +plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et +s'aperçut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin étaient +couverts de poussière. Il avait commis la faute de venir à pied dans un +pays où l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, et le +toisa, non de la tête aux pieds, mais des pieds à la tête. L'habit lui +parut propre, mais le chapeau était un peu de travers et la coiffure +dépoudrée: + +--Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous? + +--Je voudrais parler à madame de Pompadour. + +--Vraiment! et vous croyez que ça se fait comme ça? + +--Je n'en sais rien. Le roi est-il ici? + +--Peut-être. Sortez, et laissez-moi en repos. + +Le chevalier ne voulait pas se mettre en colère; mais, malgré lui, cette +insolence le fit pâlir. + +--J'ai dit quelquefois à un laquais de sortir, répondit-il, mais un +laquais ne me l'a jamais dit. + +--Laquais! moi? un laquais! s'écria le suisse furieux. + +--Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et +très peu m'importe. + +Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crispés et le visage +en feu. Le chevalier, rendu à lui-même par l'apparence d'une menace, +souleva légèrement la poignée de son épée. + +--Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en coûte trente-six +livres pour envoyer en terre un rustre comme vous. + +--Si vous êtes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi; je ne +fais que mon devoir, et ne croyez pas... + +En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de +Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'écho. Le chevalier +laissa son épée retomber dans le fourreau, et, ne songeant plus à la +querelle commencée: + +--Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne me +le disiez-vous tout de suite? + +--Cela ne me regarde pas, ni vous non plus. + +--Écoutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas là , je n'ai pas de lettre, +je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer. + +Il tira de sa poche quelques pièces d'or. Le suisse le toisa de nouveau +avec un souverain mépris. + +--Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il dédaigneusement. Cherche-t-on ainsi +à s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire sortir, +prenez garde que je ne vous y enferme. + +--Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa colère et +reprenant son épée. + +--Oui, moi, répéta le gros homme. + +Mais, pendant cette conversation, où l'historien regrette d'avoir +compromis son héros, d'épais nuages avaient obscurci le ciel; un orage +se préparait. Un éclair rapide brilla, suivi d'un violent coup de +tonnerre, et la pluie commençait à tomber lourdement. Le chevalier, qui +tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux, +grande comme un petit écu. + +--Peste! dit-il, mettons-nous à l'abri. Il ne s'agit pas de se laisser +mouiller. + +Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerbère, ou, si l'on veut, la +maison du concierge; puis là , se jetant sans façon dans le grand +fauteuil du concierge même: + +--Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous me +prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma +poche un placet pour Sa Majesté! Je suis de province, mais vous n'êtes +qu'un sot. + +Le suisse, pour toute réponse, alla dans un coin prendre sa hallebarde, +et resta ainsi debout, l'arme au poing. + +--Quand partirez-vous? s'écria-t-il d'une voix de Stentor. + +La querelle, tour à tour oubliée et reprise, semblait cette fois devenir +tout à fait sérieuse, et déjà les deux grosses mains du suisse +tremblaient étrangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je ne sais, +lorsque, tournant tout à coup la tête: Ah! dit le chevalier, qui vient +là ? + +Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce +temps-là les jambes maigres n'étaient pas à la mode), accourait à toute +bride et au triple galop. Le chemin était trempé par la pluie; la grille +n'était qu'entr'ouverte. Il y eut une hésitation; le suisse s'avança et +ouvrit la grille. Le page donna de l'éperon; le cheval, arrêté un +instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la terre +humide et tomba. + +Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un cheval +tombé à terre. Il n'y a cravache qui tienne. La gesticulation des jambes +de la bête, qui fait ce qu'elle peut, est extrêmement désagréable, +surtout lorsque l'on a soi-même une jambe aussi prise sous la selle. + +Le chevalier, toutefois, vint à l'aide sans réfléchir à ces +inconvénients, et il s'y prit si adroitement que bientôt le cheval fut +redressé et le cavalier dégagé. Mais celui-ci était couvert de boue, et +ne pouvait qu'à peine marcher en boitant. Transporté, tant bien que mal, +dans la maison du suisse, et assis à son tour dans le grand fauteuil: + +--Monsieur, dit-il au chevalier, vous êtes gentilhomme, à coup sûr. Vous +m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus +grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce +message est très pressé, comme vous le voyez, puisque mon cheval et moi, +pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous +comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe écloppée, je ne +saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter +moi-même. Voulez-vous y aller à ma place? + +En même temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe dorée +d'arabesques, accompagnée du sceau royal. + +--Très volontiers, monsieur, répondit le chevalier, prenant l'enveloppe. +Et, leste et léger comme une plume, il partit en courant sur la pointe +du pied. + + + + +V + + +Quand le chevalier arriva au château, un suisse était encore devant le +péristyle: + +--Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait plus +les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers +d'une demi-douzaine de laquais. + +Un grand huissier, planté au milieu du vestibule, voyant l'ordre et le +sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courbé par le vent, +puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin +d'une boiserie. + +Une petite porte battante, masquée par une tapisserie, s'ouvrit aussitôt +comme d'elle-même. L'homme osseux fit un signe obligeant: le chevalier +entra et la tapisserie, qui s'était entr'ouverte, retomba mollement +derrière lui. + +Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon, puis +dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets, +puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant. + +--Suis-je encore ici au château de Versailles? se demandait le +chevalier. Allons-nous recommencer à jouer à cligne-musette? + +Trianon n'était, à cette époque, ni ce qu'il est maintenant, ni ce qu'il +avait été. On a dit que madame de Maintenon avait fait de Versailles un +oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon +que _ce petit château de porcelaine_ était le boudoir de Madame de +Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il paraît que Louis +XV en mettait partout. Telle galerie où son aïeul se promenait +majestueusement était alors bizarrement divisée en une infinité de +compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait +papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.--Trouvez-vous de +bon goût mes petits appartements meublés? demanda-t-il un jour à la +belle comtesse de Séran.--Non, dit-elle, je les voudrais bleus. Comme le +bleu était la couleur du roi, cette réponse le flatta. Au second +rendez-vous, madame de Séran trouva le salon meublé en bleu, comme elle +l'avait désiré. + +Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul, n'était +ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une +jolie femme qui a une jolie taille gagne à laisser ainsi son image se +répéter sous mille aspects. Elle éblouit, elle enveloppe, pour ainsi +dire, celui à qui elle veut plaire. De quelque côté qu'il regarde, il la +voit; comment l'éviter? Il ne lui reste plus qu'à s'enfuir, ou à +s'avouer subjugué. + +Le chevalier regardait aussi le jardin. Là , derrière les charmilles et +les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commençait à +poindre le goût pastoral, que la marquise allait mettre à la mode, et +que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient +pousser à un si haut degré de perfection. Déjà apparaissaient les +fantaisies champêtres où se réfugiait le caprice blasé. Déjà les tritons +boursouflés, les graves déesses et les nymphes savantes, les bustes à +grandes perruques, glacés d'horreur dans leurs niches de verdure, +voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs étonnés. +Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient +bientôt détrôner l'Olympe pour le remplacer par une laiterie, étrange +parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai +jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un maître indolent, qui ne +savait comment se désennuyer de Versailles dans Versailles même. + +Mais le chevalier était trop charmé, trop ravi de se trouver là pour +qu'une réflexion critique pût se présenter à son esprit. Il était, au +contraire, prêt à tout admirer, et il admirait en effet, tournant sa +missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau, +lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement: + +--Venez, monsieur. + +Il la suivit, et après avoir passé de nouveau par plusieurs corridors +plus ou moins mystérieux, elle le fit entrer dans une grande chambre où +les volets étaient à demi fermés. Là , elle s'arrêta et parut écouter. + +--Toujours cligne-musette, se disait le chevalier. + +Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore, et +une autre fille de chambre qui semblait devoir être aussi jolie que la +première, répéta du même ton les mêmes paroles: + +--Venez, monsieur. + +S'il avait été ému à Versailles, il l'était maintenant bien autrement, +car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la +divinité. Il s'avança le cÅ“ur palpitant; une douce lumière, faiblement +voilée par de légers rideaux de gaze, succéda à l'obscurité; un parfum +délicieux, presque imperceptible, se répandit dans l'air autour de lui; +la fille de chambre écarta timidement le coin d'une portière de soie, +et, au fond d'un grand cabinet de la plus élégante simplicité, il +aperçut la dame à l'éventail, c'est-à -dire la toute-puissante marquise. + +Elle était seule, assise devant une table, enveloppée d'un peignoir, la +tête appuyée sur sa main, et paraissant très préoccupée. En voyant +entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme +involontaire. + +--Vous venez de la part du roi? + +Le chevalier aurait pu répondre, mais il ne trouva rien de mieux que de +s'incliner profondément, en présentant à la marquise la lettre qu'il +lui apportait. Elle la prit, ou plutôt s'en empara avec une extrême +vivacité. Pendant qu'elle la décachetait, ses mains tremblaient sur +l'enveloppe. + +Cette lettre, écrite de la main du roi, était assez longue. Elle la +dévora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'Å“il, puis elle la lut +avidement avec une attention profonde, le sourcil froncé et serrant les +lèvres. Elle n'était pas belle ainsi, et ne ressemblait plus à +l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle sembla +réfléchir. Peu à peu, son visage, qui avait pâli, se colora d'un léger +incarnat (à cette heure-là elle n'avait pas de rouge): non seulement la +grâce lui revint, mais un éclair de vraie beauté passa sur ses traits +délicats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de rose. +Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se +retournant vers le chevalier: + +--Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus charmant +sourire, mais c'est que je n'étais pas levée, et je ne le suis même pas +encore. Voilà pourquoi j'ai été forcée de vous faire venir par les +cachettes; car je suis assiégée ici presque autant que si j'étais chez +moi. Je voudrais répondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de faire ma +commission? + +Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de +reprendre un peu de courage. + +--Hélas! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de grâce que vous me +faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter. + +--Pourquoi cela? + +--Je n'ai pas l'honneur d'appartenir à Sa Majesté. + +--Comment donc êtes-vous venu ici? + +--Par un hasard. J'ai rencontré en route un page qui s'est jeté par +terre, et qui m'a prié... + +--Comment, jeté par terre! répéta la marquise en éclatant de rire. (Elle +paraissait si heureuse en ce moment, que la gaieté lui venait sans +peine.) + +--Oui, madame, il est tombé de cheval à la grille. Je me suis trouvé là , +heureusement, pour l'aider à se relever, et, comme son habit était fort +gâté, il m'a prié de me charger de son message. + +--Et par quel hasard vous êtes-vous trouvé là ? + +--Madame, c'est que j'ai un placet à présenter à Sa Majesté. + +--Sa Majesté demeure à Versailles. + +--Oui, mais vous demeurez ici. + +--Oui-da! En sorte que c'était vous qui vouliez me charger d'une +commission. + +--Madame, je vous supplie de croire... + +--Ne vous effrayez pas, vous n'êtes pas le premier. Mais à propos de +quoi vous adresser à moi? Je ne suis qu'une femme... comme une autre. + +En prononçant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un regard +triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire. + +--Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours ouï dire que les hommes +exerçaient le pouvoir, et que les femmes... + +--En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine de +France. + +--Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis _trouvé là _ ce +matin. + +La marquise était plus qu'habituée à de semblables compliments, bien +qu'on ne les lui fît qu'à voix basse; mais dans la circonstance +présente, celui-ci parut lui plaire très singulièrement. + +--Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru +pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur un +cheval qui tombe en chemin. + +--Madame, je croyais,... j'espérais... + +--Qu'espériez-vous? + +--J'espérais que le hasard... pourrait faire... + +--Toujours le hasard! Il est de vos amis, à ce qu'il paraît; mais je +vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste +recommandation. + +Peut-être la fortune offensée voulut-elle se venger de cette +irrévérence; mais le chevalier, que ces dernières questions avaient de +plus en plus troublé, aperçut tout à coup, sur le coin de la table, +précisément le même éventail qu'il avait ramassé la veille. Il le prit, +et, comme la veille, il le présenta à la marquise, en fléchissant le +genou devant elle. + +--Voilà , madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici. + +La marquise parut d'abord étonnée, hésita un moment, regardant tantôt +l'éventail, tantôt le chevalier. + +--Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous +reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, après la comédie, avec M. de +Richelieu. J'ai laissé tomber cet éventail, et vous vous êtes _trouvé +là _, comme vous disiez. + +--Oui, madame. + +--Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne vous +ai pas remercié, mais j'ai toujours été persuadée que celui qui sait, +d'aussi bonne grâce, relever un éventail, sait aussi, au besoin, relever +le gant; et nous aimons assez cela, nous autres. + +--Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout à l'heure, +j'ai failli avoir un duel avec le suisse. + +--Miséricorde! dit la marquise, prise d'un second accès de gaieté, avec +le suisse! et pour quoi faire? + +--Il ne voulait pas me laisser entrer. + +--C'eût été dommage. Mais, monsieur, qui êtes-vous? que demandez-vous? + +--Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait demandé +pour moi une place de cornette aux gardes. + +--Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous êtes +amoureux de mademoiselle d'Annebault... + +--Madame, qui a pu vous dire?... + +--Oh! je vous préviens que je suis fort à craindre. Quand la mémoire me +manque, je devine. Vous êtes parent de l'abbé Chauvelin, et refusé pour +cela, n'est-ce pas? Où est votre placet? + +--Le voilà , madame; mais, en vérité, je ne puis comprendre... + +--À quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier sur cette +table. Je vais répondre au roi; vous lui porterez en même temps votre +demande et ma lettre. + +--Mais, madame, je croyais vous avoir dit... + +--Vous irez. Vous êtes entré ici de par le roi, n'est-il pas vrai? Eh +bien! vous entrerez là -bas de par la marquise de Pompadour, dame du +palais de la reine. + +Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de stupéfaction. +Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses +et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle +avait montrée pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui rapporta rien +qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le +désirait; elle le voulait, elle avait réussi. M. de Vauvert, qu'elle ne +connaissait pas, bien qu'elle connût ses amours, lui plaisait comme une +bonne nouvelle. + +Immobile, debout derrière elle, le chevalier observait la marquise qui +écrivait, d'abord de tout son cÅ“ur, avec passion, puis qui +réfléchissait, s'arrêtait et passait sa main sur son petit nez, fin +comme l'ambre. Elle s'impatientait: un témoin la gênait. Enfin elle se +décida et fit une rature; il fallait avouer que ce n'était plus qu'un +brouillon. + +En face du chevalier, de l'autre côté de la table, brillait un beau +miroir de Venise. Le très timide messager osait à peine lever les yeux. +Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir, par-dessus +la tête de la marquise, le visage inquiet et charmant de la nouvelle +dame du palais. + +--Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois +amoureux d'une autre; mais Athénaïs est plus belle, et d'ailleurs ce +serait, de ma part, une si affreuse déloyauté!... + +--De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa coutume, +avait pensé tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites? + +--Moi, madame? j'attends. + +--Voilà qui est fait, répondit la marquise, prenant une autre feuille de +papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se +retourner, le peignoir avait glissé sur son épaule. + +La mode est une chose étrange. Nos grand'mères trouvaient tout simple +d'aller à la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur gorge +presque découverte, et l'on ne voyait à cela nulle indécence; mais elles +cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui +montrent au bal ou à l'Opéra. C'est une beauté nouvellement inventée. + +Sur l'épaule frêle, blanche et mignonne de madame de Pompadour, il y +avait un petit signe noir qui ressemblait à une mouche tombée dans du +lait. Le chevalier, sérieux comme un étourdi qui veut avoir bonne +contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en +l'air, regardait le chevalier dans la glace. + +Dans cette glace, un coup d'Å“il rapide fut échangé, coup d'Å“il auquel +les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: «Vous êtes +charmante» et de l'autre: «Je n'en suis pas fâchée.» + +Toutefois la marquise rajusta son peignoir. + +--Vous regardez ma mouche, monsieur? + +--Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire. + +--Tenez, voilà ma lettre; portez-la au roi avec votre placet. + +--Mais, madame... + +--Quoi donc? + +--Sa Majesté est à la chasse; je viens d'entendre sonner dans le bois de +Satory. + +--C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain, après-demain, peu +importe.--Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela à Lebel. Adieu, +monsieur. Tâchez de vous souvenir que cette mouche que vous venez de +voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant à +votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume à ne +pas jaser tout seul aussi haut que tout à l'heure. Adieu, chevalier. + +Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de +dentelles, tendit au jeune homme son bras nu. + +Il s'inclina encore, et du bout des lèvres effleura à peine les ongles +roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut, +mais un peu trop de modestie. + +Aussitôt reparurent les petites filles de chambre (les grandes n'étaient +pas levées), et derrières elles, debout comme un clocher au milieu d'un +troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le +chemin. + + + + +VI + + +Seul, plongé dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite chambre, à +l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le +surlendemain; point de nouvelles. + +--Singulière femme! douce et impérieuse, bonne et méchante, la plus +frivole et la plus entêtée! Elle m'a oublié. Oh, misère! Elle a raison, +elle peut tout, et je ne suis rien. + +Il s'était levé, et se promenait par la chambre. + +--Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon père disait vrai! +La marquise s'est moquée de moi; c'est tout simple, pendant que je la +regardais, c'est sa beauté qui lui a plu. Elle a bien été aise de voir +dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi, +sont véritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits, mais quelle +grâce! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait la +poussière de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande, mais sa +taille est bien prise.--Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie +chérie! est-ce que moi aussi j'oublierais? + +Deux ou trois petits coups secs frappés sur la porte le réveillèrent de +son chagrin. + +--Qu'est-ce? + +L'homme osseux, tout de noir vêtu, avec une belle paire de bas de soie, +qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut. + +--Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masqué à la cour, et madame +la marquise m'envoie vous dire que vous êtes invité. + +--Cela suffit, monsieur, grand merci. + +Dès que l'homme osseux se fut retiré, le chevalier courut à la sonnette: +la même servante qui, trois jours auparavant, l'avait accommodé de son +mieux, l'aida à mettre le même habit pailleté, tâchant de l'accommoder +mieux encore. + +Après quoi le jeune homme s'achemina vers le palais, invité cette fois +et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que +lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui. + +Étourdi, presque autant que la première fois, par toutes les splendeurs +de Versailles, qui, ce soir-là , n'était pas désert, le chevalier +marchait dans la grande galerie, regardant de tous les côtés, tâchant de +savoir pourquoi il était là ; mais personne ne semblait songer à +l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque +deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette, l'arrêtèrent +au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il eût tenu un +pistolet; l'autre se leva et vint à lui: + +--Il paraît, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le bras +nonchalamment, que vous êtes assez bien avec notre marquise. + +--Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous? + +--Vous le savez bien. + +--Pas le moins du monde. + +--Oh! si fait. + +--Point du tout. + +--Toute la cour le sait. + +--Je ne suis pas de la cour. + +--Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait. + +--Cela se peut, madame, mais je l'ignore. + +--Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est tombé de +cheval à la grille de Trianon. N'étiez-vous pas là , par hasard? + +--Oui, madame. + +--Ne l'avez-vous pas aidé à se relever? + +--Oui, madame. + +--Et n'êtes-vous pas entré au château? + +--Sans doute. + +--Et ne vous a-t-on pas donné un papier? + +--Oui, madame. + +--Et ne l'avez-vous pas porté au roi? + +--Assurément. + +--Le roi n'était pas à Trianon; il était à la chasse, la marquise était +seule,... n'est-ce pas? + +--Oui, madame. + +--Elle venait de se réveiller; elle était à peine vêtue, excepté, à ce +qu'on dit, d'un grand peignoir. + +--Les gens qu'on ne peut pas empêcher de parler disent ce qui leur passe +par la tête. + +--Fort bien, mais il paraît qu'il a passé entre sa tête et la vôtre un +regard qui ne l'a pas fâchée. + +--Qu'entendez-vous par là , madame? + +--Que vous ne lui avez pas déplu. + +--Je n'en sais rien, et je serais au désespoir qu'une bienveillance si +douce et si rare, à laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a touché +jusqu'au fond du cÅ“ur, pût devenir la cause d'un mauvais propos. + +--Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez +provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde. + +--Mais, madame, si ce page est tombé, et si j'ai porté son message.... +Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interrogé. + +Le masque lui serra le bras et lui dit:--Monsieur, écoutez. + +--Tout ce qui vous plaira, madame. + +--Voici à quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la marquise, +et personne ne croit qu'il l'ait jamais aimée. Elle vient de commettre +une imprudence; elle s'est mis à dos tout le parlement, avec ses deux +sous d'impôt, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus grande +puissance, la compagnie de Jésus. Elle y succombera; mais elle a des +armes, et, avant de périr, elle se défendra. + +--Eh bien! madame, qu'y puis-je faire? + +--Je vais vous le dire. M. de Choiseul est à moitié brouillé avec M. de +Bernis; ils ne sont sûrs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils voudraient +essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de vous +peut en décider. + +--En quelle façon, madame, je vous prie? + +--En laissant raconter votre visite de l'autre jour. + +--Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les jésuites et le +parlement? + +--Écrivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas que le +plus vif intérêt, la plus entière reconnaissance.... + +--Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une lâcheté que +vous me demandez là . + +--Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique? + +--Je ne me connais pas à tout cela. Madame de Pompadour a laissé tomber +son éventail devant moi; je l'ai ramassé, je le lui ai rendu; elle m'a +remercié, elle m'a permis, avec cette grâce qu'elle a, de la remercier à +mon tour. + +--Trêve de façons: le temps se passe: je me nomme la comtesse +d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma nièce;... ne dites +pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous +l'aurez demain, et, si Athénaïs vous plaît, vous serez bientôt mon +neveu. + +--Oh! madame, quel excès de bonté! + +--Mais il faut parler. + +--Non, madame. + +--On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille. + +--Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer devant +elle, il faut que mon honneur y soit aussi. + +--Vous êtes bien entêté, chevalier! Est-ce là votre dernière réponse? + +--C'est la dernière, comme la première. + +--Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma nièce? + +--Oui, madame, si c'est à ce prix. + +Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard perçant, plein de +curiosité; puis, ne voyant sur son visage aucun signe d'hésitation, elle +s'éloigna lentement et se perdit dans la foule. + +Le chevalier, ne pouvant rien comprendre à cette singulière aventure, +alla s'asseoir dans un coin de la galerie. + +--Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit être un peu +folle. Elle veut bouleverser l'État au moyen d'une sotte calomnie, et, +pour mériter la main de sa nièce, elle me propose de me déshonorer! Mais +Athénaïs ne voudrait plus de moi, ou, si elle se prêtait à une pareille +intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! tâcher de nuire à +cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais! + +Toujours fidèle à ses distractions, le chevalier, très probablement, +allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de +rose, lui loucha légèrement l'épaule. Il leva les yeux, et vit devant +lui les deux masques pareils qui l'avaient arrêté. + +--Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques, +déguisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout à fait +semblables, et que tout parût calculé pour donner le change, le +chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'étaient plus les +mêmes. + +--Répondrez-vous, monsieur? + +--Non, madame. + +--Écrirez-vous? + +--Pas davantage. + +--C'est vrai que vous êtes obstiné. Bonsoir, lieutenant. + +--Que dites-vous, madame? + +--Voilà votre brevet, et votre contrat de mariage. + +Et elle lui jeta son éventail. + +C'était celui que le chevalier avait déjà ramassé deux fois. Les petits +amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre +dorée. Il n'y avait pas à en douter, c'était l'éventail de madame de +Pompadour. + +--O ciel! marquise, est-il possible?... + +--Très possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa petite +dentelle noire. + +--Je ne sais, madame, comment répondre.... + +--Il n'est pas nécessaire. Vous êtes un galant homme, et nous nous +reverrons, car vous êtes chez nous. Le roi vous a placé dans la cornette +blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus +grande éloquence que de savoir se taire à propos.... + +Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si, avant de +vous donner notre nièce, nous avons pris des renseignements[8]. + +[Note 8: Madame d'Estrades, peu de temps après, fut disgraciée avec +M. d'Argenson, pour avoir conspiré, sérieusement cette fois, contre +madame de Pompadour. (_Note de l'auteur_.)] + + +FIN DE LA MOUCHE. + + + + +Ce conte a paru pour la première fois en 1853, dans le feuilleton du +_Moniteur_.--C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait été +publié de son vivant. + + +FIN DU TOME SEPTIÈME. + + + + +TABLE DU TOME SEPTIÈME + + +CROISILLES + +HISTOIRE D'UN MERLE BLANC + +PIERRE ET CAMILLE + +LE SECRET DE JAVOTTE + +MIMI PINSON + +LA MOUCHE + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Å’UVRES COMPLÈTES De Alfred De Musset +(TOME SEPTIÈME), by Alfred De Musset + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK Å’UVRES COMPLÈTES MUSSET*** + +***** This file should be named 13221-0.txt or 13221-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/2/2/13221/ + +Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Malliere and Distributed +Proofreaders Europe. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Œuvres Complètes De Alfred De Musset (Tome Septième) + +Author: Alfred De Musset + +Release Date: August 19, 2004 [EBook #13221] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE ALFRED *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Mallière and Distributed +Proofreaders Europe. This file was produced from images generously +made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica). + + + + + +OEUVRES COMPLÈTES + +DE + +ALFRED DE MUSSET + +ÉDITION ORNÉE DE 28 GRAVURES + +D' APRÈS LES DESSINS DE BIDA + +D'UN PORTRAIT GRAVÉ PAR FLAMENG D'APRÈS L'ORIGINAL DE LANDELLE + +ET ACCOMPAGNÉE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRÈRE + +TOME SEPTIÈME + +NOUVELLES ET CONTES + +II + +PARIS + +ÉDITION CHARPENTIER + +L. HÉBERT, LIBRAIRE + +7, RUE PERRONET, 7 + +1888 + + + + +CROISILLES + +1839 + +I + + +Au commencement du règne de Louis XV, un jeune homme nommé Croisilles, +fils d'un orfèvre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. Il avait +été chargé par son père d'une affaire de commerce, et cette affaire +s'était terminée à son gré. La joie d'apporter une bonne nouvelle le +faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car, +bien qu'il eût dans ses poches une somme d'argent assez considérable, il +voyageait à pied pour son plaisir. C'était un garçon de bonne humeur, et +qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et étourdi, qu'on +le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de travers, sa +perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la +Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant, levé dès le matin, soupant au +cabaret, et charmé de traverser ainsi l'une des plus belles contrées de +la France. Tout en dévastant, au passage, les pommiers de la Normandie, +il cherchait des rimes dans sa tête (car tout étourdi est un peu poète), +et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son +pays; ce n'était pas moins que la fille d'un fermier général, +mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche héritière fort courtisée. +Croisilles n'était point reçu chez M. Godeau autrement que par hasard, +c'est-à-dire qu'il y avait porté quelquefois des bijoux achetés chez son +père. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait mal une +immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et +se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement riche. Il +n'était donc pas homme à laisser entrer dans son salon le fils d'un +orfèvre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du +monde, que Croisilles n'était pas mal tourné, et que rien n'empêche un +joli garçon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles adorait +mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas fâchée. Il pensait donc à +elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais réfléchi à +rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le séparaient de +sa bien-aimée, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom de +baptême qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et la +rime était aisée à trouver. Croisilles, arrivé à Honfleur, s'embarqua le +coeur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, dès qu'il eut +touché le rivage, il courut à la maison paternelle. + +Il trouva la boutique fermée; il y frappa à plusieurs reprises, non sans +étonnement ni sans crainte, car ce n'était point un jour de fête; +personne ne venait. Il appela son père, mais en vain. Il entra chez un +voisin pour demander ce qui était arrivé; au lieu de lui répondre, le +voisin détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître. Croisilles +répéta ses questions; il apprit que son père, depuis longtemps gêné dans +ses affaires, venait de faire faillite, et s'était enfui en Amérique, +abandonnant à ses créanciers tout ce qu'il possédait. + +Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord frappé de +l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais son père. Il lui paraissait +impossible de se trouver ainsi abandonné tout à coup; il voulut à toute +force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les scellés +étaient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant à sa douleur, il +se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations de ceux qui +l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son père, quoiqu'il le sût +déjà bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la foule s'attrouper +autour de lui, et, dans le plus profond désespoir, il se dirigea vers le +port. + +Arrivé sur la jetée, il marcha devant lui comme un homme égaré qui ne +sait où il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans ressources, +n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus +d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tenté de mourir en s'y +précipitant. Au moment où, cédant à cette pensée, il s'avançait vers un +rempart élevé, un vieux domestique, nommé Jean, qui servait sa famille +depuis nombre d'années, s'approcha de lui. + +--Ah! mon pauvre Jean! s'écria-t-il, tu sais ce qui s'est passé depuis +mon départ. Est-il possible que mon père nous quitte sans avertissement, +sans adieu? + +--Il est parti, répondit Jean, mais non pas sans vous dire adieu. + +En même temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna à son jeune +maître. Croisilles reconnut l'écriture de son père, et, avant d'ouvrir +la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que +quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la +trouva confirmée. Honnête jusque-là et connu pour tel, ruiné par un +malheur imprévu (la banqueroute d'un associé), le vieil orfèvre n'avait +laissé à son fils que quelques paroles banales de consolation, et nul +espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien, +dit-on, qui se perde. + +--Jean, mon ami, tu m'as bercé, dit Croisilles après avoir lu la lettre, +et tu es certainement aujourd'hui le seul être qui puisse m'aimer un +peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est fâcheuse pour +toi; car, aussi vrai que mon père s'est embarqué là, je vais me jeter +dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais +un jour ou l'autre, car je suis perdu. + +--Que voulez-vous y faire? répliqua Jean, n'ayant point l'air d'avoir +entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que +voulez-vous y faire, mon cher maître? Votre père a été trompé; il +attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'était pas peu de +chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune +depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son +commerce, et les écus arriver un à un chez vous. C'est un honnête homme, +et habile; on a cruellement abusé de lui. Ces jours derniers, j'étais +encore là, et comme les écus étaient arrivés, je les ai vus partir du +logis. Votre père a payé tout ce qu'il a pu pendant une journée entière; +et, lorsque son secrétaire a été vide, il n'a pu s'empêcher de me dire, +en me montrant un tiroir où il ne restait que six francs: «Il y avait +ici cent mille francs ce matin!» Ce n'est pas là une banqueroute, +monsieur, ce n'est point une chose qui déshonore! + +--Je ne doute pas plus de la probité de mon père, répondit Croisilles, +que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais +j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis +point fait à la misère, je n'ai pas l'esprit nécessaire pour recommencer +ma fortune. Et quand je l'aurais? mon père est parti. S'il a mis trente +ans à s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour réparer ce coup? Bien +davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra là-bas, et je +ne puis pas même l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en +mourant aussi. + +Tout désolé qu'était Croisilles, il avait beaucoup de religion. Quoique +son désespoir lui fit désirer la mort, il hésitait à se la donner. Dès +les premiers mots de cet entretien, il s'était appuyé sur le bras de +Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entrés +dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche: + +--Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a le +droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre père ne +s'est pas tué, Dieu merci, comment pouvez-vous songer à mourir? +Puisqu'il n'y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, que +penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvreté. Ce ne +serait ni brave ni chrétien; car, au fond, qu'est-ce qui vous effraye? +Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni père ni +mère. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il +n'y a rien d'impossible à Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en pareil cas? +Votre père n'était pas né riche, tant s'en faut, sans vous offenser, et +c'est peut-être ce qui le console. Si vous aviez été ici depuis un mois, +cela vous aurait donné du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner, +personne n'est à l'abri d'une banqueroute; mais votre père, j'ose le +dire, a été un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite. Mais que +voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un bâtiment pour +l'Amérique. Je l'ai accompagné jusque sur le port, et si vous aviez vu +sa tristesse! comme il m'a recommandé d'avoir soin de vous, de lui +donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idée que vous +avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a son temps d'épreuve +ici-bas, et j'ai été soldat avant d'être domestique. J'ai rudement +souffert, mais j'étais jeune; j'avais votre âge, monsieur, à cette +époque-là, et il me semblait que la Providence ne peut pas dire son +dernier mot à un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empêcher +le bon Dieu de réparer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le temps, et +tout s'arrangera. S'il m'était permis de vous conseiller, vous +attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en +trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde. +Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment? + +Pendant que Jean s'évertuait à persuader son maître, celui-ci marchait +en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de +côté et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui pût le rattacher +à la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle Godeau, +la fille du fermier général, vint à passer avec sa gouvernante. L'hôtel +qu'elle habitait n'était pas éloigné de là; Croisilles la vit entrer +chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les +raisonnements du monde. J'ai dit qu'il était un peu fou, et qu'il cédait +presque toujours à un premier mouvement. Sans hésiter plus longtemps et +sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla +frapper à la porte de M. Godeau. + + + + +II + + +Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un financier, +on imagine un ventre énorme, de courtes jambes, une immense perruque, +une large face à triple menton, et ce n'est pas sans raison qu'on s'est +habitué à se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait à quels +abus ont donné lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait une loi +de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui +s'engraissent non seulement de leur propre oisiveté, mais encore du +travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, était des plus +classiques qu'on pût voir, c'est-à-dire des plus, gros; pour l'instant +il avait la goutte, chose fort à la mode en ce temps-là, comme l'est à +présent la migraine. Couché sur une chaise longue, les yeux à demi +fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de glaces qui +l'environnaient répétaient majestueusement de toutes parts son énorme +personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les +meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminée, le plafond, +étaient dorés; son habit l'était; je ne sais si sa cervelle ne l'était +pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait +manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en +sourire tout seul, lorsqu'on lui annonça Croisilles, qui entra d'un air +humble mais résolu, et dans tout le désordre qu'on peut supposer d'un +homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de +cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque +emplette; il fut confirmé dans cette pensée en la voyant paraître +presque en même temps que le jeune homme. Il fit signe à Croisilles, non +pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa, +et Croisilles, resté debout, s'exprima à peu près en ces termes: + +--Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute d'un +associé l'a forcé à suspendre ses payements, et, ne pouvant assister à +sa propre honte, il s'est enfui en Amérique, après avoir donné à ses +créanciers jusqu'à son dernier sou. J'étais absent lorsque cela s'est +passé; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet événement. Je +suis absolument sans ressources et déterminé à mourir. Il est très +probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter à l'eau. Je +l'aurais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard ne m'avait fait +rencontrer mademoiselle votre fille tout à l'heure. Je l'aime, monsieur, +du plus profond de mon coeur; il y a deux ans que je suis amoureux +d'elle, et je me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui dois; +mais aujourd'hui, en vous le déclarant, je remplis un devoir +indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la +mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'épouse +mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre espérance que vous +m'accordiez cette demande, mais je dois néanmoins vous la faire; car je +suis bon chrétien, monsieur, et lorsqu'un bon chrétien se voit arrivé à +un tel degré de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de souffrir la +vie, il doit du moins, pour atténuer son crime, épuiser toutes les +chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti. + +Au commencement de ce discours, M. Godeau avait supposé qu'on venait lui +emprunter de l'argent, et il avait jeté prudemment son mouchoir sur les +sacs placés auprès de lui, préparant d'avance un refus poli, car il +avait toujours eu de la bienveillance pour le père de Croisilles. Mais +quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut compris de quoi il +s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne fût devenu +complètement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de le faire +mettre à la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un visage +si déterminé, qu'il eut pitié d'une démence si tranquille. Il se +contenta de dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus +longtemps à entendre de pareilles inconvenances. + +Pendant que Croisilles avait parlé, mademoiselle Godeau était devenue +rouge comme une pèche au mois d'août. Sur l'ordre de son père, elle se +retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas +s'apercevoir. Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se +souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforçant de prendre +un air paternel: + +--Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques pas de moi +et que tu as réellement perdu la tête. Non seulement j'excuse ta +démarche, mais je consens à ne point t'en punir. Je suis fâché que ton +pauvre diable de père ait fait banqueroute et qu'il ait décampé; c'est +fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourné la cervelle. Je +veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi là. + +--C'est inutile, monsieur, répondit Croisilles; du moment que vous me +refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé de vous. Je vous souhaite +toutes sortes de prospérités. + +--Et où t'en vas-tu? + +--Écrire à mon père et lui dire adieu. + +--Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou le +diable m'emporte. + +--Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne pas. + +--La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je, et +écoute-moi. + +M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c'est qu'il n'est +jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jeté à +l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière, +jeta un regard distrait sur son jabot, et continua. + +--Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce que +tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne +suffit pas; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si tu venais me +demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais +qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille? + +--Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien éloigné de supposer +que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela +au monde qui pourrait m'empêcher de mourir, si vous croyez en Dieu, +comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'amène. + +--Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends pas +qu'on m'interroge; réponds d'abord: Où as-tu vu ma fille? + +--Dans la boutique de mon père et dans cette maison, lorsque j'y ai +apporté des bijoux pour mademoiselle Julie. + +--Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y reconnaît +plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte, +sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser prétendre à la main de la +fille d'un fermier général? + +--Non, je l'ignore absolument, à moins que ce ne soit d'être aussi riche +qu'elle. + +--Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom. + +--Eh bien! je m'appelle Croisilles. + +--Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles? + +--Ma foi, monsieur, en mon âme et conscience, c'est un aussi beau nom +que Godeau. + +--Tu es un impertinent, et tu me le payeras. + +--Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai pas la moindre +envie de vous offenser. Si vous voyez là quelque chose qui vous blesse, +et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en +colère: en sortant d'ici, je vais me noyer. + +Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus +doucement possible, afin d'éviter tout scandale, sa prudence ne pouvait +résister à l'impatience de l'orgueil offensé; l'entretien auquel il +essayait de se résigner lui paraissait monstrueux en lui-même; je laisse +à penser ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la sorte. + +--Écoute, dit-il presque hors de lui et résolu à en finir à tout prix, +tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens +commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce que +c'est que la frénésie qui t'amène? Tu viens me tracasser, tu crois faire +un coup de tête; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu veux me +rendre responsable de ta mort. As-tu à te plaindre de moi? dois-je un +sou à ton père? Est-ce ma faute si tu en es là? Eh, mordieu! on se noie +et on se tait. + +--C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre très humble +serviteur. + +--Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours à moi. +Tiens, mon garçon, voilà quatre louis d'or; va-t'en dîner à la cuisine, +et que je n'entende plus parler de toi. + +--Bien obligé, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre argent! + +Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa +conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se renfonça de +plus belle dans sa chaise et reprit ses méditations. + +Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-là, n'était pas si loin qu'on +pouvait le croire; elle s'était, il est vrai, retirée par obéissance +pour son père; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle était restée à +écouter derrière la porte. Si l'extravagance de Croisilles lui +paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car +l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passé pour offense; d'un +autre côté, comme il n'était pas possible de douter du désespoir du +jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise à la fois par les +deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la +curiosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé et Croisilles prêt à +sortir, elle traversa rapidement le salon où elle se trouvait, ne +voulant pas être surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son +appartement; mais presque aussitôt elle revint sur ses pas. L'idée que +Croisilles allait peut-être réellement se donner la mort lui troubla le +coeur malgré elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle +marcha à sa rencontre; le salon était vaste, et les deux jeunes gens +vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles était pâle comme +la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui +pût exprimer ce qu'elle sentait. En passant à côté de lui, elle laissa +tomber à terre un bouquet de violettes qu'elle tenait à la main. Il se +baissa aussitôt, ramassa le bouquet et le présenta à la jeune fille pour +le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route +sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son père. Croisilles, +resté seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison le coeur +agité, ne sachant trop que penser de cette aventure. + + + + +III + + +À peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit accourir son +fidèle Jean, dont le visage exprimait la joie. + +--Qu'est-il arrivé? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle à +m'apprendre? + +--Monsieur, répondit Jean, j'ai à vous apprendre que les scellés sont +levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes de votre +père payées, vous restez propriétaire de la maison. Il est bien vrai +qu'on a emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et qu'on a +même enlevé les meubles; mais enfin la maison vous appartient, et vous +n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce +que vous étiez devenu, et j'espère, mon cher maître, que vous serez +assez sage pour prendre un parti raisonnable. + +--Quel parti veux-tu que je prenne? + +--Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle, vaut +une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de +faim; et qui vous empêcherait d'acheter un petit fonds de commerce qui +ne manquerait pas de prospérer? + +--Nous verrons cela, répondit Croisilles, tout en se hâtant de prendre +le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais, +lorsqu'il y fut arrivé, un si triste spectacle s'offrit à lui, qu'il eut +à peine le courage d'entrer. La boutique en désordre, les chambres +désertes, l'alcôve de son père vide, tout présentait à ses regards la +nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise; tous les tiroirs +avaient été fouillés, le comptoir brisé, la caisse emportée; rien +n'avait échappé aux recherches avides des créanciers et de la justice, +qui, après avoir pillé la maison, étaient partis, laissant les portes +ouvertes, comme pour témoigner aux passants que leur besogne était +accomplie. + +--Voilà donc, s'écria Croisilles, voilà donc ce qui reste de trente ans +de travail et de la plus honnête existence, faute d'avoir eu à temps, au +jour fixe, de quoi faire honneur à une signature imprudemment engagée! +Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livré aux plus +tristes pensées, Jean paraissait fort embarrassé. Il supposait que son +maître était sans argent, et qu'il pouvait même n'avoir pas dîné. Il +cherchait donc quelque moyen pour le questionner là-dessus, et pour lui +offrir, en cas de besoin, une part de ses économies. Après s'être mis +l'esprit à la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un biais +convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles, +et de lui demander d'une voix attendrie: + +--Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux? + +Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent à la fois si +burlesque et si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, ne put +s'empêcher d'en rire. + +--Et à propos de quoi cette question? dit-il. + +--Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire une pour +mon dîner, et si par hasard vous les aimiez toujours... + +Croisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce moment la somme qu'il +rapportait à son père; la proposition de Jean le fit se ressouvenir que +ses poches étaient pleines d'or. + +--Je te remercie de tout mon coeur, dit-il au vieillard, et j'accepte +avec plaisir ton dîner; mais, si tu es inquiet de ma fortune, +rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir un +bon souper que tu partageras à ton tour avec moi. + +En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien garnies, +qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis. + +--Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user +pour un jour ou deux. À qui faut-il que je m'adresse pour la faire tenir +à mon père? + +--Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père m'a bien +recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait; et si je ne +vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle manière vos +affaires de Paris s'étaient terminées. Votre père ne manquera de rien +là-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra de son +mieux; il a d'ailleurs emporté ce qu'il lui faut, car il était bien sûr +d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laissé, monsieur, tout ce +qu'il a laissé, est à vous, il vous le marque lui-même dans sa lettre, +et je suis expressément chargé de vous le répéter. Cet or est donc aussi +légitimement votre bien que cette maison où nous sommes. Je puis vous +rapporter les paroles mêmes que votre père, m'a dites en partant: «Que +mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour +m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera +après mes dettes payées, comme si c'était mon héritage.» Voilà, +monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre poche, +et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, je vous prie, à la +maison. + +La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de Jean ne +laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles de son père l'avaient +ému à tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre part, dans un +pareil moment, quatre mille francs n'étaient pas une bagatelle. Pour ce +qui regardait la maison, ce n'était point une ressource certaine, car on +ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et +difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un +changement considérable à la situation dans laquelle se trouvait le +jeune homme; il se sentit tout à coup attendri, ébranlé dans sa funeste +résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus triste et moins désolé. +Après avoir fermé les volets de la boutique, il sortit de la maison avec +Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'empêcher de +songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles +servent quelquefois à nous faire trouver une joie imprévue dans la plus +faible lueur d'espérance. Ce fut avec cette pensée qu'il se mit à table +à côté de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de +faire tous ses efforts pour l'égayer. + +Les étourdis ont un heureux défaut: ils se désolent aisément, mais ils +n'ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se +distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou égoïstes; ils +sentent peut-être plus vivement que d'autres, et ils sont très capables +de se brûler la cervelle dans un moment de désespoir; mais, ce moment +passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent dîner, qu'ils +boivent et mangent comme à l'ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en +se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les +traversent comme des flèches: bonne et violente nature qui sait +souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout à nu, +non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente +comme le cristal de roche. + +Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de se noyer, s'en +alla à la comédie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein +le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le +parfum dans un profond recueillement, il commença à penser d'un esprit +plus calme à son aventure du matin. Dès qu'il y eut réfléchi quelque +temps, il vit clairement la vérité, c'est-à-dire que la jeune fille, en +lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre, +avait voulu lui donner une marque d'intérêt; car autrement ce refus et +ce silence n'auraient été qu'une preuve de mépris, et cette supposition +n'était pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle Godeau +avait le coeur moins dur que monsieur son père, et il n'eut pas de peine +à se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traversé +le salon, avait exprimé une émotion d'autant plus vraie qu'elle semblait +involontaire. Mais cette émotion était-elle de l'amour ou seulement de +la pitié, ou moins encore peut-être, de l'humanité? Mademoiselle Godeau +avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement +d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fût? Bien que fané et +à demi effeuillé, le bouquet avait encore une odeur si exquise et une si +galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne +put se défendre d'espérer. C'était une guirlande de roses autour d'une +touffe de violettes. Combien de sentiments et de mystères un Turc aurait +lus dans ces fleurs, en interprétant leur langage! Mais il n'y a que +faire d'être Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui tombent du +sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais +muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu, +lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un +amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une +ressemblance avec l'amour, et il y a même des gens qui pensent que +l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui +l'exhale est la plus belle de la création. + +Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif à la tragédie +qu'on représentait pendant ce temps-là, mademoiselle Godeau elle-même +parut dans une loge en face de lui. L'idée ne lui vint pas que, si elle +l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là après +ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se +rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris +était venue en poste jouer Mérope, et la foule était si serrée, qu'il +n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de +fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des +yeux. Il remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade, et qu'elle ne +parlait à personne qu'avec une sorte de répugnance. Sa loge était +entourée, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de +petits-maîtres normands dans la ville; chacun venait à son tour passer +devant elle à la galerie, car, pour entrer dans la loge même qu'elle +occupait, cela n'était pas possible, attendu que monsieur son père en +remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles +remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'écoutait pas la +pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main, le +regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une statue +de Vénus déguisée en marquise; l'étalage de sa robe et de sa coiffure, +son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur, toute la pompe de sa +toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité. Jamais +Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant +l'entr'acte, de s'échapper de la cohue, il courut regarder au carreau de +la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que +mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une heure, se +retourna. Elle tressaillit légèrement en l'apercevant, et ne jeta sur +lui qu'un coup d'oeil; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup +d'oeil exprimait la surprise, l'inquiétude, le plaisir de l'amour; s'il +voulait dire: «Quoi! vous n'êtes pas mort!» ou: «Dieu soit béni! vous +voilà vivant!» je ne me charge pas de le démêler; toujours est-il que, +sur ce coup d'oeil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire +aimer. + + + + +IV + + +De tous les obstacles qui nuisent à l'amour, l'un des plus grands est +sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une +très véritable. Croisilles n'avait pas ce triste défaut que donnent +l'orgueil et la timidité; il n'était pas de ceux qui tournent pendant +des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour +d'un oiseau en cage. Dès qu'il eut renoncé à se noyer, il ne songea plus +qu'à faire savoir à sa chère Julie qu'il vivait uniquement pour elle; +mais comment le lui dire? S'il se présentait une seconde fois à l'hôtel +du fermier général, il n'était pas douteux que M. Godeau ne le fit +mettre au moins à la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une femme de +chambre, quand il lui arrivait d'aller à pied; il était donc inutile +d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisées de sa +maîtresse est une folie chère aux amoureux, mais qui, dans le cas +présent, était plus inutile encore. J'ai dit que Croisilles était fort +religieux; il ne lui vint donc pas à l'esprit de chercher à rencontrer +sa belle à l'église. Comme le meilleur parti, quoique le plus dangereux, +est d'écrire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler soi-même, il +écrivit dès le lendemain. Sa lettre n'avait, bien entendu, ni ordre ni +raison. Elle était à peu près conçue en ces termes: + + +«Mademoiselle, + + +«Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait posséder de +fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser. Je vous fais là une +étrange question; mais je vous aime si éperdument qu'il m'est impossible +de ne pas la faire, et vous êtes la seule personne au monde à qui je +puisse l'adresser. Il m'a semblé, hier au soir, que vous me regardiez au +spectacle. Je voulais mourir; plût à Dieu que je fusse mort, en effet, +si je me trompe et si ce regard n'était pas pour moi! Dites-moi si le +hasard peut être assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une manière à la +fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre. Vous +êtes riche, belle, je le sais; votre père est orgueilleux et avare, et +vous avez le droit d'être fière; mais je vous aime, et le reste est un +songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez à ce que peut l'amour, +puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens +une inexprimable jouissance à vous écrire cette folle lettre qui +m'attirera peut-être votre colère; mais pensez aussi, mademoiselle, +qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous +laissé ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, à ma place; +j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire. +Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour être +certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir écouter mon amour +avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'à vous. Quoi que vous +fassiez, votre image m'est restée; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant +le coeur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce +bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on, +aime, je conserverai quelque espérance.» + +Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s'en alla devant l'hôtel +Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'à ce qu'il vît +sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en +cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de +chambre de mademoiselle Julie eût résolu ce jour-là de faire emplette +d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque +Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se +charger de sa lettre. Le marché fut bientôt conclu; la servante prit +l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par +reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint à sa maison et s'assit +devant sa porte, attendant la réponse. + +Avant de parler de cette réponse, il faut dire un mot de mademoiselle +Godeau. Elle n'était pas tout à fait exempte de la vanité de son père, +mais son bon naturel y remédiait. Elle était, dans la force du terme, ce +qu'on nomme un enfant gâté. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais +on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journées à sa +toilette, et les soirées sur un sofa, n'ayant pas l'air d'entendre la +conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle était +prodigieusement coquette, et son propre visage était à coup sûr ce +qu'elle avait le plus considéré en ce monde. Un pli à sa collerette, une +tache d'encre à son doigt, l'auraient désolée; aussi, quand sa robe lui +plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur sa +glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni goût ni aversion +pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle allait +volontiers au bal, et elle y renonçait sans humeur, quelquefois sans +motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement. +Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau +à son choix, elle était une heure à se décider, ne pouvant se trouver un +désir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, il arrivait que +Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soirée, pendant ce +temps-là, seule dans sa chambre, en grande toilette, à se promener de +long en large, son éventail à la main. Si on lui adressait un +compliment, elle détournait la tête, et si on tentait de lui faire la +cour, elle ne répondait que par un regard à la fois si brillant et si +sérieux, qu'elle déconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne +l'avait fait rire; jamais un air d'opéra, une tirade de tragédie, ne +l'avaient émue; jamais, enfin, son coeur n'avait donné signe de vie, et, +en la voyant passer dans tout l'éclat de sa nonchalante beauté, on +aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde +en rêvant. + +Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas aisé à comprendre. +Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait +qu'elle-même. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son +caractère: elle attendait. Depuis l'âge de quatorze ans, elle avait +entendu répéter sans cesse que rien n'était aussi charmant qu'elle; elle +en était persuadée; c'est pourquoi elle prenait grand soin de sa parure: +en manquant de respect à sa personne, elle aurait cru commettre un +sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa beauté, comme un +enfant dans ses habits de fête; mais elle était bien loin de croire que +cette beauté dût rester inutile; sous son apparente insouciance se +cachait une volonté secrète, inflexible, et d'autant plus forte qu'elle +était mieux dissimulée. La coquetterie des femmes ordinaires, qui se +dépense en oeillades, en minauderies et en sourires, lui semblait une +escarmouche puérile, vaine, presque méprisable. Elle se sentait en +possession d'un trésor, et elle dédaignait de le hasarder au jeu pièce à +pièce: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop habituée à +voir ses désirs prévenus, elle ne cherchait pas cet adversaire; on peut +même dire davantage, elle était étonnée qu'il se fit attendre. Depuis +quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle étalait +consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles épaules, il +lui paraissait inconcevable qu'elle n'eût point encore inspiré une +grande passion. Si elle eût dit le fond de sa pensée, elle eût +volontiers répondu à ceux qui lui faisaient des compliments: «Eh bien! +s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brûlez-vous la cervelle +pour moi?» Réponse que, du reste, pourraient faire bien des jeunes +filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du coeur, +quelquefois sur le bord des lèvres. + +Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme que +d'être jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se voir +parée, digne en tout point de plaire, toute disposée à se laisser aimer, +et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve +charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse, +mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irréprochable, mon visage +le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chaussé; et tout +cela ne me sert à rien qu'à aller bâiller dans le coin d'un salon! Si un +jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en +mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant, +c'est un fat de province; dès que je parais quelque part, j'excite un +murmure d'admiration, mais personne ne me dit, à moi seule, un mot qui +me fasse battre le coeur. J'entends des impertinents qui me louent tout +haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste et sincère ne cherche +le mien. Je porte une âme ardente, pleine de vie, et je ne suis, à tout +prendre, qu'une jolie poupée qu'on promène, qu'on fait sauter au bal, +qu'une gouvernante habille le matin et décoiffe le soir, pour +recommencer le lendemain. + +Voilà ce que mademoiselle Godeau s'était dit bien des fois à elle-même, +et il y avait de certains jours où cette pensée lui inspirait un si +sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journée +entière. Lorsque Croisilles lui écrivit, elle était précisément dans un +accès d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et elle +rêvait profondément, étendue dans une bergère, lorsque sa femme de +chambre entra et lui remit la lettre d'un air mystérieux. Elle regarda +l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'écriture, elle retomba dans sa +distraction. La femme de chambre se vit alors forcée d'expliquer de quoi +il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez déconcerté, ne sachant trop +comment la jeune fille prendrait cette démarche. Mademoiselle Godeau +écouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta seulement un +coup d'oeil; elle demanda aussitôt une feuille de papier, et écrivit +nonchalamment ce peu de mots: + +«Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fière. Si vous aviez +seulement cent mille écus, je vous épouserais très volontiers.» + +Telle fut la réponse que la femme de chambre rapporta sur-le-champ à +Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine. + + + + +V + + +Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas dans le pas +d'un âne; et si Croisilles eût été défiant, il eût pu croire, en lisant +la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle était folle ou qu'elle se +moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien +autre chose, sinon que sa chère Julie l'aimait, qu'il lui fallait cent +mille écus, et il ne songea, dès ce moment, qu'à tâcher de se les +procurer. + +Il possédait deux cents louis comptant, plus une maison qui, comme je +l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire? +Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en +devinssent tout à coup trois cent mille? La première idée qui vint à +l'esprit du jeune homme fut de trouver une manière quelconque de jouer à +croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la +maison. Croisilles commença donc par coller sur sa porte un écriteau +portant que sa maison était à vendre; puis, tout en rêvant à ce qu'il +ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur. + +Une semaine s'écoula, puis une autre; pas un acheteur ne se présenta. +Croisilles passait ses journées à se désoler avec Jean, et le désespoir +s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna à sa porte. + +--Cette maison est à vendre, monsieur. En êtes-vous le propriétaire? + +--Oui, monsieur. + +--Et combien vaut-elle? + +--Trente mille francs, à ce que je crois; du moins je l'ai entendu dire +à mon père. + +Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit à la +cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit +tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures, +ouvrit et ferma les fenêtres; puis enfin, après avoir tout bien examiné, +sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua +Croisilles et se retira. + +Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le coeur palpitant, ne +fut pas, comme on pense, peu désappointé de cette retraite silencieuse. +Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de réfléchir, et +qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours, +n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant à la fenêtre +du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean, +fidèle à son triste rôle de raisonneur, faisait, comme on dit, de la +morale à son maître, pour le dissuader de vendre sa maison d'une manière +si précipitée et dans un but si extravagant. Mourant d'impatience, +d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et +sortit, résolu à tenter la fortune avec cette somme, puisqu'il n'en +pouvait avoir davantage. + +Les tripots, dans ce temps-là, n'étaient pas publics, et l'on n'avait +pas encore inventé ce raffinement de civilisation qui permet au premier +venu de se ruiner à toute heure, dès que l'envie lui en passe par la +tête. À peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il s'arrêta, ne sachant +où aller risquer son argent. Il regardait les maisons du voisinage, et +les toisait les unes après les autres, tâchant de leur trouver une +apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de +bonne mine, vêtu d'un habit magnifique, vint à passer. À en juger par +les dehors, ce ne pouvait être qu'un fils de famille. Croisilles +l'aborda poliment. + +--Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la liberté que je +prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les +perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque +honnête endroit où se font ces sortes de choses? + +À ce discours assez étrange, le jeune homme partit d'un éclat de rire. + +--Ma foi! monsieur, répondit-il, si vous cherchez un mauvais lieu, vous +n'avez qu'à me suivre, car j'y vais. + +Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils entrèrent tous deux +dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent reçus le mieux +du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs +jeunes gens étaient déjà assis autour d'un tapis vert: Croisilles y prit +modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis +furent perdus. + +Il sortit aussi triste que peut l'être un amoureux qui se croit aimé. Il +ne lui restait pas de quoi dîner, mais ce n'était pas ce qui +l'inquiétait. + +--Comment ferai-je à présent, se demanda-t-il, pour me procurer de +l'argent? À qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me prêter +seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre? + +Pendant qu'il était dans cet embarras, il rencontra son brocanteur juif. +Il n'hésita pas à s'adresser à lui, et, en sa qualité d'étourdi, il ne +manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif +n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'était venu la voir +que par curiosité, ou, pour mieux dire, par acquit de conscience, comme +un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte, +pour voir s'il n'y a rien à voler; mais il vit Croisilles si désespéré, +si triste, si dénué de toute ressource, qu'il ne put résister à la +tentation de profiter de sa misère, au risque de se gêner un peu pour +payer la maison. Il lui en offrit donc à peu près le quart de ce qu'elle +valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur, +signa aveuglément un marché à faire dresser les cheveux sur la tête, et, +dès le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il se +dirigea de rechef vers le tripot où il avait été si poliment et si +lestement ruiné la veille. + +En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; le +vent était doux, l'Océan tranquille. De toutes parts, des négociants, +des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et venaient. +Des crocheteurs transportaient d'énormes ballots pleins de marchandises. +Les passagers faisaient leurs adieux; de légères barques flottaient de +tous côtés; sur tous les visages on lisait la crainte, l'impatience ou +l'espérance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le majestueux +navire se balançait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses. + +--Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce +qu'on possède, et d'aller chercher au delà des mers une périlleuse +fortune! Quelle émotion de regarder partir ce vaisseau chargé de tant de +richesses, du bien-être de tant de familles! Quelle joie de le voir +revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confié, rentrant plus +fier et plus riche qu'il n'était parti! Que ne suis-je un de ces +marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel tapis +vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi +n'achèterais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries? qui m'en +empêche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine refuserait-il de se +charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette +pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la +triplerais peut-être par une honnête industrie. Si Julie m'aime +véritablement, elle attendra quelques années, et elle me restera fidèle +jusqu'à ce que je puisse l'épouser. Le commerce produit quelquefois des +bénéfices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas d'exemples, en ce +monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagnées ainsi sur ces flots +changeants: pourquoi la Providence ne bénirait-elle pas une tentative +faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces +marchands qui ont tant amassé et qui envoient des navires aux deux bouts +de la terre, plus d'un a commencé par une moindre somme que celle que +j'ai là. Ils ont prospéré avec l'aide de Dieu; pourquoi ne pourrais-je +pas prospérer à mon tour? Il me semble qu'un bon vent souffle dans ces +voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est +jeté, je vais m'adresser à ce capitaine qui me paraît aussi de bonne +mine, j'écrirai ensuite à Julie, et je veux devenir un habile négociant. + +Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un peu +fous, c'est de le devenir tout à fait par instants. Le pauvre garçon, +sans réfléchir davantage, mit son caprice à exécution. Trouver des +marchandises à acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y connaît +pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour +obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui vendit +autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans +une charrette, fut promptement transporté à bord. Croisilles, ravi et +plein d'espérance, avait écrit lui-même en grosses lettres son nom sur +ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable; +l'heure du départ arriva bientôt, et le navire s'éloigna de la côte. + + + + +VI + + +Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles n'avait +rien gardé. D'un autre côté, sa maison était vendue; il ne lui restait +pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de gîte, +et pas un denier. Avec toute la bonne volonté possible, Jean ne pouvait +supposer que son maître fût réduit à un tel dénûment; Croisilles était, +non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti +de coucher à la belle étoile, et, quant aux repas, voici le calcul qu'il +fit: il présumait que le vaisseau qui portait sa fortune mettrait six +mois à revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre d'or que +son père lui avait donnée, et qu'il avait heureusement gardée; il en eut +trente-six livres. C'était de quoi vivre à peu près six mois avec quatre +sous par jour. Il ne douta pas que ce ne fût assez, et, rassuré par le +présent, il écrivit à mademoiselle Godeau pour l'informer de ce qu'il +avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa +détresse; il lui annonça, au contraire, qu'il avait entrepris une +opération de commerce magnifique, dont les résultats étaient prochains +et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la _Fleurette_, vaisseau à +fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et +ses soieries; il la supplia de lui rester fidèle pendant un an, se +réservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa part, il lui +jura un éternel amour. + +Lorsque mademoiselle Godeau reçut cette lettre, elle était au coin de +son feu, et elle tenait à la main, en guise d'écran, un de ces bulletins +qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entrée et la sortie des +navires, et en même temps annoncent les désastres. Il ne lui était +jamais arrivé, comme on peut penser, de prendre intérêt à ces sortes de +choses, et elle n'avait jamais jeté les yeux sur une seule de ces +feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin +qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut précisément le +nom de la _Fleurette_; le navire avait échoué sur les côtes de France +dans la nuit même qui avait suivi son départ. L'équipage s'était sauvé à +grand'peine, mais toutes les marchandises avaient été perdues. + +Mademoiselle Godeau, à cette nouvelle, ne se souvint plus que Croisilles +avait fait devant elle l'aveu de sa pauvreté; elle en fut aussi désolée +que s'il se fût agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une +tempête, les vents en furie, les cris des noyés, la ruine d'un homme qui +l'aimait, toute une scène de roman, se présentèrent à sa pensée; le +bulletin et la lettre lui tombèrent des mains; elle se leva dans un +trouble extrême, et, le sein palpitant, les yeux prêts à pleurer, elle +se promena à grands pas, résolue à agir dans cette occasion, et se +demandant ce qu'elle devait faire. + +Il y a une justice à rendre à l'amour, c'est que plus les motifs qui le +combattent sont forts, clairs, simples, irrécusables, en un mot, moins +il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est +une belle chose sous le ciel que cette déraison du coeur; nous ne +vaudrions pas grand'chose sans elle. Après s'être promenée dans sa +chambre, sans oublier ni son cher éventail, ni le coup d'oeil à la glace +en passant, Julie se laissa retomber dans sa bergère. Qui l'eût pu voir +en ce moment eût joui d'un beau spectacle: ses yeux étincelaient, ses +joues étaient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec une +joie et une douleur délicieuses: + +--Pauvre garçon! il s'est ruiné pour moi! + +Indépendamment de la fortune qu'elle devait attendre de son père, +mademoiselle Godeau avait, à elle appartenant, le bien que sa mère lui +avait laissé. Elle n'y avait jamais songé; en ce moment, pour la +première fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait disposer de +cinq cent mille francs. Cette pensée la fit sourire; un projet bizarre, +hardi, tout féminin, presque aussi fou que Croisilles lui-même, lui +traversa l'esprit; elle berça quelque temps son idée dans sa tête, puis +se décida à l'exécuter. + +Elle commença par s'enquérir si Croisilles n'avait pas quelque parent +ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien +examiné, on découvrit, au quatrième étage d'une vieille maison, une +tante à demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et qui +n'était pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre femme, fort +âgée, semblait avoir été mise ou plutôt laissée au monde comme un +échantillon des misères humaines. Aveugle, goutteuse, presque sourde, +elle vivait seule dans un grenier; mais une gaieté plus forte que le +malheur et la maladie la soutenait à quatre-vingts ans et lui faisait +encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte +sans entrer chez elle, et les airs surannés qu'elle fredonnait égayaient +toutes les filles du quartier. Elle possédait une petite rente viagère +qui suffisait à l'entretenir; tant que durait le jour, elle tricotait; +pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'était passé depuis la mort de +Louis XIV. + +Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en +secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles, +rubans, diamants, rien ne fut épargné: elle voulait séduire; mais sa +vraie beauté en cette circonstance fut le caprice qui l'entraînait. Elle +monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et, +après le salut le plus gracieux, elle parla à peu près ainsi: + +--Vous avez, madame, un neveu nommé Croisilles, qui m'aime et qui a +demandé ma main; je l'aime aussi et voudrais l'épouser; mais mon père, +M. Godeau, fermier général de cette ville, refuse de nous marier, parce +que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde être +l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine à personne; je ne +saurais donc avoir la pensée de disposer de moi sans le consentement de +ma famille. Je viens vous demander une grâce que je vous supplie de +m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-même proposer ce mariage +à mon père. J'ai, grâce à Dieu, une petite fortune qui est toute à votre +service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs +chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient à votre neveu, +et elle lui appartient en effet; ce n'est point un présent que je veux +lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la +ruine de Croisilles, et il est juste que je la répare. Mon père ne +cédera pas aisément; il faudra que vous insistiez et que vous ayez un +peu de courage; je n'en manquerai pas de mon côté. Comme personne au +monde, excepté moi, n'a de droit sur la somme dont je vous parle, +personne ne saura jamais de quelle manière elle aura passé entre vos +mains. Vous n'êtes pas très riche non plus, je le sais, et vous pouvez +craindre qu'on ne s'étonne de vous voir doter ainsi votre neveu; mais +songez que mon père ne vous connaît pas, que vous vous montrez fort peu +par la ville, et que par conséquent il vous sera facile de feindre que +vous arrivez de quelque voyage. Cette démarche vous coûtera sans doute, +il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous +ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour, +j'espère que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce +discours, avait été tour à tour surprise, inquiète, attendrie et +charmée. Le dernier mot la persuada. + +--Oui, mon enfant, répéta-t-elle plusieurs fois, je sais ce que c'est, +je sais ce que c'est! + +En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes +affaiblies la soutenaient à peine; Julie s'avança rapidement, et lui +tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire, +elles se trouvèrent en un instant dans les bras l'une de l'autre. Le +traité fut aussitôt conclu; un cordial baiser le scella d'avance, et +toutes les confidences nécessaires s'ensuivirent sans peine. + +Toutes les explications étant faites, la bonne dame tira de son armoire +une vénérable robe de taffetas qui avait été sa robe de noce. Ce meuble +antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un +grain de poussière ne l'avait défloré; Julie en fut dans l'admiration. +On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui fût dans +toute la ville. La bonne dame prépara le discours qu'elle devait tenir à +M. Godeau; Julie lui apprit de quelle façon il fallait toucher le coeur +de son père, et n'hésita pas à avouer que la vanité était son côté +vulnérable. + +--Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce penchant, +nous aurions partie gagnée. + +La bonne dame réfléchit profondément, acheva sa toilette sans mot dire, +serra la main de sa future nièce, et monta en voiture. Elle arriva +bientôt à l'hôtel Godeau; là, elle se redressa, si bien en entrant, +qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le +salon où était tombé le bouquet de Julie, et, quand la porte du boudoir +s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la précédait: + +--Annoncez la baronne douairière de Croisilles. + +Ce mot décida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut ébloui. Bien +que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il +consentit à tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le fut; qui +eût osé lui en contester le titre? À mon avis, elle l'avait bien gagné. + + + +FIN DE CROISILLES. + + + +Cette nouvelle a été publiée pour la première fois dans le numéro de la +_Revue des Deux Mondes_ du 15 février 1839. + + + + +HISTOIRE + +D'UN + +MERLE BLANC + +1842 + +I + + +Qu'il est glorieux, mais qu'il est pénible d'être en ce monde un merle +exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a +décrit. Mais, hélas! je suis extrêmement rare et très difficile à +trouver. Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible! + +Mon père et ma mère étaient deux bonnes gens qui vivaient, depuis nombre +d'années, au fond d'un vieux jardin retiré du Marais. C'était un ménage +exemplaire. Pendant que ma mère, assise dans un buisson fourré, pondait +régulièrement trois fois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec +une religion patriarcale, mon père, encore fort propre et fort pétulant, +malgré son grand âge, picorait autour d'elle toute la journée, lui +apportant de beaux insectes qu'il saisissait délicatement par le bout +de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit venue, il ne +manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d'une chanson qui +réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre +nuage n'avait troublé cette douce union. + +À peine fus-je venu au monde, que, pour là première fois de sa vie, mon +père commença à montrer de la mauvaise humeur. Bien que je ne fusse +encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur, +ni la tournure de sa nombreuse postérité. + +--Voilà un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant de +travers; il faut que ce gamin-là aille apparemment se fourrer dans tous +les plâtras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour être toujours +si laid et si crotté. + +--Eh, mon Dieu! mon ami, répondait ma mère, toujours roulée en boule +dans une vieille écuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous pas +que c'est de son âge? Et vous-même, dans votre jeune temps, n'avez-vous +pas été un charmant vaurien? Laissez grandir notre merlichon, et vous +verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus. + +Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s'y trompait pas; elle +voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosité; +mais elle faisait comme toutes les mères qui s'attachent souvent à leurs +enfants par cela même qu'ils sont maltraités de la nature, comme si la +faute en était à elles, ou comme si elles repoussaient d'avance +l'injustice du sort qui doit les frapper. + +Quand vint le temps de ma première mue, mon père devint tout à fait +pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes tombèrent, il +me traita encore avec assez de bonté et me donna même la pâtée, me +voyant grelotter presque nu dans un coin; mais dès que mes pauvres +ailerons transis commencèrent à se recouvrir de duvet, à chaque plume +blanche qu'il vit paraître, il entra dans une telle colère, que je +craignis qu'il ne me plumât pour le reste de mes jours! Hélas! je +n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me +demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi si +barbare. + +Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient mis, +malgré moi, le coeur en joie, comme je voltigeais dans une allée, je me +mis, pour mon malheur, à chanter. À la première note qu'il entendit, mon +père sauta en l'air comme une fusée. + +--Qu'est-ce que j'entends-là? s'écria-t-il; est-ce ainsi qu'un merle +siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce là siffler? + +Et, s'abattant près de ma mère avec la contenance la plus terrible: + +--Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid? + +À ces mots, ma mère indignée s'élança de son écuelle, non sans se faire +du mal à une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la +suffoquaient, elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près d'expirer; +épouvanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon père. + +--O mon père! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal +vêtu, que ma mère n'en soit point punie! Est-ce sa faute si la nature +m'a refusé une voix comme la vôtre? Est-ce sa faute si je n'ai pas votre +beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, qui vous donnent +l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a fait +de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois +du moins le seul malheureux! + +--Il ne s'agit pas de cela, dit mon père; que signifie la manière +absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris à +siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles? + +--Hélas! monsieur, répondis-je humblement, j'ai sifflé comme je pouvais, +me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-être mangé trop de +mouches. + +--On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui. +Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils, et, lorsque je +fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier étage, +un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs +fenêtres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les yeux +l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air enfariné +comme un paillasse de la foire? Si je n'étais le plus pacifique des +merles, je t'aurais déjà cent fois mis à nu, ni plus ni moins qu'un +poulet de basse-cour prêt à être embroché. + +--Eh bien! m'écriai-je, révolté de l'injustice de mon père, s'il en est +ainsi, monsieur, qu'à cela ne tienne! je me déroberai à votre présence, +je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, par +laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, je +fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma +mère pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma misère, et +peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je, dans le +potager du voisin ou sur les gouttières, quelques vers de terre ou +quelques araignées pour soutenir ma triste existence. + +--Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s'attendrir à ce +discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un +merle. + +--Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plaît? + +--Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Après ces paroles +foudroyantes, mon père s'éloigna à pas lents. Ma mère se releva +tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son écuelle. +Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux que je pus, et +j'allai, comme je l'avais annoncé, me percher sur la gouttière d'une +maison voisine. + + + + +II + + +Mon père eut l'inhumanité de me laisser pendant plusieurs jours dans +cette situation mortifiante. Malgré sa violence, il avait bon coeur, et, +aux regards détournés qu'il me lançait, je voyais bien qu'il aurait +voulu me pardonner et me rappeler; ma mère, surtout, levait sans cesse +vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait même parfois à +m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur +inspirait, malgré eux, une répugnance et un effroi auxquels je vis bien +qu'il n'y avait point de remède. + +--Je ne suis point un merle! me répétais-je; et, en effet, en +m'épluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la gouttière, je ne +reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu à ma +famille.--O ciel! répétais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis! + +Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir exténué de +faim et de chagrin, lorsque je vis se poser près de moi un oiseau plus +mouillé, plus pâle et plus maigre que je ne le croyais possible. Il +était à peu près de ma couleur, autant que j'en pus juger à travers la +pluie qui nous inondait; à peine avait-il sur le corps assez de plumes +pour habiller un moineau, et il était plus gros que moi. Il me sembla, +au premier abord, un oiseau tout à fait pauvre et nécessiteux; mais il +gardait, en dépit de l'orage qui maltraitait son front presque tondu, un +air déserté qui me charma. Je lui fis modestement une grande révérence, +à laquelle il répondit par un coup de bec qui faillit me jeter à bas de +la gouttière. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me retirais +avec componction sans essayer de lui répondre en sa langue: + +--Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouée que son crâne +était chauve. + +--Hélas! monseigneur, répondis-je (craignant une seconde estocade), je +n'en sais rien. Je croyais être un merle, mais l'on m'a convaincu que je +n'en suis pas un. + +La singularité de ma réponse et mon air de sincérité l'intéressèrent. Il +s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai +avec toute la tristesse et toute l'humilité qui convenaient à ma +position et au temps affreux qu'il faisait. + +--Si tu étais un ramier comme moi, me dit-il après m'avoir écouté, les +niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquiéteraient pas un moment. Nous +voyageons, c'est là notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne +sais qui est mon père. Fendre l'air, traverser l'espace, voir à nos +pieds les monts et les plaines, respirer l'azur même des cieux, et non +les exhalaisons de la terre, courir comme la flèche à un but marqué qui +ne nous échappe jamais, voilà notre plaisir et notre existence. Je fais +plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix. + +--Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous êtes un oiseau +bohémien. + +--C'est encore une chose dont je ne me soucie guère, reprit-il. Je n'ai +point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et +mes petits. Où est ma femme, là est ma patrie. + +--Mais qu'avez-vous là qui vous pend au cou? C'est comme une vieille +papillotte chiffonnée. + +--Ce sont des papiers d'importance, répondit-il en se rengorgeant; je +vais à Bruxelles de ce pas, et je porte au célèbre banquier *** une +nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit +centimes. + +--Juste Dieu! m'écriai-je, c'est une belle existence que la vôtre, et +Bruxelles, j'en suis sûr, doit être une ville bien curieuse à voir. Ne +pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle, +je suis peut-être un pigeon ramier. + +--Si tu en étais un, répliqua-t-il, tu m'aurais rendu le coup de bec que +je t'ai donné tout à l'heure. + +--Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour si +peu de chose. Voilà le matin qui paraît et l'orage qui s'apaise. De +grâce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien au +monde;--si vous me refusez, il ne me reste plus qu'à me noyer dans +cette gouttière. + +--Eh bien, en route! suis-moi si tu peux. + +Je jetai un dernier regard sur le jardin où dormait ma mère. Une larme +coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emportèrent. J'ouvris mes ailes +et je partis. + + + + +III + + +Mes ailes, je l'ai dit, n'étaient pas encore bien robustes. Tandis que +mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais à ses côtés; je +tins bon pendant quelque temps, mais bientôt il me prit un éblouissement +si violent, que je me sentis près de défaillir. + +--Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible. + +--Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons plus que +soixante lieues à faire. + +J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une poule +mouillée, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le coup, +j'étais rendu. + +--Monsieur, bégayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas s'arrêter un +instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant +sur un arbre... + +--Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me répondit le ramier en +colère. + +Et, sans daigner tourner la tête, il continua son voyage enragé. Quant à +moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de blé. + +J'ignore combien de temps dura mon évanouissement. Lorsque je repris +connaissance, ce qui me revint d'abord en mémoire fut la dernière +parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.--O mes chers +parents! pensai-je, vous vous êtes donc trompés! Je vais retourner près +de vous; vous me reconnaîtrez pour votre vrai et légitime enfant, et +vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous +l'écuelle de ma mère. + +Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la douleur +que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. À peine +me fus-je dressé sur mes pattes, que la défaillance me reprit, et je +retombai sur le flanc. + +L'affreuse pensée de la mort se présentait déjà à mon esprit, lorsque, à +travers les bluets et les coquelicots, je vis venir à moi, sur la pointe +du pied, deux charmantes personnes. L'une était une petite pie fort bien +mouchetée et extrêmement coquette, et l'autre une tourterelle couleur de +rose. La tourterelle s'arrêta à quelques pas de distance, avec un grand +air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie +s'approcha en sautillant de la manière la plus agréable du monde. + +--Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous là? me demanda-t-elle +d'une voix folâtre et argentine. + +--Hélas! madame la marquise, répondis-je (car c'en devait être une pour +le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a +laissé en route, et je suis en train de mourir de faim. + +--Sainte Vierge! que me dites-vous? répondit-elle. + +Et aussitôt elle se mit à voltiger çà et là sur les buissons qui nous +entouraient, allant et venant de côté et d'autre, m'apportant quantité +de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas près de moi, tout en +continuant ses questions. + +--Mais qui êtes-vous? mais d'où venez-vous? C'est une chose incroyable +que votre aventure! Et où alliez-vous? Voyager seul, si jeune, car vous +sortez de votre première mue! Que font vos parents? d'où sont-ils? +comment vous laissent-ils aller dans cet état-là? Mais c'est à faire +dresser les plumes sur la tête! + +Pendant qu'elle parlait, je m'étais soulevé un peu de côté, et je +mangeais de grand appétit. La tourterelle restait immobile, me regardant +toujours d'un oeil de pitié. Cependant elle remarqua que je retournais la +tête d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De la pluie +tombée dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; elle +recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute +fraîche. Certainement, si je n'eusse pas été si malade, une personne si +réservée ne se serait jamais permis une pareille démarche. + +Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon coeur battait +violemment. Partagé entre deux émotions diverses, j'étais pénétré d'un +charme inexplicable. Ma panetière était si gaie, mon échanson si +expansif et si doux, que j'aurais voulu déjeuner ainsi pendant toute +l'éternité. Malheureusement, tout a un terme, même l'appétit d'un +convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la +curiosité de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec autant de +sincérité que je l'avais fait la veille devant le pigeon. La pie +m'écouta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui appartenir, +et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde +sensibilité. Mais, lorsque j'en fus à toucher le point capital qui +causait ma peine, c'est-à-dire l'ignorance où j'étais de moi-même: + +--Plaisantez-vous? s'écria la pie; vous, un merle! vous, un pigeon! Fi +donc! vous êtes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et très +gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme +qui dirait un coup d'éventail. + +--- Mais, madame la marquise, répondis-je, il me semble que, pour une +pie, je suis d'une couleur, ne vous en déplaise... + +--Une pie russe, mon cher, vous êtes une pie russe! Vous ne savez pas +qu'elles sont blanches? Pauvre garçon, quelle innocence[1]! + +[Note 1: On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.] + +--Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe, étant né au +fond du Marais, dans une vieille écuelle cassée? + +--Ah! le bon enfant! Vous êtes de l'invasion, mon cher; croyez-vous +qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous à moi, et laissez-vous faire; je veux +vous emmener tout à l'heure et vous montrer les plus belles choses de la +terre. + +--Où cela, madame, s'il vous plaît? + +--Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y mène. +Vous n'aurez pas plus tôt été pie un quart d'heure, que vous ne voudrez +plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes là une centaine, non pas +de ces grosses pies de village qui demandent l'aumône sur les grands +chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilées, lestes, et +pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de +sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose +invariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques noires vous +manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffira pour vous +faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous +attifer. Depuis le matin jusqu'à midi, nous nous attifons, et, depuis +midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un arbre, +le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la forêt s'élève un +chêne immense, inhabité, hélas! C'était la demeure du feu roi Pie X, où +nous allons en pèlerinage en poussant de bien gros soupirs; mais, à part +ce léger chagrin, nous passons le temps à merveille. Nos femmes, ne sont +pas plus bégueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos plaisirs sont +purs et honnêtes, parce que notre coeur est aussi noble que notre langage +est libre et joyeux. Notre fierté n'a pas de bornes, et, si un geai ou +toute autre canaille vient par hasard à s'introduire chez nous, nous le +plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures +gens du monde, et les passereaux, les mésanges, les chardonnerets qui +vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêtes à les aider, à +les nourrir et à les défendre. Nulle part il n'y a plus de caquetage que +chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous ne manquons pas de +vieilles pies dévotes qui disent leurs patenôtres toute la journée, mais +la plus éventée de nos jeunes commères peut passer, sans crainte d'un +coup de bec, près de la plus sévère douairière. En un mot, nous vivons +de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons. + +--Voilà qui est fort beau, madame, répliquai-je, et je serais +certainement mal appris de ne point obéir aux ordres d'une personne +comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi, +de grâce, de dire un mot à cette bonne demoiselle qui est +ici.--Mademoiselle, continuai-je en m'adressant à la tourterelle, +parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois +véritablement une pie russe? + +À cette question, la tourterelle baissa la tête, et devint rouge pâle, +comme les rubans de Lolotte. + +--Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis... + +--Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui puisse +vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si +charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon coeur et ma patte à +celle de vous qui en voudra, dès l'instant que je saurai si je suis pie +ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus +bas à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de tourtereau qui me +tourmente singulièrement. + +--Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage, je +ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous à travers ces +coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une légère teinte... + +Elle n'osa en dire plus long. + +--O perplexité! m'écriai-je, comment savoir à quoi m'en tenir? comment +donner mon coeur à l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement déchiré? O +Socrate! quel précepte admirable, mais difficile à suivre, tu nous as +donné, quand tu as dit: «Connais-toi toi-même!» + +Depuis le jour où une malheureuse chanson avait si fort contrarié mon +père, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me vint à +l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la vérité. +«Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon père m'a mis à la porte dès le +premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque +effet sur ces dames.» Ayant donc commencé par m'incliner poliment, comme +pour réclamer l'indulgence, à cause de la pluie que j'avais reçue, je me +mis d'abord à siffler, puis à gazouiller, puis à faire des roulades, +puis enfin à chanter à tue-tête, comme un muletier espagnol en plein +vent. + +À mesure que je chantais, la petite pie s'éloignait de moi d'un air de +surprise qui devint bientôt de la stupéfaction, puis qui passa à un +sentiment d'effroi accompagné d'un profond ennui. Elle décrivait des +cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop +chaud qui vient de le brûler, mais auquel il voudrait pourtant goûter +encore. Voyant l'effet de mon épreuve, et voulant la pousser jusqu'au +bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je +m'égosillais à chanter. Elle résista pendant vingt-cinq minutes à mes +mélodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola à grand +bruit, et regagna son palais de verdure. Quant à la tourterelle, elle +s'était, presque dès le commencement, profondément endormie. + +--Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! ô écuelle +maternelle! plus que jamais je reviens à vous! + +Au moment où je m'élançais pour partir, la tourterelle rouvrit les yeux. + +--Adieu, dit-elle, étranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom est +Gourouli; souviens-toi de moi! + +--Belle Gourouli, lui répondis-je, vous êtes bonne, douce et charmante; +je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous êtes couleur de rose; +tant de bonheur n'est pas fait pour moi! + + + + +IV + + +Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de +m'attrister.--Hélas! musique, hélas! poésie, me répétais-je en regagnant +Paris, qu'il y a peu de coeurs qui vous comprennent! + +En faisant ces réflexions, je me cognai la tête contre celle d'un oiseau +qui volait dans le sens opposé au mien. Le choc fut si rude et si +imprévu, que nous tombâmes tous deux sur la cime d'un arbre qui, par +bonheur, se trouva là. Après que nous nous fûmes un peu secoués, je +regardai le nouveau venu, m'attendant à une querelle. Je vis avec +surprise qu'il était blanc. À la vérité, il avait la tête un peu plus +grosse que moi, et, sur le front, une espèce de panache qui lui donnait +un air héroï-comique; de plus, il portait sa queue fort en l'air, avec +une grande magnanimité: du reste, il ne me parut nullement disposé à la +bataille. Nous nous abordâmes fort civilement, et nous nous fîmes de +mutuelles excuses, après quoi nous entrâmes en conversation. Je pris la +liberté de lui demander son nom et de quel pays il était. + +--Je suis étonné, me dit-il, que vous ne me connaissiez pas. Est-ce que +vous n'êtes pas des nôtres? + +--En vérité, monsieur, répondis-je, je ne sais pas desquels je suis. +Tout le monde me demande et me dit la même chose; il faut que ce soit +une gageure qu'on ait faite. + +--Vous voulez rire, répliqua-t-il; votre plumage vous sied trop bien +pour que je méconnaisse un confrère. Vous appartenez infailliblement à +cette race illustre et vénérable qu'on nomme en latin _cacuata_, en +langue savante _kakatoès_, et en jargon vulgaire catacois. + +--Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur +pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en étais pas, et +daignez m'apprendre à qui j'ai la gloire de parler. + +--Je suis, répondit l'inconnu, le grand poète Kacatogan. J'ai fait de +puissants voyages, monsieur, des traversées arides et de cruelles +pérégrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma muse a eu des +malheurs. J'ai fredonné sous Louis XVI, monsieur, j'ai braillé pour la +République, j'ai noblement chanté l'Empire, j'ai discrètement loué la +Restauration, j'ai même fait un effort dans ces derniers temps, et je me +suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siècle sans goût. J'ai +lancé dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, de +gracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames chevelus, des +romans crépus, des vaudevilles poudrés et des tragédies chauves. En un +mot, je puis me flatter d'avoir ajouté au temple des Muses quelques +festons galants, quelques sombres créneaux et quelques ingénieuses +arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore +vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je rêvais à un poëme en +un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez +fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous être bon à quelque +chose, je suis tout à votre service. + +--Vraiment, monsieur, vous le pouvez, répliquai-je, car vous me voyez en +ce moment dans un grand embarras poétique. Je n'ose dire que je sois un +poète, ni surtout un aussi grand poète que vous, ajoutai-je en le +saluant, mais j'ai reçu de la nature un gosier qui me démange quand je +me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. À vous dire la vérité, +j'ignore absolument les règles. + +--Je les ai oubliées, dit Kacatogan, ne vous inquiétez pas de cela. + +--Mais il m'arrive, repris-je, une chose fâcheuse: c'est que ma voix +produit sur ceux qui l'entendent à peu près le même effet que celle d'un +certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire? + +--Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-même cet effet bizarre. +La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable. + +--Eh bien! monsieur, vous qui me semblez être le Nestor de la poésie, +sauriez-vous, je vous prie, un remède à ce pénible inconvénient? + +--Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je +m'en suis fort tourmenté étant jeune, à cause qu'on me sifflait +toujours; mais, à l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois que +cette répugnance vient de ce que le public en lit d'autres que nous: +cela le distrait.. + +--Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est +dur, pour une créature bien intentionnée, de mettre les gens en fuite +dès qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le service +de m'écouter, et me dire sincèrement votre avis? + +--Très volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles. + +Je me mis à chanter aussitôt, et j'eus la satisfaction de voir que +Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, et, +de temps en temps, il inclinait la tête d'un air d'approbation, avec une +espèce de murmure flatteur. Mais je m'aperçus bientôt qu'il ne +m'écoutait pas, et qu'il rêvait à son poème. Profitant d'un moment où je +reprenais haleine, il m'interrompit tout à coup. + +--Je l'ai pourtant trouvée, cette rime! dit-il en souriant et en +branlant la tête; c'est la soixante mille sept cent quatorzième qui sort +de cette cervelle-là! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais lire +cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en +dira! + +Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir +de m'avoir rencontré. + + + + +V + + +Resté seul et désappointé, je n'avais rien de mieux à faire que de +profiter du reste du jour et de voler à tire-d'aile vers Paris. +Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon +avait été trop peu agréable pour me laisser un souvenir exact; en sorte +que, au lieu d'aller tout droit, je tournai à gauche au Bourget, et, +surpris par la nuit, je fus obligé de chercher un gîte dans les bois de +Mortefontaine. + +Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais, qui, +comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se +chamaillaient de tous les côtés. Dans les buissons piaillaient les +moineaux, en piétinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau +marchaient gravement deux hérons, perchés sur leurs longues échasses; +dans l'attitude de la méditation, Georges Dandins du lieu, attendant +patiemment leurs femmes. D'énormes corbeaux, à moitié endormis, se +posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus élevés, et +nasillaient leurs prières du soir. Plus bas, les mésanges amoureuses se +pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert ébouriffé +poussait son ménage par derrière, pour le faire entrer dans le creux +d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant +en l'air comme des bouffées de fumée, et se précipitaient sur un +arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes, +des rouges-gorges, se groupaient légèrement sur des branches découpées, +comme des cristaux sur une girandole. De toute part résonnaient des voix +qui disaient bien distinctement:--Allons, ma femme!--Allons, ma +fille!--Venez, ma belle!--Par ici, ma mie!--Me voilà, mon +cher!--Bonsoir, ma maîtresse!--Adieu,--mes amis!--Dormez bien, mes +enfants! + +Quelle position pour un célibataire que de coucher dans une pareille +auberge! J'eus la tentation de me joindre à quelques oiseaux de ma +taille, et de leur demander l'hospitalité.--La nuit, pensais-je, tous +les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que de +dormir poliment près d'eux? + +Je me dirigeai d'abord vers un fossé où se rassemblaient des étourneaux. +Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et je +remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorées et les +pattes vernies: c'étaient les dandies de la forêt: Ils étaient assez +bons enfants, et ne m'honorèrent d'aucune attention. Mais leurs propos +étaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuité leurs +tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement +l'un à l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir. + +J'allai ensuite me percher sur une branche où s'alignaient une +demi-douzaine d'oiseaux de différentes espèces. Je pris modestement la +dernière place, à l'extrémité de la branche, espérant qu'on m'y +souffrirait. Par malheur, ma voisine était une vieille colombe, aussi +sèche qu'une girouette rouillée. Au moment où je m'approchai d'elle, le +peu de plumes qui couvraient ses os étaient l'objet de sa sollicitude; +elle feignait de les éplucher, mais elle eût trop craint d'en arracher +une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son +compte. À peine l'eus-je touchée du bout de l'aile, qu'elle se redressa +majestueusement. + +--Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en pinçant le +bec avec une pudeur britannique. + +Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta à bas avec une +vigueur qui eût fait honneur à un portefaix. + +Je tombai dans une bruyère où dormait une grosse gelinotte. Ma mère +elle-même, dans son écuelle, n'avait pas un tel air de béatitude. Elle +était si rebondie, si épanouie, si bien assise sur son triple ventre, +qu'on l'eût prise pour un pâté dont on avait mangé la croûte. Je me +glissai furtivement près d'elle. + +--Elle ne s'éveillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une si bonne +grosse maman ne peut pas être bien méchante. Elle ne le fut pas en +effet. Elle ouvrit les yeux à demi, et me dit en poussant un léger +soupir: + +--Tu me gênes, mon petit, va-t'en de là. + +Au même instant, je m'entendis appeler: c'étaient des grives qui, du +haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir à elles.--Voilà enfin de +bonnes âmes, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des folles, +et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplumé qu'un billet +doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas à juger que ces dames +avaient mangé plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le faire; elles +se soutenaient à peine sur les branches, et leurs plaisanteries de +mauvaise compagnie, leurs éclats de rire et leurs chansons grivoises me +forcèrent de m'éloigner. + +Je commençais à désespérer, et j'allais m'endormir dans un coin +solitaire, lorsqu'un rossignol se mit à chanter. Tout le monde aussitôt +fit silence. Hélas! que sa voix était pure! que sa mélancolie même +paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords +semblaient le bercer. Personne ne songeait à le faire taire, personne ne +trouvait mauvais qu'il chantât sa chanson à pareille heure; son père ne +le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite. + +--Il n'y a donc que moi, m'écriai-je, à qui il soit défendu d'être +heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route +dans les ténèbres, au risque d'être avalé par quelque hibou, que de me +laisser déchirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres! + +Sur cette pensée, je me remis en chemin et j'errai longtemps au hasard. +Aux premières clartés du jour, j'aperçus les tours de Notre-Dame. En un +clin d'oeil j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards +avant de reconnaître notre jardin. J'y volai plus vite que l'éclair... +Hélas! il était vide... J'appelai en vain mes parents: personne ne me +répondit. L'arbre où se tenait mon père, le buisson maternel, l'écuelle +chérie, tout avait disparu. La cognée avait tout détruit; au lieu de +l'allée verte où j'étais né, il ne restait qu'un cent de fagots. + + + + +VI + + +Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour, mais +ce fut peine perdue; ils s'étaient sans doute réfugiés dans quelque +quartier éloigné, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles. + +Pénétré d'une tristesse affreuse, j'allai me percher sur la gouttière où +la colère de mon père m'avait d'abord exilé. J'y passais les jours et +les nuits à déplorer ma triste existence. Je ne dormais plus, je +mangeais à peine: j'étais près de mourir de douleur. + +Un jour que je me lamentais comme à l'ordinaire: + +--Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque +mon père me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tombé en route quand +j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite +marquise s'est bouché les oreilles dès que j'ai ouvert le bec; ni une +tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-même, ronflait +comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan n'a +pas daigné m'écouter; ni un oiseau quelconque, enfin, puisque, à +Mortefontaine, on m'a laissé coucher tout seul. Et cependant j'ai des +plumes sur le corps; voilà des pattes et voilà des ailes. Je ne suis +point un monstre, témoin Gourouli, et cette petite marquise elle-même, +qui me trouvaient assez à leur gré. Par quel mystère inexplicable ces +plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble +auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?... + +J'allais poursuivre mes doléances, lorsque je fus interrompu par deux +portières qui se disputaient dans la rue. + +--Ah, parbleu! dit l'une d'elles à l'autre, si tu en viens jamais à +bout, je te fais cadeau d'un merle blanc! + +--Dieu juste! m'écriai-je, voilà mon affaire. O Providence! je suis fils +d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc! + +Cette découverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes idées. Au lieu +de continuer à me plaindre, je commençai à me rengorger et à marcher +fièrement le long de la gouttière, en regardant l'espace d'un air +victorieux. + +--C'est quelque chose, me dis-je, que d'être un merle blanc: cela ne se +trouve point dans le pas d'un âne. J'étais bien bon de m'affliger de ne +pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du génie, c'est le mien! Je +voulais fuir le monde, je veux l'étonner! Puisque je suis cet oiseau +sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et prétends me +comporter comme tel, ni plus ni moins que le phénix, et mépriser le +reste des volatiles. Il faut que j'achète les Mémoires d'Alfieri et les +poèmes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera un +noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donné. Oui, je veux +ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait +rare, je me ferai mystérieux. Ce sera une faveur, une gloire de me +voir.--Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout +bonnement pour de l'argent? + +--Fi donc! quelle indigne pensée! Je veux faire un poème comme +Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les +grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des +notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je +ne manquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isolement; mais ce sera +de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel +m'a refusé une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je +prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les +rossignols n'ont qu'à se bien tenir; je démontrerai, comme deux et deux +font quatre, que leurs complaintes font mal au coeur, et que leur +marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je +veux me créer tout d'abord une puissante position littéraire. J'entends +avoir autour de moi une cour composée, non pas seulement de +journalistes, mais d'auteurs véritables et même de femmes de lettres. +J'écrirai un rôle pour mademoiselle Rachel, et, si elle refuse de le +jouer, je publierai à son de trompe que son talent est bien inférieur à +celui d'une vieille actrice de province. J'irai à Venise, et je +louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cité féerique, +le beau palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par jour; là, +je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de _Lara_ doit y +avoir laissés. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un déluge +de rimes croisées, calquées sur la strophe de Spencer, où je soulagerai +ma grande âme; je ferai soupirer toutes les mésanges, roucouler toutes +les tourterelles, fondre en larmes toutes les bécasses, et hurler toutes +les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me +montrerai inexorable et inaccessible à l'amour. En vain me +pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir pitié des infortunées qu'auront +séduites mes chants sublimes; à tout cela, je répondrai: Foin! O excès +de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres +traverseront les mers; la renommée, la fortune, me suivront partout; +seul, je semblera! indifférent aux murmures de la foule qui +m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un véritable +écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié, mais complètement +grognon et insupportable. + + + + +VII + + +Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon premier +ouvrage. C'était, comme je me l'étais promis, un poëme en quarante-huit +chants. Il s'y trouvait bien quelques négligences, à cause de la +prodigieuse fécondité avec laquelle je l'avais écrit; mais je pensai que +le public d'aujourd'hui, accoutumé à la belle littérature qui s'imprime +au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche. + +J'eus un succès digne de moi, c'est-à-dire sans pareil. Le sujet de mon +ouvrage n'était autre que moi-même: je me conformai en cela à la grande +mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passées avec une +fatuité charmante; je mettais le lecteur au fait de mille détails +domestiques du plus piquant intérêt; la description de l'écuelle de ma +mère ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais compté les +rainures, les trous, les bosses, les éclats, les échardes, les clous, +les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans, +le dehors, les bords, le fond, les côtés, les plans inclinés, les plans +droits; passant au contenu, j'avais étudié les brins d'herbe, les +pailles, les feuilles sèches, les petits morceaux de bois, les +graviers, les gouttes d'eau, les débris de mouches, les pattes de +hannetons cassées qui s'y trouvaient: c'était une description +ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimée tout d'une venue; +il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautée. Je l'avais +habilement coupée par morceaux, et entremêlée au récit, afin que rien +n'en fût perdu; en sorte qu'au moment le plus intéressant et le plus +dramatique arrivaient tout à coup quinze pages d'écuelle. Voilà, je +crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point +d'avarice, en profitera qui voudra. + +L'Europe entière fut émue à l'apparition de mon livre; elle dévora les +révélations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en eût-il +été autrement? Non seulement j'énumérais tous les faits qui se +rattachaient à ma personne, mais je donnais encore au public un tableau +complet de toutes les rêvasseries qui m'avaient passé par la tête depuis +l'âge de deux mois; j'avais même intercalé au plus bel endroit une ode +composée dans mon oeuf. Bien entendu d'ailleurs que je ne négligeais pas +de traiter en passant le grand sujet qui préoccupe maintenant tant de +monde: à savoir, l'avenir de l'humanité. Ce problème m'avait paru +intéressant; j'en ébauchai, dans un moment de loisir, une solution qui +passa généralement pour satisfaisante. + +On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de +félicitation et des déclarations d'amour anonymes. Quant aux visites, +je suivais rigoureusement le plan que je m'étais tracé; ma porte était +fermée à tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir +deux étrangers qui s'étaient annoncés comme étant de mes parents. L'un +était un merle du Sénégal, et l'autre un merle de la Chine. + +--Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant à m'étouffer, que vous +êtes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre poème +immortel, la profonde souffrance du génie méconu! Si nous n'étions pas +déjà aussi incompris que possible, nous le deviendrions après vous avoir +lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime +mépris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons par +nous-mêmes, les peines secrètes que vous avez chantées! Voici deux +sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous +prions d'agréer. + +--Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon épouse a +composée sur un passage de votre préface. Elle rend merveilleusement +l'intention de l'auteur. + +--Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez +doués d'un grand coeur et d'un esprit plein de lumières. Mais +pardonnez-moi de vous faire une question. D'où vient votre mélancolie? + +--Eh! monsieur, répondit l'habitant du Sénégal, regardez comme je suis +bâti. Mon plumage, il est vrai, est agréable à voir, et je suis revêtu +de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais +mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue +je suis affublé! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux tiers. +N'y a-t-il pas là de quoi se donner au diable? + +--Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus +pénible. La queue de mon confrère balaye les rues; mais les polissons me +montrent au doigt, à cause que je n'en ai point[2]. + +[Note 2: Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du +Sénégal sont exactes.] + +--Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon âme; il est toujours +fâcheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais permettez-moi +de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui +vous ressemblent, et qui demeurent là depuis longtemps, fort +paisiblement empaillées. De même qu'il ne suffit pas à une femme de +lettres d'être dévergondée pour faire un bon livre, ce n'est pas non +plus assez pour un merle d'être mécontent pour avoir du génie. Je suis +seul de mon espèce, et je m'en afflige; j'ai peut-être tort, mais c'est +mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que +vous saurez dire. + + + + +VIII + + +Malgré la résolution que j'avais prise et le calme que j'affectais, je +n'étais pas heureux. Mon isolement, pour être glorieux, ne m'en semblait +pas moins pénible, et je ne pouvais songer sans effroi à la nécessité où +je me trouvais de passer ma vie entière dans le célibat. Le retour du +printemps, en particulier, me causait une gêne mortelle, et je +commençais à tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu'une +circonstance imprévue décida de ma vie entière. + +Il va sans dire que mes écrits avaient traversé la Manche, et que les +Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce +qu'ils comprennent. Je reçus un jour, de Londres, une lettre signée +d'une jeune merlette: + +«J'ai lu votre poème, me disait-elle, et l'admiration que j'ai éprouvée +m'a fait prendre la résolution de vous offrir ma main et ma personne. +Dieu nous a créés l'un pour l'autre! Je suis semblable à vous, je suis +une merlette blanche!...» + +On suppose aisément ma surprise et ma joie.--Une merlette blanche! me +dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre! +Je me hâtai de répondre à la belle inconnue, et je le fis d'une manière +qui témoignait assez combien sa proposition m'agréait. Je la pressais de +venir à Paris ou de me permettre de voler près d'elle. Elle me répondit +qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle +mettait ordre à ses affaires et que je la verrais bientôt. + +Elle vint, en effet, quelques jours après. O bonheur! c'était la plus +jolie merlette du monde, et elle était encore plus blanche que moi. + +--Ah! mademoiselle, m'écriai-je, ou plutôt madame, car je vous considère +des à présent comme mon épouse légitime, est-il croyable qu'une créature +si charmante se trouvât sur la terre sans que la renommée m'apprît son +existence? Bénis soient les malheurs que j'ai éprouvés et les coups de +bec que m'a donnés mon père, puisque le ciel me réservait une +consolation si inespérée! Jusqu'à ce jour, je me croyais condamné à une +solitude éternelle, et, à vous parler franchement, c'était un rude +fardeau à porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les +qualités d'un père de famille. Acceptez ma main sans délai; marions-nous +à l'anglaise, sans cérémonie, et partons ensemble pour la Suisse. + +--Je ne l'entends pas ainsi, me répondit la jeune merlette; je veux que +nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de +merles un peu bien nés y soient solennellement rassemblés. Des gens +comme nous doivent à leur propre gloire de ne pas se marier comme des +chats de gouttière. J'ai apporté une provision de _bank-notes_. Faites +vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lésinez pas sur les +rafraîchissements. + +Je me conformai aveuglément aux ordres de la blanche merlette. Nos noces +furent d'un luxe écrasant; on y mangea dix mille mouches. Nous reçûmes +la bénédiction nuptiale d'un révérend père Cormoran, qui était +archevêque _in partibus_. Un bal superbe termina la journée; enfin, rien +ne manqua à mon bonheur. + +Plus j'approfondissais le caractère de ma charmante femme, plus mon +amour augmentait. Elle réunissait, dans sa petite personne, tous les +agréments de l'âme et du corps. Elle était seulement un peu bégueule; +mais j'attribuai cela à l'influence du brouillard anglais dans lequel +elle avait vécu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat de la +France ne dissipât bientôt ce léger nuage. + +Une chose qui m'inquiétait plus sérieusement, c'était une sorte de +mystère dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur singulière, +s'enfermant à clef avec ses caméristes, et passant ainsi des heures +entières pour faire sa toilette, à ce qu'elle prétendait. Les maris +n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur ménage. Il m'était arrivé +vingt fois de frapper à l'appartement de ma femme sans pouvoir obtenir +qu'on m'ouvrît la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un jour, entre +autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit obligée +de céder et de m'ouvrir un peu à la hâte, non sans se plaindre fort de +mon importunité. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille pleine +d'une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc d'Espagne. Je +demandai à ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me répondit +que c'était un opiat pour des engelures qu'elle avait. + +Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle défiance pouvait +m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'était donnée à moi +avec tant d'enthousiasme et une sincérité si parfaite? J'ignorais +d'abord que ma bien-aimée fût une femme de plume; elle me l'avoua au +bout de quelque temps, et elle alla même jusqu'à me montrer le manuscrit +d'un roman où elle avait imité à la fois Walter Scott et Scarron. Je +laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non +seulement je me voyais possesseur d'une beauté incomparable, mais +j'acquérais encore la certitude que l'intelligence de ma compagne était +digne en tout point de mon génie. Dès cet instant, nous travaillâmes +ensemble. Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait des +rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la +gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. Elle pondait ses +romans avec une facilité presque égale à la mienne, choisissant toujours +les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des +meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant toujours soin, en +passant, d'attaquer le gouvernement et de prêcher l'émancipation des +merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son esprit, aucun tour +de force à sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni +de faire un plan avant de se mettre à l'oeuvre. C'était le type de la +merlette lettrée. + +Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur inaccoutumée, je +m'aperçus qu'elle suait à grosses gouttes, et je fus étonné devoir en +même temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos. + +--Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous êtes malade? + +Elle parut d'abord un peu effrayée et même penaude; mais la grande +habitude qu'elle avait du monde l'aida bientôt à reprendre l'empire +admirable qu'elle gardait toujours sur elle-même. Elle me dit que +c'était une tache d'encre, et qu'elle y était fort sujette dans ses +moments d'inspiration. + +--Est-ce que ma femme déteint? me dis-je tout bas. Cette pensée +m'empêcha de dormir. La bouteille de colle me revint en mémoire.--O +ciel! m'écriai-je, quel soupçon! Cette créature céleste ne serait-elle +qu'une peinture, un léger badigeon? se serait-elle vernie pour abuser de +moi?... Quand je croyais presser sur mon coeur la soeur de mon âme, l'être +prévilégié créé pour moi seul, n'aurais-je donc épousé que de la farine? + +Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en +affranchir. Je fis l'achat d'un baromètre, et j'attendis avidement qu'il +vint à faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme à la +campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'épreuve d'une +lessive. Mais nous étions en plein juillet; il faisait un beau temps +effroyable. + +L'apparence du bonheur et l'habitude d'écrire avaient fort excité ma +sensibilité. Naïf comme j'étais, il m'arrivait parfois, en travaillant, +que le sentiment fût plus fort que l'idée, et de me mettre à pleurer en +attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute +faiblesse masculine enchante l'orgueil féminin. Une certaine nuit que je +limais une rature, selon le précepte de Boileau, il advint à mon coeur de +s'ouvrir. + +--O Loi! dis-je à ma chère merlette, toi, la seule et la plus aimée! +toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire, +métamorphosent pour moi l'univers, vie de mon coeur, sais-tu combien je +t'aime? Pour mettre en vers une idée banale déjà usée par d'autres +poètes, un peu d'étude et d'attention me font aisément trouver des +paroles; mais où en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta beauté +m'inspire? Le souvenir même de mes peines passées pourrait-il me fournir +un mot pour te parler de mon bonheur présent? Avant que tu fusses venue +à moi, mon isolement était celui d'un orphelin exilé; aujourd'hui, c'est +celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre jusqu'à ce +que la mort en fasse un débris, dans cette petite cervelle enfiévrée, où +fermente une inutile pensée, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma belle, +que rien ne peut être qui ne soit à toi? Écoute ce que mon cerveau peut +dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon génie fût +une perle, et que tu fusses Cléopâtre! + +En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle déteignait +visiblement. À chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une +plume, non pas même noire, mais du plus vieux roux (je crois qu'elle +avait déjà déteint autre part). Après quelques minutes +d'attendrissement, je me trouvai vis-à-vis d'un oiseau décollé et +désenfariné, identiquement semblable aux merles les plus plats et les +plus ordinaires. + +Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche était inutile. +J'aurais bien pu, à la vérité, considérer le cas comme rédhibitoire, et +faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte? N'était-ce +pas assez de mon malheur? Je pris mon courage à deux pattes, je résolus +de quitter le monde, d'abandonner la carrière des lettres, de fuir dans +un désert, s'il était possible, d'éviter à jamais l'aspect d'une +créature vivante, et de chercher, comme Alceste, + + Un endroit écarté, + Où d'être un merle blanc on eût la liberté! + + + + +X + + +Je m'envolai là-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui est le hasard +des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette +fois, on était couché.--Quel mariage! me disais-je, quelle équipée! +C'est certainement à bonne intention que cette pauvre enfant s'est mis +du blanc; mais je n'en suis pas moins à plaindre, ni elle moins rousse. + +Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait à +plein coeur du bienfait de Dieu qui le rend si supérieur aux poètes, et +donnait librement sa pensée au silence qui l'entourait. Je ne pus +résister à la tentation d'aller à lui et de lui parler. + +--Que vous êtes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez tant que +vous voulez, et très bien, et tout le monde écoute; mais vous avez une +femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, la +pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien auprès de +vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chanté aussi, +monsieur, et c'est pitoyable. J'ai rangé des mots en bataille comme des +soldats prussiens, et j'ai coordonné des fadaises pendant que vous +étiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre? + +--Oui, me répondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous croyez. +Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose: +Sadi, le Persan, en a parlé. Je m'égosille toute la nuit pour elle, mais +elle dort et ne m'entend pas. Son calice est fermé à l'heure qu'il est: +elle y berce un vieux scarabée,--et demain matin, quand je regagnerai +mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle +s'épanouira, pour qu'une abeille lui mange le coeur! + + +FIN DE L'HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. + + +Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la forme +d'une piquante allégorie, quelque peinture de moeurs d'une vérité +frappante, ou quelque trait de critique littéraire plein de raison et de +verve gauloise. Les souffrances, les déceptions, les chagrins des poètes +en général, et ceux de l'auteur en particulier, y sont présentés +gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au +lecteur l'injure de lui en donner l'explication. + +L'_Histoire d'un merle blanc_ a paru pour la première fois dans les +_Scènes de la vie privée des animaux_, ouvrage publié par livraisons et +illustré par le crayon de Grandville. + + + + +PIERRE ET CAMILLE + +1844 + +I + + +Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitté le service +en 1760. Bien qu'il fût jeune encore, et que sa fortune lui permît de +paraître avantageusement à la cour, il s'était lassé de bonne heure de +la vie de garçon et des plaisirs de Paris. Il se retira près du Mans, +dans une jolie maison de campagne. Là, au bout de peu de temps, la +solitude, qui lui avait d'abord été agréable, lui sembla pénible. Il +sentit qu'il lui était difficile de rompre tout à coup avec les +habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitté le monde; +mais, ne pouvant se résoudre à vivre seul, il prit le parti de se +marier, et de trouver, s'il était possible, une femme qui partageât son +goût pour le repos et pour la vie sédentaire qu'il était décidé à mener. + +Il ne voulait point que sa femme fût belle; il ne la voulait pas laide, +non plus; il désirait qu'elle eût de l'instruction et de l'intelligence, +avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout, +c'était de la gaieté et une humeur égale, qu'il regardait, dans une +femme, comme les premières des qualités. + +La fille d'un négociant retiré, qui demeurait dans le voisinage, lui +plut. Comme le chevalier ne dépendait de personne, il ne s'arrêta pas à +la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un +marchand. Il adressa à la famille une demande qui fut accueillie avec +empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut +conclu. + +Jamais alliance ne fut formée sous de meilleurs et de plus heureux +auspices. À mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier découvrit +en elle de nouvelles qualités et une douceur de caractère inaltérable. +Elle, de son côté, se prit pour son mari d'un amour extrême. Elle ne +vivait qu'en lui, ne songeait qu'à lui complaire, et, bien loin de +regretter les plaisirs de son âge qu'elle lui sacrifiait, elle +souhaitait que son existence entière pût s'écouler dans une solitude +qui, de jour en jour, lui devenait plus chère. + +Cette solitude n'était cependant pas complète. Quelques voyages à la +ville, la visite régulière de quelques amis y faisaient diversion de +temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir fréquemment les +parents de sa femme, en sorte qu'il semblait à celle-ci qu'elle n'avait +pas quitté la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras de son +mari pour se retrouver dans ceux de sa mère, et jouissait ainsi d'une +faveur que la Providence accorde à bien peu de gens, car il est rare +qu'un bonheur nouveau ne détruise pas un ancien bonheur. + +M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bonté que sa femme; mais +les passions de sa jeunesse, l'expérience qu'il paraissait avoir faite +des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la mélancolie. Cécile +(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces +moments de tristesse. Quoiqu'il n'y eût en elle, à ce sujet, ni +réflexion ni calcul, son coeur l'avertissait aisément de ne pas se +plaindre de ces légers nuages qui détruisent tout dès qu'on les regarde, +et qui ne sont rien quand on les laisse passer. + +La famille de Cécile était composée de bonnes gens, marchands enrichis +par le travail, et dont la vieillesse était, pour ainsi dire, un +perpétuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaieté du repos, achetée +par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des moeurs de +Versailles et même des soupers de mademoiselle Quinault, il se plaisait +à ces façons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles pour lui. +Cécile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore, qui +s'appelait Giraud. Il avait été maître maçon, puis il était devenu peu à +peu architecte; à tout cela il avait gagné une vingtaine de mille livres +de rente. La maison du chevalier était fort à son goût, et il y était +toujours bien reçu, quoiqu'il y arrivât quelquefois couvert de plâtre +et de poussière; car, en dépit des ans et de ses vingt mille livres, il +ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle. +Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il pérorât +au dessert.--Vous êtes heureux, mon neveu, disait-il souvent au +chevalier: vous êtes riche, jeune, vous avez une bonne petite femme, une +maison pas trop mal bâtie; il ne vous manque rien, il n'y a rien à dire; +tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et répète que vous +êtes heureux. + +Un jour, Cécile, entendant ces mots, et se penchant vers son +mari:--N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai, +pour que tu te le laisses dire en face? + +Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle était +enceinte. Il y avait derrière la maison une petite colline d'où l'on +découvrait tout le domaine. Les deux époux s'y promenaient souvent +ensemble. Un soir qu'ils y étaient assis sur l'herbe: + +--Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit Cécile. Penses-tu +cependant qu'il eût tout à fait raison? Es-tu parfaitement heureux? + +--Autant qu'un homme peut l'être, répondit le chevalier, et je ne vois +rien qui puisse ajouter à mon bonheur. + +--Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit Cécile, car il me serait +aisé de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous est +absolument nécessaire. + +Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle +voulait prendre un détour pour lui confier un caprice de femme. Il fit, +en plaisantant, mille conjectures, et à chaque question, les rires de +Cécile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils s'étaient levés et ils +descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invité par la +pente rapide, il allait entraîner sa femme, lorsque celle-ci s'arrêta, +et s'appuyant sur l'épaule du chevalier: + +--Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si vite. +Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons là sous mes +paniers. + +Presque tous leurs entretiens, à compter de ce jour, n'eurent plus qu'un +sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins à lui donner, de +la manière dont ils l'élèveraient, des projets qu'ils formaient déjà +pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme prît toutes les +précautions possibles pour conserver le trésor qu'elle portait. Il +redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura la +grossesse de Cécile ne fut qu'une longue et délicieuse ivresse, pleine +des plus douces espérances. + +Le terme fixé par la nature arriva; un enfant vint au monde, beau comme +le jour. C'était une fille, qu'on appela Camille. Malgré l'usage général +et contre l'avis même des médecins, Cécile voulut la nourrir elle-même. +Son orgueil maternel était si flatté de la beauté de sa fille, qu'il fut +impossible de l'en séparer; il était vrai que l'on n'avait vu que bien +rarement à un enfant nouveau-né des traits aussi réguliers et aussi +remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent à la lumière, +brillèrent d'un éclat extraordinaire. Cécile, qui avait été élevée au +couvent, était extrêmement pieuse. Ses premiers pas, dès qu'elle put se +lever, furent pour aller à l'église rendre grâces à Dieu. + +Cependant, l'enfant commença à prendre des forces et à se développer. À +mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une +immobilité étrange. Aucun bruit ne semblait la frapper; elle était +insensible à ces mille discours que les mères adressent à leurs +nourrissons; tandis qu'on chantait en la berçant, elle restait les yeux +fixes et ouverts, regardant avidement la clarté de la lampe, et ne +paraissant rien entendre. Un jour qu'elle était endormie, une servante +renversa un meuble; la mère accourut aussitôt, et vit avec étonnement +que l'enfant ne s'était pas réveillée. Le chevalier fut effrayé de ces +indices trop clairs pour qu'on pût s'y tromper. Dès qu'il les eut +observés avec attention, il comprit à quel malheur sa fille était +condamnée. La mère voulut en vain s'abuser, et, par tous les moyens +imaginables, détourner les craintes de son mari. Le médecin fut appelé, +et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre +Camille était privée de l'ouïe, et par conséquent de la parole. + + + + +II + + +La première pensée de la mère avait été de demander si le mal était sans +remède, et on lui avait répondu qu'il y avait des exemples de guérison. +Pendant un an, malgré l'évidence, elle conserva quelque espoir; mais +toutes les ressources de l'art échouèrent, et, après les avoir épuisées, +il fallut enfin y renoncer. + +Malheureusement à cette époque, où tant de préjugés furent détruits et +remplacés, il en existait un impitoyable contre ces pauvres créatures +qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants distingués ou +des hommes seulement poussés par un sentiment charitable, avaient, il +est vrai, dès longtemps, protesté contre cette barbarie. Chose bizarre, +c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizième siècle, a deviné et +essayé cette tâche, crue alors impossible, d'apprendre aux muets à +parler sans parole. Son exemple avait été suivi en Italie, en Angleterre +et en France, à différentes reprises. Bonnet, Wallis, Bulwer, Van +Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention +chez eux avait été meilleure que l'effet; un peu de bien avait été opéré +çà et là, à l'insu du monde, presque au hasard, sans aucun fruit. +Partout, même à Paris, au sein de la civilisation la plus avancée, les +sourds-muets étaient regardés comme une espèce d'êtres à part, marqués +du sceau de la colère céleste. Privés de la parole, on leur refusait la +pensée. Le cloître pour ceux qui naissaient riches, l'abandon pour les +pauvres, tel était leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que de +pitié. + +Le chevalier tomba peu à peu dans le plus profond chagrin. Il passait la +plus grande partie du jour seul, enfermé dans son cabinet, ou se +promenait dans les bois. Il s'efforçait, lorsqu'il voyait sa femme, de +montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain. +Madame des Arcis, de son côté, n'était pas moins triste. Un malheur +mérité peut faire verser des larmes, presque toujours tardives et +inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en décourageant +la piété. + +Ces deux nouveaux mariés, faits pour s'aimer et qui s'aimaient, +commencèrent ainsi à se voir avec peine et à s'éviter dans les mêmes +allées où ils venaient de se parler d'un espoir si prochain, si +tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa +maison de campagne, n'avait pensé qu'au repos; le bonheur avait semblé +l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison; +l'amour était venu, il était réciproque. Un obstacle terrible se plaçait +tout à coup entre eux, et cet obstacle était précisément l'objet même +qui eût dû être un lien sacré. + +Ce qui causa cette séparation soudaine et tacite, plus affreuse qu'un +divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la mère, en dépit +du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier, +quoi qu'il voulût faire, malgré sa patience et sa bonté, ne pouvait +vaincre l'horreur que lui inspirait cette malédiction de Dieu tombée sur +lui. + +--Pourrais-je donc haïr ma fille? se demandait-il souvent durant ses +promenades solitaires. Est-ce sa faute si la colère du ciel l'a frappée? +Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher à adoucir la douleur +de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? À quelle +triste existence est-elle réservée si moi, son père, je l'abandonne? que +deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est à moi de me résigner. +Qui en prendra soin? qui relèvera? qui la protégera? Elle n'a au monde +que sa mère et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura jamais +ni frère ni soeur; c'est assez d'une malheureuse de plus au monde. Sous +peine de manquer de coeur, je dois consacrer ma vie à lui faire supporter +la sienne. + +Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait à la maison avec la ferme +intention de remplir ses devoirs de père et de mari; il trouvait son +enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait +les mains de Cécile entre les siennes: on lui avait parlé, disait-il, +d'un médecin célèbre, qu'il allait faire venir; rien n'était encore +décidé; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant ainsi, il +soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais +d'affreuses pensées le saisissaient malgré lui; l'idée de l'avenir, la +vue de ce silence, de cet être inachevé, dont les sens étaient fermés, +la réprobation, le dégoût, la pitié, le mépris du monde, l'accablaient. +Son visage pâlissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant à sa +mère, et se détournait pour cacher ses larmes. + +C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son +coeur avec une sorte de tendresse désespérée et ce plein regard de +l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle +ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre, +posait Camille dans son berceau, et passait des heures entières, muette +comme elle, à la regarder. + +Cette espèce d'exaltation sombre et passionnée devint si forte, qu'il +n'était pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le plus +absolu pendant des journées. On lui adressait en vain la parole. Il +semblait qu'elle voulût savoir par elle-même ce que c'était que cette +nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre. + +Elle parlait par signes à l'enfant et savait seule se faire comprendre. +Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-même, semblaient +étrangers à Camille. La mère de madame des Arcis, femme d'un esprit +assez vulgaire, ne venait guère à Chardonneux[3] (ainsi se nommait la +terre du chevalier) que pour déplorer le malheur arrivé à son gendre et +à sa chère Cécile. Croyant faire preuve de sensibilité, elle s'apitoyait +sans relâche sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui +échappa de dire un jour:--Mieux eût valu pour elle ne pas être +née.--Qu'auriez-vous donc fait si j'étais ainsi? répliqua Cécile presque +avec l'accent de la colère. + +[Note 3: Il y a près du Mans un château de ce nom. L'auteur y passa +quelques jours en septembre 1829.] + +L'oncle Giraud, le maître maçon, ne trouvait pas grand mal à ce que sa +petite nièce fût muette:--J'ai eu, disait-il, une femme si bavarde, que +je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme préférable. +Cette petite-là est sûre d'avance de ne jamais tenir de mauvais propos, +ni d'en écouter, de ne pas impatienter toute une maison en chantant de +vieux airs d'opéra, qui sont tous pareils; elle ne sera pas querelleuse, +elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait +jamais; elle ne s'éveillera pas si son mari tousse, ou bien s'il se lève +plus tôt qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne rêvera pas tout +haut, elle sera discrète; elle y verra clair, les sourds ont de bons +yeux; elle pourra régler un mémoire, quand elle ne ferait que compter +sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner, +comme les propriétaires à propos de la moindre bâtisse; elle saura +d'elle-même une chose très bonne qui ne s'apprend d'ordinaire que +difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le coeur +à sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du miel au +bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle +n'entendra pas, à dîner, les rabat-joie qui font des périodes; elle sera +jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera +pas obligée, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se promener. Ma +foi, si j'étais jeune, je l'épouserais très bien quand elle sera grande, +et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais très +bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait. + +Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de gaieté +rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient +s'empêcher de sourire tous deux à cette bonhomie un peu brusque, mais +respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part. +Mais le mal était là; tout le reste de la famille regardait avec des +yeux effrayés et curieux ce malheur, qui était une rareté. Quand ils +venaient en carriole du gué de Mauny[4], ces braves gens se mettaient en +cercle avant dîner, tâchant de voir et de raisonner, examinant tout d'un +air d'intérêt, prenant un visage composé, se consultant tout bas pour +savoir quoi dire, tentant quelquefois de détourner la pensée commune par +une grosse remarque sur un fétu. La mère restait devant eux, sa fille +sur ses genoux, sa gorge découverte, quelques gouttes de lait coulant +encore. Si Raphaël eût été de la famille, la Vierge à la Chaise aurait +pu avoir une soeur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en était +d'autant plus belle. + +[Note 4: Le gué de Mauny est un site pittoresque des environs du +Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.] + + + + +III + + +La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa +tâche, mais fidèlement. Camille n'avait que ses yeux au service de son +âme; ses premiers gestes furent, comme l'avaient été ses premiers +regards, dirigés vers la lumière. Le plus pâle rayon de soleil lui +causait des transports de joie. + +Lorsqu'elle commença à se tenir debout et à marcher, une curiosité très +marquée lui fit examiner et toucher tous les objets qui l'environnaient, +avec une délicatesse mêlée de crainte et de plaisir, qui tenait de la +vivacité de l'enfant, et déjà de la pudeur de la femme. Son premier +mouvement était de courir vers tout ce qui lui était nouveau, comme pour +le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours à +moitié chemin en regardant sa mère, comme pour la consulter. Elle +ressemblait alors à l'hermine, qui, dit-on, s'arrête et renonce à la +route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de +gravier pourrait tacher sa fourrure. + +Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le +jardin. C'était une chose étrange que la manière dont elle les +regardait parler. Ces enfants, à peu près du même âge qu'elle, +essayaient, bien entendu, de répéter des mots estropiés par leurs +bonnes, et tâchaient, en ouvrant les lèvres, d'exercer leur intelligence +au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement à la pauvre fille. +Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle étendait les mains +vers ses petites compagnes, qui, de leur côté, reculaient effrayées +devant cette autre expression de leur propre pensée. + +Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec anxiété +les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle eût +pu deviner que l'abbé de l'Épée allait bientôt venir et apporter la +lumière dans ce monde de ténèbres, quelle n'eût pas été sa joie! Mais +elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard, +que le courage et la piété d'un homme allaient détruire. Singulière +chose qu'un prêtre en voie plus qu'une mère, et que l'esprit, qui +discerne, trouve ce qui manque au coeur, qui souffre! + +Quand les petites amies de Camille furent en âge de recevoir les +premières instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant commença à +témoigner une très grande tristesse de ce qu'on n'en faisait pas autant +pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille +institutrice anglaise qui faisait épeler à grand'peine un enfant et le +traitait sévèrement. Camille assistait à la leçon, regardait avec +étonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et tâchant, +pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il était +grondé. + +Les leçons de musique furent pour elle le sujet d'une peine bien plus +vive. Debout près du piano, elle roidissait et remuait ses petits doigts +en regardant la maîtresse de tous ses grands yeux, qui étaient très +noirs et très beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait là, et +frappait quelquefois sur les touches d'une façon en même temps douce et +irritée. + +L'impression que les êtres ou les objets extérieurs produisaient sur les +autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les +choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se +montrer du doigt ces mêmes objets et échanger entre eux ce mouvement des +lèvres qui lui était inintelligible, alors recommençait son chagrin. +Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de +bois, elle traçait presque machinalement sur le sable quelques lettres +majuscules qu'elle avait vu épeler à d'autres, et qu'elle considérait +attentivement. + +La prière du soir, que le voisin faisait faire régulièrement à ses +enfants tous les jours, était pour Camille une énigme qui ressemblait à +un mystère. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les mains +sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation: + +--Ôtez-moi cette petite, disait-il; épargnez-moi cette singerie.--Je +prends sur moi d'en demander pardon à Dieu, répondit un jour la mère. + +Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre faculté que +les Écossais appellent la double vue, que les partisans du magnétisme +veulent faire admettre, et que les médecins rangent, la plupart du +temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir +ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien +eût pu l'avertir de leur arrivée. + +Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec une +certaine crainte, mais ils l'évitaient quelquefois d'un air de mépris. +Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de pitié dont parle La +Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en +riant, lui demandant de répondre. Ces petites rondes des enfants, qui se +danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait à +la promenade, déjà à demi jeune fille, et quand venait le vieux refrain: + + Entrez dans la danse, + Voyez comme on danse... + +seule à l'écart, appuyée sur un banc, elle suivait la mesure, en +balançant sa jolie tête, sans essayer de se mêler au groupe, mais avec +assez de tristesse et de gentillesse pour faire pitié. + +L'une des plus grandes tâches qu'essaya cet esprit maltraité fut de +vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait l'arithmétique. Il +s'agissait d'un calcul fort aisé et fort court. La voisine se débattait +contre quelques chiffres un peu embrouillés. Le total ne se montait +guère à plus de douze ou quinze unités. La voisine comptait sur ses +doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider, étendit +ses deux mains ouvertes. On lui avait donné, à elle aussi, les premières +et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre. +Un animal intelligent, un oiseau même, compte d'une façon ou d'une +autre, que nous ne savons pas, jusqu'à deux ou trois. Une pie, dit-on, a +compté jusqu'à cinq. Camille, dans cette circonstance, aurait eu à +compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'à dix. Elle les tenait +ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne volonté, +qu'on l'eût prise pour un honnête homme qui ne peut pas payer. + +La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille n'en +donnait aucun indice.--C'est pourtant drôle, disait le chevalier, qu'une +petite fille ne comprenne pas un bonnet! À de pareils propos, madame des +Arcis souriait tristement.--Elle est pourtant belle! disait-elle à son +mari; et en même temps, avec douceur, elle poussait un peu Camille pour +la faire marcher devant son père, afin qu'il vît mieux sa taille, qui +commençait à se former, et sa démarche encore enfantine, qui était +charmante. + +À mesure qu'elle avançait en âge, Camille se prit de passion, non pour +la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les églises, qu'elle +voyait. Peut-être avait-elle dans l'âme cet instinct invincible qui fait +qu'un enfant de dix ans conçoit et garde le projet de prendre une robe +de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer +ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indifférents et même des +philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais +elle existe. + +«Lorsque j'étais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne voyais que le +ciel,» est certainement un mot sublime, écrit, comme on sait, par un +sourd-muet. Camille était bien loin de tant de force. L'image grossière +de la Vierge, badigeonnée de blanc de céruse, sur un fond de plâtre +frotté de bleu, à peu près comme l'enseigne d'une boutique; un enfant de +choeur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont la +voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans +que Camille en pût rien entendre; la démarche du suisse, les airs du +bedeau,--qui sait ce qui fait lever les yeux à un enfant? Mais +qu'importe, dès que ces yeux se lèvent? + + + + +IV + + +--Elle est pourtant belle! se répétait le chevalier, et Camille l'était +en effet. Dans le parfait ovale d'un visage régulier, sur des traits +d'une pureté et d'une fraîcheur admirables, brillait, pour ainsi dire, +la clarté d'un bon coeur. Camille était petite, non point pâle, mais très +blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son +naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance dès que le +malheur venait la toucher; pleine de grâce dans tous ses mouvements, +d'esprit et quelquefois d'énergie dans sa petite pantomime, +singulièrement industrieuse à se faire entendre, vive à comprendre, +toujours obéissante dès qu'elle avait compris. Le chevalier restait +aussi parfois, comme madame des Arcis, à regarder sa fille sans parler. +Tant de grâce et de beauté, joint à tant de malheur et d'horreur, était +près de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent Camille avec +une sorte de transport, en disant tout haut:--Je ne suis cependant pas +un méchant homme! + +Il y avait une allée dans le bois, au fond du jardin, où le chevalier +avait l'habitude de se promener après le déjeuner. De la fenêtre de sa +chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir derrière les +arbres. Elle n'osait guère l'y aller retrouver. Elle regardait, avec un +chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait été pour elle plutôt un +amant qu'un époux, dont elle n'avait jamais reçu un reproche, à qui elle +n'en avait jamais eu un seul à faire, et qui n'avait plus le courage de +l'aimer parce qu'elle était mère. + +Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle +comme un ange, le coeur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui +devait avoir lieu dans un château voisin. Madame des Arcis voulait y +mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le +monde et sur son mari la beauté de sa fille. Elle avait passé des nuits +sans sommeil à chercher quelle robe elle lui mettrait; elle avait formé +sur ce projet les plus douces espérances.--Il faudra bien, se +disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour +toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la +plus belle. + +Dès que le chevalier vit sa femme venir à lui, il s'avança au-devant +d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une +galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne s'écartait +jamais, malgré sa bonhomie naturelle. Ils commencèrent par échanger +quelques mots insignifiants, puis ils se mirent à marcher l'un à côté de +l'autre. + +Madame des Arcis cherchait de quelle manière elle proposerait à son mari +de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une +détermination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille, celle +de ne plus voir le monde. La seule pensée d'exposer son malheur aux yeux +des indifférents ou des malveillants mettait le chevalier presque hors +de lui. Il avait annoncé formellement sa volonté sur ce sujet. Il +fallait donc que madame des Arcis trouvât un biais, un prétexte +quelconque, non seulement pour exécuter son dessein, mais pour en +parler. + +Pendant ce temps-là, le chevalier paraissait réfléchir beaucoup de son +côté. Il fut le premier à rompre le silence. Une affaire survenue à un +de ses parents, dit-il à sa femme, venait d'occasionner de grands +dérangements de fortune dans sa famille; il était important pour lui de +surveiller les gens chargés des mesures à prendre; ses intérêts, et par +conséquent ceux de madame des Arcis elle-même, couraient le risque +d'être compromis faute de soin. Bref, il annonça qu'il était obligé de +faire un court voyage en Hollande, où il devait s'entendre avec son +banquier; il ajouta que l'affaire était extrêmement pressée, et qu'il +comptait partir dès le lendemain matin. + +Il n'était que trop facile à madame des Arcis de comprendre le motif de +ce voyage. Le chevalier était bien éloigné de songer à abandonner sa +femme; mais, en dépit de lui-même, il éprouvait un besoin irrésistible +de s'isoler tout à fait pendant quelque temps, ne fût-ce que pour +revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du temps, +ce besoin de solitude à l'homme comme la souffrance physique aux +animaux. + +Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne répondit que +par ces phrases banales qu'on a toujours sur les lèvres quand on ne peut +pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le +chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette +démarche, et ne s'y opposait en aucune façon. Tandis qu'elle parlait, la +douleur lui serrait le coeur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et +s'assit sur un banc. + +Là, elle resta plongée dans une rêverie profonde, les regards fixes, les +mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande +joie ni grands plaisirs. Sans être une femme d'un esprit élevé, elle +sentait assez fortement et elle était d'une famille assez commune pour +avoir quelque peu souffert. Son mariage avait été pour elle un bonheur +tout à fait imprévu, tout à fait nouveau; un éclair avait brillé devant +ses yeux au milieu de longues et froides journées, maintenant la nuit la +saisissait. + +Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier détournait les yeux, et +semblait impatient de rentrer à la maison. Il se levait et se rasseyait. +Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils +rentrèrent ensemble. + +L'heure du dîner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se trouvait +malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre était un +prie-Dieu où elle resta à genoux jusqu'au soir. Sa femme de chambre +entra plusieurs fois, ayant reçu du chevalier l'ordre secret de veiller +sur elle; elle ne répondit pas à ce qu'on lui disait. Vers huit heures +du soir elle sonna, demanda la robe commandée à l'avance pour sa fille, +et qu'on mit le cheval à la voiture. Elle fit avertir en même temps le +chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y +accompagnât. + +Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus +légère. Sur ce corps bien-aimé, dont les contours commençaient à se +dessiner, la mère posa une petite parure simple et fraîche. Une robe de +mousseline blanche brodée, des petits souliers de satin blanc, un +collier de graines d'Amérique sur le cou, une couronne de bluets sur la +tête, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec orgueil et +sautait de joie. La mère, vêtue d'une robe de velours, comme quelqu'un +qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psyché, et +l'embrassait coup sur coup, en répétant: Tu es belle, tu es belle! +lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune émotion +apparente, demanda à son domestique si on avait attelé, et à son mari +s'il venait. Le chevalier donna la main à sa femme, et l'on alla au bal. + +C'était la première fois qu'on voyait Camille. On avait beaucoup entendu +parler d'elle. La curiosité dirigea tous les regards vers la petite +fille dès qu'elle parut. On pouvait s'attendre à ce que madame des +Arcis montrât quelque embarras et quelque inquiétude; il n'en fut rien. +Après les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus calme, et +tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espèce +d'étonnement ou un air d'intérêt affecté, elle la laissait aller par la +chambre sans paraître y songer. + +Camille retrouvait là ses petites compagnes; elle courait tour à tour +vers l'une ou vers l'autre, comme si elle eût été au jardin. Toutes, +cependant, la recevaient avec réserve et avec froideur. Le chevalier, +debout à l'écart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent à lui, +vantèrent la beauté de sa fille; des personnes étrangères, ou même +inconnues, l'abordèrent avec l'intention de lui faire compliment. Il +sentait qu'on le consolait, et ce n'était guère de son goût. Cependant +un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu à +peu quelque joie au coeur. Après avoir parlé par gestes presque à tout le +monde, Camille était restée debout entre les genoux de sa mère. On +venait de la voir aller de côté et d'autre; on s'attendait à quelque +chose d'étrange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien fait que +de dire bonsoir aux gens avec une grande révérence, donner un petit +_shake-hand_ à des demoiselles anglaises, envoyer des baisers aux mères +de ses petites amies, le tout peut-être appris par coeur, mais fait avec +grâce et naïveté. Revenue tranquillement à sa place, on commença à +l'admirer. Rien, en effet, n'était plus beau que cette enveloppe dont +ne pouvait sortir cette pauvre âme. Sa taille, son visage, ses longs +cheveux bouclés, ses yeux surtout d'un éclat incomparable, surprenaient +tout le monde. En même temps que ses regards essayaient de tout deviner, +et ses gestes de tout dire, son air réfléchi et mélancolique prêtait à +ses moindres mouvements, à ses allures d'enfant et à ses poses un +certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en eût +été frappé. On s'approcha de madame des Arcis, on l'entoura, on fit +mille questions par gestes à Camille; à l'étonnement et à la répugnance +avaient succédé une bienveillance sincère, une franche sympathie. +L'exagération, qui arrive toujours dès que le voisin parle après le +voisin pour répéter la même chose, s'en mêla bientôt. On n'avait jamais +vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'était si beau +qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle était loin +de rien comprendre. + +Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut ce +soir-là un battement de coeur qui lui était dû, le plus heureux, le plus +pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire échangé, qui +valait bien des larmes. + +Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse. Les +enfants se prirent par la main, se mirent en place et commencèrent à +exécuter les pas que le maître de danse de l'endroit leur avait appris. +Les parents, d'autre part, commencèrent à se complimenter +réciproquement, à trouver charmante cette petite fête, et à se faire +remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs progénitures. Ce +fut bientôt un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries de café +entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes filles, +de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les +mamans, bref un bal d'enfants en province. + +Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense bien, +n'était pas de la contredanse. Camille regardait la fête avec une +attention un peu triste. Un petit garçon vint l'inviter. Elle secoua la +tête pour toute réponse; quelques bluets tombèrent de sa couronne, qui +n'était pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut bientôt +réparé, avec quelques épingles, le désordre de cette coiffure qu'elle +avait faite elle-même; mais elle chercha vainement ensuite son mari: il +n'était plus dans la salle. Elle fit demander s'il était parti, et s'il +avait pris la voiture. On lui répondit qu'il était retourné chez lui à +pied. + + + + +V + + +Le chevalier avait résolu de s'éloigner sans dire adieu à sa femme. Il +craignait et fuyait toute explication fâcheuse, et comme, d'ailleurs, +son dessein était de revenir dans peu de temps, il crut agir plus +sagement en laissant seulement une lettre. Il n'était pas tout à fait +vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage +pouvait lui être avantageux. Un de ses amis écrivit à Chardonneux pour +presser son départ; c'était un prétexte convenu. Il prit, en rentrant, +le semblant d'un homme obligé de s'en aller à l'improviste. Il fit faire +ses paquets en toute hâte, les envoya à la ville, monta à cheval et +partit. + +Une hésitation involontaire et un très grand regret s'emparèrent +cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit +d'avoir obéi trop vite à un sentiment qu'il pouvait maîtriser, de faire +verser à sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver ailleurs le +repos qu'il ôtait peut-être à sa maison.--Mais qui sait, pensa-t-il, si +je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait +si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas +des jours plus heureux? Je suis frappé d'un malheur dont Dieu seul +connaît la cause; je m'éloigne pour quelques jours du lieu où je +souffre. Le changement, le voyage, la fatigue même, calmeront peut-être +mes ennuis; je vais m'occuper de choses matérielles, importantes, +nécessaires; je reviendrai le coeur plus tranquille, plus content; +j'aurai réfléchi, je saurai mieux ce que j'ai à faire.--Cependant Cécile +va souffrir, se disait-il au fond du coeur. Mais, son parti une fois +pris, il continua sa route. + +Madame des Arcis avait quitté le bal vers onze heures. Elle était montée +en voiture avec sa fille, qui s'endormit bientôt sur ses genoux. Bien +qu'elle ignorât que le chevalier eût exécuté si promptement son projet +de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'être sortie seule de chez ses +voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'égards devient +une douleur sensible à qui en soupçonne le motif. Le chevalier n'avait +pu supporter le spectacle public de son malheur. La mère avait voulu +montrer ce malheur pour tâcher de le vaincre et d'en avoir raison. Elle +eut aisément pardonné à son mari un mouvement de tristesse ou de +mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle manière de +laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inouïe; et la +moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche, +lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas là, a fait, quelquefois +plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de +bien. + +Tandis que la voiture se traînait lentement sur les cailloux d'un +chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille +endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant Camille, +de façon à ce que les cahots ne pussent l'éveiller, elle songeait, avec +cette force que la nuit donne à la pensée, à la fatalité qui semblait la +poursuivre jusque dans cette joie légitime qu'elle venait d'avoir à ce +bal. Une étrange disposition d'esprit la faisait se reporter tour à +tour, tantôt vers son propre passé, tantôt vers l'avenir de sa +fille.--Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'éloigne de moi; +s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes +efforts, toutes mes prières ne serviront qu'à l'importuner; son amour +est mort, sa pitié subsiste, mais son chagrin est plus fort que lui et +que moi-même. Ma fille est belle, mais vouée au malheur; qu'y puis-je +faire? que puis-je prévoir ou empêcher? Si je m'attache à cette pauvre +enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer à +voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais, au +contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son +ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-être de me séparer de ma +fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voulût confier Camille à des +étrangers, et se délivrer d'un spectacle qui l'afflige? + +En se parlant ainsi à elle-même, madame des Arcis embrassait Camille. + +--Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au prix +de ton repos, de ta vie peut-être, l'apparence d'un bonheur qui me +fuirait à mon tour! cesser d'être mère pour être épouse! Quand une +pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y +songer? + +Puis elle revenait à ses conjectures.--Que va-t-il arriver? se +demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille +sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que +deviendra cette enfant? + +À quelque distance de Chardonneux, il y avait un gué à passer. Il avait +beaucoup plu depuis un mois à peu près, en sorte que la rivière +débordait et couvrait les prés d'alentour. Le _passeux_ refusa d'abord +de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait dételer, qu'il +se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le +carrosse. Madame des Arcis, pressée de revoir son mari, ne voulut pas +descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'était un trajet de +quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois. + +Au milieu du gué, le bateau commença à dévier, poussé par le courant. Le +_passeux_ demanda aide au cocher pour empêcher, disait-il, d'aller à +l'écluse. Il y avait, en effet, à deux ou trois cents pas plus bas, un +moulin avec une écluse, faite de soliveaux, de pieux et de planches +rassemblées, mais vieille, brisée par l'eau, et devenue une espèce de +cascade, ou plutôt de précipice. Il était clair que, si l'on se +laissait entraîner jusque-là, on devait s'attendre à un accident +terrible. + +Le cocher était descendu de son siège; il aurait voulu être bon à +quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le +_passeux_, de son côté, faisait ce qu'il pouvait, mais la nuit était +sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui tantôt se +relayaient, tantôt réunissaient leurs forces, pour couper l'eau et +gagner la rive. + +À mesure que le bruit de l'écluse se rapprochait, le danger devenait +plus effrayant. Le bateau, lourdement chargé, et défendu contre le +courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche +était bien enfoncée et bien tenue à l'avant, le bac s'arrêtait, allait +de côté, ou tournait sur lui-même; mais le flot était trop fort. Madame +des Arcis, qui était restée dans la voiture avec l'enfant, ouvrit la +glace avec une terreur affreuse: + +--Est-ce que nous sommes perdus? s'écria-t-elle. + +En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tombèrent dans le bateau, +épuisés, et les mains meurtries. + +Le _passeux_ savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait pas de temps +à perdre: + +--Père Georgeot, dit madame des Arcis au _passeux_ (c'était son nom), +peux-tu me sauver, ma fille et moi? + +Le père Georgeot jeta un coup, d'oeil sur l'eau, puis sur la rive: + +--Certainement, répondit-il en haussant les épaules d'un air presque +offensé qu'on lui adressât une pareille question. + +--Que faut-il faire? dit madame des Arcis. + +--Vous mettre sur mes épaules, répliqua le _passeux_. Gardez votre robe, +ça vous soutiendra. Empoignez-moi le cou à deux bras, mais n'ayez pas +peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noyés; ne criez pas, ça +vous ferait boire. Quant à la petite, je la prendrai d'une main par la +taille, je nagerai de l'autre à la marinière, et je la passerai en l'air +sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de +terre qui sont dans ce champ-là. + +--Et Jean? dit madame des Arcis, désignant le cocher. + +--Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille à l'écluse et +qu'il attende, je le retrouverai. + +Le père Georgeot s'élança dans l'eau, chargé de son double fardeau, mais +il avait trop préjugé de ses forces. Il n'était plus jeune, tant s'en +fallait. La rive était plus loin qu'il ne disait, et le courant plus +fort qu'il ne l'avait pensé. Il fit cependant tout ce qu'il put pour +arriver à terre, mais il fut bientôt entraîné. Le tronc d'un saule +couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les ténèbres, l'arrêta +tout à coup: il s'y était violemment frappé au front. Son sang coula, sa +vue s'obscurcit. + +--Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le vôtre; +je n'en puis plus. + +--Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la mère. + +-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le _passeux_. + +Madame des Arcis, pour toute réponse, ouvrit les bras, lâcha le cou du +_passeux_, et se laissa aller au fond de l'eau. + +Lorsque le _passeux_ eut déposé à terre la petite Camille saine et +sauve, le cocher, qui avait été tiré de la rivière par un paysan, l'aida +à chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le +lendemain matin, près du rivage. + + + + +VI + + +Un an après cet événement, dans une chambre d'un hôtel garni situé rue +du Bouloi, à Paris, dans le quartier des diligences, une jeune fille en +deuil était assise près d'une table, au coin du feu. Sur cette table +était une bouteille de vin d'ordinaire, à moitié vide, et un verre. Un +homme courbé par l'âge, mais d'une physionomie ouverte et franche, vêtu +à peu près comme un ouvrier, se promenait à grands pas dans la chambre. +De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arrêtait devant +elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors, +étendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement mêlé d'une +sorte de répugnance involontaire, et remplissait le verre. Le vieillard +buvait un petit coup, puis recommençait à marcher, tout en gesticulant +d'une façon singulière et presque ridicule, pendant que la jeune fille, +souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention. + +Il eût été difficile, à qui se fût trouvé là, de deviner quelles étaient +ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais +pleine de grâce et de distinction, portant sur son visage et dans ses +moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la beauté; +l'autre, d'une apparence tout à fait vulgaire, les habits en désordre, +le chapeau sur la tête, buvant du gros vin de cabaret, et faisant +résonner sur le parquet les clous de ses souliers. C'était un étrange +contraste. + +Ces deux personnes étaient pourtant liées par une amitié bien vive et +bien tendre. C'était Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme était +venu à Chardonneux lorsque madame des Arcis avait été portée d'abord à +l'église, puis à sa dernière demeure. Sa mère étant morte et son père +absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce monde. +Le chevalier, ayant une fois quitté sa maison, distrait par son voyage, +appelé par ses affaires et obligé de parcourir plusieurs villes de la +Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte +qu'il se passa près d'un mois, pendant lequel Camille resta, pour ainsi +dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, à la maison une sorte de +gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la +mère, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi était une +sinécure; la gouvernante connaissait à peine Camille, et ne pouvait lui +être d'aucun secours dans une pareille circonstance. + +La douleur de la jeune fille à la mort de sa mère avait été si violente, +qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame +des Arcis avait été retiré de l'eau et apporté à la maison, Camille +accompagnait ce cortège funèbre en poussant des cris de désespoir si +déchirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y avait, en +effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet être qu'on était habitué à +voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout à coup de son silence +en présence de la mort. Les sons inarticulés qui s'échappaient de ses +lèvres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose de +sauvage; ce n'étaient ni des paroles ni des sanglots, mais une sorte de +langage horrible, qui semblait inventé par la douleur. Pendant un jour +et une nuit, ces cris affreux ne cessèrent de remplir la maison; Camille +courait de tous côtés, s'arrachant les cheveux et frappant les +murailles. On essaya en vain de l'arrêter; la force même fut inutile. Ce +ne fut que la nature épuisée qui la fit enfin tomber au pied du lit où +le corps de sa mère était couché. + +Presque aussitôt, elle avait paru reprendre sa tranquillité accoutumée, +et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle était restée quelque temps dans +un calme apparent, marchant toute la journée, au hasard, d'un pas lent +et distrait, ne se refusant à aucun des soins qu'on prenait pour elle; +on la croyait revenue à elle-même, et le médecin, qui avait été appelé, +s'y trompa comme tout le monde; mais une fièvre nerveuse se déclara +bientôt avec les plus graves symptômes. Il fallut veiller constamment +sur la malade; sa raison semblait entièrement perdue. + +C'était alors que l'oncle Giraud avait pris la résolution de venir à +tout prix au secours de sa nièce.--Puisqu'elle n'a plus ni père ni mère +dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me déclare +pour son oncle véritable, chargé de la soigner et d'empêcher qu'il ne +lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent demandé +à son père de me la donner pour me faire rire. Je ne veux pas l'en +priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. À son +retour, je la lui rendrai fidèlement. + +L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux médecins, par une assez bonne +raison, c'est qu'il croyait à peine aux maladies, n'ayant jamais +lui-même été malade. Une fièvre nerveuse surtout lui paraissait une +chimère, un pur dérangement d'idées, qu'un peu de distraction devait +guérir. Il s'était donc décidé à amener Camille à Paris.--Vous voyez, +disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que +pleurer, et elle a raison; une mère ne vous meurt pas deux fois. Mais il +ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de partir; +il faut tâcher qu'elle pense à autre chose. On dit que Paris est très +bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi +donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien à tous les deux. +D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui être +très bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois que +j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours +ragaillardi. + +De cette façon, Camille et son oncle étaient venus à Paris. Le +chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud, +l'approuva. Au retour de sa tournée en Hollande, il avait rapporté à +Chardonneux une mélancolie tellement profonde, qu'il lui était presque +impossible de voir qui que ce fût, même sa fille. Il semblait vouloir +fuir tout être vivant, et chercher à se fuir lui-même. Presque toujours +seul, à cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre mesure pour +donner quelque repos à son âme. Un chagrin caché, incurable, le +dévorait. Il se reprochait au fond du coeur d'avoir rendu sa femme +malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribué à sa mort.--Si j'avais +été là, se disait-il, elle vivrait, et je devais y être. Cette pensée, +qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie. + +Il désirait que Camille fût heureuse; il était prêt, dans l'occasion, à +faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa première idée, en +revenant à Chardonneux, avait été d'essayer de remplacer près de sa +fille celle qui n'était plus, et de payer avec usure cette dette de coeur +qu'il avait contractée; mais le souvenir de la ressemblance de la mère +et de l'enfant lui causait à l'avance une douleur intolérable. C'était +en vain qu'il cherchait à se tromper sur cette douleur même, et qu'il +voulait se persuader que ce serait plutôt à ses yeux une consolation, un +adoucissement à sa peine, de retrouver ainsi sur un visage aimé les +traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgré tout, était +pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur, +qu'il ne se sentait pas la force de supporter. + +L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'à égayer sa +nièce et à lui rendre la vie agréable. Malheureusement ce n'était pas +facile. Camille s'était laissé emmener sans résistance, mais elle ne +voulait prendre part à aucun des plaisirs que le bonhomme tâchait de lui +proposer. Ni promenades, ni fêtes, ni spectacles, ne pouvaient la +tenter; pour toute réponse, elle montrait sa robe noire. + +Le vieux maître maçon était obstiné. Il avait loué, comme on l'a vu, un +appartement garni dans une auberge des Messageries, la première qu'un +commissionnaire de la rue lui avait indiquée, ne comptant y rester qu'un +mois ou deux. Il y était avec Camille depuis près d'un an. Pendant un +an, Camille s'était refusée à toutes ses propositions de partie de +plaisir, et, comme il était en même temps aussi bon et aussi patient +qu'entêté, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il aimait cette +pauvre fille de toute son âme, sans qu'il en sût lui même la cause, par +un de ces charmes inexplicables qui attachent la bonté au malheur. + +--Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa bouteille, +ce qui peut t'empêcher de venir à l'Opéra avec moi. Cela coûte fort +cher; j'ai le billet dans ma poche; voilà ton deuil fini d'hier; tu as +là deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'à mettre ton capuchon, et... + +Il s'interrompit.--Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais pas +pensé. Mais qu'importe? ce n'est pas nécessaire dans ces endroits-là. Tu +n'entends pas, moi, je n'écoute pas. Nous regarderons danser, voilà +tout. + +Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il avait +quelque chose d'intéressant à dire, que sa nièce ne pouvait l'entendre +ni lui répondre. Il causait avec elle malgré lui. D'une autre part, +quand il essayait de s'exprimer par signes, c'était encore pire; elle le +comprenait encore moins. Aussi avait-il adopté l'habitude de lui parler +comme à tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes ses +forces; Camille s'était faite à cette pantomime parlante, et trouvait +moyen d'y répondre à sa façon. + +Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le +bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes à sa nièce, et les lui +présentait d'un air à la fois si tendre et si suppliant, qu'elle lui +sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse +calme qu'on lui voyait toujours. + +--Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles +robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces +robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant +danser les robes comme des marionnettes. + +Camille avait assez pleuré pour qu'un moment de joie lui fût permis. +Pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle se leva, se plaça +devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait, +le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de tête +pour dire: Oui. + +À ce signe, le bonhomme Giraud se mit à sauter comme un enfant, avec ses +gros souliers. Il triomphait: l'heure était enfin venue où il +accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui, +venir à l'Opéra, voir le monde: il ne se tenait pas d'aise à cette +pensée, et il embrassait sa nièce coup sur coup, tout en criant après la +femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison. + +La toilette achevée, Camille était si belle, qu'elle sembla le +reconnaître elle-même, et sourit à sa propre image.--La voiture est en +bas, dit l'oncle Giraud, tâchant d'imiter avec ses bras le geste d'un +cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un +carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle +venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire, +et partit. + + + + +VII + + +Si l'oncle Giraud n'était pas élégant de sa personne, il se piquait du +moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits, +toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas +être gêné, l'enveloppassent comme bon leur semblait, que ses bas drapés +fussent mal tirés, et que sa perruque lui tombât sur les yeux. Mais +quand il se mêlait de régaler les autres, il prenait d'abord ce qu'il y +avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce soir-là, +pour lui et pour Camille, une bonne loge découverte, bien en évidence, +afin que sa nièce pût être vue de tout le monde. Aux premiers regards +que Camille jeta sur le théâtre et dans la salle, elle fut éblouie; cela +ne pouvait manquer: une jeune fille à peine âgée de seize ans, élevée au +fond d'une campagne, et se trouvant tout à coup transportée au milieu du +séjour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire qu'elle +rêvait. On jouait un ballet: Camille suivait avec curiosité les +attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que +c'était une pantomime, et, comme elle devait s'y connaître, elle +cherchait à s'en expliquer le sens. À tout moment, elle se retournait +vers son oncle d'un air stupéfait, comme pour le consulter; mais il n'y +comprenait guère plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de soie +offrant des fleurs à leurs bergères, des amours voltigeant au bout d'une +corde, des dieux assis sur des nuages. Les décorations, les lumières, le +lustre surtout, dont l'éclat la charmait, les parures des femmes, les +broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour +elle la jetait dans un doux étonnement. + +De son côté, elle devint bientôt elle-même l'objet d'une curiosité +presque générale; sa parure était simple, mais du meilleur goût. Seule, +en grande loge, à côté d'un homme aussi peu musqué que l'était l'oncle +Giraud, belle comme un astre et fraîche comme une rose, avec ses grands +yeux noirs et son air naïf, elle devait nécessairement attirer les +regards. Les hommes commencèrent à se la montrer, les femmes à +l'observer; les marquis s'approchèrent, et les compliments les plus +flatteurs, faits à haute voix, à la mode du temps, furent adressés à la +nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces +hommages, qu'il savourait avec délices. + +Cependant Camille, peu à peu, reprit d'abord son air tranquille, puis un +mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il était cruel +d'être isolée au milieu de cette foule. Ces gens qui causaient dans +leurs loges, ces musiciens dont les instruments réglaient la mesure des +pas des acteurs, ce vaste échange de pensées entre le théâtre et la +salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-même.--Nous +parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous +écoutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous jouissons de +tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule +n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un être qui ne fait qu'assister à +la vie. + +Camille ferma les yeux pour se délivrer de ce spectacle; elle se souvint +de ce bal d'enfants où elle avait vu danser ses compagnes, et où elle +était restée près de sa mère. Elle revint par la pensée à la maison +natale, a son enfance si malheureuse, à ses longues souffrances, à ses +larmes secrètes, à la mort de sa mère, enfin à ce deuil qu'elle venait +de quitter, et qu'elle résolut de reprendre en rentrant. Puisqu'elle +était à jamais condamnée, il lui sembla qu'il valait mieux pour elle ne +jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amèrement qu'elle ne +l'avait encore fait que tout effort de sa part pour résister à la +malédiction céleste était inutile. Remplie de cette pensée, elle ne put +retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait à en +deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le +bonhomme, surpris et inquiet, hésitait et ne savait que faire; Camille +se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donnât son +mantelet. + +En ce moment, elle aperçut au-dessous d'elle, à la galerie, un jeune +homme de bonne mine, très richement vêtu, qui tenait à la main un +morceau d'ardoise, sur lequel il traçait des lettres et des figures avec +un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise à son voisin, +plus âgé que lui; celui-ci paraissait le comprendre aussitôt, et lui +répondait de la même manière avec une très grande promptitude. Tous deux +échangeaient en même temps, en ouvrant ou fermant les doigts, certains +signes qui semblaient leur servir à se mieux communiquer leurs idées. + +Camille ne comprit rien, ni à ces dessins qu'elle distinguait à peine, +ni à ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait remarqué, du +premier coup d'oeil, que ce jeune homme ne remuait pas les lèvres;--prête +à sortir, elle s'arrêta. Elle voyait qu'il parlait un langage qui +n'était celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer sans ce +fatal mouvement de la parole, si incompréhensible pour elle, et qui +faisait le tourment de sa pensée. Quel que fut ce langage étrange, une +surprise extrême, un désir invincible d'en voir davantage lui firent +reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de +la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant +de nouveau écrire sur l'ardoise et la présenter à son voisin, elle fit +un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. À ce +mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille à son tour. À +peine leurs yeux se furent-ils rencontrés, qu'ils restèrent tous deux +d'abord immobiles et indécis, comme s'ils eussent cherché à se +reconnaître; puis, en un instant, ils se devinèrent, et se dirent d'un +regard: Nous sommes muets tous deux. + +L'oncle Giraud apportait à sa nièce son mantelet, sa canne et son loup, +mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et +resta accoudée sur la balustrade. + +L'abbé de l'Épée venait, alors de commencer à se faire connaître. + +Faisant une visite à une dame, dans la rue des Fossés-Saint-Victor, +touché de pitié pour deux sourdes-muettes qu'il avait vues, par hasard, +travailler à l'aiguille, la charité qui remplissait son âme s'était +éveillée tout à coup, et opérait déjà des prodiges. Dans la pantomime +informe de ces êtres misérables et méprisés, il avait trouvé les germes +d'une langue féconde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle, plus +vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes +de génie, il avait peut-être dépassé son but, le voyant trop grand; mais +c'était déjà beaucoup d'en voir la grandeur. Quelle que pût être +l'ambition de sa bonté, il apprenait aux sourds-muets à lire et à +écrire. Il les replaçait au nombre des hommes. Seul et sans aide, par sa +propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces malheureux, +et il se préparait à sacrifier à ce projet sa vie et sa fortune, en +attendant que le roi jetât les yeux sur eux. + +Le jeune homme assis près de la loge de Camille était un des élèves +formés par l'abbé. Né gentilhomme et d'une ancienne maison, doué d'une +vive intelligence, mais frappé de la _demi-mort_, comme on disait alors, +il avait reçu, l'un des premiers, la même éducation à peu près que le +célèbre comte de Solar, avec cette différence qu'il était riche, et +qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension du +duc de Penthièvre[5]. Indépendamment des leçons de l'abbé, on lui avait +donné un gouverneur, qui, étant une personne laïque, pouvait +l'accompagner partout, chargé, bien entendu, de veiller sur ses actions +et de diriger ses pensées (c'était le voisin qui lisait sur l'ardoise). +Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces +études journalières qui exerçaient son esprit sur toute chose, à la +lecture comme au manège, à l'Opéra comme à la messe; cependant un peu de +fierté native et une indépendance de caractère très prononcée luttaient +en lui contre cette application pénible. Il ne savait rien des maux qui +auraient pu l'atteindre, s'il fût né dans une classe inférieure ou +seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'à Paris. L'une des +premières choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait commencé à +épeler, avait été le nom de son père, le marquis de Maubray. Il savait +donc qu'il était, à la fois, différent des autres hommes par le +privilège de la naissance et par une disgrâce de la nature. L'orgueil et +l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur, ou +peut-être par nécessité, n'en était pas moins resté simple. + +[Note 5: L'histoire romanesque de ce prétendu comte de Solar est +restée un mystère. Un enfant sourd-muet, abandonné de ses parents, en +1773, fut recueilli par l'abbé de l'Épée. Après lui avoir appris à +s'exprimer dans le langage des signes, l'abbé crut reconnaître en lui +l'héritier des comtes de Solar, lui fit obtenir à ce titre une pension +du duc de Penthièvre, et l'engagea à faire valoir ses droits. Il y eut +procès.--Un jugement du Châtelet, de 1781, donna gain de cause au jeune +sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le procès +demeura en suspens, l'abbé de l'Épée mourut, et la révolution survint. +Enfin le 24 juillet 1792, un arrêt définitif cassa le jugement du +Châtelet et interdit au nommé Joseph de porter à l'avenir le nom de +Solar. M. Bouilli a écrit sur ce sujet un drame en cinq actes intitulé +_l'Abbé de l'Épée_, qui a obtenu dans son temps un succès de larmes.] + +Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi fier +qu'eux tous, et qui avait aussi, auprès de son gouverneur, sur les +grands parquets de Versailles, traîné ses talons rouges à fleur de +terre, selon l'usage, était lorgné par plus d'une jolie femme, mais il +ne quittait pas des yeux Camille; de son côté, elle le voyait très bien, +sans le regarder davantage. L'opéra fini, elle prit le bras de son +oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive. + + + + +VIII + + +Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient seulement +le nom de l'abbé de l'Épée; encore moins se doutaient-ils de la +découverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets. Le +chevalier aurait pu connaître cette découverte; sa femme l'eût +certainement connue si elle eût vécu; mais Chardonneux était loin de +Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait, ne +la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou +la mort, peuvent produire le même résultat. + +Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une idée: ce que ses gestes et +ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer à son oncle +qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme +Giraud ne fut point embarrassé par cette demande, bien qu'elle lui fût +adressée un peu tard, car il était temps de souper; il courut à sa +chambre, et, persuadé qu'il avait compris, il rapporta en triomphe à sa +nièce une petite planche et un morceau de craie, reliques précieuses de +son ancien amour pour la bâtisse et la charpente. + +Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son désir rempli de +cette façon; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit asseoir son +oncle à côté d'elle; puis elle lui fit prendre la craie, et lui saisit +la main comme pour le guider, en même temps que ses regards inquiets +s'apprêtaient à suivre ses moindres mouvements. + +L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'écrire quelque +chose, mais quoi? Il l'ignorait.--Est-ce le nom de ta mère? Est-ce le +mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du +doigt, le plus doucement qu'il put, sur le coeur de la jeune fille. Elle +inclina aussitôt la tête; le bonhomme crut qu'il avait deviné; il +écrivit donc en grosses lettres le nom de Camille; après quoi, satisfait +de lui-même et de la manière dont il avait passé sa soirée, le souper +étant prêt, il se mit à table sans attendre sa nièce, qui n'était pas de +force à lui tenir tête. + +Camille ne se retirait jamais que son oncle n'eût achevé sa bouteille; +elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra +chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras. + +Aussitôt son verrou tiré, elle se mit à son tour à écrire. Débarrassée +de sa coiffure et de ses paniers, elle commença à copier, avec un soin +et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et à +barbouiller de blanc une grande table qui était au milieu de la chambre. +Après plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez bien à +reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut +fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut +compté une à une les lettres qui lui avaient servi de modèle, elle se +promena autour de la table, le coeur palpitant d'aise comme si elle eût +remporté une victoire. Ce mot de _Camille_ qu'elle venait d'écrire lui +paraissait admirable à voir, et devait certainement, à son sens, +exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui +semblait voir une multitude de pensées, toutes plus douces, plus +mystérieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle était loin +de croire que ce n'était que son nom. + +On était au mois de juillet, l'air était pur et la nuit superbe. Camille +avait ouvert sa fenêtre; elle s'y arrêtait de temps en temps, et là, +rêvant, les cheveux dénoués, les bras croisés, les yeux brillants, belle +de cette pâleur que la clarté des nuits donne aux femmes, elle regardait +l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux: +l'étroite cour d'une longue maison où se trouvait logée une entreprise +de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un +rayon de soleil n'avait pénétré; la hauteur des étages, entassés l'un +sur l'autre, défendait contre la lumière cette espèce de cave. Quatre ou +cinq grosses voitures, serrées sous un hangar, présentaient leurs timons +à qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laissées dans la cour, faute +de place, semblaient attendre les chevaux, dont le piétinement dans +l'écurie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une porte +strictement fermée dès minuit pour les locataires, mais toujours prête +à s'ouvrir avec bruit à toute heure au claquement du fouet d'un cocher, +s'élevaient d'énormes murailles, garnies d'une cinquantaine de croisées, +où jamais, passé dix heures, une chandelle ne brillait, à moins de +circonstances extraordinaires. + +Camille allait quitter sa fenêtre, quand tout à coup, dans l'ombre que +projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme +humaine, revêtue d'un habit brillant, se promenant à pas lents. Le +frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi, car +son oncle était là, et la surveillance du bonhomme se révélait par son +bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un assassin +vint se promener dans cette cour en pareil costume? + +L'homme y était pourtant, et Camille le voyait. Il marchait derrière la +voiture, regardant la fenêtre où elle se tenait. Après quelques +instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa lumière, et +avançant le bras hors de la croisée, éclaira subitement la cour; en même +temps elle y jeta un regard à demi effrayé, à demi menaçant. L'ombre de +la voiture s'étant effacée, le marquis de Maubray, car c'était lui, vit +qu'il était complètement découvert, et, pour toute réponse, posa un +genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans l'attitude +du plus profond respect. + +Ils restèrent quelque temps ainsi, Camille à la fenêtre, tenant sa +lumière, le marquis à genoux devant elle. Si Roméo et Juliette, qui ne +s'étaient vus qu'un soir dans un bal masqué, ont échangé dès la première +fois tant de serments, fidèlement tenus, que l'on songe à ce que purent +être les premiers gestes et les premiers regards de deux amants qui ne +pouvaient se dire que par la pensée ces mêmes choses, éternelles devant +Dieu, et que le génie de Shakspeare a immortalisées sur la terre. + +Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois +marchepieds pour grimper sur l'impériale d'une voiture, en s'arrêtant à +chaque effort qu'on est obligé de faire, pour savoir si l'on doit +continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste brodée +risque d'avoir mauvaise grâce lorsqu'il s'agit de sauter de cette +impériale sur le rebord d'une croisée. Tout cela est incontestable, à +moins, qu'on n'aime. + +Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il +commença par lui faire un salut aussi cérémonieux que s'il l'eût +rencontrée aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-être lui eût-il +raconté comme quoi il avait échappé à la vigilance de son gouverneur, +pour venir, au moyen de quelque argent donné à un laquais, passer la +nuit sous sa fenêtre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle avait +quitté l'Opéra; comment un regard d'elle avait changé sa vie entière; +comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre +bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela était écrit +sur ses lèvres; mais la révérence de Camille, en lui rendant son salut, +lui fit comprendre combien un tel récit eût été inutile et qu'il lui +importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle, dès +l'instant qu'il y était venu. + +M. de Maubray, malgré l'espèce d'audace dont il avait fait preuve pour +parvenir jusqu'à celle qu'il aimait, était, nous l'avons dit, simple et +réservé. Après avoir salué Camille, il cherchait vainement de quelle +façon lui demander si elle voulait de lui pour époux; elle ne comprenait +rien à ce qu'il tâchait de lui expliquer. Il vit sur la table la +planchette où était écrit le nom de _Camille_. Il prit le morceau de +craie, et, à côté de ce nom, il écrivit le sien: _Pierre_. + +--Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse +taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par où vous +êtes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans cette +maison? + +C'était l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de chambre, +d'un air furieux. + +--Voilà une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je dormais, et +que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre +langue. Qu'est-ce que c'est que des êtres pareils, qui ne trouvent rien +de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention? Abîmer +une voiture, briser tout, faire du dégât, et après cela, quoi? +Déshonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur d'honnêtes +gens!... + +Celui-là, non plus, ne m'entend pas encore, s'écria l'oncle Giraud +désolé. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de papier, et +écrivit cette espèce de lettre: + +«J'aime mademoiselle Camille, je veux l'épouser, j'ai vingt mille livres +de rente. Voulez-vous me la donner?» + +--Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour +mener les affaires aussi vite. + +--Mais, dites donc, s'écria-t-il après quelques moments de réflexion, je +ne suis pas son père, je ne suis que l'oncle. Il faut demander la +permission au papa. + + + + +IX + + +Ce n'était pas une chose facile que d'obtenir du chevalier son +consentement à un pareil mariage, non qu'il ne fût disposé, comme on l'a +vu, à faire tout ce qui était possible pour rendre sa fille moins +malheureuse; mais il y avait dans la circonstance présente une +difficulté presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une femme, +atteinte d'une horrible infirmité, à un homme frappé de la même +disgrâce, et, si une telle union devait avoir des fruits, il était +probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortuné de plus au +monde. + +Le chevalier, retiré dans sa terre, toujours en proie au plus noir +chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait +été enterrée dans le parc, quelques saules pleureurs entouraient sa +tombe, et annonçaient de loin aux passants la modeste place où elle +reposait. C'était vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous les jours +ses promenades. Là, il passait de longues heures, dévoré de regrets et +de tristesse, et se livrant à tous les souvenirs qui pouvaient nourrir +sa douleur. + +Ce fut là que l'oncle Giraud vint le trouver tout à coup un matin. Dès +le lendemain du jour où il avait surpris les deux amants ensemble, le +bonhomme avait quitté Paris avec sa nièce, avait ramené Camille au Mans, +et l'avait laissée dans sa propre maison, pour y attendre le résultat de +la démarche qu'il allait faire. + +Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'être fidèle et de rester +prêt à tenir sa parole. Orphelin dès longtemps, maître de sa fortune, +n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volonté n'avait à +craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son côté, voulait bien servir +de médiateur et tâcher de marier les deux jeunes gens, mais il +n'entendait pas que cette première entrevue, qui lui semblait +passablement étrange, pût se renouveler autrement qu'avec la permission +du père et du notaire. + +Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on le +pense, le plus grand étonnement. Lorsque le bonhomme commença à lui +raconter cette rencontre à l'Opéra, cette scène bizarre et cette +proposition plus singulière encore, il eut peine à concevoir qu'un tel +roman fût possible. Forcé cependant de reconnaître qu'on lui parlait +sérieusement, les objections auxquelles on s'attendait se présentèrent +aussitôt à son esprit: + +--Que voulez-vous? dit-il à Giraud. Unir deux êtres également +malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre +créature dont je suis le père? Faut-il encore augmenter notre malheur en +lui donnant un mari semblable à elle? Suis-je destiné à me voir entouré +d'êtres réprouvés du monde, objets de mépris et de pitié? Dois-je passer +ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence, avoir +les yeux fermés par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas vanité, +Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon père, dois-je le laisser +à des infortunés qui ne pourront ni le signer ni le prononcer? + +--Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose. + +--Le signer! s'écria le chevalier. Êtes-vous privé de raison? + +--Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait écrire, répliqua +l'oncle. Je vous témoigne et vous certifie qu'il écrit même fort bien et +même très couramment, comme sa proposition, que j'ai dans ma poche et +qui est fort honnête, en fait foi. + +Le bonhomme montra en même temps au chevalier le papier sur lequel le +marquis de Maubray avait tracé le peu de mots qui exposaient, d'une +manière laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa demande. + +--Que signifie cela? dit le père. Depuis quand les sourds-muets +tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud? + +--Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille +chose peut se faire. La vérité est que mon intention était tout +bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce +que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouvé être là, et +il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait +très lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on était +muet, c'était pour ne rien dire; mais pas du tout. Il paraît +qu'aujourd'hui on a fait une découverte au moyen de laquelle tout ce +monde-là se comprend et fait très bien la conversation. On dit que c'est +un abbé, dont je ne sais plus le nom, qui a inventé ce moyen-là. Quant à +moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne qu'à +mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins! + +--Est-ce sérieux, ce que vous dites? + +--Très sérieux. Ce petit marquis est riche, joli garçon; c'est un +gentilhomme et un galant homme; je réponds de lui. Songez, je vous en +prie, à une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle ne parle +pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle +devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voilà un homme qui +l'aime; cet homme-là, si vous la lui donnez, ne se dégoûtera jamais +d'elle à cause du défaut qu'elle a au bout de la langue; il sait ce qui +en est par lui-même. Ils se comprennent, ces enfants, ils s'entendent, +sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et +écrire; Camille apprendra à en faire autant; cela ne lui sera pas plus +difficile qu'à l'autre. Vous sentez bien que, si je vous proposais de +marier votre fille à un aveugle, vous auriez le droit de me rire au nez; +mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que, +depuis seize ans que vous avez cette petite-là, vous ne vous en êtes +jamais bien consolé. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme tout le +monde s'en arrange, si vous, qui êtes son père, vous ne pouvez pas en +prendre votre parti? + +Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un +regard du côté du tombeau de sa femme, et semblait réfléchir +profondément. + +--Rendre à ma fille l'usage de la pensée! dit-il après un long silence; +Dieu le permettrait-il? est-ce possible? + +En ce moment, le curé d'un village voisin entrait dans le jardin, venant +dîner au château. Le chevalier le salua d'un air distrait, puis, sortant +tout à coup de sa rêverie: + +-L'abbé, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les nouvelles, et vous +recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un prêtre qui a +entrepris l'éducation des sourds-muets? + +Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait était +un véritable curé de campagne de ce temps-là, homme simple et bon, mais +fort ignorant, et partageant tous les préjugés d'un siècle où il y en +avait tant, et de si funestes. + +--Je ne sais ce que monseigneur veut dire, répondit-il (traitant le +chevalier en seigneur de village), à moins qu'il ne soit question de +l'abbé de l'Épée. + +--Précisément, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on m'a dit; je ne +m'en souvenais plus. + +--Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire? + +--Je ne saurais, répliqua le curé, parler avec trop de circonspection +d'une matière sur laquelle je ne puis me donner encore pour complètement +édifié. Mais je suis fondé à croire, d'après le peu de renseignements +qu'il m'a été loisible de recueillir à ce sujet, que ce monsieur de +l'Épée, qui paraît être, d'ailleurs, une personne tout à fait vénérable, +n'a point atteint le but qu'il s'était proposé. + +--Qu'entendez-vous par là? dit l'oncle Giraud. + +--J'entends, dit le prêtre, que l'intention la plus pure peut +quelquefois faillir par le résultat. Il est hors de doute, d'après ce +que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont été faits; +mais j'ai tout lieu de croire que la prétention d'apprendre à lire aux +sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout à fait chimérique. + +--Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui écrit. + +--Je suis bien éloigné, répliqua le curé, de vouloir vous contredire en +aucune façon; mais des personnes savantes et distinguées, parmi +lesquelles je pourrais même citer des docteurs de la Faculté de Paris, +m'ont assuré d'une manière péremptoire que la chose était impossible. + +--Une chose qu'on voit ne peut pas être impossible, reprit le bonhomme +impatienté. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma poche, +pour le montrer au chevalier; le voilà, c'est clair comme le jour. + +En parlant ainsi, le vieux maître maçon avait de nouveau tiré son +papier, et l'avait mis sous les yeux du curé. Celui-ci, à demi étonné, à +demi piqué, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs fois à +haute voix, et le rendit à l'oncle, ne sachant trop quoi dire. + +Le chevalier avait semblé étranger à la discussion; il continuait de +marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant. + +--Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque à mon +devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se présente +où cette pauvre fille, à qui je n'ai donné que l'apparence de la vie, +trouve une main qui recherche la sienne dans les ténèbres où elle est +plongée. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour toujours, elle +peut rêver qu'elle est heureuse. De quel droit l'en empêcherais-je? Que +dirait sa mère, si elle était là?... + +Les regards du chevalier se reportèrent encore une fois vers le tombeau, +puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas à l'écart avec +lui, et lui dit à voix basse: Faites ce que vous voudrez. + +--À la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous l'amène; +elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant. + +--Jamais! répondit le père. Tâchons ensemble qu'elle soit heureuse; mais +la revoir, je ne le peux pas. + +Pierre et Camille furent mariés à Paris, à l'église des Petits-Pères. +Le gouverneur et l'oncle furent les seuls témoins. Lorsque le prêtre +officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez +appris pour savoir à quel moment il fallait s'incliner en signe +d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un rôle qui était pourtant +difficile à remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien +comprendre; elle regarda son mari, et baissa la tête comme lui. + +Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez, pourrait-on +dire. Lorsqu'ils sortirent de l'église, en se tenant la main pour +toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait +une assez grande maison. Camille, après la messe, monta dans un brillant +équipage, qu'elle regardait avec une curiosité enfantine. L'hôtel dans +lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet d'étonnement. Ces +appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient être à elle, lui +semblaient une merveille. Il était convenu, du reste, que ce mariage se +ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la fête. + + + + +X + + +Camille devint mère. Un jour que le chevalier faisait sa triste +promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre écrite +d'une main qui lui était inconnue, et où se trouvait un singulier +mélange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et +renfermait ce qui suit: + +«O mon père! je parle, non pas avec ma bouche, mais avec ma main. Mes +pauvres lèvres sont toujours fermées, et cependant je sais parler. Celui +qui est mon maître m'a appris à pouvoir vous écrire. Il m'a fait +enseigner comme pour lui, par la même personne qui l'avait élevé, car +vous savez qu'il est resté comme moi très longtemps. J'ai eu beaucoup de +peine à apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler avec les +doigts, ensuite on apprend des figures écrites. Il y en a de toutes +sortes, qui expriment la peur, la colère, et tout en général. On est +très long à connaître tout, et encore plus à mettre des mots, à cause +des figures qui ne sont pas la même chose, mais enfin on en vient à +bout, comme vous voyez. L'abbé de l'Épée est un homme très bon et très +doux, de même que le père Vanin, de la Doctrine chrétienne. + +«J'ai un enfant qui est très beau; je n'osais pas vous en parler avant +de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu résister au plaisir que +j'ai à vous écrire, malgré notre peine car vous pensez bien que mon mari +et moi nous sommes très inquiets, surtout parce que nous ne pouvons pas +entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne +se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il +ouvrira les lèvres et s'il les remuera avec le bruit des +entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulté des +médecins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux personnes +aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont bien +dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire. + +Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis +longtemps, et comme nous sommes embarrassés lorsqu'il ouvre ses petites +lèvres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit! Soyez +sûr, mon père, que je pense bien à ma mère, car elle a dû s'inquiéter +comme moi. Vous l'avez bien aimée, comme moi aussi j'aime mon enfant; +mais je n'ai été pour vous qu'un sujet de chagrin. Maintenant que je +sais lire et écrire, je comprends combien ma mère a dû souffrir. + +Si vous étiez tout à fait bon pour moi, cher père, vous viendriez nous +voir à Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance pour votre +fille respectueuse. + +CAMILLE.» + +Après avoir lu cette lettre, le chevalier hésita longtemps. Il avait eu +d'abord peine à s'en fier à ses yeux, et à croire que c'était Camille +elle-même qui lui avait écrit; mais il fallait se rendre à l'évidence. +Qu'allait-il faire? S'il cédait à sa fille, et s'il allait en effet à +Paris, il s'exposait à retrouver, dans une douleur nouvelle, tous les +souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas, il +est vrai, mais qui n'en était pas moins le fils de sa fille, pouvait lui +rendre les chagrins du passé. Camille pouvait lui rappeler Cécile, et +cependant il ne pouvait s'empêcher en même temps de partager +l'inquiétude de cette jeune mère attendant une parole de son enfant. + +--Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta. +C'est moi qui ai fait ce mariage-là, et je le tiens pour bon et durable. +Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez, +soit dit sans reproche, d'avoir oublié votre femme au bal, moyennant +quoi elle est tombée à l'eau? Oubliez-vous aussi cette petite? +Pensez-vous que ce soit tout d'être triste? Vous l'êtes, j'en conviens, +et même plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas autre chose +à faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais avec +vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appelé aussi. +Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frappé à ma porte, moi qui +lui ai toujours ouvert. + +--Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et +cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laissée mourir +d'une mort affreuse quand j'aurais dû l'en préserver. Si je dois en être +puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais +m'en plaindre; quelque pénible que soit pour moi ce spectacle, je dois +m'y résoudre et m'y condamner. Ce châtiment m'est dû. Que la fille me +punisse d'avoir abandonné la mère! J'irai à Paris, je verrai cet enfant. +J'ai délaissé ce que j'aimais, je me suis éloigné du malheur; je veux +prendre maintenant un amer plaisir à le contempler. + +Dans un joli boudoir boisé, à l'entre-sol d'un bon hôtel situé dans le +faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque +le père et l'oncle arrivèrent. Sur une table étaient des dessins, des +livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait +sur le tapis. + +Le marquis s'était levé; Camille courut à son père, qui l'embrassa +tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du +chevalier se reportèrent aussitôt sur l'enfant. Malgré lui, l'horreur +qu'il avait eue autrefois pour l'infirmité de Camille reprenait place +dans son coeur, à la vue de cet être qui allait hériter de la malédiction +qu'il lui avait léguée. Il recula lorsqu'on le lui présenta. + +--Encore un muet! s'écria-t-il. + +Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait compris. +Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt +sur ses petites lèvres, en les frottant un peu, comme pour l'inviter à +parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis prononça bien +distinctement ces deux mots, que la mère lui avait fait apprendre +d'avance:--Bonjour, papa. + +--Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle +Giraud. + +FIN DE PIERRE ET CAMILLE. + + + + +LE + +SECRET DE JAVOTTE + +1844 + +[Illustration: LE SECRET DE JAVOTTE + +... deux jeunes gens, revenant de la chasse suivaient à cheval la route +de Noisy...] + + + +I + + +L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens revenant +de la chasse suivaient à cheval la route de Noisy, à quelque distance de +Luzarches. Derrière eux marchait un piqueur menant les chiens. Le soleil +se couchait et dorait au loin la belle forêt de Carenelle, où le feu duc +de Bourbon aimait à chasser. Tandis que le plus jeune des deux +cavaliers, âgé d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa +monture, et s'amusait à sauter les haies, l'autre paraissait distrait et +préoccupé. Tantôt il excitait son cheval et le frappait avec impatience, +tantôt il s'arrêtait tout à coup et restait au pas en arrière, comme +absorbé par ses pensées. À peine répondait-il aux joyeux discours de son +compagnon, qui, de son côté, le raillait de son silence. En un mot, il +semblait livré à cette rêverie bizarre, particulière aux savants et aux +amoureux, qui sont rarement où ils paraissent être. Arrivé à un +carrefour, il mit pied à terre, et s'avançant au bord d'un fossé, il +ramassa une petite branche de saule qui était enfoncée dans le sable +assez profondément; il détacha une feuille de cette branche, et, sans +qu'on l'aperçût, la glissa furtivement dans son sein; puis, remontant +aussitôt à cheval: + +--Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux +Clignets par le village; nous rentrerons, mon frère et moi, par la +garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me +ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque +troupeau de bestiaux rentrant à la ferme. + +Le piqueur obéit et prit avec ses chiens un sentier tracé dans les +roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le +moins âgé des deux frères) partit d'un grand éclat de rire: + +--Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable ce +soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit dévorée par un mouton? Mais tu +as beau faire; je parierais que, malgré toutes tes précautions, cette +pauvre bête, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvais tour +d'ici à une demi-heure. + +--Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque irrité. + +--Mais, apparemment, répondit Armand en se rapprochant de son frère, +parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta +jument est sujette à caracoler quand elle voit la grille. Heureusement, +ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est là, et +que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une +jambe. + +--Mauvaise langue, dit Tristan souriant à son tour un peu à contre-coeur, +qu'est-ce qui pourra donc te déshabituer de tes méchantes plaisanteries? + +--Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il à +cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil, c'est +de son âge. N'as-tu pas l'honneur d'être au service du roi dans le +régiment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime aussi la +chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta +veste rouge, est-ce que c'est un péché mortel? + +--Écoute, écervelé, dit Tristan. Que tu badines ainsi entre nous, si +cela te plaît, rien de mieux; mais pense sérieusement à ce que tu dis +quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de +notre mère; sa maison est une des seules ressources que nous ayons dans +le pays pour nous désennuyer de cette vie monotone qui t'amuse, toi, +avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La +marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances... + +--La plus agréable, ajouta Armand. + +--Tant que tu voudras. Tu n'es pas fâché, toi-même, d'aller à Renonval, +lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre +part que de nous brouiller avec ces gens-là, et c'est ce que tes +discours finiront par faire, si tu continues à jaser au hasard. Tu sais +très bien que je n'ai pas plus qu'un autre la prétention de plaire à +madame de Vernage... + +--Prends garde à Gitana! s'écria Armand. Regarde comme elle dresse les +oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue. + +--Trêve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et tâche d'y +penser sérieusement. + +--Je pense, dit Armand, et très sérieusement, que la marquise est très +bien en manches plates, et que le noir lui va à merveille. + + +--À +quel propos cela? + +--À propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit rien dans +ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne t'ai +pas entendu très clairement dire que le noir était ta couleur, et cette +bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la grâce de +monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la +plus noire de toutes ses robes? + +--Qu'y a-t-il d'étonnant? n'est-il pas tout simple de changer de +toilette pour dîner? + +--Prends garde à Gitana, te dis-je; elle est capable de s'emporter, et +de te mener tout droit, malgré toi, à l'écurie de Renonval. Et la +semaine dernière, à la fête, cette même marquise, toujours de noir +vêtue, n'a-t-elle pas trouvé naturel de m'installer dans la grande +calèche avec mon chien et monsieur le curé, pour grimper dans ton +tilbury, au risque de montrer sa jambe? + +--Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux subît +cette corvée? + +--Oui, mais cet _un_, c'est toujours moi. Je ne m'en plains pas, je ne +suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse, +n'a-t-elle pas imaginé de quitter sa voiture et de me prendre mon propre +cheval, que je lui ai cédé avec un désintéressement admirable, pour +qu'elle pût galoper dans les bois à côté de monsieur l'officier? +Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer +dans tes dénégations, tu me devrais, honnêtement parlant, ta confiance +et tes secrets. + +--Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un étourdi tel que toi, et +quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes +contes? + +--Prends garde à Gitana, mon frère. + +--Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que j'eusse +fantaisie d'aller ce soir faire une visite à Renonval, qu'y aurait-il +d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un prétexte pour te prier d'y venir +avec moi ou de rentrer seul à la maison? + +--Non, certainement; de même que, si nous venions à rencontrer madame de +Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de +surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, il +est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de +moins en comparaison de l'éternité? La marquise doit nous avoir entendus +sonner du cor; il serait bien juste qu'elle prît le frais sur la route, +en compagnie de son inévitable adorateur et voisin, M. de la +Bretonnière. + +--J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de la +Bretonnière m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une femme +d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot +et traîne partout une pareille ombre? + +--Il est certain, répondit Armand, que le personnage est lourd et +indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme, créé et mis +au monde pour l'état de voisin. Voisiner est son lot; c'est même presque +sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu +un homme mieux établi que lui hors de chez soi. Si on va dîner chez +madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il +chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et +remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et classique, +qui se croit obligé de rire si la maîtresse du logis dit un bon mot; il +serait plutôt disposé, s'il osait, à tout blâmer et tout contrecarrer. +S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver +que le baromètre est à variable. Si quelqu'un cite une anecdote, ou +parle d'une curiosité, il a vu quelque chose de bien mieux; mais il ne +daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tête avec une modestie +à le souffleter. L'assommante créature! je ne sais pas, en vérité, s'il +est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage, +quand il est là, sans que sa tête inquiète et effarouchée vienne se +placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas +d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur +spéciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, d'être plus +ennuyeux qu'un bavard, rien que par la façon dont il regarde parler les +autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste à la vie, et +tâche de gêner, de décourager et d'impatienter les vivants. Avec tout +cela, la marquise le supporte; elle a la charité de l'écouter, de +l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en +débarrassera jamais. + +--Qu'entends-tu par là? demanda Tristan, un peu troublé à ce dernier +mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable? + +--Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifférence railleuse. +Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est garçon +et fort à l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite meute, +et un grand vieux carrosse. Il possède sur tout autre, près de la +marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans +et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en +congé, permets-moi de te le dire tout bas, peut éblouir et plaire en +passant; mais celui qui est là tous les jours a quinte et quatorze par +état, sans compter l'industrie, comme dit Basile. + +Tandis que les deux frères causaient ainsi, ils avaient laissé les bois +derrière eux et commençaient à entrer dans les vignes. Déjà ils +apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval. + +--Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualités; mais c'est +une coquette. Elle passe pour dévote, et elle a un chapelet bénit +accroché à son étagère; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t'en +déplaise, c'est, à mon avis, une femme difficile à deviner et +passablement dangereuse. + +--Cela est possible, dit Tristan. + +--Et même probable, reprit son frère. Je ne suis pas fâché que tu le +penses comme moi, et je te dirai volontiers à mon tour: Parlons +sérieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la connaître et de +l'étudier de près. Toi, tu viens ici pour quelques jours; tu es un jeune +et beau garçon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne sais que +faire, elle te plaît, tu lui en contes, et elle te laisse dire. Moi, qui +la vois l'hiver comme l'été, à Paris comme à la campagne, je suis moins +confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval +et me laisse en tête-à-tête avec le curé. Ses grands yeux noirs, qu'elle +baisse vers la terre avec une modestie parfois si sévère, savent se +relever vers toi, j'en suis bien sûr, lorsque vous courez la forêt, et +je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a tourné la +tête, à ma connaissance, à trois ou quatre pauvres petits garçons qui +ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma pensée? +Je te dirai, en style de Scudéry, qu'on pénètre assez facilement jusqu'à +l'antichambre de son coeur, mais que l'appartement est toujours fermé, +peut-être parce qu'il n'y a personne. + +--Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain +caractère. + +--Non pas à son avis: qu'a-t-on à lui reprocher? Est-ce sa faute si on +devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait guère plus de trente ans, +elle dit à qui veut l'entendre qu'elle a renoncé, depuis qu'elle est +veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre, +monter à cheval et prier Dieu. Elle fait l'aumône et va à confesse; or, +toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sincèrement et +véritablement religieuse, est la pire espèce de coquette que la +civilisation ait inventée. Une femme pareille, sûre d'elle-même, belle +encore et jouissant volontiers des petits privilèges de la beauté, sait +composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine +confession. Aux moments mêmes où elle semble se livrer avec le plus +charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si +le bout de son pied est suffisamment caché sous sa robe, et calcule la +place où elle peut laisser prendre, sans péché, un baiser sur sa +mitaine. À quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne pas +être franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer à la +tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne +saurait dire qu'elle soit sincère ni hypocrite; elle est ainsi et elle +plaît; ses victimes passent et disparaissent. La Bretonnière, le +silencieux, restera jusqu'à sa mort, très probablement, sur le seuil du +temple où ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire +l'encens. + +Tristan, pendant que son frère parlait, avait arrêté son cheval. La +grille du château de Renonval n'était plus éloignée que d'une centaine +de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait prévu, madame de +Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle était seule, contre +l'ordinaire. Tristan changea tout à coup de visage. + +--Écoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es homme et tu as +du coeur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni +loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on m'a +dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugué par cette +femme; elle est si charmante, si aimable, si séduisante, quand elle +veut... + +--Je le sais très bien, dit Armand. + +--Non, s'écria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de grâce, de +douceur, de piété, car enfin elle fait l'aumône, comme tu dis, et +remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les +dehors de la franchise et de la bonté, elle puisse être telle que tu te +l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en +chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier à ta parole. Je vais +à Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mère s'inquiète de ne +pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon +cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte +visite, et je reviendrai sur-le-champ. + +--Pourquoi ce mystère, s'il en est ainsi? + +--Parce que la marquise elle-même reconnaît que c'est le plus sage. Les +gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes +ensemble. Garde-moi le secret; à ce soir. + +Sans attendre une réponse, Tristan partit au galop. + +Demeuré seul, Armand changea de route, et prit un chemin de traverse qui +le menait plus vite chez lui. Ce n'était pas, on le pense bien, sans +déplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son frère +s'éloigner. Jeune d'années, mais déjà mûri par une précoce expérience du +monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent léger en apparence, +avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier +distingué dans l'armée, courait en Algérie les chances de la guerre, et +se livrait parfois aux dangereux écarts d'une imagination vive et +passionnée, Armand restait à la maison et tenait compagnie à sa vieille +mère. Tristan le raillait parfois de ses goûts sédentaires, et +l'appelait monsieur l'abbé, prétendant que, sans la Révolution, il +aurait porté la tonsure, en sa qualité de cadet; mais cela ne le fâchait +pas.--Va pour le titre, répondait-il, mais donne-moi le bénéfice. La +baronne de Berville, la mère, veuve depuis longtemps, habitait le Marais +en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce +n'était pas une maison assez riche pour entretenir un grand équipage, +mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait +ses enfants, on avait fait venir des _foxhounds_ d'Angleterre; quelques +voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes réunies formaient +de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la +forêt de Carenelle. Ainsi s'étaient établies rapidement, entre les +habitants des Clignets et ceux de deux ou trois châteaux des environs, +des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on +vient de le voir, était la reine du canton. Depuis le sieur de +Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'à l'élégant un peu +arriéré de Luzarches, tout rendait hommage à la belle marquise, voire +même le curé de Noisy. Renonval était le rendez-vous de ce qu'il y avait +de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes étaient +d'accord pour vanter, comme Tristan, la grâce et la bonté de la +châtelaine. Personne ne résistait à l'empire souverain qu'elle exerçait, +comme on dit, sur les coeurs; et c'est précisément pourquoi Armand était +fâché que son frère ne revînt pas souper avec lui. + +Il ne lui fut pas difficile de trouver un prétexte pour justifier cette +absence, et de dire à la baronne en rentrant que Tristan s'était arrêté +chez un fermier, avec lequel il était en marché pour un coin de terre. +Madame de Berville, qui ne dînait qu'à neuf heures quand ses enfants +allaient à la chasse, afin de prendre son repas en famille, voulut +attendre pour se mettre à table que son fils aîné fut revenu. Armand, +mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son métier, +parut médiocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait. Peut-être +craignait-il, à part lui, que la visite à Renonval ne se prolongeât plus +longtemps qu'il n'avait été dit. Quoi qu'il en fût, il prit d'abord, +pour se donner un peu de patience, un à-compte sur le dîner, puis il +alla visiter ses chiens et jeter à l'écurie le coup d'oeil du maître, et +revint s'étendre sur un canapé, déjà à moitié endormi par la fatigue de +la journée. + +La nuit était venue, et le temps s'était mis à l'orage. Madame de +Berville, assise, comme de coutume, devant son métier à tapisserie, +regardait la pendule, puis la fenêtre, où ruisselait la pluie. Une +demi-heure s'écoula lentement, et bientôt vint l'inquiétude. + +--Que fait donc ton frère? disait la baronne; il est impossible qu'à +cette heure et par un temps semblable il s'arrête si longtemps en route; +quelque accident lui sera arrivé: je vais envoyer à sa rencontre. + +--C'est inutile, répondait Armand; je vous jure qu'il se porte aussi +bien que nous, et peut-être mieux; car, voyant cette pluie, il se sera +sans doute fait donner à souper dans quelque cabaret de Noisy, pendant +que nous sommes à l'attendre. + +L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit le +dîner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de laisser +ainsi sa mère dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait inutile; +mais il avait donné sa parole. De son côté, madame de Berville voyait +aisément, sur le visage de son fils, l'inquiétude qui l'agitait; elle +n'en pénétrait pas la cause, mais l'effet ne lui échappait pas. Habituée +à toute la tendresse et aux confidences même d'Armand, elle sentait que, +s'il gardait le silence, c'est qu'il y était obligé. Par quelle raison? +elle l'ignorait, mais elle respectait cette réserve, tout en ne pouvant +s'empêcher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air +craintif et presque suppliant, puis elle écoutait gronder la foudre, et +haussait les épaules en soupirant. Ses mains tremblaient, malgré elle, +de l'effort qu'elle faisait pour paraître tranquille. À mesure que +l'heure avançait, Armand se sentait de moins en moins le courage de +tenir sa promesse. Le dîner terminé, il n'osait se lever; la mère et le +fils restèrent longtemps seuls, appuyés sur la table desservie, et se +comprenant sans ouvrir les lèvres. + +Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne étant venue apporter +les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir à son fils, et se +retira dans son appartement pour dire ses prières accoutumées. + +--Que fait-il, en effet, cet étourdi garçon? se disait Armand, tout en +se débarrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de chasseur. +Rien de bien inquiétant, cela est probable. Il fait les yeux doux à +madame de Vernage, et subit le silence imposant de la Bretonnière. +Est-ce bien sûr? Il me semble qu'à cette heure-ci la Bretonnière doit +être dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai que +Tristan est peut-être en route aussi; j'en doute, pourtant; le chemin +n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter à cheval. D'une autre +part, il y a d'excellents lits à Renonval, et une marquise si polie peut +certainement offrir un asile à un capitaine surpris par l'orage. Il est +probable, tout bien considéré, que Tristan ne reviendra que demain. Cela +est fâcheux, pour deux raisons: d'abord cela inquiète notre mère, et +puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouvés chez une +voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit passée sous +le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont +on rêve. Quelquefois même, on ne dort pas du tout. Que va-t-il advenir +de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du coeur +pour deux, mais tant pis. Elle trouvera aisé de le jouer, trop aisé, +peut-être, c'est là mon espoir. Elle dédaignera d'en agir faussement +envers un si loyal caractère. Mais, après tout, se disait encore Armand, +en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau +et brave. Il s'est tiré d'affaire à Constantine, il s'en tirera à +Renonval. + +Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence +régnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se fit +entendre sur la route. Il était deux heures du matin; une voix +impérieuse cria qu'on ouvrît, et tandis que le garçon d'écurie levait +lourdement, l'une après l'autre, les barres de fer qui retenaient la +grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, à pousser de +longs gémissements. Armand, qui dormait de tout son coeur, réveillé en +sursaut, vit tout à coup devant lui son frère tenant un flambeau et +enveloppé d'un manteau dégouttant de pluie. + +--Tu rentres à cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou bien +matin. + +Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec l'accent +d'une colère presque furieuse: + +--Tu avais raison, c'est la dernière des femmes, et je ne la reverrai de +ma vie. + +Après quoi il sortit brusquement. + + + + +II + + +Malgré toutes les questions, toutes les instances que put faire Armand, +Tristan ne voulut donner à son frère aucune explication des étranges +paroles qu'il avait prononcées en rentrant. Le lendemain, il annonça à +sa mère que ses affaires le forçaient d'aller à Paris pour quelques +jours, et donna ses ordres en conséquence; il avait le dessein de partir +le soir même. + +--Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une façon +un peu cavalière. Tu me fais la moitié d'une confidence, et tu t'en vas +d'un jour à l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que je +pense de ce départ impromptu? + +--Ce qu'il te plaira, répondit Tristan avec une indifférence si +tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunté, tu ne feras qu'y +perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de colère, il est vrai, pour une +bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras +l'appeler. La Bretonnière m'a ennuyé; la marquise était de mauvaise +humeur; l'orage m'a contrarié; je suis revenu je ne sais pourquoi, et je +t'ai parlé sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si tu +veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais, à la +première occasion, tu nous verras amis comme devant. + +--Tout cela est bel et bon, répliquait Armand, mais tu ne parlais pas +hier par énigme, quand tu m'as dit: C'est la dernière des femmes. Il n'y +a là mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrivé que tu caches. + +--Et que veux-tu qu'il me soit arrivé? demandait Tristan. + +À cette question, Armand baissait la tête, et restait muet; car en +pareille circonstance, du moment que son frère se taisait, toute +supposition, même faite en plaisantant, pouvait être aisément blessante. + +Vers le milieu de la journée, une calèche découverte entra dans la cour +des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, à l'air gauche +et endimanché, descendit aussitôt de la voiture, baissa lui-même le +marchepied et présenta la main à une grande et belle femme, mise +simplement et avec goût. C'était madame de Vernage et la Bretonnière qui +venaient faire visite à la baronne. Tandis qu'ils montaient le perron, +où madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le visage de son +frère avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais Tristan le +regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de +nouveau. + +À la tournure aisée que prit la conversation, aux politesses froides, +mais sans nulle contrainte, qu'échangèrent Tristan et la marquise, il ne +semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se fût passé la +veille. La marquise apportait à madame de Berville, qui aimait les +oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonnière l'avait dans son +chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la volière. La +Bretonnière, bien entendu, donna le bras à la baronne; les deux jeunes +gens restèrent près de madame de Vernage. Elle paraissait plus gaie que +de coutume; elle marchait au hasard de côté et d'autre sans respect pour +les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage. + +--Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous? + +Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son +départ. Il l'annonça effectivement du ton le plus calme; mais, en même +temps, il fixa sur la marquise un regard pénétrant, presque dur et +offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda même +pas quand il comptait revenir. + +--En ce cas-là, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le seul +représentant des Berville que nous verrons à Renonval; car je suppose +que nous vous aurons. La Bretonnière dit qu'il a découvert, avec les +lunettes de mon garde, une espèce de cochon sauvage à qui la barbe vient +comme aux oiseaux les plumes... + +--Point du tout, dit la Bretonnière, c'est une sorte de truie chinoise, +de couleur noire, appelée tonkin. Lorsque ces animaux quittent la +basse-cour et s'habituent à vivre dans les bois... + +--Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, à force de manger +du gland, les défenses leur poussent au bout du museau. + +--C'est de toute vérité, répondit la Bretonnière, non pas, il est vrai, +à la première, ni même à la seconde génération; mais il suffit que le +fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait. + +--Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de +faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une forêt, il en +résulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la tête. Et +c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la +main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne réussit +à personne. + +--Cela est encore vrai, dit la Bretonnière; la sauvagerie est un grand +défaut. + +--Elle vaut pourtant mieux, répondit Tristan, qu'une certaine espèce de +domesticité. + +La Bretonnière ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il devait se +fâcher. + +--Oui, dit madame de Berville à la marquise, vous avez bien raison. +Grondez-moi ce méchant garçon, qui est toujours sur les grands chemins, +et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller à Paris. Défendez-lui +donc de partir. + +Madame de Vernage, qui, tout à l'heure, n'avait pas dit un mot pour +essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi priée de le faire, y mit +aussitôt toute l'insistance et toute la bonne grâce dont elle était +capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour +dire à Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires à Paris, +que la curiosité d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur tout au +monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir déjeuner le +lendemain à Renonval. Tristan répondait à chacun de ses compliments par +un de ces petits saluts insignifiants qu'ont inventés les gens qui ne +savent quoi dire: il était clair que sa patience était mise à une +cruelle épreuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus qu'elle +prévoyait, et, dès qu'elle eut cessé de parler, elle se retourna et +s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle eût répété une comédie +et que son rôle eût été fini. + +--Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui qui +en veut à l'autre? Est-ce mon frère? est-ce la Bretonnière? Que vient +faire ici la marquise? + +La façon d'être de madame de Vernage était, en effet, difficile à +comprendre. Tantôt elle témoignait à Tristan une froideur et une +indifférence marquées; tantôt elle paraissait le traiter avec plus de +familiarité et de coquetterie qu'à l'ordinaire.--Cassez-moi donc cette +branche-là, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du monde ce +soir, je veux être toute en fleurs; je compte mettre une robe +botanique, et avoir un jardin sur la tête. + +Tristan obéissait: il le fallait bien. La marquise se trouva bientôt +avoir une véritable botte de fleurs, mais aucune ne lui plaisait.--Vous +n'êtes pas connaisseur, disait-elle, vous êtes un mauvais jardinier; +vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez +les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir. + +En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait +tomber à terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce dédain +sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du +monde. + +Il y avait au milieu du parc une petite rivière avec un pont de bois qui +était brisé, mais dont il restait encore quelques planches. La +Bretonnière, selon sa manie, déclara qu'il y avait danger à s'y +hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise +voulut passer, et commençait à prendre les devants, quand la baronne lui +représenta qu'en effet ce pont était vermoulu, et qu'elle courait le +risque d'une chute assez grave. + +--Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire les +honneurs de la profondeur de votre rivière; et si je faisais comme +Condé, qu'est-ce qu'il arriverait donc? + +Devant monter à cheval, au retour, elle avait à la main une cravache. +Elle la jeta de l'autre côté de l'eau, dans une petite +île:--Maintenant, messieurs, reprit-elle, voilà mon bâton jeté à +l'ennemi. Qui de vous ira le chercher? + +--C'est fort imprudent, dit la Bretonnière; cette cravache est fort +jolie, la pomme en est très bien ciselée. + +--Y aura-t-il du moins une récompense honnête? demanda Armand. + +--Fi donc! s'écria la marquise. Vous marchandez avec la gloire! Et vous, +monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan, +qu'est-ce que vous dites? passerez-vous? + +Tristan semblait hésiter, non par crainte du danger ni du ridicule, mais +par un sentiment de répugnance à se voir ainsi provoqué pour une +semblable bagatelle. Il fronça le sourcil et répondit froidement: + +--Non, madame. + +--Hélas! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre Phanor était +là, il m'aurait déjà rendu ma cravache. + +La Bretonnière, tâtant le pont avec sa canne, le contemplait d'un air de +réflexion profonde; appuyée nonchalamment sur la poutre brisée qui +servait de rampe, la marquise s'amusait à faire plier les planches en se +balançant au-dessus de l'eau: elle s'élança tout à coup, traversa le +pont avec une vivacité et une légèreté charmantes, et se mit à courir +dans l'île. Armand avait voulu la prévenir, mais son frère lui prit le +bras, et, se mettant à marcher à grands pas, l'entraîna à l'écart dans +une allée; là, dès que les deux jeunes gens furent seuls: + +--La patience m'échappe, dit Tristan. J'espère que tu ne me crois pas +assez sot pour me fâcher d'une plaisanterie; mais cette plaisanterie a +un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver, +jouer avec ma colère, et voir jusqu'à quel point j'endurerai son audace; +elle sait ce que signifie son froid persiflage. Misérable coeur! +méprisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me laisser +m'éloigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite vanité, et se +faire une sorte de triomphe d'une discrétion qu'on ne lui doit pas! + +--Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il? + +--Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es intéressé, puisque tu es mon +frère. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et que tu +me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au +carrefour des Roches. Il y avait à terre une branche de saule, que tu ne +m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'était madame de Vernage +qui l'avait enfoncée dans le sable, en se promenant le matin. Elle riait +tout à l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais celle-là +avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de la +marquise étaient allés chez son oncle à Beaumont, que la Bretonnière ne +viendrait pas dîner, et que, si je craignais d'éveiller les gens en +sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval chez +le bonhomme du Héloy. + +--Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule! + +--Oui, et plût à Dieu que j'eusse repoussé du pied ce brin de saule +comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et tu +l'as vu toi-même, je l'aimais, j'étais sous le charme. Quelle +bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'étais tout amour, j'aurais +donné mon sang pour elle, et aujourd'hui... + +--Eh bien, aujourd'hui? + +--Écoute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches d'abord une +petite aventure qui m'est arrivée l'an passé. Tu sauras donc qu'au bal +de l'Opéra j'ai rencontré une espèce de grisette, de modiste, je ne sais +quoi. Je suis venu à faire sa connaissance par un hasard assez +singulier. Elle était assise à côté de moi, et je ne faisais nulle +attention à elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me dire +bonsoir. Au même instant, ma voisine, comme effrayée, cacha sa tête +derrière mon épaule; elle me dit à l'oreille qu'elle me suppliait de la +tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je +ne pouvais guère m'y refuser. Je me levai avec elle, et je quittai +Saint-Aubin. Elle me conta là-dessus qu'il était son amant, qu'elle +avait peur de lui, qu'il était jaloux, enfin, qu'elle le fuyait. Je me +trouvais ainsi tout à coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le rôle d'un +rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un +air mécontent. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre à peu +près au sérieux ce rôle que l'occasion m'offrait. J'emmenai souper la +petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se +fâcher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine à lui faire entendre +raison. Il convint de bonne grâce qu'il n'était guère possible de se +couper la gorge pour une demoiselle qui se réfugiait au bal masqué pour +fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et +l'affaire fut oubliée; tu vois que le mal n'est pas grand. + +--Non, certes; il n'y a là rien de bien grave. + +--Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit +quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et à Renonval. Or, cette +nuit, au moment même où la marquise, assise près de moi, écoutait de son +grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la tête, et +essayait, en souriant, cette bague qui, grâce au ciel, est encore à mon +doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal +lui a été contée, qu'elle la sait de bonne source, que Saint-Aubin +adorait cette grisette, qu'il a été au désespoir de l'avoir perdue, +qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demandé raison, que j'ai reculé, et +qu'alors... + +Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux frères +marchèrent en silence. + +--Qu'as-tu répondu? dit enfin Armand. + +--Je lui ai répondu une chose très simple. Je lui ai dit tout +bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme +lève la main sur lui impunément s'appelle un lâche, vous le savez très +bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la +maîtresse de ce lâche, s'appelle aussi d'un certain nom qu'il est +inutile de vous dire. Là-dessus, j'ai pris mon chapeau. + +--Et elle ne t'a pas retenu? + +--Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me dire +que je me fâchais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a demandé +pardon de m'avoir offensé sans dessein; je ne sais même pas si elle n'a +pas essayé de pleurer. À tout cela, je n'ai rien répliqué, sinon que je +n'attachais aucune importance à une indignité qui ne pouvait +m'atteindre, qu'elle était libre de croire et de penser tout ce que bon +lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui +ôter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans, mes +camarades qui me connaissent auraient quelque peine à admettre votre +conte, et par conséquent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut pour le +mépriser. + +--Est-ce là réellement ta pensée? + +--Y songes-tu? Si je pouvais hésiter à savoir ce que j'ai à faire, c'est +précisément parce que je suis soldat que je n'aurais pas deux partis à +prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans coeur plaisanter avec mon +honneur, et répéter demain sa misérable histoire à une coquette de son +bord, ou à quelqu'un de ces petits garçons à qui tu prétends qu'elle +tourne la tête? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre mère, +puisse devenir un objet de risée? Seigneur Dieu! cela fait frémir! + +--Oui, dit Armand, et voilà cependant les petits badinages pleins de +grâce qu'inventent ces dames pour se désennuyer. Faire d'une niaiserie +un roman bien noir, bien scandaleux, voilà le bon plaisir de leur +cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant? + +--Je compte aller ce soir à Paris. Saint-Aubin est aussi un soldat; +c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en préserve! qu'un mot de +sa part ait jamais pu donner l'idée de cette fable fabriquée par quelque +femme de chambre; mais, à coup sûr, je le ramènerai ici, et il ne lui +sera pas plus difficile de dire tout haut la vérité, qu'il ne me le +sera, à moi, de l'entendre. C'est une démarche fâcheuse, pénible, que je +ferai là, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller trouver un +camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manqué de coeur. Mais +n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit être permis. +Je te le répète, c'est notre nom que je défends, et s'il ne devait pas +sortir de là pur comme de l'or, je m'arracherais moi-même la croix que +je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma +présence, qu'on lui a répété un sot conte, et que ceux qui l'ont forgé +en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la +marquise m'entende aussi à mon tour; il faut que je lui donne bien +discrètement, en termes bien polis, en tête-à-tête, une leçon qu'elle +n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer +nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je +ne prétends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, après avoir exposé sa +vie pour aller chercher le bouquet de sa maîtresse, le lui jeta à la +figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole +produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te +réponds que d'ici à quelque temps, du moins, la marquise sera moins +fière, moins coquette et moins hypocrite. + +--Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec toi. +Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le +permets, je serai dans la coulisse. + +La marquise se disposait à retourner chez elle lorsque les deux frères +reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait été pour +quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait +rien; jamais, au contraire, elle n'avait semblé plus calme et plus +contente d'elle-même. Ainsi qu'il a été dit, elle s'en allait à cheval. +Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre +le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marché sur le sable +mouillé, son brodequin était humide, en sorte que l'empreinte en resta +marquée sur le gant de Tristan. Dès que madame de Vernage fut partie, +Tristan ôta ce gant et le jeta à terre. + +--Hier, je l'aurais baisé, dit-il à son frère. + +Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et +allèrent coucher à Paris. Madame de Berville, toujours inquiète et +toujours indulgente, comme une vraie mère qu'elle était, fit semblant de +croire aux raisons qu'ils prétendirent avoir pour partir. Dès le +lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller +demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue +Neuve-Saint-Augustin, à l'hôtel garni où il logeait habituellement quand +il était en congé. + +--Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est peut-être en +garnison bien loin. + +--Quand il serait à Alger, répondait Tristan, il faut qu'il parle, ou du +moins qu'il écrive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je le +trouverai, ou il dira pourquoi. + +Le garçon de l'hôtel était un Anglais, chose fort commode peut-être pour +les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez +gênante pour les Parisiens. À la première parole de Tristan, il répondit +par l'exclamation la plus britannique: + +--Oh! + +--Voilà qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que son frère; +mais M. de Saint-Aubin est-il ici? + +--Oh! no. + +--N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure? + +--Oh! yes. + +--Il est donc sorti? + +--Oh! no. + +--Expliquez-vous. Peut-on lui parler? + +--No, sir, impossible. + +--Pourquoi, impossible? + +--Parce qu'il est... Comment dites-vous? + +--Il est malade. + +--Oh! no, il est mort. + + + + +III + + +Il serait difficile de peindre l'espèce de consternation qui frappa +Tristan et son frère en apprenant la mort de l'homme qu'ils avaient un +si grand désir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en dise, une +chose indifférente que la mort. On ne la brave pas sans courage, on ne +la voit pas sans horreur, et il est même douteux qu'un gros héritage +puisse rendre vraiment agréable sa hideuse figure, dans le moment où +elle se présente. Mais quand elle nous enlève subitement quelque bien ou +quelque espérance, quand elle se mêle de nos affaires et nous prend dans +les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa +puissance, et que l'homme reste muet devant le silence éternel. + +Saint-Aubin avait été tué en Algérie, dans une razzia. Après s'être fait +raconter, tant bien que mal, par les gens de l'hôtel, les détails de cet +événement, les deux frères reprirent tristement le chemin de la maison +qu'ils habitaient à Paris. + +--Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir +d'embarras, qu'un mot à dire à un honnête homme, et il n'est plus. +Pauvre garçon! je m'en veux à moi-même de ce qu'un motif d'intérêt +personnel se mêle au chagrin que me cause sa mort. C'était un brave et +digne officier; nous avions bivouaqué et trinqué ensemble. Ayez donc +trente ans, une vie sans reproche, une bonne tête et un sabre au côté, +pour aller vous faire assassiner par un Bédouin en embuscade! Tout est +fini, je ne songe plus à rien, je ne veux pas m'occuper d'un conte quand +j'ai à pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent ce qui +leur plaira. + +--Ton chagrin est juste, répondit Armand; je le partage et je le +respecte; mais, tout en regrettant un ami et en méprisant une coquette, +il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est là, avec ses lois; il ne +voit ni ton dédain ni tes larmes; il faut lui répondre dans sa langue, +ou, tout au moins, l'obliger à se taire. + +--Et que veux-tu que j'imagine? Où veux-tu que je trouve un témoin, une +preuve quelconque, un être ou une chose qui puisse parler pour moi? Tu +comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour +s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas +amené avec lui tout son régiment. Les choses se sont passées en +tête-à-tête; si elles eussent dû devenir sérieuses, certes, alors, les +témoins seraient là; mais nous nous sommes donné une poignée de main, et +nous avons déjeuné ensemble; nous n'avions que faire d'inviter personne. + +--Mais il n'est guère probable, reprit Armand, que cette sorte de +querelle et de réconciliation soit demeurée tout à fait secrète. +Quelques amis communs ont dû la connaître. Rappelle-toi, cherche dans +les souvenirs. + +--Et à quoi bon? quand même, en cherchant bien, je pourrais retrouver +quelqu'un qui se souvînt de cette vieille histoire, ne veux-tu pas que +j'aille me faire donner par le premier venu une espèce d'attestation +comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir +sans crainte; tout se demande à un ami. Mais quel rôle jouerais-je, à +l'heure qu'il est, en allant dire à un de nos camarades: Vous +rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an passé? On +se moquerait de moi, et on aurait raison. + +--C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une +femme orgueilleuse, vindicative et offensée, tenir impunément de +méchants propos. + +--Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. À une insulte faite +par un homme on répond par un coup d'épée. Contre toute espèce d'injure, +publique ou non,... même imprimée, on peut se défendre; mais quelle +ressource a-t-on contre une calomnie sourde, répétée dans l'ombre, à +voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est là le +triomphe de la lâcheté. C'est là qu'une pareille créature, dans toute la +perfidie du mensonge, dans toute la sécurité de l'impudence, vous +assassine à coups d'épingle; c'est là qu'elle ment avec tout l'orgueil, +toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est là qu'elle glisse à +loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie étudiée, +revue et augmentée par l'auteur; et cette infamie fait son chemin, cela +se répète, se commente, et l'honneur, le bien du soldat, l'héritage des +aïeux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une telle +misère! + +Tristan parut réfléchir pendant quelque temps, puis il ajouta d'un ton à +demi sérieux, à demi plaisant: + +--J'ai envie de me battre avec la Bretonnière. + +--À propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'empêcher de rire. Que t'a +fait ce pauvre diable dans tout cela? + +--Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est très possible qu'il soit au courant +de mes affaires. Il est assez dans les initiés, et passablement curieux +de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le prît +pour confident. + +--Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte une +histoire, et qu'il n'en est pas responsable. + +--Bah! et s'il s'en fait l'éditeur? Cet homme-là, qui n'est qu'une +mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que s'il +était son mari; et, en supposant qu'elle lui récite ce beau roman +inventé sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse à en garder le secret? + +--À la bonne heure, mais encore faudrait-il être sûr d'abord qu'il en +parle, et même, dans ce cas-là, je ne vois guère qu'il puisse être +juste de chercher querelle à quelqu'un parce qu'il répète ce qu'il a +entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs à faire peur à la +Bretonnière? Il ne se battrait certainement pas, et, franchement, il +serait dans son droit. + +--Il se battrait. Ce garçon-là me gêne; il est ennuyeux, il est de trop +dans ce monde. + +--En vérité, mon cher Tristan, tu parles comme un homme qui ne sait à +qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, à t'entendre, que tu cherches une +affaire d'honneur pour rétablir ta réputation, ou que tu as besoin d'une +balafre pour la montrer à ta maîtresse, comme un étudiant allemand? + +--Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment +intolérable. On m'accuse, on me déshonore, et je n'ai pas un moyen de me +venger! Si je croyais réellement... + +Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard, devant +la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arrêta de nouveau, tout à coup, +pour regarder un bracelet placé dans l'étalage. + +--Voilà une chose étrange, dit-il. + +--Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de +comptoir? + +--Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En +voici un qui se présente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du reste, +n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le +moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce +même marchand, dans cette boutique, un bracelet comme celui-là, lequel +bracelet était destiné à cette grisette dont il s'occupait, et qui avait +failli nous brouiller; lorsque, après notre querelle vidée, nous eûmes +déjeuné ensemble:--Parbleu, me dit-il en riant, tu viens de m'enlever la +reine de mes pensées à l'instant où je me disposais à lui faire un +cadeau; c'était un petit bracelet avec mon nom gravé en dedans; mais, ma +foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le cède; +puisque tu es le préféré, il faut que tu payes ta bienvenue.--Faisons +mieux, répondis-je; soyons de moitié dans l'envoi que tu comptais lui +faire.--Tu as raison, reprit-il; mon nom est déjà sur la plaque, il faut +que le tien y soit gravé aussi, et, en signe de bonne amitié, nous y +ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les +deux noms, écrits sur le bracelet, furent envoyés à la demoiselle, et +doivent actuellement exister quelque part en la possession de +mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre héroïne), à moins qu'elle ne +l'ait vendu pour aller dîner. + +--À merveille! s'écria Armand; cette preuve que tu cherchais est toute +trouvée. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut que la +marquise voie les deux signatures, et le jour bien spécifié. Il faut que +mademoiselle Javotte elle-même témoigne au besoin de la vérité et de +l'identité de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver clairement +que rien de sérieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi? Certes, +deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau à une femme +qu'ils se disputent, ne sont pas bien en colère l'un contre l'autre, et +il devient alors évident... + +--Oui, tout cela est très bien, dit Tristan; ta tête va plus vite que la +mienne; mais pour exécuter cette grande entreprise, ne vois-tu pas +qu'avant de retrouver ce bracelet si précieux, il faudrait commencer par +retrouver Javotte? Malheureusement ces deux découvertes semblent +également difficiles. Si, d'un côté, la jeune personne est sujette à +perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de s'égarer fort +elle-même. Chercher, après un an d'intervalle, une grisette perdue sur +le pavé de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage d'amour +fabriqué en métal, cela me paraît au-dessus de la puissance humaine; +c'est un rêve impossible à réaliser. + +--Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard, de +lui-même, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais oublié ce +bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le +rappelle. Tu cherchais un témoin, le voilà, il est irrécusable; ce +bracelet dit tout, ton amitié pour Saint-Aubin, son estime pour toi, le +peu de gravité de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher; quand elle +fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen +d'imposer silence à madame de Vernage; mademoiselle Javotte et son +serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand, c'est +vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord, où +demeurait jadis cette demoiselle? + +--À te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'était, je crois, dans un +passage, une espèce de _square_, de cité. + +--Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont +quelquefois une mémoire incroyable; ils se souviennent des gens après +des années, surtout de ceux qui ne les payent pas très bien. + +Tristan se laissa conduire par son frère; tous deux entrèrent dans la +boutique. Ce n'était pas une chose facile que de rappeler au marchand un +objet de peu de valeur acheté chez lui il y avait longtemps. Il ne +l'avait pourtant pas oublié, à cause de la singularité des deux noms +réunis. + +--Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux jeunes +gens m'ont commandé l'hiver dernier, et je reconnais bien monsieur. Mais +quant à savoir où ce bracelet a été porté, et à qui, je n'en peux rien +dire. + +--C'était à une demoiselle Javotte, dit Armand, qui devait demeurer dans +un passage. + +--Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta, +réfléchit, se consulta, et finit par dire: C'est cela même; mais ce +n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom +de madame de Monval, cité Bergère, 4. + +--Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom +de Monval m'était sorti de la tête; peut-être avait-elle le droit de le +porter, car son titre de Javotte n'était, je crois, qu'un sobriquet. +Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle acheté autre +chose? + +--Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une chaîne d'argent +cassée qu'elle avait. + +--Mais point de bracelet? + +--Non, monsieur. + +--Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant à nous, en +route pour la cité Bergère. + +--Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de +prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait changé +plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue. + +Cette prévision était fondée. La portière de la cité Bergère apprit aux +deux frères que madame de Monval avait déménagé depuis longtemps, +qu'elle s'appelait à présent mademoiselle Durand, ouvrière en robes, et +qu'elle demeurait rue Saint-Jacques. + +--Est-elle à son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand, poursuivi +par la crainte du bracelet vendu. + +--Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de dépense; elle avait ici un +logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle +voyait beaucoup de militaires, toutes personnes décorées et très comme +il faut. Elle donnait quelquefois de très jolis dîners qu'on faisait +venir du café Vachette. Tous ces messieurs étaient bien gais, et il y en +avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai +artiste de l'Académie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu rien à +dire sur le compte de madame de Monval. Elle étudiait aussi pour être +artiste; c'était moi qui faisais son ménage, et elle ne sortait jamais +qu'en citadine. + +--Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques. + +--Mademoiselle Durand ne loge plus ici, répondit la seconde portière; il +y a six mois qu'elle s'en est allée, et nous ne savons guère trop où +elle est. Ce ne doit pas être dans un palais, car elle n'est pas partie +en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose. + +--Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse? + +--Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'était guère à l'aise, cette +demoiselle. Elle demeurait là au fond de l'allée, sur la cour, derrière +la fruitière. Elle travaillait toute la sainte journée; elle ne gagnait +guère et elle avait bien du mal. Elle allait au marché le matin, et elle +faisait sa soupe elle-même sur un petit fourneau qu'elle avait. On ne +peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les +choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de +ses tantes, qui l'a emmenée; nous croyons qu'elle s'est mise aux soeurs +du Bon-Pasteur. La lingère du coin vous dira peut-être cela: c'était +elle qui l'employait. + +--Allons chez la lingère, dit Armand; mais les choux sont de mauvais +augure. + +Le troisième renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas d'abord plus +satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa +famille avait trouvé moyen de fournir, elle était entrée, en effet, au +couvent des soeurs du Bon-Pasteur, et y avait passé environ trois mois. +Comme sa conduite était bonne, la protection de quelques personnes +charitables l'avait fait admettre par les soeurs, qui lui montraient +beaucoup de bonté et qui n'avaient qu'à se louer de son +obéissance.--Malheureusement, disait la lingère, cette pauvre enfant a +une tête si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en place. +C'était une grande faveur pour elle que d'avoir été reçue comme +pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle, +et elle remplissait régulièrement ses devoirs de religion, en même temps +qu'elle travaillait très bien, car c'est une bonne ouvrière. Mais tout +d'un coup sa tête est partie; elle a demandé à s'en aller. Vous +comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une +prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envolée. + +--Et vous ignorez ce qu'elle est devenue? + +--Pas tout à fait, répondit en riant la lingère. Il y a une de mes +demoiselles qui l'a rencontrée au Ranelagh. Elle se fait appeler +maintenant Amélina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de Bréda, et +qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques. + +Tristan commençait à se décourager.--Laissons tout cela, dit-il à son +frère. À la tournure que prennent les choses, nous n'en aurons jamais +fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame +Rosenval, n'est pas en Chine ou à Quimper-Corentin? + +--Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait +pour nous arrêter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point de +découvrir notre voyageuse? Ouvrière ou artiste, nonne ou figurante, je +la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parié de +traverser pieds nus un bassin gelé au mois de janvier, et qui, arrivé à +moitié chemin, trouva que c'était trop froid et revint sur ses pas. + +Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut +découverte rue de Bréda; mais il ne s'agissait plus, à cette nouvelle +adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle +était naguère, madame Rosenval était devenue tout à coup, par la grâce +du hasard et d'un ancien préfet, personnage important et protecteur des +arts, _prima donna_ d'un théâtre de province. Elle habitait depuis +quelque temps une assez grande ville du midi de la France, où son +talent, nouvellement découvert, mais généreusement encouragé, faisait +les délices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la garnison. +Elle se trouvait à Paris en passant, pour contracter, si faire se +pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens, il +est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient être reçus; mais ils +furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez +riche, d'un goût peu sévère, orné de statuettes, de glaces et de +cartons-pâtes, à peu près comme un café. La maîtresse du lieu était à sa +toilette; elle fit dire qu'on attendît, et qu'elle allait recevoir M. de +Berville. + +--À présent, je te laisse, dit Armand à son frère; tu vois que nous +sommes venus à bout de notre campagne. C'est à toi de faire le reste; +décide madame Rosenval à te rendre ton bracelet; qu'elle l'accompagne +d'un mot de sa main qui donne plus de poids à cette restitution; reviens +armé de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise. + +Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul à se promener dans +le somptueux salon de Javotte. Il y était depuis un quart d'heure, +lorsque la porte de la chambre à coucher s'ouvrit. Un gros et grand +monsieur, à la démarche grave, à la tête grisonnante, portant des +lunettes, une chaîne, un binocle et des breloques de montre, le tout en +or, s'avança d'un air affable et majestueux.--Monsieur, dit-il à +Tristan, j'apprends que vous êtes le parent de madame Rosenval. Si vous +voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet. + +Il fit un léger salut et se retira. + +--Peste! se dit Tristan, il paraît que Javotte voit à présent meilleure +compagnie que dans l'allée de la rue Saint-Jacques. + +Soulevant une portière de soie chamarrée, que lui avait indiquée le +monsieur aux lunettes d'or, il pénétra dans un boudoir tendu en +mousseline rose, où madame Rosenval, étendue sur un canapé, le reçut +d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme +qu'on a aimée, fût-ce Amélina, fût-ce même Javotte, surtout lorsque l'on +s'est donné tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec +empressement la main fort blanche de son ancienne conquête, puis il prit +place à côté d'elle, et débuta, comme cela se devait, par lui faire ses +compliments sur ce qu'elle était embellie, qu'il la revoyait plus +charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit à toute femme +qu'on retrouve, fût-elle devenue plus laide qu'un péché mortel). + +--Permettez-moi, ma chère, ajouta-t-il, de vous féliciter sur l'heureux +changement qui me semble s'être opéré dans vos petites affaires. Vous +êtes logée ici comme un grand seigneur. + +--Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville? +répondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un +pied-à-terre; mais je me fais arranger quelque chose là-bas, car vous +savez que je perche au diable. + +--Oui, j'ai appris que vous étiez au théâtre. + +--Mon Dieu, oui, je me suis décidée. Vous savez que la grande musique, +la musique sérieuse, a été l'occupation de toute ma vie. M. le baron, +que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes +bons amis, m'a persécutée pour prendre un engagement. Que voulez-vous! +je me suis laissé faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le drame, +le vaudeville, l'opéra. + +--On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai à vous parler d'une affaire +assez sérieuse, et, comme votre temps doit être précieux, trouvez bon +que je me hâte de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire mes +confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?... + +Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la +cheminée; la première chose qu'il y remarqua fut la carte de visite de +la Bretonnière, accrochée à la glace. + +--Est-ce que vous connaissez ce personnage-là? demanda-t-il avec +surprise. + +--Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je crois +même qu'il dîne à la maison aujourd'hui. Mais, de grâce, continuez donc, +je vous en prie, et je vous écoute. + + + + +IV + + +Il y aurait peut-être pour le philosophe ou pour le psychologue, comme +on dit, une curieuse étude à faire sur le chapitre des distractions. +Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent +le plus à la personne dont il aie plus à craindre ou à espérer, à un +avocat, à une femme ou à un ministre. Quel degré d'influence exercera +sur lui une épingle qui le pique au milieu de son discours, une +boutonnière qui se déchire, un voisin qui se met à jouer de la flûte? +Que fera un acteur, récitant une tirade, et apercevant tout à coup un de +ses créanciers dans la salle? Jusqu'à quel point, enfin, peut-on parler +d'une chose, et en même temps penser à une autre? + +Tristan se trouvait à peu près dans une situation de ce genre. D'une +part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur à lunettes +d'or pouvait reparaître à tout moment. D'ailleurs, dans l'oreille d'une +femme qui vous écoute, il y a une mouche qu'il faut prendre au vol; dès +qu'il n'est plus trop tôt avec elle, presque toujours il est trop tard. +Tristan attachait assez de prix à ce qu'il venait demander à Javotte +pour y employer toute son éloquence. Plus la démarche qu'il faisait +pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la nécessité +de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les +yeux la carte de la Bretonnière, ses regards ne pouvaient s'en détacher; +et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se répétait à +lui-même:--Je retrouverai donc cet homme-là partout? + +--Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous êtes distrait comme un poète +en couches. + +Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif secret, +ni prononcer le nom de la marquise. + +--Je ne puis rien vous expliquer, répondit-il. Je ne puis que vous dire +une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant le +bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donné, s'il est encore +en votre possession. + +--Mais qu'est-ce que vous voulez en faire? + +--Rien qui puisse vous inquiéter, je vous en donne ma parole. + +--Je vous crois, Berville, vous êtes homme d'honneur. Le diable +m'emporte, je vous crois. + +(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait conservé quelques +expressions qui sentaient encore un peu les choux.) + +--Je suis enchanté, dit Tristan, que vous ayez de moi un si bon +souvenir; vous n'oubliez pas vos amis. + +--Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand j'étais +sans le sou, je me plais à le reconnaître. J'avais deux paires de bas à +jour qui se succédaient l'une à l'autre, et je mangeais la soupe dans +une cuillère de bois. Maintenant je dîne dans de l'argent massif, avec +un laquais par derrière et plusieurs dindons par devant; mais mon coeur +est toujours le même. Savez-vous que dans notre jeune temps nous nous +amusions pour de bon? À présent, je m'ennuie comme un roi... Vous +souvenez-vous d'un jour,... à Montmorency?... Non, ce n'était pas vous, +je me trompe; mais c'est égal, c'était charmant. Ah! les bonnes cerises! +et ces côtelettes de veau que nous avons mangées chez le père Duval, au +Château de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco, picorait +du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez bêtes pour +faire boire de l'eau-de-vie à ce pauvre animal, et il en est mort. +Avez-vous su cela? + +Lorsque Javotte parlait ainsi à peu près naturellement, c'était avec une +volubilité extrême; mais quand ses grands airs la reprenaient, elle se +mettait tout à coup à traîner ses phrases avec un air de rêverie et de +distraction. + +--Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse enrhumée, je me +souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au passé. + +--C'est à merveille, ma chère Amélina; mais, répondez, de grâce, à mes +questions. Avez-vous conservé ce bracelet? + +--Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire? + +--Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous vous +avions donné? + +--Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher. + +--Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il s'agit +d'un service fort important que vous pouvez me rendre. Réfléchissez, je +vous en conjuré, et répondez-moi sérieusement. Si ce n'est que le +bracelet qui vous tient au coeur, je m'engage bien volontiers à vous en +mettre un autre à chaque bras, en échange de celui dont j'ai besoin. + +--C'est fort galant de votre part. + +--Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici que +dans mon intérêt. + +--Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de l'éventail, il +faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce +bracelet. Je ne peux pas me fier à un homme qui n'a pas lui-même +confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a quelque +femme, quelque tricherie là-dessous. Tenez, je parierais que c'est +quelque ancienne maîtresse à vous ou à Saint-Aubin, qui veut me +dépouiller de mes ustensiles de ménage. Il y a quelque brouille, quelque +jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc. + +--S'il faut absolument vous dire mon motif, répondit Tristan, voulant se +débarrasser de ces questions, la vérité est que Saint-Aubin est mort; +nous étions fort liés, vous le savez, et je désirerais garder ce +bracelet où nos deux noms sont écrits ensemble. + +--Bah! quelle histoire vous me fabriquez là! Saint-Aubin est mort? +Depuis quand? + +--Il est mort en Afrique, il y a peu de temps. + +--Vrai? Pauvre garçon! je l'aimais bien aussi. C'était un gentil coeur, +et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beauté rose.--Voilà +ma beauté rose, disait-il. Je trouve ce nom-là très-joli. Vous +rappelez-vous comme il était drôle un jour que nous étions à +Ermenonville, et que nous avions tout cassé dans l'auberge? Il ne +restait seulement plus une assiette. Nous avions jeté les chaises par +les fenêtres à travers les carreaux, et le matin, tout justement, voilà +qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient +visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir +leur café au lait. + +--Tête de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par hasard, faire +attention à ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou non? + +--Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites à +bout portant. + +--Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit +quelconque à mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce coffre; je ne +vous en demande pas davantage. + +Javotte sembla un peu réfléchir, se rassit près de Tristan, et lui prit +la main: + +--Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est +nécessaire, je ne tiens pas à une pareille misère. J'ai de l'amitié pour +vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais +vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est +possible que, d'un jour à l'autre, j'entre à l'Opéra, dans les choeurs. +Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un ancien +préfet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la +Bretonnière, de son côté... + +--La Bretonnière! s'écria Tristan impatienté; et que diantre fait-il +ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'être en même temps à Paris et à la +campagne. Il ne nous quitte pas là-bas, et je le retrouve chez vous! + +--Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort distingué +que M. de la Bretonnière. Il est vrai qu'il a une campagne près de la +vôtre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez +probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom. + +--Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire? + +--Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas +vrai? Il a son couvert à sa table; elle s'appelle Vernage, ou quelque +chose comme ça; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que les +voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc? + +--Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la Bretonnière et +la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de +ces jours. + +--Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous touche, +je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'échange. Votre confidence pour mon +bracelet. + +--Vous l'avez donc, ce bracelet? + +--Vous l'aimez donc, cette marquise? + +--Ne plaisantons pas. L'avez-vous? + +--Non pas, je ne dis pas cela. Je vous répète que ma position... + +--Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez à l'Opéra, +et quand vous seriez figurante à vingt sous par jour... + +--Figurante! s'écria Javotte en colère. Pour qui me prenez-vous, s'il +vous plaît? Je chanterai dans les choeurs, savez-vous! + +--Pas plus que moi; on vous prêtera un maillot et une toque, et vous +irez en procession derrière la princesse Isabelle; ou bien on vous +donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout +d'une poulie dans le ballet de _la Sylphide_. Qu'est-ce que vous +entendez avec votre position? + +--J'entends et je prétends que, pour rien au monde, je ne voudrais que +monsieur le baron pût voir mon nom mêlé à une mauvaise affaire. Vous +voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous étiez mon parent. +Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous +plaît pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue que +sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon père +a vendue. J'ai des maîtres, mon cher, j'étudie, et je ne veux rien faire +qui compromette mon avenir. + +Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la résistance +et de l'étrange légèreté de Javotte. Évidemment le bracelet était là, +dans cette chambre peut-être; mais où le trouver? Tristan se sentait par +moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace pour +parvenir à son but. Un peu de douceur et de patience lui semblait +pourtant préférable. + +--Ma brave Javotte, dit-il, ne nous fâchons pas. Je crois fermement à +tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune façon, vous +compromettre; chantez à l'Opéra tant que vous voudrez, dansez même, si +bon vous semble. Mon intention n'est nullement... + +--Danser! moi qui ai joué Célimène! oui, mon petit, j'ai joué Célimène à +Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M. +Poupinel, qui a assisté à la représentation, m'a engagée tout de suite +pour les troisièmes Dugazon. J'ai été ensuite seconde grande première +coquette, premier rôle marqué, et forte première chanteuse; et c'est +Brochard lui-même, qui est ténor léger, qui m'a fait résilier, et +Gustave, qui est laruette, a voyagé avec moi en Auvergne. Nous faisions +quatre ou cinq cents francs avec _la Tour de Nesle_, et _Adolphe et +Clara_; nous ne jouions que ces deux pièces-là partout. Si vous croyez +que je vais danser! + +--Ne nous fâchons pas, ma belle, je vous en conjure! + +--Savez-vous que j'ai joué avec Frédérick? Oui, j'ai joué avec +Frédérick, en province, au bénéfice d'un homme de lettres. Il est vrai +que je n'avais pas un grand rôle; je faisais un page dans _Lucrèce +Borgia_, mais toujours j'ai joué avec Frédérick. + +--Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de +m'excuser; mais, ma chère, le temps se passe, et vous répondez à +beaucoup de choses, excepté à ce que je vous demande. Finissons-en, s'il +est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller à l'instant +même chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une chaîne, une bague, ce qui +vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous le +rapporter, selon votre fantaisie; en échange de quoi vous me renverrez +ou vous me rendrez à moi-même cette bagatelle que je vous demande, et à +laquelle vous ne tenez pas sans doute? + +--Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons à peu +de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets. + +--Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est pas +ce qu'il y a d'écrit dessus qui vous le rend précieux? + +La vanité masculine, d'une part, et la coquetterie féminine, d'une +autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si +bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'empêcher de se rapprocher de +Javotte en faisant cette question. Il avait entouré doucement de son +bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la tête penchée +sur son éventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la +moustache du jeune hussard effleurait déjà ses cheveux blonds; le +souvenir du passé et l'idée d'un bracelet neuf lui faisaient palpiter le +coeur. + +--Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout à fait franc. Je suis bonne +fille; n'ayez pas peur. Dites-moi où ira mon serpentin bleu. + +--Eh bien! mon enfant, répondit le jeune homme, je vais tout vous +avouer: je suis amoureux. + +--Est-elle belle? + +--Vous êtes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce bracelet; il lui +est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aimée... + +--Menteur! + +--Non, c'est la vérité; vous étiez, ma chère, vous êtes encore si +parfaitement gentille, fraîche et coquette, une petite fleur; vos dents +ont l'air de perles tombées dans une rose; vos yeux, votre pied... + +--Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours. + +--Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se préparait +peut-être à répondre de sa voix la plus tendre: Eh bien! mon ami, allez +chez Fossin, lorsqu'elle s'écria tout à coup: + +--Prenez garde, vous m'égratignez! + +La carte de visite de la Bretonnière était encore dans la main de +Tristan, et le coin du carton corné avait, en effet, touché l'épaule de +madame Rosenval. Au même instant on frappa doucement à la porte; la +tapisserie se souleva, et la Bretonnière lui-même entra dans la chambre. + +--Pardieu! monsieur, s'écria Tristan, ne pouvant contenir un mouvement +de dépit, vous arrivez comme mars en carême. + +--Comme mars en toute saison, dit la Bretonnière, enchanté de son +calembour. + +--On pourrait voir cela, reprit Tristan. + +--Quand il vous plaira, dit la Bretonnière. + +--Demain vous aurez de mes nouvelles. + +Tristan se leva, prit Javotte à part:--Je compte sur vous, n'est-ce pas? +lui dit-il à voix basse; dans une heure, j'enverrai ici. + +Puis il sortit, sans plus de façon, en répétant encore: À demain! + +--Que veut dire cela? demanda Javotte. + +--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière. + + + + +V + + +Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour de +son frère, afin d'apprendre le résultat de l'entretien avec Javotte. +Tristan rentra chez lui tout joyeux. + +--Victoire! mon cher, s'écria-t-il; nous avons gagné la bataille, et +mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde à la +fois. + +--Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaieté qui fait +plaisir à voir. + +--Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a hésité; elle a +bavardé; elle m'a fait des discours à dormir debout; mais enfin elle +cédera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous aurons mon +bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec +la Bretonnière. + +--Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup? + +--Non, en vérité, je n'ai plus de rancune contre lui. Je l'ai rencontré, +je l'ai envoyé promener, je lui donnerai un coup d'épée, et je lui +pardonne. + +--Où l'as-tu donc vu? chez ta belle? + +--Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-là se fourre +partout? + +--Et comment la querelle est-elle venue? + +--Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une misère; nous en +causerons. Commençons maintenant par aller chez Fossin acheter quelque +chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un échange; car on ne +donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et même sans cela. + +--Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu à ton +but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant, +mon cher ami, réfléchissons, je t'en prie, sur la seconde partie de ta +vengeance projetée. Elle me semble plus qu'étrange. + +--Trêve de mots, dit Tristan, c'est un point résolu. Que j'aie tort ou +raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter là-dessus; à présent +le vin est tiré, il faut le boire. + +--Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te répéter que je ne conçois +pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut +trouver du plaisir à ces duels sans motif, ces affaires d'enfant, ces +bravades d'écolier, qui ont peut-être été à la mode, mais dont tout le +monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de cocarde +peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler +plaisant à un républicain de ferrailler avec un royaliste, uniquement +parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut +s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blâme. Si ton projet +est sérieux, je n'hésite pas à te dire qu'en pareil cas je refuserais de +servir de témoin à mon meilleur ami. + +--Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez +Fossin. + +--Allons où tu voudras, je n'en démordrai pas. Prendre en grippe un +homme importun, cela arrive à tout le monde: le fuir ou s'en railler, +passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible. + +--Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage. Un +petit coup d'épée, voilà tout. Je veux mettre en écharpe le bras du +cavalier servant de la marquise, en même temps que je lui offrirai +humblement, à elle, le bracelet de ma grisette. + +--Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton honneur, +qu'as-tu à faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu à faire +de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas. + +--Je t'aime beaucoup, mais cela sera. + +En parlant ainsi, les deux frères arrivèrent chez Fossin. Tristan, ne +voulant pas que Javotte pût se repentir de son marché, choisit pour elle +une jolie châtelaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant dessein de la +porter lui-même et d'attendre la réponse, s'il n'était pas reçu. Armand, +ayant autre chose en tête et voyant son frère plus joyeux encore à +l'idée de revenir promptement avec le bracelet en question, ne lui +proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient le +soir. + +Au moment où ils allaient se séparer, la roue d'une calèche découverte, +courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue +Richelieu. Une livrée bizarre, qui attirait les yeux, fit retourner les +passants. Dans cette voiture était madame de Vernage, seule, +nonchalamment étendue. Elle aperçut les deux jeunes gens, et les salua +d'un petit signe de tête, avec une indolence protectrice. + +--Ah! dit Tristan, pâlissant malgré lui, il paraît que l'ennemi est venu +observer la place. Elle a renoncé à sa fameuse chasse, cette belle dame, +pour faire un tour aux Champs-Élysées et respirer la poussière de Paris. +Qu'elle aille en paix! elle arrive à point. Je suis vraiment flatté de +la voir ici. Si j'étais un fat, je croirais qu'elle vient savoir de mes +nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller +aristocratique, supérieur même à celui de Javotte, elle a daigné nous +remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces femmes-là +cherchent le danger, comme les papillons la lumière. Que son sommeil de +ce soir lui soit léger! Je me présenterai demain à son petit lever, et +nous en aurons des nouvelles. Je me fais une véritable fête de vaincre +un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai là, dans +mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je suis +en droit de lui dire: Vos belles lèvres en ont menti et vos baisers +sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-être moins +superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, à ce soir. + +Si Armand n'avait pas plus longuement insisté pour dissuader son frère +de se battre, ce n'était pas qu'il crût impossible de l'en empêcher; +mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour +essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un autre +moyen. La Bretonnière, qu'il connaissait de longue main, lui paraissait +avoir un caractère plus calme et plus facile à aborder: il l'avait vu +chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, résolu à voir si de +ce côté il n'y aurait pas plus de chances de réconciliation. La +Bretonnière était seul, dans sa chambre, entouré de liasses de papiers, +comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout le +regret qu'il éprouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du reste, +disait-il) pouvait amener deux gens de coeur à aller sur le terrain, et +de là en prison. + +--Qu'avez-vous donc fait à mon frère? lui demanda-t-il. + +--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière, se levant et s'asseyant +tour à tour d'un air un peu embarrassé, tout en conservant sa gravité +ordinaire: votre frère, depuis longtemps, me semble mal disposé à mon +égard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue que +j'ignore absolument pourquoi. + +--N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalité? Ne faites-vous pas la +cour à quelque femme?... + +--Non, en vérité, pour ce qui me regarde, je ne fais la cour à personne, +et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi à +votre frère les bornes de la politesse. + +--Ne vous êtes-vous jamais disputés ensemble? + +--Jamais, une seule fois exceptée, c'était du temps du choléra: M. de +Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse +était toujours épidémique, et il prétendait baser sur ce faux principe +la différence qu'on a établie entre le mot épidémique et le mot +endémique. Je ne pouvais, vous le sentez, être de son avis, et je lui +démontrai fort bien qu'une maladie épidémique pouvait devenir fort +dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mîmes à cette +discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens... + +--Est-ce là tout? + +--Autant que je me le rappelle. Peut-être cependant a-t-il été blessé, +il y a quelque temps, de ce que j'ai cédé à l'un de mes parents deux +bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce +parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve ces +bassets... + +--Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les yeux. + +--Non, à mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute +conscience, que je ne comprends exactement rien à la provocation qu'il +vient de m'adresser. + +--Mais si vous ne faites la cour à personne, il est peut-être amoureux, +lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser? + +--Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance +d'avoir jamais remarqué que la marquise de Vernage pût souffrir ou +encourager des assiduités condamnables. + +--Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a du +mal à être amoureux? + +--Je ne discute pas cette question; je me borne à vous dire que je ne le +suis point, et que je ne saurais, par conséquent, être le rival de +personne. + +--En ce cas, vous ne vous battrez pas? + +--Je vous demande pardon; je suis provoqué de la manière la plus +positive. Il m'a dit, lorsque je suis entré, que j'arrivais comme mars +en carême. De tels discours ne se tolèrent pas; il me faut une +réparation. + +--Vous vous couperez la gorge pour un mot? + +--Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les raisons +qui ont amené ce défi; je m'en étonne parce qu'il me semble étrange, +mais je ne puis faire autrement que de l'accepter. + +--Un duel pareil est-il possible? Vous n'êtes pourtant pas fou, ni +Berville non plus. Voyons, la Bretonnière, raisonnons. Croyez-vous que +cela m'amuse de vous voir faire une étourderie semblable? + +--Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un +homme sanguinaire. Si votre frère me propose des excuses, pourvu +qu'elles soient bonnes et valables, je suis prêt à les recevoir. Sinon, +voici mon testament que je suis en train d'écrire, comme cela se doit. + +--Qu'entendez vous par des excuses valables? + +--J'entends... cela se comprend. + +--Mais encore? + +--De bonnes excuses. + +--Mais enfin, à peu près, parlez. + +--Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en carême, et je crois +lui avoir dignement répondu. Il faut qu'il rétracte ce mot, et qu'il me +dise, devant témoins, que j'arrivais tout simplement comme M. de la +Bretonnière. + +--Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela. + +Armand sortit de cette conférence non pas entièrement satisfait, mais +moins inquiet qu'il n'était venu. C'était au boulevard de Gand, entre +onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son frère. Il le +trouva, marchant à grands pas d'un air agité, et il s'apprêtait à +négocier son accommodement dans les termes voulus par la Bretonnière, +lorsque Tristan lui prit le bras en s'écriant: + +--Tout est manqué! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon bracelet. + +--Pourquoi? + +--Pourquoi? que sais-je? une idée d'hirondelle. Je suis allé chez elle +tout droit; on me répond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en effet +elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laissé pour moi; la +chambrière me regarde avec étonnement. À force de questions, j'apprends +que madame Rosenval a dîné avec son baron à lunettes et une autre +personne, sans doute ce damné la Bretonnière; qu'ils se sont séparés +ensuite, la Bretonnière pour rentrer chez lui, Javotte et le baron pour +aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le théâtre; et je ne +sais quoi encore d'incompréhensible; le tout mêlé de verbiages de +servante:--Madame avait reçu une bonne nouvelle; madame paraissait très +contente; elle était pressée, on n'avait pas eu le temps de manger le +dessert, mais on avait envoyé chercher à la cave du vin de Champagne. +Cependant je tire de ma poche la petite boîte de Fossin, que je remets à +la chambrière, en la priant de donner cela ce soir à sa maîtresse, et en +confidence. Sans chercher à comprendre ce que je ne peux savoir, je +joins à mon cadeau un billet écrit à la hâte. Là-dessus, je rentre, je +compte les minutes, et la réponse n'arrive pas. Voilà où en sont les +choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en tête, s'en +détournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a soufflé sur cette +girouette? + +--Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien, à cette +girouette, le temps nécessaire pour lire et répondre, chercher ce +bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout à l'heure. +Songe donc que Javotte ne peut décemment accepter ton cadeau qu'à titre +d'échange. Quant à ton duel, n'y songe plus. + +--Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais. + +--Fou que tu es! et notre mère? + +Tristan baissa la tête sans répondre, et les deux frères rentrèrent chez +eux. + +Javotte n'était pourtant pas aussi méchante qu'on pourrait le croire. +Elle avait passé la journée dans une perplexité singulière. Ce bracelet +redemandé, cette insistance, ce duel projeté, tout cela lui semblait +autant de rêveries incompréhensibles; elle cherchait ce qu'elle avait à +faire, et sentait que le plus sage eût été de demeurer indifférente à +des événements qui ne la regardaient pas. Mais si madame Rosenval avait +toute la fierté d'une reine de théâtre, Javotte, au fond, avait bon +coeur. Berville était jeune et aimable; le nom de cette marquise mêlé à +tout cela, ce mystère, ces demi confidences, plaisaient à l'imagination +de la grisette parvenue. + +--S'il était vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et qu'une +marquise fût jalouse de moi, y aurait-il grand risque à donner ce +bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte +jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal à +personne? + +Tout en réfléchissant, elle avait ouvert un petit secrétaire dont la +clef était suspendue à son cou. Là étaient entassés, pêle-mêle, tous +les joyaux de sa couronne: un diadème en clinquant pour _la Tour de +Nesle_, des colliers en strass, des émeraudes en verre qui avaient +besoin des quinquets pour briller d'un éclat douteux; du milieu de ce +trésor, elle tira le bracelet de Tristan et considéra attentivement les +deux noms gravés sur la plaque. + +--Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut être l'idée de +Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si +l'inconnue me connaît, je suis compromise. Ces deux noms à côté l'un de +l'autre, ce n'est pas autorisé. Si Berville n'a eu pour moi qu'un +caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera +drôle. + +Javotte allait peut-être envoyer le bracelet, lorsqu'un coup de sonnette +vint l'interrompre dans ses réflexions. C'était le monsieur aux lunettes +d'or. + +--Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succès: vous êtes des choeurs. +Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extrêmement brillante; trente +sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans l'étrier. Dès +ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqué de _Gustave_. + +-Voilà une nouvelle! s'écria Javotte en sautant de joie. Choriste à +l'Opéra! choriste tout de suite! j'ai justement repassé mon chant; je +suis en voix; ce soir, _Gustave_!... Ah, mon Dieu! + +Après le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva la gravité +qui convient à une cantatrice. + +--Baron, dit-elle, vous êtes un homme charmant. Il n'y a que vous, et je +sens ma vocation; dînons: allons à l'Opéra, à la gloire; rentrons, +soupons, allez-vous-en; je dors déjà sur mes lauriers. + +Le convive attendu arriva bientôt. On brusqua le dîner, et Javotte ne +manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tôt qu'il n'était nécessaire. +Le coeur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux, +sombre et petit corridor où Taglioni, peut-être, a marché. Comme le +ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut +avoir contribué au succès. Elle rentra chez elle fort émue, et, dans +l'ivresse du triomphe, ses pensées étaient à cent, lieues de Tristan, +lorsque sa femme de chambre lui remit la petite boîte soigneusement +enveloppée par Fossin, et un billet où elle trouva ces mots: «Il ne faut +pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin +d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre réponse avec +impatience.» + +--Ce pauvre garçon, dit madame Rosenval, je l'avais oublié. Il m'envoie +une châtelaine; il y a plusieurs turquoises.... + +Javotte se mit au lit, et ne dormit guère. Elle songea bien plus à son +engagement et à sa brillante destinée qu'à la demande de Tristan. Mais +le jour la retrouva dans ses bonnes pensées. + +-Allons, dit-elle, il faut s'exécuter. Ma journée d'hier a été +heureuse; il faut que tout le monde soit content. + +Il était huit heures du matin quand Javotte prit son bracelet, mit son +châle et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de coeur, et presque +encore grisette. Arrivée à la maison de Tristan, elle vit, devant la +loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes. + +--M. de Berville? demanda Javotte. + +--Hélas! répondit la grosse femme. + +--Y est-il, s'il vous plaît? Est-ce ici? + +--Hélas! madame,... il s'est battu,... on vient de le rapporter... Il +est mort! + +Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les choeurs de +l'Opéra, sous un quatrième nom qu'elle avait choisi: celui de madame +Amaldi. + +FIN DU SECRET DE JAVOTTE. + +_Pierre et Camille_ et _le Secret de Javotte_ ont été publiés pour la +première fois dans le _Constitutionnel_, à peu de distance l'un de +l'autre (avril et juin 1844). + + + + +MIMI PINSON + +PROFIL DE GRISETTE + +1845 + +[Illustration: Dessin de Hida. Gravé par G. Levy + +Elle a les yeux et les mains prestes. +Les carabins matin et soir, +Usent les manches de leurs vestes, +Landerirette! +À son comptoir.] + + +I + + +Parmi les étudiants qui suivaient; l'an passé, les cours de l'École de +médecine, se trouvait un jeune homme nommé Eugène Aubert. C'était un +garçon de bonne famille, qui avait à peu près dix-neuf ans. Ses parents +vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui lui +suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un +caractère fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute circonstance, on +le trouvait bon et serviable, la main généreuse et le coeur ouvert. Le +seul défaut qu'on lui reprochait était un singulier penchant à la +rêverie et à la solitude, et une réserve si excessive dans son langage +et ses moindres actions, qu'on l'avait surnommé la _Petite Fille_, +surnom, du reste, dont il riait lui-même, et auquel ses amis +n'attachaient aucune idée qui pût l'offenser, le sachant aussi brave +qu'un autre au besoin; mais il était vrai que sa conduite justifiait un +peu ce sobriquet, surtout par la façon dont elle contrastait avec les +moeurs de ses compagnons. Tant qu'il n'était question que de travail, il +était le premier à l'oeuvre; mais, s'il s'agissait d'une partie de +plaisir, d'un dîner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse à la +Chaumière, la _Petite Fille_ secouait la tête et regagnait sa chambrette +garnie. Chose presque monstrueuse parmi les étudiants: non seulement +Eugène n'avait pas de maîtresse, quoique son âge et sa figure eussent pu +lui valoir des succès, mais on ne l'avait jamais vu faire le galant au +comptoir d'une grisette, usage immémorial au quartier Latin. Les beautés +qui peuplent la montagne Sainte-Geneviève et se partagent les amours des +écoles, lui inspiraient une sorte de répugnance qui allait jusqu'à +l'aversion. Il les regardait comme une espèce à part, dangereuse, +ingrate et dépravée, née pour laisser partout le mal et le malheur en +échange de quelques plaisirs.--Gardez-vous de ces femmes-là, disait-il: +ce sont des poupées de fer rouge. Et il ne trouvait malheureusement que +trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les +querelles, les désordres, quelquefois même la ruine qu'entraînent ces +liaisons passagères, dont les dehors ressemblent au bonheur, n'étaient +que trop faciles à citer, l'année dernière comme aujourd'hui, et +probablement comme l'année prochaine. + +Il va sans dire que les amis d'Eugène le raillaient continuellement sur +sa morale et ses scrupules.--Que prétends-tu? lui demandait souvent un +de ses camarades, nommé Marcel, qui faisait profession d'être un bon +vivant; que prouve une faute, ou un accident arrivé une fois par hasard? + +--Qu'il faut s'abstenir, répondait Eugène, de peur que cela n'arrive une +seconde fois. + +--Faux raisonnement, répliquait Marcel, argument de capucin de carte, +qui tombe si le compagnon trébuche. De quoi vas-tu t'inquiéter? Tel +d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine? L'un +n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fraîche; est-ce qu'Élise en perd +l'appétit? À qui la faute si le voisin porte sa montre au mont-de-piété +pour aller se casser un bras à Montmorency? la voisine n'en est pas +manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup d'épée; elle te +tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce sont +de ces petits inconvénients dont l'existence est parsemée, et ils sont +plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau +temps, que de bonnes paires d'amis dans les cafés, les promenades et les +guinguettes! Considère-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien bourrés +de grisettes, qui vont au Ranelagh ou à Belleville. Compte ce qui sort, +un jour de fête seulement, du quartier Saint-Jacques: les bataillons de +modistes, les armées de lingères, les nuées de marchandes de tabac; tout +cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de +Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volées de friquets. +S'il pleut, cela va au mélodrame manger des oranges et pleurer; car cela +mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi très volontiers: c'est ce +qui prouve un bon caractère. Mais quel mal font ces pauvres filles, qui +ont cousu, bâti, ourlé, piqué et ravaudé toute la semaine, en prêchant +d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que +peut faire de mieux un honnête homme qui, de son côté, vient de passer +huit jours à disséquer des choses peu agréables, que de se débarbouiller +la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle +nature? + +--Sépulcres blanchis! disait Eugène. + +--Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire +l'éloge des grisettes, et qu'un usage modéré en est bon. Premièrement, +elles sont vertueuses, car elles passent la journée à confectionner les +vêtements les plus indispensables à la pudeur et à la modestie; en +second lieu, elles sont honnêtes, car il n'y a pas de maîtresse lingère +ou autre qui ne recommande à ses filles de boutique de parler au monde +poliment; troisièmement, elles sont très soigneuses et très propres, +attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des étoffes +qu'il ne faut pas qu'elles gâtent, sous peine d'être moins bien payées; +quatrièmement, elles sont sincères, parce qu'elles boivent du ratafia; +en cinquième lieu, elles sont économes et frugales, parce qu'elles ont +beaucoup de peine à gagner trente sous, et s'il se trouve des occasions +où elles se montrent gourmandes et dépensières, ce n'est jamais avec +leurs propres deniers; sixièmement, elles sont très gaies, parce que le +travail qui les occupe est en général ennuyeux à mourir, et qu'elles +frétillent comme le poisson dans l'eau dès que l'ouvrage est terminé. Un +autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point +gênantes, vu qu'elles passent leur vie clouées sur une chaise dont elles +ne peuvent pas bouger, et que par conséquent il leur est impossible de +courir après leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En outre, +elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont obligées de compter +leurs points. Elles ne dépensent pas grand'chose pour leurs chaussures, +parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est rare +qu'on leur fasse crédit. Si on les accuse d'inconstance, ce n'est pas +parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par méchanceté naturelle; +cela tient au grand nombre de personnes différentes qui passent devant +leurs boutiques; d'un autre côté, elles prouvent suffisamment qu'elles +sont capables de passions véritables, par la grande quantité d'entre +elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la fenêtre, ou +qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai, +l'inconvénient d'avoir presque toujours faim et soif, précisément à +cause de leur grande tempérance; mais il est notoire qu'elles peuvent +se contenter, en guise de repas, d'un verre de bière et d'un cigare: +qualité précieuse qu'on rencontre bien rarement en ménage. Bref, je +soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fidèles et désintéressées, et +que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent à l'hôpital. + +Lorsque Marcel parlait ainsi, c'était la plupart du temps au café, quand +il s'était un peu échauffé la tête; il remplissait alors le verre de son +ami, et voulait le faire boire à la santé de mademoiselle Pinson, +ouvrière en linge, qui était leur voisine; mais Eugène prenait son +chapeau, et, tandis que Marcel continuait à pérorer devant ses +camarades, il s'esquivait doucement. + + + + +II + + +Mademoiselle Pinson n'était pas précisément ce qu'on appelle une jolie +femme. Il y a beaucoup de différence entre une jolie femme et une jolie +grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi nommée en +langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de +guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de +paraître une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un +chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est +nullement forcée d'être une jolie femme; bien au contraire, il est +probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle +sera dans son droit. La différence consiste donc dans les conditions où +vivent ces deux êtres, et principalement dans ce morceau de carton +roulé, recouvert d'étoffe et appelé chapeau, que les femmes ont jugé à +propos de s'appliquer de chaque côté de la tête, à peu près comme les +oeillères des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les oeillères +empêchent les chevaux de regarder de côté et d'autre, et que le morceau +de carton n'empêche rien du tout.) + +Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez retroussé, qui, à +son tour, veut une bouche bien fendue, à laquelle il faut de belles +dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux +brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les +sourcils à l'avenant. Les cheveux sont _ad libitum_, attendu que les +yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est +loin de la beauté proprement dite. C'est ce qu'on appelle une figure +chiffonnée, figure classique de grisette, qui serait peut-être laide +sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante, et +plus jolie que la beauté. Ainsi était mademoiselle Pinson. + +Marcel s'était mis dans la tête qu'Eugène devait faire la cour à cette +demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il était +lui-même l'adorateur de mademoiselle Zélia, amie intime de mademoiselle +Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses à +son goût, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne sont +pas rares, et réussissent assez souvent, l'occasion, depuis que le monde +existe, étant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut dire ce +qu'ont fait naître d'événements heureux ou malheureux, d'amours, de +querelles, de joies ou de désespoirs, deux portes voisines, un escalier +secret, un corridor, un carreau cassé? + +Certains caractères, pourtant, se refusent à ces jeux du hasard. Ils +veulent conquérir leurs jouissances, non les gagner à la loterie, et ne +se sentent pas disposés à aimer parce qu'ils se trouvent en diligence à +côté d'une jolie femme. Tel était Eugène, et Marcel le savait; aussi +avait-il formé depuis longtemps un projet assez simple, qu'il croyait +merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la résistance de son +compagnon. + +Il avait résolu de donner un souper, et ne trouva rien de mieux que de +choisir pour prétexte le jour de sa propre fête. Il fit donc apporter +chez lui deux douzaines de bouteilles de bière, un gros morceau de veau +froid avec de la salade, une énorme galette de plomb, et une bouteille +de vin de Champagne. Il invita d'abord deux étudiants de ses amis, puis +il fit savoir à mademoiselle Zélia qu'il y avait le soir gala à la +maison, et qu'elle eût à amener mademoiselle Pinson. Elles n'eurent +garde d'y manquer. Marcel passait, à juste titre, pour un des talons +rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept +heures du soir venaient à peine de sonner, que les deux grisettes +frappaient à la porte de l'étudiant, mademoiselle Zélia en robe courte, +en brodequins gris et en bonnet à fleurs, mademoiselle Pinson, plus +modeste, vêtue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui lui +donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se +montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les +secrets desseins de leur hôte. + +Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eugène d'avance; il eût +été trop sûr d'un refus de sa part. Ce fut seulement lorsque ces +demoiselles eurent pris place à table, et après le premier verre vidé, +qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller +chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait +Eugène; il le trouva, comme d'ordinaire, à son travail, seul, entouré de +ses livres. Après quelques propos insignifiants, il commença à lui faire +tout doucement ses reproches accoutumés, qu'il se fatiguait trop, qu'il +avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un tour +de promenade. Eugène, un peu las, en effet, ayant étudié toute la +journée, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il ne fut +pas difficile à Marcel, après quelques tours d'allée au Luxembourg, +d'obliger son ami à entrer chez lui. + +Les deux grisettes, restées seules, et ennuyées probablement d'attendre, +avaient débuté par se mettre à l'aise; elles avaient ôté leurs châles et +leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans faire, +de temps en temps, honneur aux provisions, par manière d'essai. Les yeux +déjà brillants et le visage animé, elles s'arrêtèrent joyeuses et un peu +essoufflées, lorsque Eugène les salua d'un air à la fois timide et +surpris. Attendu ses moeurs solitaires, il était à peine connu d'elles; +aussi l'eurent-elles bientôt dévisagé des pieds à la tête avec cette +curiosité intrépide qui est le privilège de leur caste; puis elles +reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'était. Le +nouveau venu, à demi déconcerté, faisait déjà quelques pas en arrière +songeant peut-être à la retraite, lorsque Marcel, ayant fermé la porte à +double tour, jeta bruyamment la clef sur la table. + +--Personne encore! s'écria-t-il. Que font donc nos amis? Mais n'importe, +le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous présente le plus +vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui désire depuis +longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est, +particulièrement, grand admirateur de mademoiselle Pinson. + +La contredanse s'arrêta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un léger +salut, et reprit son bonnet. + +--Eugène! s'écria Marcel, c'est aujourd'hui ma fête; ces deux dames ont +bien voulu venir la célébrer avec nous. Je t'ai presque amené de force, +c'est vrai; mais j'espère que tu resteras de bon gré, à notre commune +prière. Il est à présent huit heures à peu près; nous avons le temps de +fumer une pipe en attendant que l'appétit nous vienne. + +Parlant ainsi, il jeta un regard significatif à mademoiselle Pinson, +qui, le comprenant aussitôt, s'inclina une seconde fois en souriant, et +dit d'une voix douce à Eugène: Oui, monsieur, nous vous en prions. + +En ce moment les deux étudiants que Marcel avait invités frappèrent à la +porte. Eugène vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop de +mauvaise grâce, et, se résignant, prit place avec les autres. + + + + +III + + +Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commencé par remplir +la chambre d'un nuage de fumée, buvaient d'autant pour se rafraîchir. +Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et égayaient la +compagnie de propos plus ou moins piquants aux dépens de leurs amis et +connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tirées des +arrière-boutiques. Si la matière manquait de vraisemblance, du moins +n'était-elle pas stérile. Deux clercs d'avoué, à les en croire, avaient +gagné vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et les +avaient mangés en six semaines avec deux marchandes de gants. Le fils +d'un des plus riches banquiers de Paris avait proposé à une célèbre +lingère une loge à l'Opéra et une maison de campagne, qu'elle avait +refusées, aimant mieux soigner ses parents et rester fidèle à un commis +des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui +était forcé par son rang à s'envelopper du plus grand mystère, venait +incognito rendre visite à une brodeuse du passage du Pont-Neuf, laquelle +avait été enlevée tout à coup par ordre supérieur, mise dans une chaise +de poste à minuit, avec un portefeuille plein de billets de banque, et +envoyée aux État-Unis, etc. + +--Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Zélia improvise, et quant à +mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit +comité), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs d'avoué n'ont +gagné qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre banquier a +offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux États-Unis, qu'elle +est visible tous les jours, de midi à quatre heures, à l'hôpital de la +Charité, où elle a pris un logement par suite de manque de comestibles. + +Eugène était assis auprès de mademoiselle Pinson. Il crut remarquer, à +ce dernier mot, prononcé avec une indifférence complète, qu'elle +pâlissait. Mais, presque aussitôt, elle se leva, alluma une cigarette, +et, s'écria d'un air délibéré: + +--Silence à votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur Marcel ne +croit pas aux fables, je vais raconter une histoire véritable, _et +quorum pars magna fui._ + +--Vous parlez latin? dit Eugène. + +--Comme vous voyez, répondit mademoiselle Pinson; cette sentence me +vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napoléon, et qui n'a +jamais manqué de la dire avant de réciter une bataille. Si vous ignorez +ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela +veut dire: «Je vous en donne ma parole d'honneur.» Vous saurez donc +que, la semaine passée, je m'étais rendue, avec deux de mes amies, +Blanchette et Rougette, au théâtre de l'Odéon. + +--Attendez que je coupe la galette, dit Marcel. + +--Coupez, mais écoutez, reprit mademoiselle Pinson. J'étais donc allée +avec Blanchette et Rougette à l'Odéon, voir une tragédie. Rougette, +comme vous savez, vient de perdre sa grand'mère; elle a hérité de quatre +cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois étudiants se +trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous avisèrent, et, sous +prétexte que nous étions seules, nous invitèrent à souper. + +--De but en blanc? demanda Marcel; en vérité, c'est très galant. Et vous +avez refusé, je suppose. + +--Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous acceptâmes, et, à +l'entr'acte, sans attendre la fin de la pièce, nous nous transportâmes +chez Viot. + +--Avec vos cavaliers? + +--Avec nos cavaliers. Le garçon commença, bien entendu, par nous dire +qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance n'était pas +faite pour nous arrêter. Nous ordonnâmes qu'on allât par la ville +chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un +festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets, des +moules, des oeufs à la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des +marmites. Nos jeunes inconnus, à dire vrai, faisaient légèrement la +grimace... + +--Je le crois parbleu bien! dit Marcel. + +--Nous n'en tînmes compte. La chose apportée, nous commençâmes à faire +les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous dégoûtait. À +peine un plat était-il entamé, que nous le renvoyions pour en demander +un autre.--Garçon, emportez cela; ce n'est pas tolérable; où avez-vous +pris des horreurs pareilles? Nos inconnus désirèrent manger, mais il ne +leur fut pas loisible. Bref, nous soupâmes comme dînait Sancho, et la +colère nous porta même à briser quelques ustensiles. + +--Belle conduite! et comment payer? + +--Voilà précisément la question que les trois inconnus s'adressèrent. +Par l'entretien qu'ils eurent à voix basse, l'un d'eux nous parut +posséder six francs, l'autre infiniment moins, et le troisième n'avait +que sa montre, qu'il tira généreusement de sa poche. En cet état, les +trois infortunés se présentèrent au comptoir, dans le but d'obtenir un +délai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur répondit? + +--Je pense, répliqua Marcel, que l'on vous a gardées en gage, et qu'on +les a conduits au violon. + +--C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le +cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout était payé d'avance. +Imaginez le coup de théâtre, à cette réponse de Viot: Messieurs, tout +est payé! Nos inconnus nous regardèrent comme jamais trois chiens n'ont +regardé trois évêques, avec une stupéfaction piteuse mêlée d'un pur +attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous +descendîmes et fîmes venir un fiacre.--Chère marquise, me dit Rougette, +il faut reconduire ces messieurs chez eux.--Volontiers, chère comtesse, +répondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je vous +demande s'ils étaient penauds! ils se défendaient de notre politesse, +ils ne voulaient pas qu'on les reconduisît, ils refusaient de dire leur +adresse... Je le crois bien! Ils étaient convaincus qu'ils avaient +affaire à des femmes du monde, et ils demeuraient rue du Chat-Qui-Pêche! + +Les deux étudiants, amis de Marcel, qui, jusque-là, n'avaient guère fait +que fumer et boire en silence, semblèrent peu satisfaits de cette +histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-être en savaient-ils +autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils +jetèrent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en riant: + +--Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine +dernière, il n'y a plus d'inconvénient. + +--Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais lui +faire tort dans sa carrière, jamais! + +--Vous avez raison, dit Eugène, et vous agissez en cela plus sagement +peut-être que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui peuplent les +écoles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait derrière lui quelque +faute ou quelque folie, et cependant c'est de là que sortent tous les +jours ce qu'il y a en France de plus distingué et de plus respectable: +des médecins, des magistrats... + +--Oui, reprit Marcel, c'est la vérité. Il y a des pairs de France en +herbe qui dînent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de quoi +payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'oeil, n'avez-vous pas +revu vos inconnus? + +--Pour qui nous prenez-vous? répondit mademoiselle Pinson d'un air +sérieux et presque offensé. Connaissez-vous Blanchette et Rougette? et +supposez-vous que moi-même... + +--C'est bon, dit Marcel, ne vous fâchez pas. Mais voilà, en somme, une +belle équipée. Trois écervelées qui n'avaient peut-être pas de quoi +dîner le lendemain, et qui jettent l'argent par les fenêtres pour le +plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais! + +--Pourquoi nous invitent-ils à souper? répondit mademoiselle Pinson. + + + + +IV + + +Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de +Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla +chanson.--Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervantès, Zélia qui +tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le +trouvent bon, c'est moi qu'on fête, et qui par conséquent prie +mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrouée par son anecdote, de nous +honorer d'un couplet. Eugène, continua-t-il, sois donc un peu galant, +trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi. + +Eugène rougit et obéit. De même que mademoiselle Pinson n'avait pas +dédaigné de le faire pour l'engager lui-même à rester, il s'inclina, et +lui dit timidement: + +--Oui, mademoiselle, nous vous en prions. + +En même temps il souleva son verre, et toucha celui de la grisette. De +ce léger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle Pinson +saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fraîche la continua +longtemps en cadence. + +--Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le _la_. +Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas bégueule, je +vous en préviens, mais je ne sais pas de couplets de corps de garde. Je +ne m'encanaille pas la mémoire. + +--Connu, dit Marcel, vous êtes une vertu; allez votre train, les +opinions sont libres. + +--Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter à la bonne +venue des couplets qu'on a faits sur moi. + +--Attention! Quel est l'auteur? + +--Mes camarades du magasin. C'est de la poésie faite à l'aiguille; ainsi +je réclame l'indulgence. + +--Y a-t-il un refrain à votre chanson? + +--Certainement; la belle demande! + +--En ce cas-là, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au refrain, tapons +sur la table, mais tâchons d'aller en mesure. Zélia peut s'abstenir si +elle veut. + +--Pourquoi cela, malhonnête garçon? demanda Zélia en colère? + +--Pour cause, répondit Marcel; mais si vous désirez être de la partie, +tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconvénients pour nos +oreilles et pour vos blanches mains. + +Marcel avait rangé en rond les verres et les assiettes, et s'était assis +au milieu de la table, son couteau à la main. Les deux étudiants du +souper de Rougette, un peu ragaillardis, ôtèrent le fourneau de leurs +pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eugène rêvait, Zélia boudait. +Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la +casser, ce à quoi Marcel répondit par un geste d'assentiment, en sorte +que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des +castagnettes, commença ainsi les couplets que ses compagnes avaient +composés, après s'être excusée d'avance de ce qu'ils pouvaient contenir +de trop flatteur pour elle: + + Mimi Pinson est une blonde, + Une blonde que l'on connaît. + Elle n'a qu'une robe au monde, + Landerirette! + Et qu'un bonnet. + Le Grand Turc en a davantage. + Dieu voulut, de cette façon, + La rendre sage. + On ne peut pas la mettre en gage, + La robe de Mimi Pinson. + + Mimi Pinson porte une rose, + Une rose blanche au côté. + Cette fleur dans son coeur éclose, + Landerirette! + C'est la gaieté. + Quand un bon souper la réveille, + Elle fait sortir la chanson + De la bouteille. + Parfois il penche sur l'oreille, + Le bonnet de Mimi Pinson. + + Elle a les yeux et la main prestes. + Les carabins, matin et soir, + Usent les manches de leurs vestes, + Landerirette! + À son comptoir. + Quoique sans maltraiter personne, + Mimi leur fait mieux la leçon + Qu'à la Sorbonne. + Il ne faut pas qu'on la chiffonne, + La robe de Mimi Pinson. + + Mimi Pinson peut rester fille; + Si Dieu le veut, c'est dans son droit. + Elle aura toujours son aiguille, + Landerirette! + Au bout du doigt. + Pour entreprendre sa conquête, + Ce n'est pas tout qu'un beau garçon; + Faut être honnête. + Car il n'est pas loin de sa tête, + Le bonnet de Mimi Pinson. + + D'un gros bouquet de fleurs d'orange + Si l'amour veut la couronner, + Elle a quelque chose en échange, + Landerirette! + À lui donner. + Ce n'est pas, on se l'imagine, + Un manteau sur un écusson + Fourré d'hermine; + C'est l'étui d'une perle fine, + La robe de Mimi Pinson. + + Mimi n'a pas l'âme vulgaire, + Mais son coeur est républicain; + Aux trois jours elle a fait la guerre, + Landerirette! + En casaquin. + À défaut d'une hallebarde, + On l'a vue avec son poinçon + Monter la garde. + Heureux qui mettra sa cocarde + Au bonnet de Mimi Pinson! + +Les couteaux et les pipes, voire même les chaises, avaient fait leur +tapage, comme de raison, à la fin de chaque couplet. Les verres +dansaient sur la table, et les bouteilles, à moitié pleines, se +balançaient joyeusement en se donnant de petits coups d'épaule. + +--Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette +chanson-là! Il y a un teinturier; c'est trop musqué. Parlez-moi de ces +bons airs où on dit les choses! + +Et il entonna d'une voix forte: + + Nanette n'avait pas encore quinze ans... + +--Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plutôt, faisons un tour +de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque? + +--J'ai ce qu'il vous faut, répondit Marcel; j'ai une guitare; mais, +continua-t-il en décrochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce qu'il +lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes. + +--Mais voilà un piano, dit Zélia; Marcel va nous faire danser. + +Marcel lança à sa maîtresse un regard aussi furieux que si elle l'eût +accusé d'un crime. Il était vrai qu'il en savait assez pour jouer une +contredanse; mais c'était pour lui, comme pour bien d'autres, une espèce +de torture à laquelle il se soumettait peu volontiers. Zélia, en le +trahissant, se vengeait du bouchon. + +--Êtes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano n'est là que +pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'écorchiez, Dieu le sait. +Où avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que _la +Marseillaise_, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez à +Eugène, à la bonne heure, voilà un garçon qui s'y entend! mais je ne +veux pas l'ennuyer à ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a que vous +ici d'assez indiscrète pour faire des choses pareilles sans crier gare. + +Pour la troisième fois, Eugène rougit, et s'apprêta à faire ce qu'on lui +demandait d'une façon si politique et si détournée. Il se mit donc au +piano, et un quadrille s'organisa. + +Ce fut presque aussi long que le souper. Après la contredanse vint une +valse; après la valse, le galop, car on galope encore au quartier Latin. +Ces dames surtout étaient infatigables, et faisaient des gambades et des +éclats de rire à réveiller tout le voisinage. Bientôt Eugène, doublement +fatigué par le bruit et par la veillée, tomba, tout en jouant +machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui +dorment à cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant lui +comme des fantômes dans un rêve; et, comme rien n'est plus aisément +triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la mélancolie, à +laquelle il était sujet, ne tarda pas à s'emparer de lui.--Triste joie, +pensait-il, misérables plaisirs! instants qu'on croit volés au malheur! +Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement +devant moi, est sûre, comme disait Marcel, d'avoir de quoi dîner demain? + +Comme il faisait cette réflexion, mademoiselle Pinson passa près de lui; +il crut la voir, tout en galopant, prendre à la dérobée un morceau de +galette resté sur la table, et le mettre discrètement dans sa poche. + + + + +V + + +Le jour commençait à paraître quand la compagnie se sépara. Eugène, +avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour +respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes pensées, il +se répétait tout bas, malgré lui, la chanson de la grisette: + + Elle n'a qu'une robe au monde + Et qu'un bonnet. + +--Est-ce possible? se demandait-il. La misère peut-elle être poussée à +ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-même? Peut-on +rire de ce qu'on manque de pain? + +Le morceau de galette emporté n'était pas un indice douteux. Eugène ne +pouvait s'empêcher d'en sourire, et en même temps d'être ému de +pitié.--Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette et non +du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est +peut-être l'enfant d'une voisine à qui elle veut rapporter un gâteau, +peut-être une portière bavarde, qui raconterait qu'elle a passé la nuit +dehors, un Cerbère qu'il faut apaiser. + +Ne regardant pas où il allait, Eugène s'était engagé par hasard dans ce +dédale de petites rues qui sont derrière le carrefour Buci, et dans +lesquelles une voiture passe à peine. Au moment où il allait revenir sur +ses pas, une femme, enveloppée dans un mauvais peignoir, la tête nue, +les cheveux en désordre, pâle et défaite, sortit d'une vieille maison. +Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait à peine marcher; ses +genoux fléchissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et paraissait +vouloir se diriger vers une porte voisine, où se trouvait une boîte aux +lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait à la main. Surpris et +effrayé, Eugène s'approcha d'elle et lui demanda où elle allait, ce +qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En même temps il étendit le +bras pour la soutenir, car elle était près de tomber sur une borne. +Mais, sans lui répondre, elle recula avec une sorte de crainte et de +fierté. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la boîte, et +paraissant rassembler toutes ses forces:--Là! dit-elle seulement; puis, +continuant à se traîner aux murs, elle regagna sa maison. Eugène essaya +en vain de l'obliger à prendre son bras et de renouveler ses questions. +Elle rentra lentement dans l'allée sombre et étroite dont elle était +sortie. + +Eugène avait ramassé la lettre; il fit d'abord quelques pas pour la +mettre à la poste, mais il s'arrêta bientôt. Cette étrange rencontre +l'avait si fort troublé, et il se sentait frappé d'une sorte d'horreur +mêlée d'une compassion si vive, que, avant de prendre le temps de la +réflexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui semblait +odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen, à +pénétrer un tel mystère. Évidemment cette femme était mourante; était-ce +de maladie ou de faim? Ce devait être, en tout cas, de misère. Eugène +ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: «À monsieur le baron de +***,» et renfermait ce qui suit: + +«Lisez cette lettre, monsieur, et, par pitié, ne rejetez pas ma prière. +Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous +dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera +bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a ôté le peu de +force et de courage que j'avais. Le mois d'août, je rentre en magasin; +mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la +certitude qu'avant samedi je me trouverai tout à fait sans asile. J'ai +si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la résolution de me +jeter à l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis près de vingt-quatre +heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu +au coeur. N'est-ce pas que je ne me suis pas trompée? Monsieur, je vous +en supplie à genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera respirer +encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que +vingt-trois ans! Je viendrai peut-être à bout, avec un peu d'aide, +d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter +votre pitié, je vous les dirais, mais rien ne me vient à l'idée. Je ne +puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez +de ma lettre comme on fait quand on en reçoit trop souvent de pareilles: +vous la déchirerez sans penser qu'une pauvre femme est là qui attend les +heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pensé qu'il serait +par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas +l'idée de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous, qui vous +retiendra, j'en suis persuadée; aussi il me semble que rien ne vous est +plus facile que de plier votre aumône dans un papier, et de mettre sur +l'adresse: «À mademoiselle Bertin, rue de l'Éperon.» J'ai changé de nom +depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma +mère. En sortant de chez vous, donnez cela à un commissionnaire. +J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu +vous rende humain. + +«Il me vient à l'idée que vous ne croyez pas à tant de misère; mais si +vous me voyiez, vous seriez convaincu. + +«ROUGETTE.» + +Si Eugène avait d'abord été touché en lisant ces lignes, son étonnement +redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi c'était +cette même fille qui avait follement dépensé son argent en parties de +plaisir, et imaginé ce souper ridicule raconté par mademoiselle Pinson, +c'était elle que le malheur réduisait à cette souffrance et à une +semblable prière! Tant d'imprévoyance et de folie semblait à Eugène un +rêve incroyable. Mais point de doute, la signature était là; et +mademoiselle Pinson, dans le courant de la soirée, avait également +prononcé le nom de guerre de son amie Rougette, devenue mademoiselle +Bertin. Comment se trouvait-elle tout à coup abandonnée, sans secours, +sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille, +pendant qu'elle expirait peut-être dans quelque grenier de cette maison? +Et qu'était-ce que cette maison même où l'on pouvait mourir ainsi? + +Ce n'était pas le moment de faire des conjectures; le plus pressé était +de venir au secours de la faim. + +Eugène commença par entrer dans la boutique d'un restaurateur qui venait +de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il +s'achemina, suivi du garçon, vers le logis de Rougette; mais il +éprouvait de l'embarras à se présenter brusquement ainsi. L'air de +fierté qu'il avait trouvé à cette pauvre fille lui faisait craindre, +sinon un refus, du moins un mouvement de vanité blessée; comment lui +avouer qu'il avait lu sa lettre? + +Lorsqu'il fut arrivé devant la porte: + +--Connaissez-vous, dit-il au garçon, une jeune personne qui demeure dans +cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin? + +--Oh que oui! monsieur, répondit le garçon. C'est nous qui portons +habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour. +Actuellement elle est à la campagne. + +--Qui vous l'a dit? demanda Eugène. + +--Pardi! monsieur, c'est la portière. Mademoiselle Rougette aime à bien +dîner, mais elle n'aime pas beaucoup à payer. Elle a plus tôt fait de +commander des poulets rôtis et des homards que rien du tout; mais, pour +voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi +nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est +pas... + +--Elle est revenue, reprit Eugène. Montez chez elle, laissez-lui ce que +vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien +aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui +lui envoie ceci, vous lui répondrez que c'est le baron de ***. + +Sur ces mots, Eugène s'éloigna. Chemin faisant, il rajusta comme il put +le cachet de la lettre, et la mit à la poste.--Après tout, pensa-t-il, +Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la réponse à son billet +a été un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron. + + + + +VI + + +Les étudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches tous les +jours. Eugène comprenait très bien que, pour donner un air de +vraisemblance à la petite fable que le garçon devait faire, il eût fallu +joindre à son envoi le louis que demandait Rougette; mais là était la +difficulté. Les louis ne sont pas précisément la monnaie courante de la +rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eugène venait de s'engager à payer +le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, n'était +guère mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans différer le +chemin de la place du Panthéon. + +En ce temps-là demeurait encore sur cette place ce fameux barbier qui a +fait banqueroute, et s'est ruiné en ruinant les autres. Là, dans +l'arrière-boutique, où se faisait en secret la grande et la petite +usure, venait tous les jours l'étudiant pauvre et sans souci, amoureux +peut-être, emprunter à énorme intérêt quelques pièces dépensées gaiement +le soir et chèrement payées le lendemain. Là entrait furtivement la +grisette, la tête basse, le regard honteux, venant louer pour une partie +de campagne un chapeau fané, un châle reteint, une chemise achetée au +mont-de-piété. Là, des jeunes gens de bonne maison, ayant besoin de +vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de +lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des +étourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur avenir. +Depuis la courtisane titrée, à qui un bracelet tourne la tête, jusqu'au +cuistre nécessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de lentilles, +tout venait là comme aux sources du Pactole, et l'usurier barbier, fier +de sa clientèle et de ses exploits jusqu'à s'en vanter, entretenait la +prison de Clichy en attendant qu'il y allât lui-même. + +Telle était la triste ressource à laquelle Eugène, bien qu'avec +répugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour être du +moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouvé que la +demande adressée au baron produisît l'effet désirable. C'était de la +part d'un étudiant beaucoup de charité, à vrai dire, que de s'engager +ainsi pour une inconnue; mais Eugène croyait en Dieu: toute bonne action +lui semblait nécessaire. + +Le premier visage qu'il aperçut, en entrant chez le barbier, fut celui +de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et +feignant de se faire coiffer. Le pauvre garçon venait peut-être chercher +de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort préoccupé, et +fronçait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le coiffeur, +feignant de son côté de lui passer dans les cheveux un fer parfaitement +froid, lui parlait à demi-voix dans son accent gascon. Devant une autre +toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, également affublé +d'une serviette, un étranger fort inquiet, regardant sans cesse de côté +et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arrière-boutique, on +apercevait, dans une vieille psyché, la silhouette passablement maigre +d'une jeune fille, qui, aidée de la femme du coiffeur, essayait une robe +à carreaux écossais. + +--Que viens-tu faire ici à cette heure? s'écria Marcel, dont la figure +reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, dès qu'il reconnut +son ami. + +Eugène s'assit près de la toilette, et expliqua en peu de mots la +rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait. + +--Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te mêles-tu, puisqu'il +y a un baron? Tu as vu une jeune fille intéressante qui éprouvait le +besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as payé un poulet froid, +c'est digne de toi; il n'y a rien à dire. Tu n'exiges d'elle aucune +reconnaissance, l'incognito te plaît; c'est héroïque. Mais aller plus +loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour une +lingère que protège un baron, et que l'on n'a pas l'honneur de +fréquenter, cela ne s'est pratiqué, de mémoire humaine, que dans la +Bibliothèque bleue. + +--Ris de moi si tu veux, répondit Eugène. Je sais qu'il y a dans ce +monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que +je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je +l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester indifférent +devant la souffrance. Ma charité ne va pas jusqu'à chercher les pauvres, +je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais +l'aumône. + +--En ce cas, reprit Marcel, tu as fort à faire; il n'en manque pas dans +ce pays-ci. + +--Qu'importe? dit Eugène, encore ému du spectacle dont il venait d'être +témoin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son chemin? +Cette malheureuse est une étourdie, une folle, tout ce que tu voudras; +elle ne mérite peut-être pas la compassion qu'elle fait naître; mais +cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes amies, +qui déjà ne semblent pas plus se soucier d'elle que si elle n'était plus +au monde, et qui l'aidaient hier à se ruiner? À qui peut-elle avoir +recours? à un étranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou à +mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son +coeur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher +Marcel, que tout cela, bien sincèrement, me fait horreur. Cette petite +évaporée d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, riant et +babillant chez toi, au moment même où l'autre, l'héroïne de son conte, +expire dans un grenier, me soulève le coeur. Vivre ainsi en amies, +presque en soeurs, pendant des jours et des semaines, courir les +théâtres, les bals, les cafés, et ne pas savoir le lendemain si l'une +est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indifférence des égoïstes, +c'est l'insensibilité de la brute. Ta demoiselle Pinson est un monstre, +et tes grisettes que tu vantes, ces moeurs sans vergogne, ces amitiés +sans âme, je ne sais rien de si méprisable! + +Le barbier, qui, pendant ces discours, avait écouté en silence, et +continué de promener son fer froid sur la tête de Marcel, sourit d'un +air malin lorsque Eugène se tut. Tour à tour bavard comme une pie, ou +plutôt comme un perruquier qu'il était, lorsqu'il s'agissait de méchants +propos, taciturne et laconique comme un Spartiate dès que les affaires +étaient en jeu, il avait adopté la prudente habitude de laisser toujours +d'abord parler ses pratiques, avant de mêler son mot à la conversation. +L'indignation qu'exprimait Eugène en termes si violents lui fit +toutefois rompre le silence. + +--Vous êtes sévère, monsieur, dit-il en riant et en gasconnant. J'ai +l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort +excellente personne. + +--Oui, dit Eugène, excellente en effet, s'il est question de boire et de +fumer. + +--Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes personnes, +ça rit, ça chante, ça fume, mais il y en a qui ont du coeur. + +--Où voulez-vous en venir, père Cadédis? demanda Marcel. Pas tant de +diplomatie; expliquez-vous tout net. + +--Je veux dire, répliqua le barbier en montrant l'arrière-boutique, +qu'il y a là, pendue à un clou, une petite robe de soie noire que ces +messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la propriétaire, car +elle ne possède pas une garde-robe très compliquée. Mademoiselle Mimi +m'a envoyé cette robe ce matin au petit jour; et je présume que, si elle +n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est qu'elle-même ne +roule pas sur l'or. + +--Voilà qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans +l'arrière-boutique, sans égard pour la pauvre femme aux carreaux +écossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa robe en +gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites à présent? Elle ne +va donc pas dans le monde aujourd'hui? + +Eugène avait suivi son ami. + +Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu +d'autres hardes de toute espèce, était humblement et tristement +suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson. + +--C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce vêtement pour l'avoir vu +tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et +l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir à la manche gauche une +petite tache grosse comme une pièce de cinq sous, causée parle vin de +Champagne. Et combien avez-vous prêté là-dessus, père Cadédis? car je +suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans ce +boudoir qu'en qualité de nantissement. + +--J'ai prêté quatre francs, répondit le barbier; et je vous assure, +monsieur, que c'est pure charité. À toute autre je n'aurais pas avancé +plus de quarante sous, car la pièce est diablement mûre; on y voit à +travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi +me payera; elle est bonne pour quatre francs. + +--Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet +qu'elle n'a emprunté cette petite somme que pour l'envoyer à Rougette. + +--Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eugène. + +--Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se +dépouiller pour un créancier. + +--Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans une +position meilleure que celle où elle se trouve actuellement; elle avait +alors un grand nombre de dettes. On se présentait journellement chez +elle pour saisir ce qu'elle possédait, et on avait fini, en effet, par +lui prendre tous ses meubles, excepté son lit, car ces messieurs savent +sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un débiteur. Or, mademoiselle +Mimi avait dans ce temps-là quatre robes fort convenables. Elle les +mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour +qu'on ne les saisît pas; c'est pourquoi je serais surpris si, n'ayant +plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer +quelqu'un. + +--Pauvre Mimi! répéta Marcel. Mais, en vérité, comment +s'arrange-t-elle? Elle a donc trompé ses amis? elle possède donc un +vêtement inconnu? Peut-être se trouve-t-elle malade d'avoir trop mangé +de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de +s'habiller. N'importe, père Cadédis, cette robe me fait peine, avec ses +manches pendantes qui ont l'air de demander grâce; tenez, retranchez-moi +quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer, et +mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte à cette +enfant. Eh bien! Eugène, continua-t-il, que dit à cela ta charité +chrétienne? + +--Que tu as raison, répondit Eugène, de parler et d'agir comme tu fais, +mais que je n'ai peut-être pas tort; j'en fais le pari, si tu veux. + +--Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du Jockey-Club. +Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous +sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis +curieux de la voir. + +Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique. + + + + +VII + + +--Mademoiselle est allée à la messe, répondit la portière aux deux +étudiants, lorsqu'ils furent arrivés chez mademoiselle Pinson. + +--À la messe! dit Eugène surpris. + +--À la messe! répéta Marcel. C'est impossible, elle n'est pas sortie. +Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis. + +--Je vous assure, monsieur, répondit la portière, qu'elle est sortie +pour aller à la messe, il y a environ trois quarts d'heure. + +--Et à quelle église est-elle allée? + +--À Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un matin. + +--Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble +bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui. + +--La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez +vous-même. + +Mademoiselle Pinson, sortant de l'église, revenait chez elle, en effet. +Marcel ne l'eut pas plus tôt aperçue, qu'il courut à elle, impatient de +voir de près sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon +d'indienne foncée, à demi caché sous un rideau de serge verte dont elle +s'était fait, tant bien que mal, un châle. De cet accoutrement +singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, à cause de sa +couleur sombre, sortaient sa tête gracieuse coiffée de son bonnet blanc, +et ses petits pieds chaussés de brodequins. Elle s'était enveloppée dans +son rideau avec tant d'art et de précaution, qu'il ressemblait vraiment +à un vieux châle et qu'on ne voyait presque pas la bordure. En un mot, +elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de prouver, +une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie. + +--Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en écartant un +peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serrée dans son +corset. C'est un déshabillé du matin que Palmyre vient de m'apporter. + +--Vous êtes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais cru qu'on +pût avoir si bonne mine avec le châle d'une fenêtre. + +--En vérité? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant l'air un peu +paquet. + +--Paquet de roses, répondit Marcel. J'ai presque regret maintenant de +vous avoir rapporté votre robe. + +--Ma robe? Où l'avez-vous trouvée? + +--Où elle était, apparemment. + +--Et vous l'avez tirée de l'esclavage? + +--Eh, mon Dieu! oui, j'ai payé sa rançon. M'en voulez-vous de cette +audace? + +--Non pas! à charge de revanche. Je suis bien aise de revoir ma robe; +car, à vous dire vrai, voilà déjà longtemps que nous vivons toutes les +deux ensemble, et je m'y suis attachée insensiblement. + +En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq étages +qui conduisaient à sa chambrette, où les deux amis entrèrent avec elle. + +--Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe qu'à une +condition. + +--Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en +veux pas. + +--J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez +franchement pourquoi cette robe était en gage. + +--Laissez-moi donc d'abord la remettre, répondit mademoiselle Pinson; je +vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous préviens que, si vous ne +voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la gouttière, il +faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face +comme Agamemnon. + +--Qu'à cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus honnêtes qu'on ne +pense, et je ne hasarderai pas même un oeil. + +--Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance, +mais la sagesse des nations nous dit que deux précautions valent mieux +qu'une. + +En même temps elle se débarrassa de son rideau, et l'étendit +délicatement sur la tête des deux amis, de manière à les rendre +complètement aveugles. + +--Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant. + +--Prenez garde à vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau, je ne +réponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre parole, par +conséquent elle est dégagée. + +--Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma +taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre. +Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un +plaisir à me sentir dedans! + +--Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez sincère, +nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne comme +vous, sage, rangée, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher ainsi, +d'un seul coup, toute sa garde-robe à un clou? + +-Pourquoi?... pourquoi?... répondit mademoiselle Pinson, paraissant +hésiter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras, et leur +dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez. + +Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de l'Éperon. + + + + +VIII + + +Marcel avait gagné son pari. Les quatre francs et le morceau de galette +de mademoiselle Pinson étaient sur la table de Rougette, avec les débris +du poulet d'Eugène. + +La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le lit; +et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu, +elle fit dire à ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait de +l'excuser, et qu'elle n'était pas en état de les recevoir. + +--Que je la reconnais bien là, dit Marcel; elle mourrait sur la paille +dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-à-vis de son pot +à l'eau. + +Les deux amis, bien qu'à regret, furent donc obligés de s'en retourner +chez eux comme ils étaient venus, non sans rire entre eux de cette +fierté et de cette discrétion si étrangement nichées dans une mansarde. + +Après avoir été à l'École de médecine suivre les leçons du jour, ils +dînèrent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de promenade au +boulevard Italien. Là, tout en fumant le cigare qu'il avait gagné le +matin: + +--Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas forcé de convenir que j'ai +raison d'aimer, au fond, et même d'estimer ces pauvres créatures? +Considérons sainement les choses sous un point de vue philosophique. +Cette petite Mimi, que tu as tant calomniée, ne fait-elle pas, en se +dépouillant de sa robe, une oeuvre plus louable, plus méritoire, j'ose +même dire plus chrétienne, que le bon roi Robert en laissant un pauvre +couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait +évidemment quantité de manteaux; d'un autre côté, il était à table, dit +l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se traînant à +quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de +son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne monarque, +il est vrai, pardonna généreusement au coupeur de franges; mais +peut-être avait-il bien dîné. Vois quelle distance entre lui et Mimi! +Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assurément était à +jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait emporté de +chez moi était destiné par avance à composer son propre repas. Or, que +fait-elle? Au lieu de déjeuner, elle va à la messe, et en ceci elle se +montre encore au moins l'égale du roi Robert, qui était fort pieux, j'en +conviens, mais qui perdait son temps à chanter au lutrin, pendant que +les Normands faisaient le diable à quatre. Le roi Robert abandonne sa +frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout +entière au père Cadédis, action incomparable en ce que Mimi est femme, +jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est +nécessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, à son magasin, +gagner le pain de sa journée. Non seulement donc elle se prive du +morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met +volontairement dans le cas de ne pas dîner. Observons en outre que le +père Cadédis est fort éloigné d'être un mendiant, et de se traîner à +quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renonçant à sa frange, ne +fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coupée d'avance, +et c'est à savoir si cette frange était coupée de travers ou non, et en +état d'être recousue; tandis que Mimi, de son propre mouvement, bien +loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-même de dessus son +pauvre corps ce vêtement, plus précieux, plus utile que le clinquant de +tous les passementiers de Paris. Elle sort vêtue d'un rideau; mais sois +sûr qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que l'église. Elle se +ferait plutôt couper un bras que de se laisser voir ainsi fagotée au +Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer à Dieu, parce +qu'il est l'heure où elle prie tous les jours. Crois-moi, Eugène, dans +ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue +de Tournon et la rue du Petit-Lion, où elle connaît tout le monde, il y +a plus de courage, d'humilité et de religion véritable que dans toutes +les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis +le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra inconnue +dans son cinquième étage, entre un pot de fleurs et un ourlet. + +--Tant mieux pour elle, dit Eugène. + +--Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer à comparer, je +pourrais te faire un parallèle entre Mucius Scævola et Rougette. +Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile à un Romain du temps de +Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un réchaud +allumé, qu'à une grisette contemporaine de rester vingt-quatre heures +sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont crié, mais examine par quels +motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en présence d'un roi étrusque +qu'il a voulu assassiner; il a manqué son coup d'une manière pitoyable, +il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade. Pour +qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un tison +(car rien ne prouve que le brasier fût bien chaud, ni que le poing soit +tombé en cendres). Là-dessus, le digne Porsenna, stupéfait de sa +fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est à parier que +ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que +Scævola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa tête. +Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus +lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est +seule au fond d'un grenier, et elle n'a là pour l'admirer ni Porsenna, +c'est-à-dire le baron, ni les Romains, c'est-à-dire les voisins, ni les +Étrusques, c'est-à-dire ses créanciers, ni même le brasier, car son +poêle est éteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se plaindre? Par +vanité d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le même cas; par +grandeur d'âme ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste muette +derrière son verrou, c'est précisément pour que ses amis ne sachent pas +qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas pitié de son courage, pour que sa +camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute dévouée, ne soit pas +obligée, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa galette. +Mucius, à la place de Rougette, eût fait semblant de mourir en silence +mais c'eût été dans un carrefour ou à la porte de Flicoteaux. Son +taciturne et sublime orgueil eût été une manière délicate de demander à +l'assistance un verre de vin et un croûton. Rougette, il est vrai, a +demandé un louis au baron, que je persiste à comparer à Porsenna. Mais +ne vois-tu pas que le baron doit évidemment être redevable à Rougette de +quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins +clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarqué, il se peut +que le baron soit à la campagne, et dès lors Rougette est perdue. Et ne +crois pas pouvoir me répondre ici par cette vaine objection qu'on oppose +à toutes les belles actions des femmes, à savoir qu'elles ne savent ce +qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les +gouttières. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de près au +pont d'Iéna, car elle s'est déjà jetée à l'eau une fois, et je lui ai +demandé si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle n'avait +rien senti, excepté au moment où on l'avait repêchée, parce que les +bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, à ce +qu'elle disait, _raclé_ la tête sur le bord du bateau. + +--Assez! dit Eugène, fais-moi grâce de tes affreuses plaisanteries. +Réponds-moi sérieusement: crois-tu que de si horribles épreuves, tant de +fois répétées, toujours menaçantes, puissent enfin porter quelque fruit? +Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans appui, sans conseil, +ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'expérience? Y a-t-il un +démon, attaché à elles, qui les voue à tout jamais au malheur et à la +folie, ou, malgré tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au bien? +En voilà une qui prie Dieu, dis-tu? elle va à l'église, elle remplit ses +devoirs, elle vit honnêtement de son travail; ses compagnes paraissent +l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas +vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. En voilà une autre qui passe +sans cesse de l'étourderie à la misère, de la prodigalité aux horreurs +de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les leçons cruelles +qu'elle reçoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite réglée, +un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des êtres raisonnables? +S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre à nous. Allons de ce +pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien +souffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me décourage pas, +laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de +leur parler un langage sincère; je ne veux leur faire ni sermon ni +reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur +dire... + +En ce moment, les deux amis passaient devant le café Tortoni. La +silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces près d'une +fenêtre, se dessinait à la clarté des lustres. L'une d'elles agita son +mouchoir, et l'autre partit d'un éclat de rire. + +--Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire +d'aller si loin, car les voilà, Dieu me pardonne! Je reconnais Mimi à sa +robe, et Rougette à son panache blanc, toujours sur le chemin de la +friandise. Il paraît que monsieur le baron a bien fait les choses. + +--Et une pareille folie, dit Eugène, ne t'épouvante pas? + +--Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des +grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a conté +une histoire à souper, elle a engagé sa robe pour quatre francs, elle +s'est fait un châle avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui donne +ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas obligé à davantage. + +FIN DE MIMI PINSON. + +Ce _profil de grisette_, comme l'appelle l'auteur, a été composé pour le +_Diable à Paris_, ouvrage publié par livraisons et orné de dessins par +Gavarni. + +Ce conte est entièrement de pure invention. + + + + +LA MOUCHE + +1853 + +[Illustration: LA MOUCHE + +... immobile, debout derrière elle, le Chevalier observait la Marquise +qui écrivait...] + +I + + +En 1756, lorsque Louis XV, fatigué des querelles entre la magistrature +et le grand conseil à propos de l'impôt des deux sous[6], prit le parti +de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs +offices. Seize de ces démissions furent acceptées, sur quoi il y eut +autant d'exils.--Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour à l'un +des présidents, pourriez-vous voir de sang-froid une poignée d'hommes +résister à l'autorité d'un roi de France? N'en auriez-vous pas mauvaise +opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le président, et vous +verrez tout cela comme je le vois. + +Ce ne furent pas seulement les exilés qui portèrent la peine de leur +mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le +_décachetage_ amusait le roi. Pour se désennuyer de ses plaisirs, il se +faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux à la +poste. Bien entendu que, sous le prétexte de faire lui-même sa police +secrète, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient ainsi +sous les yeux; mais quiconque, de près ou de loin, tenait aux chefs des +factions, était presque toujours perdu. On sait que Louis XV, avec +toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle d'être +inexorable. + +[Note 6: Deux sous pour livre du dixième du revenu. (_Note de +l'auteur_.)] + +Un soir qu'il était devant le feu, les pieds sur le manteau de la +cheminée, mélancolique à son ordinaire, la marquise, parcourant un +paquet de lettres, haussait les épaules en riant. Le roi demanda ce +qu'il y avait. + +-C'est que je trouve là, répondit-elle, une lettre qui n'a pas le sens +commun, mais c'est une chose touchante et qui fait pitié. + +-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi. + +-Point de nom: c'est une lettre d'amour. + +-Et qu'y a-t-il dessus? + +-Voilà le plaisant. C'est qu'elle est adressée à mademoiselle +d'Annebault, la nièce de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est +apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourrée avec ces papiers. + +-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi. + +-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de Vauvert +et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-là? Votre Majesté +les connaît-elle? + +Le roi se piquait de savoir la France par coeur, c'est-à-dire la noblesse +de France. L'étiquette de sa cour, qu'il avait étudiée, ne lui était pas +plus familière que les blasons de son royaume: science assez courte, le +reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanité, et la hiérarchie +était, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son palais; il y +voulait marcher en maître. Après avoir rêvé quelques instants, il fronça +le sourcil comme frappé d'un mauvais souvenir, puis, faisant signe à la +marquise de lire, il se rejeta dans sa bergère, en disant avec un +sourire: + +--Va toujours, la fille est jolie. + +Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement railleur, +commença à lire une longue lettre toute remplie de tirades amoureuses: + +«Voyez un peu, disait l'écrivain, comme les destins me persécutent! Tout +semblait disposé à remplir mes voeux, et vous-même, ma tendre amie, ne +m'aviez-vous pas fait espérer le bonheur? Il faut pourtant que j'y +renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas un +excès de cruauté de m'avoir permis d'entrevoir les cieux, pour me +précipiter dans l'abîme? Lorsqu'un infortuné est dévoué à la mort, se +fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui +doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je n'ai +plus d'autre asile, d'autre espérance que le tombeau, car, dès +l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer à votre main. +Quand la fortune me souriait, tout mon espoir était que vous fussiez à +moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y +songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en +mourant d'amour, je vous défends de m'aimer...» + +La marquise souriait à ces derniers mots. + +--Madame, dit le roi, voilà un honnête homme. Mais, qu'est-ce qui +l'empêche d'épouser sa maîtresse? + +--Permettez, Sire, que je continue: + +«Cette injustice qui m'accable, me surprend de la part du meilleur des +rois. Vous savez que mon père demandait pour moi une place de cornette +ou d'enseigne aux gardes, et que cette place décidait de ma vie, +puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir à vous. Le duc de Biron +m'avait proposé; mais le roi m'a rejeté d'une façon dont le souvenir +m'est bien amer, car si mon père a sa manière de voir (je veux que ce +soit une faute), dois-je toutefois en être puni? Mon dévouement au roi +est aussi véritable, aussi sincère que mon amour pour vous. On verrait +clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'épée. Il est +désespérant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit sans raison +valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgrâce, c'est ce qui est +opposé à la bonté bien connue de Sa Majesté...» + +--Oui-da, dit le roi, ceci m'intéresse. + +«Si vous saviez combien nous sommes tristes! Ah! mon amie, cette terre +de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y promène seul +tout le jour. J'ai défendu de ratisser; l'odieux jardinier est venu hier +avec son manche à balai ferré. Il allait toucher le sable... La trace de +vos pas, plus légère que le vent, n'était pourtant pas effacée. Le bout +de vos petits pieds et vos grands talons blancs étaient encore marqués +dans l'allée: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je suivais +votre belle image, et ce charmant fantôme s'animait par instants, comme +s'il se fût posé sur l'empreinte fugitive. C'est là, c'est en causant le +long du parterre qu'il m'a été donné de vous connaître, de vous +apprécier. Une éducation admirable dans l'esprit d'un ange, la dignité +d'une reine avec la grâce des nymphes, des pensées dignes de Leibnitz +avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les lèvres de Diane, +tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce +temps-là ces fleurs bien-aimées s'épanouissaient autour de nous. Je les +ai respirées en vous écoutant: dans leur parfum vivait votre souvenir. +Elles courbent à présent la tête; elles me montrent la mort...» + +--C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous +cela? + +--Parce que Votre Majesté me l'a ordonné pour les beaux yeux de +mademoiselle d'Annebault. + +--Cela est vrai, elle a de beaux yeux. + +«Et quand je rentre de ces promenades, je trouve mon père seul, dans le +grand salon, accoudé auprès d'une chandelle, au milieu de ces dorures +fanées qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec +peine,... mon chagrin dérange le sien... Athénaïs! au fond de ce salon, +près de la fenêtre, est le clavecin où voltigeaient vos doigts +délicieux, qu'une seule fois ma bouche a touchés, pendant que la vôtre +s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien que +vos chants n'étaient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce Rameau, ce +Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les aimez, +ils sont dans votre mémoire; leur souffle a passé sur vos lèvres. Je +m'assieds aussi à ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs qui +vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et +les écoute mourir, tandis que l'écho s'en perd sous cette voûte lugubre. +Mon père se retourne et me voit désolé; qu'y peut-il faire? Un propos de +ruelle, d'antichambre, a fermé nos grilles. Il me voit jeune, ardent, +plein de vie, ne demandant qu'à être au monde; il est mon père et n'y +peut rien...» + +--Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce garçon s'en allait en chasse, et +qu'on lui tue son faucon sur le poing? À qui en a-t-il, par hasard? + +«Il est bien vrai, reprit la marquise, continuant la lecture d'un ton +plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents +éloignés de l'abbé Chauvelin...» + +--Voilà donc ce que c'est! dit Louis XV en bâillant. Encore quelque +neveu des enquêtes et requêtes. Mon parlement abuse de ma bonté; il a +vraiment trop de famille. + +--Mais si ce n'est qu'un parent éloigné!... + +--Bon, ce monde-là ne vaut rien du tout. Cet abbé Chauvelin est un +janséniste; c'est un bon diable, mais c'est un démis. Jetez cette lettre +au feu, et qu'on ne m'en parle plus. + + + + +II + + +Les derniers mots prononcés par le roi n'étaient pas tout à fait un +arrêt de mort, mais c'était à peu près une défense de vivre. Que pouvait +faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas +entendre parler? Tâcher d'être commis, ou se faire philosophe, poète +peut-être, mais sans dédicace, et le métier, en ce cas, ne valait rien. + +Telle n'était pas, à beaucoup près, la vocation du chevalier de Vauvert, +qui venait d'écrire avec des larmes la lettre dont le roi se moquait. +Pendant ce temps-là, seul, avec son père, au fond du vieux château de +Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux. + +--Je veux aller à Versailles, disait-il. + +--Et qu'y ferez-vous? + +--Je n'en sais rien; mais que fais-je ici. + +--Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas être +fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune façon. Mais +oubliez-vous que votre mère est morte? + +--Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que vous +m'avez donnée. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais plus +rester dans ces lieux. + +--D'où vient cela? + +--D'un amour extrême. J'aime éperdûment mademoiselle d'Annebault. + +--Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Molière qui fasse des +mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgrâce? + +--Eh! monsieur, votre disgrâce, me serait-il permis, sans m'écarter du +plus profond respect, de vous demander ce qui l'a causée? Nous ne sommes +pas du parlement. Nous payons l'impôt, nous ne le faisons pas. Si le +parlement lésine sur les deniers du roi, c'est son affaire et non la +nôtre. Pourquoi M. l'abbé Chauvelin nous entraîne-t-il dans sa ruine? + +--M. l'abbé Chauvelin agit en honnête homme. Il refuse d'approuver le +dixième, parce qu'il est révolté des dilapidations de la cour. Rien de +pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Châteauroux. Elle était +belle, au moins, celle-là, et elle ne coûtait rien, pas même ce qu'elle +donnait si généreusement. Elle était maîtresse et souveraine, et elle se +disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot +lorsqu'il lui retirerait ses bonnes grâces. Mais cette Étioles, cette Le +Normand, cette Poisson insatiable! + +--Et qu'importe? + +--Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous seulement +que, à présent, tandis que le roi nous gruge, la fortune de sa grisette +est incalculable? Elle s'était fait donner au début cent quatre-vingt +mille livres de rente; mais ce n'était qu'une bagatelle, cela ne compte +plus maintenant; on ne saurait se faire une idée des sommes effrayantes +que le roi lui jette à la tête; il ne se passe pas trois mois de l'année +où elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent mille +livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du +trésorier des écuries; avec les logements qu'elle a dans toutes les +maisons royales, elle achète la Selle, Cressy, Aulnay, Brinborion, +Marigny, Saint-Rémi, Bellevue, et tant d'autres terres, des hôtels à +Paris, à Fontainebleau, à Versailles, à Compiègne, sans compter une +fortune secrète placée en tous pays dans toutes les banques d'Europe, en +cas de disgrâce probablement, ou de la mort du souverain. Et qui paye +tout cela, s'il vous plaît? + +--Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi. + +--C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple qui +sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de Pigalle. +Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux +impôts. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre dernier écu +était prêt; nous ne songions pas à marchander. Le roi victorieux a pu +voir clairement qu'il était aimé par tout le royaume, plus clairement +encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute +faction, toute rancune; la France entière se mit à genoux devant le lit +du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses soldats +ou ses médecins, nous ne voulons plus payer ses maîtresses, et nous +avons autre chose à faire que d'entretenir madame de Pompadour. + +--Je ne la défends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni tort ni +raison; je ne l'ai jamais vue. + +--Sans doute; et vous ne seriez pas fâché de la voir, n'est-il pas vrai, +pour avoir là-dessus quelque opinion? Car, à votre âge, la tête juge par +les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-là vous sera +refusé. + +--Pourquoi, monsieur? + +--Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi +invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans +son sérail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez. Que +voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un +aventurier? + +--Non pas, mais comme un amoureux. Je ne prétends point solliciter, +monsieur, mais réclamer contre une injustice. J'avais une espérance +fondée, presque une promesse de M. de Biron; j'étais à la veille de +posséder ce que j'aime, et cet amour n'est point déraisonnable; vous ne +l'avez pas désapprouvé. Souffrez donc que je tente de plaider ma cause. +Aurai-je affaire au roi ou à madame de Pompadour, je l'ignore, mais je +veux partir. + +--Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y +présenter! + +--Eh! j'y serai peut-être reçu plus aisément par cette raison que j'y +suis inconnu. + +--Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le vôtre!... +Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez être inconnu. + +--Eh bien donc! le roi m'écoutera. + +--Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous rêvez Versailles, et +vous croirez y être quand votre postillon s'arrêtera... Supposons que +vous parveniez jusqu'à l'antichambre, à la galerie, à l'Oeil-de-Boeuf: +vous ne verrez entre Sa Majesté et vous que le battant d'une porte: il y +aura un abîme. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais, des +protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de +Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture +pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par +un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le +silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous répondre, +il vous dévisage en passant et vous anéantit? Après la Grève et la +Bastille, c'est un certain degré de supplice qui, moins cruel en +apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le condamné, il +est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer à s'approcher ni +d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni d'une +caserne. Devant lui tout se ferme ou se détourne, et il se promène +ainsi au hasard dans une prison invisible. + +--Je m'y remuerai tant que j'en sortirai. + +--Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meynières n'était pas plus +coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus +légitimes espérances. Son père, le plus dévoué sujet de Sa Majesté, le +plus honnête homme du royaume, repoussé par le roi, est allé, avec ses +cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette. +Savez-vous ce qu'elle a répondu? Voici ses propres paroles, que M. de +Meynières m'envoie dans une lettre: «Le roi est le maître; il ne juge +pas à propos de vous marquer son mécontentement personnellement; il se +contente de vous le faire éprouver en privant monsieur votre fils d'un +état; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et il n'en +veut pas; il faut respecter ses volontés. Je vous plains cependant, +j'entre dans vos peines, j'ai été mère; je sais ce qu'il doit vous en +coûter pour laisser votre fils sans état.» Voilà le style de cette +créature, et vous voulez vous mettre à ses pieds! + +--On dit qu'ils sont charmants, monsieur. + +--Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le +sait. Il cède, il plie devant cette femme. Pour maintenir son étrange +pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa tête de bois. + +--On prétend qu'elle a tant d'esprit! + +--Et point de coeur; le beau mérite! + +--Point de coeur! elle qui sait si bien déclamer les vers de Voltaire, +chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est +impossible, je ne le croirai jamais. + +--Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne pas, +mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup +cette demoiselle d'Annebault? + +--Plus que ma vie. + +--Allez, monsieur. + + + + +III + + +On a dit que les voyages font tort à l'amour, parce qu'ils donnent des +distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils laissent +le temps d'y rêver. Le chevalier était trop jeune pour faire de si +savantes distinctions. Las de la voiture, à moitié chemin, il avait pris +un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir à +l'auberge du Soleil, enseigne passée de mode, du temps de Louis XIV. + +Il y avait à Versailles un vieux prêtre qui avait été curé près de +Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce curé, simple et +pauvre, avait un neveu à bénéfices, abbé de cour, qui pouvait être +utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme d'importance, +plongé dans son rabat, reçut fort bien le nouveau venu et ne dédaigna +pas d'écouter sa requête. + +--Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir opéra à la +cour, une espèce de fête, de je ne sais quoi. Je n'y vais pas, parce que +je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici justement +un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demandé pour quelqu'un, +je ne sais plus qui. Allez là. Vous n'êtes pas encore présenté, il est +vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas nécessaire. Tâchez de vous +trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre +fortune est faite. + +Le chevalier remercia l'abbé, et, fatigué d'une nuit mal dormie et d'une +journée à cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une de ces +toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu +expérimentée l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit de poudre son +habit pailleté. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait vingt ans. + +La nuit tombait lorsqu'il arriva au château. Il s'avança timidement vers +la grille et demanda son chemin à la sentinelle. On lui montra le grand +escalier. Là, il apprit du suisse que l'opéra venait de commencer, et +que le roi, c'est-à-dire tout le monde, était dans la salle[7]. + +[Note 7: Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par +Louis XV, ou plutôt par madame de Pompadour, mais terminée seulement en +1769 et inaugurée en 1770, pour le mariage du duc de Berri (Louis XVI) +avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de théâtre mobile qu'on +transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de +Louis XIV. (Note de l'auteur.)] + +--Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse (à +tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un +instant. S'il aime mieux passer par les appartements.... + +Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosité lui fit +répondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis, comme un +laquais se disposait à le suivre pour le guider, un mouvement de vanité +lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'être accompagné. Il s'avança +seul donc, non sans quelque émotion. + +Versailles resplendissait de lumière. Du rez-de-chaussée jusqu'au faîte, +les lustres, les girandoles, les meubles dorés, les marbres +étincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux battants +étaient ouverts partout. À mesure que le chevalier marchait, il était +frappé d'un étonnement et d'une admiration difficiles à imaginer; car ce +qui rendait tout à fait merveilleux le spectacle qui s'offrait à lui, ce +n'était pas seulement la beauté, l'éclat de ce spectacle même, c'était +la complète solitude où il se trouvait dans cette sorte de désert +enchanté. + +À se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce soit dans un +temple, un cloître ou un château, il y a quelque chose de bizarre, et, +pour ainsi dire, de mystérieux. Le monument semble peser sur l'homme: +les murs le regardent; les échos l'écoutent; le bruit de ses pas trouble +un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et n'ose +marcher qu'avec respect. + +Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bientôt la curiosité prit le dessus +et l'entraîna. Les candélabres de la galerie des Glaces, en se mirant, +se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de +nymphes et de bergères se jouaient alors sur les lambris, voltigeaient +aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais +tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours semé +d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur +majestueuse du grand roi; là des ottomanes chiffonnées, des pliants en +désordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons toujours +vides, où la magnificence éclatait d'autant mieux qu'elle semblait plus +inutile; de temps en temps des portes secrètes s'ouvrant sur des +corridors à perte de vue; mille escaliers, mille passages se croisant +comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des +géants; des boudoirs enchevêtrés comme des cachettes d'enfants; une +énorme toile de Vanloo près d'une cheminée de porphyre; une boîte à +mouches oubliée à côté d'un magot de la Chine; tantôt une grandeur +écrasante, tantôt une grâce efféminée; et partout, au milieu du luxe, de +la prodigalité et de la mollesse, mille odeurs enivrantes, étranges et +diverses, les parfums mêlés des fleurs et des femmes, une tiédeur +énervante, l'air de la volupté. + +Être en pareil lieu à vingt ans, au milieu de ces merveilles, et s'y +trouver seul, il y avait à coup sûr de quoi être ébloui. Le chevalier +avançait au hasard, comme dans un rêve. + +--Vrai palais de fées, murmurait-il; et, en effet, il lui semblait voir +se réaliser pour lui un de ces contes où les princes égarés découvrent +des châteaux magiques. + +Était-ce bien des créatures mortelles qui habitaient ce séjour sans +pareil? Était-ce des femmes véritables qui venaient de s'asseoir dans +ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laissé à ces +coussins cette empreinte légère, pleine encore d'indolence? Qui sait? +derrière ces rideaux épais, au fond de quelque immense et brillante +galerie, peut-être allait-il apparaître une princesse endormie depuis +cent ans, une fée en paniers, une Armide en paillettes, ou quelque +hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un +lambris doré! + +Étourdi, malgré lui, par toutes ces chimères, le chevalier, pour mieux +rêver, s'était jeté sur un sofa, et il s'y serait peut-être oublié +longtemps, s'il ne s'était souvenu qu'il était amoureux. Que faisait, +pendant ce temps-là, mademoiselle d'Annebault, sa bien-aimée, restée, +elle, dans un vieux château? + +--Athénaïs! s'écria-t-il tout à coup, que fais-je ici à perdre mon +temps? Ma raison est-elle égarée? Où suis-je donc, grand Dieu! et que se +passe-t-il en moi? + +Il se leva et continua son chemin à travers ce pays nouveau, et il s'y +perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant à voix basse, +lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avança vers eux et leur +demanda sa route pour aller à la comédie. + +--Si monsieur le marquis, lui répondit-on (toujours d'après la même +formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et de +suivre la galerie à droite, il trouvera au bout trois marches à monter; +il tournera alors à gauche, et quand il aura traversé le salon de Diane, +celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra +encore six marches; puis, en laissant à droite la salle des gardes, +comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de +rencontrer là d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin. + +--Bien obligé, dit le chevalier, et, avec de si bons renseignements, ce +sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas. + +Il se remit en marche avec courage, s'arrêtant toujours malgré lui pour +regarder de côté et d'autre, puis se rappelant de nouveau ses amours; +enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait +annoncé, il trouva de nouveaux laquais. + +--Monsieur le marquis s'est trompé, lui dirent ceux-ci, c'est par +l'autre aile du château qu'il aurait fallu prendre; mais rien n'est plus +facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'à descendre cet escalier, +puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'Été, celui de... + +--Je vous remercie, dit le chevalier. + +Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens +comme un badaud. Je me déshonore en pure perte, et quand, par +impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, à quoi me sert leur +nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne +connais pas un? + +Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se +pourrait.--Car, après tout, se disait-il, ce palais est fort beau, il +est très grand, mais il n'est pas sans bornes, et, fût-il long comme +trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin. + +Mais il n'est pas facile, à Versailles, d'aller longtemps droit devant +soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une garenne +déplut peut-être aux nymphes de l'endroit, car elles recommencèrent de +plus belle à égarer le pauvre amoureux, et, sans doute pour le punir, +elles prirent plaisir à le faire tourner et retourner sur ses propres +pas, le ramenant sans cesse à la même place, justement comme un +campagnard fourvoyé dans une charmille; c'est ainsi qu'elles +l'enveloppaient dans leur dédale de marbre et d'or. + +Dans les _Antiquités de Rome_, de Piranési, il y a une série de gravures +que l'artiste appelle «ses rêves», et qui sont un souvenir de ses +propres visions durant le délire d'une fièvre. Ces gravures représentent +de vastes salles gothiques: sur le pavé sont toutes sortes d'engins et +de machines, roues, câbles, poulies, leviers, catapultes, etc., etc., +expression d'énorme puissance mise en action et de résistance +formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet +escalier, grimpant, non sans peine, Piranési lui-même. Suivez les +marches un peu plus haut, elles s'arrêtent tout à coup devant un abîme. +Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranési, vous le croyez du moins au +bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber; +mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui s'élève en +l'air, et, sur cet escalier encore, Piranési sur le bord d'un autre +précipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus aérien +se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranési continuant son +ascension, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'éternel escalier et +Piranési disparaissent ensemble dans les nues, c'est-à-dire dans le bord +de la gravure. + +Cette fiévreuse allégorie représente assez exactement l'ennui d'une +peine inutile, et l'espèce de vertige que donne l'impatience. Le +chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en +galerie, fut pris d'une sorte de colère. + +--Parbleu! dit-il, voilà qui est cruel. Après avoir été si charmé, si +ravi, si enthousiasmé de me trouver seul dans ce maudit palais (ce +n'était plus le palais des fées), je n'en pourrai donc pas sortir! Peste +soit de la fatuité qui m'a inspiré cette idée d'entrer ici comme le +prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au +premier laquais venu de me conduire tout bonnement à la salle de +spectacle! + +Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier était, comme +Piranési, à la moitié d'un escalier, sur un palier, entre trois portes. +Derrière celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si doux, si +léger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put s'empêcher +d'écouter. Au moment où il s'avançait, tremblant de prêter une oreille +indiscrète, cette porte s'ouvrit à deux battants. Une bouffée d'air +embaumée de mille parfums, un torrent de lumière à faire pâlir la +galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de +quelques pas. + +--Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait +ouvert la porte. + +--Je voudrais aller à la comédie, répondit le chevalier. + +--Elle vient de finir à l'instant même. + +En même temps, de fort belles dames, délicatement plâtrées de blanc et +de carmin, donnant, non pas le bras, ni même la main, mais le bout des +doigts à de vieux et jeunes seigneurs, commençaient à sortir de la salle +de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas gâter +leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait à voix basse, avec une +demi-gaieté, mêlée de crainte et de respect. + +--Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard +l'avait conduit précisément au petit foyer. + +--Le roi va passer, répondit l'huissier. + +Il y a une sorte d'intrépidité qui ne doute de rien, elle n'est que trop +facile: c'est le courage des gens mal élevés. Notre jeune provincial, +bien qu'il fût raisonnablement brave, ne possédait pas cette faculté. À +ces seuls mots: «Le roi va passer,» il resta immobile et presque +effrayé. + +Le roi Louis XV, qui faisait à cheval, à la chasse, une douzaine de +lieues sans y prendre garde, était, comme l'on sait, souverainement +nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'être le premier +gentilhomme de France; et ses maîtresses lui disaient, non sans cause, +qu'il en était le mieux fait et le plus beau. C'était une chose +considérable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner marcher en +personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras posé ou plutôt +étendu sur l'épaule de M. d'Argenson, pendant que son talon rouge +glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse à la mode), toutes +les chuchoteries cessèrent; les courtisans baissaient la tête, n'osant +pas saluer tout à fait, et les belles dames, se repliant doucement sur +leurs jarretières couleur de feu, au fond de leurs immenses falbalas, +hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'mères appelaient une +révérence, et que notre siècle a remplacé par le brutal «shakehand» des +Anglais. + +Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui +plaisait. Alfiéri était peut-être là, qui raconte ainsi sa présentation +à Versailles, dans ses Mémoires: + +«Je savais que le roi ne parlait jamais aux étrangers qui n'étaient pas +marquants; je ne pus cependant me faire à l'impassible et sourcilleux +maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui présentait de la tête +aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me +semble cependant que, si l'on disait à un géant: _Voici une fourmi que +je vous présente_, en la regardant il sourirait, ou dirait peut-être: +Ah! le petit animal!» + +Le taciturne monarque passa donc à travers ces fleurs, ces belles +dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule. +Il ne fallut pas au chevalier de longues réflexions pour comprendre +qu'il n'avait rien à espérer du roi, et que le récit de ses amours +n'obtiendrait là aucun succès. + +--Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon père n'avait que trop raison +lorsqu'il me disait qu'à deux pas du roi je verrais un abîme entre lui +et moi. Quand bien même je me hasarderais à demander une audience, qui +me protégera? qui me présentera? Le voilà, ce maître absolu qui peut +d'un mot changer ma destinée, assurer ma fortune, combler tous mes +souhaits. Il est là, devant moi; en étendant la main, je pourrais +toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si j'étais +encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder? +Qui viendra donc à mon secours? + +Pendant que le chevalier se désolait ainsi, il vit entrer une jeune dame +assez jolie, d'un air plein de grâce et de finesse; elle était vêtue +fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec +une rose sur l'oreille. Elle donnait la main à un seigneur _tout à +l'ambre_, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas derrière son +éventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en gesticulant, +cet éventail vint à lui échapper et à tomber sous un fauteuil, +précisément devant le chevalier. Il se précipita aussitôt pour le +ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune +dame lui parut si charmante, qu'il lui présenta l'éventail sans se +relever. Elle s'arrêta, sourit et passa, remerciant d'un léger signe de +tête; mais, au regard qu'elle avait jeté sur le chevalier, il sentit +battre son coeur sans savoir pourquoi.--Il avait raison.--Cette jeune +dame était la petite d'Étioles, comme l'appelaient encore les +mécontents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient «la +Marquise» comme on dit «la Reine». + + + + +IV + + +--Celle-là me protégera, celle-là viendra à mon secours! Ah! que l'abbé +avait raison de me dire qu'un regard déciderait de ma vie! Oui, ces yeux +si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et délicieuse, ce +petit pied noyé dans un pompon... Voilà ma bonne fée! + +Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant à son auberge. +D'où lui venait cette espérance subite? Sa jeunesse seule parlait-elle, +ou les yeux de la marquise avaient-ils parlé? + +Mais la difficulté restait toujours la même. S'il ne songeait plus +maintenant à être présenté au roi, qui le présenterait à la marquise? + +Il passa une grande partie de la nuit à écrire à mademoiselle +d'Annebault une lettre à peu près pareille à celle qu'avait lue madame +de Pompadour. + +Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a que +les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en répétant toujours la +même chose. + +Dès le matin le chevalier sortit et se mit à marcher, en rêvant dans les +rues. Il ne lui vint pas à l'esprit d'avoir encore recours à l'abbé +protecteur, et il ne serait pas aisé de dire la raison qui l'en +empêchait. C'était comme un mélange de crainte et d'audace, de fausse +honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait répondu l'abbé, +s'il lui avait conté son histoire de la veille?--Vous vous êtes trouvé à +propos pour ramasser un éventail; avez-vous su en profiter? Qu'avez-vous +dit à la marquise?--Rien.--Vous auriez dû lui parler.--J'étais troublé, +j'avais perdu la tête.--Cela est un tort; il faut savoir saisir +l'occasion; mais cela peut se réparer. Voulez-vous que je vous présente +à monsieur un tel? il est de mes amis; à madame une telle? elle est +mieux encore. Nous tâcherons de vous faire parvenir jusqu'à cette +marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc. + +Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait qu'en +racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire, gâtée et déflorée. +Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inouïe, +incroyable, et que ce devait être un secret entre lui et la fortune; +confier ce secret au premier venu, c'était, à son avis, en ôter tout le +prix et s'en montrer indigne.--Je suis allé seul hier au château de +Versailles, pensait-il; j'irai bien seul à Trianon (c'était en ce moment +le séjour de la favorite). + +Une telle façon de penser peut et doit même paraître extravagante aux +esprits calculateurs, qui ne négligent rien et laissent le moins +possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont été jeunes +(tout le monde ne l'est pas, même au temps de la jeunesse), ont pu +connaître ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et séduisant, +qui nous entraîne vers la destinée: on se sent aveugle, et on veut +l'être; on ne sait où l'on va, et l'on marche. Le charme est dans cette +insouciance et dans cette ignorance même; c'est le plaisir de l'artiste +qui rêve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fenêtres de sa +maîtresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui du +joueur. + +Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de +Trianon. Sans être fort paré, comme on disait alors, il ne manquait ni +d'élégance, ni de cette façon d'être qui fait qu'un laquais, vous +rencontrant en route, ne vous demande pas où vous allez. Il ne lui fut +donc pas difficile, grâce à quelques indications prises à son auberge, +d'arriver jusqu'à la grille du château, si l'on peut appeler ainsi cette +bonbonnière de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et d'ennuis. +Malheureusement, la grille était fermée, et un gros suisse, vêtu d'une +simple houppelande, se promenait, les mains derrière le dos, dans +l'avenue intérieure, comme quelqu'un qui n'attend personne. + +--Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas. +Évidemment, quand les portes sont closes et que les valets se promènent, +les maîtres sont enfermés ou sortis. + +Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance et +de courage, autant il éprouvait tout à coup de trouble et de +désappointement. Cette seule pensée: «Le roi est ici!» l'effrayait plus +que n'avaient fait la veille ces trois mots: «Le roi va passer!» car ce +n'était alors que de l'imprévu, et maintenant il connaissait ce froid +regard, cette majesté impassible. + +--Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en étourdi, de +pénétrer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face à face devant ce +monarque superbe, prenant son café au bord d'un ruisseau? + +Aussitôt se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette +désobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il avait +gardée de cette marquise passant en souriant, il vit des donjons, des +cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de +Latude. Peu à peu venait la réflexion, et peu à peu s'envolait +l'espérance. + +--Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi non +plus. Je réclame contre une injustice; je n'ai jamais chansonné +personne. On m'a si bien reçu hier à Versailles, et les laquais ont été +si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres +qui répareront celle-là. + +Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle n'était pas tout +à fait fermée. Il l'ouvrit et entra résolument. Le suisse se retourna +d'un air ennuyé. + +--Que demandez-vous? où allez-vous? + +--Je vais chez madame de Pompadour. + +--Avez-vous une audience? + +--Oui. + +--Où est votre lettre? + +Ce n'était plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il n'y avait +plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et +s'aperçut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin étaient +couverts de poussière. Il avait commis la faute de venir à pied dans un +pays où l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, et le +toisa, non de la tête aux pieds, mais des pieds à la tête. L'habit lui +parut propre, mais le chapeau était un peu de travers et la coiffure +dépoudrée: + +--Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous? + +--Je voudrais parler à madame de Pompadour. + +--Vraiment! et vous croyez que ça se fait comme ça? + +--Je n'en sais rien. Le roi est-il ici? + +--Peut-être. Sortez, et laissez-moi en repos. + +Le chevalier ne voulait pas se mettre en colère; mais, malgré lui, cette +insolence le fit pâlir. + +--J'ai dit quelquefois à un laquais de sortir, répondit-il, mais un +laquais ne me l'a jamais dit. + +--Laquais! moi? un laquais! s'écria le suisse furieux. + +--Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et +très peu m'importe. + +Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crispés et le visage +en feu. Le chevalier, rendu à lui-même par l'apparence d'une menace, +souleva légèrement la poignée de son épée. + +--Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en coûte trente-six +livres pour envoyer en terre un rustre comme vous. + +--Si vous êtes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi; je ne +fais que mon devoir, et ne croyez pas... + +En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de +Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'écho. Le chevalier +laissa son épée retomber dans le fourreau, et, ne songeant plus à la +querelle commencée: + +--Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne me +le disiez-vous tout de suite? + +--Cela ne me regarde pas, ni vous non plus. + +--Écoutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas là, je n'ai pas de lettre, +je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer. + +Il tira de sa poche quelques pièces d'or. Le suisse le toisa de nouveau +avec un souverain mépris. + +--Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il dédaigneusement. Cherche-t-on ainsi +à s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire sortir, +prenez garde que je ne vous y enferme. + +--Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa colère et +reprenant son épée. + +--Oui, moi, répéta le gros homme. + +Mais, pendant cette conversation, où l'historien regrette d'avoir +compromis son héros, d'épais nuages avaient obscurci le ciel; un orage +se préparait. Un éclair rapide brilla, suivi d'un violent coup de +tonnerre, et la pluie commençait à tomber lourdement. Le chevalier, qui +tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux, +grande comme un petit écu. + +--Peste! dit-il, mettons-nous à l'abri. Il ne s'agit pas de se laisser +mouiller. + +Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerbère, ou, si l'on veut, la +maison du concierge; puis là, se jetant sans façon dans le grand +fauteuil du concierge même: + +--Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous me +prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma +poche un placet pour Sa Majesté! Je suis de province, mais vous n'êtes +qu'un sot. + +Le suisse, pour toute réponse, alla dans un coin prendre sa hallebarde, +et resta ainsi debout, l'arme au poing. + +--Quand partirez-vous? s'écria-t-il d'une voix de Stentor. + +La querelle, tour à tour oubliée et reprise, semblait cette fois devenir +tout à fait sérieuse, et déjà les deux grosses mains du suisse +tremblaient étrangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je ne sais, +lorsque, tournant tout à coup la tête: Ah! dit le chevalier, qui vient +là? + +Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce +temps-là les jambes maigres n'étaient pas à la mode), accourait à toute +bride et au triple galop. Le chemin était trempé par la pluie; la grille +n'était qu'entr'ouverte. Il y eut une hésitation; le suisse s'avança et +ouvrit la grille. Le page donna de l'éperon; le cheval, arrêté un +instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la terre +humide et tomba. + +Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un cheval +tombé à terre. Il n'y a cravache qui tienne. La gesticulation des jambes +de la bête, qui fait ce qu'elle peut, est extrêmement désagréable, +surtout lorsque l'on a soi-même une jambe aussi prise sous la selle. + +Le chevalier, toutefois, vint à l'aide sans réfléchir à ces +inconvénients, et il s'y prit si adroitement que bientôt le cheval fut +redressé et le cavalier dégagé. Mais celui-ci était couvert de boue, et +ne pouvait qu'à peine marcher en boitant. Transporté, tant bien que mal, +dans la maison du suisse, et assis à son tour dans le grand fauteuil: + +--Monsieur, dit-il au chevalier, vous êtes gentilhomme, à coup sûr. Vous +m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus +grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce +message est très pressé, comme vous le voyez, puisque mon cheval et moi, +pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous +comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe écloppée, je ne +saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter +moi-même. Voulez-vous y aller à ma place? + +En même temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe dorée +d'arabesques, accompagnée du sceau royal. + +--Très volontiers, monsieur, répondit le chevalier, prenant l'enveloppe. +Et, leste et léger comme une plume, il partit en courant sur la pointe +du pied. + + + + +V + + +Quand le chevalier arriva au château, un suisse était encore devant le +péristyle: + +--Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait plus +les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers +d'une demi-douzaine de laquais. + +Un grand huissier, planté au milieu du vestibule, voyant l'ordre et le +sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courbé par le vent, +puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin +d'une boiserie. + +Une petite porte battante, masquée par une tapisserie, s'ouvrit aussitôt +comme d'elle-même. L'homme osseux fit un signe obligeant: le chevalier +entra et la tapisserie, qui s'était entr'ouverte, retomba mollement +derrière lui. + +Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon, puis +dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets, +puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant. + +--Suis-je encore ici au château de Versailles? se demandait le +chevalier. Allons-nous recommencer à jouer à cligne-musette? + +Trianon n'était, à cette époque, ni ce qu'il est maintenant, ni ce qu'il +avait été. On a dit que madame de Maintenon avait fait de Versailles un +oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon +que _ce petit château de porcelaine_ était le boudoir de Madame de +Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il paraît que Louis +XV en mettait partout. Telle galerie où son aïeul se promenait +majestueusement était alors bizarrement divisée en une infinité de +compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait +papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.--Trouvez-vous de +bon goût mes petits appartements meublés? demanda-t-il un jour à la +belle comtesse de Séran.--Non, dit-elle, je les voudrais bleus. Comme le +bleu était la couleur du roi, cette réponse le flatta. Au second +rendez-vous, madame de Séran trouva le salon meublé en bleu, comme elle +l'avait désiré. + +Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul, n'était +ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une +jolie femme qui a une jolie taille gagne à laisser ainsi son image se +répéter sous mille aspects. Elle éblouit, elle enveloppe, pour ainsi +dire, celui à qui elle veut plaire. De quelque côté qu'il regarde, il la +voit; comment l'éviter? Il ne lui reste plus qu'à s'enfuir, ou à +s'avouer subjugué. + +Le chevalier regardait aussi le jardin. Là, derrière les charmilles et +les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commençait à +poindre le goût pastoral, que la marquise allait mettre à la mode, et +que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient +pousser à un si haut degré de perfection. Déjà apparaissaient les +fantaisies champêtres où se réfugiait le caprice blasé. Déjà les tritons +boursouflés, les graves déesses et les nymphes savantes, les bustes à +grandes perruques, glacés d'horreur dans leurs niches de verdure, +voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs étonnés. +Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient +bientôt détrôner l'Olympe pour le remplacer par une laiterie, étrange +parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai +jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un maître indolent, qui ne +savait comment se désennuyer de Versailles dans Versailles même. + +Mais le chevalier était trop charmé, trop ravi de se trouver là pour +qu'une réflexion critique pût se présenter à son esprit. Il était, au +contraire, prêt à tout admirer, et il admirait en effet, tournant sa +missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau, +lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement: + +--Venez, monsieur. + +Il la suivit, et après avoir passé de nouveau par plusieurs corridors +plus ou moins mystérieux, elle le fit entrer dans une grande chambre où +les volets étaient à demi fermés. Là, elle s'arrêta et parut écouter. + +--Toujours cligne-musette, se disait le chevalier. + +Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore, et +une autre fille de chambre qui semblait devoir être aussi jolie que la +première, répéta du même ton les mêmes paroles: + +--Venez, monsieur. + +S'il avait été ému à Versailles, il l'était maintenant bien autrement, +car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la +divinité. Il s'avança le coeur palpitant; une douce lumière, faiblement +voilée par de légers rideaux de gaze, succéda à l'obscurité; un parfum +délicieux, presque imperceptible, se répandit dans l'air autour de lui; +la fille de chambre écarta timidement le coin d'une portière de soie, +et, au fond d'un grand cabinet de la plus élégante simplicité, il +aperçut la dame à l'éventail, c'est-à-dire la toute-puissante marquise. + +Elle était seule, assise devant une table, enveloppée d'un peignoir, la +tête appuyée sur sa main, et paraissant très préoccupée. En voyant +entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme +involontaire. + +--Vous venez de la part du roi? + +Le chevalier aurait pu répondre, mais il ne trouva rien de mieux que de +s'incliner profondément, en présentant à la marquise la lettre qu'il +lui apportait. Elle la prit, ou plutôt s'en empara avec une extrême +vivacité. Pendant qu'elle la décachetait, ses mains tremblaient sur +l'enveloppe. + +Cette lettre, écrite de la main du roi, était assez longue. Elle la +dévora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'oeil, puis elle la lut +avidement avec une attention profonde, le sourcil froncé et serrant les +lèvres. Elle n'était pas belle ainsi, et ne ressemblait plus à +l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle sembla +réfléchir. Peu à peu, son visage, qui avait pâli, se colora d'un léger +incarnat (à cette heure-là elle n'avait pas de rouge): non seulement la +grâce lui revint, mais un éclair de vraie beauté passa sur ses traits +délicats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de rose. +Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se +retournant vers le chevalier: + +--Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus charmant +sourire, mais c'est que je n'étais pas levée, et je ne le suis même pas +encore. Voilà pourquoi j'ai été forcée de vous faire venir par les +cachettes; car je suis assiégée ici presque autant que si j'étais chez +moi. Je voudrais répondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de faire ma +commission? + +Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de +reprendre un peu de courage. + +--Hélas! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de grâce que vous me +faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter. + +--Pourquoi cela? + +--Je n'ai pas l'honneur d'appartenir à Sa Majesté. + +--Comment donc êtes-vous venu ici? + +--Par un hasard. J'ai rencontré en route un page qui s'est jeté par +terre, et qui m'a prié... + +--Comment, jeté par terre! répéta la marquise en éclatant de rire. (Elle +paraissait si heureuse en ce moment, que la gaieté lui venait sans +peine.) + +--Oui, madame, il est tombé de cheval à la grille. Je me suis trouvé là, +heureusement, pour l'aider à se relever, et, comme son habit était fort +gâté, il m'a prié de me charger de son message. + +--Et par quel hasard vous êtes-vous trouvé là? + +--Madame, c'est que j'ai un placet à présenter à Sa Majesté. + +--Sa Majesté demeure à Versailles. + +--Oui, mais vous demeurez ici. + +--Oui-da! En sorte que c'était vous qui vouliez me charger d'une +commission. + +--Madame, je vous supplie de croire... + +--Ne vous effrayez pas, vous n'êtes pas le premier. Mais à propos de +quoi vous adresser à moi? Je ne suis qu'une femme... comme une autre. + +En prononçant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un regard +triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire. + +--Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours ouï dire que les hommes +exerçaient le pouvoir, et que les femmes... + +--En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine de +France. + +--Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis _trouvé là_ ce +matin. + +La marquise était plus qu'habituée à de semblables compliments, bien +qu'on ne les lui fît qu'à voix basse; mais dans la circonstance +présente, celui-ci parut lui plaire très singulièrement. + +--Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru +pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur un +cheval qui tombe en chemin. + +--Madame, je croyais,... j'espérais... + +--Qu'espériez-vous? + +--J'espérais que le hasard... pourrait faire... + +--Toujours le hasard! Il est de vos amis, à ce qu'il paraît; mais je +vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste +recommandation. + +Peut-être la fortune offensée voulut-elle se venger de cette +irrévérence; mais le chevalier, que ces dernières questions avaient de +plus en plus troublé, aperçut tout à coup, sur le coin de la table, +précisément le même éventail qu'il avait ramassé la veille. Il le prit, +et, comme la veille, il le présenta à la marquise, en fléchissant le +genou devant elle. + +--Voilà, madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici. + +La marquise parut d'abord étonnée, hésita un moment, regardant tantôt +l'éventail, tantôt le chevalier. + +--Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous +reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, après la comédie, avec M. de +Richelieu. J'ai laissé tomber cet éventail, et vous vous êtes _trouvé +là_, comme vous disiez. + +--Oui, madame. + +--Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne vous +ai pas remercié, mais j'ai toujours été persuadée que celui qui sait, +d'aussi bonne grâce, relever un éventail, sait aussi, au besoin, relever +le gant; et nous aimons assez cela, nous autres. + +--Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout à l'heure, +j'ai failli avoir un duel avec le suisse. + +--Miséricorde! dit la marquise, prise d'un second accès de gaieté, avec +le suisse! et pour quoi faire? + +--Il ne voulait pas me laisser entrer. + +--C'eût été dommage. Mais, monsieur, qui êtes-vous? que demandez-vous? + +--Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait demandé +pour moi une place de cornette aux gardes. + +--Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous êtes +amoureux de mademoiselle d'Annebault... + +--Madame, qui a pu vous dire?... + +--Oh! je vous préviens que je suis fort à craindre. Quand la mémoire me +manque, je devine. Vous êtes parent de l'abbé Chauvelin, et refusé pour +cela, n'est-ce pas? Où est votre placet? + +--Le voilà, madame; mais, en vérité, je ne puis comprendre... + +--À quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier sur cette +table. Je vais répondre au roi; vous lui porterez en même temps votre +demande et ma lettre. + +--Mais, madame, je croyais vous avoir dit... + +--Vous irez. Vous êtes entré ici de par le roi, n'est-il pas vrai? Eh +bien! vous entrerez là-bas de par la marquise de Pompadour, dame du +palais de la reine. + +Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de stupéfaction. +Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses +et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle +avait montrée pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui rapporta rien +qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le +désirait; elle le voulait, elle avait réussi. M. de Vauvert, qu'elle ne +connaissait pas, bien qu'elle connût ses amours, lui plaisait comme une +bonne nouvelle. + +Immobile, debout derrière elle, le chevalier observait la marquise qui +écrivait, d'abord de tout son coeur, avec passion, puis qui +réfléchissait, s'arrêtait et passait sa main sur son petit nez, fin +comme l'ambre. Elle s'impatientait: un témoin la gênait. Enfin elle se +décida et fit une rature; il fallait avouer que ce n'était plus qu'un +brouillon. + +En face du chevalier, de l'autre côté de la table, brillait un beau +miroir de Venise. Le très timide messager osait à peine lever les yeux. +Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir, par-dessus +la tête de la marquise, le visage inquiet et charmant de la nouvelle +dame du palais. + +--Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois +amoureux d'une autre; mais Athénaïs est plus belle, et d'ailleurs ce +serait, de ma part, une si affreuse déloyauté!... + +--De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa coutume, +avait pensé tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites? + +--Moi, madame? j'attends. + +--Voilà qui est fait, répondit la marquise, prenant une autre feuille de +papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se +retourner, le peignoir avait glissé sur son épaule. + +La mode est une chose étrange. Nos grand'mères trouvaient tout simple +d'aller à la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur gorge +presque découverte, et l'on ne voyait à cela nulle indécence; mais elles +cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui +montrent au bal ou à l'Opéra. C'est une beauté nouvellement inventée. + +Sur l'épaule frêle, blanche et mignonne de madame de Pompadour, il y +avait un petit signe noir qui ressemblait à une mouche tombée dans du +lait. Le chevalier, sérieux comme un étourdi qui veut avoir bonne +contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en +l'air, regardait le chevalier dans la glace. + +Dans cette glace, un coup d'oeil rapide fut échangé, coup d'oeil auquel +les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: «Vous êtes +charmante» et de l'autre: «Je n'en suis pas fâchée.» + +Toutefois la marquise rajusta son peignoir. + +--Vous regardez ma mouche, monsieur? + +--Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire. + +--Tenez, voilà ma lettre; portez-la au roi avec votre placet. + +--Mais, madame... + +--Quoi donc? + +--Sa Majesté est à la chasse; je viens d'entendre sonner dans le bois de +Satory. + +--C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain, après-demain, peu +importe.--Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela à Lebel. Adieu, +monsieur. Tâchez de vous souvenir que cette mouche que vous venez de +voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant à +votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume à ne +pas jaser tout seul aussi haut que tout à l'heure. Adieu, chevalier. + +Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de +dentelles, tendit au jeune homme son bras nu. + +Il s'inclina encore, et du bout des lèvres effleura à peine les ongles +roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut, +mais un peu trop de modestie. + +Aussitôt reparurent les petites filles de chambre (les grandes n'étaient +pas levées), et derrières elles, debout comme un clocher au milieu d'un +troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le +chemin. + + + + +VI + + +Seul, plongé dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite chambre, à +l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le +surlendemain; point de nouvelles. + +--Singulière femme! douce et impérieuse, bonne et méchante, la plus +frivole et la plus entêtée! Elle m'a oublié. Oh, misère! Elle a raison, +elle peut tout, et je ne suis rien. + +Il s'était levé, et se promenait par la chambre. + +--Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon père disait vrai! +La marquise s'est moquée de moi; c'est tout simple, pendant que je la +regardais, c'est sa beauté qui lui a plu. Elle a bien été aise de voir +dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi, +sont véritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits, mais quelle +grâce! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait la +poussière de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande, mais sa +taille est bien prise.--Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie +chérie! est-ce que moi aussi j'oublierais? + +Deux ou trois petits coups secs frappés sur la porte le réveillèrent de +son chagrin. + +--Qu'est-ce? + +L'homme osseux, tout de noir vêtu, avec une belle paire de bas de soie, +qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut. + +--Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masqué à la cour, et madame +la marquise m'envoie vous dire que vous êtes invité. + +--Cela suffit, monsieur, grand merci. + +Dès que l'homme osseux se fut retiré, le chevalier courut à la sonnette: +la même servante qui, trois jours auparavant, l'avait accommodé de son +mieux, l'aida à mettre le même habit pailleté, tâchant de l'accommoder +mieux encore. + +Après quoi le jeune homme s'achemina vers le palais, invité cette fois +et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que +lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui. + +Étourdi, presque autant que la première fois, par toutes les splendeurs +de Versailles, qui, ce soir-là, n'était pas désert, le chevalier +marchait dans la grande galerie, regardant de tous les côtés, tâchant de +savoir pourquoi il était là; mais personne ne semblait songer à +l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque +deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette, l'arrêtèrent +au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il eût tenu un +pistolet; l'autre se leva et vint à lui: + +--Il paraît, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le bras +nonchalamment, que vous êtes assez bien avec notre marquise. + +--Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous? + +--Vous le savez bien. + +--Pas le moins du monde. + +--Oh! si fait. + +--Point du tout. + +--Toute la cour le sait. + +--Je ne suis pas de la cour. + +--Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait. + +--Cela se peut, madame, mais je l'ignore. + +--Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est tombé de +cheval à la grille de Trianon. N'étiez-vous pas là, par hasard? + +--Oui, madame. + +--Ne l'avez-vous pas aidé à se relever? + +--Oui, madame. + +--Et n'êtes-vous pas entré au château? + +--Sans doute. + +--Et ne vous a-t-on pas donné un papier? + +--Oui, madame. + +--Et ne l'avez-vous pas porté au roi? + +--Assurément. + +--Le roi n'était pas à Trianon; il était à la chasse, la marquise était +seule,... n'est-ce pas? + +--Oui, madame. + +--Elle venait de se réveiller; elle était à peine vêtue, excepté, à ce +qu'on dit, d'un grand peignoir. + +--Les gens qu'on ne peut pas empêcher de parler disent ce qui leur passe +par la tête. + +--Fort bien, mais il paraît qu'il a passé entre sa tête et la vôtre un +regard qui ne l'a pas fâchée. + +--Qu'entendez-vous par là, madame? + +--Que vous ne lui avez pas déplu. + +--Je n'en sais rien, et je serais au désespoir qu'une bienveillance si +douce et si rare, à laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a touché +jusqu'au fond du coeur, pût devenir la cause d'un mauvais propos. + +--Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez +provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde. + +--Mais, madame, si ce page est tombé, et si j'ai porté son message.... +Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interrogé. + +Le masque lui serra le bras et lui dit:--Monsieur, écoutez. + +--Tout ce qui vous plaira, madame. + +--Voici à quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la marquise, +et personne ne croit qu'il l'ait jamais aimée. Elle vient de commettre +une imprudence; elle s'est mis à dos tout le parlement, avec ses deux +sous d'impôt, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus grande +puissance, la compagnie de Jésus. Elle y succombera; mais elle a des +armes, et, avant de périr, elle se défendra. + +--Eh bien! madame, qu'y puis-je faire? + +--Je vais vous le dire. M. de Choiseul est à moitié brouillé avec M. de +Bernis; ils ne sont sûrs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils voudraient +essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de vous +peut en décider. + +--En quelle façon, madame, je vous prie? + +--En laissant raconter votre visite de l'autre jour. + +--Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les jésuites et le +parlement? + +--Écrivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas que le +plus vif intérêt, la plus entière reconnaissance.... + +--Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une lâcheté que +vous me demandez là. + +--Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique? + +--Je ne me connais pas à tout cela. Madame de Pompadour a laissé tomber +son éventail devant moi; je l'ai ramassé, je le lui ai rendu; elle m'a +remercié, elle m'a permis, avec cette grâce qu'elle a, de la remercier à +mon tour. + +--Trêve de façons: le temps se passe: je me nomme la comtesse +d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma nièce;... ne dites +pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous +l'aurez demain, et, si Athénaïs vous plaît, vous serez bientôt mon +neveu. + +--Oh! madame, quel excès de bonté! + +--Mais il faut parler. + +--Non, madame. + +--On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille. + +--Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer devant +elle, il faut que mon honneur y soit aussi. + +--Vous êtes bien entêté, chevalier! Est-ce là votre dernière réponse? + +--C'est la dernière, comme la première. + +--Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma nièce? + +--Oui, madame, si c'est à ce prix. + +Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard perçant, plein de +curiosité; puis, ne voyant sur son visage aucun signe d'hésitation, elle +s'éloigna lentement et se perdit dans la foule. + +Le chevalier, ne pouvant rien comprendre à cette singulière aventure, +alla s'asseoir dans un coin de la galerie. + +--Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit être un peu +folle. Elle veut bouleverser l'État au moyen d'une sotte calomnie, et, +pour mériter la main de sa nièce, elle me propose de me déshonorer! Mais +Athénaïs ne voudrait plus de moi, ou, si elle se prêtait à une pareille +intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! tâcher de nuire à +cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais! + +Toujours fidèle à ses distractions, le chevalier, très probablement, +allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de +rose, lui loucha légèrement l'épaule. Il leva les yeux, et vit devant +lui les deux masques pareils qui l'avaient arrêté. + +--Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques, +déguisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout à fait +semblables, et que tout parût calculé pour donner le change, le +chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'étaient plus les +mêmes. + +--Répondrez-vous, monsieur? + +--Non, madame. + +--Écrirez-vous? + +--Pas davantage. + +--C'est vrai que vous êtes obstiné. Bonsoir, lieutenant. + +--Que dites-vous, madame? + +--Voilà votre brevet, et votre contrat de mariage. + +Et elle lui jeta son éventail. + +C'était celui que le chevalier avait déjà ramassé deux fois. Les petits +amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre +dorée. Il n'y avait pas à en douter, c'était l'éventail de madame de +Pompadour. + +--O ciel! marquise, est-il possible?... + +--Très possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa petite +dentelle noire. + +--Je ne sais, madame, comment répondre.... + +--Il n'est pas nécessaire. Vous êtes un galant homme, et nous nous +reverrons, car vous êtes chez nous. Le roi vous a placé dans la cornette +blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus +grande éloquence que de savoir se taire à propos.... + +Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si, avant de +vous donner notre nièce, nous avons pris des renseignements[8]. + +[Note 8: Madame d'Estrades, peu de temps après, fut disgraciée avec +M. d'Argenson, pour avoir conspiré, sérieusement cette fois, contre +madame de Pompadour. (_Note de l'auteur_.)] + + +FIN DE LA MOUCHE. + + + + +Ce conte a paru pour la première fois en 1853, dans le feuilleton du +_Moniteur_.--C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait été +publié de son vivant. + + +FIN DU TOME SEPTIÈME. + + + + +TABLE DU TOME SEPTIÈME + + +CROISILLES + +HISTOIRE D'UN MERLE BLANC + +PIERRE ET CAMILLE + +LE SECRET DE JAVOTTE + +MIMI PINSON + +LA MOUCHE + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Œuvres Complètes De Alfred De Musset +(Tome Septième), by Alfred De Musset + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE ALFRED *** + +***** This file should be named 13221-8.txt or 13221-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/2/2/13221/ + +Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Mallière and Distributed +Proofreaders Europe. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Œuvres Complètes De Alfred De Musset (Tome Septième) + +Author: Alfred De Musset + +Release Date: August 19, 2004 [EBook #13221] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE ALFRED *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Mallière and Distributed +Proofreaders Europe. This file was produced from images generously +made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica). + + + + + + +</pre> + +<h3>ŒUVRES COMPLÈTES</h3> +<h3>DE</h3> +<h1>ALFRED DE MUSSET</h1> +<h3>ÉDITION ORNÉE DE 28 GRAVURES</h3> +<h3>D' APRÈS LES DESSINS DE BIDA</h3> +<h3>D'UN PORTRAIT GRAVÉ PAR FLAMENG D'APRÈS L'ORIGINAL DE +LANDELLE</h3> +<h3>ET ACCOMPAGNÉE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON +FRÈRE</h3> +<h2>TOME SEPTIÈME</h2> +<h1>NOUVELLES ET CONTES</h1> +<h1>II</h1> +<h4><br /> +<></h4> +<h4><>PARIS</h4> +<h4><>ÉDITION CHARPENTIER</h4> +<h4>L. HÉBERT, LIBRAIRE 7, RUE PERRONET, 7</h4> +<h4>1888</h4> +<hr style="width: 65%;" /> +<a name="CROISILLES"></a> +<h2>CROISILLES</h2> +<h2>1839</h2> +<h3>I</h3> +<br /> +<p>Au commencement du règne de Louis XV, un jeune homme +nommé Croisilles, +fils d'un orfèvre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. +Il avait +été chargé par son père d'une affaire de +commerce, et cette affaire +s'était terminée à son gré. La joie +d'apporter une bonne nouvelle le +faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car, +bien qu'il eût dans ses poches une somme d'argent assez +considérable, il +voyageait à pied pour son plaisir. C'était un +garçon de bonne humeur, et +qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et +étourdi, qu'on +le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de travers, sa +perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la +Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant, levé +dès le matin, soupant au +cabaret, et charmé de traverser ainsi l'une des plus belles +contrées de +la France. Tout en dévastant, au passage, les pommiers de la +Normandie, +il cherchait des rimes dans sa tête (car tout étourdi est +un peu poète), +et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son +pays; ce n'était pas moins que la fille d'un fermier +général, +mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche héritière +fort courtisée. +Croisilles n'était point reçu chez M. Godeau autrement +que par hasard, +c'est-à-dire qu'il y avait porté quelquefois des bijoux +achetés chez son +père. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait +mal une +immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et +se montrait, en toute occasion, énormément et +impitoyablement riche. Il +n'était donc pas homme à laisser entrer dans son salon le +fils d'un +orfèvre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux +yeux du +monde, que Croisilles n'était pas mal tourné, et que rien +n'empêche un +joli garçon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles +adorait +mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas fâchée. Il +pensait donc à +elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais +réfléchi à +rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le +séparaient de +sa bien-aimée, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom +de +baptême qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et +la +rime était aisée à trouver. Croisilles, +arrivé à Honfleur, s'embarqua le +cœur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, dès +qu'il eut +touché le rivage, il courut à la maison paternelle.</p> +<p>Il trouva la boutique fermée; il y frappa à plusieurs +reprises, non sans +étonnement ni sans crainte, car ce n'était point un jour +de fête; +personne ne venait. Il appela son père, mais en vain. Il entra +chez un +voisin pour demander ce qui était arrivé; au lieu de lui +répondre, le +voisin détourna la tête, comme ne voulant pas le +reconnaître. Croisilles +répéta ses questions; il apprit que son père, +depuis longtemps gêné dans +ses affaires, venait de faire faillite, et s'était enfui en +Amérique, +abandonnant à ses créanciers tout ce qu'il +possédait.</p> +<p>Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord +frappé de +l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais son +père. Il lui paraissait +impossible de se trouver ainsi abandonné tout à coup; il +voulut à toute +force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les +scellés +étaient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant à +sa douleur, il +se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations +de ceux qui +l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son père, quoiqu'il +le sût +déjà bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la +foule s'attrouper +autour de lui, et, dans le plus profond désespoir, il se dirigea +vers le +port.</p> +<p>Arrivé sur la jetée, il marcha devant lui comme un +homme égaré qui ne +sait où il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans +ressources, +n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus +d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tenté de mourir +en s'y +précipitant. Au moment où, cédant à cette +pensée, il s'avançait vers un +rempart élevé, un vieux domestique, nommé Jean, +qui servait sa famille +depuis nombre d'années, s'approcha de lui.</p> +<p>—Ah! mon pauvre Jean! s'écria-t-il, tu sais ce qui s'est +passé depuis +mon départ. Est-il possible que mon père nous quitte sans +avertissement, +sans adieu?</p> +<p>—Il est parti, répondit Jean, mais non pas sans vous dire +adieu.</p> +<p>En même temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna +à son jeune +maître. Croisilles reconnut l'écriture de son père, +et, avant d'ouvrir +la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que +quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la +trouva confirmée. Honnête jusque-là et connu pour +tel, ruiné par un +malheur imprévu (la banqueroute d'un associé), le vieil +orfèvre n'avait +laissé à son fils que quelques paroles banales de +consolation, et nul +espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien, +dit-on, qui se perde.</p> +<p>—Jean, mon ami, tu m'as bercé, dit Croisilles après +avoir lu la lettre, +et tu es certainement aujourd'hui le seul être qui puisse m'aimer +un +peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est fâcheuse +pour +toi; car, aussi vrai que mon père s'est embarqué +là, je vais me jeter +dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais +un jour ou l'autre, car je suis perdu.</p> +<p>—Que voulez-vous y faire? répliqua Jean, n'ayant point l'air +d'avoir +entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que +voulez-vous y faire, mon cher maître? Votre père a +été trompé; il +attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'était pas peu +de +chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune +depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son +commerce, et les écus arriver un à un chez vous. C'est un +honnête homme, +et habile; on a cruellement abusé de lui. Ces jours derniers, +j'étais +encore là, et comme les écus étaient +arrivés, je les ai vus partir du +logis. Votre père a payé tout ce qu'il a pu pendant une +journée entière; +et, lorsque son secrétaire a été vide, il n'a pu +s'empêcher de me dire, +en me montrant un tiroir où il ne restait que six francs: +«Il y avait +ici cent mille francs ce matin!» Ce n'est pas là une +banqueroute, +monsieur, ce n'est point une chose qui déshonore!</p> +<p>—Je ne doute pas plus de la probité de mon père, +répondit Croisilles, +que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais +j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis +point fait à la misère, je n'ai pas l'esprit +nécessaire pour recommencer +ma fortune. Et quand je l'aurais? mon père est parti. S'il a mis +trente +ans à s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour réparer +ce coup? Bien +davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra +là-bas, et je +ne puis pas même l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en +mourant aussi.</p> +<p>Tout désolé qu'était Croisilles, il avait +beaucoup de religion. Quoique +son désespoir lui fit désirer la mort, il hésitait +à se la donner. Dès +les premiers mots de cet entretien, il s'était appuyé sur +le bras de +Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent +entrés +dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:</p> +<p>—Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a +le +droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre +père ne +s'est pas tué, Dieu merci, comment pouvez-vous songer à +mourir? +Puisqu'il n'y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, +que +penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvreté. +Ce ne +serait ni brave ni chrétien; car, au fond, qu'est-ce qui vous +effraye? +Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni +père ni +mère. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais +enfin il +n'y a rien d'impossible à Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en +pareil cas? +Votre père n'était pas né riche, tant s'en faut, +sans vous offenser, et +c'est peut-être ce qui le console. Si vous aviez +été ici depuis un mois, +cela vous aurait donné du courage. Oui, monsieur, on peut se +ruiner, +personne n'est à l'abri d'une banqueroute; mais votre +père, j'ose le +dire, a été un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite. +Mais que +voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un bâtiment pour +l'Amérique. Je l'ai accompagné jusque sur le port, et si +vous aviez vu +sa tristesse! comme il m'a recommandé d'avoir soin de vous, de +lui +donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idée que +vous +avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a son +temps d'épreuve +ici-bas, et j'ai été soldat avant d'être +domestique. J'ai rudement +souffert, mais j'étais jeune; j'avais votre âge, monsieur, +à cette +époque-là, et il me semblait que la Providence ne peut +pas dire son +dernier mot à un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous +empêcher +le bon Dieu de réparer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le +temps, et +tout s'arrangera. S'il m'était permis de vous conseiller, vous +attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en +trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde. +Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment?</p> +<p>Pendant que Jean s'évertuait à persuader son +maître, celui-ci marchait +en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de +côté et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui +pût le rattacher +à la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle +Godeau, +la fille du fermier général, vint à passer avec sa +gouvernante. L'hôtel +qu'elle habitait n'était pas éloigné de là; +Croisilles la vit entrer +chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les +raisonnements du monde. J'ai dit qu'il était un peu fou, et +qu'il cédait +presque toujours à un premier mouvement. Sans hésiter +plus longtemps et +sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla +frapper à la porte de M. Godeau.</p> +<hr style="height: 2px; width: 35%;" /><br /> +<h3>II</h3> +<br /> +<p>Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un +financier, +on imagine un ventre énorme, de courtes jambes, une immense +perruque, +une large face à triple menton, et ce n'est pas sans raison +qu'on s'est +habitué à se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde +sait à quels +abus ont donné lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait +une loi +de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui +s'engraissent non seulement de leur propre oisiveté, mais encore +du +travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, était des +plus +classiques qu'on pût voir, c'est-à-dire des plus, gros; +pour l'instant +il avait la goutte, chose fort à la mode en ce temps-là, +comme l'est à +présent la migraine. Couché sur une chaise longue, les +yeux à demi +fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de +glaces qui +l'environnaient répétaient majestueusement de toutes +parts son énorme +personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les +meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminée, le +plafond, +étaient dorés; son habit l'était; je ne sais si sa +cervelle ne l'était +pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait +manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en +sourire tout seul, lorsqu'on lui annonça Croisilles, qui entra +d'un air +humble mais résolu, et dans tout le désordre qu'on peut +supposer d'un +homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de +cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque +emplette; il fut confirmé dans cette pensée en la voyant +paraître +presque en même temps que le jeune homme. Il fit signe à +Croisilles, non +pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa, +et Croisilles, resté debout, s'exprima à peu près +en ces termes:</p> +<p>—Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute +d'un +associé l'a forcé à suspendre ses payements, et, +ne pouvant assister à +sa propre honte, il s'est enfui en Amérique, après avoir +donné à ses +créanciers jusqu'à son dernier sou. J'étais absent +lorsque cela s'est +passé; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet +événement. Je +suis absolument sans ressources et déterminé à +mourir. Il est très +probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter à l'eau. Je +l'aurais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard +ne m'avait fait +rencontrer mademoiselle votre fille tout à l'heure. Je l'aime, +monsieur, +du plus profond de mon cœur; il y a deux ans que je suis amoureux +d'elle, et je me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui +dois; +mais aujourd'hui, en vous le déclarant, je remplis un devoir +indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la +mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'épouse +mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre espérance que vous +m'accordiez cette demande, mais je dois néanmoins vous la faire; +car je +suis bon chrétien, monsieur, et lorsqu'un bon chrétien se +voit arrivé à +un tel degré de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de +souffrir la +vie, il doit du moins, pour atténuer son crime, épuiser +toutes les +chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti.</p> +<p>Au commencement de ce discours, M. Godeau avait supposé qu'on +venait lui +emprunter de l'argent, et il avait jeté prudemment son mouchoir +sur les +sacs placés auprès de lui, préparant d'avance un +refus poli, car il +avait toujours eu de la bienveillance pour le père de +Croisilles. Mais +quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut compris +de quoi il +s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne fût +devenu +complètement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de +le faire +mettre à la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un +visage +si déterminé, qu'il eut pitié d'une démence +si tranquille. Il se +contenta de dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas +l'exposer plus +longtemps à entendre de pareilles inconvenances.</p> +<p>Pendant que Croisilles avait parlé, mademoiselle Godeau +était devenue +rouge comme une pèche au mois d'août. Sur l'ordre de son +père, elle se +retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas +s'apercevoir. Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se +souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforçant de +prendre +un air paternel:</p> +<p>—Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques +pas de moi +et que tu as réellement perdu la tête. Non seulement +j'excuse ta +démarche, mais je consens à ne point t'en punir. Je suis +fâché que ton +pauvre diable de père ait fait banqueroute et qu'il ait +décampé; c'est +fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourné la +cervelle. Je +veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi +là.</p> +<p>—C'est inutile, monsieur, répondit Croisilles; du moment que +vous me +refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé de vous. Je vous +souhaite +toutes sortes de prospérités.</p> +<p>—Et où t'en vas-tu?</p> +<p>—Écrire à mon père et lui dire adieu.</p> +<p>—Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou +le +diable m'emporte.</p> +<p>—Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne +pas.</p> +<p>—La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je, +et +écoute-moi.</p> +<p>M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c'est +qu'il n'est +jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est +jeté à +l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa +tabatière, +jeta un regard distrait sur son jabot, et continua.</p> +<p>—Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce +que +tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais, mon cher +ami, tout cela ne +suffit pas; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si +tu venais me +demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais +qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille?</p> +<p>—Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien +éloigné de supposer +que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela +au monde qui pourrait m'empêcher de mourir, si vous croyez en +Dieu, +comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'amène.</p> +<p>—Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends +pas +qu'on m'interroge; réponds d'abord: Où as-tu vu ma fille?</p> +<p>—Dans la boutique de mon père et dans cette maison, lorsque +j'y ai +apporté des bijoux pour mademoiselle Julie.</p> +<p>—Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y +reconnaît +plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte, +sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser prétendre à +la main de la +fille d'un fermier général?</p> +<p>—Non, je l'ignore absolument, à moins que ce ne soit +d'être aussi riche +qu'elle.</p> +<p>—Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.</p> +<p>—Eh bien! je m'appelle Croisilles.</p> +<p>—Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles?</p> +<p>—Ma foi, monsieur, en mon âme et conscience, c'est un aussi +beau nom +que Godeau.</p> +<p>—Tu es un impertinent, et tu me le payeras.</p> +<p>—Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai pas la +moindre +envie de vous offenser. Si vous voyez là quelque chose qui vous +blesse, +et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en +colère: en sortant d'ici, je vais me noyer.</p> +<p>Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus +doucement possible, afin d'éviter tout scandale, sa prudence ne +pouvait +résister à l'impatience de l'orgueil offensé; +l'entretien auquel il +essayait de se résigner lui paraissait monstrueux en +lui-même; je laisse +à penser ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la +sorte.</p> +<p>—Écoute, dit-il presque hors de lui et résolu à +en finir à tout prix, +tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens +commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce +que +c'est que la frénésie qui t'amène? Tu viens me +tracasser, tu crois faire +un coup de tête; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu +veux me +rendre responsable de ta mort. As-tu à te plaindre de moi? +dois-je un +sou à ton père? Est-ce ma faute si tu en es là? +Eh, mordieu! on se noie +et on se tait.</p> +<p>—C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre très +humble +serviteur.</p> +<p>—Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours +à moi. +Tiens, mon garçon, voilà quatre louis d'or; va-t'en +dîner à la cuisine, +et que je n'entende plus parler de toi.</p> +<p>—Bien obligé, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre +argent!</p> +<p>Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa +conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se +renfonça de +plus belle dans sa chaise et reprit ses méditations.</p> +<p>Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-là, n'était pas +si loin qu'on +pouvait le croire; elle s'était, il est vrai, retirée par +obéissance +pour son père; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle +était restée à +écouter derrière la porte. Si l'extravagance de +Croisilles lui +paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car +l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passé pour +offense; d'un +autre côté, comme il n'était pas possible de douter +du désespoir du +jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise à la fois par +les +deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la +curiosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé et +Croisilles prêt à +sortir, elle traversa rapidement le salon où elle se trouvait, +ne +voulant pas être surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son +appartement; mais presque aussitôt elle revint sur ses pas. +L'idée que +Croisilles allait peut-être réellement se donner la mort +lui troubla le +cœur malgré elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, +elle +marcha à sa rencontre; le salon était vaste, et les deux +jeunes gens +vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles était +pâle comme +la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui +pût exprimer ce qu'elle sentait. En passant à +côté de lui, elle laissa +tomber à terre un bouquet de violettes qu'elle tenait à +la main. Il se +baissa aussitôt, ramassa le bouquet et le présenta +à la jeune fille pour +le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route +sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son père. +Croisilles, +resté seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison +le cœur +agité, ne sachant trop que penser de cette aventure.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>III</h3> +<br /> +<p>À peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit +accourir son +fidèle Jean, dont le visage exprimait la joie.</p> +<p>—Qu'est-il arrivé? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle +à +m'apprendre?</p> +<p>—Monsieur, répondit Jean, j'ai à vous apprendre que +les scellés sont +levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes +de votre +père payées, vous restez propriétaire de la +maison. Il est bien vrai +qu'on a emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et +qu'on a +même enlevé les meubles; mais enfin la maison vous +appartient, et vous +n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce +que vous étiez devenu, et j'espère, mon cher +maître, que vous serez +assez sage pour prendre un parti raisonnable.</p> +<p>—Quel parti veux-tu que je prenne?</p> +<p>—Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle, +vaut +une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de +faim; et qui vous empêcherait d'acheter un petit fonds de +commerce qui +ne manquerait pas de prospérer?</p> +<p>—Nous verrons cela, répondit Croisilles, tout en se +hâtant de prendre +le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais, +lorsqu'il y fut arrivé, un si triste spectacle s'offrit à +lui, qu'il eut +à peine le courage d'entrer. La boutique en désordre, les +chambres +désertes, l'alcôve de son père vide, tout +présentait à ses regards la +nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise; tous +les tiroirs +avaient été fouillés, le comptoir brisé, la +caisse emportée; rien +n'avait échappé aux recherches avides des +créanciers et de la justice, +qui, après avoir pillé la maison, étaient partis, +laissant les portes +ouvertes, comme pour témoigner aux passants que leur besogne +était +accomplie.</p> +<p>—Voilà donc, s'écria Croisilles, voilà donc ce +qui reste de trente ans +de travail et de la plus honnête existence, faute d'avoir eu +à temps, au +jour fixe, de quoi faire honneur à une signature imprudemment +engagée! +Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livré +aux plus +tristes pensées, Jean paraissait fort embarrassé. Il +supposait que son +maître était sans argent, et qu'il pouvait même +n'avoir pas dîné. Il +cherchait donc quelque moyen pour le questionner là-dessus, et +pour lui +offrir, en cas de besoin, une part de ses économies. +Après s'être mis +l'esprit à la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un +biais +convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de +Croisilles, +et de lui demander d'une voix attendrie:</p> +<p>—Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?</p> +<p>Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent +à la fois si +burlesque et si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, +ne put +s'empêcher d'en rire.</p> +<p>—Et à propos de quoi cette question? dit-il.</p> +<p>—Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire +une pour +mon dîner, et si par hasard vous les aimiez toujours...</p> +<p>Croisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce +moment la somme qu'il +rapportait à son père; la proposition de Jean le fit se +ressouvenir que +ses poches étaient pleines d'or.</p> +<p>—Je te remercie de tout mon cœur, dit-il au vieillard, et j'accepte +avec plaisir ton dîner; mais, si tu es inquiet de ma fortune, +rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir +un +bon souper que tu partageras à ton tour avec moi.</p> +<p>En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien +garnies, +qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis.</p> +<p>—Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en +user +pour un jour ou deux. À qui faut-il que je m'adresse pour la +faire tenir +à mon père?</p> +<p>—Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père +m'a bien +recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait; et si +je ne +vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle +manière vos +affaires de Paris s'étaient terminées. Votre père +ne manquera de rien +là-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra +de son +mieux; il a d'ailleurs emporté ce qu'il lui faut, car il +était bien sûr +d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laissé, monsieur, +tout ce +qu'il a laissé, est à vous, il vous le marque +lui-même dans sa lettre, +et je suis expressément chargé de vous le +répéter. Cet or est donc aussi +légitimement votre bien que cette maison où nous sommes. +Je puis vous +rapporter les paroles mêmes que votre père, m'a dites en +partant: «Que +mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour +m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera +après mes dettes payées, comme si c'était mon +héritage.» Voilà, +monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre +poche, +et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, je vous prie, +à la +maison.</p> +<p>La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux +de Jean ne +laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles de son +père l'avaient +ému à tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre +part, dans un +pareil moment, quatre mille francs n'étaient pas une bagatelle. +Pour ce +qui regardait la maison, ce n'était point une ressource +certaine, car on +ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et +difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un +changement considérable à la situation dans laquelle se +trouvait le +jeune homme; il se sentit tout à coup attendri, +ébranlé dans sa funeste +résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus triste et +moins désolé. +Après avoir fermé les volets de la boutique, il sortit de +la maison avec +Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'empêcher +de +songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles +servent quelquefois à nous faire trouver une joie +imprévue dans la plus +faible lueur d'espérance. Ce fut avec cette pensée qu'il +se mit à table +à côté de son vieux serviteur, qui ne manqua point, +durant le repas, de +faire tous ses efforts pour l'égayer.</p> +<p>Les étourdis ont un heureux défaut: ils se +désolent aisément, mais ils +n'ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile +de se +distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou +égoïstes; ils +sentent peut-être plus vivement que d'autres, et ils sont +très capables +de se brûler la cervelle dans un moment de désespoir; +mais, ce moment +passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent +dîner, qu'ils +boivent et mangent comme à l'ordinaire, pour fondre ensuite en +larmes en +se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les +traversent comme des flèches: bonne et violente nature qui sait +souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout +à nu, +non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente +comme le cristal de roche.</p> +<p>Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de +se noyer, s'en +alla à la comédie. Debout dans le fond du parterre, il +tira de son sein +le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le +parfum dans un profond recueillement, il commença à +penser d'un esprit +plus calme à son aventure du matin. Dès qu'il y eut +réfléchi quelque +temps, il vit clairement la vérité, c'est-à-dire +que la jeune fille, en +lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le +reprendre, +avait voulu lui donner une marque d'intérêt; car autrement +ce refus et +ce silence n'auraient été qu'une preuve de mépris, +et cette supposition +n'était pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle +Godeau +avait le cœur moins dur que monsieur son père, et il n'eut pas +de peine +à se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait +traversé +le salon, avait exprimé une émotion d'autant plus vraie +qu'elle semblait +involontaire. Mais cette émotion était-elle de l'amour ou +seulement de +la pitié, ou moins encore peut-être, de l'humanité? +Mademoiselle Godeau +avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement +d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fût? Bien +que fané et +à demi effeuillé, le bouquet avait encore une odeur si +exquise et une si +galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne +put se défendre d'espérer. C'était une guirlande +de roses autour d'une +touffe de violettes. Combien de sentiments et de mystères un +Turc aurait +lus dans ces fleurs, en interprétant leur langage! Mais il n'y a +que +faire d'être Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui +tombent du +sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais +muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu, +lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un +amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une +ressemblance avec l'amour, et il y a même des gens qui pensent +que +l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui +l'exhale est la plus belle de la création.</p> +<p>Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif à +la tragédie +qu'on représentait pendant ce temps-là, mademoiselle +Godeau elle-même +parut dans une loge en face de lui. L'idée ne lui vint pas que, +si elle +l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là +après +ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour +se +rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris +était venue en poste jouer Mérope, et la foule +était si serrée, qu'il +n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de +fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des +yeux. Il remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade, +et qu'elle ne +parlait à personne qu'avec une sorte de répugnance. Sa +loge était +entourée, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de +petits-maîtres normands dans la ville; chacun venait à son +tour passer +devant elle à la galerie, car, pour entrer dans la loge +même qu'elle +occupait, cela n'était pas possible, attendu que monsieur son +père en +remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles +remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'écoutait +pas la +pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans +sa main, le +regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une +statue +de Vénus déguisée en marquise; l'étalage de +sa robe et de sa coiffure, +son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur, toute la pompe de +sa +toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité. +Jamais +Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant +l'entr'acte, de s'échapper de la cohue, il courut regarder au +carreau de +la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la +tête, que +mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une heure, se +retourna. Elle tressaillit légèrement en l'apercevant, et +ne jeta sur +lui qu'un coup d'œil; puis elle reprit sa première posture. Si +ce coup +d'œil exprimait la surprise, l'inquiétude, le plaisir de +l'amour; s'il +voulait dire: «Quoi! vous n'êtes pas mort!» ou: +«Dieu soit béni! vous +voilà vivant!» je ne me charge pas de le +démêler; toujours est-il que, +sur ce coup d'œil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire +aimer.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<a name="IV"></a> +<h3>IV</h3> +<br /> +<p>De tous les obstacles qui nuisent à l'amour, l'un des plus +grands est +sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une +très véritable. Croisilles n'avait pas ce triste +défaut que donnent +l'orgueil et la timidité; il n'était pas de ceux qui +tournent pendant +des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour +d'un oiseau en cage. Dès qu'il eut renoncé à se +noyer, il ne songea plus +qu'à faire savoir à sa chère Julie qu'il vivait +uniquement pour elle; +mais comment le lui dire? S'il se présentait une seconde fois +à l'hôtel +du fermier général, il n'était pas douteux que M. +Godeau ne le fit +mettre au moins à la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une +femme de +chambre, quand il lui arrivait d'aller à pied; il était +donc inutile +d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisées +de sa +maîtresse est une folie chère aux amoureux, mais qui, dans +le cas +présent, était plus inutile encore. J'ai dit que +Croisilles était fort +religieux; il ne lui vint donc pas à l'esprit de chercher +à rencontrer +sa belle à l'église. Comme le meilleur parti, quoique le +plus dangereux, +est d'écrire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler +soi-même, il +écrivit dès le lendemain. Sa lettre n'avait, bien +entendu, ni ordre ni +raison. Elle était à peu près conçue en ces +termes:</p> +<br /> +<div class="blkquot"> +<p style="margin-left: 80px;">«Mademoiselle,</p> +<br /> +<p>«Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait +posséder de +fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser. Je +vous fais là une +étrange question; mais je vous aime si éperdument qu'il +m'est impossible +de ne pas la faire, et vous êtes la seule personne au monde +à qui je +puisse l'adresser. Il m'a semblé, hier au soir, que vous me +regardiez au +spectacle. Je voulais mourir; plût à Dieu que je fusse +mort, en effet, +si je me trompe et si ce regard n'était pas pour moi! Dites-moi +si le +hasard peut être assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une +manière à la +fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre. +Vous +êtes riche, belle, je le sais; votre père est orgueilleux +et avare, et +vous avez le droit d'être fière; mais je vous aime, et le +reste est un +songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez à ce que peut +l'amour, +puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens +une inexprimable jouissance à vous écrire cette folle +lettre qui +m'attirera peut-être votre colère; mais pensez aussi, +mademoiselle, +qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous +laissé ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, +à ma place; +j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire. +Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour +être +certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir écouter mon +amour +avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'à vous. Quoi que vous +fassiez, votre image m'est restée; vous ne l'effacerez qu'en +m'arrachant +le cœur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce +bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on, +aime, je conserverai quelque espérance.»</p> +</div> +<p>Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s'en alla +devant l'hôtel +Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'à ce +qu'il vît +sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en +cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de +chambre de mademoiselle Julie eût résolu ce jour-là +de faire emplette +d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque +Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se +charger de sa lettre. Le marché fut bientôt conclu; la +servante prit +l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par +reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint à sa maison et +s'assit +devant sa porte, attendant la réponse.</p> +<p>Avant de parler de cette réponse, il faut dire un mot de +mademoiselle +Godeau. Elle n'était pas tout à fait exempte de la +vanité de son père, +mais son bon naturel y remédiait. Elle était, dans la +force du terme, ce +qu'on nomme un enfant gâté. D'habitude elle parlait fort +peu, et jamais +on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journées +à sa +toilette, et les soirées sur un sofa, n'ayant pas l'air +d'entendre la +conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle était +prodigieusement coquette, et son propre visage était à +coup sûr ce +qu'elle avait le plus considéré en ce monde. Un pli +à sa collerette, une +tache d'encre à son doigt, l'auraient désolée; +aussi, quand sa robe lui +plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur +sa +glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni goût ni +aversion +pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle +allait +volontiers au bal, et elle y renonçait sans humeur, quelquefois +sans +motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement. +Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui faire +quelque cadeau +à son choix, elle était une heure à se +décider, ne pouvant se trouver un +désir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, +il arrivait que +Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soirée, +pendant ce +temps-là, seule dans sa chambre, en grande toilette, à se +promener de +long en large, son éventail à la main. Si on lui +adressait un +compliment, elle détournait la tête, et si on tentait de +lui faire la +cour, elle ne répondait que par un regard à la fois si +brillant et si +sérieux, qu'elle déconcertait le plus hardi. Jamais un +bon mot ne +l'avait fait rire; jamais un air d'opéra, une tirade de +tragédie, ne +l'avaient émue; jamais, enfin, son cœur n'avait donné +signe de vie, et, +en la voyant passer dans tout l'éclat de sa nonchalante +beauté, on +aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde +en rêvant.</p> +<p>Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas +aisé à comprendre. +Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait +qu'elle-même. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son +caractère: elle attendait. Depuis l'âge de quatorze ans, +elle avait +entendu répéter sans cesse que rien n'était aussi +charmant qu'elle; elle +en était persuadée; c'est pourquoi elle prenait grand +soin de sa parure: +en manquant de respect à sa personne, elle aurait cru commettre +un +sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa +beauté, comme un +enfant dans ses habits de fête; mais elle était bien loin +de croire que +cette beauté dût rester inutile; sous son apparente +insouciance se +cachait une volonté secrète, inflexible, et d'autant plus +forte qu'elle +était mieux dissimulée. La coquetterie des femmes +ordinaires, qui se +dépense en œillades, en minauderies et en sourires, lui semblait +une +escarmouche puérile, vaine, presque méprisable. Elle se +sentait en +possession d'un trésor, et elle dédaignait de le hasarder +au jeu pièce à +pièce: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop +habituée à +voir ses désirs prévenus, elle ne cherchait pas cet +adversaire; on peut +même dire davantage, elle était étonnée +qu'il se fit attendre. Depuis +quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle +étalait +consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles +épaules, il +lui paraissait inconcevable qu'elle n'eût point encore +inspiré une +grande passion. Si elle eût dit le fond de sa pensée, elle +eût +volontiers répondu à ceux qui lui faisaient des +compliments: «Eh bien! +s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brûlez-vous la +cervelle +pour moi?» Réponse que, du reste, pourraient faire bien +des jeunes +filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du cœur, +quelquefois sur le bord des lèvres.</p> +<p>Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme +que +d'être jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se +voir +parée, digne en tout point de plaire, toute disposée +à se laisser aimer, +et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve +charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse, +mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irréprochable, mon +visage +le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chaussé; +et tout +cela ne me sert à rien qu'à aller bâiller dans le +coin d'un salon! Si un +jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en +mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant, +c'est un fat de province; dès que je parais quelque part, +j'excite un +murmure d'admiration, mais personne ne me dit, à moi seule, un +mot qui +me fasse battre le cœur. J'entends des impertinents qui me louent tout +haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste et +sincère ne cherche +le mien. Je porte une âme ardente, pleine de vie, et je ne suis, +à tout +prendre, qu'une jolie poupée qu'on promène, qu'on fait +sauter au bal, +qu'une gouvernante habille le matin et décoiffe le soir, pour +recommencer le lendemain.</p> +<p>Voilà ce que mademoiselle Godeau s'était dit bien des +fois à elle-même, +et il y avait de certains jours où cette pensée lui +inspirait un si +sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une +journée +entière. Lorsque Croisilles lui écrivit, elle +était précisément dans un +accès d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, +et elle +rêvait profondément, étendue dans une +bergère, lorsque sa femme de +chambre entra et lui remit la lettre d'un air mystérieux. Elle +regarda +l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'écriture, elle retomba +dans sa +distraction. La femme de chambre se vit alors forcée d'expliquer +de quoi +il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez déconcerté, +ne sachant trop +comment la jeune fille prendrait cette démarche. Mademoiselle +Godeau +écouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta +seulement un +coup d'œil; elle demanda aussitôt une feuille de papier, et +écrivit +nonchalamment ce peu de mots:</p> +<p>«Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fière. Si +vous aviez +seulement cent mille écus, je vous épouserais très +volontiers.»</p> +<p>Telle fut la réponse que la femme de chambre rapporta +sur-le-champ à +Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>V</h3> +<br /> +<p>Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas +dans le pas +d'un âne; et si Croisilles eût été +défiant, il eût pu croire, en lisant +la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle était folle ou qu'elle +se +moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien +autre chose, sinon que sa chère Julie l'aimait, qu'il lui +fallait cent +mille écus, et il ne songea, dès ce moment, qu'à +tâcher de se les +procurer.</p> +<p>Il possédait deux cents louis comptant, plus une maison qui, +comme je +l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire? +Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en +devinssent tout à coup trois cent mille? La première +idée qui vint à +l'esprit du jeune homme fut de trouver une manière quelconque de +jouer à +croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la +maison. Croisilles commença donc par coller sur sa porte un +écriteau +portant que sa maison était à vendre; puis, tout en +rêvant à ce qu'il +ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur.</p> +<p>Une semaine s'écoula, puis une autre; pas un acheteur ne se +présenta. +Croisilles passait ses journées à se désoler avec +Jean, et le désespoir +s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna à sa porte.</p> +<p>—Cette maison est à vendre, monsieur. En êtes-vous le +propriétaire?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Et combien vaut-elle?</p> +<p>—Trente mille francs, à ce que je crois; du moins je l'ai +entendu dire +à mon père.</p> +<p>Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit +à la +cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit +tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures, +ouvrit et ferma les fenêtres; puis enfin, après avoir tout +bien examiné, +sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua +Croisilles et se retira.</p> +<p>Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le cœur palpitant, +ne +fut pas, comme on pense, peu désappointé de cette +retraite silencieuse. +Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de +réfléchir, et +qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours, +n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant à la +fenêtre +du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean, +fidèle à son triste rôle de raisonneur, faisait, +comme on dit, de la +morale à son maître, pour le dissuader de vendre sa maison +d'une manière +si précipitée et dans un but si extravagant. Mourant +d'impatience, +d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et +sortit, résolu à tenter la fortune avec cette somme, +puisqu'il n'en +pouvait avoir davantage.</p> +<p>Les tripots, dans ce temps-là, n'étaient pas publics, +et l'on n'avait +pas encore inventé ce raffinement de civilisation qui permet au +premier +venu de se ruiner à toute heure, dès que l'envie lui en +passe par la +tête. À peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il +s'arrêta, ne sachant +où aller risquer son argent. Il regardait les maisons du +voisinage, et +les toisait les unes après les autres, tâchant de leur +trouver une +apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de +bonne mine, vêtu d'un habit magnifique, vint à passer. +À en juger par +les dehors, ce ne pouvait être qu'un fils de famille. Croisilles +l'aborda poliment.</p> +<p>—Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la liberté +que je +prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les +perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque +honnête endroit où se font ces sortes de choses?</p> +<p>À ce discours assez étrange, le jeune homme partit +d'un éclat de rire.</p> +<p>—Ma foi! monsieur, répondit-il, si vous cherchez un mauvais +lieu, vous +n'avez qu'à me suivre, car j'y vais.</p> +<p>Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils +entrèrent tous deux +dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent reçus +le mieux +du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs +jeunes gens étaient déjà assis autour d'un tapis +vert: Croisilles y prit +modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis +furent perdus.</p> +<p>Il sortit aussi triste que peut l'être un amoureux qui se +croit aimé. Il +ne lui restait pas de quoi dîner, mais ce n'était pas ce +qui +l'inquiétait.</p> +<p>—Comment ferai-je à présent, se demanda-t-il, pour me +procurer de +l'argent? À qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me +prêter +seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre?</p> +<p>Pendant qu'il était dans cet embarras, il rencontra son +brocanteur juif. +Il n'hésita pas à s'adresser à lui, et, en sa +qualité d'étourdi, il ne +manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif +n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'était venu la +voir +que par curiosité, ou, pour mieux dire, par acquit de +conscience, comme +un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte, +pour voir s'il n'y a rien à voler; mais il vit Croisilles si +désespéré, +si triste, si dénué de toute ressource, qu'il ne put +résister à la +tentation de profiter de sa misère, au risque de se gêner +un peu pour +payer la maison. Il lui en offrit donc à peu près le +quart de ce qu'elle +valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur, +signa aveuglément un marché à faire dresser les +cheveux sur la tête, et, +dès le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il +se +dirigea de rechef vers le tripot où il avait été +si poliment et si +lestement ruiné la veille.</p> +<p>En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; +le +vent était doux, l'Océan tranquille. De toutes parts, des +négociants, +des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et +venaient. +Des crocheteurs transportaient d'énormes ballots pleins de +marchandises. +Les passagers faisaient leurs adieux; de légères barques +flottaient de +tous côtés; sur tous les visages on lisait la crainte, +l'impatience ou +l'espérance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le +majestueux +navire se balançait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses.</p> +<p>—Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce +qu'on possède, et d'aller chercher au delà des mers une +périlleuse +fortune! Quelle émotion de regarder partir ce vaisseau +chargé de tant de +richesses, du bien-être de tant de familles! Quelle joie de le +voir +revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confié, rentrant +plus +fier et plus riche qu'il n'était parti! Que ne suis-je un de ces +marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel +tapis +vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi +n'achèterais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries? +qui m'en +empêche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine +refuserait-il de se +charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette +pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la +triplerais peut-être par une honnête industrie. Si Julie +m'aime +véritablement, elle attendra quelques années, et elle me +restera fidèle +jusqu'à ce que je puisse l'épouser. Le commerce produit +quelquefois des +bénéfices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas +d'exemples, en ce +monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagnées ainsi sur ces +flots +changeants: pourquoi la Providence ne bénirait-elle pas une +tentative +faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces +marchands qui ont tant amassé et qui envoient des navires aux +deux bouts +de la terre, plus d'un a commencé par une moindre somme que +celle que +j'ai là. Ils ont prospéré avec l'aide de Dieu; +pourquoi ne pourrais-je +pas prospérer à mon tour? Il me semble qu'un bon vent +souffle dans ces +voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est +jeté, je vais m'adresser à ce capitaine qui me +paraît aussi de bonne +mine, j'écrirai ensuite à Julie, et je veux devenir un +habile négociant.</p> +<p>Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un +peu +fous, c'est de le devenir tout à fait par instants. Le pauvre +garçon, +sans réfléchir davantage, mit son caprice à +exécution. Trouver des +marchandises à acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y +connaît +pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour +obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui +vendit +autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans +une charrette, fut promptement transporté à bord. +Croisilles, ravi et +plein d'espérance, avait écrit lui-même en grosses +lettres son nom sur +ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable; +l'heure du départ arriva bientôt, et le navire +s'éloigna de la côte.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>VI</h3> +<br /> +<p>Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles +n'avait +rien gardé. D'un autre côté, sa maison était +vendue; il ne lui restait +pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de +gîte, +et pas un denier. Avec toute la bonne volonté possible, Jean ne +pouvait +supposer que son maître fût réduit à un tel +dénûment; Croisilles était, +non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti +de coucher à la belle étoile, et, quant aux repas, voici +le calcul qu'il +fit: il présumait que le vaisseau qui portait sa fortune +mettrait six +mois à revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre +d'or que +son père lui avait donnée, et qu'il avait heureusement +gardée; il en eut +trente-six livres. C'était de quoi vivre à peu +près six mois avec quatre +sous par jour. Il ne douta pas que ce ne fût assez, et, +rassuré par le +présent, il écrivit à mademoiselle Godeau pour +l'informer de ce qu'il +avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa +détresse; il lui annonça, au contraire, qu'il avait +entrepris une +opération de commerce magnifique, dont les résultats +étaient prochains +et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la <i>Fleurette</i>, +vaisseau à +fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et +ses soieries; il la supplia de lui rester fidèle pendant un an, +se +réservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa +part, il lui +jura un éternel amour.</p> +<p>Lorsque mademoiselle Godeau reçut cette lettre, elle +était au coin de +son feu, et elle tenait à la main, en guise d'écran, un +de ces bulletins +qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entrée et la sortie +des +navires, et en même temps annoncent les désastres. Il ne +lui était +jamais arrivé, comme on peut penser, de prendre +intérêt à ces sortes de +choses, et elle n'avait jamais jeté les yeux sur une seule de +ces +feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin +qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut +précisément le +nom de la <i>Fleurette</i>; le navire avait échoué sur +les côtes de France +dans la nuit même qui avait suivi son départ. +L'équipage s'était sauvé à +grand'peine, mais toutes les marchandises avaient été +perdues.</p> +<p>Mademoiselle Godeau, à cette nouvelle, ne se souvint plus que +Croisilles +avait fait devant elle l'aveu de sa pauvreté; elle en fut aussi +désolée +que s'il se fût agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une +tempête, les vents en furie, les cris des noyés, la ruine +d'un homme qui +l'aimait, toute une scène de roman, se +présentèrent à sa pensée; le +bulletin et la lettre lui tombèrent des mains; elle se leva dans +un +trouble extrême, et, le sein palpitant, les yeux prêts +à pleurer, elle +se promena à grands pas, résolue à agir dans cette +occasion, et se +demandant ce qu'elle devait faire.</p> +<p>Il y a une justice à rendre à l'amour, c'est que plus +les motifs qui le +combattent sont forts, clairs, simples, irrécusables, en un mot, +moins +il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est +une belle chose sous le ciel que cette déraison du cœur; nous ne +vaudrions pas grand'chose sans elle. Après s'être +promenée dans sa +chambre, sans oublier ni son cher éventail, ni le coup d'œil +à la glace +en passant, Julie se laissa retomber dans sa bergère. Qui +l'eût pu voir +en ce moment eût joui d'un beau spectacle: ses yeux +étincelaient, ses +joues étaient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec +une +joie et une douleur délicieuses:</p> +<p>—Pauvre garçon! il s'est ruiné pour moi!</p> +<p>Indépendamment de la fortune qu'elle devait attendre de son +père, +mademoiselle Godeau avait, à elle appartenant, le bien que sa +mère lui +avait laissé. Elle n'y avait jamais songé; en ce moment, +pour la +première fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait +disposer de +cinq cent mille francs. Cette pensée la fit sourire; un projet +bizarre, +hardi, tout féminin, presque aussi fou que Croisilles +lui-même, lui +traversa l'esprit; elle berça quelque temps son idée dans +sa tête, puis +se décida à l'exécuter.</p> +<p>Elle commença par s'enquérir si Croisilles n'avait pas +quelque parent +ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien +examiné, on découvrit, au quatrième étage +d'une vieille maison, une +tante à demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, +et qui +n'était pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre +femme, fort +âgée, semblait avoir été mise ou +plutôt laissée au monde comme un +échantillon des misères humaines. Aveugle, goutteuse, +presque sourde, +elle vivait seule dans un grenier; mais une gaieté plus forte +que le +malheur et la maladie la soutenait à quatre-vingts ans et lui +faisait +encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte +sans entrer chez elle, et les airs surannés qu'elle fredonnait +égayaient +toutes les filles du quartier. Elle possédait une petite rente +viagère +qui suffisait à l'entretenir; tant que durait le jour, elle +tricotait; +pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'était passé +depuis la mort de +Louis XIV.</p> +<p>Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en +secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles, +rubans, diamants, rien ne fut épargné: elle voulait +séduire; mais sa +vraie beauté en cette circonstance fut le caprice qui +l'entraînait. Elle +monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et, +après le salut le plus gracieux, elle parla à peu +près ainsi:</p> +<p>—Vous avez, madame, un neveu nommé Croisilles, qui m'aime et +qui a +demandé ma main; je l'aime aussi et voudrais l'épouser; +mais mon père, +M. Godeau, fermier général de cette ville, refuse de nous +marier, parce +que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde +être +l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine à personne; je +ne +saurais donc avoir la pensée de disposer de moi sans le +consentement de +ma famille. Je viens vous demander une grâce que je vous supplie +de +m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-même proposer ce +mariage +à mon père. J'ai, grâce à Dieu, une petite +fortune qui est toute à votre +service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs +chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient à votre +neveu, +et elle lui appartient en effet; ce n'est point un présent que +je veux +lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la +ruine de Croisilles, et il est juste que je la répare. Mon +père ne +cédera pas aisément; il faudra que vous insistiez et que +vous ayez un +peu de courage; je n'en manquerai pas de mon côté. Comme +personne au +monde, excepté moi, n'a de droit sur la somme dont je vous +parle, +personne ne saura jamais de quelle manière elle aura +passé entre vos +mains. Vous n'êtes pas très riche non plus, je le sais, et +vous pouvez +craindre qu'on ne s'étonne de vous voir doter ainsi votre neveu; +mais +songez que mon père ne vous connaît pas, que vous vous +montrez fort peu +par la ville, et que par conséquent il vous sera facile de +feindre que +vous arrivez de quelque voyage. Cette démarche vous +coûtera sans doute, +il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous +ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour, +j'espère que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce +discours, avait été tour à tour surprise, +inquiète, attendrie et +charmée. Le dernier mot la persuada.</p> +<p>—Oui, mon enfant, répéta-t-elle plusieurs fois, je +sais ce que c'est, +je sais ce que c'est!</p> +<p>En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes +affaiblies la soutenaient à peine; Julie s'avança +rapidement, et lui +tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire, +elles se trouvèrent en un instant dans les bras l'une de +l'autre. Le +traité fut aussitôt conclu; un cordial baiser le scella +d'avance, et +toutes les confidences nécessaires s'ensuivirent sans peine.</p> +<p>Toutes les explications étant faites, la bonne dame tira de +son armoire +une vénérable robe de taffetas qui avait +été sa robe de noce. Ce meuble +antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un +grain de poussière ne l'avait défloré; Julie en +fut dans l'admiration. +On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui fût +dans +toute la ville. La bonne dame prépara le discours qu'elle devait +tenir à +M. Godeau; Julie lui apprit de quelle façon il fallait toucher +le cœur +de son père, et n'hésita pas à avouer que la +vanité était son côté +vulnérable.</p> +<p>—Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce +penchant, +nous aurions partie gagnée.</p> +<p>La bonne dame réfléchit profondément, acheva sa +toilette sans mot dire, +serra la main de sa future nièce, et monta en voiture. Elle +arriva +bientôt à l'hôtel Godeau; là, elle se +redressa, si bien en entrant, +qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le +salon où était tombé le bouquet de Julie, et, +quand la porte du boudoir +s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la +précédait:</p> +<p>—Annoncez la baronne douairière de Croisilles.</p> +<p>Ce mot décida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut +ébloui. Bien +que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il +consentit à tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le +fut; qui +eût osé lui en contester le titre? À mon avis, elle +l'avait bien gagné.</p> +<br /> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE CROISILLES.</p> +<br /> +<div class="blkquot">Cette nouvelle a été publiée +pour la +première fois dans le numéro de la +<i>Revue des Deux Mondes</i> du 15 février 1839.</div> +<hr style="width: 65%;" /> +<a name="HISTOIRE"></a> +<h2>HISTOIRE</h2> +<h2>D'UN</h2> +<h2>>MERLE BLANC</h2> +<h2>1842</h2> +<h3>I</h3> +<br /> +<p>Qu'il est glorieux, mais qu'il est pénible d'être en ce +monde un merle +exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a +décrit. Mais, hélas! je suis extrêmement rare et +très difficile à +trouver. Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible!</p> +<p>Mon père et ma mère étaient deux bonnes gens +qui vivaient, depuis nombre +d'années, au fond d'un vieux jardin retiré du Marais. +C'était un ménage +exemplaire. Pendant que ma mère, assise dans un buisson +fourré, pondait +régulièrement trois fois par an, et couvait, tout en +sommeillant, avec +une religion patriarcale, mon père, encore fort propre et fort +pétulant, +malgré son grand âge, picorait autour d'elle toute la +journée, lui +apportant de beaux insectes qu'il saisissait délicatement par le +bout +de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit +venue, il ne +manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d'une +chanson qui +réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le +moindre +nuage n'avait troublé cette douce union.</p> +<p>À peine fus-je venu au monde, que, pour là +première fois de sa vie, mon +père commença à montrer de la mauvaise humeur. +Bien que je ne fusse +encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur, +ni la tournure de sa nombreuse postérité.</p> +<p>—Voilà un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant +de +travers; il faut que ce gamin-là aille apparemment se fourrer +dans tous +les plâtras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour +être toujours +si laid et si crotté.</p> +<p>—Eh, mon Dieu! mon ami, répondait ma mère, toujours +roulée en boule +dans une vieille écuelle dont elle avait fait son nid, ne +voyez-vous pas +que c'est de son âge? Et vous-même, dans votre jeune temps, +n'avez-vous +pas été un charmant vaurien? Laissez grandir notre +merlichon, et vous +verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus.</p> +<p>Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s'y +trompait pas; elle +voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une +monstruosité; +mais elle faisait comme toutes les mères qui s'attachent souvent +à leurs +enfants par cela même qu'ils sont maltraités de la nature, +comme si la +faute en était à elles, ou comme si elles repoussaient +d'avance +l'injustice du sort qui doit les frapper.</p> +<p>Quand vint le temps de ma première mue, mon père +devint tout à fait +pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes +tombèrent, il +me traita encore avec assez de bonté et me donna même la +pâtée, me +voyant grelotter presque nu dans un coin; mais dès que mes +pauvres +ailerons transis commencèrent à se recouvrir de duvet, +à chaque plume +blanche qu'il vit paraître, il entra dans une telle +colère, que je +craignis qu'il ne me plumât pour le reste de mes jours! +Hélas! je +n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me +demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi si +barbare.</p> +<p>Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient +mis, +malgré moi, le cœur en joie, comme je voltigeais dans une +allée, je me +mis, pour mon malheur, à chanter. À la première +note qu'il entendit, mon +père sauta en l'air comme une fusée.</p> +<p>—Qu'est-ce que j'entends-là? s'écria-t-il; est-ce +ainsi qu'un merle +siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce là siffler?</p> +<p>Et, s'abattant près de ma mère avec la contenance la +plus terrible:</p> +<p>—Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid?</p> +<p>À ces mots, ma mère indignée +s'élança de son écuelle, non sans se faire +du mal à une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la +suffoquaient, elle tomba à terre à demi +pâmée. Je la vis près d'expirer; +épouvanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de +mon père.</p> +<p>—O mon père! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je +suis mal +vêtu, que ma mère n'en soit point punie! Est-ce sa faute +si la nature +m'a refusé une voix comme la vôtre? Est-ce sa faute si je +n'ai pas votre +beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, +qui vous donnent +l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a +fait +de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois +du moins le seul malheureux!</p> +<p>—Il ne s'agit pas de cela, dit mon père; que signifie la +manière +absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris +à +siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles?</p> +<p>—Hélas! monsieur, répondis-je humblement, j'ai +sifflé comme je pouvais, +me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-être +mangé trop de +mouches.</p> +<p>—On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors +de lui. +Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils, et, +lorsque je +fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier +étage, +un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs +fenêtres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les +yeux +l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air +enfariné +comme un paillasse de la foire? Si je n'étais le plus pacifique +des +merles, je t'aurais déjà cent fois mis à nu, ni +plus ni moins qu'un +poulet de basse-cour prêt à être embroché.</p> +<p>—Eh bien! m'écriai-je, révolté de l'injustice +de mon père, s'il en est +ainsi, monsieur, qu'à cela ne tienne! je me déroberai +à votre présence, +je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, +par +laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, +je +fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma +mère pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma +misère, et +peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être +trouverai-je, dans le +potager du voisin ou sur les gouttières, quelques vers de terre +ou +quelques araignées pour soutenir ma triste existence.</p> +<p>—Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de +s'attendrir à ce +discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un +merle.</p> +<p>—Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plaît?</p> +<p>—Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Après ces +paroles +foudroyantes, mon père s'éloigna à pas lents. Ma +mère se releva +tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son +écuelle. +Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux que +je pus, et +j'allai, comme je l'avais annoncé, me percher sur la +gouttière d'une +maison voisine.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>II</h3> +<br /> +<p>Mon père eut l'inhumanité de me laisser pendant +plusieurs jours dans +cette situation mortifiante. Malgré sa violence, il avait bon +cœur, et, +aux regards détournés qu'il me lançait, je voyais +bien qu'il aurait +voulu me pardonner et me rappeler; ma mère, surtout, levait sans +cesse +vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait même +parfois à +m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur +inspirait, malgré eux, une répugnance et un effroi +auxquels je vis bien +qu'il n'y avait point de remède.</p> +<p>—Je ne suis point un merle! me répétais-je; et, en +effet, en +m'épluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la +gouttière, je ne +reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu à +ma +famille.—O ciel! répétais-je encore, apprends-moi donc ce +que je suis!</p> +<p>Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir +exténué de +faim et de chagrin, lorsque je vis se poser près de moi un +oiseau plus +mouillé, plus pâle et plus maigre que je ne le croyais +possible. Il +était à peu près de ma couleur, autant que j'en +pus juger à travers la +pluie qui nous inondait; à peine avait-il sur le corps assez de +plumes +pour habiller un moineau, et il était plus gros que moi. Il me +sembla, +au premier abord, un oiseau tout à fait pauvre et +nécessiteux; mais il +gardait, en dépit de l'orage qui maltraitait son front presque +tondu, un +air déserté qui me charma. Je lui fis modestement une +grande révérence, +à laquelle il répondit par un coup de bec qui faillit me +jeter à bas de +la gouttière. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me +retirais +avec componction sans essayer de lui répondre en sa langue:</p> +<p>—Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouée que son +crâne +était chauve.</p> +<p>—Hélas! monseigneur, répondis-je (craignant une +seconde estocade), je +n'en sais rien. Je croyais être un merle, mais l'on m'a convaincu +que je +n'en suis pas un.</p> +<p>La singularité de ma réponse et mon air de +sincérité l'intéressèrent. Il +s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai +avec toute la tristesse et toute l'humilité qui convenaient +à ma +position et au temps affreux qu'il faisait.</p> +<p>—Si tu étais un ramier comme moi, me dit-il après +m'avoir écouté, les +niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquiéteraient pas un moment. +Nous +voyageons, c'est là notre vie, et nous avons bien nos amours, +mais je ne +sais qui est mon père. Fendre l'air, traverser l'espace, voir +à nos +pieds les monts et les plaines, respirer l'azur même des cieux, +et non +les exhalaisons de la terre, courir comme la flèche à un +but marqué qui +ne nous échappe jamais, voilà notre plaisir et notre +existence. Je fais +plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix.</p> +<p>—Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous êtes un +oiseau +bohémien.</p> +<p>—C'est encore une chose dont je ne me soucie guère, +reprit-il. Je n'ai +point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et +mes petits. Où est ma femme, là est ma patrie.</p> +<p>—Mais qu'avez-vous là qui vous pend au cou? C'est comme une +vieille +papillotte chiffonnée.</p> +<p>—Ce sont des papiers d'importance, répondit-il en se +rengorgeant; je +vais à Bruxelles de ce pas, et je porte au célèbre +banquier *** une +nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit +centimes.</p> +<p>—Juste Dieu! m'écriai-je, c'est une belle existence que la +vôtre, et +Bruxelles, j'en suis sûr, doit être une ville bien curieuse +à voir. Ne +pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle, +je suis peut-être un pigeon ramier.</p> +<p>—Si tu en étais un, répliqua-t-il, tu m'aurais rendu +le coup de bec que +je t'ai donné tout à l'heure.</p> +<p>—Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour +si +peu de chose. Voilà le matin qui paraît et l'orage qui +s'apaise. De +grâce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien +au +monde;—si vous me refusez, il ne me reste plus qu'à me noyer +dans +cette gouttière.</p> +<p>—Eh bien, en route! suis-moi si tu peux.</p> +<p>Je jetai un dernier regard sur le jardin où dormait ma +mère. Une larme +coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emportèrent. J'ouvris +mes ailes +et je partis.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>III</h3> +<br /> +<p>Mes ailes, je l'ai dit, n'étaient pas encore bien robustes. +Tandis que +mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais à ses +côtés; je +tins bon pendant quelque temps, mais bientôt il me prit un +éblouissement +si violent, que je me sentis près de défaillir.</p> +<p>—Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible.</p> +<p>—Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons +plus que +soixante lieues à faire.</p> +<p>J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une +poule +mouillée, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le +coup, +j'étais rendu.</p> +<p>—Monsieur, bégayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas +s'arrêter un +instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant +sur un arbre...</p> +<p>—Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me répondit le +ramier en +colère.</p> +<p>Et, sans daigner tourner la tête, il continua son voyage +enragé. Quant à +moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de +blé.</p> +<p>J'ignore combien de temps dura mon évanouissement. Lorsque je +repris +connaissance, ce qui me revint d'abord en mémoire fut la +dernière +parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.—O mes chers +parents! pensai-je, vous vous êtes donc trompés! Je vais +retourner près +de vous; vous me reconnaîtrez pour votre vrai et légitime +enfant, et +vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous +l'écuelle de ma mère.</p> +<p>Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la +douleur +que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. +À peine +me fus-je dressé sur mes pattes, que la défaillance me +reprit, et je +retombai sur le flanc.</p> +<p>L'affreuse pensée de la mort se présentait +déjà à mon esprit, lorsque, à +travers les bluets et les coquelicots, je vis venir à moi, sur +la pointe +du pied, deux charmantes personnes. L'une était une petite pie +fort bien +mouchetée et extrêmement coquette, et l'autre une +tourterelle couleur de +rose. La tourterelle s'arrêta à quelques pas de distance, +avec un grand +air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie +s'approcha en sautillant de la manière la plus agréable +du monde.</p> +<p>—Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous là? me +demanda-t-elle +d'une voix folâtre et argentine.</p> +<p>—Hélas! madame la marquise, répondis-je (car c'en +devait être une pour +le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a +laissé en route, et je suis en train de mourir de faim.</p> +<p>—Sainte Vierge! que me dites-vous? répondit-elle.</p> +<p>Et aussitôt elle se mit à voltiger çà et +là sur les buissons qui nous +entouraient, allant et venant de côté et d'autre, +m'apportant quantité +de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas près de moi, +tout en +continuant ses questions.</p> +<p>—Mais qui êtes-vous? mais d'où venez-vous? C'est une +chose incroyable +que votre aventure! Et où alliez-vous? Voyager seul, si jeune, +car vous +sortez de votre première mue! Que font vos parents? d'où +sont-ils? +comment vous laissent-ils aller dans cet état-là? Mais +c'est à faire +dresser les plumes sur la tête!</p> +<p>Pendant qu'elle parlait, je m'étais soulevé un peu de +côté, et je +mangeais de grand appétit. La tourterelle restait immobile, me +regardant +toujours d'un œil de pitié. Cependant elle remarqua que je +retournais la +tête d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De +la pluie +tombée dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; +elle +recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute +fraîche. Certainement, si je n'eusse pas été si +malade, une personne si +réservée ne se serait jamais permis une pareille +démarche.</p> +<p>Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon cœur +battait +violemment. Partagé entre deux émotions diverses, +j'étais pénétré d'un +charme inexplicable. Ma panetière était si gaie, mon +échanson si +expansif et si doux, que j'aurais voulu déjeuner ainsi pendant +toute +l'éternité. Malheureusement, tout a un terme, même +l'appétit d'un +convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la +curiosité de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec +autant de +sincérité que je l'avais fait la veille devant le pigeon. +La pie +m'écouta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui +appartenir, +et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde +sensibilité. Mais, lorsque j'en fus à toucher le point +capital qui +causait ma peine, c'est-à-dire l'ignorance où +j'étais de moi-même:</p> +<p>—Plaisantez-vous? s'écria la pie; vous, un merle! vous, un +pigeon! Fi +donc! vous êtes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et +très +gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme +qui dirait un coup d'éventail.</p> +<p>--- Mais, madame la marquise, répondis-je, il me semble que, +pour une +pie, je suis d'une couleur, ne vous en déplaise...</p> +<p>—Une pie russe, mon cher, vous êtes une pie russe! Vous ne +savez pas +qu'elles sont blanches? Pauvre garçon, quelle innocence<a + name="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1"><sup>1</sup></a>!</p> +<p>—Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe, +étant né au +fond du Marais, dans une vieille écuelle cassée?</p> +<p>—Ah! le bon enfant! Vous êtes de l'invasion, mon cher; +croyez-vous +qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous à moi, et laissez-vous faire; +je veux +vous emmener tout à l'heure et vous montrer les plus belles +choses de la +terre.</p> +<p>—Où cela, madame, s'il vous plaît?</p> +<p>—Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y +mène. +Vous n'aurez pas plus tôt été pie un quart d'heure, +que vous ne voudrez +plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes là une centaine, +non pas +de ces grosses pies de village qui demandent l'aumône sur les +grands +chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilées, +lestes, et +pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de +sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose +invariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques +noires vous +manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffira pour +vous +faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous +attifer. Depuis le matin jusqu'à midi, nous nous attifons, et, +depuis +midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un +arbre, +le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la forêt +s'élève un +chêne immense, inhabité, hélas! C'était la +demeure du feu roi Pie X, où +nous allons en pèlerinage en poussant de bien gros soupirs; +mais, à part +ce léger chagrin, nous passons le temps à merveille. Nos +femmes, ne sont +pas plus bégueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos +plaisirs sont +purs et honnêtes, parce que notre cœur est aussi noble que notre +langage +est libre et joyeux. Notre fierté n'a pas de bornes, et, si un +geai ou +toute autre canaille vient par hasard à s'introduire chez nous, +nous le +plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures +gens du monde, et les passereaux, les mésanges, les +chardonnerets qui +vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêtes à +les aider, à +les nourrir et à les défendre. Nulle part il n'y a plus +de caquetage que +chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous ne manquons +pas de +vieilles pies dévotes qui disent leurs patenôtres toute la +journée, mais +la plus éventée de nos jeunes commères peut +passer, sans crainte d'un +coup de bec, près de la plus sévère +douairière. En un mot, nous vivons +de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons.</p> +<p>—Voilà qui est fort beau, madame, répliquai-je, et je +serais +certainement mal appris de ne point obéir aux ordres d'une +personne +comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi, +de grâce, de dire un mot à cette bonne demoiselle qui est +ici.—Mademoiselle, continuai-je en m'adressant à la tourterelle, +parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois +véritablement une pie russe?</p> +<p>À cette question, la tourterelle baissa la tête, et +devint rouge pâle, +comme les rubans de Lolotte.</p> +<p>—Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis...</p> +<p>—Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui +puisse +vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si +charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon cœur et ma patte +à +celle de vous qui en voudra, dès l'instant que je saurai si je +suis pie +ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus +bas à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de +tourtereau qui me +tourmente singulièrement.</p> +<p>—Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage, +je +ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous à +travers ces +coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une +légère teinte...</p> +<p>Elle n'osa en dire plus long.</p> +<p>—O perplexité! m'écriai-je, comment savoir à +quoi m'en tenir? comment +donner mon cœur à l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement +déchiré? O +Socrate! quel précepte admirable, mais difficile à +suivre, tu nous as +donné, quand tu as dit: «Connais-toi toi-même!»</p> +<p>Depuis le jour où une malheureuse chanson avait si fort +contrarié mon +père, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me +vint à +l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la +vérité. +«Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon père m'a mis +à la porte dès le +premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque +effet sur ces dames.» Ayant donc commencé par m'incliner +poliment, comme +pour réclamer l'indulgence, à cause de la pluie que +j'avais reçue, je me +mis d'abord à siffler, puis à gazouiller, puis à +faire des roulades, +puis enfin à chanter à tue-tête, comme un muletier +espagnol en plein +vent.</p> +<p>À mesure que je chantais, la petite pie s'éloignait de +moi d'un air de +surprise qui devint bientôt de la stupéfaction, puis qui +passa à un +sentiment d'effroi accompagné d'un profond ennui. Elle +décrivait des +cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop +chaud qui vient de le brûler, mais auquel il voudrait pourtant +goûter +encore. Voyant l'effet de mon épreuve, et voulant la pousser +jusqu'au +bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je +m'égosillais à chanter. Elle résista pendant +vingt-cinq minutes à mes +mélodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola +à grand +bruit, et regagna son palais de verdure. Quant à la tourterelle, +elle +s'était, presque dès le commencement, profondément +endormie.</p> +<p>—Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! ô +écuelle +maternelle! plus que jamais je reviens à vous!</p> +<p>Au moment où je m'élançais pour partir, la +tourterelle rouvrit les yeux.</p> +<p>—Adieu, dit-elle, étranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom +est +Gourouli; souviens-toi de moi!</p> +<p>—Belle Gourouli, lui répondis-je, vous êtes bonne, +douce et charmante; +je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous êtes couleur de +rose; +tant de bonheur n'est pas fait pour moi!</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>IV</h3> +<br /> +<p>Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de +m'attrister.—Hélas! musique, hélas! poésie, me +répétais-je en regagnant +Paris, qu'il y a peu de cœurs qui vous comprennent!</p> +<p>En faisant ces réflexions, je me cognai la tête contre +celle d'un oiseau +qui volait dans le sens opposé au mien. Le choc fut si rude et +si +imprévu, que nous tombâmes tous deux sur la cime d'un +arbre qui, par +bonheur, se trouva là. Après que nous nous fûmes un +peu secoués, je +regardai le nouveau venu, m'attendant à une querelle. Je vis +avec +surprise qu'il était blanc. À la vérité, il +avait la tête un peu plus +grosse que moi, et, sur le front, une espèce de panache qui lui +donnait +un air héroï-comique; de plus, il portait sa queue fort en +l'air, avec +une grande magnanimité: du reste, il ne me parut nullement +disposé à la +bataille. Nous nous abordâmes fort civilement, et nous nous +fîmes de +mutuelles excuses, après quoi nous entrâmes en +conversation. Je pris la +liberté de lui demander son nom et de quel pays il était.</p> +<p>—Je suis étonné, me dit-il, que vous ne me connaissiez +pas. Est-ce que +vous n'êtes pas des nôtres?</p> +<p>—En vérité, monsieur, répondis-je, je ne sais +pas desquels je suis. +Tout le monde me demande et me dit la même chose; il faut que ce +soit +une gageure qu'on ait faite.</p> +<p>—Vous voulez rire, répliqua-t-il; votre plumage vous sied +trop bien +pour que je méconnaisse un confrère. Vous appartenez +infailliblement à +cette race illustre et vénérable qu'on nomme en latin <i>cacuata</i>, +en +langue savante <i>kakatoès</i>, et en jargon vulgaire catacois.</p> +<p>—Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur +pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en étais +pas, et +daignez m'apprendre à qui j'ai la gloire de parler.</p> +<p>—Je suis, répondit l'inconnu, le grand poète +Kacatogan. J'ai fait de +puissants voyages, monsieur, des traversées arides et de +cruelles +pérégrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma +muse a eu des +malheurs. J'ai fredonné sous Louis XVI, monsieur, j'ai +braillé pour la +République, j'ai noblement chanté l'Empire, j'ai +discrètement loué la +Restauration, j'ai même fait un effort dans ces derniers temps, +et je me +suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siècle sans +goût. J'ai +lancé dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, +de +gracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames +chevelus, des +romans crépus, des vaudevilles poudrés et des +tragédies chauves. En un +mot, je puis me flatter d'avoir ajouté au temple des Muses +quelques +festons galants, quelques sombres créneaux et quelques +ingénieuses +arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore +vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je rêvais +à un poëme en +un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez +fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous être bon +à quelque +chose, je suis tout à votre service.</p> +<p>—Vraiment, monsieur, vous le pouvez, répliquai-je, car vous +me voyez en +ce moment dans un grand embarras poétique. Je n'ose dire que je +sois un +poète, ni surtout un aussi grand poète que vous, +ajoutai-je en le +saluant, mais j'ai reçu de la nature un gosier qui me +démange quand je +me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. À vous dire la +vérité, +j'ignore absolument les règles.</p> +<p>—Je les ai oubliées, dit Kacatogan, ne vous inquiétez +pas de cela.</p> +<p>—Mais il m'arrive, repris-je, une chose fâcheuse: c'est que ma +voix +produit sur ceux qui l'entendent à peu près le même +effet que celle d'un +certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire?</p> +<p>—Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-même cet effet +bizarre. +La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable.</p> +<p>—Eh bien! monsieur, vous qui me semblez être le Nestor de la +poésie, +sauriez-vous, je vous prie, un remède à ce pénible +inconvénient?</p> +<p>—Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je +m'en suis fort tourmenté étant jeune, à cause +qu'on me sifflait +toujours; mais, à l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois +que +cette répugnance vient de ce que le public en lit d'autres que +nous: +cela le distrait..</p> +<p>—Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est +dur, pour une créature bien intentionnée, de mettre les +gens en fuite +dès qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le +service +de m'écouter, et me dire sincèrement votre avis?</p> +<p>—Très volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles.</p> +<p>Je me mis à chanter aussitôt, et j'eus la satisfaction +de voir que +Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, +et, +de temps en temps, il inclinait la tête d'un air d'approbation, +avec une +espèce de murmure flatteur. Mais je m'aperçus +bientôt qu'il ne +m'écoutait pas, et qu'il rêvait à son poème. +Profitant d'un moment où je +reprenais haleine, il m'interrompit tout à coup.</p> +<p>—Je l'ai pourtant trouvée, cette rime! dit-il en souriant et +en +branlant la tête; c'est la soixante mille sept cent +quatorzième qui sort +de cette cervelle-là! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais +lire +cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en +dira!</p> +<p>Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se +souvenir +de m'avoir rencontré.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>V</h3> +<br /> +<p>Resté seul et désappointé, je n'avais rien de +mieux à faire que de +profiter du reste du jour et de voler à tire-d'aile vers Paris. +Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon +avait été trop peu agréable pour me laisser un +souvenir exact; en sorte +que, au lieu d'aller tout droit, je tournai à gauche au Bourget, +et, +surpris par la nuit, je fus obligé de chercher un gîte +dans les bois de +Mortefontaine.</p> +<p>Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais, +qui, +comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se +chamaillaient de tous les côtés. Dans les buissons +piaillaient les +moineaux, en piétinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau +marchaient gravement deux hérons, perchés sur leurs +longues échasses; +dans l'attitude de la méditation, Georges Dandins du lieu, +attendant +patiemment leurs femmes. D'énormes corbeaux, à +moitié endormis, se +posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus +élevés, et +nasillaient leurs prières du soir. Plus bas, les mésanges +amoureuses se +pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert +ébouriffé +poussait son ménage par derrière, pour le faire entrer +dans le creux +d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant +en l'air comme des bouffées de fumée, et se +précipitaient sur un +arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes, +des rouges-gorges, se groupaient légèrement sur des +branches découpées, +comme des cristaux sur une girandole. De toute part résonnaient +des voix +qui disaient bien distinctement:—Allons, ma femme!—Allons, ma +fille!—Venez, ma belle!—Par ici, ma mie!—Me voilà, mon +cher!—Bonsoir, ma maîtresse!—Adieu,—mes amis!—Dormez bien, mes +enfants!</p> +<p>Quelle position pour un célibataire que de coucher dans une +pareille +auberge! J'eus la tentation de me joindre à quelques oiseaux de +ma +taille, et de leur demander l'hospitalité.—La nuit, pensais-je, +tous +les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que +de +dormir poliment près d'eux?</p> +<p>Je me dirigeai d'abord vers un fossé où se +rassemblaient des étourneaux. +Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et +je +remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorées et +les +pattes vernies: c'étaient les dandies de la forêt: Ils +étaient assez +bons enfants, et ne m'honorèrent d'aucune attention. Mais leurs +propos +étaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuité +leurs +tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement +l'un à l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir.</p> +<p>J'allai ensuite me percher sur une branche où s'alignaient +une +demi-douzaine d'oiseaux de différentes espèces. Je pris +modestement la +dernière place, à l'extrémité de la +branche, espérant qu'on m'y +souffrirait. Par malheur, ma voisine était une vieille colombe, +aussi +sèche qu'une girouette rouillée. Au moment où je +m'approchai d'elle, le +peu de plumes qui couvraient ses os étaient l'objet de sa +sollicitude; +elle feignait de les éplucher, mais elle eût trop craint +d'en arracher +une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son +compte. À peine l'eus-je touchée du bout de l'aile, +qu'elle se redressa +majestueusement.</p> +<p>—Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en +pinçant le +bec avec une pudeur britannique.</p> +<p>Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta à bas +avec une +vigueur qui eût fait honneur à un portefaix.</p> +<p>Je tombai dans une bruyère où dormait une grosse +gelinotte. Ma mère +elle-même, dans son écuelle, n'avait pas un tel air de +béatitude. Elle +était si rebondie, si épanouie, si bien assise sur son +triple ventre, +qu'on l'eût prise pour un pâté dont on avait +mangé la croûte. Je me +glissai furtivement près d'elle.</p> +<p>—Elle ne s'éveillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une +si bonne +grosse maman ne peut pas être bien méchante. Elle ne le +fut pas en +effet. Elle ouvrit les yeux à demi, et me dit en poussant un +léger +soupir:</p> +<p>—Tu me gênes, mon petit, va-t'en de là.</p> +<p>Au même instant, je m'entendis appeler: c'étaient des +grives qui, du +haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir à +elles.—Voilà enfin de +bonnes âmes, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des +folles, +et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplumé qu'un +billet +doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas à juger que ces +dames +avaient mangé plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le +faire; elles +se soutenaient à peine sur les branches, et leurs plaisanteries +de +mauvaise compagnie, leurs éclats de rire et leurs chansons +grivoises me +forcèrent de m'éloigner.</p> +<p>Je commençais à désespérer, et j'allais +m'endormir dans un coin +solitaire, lorsqu'un rossignol se mit à chanter. Tout le monde +aussitôt +fit silence. Hélas! que sa voix était pure! que sa +mélancolie même +paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords +semblaient le bercer. Personne ne songeait à le faire taire, +personne ne +trouvait mauvais qu'il chantât sa chanson à pareille +heure; son père ne +le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite.</p> +<p>—Il n'y a donc que moi, m'écriai-je, à qui il soit +défendu d'être +heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route +dans les ténèbres, au risque d'être avalé +par quelque hibou, que de me +laisser déchirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres!</p> +<p>Sur cette pensée, je me remis en chemin et j'errai longtemps +au hasard. +Aux premières clartés du jour, j'aperçus les tours +de Notre-Dame. En un +clin d'œil j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards +avant de reconnaître notre jardin. J'y volai plus vite que +l'éclair... +Hélas! il était vide... J'appelai en vain mes parents: +personne ne me +répondit. L'arbre où se tenait mon père, le +buisson maternel, l'écuelle +chérie, tout avait disparu. La cognée avait tout +détruit; au lieu de +l'allée verte où j'étais né, il ne restait +qu'un cent de fagots.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<br /> +<h3>VI</h3> +<br /> +<p>Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour, +mais +ce fut peine perdue; ils s'étaient sans doute +réfugiés dans quelque +quartier éloigné, et je ne pus jamais savoir de leurs +nouvelles.</p> +<p>Pénétré d'une tristesse affreuse, j'allai me +percher sur la gouttière où +la colère de mon père m'avait d'abord exilé. J'y +passais les jours et +les nuits à déplorer ma triste existence. Je ne dormais +plus, je +mangeais à peine: j'étais près de mourir de +douleur.</p> +<p>Un jour que je me lamentais comme à l'ordinaire:</p> +<p>—Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque +mon père me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tombé +en route quand +j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite +marquise s'est bouché les oreilles dès que j'ai ouvert le +bec; ni une +tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-même, +ronflait +comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan +n'a +pas daigné m'écouter; ni un oiseau quelconque, enfin, +puisque, à +Mortefontaine, on m'a laissé coucher tout seul. Et cependant +j'ai des +plumes sur le corps; voilà des pattes et voilà des ailes. +Je ne suis +point un monstre, témoin Gourouli, et cette petite marquise +elle-même, +qui me trouvaient assez à leur gré. Par quel +mystère inexplicable ces +plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble +auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?...</p> +<p>J'allais poursuivre mes doléances, lorsque je fus interrompu +par deux +portières qui se disputaient dans la rue.</p> +<p>—Ah, parbleu! dit l'une d'elles à l'autre, si tu en viens +jamais à +bout, je te fais cadeau d'un merle blanc!</p> +<p>—Dieu juste! m'écriai-je, voilà mon affaire. O +Providence! je suis fils +d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc!</p> +<p>Cette découverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes +idées. Au lieu +de continuer à me plaindre, je commençai à me +rengorger et à marcher +fièrement le long de la gouttière, en regardant l'espace +d'un air +victorieux.</p> +<p>—C'est quelque chose, me dis-je, que d'être un merle blanc: +cela ne se +trouve point dans le pas d'un âne. J'étais bien bon de +m'affliger de ne +pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du génie, c'est le +mien! Je +voulais fuir le monde, je veux l'étonner! Puisque je suis cet +oiseau +sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et +prétends me +comporter comme tel, ni plus ni moins que le phénix, et +mépriser le +reste des volatiles. Il faut que j'achète les Mémoires +d'Alfieri et les +poèmes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera +un +noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donné. Oui, je +veux +ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait +rare, je me ferai mystérieux. Ce sera une faveur, une gloire de +me +voir.—Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout +bonnement pour de l'argent?</p> +<p>—Fi donc! quelle indigne pensée! Je veux faire un +poème comme +Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les +grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des +notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je +ne manquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isolement; mais +ce sera +de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le +ciel +m'a refusé une femelle, je dirai un mal affreux de celles des +autres. Je +prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les +rossignols n'ont qu'à se bien tenir; je démontrerai, +comme deux et deux +font quatre, que leurs complaintes font mal au cœur, et que leur +marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je +veux me créer tout d'abord une puissante position +littéraire. J'entends +avoir autour de moi une cour composée, non pas seulement de +journalistes, mais d'auteurs véritables et même de femmes +de lettres. +J'écrirai un rôle pour mademoiselle Rachel, et, si elle +refuse de le +jouer, je publierai à son de trompe que son talent est bien +inférieur à +celui d'une vieille actrice de province. J'irai à Venise, et je +louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cité +féerique, +le beau palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par +jour; là, +je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de <i>Lara</i> doit +y +avoir laissés. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un +déluge +de rimes croisées, calquées sur la strophe de Spencer, +où je soulagerai +ma grande âme; je ferai soupirer toutes les mésanges, +roucouler toutes +les tourterelles, fondre en larmes toutes les bécasses, et +hurler toutes +les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me +montrerai inexorable et inaccessible à l'amour. En vain me +pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir pitié des +infortunées qu'auront +séduites mes chants sublimes; à tout cela, je +répondrai: Foin! O excès +de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres +traverseront les mers; la renommée, la fortune, me suivront +partout; +seul, je semblera! indifférent aux murmures de la foule qui +m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un +véritable +écrivain excentrique, fêté, choyé, +admiré, envié, mais complètement +grognon et insupportable.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>VII</h3> +<br /> +<p>Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon +premier +ouvrage. C'était, comme je me l'étais promis, un +poëme en quarante-huit +chants. Il s'y trouvait bien quelques négligences, à +cause de la +prodigieuse fécondité avec laquelle je l'avais +écrit; mais je pensai que +le public d'aujourd'hui, accoutumé à la belle +littérature qui s'imprime +au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.</p> +<p>J'eus un succès digne de moi, c'est-à-dire sans +pareil. Le sujet de mon +ouvrage n'était autre que moi-même: je me conformai en +cela à la grande +mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passées avec +une +fatuité charmante; je mettais le lecteur au fait de mille +détails +domestiques du plus piquant intérêt; la description de +l'écuelle de ma +mère ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais +compté les +rainures, les trous, les bosses, les éclats, les +échardes, les clous, +les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans, +le dehors, les bords, le fond, les côtés, les plans +inclinés, les plans +droits; passant au contenu, j'avais étudié les brins +d'herbe, les +pailles, les feuilles sèches, les petits morceaux de bois, les +graviers, les gouttes d'eau, les débris de mouches, les pattes +de +hannetons cassées qui s'y trouvaient: c'était une +description +ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimée tout +d'une venue; +il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautée. Je +l'avais +habilement coupée par morceaux, et entremêlée au +récit, afin que rien +n'en fût perdu; en sorte qu'au moment le plus intéressant +et le plus +dramatique arrivaient tout à coup quinze pages d'écuelle. +Voilà, je +crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point +d'avarice, en profitera qui voudra.</p> +<p>L'Europe entière fut émue à l'apparition de mon +livre; elle dévora les +révélations intimes que je daignais lui communiquer. +Comment en eût-il +été autrement? Non seulement j'énumérais +tous les faits qui se +rattachaient à ma personne, mais je donnais encore au public un +tableau +complet de toutes les rêvasseries qui m'avaient passé par +la tête depuis +l'âge de deux mois; j'avais même intercalé au plus +bel endroit une ode +composée dans mon œuf. Bien entendu d'ailleurs que je ne +négligeais pas +de traiter en passant le grand sujet qui préoccupe maintenant +tant de +monde: à savoir, l'avenir de l'humanité. Ce +problème m'avait paru +intéressant; j'en ébauchai, dans un moment de loisir, une +solution qui +passa généralement pour satisfaisante.</p> +<p>On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de +félicitation et des déclarations d'amour anonymes. Quant +aux visites, +je suivais rigoureusement le plan que je m'étais tracé; +ma porte était +fermée à tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser +de recevoir +deux étrangers qui s'étaient annoncés comme +étant de mes parents. L'un +était un merle du Sénégal, et l'autre un merle de +la Chine.</p> +<p>—Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant à +m'étouffer, que vous +êtes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre +poème +immortel, la profonde souffrance du génie méconu! Si nous +n'étions pas +déjà aussi incompris que possible, nous le deviendrions +après vous avoir +lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime +mépris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons +par +nous-mêmes, les peines secrètes que vous avez +chantées! Voici deux +sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous +prions d'agréer.</p> +<p>—Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon +épouse a +composée sur un passage de votre préface. Elle rend +merveilleusement +l'intention de l'auteur.</p> +<p>—Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez +doués d'un grand cœur et d'un esprit plein de lumières. +Mais +pardonnez-moi de vous faire une question. D'où vient votre +mélancolie?</p> +<p>—Eh! monsieur, répondit l'habitant du Sénégal, +regardez comme je suis +bâti. Mon plumage, il est vrai, est agréable à +voir, et je suis revêtu +de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais +mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue +je suis affublé! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux +tiers. +N'y a-t-il pas là de quoi se donner au diable?</p> +<p>—Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus +pénible. La queue de mon confrère balaye les rues; mais +les polissons me +montrent au doigt, à cause que je n'en ai point<a + name="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2"><sup>2</sup></a>.</p> +<p>—Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon âme; il est +toujours +fâcheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais +permettez-moi +de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui +vous ressemblent, et qui demeurent là depuis longtemps, fort +paisiblement empaillées. De même qu'il ne suffit pas +à une femme de +lettres d'être dévergondée pour faire un bon livre, +ce n'est pas non +plus assez pour un merle d'être mécontent pour avoir du +génie. Je suis +seul de mon espèce, et je m'en afflige; j'ai peut-être +tort, mais c'est +mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que +vous saurez dire.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>VIII</h3> +<br /> +<p>Malgré la résolution que j'avais prise et le calme que +j'affectais, je +n'étais pas heureux. Mon isolement, pour être glorieux, ne +m'en semblait +pas moins pénible, et je ne pouvais songer sans effroi à +la nécessité où +je me trouvais de passer ma vie entière dans le célibat. +Le retour du +printemps, en particulier, me causait une gêne mortelle, et je +commençais à tomber de nouveau dans la tristesse, +lorsqu'une +circonstance imprévue décida de ma vie entière.</p> +<p>Il va sans dire que mes écrits avaient traversé la +Manche, et que les +Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce +qu'ils comprennent. Je reçus un jour, de Londres, une lettre +signée +d'une jeune merlette:</p> +<p>«J'ai lu votre poème, me disait-elle, et l'admiration +que j'ai éprouvée +m'a fait prendre la résolution de vous offrir ma main et ma +personne. +Dieu nous a créés l'un pour l'autre! Je suis semblable +à vous, je suis +une merlette blanche!...»</p> +<p>On suppose aisément ma surprise et ma joie.—Une merlette +blanche! me +dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre! +Je me hâtai de répondre à la belle inconnue, et je +le fis d'une manière +qui témoignait assez combien sa proposition m'agréait. Je +la pressais de +venir à Paris ou de me permettre de voler près d'elle. +Elle me répondit +qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle +mettait ordre à ses affaires et que je la verrais bientôt.</p> +<p>Elle vint, en effet, quelques jours après. O bonheur! +c'était la plus +jolie merlette du monde, et elle était encore plus blanche que +moi.</p> +<p>—Ah! mademoiselle, m'écriai-je, ou plutôt madame, car +je vous considère +des à présent comme mon épouse légitime, +est-il croyable qu'une créature +si charmante se trouvât sur la terre sans que la renommée +m'apprît son +existence? Bénis soient les malheurs que j'ai +éprouvés et les coups de +bec que m'a donnés mon père, puisque le ciel me +réservait une +consolation si inespérée! Jusqu'à ce jour, je me +croyais condamné à une +solitude éternelle, et, à vous parler franchement, +c'était un rude +fardeau à porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les +qualités d'un père de famille. Acceptez ma main sans +délai; marions-nous +à l'anglaise, sans cérémonie, et partons ensemble +pour la Suisse.</p> +<p>—Je ne l'entends pas ainsi, me répondit la jeune merlette; je +veux que +nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de +merles un peu bien nés y soient solennellement +rassemblés. Des gens +comme nous doivent à leur propre gloire de ne pas se marier +comme des +chats de gouttière. J'ai apporté une provision de <i>bank-notes</i>. +Faites +vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lésinez pas sur +les +rafraîchissements.</p> +<p>Je me conformai aveuglément aux ordres de la blanche +merlette. Nos noces +furent d'un luxe écrasant; on y mangea dix mille mouches. Nous +reçûmes +la bénédiction nuptiale d'un révérend +père Cormoran, qui était +archevêque <i>in partibus</i>. Un bal superbe termina la +journée; enfin, rien +ne manqua à mon bonheur.</p> +<p>Plus j'approfondissais le caractère de ma charmante femme, +plus mon +amour augmentait. Elle réunissait, dans sa petite personne, tous +les +agréments de l'âme et du corps. Elle était +seulement un peu bégueule; +mais j'attribuai cela à l'influence du brouillard anglais dans +lequel +elle avait vécu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat +de la +France ne dissipât bientôt ce léger nuage.</p> +<p>Une chose qui m'inquiétait plus sérieusement, +c'était une sorte de +mystère dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur +singulière, +s'enfermant à clef avec ses caméristes, et passant ainsi +des heures +entières pour faire sa toilette, à ce qu'elle +prétendait. Les maris +n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur ménage. Il +m'était arrivé +vingt fois de frapper à l'appartement de ma femme sans pouvoir +obtenir +qu'on m'ouvrît la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un +jour, entre +autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit +obligée +de céder et de m'ouvrir un peu à la hâte, non sans +se plaindre fort de +mon importunité. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille +pleine +d'une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc +d'Espagne. Je +demandai à ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me +répondit +que c'était un opiat pour des engelures qu'elle avait.</p> +<p>Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle +défiance pouvait +m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'était +donnée à moi +avec tant d'enthousiasme et une sincérité si parfaite? +J'ignorais +d'abord que ma bien-aimée fût une femme de plume; elle me +l'avoua au +bout de quelque temps, et elle alla même jusqu'à me +montrer le manuscrit +d'un roman où elle avait imité à la fois Walter +Scott et Scarron. Je +laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. +Non +seulement je me voyais possesseur d'une beauté incomparable, +mais +j'acquérais encore la certitude que l'intelligence de ma +compagne était +digne en tout point de mon génie. Dès cet instant, nous +travaillâmes +ensemble. Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait +des +rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, +et cela ne la +gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. +Elle pondait ses +romans avec une facilité presque égale à la +mienne, choisissant toujours +les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des +meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant toujours +soin, en +passant, d'attaquer le gouvernement et de prêcher +l'émancipation des +merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son +esprit, aucun tour +de force à sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une +ligne, ni +de faire un plan avant de se mettre à l'œuvre. C'était le +type de la +merlette lettrée.</p> +<p>Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur +inaccoutumée, je +m'aperçus qu'elle suait à grosses gouttes, et je fus +étonné devoir en +même temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos.</p> +<p>—Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous +êtes malade?</p> +<p>Elle parut d'abord un peu effrayée et même penaude; +mais la grande +habitude qu'elle avait du monde l'aida bientôt à reprendre +l'empire +admirable qu'elle gardait toujours sur elle-même. Elle me dit que +c'était une tache d'encre, et qu'elle y était fort +sujette dans ses +moments d'inspiration.</p> +<p>—Est-ce que ma femme déteint? me dis-je tout bas. Cette +pensée +m'empêcha de dormir. La bouteille de colle me revint en +mémoire.—O +ciel! m'écriai-je, quel soupçon! Cette créature +céleste ne serait-elle +qu'une peinture, un léger badigeon? se serait-elle vernie pour +abuser de +moi?... Quand je croyais presser sur mon cœur la sœur de mon âme, +l'être +prévilégié créé pour moi seul, +n'aurais-je donc épousé que de la farine?</p> +<p>Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en +affranchir. Je fis l'achat d'un baromètre, et j'attendis +avidement qu'il +vint à faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme +à la +campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'épreuve d'une +lessive. Mais nous étions en plein juillet; il faisait un beau +temps +effroyable.</p> +<p>L'apparence du bonheur et l'habitude d'écrire avaient fort +excité ma +sensibilité. Naïf comme j'étais, il m'arrivait +parfois, en travaillant, +que le sentiment fût plus fort que l'idée, et de me mettre +à pleurer en +attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute +faiblesse masculine enchante l'orgueil féminin. Une certaine +nuit que je +limais une rature, selon le précepte de Boileau, il advint +à mon cœur de +s'ouvrir.</p> +<p>—O Loi! dis-je à ma chère merlette, toi, la seule et +la plus aimée! +toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire, +métamorphosent pour moi l'univers, vie de mon cœur, sais-tu +combien je +t'aime? Pour mettre en vers une idée banale déjà +usée par d'autres +poètes, un peu d'étude et d'attention me font +aisément trouver des +paroles; mais où en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta +beauté +m'inspire? Le souvenir même de mes peines passées +pourrait-il me fournir +un mot pour te parler de mon bonheur présent? Avant que tu +fusses venue +à moi, mon isolement était celui d'un orphelin +exilé; aujourd'hui, c'est +celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre +jusqu'à ce +que la mort en fasse un débris, dans cette petite cervelle +enfiévrée, où +fermente une inutile pensée, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma +belle, +que rien ne peut être qui ne soit à toi? Écoute ce +que mon cerveau peut +dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon +génie fût +une perle, et que tu fusses Cléopâtre!</p> +<p>En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle +déteignait +visiblement. À chaque larme qui tombait de mes yeux, +apparaissait une +plume, non pas même noire, mais du plus vieux roux (je crois +qu'elle +avait déjà déteint autre part). Après +quelques minutes +d'attendrissement, je me trouvai vis-à-vis d'un oiseau +décollé et +désenfariné, identiquement semblable aux merles les plus +plats et les +plus ordinaires.</p> +<p>Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche était +inutile. +J'aurais bien pu, à la vérité, considérer +le cas comme rédhibitoire, et +faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte? +N'était-ce +pas assez de mon malheur? Je pris mon courage à deux pattes, je +résolus +de quitter le monde, d'abandonner la carrière des lettres, de +fuir dans +un désert, s'il était possible, d'éviter à +jamais l'aspect d'une +créature vivante, et de chercher, comme Alceste,</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span class="i4">Un endroit écarté,<br /> +</span><span>Où d'être un merle blanc on eût la +liberté!</span> +</div> +</div> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> + +<br /> + +<h3>X</h3> +<br /> +<p>Je m'envolai là-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui +est le hasard +des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette +fois, on était couché.—Quel mariage! me disais-je, quelle +équipée! +C'est certainement à bonne intention que cette pauvre enfant +s'est mis +du blanc; mais je n'en suis pas moins à plaindre, ni elle moins +rousse.</p> +<p>Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait +à +plein cœur du bienfait de Dieu qui le rend si supérieur aux +poètes, et +donnait librement sa pensée au silence qui l'entourait. Je ne +pus +résister à la tentation d'aller à lui et de lui +parler.</p> +<p>—Que vous êtes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez +tant que +vous voulez, et très bien, et tout le monde écoute; mais +vous avez une +femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, +la +pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien +auprès de +vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chanté +aussi, +monsieur, et c'est pitoyable. J'ai rangé des mots en bataille +comme des +soldats prussiens, et j'ai coordonné des fadaises pendant que +vous +étiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre?</p> +<p>—Oui, me répondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous +croyez. +Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose: +Sadi, le Persan, en a parlé. Je m'égosille toute la nuit +pour elle, mais +elle dort et ne m'entend pas. Son calice est fermé à +l'heure qu'il est: +elle y berce un vieux scarabée,—et demain matin, quand je +regagnerai +mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c'est alors +qu'elle +s'épanouira, pour qu'une abeille lui mange le cœur!</p> +<br /> +<p style="text-align: center; font-weight: bold;">FIN DE L'HISTOIRE +D'UN MERLE BLANC.</p> +<br /> +<div class="blkquot"> +<p>Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la +forme +d'une piquante allégorie, quelque peinture de mœurs d'une +vérité +frappante, ou quelque trait de critique littéraire plein de +raison et de +verve gauloise. Les souffrances, les déceptions, les chagrins +des poètes +en général, et ceux de l'auteur en particulier, y sont +présentés +gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au +lecteur l'injure de lui en donner l'explication.</p> +<p>L'<i>Histoire d'un merle blanc</i> a paru pour la première +fois dans les +<i>Scènes de la vie privée des animaux</i>, ouvrage +publié par livraisons et +illustré par le crayon de Grandville.</p> +</div> +<hr style="width: 65%;" /><a name="PIERRE_ET_CAMILLE"></a> +<h2>PIERRE ET CAMILLE</h2> +<h2>1844</h2> +<h3>I</h3> +<br /> +<p>Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitté +le service +en 1760. Bien qu'il fût jeune encore, et que sa fortune lui +permît de +paraître avantageusement à la cour, il s'était +lassé de bonne heure de +la vie de garçon et des plaisirs de Paris. Il se retira +près du Mans, +dans une jolie maison de campagne. Là, au bout de peu de temps, +la +solitude, qui lui avait d'abord été agréable, lui +sembla pénible. Il +sentit qu'il lui était difficile de rompre tout à coup +avec les +habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitté +le monde; +mais, ne pouvant se résoudre à vivre seul, il prit le +parti de se +marier, et de trouver, s'il était possible, une femme qui +partageât son +goût pour le repos et pour la vie sédentaire qu'il +était décidé à mener.</p> +<p>Il ne voulait point que sa femme fût belle; il ne la voulait +pas laide, +non plus; il désirait qu'elle eût de l'instruction et de +l'intelligence, +avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout, +c'était de la gaieté et une humeur égale, qu'il +regardait, dans une +femme, comme les premières des qualités.</p> +<p>La fille d'un négociant retiré, qui demeurait dans le +voisinage, lui +plut. Comme le chevalier ne dépendait de personne, il ne +s'arrêta pas à +la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un +marchand. Il adressa à la famille une demande qui fut accueillie +avec +empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut +conclu.</p> +<p>Jamais alliance ne fut formée sous de meilleurs et de plus +heureux +auspices. À mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier +découvrit +en elle de nouvelles qualités et une douceur de caractère +inaltérable. +Elle, de son côté, se prit pour son mari d'un amour +extrême. Elle ne +vivait qu'en lui, ne songeait qu'à lui complaire, et, bien loin +de +regretter les plaisirs de son âge qu'elle lui sacrifiait, elle +souhaitait que son existence entière pût s'écouler +dans une solitude +qui, de jour en jour, lui devenait plus chère.</p> +<p>Cette solitude n'était cependant pas complète. +Quelques voyages à la +ville, la visite régulière de quelques amis y faisaient +diversion de +temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir fréquemment +les +parents de sa femme, en sorte qu'il semblait à celle-ci qu'elle +n'avait +pas quitté la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras +de son +mari pour se retrouver dans ceux de sa mère, et jouissait ainsi +d'une +faveur que la Providence accorde à bien peu de gens, car il est +rare +qu'un bonheur nouveau ne détruise pas un ancien bonheur.</p> +<p>M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bonté que sa +femme; mais +les passions de sa jeunesse, l'expérience qu'il paraissait avoir +faite +des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la mélancolie. +Cécile +(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces +moments de tristesse. Quoiqu'il n'y eût en elle, à ce +sujet, ni +réflexion ni calcul, son cœur l'avertissait aisément de +ne pas se +plaindre de ces légers nuages qui détruisent tout +dès qu'on les regarde, +et qui ne sont rien quand on les laisse passer.</p> +<p>La famille de Cécile était composée de bonnes +gens, marchands enrichis +par le travail, et dont la vieillesse était, pour ainsi dire, un +perpétuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaieté du +repos, achetée +par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des mœurs de +Versailles et même des soupers de mademoiselle Quinault, il se +plaisait +à ces façons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles +pour lui. +Cécile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore, +qui +s'appelait Giraud. Il avait été maître +maçon, puis il était devenu peu à +peu architecte; à tout cela il avait gagné une vingtaine +de mille livres +de rente. La maison du chevalier était fort à son +goût, et il y était +toujours bien reçu, quoiqu'il y arrivât quelquefois +couvert de plâtre +et de poussière; car, en dépit des ans et de ses vingt +mille livres, il +ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle. +Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il +pérorât +au dessert.—Vous êtes heureux, mon neveu, disait-il souvent au +chevalier: vous êtes riche, jeune, vous avez une bonne petite +femme, une +maison pas trop mal bâtie; il ne vous manque rien, il n'y a rien +à dire; +tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et +répète que vous +êtes heureux.</p> +<p>Un jour, Cécile, entendant ces mots, et se penchant vers son +mari:—N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai, +pour que tu te le laisses dire en face?</p> +<p>Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle +était +enceinte. Il y avait derrière la maison une petite colline +d'où l'on +découvrait tout le domaine. Les deux époux s'y +promenaient souvent +ensemble. Un soir qu'ils y étaient assis sur l'herbe:</p> +<p>—Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit Cécile. +Penses-tu +cependant qu'il eût tout à fait raison? Es-tu parfaitement +heureux?</p> +<p>—Autant qu'un homme peut l'être, répondit le chevalier, +et je ne vois +rien qui puisse ajouter à mon bonheur.</p> +<p>—Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit Cécile, car il +me serait +aisé de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous +est +absolument nécessaire.</p> +<p>Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle +voulait prendre un détour pour lui confier un caprice de femme. +Il fit, +en plaisantant, mille conjectures, et à chaque question, les +rires de +Cécile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils +s'étaient levés et ils +descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invité +par la +pente rapide, il allait entraîner sa femme, lorsque celle-ci +s'arrêta, +et s'appuyant sur l'épaule du chevalier:</p> +<p>—Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si +vite. +Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons là +sous mes +paniers.</p> +<p>Presque tous leurs entretiens, à compter de ce jour, n'eurent +plus qu'un +sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins à lui +donner, de +la manière dont ils l'élèveraient, des projets +qu'ils formaient déjà +pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme prît toutes les +précautions possibles pour conserver le trésor qu'elle +portait. Il +redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura +la +grossesse de Cécile ne fut qu'une longue et délicieuse +ivresse, pleine +des plus douces espérances.</p> +<p>Le terme fixé par la nature arriva; un enfant vint au monde, +beau comme +le jour. C'était une fille, qu'on appela Camille. Malgré +l'usage général +et contre l'avis même des médecins, Cécile voulut +la nourrir elle-même. +Son orgueil maternel était si flatté de la beauté +de sa fille, qu'il fut +impossible de l'en séparer; il était vrai que l'on +n'avait vu que bien +rarement à un enfant nouveau-né des traits aussi +réguliers et aussi +remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent à la +lumière, +brillèrent d'un éclat extraordinaire. Cécile, qui +avait été élevée au +couvent, était extrêmement pieuse. Ses premiers pas, +dès qu'elle put se +lever, furent pour aller à l'église rendre grâces +à Dieu.</p> +<p>Cependant, l'enfant commença à prendre des forces et +à se développer. À +mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une +immobilité étrange. Aucun bruit ne semblait la frapper; +elle était +insensible à ces mille discours que les mères adressent +à leurs +nourrissons; tandis qu'on chantait en la berçant, elle restait +les yeux +fixes et ouverts, regardant avidement la clarté de la lampe, et +ne +paraissant rien entendre. Un jour qu'elle était endormie, une +servante +renversa un meuble; la mère accourut aussitôt, et vit avec +étonnement +que l'enfant ne s'était pas réveillée. Le +chevalier fut effrayé de ces +indices trop clairs pour qu'on pût s'y tromper. Dès qu'il +les eut +observés avec attention, il comprit à quel malheur sa +fille était +condamnée. La mère voulut en vain s'abuser, et, par tous +les moyens +imaginables, détourner les craintes de son mari. Le +médecin fut appelé, +et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre +Camille était privée de l'ouïe, et par +conséquent de la parole.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>II</h3> +<br /> +<p>La première pensée de la mère avait +été de demander si le mal était sans +remède, et on lui avait répondu qu'il y avait des +exemples de guérison. +Pendant un an, malgré l'évidence, elle conserva quelque +espoir; mais +toutes les ressources de l'art échouèrent, et, +après les avoir épuisées, +il fallut enfin y renoncer.</p> +<p>Malheureusement à cette époque, où tant de +préjugés furent détruits et +remplacés, il en existait un impitoyable contre ces pauvres +créatures +qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants +distingués ou +des hommes seulement poussés par un sentiment charitable, +avaient, il +est vrai, dès longtemps, protesté contre cette barbarie. +Chose bizarre, +c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizième +siècle, a deviné et +essayé cette tâche, crue alors impossible, d'apprendre aux +muets à +parler sans parole. Son exemple avait été suivi en +Italie, en Angleterre +et en France, à différentes reprises. Bonnet, Wallis, +Bulwer, Van +Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention +chez eux avait été meilleure que l'effet; un peu de bien +avait été opéré +çà et là, à l'insu du monde, presque au +hasard, sans aucun fruit. +Partout, même à Paris, au sein de la civilisation la plus +avancée, les +sourds-muets étaient regardés comme une espèce +d'êtres à part, marqués +du sceau de la colère céleste. Privés de la +parole, on leur refusait la +pensée. Le cloître pour ceux qui naissaient riches, +l'abandon pour les +pauvres, tel était leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que +de +pitié.</p> +<p>Le chevalier tomba peu à peu dans le plus profond chagrin. Il +passait la +plus grande partie du jour seul, enfermé dans son cabinet, ou se +promenait dans les bois. Il s'efforçait, lorsqu'il voyait sa +femme, de +montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain. +Madame des Arcis, de son côté, n'était pas moins +triste. Un malheur +mérité peut faire verser des larmes, presque toujours +tardives et +inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en +décourageant +la piété.</p> +<p>Ces deux nouveaux mariés, faits pour s'aimer et qui +s'aimaient, +commencèrent ainsi à se voir avec peine et à +s'éviter dans les mêmes +allées où ils venaient de se parler d'un espoir si +prochain, si +tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa +maison de campagne, n'avait pensé qu'au repos; le bonheur avait +semblé +l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison; +l'amour était venu, il était réciproque. Un +obstacle terrible se plaçait +tout à coup entre eux, et cet obstacle était +précisément l'objet même +qui eût dû être un lien sacré.</p> +<p>Ce qui causa cette séparation soudaine et tacite, plus +affreuse qu'un +divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la mère, +en dépit +du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier, +quoi qu'il voulût faire, malgré sa patience et sa +bonté, ne pouvait +vaincre l'horreur que lui inspirait cette malédiction de Dieu +tombée sur +lui.</p> +<p>—Pourrais-je donc haïr ma fille? se demandait-il souvent durant +ses +promenades solitaires. Est-ce sa faute si la colère du ciel l'a +frappée? +Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher à adoucir la +douleur +de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? À +quelle +triste existence est-elle réservée si moi, son +père, je l'abandonne? que +deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est à moi de me +résigner. +Qui en prendra soin? qui relèvera? qui la protégera? Elle +n'a au monde +que sa mère et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura +jamais +ni frère ni sœur; c'est assez d'une malheureuse de plus au +monde. Sous +peine de manquer de cœur, je dois consacrer ma vie à lui faire +supporter +la sienne.</p> +<p>Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait à la maison avec +la ferme +intention de remplir ses devoirs de père et de mari; il trouvait +son +enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait +les mains de Cécile entre les siennes: on lui avait +parlé, disait-il, +d'un médecin célèbre, qu'il allait faire venir; +rien n'était encore +décidé; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant +ainsi, il +soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais +d'affreuses pensées le saisissaient malgré lui; +l'idée de l'avenir, la +vue de ce silence, de cet être inachevé, dont les sens +étaient fermés, +la réprobation, le dégoût, la pitié, le +mépris du monde, l'accablaient. +Son visage pâlissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant +à sa +mère, et se détournait pour cacher ses larmes.</p> +<p>C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son +cœur avec une sorte de tendresse désespérée et ce +plein regard de +l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle +ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre, +posait Camille dans son berceau, et passait des heures entières, +muette +comme elle, à la regarder.</p> +<p>Cette espèce d'exaltation sombre et passionnée devint +si forte, qu'il +n'était pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le +plus +absolu pendant des journées. On lui adressait en vain la parole. +Il +semblait qu'elle voulût savoir par elle-même ce que +c'était que cette +nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre.</p> +<p>Elle parlait par signes à l'enfant et savait seule se faire +comprendre. +Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-même, +semblaient +étrangers à Camille. La mère de madame des Arcis, +femme d'un esprit +assez vulgaire, ne venait guère à Chardonneux<a + name="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3"><sup>3</sup></a> +(ainsi se nommait la +terre du chevalier) que pour déplorer le malheur arrivé +à son gendre et +à sa chère Cécile. Croyant faire preuve de +sensibilité, elle s'apitoyait +sans relâche sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui +échappa de dire un jour:—Mieux eût valu pour elle ne pas +être +née.—Qu'auriez-vous donc fait si j'étais ainsi? +répliqua Cécile presque +avec l'accent de la colère.</p> +L'oncle Giraud, le maître maçon, ne trouvait pas grand +mal à ce que sa +petite nièce fût muette:—J'ai eu, disait-il, une femme si +bavarde, que +je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme +préférable. +Cette petite-là est sûre d'avance de ne jamais tenir de +mauvais propos, +ni d'en écouter, de ne pas impatienter toute une maison en +chantant de +vieux airs d'opéra, qui sont tous pareils; elle ne sera pas +querelleuse, +elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait +jamais; elle ne s'éveillera pas si son mari tousse, ou bien s'il +se lève +plus tôt qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne +rêvera pas tout +haut, elle sera discrète; elle y verra clair, les sourds ont de +bons +yeux; elle pourra régler un mémoire, quand elle ne ferait +que compter +sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner, +comme les propriétaires à propos de la moindre +bâtisse; elle saura +d'elle-même une chose très bonne qui ne s'apprend +d'ordinaire que +difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le cœur +à sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du +miel au +bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle +n'entendra pas, à dîner, les rabat-joie qui font des +périodes; elle sera +jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera +pas obligée, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se +promener. Ma +foi, si j'étais jeune, je l'épouserais très bien +quand elle sera grande, +et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais +très +bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait. +<p>Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de +gaieté +rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient +s'empêcher de sourire tous deux à cette bonhomie un peu +brusque, mais +respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part. +Mais le mal était là; tout le reste de la famille +regardait avec des +yeux effrayés et curieux ce malheur, qui était une +rareté. Quand ils +venaient en carriole du gué de Mauny<a name="FNanchor_4_4"></a><a + href="#Footnote_4_4"><sup>4</sup></a>, ces braves gens se mettaient +en +cercle avant dîner, tâchant de voir et de raisonner, +examinant tout d'un +air d'intérêt, prenant un visage composé, se +consultant tout bas pour +savoir quoi dire, tentant quelquefois de détourner la +pensée commune par +une grosse remarque sur un fétu. La mère restait devant +eux, sa fille +sur ses genoux, sa gorge découverte, quelques gouttes de lait +coulant +encore. Si Raphaël eût été de la famille, la +Vierge à la Chaise aurait +pu avoir une sœur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en +était +d'autant plus belle.</p> +<hr style="width: 35%;" /><br /> +<h3>III</h3> +<br /> +<p>La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa +tâche, mais fidèlement. Camille n'avait que ses yeux au +service de son +âme; ses premiers gestes furent, comme l'avaient +été ses premiers +regards, dirigés vers la lumière. Le plus pâle +rayon de soleil lui +causait des transports de joie.</p> +<p>Lorsqu'elle commença à se tenir debout et à +marcher, une curiosité très +marquée lui fit examiner et toucher tous les objets qui +l'environnaient, +avec une délicatesse mêlée de crainte et de +plaisir, qui tenait de la +vivacité de l'enfant, et déjà de la pudeur de la +femme. Son premier +mouvement était de courir vers tout ce qui lui était +nouveau, comme pour +le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours +à +moitié chemin en regardant sa mère, comme pour la +consulter. Elle +ressemblait alors à l'hermine, qui, dit-on, s'arrête et +renonce à la +route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de +gravier pourrait tacher sa fourrure.</p> +<p>Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le +jardin. C'était une chose étrange que la manière +dont elle les +regardait parler. Ces enfants, à peu près du même +âge qu'elle, +essayaient, bien entendu, de répéter des mots +estropiés par leurs +bonnes, et tâchaient, en ouvrant les lèvres, d'exercer +leur intelligence +au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement à la pauvre +fille. +Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle étendait les +mains +vers ses petites compagnes, qui, de leur côté, reculaient +effrayées +devant cette autre expression de leur propre pensée.</p> +<p>Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec +anxiété +les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle +eût +pu deviner que l'abbé de l'Épée allait +bientôt venir et apporter la +lumière dans ce monde de ténèbres, quelle +n'eût pas été sa joie! Mais +elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard, +que le courage et la piété d'un homme allaient +détruire. Singulière +chose qu'un prêtre en voie plus qu'une mère, et que +l'esprit, qui +discerne, trouve ce qui manque au cœur, qui souffre!</p> +<p>Quand les petites amies de Camille furent en âge de recevoir +les +premières instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant +commença à +témoigner une très grande tristesse de ce qu'on n'en +faisait pas autant +pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille +institutrice anglaise qui faisait épeler à grand'peine un +enfant et le +traitait sévèrement. Camille assistait à la +leçon, regardait avec +étonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et +tâchant, +pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il +était +grondé.</p> +<p>Les leçons de musique furent pour elle le sujet d'une peine +bien plus +vive. Debout près du piano, elle roidissait et remuait ses +petits doigts +en regardant la maîtresse de tous ses grands yeux, qui +étaient très +noirs et très beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait +là, et +frappait quelquefois sur les touches d'une façon en même +temps douce et +irritée.</p> +<p>L'impression que les êtres ou les objets extérieurs +produisaient sur les +autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les +choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se +montrer du doigt ces mêmes objets et échanger entre eux ce +mouvement des +lèvres qui lui était inintelligible, alors +recommençait son chagrin. +Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de +bois, elle traçait presque machinalement sur le sable quelques +lettres +majuscules qu'elle avait vu épeler à d'autres, et qu'elle +considérait +attentivement.</p> +<p>La prière du soir, que le voisin faisait faire +régulièrement à ses +enfants tous les jours, était pour Camille une énigme qui +ressemblait à +un mystère. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les +mains +sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation:</p> +<p>—Ôtez-moi cette petite, disait-il; épargnez-moi cette +singerie.—Je +prends sur moi d'en demander pardon à Dieu, répondit un +jour la mère.</p> +<p>Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre +faculté que +les Écossais appellent la double vue, que les partisans du +magnétisme +veulent faire admettre, et que les médecins rangent, la plupart +du +temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir +ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien +eût pu l'avertir de leur arrivée.</p> +<p>Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec +une +certaine crainte, mais ils l'évitaient quelquefois d'un air de +mépris. +Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de pitié dont parle +La +Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en +riant, lui demandant de répondre. Ces petites rondes des +enfants, qui se +danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait +à +la promenade, déjà à demi jeune fille, et quand +venait le vieux refrain:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>Entrez dans la danse,<br /> +</span><span>Voyez comme on danse...<br /> +</span></div> +</div> +<p>seule à l'écart, appuyée sur un banc, elle +suivait la mesure, en +balançant sa jolie tête, sans essayer de se mêler au +groupe, mais avec +assez de tristesse et de gentillesse pour faire pitié.</p> +<p>L'une des plus grandes tâches qu'essaya cet esprit +maltraité fut de +vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait +l'arithmétique. Il +s'agissait d'un calcul fort aisé et fort court. La voisine se +débattait +contre quelques chiffres un peu embrouillés. Le total ne se +montait +guère à plus de douze ou quinze unités. La voisine +comptait sur ses +doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider, +étendit +ses deux mains ouvertes. On lui avait donné, à elle +aussi, les premières +et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre. +Un animal intelligent, un oiseau même, compte d'une façon +ou d'une +autre, que nous ne savons pas, jusqu'à deux ou trois. Une pie, +dit-on, a +compté jusqu'à cinq. Camille, dans cette circonstance, +aurait eu à +compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'à dix. Elle +les tenait +ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne +volonté, +qu'on l'eût prise pour un honnête homme qui ne peut pas +payer.</p> +<p>La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille +n'en +donnait aucun indice.—C'est pourtant drôle, disait le chevalier, +qu'une +petite fille ne comprenne pas un bonnet! À de pareils propos, +madame des +Arcis souriait tristement.—Elle est pourtant belle! disait-elle +à son +mari; et en même temps, avec douceur, elle poussait un peu +Camille pour +la faire marcher devant son père, afin qu'il vît mieux sa +taille, qui +commençait à se former, et sa démarche encore +enfantine, qui était +charmante.</p> +<p>À mesure qu'elle avançait en âge, Camille se +prit de passion, non pour +la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les églises, +qu'elle +voyait. Peut-être avait-elle dans l'âme cet instinct +invincible qui fait +qu'un enfant de dix ans conçoit et garde le projet de prendre +une robe +de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer +ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indifférents et +même des +philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais +elle existe.</p> +<p>«Lorsque j'étais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne +voyais que le +ciel,» est certainement un mot sublime, écrit, comme on +sait, par un +sourd-muet. Camille était bien loin de tant de force. L'image +grossière +de la Vierge, badigeonnée de blanc de céruse, sur un fond +de plâtre +frotté de bleu, à peu près comme l'enseigne d'une +boutique; un enfant de +chœur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont +la +voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans +que Camille en pût rien entendre; la démarche du suisse, +les airs du +bedeau,—qui sait ce qui fait lever les yeux à un enfant? Mais +qu'importe, dès que ces yeux se lèvent?</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>IV</h3> +<br /> +<p>—Elle est pourtant belle! se répétait le chevalier, et +Camille l'était +en effet. Dans le parfait ovale d'un visage régulier, sur des +traits +d'une pureté et d'une fraîcheur admirables, brillait, pour +ainsi dire, +la clarté d'un bon cœur. Camille était petite, non point +pâle, mais très +blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son +naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance dès que +le +malheur venait la toucher; pleine de grâce dans tous ses +mouvements, +d'esprit et quelquefois d'énergie dans sa petite pantomime, +singulièrement industrieuse à se faire entendre, vive +à comprendre, +toujours obéissante dès qu'elle avait compris. Le +chevalier restait +aussi parfois, comme madame des Arcis, à regarder sa fille sans +parler. +Tant de grâce et de beauté, joint à tant de malheur +et d'horreur, était +près de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent +Camille avec +une sorte de transport, en disant tout haut:—Je ne suis cependant pas +un méchant homme!</p> +<p>Il y avait une allée dans le bois, au fond du jardin, +où le chevalier +avait l'habitude de se promener après le déjeuner. De la +fenêtre de sa +chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir +derrière les +arbres. Elle n'osait guère l'y aller retrouver. Elle regardait, +avec un +chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait été pour +elle plutôt un +amant qu'un époux, dont elle n'avait jamais reçu un +reproche, à qui elle +n'en avait jamais eu un seul à faire, et qui n'avait plus le +courage de +l'aimer parce qu'elle était mère.</p> +<p>Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle +comme un ange, le cœur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui +devait avoir lieu dans un château voisin. Madame des Arcis +voulait y +mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le +monde et sur son mari la beauté de sa fille. Elle avait +passé des nuits +sans sommeil à chercher quelle robe elle lui mettrait; elle +avait formé +sur ce projet les plus douces espérances.—Il faudra bien, se +disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour +toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la +plus belle.</p> +<p>Dès que le chevalier vit sa femme venir à lui, il +s'avança au-devant +d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une +galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne +s'écartait +jamais, malgré sa bonhomie naturelle. Ils commencèrent +par échanger +quelques mots insignifiants, puis ils se mirent à marcher l'un +à côté de +l'autre.</p> +<p>Madame des Arcis cherchait de quelle manière elle proposerait +à son mari +de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une +détermination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille, +celle +de ne plus voir le monde. La seule pensée d'exposer son malheur +aux yeux +des indifférents ou des malveillants mettait le chevalier +presque hors +de lui. Il avait annoncé formellement sa volonté sur ce +sujet. Il +fallait donc que madame des Arcis trouvât un biais, un +prétexte +quelconque, non seulement pour exécuter son dessein, mais pour +en +parler.</p> +<p>Pendant ce temps-là, le chevalier paraissait +réfléchir beaucoup de son +côté. Il fut le premier à rompre le silence. Une +affaire survenue à un +de ses parents, dit-il à sa femme, venait d'occasionner de +grands +dérangements de fortune dans sa famille; il était +important pour lui de +surveiller les gens chargés des mesures à prendre; ses +intérêts, et par +conséquent ceux de madame des Arcis elle-même, couraient +le risque +d'être compromis faute de soin. Bref, il annonça qu'il +était obligé de +faire un court voyage en Hollande, où il devait s'entendre avec +son +banquier; il ajouta que l'affaire était extrêmement +pressée, et qu'il +comptait partir dès le lendemain matin.</p> +<p>Il n'était que trop facile à madame des Arcis de +comprendre le motif de +ce voyage. Le chevalier était bien éloigné de +songer à abandonner sa +femme; mais, en dépit de lui-même, il éprouvait un +besoin irrésistible +de s'isoler tout à fait pendant quelque temps, ne fût-ce +que pour +revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du +temps, +ce besoin de solitude à l'homme comme la souffrance physique aux +animaux.</p> +<p>Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne +répondit que +par ces phrases banales qu'on a toujours sur les lèvres quand on +ne peut +pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le +chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette +démarche, et ne s'y opposait en aucune façon. Tandis +qu'elle parlait, la +douleur lui serrait le cœur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et +s'assit sur un banc.</p> +<p>Là, elle resta plongée dans une rêverie +profonde, les regards fixes, les +mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande +joie ni grands plaisirs. Sans être une femme d'un esprit +élevé, elle +sentait assez fortement et elle était d'une famille assez +commune pour +avoir quelque peu souffert. Son mariage avait été pour +elle un bonheur +tout à fait imprévu, tout à fait nouveau; un +éclair avait brillé devant +ses yeux au milieu de longues et froides journées, maintenant la +nuit la +saisissait.</p> +<p>Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier détournait les +yeux, et +semblait impatient de rentrer à la maison. Il se levait et se +rasseyait. +Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils +rentrèrent ensemble.</p> +<p>L'heure du dîner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se +trouvait +malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre était un +prie-Dieu où elle resta à genoux jusqu'au soir. Sa femme +de chambre +entra plusieurs fois, ayant reçu du chevalier l'ordre secret de +veiller +sur elle; elle ne répondit pas à ce qu'on lui disait. +Vers huit heures +du soir elle sonna, demanda la robe commandée à l'avance +pour sa fille, +et qu'on mit le cheval à la voiture. Elle fit avertir en +même temps le +chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y +accompagnât.</p> +<p>Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus +légère. Sur ce corps bien-aimé, dont les contours +commençaient à se +dessiner, la mère posa une petite parure simple et +fraîche. Une robe de +mousseline blanche brodée, des petits souliers de satin blanc, +un +collier de graines d'Amérique sur le cou, une couronne de bluets +sur la +tête, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec +orgueil et +sautait de joie. La mère, vêtue d'une robe de velours, +comme quelqu'un +qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psyché, et +l'embrassait coup sur coup, en répétant: Tu es belle, tu +es belle! +lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune +émotion +apparente, demanda à son domestique si on avait attelé, +et à son mari +s'il venait. Le chevalier donna la main à sa femme, et l'on alla +au bal.</p> +<p>C'était la première fois qu'on voyait Camille. On +avait beaucoup entendu +parler d'elle. La curiosité dirigea tous les regards vers la +petite +fille dès qu'elle parut. On pouvait s'attendre à ce que +madame des +Arcis montrât quelque embarras et quelque inquiétude; il +n'en fut rien. +Après les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus +calme, et +tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espèce +d'étonnement ou un air d'intérêt affecté, +elle la laissait aller par la +chambre sans paraître y songer.</p> +<p>Camille retrouvait là ses petites compagnes; elle courait +tour à tour +vers l'une ou vers l'autre, comme si elle eût été +au jardin. Toutes, +cependant, la recevaient avec réserve et avec froideur. Le +chevalier, +debout à l'écart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent +à lui, +vantèrent la beauté de sa fille; des personnes +étrangères, ou même +inconnues, l'abordèrent avec l'intention de lui faire +compliment. Il +sentait qu'on le consolait, et ce n'était guère de son +goût. Cependant +un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu +à +peu quelque joie au cœur. Après avoir parlé par gestes +presque à tout le +monde, Camille était restée debout entre les genoux de sa +mère. On +venait de la voir aller de côté et d'autre; on s'attendait +à quelque +chose d'étrange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien +fait que +de dire bonsoir aux gens avec une grande révérence, +donner un petit +<i>shake-hand</i> à des demoiselles anglaises, envoyer des +baisers aux mères +de ses petites amies, le tout peut-être appris par cœur, mais +fait avec +grâce et naïveté. Revenue tranquillement à sa +place, on commença à +l'admirer. Rien, en effet, n'était plus beau que cette enveloppe +dont +ne pouvait sortir cette pauvre âme. Sa taille, son visage, ses +longs +cheveux bouclés, ses yeux surtout d'un éclat +incomparable, surprenaient +tout le monde. En même temps que ses regards essayaient de tout +deviner, +et ses gestes de tout dire, son air réfléchi et +mélancolique prêtait à +ses moindres mouvements, à ses allures d'enfant et à ses +poses un +certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en +eût +été frappé. On s'approcha de madame des Arcis, on +l'entoura, on fit +mille questions par gestes à Camille; à +l'étonnement et à la répugnance +avaient succédé une bienveillance sincère, une +franche sympathie. +L'exagération, qui arrive toujours dès que le voisin +parle après le +voisin pour répéter la même chose, s'en mêla +bientôt. On n'avait jamais +vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'était +si beau +qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle +était loin +de rien comprendre.</p> +<p>Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut +ce +soir-là un battement de cœur qui lui était dû, le +plus heureux, le plus +pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire +échangé, qui +valait bien des larmes.</p> +<p>Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse. +Les +enfants se prirent par la main, se mirent en place et +commencèrent à +exécuter les pas que le maître de danse de l'endroit leur +avait appris. +Les parents, d'autre part, commencèrent à se complimenter +réciproquement, à trouver charmante cette petite +fête, et à se faire +remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs +progénitures. Ce +fut bientôt un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries +de café +entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes +filles, +de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les +mamans, bref un bal d'enfants en province.</p> +<p>Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense +bien, +n'était pas de la contredanse. Camille regardait la fête +avec une +attention un peu triste. Un petit garçon vint l'inviter. Elle +secoua la +tête pour toute réponse; quelques bluets tombèrent +de sa couronne, qui +n'était pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut +bientôt +réparé, avec quelques épingles, le désordre +de cette coiffure qu'elle +avait faite elle-même; mais elle chercha vainement ensuite son +mari: il +n'était plus dans la salle. Elle fit demander s'il était +parti, et s'il +avait pris la voiture. On lui répondit qu'il était +retourné chez lui à +pied.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>V</h3> +<br /> +<p>Le chevalier avait résolu de s'éloigner sans dire +adieu à sa femme. Il +craignait et fuyait toute explication fâcheuse, et comme, +d'ailleurs, +son dessein était de revenir dans peu de temps, il crut agir +plus +sagement en laissant seulement une lettre. Il n'était pas tout +à fait +vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage +pouvait lui être avantageux. Un de ses amis écrivit +à Chardonneux pour +presser son départ; c'était un prétexte convenu. +Il prit, en rentrant, +le semblant d'un homme obligé de s'en aller à +l'improviste. Il fit faire +ses paquets en toute hâte, les envoya à la ville, monta +à cheval et +partit.</p> +<p>Une hésitation involontaire et un très grand regret +s'emparèrent +cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit +d'avoir obéi trop vite à un sentiment qu'il pouvait +maîtriser, de faire +verser à sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver +ailleurs le +repos qu'il ôtait peut-être à sa maison.—Mais qui +sait, pensa-t-il, si +je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait +si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas +des jours plus heureux? Je suis frappé d'un malheur dont Dieu +seul +connaît la cause; je m'éloigne pour quelques jours du lieu +où je +souffre. Le changement, le voyage, la fatigue même, calmeront +peut-être +mes ennuis; je vais m'occuper de choses matérielles, +importantes, +nécessaires; je reviendrai le cœur plus tranquille, plus +content; +j'aurai réfléchi, je saurai mieux ce que j'ai à +faire.—Cependant Cécile +va souffrir, se disait-il au fond du cœur. Mais, son parti une fois +pris, il continua sa route.</p> +<p>Madame des Arcis avait quitté le bal vers onze heures. Elle +était montée +en voiture avec sa fille, qui s'endormit bientôt sur ses genoux. +Bien +qu'elle ignorât que le chevalier eût exécuté +si promptement son projet +de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'être sortie seule de +chez ses +voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'égards +devient +une douleur sensible à qui en soupçonne le motif. Le +chevalier n'avait +pu supporter le spectacle public de son malheur. La mère avait +voulu +montrer ce malheur pour tâcher de le vaincre et d'en avoir +raison. Elle +eut aisément pardonné à son mari un mouvement de +tristesse ou de +mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle +manière de +laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inouïe; +et la +moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche, +lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas là, a fait, +quelquefois +plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de +bien.</p> +<p>Tandis que la voiture se traînait lentement sur les cailloux +d'un +chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille +endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant +Camille, +de façon à ce que les cahots ne pussent +l'éveiller, elle songeait, avec +cette force que la nuit donne à la pensée, à la +fatalité qui semblait la +poursuivre jusque dans cette joie légitime qu'elle venait +d'avoir à ce +bal. Une étrange disposition d'esprit la faisait se reporter +tour à +tour, tantôt vers son propre passé, tantôt vers +l'avenir de sa +fille.—Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'éloigne +de moi; +s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes +efforts, toutes mes prières ne serviront qu'à +l'importuner; son amour +est mort, sa pitié subsiste, mais son chagrin est plus fort que +lui et +que moi-même. Ma fille est belle, mais vouée au malheur; +qu'y puis-je +faire? que puis-je prévoir ou empêcher? Si je m'attache +à cette pauvre +enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer +à +voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais, +au +contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son +ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-être de me +séparer de ma +fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voulût confier Camille +à des +étrangers, et se délivrer d'un spectacle qui l'afflige?</p> +<p>En se parlant ainsi à elle-même, madame des Arcis +embrassait Camille.</p> +<p>—Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au +prix +de ton repos, de ta vie peut-être, l'apparence d'un bonheur qui +me +fuirait à mon tour! cesser d'être mère pour +être épouse! Quand une +pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y +songer?</p> +<p>Puis elle revenait à ses conjectures.—Que va-t-il arriver? se +demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille +sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que +deviendra cette enfant?</p> +<p>À quelque distance de Chardonneux, il y avait un gué +à passer. Il avait +beaucoup plu depuis un mois à peu près, en sorte que la +rivière +débordait et couvrait les prés d'alentour. Le <i>passeux</i> +refusa d'abord +de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait +dételer, qu'il +se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le +carrosse. Madame des Arcis, pressée de revoir son mari, ne +voulut pas +descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'était un +trajet de +quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois.</p> +<p>Au milieu du gué, le bateau commença à +dévier, poussé par le courant. Le +<i>passeux</i> demanda aide au cocher pour empêcher, disait-il, +d'aller à +l'écluse. Il y avait, en effet, à deux ou trois cents pas +plus bas, un +moulin avec une écluse, faite de soliveaux, de pieux et de +planches +rassemblées, mais vieille, brisée par l'eau, et devenue +une espèce de +cascade, ou plutôt de précipice. Il était clair +que, si l'on se +laissait entraîner jusque-là, on devait s'attendre +à un accident +terrible.</p> +<p>Le cocher était descendu de son siège; il aurait voulu +être bon à +quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le +<i>passeux</i>, de son côté, faisait ce qu'il pouvait, +mais la nuit était +sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui +tantôt se +relayaient, tantôt réunissaient leurs forces, pour couper +l'eau et +gagner la rive.</p> +<p>À mesure que le bruit de l'écluse se rapprochait, le +danger devenait +plus effrayant. Le bateau, lourdement chargé, et défendu +contre le +courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche +était bien enfoncée et bien tenue à l'avant, le +bac s'arrêtait, allait +de côté, ou tournait sur lui-même; mais le flot +était trop fort. Madame +des Arcis, qui était restée dans la voiture avec +l'enfant, ouvrit la +glace avec une terreur affreuse:</p> +<p>—Est-ce que nous sommes perdus? s'écria-t-elle.</p> +<p>En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tombèrent dans +le bateau, +épuisés, et les mains meurtries.</p> +<p>Le <i>passeux</i> savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait +pas de temps +à perdre:</p> +<p>—Père Georgeot, dit madame des Arcis au <i>passeux</i> +(c'était son nom), +peux-tu me sauver, ma fille et moi?</p> +<p>Le père Georgeot jeta un coup, d'œil sur l'eau, puis sur la +rive:</p> +<p>—Certainement, répondit-il en haussant les épaules +d'un air presque +offensé qu'on lui adressât une pareille question.</p> +<p>—Que faut-il faire? dit madame des Arcis.</p> +<p>—Vous mettre sur mes épaules, répliqua le <i>passeux</i>. +Gardez votre robe, +ça vous soutiendra. Empoignez-moi le cou à deux bras, +mais n'ayez pas +peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noyés; ne criez +pas, ça +vous ferait boire. Quant à la petite, je la prendrai d'une main +par la +taille, je nagerai de l'autre à la marinière, et je la +passerai en l'air +sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de +terre qui sont dans ce champ-là.</p> +<p>—Et Jean? dit madame des Arcis, désignant le cocher.</p> +<p>—Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille à +l'écluse et +qu'il attende, je le retrouverai.</p> +<p>Le père Georgeot s'élança dans l'eau, +chargé de son double fardeau, mais +il avait trop préjugé de ses forces. Il n'était +plus jeune, tant s'en +fallait. La rive était plus loin qu'il ne disait, et le courant +plus +fort qu'il ne l'avait pensé. Il fit cependant tout ce qu'il put +pour +arriver à terre, mais il fut bientôt +entraîné. Le tronc d'un saule +couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les +ténèbres, l'arrêta +tout à coup: il s'y était violemment frappé au +front. Son sang coula, sa +vue s'obscurcit.</p> +<p>—Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le +vôtre; +je n'en puis plus.</p> +<p>—Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la +mère.</p> +<p>-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le <i>passeux</i>.</p> +<p>Madame des Arcis, pour toute réponse, ouvrit les bras, +lâcha le cou du +<i>passeux</i>, et se laissa aller au fond de l'eau.</p> +<p>Lorsque le <i>passeux</i> eut déposé à terre +la petite Camille saine et +sauve, le cocher, qui avait été tiré de la +rivière par un paysan, l'aida +à chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le +lendemain matin, près du rivage.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>VI</h3> +<br /> +<p>Un an après cet événement, dans une chambre +d'un hôtel garni situé rue +du Bouloi, à Paris, dans le quartier des diligences, une jeune +fille en +deuil était assise près d'une table, au coin du feu. Sur +cette table +était une bouteille de vin d'ordinaire, à moitié +vide, et un verre. Un +homme courbé par l'âge, mais d'une physionomie ouverte et +franche, vêtu +à peu près comme un ouvrier, se promenait à grands +pas dans la chambre. +De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arrêtait +devant +elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors, +étendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement +mêlé d'une +sorte de répugnance involontaire, et remplissait le verre. Le +vieillard +buvait un petit coup, puis recommençait à marcher, tout +en gesticulant +d'une façon singulière et presque ridicule, pendant que +la jeune fille, +souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention.</p> +<p>Il eût été difficile, à qui se fût +trouvé là, de deviner quelles étaient +ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais +pleine de grâce et de distinction, portant sur son visage et dans +ses +moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la +beauté; +l'autre, d'une apparence tout à fait vulgaire, les habits en +désordre, +le chapeau sur la tête, buvant du gros vin de cabaret, et faisant +résonner sur le parquet les clous de ses souliers. +C'était un étrange +contraste.</p> +<p>Ces deux personnes étaient pourtant liées par une +amitié bien vive et +bien tendre. C'était Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme +était +venu à Chardonneux lorsque madame des Arcis avait +été portée d'abord à +l'église, puis à sa dernière demeure. Sa +mère étant morte et son père +absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce +monde. +Le chevalier, ayant une fois quitté sa maison, distrait par son +voyage, +appelé par ses affaires et obligé de parcourir plusieurs +villes de la +Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte +qu'il se passa près d'un mois, pendant lequel Camille resta, +pour ainsi +dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, à la maison une +sorte de +gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la +mère, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi +était une +sinécure; la gouvernante connaissait à peine Camille, et +ne pouvait lui +être d'aucun secours dans une pareille circonstance.</p> +<p>La douleur de la jeune fille à la mort de sa mère +avait été si violente, +qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame +des Arcis avait été retiré de l'eau et +apporté à la maison, Camille +accompagnait ce cortège funèbre en poussant des cris de +désespoir si +déchirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y +avait, en +effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet être qu'on +était habitué à +voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout à coup de son +silence +en présence de la mort. Les sons inarticulés qui +s'échappaient de ses +lèvres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose +de +sauvage; ce n'étaient ni des paroles ni des sanglots, mais une +sorte de +langage horrible, qui semblait inventé par la douleur. Pendant +un jour +et une nuit, ces cris affreux ne cessèrent de remplir la maison; +Camille +courait de tous côtés, s'arrachant les cheveux et frappant +les +murailles. On essaya en vain de l'arrêter; la force même +fut inutile. Ce +ne fut que la nature épuisée qui la fit enfin tomber au +pied du lit où +le corps de sa mère était couché.</p> +<p>Presque aussitôt, elle avait paru reprendre sa +tranquillité accoutumée, +et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle était restée +quelque temps dans +un calme apparent, marchant toute la journée, au hasard, d'un +pas lent +et distrait, ne se refusant à aucun des soins qu'on prenait pour +elle; +on la croyait revenue à elle-même, et le médecin, +qui avait été appelé, +s'y trompa comme tout le monde; mais une fièvre nerveuse se +déclara +bientôt avec les plus graves symptômes. Il fallut veiller +constamment +sur la malade; sa raison semblait entièrement perdue.</p> +<p>C'était alors que l'oncle Giraud avait pris la +résolution de venir à +tout prix au secours de sa nièce.—Puisqu'elle n'a plus ni +père ni mère +dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me +déclare +pour son oncle véritable, chargé de la soigner et +d'empêcher qu'il ne +lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent +demandé +à son père de me la donner pour me faire rire. Je ne veux +pas l'en +priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. À +son +retour, je la lui rendrai fidèlement.</p> +<p>L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux médecins, par une +assez bonne +raison, c'est qu'il croyait à peine aux maladies, n'ayant jamais +lui-même été malade. Une fièvre nerveuse +surtout lui paraissait une +chimère, un pur dérangement d'idées, qu'un peu de +distraction devait +guérir. Il s'était donc décidé à +amener Camille à Paris.—Vous voyez, +disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que +pleurer, et elle a raison; une mère ne vous meurt pas deux fois. +Mais il +ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de +partir; +il faut tâcher qu'elle pense à autre chose. On dit que +Paris est très +bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi +donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien à tous les deux. +D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui +être +très bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois +que +j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours +ragaillardi.</p> +<p>De cette façon, Camille et son oncle étaient venus +à Paris. Le +chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud, +l'approuva. Au retour de sa tournée en Hollande, il avait +rapporté à +Chardonneux une mélancolie tellement profonde, qu'il lui +était presque +impossible de voir qui que ce fût, même sa fille. Il +semblait vouloir +fuir tout être vivant, et chercher à se fuir +lui-même. Presque toujours +seul, à cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre +mesure pour +donner quelque repos à son âme. Un chagrin caché, +incurable, le +dévorait. Il se reprochait au fond du cœur d'avoir rendu sa +femme +malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribué à sa +mort.—Si j'avais +été là, se disait-il, elle vivrait, et je devais y +être. Cette pensée, +qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie.</p> +<p>Il désirait que Camille fût heureuse; il était +prêt, dans l'occasion, à +faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa première +idée, en +revenant à Chardonneux, avait été d'essayer de +remplacer près de sa +fille celle qui n'était plus, et de payer avec usure cette dette +de cœur +qu'il avait contractée; mais le souvenir de la ressemblance de +la mère +et de l'enfant lui causait à l'avance une douleur +intolérable. C'était +en vain qu'il cherchait à se tromper sur cette douleur +même, et qu'il +voulait se persuader que ce serait plutôt à ses yeux une +consolation, un +adoucissement à sa peine, de retrouver ainsi sur un visage +aimé les +traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgré tout, +était +pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur, +qu'il ne se sentait pas la force de supporter.</p> +<p>L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'à +égayer sa +nièce et à lui rendre la vie agréable. +Malheureusement ce n'était pas +facile. Camille s'était laissé emmener sans +résistance, mais elle ne +voulait prendre part à aucun des plaisirs que le bonhomme +tâchait de lui +proposer. Ni promenades, ni fêtes, ni spectacles, ne pouvaient la +tenter; pour toute réponse, elle montrait sa robe noire.</p> +<p>Le vieux maître maçon était obstiné. Il +avait loué, comme on l'a vu, un +appartement garni dans une auberge des Messageries, la première +qu'un +commissionnaire de la rue lui avait indiquée, ne comptant y +rester qu'un +mois ou deux. Il y était avec Camille depuis près d'un +an. Pendant un +an, Camille s'était refusée à toutes ses +propositions de partie de +plaisir, et, comme il était en même temps aussi bon et +aussi patient +qu'entêté, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il +aimait cette +pauvre fille de toute son âme, sans qu'il en sût lui +même la cause, par +un de ces charmes inexplicables qui attachent la bonté au +malheur.</p> +<p>—Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa +bouteille, +ce qui peut t'empêcher de venir à l'Opéra avec moi. +Cela coûte fort +cher; j'ai le billet dans ma poche; voilà ton deuil fini d'hier; +tu as +là deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'à mettre ton +capuchon, et...</p> +<p>Il s'interrompit.—Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais +pas +pensé. Mais qu'importe? ce n'est pas nécessaire dans ces +endroits-là. Tu +n'entends pas, moi, je n'écoute pas. Nous regarderons danser, +voilà +tout.</p> +<p>Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il +avait +quelque chose d'intéressant à dire, que sa nièce +ne pouvait l'entendre +ni lui répondre. Il causait avec elle malgré lui. D'une +autre part, +quand il essayait de s'exprimer par signes, c'était encore pire; +elle le +comprenait encore moins. Aussi avait-il adopté l'habitude de lui +parler +comme à tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes +ses +forces; Camille s'était faite à cette pantomime parlante, +et trouvait +moyen d'y répondre à sa façon.</p> +<p>Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le +bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes à sa +nièce, et les lui +présentait d'un air à la fois si tendre et si suppliant, +qu'elle lui +sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse +calme qu'on lui voyait toujours.</p> +<p>—Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles +robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces +robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant +danser les robes comme des marionnettes.</p> +<p>Camille avait assez pleuré pour qu'un moment de joie lui +fût permis. +Pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle se +leva, se plaça +devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait, +le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de +tête +pour dire: Oui.</p> +<p>À ce signe, le bonhomme Giraud se mit à sauter comme +un enfant, avec ses +gros souliers. Il triomphait: l'heure était enfin venue +où il +accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui, +venir à l'Opéra, voir le monde: il ne se tenait pas +d'aise à cette +pensée, et il embrassait sa nièce coup sur coup, tout en +criant après la +femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison.</p> +<p>La toilette achevée, Camille était si belle, qu'elle +sembla le +reconnaître elle-même, et sourit à sa propre +image.—La voiture est en +bas, dit l'oncle Giraud, tâchant d'imiter avec ses bras le geste +d'un +cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un +carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle +venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire, +et partit.</p> +<hr style="width: 35%;" /> +<br /> +<h3>VII</h3> +<br /> +<p>Si l'oncle Giraud n'était pas élégant de sa +personne, il se piquait du +moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits, +toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas +être gêné, l'enveloppassent comme bon leur semblait, +que ses bas drapés +fussent mal tirés, et que sa perruque lui tombât sur les +yeux. Mais +quand il se mêlait de régaler les autres, il prenait +d'abord ce qu'il y +avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce +soir-là, +pour lui et pour Camille, une bonne loge découverte, bien en +évidence, +afin que sa nièce pût être vue de tout le monde. Aux +premiers regards +que Camille jeta sur le théâtre et dans la salle, elle fut +éblouie; cela +ne pouvait manquer: une jeune fille à peine âgée de +seize ans, élevée au +fond d'une campagne, et se trouvant tout à coup +transportée au milieu du +séjour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire +qu'elle +rêvait. On jouait un ballet: Camille suivait avec +curiosité les +attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que +c'était une pantomime, et, comme elle devait s'y +connaître, elle +cherchait à s'en expliquer le sens. À tout moment, elle +se retournait +vers son oncle d'un air stupéfait, comme pour le consulter; mais +il n'y +comprenait guère plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de +soie +offrant des fleurs à leurs bergères, des amours +voltigeant au bout d'une +corde, des dieux assis sur des nuages. Les décorations, les +lumières, le +lustre surtout, dont l'éclat la charmait, les parures des +femmes, les +broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour +elle la jetait dans un doux étonnement.</p> +<p>De son côté, elle devint bientôt elle-même +l'objet d'une curiosité +presque générale; sa parure était simple, mais du +meilleur goût. Seule, +en grande loge, à côté d'un homme aussi peu +musqué que l'était l'oncle +Giraud, belle comme un astre et fraîche comme une rose, avec ses +grands +yeux noirs et son air naïf, elle devait nécessairement +attirer les +regards. Les hommes commencèrent à se la montrer, les +femmes à +l'observer; les marquis s'approchèrent, et les compliments les +plus +flatteurs, faits à haute voix, à la mode du temps, furent +adressés à la +nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces +hommages, qu'il savourait avec délices.</p> +<p>Cependant Camille, peu à peu, reprit d'abord son air +tranquille, puis un +mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il était +cruel +d'être isolée au milieu de cette foule. Ces gens qui +causaient dans +leurs loges, ces musiciens dont les instruments réglaient la +mesure des +pas des acteurs, ce vaste échange de pensées entre le +théâtre et la +salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-même.—Nous +parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous +écoutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous +jouissons de +tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule +n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un être qui ne fait +qu'assister à +la vie.</p> +<p>Camille ferma les yeux pour se délivrer de ce spectacle; elle +se souvint +de ce bal d'enfants où elle avait vu danser ses compagnes, et +où elle +était restée près de sa mère. Elle revint +par la pensée à la maison +natale, a son enfance si malheureuse, à ses longues souffrances, +à ses +larmes secrètes, à la mort de sa mère, enfin +à ce deuil qu'elle venait +de quitter, et qu'elle résolut de reprendre en rentrant. +Puisqu'elle +était à jamais condamnée, il lui sembla qu'il +valait mieux pour elle ne +jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amèrement +qu'elle ne +l'avait encore fait que tout effort de sa part pour résister +à la +malédiction céleste était inutile. Remplie de +cette pensée, elle ne put +retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait +à en +deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le +bonhomme, surpris et inquiet, hésitait et ne savait que faire; +Camille +se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donnât +son +mantelet.</p> +<p>En ce moment, elle aperçut au-dessous d'elle, à la +galerie, un jeune +homme de bonne mine, très richement vêtu, qui tenait +à la main un +morceau d'ardoise, sur lequel il traçait des lettres et des +figures avec +un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise à son +voisin, +plus âgé que lui; celui-ci paraissait le comprendre +aussitôt, et lui +répondait de la même manière avec une très +grande promptitude. Tous deux +échangeaient en même temps, en ouvrant ou fermant les +doigts, certains +signes qui semblaient leur servir à se mieux communiquer leurs +idées.</p> +<p>Camille ne comprit rien, ni à ces dessins qu'elle distinguait +à peine, +ni à ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait +remarqué, du +premier coup d'œil, que ce jeune homme ne remuait pas les +lèvres;—prête +à sortir, elle s'arrêta. Elle voyait qu'il parlait un +langage qui +n'était celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer +sans ce +fatal mouvement de la parole, si incompréhensible pour elle, et +qui +faisait le tourment de sa pensée. Quel que fut ce langage +étrange, une +surprise extrême, un désir invincible d'en voir davantage +lui firent +reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de +la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant +de nouveau écrire sur l'ardoise et la présenter à +son voisin, elle fit +un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. À ce +mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille à son +tour. À +peine leurs yeux se furent-ils rencontrés, qu'ils +restèrent tous deux +d'abord immobiles et indécis, comme s'ils eussent cherché +à se +reconnaître; puis, en un instant, ils se devinèrent, et se +dirent d'un +regard: Nous sommes muets tous deux.</p> +<p>L'oncle Giraud apportait à sa nièce son mantelet, sa +canne et son loup, +mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et +resta accoudée sur la balustrade.</p> +<p>L'abbé de l'Épée venait, alors de commencer +à se faire connaître.</p> +<p>Faisant une visite à une dame, dans la rue des +Fossés-Saint-Victor, +touché de pitié pour deux sourdes-muettes qu'il avait +vues, par hasard, +travailler à l'aiguille, la charité qui remplissait son +âme s'était +éveillée tout à coup, et opérait +déjà des prodiges. Dans la pantomime +informe de ces êtres misérables et méprisés, +il avait trouvé les germes +d'une langue féconde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle, +plus +vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes +de génie, il avait peut-être dépassé son +but, le voyant trop grand; mais +c'était déjà beaucoup d'en voir la grandeur. +Quelle que pût être +l'ambition de sa bonté, il apprenait aux sourds-muets à +lire et à +écrire. Il les replaçait au nombre des hommes. Seul et +sans aide, par sa +propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces +malheureux, +et il se préparait à sacrifier à ce projet sa vie +et sa fortune, en +attendant que le roi jetât les yeux sur eux.</p> +<p>Le jeune homme assis près de la loge de Camille était +un des élèves +formés par l'abbé. Né gentilhomme et d'une +ancienne maison, doué d'une +vive intelligence, mais frappé de la <i>demi-mort</i>, comme on +disait alors, +il avait reçu, l'un des premiers, la même éducation +à peu près que le +célèbre comte de Solar, avec cette différence +qu'il était riche, et +qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension +du +duc de Penthièvre<a name="FNanchor_5_5"></a><a + href="#Footnote_5_5"><sup>5</sup></a>. Indépendamment des +leçons de l'abbé, on lui avait +donné un gouverneur, qui, étant une personne laïque, +pouvait +l'accompagner partout, chargé, bien entendu, de veiller sur ses +actions +et de diriger ses pensées (c'était le voisin qui lisait +sur l'ardoise). +Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces +études journalières qui exerçaient son esprit sur +toute chose, à la +lecture comme au manège, à l'Opéra comme à +la messe; cependant un peu de +fierté native et une indépendance de caractère +très prononcée luttaient +en lui contre cette application pénible. Il ne savait rien des +maux qui +auraient pu l'atteindre, s'il fût né dans une classe +inférieure ou +seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'à Paris. L'une +des +premières choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait +commencé à +épeler, avait été le nom de son père, le +marquis de Maubray. Il savait +donc qu'il était, à la fois, différent des autres +hommes par le +privilège de la naissance et par une disgrâce de la +nature. L'orgueil et +l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur, +ou +peut-être par nécessité, n'en était pas +moins resté simple.</p> +Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi +fier +qu'eux tous, et qui avait aussi, auprès de son gouverneur, sur +les +grands parquets de Versailles, traîné ses talons rouges +à fleur de +terre, selon l'usage, était lorgné par plus d'une jolie +femme, mais il +ne quittait pas des yeux Camille; de son côté, elle le +voyait très bien, +sans le regarder davantage. L'opéra fini, elle prit le bras de +son +oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive. +<hr style="width: 35%;" /><br /> +<h3>VIII</h3> +<br /> +<p>Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient +seulement +le nom de l'abbé de l'Épée; encore moins se +doutaient-ils de la +découverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets. +Le +chevalier aurait pu connaître cette découverte; sa femme +l'eût +certainement connue si elle eût vécu; mais Chardonneux +était loin de +Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait, +ne +la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou +la mort, peuvent produire le même résultat.</p> +<p>Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une idée: ce que +ses gestes et +ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer à son +oncle +qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme +Giraud ne fut point embarrassé par cette demande, bien qu'elle +lui fût +adressée un peu tard, car il était temps de souper; il +courut à sa +chambre, et, persuadé qu'il avait compris, il rapporta en +triomphe à sa +nièce une petite planche et un morceau de craie, reliques +précieuses de +son ancien amour pour la bâtisse et la charpente.</p> +<p>Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son désir +rempli de +cette façon; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit +asseoir son +oncle à côté d'elle; puis elle lui fit prendre la +craie, et lui saisit +la main comme pour le guider, en même temps que ses regards +inquiets +s'apprêtaient à suivre ses moindres mouvements.</p> +<p>L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'écrire +quelque +chose, mais quoi? Il l'ignorait.—Est-ce le nom de ta mère? +Est-ce le +mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du +doigt, le plus doucement qu'il put, sur le cœur de la jeune fille. Elle +inclina aussitôt la tête; le bonhomme crut qu'il avait +deviné; il +écrivit donc en grosses lettres le nom de Camille; après +quoi, satisfait +de lui-même et de la manière dont il avait passé sa +soirée, le souper +étant prêt, il se mit à table sans attendre sa +nièce, qui n'était pas de +force à lui tenir tête.</p> +<p>Camille ne se retirait jamais que son oncle n'eût +achevé sa bouteille; +elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra +chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras.</p> +<p>Aussitôt son verrou tiré, elle se mit à son tour +à écrire. Débarrassée +de sa coiffure et de ses paniers, elle commença à copier, +avec un soin +et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et +à +barbouiller de blanc une grande table qui était au milieu de la +chambre. +Après plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez +bien à +reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut +fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut +compté une à une les lettres qui lui avaient servi de +modèle, elle se +promena autour de la table, le cœur palpitant d'aise comme si elle +eût +remporté une victoire. Ce mot de <i>Camille</i> qu'elle venait +d'écrire lui +paraissait admirable à voir, et devait certainement, à +son sens, +exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui +semblait voir une multitude de pensées, toutes plus douces, plus +mystérieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle +était loin +de croire que ce n'était que son nom.</p> +<p>On était au mois de juillet, l'air était pur et la +nuit superbe. Camille +avait ouvert sa fenêtre; elle s'y arrêtait de temps en +temps, et là, +rêvant, les cheveux dénoués, les bras +croisés, les yeux brillants, belle +de cette pâleur que la clarté des nuits donne aux femmes, +elle regardait +l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux: +l'étroite cour d'une longue maison où se trouvait +logée une entreprise +de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un +rayon de soleil n'avait pénétré; la hauteur des +étages, entassés l'un +sur l'autre, défendait contre la lumière cette +espèce de cave. Quatre ou +cinq grosses voitures, serrées sous un hangar, +présentaient leurs timons +à qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laissées dans +la cour, faute +de place, semblaient attendre les chevaux, dont le piétinement +dans +l'écurie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une +porte +strictement fermée dès minuit pour les locataires, mais +toujours prête +à s'ouvrir avec bruit à toute heure au claquement du +fouet d'un cocher, +s'élevaient d'énormes murailles, garnies d'une +cinquantaine de croisées, +où jamais, passé dix heures, une chandelle ne brillait, +à moins de +circonstances extraordinaires.</p> +<p>Camille allait quitter sa fenêtre, quand tout à coup, +dans l'ombre que +projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme +humaine, revêtue d'un habit brillant, se promenant à pas +lents. Le +frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi, +car +son oncle était là, et la surveillance du bonhomme se +révélait par son +bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un +assassin +vint se promener dans cette cour en pareil costume?</p> +<p>L'homme y était pourtant, et Camille le voyait. Il marchait +derrière la +voiture, regardant la fenêtre où elle se tenait. +Après quelques +instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa +lumière, et +avançant le bras hors de la croisée, éclaira +subitement la cour; en même +temps elle y jeta un regard à demi effrayé, à demi +menaçant. L'ombre de +la voiture s'étant effacée, le marquis de Maubray, car +c'était lui, vit +qu'il était complètement découvert, et, pour toute +réponse, posa un +genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans +l'attitude +du plus profond respect.</p> +<p>Ils restèrent quelque temps ainsi, Camille à la +fenêtre, tenant sa +lumière, le marquis à genoux devant elle. Si Roméo +et Juliette, qui ne +s'étaient vus qu'un soir dans un bal masqué, ont +échangé dès la première +fois tant de serments, fidèlement tenus, que l'on songe à +ce que purent +être les premiers gestes et les premiers regards de deux amants +qui ne +pouvaient se dire que par la pensée ces mêmes choses, +éternelles devant +Dieu, et que le génie de Shakspeare a immortalisées sur +la terre.</p> +<p>Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois +marchepieds pour grimper sur l'impériale d'une voiture, en +s'arrêtant à +chaque effort qu'on est obligé de faire, pour savoir si l'on +doit +continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste +brodée +risque d'avoir mauvaise grâce lorsqu'il s'agit de sauter de cette +impériale sur le rebord d'une croisée. Tout cela est +incontestable, à +moins, qu'on n'aime.</p> +<p>Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il +commença par lui faire un salut aussi cérémonieux +que s'il l'eût +rencontrée aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-être +lui eût-il +raconté comme quoi il avait échappé à la +vigilance de son gouverneur, +pour venir, au moyen de quelque argent donné à un +laquais, passer la +nuit sous sa fenêtre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle +avait +quitté l'Opéra; comment un regard d'elle avait +changé sa vie entière; +comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre +bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela était +écrit +sur ses lèvres; mais la révérence de Camille, en +lui rendant son salut, +lui fit comprendre combien un tel récit eût +été inutile et qu'il lui +importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle, +dès +l'instant qu'il y était venu.</p> +<p>M. de Maubray, malgré l'espèce d'audace dont il avait +fait preuve pour +parvenir jusqu'à celle qu'il aimait, était, nous l'avons +dit, simple et +réservé. Après avoir salué Camille, il +cherchait vainement de quelle +façon lui demander si elle voulait de lui pour époux; +elle ne comprenait +rien à ce qu'il tâchait de lui expliquer. Il vit sur la +table la +planchette où était écrit le nom de <i>Camille</i>. +Il prit le morceau de +craie, et, à côté de ce nom, il écrivit le +sien: <i>Pierre</i>.</p> +<p>—Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse +taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par où +vous +êtes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans +cette +maison?</p> +<p>C'était l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de +chambre, +d'un air furieux.</p> +<p>—Voilà une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je +dormais, et +que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre +langue. Qu'est-ce que c'est que des êtres pareils, qui ne +trouvent rien +de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention? +Abîmer +une voiture, briser tout, faire du dégât, et après +cela, quoi? +Déshonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur +d'honnêtes +gens!...</p> +<p>Celui-là, non plus, ne m'entend pas encore, s'écria +l'oncle Giraud +désolé. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de +papier, et +écrivit cette espèce de lettre:</p> +<p>«J'aime mademoiselle Camille, je veux l'épouser, j'ai +vingt mille livres +de rente. Voulez-vous me la donner?»</p> +<p>—Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour +mener les affaires aussi vite.</p> +<p>—Mais, dites donc, s'écria-t-il après quelques moments +de réflexion, je +ne suis pas son père, je ne suis que l'oncle. Il faut demander +la +permission au papa.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br /> +<h3>IX</h3> +<br /> +<p>Ce n'était pas une chose facile que d'obtenir du chevalier +son +consentement à un pareil mariage, non qu'il ne fût +disposé, comme on l'a +vu, à faire tout ce qui était possible pour rendre sa +fille moins +malheureuse; mais il y avait dans la circonstance présente une +difficulté presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une +femme, +atteinte d'une horrible infirmité, à un homme +frappé de la même +disgrâce, et, si une telle union devait avoir des fruits, il +était +probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortuné de plus +au +monde.</p> +<p>Le chevalier, retiré dans sa terre, toujours en proie au plus +noir +chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait +été enterrée dans le parc, quelques saules +pleureurs entouraient sa +tombe, et annonçaient de loin aux passants la modeste place +où elle +reposait. C'était vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous +les jours +ses promenades. Là, il passait de longues heures, +dévoré de regrets et +de tristesse, et se livrant à tous les souvenirs qui pouvaient +nourrir +sa douleur.</p> +<p>Ce fut là que l'oncle Giraud vint le trouver tout à +coup un matin. Dès +le lendemain du jour où il avait surpris les deux amants +ensemble, le +bonhomme avait quitté Paris avec sa nièce, avait +ramené Camille au Mans, +et l'avait laissée dans sa propre maison, pour y attendre le +résultat de +la démarche qu'il allait faire.</p> +<p>Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'être fidèle +et de rester +prêt à tenir sa parole. Orphelin dès longtemps, +maître de sa fortune, +n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volonté +n'avait à +craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son côté, voulait +bien servir +de médiateur et tâcher de marier les deux jeunes gens, +mais il +n'entendait pas que cette première entrevue, qui lui semblait +passablement étrange, pût se renouveler autrement qu'avec +la permission +du père et du notaire.</p> +<p>Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on +le +pense, le plus grand étonnement. Lorsque le bonhomme +commença à lui +raconter cette rencontre à l'Opéra, cette scène +bizarre et cette +proposition plus singulière encore, il eut peine à +concevoir qu'un tel +roman fût possible. Forcé cependant de reconnaître +qu'on lui parlait +sérieusement, les objections auxquelles on s'attendait se +présentèrent +aussitôt à son esprit:</p> +<p>—Que voulez-vous? dit-il à Giraud. Unir deux êtres +également +malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre +créature dont je suis le père? Faut-il encore augmenter +notre malheur en +lui donnant un mari semblable à elle? Suis-je destiné +à me voir entouré +d'êtres réprouvés du monde, objets de mépris +et de pitié? Dois-je passer +ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence, +avoir +les yeux fermés par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas +vanité, +Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon père, dois-je le +laisser +à des infortunés qui ne pourront ni le signer ni le +prononcer?</p> +<p>—Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose.</p> +<p>—Le signer! s'écria le chevalier. Êtes-vous +privé de raison?</p> +<p>—Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait écrire, +répliqua +l'oncle. Je vous témoigne et vous certifie qu'il écrit +même fort bien et +même très couramment, comme sa proposition, que j'ai dans +ma poche et +qui est fort honnête, en fait foi.</p> +<p>Le bonhomme montra en même temps au chevalier le papier sur +lequel le +marquis de Maubray avait tracé le peu de mots qui exposaient, +d'une +manière laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa +demande.</p> +<p>—Que signifie cela? dit le père. Depuis quand les +sourds-muets +tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud?</p> +<p>—Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille +chose peut se faire. La vérité est que mon intention +était tout +bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce +que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouvé +être là, et +il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait +très lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on +était +muet, c'était pour ne rien dire; mais pas du tout. Il +paraît +qu'aujourd'hui on a fait une découverte au moyen de laquelle +tout ce +monde-là se comprend et fait très bien la conversation. +On dit que c'est +un abbé, dont je ne sais plus le nom, qui a inventé ce +moyen-là. Quant à +moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne +qu'à +mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins!</p> +<p>—Est-ce sérieux, ce que vous dites?</p> +<p>—Très sérieux. Ce petit marquis est riche, joli +garçon; c'est un +gentilhomme et un galant homme; je réponds de lui. Songez, je +vous en +prie, à une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle +ne parle +pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle +devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voilà un homme +qui +l'aime; cet homme-là, si vous la lui donnez, ne se +dégoûtera jamais +d'elle à cause du défaut qu'elle a au bout de la langue; +il sait ce qui +en est par lui-même. Ils se comprennent, ces enfants, ils +s'entendent, +sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et +écrire; Camille apprendra à en faire autant; cela ne lui +sera pas plus +difficile qu'à l'autre. Vous sentez bien que, si je vous +proposais de +marier votre fille à un aveugle, vous auriez le droit de me rire +au nez; +mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que, +depuis seize ans que vous avez cette petite-là, vous ne vous en +êtes +jamais bien consolé. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme +tout le +monde s'en arrange, si vous, qui êtes son père, vous ne +pouvez pas en +prendre votre parti?</p> +<p>Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un +regard du côté du tombeau de sa femme, et semblait +réfléchir +profondément.</p> +<p>—Rendre à ma fille l'usage de la pensée! dit-il +après un long silence; +Dieu le permettrait-il? est-ce possible?</p> +<p>En ce moment, le curé d'un village voisin entrait dans le +jardin, venant +dîner au château. Le chevalier le salua d'un air distrait, +puis, sortant +tout à coup de sa rêverie:</p> +<p>-L'abbé, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les +nouvelles, et vous +recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un prêtre qui a +entrepris l'éducation des sourds-muets?</p> +<p>Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait +était +un véritable curé de campagne de ce temps-là, +homme simple et bon, mais +fort ignorant, et partageant tous les préjugés d'un +siècle où il y en +avait tant, et de si funestes.</p> +<p>—Je ne sais ce que monseigneur veut dire, répondit-il +(traitant le +chevalier en seigneur de village), à moins qu'il ne soit +question de +l'abbé de l'Épée.</p> +<p>—Précisément, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on +m'a dit; je ne +m'en souvenais plus.</p> +<p>—Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire?</p> +<p>—Je ne saurais, répliqua le curé, parler avec trop de +circonspection +d'une matière sur laquelle je ne puis me donner encore pour +complètement +édifié. Mais je suis fondé à croire, +d'après le peu de renseignements +qu'il m'a été loisible de recueillir à ce sujet, +que ce monsieur de +l'Épée, qui paraît être, d'ailleurs, une +personne tout à fait vénérable, +n'a point atteint le but qu'il s'était proposé.</p> +<p>—Qu'entendez-vous par là? dit l'oncle Giraud.</p> +<p>—J'entends, dit le prêtre, que l'intention la plus pure peut +quelquefois faillir par le résultat. Il est hors de doute, +d'après ce +que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont +été faits; +mais j'ai tout lieu de croire que la prétention d'apprendre +à lire aux +sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout à fait +chimérique.</p> +<p>—Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui +écrit.</p> +<p>—Je suis bien éloigné, répliqua le curé, +de vouloir vous contredire en +aucune façon; mais des personnes savantes et distinguées, +parmi +lesquelles je pourrais même citer des docteurs de la +Faculté de Paris, +m'ont assuré d'une manière péremptoire que la +chose était impossible.</p> +<p>—Une chose qu'on voit ne peut pas être impossible, reprit le +bonhomme +impatienté. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma +poche, +pour le montrer au chevalier; le voilà, c'est clair comme le +jour.</p> +<p>En parlant ainsi, le vieux maître maçon avait de +nouveau tiré son +papier, et l'avait mis sous les yeux du curé. Celui-ci, à +demi étonné, à +demi piqué, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs +fois à +haute voix, et le rendit à l'oncle, ne sachant trop quoi dire.</p> +<p>Le chevalier avait semblé étranger à la +discussion; il continuait de +marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant.</p> +<p>—Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque à +mon +devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se +présente +où cette pauvre fille, à qui je n'ai donné que +l'apparence de la vie, +trouve une main qui recherche la sienne dans les ténèbres +où elle est +plongée. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour +toujours, elle +peut rêver qu'elle est heureuse. De quel droit l'en +empêcherais-je? Que +dirait sa mère, si elle était là?...</p> +<p>Les regards du chevalier se reportèrent encore une fois vers +le tombeau, +puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas à +l'écart avec +lui, et lui dit à voix basse: Faites ce que vous voudrez.</p> +<p>—À la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous +l'amène; +elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant.</p> +<p>—Jamais! répondit le père. Tâchons ensemble +qu'elle soit heureuse; mais +la revoir, je ne le peux pas.</p> +<p>Pierre et Camille furent mariés à Paris, à +l'église des Petits-Pères. +Le gouverneur et l'oncle furent les seuls témoins. Lorsque le +prêtre +officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez +appris pour savoir à quel moment il fallait s'incliner en signe +d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un rôle qui était +pourtant +difficile à remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien +comprendre; elle regarda son mari, et baissa la tête comme lui.</p> +<p>Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez, +pourrait-on +dire. Lorsqu'ils sortirent de l'église, en se tenant la main +pour +toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait +une assez grande maison. Camille, après la messe, monta dans un +brillant +équipage, qu'elle regardait avec une curiosité enfantine. +L'hôtel dans +lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet +d'étonnement. Ces +appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient être à +elle, lui +semblaient une merveille. Il était convenu, du reste, que ce +mariage se +ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la fête.<br /> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>X</h3> +<br /> +<p>Camille devint mère. Un jour que le chevalier faisait sa +triste +promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre +écrite +d'une main qui lui était inconnue, et où se trouvait un +singulier +mélange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et +renfermait ce qui suit:</p> +<p>«O mon père! je parle, non pas avec ma bouche, mais +avec ma main. Mes +pauvres lèvres sont toujours fermées, et cependant je +sais parler. Celui +qui est mon maître m'a appris à pouvoir vous +écrire. Il m'a fait +enseigner comme pour lui, par la même personne qui l'avait +élevé, car +vous savez qu'il est resté comme moi très longtemps. J'ai +eu beaucoup de +peine à apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler +avec les +doigts, ensuite on apprend des figures écrites. Il y en a de +toutes +sortes, qui expriment la peur, la colère, et tout en +général. On est +très long à connaître tout, et encore plus à +mettre des mots, à cause +des figures qui ne sont pas la même chose, mais enfin on en vient +à +bout, comme vous voyez. L'abbé de l'Épée est un +homme très bon et très +doux, de même que le père Vanin, de la Doctrine +chrétienne.</p> +<div class="blkquot"> +<p>«J'ai un enfant qui est très beau; je n'osais pas vous +en parler avant +de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu résister au +plaisir que +j'ai à vous écrire, malgré notre peine car vous +pensez bien que mon mari +et moi nous sommes très inquiets, surtout parce que nous ne +pouvons pas +entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne +se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il +ouvrira les lèvres et s'il les remuera avec le bruit des +entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulté +des +médecins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux +personnes +aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont +bien +dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire.</p> +<p>Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis +longtemps, et comme nous sommes embarrassés lorsqu'il ouvre ses +petites +lèvres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit! +Soyez +sûr, mon père, que je pense bien à ma mère, +car elle a dû s'inquiéter +comme moi. Vous l'avez bien aimée, comme moi aussi j'aime mon +enfant; +mais je n'ai été pour vous qu'un sujet de chagrin. +Maintenant que je +sais lire et écrire, je comprends combien ma mère a +dû souffrir.</p> +<p>Si vous étiez tout à fait bon pour moi, cher +père, vous viendriez nous +voir à Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance +pour votre +fille respectueuse.</p> +<p style="text-align: right;">CAMILLE.»</p> +</div> +<p>Après avoir lu cette lettre, le chevalier hésita +longtemps. Il avait eu +d'abord peine à s'en fier à ses yeux, et à croire +que c'était Camille +elle-même qui lui avait écrit; mais il fallait se rendre +à l'évidence. +Qu'allait-il faire? S'il cédait à sa fille, et s'il +allait en effet à +Paris, il s'exposait à retrouver, dans une douleur nouvelle, +tous les +souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas, +il +est vrai, mais qui n'en était pas moins le fils de sa fille, +pouvait lui +rendre les chagrins du passé. Camille pouvait lui rappeler +Cécile, et +cependant il ne pouvait s'empêcher en même temps de +partager +l'inquiétude de cette jeune mère attendant une parole de +son enfant.</p> +<p>—Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta. +C'est moi qui ai fait ce mariage-là, et je le tiens pour bon et +durable. +Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez, +soit dit sans reproche, d'avoir oublié votre femme au bal, +moyennant +quoi elle est tombée à l'eau? Oubliez-vous aussi cette +petite? +Pensez-vous que ce soit tout d'être triste? Vous l'êtes, +j'en conviens, +et même plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas +autre chose +à faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais +avec +vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appelé +aussi. +Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frappé à ma +porte, moi qui +lui ai toujours ouvert.</p> +<p>—Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et +cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laissée +mourir +d'une mort affreuse quand j'aurais dû l'en préserver. Si +je dois en être +puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais +m'en plaindre; quelque pénible que soit pour moi ce spectacle, +je dois +m'y résoudre et m'y condamner. Ce châtiment m'est +dû. Que la fille me +punisse d'avoir abandonné la mère! J'irai à Paris, +je verrai cet enfant. +J'ai délaissé ce que j'aimais, je me suis +éloigné du malheur; je veux +prendre maintenant un amer plaisir à le contempler.</p> +<p>Dans un joli boudoir boisé, à l'entre-sol d'un bon +hôtel situé dans le +faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque +le père et l'oncle arrivèrent. Sur une table +étaient des dessins, des +livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait +sur le tapis.</p> +<p>Le marquis s'était levé; Camille courut à son +père, qui l'embrassa +tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du +chevalier se reportèrent aussitôt sur l'enfant. +Malgré lui, l'horreur +qu'il avait eue autrefois pour l'infirmité de Camille reprenait +place +dans son cœur, à la vue de cet être qui allait +hériter de la malédiction +qu'il lui avait léguée. Il recula lorsqu'on le lui +présenta.</p> +<p>—Encore un muet! s'écria-t-il.</p> +<p>Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait +compris. +Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt +sur ses petites lèvres, en les frottant un peu, comme pour +l'inviter à +parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis prononça +bien +distinctement ces deux mots, que la mère lui avait fait +apprendre +d'avance:—Bonjour, papa.</p> +<p>—Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle +Giraud.<br /> +<br /> +</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE PIERRE ET +CAMILLE.<br /> +<br /> +</p> +<hr style="width: 65%;" /> +<a name="LE_SECRET_DE_JAVOTTE"></a> +<h2>LE</h2> +<h2>SECRET DE JAVOTTE</h2> +<h2>1844</h2> +<p style="text-align: center;"><img alt="LE SECRET DE JAVOTTE" + title="LE SECRET DE JAVOTTE" src="images/imag001.jpg" + style="width: 407px; height: 600px;" /><br /> +</p> +<h5>LE SECRET DE JAVOTTE</h5> +<h5>... deux jeunes gens, +revenant de la chasse suivaient à +cheval la route +de Noisy...</h5> +<h3>I</h3> +<br /> +<p>L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens +revenant +de la chasse suivaient à cheval la route de Noisy, à +quelque distance de +Luzarches. Derrière eux marchait un piqueur menant les chiens. +Le soleil +se couchait et dorait au loin la belle forêt de Carenelle, +où le feu duc +de Bourbon aimait à chasser. Tandis que le plus jeune des deux +cavaliers, âgé d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement +sur sa +monture, et s'amusait à sauter les haies, l'autre paraissait +distrait et +préoccupé. Tantôt il excitait son cheval et le +frappait avec impatience, +tantôt il s'arrêtait tout à coup et restait au pas +en arrière, comme +absorbé par ses pensées. À peine +répondait-il aux joyeux discours de son +compagnon, qui, de son côté, le raillait de son silence. +En un mot, il +semblait livré à cette rêverie bizarre, +particulière aux savants et aux +amoureux, qui sont rarement où ils paraissent être. +Arrivé à un +carrefour, il mit pied à terre, et s'avançant au bord +d'un fossé, il +ramassa une petite branche de saule qui était enfoncée +dans le sable +assez profondément; il détacha une feuille de cette +branche, et, sans +qu'on l'aperçût, la glissa furtivement dans son sein; +puis, remontant +aussitôt à cheval:</p> +<p>—Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux +Clignets par le village; nous rentrerons, mon frère et moi, par +la +garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me +ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux +quelque +troupeau de bestiaux rentrant à la ferme.</p> +<p>Le piqueur obéit et prit avec ses chiens un sentier +tracé dans les +roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le +moins âgé des deux frères) partit d'un grand +éclat de rire:</p> +<p>—Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable +ce +soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit dévorée par un +mouton? Mais tu +as beau faire; je parierais que, malgré toutes tes +précautions, cette +pauvre bête, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque +mauvais tour +d'ici à une demi-heure.</p> +<p>—Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque +irrité.</p> +<p>—Mais, apparemment, répondit Armand en se rapprochant de son +frère, +parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta +jument est sujette à caracoler quand elle voit la grille. +Heureusement, +ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est +là, et +que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une +jambe.</p> +<p>—Mauvaise langue, dit Tristan souriant à son tour un peu +à contre-cœur, +qu'est-ce qui pourra donc te déshabituer de tes méchantes +plaisanteries?</p> +<p>—Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il +à +cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil, +c'est +de son âge. N'as-tu pas l'honneur d'être au service du roi +dans le +régiment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime +aussi la +chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta +veste rouge, est-ce que c'est un péché mortel?</p> +<p>—Écoute, écervelé, dit Tristan. Que tu badines +ainsi entre nous, si +cela te plaît, rien de mieux; mais pense sérieusement +à ce que tu dis +quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de +notre mère; sa maison est une des seules ressources que nous +ayons dans +le pays pour nous désennuyer de cette vie monotone qui t'amuse, +toi, +avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La +marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances...</p> +<p>—La plus agréable, ajouta Armand.</p> +<p>—Tant que tu voudras. Tu n'es pas fâché, +toi-même, d'aller à Renonval, +lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre +part que de nous brouiller avec ces gens-là, et c'est ce que tes +discours finiront par faire, si tu continues à jaser au hasard. +Tu sais +très bien que je n'ai pas plus qu'un autre la prétention +de plaire à +madame de Vernage...</p> +<p>—Prends garde à Gitana! s'écria Armand. Regarde comme +elle dresse les +oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue.</p> +<p>—Trêve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et +tâche d'y +penser sérieusement.</p> +<p>—Je pense, dit Armand, et très sérieusement, que la +marquise est très +bien en manches plates, et que le noir lui va à merveille.</p> +—À +quel propos cela? +<p>—À propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit +rien dans +ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne +t'ai +pas entendu très clairement dire que le noir était ta +couleur, et cette +bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la grâce +de +monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la +plus noire de toutes ses robes?</p> +<p>—Qu'y a-t-il d'étonnant? n'est-il pas tout simple de changer +de +toilette pour dîner?</p> +<p>—Prends garde à Gitana, te dis-je; elle est capable de +s'emporter, et +de te mener tout droit, malgré toi, à l'écurie de +Renonval. Et la +semaine dernière, à la fête, cette même +marquise, toujours de noir +vêtue, n'a-t-elle pas trouvé naturel de m'installer dans +la grande +calèche avec mon chien et monsieur le curé, pour grimper +dans ton +tilbury, au risque de montrer sa jambe?</p> +<p>—Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux +subît +cette corvée?</p> +<p>—Oui, mais cet <i>un</i>, c'est toujours moi. Je ne m'en plains +pas, je ne +suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse, +n'a-t-elle pas imaginé de quitter sa voiture et de me prendre +mon propre +cheval, que je lui ai cédé avec un +désintéressement admirable, pour +qu'elle pût galoper dans les bois à côté de +monsieur l'officier? +Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer +dans tes dénégations, tu me devrais, honnêtement +parlant, ta confiance +et tes secrets.</p> +<p>—Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un étourdi tel que +toi, et +quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes +contes?</p> +<p>—Prends garde à Gitana, mon frère.</p> +<p>—Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que +j'eusse +fantaisie d'aller ce soir faire une visite à Renonval, qu'y +aurait-il +d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un prétexte pour te prier +d'y venir +avec moi ou de rentrer seul à la maison?</p> +<p>—Non, certainement; de même que, si nous venions à +rencontrer madame de +Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de +surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, +il +est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de +moins en comparaison de l'éternité? La marquise doit nous +avoir entendus +sonner du cor; il serait bien juste qu'elle prît le frais sur la +route, +en compagnie de son inévitable adorateur et voisin, M. de la +Bretonnière.</p> +<p>—J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de +la +Bretonnière m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une +femme +d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot +et traîne partout une pareille ombre?</p> +<p>—Il est certain, répondit Armand, que le personnage est lourd +et +indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme, +créé et mis +au monde pour l'état de voisin. Voisiner est son lot; c'est +même presque +sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu +un homme mieux établi que lui hors de chez soi. Si on va +dîner chez +madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il +chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et +remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et +classique, +qui se croit obligé de rire si la maîtresse du logis dit +un bon mot; il +serait plutôt disposé, s'il osait, à tout +blâmer et tout contrecarrer. +S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver +que le baromètre est à variable. Si quelqu'un cite une +anecdote, ou +parle d'une curiosité, il a vu quelque chose de bien mieux; mais +il ne +daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tête avec une +modestie +à le souffleter. L'assommante créature! je ne sais pas, +en vérité, s'il +est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage, +quand il est là, sans que sa tête inquiète et +effarouchée vienne se +placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas +d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur +spéciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, +d'être plus +ennuyeux qu'un bavard, rien que par la façon dont il regarde +parler les +autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste à la +vie, et +tâche de gêner, de décourager et d'impatienter les +vivants. Avec tout +cela, la marquise le supporte; elle a la charité de +l'écouter, de +l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en +débarrassera jamais.</p> +<p>—Qu'entends-tu par là? demanda Tristan, un peu troublé +à ce dernier +mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable?</p> +<p>—Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifférence +railleuse. +Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est +garçon +et fort à l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite +meute, +et un grand vieux carrosse. Il possède sur tout autre, +près de la +marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans +et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en +congé, permets-moi de te le dire tout bas, peut éblouir +et plaire en +passant; mais celui qui est là tous les jours a quinte et +quatorze par +état, sans compter l'industrie, comme dit Basile.</p> +<p>Tandis que les deux frères causaient ainsi, ils avaient +laissé les bois +derrière eux et commençaient à entrer dans les +vignes. Déjà ils +apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval.</p> +<p>—Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualités; +mais c'est +une coquette. Elle passe pour dévote, et elle a un chapelet +bénit +accroché à son étagère; mais elle aime +assez les fleurettes. Ne t'en +déplaise, c'est, à mon avis, une femme difficile à +deviner et +passablement dangereuse.</p> +<p>—Cela est possible, dit Tristan.</p> +<p>—Et même probable, reprit son frère. Je ne suis pas +fâché que tu le +penses comme moi, et je te dirai volontiers à mon tour: Parlons +sérieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la +connaître et de +l'étudier de près. Toi, tu viens ici pour quelques jours; +tu es un jeune +et beau garçon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne +sais que +faire, elle te plaît, tu lui en contes, et elle te laisse dire. +Moi, qui +la vois l'hiver comme l'été, à Paris comme +à la campagne, je suis moins +confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval +et me laisse en tête-à-tête avec le curé. Ses +grands yeux noirs, qu'elle +baisse vers la terre avec une modestie parfois si sévère, +savent se +relever vers toi, j'en suis bien sûr, lorsque vous courez la +forêt, et +je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a +tourné la +tête, à ma connaissance, à trois ou quatre pauvres +petits garçons qui +ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma +pensée? +Je te dirai, en style de Scudéry, qu'on pénètre +assez facilement jusqu'à +l'antichambre de son cœur, mais que l'appartement est toujours +fermé, +peut-être parce qu'il n'y a personne.</p> +<p>—Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain +caractère.</p> +<p>—Non pas à son avis: qu'a-t-on à lui reprocher? Est-ce +sa faute si on +devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait guère plus de trente +ans, +elle dit à qui veut l'entendre qu'elle a renoncé, depuis +qu'elle est +veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre, +monter à cheval et prier Dieu. Elle fait l'aumône et va +à confesse; or, +toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sincèrement +et +véritablement religieuse, est la pire espèce de coquette +que la +civilisation ait inventée. Une femme pareille, sûre +d'elle-même, belle +encore et jouissant volontiers des petits privilèges de la +beauté, sait +composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine +confession. Aux moments mêmes où elle semble se livrer +avec le plus +charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si +le bout de son pied est suffisamment caché sous sa robe, et +calcule la +place où elle peut laisser prendre, sans péché, un +baiser sur sa +mitaine. À quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne +pas +être franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer +à la +tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne +saurait dire qu'elle soit sincère ni hypocrite; elle est ainsi +et elle +plaît; ses victimes passent et disparaissent. La +Bretonnière, le +silencieux, restera jusqu'à sa mort, très probablement, +sur le seuil du +temple où ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire +l'encens.</p> +<p>Tristan, pendant que son frère parlait, avait +arrêté son cheval. La +grille du château de Renonval n'était plus +éloignée que d'une centaine +de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait prévu, madame +de +Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle était seule, +contre +l'ordinaire. Tristan changea tout à coup de visage.</p> +<p>—Écoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es +homme et tu as +du cœur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni +loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on +m'a +dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugué +par cette +femme; elle est si charmante, si aimable, si séduisante, quand +elle +veut...</p> +<p>—Je le sais très bien, dit Armand.</p> +<p>—Non, s'écria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de +grâce, de +douceur, de piété, car enfin elle fait l'aumône, +comme tu dis, et +remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les +dehors de la franchise et de la bonté, elle puisse être +telle que tu te +l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en +chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier à ta parole. +Je vais +à Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mère +s'inquiète de ne +pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon +cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte +visite, et je reviendrai sur-le-champ.</p> +<p>—Pourquoi ce mystère, s'il en est ainsi?</p> +<p>—Parce que la marquise elle-même reconnaît que c'est le +plus sage. Les +gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes +ensemble. Garde-moi le secret; à ce soir.</p> +<p>Sans attendre une réponse, Tristan partit au galop.</p> +<p>Demeuré seul, Armand changea de route, et prit un chemin de +traverse qui +le menait plus vite chez lui. Ce n'était pas, on le pense bien, +sans +déplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son +frère +s'éloigner. Jeune d'années, mais déjà +mûri par une précoce expérience du +monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent léger en +apparence, +avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier +distingué dans l'armée, courait en Algérie les +chances de la guerre, et +se livrait parfois aux dangereux écarts d'une imagination vive +et +passionnée, Armand restait à la maison et tenait +compagnie à sa vieille +mère. Tristan le raillait parfois de ses goûts +sédentaires, et +l'appelait monsieur l'abbé, prétendant que, sans la +Révolution, il +aurait porté la tonsure, en sa qualité de cadet; mais +cela ne le fâchait +pas.—Va pour le titre, répondait-il, mais donne-moi le +bénéfice. La +baronne de Berville, la mère, veuve depuis longtemps, habitait +le Marais +en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce +n'était pas une maison assez riche pour entretenir un grand +équipage, +mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait +ses enfants, on avait fait venir des <i>foxhounds</i> d'Angleterre; +quelques +voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes réunies +formaient +de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la +forêt de Carenelle. Ainsi s'étaient établies +rapidement, entre les +habitants des Clignets et ceux de deux ou trois châteaux des +environs, +des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on +vient de le voir, était la reine du canton. Depuis le sieur de +Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'à +l'élégant un peu +arriéré de Luzarches, tout rendait hommage à la +belle marquise, voire +même le curé de Noisy. Renonval était le +rendez-vous de ce qu'il y avait +de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes +étaient +d'accord pour vanter, comme Tristan, la grâce et la bonté +de la +châtelaine. Personne ne résistait à l'empire +souverain qu'elle exerçait, +comme on dit, sur les cœurs; et c'est précisément +pourquoi Armand était +fâché que son frère ne revînt pas souper avec +lui.</p> +<p>Il ne lui fut pas difficile de trouver un prétexte pour +justifier cette +absence, et de dire à la baronne en rentrant que Tristan +s'était arrêté +chez un fermier, avec lequel il était en marché pour un +coin de terre. +Madame de Berville, qui ne dînait qu'à neuf heures quand +ses enfants +allaient à la chasse, afin de prendre son repas en famille, +voulut +attendre pour se mettre à table que son fils aîné +fut revenu. Armand, +mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son +métier, +parut médiocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait. +Peut-être +craignait-il, à part lui, que la visite à Renonval ne se +prolongeât plus +longtemps qu'il n'avait été dit. Quoi qu'il en fût, +il prit d'abord, +pour se donner un peu de patience, un à-compte sur le +dîner, puis il +alla visiter ses chiens et jeter à l'écurie le coup d'œil +du maître, et +revint s'étendre sur un canapé, déjà +à moitié endormi par la fatigue de +la journée.</p> +<p>La nuit était venue, et le temps s'était mis à +l'orage. Madame de +Berville, assise, comme de coutume, devant son métier à +tapisserie, +regardait la pendule, puis la fenêtre, où ruisselait la +pluie. Une +demi-heure s'écoula lentement, et bientôt vint +l'inquiétude.</p> +<p>—Que fait donc ton frère? disait la baronne; il est +impossible qu'à +cette heure et par un temps semblable il s'arrête si longtemps en +route; +quelque accident lui sera arrivé: je vais envoyer à sa +rencontre.</p> +<p>—C'est inutile, répondait Armand; je vous jure qu'il se porte +aussi +bien que nous, et peut-être mieux; car, voyant cette pluie, il se +sera +sans doute fait donner à souper dans quelque cabaret de Noisy, +pendant +que nous sommes à l'attendre.</p> +<p>L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit +le +dîner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de +laisser +ainsi sa mère dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait +inutile; +mais il avait donné sa parole. De son côté, madame +de Berville voyait +aisément, sur le visage de son fils, l'inquiétude qui +l'agitait; elle +n'en pénétrait pas la cause, mais l'effet ne lui +échappait pas. Habituée +à toute la tendresse et aux confidences même d'Armand, +elle sentait que, +s'il gardait le silence, c'est qu'il y était obligé. Par +quelle raison? +elle l'ignorait, mais elle respectait cette réserve, tout en ne +pouvant +s'empêcher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air +craintif et presque suppliant, puis elle écoutait gronder la +foudre, et +haussait les épaules en soupirant. Ses mains tremblaient, +malgré elle, +de l'effort qu'elle faisait pour paraître tranquille. À +mesure que +l'heure avançait, Armand se sentait de moins en moins le courage +de +tenir sa promesse. Le dîner terminé, il n'osait se lever; +la mère et le +fils restèrent longtemps seuls, appuyés sur la table +desservie, et se +comprenant sans ouvrir les lèvres.</p> +<p>Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne étant +venue apporter +les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir à son +fils, et se +retira dans son appartement pour dire ses prières +accoutumées.</p> +<p>—Que fait-il, en effet, cet étourdi garçon? se disait +Armand, tout en +se débarrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de +chasseur. +Rien de bien inquiétant, cela est probable. Il fait les yeux +doux à +madame de Vernage, et subit le silence imposant de la +Bretonnière. +Est-ce bien sûr? Il me semble qu'à cette heure-ci la +Bretonnière doit +être dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai +que +Tristan est peut-être en route aussi; j'en doute, pourtant; le +chemin +n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter à cheval. D'une +autre +part, il y a d'excellents lits à Renonval, et une marquise si +polie peut +certainement offrir un asile à un capitaine surpris par l'orage. +Il est +probable, tout bien considéré, que Tristan ne reviendra +que demain. Cela +est fâcheux, pour deux raisons: d'abord cela inquiète +notre mère, et +puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouvés +chez une +voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit +passée sous +le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont +on rêve. Quelquefois même, on ne dort pas du tout. Que +va-t-il advenir +de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du cœur +pour deux, mais tant pis. Elle trouvera aisé de le jouer, trop +aisé, +peut-être, c'est là mon espoir. Elle dédaignera +d'en agir faussement +envers un si loyal caractère. Mais, après tout, se disait +encore Armand, +en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau +et brave. Il s'est tiré d'affaire à Constantine, il s'en +tirera à +Renonval.</p> +<p>Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence +régnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se +fit +entendre sur la route. Il était deux heures du matin; une voix +impérieuse cria qu'on ouvrît, et tandis que le +garçon d'écurie levait +lourdement, l'une après l'autre, les barres de fer qui +retenaient la +grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, à +pousser de +longs gémissements. Armand, qui dormait de tout son cœur, +réveillé en +sursaut, vit tout à coup devant lui son frère tenant un +flambeau et +enveloppé d'un manteau dégouttant de pluie.</p> +<p>—Tu rentres à cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou +bien +matin.</p> +<p>Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec +l'accent +d'une colère presque furieuse:</p> +<p>—Tu avais raison, c'est la dernière des femmes, et je ne la +reverrai de +ma vie.</p> +<p>Après quoi il sortit brusquement.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3><br /> +</h3> +<h3>II +</h3> +<p>Malgré toutes les questions, toutes les instances que put +faire Armand, +Tristan ne voulut donner à son frère aucune explication +des étranges +paroles qu'il avait prononcées en rentrant. Le lendemain, il +annonça à +sa mère que ses affaires le forçaient d'aller à +Paris pour quelques +jours, et donna ses ordres en conséquence; il avait le dessein +de partir +le soir même.</p> +<p>—Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une +façon +un peu cavalière. Tu me fais la moitié d'une confidence, +et tu t'en vas +d'un jour à l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que +je +pense de ce départ impromptu?</p> +<p>—Ce qu'il te plaira, répondit Tristan avec une +indifférence si +tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunté, tu ne feras +qu'y +perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de colère, il est vrai, +pour une +bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras +l'appeler. La Bretonnière m'a ennuyé; la marquise +était de mauvaise +humeur; l'orage m'a contrarié; je suis revenu je ne sais +pourquoi, et je +t'ai parlé sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si +tu +veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais, +à la +première occasion, tu nous verras amis comme devant.</p> +<p>—Tout cela est bel et bon, répliquait Armand, mais tu ne +parlais pas +hier par énigme, quand tu m'as dit: C'est la dernière des +femmes. Il n'y +a là mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrivé +que tu caches.</p> +<p>—Et que veux-tu qu'il me soit arrivé? demandait Tristan.</p> +<p>À cette question, Armand baissait la tête, et restait +muet; car en +pareille circonstance, du moment que son frère se taisait, toute +supposition, même faite en plaisantant, pouvait être +aisément blessante.</p> +<p>Vers le milieu de la journée, une calèche +découverte entra dans la cour +des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, à l'air +gauche +et endimanché, descendit aussitôt de la voiture, baissa +lui-même le +marchepied et présenta la main à une grande et belle +femme, mise +simplement et avec goût. C'était madame de Vernage et la +Bretonnière qui +venaient faire visite à la baronne. Tandis qu'ils montaient le +perron, +où madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le +visage de son +frère avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais +Tristan le +regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de +nouveau.</p> +<p>À la tournure aisée que prit la conversation, aux +politesses froides, +mais sans nulle contrainte, qu'échangèrent Tristan et la +marquise, il ne +semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se fût +passé la +veille. La marquise apportait à madame de Berville, qui aimait +les +oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonnière l'avait dans +son +chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la volière. +La +Bretonnière, bien entendu, donna le bras à la baronne; +les deux jeunes +gens restèrent près de madame de Vernage. Elle paraissait +plus gaie que +de coutume; elle marchait au hasard de côté et d'autre +sans respect pour +les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage.</p> +<p>—Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous?</p> +<p>Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son +départ. Il l'annonça effectivement du ton le plus calme; +mais, en même +temps, il fixa sur la marquise un regard pénétrant, +presque dur et +offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda +même +pas quand il comptait revenir.</p> +<p>—En ce cas-là, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le +seul +représentant des Berville que nous verrons à Renonval; +car je suppose +que nous vous aurons. La Bretonnière dit qu'il a +découvert, avec les +lunettes de mon garde, une espèce de cochon sauvage à qui +la barbe vient +comme aux oiseaux les plumes...</p> +<p>—Point du tout, dit la Bretonnière, c'est une sorte de truie +chinoise, +de couleur noire, appelée tonkin. Lorsque ces animaux quittent +la +basse-cour et s'habituent à vivre dans les bois...</p> +<p>—Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, à force +de manger +du gland, les défenses leur poussent au bout du museau.</p> +<p>—C'est de toute vérité, répondit la +Bretonnière, non pas, il est vrai, +à la première, ni même à la seconde +génération; mais il suffit que le +fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait.</p> +<p>—Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de +faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une forêt, +il en +résulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la +tête. Et +c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la +main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne +réussit +à personne.</p> +<p>—Cela est encore vrai, dit la Bretonnière; la sauvagerie est +un grand +défaut.</p> +<p>—Elle vaut pourtant mieux, répondit Tristan, qu'une certaine +espèce de +domesticité.</p> +<p>La Bretonnière ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il +devait se +fâcher.</p> +<p>—Oui, dit madame de Berville à la marquise, vous avez bien +raison. +Grondez-moi ce méchant garçon, qui est toujours sur les +grands chemins, +et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller à Paris. +Défendez-lui +donc de partir.</p> +<p>Madame de Vernage, qui, tout à l'heure, n'avait pas dit un +mot pour +essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi priée de le faire, y +mit +aussitôt toute l'insistance et toute la bonne grâce dont +elle était +capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour +dire à Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires +à Paris, +que la curiosité d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur +tout au +monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir déjeuner +le +lendemain à Renonval. Tristan répondait à chacun +de ses compliments par +un de ces petits saluts insignifiants qu'ont inventés les gens +qui ne +savent quoi dire: il était clair que sa patience était +mise à une +cruelle épreuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus +qu'elle +prévoyait, et, dès qu'elle eut cessé de parler, +elle se retourna et +s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle eût +répété une comédie +et que son rôle eût été fini.</p> +<p>—Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui +qui +en veut à l'autre? Est-ce mon frère? est-ce la +Bretonnière? Que vient +faire ici la marquise?</p> +<p>La façon d'être de madame de Vernage était, en +effet, difficile à +comprendre. Tantôt elle témoignait à Tristan une +froideur et une +indifférence marquées; tantôt elle paraissait le +traiter avec plus de +familiarité et de coquetterie qu'à +l'ordinaire.—Cassez-moi donc cette +branche-là, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du +monde ce +soir, je veux être toute en fleurs; je compte mettre une robe +botanique, et avoir un jardin sur la tête.</p> +<p>Tristan obéissait: il le fallait bien. La marquise se trouva +bientôt +avoir une véritable botte de fleurs, mais aucune ne lui +plaisait.—Vous +n'êtes pas connaisseur, disait-elle, vous êtes un mauvais +jardinier; +vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez +les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir.</p> +<p>En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait +tomber à terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce +dédain +sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du +monde.</p> +<p>Il y avait au milieu du parc une petite rivière avec un pont +de bois qui +était brisé, mais dont il restait encore quelques +planches. La +Bretonnière, selon sa manie, déclara qu'il y avait danger +à s'y +hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise +voulut passer, et commençait à prendre les devants, quand +la baronne lui +représenta qu'en effet ce pont était vermoulu, et qu'elle +courait le +risque d'une chute assez grave.</p> +<p>—Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire +les +honneurs de la profondeur de votre rivière; et si je faisais +comme +Condé, qu'est-ce qu'il arriverait donc?</p> +<p>Devant monter à cheval, au retour, elle avait à la +main une cravache. +Elle la jeta de l'autre côté de l'eau, dans une petite +île:—Maintenant, messieurs, reprit-elle, voilà mon +bâton jeté à +l'ennemi. Qui de vous ira le chercher?</p> +<p>—C'est fort imprudent, dit la Bretonnière; cette cravache est +fort +jolie, la pomme en est très bien ciselée.</p> +<p>—Y aura-t-il du moins une récompense honnête? demanda +Armand.</p> +<p>—Fi donc! s'écria la marquise. Vous marchandez avec la +gloire! Et vous, +monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan, +qu'est-ce que vous dites? passerez-vous?</p> +<p>Tristan semblait hésiter, non par crainte du danger ni du +ridicule, mais +par un sentiment de répugnance à se voir ainsi +provoqué pour une +semblable bagatelle. Il fronça le sourcil et répondit +froidement:</p> +<p>—Non, madame.</p> +<p>—Hélas! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre +Phanor était +là, il m'aurait déjà rendu ma cravache.</p> +<p>La Bretonnière, tâtant le pont avec sa canne, le +contemplait d'un air de +réflexion profonde; appuyée nonchalamment sur la poutre +brisée qui +servait de rampe, la marquise s'amusait à faire plier les +planches en se +balançant au-dessus de l'eau: elle s'élança tout +à coup, traversa le +pont avec une vivacité et une légèreté +charmantes, et se mit à courir +dans l'île. Armand avait voulu la prévenir, mais son +frère lui prit le +bras, et, se mettant à marcher à grands pas, +l'entraîna à l'écart dans +une allée; là, dès que les deux jeunes gens furent +seuls:</p> +<p>—La patience m'échappe, dit Tristan. J'espère que tu +ne me crois pas +assez sot pour me fâcher d'une plaisanterie; mais cette +plaisanterie a +un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver, +jouer avec ma colère, et voir jusqu'à quel point +j'endurerai son audace; +elle sait ce que signifie son froid persiflage. Misérable cœur! +méprisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me +laisser +m'éloigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite +vanité, et se +faire une sorte de triomphe d'une discrétion qu'on ne lui doit +pas!</p> +<p>—Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il?</p> +<p>—Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es intéressé, +puisque tu es mon +frère. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et +que tu +me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au +carrefour des Roches. Il y avait à terre une branche de saule, +que tu ne +m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'était madame de +Vernage +qui l'avait enfoncée dans le sable, en se promenant le matin. +Elle riait +tout à l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais +celle-là +avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de +la +marquise étaient allés chez son oncle à Beaumont, +que la Bretonnière ne +viendrait pas dîner, et que, si je craignais d'éveiller +les gens en +sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval +chez +le bonhomme du Héloy.</p> +<p>—Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule!</p> +<p>—Oui, et plût à Dieu que j'eusse repoussé du +pied ce brin de saule +comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et +tu +l'as vu toi-même, je l'aimais, j'étais sous le charme. +Quelle +bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'étais tout amour, +j'aurais +donné mon sang pour elle, et aujourd'hui...</p> +<p>—Eh bien, aujourd'hui?</p> +<p>—Écoute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches +d'abord une +petite aventure qui m'est arrivée l'an passé. Tu sauras +donc qu'au bal +de l'Opéra j'ai rencontré une espèce de grisette, +de modiste, je ne sais +quoi. Je suis venu à faire sa connaissance par un hasard assez +singulier. Elle était assise à côté de moi, +et je ne faisais nulle +attention à elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me +dire +bonsoir. Au même instant, ma voisine, comme effrayée, +cacha sa tête +derrière mon épaule; elle me dit à l'oreille +qu'elle me suppliait de la +tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je +ne pouvais guère m'y refuser. Je me levai avec elle, et je +quittai +Saint-Aubin. Elle me conta là-dessus qu'il était son +amant, qu'elle +avait peur de lui, qu'il était jaloux, enfin, qu'elle le fuyait. +Je me +trouvais ainsi tout à coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le +rôle d'un +rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un +air mécontent. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre +à peu +près au sérieux ce rôle que l'occasion m'offrait. +J'emmenai souper la +petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se +fâcher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine à lui +faire entendre +raison. Il convint de bonne grâce qu'il n'était +guère possible de se +couper la gorge pour une demoiselle qui se réfugiait au bal +masqué pour +fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et +l'affaire fut oubliée; tu vois que le mal n'est pas grand.</p> +<p>—Non, certes; il n'y a là rien de bien grave.</p> +<p>—Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit +quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et à Renonval. +Or, cette +nuit, au moment même où la marquise, assise près de +moi, écoutait de son +grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la +tête, et +essayait, en souriant, cette bague qui, grâce au ciel, est encore +à mon +doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal +lui a été contée, qu'elle la sait de bonne source, +que Saint-Aubin +adorait cette grisette, qu'il a été au désespoir +de l'avoir perdue, +qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demandé raison, que j'ai +reculé, et +qu'alors...</p> +<p>Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux +frères +marchèrent en silence.</p> +<p>—Qu'as-tu répondu? dit enfin Armand.</p> +<p>—Je lui ai répondu une chose très simple. Je lui ai +dit tout +bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme +lève la main sur lui impunément s'appelle un lâche, +vous le savez très +bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la +maîtresse de ce lâche, s'appelle aussi d'un certain nom +qu'il est +inutile de vous dire. Là-dessus, j'ai pris mon chapeau.</p> +<p>—Et elle ne t'a pas retenu?</p> +<p>—Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me +dire +que je me fâchais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a +demandé +pardon de m'avoir offensé sans dessein; je ne sais même +pas si elle n'a +pas essayé de pleurer. À tout cela, je n'ai rien +répliqué, sinon que je +n'attachais aucune importance à une indignité qui ne +pouvait +m'atteindre, qu'elle était libre de croire et de penser tout ce +que bon +lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui +ôter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans, +mes +camarades qui me connaissent auraient quelque peine à admettre +votre +conte, et par conséquent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut +pour le +mépriser.</p> +<p>—Est-ce là réellement ta pensée?</p> +<p>—Y songes-tu? Si je pouvais hésiter à savoir ce que +j'ai à faire, c'est +précisément parce que je suis soldat que je n'aurais pas +deux partis à +prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans cœur plaisanter avec mon +honneur, et répéter demain sa misérable histoire +à une coquette de son +bord, ou à quelqu'un de ces petits garçons à qui +tu prétends qu'elle +tourne la tête? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre +mère, +puisse devenir un objet de risée? Seigneur Dieu! cela fait +frémir!</p> +<p>—Oui, dit Armand, et voilà cependant les petits badinages +pleins de +grâce qu'inventent ces dames pour se désennuyer. Faire +d'une niaiserie +un roman bien noir, bien scandaleux, voilà le bon plaisir de +leur +cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant?</p> +<p>—Je compte aller ce soir à Paris. Saint-Aubin est aussi un +soldat; +c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en préserve! +qu'un mot de +sa part ait jamais pu donner l'idée de cette fable +fabriquée par quelque +femme de chambre; mais, à coup sûr, je le ramènerai +ici, et il ne lui +sera pas plus difficile de dire tout haut la vérité, +qu'il ne me le +sera, à moi, de l'entendre. C'est une démarche +fâcheuse, pénible, que je +ferai là, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller +trouver un +camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manqué de cœur. +Mais +n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit être +permis. +Je te le répète, c'est notre nom que je défends, +et s'il ne devait pas +sortir de là pur comme de l'or, je m'arracherais moi-même +la croix que +je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma +présence, qu'on lui a répété un sot conte, +et que ceux qui l'ont forgé +en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la +marquise m'entende aussi à mon tour; il faut que je lui donne +bien +discrètement, en termes bien polis, en +tête-à-tête, une leçon qu'elle +n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer +nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je +ne prétends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, après +avoir exposé sa +vie pour aller chercher le bouquet de sa maîtresse, le lui jeta +à la +figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole +produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te +réponds que d'ici à quelque temps, du moins, la marquise +sera moins +fière, moins coquette et moins hypocrite.</p> +<p>—Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec +toi. +Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le +permets, je serai dans la coulisse.</p> +<p>La marquise se disposait à retourner chez elle lorsque les +deux frères +reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait +été pour +quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait +rien; jamais, au contraire, elle n'avait semblé plus calme et +plus +contente d'elle-même. Ainsi qu'il a été dit, elle +s'en allait à cheval. +Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre +le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marché sur le +sable +mouillé, son brodequin était humide, en sorte que +l'empreinte en resta +marquée sur le gant de Tristan. Dès que madame de Vernage +fut partie, +Tristan ôta ce gant et le jeta à terre.</p> +<p>—Hier, je l'aurais baisé, dit-il à son frère.</p> +<p>Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et +allèrent coucher à Paris. Madame de Berville, toujours +inquiète et +toujours indulgente, comme une vraie mère qu'elle était, +fit semblant de +croire aux raisons qu'ils prétendirent avoir pour partir. +Dès le +lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller +demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue +Neuve-Saint-Augustin, à l'hôtel garni où il logeait +habituellement quand +il était en congé.</p> +<p>—Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est +peut-être en +garnison bien loin.</p> +<p>—Quand il serait à Alger, répondait Tristan, il faut +qu'il parle, ou du +moins qu'il écrive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je +le +trouverai, ou il dira pourquoi.</p> +<p>Le garçon de l'hôtel était un Anglais, chose +fort commode peut-être pour +les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez +gênante pour les Parisiens. À la première parole de +Tristan, il répondit +par l'exclamation la plus britannique:</p> +<p>—Oh!</p> +<p>—Voilà qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que +son frère; +mais M. de Saint-Aubin est-il ici?</p> +<p>—Oh! no.</p> +<p>—N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure?</p> +<p>—Oh! yes.</p> +<p>—Il est donc sorti?</p> +<p>—Oh! no.</p> +<p>—Expliquez-vous. Peut-on lui parler?</p> +<p>—No, sir, impossible.</p> +<p>—Pourquoi, impossible?</p> +<p>—Parce qu'il est... Comment dites-vous?</p> +<p>—Il est malade.</p> +<p>—Oh! no, il est mort.</p> +<br /> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br /> +<h3>III</h3> +<br /> +<p>Il serait difficile de peindre l'espèce de consternation qui +frappa +Tristan et son frère en apprenant la mort de l'homme qu'ils +avaient un +si grand désir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en +dise, une +chose indifférente que la mort. On ne la brave pas sans courage, +on ne +la voit pas sans horreur, et il est même douteux qu'un gros +héritage +puisse rendre vraiment agréable sa hideuse figure, dans le +moment où +elle se présente. Mais quand elle nous enlève subitement +quelque bien ou +quelque espérance, quand elle se mêle de nos affaires et +nous prend dans +les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa +puissance, et que l'homme reste muet devant le silence éternel.</p> +<p>Saint-Aubin avait été tué en Algérie, +dans une razzia. Après s'être fait +raconter, tant bien que mal, par les gens de l'hôtel, les +détails de cet +événement, les deux frères reprirent tristement le +chemin de la maison +qu'ils habitaient à Paris.</p> +<p>—Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir +d'embarras, qu'un mot à dire à un honnête homme, et +il n'est plus. +Pauvre garçon! je m'en veux à moi-même de ce qu'un +motif d'intérêt +personnel se mêle au chagrin que me cause sa mort. C'était +un brave et +digne officier; nous avions bivouaqué et trinqué +ensemble. Ayez donc +trente ans, une vie sans reproche, une bonne tête et un sabre au +côté, +pour aller vous faire assassiner par un Bédouin en embuscade! +Tout est +fini, je ne songe plus à rien, je ne veux pas m'occuper d'un +conte quand +j'ai à pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent +ce qui +leur plaira.</p> +<p>—Ton chagrin est juste, répondit Armand; je le partage et je +le +respecte; mais, tout en regrettant un ami et en méprisant une +coquette, +il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est là, avec ses +lois; il ne +voit ni ton dédain ni tes larmes; il faut lui répondre +dans sa langue, +ou, tout au moins, l'obliger à se taire.</p> +<p>—Et que veux-tu que j'imagine? Où veux-tu que je trouve un +témoin, une +preuve quelconque, un être ou une chose qui puisse parler pour +moi? Tu +comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour +s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas +amené avec lui tout son régiment. Les choses se sont +passées en +tête-à-tête; si elles eussent dû devenir +sérieuses, certes, alors, les +témoins seraient là; mais nous nous sommes donné +une poignée de main, et +nous avons déjeuné ensemble; nous n'avions que faire +d'inviter personne.</p> +<p>—Mais il n'est guère probable, reprit Armand, que cette sorte +de +querelle et de réconciliation soit demeurée tout à +fait secrète. +Quelques amis communs ont dû la connaître. Rappelle-toi, +cherche dans +les souvenirs.</p> +<p>—Et à quoi bon? quand même, en cherchant bien, je +pourrais retrouver +quelqu'un qui se souvînt de cette vieille histoire, ne veux-tu +pas que +j'aille me faire donner par le premier venu une espèce +d'attestation +comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir +sans crainte; tout se demande à un ami. Mais quel rôle +jouerais-je, à +l'heure qu'il est, en allant dire à un de nos camarades: Vous +rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an +passé? On +se moquerait de moi, et on aurait raison.</p> +<p>—C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une +femme orgueilleuse, vindicative et offensée, tenir +impunément de +méchants propos.</p> +<p>—Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. À une +insulte faite +par un homme on répond par un coup d'épée. Contre +toute espèce d'injure, +publique ou non,... même imprimée, on peut se +défendre; mais quelle +ressource a-t-on contre une calomnie sourde, +répétée dans l'ombre, à +voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est +là le +triomphe de la lâcheté. C'est là qu'une pareille +créature, dans toute la +perfidie du mensonge, dans toute la sécurité de +l'impudence, vous +assassine à coups d'épingle; c'est là qu'elle ment +avec tout l'orgueil, +toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est là qu'elle +glisse à +loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie +étudiée, +revue et augmentée par l'auteur; et cette infamie fait son +chemin, cela +se répète, se commente, et l'honneur, le bien du soldat, +l'héritage des +aïeux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une +telle +misère!</p> +<p>Tristan parut réfléchir pendant quelque temps, puis il +ajouta d'un ton à +demi sérieux, à demi plaisant:</p> +<p>—J'ai envie de me battre avec la Bretonnière.</p> +<p>—À propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'empêcher de +rire. Que t'a +fait ce pauvre diable dans tout cela?</p> +<p>—Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est très possible qu'il soit +au courant +de mes affaires. Il est assez dans les initiés, et passablement +curieux +de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le +prît +pour confident.</p> +<p>—Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte +une +histoire, et qu'il n'en est pas responsable.</p> +<p>—Bah! et s'il s'en fait l'éditeur? Cet homme-là, qui +n'est qu'une +mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que +s'il +était son mari; et, en supposant qu'elle lui récite ce +beau roman +inventé sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse à en +garder le secret?</p> +<p>—À la bonne heure, mais encore faudrait-il être +sûr d'abord qu'il en +parle, et même, dans ce cas-là, je ne vois guère +qu'il puisse être +juste de chercher querelle à quelqu'un parce qu'il +répète ce qu'il a +entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs à faire peur +à la +Bretonnière? Il ne se battrait certainement pas, et, +franchement, il +serait dans son droit.</p> +<p>—Il se battrait. Ce garçon-là me gêne; il est +ennuyeux, il est de trop +dans ce monde.</p> +<p>—En vérité, mon cher Tristan, tu parles comme un homme +qui ne sait à +qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, à t'entendre, que tu +cherches une +affaire d'honneur pour rétablir ta réputation, ou que tu +as besoin d'une +balafre pour la montrer à ta maîtresse, comme un +étudiant allemand?</p> +<p>—Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment +intolérable. On m'accuse, on me déshonore, et je n'ai pas +un moyen de me +venger! Si je croyais réellement...</p> +<p>Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard, +devant +la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arrêta de nouveau, tout +à coup, +pour regarder un bracelet placé dans l'étalage.</p> +<p>—Voilà une chose étrange, dit-il.</p> +<p>—Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de +comptoir?</p> +<p>—Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En +voici un qui se présente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du +reste, +n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le +moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce +même marchand, dans cette boutique, un bracelet comme +celui-là, lequel +bracelet était destiné à cette grisette dont il +s'occupait, et qui avait +failli nous brouiller; lorsque, après notre querelle +vidée, nous eûmes +déjeuné ensemble:—Parbleu, me dit-il en riant, tu viens +de m'enlever la +reine de mes pensées à l'instant où je me +disposais à lui faire un +cadeau; c'était un petit bracelet avec mon nom gravé en +dedans; mais, ma +foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le +cède; +puisque tu es le préféré, il faut que tu payes ta +bienvenue.—Faisons +mieux, répondis-je; soyons de moitié dans l'envoi que tu +comptais lui +faire.—Tu as raison, reprit-il; mon nom est déjà sur la +plaque, il faut +que le tien y soit gravé aussi, et, en signe de bonne +amitié, nous y +ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les +deux noms, écrits sur le bracelet, furent envoyés +à la demoiselle, et +doivent actuellement exister quelque part en la possession de +mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre héroïne), +à moins qu'elle ne +l'ait vendu pour aller dîner.</p> +<p>—À merveille! s'écria Armand; cette preuve que tu +cherchais est toute +trouvée. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut +que la +marquise voie les deux signatures, et le jour bien +spécifié. Il faut que +mademoiselle Javotte elle-même témoigne au besoin de la +vérité et de +l'identité de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver +clairement +que rien de sérieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi? +Certes, +deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau à une +femme +qu'ils se disputent, ne sont pas bien en colère l'un contre +l'autre, et +il devient alors évident...</p> +<p>—Oui, tout cela est très bien, dit Tristan; ta tête va +plus vite que la +mienne; mais pour exécuter cette grande entreprise, ne vois-tu +pas +qu'avant de retrouver ce bracelet si précieux, il faudrait +commencer par +retrouver Javotte? Malheureusement ces deux découvertes semblent +également difficiles. Si, d'un côté, la jeune +personne est sujette à +perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de +s'égarer fort +elle-même. Chercher, après un an d'intervalle, une +grisette perdue sur +le pavé de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage +d'amour +fabriqué en métal, cela me paraît au-dessus de la +puissance humaine; +c'est un rêve impossible à réaliser.</p> +<p>—Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard, +de +lui-même, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais +oublié ce +bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le +rappelle. Tu cherchais un témoin, le voilà, il est +irrécusable; ce +bracelet dit tout, ton amitié pour Saint-Aubin, son estime pour +toi, le +peu de gravité de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher; +quand elle +fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen +d'imposer silence à madame de Vernage; mademoiselle Javotte et +son +serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand, +c'est +vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord, +où +demeurait jadis cette demoiselle?</p> +<p>—À te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'était, je +crois, dans un +passage, une espèce de <i>square</i>, de cité.</p> +<p>—Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont +quelquefois une mémoire incroyable; ils se souviennent des gens +après +des années, surtout de ceux qui ne les payent pas très +bien.</p> +<p>Tristan se laissa conduire par son frère; tous deux +entrèrent dans la +boutique. Ce n'était pas une chose facile que de rappeler au +marchand un +objet de peu de valeur acheté chez lui il y avait longtemps. Il +ne +l'avait pourtant pas oublié, à cause de la +singularité des deux noms +réunis.</p> +<p>—Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux +jeunes +gens m'ont commandé l'hiver dernier, et je reconnais bien +monsieur. Mais +quant à savoir où ce bracelet a été +porté, et à qui, je n'en peux rien +dire.</p> +<p>—C'était à une demoiselle Javotte, dit Armand, qui +devait demeurer dans +un passage.</p> +<p>—Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta, +réfléchit, se consulta, et finit par dire: C'est cela +même; mais ce +n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom +de madame de Monval, cité Bergère, 4.</p> +<p>—Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom +de Monval m'était sorti de la tête; peut-être +avait-elle le droit de le +porter, car son titre de Javotte n'était, je crois, qu'un +sobriquet. +Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle +acheté autre +chose?</p> +<p>—Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une chaîne +d'argent +cassée qu'elle avait.</p> +<p>—Mais point de bracelet?</p> +<p>—Non, monsieur.</p> +<p>—Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant +à nous, en +route pour la cité Bergère.</p> +<p>—Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de +prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait +changé +plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue.</p> +<p>Cette prévision était fondée. La +portière de la cité Bergère apprit aux +deux frères que madame de Monval avait +déménagé depuis longtemps, +qu'elle s'appelait à présent mademoiselle Durand, +ouvrière en robes, et +qu'elle demeurait rue Saint-Jacques.</p> +<p>—Est-elle à son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand, +poursuivi +par la crainte du bracelet vendu.</p> +<p>—Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de dépense; elle avait +ici un +logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle +voyait beaucoup de militaires, toutes personnes décorées +et très comme +il faut. Elle donnait quelquefois de très jolis dîners +qu'on faisait +venir du café Vachette. Tous ces messieurs étaient bien +gais, et il y en +avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai +artiste de l'Académie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu +rien à +dire sur le compte de madame de Monval. Elle étudiait aussi pour +être +artiste; c'était moi qui faisais son ménage, et elle ne +sortait jamais +qu'en citadine.</p> +<p>—Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques.</p> +<p>—Mademoiselle Durand ne loge plus ici, répondit la seconde +portière; il +y a six mois qu'elle s'en est allée, et nous ne savons +guère trop où +elle est. Ce ne doit pas être dans un palais, car elle n'est pas +partie +en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose.</p> +<p>—Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse?</p> +<p>—Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'était guère +à l'aise, cette +demoiselle. Elle demeurait là au fond de l'allée, sur la +cour, derrière +la fruitière. Elle travaillait toute la sainte journée; +elle ne gagnait +guère et elle avait bien du mal. Elle allait au marché le +matin, et elle +faisait sa soupe elle-même sur un petit fourneau qu'elle avait. +On ne +peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les +choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de +ses tantes, qui l'a emmenée; nous croyons qu'elle s'est mise aux +sœurs +du Bon-Pasteur. La lingère du coin vous dira peut-être +cela: c'était +elle qui l'employait.</p> +<p>—Allons chez la lingère, dit Armand; mais les choux sont de +mauvais +augure.</p> +<p>Le troisième renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas +d'abord plus +satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa +famille avait trouvé moyen de fournir, elle était +entrée, en effet, au +couvent des sœurs du Bon-Pasteur, et y avait passé environ trois +mois. +Comme sa conduite était bonne, la protection de quelques +personnes +charitables l'avait fait admettre par les sœurs, qui lui montraient +beaucoup de bonté et qui n'avaient qu'à se louer de son +obéissance.—Malheureusement, disait la lingère, cette +pauvre enfant a +une tête si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en +place. +C'était une grande faveur pour elle que d'avoir +été reçue comme +pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle, +et elle remplissait régulièrement ses devoirs de +religion, en même temps +qu'elle travaillait très bien, car c'est une bonne +ouvrière. Mais tout +d'un coup sa tête est partie; elle a demandé à s'en +aller. Vous +comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une +prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envolée.</p> +<p>—Et vous ignorez ce qu'elle est devenue?</p> +<p>—Pas tout à fait, répondit en riant la lingère. +Il y a une de mes +demoiselles qui l'a rencontrée au Ranelagh. Elle se fait appeler +maintenant Amélina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de +Bréda, et +qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques.</p> +<p>Tristan commençait à se décourager.—Laissons +tout cela, dit-il à son +frère. À la tournure que prennent les choses, nous n'en +aurons jamais +fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame +Rosenval, n'est pas en Chine ou à Quimper-Corentin?</p> +<p>—Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait +pour nous arrêter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point +de +découvrir notre voyageuse? Ouvrière ou artiste, nonne ou +figurante, je +la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parié de +traverser pieds nus un bassin gelé au mois de janvier, et qui, +arrivé à +moitié chemin, trouva que c'était trop froid et revint +sur ses pas.</p> +<p>Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut +découverte rue de Bréda; mais il ne s'agissait plus, +à cette nouvelle +adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle +était naguère, madame Rosenval était devenue tout +à coup, par la grâce +du hasard et d'un ancien préfet, personnage important et +protecteur des +arts, <i>prima donna</i> d'un théâtre de province. Elle +habitait depuis +quelque temps une assez grande ville du midi de la France, où +son +talent, nouvellement découvert, mais généreusement +encouragé, faisait +les délices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la +garnison. +Elle se trouvait à Paris en passant, pour contracter, si faire +se +pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens, +il +est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient être reçus; +mais ils +furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez +riche, d'un goût peu sévère, orné de +statuettes, de glaces et de +cartons-pâtes, à peu près comme un café. La +maîtresse du lieu était à sa +toilette; elle fit dire qu'on attendît, et qu'elle allait +recevoir M. de +Berville.</p> +<p>—À présent, je te laisse, dit Armand à son +frère; tu vois que nous +sommes venus à bout de notre campagne. C'est à toi de +faire le reste; +décide madame Rosenval à te rendre ton bracelet; qu'elle +l'accompagne +d'un mot de sa main qui donne plus de poids à cette restitution; +reviens +armé de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise.</p> +<p>Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul à se +promener dans +le somptueux salon de Javotte. Il y était depuis un quart +d'heure, +lorsque la porte de la chambre à coucher s'ouvrit. Un gros et +grand +monsieur, à la démarche grave, à la tête +grisonnante, portant des +lunettes, une chaîne, un binocle et des breloques de montre, le +tout en +or, s'avança d'un air affable et majestueux.—Monsieur, dit-il +à +Tristan, j'apprends que vous êtes le parent de madame Rosenval. +Si vous +voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet.</p> +<p>Il fit un léger salut et se retira.</p> +<p>—Peste! se dit Tristan, il paraît que Javotte voit à +présent meilleure +compagnie que dans l'allée de la rue Saint-Jacques.</p> +<p>Soulevant une portière de soie chamarrée, que lui +avait indiquée le +monsieur aux lunettes d'or, il pénétra dans un boudoir +tendu en +mousseline rose, où madame Rosenval, étendue sur un +canapé, le reçut +d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme +qu'on a aimée, fût-ce Amélina, fût-ce +même Javotte, surtout lorsque l'on +s'est donné tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec +empressement la main fort blanche de son ancienne conquête, puis +il prit +place à côté d'elle, et débuta, comme cela +se devait, par lui faire ses +compliments sur ce qu'elle était embellie, qu'il la revoyait +plus +charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit à toute +femme +qu'on retrouve, fût-elle devenue plus laide qu'un +péché mortel).</p> +<p>—Permettez-moi, ma chère, ajouta-t-il, de vous +féliciter sur l'heureux +changement qui me semble s'être opéré dans vos +petites affaires. Vous +êtes logée ici comme un grand seigneur.</p> +<p>—Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville? +répondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un +pied-à-terre; mais je me fais arranger quelque chose +là-bas, car vous +savez que je perche au diable.</p> +<p>—Oui, j'ai appris que vous étiez au théâtre.</p> +<p>—Mon Dieu, oui, je me suis décidée. Vous savez que la +grande musique, +la musique sérieuse, a été l'occupation de toute +ma vie. M. le baron, +que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes +bons amis, m'a persécutée pour prendre un engagement. Que +voulez-vous! +je me suis laissé faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le +drame, +le vaudeville, l'opéra.</p> +<p>—On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai à vous parler +d'une affaire +assez sérieuse, et, comme votre temps doit être +précieux, trouvez bon +que je me hâte de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire +mes +confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?...</p> +<p>Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la +cheminée; la première chose qu'il y remarqua fut la carte +de visite de +la Bretonnière, accrochée à la glace.</p> +<p>—Est-ce que vous connaissez ce personnage-là? demanda-t-il +avec +surprise.</p> +<p>—Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je +crois +même qu'il dîne à la maison aujourd'hui. Mais, de +grâce, continuez donc, +je vous en prie, et je vous écoute.</p> +<br /> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br /> +<h3>IV</h3> +<br /> +<p>Il y aurait peut-être pour le philosophe ou pour le +psychologue, comme +on dit, une curieuse étude à faire sur le chapitre des +distractions. +Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent +le plus à la personne dont il aie plus à craindre ou +à espérer, à un +avocat, à une femme ou à un ministre. Quel degré +d'influence exercera +sur lui une épingle qui le pique au milieu de son discours, une +boutonnière qui se déchire, un voisin qui se met à +jouer de la flûte? +Que fera un acteur, récitant une tirade, et apercevant tout +à coup un de +ses créanciers dans la salle? Jusqu'à quel point, enfin, +peut-on parler +d'une chose, et en même temps penser à une autre?</p> +<p>Tristan se trouvait à peu près dans une situation de +ce genre. D'une +part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur à +lunettes +d'or pouvait reparaître à tout moment. D'ailleurs, dans +l'oreille d'une +femme qui vous écoute, il y a une mouche qu'il faut prendre au +vol; dès +qu'il n'est plus trop tôt avec elle, presque toujours il est trop +tard. +Tristan attachait assez de prix à ce qu'il venait demander +à Javotte +pour y employer toute son éloquence. Plus la démarche +qu'il faisait +pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la +nécessité +de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les +yeux la carte de la Bretonnière, ses regards ne pouvaient s'en +détacher; +et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se +répétait à +lui-même:—Je retrouverai donc cet homme-là partout?</p> +<p>—Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous êtes distrait comme +un poète +en couches.</p> +<p>Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif +secret, +ni prononcer le nom de la marquise.</p> +<p>—Je ne puis rien vous expliquer, répondit-il. Je ne puis que +vous dire +une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant +le +bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donné, s'il est +encore +en votre possession.</p> +<p>—Mais qu'est-ce que vous voulez en faire?</p> +<p>—Rien qui puisse vous inquiéter, je vous en donne ma parole.</p> +<p>—Je vous crois, Berville, vous êtes homme d'honneur. Le diable +m'emporte, je vous crois.</p> +<p>(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait +conservé quelques +expressions qui sentaient encore un peu les choux.)</p> +<p>—Je suis enchanté, dit Tristan, que vous ayez de moi un si +bon +souvenir; vous n'oubliez pas vos amis.</p> +<p>—Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand +j'étais +sans le sou, je me plais à le reconnaître. J'avais deux +paires de bas à +jour qui se succédaient l'une à l'autre, et je mangeais +la soupe dans +une cuillère de bois. Maintenant je dîne dans de l'argent +massif, avec +un laquais par derrière et plusieurs dindons par devant; mais +mon cœur +est toujours le même. Savez-vous que dans notre jeune temps nous +nous +amusions pour de bon? À présent, je m'ennuie comme un +roi... Vous +souvenez-vous d'un jour,... à Montmorency?... Non, ce +n'était pas vous, +je me trompe; mais c'est égal, c'était charmant. Ah! les +bonnes cerises! +et ces côtelettes de veau que nous avons mangées chez le +père Duval, au +Château de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco, +picorait +du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez bêtes +pour +faire boire de l'eau-de-vie à ce pauvre animal, et il en est +mort. +Avez-vous su cela?</p> +<p>Lorsque Javotte parlait ainsi à peu près +naturellement, c'était avec une +volubilité extrême; mais quand ses grands airs la +reprenaient, elle se +mettait tout à coup à traîner ses phrases avec un +air de rêverie et de +distraction.</p> +<p>—Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse +enrhumée, je me +souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au +passé.</p> +<p>—C'est à merveille, ma chère Amélina; mais, +répondez, de grâce, à mes +questions. Avez-vous conservé ce bracelet?</p> +<p>—Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire?</p> +<p>—Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous +vous +avions donné?</p> +<p>—Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher.</p> +<p>—Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il +s'agit +d'un service fort important que vous pouvez me rendre. +Réfléchissez, je +vous en conjuré, et répondez-moi sérieusement. Si +ce n'est que le +bracelet qui vous tient au cœur, je m'engage bien volontiers à +vous en +mettre un autre à chaque bras, en échange de celui dont +j'ai besoin.</p> +<p>—C'est fort galant de votre part.</p> +<p>—Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici +que +dans mon intérêt.</p> +<p>—Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de +l'éventail, il +faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce +bracelet. Je ne peux pas me fier à un homme qui n'a pas +lui-même +confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a +quelque +femme, quelque tricherie là-dessous. Tenez, je parierais que +c'est +quelque ancienne maîtresse à vous ou à Saint-Aubin, +qui veut me +dépouiller de mes ustensiles de ménage. Il y a quelque +brouille, quelque +jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc.</p> +<p>—S'il faut absolument vous dire mon motif, répondit Tristan, +voulant se +débarrasser de ces questions, la vérité est que +Saint-Aubin est mort; +nous étions fort liés, vous le savez, et je +désirerais garder ce +bracelet où nos deux noms sont écrits ensemble.</p> +<p>—Bah! quelle histoire vous me fabriquez là! Saint-Aubin est +mort? +Depuis quand?</p> +<p>—Il est mort en Afrique, il y a peu de temps.</p> +<p>—Vrai? Pauvre garçon! je l'aimais bien aussi. C'était +un gentil cœur, +et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beauté +rose.—Voilà +ma beauté rose, disait-il. Je trouve ce nom-là +très-joli. Vous +rappelez-vous comme il était drôle un jour que nous +étions à +Ermenonville, et que nous avions tout cassé dans l'auberge? Il +ne +restait seulement plus une assiette. Nous avions jeté les +chaises par +les fenêtres à travers les carreaux, et le matin, tout +justement, voilà +qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient +visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir +leur café au lait.</p> +<p>—Tête de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par +hasard, faire +attention à ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou +non?</p> +<p>—Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites +à +bout portant.</p> +<p>—Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit +quelconque à mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce +coffre; je ne +vous en demande pas davantage.</p> +<p>Javotte sembla un peu réfléchir, se rassit près +de Tristan, et lui prit +la main:</p> +<p>—Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est +nécessaire, je ne tiens pas à une pareille misère. +J'ai de l'amitié pour +vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais +vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est +possible que, d'un jour à l'autre, j'entre à +l'Opéra, dans les chœurs. +Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un +ancien +préfet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la +Bretonnière, de son côté...</p> +<p>—La Bretonnière! s'écria Tristan impatienté; et +que diantre fait-il +ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'être en même temps +à Paris et à la +campagne. Il ne nous quitte pas là-bas, et je le retrouve chez +vous!</p> +<p>—Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort +distingué +que M. de la Bretonnière. Il est vrai qu'il a une campagne +près de la +vôtre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez +probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom.</p> +<p>—Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire?</p> +<p>—Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas +vrai? Il a son couvert à sa table; elle s'appelle Vernage, ou +quelque +chose comme ça; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que +les +voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc?</p> +<p>—Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la +Bretonnière et +la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de +ces jours.</p> +<p>—Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous +touche, +je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'échange. Votre confidence +pour mon +bracelet.</p> +<p>—Vous l'avez donc, ce bracelet?</p> +<p>—Vous l'aimez donc, cette marquise?</p> +<p>—Ne plaisantons pas. L'avez-vous?</p> +<p>—Non pas, je ne dis pas cela. Je vous répète que ma +position...</p> +<p>—Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez +à l'Opéra, +et quand vous seriez figurante à vingt sous par jour...</p> +<p>—Figurante! s'écria Javotte en colère. Pour qui me +prenez-vous, s'il +vous plaît? Je chanterai dans les chœurs, savez-vous!</p> +<p>—Pas plus que moi; on vous prêtera un maillot et une toque, et +vous +irez en procession derrière la princesse Isabelle; ou bien on +vous +donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout +d'une poulie dans le ballet de <i>la Sylphide</i>. Qu'est-ce que vous +entendez avec votre position?</p> +<p>—J'entends et je prétends que, pour rien au monde, je ne +voudrais que +monsieur le baron pût voir mon nom mêlé à une +mauvaise affaire. Vous +voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous étiez mon +parent. +Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous +plaît pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue +que +sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon +père +a vendue. J'ai des maîtres, mon cher, j'étudie, et je ne +veux rien faire +qui compromette mon avenir.</p> +<p>Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la +résistance +et de l'étrange légèreté de Javotte. +Évidemment le bracelet était là, +dans cette chambre peut-être; mais où le trouver? Tristan +se sentait par +moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace +pour +parvenir à son but. Un peu de douceur et de patience lui +semblait +pourtant préférable.</p> +<p>—Ma brave Javotte, dit-il, ne nous fâchons pas. Je crois +fermement à +tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune façon, +vous +compromettre; chantez à l'Opéra tant que vous voudrez, +dansez même, si +bon vous semble. Mon intention n'est nullement...</p> +<p>—Danser! moi qui ai joué Célimène! oui, mon +petit, j'ai joué Célimène à +Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M. +Poupinel, qui a assisté à la représentation, m'a +engagée tout de suite +pour les troisièmes Dugazon. J'ai été ensuite +seconde grande première +coquette, premier rôle marqué, et forte première +chanteuse; et c'est +Brochard lui-même, qui est ténor léger, qui m'a +fait résilier, et +Gustave, qui est laruette, a voyagé avec moi en Auvergne. Nous +faisions +quatre ou cinq cents francs avec <i>la Tour de Nesle</i>, et <i>Adolphe +et +Clara</i>; nous ne jouions que ces deux pièces-là +partout. Si vous croyez +que je vais danser!</p> +<p>—Ne nous fâchons pas, ma belle, je vous en conjure!</p> +<p>—Savez-vous que j'ai joué avec Frédérick? Oui, +j'ai joué avec +Frédérick, en province, au bénéfice d'un +homme de lettres. Il est vrai +que je n'avais pas un grand rôle; je faisais un page dans <i>Lucrèce +Borgia</i>, mais toujours j'ai joué avec Frédérick.</p> +<p>—Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de +m'excuser; mais, ma chère, le temps se passe, et vous +répondez à +beaucoup de choses, excepté à ce que je vous demande. +Finissons-en, s'il +est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller à +l'instant +même chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une chaîne, une +bague, ce qui +vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous +le +rapporter, selon votre fantaisie; en échange de quoi vous me +renverrez +ou vous me rendrez à moi-même cette bagatelle que je vous +demande, et à +laquelle vous ne tenez pas sans doute?</p> +<p>—Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons +à peu +de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets.</p> +<p>—Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est +pas +ce qu'il y a d'écrit dessus qui vous le rend précieux?</p> +<p>La vanité masculine, d'une part, et la coquetterie +féminine, d'une +autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si +bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'empêcher de se +rapprocher de +Javotte en faisant cette question. Il avait entouré doucement de +son +bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la tête +penchée +sur son éventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la +moustache du jeune hussard effleurait déjà ses cheveux +blonds; le +souvenir du passé et l'idée d'un bracelet neuf lui +faisaient palpiter le +cœur.</p> +<p>—Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout à fait franc. Je suis +bonne +fille; n'ayez pas peur. Dites-moi où ira mon serpentin bleu.</p> +<p>—Eh bien! mon enfant, répondit le jeune homme, je vais tout +vous +avouer: je suis amoureux.</p> +<p>—Est-elle belle?</p> +<p>—Vous êtes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce +bracelet; il lui +est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aimée...</p> +<p>—Menteur!</p> +<p>—Non, c'est la vérité; vous étiez, ma +chère, vous êtes encore si +parfaitement gentille, fraîche et coquette, une petite fleur; vos +dents +ont l'air de perles tombées dans une rose; vos yeux, votre +pied...</p> +<p>—Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours.</p> +<p>—Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se +préparait +peut-être à répondre de sa voix la plus tendre: Eh +bien! mon ami, allez +chez Fossin, lorsqu'elle s'écria tout à coup:</p> +<p>—Prenez garde, vous m'égratignez!</p> +<p>La carte de visite de la Bretonnière était encore dans +la main de +Tristan, et le coin du carton corné avait, en effet, +touché l'épaule de +madame Rosenval. Au même instant on frappa doucement à la +porte; la +tapisserie se souleva, et la Bretonnière lui-même entra +dans la chambre.</p> +<p>—Pardieu! monsieur, s'écria Tristan, ne pouvant contenir un +mouvement +de dépit, vous arrivez comme mars en carême.</p> +<p>—Comme mars en toute saison, dit la Bretonnière, +enchanté de son +calembour.</p> +<p>—On pourrait voir cela, reprit Tristan.</p> +<p>—Quand il vous plaira, dit la Bretonnière.</p> +<p>—Demain vous aurez de mes nouvelles.</p> +<p>Tristan se leva, prit Javotte à part:—Je compte sur vous, +n'est-ce pas? +lui dit-il à voix basse; dans une heure, j'enverrai ici.</p> +<p>Puis il sortit, sans plus de façon, en répétant +encore: À demain!</p> +<p>—Que veut dire cela? demanda Javotte.</p> +<p>—Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière.</p> +<br /> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h2><br /> +</h2> +<h3>V</h3> +<br /> +<p>Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour +de +son frère, afin d'apprendre le résultat de l'entretien +avec Javotte. +Tristan rentra chez lui tout joyeux.</p> +<p>—Victoire! mon cher, s'écria-t-il; nous avons gagné la +bataille, et +mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde +à la +fois.</p> +<p>—Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaieté +qui fait +plaisir à voir.</p> +<p>—Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a +hésité; elle a +bavardé; elle m'a fait des discours à dormir debout; mais +enfin elle +cédera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous +aurons mon +bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec +la Bretonnière.</p> +<p>—Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup?</p> +<p>—Non, en vérité, je n'ai plus de rancune contre lui. +Je l'ai rencontré, +je l'ai envoyé promener, je lui donnerai un coup +d'épée, et je lui +pardonne.</p> +<p>—Où l'as-tu donc vu? chez ta belle?</p> +<p>—Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-là se +fourre +partout?</p> +<p>—Et comment la querelle est-elle venue?</p> +<p>—Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une misère; +nous en +causerons. Commençons maintenant par aller chez Fossin acheter +quelque +chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un échange; car +on ne +donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et même sans +cela.</p> +<p>—Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu +à ton +but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant, +mon cher ami, réfléchissons, je t'en prie, sur la seconde +partie de ta +vengeance projetée. Elle me semble plus qu'étrange.</p> +<p>—Trêve de mots, dit Tristan, c'est un point résolu. Que +j'aie tort ou +raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter là-dessus; +à présent +le vin est tiré, il faut le boire.</p> +<p>—Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te répéter +que je ne conçois +pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut +trouver du plaisir à ces duels sans motif, ces affaires +d'enfant, ces +bravades d'écolier, qui ont peut-être été +à la mode, mais dont tout le +monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de +cocarde +peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler +plaisant à un républicain de ferrailler avec un +royaliste, uniquement +parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut +s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blâme. Si ton +projet +est sérieux, je n'hésite pas à te dire qu'en +pareil cas je refuserais de +servir de témoin à mon meilleur ami.</p> +<p>—Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez +Fossin.</p> +<p>—Allons où tu voudras, je n'en démordrai pas. Prendre +en grippe un +homme importun, cela arrive à tout le monde: le fuir ou s'en +railler, +passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible.</p> +<p>—Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage. +Un +petit coup d'épée, voilà tout. Je veux mettre en +écharpe le bras du +cavalier servant de la marquise, en même temps que je lui +offrirai +humblement, à elle, le bracelet de ma grisette.</p> +<p>—Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton +honneur, +qu'as-tu à faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu +à faire +de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas.</p> +<p>—Je t'aime beaucoup, mais cela sera.</p> +<p>En parlant ainsi, les deux frères arrivèrent chez +Fossin. Tristan, ne +voulant pas que Javotte pût se repentir de son marché, +choisit pour elle +une jolie châtelaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant +dessein de la +porter lui-même et d'attendre la réponse, s'il +n'était pas reçu. Armand, +ayant autre chose en tête et voyant son frère plus joyeux +encore à +l'idée de revenir promptement avec le bracelet en question, ne +lui +proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient +le +soir.</p> +<p>Au moment où ils allaient se séparer, la roue d'une +calèche découverte, +courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue +Richelieu. Une livrée bizarre, qui attirait les yeux, fit +retourner les +passants. Dans cette voiture était madame de Vernage, seule, +nonchalamment étendue. Elle aperçut les deux jeunes gens, +et les salua +d'un petit signe de tête, avec une indolence protectrice.</p> +<p>—Ah! dit Tristan, pâlissant malgré lui, il paraît +que l'ennemi est venu +observer la place. Elle a renoncé à sa fameuse chasse, +cette belle dame, +pour faire un tour aux Champs-Élysées et respirer la +poussière de Paris. +Qu'elle aille en paix! elle arrive à point. Je suis vraiment +flatté de +la voir ici. Si j'étais un fat, je croirais qu'elle vient savoir +de mes +nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller +aristocratique, supérieur même à celui de Javotte, +elle a daigné nous +remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces +femmes-là +cherchent le danger, comme les papillons la lumière. Que son +sommeil de +ce soir lui soit léger! Je me présenterai demain à +son petit lever, et +nous en aurons des nouvelles. Je me fais une véritable +fête de vaincre +un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai là, +dans +mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je +suis +en droit de lui dire: Vos belles lèvres en ont menti et vos +baisers +sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-être moins +superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, à ce soir.</p> +<p>Si Armand n'avait pas plus longuement insisté pour dissuader +son frère +de se battre, ce n'était pas qu'il crût impossible de l'en +empêcher; +mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour +essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un +autre +moyen. La Bretonnière, qu'il connaissait de longue main, lui +paraissait +avoir un caractère plus calme et plus facile à aborder: +il l'avait vu +chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, résolu +à voir si de +ce côté il n'y aurait pas plus de chances de +réconciliation. La +Bretonnière était seul, dans sa chambre, entouré +de liasses de papiers, +comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout +le +regret qu'il éprouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du +reste, +disait-il) pouvait amener deux gens de cœur à aller sur le +terrain, et +de là en prison.</p> +<p>—Qu'avez-vous donc fait à mon frère? lui demanda-t-il.</p> +<p>—Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière, se levant et +s'asseyant +tour à tour d'un air un peu embarrassé, tout en +conservant sa gravité +ordinaire: votre frère, depuis longtemps, me semble mal +disposé à mon +égard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue +que +j'ignore absolument pourquoi.</p> +<p>—N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalité? Ne faites-vous +pas la +cour à quelque femme?...</p> +<p>—Non, en vérité, pour ce qui me regarde, je ne fais la +cour à personne, +et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi +à +votre frère les bornes de la politesse.</p> +<p>—Ne vous êtes-vous jamais disputés ensemble?</p> +<p>—Jamais, une seule fois exceptée, c'était du temps du +choléra: M. de +Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse +était toujours épidémique, et il prétendait +baser sur ce faux principe +la différence qu'on a établie entre le mot +épidémique et le mot +endémique. Je ne pouvais, vous le sentez, être de son +avis, et je lui +démontrai fort bien qu'une maladie épidémique +pouvait devenir fort +dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mîmes +à cette +discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens...</p> +<p>—Est-ce là tout?</p> +<p>—Autant que je me le rappelle. Peut-être cependant a-t-il +été blessé, +il y a quelque temps, de ce que j'ai cédé à l'un +de mes parents deux +bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce +parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve +ces +bassets...</p> +<p>—Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les +yeux.</p> +<p>—Non, à mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute +conscience, que je ne comprends exactement rien à la provocation +qu'il +vient de m'adresser.</p> +<p>—Mais si vous ne faites la cour à personne, il est +peut-être amoureux, +lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser?</p> +<p>—Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance +d'avoir jamais remarqué que la marquise de Vernage pût +souffrir ou +encourager des assiduités condamnables.</p> +<p>—Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a +du +mal à être amoureux?</p> +<p>—Je ne discute pas cette question; je me borne à vous dire +que je ne le +suis point, et que je ne saurais, par conséquent, être le +rival de +personne.</p> +<p>—En ce cas, vous ne vous battrez pas?</p> +<p>—Je vous demande pardon; je suis provoqué de la +manière la plus +positive. Il m'a dit, lorsque je suis entré, que j'arrivais +comme mars +en carême. De tels discours ne se tolèrent pas; il me faut +une +réparation.</p> +<p>—Vous vous couperez la gorge pour un mot?</p> +<p>—Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les +raisons +qui ont amené ce défi; je m'en étonne parce qu'il +me semble étrange, +mais je ne puis faire autrement que de l'accepter.</p> +<p>—Un duel pareil est-il possible? Vous n'êtes pourtant pas fou, +ni +Berville non plus. Voyons, la Bretonnière, raisonnons. +Croyez-vous que +cela m'amuse de vous voir faire une étourderie semblable?</p> +<p>—Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un +homme sanguinaire. Si votre frère me propose des excuses, pourvu +qu'elles soient bonnes et valables, je suis prêt à les +recevoir. Sinon, +voici mon testament que je suis en train d'écrire, comme cela se +doit.</p> +<p>—Qu'entendez vous par des excuses valables?</p> +<p>—J'entends... cela se comprend.</p> +<p>—Mais encore?</p> +<p>—De bonnes excuses.</p> +<p>—Mais enfin, à peu près, parlez.</p> +<p>—Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en carême, et +je crois +lui avoir dignement répondu. Il faut qu'il rétracte ce +mot, et qu'il me +dise, devant témoins, que j'arrivais tout simplement comme M. de +la +Bretonnière.</p> +<p>—Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela.</p> +<p>Armand sortit de cette conférence non pas entièrement +satisfait, mais +moins inquiet qu'il n'était venu. C'était au boulevard de +Gand, entre +onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son frère. +Il le +trouva, marchant à grands pas d'un air agité, et il +s'apprêtait à +négocier son accommodement dans les termes voulus par la +Bretonnière, +lorsque Tristan lui prit le bras en s'écriant:</p> +<p>—Tout est manqué! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon +bracelet.</p> +<p>—Pourquoi?</p> +<p>—Pourquoi? que sais-je? une idée d'hirondelle. Je suis +allé chez elle +tout droit; on me répond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en +effet +elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laissé pour +moi; la +chambrière me regarde avec étonnement. À force de +questions, j'apprends +que madame Rosenval a dîné avec son baron à +lunettes et une autre +personne, sans doute ce damné la Bretonnière; qu'ils se +sont séparés +ensuite, la Bretonnière pour rentrer chez lui, Javotte et le +baron pour +aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le +théâtre; et je ne +sais quoi encore d'incompréhensible; le tout mêlé +de verbiages de +servante:—Madame avait reçu une bonne nouvelle; madame +paraissait très +contente; elle était pressée, on n'avait pas eu le temps +de manger le +dessert, mais on avait envoyé chercher à la cave du vin +de Champagne. +Cependant je tire de ma poche la petite boîte de Fossin, que je +remets à +la chambrière, en la priant de donner cela ce soir à sa +maîtresse, et en +confidence. Sans chercher à comprendre ce que je ne peux savoir, +je +joins à mon cadeau un billet écrit à la +hâte. Là-dessus, je rentre, je +compte les minutes, et la réponse n'arrive pas. Voilà +où en sont les +choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en tête, +s'en +détournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a soufflé sur +cette +girouette?</p> +<p>—Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien, +à cette +girouette, le temps nécessaire pour lire et répondre, +chercher ce +bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout à +l'heure. +Songe donc que Javotte ne peut décemment accepter ton cadeau +qu'à titre +d'échange. Quant à ton duel, n'y songe plus.</p> +<p>—Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais.</p> +<p>—Fou que tu es! et notre mère?</p> +<p>Tristan baissa la tête sans répondre, et les deux +frères rentrèrent chez +eux.</p> +<p>Javotte n'était pourtant pas aussi méchante qu'on +pourrait le croire. +Elle avait passé la journée dans une perplexité +singulière. Ce bracelet +redemandé, cette insistance, ce duel projeté, tout cela +lui semblait +autant de rêveries incompréhensibles; elle cherchait ce +qu'elle avait à +faire, et sentait que le plus sage eût été de +demeurer indifférente à +des événements qui ne la regardaient pas. Mais si madame +Rosenval avait +toute la fierté d'une reine de théâtre, Javotte, au +fond, avait bon +cœur. Berville était jeune et aimable; le nom de cette marquise +mêlé à +tout cela, ce mystère, ces demi confidences, plaisaient à +l'imagination +de la grisette parvenue.</p> +<p>—S'il était vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et +qu'une +marquise fût jalouse de moi, y aurait-il grand risque à +donner ce +bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte +jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal à +personne?</p> +<p>Tout en réfléchissant, elle avait ouvert un petit +secrétaire dont la +clef était suspendue à son cou. Là étaient +entassés, pêle-mêle, tous +les joyaux de sa couronne: un diadème en clinquant pour <i>la +Tour de +Nesle</i>, des colliers en strass, des émeraudes en verre qui +avaient +besoin des quinquets pour briller d'un éclat douteux; du milieu +de ce +trésor, elle tira le bracelet de Tristan et considéra +attentivement les +deux noms gravés sur la plaque.</p> +<p>—Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut être +l'idée de +Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si +l'inconnue me connaît, je suis compromise. Ces deux noms à +côté l'un de +l'autre, ce n'est pas autorisé. Si Berville n'a eu pour moi +qu'un +caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera +drôle.</p> +<p>Javotte allait peut-être envoyer le bracelet, lorsqu'un coup +de sonnette +vint l'interrompre dans ses réflexions. C'était le +monsieur aux lunettes +d'or.</p> +<p>—Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succès: vous +êtes des chœurs. +Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extrêmement brillante; +trente +sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans +l'étrier. Dès +ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqué de <i>Gustave</i>.</p> +<p>-Voilà une nouvelle! s'écria Javotte en sautant de +joie. Choriste à +l'Opéra! choriste tout de suite! j'ai justement repassé +mon chant; je +suis en voix; ce soir, <i>Gustave</i>!... Ah, mon Dieu!</p> +<p>Après le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva +la gravité +qui convient à une cantatrice.</p> +<p>—Baron, dit-elle, vous êtes un homme charmant. Il n'y a que +vous, et je +sens ma vocation; dînons: allons à l'Opéra, +à la gloire; rentrons, +soupons, allez-vous-en; je dors déjà sur mes lauriers.</p> +<p>Le convive attendu arriva bientôt. On brusqua le dîner, +et Javotte ne +manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tôt qu'il +n'était nécessaire. +Le cœur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux, +sombre et petit corridor où Taglioni, peut-être, a +marché. Comme le +ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut +avoir contribué au succès. Elle rentra chez elle fort +émue, et, dans +l'ivresse du triomphe, ses pensées étaient à cent, +lieues de Tristan, +lorsque sa femme de chambre lui remit la petite boîte +soigneusement +enveloppée par Fossin, et un billet où elle trouva ces +mots: «Il ne faut +pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin +d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre +réponse avec +impatience.»</p> +<p>—Ce pauvre garçon, dit madame Rosenval, je l'avais +oublié. Il m'envoie +une châtelaine; il y a plusieurs turquoises....</p> +<p>Javotte se mit au lit, et ne dormit guère. Elle songea bien +plus à son +engagement et à sa brillante destinée qu'à la +demande de Tristan. Mais +le jour la retrouva dans ses bonnes pensées.</p> +<p>-Allons, dit-elle, il faut s'exécuter. Ma journée +d'hier a été +heureuse; il faut que tout le monde soit content.</p> +<p>Il était huit heures du matin quand Javotte prit son +bracelet, mit son +châle et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de cœur, et +presque +encore grisette. Arrivée à la maison de Tristan, elle +vit, devant la +loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes.</p> +<p>—M. de Berville? demanda Javotte.</p> +<p>—Hélas! répondit la grosse femme.</p> +<p>—Y est-il, s'il vous plaît? Est-ce ici?</p> +<p>—Hélas! madame,... il s'est battu,... on vient de le +rapporter... Il +est mort!</p> +<p>Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les chœurs +de +l'Opéra, sous un quatrième nom qu'elle avait choisi: +celui de madame +Amaldi.<br /> +<br /> +</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DU SECRET DE +JAVOTTE.<br /> +<br /> +</p> +<div class="blkquot"><i>Pierre et Camille</i> et <i>le Secret de +Javotte</i> ont +été publiés pour la +première fois dans le <i>Constitutionnel</i>, à peu de +distance l'un de +l'autre (avril et juin 1844).</div> +<hr style="width: 65%;" /> +<br /> +<h2><a name="MIMI_PINSON"></a>MIMI PINSON</h2> +<h2>PROFIL DE GRISETTE</h2> +<h2>1845</h2> +<p style="text-align: center;"><img alt="Mimi Pinson" + title="Mimi Pinson" src="images/imag002.jpg" + style="width: 411px; height: 600px;" /><br /> +</p> +<h5>MIMI PINSON</h5> +<div class="poem"> +<h5><span>Elle a les yeux et les mains prestes.</span> +<span>Les carabins matin et soir,</span> +<span>Usent les manches de leurs vestes,</span> +<span>Landerirette!</span> +<span>À son comptoir.</span></h5></div> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +<h3>I</h3> +<br /> +<p>Parmi les étudiants qui suivaient; l'an passé, les +cours de l'École de +médecine, se trouvait un jeune homme nommé Eugène +Aubert. C'était un +garçon de bonne famille, qui avait à peu près +dix-neuf ans. Ses parents +vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui +lui +suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un +caractère fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute +circonstance, on +le trouvait bon et serviable, la main généreuse et le +cœur ouvert. Le +seul défaut qu'on lui reprochait était un singulier +penchant à la +rêverie et à la solitude, et une réserve si +excessive dans son langage +et ses moindres actions, qu'on l'avait surnommé la <i>Petite +Fille</i>, +surnom, du reste, dont il riait lui-même, et auquel ses amis +n'attachaient aucune idée qui pût l'offenser, le sachant +aussi brave +qu'un autre au besoin; mais il était vrai que sa conduite +justifiait un +peu ce sobriquet, surtout par la façon dont elle contrastait +avec les +mœurs de ses compagnons. Tant qu'il n'était question que de +travail, il +était le premier à l'œuvre; mais, s'il s'agissait d'une +partie de +plaisir, d'un dîner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse +à la +Chaumière, la <i>Petite Fille</i> secouait la tête et +regagnait sa chambrette +garnie. Chose presque monstrueuse parmi les étudiants: non +seulement +Eugène n'avait pas de maîtresse, quoique son âge et +sa figure eussent pu +lui valoir des succès, mais on ne l'avait jamais vu faire le +galant au +comptoir d'une grisette, usage immémorial au quartier Latin. Les +beautés +qui peuplent la montagne Sainte-Geneviève et se partagent les +amours des +écoles, lui inspiraient une sorte de répugnance qui +allait jusqu'à +l'aversion. Il les regardait comme une espèce à part, +dangereuse, +ingrate et dépravée, née pour laisser partout le +mal et le malheur en +échange de quelques plaisirs.—Gardez-vous de ces +femmes-là, disait-il: +ce sont des poupées de fer rouge. Et il ne trouvait +malheureusement que +trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les +querelles, les désordres, quelquefois même la ruine +qu'entraînent ces +liaisons passagères, dont les dehors ressemblent au bonheur, +n'étaient +que trop faciles à citer, l'année dernière comme +aujourd'hui, et +probablement comme l'année prochaine.</p> +<p>Il va sans dire que les amis d'Eugène le raillaient +continuellement sur +sa morale et ses scrupules.—Que prétends-tu? lui demandait +souvent un +de ses camarades, nommé Marcel, qui faisait profession +d'être un bon +vivant; que prouve une faute, ou un accident arrivé une fois par +hasard?</p> +<p>—Qu'il faut s'abstenir, répondait Eugène, de peur que +cela n'arrive une +seconde fois.</p> +<p>—Faux raisonnement, répliquait Marcel, argument de capucin de +carte, +qui tombe si le compagnon trébuche. De quoi vas-tu +t'inquiéter? Tel +d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine? +L'un +n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fraîche; est-ce +qu'Élise en perd +l'appétit? À qui la faute si le voisin porte sa montre au +mont-de-piété +pour aller se casser un bras à Montmorency? la voisine n'en est +pas +manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup +d'épée; elle te +tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce +sont +de ces petits inconvénients dont l'existence est +parsemée, et ils sont +plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau +temps, que de bonnes paires d'amis dans les cafés, les +promenades et les +guinguettes! Considère-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien +bourrés +de grisettes, qui vont au Ranelagh ou à Belleville. Compte ce +qui sort, +un jour de fête seulement, du quartier Saint-Jacques: les +bataillons de +modistes, les armées de lingères, les nuées de +marchandes de tabac; tout +cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de +Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volées de +friquets. +S'il pleut, cela va au mélodrame manger des oranges et pleurer; +car cela +mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi très volontiers: +c'est ce +qui prouve un bon caractère. Mais quel mal font ces pauvres +filles, qui +ont cousu, bâti, ourlé, piqué et ravaudé +toute la semaine, en prêchant +d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que +peut faire de mieux un honnête homme qui, de son +côté, vient de passer +huit jours à disséquer des choses peu agréables, +que de se débarbouiller +la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle +nature?</p> +<p>—Sépulcres blanchis! disait Eugène.</p> +<p>—Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire +l'éloge des grisettes, et qu'un usage modéré en +est bon. Premièrement, +elles sont vertueuses, car elles passent la journée à +confectionner les +vêtements les plus indispensables à la pudeur et à +la modestie; en +second lieu, elles sont honnêtes, car il n'y a pas de +maîtresse lingère +ou autre qui ne recommande à ses filles de boutique de parler au +monde +poliment; troisièmement, elles sont très soigneuses et +très propres, +attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des +étoffes +qu'il ne faut pas qu'elles gâtent, sous peine d'être moins +bien payées; +quatrièmement, elles sont sincères, parce qu'elles +boivent du ratafia; +en cinquième lieu, elles sont économes et frugales, parce +qu'elles ont +beaucoup de peine à gagner trente sous, et s'il se trouve des +occasions +où elles se montrent gourmandes et dépensières, ce +n'est jamais avec +leurs propres deniers; sixièmement, elles sont très +gaies, parce que le +travail qui les occupe est en général ennuyeux à +mourir, et qu'elles +frétillent comme le poisson dans l'eau dès que l'ouvrage +est terminé. Un +autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point +gênantes, vu qu'elles passent leur vie clouées sur une +chaise dont elles +ne peuvent pas bouger, et que par conséquent il leur est +impossible de +courir après leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En +outre, +elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont obligées de +compter +leurs points. Elles ne dépensent pas grand'chose pour leurs +chaussures, +parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est +rare +qu'on leur fasse crédit. Si on les accuse d'inconstance, ce +n'est pas +parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par méchanceté +naturelle; +cela tient au grand nombre de personnes différentes qui passent +devant +leurs boutiques; d'un autre côté, elles prouvent +suffisamment qu'elles +sont capables de passions véritables, par la grande +quantité d'entre +elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la +fenêtre, ou +qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai, +l'inconvénient d'avoir presque toujours faim et soif, +précisément à +cause de leur grande tempérance; mais il est notoire qu'elles +peuvent +se contenter, en guise de repas, d'un verre de bière et d'un +cigare: +qualité précieuse qu'on rencontre bien rarement en +ménage. Bref, je +soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fidèles et +désintéressées, et +que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent à +l'hôpital.</p> +<p>Lorsque Marcel parlait ainsi, c'était la plupart du temps au +café, quand +il s'était un peu échauffé la tête; il +remplissait alors le verre de son +ami, et voulait le faire boire à la santé de mademoiselle +Pinson, +ouvrière en linge, qui était leur voisine; mais +Eugène prenait son +chapeau, et, tandis que Marcel continuait à pérorer +devant ses +camarades, il s'esquivait doucement.<br /> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>II</h3> +<br /> +<p>Mademoiselle Pinson n'était pas précisément ce +qu'on appelle une jolie +femme. Il y a beaucoup de différence entre une jolie femme et +une jolie +grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi +nommée en +langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de +guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de +paraître une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un +chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est +nullement forcée d'être une jolie femme; bien au +contraire, il est +probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle +sera dans son droit. La différence consiste donc dans les +conditions où +vivent ces deux êtres, et principalement dans ce morceau de +carton +roulé, recouvert d'étoffe et appelé chapeau, que +les femmes ont jugé à +propos de s'appliquer de chaque côté de la tête, +à peu près comme les +œillères des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les +œillères +empêchent les chevaux de regarder de côté et +d'autre, et que le morceau +de carton n'empêche rien du tout.)</p> +<p>Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez +retroussé, qui, à +son tour, veut une bouche bien fendue, à laquelle il faut de +belles +dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux +brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les +sourcils à l'avenant. Les cheveux sont <i>ad libitum</i>, +attendu que les +yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est +loin de la beauté proprement dite. C'est ce qu'on appelle une +figure +chiffonnée, figure classique de grisette, qui serait +peut-être laide +sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante, +et +plus jolie que la beauté. Ainsi était mademoiselle Pinson.</p> +<p>Marcel s'était mis dans la tête qu'Eugène devait +faire la cour à cette +demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il était +lui-même l'adorateur de mademoiselle Zélia, amie intime de +mademoiselle +Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses +à +son goût, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne +sont +pas rares, et réussissent assez souvent, l'occasion, depuis que +le monde +existe, étant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut +dire ce +qu'ont fait naître d'événements heureux ou +malheureux, d'amours, de +querelles, de joies ou de désespoirs, deux portes voisines, un +escalier +secret, un corridor, un carreau cassé?</p> +<p>Certains caractères, pourtant, se refusent à ces jeux +du hasard. Ils +veulent conquérir leurs jouissances, non les gagner à la +loterie, et ne +se sentent pas disposés à aimer parce qu'ils se trouvent +en diligence à +côté d'une jolie femme. Tel était Eugène, et +Marcel le savait; aussi +avait-il formé depuis longtemps un projet assez simple, qu'il +croyait +merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la résistance de +son +compagnon.</p> +<p>Il avait résolu de donner un souper, et ne trouva rien de +mieux que de +choisir pour prétexte le jour de sa propre fête. Il fit +donc apporter +chez lui deux douzaines de bouteilles de bière, un gros morceau +de veau +froid avec de la salade, une énorme galette de plomb, et une +bouteille +de vin de Champagne. Il invita d'abord deux étudiants de ses +amis, puis +il fit savoir à mademoiselle Zélia qu'il y avait le soir +gala à la +maison, et qu'elle eût à amener mademoiselle Pinson. Elles +n'eurent +garde d'y manquer. Marcel passait, à juste titre, pour un des +talons +rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept +heures du soir venaient à peine de sonner, que les deux +grisettes +frappaient à la porte de l'étudiant, mademoiselle +Zélia en robe courte, +en brodequins gris et en bonnet à fleurs, mademoiselle Pinson, +plus +modeste, vêtue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui +lui +donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se +montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les +secrets desseins de leur hôte.</p> +<p>Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eugène +d'avance; il eût +été trop sûr d'un refus de sa part. Ce fut +seulement lorsque ces +demoiselles eurent pris place à table, et après le +premier verre vidé, +qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller +chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait +Eugène; il le trouva, comme d'ordinaire, à son travail, +seul, entouré de +ses livres. Après quelques propos insignifiants, il +commença à lui faire +tout doucement ses reproches accoutumés, qu'il se fatiguait +trop, qu'il +avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un +tour +de promenade. Eugène, un peu las, en effet, ayant +étudié toute la +journée, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il +ne fut +pas difficile à Marcel, après quelques tours +d'allée au Luxembourg, +d'obliger son ami à entrer chez lui.</p> +<p>Les deux grisettes, restées seules, et ennuyées +probablement d'attendre, +avaient débuté par se mettre à l'aise; elles +avaient ôté leurs châles et +leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans +faire, +de temps en temps, honneur aux provisions, par manière d'essai. +Les yeux +déjà brillants et le visage animé, elles +s'arrêtèrent joyeuses et un peu +essoufflées, lorsque Eugène les salua d'un air à +la fois timide et +surpris. Attendu ses mœurs solitaires, il était à peine +connu d'elles; +aussi l'eurent-elles bientôt dévisagé des pieds +à la tête avec cette +curiosité intrépide qui est le privilège de leur +caste; puis elles +reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'était. +Le +nouveau venu, à demi déconcerté, faisait +déjà quelques pas en arrière +songeant peut-être à la retraite, lorsque Marcel, ayant +fermé la porte à +double tour, jeta bruyamment la clef sur la table.</p> +<p>—Personne encore! s'écria-t-il. Que font donc nos amis? Mais +n'importe, +le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous présente le +plus +vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui désire depuis +longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est, +particulièrement, grand admirateur de mademoiselle Pinson.</p> +<p>La contredanse s'arrêta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un +léger +salut, et reprit son bonnet.</p> +<p>—Eugène! s'écria Marcel, c'est aujourd'hui ma +fête; ces deux dames ont +bien voulu venir la célébrer avec nous. Je t'ai presque +amené de force, +c'est vrai; mais j'espère que tu resteras de bon gré, +à notre commune +prière. Il est à présent huit heures à peu +près; nous avons le temps de +fumer une pipe en attendant que l'appétit nous vienne.</p> +<p>Parlant ainsi, il jeta un regard significatif à mademoiselle +Pinson, +qui, le comprenant aussitôt, s'inclina une seconde fois en +souriant, et +dit d'une voix douce à Eugène: Oui, monsieur, nous vous +en prions.</p> +<p>En ce moment les deux étudiants que Marcel avait +invités frappèrent à la +porte. Eugène vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop +de +mauvaise grâce, et, se résignant, prit place avec les +autres.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>III</h3> +<br /> +<p>Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commencé +par remplir +la chambre d'un nuage de fumée, buvaient d'autant pour se +rafraîchir. +Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et égayaient +la +compagnie de propos plus ou moins piquants aux dépens de leurs +amis et +connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tirées +des +arrière-boutiques. Si la matière manquait de +vraisemblance, du moins +n'était-elle pas stérile. Deux clercs d'avoué, +à les en croire, avaient +gagné vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et +les +avaient mangés en six semaines avec deux marchandes de gants. Le +fils +d'un des plus riches banquiers de Paris avait proposé à +une célèbre +lingère une loge à l'Opéra et une maison de +campagne, qu'elle avait +refusées, aimant mieux soigner ses parents et rester +fidèle à un commis +des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui +était forcé par son rang à s'envelopper du plus +grand mystère, venait +incognito rendre visite à une brodeuse du passage du Pont-Neuf, +laquelle +avait été enlevée tout à coup par ordre +supérieur, mise dans une chaise +de poste à minuit, avec un portefeuille plein de billets de +banque, et +envoyée aux État-Unis, etc.</p> +<p>—Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Zélia improvise, +et quant à +mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit +comité), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs +d'avoué n'ont +gagné qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre +banquier a +offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux États-Unis, +qu'elle +est visible tous les jours, de midi à quatre heures, à +l'hôpital de la +Charité, où elle a pris un logement par suite de manque +de comestibles.</p> +<p>Eugène était assis auprès de mademoiselle +Pinson. Il crut remarquer, à +ce dernier mot, prononcé avec une indifférence +complète, qu'elle +pâlissait. Mais, presque aussitôt, elle se leva, alluma une +cigarette, +et, s'écria d'un air délibéré:</p> +<p>—Silence à votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur +Marcel ne +croit pas aux fables, je vais raconter une histoire véritable, <i>et +quorum pars magna fui.</i></p> +<p>—Vous parlez latin? dit Eugène.</p> +<p>—Comme vous voyez, répondit mademoiselle Pinson; cette +sentence me +vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napoléon, et qui +n'a +jamais manqué de la dire avant de réciter une bataille. +Si vous ignorez +ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela +veut dire: «Je vous en donne ma parole d'honneur.» Vous +saurez donc +que, la semaine passée, je m'étais rendue, avec deux de +mes amies, +Blanchette et Rougette, au théâtre de l'Odéon.</p> +<p>—Attendez que je coupe la galette, dit Marcel.</p> +<p>—Coupez, mais écoutez, reprit mademoiselle Pinson. +J'étais donc allée +avec Blanchette et Rougette à l'Odéon, voir une +tragédie. Rougette, +comme vous savez, vient de perdre sa grand'mère; elle a +hérité de quatre +cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois étudiants se +trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous avisèrent, et, sous +prétexte que nous étions seules, nous invitèrent +à souper.</p> +<p>—De but en blanc? demanda Marcel; en vérité, c'est +très galant. Et vous +avez refusé, je suppose.</p> +<p>—Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous acceptâmes, et, +à +l'entr'acte, sans attendre la fin de la pièce, nous nous +transportâmes +chez Viot.</p> +<p>—Avec vos cavaliers?</p> +<p>—Avec nos cavaliers. Le garçon commença, bien entendu, +par nous dire +qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance +n'était pas +faite pour nous arrêter. Nous ordonnâmes qu'on allât +par la ville +chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un +festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets, +des +moules, des œufs à la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des +marmites. Nos jeunes inconnus, à dire vrai, faisaient +légèrement la +grimace...</p> +<p>—Je le crois parbleu bien! dit Marcel.</p> +<p>—Nous n'en tînmes compte. La chose apportée, nous +commençâmes à faire +les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous +dégoûtait. À +peine un plat était-il entamé, que nous le renvoyions +pour en demander +un autre.—Garçon, emportez cela; ce n'est pas tolérable; +où avez-vous +pris des horreurs pareilles? Nos inconnus désirèrent +manger, mais il ne +leur fut pas loisible. Bref, nous soupâmes comme dînait +Sancho, et la +colère nous porta même à briser quelques ustensiles.</p> +<p>—Belle conduite! et comment payer?</p> +<p>—Voilà précisément la question que les trois +inconnus s'adressèrent. +Par l'entretien qu'ils eurent à voix basse, l'un d'eux nous +parut +posséder six francs, l'autre infiniment moins, et le +troisième n'avait +que sa montre, qu'il tira généreusement de sa poche. En +cet état, les +trois infortunés se présentèrent au comptoir, dans +le but d'obtenir un +délai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur répondit?</p> +<p>—Je pense, répliqua Marcel, que l'on vous a gardées en +gage, et qu'on +les a conduits au violon.</p> +<p>—C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le +cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout était +payé d'avance. +Imaginez le coup de théâtre, à cette réponse +de Viot: Messieurs, tout +est payé! Nos inconnus nous regardèrent comme jamais +trois chiens n'ont +regardé trois évêques, avec une stupéfaction +piteuse mêlée d'un pur +attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous +descendîmes et fîmes venir un fiacre.—Chère +marquise, me dit Rougette, +il faut reconduire ces messieurs chez eux.—Volontiers, chère +comtesse, +répondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je +vous +demande s'ils étaient penauds! ils se défendaient de +notre politesse, +ils ne voulaient pas qu'on les reconduisît, ils refusaient de +dire leur +adresse... Je le crois bien! Ils étaient convaincus qu'ils +avaient +affaire à des femmes du monde, et ils demeuraient rue du +Chat-Qui-Pêche!</p> +<p>Les deux étudiants, amis de Marcel, qui, jusque-là, +n'avaient guère fait +que fumer et boire en silence, semblèrent peu satisfaits de +cette +histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-être en +savaient-ils +autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils +jetèrent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en +riant:</p> +<p>—Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine +dernière, il n'y a plus d'inconvénient.</p> +<p>—Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais +lui +faire tort dans sa carrière, jamais!</p> +<p>—Vous avez raison, dit Eugène, et vous agissez en cela plus +sagement +peut-être que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui +peuplent les +écoles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait +derrière lui quelque +faute ou quelque folie, et cependant c'est de là que sortent +tous les +jours ce qu'il y a en France de plus distingué et de plus +respectable: +des médecins, des magistrats...</p> +<p>—Oui, reprit Marcel, c'est la vérité. Il y a des pairs +de France en +herbe qui dînent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de +quoi +payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'œil, n'avez-vous pas +revu vos inconnus?</p> +<p>—Pour qui nous prenez-vous? répondit mademoiselle Pinson d'un +air +sérieux et presque offensé. Connaissez-vous Blanchette et +Rougette? et +supposez-vous que moi-même...</p> +<p>—C'est bon, dit Marcel, ne vous fâchez pas. Mais voilà, +en somme, une +belle équipée. Trois écervelées qui +n'avaient peut-être pas de quoi +dîner le lendemain, et qui jettent l'argent par les +fenêtres pour le +plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais!</p> +<p>—Pourquoi nous invitent-ils à souper? répondit +mademoiselle Pinson.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>IV</h3> +<br /> +<p>Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de +Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla +chanson.—Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervantès, +Zélia qui +tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le +trouvent bon, c'est moi qu'on fête, et qui par conséquent +prie +mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrouée par son anecdote, +de nous +honorer d'un couplet. Eugène, continua-t-il, sois donc un peu +galant, +trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi.</p> +<p>Eugène rougit et obéit. De même que mademoiselle +Pinson n'avait pas +dédaigné de le faire pour l'engager lui-même +à rester, il s'inclina, et +lui dit timidement:</p> +<p>—Oui, mademoiselle, nous vous en prions.</p> +<p>En même temps il souleva son verre, et toucha celui de la +grisette. De +ce léger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle +Pinson +saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fraîche la +continua +longtemps en cadence.</p> +<p>—Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le <i>la</i>. +Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas +bégueule, je +vous en préviens, mais je ne sais pas de couplets de corps de +garde. Je +ne m'encanaille pas la mémoire.</p> +<p>—Connu, dit Marcel, vous êtes une vertu; allez votre train, +les +opinions sont libres.</p> +<p>—Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter à +la bonne +venue des couplets qu'on a faits sur moi.</p> +<p>—Attention! Quel est l'auteur?</p> +<p>—Mes camarades du magasin. C'est de la poésie faite à +l'aiguille; ainsi +je réclame l'indulgence.</p> +<p>—Y a-t-il un refrain à votre chanson?</p> +<p>—Certainement; la belle demande!</p> +<p>—En ce cas-là, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au +refrain, tapons +sur la table, mais tâchons d'aller en mesure. Zélia peut +s'abstenir si +elle veut.</p> +<p>—Pourquoi cela, malhonnête garçon? demanda Zélia +en colère?</p> +<p>—Pour cause, répondit Marcel; mais si vous désirez +être de la partie, +tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconvénients +pour nos +oreilles et pour vos blanches mains.</p> +<p>Marcel avait rangé en rond les verres et les assiettes, et +s'était assis +au milieu de la table, son couteau à la main. Les deux +étudiants du +souper de Rougette, un peu ragaillardis, ôtèrent le +fourneau de leurs +pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eugène rêvait, +Zélia boudait. +Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la +casser, ce à quoi Marcel répondit par un geste +d'assentiment, en sorte +que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des +castagnettes, commença ainsi les couplets que ses compagnes +avaient +composés, après s'être excusée d'avance de +ce qu'ils pouvaient contenir +de trop flatteur pour elle:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>Mimi Pinson est une blonde,<br /> +</span><span>Une blonde que l'on connaît.<br /> +</span><span>Elle n'a qu'une robe au monde,<br /> +</span><span>Landerirette!<br /> +</span><span>Et qu'un bonnet.<br /> +</span><span>Le Grand Turc en a davantage.<br /> +</span><span>Dieu voulut, de cette façon,<br /> +</span><span>La rendre sage.<br /> +</span><span>On ne peut pas la mettre en gage,<br /> +</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br /> +</span></div> +<div class="stanza"><span>Mimi Pinson porte une rose,<br /> +</span><span>Une rose blanche au côté.<br /> +</span><span>Cette fleur dans son cœur éclose,<br /> +</span><span>Landerirette!<br /> +</span><span>C'est la gaieté.<br /> +</span><span>Quand un bon souper la réveille,<br /> +</span><span>Elle fait sortir la chanson<br /> +</span><span>De la bouteille.<br /> +</span><span>Parfois il penche sur l'oreille,<br /> +</span><span>Le bonnet de Mimi Pinson.<br /> +</span></div> +<div class="stanza"><span>Elle a les yeux et la main prestes.<br /> +</span><span>Les carabins, matin et soir,<br /> +</span><span>Usent les manches de leurs vestes,<br /> +</span><span>Landerirette!<br /> +</span><span>À son comptoir.<br /> +</span><span>Quoique sans maltraiter personne,<br /> +</span><span>Mimi leur fait mieux la leçon<br /> +</span><span>Qu'à la Sorbonne.<br /> +</span><span>Il ne faut pas qu'on la chiffonne,<br /> +</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br /> +</span></div> +<div class="stanza"><span>Mimi Pinson peut rester fille;<br /> +</span><span>Si Dieu le veut, c'est dans son droit.<br /> +</span><span>Elle aura toujours son aiguille,<br /> +</span><span>Landerirette!<br /> +</span><span>Au bout du doigt.<br /> +</span><span>Pour entreprendre sa conquête,<br /> +</span><span>Ce n'est pas tout qu'un beau garçon;<br /> +</span><span>Faut être honnête.<br /> +</span><span>Car il n'est pas loin de sa tête,<br /> +</span><span>Le bonnet de Mimi Pinson.<br /> +</span></div> +<div class="stanza"><span>D'un gros bouquet de fleurs d'orange<br /> +</span><span>Si l'amour veut la couronner,<br /> +</span><span>Elle a quelque chose en échange,<br /> +</span><span>Landerirette!<br /> +</span><span>À lui donner.<br /> +</span><span>Ce n'est pas, on se l'imagine,<br /> +</span><span>Un manteau sur un écusson<br /> +</span><span>Fourré d'hermine;<br /> +</span><span>C'est l'étui d'une perle fine,<br /> +</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br /> +</span></div> +<div class="stanza"><span>Mimi n'a pas l'âme vulgaire,<br /> +</span><span>Mais son cœur est républicain;<br /> +</span><span>Aux trois jours elle a fait la guerre,<br /> +</span><span>Landerirette!<br /> +</span><span>En casaquin.<br /> +</span><span>À défaut d'une hallebarde,<br /> +</span><span>On l'a vue avec son poinçon<br /> +</span><span>Monter la garde.<br /> +</span><span>Heureux qui mettra sa cocarde<br /> +</span><span>Au bonnet de Mimi Pinson!<br /> +</span></div> +</div> +<p>Les couteaux et les pipes, voire même les chaises, avaient +fait leur +tapage, comme de raison, à la fin de chaque couplet. Les verres +dansaient sur la table, et les bouteilles, à moitié +pleines, se +balançaient joyeusement en se donnant de petits coups +d'épaule.</p> +<p>—Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette +chanson-là! Il y a un teinturier; c'est trop musqué. +Parlez-moi de ces +bons airs où on dit les choses!</p> +<p>Et il entonna d'une voix forte:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>Nanette n'avait pas encore quinze ans...<br /> +</span></div> +</div> +<p>—Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plutôt, +faisons un tour +de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque?</p> +<p>—J'ai ce qu'il vous faut, répondit Marcel; j'ai une guitare; +mais, +continua-t-il en décrochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce +qu'il +lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes.</p> +<p>—Mais voilà un piano, dit Zélia; Marcel va nous faire +danser.</p> +<p>Marcel lança à sa maîtresse un regard aussi +furieux que si elle l'eût +accusé d'un crime. Il était vrai qu'il en savait assez +pour jouer une +contredanse; mais c'était pour lui, comme pour bien d'autres, +une espèce +de torture à laquelle il se soumettait peu volontiers. +Zélia, en le +trahissant, se vengeait du bouchon.</p> +<p>—Êtes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano +n'est là que +pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'écorchiez, Dieu le +sait. +Où avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que <i>la +Marseillaise</i>, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez +à +Eugène, à la bonne heure, voilà un garçon +qui s'y entend! mais je ne +veux pas l'ennuyer à ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a +que vous +ici d'assez indiscrète pour faire des choses pareilles sans +crier gare.</p> +<p>Pour la troisième fois, Eugène rougit, et +s'apprêta à faire ce qu'on lui +demandait d'une façon si politique et si +détournée. Il se mit donc au +piano, et un quadrille s'organisa.</p> +<p>Ce fut presque aussi long que le souper. Après la contredanse +vint une +valse; après la valse, le galop, car on galope encore au +quartier Latin. +Ces dames surtout étaient infatigables, et faisaient des +gambades et des +éclats de rire à réveiller tout le voisinage. +Bientôt Eugène, doublement +fatigué par le bruit et par la veillée, tomba, tout en +jouant +machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui +dorment à cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant +lui +comme des fantômes dans un rêve; et, comme rien n'est plus +aisément +triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la mélancolie, +à +laquelle il était sujet, ne tarda pas à s'emparer de +lui.—Triste joie, +pensait-il, misérables plaisirs! instants qu'on croit +volés au malheur! +Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement +devant moi, est sûre, comme disait Marcel, d'avoir de quoi +dîner demain?</p> +<p>Comme il faisait cette réflexion, mademoiselle Pinson passa +près de lui; +il crut la voir, tout en galopant, prendre à la +dérobée un morceau de +galette resté sur la table, et le mettre discrètement +dans sa poche.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>V</h3> +<br /> +<p>Le jour commençait à paraître quand la compagnie +se sépara. Eugène, +avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour +respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes +pensées, il +se répétait tout bas, malgré lui, la chanson de la +grisette:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>Elle n'a qu'une robe au monde<br /> +</span><span>Et qu'un bonnet.<br /> +</span></div> +</div> +<p>—Est-ce possible? se demandait-il. La misère peut-elle +être poussée à +ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-même? +Peut-on +rire de ce qu'on manque de pain?</p> +<p>Le morceau de galette emporté n'était pas un indice +douteux. Eugène ne +pouvait s'empêcher d'en sourire, et en même temps +d'être ému de +pitié.—Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette +et non +du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est +peut-être l'enfant d'une voisine à qui elle veut rapporter +un gâteau, +peut-être une portière bavarde, qui raconterait qu'elle a +passé la nuit +dehors, un Cerbère qu'il faut apaiser.</p> +<p>Ne regardant pas où il allait, Eugène s'était +engagé par hasard dans ce +dédale de petites rues qui sont derrière le carrefour +Buci, et dans +lesquelles une voiture passe à peine. Au moment où il +allait revenir sur +ses pas, une femme, enveloppée dans un mauvais peignoir, la +tête nue, +les cheveux en désordre, pâle et défaite, sortit +d'une vieille maison. +Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait à peine marcher; +ses +genoux fléchissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et +paraissait +vouloir se diriger vers une porte voisine, où se trouvait une +boîte aux +lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait à la main. +Surpris et +effrayé, Eugène s'approcha d'elle et lui demanda +où elle allait, ce +qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En même temps il +étendit le +bras pour la soutenir, car elle était près de tomber sur +une borne. +Mais, sans lui répondre, elle recula avec une sorte de crainte +et de +fierté. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la +boîte, et +paraissant rassembler toutes ses forces:—Là! dit-elle seulement; +puis, +continuant à se traîner aux murs, elle regagna sa maison. +Eugène essaya +en vain de l'obliger à prendre son bras et de renouveler ses +questions. +Elle rentra lentement dans l'allée sombre et étroite dont +elle était +sortie.</p> +<p>Eugène avait ramassé la lettre; il fit d'abord +quelques pas pour la +mettre à la poste, mais il s'arrêta bientôt. Cette +étrange rencontre +l'avait si fort troublé, et il se sentait frappé d'une +sorte d'horreur +mêlée d'une compassion si vive, que, avant de prendre le +temps de la +réflexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui +semblait +odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen, +à +pénétrer un tel mystère. Évidemment cette +femme était mourante; était-ce +de maladie ou de faim? Ce devait être, en tout cas, de +misère. Eugène +ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: «À monsieur +le baron de +***,» et renfermait ce qui suit:</p> +<p>«Lisez cette lettre, monsieur, et, par pitié, ne +rejetez pas ma prière. +Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous +dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera +bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a +ôté le peu de +force et de courage que j'avais. Le mois d'août, je rentre en +magasin; +mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la +certitude qu'avant samedi je me trouverai tout à fait sans +asile. J'ai +si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la +résolution de me +jeter à l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis près +de vingt-quatre +heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu +au cœur. N'est-ce pas que je ne me suis pas trompée? Monsieur, +je vous +en supplie à genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera +respirer +encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que +vingt-trois ans! Je viendrai peut-être à bout, avec un peu +d'aide, +d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter +votre pitié, je vous les dirais, mais rien ne me vient à +l'idée. Je ne +puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez +de ma lettre comme on fait quand on en reçoit trop souvent de +pareilles: +vous la déchirerez sans penser qu'une pauvre femme est là +qui attend les +heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pensé qu'il +serait +par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas +l'idée de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous, +qui vous +retiendra, j'en suis persuadée; aussi il me semble que rien ne +vous est +plus facile que de plier votre aumône dans un papier, et de +mettre sur +l'adresse: «À mademoiselle Bertin, rue de +l'Éperon.» J'ai changé de nom +depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma +mère. En sortant de chez vous, donnez cela à un +commissionnaire. +J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu +vous rende humain.</p> +<div class="blkquot"> +<p>«Il me vient à l'idée que vous ne croyez pas +à tant de misère; mais si +vous me voyiez, vous seriez convaincu.</p> +<p style="text-align: right;">«ROUGETTE.»</p> +</div> +<p>Si Eugène avait d'abord été touché en +lisant ces lignes, son étonnement +redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi +c'était +cette même fille qui avait follement dépensé son +argent en parties de +plaisir, et imaginé ce souper ridicule raconté par +mademoiselle Pinson, +c'était elle que le malheur réduisait à cette +souffrance et à une +semblable prière! Tant d'imprévoyance et de folie +semblait à Eugène un +rêve incroyable. Mais point de doute, la signature était +là; et +mademoiselle Pinson, dans le courant de la soirée, avait +également +prononcé le nom de guerre de son amie Rougette, devenue +mademoiselle +Bertin. Comment se trouvait-elle tout à coup abandonnée, +sans secours, +sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille, +pendant qu'elle expirait peut-être dans quelque grenier de cette +maison? +Et qu'était-ce que cette maison même où l'on +pouvait mourir ainsi?</p> +<p>Ce n'était pas le moment de faire des conjectures; le plus +pressé était +de venir au secours de la faim.</p> +<p>Eugène commença par entrer dans la boutique d'un +restaurateur qui venait +de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il +s'achemina, suivi du garçon, vers le logis de Rougette; mais il +éprouvait de l'embarras à se présenter brusquement +ainsi. L'air de +fierté qu'il avait trouvé à cette pauvre fille lui +faisait craindre, +sinon un refus, du moins un mouvement de vanité blessée; +comment lui +avouer qu'il avait lu sa lettre?</p> +<p>Lorsqu'il fut arrivé devant la porte:</p> +<p>—Connaissez-vous, dit-il au garçon, une jeune personne qui +demeure dans +cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin?</p> +<p>—Oh que oui! monsieur, répondit le garçon. C'est nous +qui portons +habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour. +Actuellement elle est à la campagne.</p> +<p>—Qui vous l'a dit? demanda Eugène.</p> +<p>—Pardi! monsieur, c'est la portière. Mademoiselle Rougette +aime à bien +dîner, mais elle n'aime pas beaucoup à payer. Elle a plus +tôt fait de +commander des poulets rôtis et des homards que rien du tout; +mais, pour +voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi +nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est +pas...</p> +<p>—Elle est revenue, reprit Eugène. Montez chez elle, +laissez-lui ce que +vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien +aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui +lui envoie ceci, vous lui répondrez que c'est le baron de ***.</p> +<p>Sur ces mots, Eugène s'éloigna. Chemin faisant, il +rajusta comme il put +le cachet de la lettre, et la mit à la poste.—Après tout, +pensa-t-il, +Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la réponse +à son billet +a été un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>VI</h3> +<br /> +<p>Les étudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches +tous les +jours. Eugène comprenait très bien que, pour donner un +air de +vraisemblance à la petite fable que le garçon devait +faire, il eût fallu +joindre à son envoi le louis que demandait Rougette; mais +là était la +difficulté. Les louis ne sont pas précisément la +monnaie courante de la +rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eugène venait de s'engager +à payer +le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, +n'était +guère mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans +différer le +chemin de la place du Panthéon.</p> +<p>En ce temps-là demeurait encore sur cette place ce fameux +barbier qui a +fait banqueroute, et s'est ruiné en ruinant les autres. +Là, dans +l'arrière-boutique, où se faisait en secret la grande et +la petite +usure, venait tous les jours l'étudiant pauvre et sans souci, +amoureux +peut-être, emprunter à énorme intérêt +quelques pièces dépensées gaiement +le soir et chèrement payées le lendemain. Là +entrait furtivement la +grisette, la tête basse, le regard honteux, venant louer pour une +partie +de campagne un chapeau fané, un châle reteint, une chemise +achetée au +mont-de-piété. Là, des jeunes gens de bonne +maison, ayant besoin de +vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de +lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des +étourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur +avenir. +Depuis la courtisane titrée, à qui un bracelet tourne la +tête, jusqu'au +cuistre nécessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de +lentilles, +tout venait là comme aux sources du Pactole, et l'usurier +barbier, fier +de sa clientèle et de ses exploits jusqu'à s'en vanter, +entretenait la +prison de Clichy en attendant qu'il y allât lui-même.</p> +<p>Telle était la triste ressource à laquelle +Eugène, bien qu'avec +répugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour +être du +moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouvé +que la +demande adressée au baron produisît l'effet +désirable. C'était de la +part d'un étudiant beaucoup de charité, à vrai +dire, que de s'engager +ainsi pour une inconnue; mais Eugène croyait en Dieu: toute +bonne action +lui semblait nécessaire.</p> +<p>Le premier visage qu'il aperçut, en entrant chez le barbier, +fut celui +de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et +feignant de se faire coiffer. Le pauvre garçon venait +peut-être chercher +de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort +préoccupé, et +fronçait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le +coiffeur, +feignant de son côté de lui passer dans les cheveux un fer +parfaitement +froid, lui parlait à demi-voix dans son accent gascon. Devant +une autre +toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, également +affublé +d'une serviette, un étranger fort inquiet, regardant sans cesse +de côté +et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arrière-boutique, +on +apercevait, dans une vieille psyché, la silhouette passablement +maigre +d'une jeune fille, qui, aidée de la femme du coiffeur, essayait +une robe +à carreaux écossais.</p> +<p>—Que viens-tu faire ici à cette heure? s'écria Marcel, +dont la figure +reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, dès qu'il +reconnut +son ami.</p> +<p>Eugène s'assit près de la toilette, et expliqua en peu +de mots la +rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait.</p> +<p>—Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te mêles-tu, +puisqu'il +y a un baron? Tu as vu une jeune fille intéressante qui +éprouvait le +besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as payé un poulet +froid, +c'est digne de toi; il n'y a rien à dire. Tu n'exiges d'elle +aucune +reconnaissance, l'incognito te plaît; c'est héroïque. +Mais aller plus +loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour +une +lingère que protège un baron, et que l'on n'a pas +l'honneur de +fréquenter, cela ne s'est pratiqué, de mémoire +humaine, que dans la +Bibliothèque bleue.</p> +<p>—Ris de moi si tu veux, répondit Eugène. Je sais qu'il +y a dans ce +monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que +je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je +l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester +indifférent +devant la souffrance. Ma charité ne va pas jusqu'à +chercher les pauvres, +je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais +l'aumône.</p> +<p>—En ce cas, reprit Marcel, tu as fort à faire; il n'en manque +pas dans +ce pays-ci.</p> +<p>—Qu'importe? dit Eugène, encore ému du spectacle dont +il venait d'être +témoin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son +chemin? +Cette malheureuse est une étourdie, une folle, tout ce que tu +voudras; +elle ne mérite peut-être pas la compassion qu'elle fait +naître; mais +cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes +amies, +qui déjà ne semblent pas plus se soucier d'elle que si +elle n'était plus +au monde, et qui l'aidaient hier à se ruiner? À qui +peut-elle avoir +recours? à un étranger qui allumera un cigare avec sa +lettre, ou à +mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout +son +cœur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher +Marcel, que tout cela, bien sincèrement, me fait horreur. Cette +petite +évaporée d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, +riant et +babillant chez toi, au moment même où l'autre, +l'héroïne de son conte, +expire dans un grenier, me soulève le cœur. Vivre ainsi en +amies, +presque en sœurs, pendant des jours et des semaines, courir les +théâtres, les bals, les cafés, et ne pas savoir le +lendemain si l'une +est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indifférence des +égoïstes, +c'est l'insensibilité de la brute. Ta demoiselle Pinson est un +monstre, +et tes grisettes que tu vantes, ces mœurs sans vergogne, ces +amitiés +sans âme, je ne sais rien de si méprisable!</p> +<p>Le barbier, qui, pendant ces discours, avait écouté en +silence, et +continué de promener son fer froid sur la tête de Marcel, +sourit d'un +air malin lorsque Eugène se tut. Tour à tour bavard comme +une pie, ou +plutôt comme un perruquier qu'il était, lorsqu'il +s'agissait de méchants +propos, taciturne et laconique comme un Spartiate dès que les +affaires +étaient en jeu, il avait adopté la prudente habitude de +laisser toujours +d'abord parler ses pratiques, avant de mêler son mot à la +conversation. +L'indignation qu'exprimait Eugène en termes si violents lui fit +toutefois rompre le silence.</p> +<p>—Vous êtes sévère, monsieur, dit-il en riant et +en gasconnant. J'ai +l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort +excellente personne.</p> +<p>—Oui, dit Eugène, excellente en effet, s'il est question de +boire et de +fumer.</p> +<p>—Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes +personnes, +ça rit, ça chante, ça fume, mais il y en a qui ont +du cœur.</p> +<p>—Où voulez-vous en venir, père Cadédis? demanda +Marcel. Pas tant de +diplomatie; expliquez-vous tout net.</p> +<p>—Je veux dire, répliqua le barbier en montrant +l'arrière-boutique, +qu'il y a là, pendue à un clou, une petite robe de soie +noire que ces +messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la +propriétaire, car +elle ne possède pas une garde-robe très +compliquée. Mademoiselle Mimi +m'a envoyé cette robe ce matin au petit jour; et je +présume que, si elle +n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est +qu'elle-même ne +roule pas sur l'or.</p> +<p>—Voilà qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans +l'arrière-boutique, sans égard pour la pauvre femme aux +carreaux +écossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa +robe en +gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites à +présent? Elle ne +va donc pas dans le monde aujourd'hui?</p> +<p>Eugène avait suivi son ami.</p> +<p>Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu +d'autres hardes de toute espèce, était humblement et +tristement +suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson.</p> +<p>—C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce vêtement pour +l'avoir vu +tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et +l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir à la manche gauche +une +petite tache grosse comme une pièce de cinq sous, causée +parle vin de +Champagne. Et combien avez-vous prêté là-dessus, +père Cadédis? car je +suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans +ce +boudoir qu'en qualité de nantissement.</p> +<p>—J'ai prêté quatre francs, répondit le barbier; +et je vous assure, +monsieur, que c'est pure charité. À toute autre je +n'aurais pas avancé +plus de quarante sous, car la pièce est diablement mûre; +on y voit à +travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi +me payera; elle est bonne pour quatre francs.</p> +<p>—Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet +qu'elle n'a emprunté cette petite somme que pour l'envoyer +à Rougette.</p> +<p>—Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eugène.</p> +<p>—Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se +dépouiller pour un créancier.</p> +<p>—Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans +une +position meilleure que celle où elle se trouve actuellement; +elle avait +alors un grand nombre de dettes. On se présentait journellement +chez +elle pour saisir ce qu'elle possédait, et on avait fini, en +effet, par +lui prendre tous ses meubles, excepté son lit, car ces messieurs +savent +sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un débiteur. Or, +mademoiselle +Mimi avait dans ce temps-là quatre robes fort convenables. Elle +les +mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour +qu'on ne les saisît pas; c'est pourquoi je serais surpris si, +n'ayant +plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer +quelqu'un.</p> +<p>—Pauvre Mimi! répéta Marcel. Mais, en +vérité, comment +s'arrange-t-elle? Elle a donc trompé ses amis? elle +possède donc un +vêtement inconnu? Peut-être se trouve-t-elle malade d'avoir +trop mangé +de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de +s'habiller. N'importe, père Cadédis, cette robe me fait +peine, avec ses +manches pendantes qui ont l'air de demander grâce; tenez, +retranchez-moi +quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer, +et +mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte à +cette +enfant. Eh bien! Eugène, continua-t-il, que dit à cela ta +charité +chrétienne?</p> +<p>—Que tu as raison, répondit Eugène, de parler et +d'agir comme tu fais, +mais que je n'ai peut-être pas tort; j'en fais le pari, si tu +veux.</p> +<p>—Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du +Jockey-Club. +Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous +sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis +curieux de la voir.</p> +<p>Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>VII</h3> +<br /> +<p>—Mademoiselle est allée à la messe, répondit la +portière aux deux +étudiants, lorsqu'ils furent arrivés chez mademoiselle +Pinson.</p> +<p>—À la messe! dit Eugène surpris.</p> +<p>—À la messe! répéta Marcel. C'est impossible, +elle n'est pas sortie. +Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis.</p> +<p>—Je vous assure, monsieur, répondit la portière, +qu'elle est sortie +pour aller à la messe, il y a environ trois quarts d'heure.</p> +<p>—Et à quelle église est-elle allée?</p> +<p>—À Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un +matin.</p> +<p>—Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble +bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui.</p> +<p>—La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez +vous-même.</p> +<p>Mademoiselle Pinson, sortant de l'église, revenait chez elle, +en effet. +Marcel ne l'eut pas plus tôt aperçue, qu'il courut +à elle, impatient de +voir de près sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon +d'indienne foncée, à demi caché sous un rideau de +serge verte dont elle +s'était fait, tant bien que mal, un châle. De cet +accoutrement +singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, à +cause de sa +couleur sombre, sortaient sa tête gracieuse coiffée de son +bonnet blanc, +et ses petits pieds chaussés de brodequins. Elle s'était +enveloppée dans +son rideau avec tant d'art et de précaution, qu'il ressemblait +vraiment +à un vieux châle et qu'on ne voyait presque pas la +bordure. En un mot, +elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de +prouver, +une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie.</p> +<p>—Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en +écartant un +peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serrée dans +son +corset. C'est un déshabillé du matin que Palmyre vient de +m'apporter.</p> +<p>—Vous êtes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais +cru qu'on +pût avoir si bonne mine avec le châle d'une fenêtre.</p> +<p>—En vérité? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant +l'air un peu +paquet.</p> +<p>—Paquet de roses, répondit Marcel. J'ai presque regret +maintenant de +vous avoir rapporté votre robe.</p> +<p>—Ma robe? Où l'avez-vous trouvée?</p> +<p>—Où elle était, apparemment.</p> +<p>—Et vous l'avez tirée de l'esclavage?</p> +<p>—Eh, mon Dieu! oui, j'ai payé sa rançon. M'en +voulez-vous de cette +audace?</p> +<p>—Non pas! à charge de revanche. Je suis bien aise de revoir +ma robe; +car, à vous dire vrai, voilà déjà longtemps +que nous vivons toutes les +deux ensemble, et je m'y suis attachée insensiblement.</p> +<p>En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq +étages +qui conduisaient à sa chambrette, où les deux amis +entrèrent avec elle.</p> +<p>—Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe +qu'à une +condition.</p> +<p>—Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en +veux pas.</p> +<p>—J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez +franchement pourquoi cette robe était en gage.</p> +<p>—Laissez-moi donc d'abord la remettre, répondit mademoiselle +Pinson; je +vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous préviens que, si +vous ne +voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la +gouttière, il +faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face +comme Agamemnon.</p> +<p>—Qu'à cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus +honnêtes qu'on ne +pense, et je ne hasarderai pas même un œil.</p> +<p>—Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance, +mais la sagesse des nations nous dit que deux précautions valent +mieux +qu'une.</p> +<p>En même temps elle se débarrassa de son rideau, et +l'étendit +délicatement sur la tête des deux amis, de manière +à les rendre +complètement aveugles.</p> +<p>—Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant.</p> +<p>—Prenez garde à vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau, +je ne +réponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre +parole, par +conséquent elle est dégagée.</p> +<p>—Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma +taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre. +Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un +plaisir à me sentir dedans!</p> +<p>—Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez +sincère, +nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne +comme +vous, sage, rangée, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher +ainsi, +d'un seul coup, toute sa garde-robe à un clou?</p> +<p>-Pourquoi?... pourquoi?... répondit mademoiselle Pinson, +paraissant +hésiter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras, +et leur +dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez.</p> +<p>Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de +l'Éperon.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>VIII</h3> +<br /> +<p>Marcel avait gagné son pari. Les quatre francs et le morceau +de galette +de mademoiselle Pinson étaient sur la table de Rougette, avec +les débris +du poulet d'Eugène.</p> +<p>La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le +lit; +et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu, +elle fit dire à ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait +de +l'excuser, et qu'elle n'était pas en état de les recevoir.</p> +<p>—Que je la reconnais bien là, dit Marcel; elle mourrait sur +la paille +dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-à-vis de +son pot +à l'eau.</p> +<p>Les deux amis, bien qu'à regret, furent donc obligés +de s'en retourner +chez eux comme ils étaient venus, non sans rire entre eux de +cette +fierté et de cette discrétion si étrangement +nichées dans une mansarde.</p> +<p>Après avoir été à l'École de +médecine suivre les leçons du jour, ils +dînèrent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de +promenade au +boulevard Italien. Là, tout en fumant le cigare qu'il avait +gagné le +matin:</p> +<p>—Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas forcé de convenir +que j'ai +raison d'aimer, au fond, et même d'estimer ces pauvres +créatures? +Considérons sainement les choses sous un point de vue +philosophique. +Cette petite Mimi, que tu as tant calomniée, ne fait-elle pas, +en se +dépouillant de sa robe, une œuvre plus louable, plus +méritoire, j'ose +même dire plus chrétienne, que le bon roi Robert en +laissant un pauvre +couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait +évidemment quantité de manteaux; d'un autre +côté, il était à table, dit +l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se traînant +à +quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de +son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne +monarque, +il est vrai, pardonna généreusement au coupeur de +franges; mais +peut-être avait-il bien dîné. Vois quelle distance +entre lui et Mimi! +Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assurément +était à +jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait +emporté de +chez moi était destiné par avance à composer son +propre repas. Or, que +fait-elle? Au lieu de déjeuner, elle va à la messe, et en +ceci elle se +montre encore au moins l'égale du roi Robert, qui était +fort pieux, j'en +conviens, mais qui perdait son temps à chanter au lutrin, +pendant que +les Normands faisaient le diable à quatre. Le roi Robert +abandonne sa +frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout +entière au père Cadédis, action incomparable en ce +que Mimi est femme, +jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est +nécessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, à +son magasin, +gagner le pain de sa journée. Non seulement donc elle se prive +du +morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met +volontairement dans le cas de ne pas dîner. Observons en outre +que le +père Cadédis est fort éloigné d'être +un mendiant, et de se traîner à +quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renonçant à +sa frange, ne +fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coupée +d'avance, +et c'est à savoir si cette frange était coupée de +travers ou non, et en +état d'être recousue; tandis que Mimi, de son propre +mouvement, bien +loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-même de +dessus son +pauvre corps ce vêtement, plus précieux, plus utile que le +clinquant de +tous les passementiers de Paris. Elle sort vêtue d'un rideau; +mais sois +sûr qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que +l'église. Elle se +ferait plutôt couper un bras que de se laisser voir ainsi +fagotée au +Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer à Dieu, +parce +qu'il est l'heure où elle prie tous les jours. Crois-moi, +Eugène, dans +ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue +de Tournon et la rue du Petit-Lion, où elle connaît tout +le monde, il y +a plus de courage, d'humilité et de religion véritable +que dans toutes +les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis +le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra +inconnue +dans son cinquième étage, entre un pot de fleurs et un +ourlet.</p> +<p>—Tant mieux pour elle, dit Eugène.</p> +<p>—Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer à comparer, +je +pourrais te faire un parallèle entre Mucius Scævola et +Rougette. +Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile à un Romain du +temps de +Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un +réchaud +allumé, qu'à une grisette contemporaine de rester +vingt-quatre heures +sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont crié, mais examine par +quels +motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en présence d'un roi +étrusque +qu'il a voulu assassiner; il a manqué son coup d'une +manière pitoyable, +il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade. +Pour +qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un +tison +(car rien ne prouve que le brasier fût bien chaud, ni que le +poing soit +tombé en cendres). Là-dessus, le digne Porsenna, +stupéfait de sa +fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est à +parier que +ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que +Scævola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa +tête. +Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus +lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est +seule au fond d'un grenier, et elle n'a là pour l'admirer ni +Porsenna, +c'est-à-dire le baron, ni les Romains, c'est-à-dire les +voisins, ni les +Étrusques, c'est-à-dire ses créanciers, ni +même le brasier, car son +poêle est éteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se +plaindre? Par +vanité d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le +même cas; par +grandeur d'âme ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste +muette +derrière son verrou, c'est précisément pour que +ses amis ne sachent pas +qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas pitié de son courage, +pour que sa +camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute dévouée, ne +soit pas +obligée, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa +galette. +Mucius, à la place de Rougette, eût fait semblant de +mourir en silence +mais c'eût été dans un carrefour ou à la +porte de Flicoteaux. Son +taciturne et sublime orgueil eût été une +manière délicate de demander à +l'assistance un verre de vin et un croûton. Rougette, il est +vrai, a +demandé un louis au baron, que je persiste à comparer +à Porsenna. Mais +ne vois-tu pas que le baron doit évidemment être redevable +à Rougette de +quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins +clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarqué, il se +peut +que le baron soit à la campagne, et dès lors Rougette est +perdue. Et ne +crois pas pouvoir me répondre ici par cette vaine objection +qu'on oppose +à toutes les belles actions des femmes, à savoir qu'elles +ne savent ce +qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les +gouttières. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de +près au +pont d'Iéna, car elle s'est déjà jetée +à l'eau une fois, et je lui ai +demandé si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle +n'avait +rien senti, excepté au moment où on l'avait +repêchée, parce que les +bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, à +ce +qu'elle disait, <i>raclé</i> la tête sur le bord du +bateau.</p> +<p>—Assez! dit Eugène, fais-moi grâce de tes affreuses +plaisanteries. +Réponds-moi sérieusement: crois-tu que de si horribles +épreuves, tant de +fois répétées, toujours menaçantes, +puissent enfin porter quelque fruit? +Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans +appui, sans conseil, +ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'expérience? Y a-t-il +un +démon, attaché à elles, qui les voue à tout +jamais au malheur et à la +folie, ou, malgré tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au +bien? +En voilà une qui prie Dieu, dis-tu? elle va à +l'église, elle remplit ses +devoirs, elle vit honnêtement de son travail; ses compagnes +paraissent +l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas +vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. +En voilà une autre qui passe +sans cesse de l'étourderie à la misère, de la +prodigalité aux horreurs +de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les leçons +cruelles +qu'elle reçoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite +réglée, +un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des êtres +raisonnables? +S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre à nous. +Allons de ce +pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien +souffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me +décourage pas, +laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de +leur parler un langage sincère; je ne veux leur faire ni sermon +ni +reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur +dire...</p> +<p>En ce moment, les deux amis passaient devant le café Tortoni. +La +silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces près +d'une +fenêtre, se dessinait à la clarté des lustres. +L'une d'elles agita son +mouchoir, et l'autre partit d'un éclat de rire.</p> +<p>—Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire +d'aller si loin, car les voilà, Dieu me pardonne! Je reconnais +Mimi à sa +robe, et Rougette à son panache blanc, toujours sur le chemin de +la +friandise. Il paraît que monsieur le baron a bien fait les choses.</p> +<p>—Et une pareille folie, dit Eugène, ne t'épouvante pas?</p> +<p>—Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des +grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a +conté +une histoire à souper, elle a engagé sa robe pour quatre +francs, elle +s'est fait un châle avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui +donne +ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas obligé à +davantage.<br /> +<br /> +</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE MIMI PINSON.<br /> +<br /> +</p> +<div class="blkquot"> +<p>Ce <i>profil de grisette</i>, comme l'appelle l'auteur, a +été composé pour le +<i>Diable à Paris</i>, ouvrage publié par livraisons et +orné de dessins par +Gavarni.</p> +<p>Ce conte est entièrement de pure invention.</p> +</div> +<hr style="width: 65%;" /><a name="LA_MOUCHE"></a> +<h2>LA MOUCHE</h2> +<h2>1853</h2> +<div style="text-align: center;"><img alt="LA MOUCHE" title="LA MOUCHE" + src="images/imag003.jpg" style="width: 407px; height: 600px;" /><br /> +</div> +<h5>LA MOUCH</h5> +<h5>... immobile, debout +derrière elle, le Chevalier observait la +Marquise +qui écrivait...</h5> +<h3>I</h3> +<br /> +<p>En 1756, lorsque Louis XV, fatigué des querelles entre la +magistrature +et le grand conseil à propos de l'impôt des deux sous<a + name="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6"><sup>6</sup></a>, +prit le parti +de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs +offices. Seize de ces démissions furent acceptées, sur +quoi il y eut +autant d'exils.—Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour à +l'un +des présidents, pourriez-vous voir de sang-froid une +poignée d'hommes +résister à l'autorité d'un roi de France? N'en +auriez-vous pas mauvaise +opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le président, et +vous +verrez tout cela comme je le vois.</p> +<p>Ce ne furent pas seulement les exilés qui portèrent la +peine de leur +mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le +<i>décachetage</i> amusait le roi. Pour se désennuyer de +ses plaisirs, il se +faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux à +la +poste. Bien entendu que, sous le prétexte de faire +lui-même sa police +secrète, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient +ainsi +sous les yeux; mais quiconque, de près ou de loin, tenait aux +chefs des +factions, était presque toujours perdu. On sait que Louis XV, +avec +toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle +d'être +inexorable.</p> +Un soir qu'il était devant le feu, les pieds sur le manteau +de la +cheminée, mélancolique à son ordinaire, la +marquise, parcourant un +paquet de lettres, haussait les épaules en riant. Le roi demanda +ce +qu'il y avait. +<p>-C'est que je trouve là, répondit-elle, une lettre qui +n'a pas le sens +commun, mais c'est une chose touchante et qui fait pitié.</p> +<p>-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi.</p> +<p>-Point de nom: c'est une lettre d'amour.</p> +<p>-Et qu'y a-t-il dessus?</p> +<p>-Voilà le plaisant. C'est qu'elle est adressée +à mademoiselle +d'Annebault, la nièce de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est +apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourrée avec ces +papiers.</p> +<p>-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi.</p> +<p>-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de +Vauvert +et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-là? Votre +Majesté +les connaît-elle?</p> +<p>Le roi se piquait de savoir la France par cœur, c'est-à-dire +la noblesse +de France. L'étiquette de sa cour, qu'il avait +étudiée, ne lui était pas +plus familière que les blasons de son royaume: science assez +courte, le +reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanité, et la +hiérarchie +était, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son +palais; il y +voulait marcher en maître. Après avoir rêvé +quelques instants, il fronça +le sourcil comme frappé d'un mauvais souvenir, puis, faisant +signe à la +marquise de lire, il se rejeta dans sa bergère, en disant avec +un +sourire:</p> +<p>—Va toujours, la fille est jolie.</p> +<p>Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement +railleur, +commença à lire une longue lettre toute remplie de +tirades amoureuses:</p> +<div class="blkquot">«Voyez un peu, disait l'écrivain, +comme les destins me +persécutent! Tout +semblait disposé à remplir mes vœux, et vous-même, +ma tendre amie, ne +m'aviez-vous pas fait espérer le bonheur? Il faut pourtant que +j'y +renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas +un +excès de cruauté de m'avoir permis d'entrevoir les cieux, +pour me +précipiter dans l'abîme? Lorsqu'un infortuné est +dévoué à la mort, se +fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui +doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je +n'ai +plus d'autre asile, d'autre espérance que le tombeau, car, +dès +l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer à votre +main. +Quand la fortune me souriait, tout mon espoir était que vous +fussiez à +moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y +songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en +mourant d'amour, je vous défends de m'aimer...»</div> +<p>La marquise souriait à ces derniers mots.</p> +<p>—Madame, dit le roi, voilà un honnête homme. Mais, +qu'est-ce qui +l'empêche d'épouser sa maîtresse?</p> +<p>—Permettez, Sire, que je continue:</p> +<div class="blkquot">«Cette injustice qui m'accable, me surprend +de la part du +meilleur des +rois. Vous savez que mon père demandait pour moi une place de +cornette +ou d'enseigne aux gardes, et que cette place décidait de ma vie, +puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir à vous. Le duc de +Biron +m'avait proposé; mais le roi m'a rejeté d'une +façon dont le souvenir +m'est bien amer, car si mon père a sa manière de voir (je +veux que ce +soit une faute), dois-je toutefois en être puni? Mon +dévouement au roi +est aussi véritable, aussi sincère que mon amour pour +vous. On verrait +clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'épée. +Il est +désespérant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit +sans raison +valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgrâce, c'est ce +qui est +opposé à la bonté bien connue de Sa +Majesté...»</div> +<p>—Oui-da, dit le roi, ceci m'intéresse.</p> +<div class="blkquot">«Si vous saviez combien nous sommes tristes! +Ah! mon amie, +cette terre +de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y +promène seul +tout le jour. J'ai défendu de ratisser; l'odieux jardinier est +venu hier +avec son manche à balai ferré. Il allait toucher le +sable... La trace de +vos pas, plus légère que le vent, n'était pourtant +pas effacée. Le bout +de vos petits pieds et vos grands talons blancs étaient encore +marqués +dans l'allée: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je +suivais +votre belle image, et ce charmant fantôme s'animait par instants, +comme +s'il se fût posé sur l'empreinte fugitive. C'est +là, c'est en causant le +long du parterre qu'il m'a été donné de vous +connaître, de vous +apprécier. Une éducation admirable dans l'esprit d'un +ange, la dignité +d'une reine avec la grâce des nymphes, des pensées dignes +de Leibnitz +avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les lèvres de +Diane, +tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce +temps-là ces fleurs bien-aimées s'épanouissaient +autour de nous. Je les +ai respirées en vous écoutant: dans leur parfum vivait +votre souvenir. +Elles courbent à présent la tête; elles me montrent +la mort...»</div> +<p>—C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous +cela?</p> +<p>—Parce que Votre Majesté me l'a ordonné pour les beaux +yeux de +mademoiselle d'Annebault.</p> +<p>—Cela est vrai, elle a de beaux yeux.</p> +<div class="blkquot">«Et quand je rentre de ces promenades, je +trouve mon +père seul, dans le +grand salon, accoudé auprès d'une chandelle, au milieu de +ces dorures +fanées qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec +peine,... mon chagrin dérange le sien... Athénaïs! +au fond de ce salon, +près de la fenêtre, est le clavecin où voltigeaient +vos doigts +délicieux, qu'une seule fois ma bouche a touchés, pendant +que la vôtre +s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien +que +vos chants n'étaient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce +Rameau, ce +Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les +aimez, +ils sont dans votre mémoire; leur souffle a passé sur vos +lèvres. Je +m'assieds aussi à ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs +qui +vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et +les écoute mourir, tandis que l'écho s'en perd sous cette +voûte lugubre. +Mon père se retourne et me voit désolé; qu'y +peut-il faire? Un propos de +ruelle, d'antichambre, a fermé nos grilles. Il me voit jeune, +ardent, +plein de vie, ne demandant qu'à être au monde; il est mon +père et n'y +peut rien...»</div> +<p>—Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce garçon s'en allait en +chasse, et +qu'on lui tue son faucon sur le poing? À qui en a-t-il, par +hasard?</p> +<div class="blkquot">«Il est bien vrai, reprit la marquise, +continuant la lecture +d'un ton +plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents +éloignés de l'abbé Chauvelin...»</div> +<p>—Voilà donc ce que c'est! dit Louis XV en bâillant. +Encore quelque +neveu des enquêtes et requêtes. Mon parlement abuse de ma +bonté; il a +vraiment trop de famille.</p> +<p>—Mais si ce n'est qu'un parent éloigné!...</p> +<p>—Bon, ce monde-là ne vaut rien du tout. Cet abbé +Chauvelin est un +janséniste; c'est un bon diable, mais c'est un démis. +Jetez cette lettre +au feu, et qu'on ne m'en parle plus.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>II</h3> +<br /> +<p>Les derniers mots prononcés par le roi n'étaient pas +tout à fait un +arrêt de mort, mais c'était à peu près une +défense de vivre. Que pouvait +faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas +entendre parler? Tâcher d'être commis, ou se faire +philosophe, poète +peut-être, mais sans dédicace, et le métier, en ce +cas, ne valait rien.</p> +<p>Telle n'était pas, à beaucoup près, la vocation +du chevalier de Vauvert, +qui venait d'écrire avec des larmes la lettre dont le roi se +moquait. +Pendant ce temps-là, seul, avec son père, au fond du +vieux château de +Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux.</p> +<p>—Je veux aller à Versailles, disait-il.</p> +<p>—Et qu'y ferez-vous?</p> +<p>—Je n'en sais rien; mais que fais-je ici.</p> +<p>—Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas +être +fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune façon. +Mais +oubliez-vous que votre mère est morte?</p> +<p>—Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que +vous +m'avez donnée. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais +plus +rester dans ces lieux.</p> +<p>—D'où vient cela?</p> +<p>—D'un amour extrême. J'aime éperdûment +mademoiselle d'Annebault.</p> +<p>—Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Molière qui fasse +des +mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgrâce?</p> +<p>—Eh! monsieur, votre disgrâce, me serait-il permis, sans +m'écarter du +plus profond respect, de vous demander ce qui l'a causée? Nous +ne sommes +pas du parlement. Nous payons l'impôt, nous ne le faisons pas. Si +le +parlement lésine sur les deniers du roi, c'est son affaire et +non la +nôtre. Pourquoi M. l'abbé Chauvelin nous +entraîne-t-il dans sa ruine?</p> +<p>—M. l'abbé Chauvelin agit en honnête homme. Il refuse +d'approuver le +dixième, parce qu'il est révolté des dilapidations +de la cour. Rien de +pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Châteauroux. Elle +était +belle, au moins, celle-là, et elle ne coûtait rien, pas +même ce qu'elle +donnait si généreusement. Elle était +maîtresse et souveraine, et elle se +disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot +lorsqu'il lui retirerait ses bonnes grâces. Mais cette +Étioles, cette Le +Normand, cette Poisson insatiable!</p> +<p>—Et qu'importe?</p> +<p>—Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous +seulement +que, à présent, tandis que le roi nous gruge, la fortune +de sa grisette +est incalculable? Elle s'était fait donner au début cent +quatre-vingt +mille livres de rente; mais ce n'était qu'une bagatelle, cela ne +compte +plus maintenant; on ne saurait se faire une idée des sommes +effrayantes +que le roi lui jette à la tête; il ne se passe pas trois +mois de l'année +où elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent +mille +livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du +trésorier des écuries; avec les logements qu'elle a dans +toutes les +maisons royales, elle achète la Selle, Cressy, Aulnay, +Brinborion, +Marigny, Saint-Rémi, Bellevue, et tant d'autres terres, des +hôtels à +Paris, à Fontainebleau, à Versailles, à +Compiègne, sans compter une +fortune secrète placée en tous pays dans toutes les +banques d'Europe, en +cas de disgrâce probablement, ou de la mort du souverain. Et qui +paye +tout cela, s'il vous plaît?</p> +<p>—Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi.</p> +<p>—C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple +qui +sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de +Pigalle. +Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux +impôts. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre +dernier écu +était prêt; nous ne songions pas à marchander. Le +roi victorieux a pu +voir clairement qu'il était aimé par tout le royaume, +plus clairement +encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute +faction, toute rancune; la France entière se mit à genoux +devant le lit +du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses +soldats +ou ses médecins, nous ne voulons plus payer ses +maîtresses, et nous +avons autre chose à faire que d'entretenir madame de Pompadour.</p> +<p>—Je ne la défends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni +tort ni +raison; je ne l'ai jamais vue.</p> +<p>—Sans doute; et vous ne seriez pas fâché de la voir, +n'est-il pas vrai, +pour avoir là-dessus quelque opinion? Car, à votre +âge, la tête juge par +les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-là +vous sera +refusé.</p> +<p>—Pourquoi, monsieur?</p> +<p>—Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi +invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans +son sérail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez. +Que +voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un +aventurier?</p> +<p>—Non pas, mais comme un amoureux. Je ne prétends point +solliciter, +monsieur, mais réclamer contre une injustice. J'avais une +espérance +fondée, presque une promesse de M. de Biron; j'étais +à la veille de +posséder ce que j'aime, et cet amour n'est point +déraisonnable; vous ne +l'avez pas désapprouvé. Souffrez donc que je tente de +plaider ma cause. +Aurai-je affaire au roi ou à madame de Pompadour, je l'ignore, +mais je +veux partir.</p> +<p>—Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y +présenter!</p> +<p>—Eh! j'y serai peut-être reçu plus aisément par +cette raison que j'y +suis inconnu.</p> +<p>—Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le +vôtre!... +Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez être +inconnu.</p> +<p>—Eh bien donc! le roi m'écoutera.</p> +<p>—Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous rêvez +Versailles, et +vous croirez y être quand votre postillon s'arrêtera... +Supposons que +vous parveniez jusqu'à l'antichambre, à la galerie, +à l'Oeil-de-Bœuf: +vous ne verrez entre Sa Majesté et vous que le battant d'une +porte: il y +aura un abîme. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais, +des +protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de +Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture +pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par +un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le +silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous +répondre, +il vous dévisage en passant et vous anéantit? +Après la Grève et la +Bastille, c'est un certain degré de supplice qui, moins cruel en +apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le +condamné, il +est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer à +s'approcher ni +d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni +d'une +caserne. Devant lui tout se ferme ou se détourne, et il se +promène +ainsi au hasard dans une prison invisible.</p> +<p>—Je m'y remuerai tant que j'en sortirai.</p> +<p>—Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meynières +n'était pas plus +coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus +légitimes espérances. Son père, le plus +dévoué sujet de Sa Majesté, le +plus honnête homme du royaume, repoussé par le roi, est +allé, avec ses +cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette. +Savez-vous ce qu'elle a répondu? Voici ses propres paroles, que +M. de +Meynières m'envoie dans une lettre: «Le roi est le +maître; il ne juge +pas à propos de vous marquer son mécontentement +personnellement; il se +contente de vous le faire éprouver en privant monsieur votre +fils d'un +état; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et +il n'en +veut pas; il faut respecter ses volontés. Je vous plains +cependant, +j'entre dans vos peines, j'ai été mère; je sais ce +qu'il doit vous en +coûter pour laisser votre fils sans état.» +Voilà le style de cette +créature, et vous voulez vous mettre à ses pieds!</p> +<p>—On dit qu'ils sont charmants, monsieur.</p> +<p>—Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le +sait. Il cède, il plie devant cette femme. Pour maintenir son +étrange +pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa tête de bois.</p> +<p>—On prétend qu'elle a tant d'esprit!</p> +<p>—Et point de cœur; le beau mérite!</p> +<p>—Point de cœur! elle qui sait si bien déclamer les vers de +Voltaire, +chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est +impossible, je ne le croirai jamais.</p> +<p>—Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne +pas, +mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup +cette demoiselle d'Annebault?</p> +<p>—Plus que ma vie.</p> +<p>—Allez, monsieur.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>III</h3> +<br /> +<p>On a dit que les voyages font tort à l'amour, parce qu'ils +donnent des +distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils +laissent +le temps d'y rêver. Le chevalier était trop jeune pour +faire de si +savantes distinctions. Las de la voiture, à moitié +chemin, il avait pris +un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir à +l'auberge du Soleil, enseigne passée de mode, du temps de Louis +XIV.</p> +<p>Il y avait à Versailles un vieux prêtre qui avait +été curé près de +Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce curé, +simple et +pauvre, avait un neveu à bénéfices, abbé de +cour, qui pouvait être +utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme +d'importance, +plongé dans son rabat, reçut fort bien le nouveau venu et +ne dédaigna +pas d'écouter sa requête.</p> +<p>—Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir +opéra à la +cour, une espèce de fête, de je ne sais quoi. Je n'y vais +pas, parce que +je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici +justement +un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demandé pour +quelqu'un, +je ne sais plus qui. Allez là. Vous n'êtes pas encore +présenté, il est +vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas nécessaire. +Tâchez de vous +trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre +fortune est faite.</p> +<p>Le chevalier remercia l'abbé, et, fatigué d'une nuit +mal dormie et d'une +journée à cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une +de ces +toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu +expérimentée l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit +de poudre son +habit pailleté. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait +vingt ans.</p> +<p>La nuit tombait lorsqu'il arriva au château. Il +s'avança timidement vers +la grille et demanda son chemin à la sentinelle. On lui montra +le grand +escalier. Là, il apprit du suisse que l'opéra venait de +commencer, et +que le roi, c'est-à-dire tout le monde, était dans la +salle<a name="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7"><sup>7</sup></a>.</p> +—Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse +(à +tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un +instant. S'il aime mieux passer par les appartements.... +<p>Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosité lui +fit +répondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis, +comme un +laquais se disposait à le suivre pour le guider, un mouvement de +vanité +lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'être accompagné. +Il s'avança +seul donc, non sans quelque émotion.</p> +<p>Versailles resplendissait de lumière. Du +rez-de-chaussée jusqu'au faîte, +les lustres, les girandoles, les meubles dorés, les marbres +étincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux +battants +étaient ouverts partout. À mesure que le chevalier +marchait, il était +frappé d'un étonnement et d'une admiration difficiles +à imaginer; car ce +qui rendait tout à fait merveilleux le spectacle qui s'offrait +à lui, ce +n'était pas seulement la beauté, l'éclat de ce +spectacle même, c'était +la complète solitude où il se trouvait dans cette sorte +de désert +enchanté.</p> +<p>À se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce +soit dans un +temple, un cloître ou un château, il y a quelque chose de +bizarre, et, +pour ainsi dire, de mystérieux. Le monument semble peser sur +l'homme: +les murs le regardent; les échos l'écoutent; le bruit de +ses pas trouble +un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et +n'ose +marcher qu'avec respect.</p> +<p>Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bientôt la +curiosité prit le dessus +et l'entraîna. Les candélabres de la galerie des Glaces, +en se mirant, +se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de +nymphes et de bergères se jouaient alors sur les lambris, +voltigeaient +aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais +tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours +semé +d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur +majestueuse du grand roi; là des ottomanes chiffonnées, +des pliants en +désordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons +toujours +vides, où la magnificence éclatait d'autant mieux qu'elle +semblait plus +inutile; de temps en temps des portes secrètes s'ouvrant sur des +corridors à perte de vue; mille escaliers, mille passages se +croisant +comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des +géants; des boudoirs enchevêtrés comme des +cachettes d'enfants; une +énorme toile de Vanloo près d'une cheminée de +porphyre; une boîte à +mouches oubliée à côté d'un magot de la +Chine; tantôt une grandeur +écrasante, tantôt une grâce efféminée; +et partout, au milieu du luxe, de +la prodigalité et de la mollesse, mille odeurs enivrantes, +étranges et +diverses, les parfums mêlés des fleurs et des femmes, une +tiédeur +énervante, l'air de la volupté.</p> +<p>Être en pareil lieu à vingt ans, au milieu de ces +merveilles, et s'y +trouver seul, il y avait à coup sûr de quoi être +ébloui. Le chevalier +avançait au hasard, comme dans un rêve.</p> +<p>—Vrai palais de fées, murmurait-il; et, en effet, il lui +semblait voir +se réaliser pour lui un de ces contes où les princes +égarés découvrent +des châteaux magiques.</p> +<p>Était-ce bien des créatures mortelles qui habitaient +ce séjour sans +pareil? Était-ce des femmes véritables qui venaient de +s'asseoir dans +ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laissé +à ces +coussins cette empreinte légère, pleine encore +d'indolence? Qui sait? +derrière ces rideaux épais, au fond de quelque immense et +brillante +galerie, peut-être allait-il apparaître une princesse +endormie depuis +cent ans, une fée en paniers, une Armide en paillettes, ou +quelque +hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un +lambris doré!</p> +<p>Étourdi, malgré lui, par toutes ces chimères, +le chevalier, pour mieux +rêver, s'était jeté sur un sofa, et il s'y serait +peut-être oublié +longtemps, s'il ne s'était souvenu qu'il était amoureux. +Que faisait, +pendant ce temps-là, mademoiselle d'Annebault, sa +bien-aimée, restée, +elle, dans un vieux château?</p> +<p>—Athénaïs! s'écria-t-il tout à coup, que +fais-je ici à perdre mon +temps? Ma raison est-elle égarée? Où suis-je donc, +grand Dieu! et que se +passe-t-il en moi?</p> +<p>Il se leva et continua son chemin à travers ce pays nouveau, +et il s'y +perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant à voix +basse, +lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avança vers eux et +leur +demanda sa route pour aller à la comédie.</p> +<p>—Si monsieur le marquis, lui répondit-on (toujours +d'après la même +formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et +de +suivre la galerie à droite, il trouvera au bout trois marches +à monter; +il tournera alors à gauche, et quand il aura traversé le +salon de Diane, +celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra +encore six marches; puis, en laissant à droite la salle des +gardes, +comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de +rencontrer là d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin.</p> +<p>—Bien obligé, dit le chevalier, et, avec de si bons +renseignements, ce +sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas.</p> +<p>Il se remit en marche avec courage, s'arrêtant toujours +malgré lui pour +regarder de côté et d'autre, puis se rappelant de nouveau +ses amours; +enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait +annoncé, il trouva de nouveaux laquais.</p> +<p>—Monsieur le marquis s'est trompé, lui dirent ceux-ci, c'est +par +l'autre aile du château qu'il aurait fallu prendre; mais rien +n'est plus +facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'à descendre cet +escalier, +puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'Été, +celui de...</p> +<p>—Je vous remercie, dit le chevalier.</p> +<p>Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens +comme un badaud. Je me déshonore en pure perte, et quand, par +impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, à quoi me sert +leur +nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne +connais pas un?</p> +<p>Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se +pourrait.—Car, après tout, se disait-il, ce palais est fort +beau, il +est très grand, mais il n'est pas sans bornes, et, fût-il +long comme +trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin.</p> +<p>Mais il n'est pas facile, à Versailles, d'aller longtemps +droit devant +soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une +garenne +déplut peut-être aux nymphes de l'endroit, car elles +recommencèrent de +plus belle à égarer le pauvre amoureux, et, sans doute +pour le punir, +elles prirent plaisir à le faire tourner et retourner sur ses +propres +pas, le ramenant sans cesse à la même place, justement +comme un +campagnard fourvoyé dans une charmille; c'est ainsi qu'elles +l'enveloppaient dans leur dédale de marbre et d'or.</p> +<p>Dans les <i>Antiquités de Rome</i>, de Piranési, il y +a une série de gravures +que l'artiste appelle «ses rêves», et qui sont un +souvenir de ses +propres visions durant le délire d'une fièvre. Ces +gravures représentent +de vastes salles gothiques: sur le pavé sont toutes sortes +d'engins et +de machines, roues, câbles, poulies, leviers, catapultes, etc., +etc., +expression d'énorme puissance mise en action et de +résistance +formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet +escalier, grimpant, non sans peine, Piranési lui-même. +Suivez les +marches un peu plus haut, elles s'arrêtent tout à coup +devant un abîme. +Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranési, vous le croyez du +moins au +bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber; +mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui +s'élève en +l'air, et, sur cet escalier encore, Piranési sur le bord d'un +autre +précipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus +aérien +se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranési continuant +son +ascension, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'éternel +escalier et +Piranési disparaissent ensemble dans les nues, +c'est-à-dire dans le bord +de la gravure.</p> +<p>Cette fiévreuse allégorie représente assez +exactement l'ennui d'une +peine inutile, et l'espèce de vertige que donne l'impatience. Le +chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en +galerie, fut pris d'une sorte de colère.</p> +<p>—Parbleu! dit-il, voilà qui est cruel. Après avoir +été si charmé, si +ravi, si enthousiasmé de me trouver seul dans ce maudit palais +(ce +n'était plus le palais des fées), je n'en pourrai donc +pas sortir! Peste +soit de la fatuité qui m'a inspiré cette idée +d'entrer ici comme le +prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au +premier laquais venu de me conduire tout bonnement à la salle de +spectacle!</p> +<p>Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier était, +comme +Piranési, à la moitié d'un escalier, sur un +palier, entre trois portes. +Derrière celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si +doux, si +léger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put +s'empêcher +d'écouter. Au moment où il s'avançait, tremblant +de prêter une oreille +indiscrète, cette porte s'ouvrit à deux battants. Une +bouffée d'air +embaumée de mille parfums, un torrent de lumière à +faire pâlir la +galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de +quelques pas.</p> +<p>—Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait +ouvert la porte.</p> +<p>—Je voudrais aller à la comédie, répondit le +chevalier.</p> +<p>—Elle vient de finir à l'instant même.</p> +<p>En même temps, de fort belles dames, délicatement +plâtrées de blanc et +de carmin, donnant, non pas le bras, ni même la main, mais le +bout des +doigts à de vieux et jeunes seigneurs, commençaient +à sortir de la salle +de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas +gâter +leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait à voix basse, avec +une +demi-gaieté, mêlée de crainte et de respect.</p> +<p>—Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard +l'avait conduit précisément au petit foyer.</p> +<p>—Le roi va passer, répondit l'huissier.</p> +<p>Il y a une sorte d'intrépidité qui ne doute de rien, +elle n'est que trop +facile: c'est le courage des gens mal élevés. Notre jeune +provincial, +bien qu'il fût raisonnablement brave, ne possédait pas +cette faculté. À +ces seuls mots: «Le roi va passer,» il resta immobile et +presque +effrayé.</p> +<p>Le roi Louis XV, qui faisait à cheval, à la chasse, +une douzaine de +lieues sans y prendre garde, était, comme l'on sait, +souverainement +nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'être le premier +gentilhomme de France; et ses maîtresses lui disaient, non sans +cause, +qu'il en était le mieux fait et le plus beau. C'était une +chose +considérable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner +marcher en +personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras posé ou +plutôt +étendu sur l'épaule de M. d'Argenson, pendant que son +talon rouge +glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse à la mode), +toutes +les chuchoteries cessèrent; les courtisans baissaient la +tête, n'osant +pas saluer tout à fait, et les belles dames, se repliant +doucement sur +leurs jarretières couleur de feu, au fond de leurs immenses +falbalas, +hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'mères appelaient une +révérence, et que notre siècle a remplacé +par le brutal «shakehand» des +Anglais.</p> +<p>Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui +plaisait. Alfiéri était peut-être là, qui +raconte ainsi sa présentation +à Versailles, dans ses Mémoires:</p> +<p>«Je savais que le roi ne parlait jamais aux étrangers +qui n'étaient pas +marquants; je ne pus cependant me faire à l'impassible et +sourcilleux +maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui présentait de +la tête +aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me +semble cependant que, si l'on disait à un géant: <i>Voici +une fourmi que +je vous présente</i>, en la regardant il sourirait, ou dirait +peut-être: +Ah! le petit animal!»</p> +<p>Le taciturne monarque passa donc à travers ces fleurs, ces +belles +dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule. +Il ne fallut pas au chevalier de longues réflexions pour +comprendre +qu'il n'avait rien à espérer du roi, et que le +récit de ses amours +n'obtiendrait là aucun succès.</p> +<p>—Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon père n'avait que +trop raison +lorsqu'il me disait qu'à deux pas du roi je verrais un +abîme entre lui +et moi. Quand bien même je me hasarderais à demander une +audience, qui +me protégera? qui me présentera? Le voilà, ce +maître absolu qui peut +d'un mot changer ma destinée, assurer ma fortune, combler tous +mes +souhaits. Il est là, devant moi; en étendant la main, je +pourrais +toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si +j'étais +encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder? +Qui viendra donc à mon secours?</p> +<p>Pendant que le chevalier se désolait ainsi, il vit entrer une +jeune dame +assez jolie, d'un air plein de grâce et de finesse; elle +était vêtue +fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec +une rose sur l'oreille. Elle donnait la main à un seigneur <i>tout +à +l'ambre</i>, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas +derrière son +éventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en +gesticulant, +cet éventail vint à lui échapper et à +tomber sous un fauteuil, +précisément devant le chevalier. Il se précipita +aussitôt pour le +ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune +dame lui parut si charmante, qu'il lui présenta +l'éventail sans se +relever. Elle s'arrêta, sourit et passa, remerciant d'un +léger signe de +tête; mais, au regard qu'elle avait jeté sur le chevalier, +il sentit +battre son cœur sans savoir pourquoi.—Il avait raison.—Cette jeune +dame était la petite d'Étioles, comme l'appelaient encore +les +mécontents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient +«la +Marquise» comme on dit «la Reine».</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>IV</h3> +<br /> +<p>—Celle-là me protégera, celle-là viendra +à mon secours! Ah! que l'abbé +avait raison de me dire qu'un regard déciderait de ma vie! Oui, +ces yeux +si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et délicieuse, +ce +petit pied noyé dans un pompon... Voilà ma bonne +fée!</p> +<p>Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant à son +auberge. +D'où lui venait cette espérance subite? Sa jeunesse seule +parlait-elle, +ou les yeux de la marquise avaient-ils parlé?</p> +<p>Mais la difficulté restait toujours la même. S'il ne +songeait plus +maintenant à être présenté au roi, qui le +présenterait à la marquise?</p> +<p>Il passa une grande partie de la nuit à écrire +à mademoiselle +d'Annebault une lettre à peu près pareille à celle +qu'avait lue madame +de Pompadour.</p> +<p>Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a +que +les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en +répétant toujours la +même chose.</p> +<p>Dès le matin le chevalier sortit et se mit à marcher, +en rêvant dans les +rues. Il ne lui vint pas à l'esprit d'avoir encore recours +à l'abbé +protecteur, et il ne serait pas aisé de dire la raison qui l'en +empêchait. C'était comme un mélange de crainte et +d'audace, de fausse +honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait répondu +l'abbé, +s'il lui avait conté son histoire de la veille?—Vous vous +êtes trouvé à +propos pour ramasser un éventail; avez-vous su en profiter? +Qu'avez-vous +dit à la marquise?—Rien.—Vous auriez dû lui +parler.—J'étais troublé, +j'avais perdu la tête.—Cela est un tort; il faut savoir saisir +l'occasion; mais cela peut se réparer. Voulez-vous que je vous +présente +à monsieur un tel? il est de mes amis; à madame une +telle? elle est +mieux encore. Nous tâcherons de vous faire parvenir +jusqu'à cette +marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc.</p> +<p>Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait +qu'en +racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire, +gâtée et déflorée. +Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inouïe, +incroyable, et que ce devait être un secret entre lui et la +fortune; +confier ce secret au premier venu, c'était, à son avis, +en ôter tout le +prix et s'en montrer indigne.—Je suis allé seul hier au +château de +Versailles, pensait-il; j'irai bien seul à Trianon +(c'était en ce moment +le séjour de la favorite).</p> +<p>Une telle façon de penser peut et doit même +paraître extravagante aux +esprits calculateurs, qui ne négligent rien et laissent le moins +possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont +été jeunes +(tout le monde ne l'est pas, même au temps de la jeunesse), ont +pu +connaître ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et +séduisant, +qui nous entraîne vers la destinée: on se sent aveugle, et +on veut +l'être; on ne sait où l'on va, et l'on marche. Le charme +est dans cette +insouciance et dans cette ignorance même; c'est le plaisir de +l'artiste +qui rêve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fenêtres +de sa +maîtresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui +du +joueur.</p> +<p>Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de +Trianon. Sans être fort paré, comme on disait alors, il ne +manquait ni +d'élégance, ni de cette façon d'être qui +fait qu'un laquais, vous +rencontrant en route, ne vous demande pas où vous allez. Il ne +lui fut +donc pas difficile, grâce à quelques indications prises +à son auberge, +d'arriver jusqu'à la grille du château, si l'on peut +appeler ainsi cette +bonbonnière de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et +d'ennuis. +Malheureusement, la grille était fermée, et un gros +suisse, vêtu d'une +simple houppelande, se promenait, les mains derrière le dos, +dans +l'avenue intérieure, comme quelqu'un qui n'attend personne.</p> +<p>—Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas. +Évidemment, quand les portes sont closes et que les valets se +promènent, +les maîtres sont enfermés ou sortis.</p> +<p>Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance +et +de courage, autant il éprouvait tout à coup de trouble et +de +désappointement. Cette seule pensée: «Le roi est +ici!» l'effrayait plus +que n'avaient fait la veille ces trois mots: «Le roi va +passer!» car ce +n'était alors que de l'imprévu, et maintenant il +connaissait ce froid +regard, cette majesté impassible.</p> +<p>—Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en +étourdi, de +pénétrer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face +à face devant ce +monarque superbe, prenant son café au bord d'un ruisseau?</p> +<p>Aussitôt se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette +désobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il +avait +gardée de cette marquise passant en souriant, il vit des +donjons, des +cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de +Latude. Peu à peu venait la réflexion, et peu à +peu s'envolait +l'espérance.</p> +<p>—Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi +non +plus. Je réclame contre une injustice; je n'ai jamais +chansonné +personne. On m'a si bien reçu hier à Versailles, et les +laquais ont été +si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres +qui répareront celle-là.</p> +<p>Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle +n'était pas tout +à fait fermée. Il l'ouvrit et entra résolument. Le +suisse se retourna +d'un air ennuyé.</p> +<p>—Que demandez-vous? où allez-vous?</p> +<p>—Je vais chez madame de Pompadour.</p> +<p>—Avez-vous une audience?</p> +<p>—Oui.</p> +<p>—Où est votre lettre?</p> +<p>Ce n'était plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il +n'y avait +plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et +s'aperçut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin +étaient +couverts de poussière. Il avait commis la faute de venir +à pied dans un +pays où l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, +et le +toisa, non de la tête aux pieds, mais des pieds à la +tête. L'habit lui +parut propre, mais le chapeau était un peu de travers et la +coiffure +dépoudrée:</p> +<p>—Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous?</p> +<p>—Je voudrais parler à madame de Pompadour.</p> +<p>—Vraiment! et vous croyez que ça se fait comme ça?</p> +<p>—Je n'en sais rien. Le roi est-il ici?</p> +<p>—Peut-être. Sortez, et laissez-moi en repos.</p> +<p>Le chevalier ne voulait pas se mettre en colère; mais, +malgré lui, cette +insolence le fit pâlir.</p> +<p>—J'ai dit quelquefois à un laquais de sortir, +répondit-il, mais un +laquais ne me l'a jamais dit.</p> +<p>—Laquais! moi? un laquais! s'écria le suisse furieux.</p> +<p>—Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et +très peu m'importe.</p> +<p>Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crispés et +le visage +en feu. Le chevalier, rendu à lui-même par l'apparence +d'une menace, +souleva légèrement la poignée de son +épée.</p> +<p>—Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en coûte +trente-six +livres pour envoyer en terre un rustre comme vous.</p> +<p>—Si vous êtes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi; +je ne +fais que mon devoir, et ne croyez pas...</p> +<p>En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de +Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'écho. Le +chevalier +laissa son épée retomber dans le fourreau, et, ne +songeant plus à la +querelle commencée:</p> +<p>—Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne +me +le disiez-vous tout de suite?</p> +<p>—Cela ne me regarde pas, ni vous non plus.</p> +<p>—Écoutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas là, je +n'ai pas de lettre, +je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer.</p> +<p>Il tira de sa poche quelques pièces d'or. Le suisse le toisa +de nouveau +avec un souverain mépris.</p> +<p>—Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il dédaigneusement. +Cherche-t-on ainsi +à s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire +sortir, +prenez garde que je ne vous y enferme.</p> +<p>—Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa colère +et +reprenant son épée.</p> +<p>—Oui, moi, répéta le gros homme.</p> +<p>Mais, pendant cette conversation, où l'historien regrette +d'avoir +compromis son héros, d'épais nuages avaient obscurci le +ciel; un orage +se préparait. Un éclair rapide brilla, suivi d'un violent +coup de +tonnerre, et la pluie commençait à tomber lourdement. Le +chevalier, qui +tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux, +grande comme un petit écu.</p> +<p>—Peste! dit-il, mettons-nous à l'abri. Il ne s'agit pas de se +laisser +mouiller.</p> +<p>Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerbère, ou, si +l'on veut, la +maison du concierge; puis là, se jetant sans façon dans +le grand +fauteuil du concierge même:</p> +<p>—Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous +me +prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma +poche un placet pour Sa Majesté! Je suis de province, mais vous +n'êtes +qu'un sot.</p> +<p>Le suisse, pour toute réponse, alla dans un coin prendre sa +hallebarde, +et resta ainsi debout, l'arme au poing.</p> +<p>—Quand partirez-vous? s'écria-t-il d'une voix de Stentor.</p> +<p>La querelle, tour à tour oubliée et reprise, semblait +cette fois devenir +tout à fait sérieuse, et déjà les deux +grosses mains du suisse +tremblaient étrangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je +ne sais, +lorsque, tournant tout à coup la tête: Ah! dit le +chevalier, qui vient +là?</p> +<p>Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce +temps-là les jambes maigres n'étaient pas à la +mode), accourait à toute +bride et au triple galop. Le chemin était trempé par la +pluie; la grille +n'était qu'entr'ouverte. Il y eut une hésitation; le +suisse s'avança et +ouvrit la grille. Le page donna de l'éperon; le cheval, +arrêté un +instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la +terre +humide et tomba.</p> +<p>Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un +cheval +tombé à terre. Il n'y a cravache qui tienne. La +gesticulation des jambes +de la bête, qui fait ce qu'elle peut, est extrêmement +désagréable, +surtout lorsque l'on a soi-même une jambe aussi prise sous la +selle.</p> +<p>Le chevalier, toutefois, vint à l'aide sans +réfléchir à ces +inconvénients, et il s'y prit si adroitement que bientôt +le cheval fut +redressé et le cavalier dégagé. Mais celui-ci +était couvert de boue, et +ne pouvait qu'à peine marcher en boitant. Transporté, +tant bien que mal, +dans la maison du suisse, et assis à son tour dans le grand +fauteuil:</p> +<p>—Monsieur, dit-il au chevalier, vous êtes gentilhomme, +à coup sûr. Vous +m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus +grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce +message est très pressé, comme vous le voyez, puisque mon +cheval et moi, +pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous +comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe +écloppée, je ne +saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter +moi-même. Voulez-vous y aller à ma place?</p> +<p>En même temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe +dorée +d'arabesques, accompagnée du sceau royal.</p> +<p>—Très volontiers, monsieur, répondit le chevalier, +prenant l'enveloppe. +Et, leste et léger comme une plume, il partit en courant sur la +pointe +du pied.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>V</h3> +<br /> +<p>Quand le chevalier arriva au château, un suisse était +encore devant le +péristyle:</p> +<p>—Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait +plus +les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers +d'une demi-douzaine de laquais.</p> +<p>Un grand huissier, planté au milieu du vestibule, voyant +l'ordre et le +sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courbé par +le vent, +puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin +d'une boiserie.</p> +<p>Une petite porte battante, masquée par une tapisserie, +s'ouvrit aussitôt +comme d'elle-même. L'homme osseux fit un signe obligeant: le +chevalier +entra et la tapisserie, qui s'était entr'ouverte, retomba +mollement +derrière lui.</p> +<p>Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon, +puis +dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets, +puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant.</p> +<p>—Suis-je encore ici au château de Versailles? se demandait le +chevalier. Allons-nous recommencer à jouer à +cligne-musette?</p> +<p>Trianon n'était, à cette époque, ni ce qu'il +est maintenant, ni ce qu'il +avait été. On a dit que madame de Maintenon avait fait de +Versailles un +oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon +que <i>ce petit château de porcelaine</i> était le +boudoir de Madame de +Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il paraît que +Louis +XV en mettait partout. Telle galerie où son aïeul se +promenait +majestueusement était alors bizarrement divisée en une +infinité de +compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait +papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.—Trouvez-vous de +bon goût mes petits appartements meublés? demanda-t-il un +jour à la +belle comtesse de Séran.—Non, dit-elle, je les voudrais bleus. +Comme le +bleu était la couleur du roi, cette réponse le flatta. Au +second +rendez-vous, madame de Séran trouva le salon meublé en +bleu, comme elle +l'avait désiré.</p> +<p>Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul, +n'était +ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une +jolie femme qui a une jolie taille gagne à laisser ainsi son +image se +répéter sous mille aspects. Elle éblouit, elle +enveloppe, pour ainsi +dire, celui à qui elle veut plaire. De quelque côté +qu'il regarde, il la +voit; comment l'éviter? Il ne lui reste plus qu'à +s'enfuir, ou à +s'avouer subjugué.</p> +<p>Le chevalier regardait aussi le jardin. Là, derrière +les charmilles et +les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commençait +à +poindre le goût pastoral, que la marquise allait mettre à +la mode, et +que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient +pousser à un si haut degré de perfection. +Déjà apparaissaient les +fantaisies champêtres où se réfugiait le caprice +blasé. Déjà les tritons +boursouflés, les graves déesses et les nymphes savantes, +les bustes à +grandes perruques, glacés d'horreur dans leurs niches de +verdure, +voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs +étonnés. +Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient +bientôt détrôner l'Olympe pour le remplacer par une +laiterie, étrange +parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai +jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un maître indolent, +qui ne +savait comment se désennuyer de Versailles dans Versailles +même.</p> +<p>Mais le chevalier était trop charmé, trop ravi de se +trouver là pour +qu'une réflexion critique pût se présenter à +son esprit. Il était, au +contraire, prêt à tout admirer, et il admirait en effet, +tournant sa +missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau, +lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement:</p> +<p>—Venez, monsieur.</p> +<p>Il la suivit, et après avoir passé de nouveau par +plusieurs corridors +plus ou moins mystérieux, elle le fit entrer dans une grande +chambre où +les volets étaient à demi fermés. Là, elle +s'arrêta et parut écouter.</p> +<p>—Toujours cligne-musette, se disait le chevalier.</p> +<p>Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore, +et +une autre fille de chambre qui semblait devoir être aussi jolie +que la +première, répéta du même ton les mêmes +paroles:</p> +<p>—Venez, monsieur.</p> +<p>S'il avait été ému à Versailles, il +l'était maintenant bien autrement, +car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la +divinité. Il s'avança le cœur palpitant; une douce +lumière, faiblement +voilée par de légers rideaux de gaze, succéda +à l'obscurité; un parfum +délicieux, presque imperceptible, se répandit dans l'air +autour de lui; +la fille de chambre écarta timidement le coin d'une +portière de soie, +et, au fond d'un grand cabinet de la plus élégante +simplicité, il +aperçut la dame à l'éventail, c'est-à-dire +la toute-puissante marquise.</p> +<p>Elle était seule, assise devant une table, enveloppée +d'un peignoir, la +tête appuyée sur sa main, et paraissant très +préoccupée. En voyant +entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme +involontaire.</p> +<p>—Vous venez de la part du roi?</p> +<p>Le chevalier aurait pu répondre, mais il ne trouva rien de +mieux que de +s'incliner profondément, en présentant à la +marquise la lettre qu'il +lui apportait. Elle la prit, ou plutôt s'en empara avec une +extrême +vivacité. Pendant qu'elle la décachetait, ses mains +tremblaient sur +l'enveloppe.</p> +<p>Cette lettre, écrite de la main du roi, était assez +longue. Elle la +dévora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'œil, puis elle la +lut +avidement avec une attention profonde, le sourcil froncé et +serrant les +lèvres. Elle n'était pas belle ainsi, et ne ressemblait +plus à +l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle +sembla +réfléchir. Peu à peu, son visage, qui avait +pâli, se colora d'un léger +incarnat (à cette heure-là elle n'avait pas de rouge): +non seulement la +grâce lui revint, mais un éclair de vraie beauté +passa sur ses traits +délicats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de +rose. +Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se +retournant vers le chevalier:</p> +<p>—Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus +charmant +sourire, mais c'est que je n'étais pas levée, et je ne le +suis même pas +encore. Voilà pourquoi j'ai été forcée de +vous faire venir par les +cachettes; car je suis assiégée ici presque autant que si +j'étais chez +moi. Je voudrais répondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de +faire ma +commission?</p> +<p>Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de +reprendre un peu de courage.</p> +<p>—Hélas! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de +grâce que vous me +faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter.</p> +<p>—Pourquoi cela?</p> +<p>—Je n'ai pas l'honneur d'appartenir à Sa Majesté.</p> +<p>—Comment donc êtes-vous venu ici?</p> +<p>—Par un hasard. J'ai rencontré en route un page qui s'est +jeté par +terre, et qui m'a prié...</p> +<p>—Comment, jeté par terre! répéta la marquise en +éclatant de rire. (Elle +paraissait si heureuse en ce moment, que la gaieté lui venait +sans +peine.)</p> +<p>—Oui, madame, il est tombé de cheval à la grille. Je +me suis trouvé là, +heureusement, pour l'aider à se relever, et, comme son habit +était fort +gâté, il m'a prié de me charger de son message.</p> +<p>—Et par quel hasard vous êtes-vous trouvé là?</p> +<p>—Madame, c'est que j'ai un placet à présenter à +Sa Majesté.</p> +<p>—Sa Majesté demeure à Versailles.</p> +<p>—Oui, mais vous demeurez ici.</p> +<p>—Oui-da! En sorte que c'était vous qui vouliez me charger +d'une +commission.</p> +<p>—Madame, je vous supplie de croire...</p> +<p>—Ne vous effrayez pas, vous n'êtes pas le premier. Mais +à propos de +quoi vous adresser à moi? Je ne suis qu'une femme... comme une +autre.</p> +<p>En prononçant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un +regard +triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire.</p> +<p>—Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours ouï dire que les +hommes +exerçaient le pouvoir, et que les femmes...</p> +<p>—En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine +de +France.</p> +<p>—Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis <i>trouvé +là</i> ce +matin.</p> +<p>La marquise était plus qu'habituée à de +semblables compliments, bien +qu'on ne les lui fît qu'à voix basse; mais dans la +circonstance +présente, celui-ci parut lui plaire très +singulièrement.</p> +<p>—Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru +pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur +un +cheval qui tombe en chemin.</p> +<p>—Madame, je croyais,... j'espérais...</p> +<p>—Qu'espériez-vous?</p> +<p>—J'espérais que le hasard... pourrait faire...</p> +<p>—Toujours le hasard! Il est de vos amis, à ce qu'il +paraît; mais je +vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste +recommandation.</p> +<p>Peut-être la fortune offensée voulut-elle se venger de +cette +irrévérence; mais le chevalier, que ces dernières +questions avaient de +plus en plus troublé, aperçut tout à coup, sur le +coin de la table, +précisément le même éventail qu'il avait +ramassé la veille. Il le prit, +et, comme la veille, il le présenta à la marquise, en +fléchissant le +genou devant elle.</p> +<p>—Voilà, madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici.</p> +<p>La marquise parut d'abord étonnée, hésita un +moment, regardant tantôt +l'éventail, tantôt le chevalier.</p> +<p>—Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous +reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, après la comédie, +avec M. de +Richelieu. J'ai laissé tomber cet éventail, et vous vous +êtes <i>trouvé +là</i>, comme vous disiez.</p> +<p>—Oui, madame.</p> +<p>—Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne +vous +ai pas remercié, mais j'ai toujours été +persuadée que celui qui sait, +d'aussi bonne grâce, relever un éventail, sait aussi, au +besoin, relever +le gant; et nous aimons assez cela, nous autres.</p> +<p>—Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout à +l'heure, +j'ai failli avoir un duel avec le suisse.</p> +<p>—Miséricorde! dit la marquise, prise d'un second accès +de gaieté, avec +le suisse! et pour quoi faire?</p> +<p>—Il ne voulait pas me laisser entrer.</p> +<p>—C'eût été dommage. Mais, monsieur, qui +êtes-vous? que demandez-vous?</p> +<p>—Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait +demandé +pour moi une place de cornette aux gardes.</p> +<p>—Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous +êtes +amoureux de mademoiselle d'Annebault...</p> +<p>—Madame, qui a pu vous dire?...</p> +<p>—Oh! je vous préviens que je suis fort à craindre. +Quand la mémoire me +manque, je devine. Vous êtes parent de l'abbé Chauvelin, +et refusé pour +cela, n'est-ce pas? Où est votre placet?</p> +<p>—Le voilà, madame; mais, en vérité, je ne puis +comprendre...</p> +<p>—À quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier +sur cette +table. Je vais répondre au roi; vous lui porterez en même +temps votre +demande et ma lettre.</p> +<p>—Mais, madame, je croyais vous avoir dit...</p> +<p>—Vous irez. Vous êtes entré ici de par le roi, n'est-il +pas vrai? Eh +bien! vous entrerez là-bas de par la marquise de Pompadour, dame +du +palais de la reine.</p> +<p>Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de +stupéfaction. +Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses +et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle +avait montrée pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui +rapporta rien +qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le +désirait; elle le voulait, elle avait réussi. M. de +Vauvert, qu'elle ne +connaissait pas, bien qu'elle connût ses amours, lui plaisait +comme une +bonne nouvelle.</p> +<p>Immobile, debout derrière elle, le chevalier observait la +marquise qui +écrivait, d'abord de tout son cœur, avec passion, puis qui +réfléchissait, s'arrêtait et passait sa main sur +son petit nez, fin +comme l'ambre. Elle s'impatientait: un témoin la gênait. +Enfin elle se +décida et fit une rature; il fallait avouer que ce +n'était plus qu'un +brouillon.</p> +<p>En face du chevalier, de l'autre côté de la table, +brillait un beau +miroir de Venise. Le très timide messager osait à peine +lever les yeux. +Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir, +par-dessus +la tête de la marquise, le visage inquiet et charmant de la +nouvelle +dame du palais.</p> +<p>—Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois +amoureux d'une autre; mais Athénaïs est plus belle, et +d'ailleurs ce +serait, de ma part, une si affreuse déloyauté!...</p> +<p>—De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa +coutume, +avait pensé tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites?</p> +<p>—Moi, madame? j'attends.</p> +<p>—Voilà qui est fait, répondit la marquise, prenant une +autre feuille de +papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se +retourner, le peignoir avait glissé sur son épaule.</p> +<p>La mode est une chose étrange. Nos grand'mères +trouvaient tout simple +d'aller à la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur +gorge +presque découverte, et l'on ne voyait à cela nulle +indécence; mais elles +cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui +montrent au bal ou à l'Opéra. C'est une beauté +nouvellement inventée.</p> +<p>Sur l'épaule frêle, blanche et mignonne de madame de +Pompadour, il y +avait un petit signe noir qui ressemblait à une mouche +tombée dans du +lait. Le chevalier, sérieux comme un étourdi qui veut +avoir bonne +contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en +l'air, regardait le chevalier dans la glace.</p> +<p>Dans cette glace, un coup d'œil rapide fut échangé, +coup d'œil auquel +les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: «Vous +êtes +charmante» et de l'autre: «Je n'en suis pas +fâchée.»</p> +<p>Toutefois la marquise rajusta son peignoir.</p> +<p>—Vous regardez ma mouche, monsieur?</p> +<p>—Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire.</p> +<p>—Tenez, voilà ma lettre; portez-la au roi avec votre placet.</p> +<p>—Mais, madame...</p> +<p>—Quoi donc?</p> +<p>—Sa Majesté est à la chasse; je viens d'entendre +sonner dans le bois de +Satory.</p> +<p>—C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain, +après-demain, peu +importe.—Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela à Lebel. +Adieu, +monsieur. Tâchez de vous souvenir que cette mouche que vous venez +de +voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant +à +votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume +à ne +pas jaser tout seul aussi haut que tout à l'heure. Adieu, +chevalier.</p> +<p>Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de +dentelles, tendit au jeune homme son bras nu.</p> +<p>Il s'inclina encore, et du bout des lèvres effleura à +peine les ongles +roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut, +mais un peu trop de modestie.</p> +<p>Aussitôt reparurent les petites filles de chambre (les grandes +n'étaient +pas levées), et derrières elles, debout comme un clocher +au milieu d'un +troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le +chemin.</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /> +<h3>VI</h3> +<br /> +<p>Seul, plongé dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite +chambre, à +l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le +surlendemain; point de nouvelles.</p> +<p>—Singulière femme! douce et impérieuse, bonne et +méchante, la plus +frivole et la plus entêtée! Elle m'a oublié. Oh, +misère! Elle a raison, +elle peut tout, et je ne suis rien.</p> +<p>Il s'était levé, et se promenait par la chambre.</p> +<p>—Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon père +disait vrai! +La marquise s'est moquée de moi; c'est tout simple, pendant que +je la +regardais, c'est sa beauté qui lui a plu. Elle a bien +été aise de voir +dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi, +sont véritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits, +mais quelle +grâce! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait +la +poussière de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande, +mais sa +taille est bien prise.—Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie +chérie! est-ce que moi aussi j'oublierais?</p> +<p>Deux ou trois petits coups secs frappés sur la porte le +réveillèrent de +son chagrin.</p> +<p>—Qu'est-ce?</p> +<p>L'homme osseux, tout de noir vêtu, avec une belle paire de bas +de soie, +qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut.</p> +<p>—Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masqué à +la cour, et madame +la marquise m'envoie vous dire que vous êtes invité.</p> +<p>—Cela suffit, monsieur, grand merci.</p> +<p>Dès que l'homme osseux se fut retiré, le chevalier +courut à la sonnette: +la même servante qui, trois jours auparavant, l'avait +accommodé de son +mieux, l'aida à mettre le même habit pailleté, +tâchant de l'accommoder +mieux encore.</p> +<p>Après quoi le jeune homme s'achemina vers le palais, +invité cette fois +et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que +lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui.</p> +<p>Étourdi, presque autant que la première fois, par +toutes les splendeurs +de Versailles, qui, ce soir-là, n'était pas +désert, le chevalier +marchait dans la grande galerie, regardant de tous les +côtés, tâchant de +savoir pourquoi il était là; mais personne ne semblait +songer à +l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque +deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette, +l'arrêtèrent +au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il eût tenu +un +pistolet; l'autre se leva et vint à lui:</p> +<p>—Il paraît, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le +bras +nonchalamment, que vous êtes assez bien avec notre marquise.</p> +<p>—Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous?</p> +<p>—Vous le savez bien.</p> +<p>—Pas le moins du monde.</p> +<p>—Oh! si fait.</p> +<p>—Point du tout.</p> +<p>—Toute la cour le sait.</p> +<p>—Je ne suis pas de la cour.</p> +<p>—Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait.</p> +<p>—Cela se peut, madame, mais je l'ignore.</p> +<p>—Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est +tombé de +cheval à la grille de Trianon. N'étiez-vous pas +là, par hasard?</p> +<p>—Oui, madame.</p> +<p>—Ne l'avez-vous pas aidé à se relever?</p> +<p>—Oui, madame.</p> +<p>—Et n'êtes-vous pas entré au château?</p> +<p>—Sans doute.</p> +<p>—Et ne vous a-t-on pas donné un papier?</p> +<p>—Oui, madame.</p> +<p>—Et ne l'avez-vous pas porté au roi?</p> +<p>—Assurément.</p> +<p>—Le roi n'était pas à Trianon; il était +à la chasse, la marquise était +seule,... n'est-ce pas?</p> +<p>—Oui, madame.</p> +<p>—Elle venait de se réveiller; elle était à +peine vêtue, excepté, à ce +qu'on dit, d'un grand peignoir.</p> +<p>—Les gens qu'on ne peut pas empêcher de parler disent ce qui +leur passe +par la tête.</p> +<p>—Fort bien, mais il paraît qu'il a passé entre sa +tête et la vôtre un +regard qui ne l'a pas fâchée.</p> +<p>—Qu'entendez-vous par là, madame?</p> +<p>—Que vous ne lui avez pas déplu.</p> +<p>—Je n'en sais rien, et je serais au désespoir qu'une +bienveillance si +douce et si rare, à laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a +touché +jusqu'au fond du cœur, pût devenir la cause d'un mauvais propos.</p> +<p>—Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez +provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde.</p> +<p>—Mais, madame, si ce page est tombé, et si j'ai porté +son message.... +Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interrogé.</p> +<p>Le masque lui serra le bras et lui dit:—Monsieur, écoutez.</p> +<p>—Tout ce qui vous plaira, madame.</p> +<p>—Voici à quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la +marquise, +et personne ne croit qu'il l'ait jamais aimée. Elle vient de +commettre +une imprudence; elle s'est mis à dos tout le parlement, avec ses +deux +sous d'impôt, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus +grande +puissance, la compagnie de Jésus. Elle y succombera; mais elle a +des +armes, et, avant de périr, elle se défendra.</p> +<p>—Eh bien! madame, qu'y puis-je faire?</p> +<p>—Je vais vous le dire. M. de Choiseul est à moitié +brouillé avec M. de +Bernis; ils ne sont sûrs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils +voudraient +essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de +vous +peut en décider.</p> +<p>—En quelle façon, madame, je vous prie?</p> +<p>—En laissant raconter votre visite de l'autre jour.</p> +<p>—Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les jésuites +et le +parlement?</p> +<p>—Écrivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas +que le +plus vif intérêt, la plus entière reconnaissance....</p> +<p>—Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une +lâcheté que +vous me demandez là.</p> +<p>—Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique?</p> +<p>—Je ne me connais pas à tout cela. Madame de Pompadour a +laissé tomber +son éventail devant moi; je l'ai ramassé, je le lui ai +rendu; elle m'a +remercié, elle m'a permis, avec cette grâce qu'elle a, de +la remercier à +mon tour.</p> +<p>—Trêve de façons: le temps se passe: je me nomme la +comtesse +d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma nièce;... ne +dites +pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous +l'aurez demain, et, si Athénaïs vous plaît, vous +serez bientôt mon +neveu.</p> +<p>—Oh! madame, quel excès de bonté!</p> +<p>—Mais il faut parler.</p> +<p>—Non, madame.</p> +<p>—On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille.</p> +<p>—Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer +devant +elle, il faut que mon honneur y soit aussi.</p> +<p>—Vous êtes bien entêté, chevalier! Est-ce +là votre dernière réponse?</p> +<p>—C'est la dernière, comme la première.</p> +<p>—Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma +nièce?</p> +<p>—Oui, madame, si c'est à ce prix.</p> +<p>Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard perçant, +plein de +curiosité; puis, ne voyant sur son visage aucun signe +d'hésitation, elle +s'éloigna lentement et se perdit dans la foule.</p> +<p>Le chevalier, ne pouvant rien comprendre à cette +singulière aventure, +alla s'asseoir dans un coin de la galerie.</p> +<p>—Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit être un +peu +folle. Elle veut bouleverser l'État au moyen d'une sotte +calomnie, et, +pour mériter la main de sa nièce, elle me propose de me +déshonorer! Mais +Athénaïs ne voudrait plus de moi, ou, si elle se +prêtait à une pareille +intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! tâcher de nuire +à +cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais!</p> +<p>Toujours fidèle à ses distractions, le chevalier, +très probablement, +allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de +rose, lui loucha légèrement l'épaule. Il leva les +yeux, et vit devant +lui les deux masques pareils qui l'avaient arrêté.</p> +<p>—Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques, +déguisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout +à fait +semblables, et que tout parût calculé pour donner le +change, le +chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'étaient +plus les +mêmes.</p> +<p>—Répondrez-vous, monsieur?</p> +<p>—Non, madame.</p> +<p>—Écrirez-vous?</p> +<p>—Pas davantage.</p> +<p>—C'est vrai que vous êtes obstiné. Bonsoir, lieutenant.</p> +<p>—Que dites-vous, madame?</p> +<p>—Voilà votre brevet, et votre contrat de mariage.</p> +<p>Et elle lui jeta son éventail.</p> +<p>C'était celui que le chevalier avait déjà +ramassé deux fois. Les petits +amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre +dorée. Il n'y avait pas à en douter, c'était +l'éventail de madame de +Pompadour.</p> +<p>—O ciel! marquise, est-il possible?...</p> +<p>—Très possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa +petite +dentelle noire.</p> +<p>—Je ne sais, madame, comment répondre....</p> +<p>—Il n'est pas nécessaire. Vous êtes un galant homme, et +nous nous +reverrons, car vous êtes chez nous. Le roi vous a placé +dans la cornette +blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus +grande éloquence que de savoir se taire à propos....</p> +<p>Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si, +avant de +vous donner notre nièce, nous avons pris des renseignements<a + name="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8"><sup>8</sup></a>.</p> +<br /> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE LA MOUCHE.<br /> +</p> +<div class="blkquot"> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;"><br /> +</p> +<p>Ce conte a paru pour la première fois en 1853, dans le +feuilleton du +<i>Moniteur</i>.—C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait +été +publié de son vivant.</p> +</div> +<br /> +<hr style="width: 65%;" /><span style="font-weight: bold;"><br /> +<br /> +NOTES:<br /> +<br /> +</span><a name="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1">1</a> +<div class="note"> +<p> On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.</p> +</div> +<a name="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2">2</a> +<div class="note"> +<p> Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du +Sénégal sont exactes.</p> +</div> +<a name="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3">3</a> +<div class="note"> +<p> Il y a près du Mans un château de ce nom. L'auteur y +passa +quelques jours en septembre 1829.</p> +</div> +<a name="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4">4</a> +<div class="note"> +<p> Le gué de Mauny est un site pittoresque des environs du +Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.</p> +</div> +<a name="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5">5</a> +<div class="note"> +<p> L'histoire romanesque de ce prétendu comte de Solar est +restée un mystère. Un enfant sourd-muet, abandonné +de ses parents, en +1773, fut recueilli par l'abbé de l'Épée. +Après lui avoir appris à +s'exprimer dans le langage des signes, l'abbé crut +reconnaître en lui +l'héritier des comtes de Solar, lui fit obtenir à ce +titre une pension +du duc de Penthièvre, et l'engagea à faire valoir ses +droits. Il y eut +procès.—Un jugement du Châtelet, de 1781, donna gain de +cause au jeune +sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le +procès +demeura en suspens, l'abbé de l'Épée mourut, et la +révolution survint. +Enfin le 24 juillet 1792, un arrêt définitif cassa le +jugement du +Châtelet et interdit au nommé Joseph de porter à +l'avenir le nom de +Solar. M. Bouilli a écrit sur ce sujet un drame en cinq actes +intitulé +<i>l'Abbé de l'Épée</i>, qui a obtenu dans son +temps un succès de larmes.</p> +</div> +<a name="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6">6</a> +<div class="note"> +<p> Deux sous pour livre du dixième du revenu. (<i>Note de +l'auteur</i>.)</p> +</div> +<a name="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7">7</a> +<div class="note"> +<p> Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par +Louis XV, ou plutôt par madame de Pompadour, mais terminée +seulement en +1769 et inaugurée en 1770, pour le mariage du duc de Berri +(Louis XVI) +avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de théâtre +mobile qu'on +transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de +Louis XIV. (Note de l'auteur.)</p> +</div> +<a name="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8">8</a> +<div class="note"> +<p> Madame d'Estrades, peu de temps après, fut disgraciée +avec +M. d'Argenson, pour avoir conspiré, sérieusement cette +fois, contre +madame de Pompadour. (<i>Note de l'auteur</i>.)</p> +</div> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DU TOME +SEPTIÈME.</p> +<hr style="width: 65%;" /> +<br /> +<h2>TABLE DU TOME SEPTIÈME</h2> +<br /> +<ul style="margin-left: 160px;"> + <li><a href="#CROISILLES">CROISILLES</a></li> + <li><a href="#HISTOIRE">HISTOIRE D'UN MERLE BLANC</a></li> + <li><a href="#PIERRE_ET_CAMILLE">PIERRE ET CAMILLE</a></li> + <li><a href="#LE_SECRET_DE_JAVOTTE">LE SECRET DE JAVOTTE</a></li> + <li><a href="#MIMI_PINSON">MIMI PINSON</a></li> + <li><a href="#LA_MOUCHE">LA MOUCHE</a></li> +</ul> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Œuvres Complètes De Alfred De Musset +(Tome Septième), by Alfred De Musset + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE ALFRED *** + +***** This file should be named 13221-h.htm or 13221-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/2/2/13221/ + +Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Mallière and Distributed +Proofreaders Europe. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: OEuvres Completes De Alfred De Musset (Tome Septieme) + +Author: Alfred De Musset + +Release Date: August 19, 2004 [EBook #13221] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE ALFRED *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Malliere and Distributed +Proofreaders Europe. This file was produced from images generously +made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica). + + + + + +OEUVRES COMPLETES + +DE + +ALFRED DE MUSSET + +EDITION ORNEE DE 28 GRAVURES + +D' APRES LES DESSINS DE BIDA + +D'UN PORTRAIT GRAVE PAR FLAMENG D'APRES L'ORIGINAL DE LANDELLE + +ET ACCOMPAGNEE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRERE + +TOME SEPTIEME + +NOUVELLES ET CONTES + +II + +PARIS + +EDITION CHARPENTIER + +L. HEBERT, LIBRAIRE + +7, RUE PERRONET, 7 + +1888 + + + + +CROISILLES + +1839 + +I + + +Au commencement du regne de Louis XV, un jeune homme nomme Croisilles, +fils d'un orfevre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. Il avait +ete charge par son pere d'une affaire de commerce, et cette affaire +s'etait terminee a son gre. La joie d'apporter une bonne nouvelle le +faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car, +bien qu'il eut dans ses poches une somme d'argent assez considerable, il +voyageait a pied pour son plaisir. C'etait un garcon de bonne humeur, et +qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et etourdi, qu'on +le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonne de travers, sa +perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la +Seine, tantot revant, tantot chantant, leve des le matin, soupant au +cabaret, et charme de traverser ainsi l'une des plus belles contrees de +la France. Tout en devastant, au passage, les pommiers de la Normandie, +il cherchait des rimes dans sa tete (car tout etourdi est un peu poete), +et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son +pays; ce n'etait pas moins que la fille d'un fermier general, +mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche heritiere fort courtisee. +Croisilles n'etait point recu chez M. Godeau autrement que par hasard, +c'est-a-dire qu'il y avait porte quelquefois des bijoux achetes chez son +pere. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait mal une +immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et +se montrait, en toute occasion, enormement et impitoyablement riche. Il +n'etait donc pas homme a laisser entrer dans son salon le fils d'un +orfevre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du +monde, que Croisilles n'etait pas mal tourne, et que rien n'empeche un +joli garcon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles adorait +mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas fachee. Il pensait donc a +elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais reflechi a +rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le separaient de +sa bien-aimee, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom de +bapteme qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et la +rime etait aisee a trouver. Croisilles, arrive a Honfleur, s'embarqua le +coeur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, des qu'il eut +touche le rivage, il courut a la maison paternelle. + +Il trouva la boutique fermee; il y frappa a plusieurs reprises, non sans +etonnement ni sans crainte, car ce n'etait point un jour de fete; +personne ne venait. Il appela son pere, mais en vain. Il entra chez un +voisin pour demander ce qui etait arrive; au lieu de lui repondre, le +voisin detourna la tete, comme ne voulant pas le reconnaitre. Croisilles +repeta ses questions; il apprit que son pere, depuis longtemps gene dans +ses affaires, venait de faire faillite, et s'etait enfui en Amerique, +abandonnant a ses creanciers tout ce qu'il possedait. + +Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord frappe de +l'idee qu'il ne reverrait peut-etre jamais son pere. Il lui paraissait +impossible de se trouver ainsi abandonne tout a coup; il voulut a toute +force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les scelles +etaient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant a sa douleur, il +se mit a pleurer a chaudes larmes, sourd aux consolations de ceux qui +l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son pere, quoiqu'il le sut +deja bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la foule s'attrouper +autour de lui, et, dans le plus profond desespoir, il se dirigea vers le +port. + +Arrive sur la jetee, il marcha devant lui comme un homme egare qui ne +sait ou il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans ressources, +n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus +d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tente de mourir en s'y +precipitant. Au moment ou, cedant a cette pensee, il s'avancait vers un +rempart eleve, un vieux domestique, nomme Jean, qui servait sa famille +depuis nombre d'annees, s'approcha de lui. + +--Ah! mon pauvre Jean! s'ecria-t-il, tu sais ce qui s'est passe depuis +mon depart. Est-il possible que mon pere nous quitte sans avertissement, +sans adieu? + +--Il est parti, repondit Jean, mais non pas sans vous dire adieu. + +En meme temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna a son jeune +maitre. Croisilles reconnut l'ecriture de son pere, et, avant d'ouvrir +la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que +quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la +trouva confirmee. Honnete jusque-la et connu pour tel, ruine par un +malheur imprevu (la banqueroute d'un associe), le vieil orfevre n'avait +laisse a son fils que quelques paroles banales de consolation, et nul +espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien, +dit-on, qui se perde. + +--Jean, mon ami, tu m'as berce, dit Croisilles apres avoir lu la lettre, +et tu es certainement aujourd'hui le seul etre qui puisse m'aimer un +peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est facheuse pour +toi; car, aussi vrai que mon pere s'est embarque la, je vais me jeter +dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais +un jour ou l'autre, car je suis perdu. + +--Que voulez-vous y faire? repliqua Jean, n'ayant point l'air d'avoir +entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que +voulez-vous y faire, mon cher maitre? Votre pere a ete trompe; il +attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'etait pas peu de +chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune +depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son +commerce, et les ecus arriver un a un chez vous. C'est un honnete homme, +et habile; on a cruellement abuse de lui. Ces jours derniers, j'etais +encore la, et comme les ecus etaient arrives, je les ai vus partir du +logis. Votre pere a paye tout ce qu'il a pu pendant une journee entiere; +et, lorsque son secretaire a ete vide, il n'a pu s'empecher de me dire, +en me montrant un tiroir ou il ne restait que six francs: "Il y avait +ici cent mille francs ce matin!" Ce n'est pas la une banqueroute, +monsieur, ce n'est point une chose qui deshonore! + +--Je ne doute pas plus de la probite de mon pere, repondit Croisilles, +que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais +j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis +point fait a la misere, je n'ai pas l'esprit necessaire pour recommencer +ma fortune. Et quand je l'aurais? mon pere est parti. S'il a mis trente +ans a s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour reparer ce coup? Bien +davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra la-bas, et je +ne puis pas meme l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en +mourant aussi. + +Tout desole qu'etait Croisilles, il avait beaucoup de religion. Quoique +son desespoir lui fit desirer la mort, il hesitait a se la donner. Des +les premiers mots de cet entretien, il s'etait appuye sur le bras de +Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entres +dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche: + +--Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a le +droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre pere ne +s'est pas tue, Dieu merci, comment pouvez-vous songer a mourir? +Puisqu'il n'y a point de deshonneur, et toute la ville le sait, que +penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvrete. Ce ne +serait ni brave ni chretien; car, au fond, qu'est-ce qui vous effraye? +Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni pere ni +mere. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il +n'y a rien d'impossible a Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en pareil cas? +Votre pere n'etait pas ne riche, tant s'en faut, sans vous offenser, et +c'est peut-etre ce qui le console. Si vous aviez ete ici depuis un mois, +cela vous aurait donne du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner, +personne n'est a l'abri d'une banqueroute; mais votre pere, j'ose le +dire, a ete un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite. Mais que +voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un batiment pour +l'Amerique. Je l'ai accompagne jusque sur le port, et si vous aviez vu +sa tristesse! comme il m'a recommande d'avoir soin de vous, de lui +donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idee que vous +avez de jeter le manche apres la cognee. Chacun a son temps d'epreuve +ici-bas, et j'ai ete soldat avant d'etre domestique. J'ai rudement +souffert, mais j'etais jeune; j'avais votre age, monsieur, a cette +epoque-la, et il me semblait que la Providence ne peut pas dire son +dernier mot a un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empecher +le bon Dieu de reparer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le temps, et +tout s'arrangera. S'il m'etait permis de vous conseiller, vous +attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en +trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde. +Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment? + +Pendant que Jean s'evertuait a persuader son maitre, celui-ci marchait +en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de +cote et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui put le rattacher +a la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle Godeau, +la fille du fermier general, vint a passer avec sa gouvernante. L'hotel +qu'elle habitait n'etait pas eloigne de la; Croisilles la vit entrer +chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les +raisonnements du monde. J'ai dit qu'il etait un peu fou, et qu'il cedait +presque toujours a un premier mouvement. Sans hesiter plus longtemps et +sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla +frapper a la porte de M. Godeau. + + + + +II + + +Quand on se represente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un financier, +on imagine un ventre enorme, de courtes jambes, une immense perruque, +une large face a triple menton, et ce n'est pas sans raison qu'on s'est +habitue a se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait a quels +abus ont donne lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait une loi +de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui +s'engraissent non seulement de leur propre oisivete, mais encore du +travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, etait des plus +classiques qu'on put voir, c'est-a-dire des plus, gros; pour l'instant +il avait la goutte, chose fort a la mode en ce temps-la, comme l'est a +present la migraine. Couche sur une chaise longue, les yeux a demi +fermes, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de glaces qui +l'environnaient repetaient majestueusement de toutes parts son enorme +personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les +meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminee, le plafond, +etaient dores; son habit l'etait; je ne sais si sa cervelle ne l'etait +pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait +manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en +sourire tout seul, lorsqu'on lui annonca Croisilles, qui entra d'un air +humble mais resolu, et dans tout le desordre qu'on peut supposer d'un +homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de +cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque +emplette; il fut confirme dans cette pensee en la voyant paraitre +presque en meme temps que le jeune homme. Il fit signe a Croisilles, non +pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa, +et Croisilles, reste debout, s'exprima a peu pres en ces termes: + +--Monsieur, mon pere vient de faire faillite. La banqueroute d'un +associe l'a force a suspendre ses payements, et, ne pouvant assister a +sa propre honte, il s'est enfui en Amerique, apres avoir donne a ses +creanciers jusqu'a son dernier sou. J'etais absent lorsque cela s'est +passe; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet evenement. Je +suis absolument sans ressources et determine a mourir. Il est tres +probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter a l'eau. Je +l'aurais deja fait, selon toute apparence, si le hasard ne m'avait fait +rencontrer mademoiselle votre fille tout a l'heure. Je l'aime, monsieur, +du plus profond de mon coeur; il y a deux ans que je suis amoureux +d'elle, et je me suis tu jusqu'ici a cause du respect que je lui dois; +mais aujourd'hui, en vous le declarant, je remplis un devoir +indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la +mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'epouse +mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre esperance que vous +m'accordiez cette demande, mais je dois neanmoins vous la faire; car je +suis bon chretien, monsieur, et lorsqu'un bon chretien se voit arrive a +un tel degre de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de souffrir la +vie, il doit du moins, pour attenuer son crime, epuiser toutes les +chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti. + +Au commencement de ce discours, M. Godeau avait suppose qu'on venait lui +emprunter de l'argent, et il avait jete prudemment son mouchoir sur les +sacs places aupres de lui, preparant d'avance un refus poli, car il +avait toujours eu de la bienveillance pour le pere de Croisilles. Mais +quand il eut ecoute jusqu'au bout, et qu'il eut compris de quoi il +s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garcon ne fut devenu +completement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de le faire +mettre a la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un visage +si determine, qu'il eut pitie d'une demence si tranquille. Il se +contenta de dire a sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus +longtemps a entendre de pareilles inconvenances. + +Pendant que Croisilles avait parle, mademoiselle Godeau etait devenue +rouge comme une peche au mois d'aout. Sur l'ordre de son pere, elle se +retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas +s'apercevoir. Demeure seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se +souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforcant de prendre +un air paternel: + +--Mon garcon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques pas de moi +et que tu as reellement perdu la tete. Non seulement j'excuse ta +demarche, mais je consens a ne point t'en punir. Je suis fache que ton +pauvre diable de pere ait fait banqueroute et qu'il ait decampe; c'est +fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourne la cervelle. Je +veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi la. + +--C'est inutile, monsieur, repondit Croisilles; du moment que vous me +refusez, je n'ai plus qu'a prendre conge de vous. Je vous souhaite +toutes sortes de prosperites. + +--Et ou t'en vas-tu? + +--Ecrire a mon pere et lui dire adieu. + +--Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou le +diable m'emporte. + +--Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne pas. + +--La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je, et +ecoute-moi. + +M. Godeau venait de faire une reflexion fort juste, c'est qu'il n'est +jamais agreable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jete a +l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatiere, +jeta un regard distrait sur son jabot, et continua. + +--Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce que +tu dis. Tu es ruine, voila ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne +suffit pas; il faut reflechir aux choses de ce monde. Si tu venais me +demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais +qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille? + +--Oui, monsieur, et je vous repete que je suis bien eloigne de supposer +que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela +au monde qui pourrait m'empecher de mourir, si vous croyez en Dieu, +comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'amene. + +--Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends pas +qu'on m'interroge; reponds d'abord: Ou as-tu vu ma fille? + +--Dans la boutique de mon pere et dans cette maison, lorsque j'y ai +apporte des bijoux pour mademoiselle Julie. + +--Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y reconnait +plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte, +sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser pretendre a la main de la +fille d'un fermier general? + +--Non, je l'ignore absolument, a moins que ce ne soit d'etre aussi riche +qu'elle. + +--Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom. + +--Eh bien! je m'appelle Croisilles. + +--Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles? + +--Ma foi, monsieur, en mon ame et conscience, c'est un aussi beau nom +que Godeau. + +--Tu es un impertinent, et tu me le payeras. + +--Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fachez pas; je n'ai pas la moindre +envie de vous offenser. Si vous voyez la quelque chose qui vous blesse, +et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en +colere: en sortant d'ici, je vais me noyer. + +Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus +doucement possible, afin d'eviter tout scandale, sa prudence ne pouvait +resister a l'impatience de l'orgueil offense; l'entretien auquel il +essayait de se resigner lui paraissait monstrueux en lui-meme; je laisse +a penser ce qu'il eprouvait en s'entendant parler de la sorte. + +--Ecoute, dit-il presque hors de lui et resolu a en finir a tout prix, +tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens +commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce que +c'est que la frenesie qui t'amene? Tu viens me tracasser, tu crois faire +un coup de tete; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu veux me +rendre responsable de ta mort. As-tu a te plaindre de moi? dois-je un +sou a ton pere? Est-ce ma faute si tu en es la? Eh, mordieu! on se noie +et on se tait. + +--C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre tres humble +serviteur. + +--Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours a moi. +Tiens, mon garcon, voila quatre louis d'or; va-t'en diner a la cuisine, +et que je n'entende plus parler de toi. + +--Bien oblige, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre argent! + +Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa +conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se renfonca de +plus belle dans sa chaise et reprit ses meditations. + +Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-la, n'etait pas si loin qu'on +pouvait le croire; elle s'etait, il est vrai, retiree par obeissance +pour son pere; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle etait restee a +ecouter derriere la porte. Si l'extravagance de Croisilles lui +paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car +l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passe pour offense; d'un +autre cote, comme il n'etait pas possible de douter du desespoir du +jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise a la fois par les +deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la +curiosite. Lorsqu'elle vit l'entretien termine et Croisilles pret a +sortir, elle traversa rapidement le salon ou elle se trouvait, ne +voulant pas etre surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son +appartement; mais presque aussitot elle revint sur ses pas. L'idee que +Croisilles allait peut-etre reellement se donner la mort lui troubla le +coeur malgre elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle +marcha a sa rencontre; le salon etait vaste, et les deux jeunes gens +vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles etait pale comme +la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui +put exprimer ce qu'elle sentait. En passant a cote de lui, elle laissa +tomber a terre un bouquet de violettes qu'elle tenait a la main. Il se +baissa aussitot, ramassa le bouquet et le presenta a la jeune fille pour +le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route +sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son pere. Croisilles, +reste seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison le coeur +agite, ne sachant trop que penser de cette aventure. + + + + +III + + +A peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit accourir son +fidele Jean, dont le visage exprimait la joie. + +--Qu'est-il arrive? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle a +m'apprendre? + +--Monsieur, repondit Jean, j'ai a vous apprendre que les scelles sont +leves, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes de votre +pere payees, vous restez proprietaire de la maison. Il est bien vrai +qu'on a emporte tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et qu'on a +meme enleve les meubles; mais enfin la maison vous appartient, et vous +n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce +que vous etiez devenu, et j'espere, mon cher maitre, que vous serez +assez sage pour prendre un parti raisonnable. + +--Quel parti veux-tu que je prenne? + +--Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle, vaut +une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de +faim; et qui vous empecherait d'acheter un petit fonds de commerce qui +ne manquerait pas de prosperer? + +--Nous verrons cela, repondit Croisilles, tout en se hatant de prendre +le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais, +lorsqu'il y fut arrive, un si triste spectacle s'offrit a lui, qu'il eut +a peine le courage d'entrer. La boutique en desordre, les chambres +desertes, l'alcove de son pere vide, tout presentait a ses regards la +nudite de la misere. Il ne restait pas une chaise; tous les tiroirs +avaient ete fouilles, le comptoir brise, la caisse emportee; rien +n'avait echappe aux recherches avides des creanciers et de la justice, +qui, apres avoir pille la maison, etaient partis, laissant les portes +ouvertes, comme pour temoigner aux passants que leur besogne etait +accomplie. + +--Voila donc, s'ecria Croisilles, voila donc ce qui reste de trente ans +de travail et de la plus honnete existence, faute d'avoir eu a temps, au +jour fixe, de quoi faire honneur a une signature imprudemment engagee! +Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livre aux plus +tristes pensees, Jean paraissait fort embarrasse. Il supposait que son +maitre etait sans argent, et qu'il pouvait meme n'avoir pas dine. Il +cherchait donc quelque moyen pour le questionner la-dessus, et pour lui +offrir, en cas de besoin, une part de ses economies. Apres s'etre mis +l'esprit a la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un biais +convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles, +et de lui demander d'une voix attendrie: + +--Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux? + +Le pauvre homme avait prononce ces mots avec un accent a la fois si +burlesque et si touchant, que Croisilles, malgre sa tristesse, ne put +s'empecher d'en rire. + +--Et a propos de quoi cette question? dit-il. + +--Monsieur, repondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire une pour +mon diner, et si par hasard vous les aimiez toujours... + +Croisilles avait entierement oublie jusqu'a ce moment la somme qu'il +rapportait a son pere; la proposition de Jean le fit se ressouvenir que +ses poches etaient pleines d'or. + +--Je te remercie de tout mon coeur, dit-il au vieillard, et j'accepte +avec plaisir ton diner; mais, si tu es inquiet de ma fortune, +rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir un +bon souper que tu partageras a ton tour avec moi. + +En parlant ainsi, il posa sur la cheminee quatre bourses bien garnies, +qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis. + +--Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user +pour un jour ou deux. A qui faut-il que je m'adresse pour la faire tenir +a mon pere? + +--Monsieur, repondit Jean avec empressement, votre pere m'a bien +recommande de vous dire que cet argent vous appartenait; et si je ne +vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle maniere vos +affaires de Paris s'etaient terminees. Votre pere ne manquera de rien +la-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra de son +mieux; il a d'ailleurs emporte ce qu'il lui faut, car il etait bien sur +d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laisse, monsieur, tout ce +qu'il a laisse, est a vous, il vous le marque lui-meme dans sa lettre, +et je suis expressement charge de vous le repeter. Cet or est donc aussi +legitimement votre bien que cette maison ou nous sommes. Je puis vous +rapporter les paroles memes que votre pere, m'a dites en partant: "Que +mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour +m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera +apres mes dettes payees, comme si c'etait mon heritage." Voila, +monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre poche, +et puisque vous voulez bien de mon diner, allons, je vous prie, a la +maison. + +La joie et la sincerite qui brillaient dans les yeux de Jean ne +laissaient aucun doute a Croisilles. Les paroles de son pere l'avaient +emu a tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre part, dans un +pareil moment, quatre mille francs n'etaient pas une bagatelle. Pour ce +qui regardait la maison, ce n'etait point une ressource certaine, car on +ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et +difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un +changement considerable a la situation dans laquelle se trouvait le +jeune homme; il se sentit tout a coup attendri, ebranle dans sa funeste +resolution, et, pour ainsi dire, a la fois plus triste et moins desole. +Apres avoir ferme les volets de la boutique, il sortit de la maison avec +Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'empecher de +songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles +servent quelquefois a nous faire trouver une joie imprevue dans la plus +faible lueur d'esperance. Ce fut avec cette pensee qu'il se mit a table +a cote de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de +faire tous ses efforts pour l'egayer. + +Les etourdis ont un heureux defaut: ils se desolent aisement, mais ils +n'ont meme pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se +distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou egoistes; ils +sentent peut-etre plus vivement que d'autres, et ils sont tres capables +de se bruler la cervelle dans un moment de desespoir; mais, ce moment +passe, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent diner, qu'ils +boivent et mangent comme a l'ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en +se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les +traversent comme des fleches: bonne et violente nature qui sait +souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout a nu, +non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente +comme le cristal de roche. + +Apres avoir trinque avec Jean, Croisilles, au lieu de se noyer, s'en +alla a la comedie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein +le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le +parfum dans un profond recueillement, il commenca a penser d'un esprit +plus calme a son aventure du matin. Des qu'il y eut reflechi quelque +temps, il vit clairement la verite, c'est-a-dire que la jeune fille, en +lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre, +avait voulu lui donner une marque d'interet; car autrement ce refus et +ce silence n'auraient ete qu'une preuve de mepris, et cette supposition +n'etait pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle Godeau +avait le coeur moins dur que monsieur son pere, et il n'eut pas de peine +a se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traverse +le salon, avait exprime une emotion d'autant plus vraie qu'elle semblait +involontaire. Mais cette emotion etait-elle de l'amour ou seulement de +la pitie, ou moins encore peut-etre, de l'humanite? Mademoiselle Godeau +avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement +d'etre la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fut? Bien que fane et +a demi effeuille, le bouquet avait encore une odeur si exquise et une si +galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne +put se defendre d'esperer. C'etait une guirlande de roses autour d'une +touffe de violettes. Combien de sentiments et de mysteres un Turc aurait +lus dans ces fleurs, en interpretant leur langage! Mais il n'y a que +faire d'etre Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui tombent du +sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais +muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu, +lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un +amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une +ressemblance avec l'amour, et il y a meme des gens qui pensent que +l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui +l'exhale est la plus belle de la creation. + +Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif a la tragedie +qu'on representait pendant ce temps-la, mademoiselle Godeau elle-meme +parut dans une loge en face de lui. L'idee ne lui vint pas que, si elle +l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir la apres +ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se +rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris +etait venue en poste jouer Merope, et la foule etait si serree, qu'il +n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de +fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des +yeux. Il remarqua qu'elle semblait preoccupee, maussade, et qu'elle ne +parlait a personne qu'avec une sorte de repugnance. Sa loge etait +entouree, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de +petits-maitres normands dans la ville; chacun venait a son tour passer +devant elle a la galerie, car, pour entrer dans la loge meme qu'elle +occupait, cela n'etait pas possible, attendu que monsieur son pere en +remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles +remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'ecoutait pas la +piece. Le coude appuye sur la balustrade, le menton dans sa main, le +regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une statue +de Venus deguisee en marquise; l'etalage de sa robe et de sa coiffure, +son rouge, sous lequel on devinait sa paleur, toute la pompe de sa +toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilite. Jamais +Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouve moyen, pendant +l'entr'acte, de s'echapper de la cohue, il courut regarder au carreau de +la loge, et, chose etrange, a peine y eut-il mis la tete, que +mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bouge depuis une heure, se +retourna. Elle tressaillit legerement en l'apercevant, et ne jeta sur +lui qu'un coup d'oeil; puis elle reprit sa premiere posture. Si ce coup +d'oeil exprimait la surprise, l'inquietude, le plaisir de l'amour; s'il +voulait dire: "Quoi! vous n'etes pas mort!" ou: "Dieu soit beni! vous +voila vivant!" je ne me charge pas de le demeler; toujours est-il que, +sur ce coup d'oeil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire +aimer. + + + + +IV + + +De tous les obstacles qui nuisent a l'amour, l'un des plus grands est +sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une +tres veritable. Croisilles n'avait pas ce triste defaut que donnent +l'orgueil et la timidite; il n'etait pas de ceux qui tournent pendant +des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour +d'un oiseau en cage. Des qu'il eut renonce a se noyer, il ne songea plus +qu'a faire savoir a sa chere Julie qu'il vivait uniquement pour elle; +mais comment le lui dire? S'il se presentait une seconde fois a l'hotel +du fermier general, il n'etait pas douteux que M. Godeau ne le fit +mettre au moins a la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une femme de +chambre, quand il lui arrivait d'aller a pied; il etait donc inutile +d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisees de sa +maitresse est une folie chere aux amoureux, mais qui, dans le cas +present, etait plus inutile encore. J'ai dit que Croisilles etait fort +religieux; il ne lui vint donc pas a l'esprit de chercher a rencontrer +sa belle a l'eglise. Comme le meilleur parti, quoique le plus dangereux, +est d'ecrire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler soi-meme, il +ecrivit des le lendemain. Sa lettre n'avait, bien entendu, ni ordre ni +raison. Elle etait a peu pres concue en ces termes: + + +"Mademoiselle, + + +"Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait posseder de +fortune pour pouvoir pretendre a vous epouser. Je vous fais la une +etrange question; mais je vous aime si eperdument qu'il m'est impossible +de ne pas la faire, et vous etes la seule personne au monde a qui je +puisse l'adresser. Il m'a semble, hier au soir, que vous me regardiez au +spectacle. Je voulais mourir; plut a Dieu que je fusse mort, en effet, +si je me trompe et si ce regard n'etait pas pour moi! Dites-moi si le +hasard peut etre assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une maniere a la +fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre. Vous +etes riche, belle, je le sais; votre pere est orgueilleux et avare, et +vous avez le droit d'etre fiere; mais je vous aime, et le reste est un +songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez a ce que peut l'amour, +puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens +une inexprimable jouissance a vous ecrire cette folle lettre qui +m'attirera peut-etre votre colere; mais pensez aussi, mademoiselle, +qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous +laisse ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, a ma place; +j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire. +Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour etre +certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir ecouter mon amour +avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'a vous. Quoi que vous +fassiez, votre image m'est restee; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant +le coeur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce +bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on, +aime, je conserverai quelque esperance." + +Apres avoir cachete sa lettre, Croisilles s'en alla devant l'hotel +Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'a ce qu'il vit +sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en +cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de +chambre de mademoiselle Julie eut resolu ce jour-la de faire emplette +d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque +Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se +charger de sa lettre. Le marche fut bientot conclu; la servante prit +l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par +reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint a sa maison et s'assit +devant sa porte, attendant la reponse. + +Avant de parler de cette reponse, il faut dire un mot de mademoiselle +Godeau. Elle n'etait pas tout a fait exempte de la vanite de son pere, +mais son bon naturel y remediait. Elle etait, dans la force du terme, ce +qu'on nomme un enfant gate. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais +on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journees a sa +toilette, et les soirees sur un sofa, n'ayant pas l'air d'entendre la +conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle etait +prodigieusement coquette, et son propre visage etait a coup sur ce +qu'elle avait le plus considere en ce monde. Un pli a sa collerette, une +tache d'encre a son doigt, l'auraient desolee; aussi, quand sa robe lui +plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur sa +glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni gout ni aversion +pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle allait +volontiers au bal, et elle y renoncait sans humeur, quelquefois sans +motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement. +Quand son pere, qui l'adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau +a son choix, elle etait une heure a se decider, ne pouvant se trouver un +desir. Quand M. Godeau recevait ou donnait a diner, il arrivait que +Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soiree, pendant ce +temps-la, seule dans sa chambre, en grande toilette, a se promener de +long en large, son eventail a la main. Si on lui adressait un +compliment, elle detournait la tete, et si on tentait de lui faire la +cour, elle ne repondait que par un regard a la fois si brillant et si +serieux, qu'elle deconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne +l'avait fait rire; jamais un air d'opera, une tirade de tragedie, ne +l'avaient emue; jamais, enfin, son coeur n'avait donne signe de vie, et, +en la voyant passer dans tout l'eclat de sa nonchalante beaute, on +aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde +en revant. + +Tant d'indifference et de coquetterie ne semblait pas aise a comprendre. +Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait +qu'elle-meme. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son +caractere: elle attendait. Depuis l'age de quatorze ans, elle avait +entendu repeter sans cesse que rien n'etait aussi charmant qu'elle; elle +en etait persuadee; c'est pourquoi elle prenait grand soin de sa parure: +en manquant de respect a sa personne, elle aurait cru commettre un +sacrilege. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa beaute, comme un +enfant dans ses habits de fete; mais elle etait bien loin de croire que +cette beaute dut rester inutile; sous son apparente insouciance se +cachait une volonte secrete, inflexible, et d'autant plus forte qu'elle +etait mieux dissimulee. La coquetterie des femmes ordinaires, qui se +depense en oeillades, en minauderies et en sourires, lui semblait une +escarmouche puerile, vaine, presque meprisable. Elle se sentait en +possession d'un tresor, et elle dedaignait de le hasarder au jeu piece a +piece: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop habituee a +voir ses desirs prevenus, elle ne cherchait pas cet adversaire; on peut +meme dire davantage, elle etait etonnee qu'il se fit attendre. Depuis +quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle etalait +consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles epaules, il +lui paraissait inconcevable qu'elle n'eut point encore inspire une +grande passion. Si elle eut dit le fond de sa pensee, elle eut +volontiers repondu a ceux qui lui faisaient des compliments: "Eh bien! +s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brulez-vous la cervelle +pour moi?" Reponse que, du reste, pourraient faire bien des jeunes +filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du coeur, +quelquefois sur le bord des levres. + +Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme que +d'etre jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se voir +paree, digne en tout point de plaire, toute disposee a se laisser aimer, +et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve +charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse, +mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irreprochable, mon visage +le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chausse; et tout +cela ne me sert a rien qu'a aller bailler dans le coin d'un salon! Si un +jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en +mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant, +c'est un fat de province; des que je parais quelque part, j'excite un +murmure d'admiration, mais personne ne me dit, a moi seule, un mot qui +me fasse battre le coeur. J'entends des impertinents qui me louent tout +haut, a deux pas de moi, et pas un regard modeste et sincere ne cherche +le mien. Je porte une ame ardente, pleine de vie, et je ne suis, a tout +prendre, qu'une jolie poupee qu'on promene, qu'on fait sauter au bal, +qu'une gouvernante habille le matin et decoiffe le soir, pour +recommencer le lendemain. + +Voila ce que mademoiselle Godeau s'etait dit bien des fois a elle-meme, +et il y avait de certains jours ou cette pensee lui inspirait un si +sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journee +entiere. Lorsque Croisilles lui ecrivit, elle etait precisement dans un +acces d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et elle +revait profondement, etendue dans une bergere, lorsque sa femme de +chambre entra et lui remit la lettre d'un air mysterieux. Elle regarda +l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'ecriture, elle retomba dans sa +distraction. La femme de chambre se vit alors forcee d'expliquer de quoi +il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez deconcerte, ne sachant trop +comment la jeune fille prendrait cette demarche. Mademoiselle Godeau +ecouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta seulement un +coup d'oeil; elle demanda aussitot une feuille de papier, et ecrivit +nonchalamment ce peu de mots: + +"Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fiere. Si vous aviez +seulement cent mille ecus, je vous epouserais tres volontiers." + +Telle fut la reponse que la femme de chambre rapporta sur-le-champ a +Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine. + + + + +V + + +Cent mille ecus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas dans le pas +d'un ane; et si Croisilles eut ete defiant, il eut pu croire, en lisant +la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle etait folle ou qu'elle se +moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien +autre chose, sinon que sa chere Julie l'aimait, qu'il lui fallait cent +mille ecus, et il ne songea, des ce moment, qu'a tacher de se les +procurer. + +Il possedait deux cents louis comptant, plus une maison qui, comme je +l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire? +Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en +devinssent tout a coup trois cent mille? La premiere idee qui vint a +l'esprit du jeune homme fut de trouver une maniere quelconque de jouer a +croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la +maison. Croisilles commenca donc par coller sur sa porte un ecriteau +portant que sa maison etait a vendre; puis, tout en revant a ce qu'il +ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur. + +Une semaine s'ecoula, puis une autre; pas un acheteur ne se presenta. +Croisilles passait ses journees a se desoler avec Jean, et le desespoir +s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna a sa porte. + +--Cette maison est a vendre, monsieur. En etes-vous le proprietaire? + +--Oui, monsieur. + +--Et combien vaut-elle? + +--Trente mille francs, a ce que je crois; du moins je l'ai entendu dire +a mon pere. + +Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit a la +cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit +tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures, +ouvrit et ferma les fenetres; puis enfin, apres avoir tout bien examine, +sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua +Croisilles et se retira. + +Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le coeur palpitant, ne +fut pas, comme on pense, peu desappointe de cette retraite silencieuse. +Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de reflechir, et +qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours, +n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant a la fenetre +du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean, +fidele a son triste role de raisonneur, faisait, comme on dit, de la +morale a son maitre, pour le dissuader de vendre sa maison d'une maniere +si precipitee et dans un but si extravagant. Mourant d'impatience, +d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et +sortit, resolu a tenter la fortune avec cette somme, puisqu'il n'en +pouvait avoir davantage. + +Les tripots, dans ce temps-la, n'etaient pas publics, et l'on n'avait +pas encore invente ce raffinement de civilisation qui permet au premier +venu de se ruiner a toute heure, des que l'envie lui en passe par la +tete. A peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il s'arreta, ne sachant +ou aller risquer son argent. Il regardait les maisons du voisinage, et +les toisait les unes apres les autres, tachant de leur trouver une +apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de +bonne mine, vetu d'un habit magnifique, vint a passer. A en juger par +les dehors, ce ne pouvait etre qu'un fils de famille. Croisilles +l'aborda poliment. + +--Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la liberte que je +prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les +perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque +honnete endroit ou se font ces sortes de choses? + +A ce discours assez etrange, le jeune homme partit d'un eclat de rire. + +--Ma foi! monsieur, repondit-il, si vous cherchez un mauvais lieu, vous +n'avez qu'a me suivre, car j'y vais. + +Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils entrerent tous deux +dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent recus le mieux +du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs +jeunes gens etaient deja assis autour d'un tapis vert: Croisilles y prit +modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis +furent perdus. + +Il sortit aussi triste que peut l'etre un amoureux qui se croit aime. Il +ne lui restait pas de quoi diner, mais ce n'etait pas ce qui +l'inquietait. + +--Comment ferai-je a present, se demanda-t-il, pour me procurer de +l'argent? A qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me preter +seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre? + +Pendant qu'il etait dans cet embarras, il rencontra son brocanteur juif. +Il n'hesita pas a s'adresser a lui, et, en sa qualite d'etourdi, il ne +manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif +n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'etait venu la voir +que par curiosite, ou, pour mieux dire, par acquit de conscience, comme +un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte, +pour voir s'il n'y a rien a voler; mais il vit Croisilles si desespere, +si triste, si denue de toute ressource, qu'il ne put resister a la +tentation de profiter de sa misere, au risque de se gener un peu pour +payer la maison. Il lui en offrit donc a peu pres le quart de ce qu'elle +valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur, +signa aveuglement un marche a faire dresser les cheveux sur la tete, et, +des le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il se +dirigea de rechef vers le tripot ou il avait ete si poliment et si +lestement ruine la veille. + +En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; le +vent etait doux, l'Ocean tranquille. De toutes parts, des negociants, +des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et venaient. +Des crocheteurs transportaient d'enormes ballots pleins de marchandises. +Les passagers faisaient leurs adieux; de legeres barques flottaient de +tous cotes; sur tous les visages on lisait la crainte, l'impatience ou +l'esperance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le majestueux +navire se balancait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses. + +--Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce +qu'on possede, et d'aller chercher au dela des mers une perilleuse +fortune! Quelle emotion de regarder partir ce vaisseau charge de tant de +richesses, du bien-etre de tant de familles! Quelle joie de le voir +revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confie, rentrant plus +fier et plus riche qu'il n'etait parti! Que ne suis-je un de ces +marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel tapis +vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi +n'acheterais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries? qui m'en +empeche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine refuserait-il de se +charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette +pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la +triplerais peut-etre par une honnete industrie. Si Julie m'aime +veritablement, elle attendra quelques annees, et elle me restera fidele +jusqu'a ce que je puisse l'epouser. Le commerce produit quelquefois des +benefices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas d'exemples, en ce +monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagnees ainsi sur ces flots +changeants: pourquoi la Providence ne benirait-elle pas une tentative +faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces +marchands qui ont tant amasse et qui envoient des navires aux deux bouts +de la terre, plus d'un a commence par une moindre somme que celle que +j'ai la. Ils ont prospere avec l'aide de Dieu; pourquoi ne pourrais-je +pas prosperer a mon tour? Il me semble qu'un bon vent souffle dans ces +voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est +jete, je vais m'adresser a ce capitaine qui me parait aussi de bonne +mine, j'ecrirai ensuite a Julie, et je veux devenir un habile negociant. + +Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un peu +fous, c'est de le devenir tout a fait par instants. Le pauvre garcon, +sans reflechir davantage, mit son caprice a execution. Trouver des +marchandises a acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y connait +pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour +obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui vendit +autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans +une charrette, fut promptement transporte a bord. Croisilles, ravi et +plein d'esperance, avait ecrit lui-meme en grosses lettres son nom sur +ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable; +l'heure du depart arriva bientot, et le navire s'eloigna de la cote. + + + + +VI + + +Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles n'avait +rien garde. D'un autre cote, sa maison etait vendue; il ne lui restait +pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de gite, +et pas un denier. Avec toute la bonne volonte possible, Jean ne pouvait +supposer que son maitre fut reduit a un tel denument; Croisilles etait, +non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti +de coucher a la belle etoile, et, quant aux repas, voici le calcul qu'il +fit: il presumait que le vaisseau qui portait sa fortune mettrait six +mois a revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre d'or que +son pere lui avait donnee, et qu'il avait heureusement gardee; il en eut +trente-six livres. C'etait de quoi vivre a peu pres six mois avec quatre +sous par jour. Il ne douta pas que ce ne fut assez, et, rassure par le +present, il ecrivit a mademoiselle Godeau pour l'informer de ce qu'il +avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa +detresse; il lui annonca, au contraire, qu'il avait entrepris une +operation de commerce magnifique, dont les resultats etaient prochains +et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la _Fleurette_, vaisseau a +fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et +ses soieries; il la supplia de lui rester fidele pendant un an, se +reservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa part, il lui +jura un eternel amour. + +Lorsque mademoiselle Godeau recut cette lettre, elle etait au coin de +son feu, et elle tenait a la main, en guise d'ecran, un de ces bulletins +qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entree et la sortie des +navires, et en meme temps annoncent les desastres. Il ne lui etait +jamais arrive, comme on peut penser, de prendre interet a ces sortes de +choses, et elle n'avait jamais jete les yeux sur une seule de ces +feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin +qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut precisement le +nom de la _Fleurette_; le navire avait echoue sur les cotes de France +dans la nuit meme qui avait suivi son depart. L'equipage s'etait sauve a +grand'peine, mais toutes les marchandises avaient ete perdues. + +Mademoiselle Godeau, a cette nouvelle, ne se souvint plus que Croisilles +avait fait devant elle l'aveu de sa pauvrete; elle en fut aussi desolee +que s'il se fut agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une +tempete, les vents en furie, les cris des noyes, la ruine d'un homme qui +l'aimait, toute une scene de roman, se presenterent a sa pensee; le +bulletin et la lettre lui tomberent des mains; elle se leva dans un +trouble extreme, et, le sein palpitant, les yeux prets a pleurer, elle +se promena a grands pas, resolue a agir dans cette occasion, et se +demandant ce qu'elle devait faire. + +Il y a une justice a rendre a l'amour, c'est que plus les motifs qui le +combattent sont forts, clairs, simples, irrecusables, en un mot, moins +il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est +une belle chose sous le ciel que cette deraison du coeur; nous ne +vaudrions pas grand'chose sans elle. Apres s'etre promenee dans sa +chambre, sans oublier ni son cher eventail, ni le coup d'oeil a la glace +en passant, Julie se laissa retomber dans sa bergere. Qui l'eut pu voir +en ce moment eut joui d'un beau spectacle: ses yeux etincelaient, ses +joues etaient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec une +joie et une douleur delicieuses: + +--Pauvre garcon! il s'est ruine pour moi! + +Independamment de la fortune qu'elle devait attendre de son pere, +mademoiselle Godeau avait, a elle appartenant, le bien que sa mere lui +avait laisse. Elle n'y avait jamais songe; en ce moment, pour la +premiere fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait disposer de +cinq cent mille francs. Cette pensee la fit sourire; un projet bizarre, +hardi, tout feminin, presque aussi fou que Croisilles lui-meme, lui +traversa l'esprit; elle berca quelque temps son idee dans sa tete, puis +se decida a l'executer. + +Elle commenca par s'enquerir si Croisilles n'avait pas quelque parent +ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien +examine, on decouvrit, au quatrieme etage d'une vieille maison, une +tante a demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et qui +n'etait pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre femme, fort +agee, semblait avoir ete mise ou plutot laissee au monde comme un +echantillon des miseres humaines. Aveugle, goutteuse, presque sourde, +elle vivait seule dans un grenier; mais une gaiete plus forte que le +malheur et la maladie la soutenait a quatre-vingts ans et lui faisait +encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte +sans entrer chez elle, et les airs surannes qu'elle fredonnait egayaient +toutes les filles du quartier. Elle possedait une petite rente viagere +qui suffisait a l'entretenir; tant que durait le jour, elle tricotait; +pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'etait passe depuis la mort de +Louis XIV. + +Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en +secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles, +rubans, diamants, rien ne fut epargne: elle voulait seduire; mais sa +vraie beaute en cette circonstance fut le caprice qui l'entrainait. Elle +monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et, +apres le salut le plus gracieux, elle parla a peu pres ainsi: + +--Vous avez, madame, un neveu nomme Croisilles, qui m'aime et qui a +demande ma main; je l'aime aussi et voudrais l'epouser; mais mon pere, +M. Godeau, fermier general de cette ville, refuse de nous marier, parce +que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde etre +l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine a personne; je ne +saurais donc avoir la pensee de disposer de moi sans le consentement de +ma famille. Je viens vous demander une grace que je vous supplie de +m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-meme proposer ce mariage +a mon pere. J'ai, grace a Dieu, une petite fortune qui est toute a votre +service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs +chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient a votre neveu, +et elle lui appartient en effet; ce n'est point un present que je veux +lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la +ruine de Croisilles, et il est juste que je la repare. Mon pere ne +cedera pas aisement; il faudra que vous insistiez et que vous ayez un +peu de courage; je n'en manquerai pas de mon cote. Comme personne au +monde, excepte moi, n'a de droit sur la somme dont je vous parle, +personne ne saura jamais de quelle maniere elle aura passe entre vos +mains. Vous n'etes pas tres riche non plus, je le sais, et vous pouvez +craindre qu'on ne s'etonne de vous voir doter ainsi votre neveu; mais +songez que mon pere ne vous connait pas, que vous vous montrez fort peu +par la ville, et que par consequent il vous sera facile de feindre que +vous arrivez de quelque voyage. Cette demarche vous coutera sans doute, +il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous +ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour, +j'espere que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce +discours, avait ete tour a tour surprise, inquiete, attendrie et +charmee. Le dernier mot la persuada. + +--Oui, mon enfant, repeta-t-elle plusieurs fois, je sais ce que c'est, +je sais ce que c'est! + +En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes +affaiblies la soutenaient a peine; Julie s'avanca rapidement, et lui +tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire, +elles se trouverent en un instant dans les bras l'une de l'autre. Le +traite fut aussitot conclu; un cordial baiser le scella d'avance, et +toutes les confidences necessaires s'ensuivirent sans peine. + +Toutes les explications etant faites, la bonne dame tira de son armoire +une venerable robe de taffetas qui avait ete sa robe de noce. Ce meuble +antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un +grain de poussiere ne l'avait deflore; Julie en fut dans l'admiration. +On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui fut dans +toute la ville. La bonne dame prepara le discours qu'elle devait tenir a +M. Godeau; Julie lui apprit de quelle facon il fallait toucher le coeur +de son pere, et n'hesita pas a avouer que la vanite etait son cote +vulnerable. + +--Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce penchant, +nous aurions partie gagnee. + +La bonne dame reflechit profondement, acheva sa toilette sans mot dire, +serra la main de sa future niece, et monta en voiture. Elle arriva +bientot a l'hotel Godeau; la, elle se redressa, si bien en entrant, +qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le +salon ou etait tombe le bouquet de Julie, et, quand la porte du boudoir +s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la precedait: + +--Annoncez la baronne douairiere de Croisilles. + +Ce mot decida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut ebloui. Bien +que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il +consentit a tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le fut; qui +eut ose lui en contester le titre? A mon avis, elle l'avait bien gagne. + + + +FIN DE CROISILLES. + + + +Cette nouvelle a ete publiee pour la premiere fois dans le numero de la +_Revue des Deux Mondes_ du 15 fevrier 1839. + + + + +HISTOIRE + +D'UN + +MERLE BLANC + +1842 + +I + + +Qu'il est glorieux, mais qu'il est penible d'etre en ce monde un merle +exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a +decrit. Mais, helas! je suis extremement rare et tres difficile a +trouver. Plut au ciel que je fusse tout a fait impossible! + +Mon pere et ma mere etaient deux bonnes gens qui vivaient, depuis nombre +d'annees, au fond d'un vieux jardin retire du Marais. C'etait un menage +exemplaire. Pendant que ma mere, assise dans un buisson fourre, pondait +regulierement trois fois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec +une religion patriarcale, mon pere, encore fort propre et fort petulant, +malgre son grand age, picorait autour d'elle toute la journee, lui +apportant de beaux insectes qu'il saisissait delicatement par le bout +de la queue pour ne pas degouter sa femme, et, la nuit venue, il ne +manquait jamais, quand il faisait beau, de la regaler d'une chanson qui +rejouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre +nuage n'avait trouble cette douce union. + +A peine fus-je venu au monde, que, pour la premiere fois de sa vie, mon +pere commenca a montrer de la mauvaise humeur. Bien que je ne fusse +encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur, +ni la tournure de sa nombreuse posterite. + +--Voila un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant de +travers; il faut que ce gamin-la aille apparemment se fourrer dans tous +les platras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour etre toujours +si laid et si crotte. + +--Eh, mon Dieu! mon ami, repondait ma mere, toujours roulee en boule +dans une vieille ecuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous pas +que c'est de son age? Et vous-meme, dans votre jeune temps, n'avez-vous +pas ete un charmant vaurien? Laissez grandir notre merlichon, et vous +verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus. + +Tout en prenant ainsi ma defense, ma mere ne s'y trompait pas; elle +voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosite; +mais elle faisait comme toutes les meres qui s'attachent souvent a leurs +enfants par cela meme qu'ils sont maltraites de la nature, comme si la +faute en etait a elles, ou comme si elles repoussaient d'avance +l'injustice du sort qui doit les frapper. + +Quand vint le temps de ma premiere mue, mon pere devint tout a fait +pensif et me considera attentivement. Tant que mes plumes tomberent, il +me traita encore avec assez de bonte et me donna meme la patee, me +voyant grelotter presque nu dans un coin; mais des que mes pauvres +ailerons transis commencerent a se recouvrir de duvet, a chaque plume +blanche qu'il vit paraitre, il entra dans une telle colere, que je +craignis qu'il ne me plumat pour le reste de mes jours! Helas! je +n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me +demandais pourquoi le meilleur des peres se montrait pour moi si +barbare. + +Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient mis, +malgre moi, le coeur en joie, comme je voltigeais dans une allee, je me +mis, pour mon malheur, a chanter. A la premiere note qu'il entendit, mon +pere sauta en l'air comme une fusee. + +--Qu'est-ce que j'entends-la? s'ecria-t-il; est-ce ainsi qu'un merle +siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce la siffler? + +Et, s'abattant pres de ma mere avec la contenance la plus terrible: + +--Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid? + +A ces mots, ma mere indignee s'elanca de son ecuelle, non sans se faire +du mal a une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la +suffoquaient, elle tomba a terre a demi pamee. Je la vis pres d'expirer; +epouvante et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon pere. + +--O mon pere! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal +vetu, que ma mere n'en soit point punie! Est-ce sa faute si la nature +m'a refuse une voix comme la votre? Est-ce sa faute si je n'ai pas votre +beau bec jaune et votre bel habit noir a la francaise, qui vous donnent +l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a fait +de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois +du moins le seul malheureux! + +--Il ne s'agit pas de cela, dit mon pere; que signifie la maniere +absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris a +siffler ainsi contre tous les usages et toutes les regles? + +--Helas! monsieur, repondis-je humblement, j'ai siffle comme je pouvais, +me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-etre mange trop de +mouches. + +--On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon pere hors de lui. +Il y a des siecles que nous sifflons de pere en fils, et, lorsque je +fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier etage, +un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs +fenetres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les yeux +l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air enfarine +comme un paillasse de la foire? Si je n'etais le plus pacifique des +merles, je t'aurais deja cent fois mis a nu, ni plus ni moins qu'un +poulet de basse-cour pret a etre embroche. + +--Eh bien! m'ecriai-je, revolte de l'injustice de mon pere, s'il en est +ainsi, monsieur, qu'a cela ne tienne! je me deroberai a votre presence, +je delivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, par +laquelle vous me tirez toute la journee. Je partirai, monsieur, je +fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma +mere pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma misere, et +peut-etre, ajoutai-je en sanglotant, peut-etre trouverai-je, dans le +potager du voisin ou sur les gouttieres, quelques vers de terre ou +quelques araignees pour soutenir ma triste existence. + +--Comme tu voudras, repliqua mon pere, loin de s'attendrir a ce +discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un +merle. + +--Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plait? + +--Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Apres ces paroles +foudroyantes, mon pere s'eloigna a pas lents. Ma mere se releva +tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son ecuelle. +Pour moi, confus et desole, je pris mon vol du mieux que je pus, et +j'allai, comme je l'avais annonce, me percher sur la gouttiere d'une +maison voisine. + + + + +II + + +Mon pere eut l'inhumanite de me laisser pendant plusieurs jours dans +cette situation mortifiante. Malgre sa violence, il avait bon coeur, et, +aux regards detournes qu'il me lancait, je voyais bien qu'il aurait +voulu me pardonner et me rappeler; ma mere, surtout, levait sans cesse +vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait meme parfois a +m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur +inspirait, malgre eux, une repugnance et un effroi auxquels je vis bien +qu'il n'y avait point de remede. + +--Je ne suis point un merle! me repetais-je; et, en effet, en +m'epluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la gouttiere, je ne +reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu a ma +famille.--O ciel! repetais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis! + +Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir extenue de +faim et de chagrin, lorsque je vis se poser pres de moi un oiseau plus +mouille, plus pale et plus maigre que je ne le croyais possible. Il +etait a peu pres de ma couleur, autant que j'en pus juger a travers la +pluie qui nous inondait; a peine avait-il sur le corps assez de plumes +pour habiller un moineau, et il etait plus gros que moi. Il me sembla, +au premier abord, un oiseau tout a fait pauvre et necessiteux; mais il +gardait, en depit de l'orage qui maltraitait son front presque tondu, un +air deserte qui me charma. Je lui fis modestement une grande reverence, +a laquelle il repondit par un coup de bec qui faillit me jeter a bas de +la gouttiere. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me retirais +avec componction sans essayer de lui repondre en sa langue: + +--Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouee que son crane +etait chauve. + +--Helas! monseigneur, repondis-je (craignant une seconde estocade), je +n'en sais rien. Je croyais etre un merle, mais l'on m'a convaincu que je +n'en suis pas un. + +La singularite de ma reponse et mon air de sincerite l'interesserent. Il +s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai +avec toute la tristesse et toute l'humilite qui convenaient a ma +position et au temps affreux qu'il faisait. + +--Si tu etais un ramier comme moi, me dit-il apres m'avoir ecoute, les +niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquieteraient pas un moment. Nous +voyageons, c'est la notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne +sais qui est mon pere. Fendre l'air, traverser l'espace, voir a nos +pieds les monts et les plaines, respirer l'azur meme des cieux, et non +les exhalaisons de la terre, courir comme la fleche a un but marque qui +ne nous echappe jamais, voila notre plaisir et notre existence. Je fais +plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix. + +--Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous etes un oiseau +bohemien. + +--C'est encore une chose dont je ne me soucie guere, reprit-il. Je n'ai +point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et +mes petits. Ou est ma femme, la est ma patrie. + +--Mais qu'avez-vous la qui vous pend au cou? C'est comme une vieille +papillotte chiffonnee. + +--Ce sont des papiers d'importance, repondit-il en se rengorgeant; je +vais a Bruxelles de ce pas, et je porte au celebre banquier *** une +nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit +centimes. + +--Juste Dieu! m'ecriai-je, c'est une belle existence que la votre, et +Bruxelles, j'en suis sur, doit etre une ville bien curieuse a voir. Ne +pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle, +je suis peut-etre un pigeon ramier. + +--Si tu en etais un, repliqua-t-il, tu m'aurais rendu le coup de bec que +je t'ai donne tout a l'heure. + +--Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour si +peu de chose. Voila le matin qui parait et l'orage qui s'apaise. De +grace, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien au +monde;--si vous me refusez, il ne me reste plus qu'a me noyer dans +cette gouttiere. + +--Eh bien, en route! suis-moi si tu peux. + +Je jetai un dernier regard sur le jardin ou dormait ma mere. Une larme +coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emporterent. J'ouvris mes ailes +et je partis. + + + + +III + + +Mes ailes, je l'ai dit, n'etaient pas encore bien robustes. Tandis que +mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais a ses cotes; je +tins bon pendant quelque temps, mais bientot il me prit un eblouissement +si violent, que je me sentis pres de defaillir. + +--Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible. + +--Non, me repondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons plus que +soixante lieues a faire. + +J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une poule +mouillee, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le coup, +j'etais rendu. + +--Monsieur, begayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas s'arreter un +instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant +sur un arbre... + +--Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me repondit le ramier en +colere. + +Et, sans daigner tourner la tete, il continua son voyage enrage. Quant a +moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de ble. + +J'ignore combien de temps dura mon evanouissement. Lorsque je repris +connaissance, ce qui me revint d'abord en memoire fut la derniere +parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.--O mes chers +parents! pensai-je, vous vous etes donc trompes! Je vais retourner pres +de vous; vous me reconnaitrez pour votre vrai et legitime enfant, et +vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous +l'ecuelle de ma mere. + +Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la douleur +que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. A peine +me fus-je dresse sur mes pattes, que la defaillance me reprit, et je +retombai sur le flanc. + +L'affreuse pensee de la mort se presentait deja a mon esprit, lorsque, a +travers les bluets et les coquelicots, je vis venir a moi, sur la pointe +du pied, deux charmantes personnes. L'une etait une petite pie fort bien +mouchetee et extremement coquette, et l'autre une tourterelle couleur de +rose. La tourterelle s'arreta a quelques pas de distance, avec un grand +air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie +s'approcha en sautillant de la maniere la plus agreable du monde. + +--Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous la? me demanda-t-elle +d'une voix folatre et argentine. + +--Helas! madame la marquise, repondis-je (car c'en devait etre une pour +le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a +laisse en route, et je suis en train de mourir de faim. + +--Sainte Vierge! que me dites-vous? repondit-elle. + +Et aussitot elle se mit a voltiger ca et la sur les buissons qui nous +entouraient, allant et venant de cote et d'autre, m'apportant quantite +de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas pres de moi, tout en +continuant ses questions. + +--Mais qui etes-vous? mais d'ou venez-vous? C'est une chose incroyable +que votre aventure! Et ou alliez-vous? Voyager seul, si jeune, car vous +sortez de votre premiere mue! Que font vos parents? d'ou sont-ils? +comment vous laissent-ils aller dans cet etat-la? Mais c'est a faire +dresser les plumes sur la tete! + +Pendant qu'elle parlait, je m'etais souleve un peu de cote, et je +mangeais de grand appetit. La tourterelle restait immobile, me regardant +toujours d'un oeil de pitie. Cependant elle remarqua que je retournais la +tete d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De la pluie +tombee dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; elle +recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute +fraiche. Certainement, si je n'eusse pas ete si malade, une personne si +reservee ne se serait jamais permis une pareille demarche. + +Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon coeur battait +violemment. Partage entre deux emotions diverses, j'etais penetre d'un +charme inexplicable. Ma panetiere etait si gaie, mon echanson si +expansif et si doux, que j'aurais voulu dejeuner ainsi pendant toute +l'eternite. Malheureusement, tout a un terme, meme l'appetit d'un +convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la +curiosite de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec autant de +sincerite que je l'avais fait la veille devant le pigeon. La pie +m'ecouta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui appartenir, +et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde +sensibilite. Mais, lorsque j'en fus a toucher le point capital qui +causait ma peine, c'est-a-dire l'ignorance ou j'etais de moi-meme: + +--Plaisantez-vous? s'ecria la pie; vous, un merle! vous, un pigeon! Fi +donc! vous etes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et tres +gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme +qui dirait un coup d'eventail. + +--- Mais, madame la marquise, repondis-je, il me semble que, pour une +pie, je suis d'une couleur, ne vous en deplaise... + +--Une pie russe, mon cher, vous etes une pie russe! Vous ne savez pas +qu'elles sont blanches? Pauvre garcon, quelle innocence[1]! + +[Note 1: On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.] + +--Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe, etant ne au +fond du Marais, dans une vieille ecuelle cassee? + +--Ah! le bon enfant! Vous etes de l'invasion, mon cher; croyez-vous +qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous a moi, et laissez-vous faire; je veux +vous emmener tout a l'heure et vous montrer les plus belles choses de la +terre. + +--Ou cela, madame, s'il vous plait? + +--Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y mene. +Vous n'aurez pas plus tot ete pie un quart d'heure, que vous ne voudrez +plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes la une centaine, non pas +de ces grosses pies de village qui demandent l'aumone sur les grands +chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilees, lestes, et +pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de +sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose +invariable, et nous meprisons le reste du monde. Les marques noires vous +manquent, il est vrai, mais votre qualite de Russe suffira pour vous +faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous +attifer. Depuis le matin jusqu'a midi, nous nous attifons, et, depuis +midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un arbre, +le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la foret s'eleve un +chene immense, inhabite, helas! C'etait la demeure du feu roi Pie X, ou +nous allons en pelerinage en poussant de bien gros soupirs; mais, a part +ce leger chagrin, nous passons le temps a merveille. Nos femmes, ne sont +pas plus begueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos plaisirs sont +purs et honnetes, parce que notre coeur est aussi noble que notre langage +est libre et joyeux. Notre fierte n'a pas de bornes, et, si un geai ou +toute autre canaille vient par hasard a s'introduire chez nous, nous le +plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures +gens du monde, et les passereaux, les mesanges, les chardonnerets qui +vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours pretes a les aider, a +les nourrir et a les defendre. Nulle part il n'y a plus de caquetage que +chez nous, et nulle part moins de medisance. Nous ne manquons pas de +vieilles pies devotes qui disent leurs patenotres toute la journee, mais +la plus eventee de nos jeunes commeres peut passer, sans crainte d'un +coup de bec, pres de la plus severe douairiere. En un mot, nous vivons +de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons. + +--Voila qui est fort beau, madame, repliquai-je, et je serais +certainement mal appris de ne point obeir aux ordres d'une personne +comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi, +de grace, de dire un mot a cette bonne demoiselle qui est +ici.--Mademoiselle, continuai-je en m'adressant a la tourterelle, +parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois +veritablement une pie russe? + +A cette question, la tourterelle baissa la tete, et devint rouge pale, +comme les rubans de Lolotte. + +--Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis... + +--Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui puisse +vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si +charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon coeur et ma patte a +celle de vous qui en voudra, des l'instant que je saurai si je suis pie +ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus +bas a la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de tourtereau qui me +tourmente singulierement. + +--Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage, je +ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous a travers ces +coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une legere teinte... + +Elle n'osa en dire plus long. + +--O perplexite! m'ecriai-je, comment savoir a quoi m'en tenir? comment +donner mon coeur a l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement dechire? O +Socrate! quel precepte admirable, mais difficile a suivre, tu nous as +donne, quand tu as dit: "Connais-toi toi-meme!" + +Depuis le jour ou une malheureuse chanson avait si fort contrarie mon +pere, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me vint a +l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la verite. +"Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon pere m'a mis a la porte des le +premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque +effet sur ces dames." Ayant donc commence par m'incliner poliment, comme +pour reclamer l'indulgence, a cause de la pluie que j'avais recue, je me +mis d'abord a siffler, puis a gazouiller, puis a faire des roulades, +puis enfin a chanter a tue-tete, comme un muletier espagnol en plein +vent. + +A mesure que je chantais, la petite pie s'eloignait de moi d'un air de +surprise qui devint bientot de la stupefaction, puis qui passa a un +sentiment d'effroi accompagne d'un profond ennui. Elle decrivait des +cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop +chaud qui vient de le bruler, mais auquel il voudrait pourtant gouter +encore. Voyant l'effet de mon epreuve, et voulant la pousser jusqu'au +bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je +m'egosillais a chanter. Elle resista pendant vingt-cinq minutes a mes +melodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola a grand +bruit, et regagna son palais de verdure. Quant a la tourterelle, elle +s'etait, presque des le commencement, profondement endormie. + +--Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! o ecuelle +maternelle! plus que jamais je reviens a vous! + +Au moment ou je m'elancais pour partir, la tourterelle rouvrit les yeux. + +--Adieu, dit-elle, etranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom est +Gourouli; souviens-toi de moi! + +--Belle Gourouli, lui repondis-je, vous etes bonne, douce et charmante; +je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous etes couleur de rose; +tant de bonheur n'est pas fait pour moi! + + + + +IV + + +Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de +m'attrister.--Helas! musique, helas! poesie, me repetais-je en regagnant +Paris, qu'il y a peu de coeurs qui vous comprennent! + +En faisant ces reflexions, je me cognai la tete contre celle d'un oiseau +qui volait dans le sens oppose au mien. Le choc fut si rude et si +imprevu, que nous tombames tous deux sur la cime d'un arbre qui, par +bonheur, se trouva la. Apres que nous nous fumes un peu secoues, je +regardai le nouveau venu, m'attendant a une querelle. Je vis avec +surprise qu'il etait blanc. A la verite, il avait la tete un peu plus +grosse que moi, et, sur le front, une espece de panache qui lui donnait +un air heroi-comique; de plus, il portait sa queue fort en l'air, avec +une grande magnanimite: du reste, il ne me parut nullement dispose a la +bataille. Nous nous abordames fort civilement, et nous nous fimes de +mutuelles excuses, apres quoi nous entrames en conversation. Je pris la +liberte de lui demander son nom et de quel pays il etait. + +--Je suis etonne, me dit-il, que vous ne me connaissiez pas. Est-ce que +vous n'etes pas des notres? + +--En verite, monsieur, repondis-je, je ne sais pas desquels je suis. +Tout le monde me demande et me dit la meme chose; il faut que ce soit +une gageure qu'on ait faite. + +--Vous voulez rire, repliqua-t-il; votre plumage vous sied trop bien +pour que je meconnaisse un confrere. Vous appartenez infailliblement a +cette race illustre et venerable qu'on nomme en latin _cacuata_, en +langue savante _kakatoes_, et en jargon vulgaire catacois. + +--Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur +pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en etais pas, et +daignez m'apprendre a qui j'ai la gloire de parler. + +--Je suis, repondit l'inconnu, le grand poete Kacatogan. J'ai fait de +puissants voyages, monsieur, des traversees arides et de cruelles +peregrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma muse a eu des +malheurs. J'ai fredonne sous Louis XVI, monsieur, j'ai braille pour la +Republique, j'ai noblement chante l'Empire, j'ai discretement loue la +Restauration, j'ai meme fait un effort dans ces derniers temps, et je me +suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siecle sans gout. J'ai +lance dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, de +gracieux dithyrambes, de pieuses elegies, des drames chevelus, des +romans crepus, des vaudevilles poudres et des tragedies chauves. En un +mot, je puis me flatter d'avoir ajoute au temple des Muses quelques +festons galants, quelques sombres creneaux et quelques ingenieuses +arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore +vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je revais a un poeme en +un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez +fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous etre bon a quelque +chose, je suis tout a votre service. + +--Vraiment, monsieur, vous le pouvez, repliquai-je, car vous me voyez en +ce moment dans un grand embarras poetique. Je n'ose dire que je sois un +poete, ni surtout un aussi grand poete que vous, ajoutai-je en le +saluant, mais j'ai recu de la nature un gosier qui me demange quand je +me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. A vous dire la verite, +j'ignore absolument les regles. + +--Je les ai oubliees, dit Kacatogan, ne vous inquietez pas de cela. + +--Mais il m'arrive, repris-je, une chose facheuse: c'est que ma voix +produit sur ceux qui l'entendent a peu pres le meme effet que celle d'un +certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire? + +--Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-meme cet effet bizarre. +La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable. + +--Eh bien! monsieur, vous qui me semblez etre le Nestor de la poesie, +sauriez-vous, je vous prie, un remede a ce penible inconvenient? + +--Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je +m'en suis fort tourmente etant jeune, a cause qu'on me sifflait +toujours; mais, a l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois que +cette repugnance vient de ce que le public en lit d'autres que nous: +cela le distrait.. + +--Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est +dur, pour une creature bien intentionnee, de mettre les gens en fuite +des qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le service +de m'ecouter, et me dire sincerement votre avis? + +--Tres volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles. + +Je me mis a chanter aussitot, et j'eus la satisfaction de voir que +Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, et, +de temps en temps, il inclinait la tete d'un air d'approbation, avec une +espece de murmure flatteur. Mais je m'apercus bientot qu'il ne +m'ecoutait pas, et qu'il revait a son poeme. Profitant d'un moment ou je +reprenais haleine, il m'interrompit tout a coup. + +--Je l'ai pourtant trouvee, cette rime! dit-il en souriant et en +branlant la tete; c'est la soixante mille sept cent quatorzieme qui sort +de cette cervelle-la! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais lire +cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en +dira! + +Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir +de m'avoir rencontre. + + + + +V + + +Reste seul et desappointe, je n'avais rien de mieux a faire que de +profiter du reste du jour et de voler a tire-d'aile vers Paris. +Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon +avait ete trop peu agreable pour me laisser un souvenir exact; en sorte +que, au lieu d'aller tout droit, je tournai a gauche au Bourget, et, +surpris par la nuit, je fus oblige de chercher un gite dans les bois de +Mortefontaine. + +Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais, qui, +comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se +chamaillaient de tous les cotes. Dans les buissons piaillaient les +moineaux, en pietinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau +marchaient gravement deux herons, perches sur leurs longues echasses; +dans l'attitude de la meditation, Georges Dandins du lieu, attendant +patiemment leurs femmes. D'enormes corbeaux, a moitie endormis, se +posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus eleves, et +nasillaient leurs prieres du soir. Plus bas, les mesanges amoureuses se +pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert ebouriffe +poussait son menage par derriere, pour le faire entrer dans le creux +d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant +en l'air comme des bouffees de fumee, et se precipitaient sur un +arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes, +des rouges-gorges, se groupaient legerement sur des branches decoupees, +comme des cristaux sur une girandole. De toute part resonnaient des voix +qui disaient bien distinctement:--Allons, ma femme!--Allons, ma +fille!--Venez, ma belle!--Par ici, ma mie!--Me voila, mon +cher!--Bonsoir, ma maitresse!--Adieu,--mes amis!--Dormez bien, mes +enfants! + +Quelle position pour un celibataire que de coucher dans une pareille +auberge! J'eus la tentation de me joindre a quelques oiseaux de ma +taille, et de leur demander l'hospitalite.--La nuit, pensais-je, tous +les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que de +dormir poliment pres d'eux? + +Je me dirigeai d'abord vers un fosse ou se rassemblaient des etourneaux. +Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et je +remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorees et les +pattes vernies: c'etaient les dandies de la foret: Ils etaient assez +bons enfants, et ne m'honorerent d'aucune attention. Mais leurs propos +etaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuite leurs +tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement +l'un a l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir. + +J'allai ensuite me percher sur une branche ou s'alignaient une +demi-douzaine d'oiseaux de differentes especes. Je pris modestement la +derniere place, a l'extremite de la branche, esperant qu'on m'y +souffrirait. Par malheur, ma voisine etait une vieille colombe, aussi +seche qu'une girouette rouillee. Au moment ou je m'approchai d'elle, le +peu de plumes qui couvraient ses os etaient l'objet de sa sollicitude; +elle feignait de les eplucher, mais elle eut trop craint d'en arracher +une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son +compte. A peine l'eus-je touchee du bout de l'aile, qu'elle se redressa +majestueusement. + +--Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en pincant le +bec avec une pudeur britannique. + +Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta a bas avec une +vigueur qui eut fait honneur a un portefaix. + +Je tombai dans une bruyere ou dormait une grosse gelinotte. Ma mere +elle-meme, dans son ecuelle, n'avait pas un tel air de beatitude. Elle +etait si rebondie, si epanouie, si bien assise sur son triple ventre, +qu'on l'eut prise pour un pate dont on avait mange la croute. Je me +glissai furtivement pres d'elle. + +--Elle ne s'eveillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une si bonne +grosse maman ne peut pas etre bien mechante. Elle ne le fut pas en +effet. Elle ouvrit les yeux a demi, et me dit en poussant un leger +soupir: + +--Tu me genes, mon petit, va-t'en de la. + +Au meme instant, je m'entendis appeler: c'etaient des grives qui, du +haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir a elles.--Voila enfin de +bonnes ames, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des folles, +et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplume qu'un billet +doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas a juger que ces dames +avaient mange plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le faire; elles +se soutenaient a peine sur les branches, et leurs plaisanteries de +mauvaise compagnie, leurs eclats de rire et leurs chansons grivoises me +forcerent de m'eloigner. + +Je commencais a desesperer, et j'allais m'endormir dans un coin +solitaire, lorsqu'un rossignol se mit a chanter. Tout le monde aussitot +fit silence. Helas! que sa voix etait pure! que sa melancolie meme +paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords +semblaient le bercer. Personne ne songeait a le faire taire, personne ne +trouvait mauvais qu'il chantat sa chanson a pareille heure; son pere ne +le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite. + +--Il n'y a donc que moi, m'ecriai-je, a qui il soit defendu d'etre +heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route +dans les tenebres, au risque d'etre avale par quelque hibou, que de me +laisser dechirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres! + +Sur cette pensee, je me remis en chemin et j'errai longtemps au hasard. +Aux premieres clartes du jour, j'apercus les tours de Notre-Dame. En un +clin d'oeil j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards +avant de reconnaitre notre jardin. J'y volai plus vite que l'eclair... +Helas! il etait vide... J'appelai en vain mes parents: personne ne me +repondit. L'arbre ou se tenait mon pere, le buisson maternel, l'ecuelle +cherie, tout avait disparu. La cognee avait tout detruit; au lieu de +l'allee verte ou j'etais ne, il ne restait qu'un cent de fagots. + + + + +VI + + +Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour, mais +ce fut peine perdue; ils s'etaient sans doute refugies dans quelque +quartier eloigne, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles. + +Penetre d'une tristesse affreuse, j'allai me percher sur la gouttiere ou +la colere de mon pere m'avait d'abord exile. J'y passais les jours et +les nuits a deplorer ma triste existence. Je ne dormais plus, je +mangeais a peine: j'etais pres de mourir de douleur. + +Un jour que je me lamentais comme a l'ordinaire: + +--Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque +mon pere me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tombe en route quand +j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite +marquise s'est bouche les oreilles des que j'ai ouvert le bec; ni une +tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-meme, ronflait +comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan n'a +pas daigne m'ecouter; ni un oiseau quelconque, enfin, puisque, a +Mortefontaine, on m'a laisse coucher tout seul. Et cependant j'ai des +plumes sur le corps; voila des pattes et voila des ailes. Je ne suis +point un monstre, temoin Gourouli, et cette petite marquise elle-meme, +qui me trouvaient assez a leur gre. Par quel mystere inexplicable ces +plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble +auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?... + +J'allais poursuivre mes doleances, lorsque je fus interrompu par deux +portieres qui se disputaient dans la rue. + +--Ah, parbleu! dit l'une d'elles a l'autre, si tu en viens jamais a +bout, je te fais cadeau d'un merle blanc! + +--Dieu juste! m'ecriai-je, voila mon affaire. O Providence! je suis fils +d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc! + +Cette decouverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes idees. Au lieu +de continuer a me plaindre, je commencai a me rengorger et a marcher +fierement le long de la gouttiere, en regardant l'espace d'un air +victorieux. + +--C'est quelque chose, me dis-je, que d'etre un merle blanc: cela ne se +trouve point dans le pas d'un ane. J'etais bien bon de m'affliger de ne +pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du genie, c'est le mien! Je +voulais fuir le monde, je veux l'etonner! Puisque je suis cet oiseau +sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et pretends me +comporter comme tel, ni plus ni moins que le phenix, et mepriser le +reste des volatiles. Il faut que j'achete les Memoires d'Alfieri et les +poemes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera un +noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donne. Oui, je veux +ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait +rare, je me ferai mysterieux. Ce sera une faveur, une gloire de me +voir.--Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout +bonnement pour de l'argent? + +--Fi donc! quelle indigne pensee! Je veux faire un poeme comme +Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les +grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des +notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je +ne manquerai pas, dans mes vers, de deplorer mon isolement; mais ce sera +de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel +m'a refuse une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je +prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les +rossignols n'ont qu'a se bien tenir; je demontrerai, comme deux et deux +font quatre, que leurs complaintes font mal au coeur, et que leur +marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je +veux me creer tout d'abord une puissante position litteraire. J'entends +avoir autour de moi une cour composee, non pas seulement de +journalistes, mais d'auteurs veritables et meme de femmes de lettres. +J'ecrirai un role pour mademoiselle Rachel, et, si elle refuse de le +jouer, je publierai a son de trompe que son talent est bien inferieur a +celui d'une vieille actrice de province. J'irai a Venise, et je +louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cite feerique, +le beau palais Mocenigo, qui coute quatre livres dix sous par jour; la, +je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de _Lara_ doit y +avoir laisses. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un deluge +de rimes croisees, calquees sur la strophe de Spencer, ou je soulagerai +ma grande ame; je ferai soupirer toutes les mesanges, roucouler toutes +les tourterelles, fondre en larmes toutes les becasses, et hurler toutes +les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me +montrerai inexorable et inaccessible a l'amour. En vain me +pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir pitie des infortunees qu'auront +seduites mes chants sublimes; a tout cela, je repondrai: Foin! O exces +de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres +traverseront les mers; la renommee, la fortune, me suivront partout; +seul, je semblera! indifferent aux murmures de la foule qui +m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un veritable +ecrivain excentrique, fete, choye, admire, envie, mais completement +grognon et insupportable. + + + + +VII + + +Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon premier +ouvrage. C'etait, comme je me l'etais promis, un poeme en quarante-huit +chants. Il s'y trouvait bien quelques negligences, a cause de la +prodigieuse fecondite avec laquelle je l'avais ecrit; mais je pensai que +le public d'aujourd'hui, accoutume a la belle litterature qui s'imprime +au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche. + +J'eus un succes digne de moi, c'est-a-dire sans pareil. Le sujet de mon +ouvrage n'etait autre que moi-meme: je me conformai en cela a la grande +mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passees avec une +fatuite charmante; je mettais le lecteur au fait de mille details +domestiques du plus piquant interet; la description de l'ecuelle de ma +mere ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais compte les +rainures, les trous, les bosses, les eclats, les echardes, les clous, +les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans, +le dehors, les bords, le fond, les cotes, les plans inclines, les plans +droits; passant au contenu, j'avais etudie les brins d'herbe, les +pailles, les feuilles seches, les petits morceaux de bois, les +graviers, les gouttes d'eau, les debris de mouches, les pattes de +hannetons cassees qui s'y trouvaient: c'etait une description +ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimee tout d'une venue; +il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautee. Je l'avais +habilement coupee par morceaux, et entremelee au recit, afin que rien +n'en fut perdu; en sorte qu'au moment le plus interessant et le plus +dramatique arrivaient tout a coup quinze pages d'ecuelle. Voila, je +crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point +d'avarice, en profitera qui voudra. + +L'Europe entiere fut emue a l'apparition de mon livre; elle devora les +revelations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en eut-il +ete autrement? Non seulement j'enumerais tous les faits qui se +rattachaient a ma personne, mais je donnais encore au public un tableau +complet de toutes les revasseries qui m'avaient passe par la tete depuis +l'age de deux mois; j'avais meme intercale au plus bel endroit une ode +composee dans mon oeuf. Bien entendu d'ailleurs que je ne negligeais pas +de traiter en passant le grand sujet qui preoccupe maintenant tant de +monde: a savoir, l'avenir de l'humanite. Ce probleme m'avait paru +interessant; j'en ebauchai, dans un moment de loisir, une solution qui +passa generalement pour satisfaisante. + +On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de +felicitation et des declarations d'amour anonymes. Quant aux visites, +je suivais rigoureusement le plan que je m'etais trace; ma porte etait +fermee a tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir +deux etrangers qui s'etaient annonces comme etant de mes parents. L'un +etait un merle du Senegal, et l'autre un merle de la Chine. + +--Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant a m'etouffer, que vous +etes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre poeme +immortel, la profonde souffrance du genie meconu! Si nous n'etions pas +deja aussi incompris que possible, nous le deviendrions apres vous avoir +lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime +mepris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons par +nous-memes, les peines secretes que vous avez chantees! Voici deux +sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous +prions d'agreer. + +--Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon epouse a +composee sur un passage de votre preface. Elle rend merveilleusement +l'intention de l'auteur. + +--Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez +doues d'un grand coeur et d'un esprit plein de lumieres. Mais +pardonnez-moi de vous faire une question. D'ou vient votre melancolie? + +--Eh! monsieur, repondit l'habitant du Senegal, regardez comme je suis +bati. Mon plumage, il est vrai, est agreable a voir, et je suis revetu +de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais +mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue +je suis affuble! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux tiers. +N'y a-t-il pas la de quoi se donner au diable? + +--Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus +penible. La queue de mon confrere balaye les rues; mais les polissons me +montrent au doigt, a cause que je n'en ai point[2]. + +[Note 2: Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du +Senegal sont exactes.] + +--Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon ame; il est toujours +facheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais permettez-moi +de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui +vous ressemblent, et qui demeurent la depuis longtemps, fort +paisiblement empaillees. De meme qu'il ne suffit pas a une femme de +lettres d'etre devergondee pour faire un bon livre, ce n'est pas non +plus assez pour un merle d'etre mecontent pour avoir du genie. Je suis +seul de mon espece, et je m'en afflige; j'ai peut-etre tort, mais c'est +mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que +vous saurez dire. + + + + +VIII + + +Malgre la resolution que j'avais prise et le calme que j'affectais, je +n'etais pas heureux. Mon isolement, pour etre glorieux, ne m'en semblait +pas moins penible, et je ne pouvais songer sans effroi a la necessite ou +je me trouvais de passer ma vie entiere dans le celibat. Le retour du +printemps, en particulier, me causait une gene mortelle, et je +commencais a tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu'une +circonstance imprevue decida de ma vie entiere. + +Il va sans dire que mes ecrits avaient traverse la Manche, et que les +Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce +qu'ils comprennent. Je recus un jour, de Londres, une lettre signee +d'une jeune merlette: + +"J'ai lu votre poeme, me disait-elle, et l'admiration que j'ai eprouvee +m'a fait prendre la resolution de vous offrir ma main et ma personne. +Dieu nous a crees l'un pour l'autre! Je suis semblable a vous, je suis +une merlette blanche!..." + +On suppose aisement ma surprise et ma joie.--Une merlette blanche! me +dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre! +Je me hatai de repondre a la belle inconnue, et je le fis d'une maniere +qui temoignait assez combien sa proposition m'agreait. Je la pressais de +venir a Paris ou de me permettre de voler pres d'elle. Elle me repondit +qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle +mettait ordre a ses affaires et que je la verrais bientot. + +Elle vint, en effet, quelques jours apres. O bonheur! c'etait la plus +jolie merlette du monde, et elle etait encore plus blanche que moi. + +--Ah! mademoiselle, m'ecriai-je, ou plutot madame, car je vous considere +des a present comme mon epouse legitime, est-il croyable qu'une creature +si charmante se trouvat sur la terre sans que la renommee m'apprit son +existence? Benis soient les malheurs que j'ai eprouves et les coups de +bec que m'a donnes mon pere, puisque le ciel me reservait une +consolation si inesperee! Jusqu'a ce jour, je me croyais condamne a une +solitude eternelle, et, a vous parler franchement, c'etait un rude +fardeau a porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les +qualites d'un pere de famille. Acceptez ma main sans delai; marions-nous +a l'anglaise, sans ceremonie, et partons ensemble pour la Suisse. + +--Je ne l'entends pas ainsi, me repondit la jeune merlette; je veux que +nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de +merles un peu bien nes y soient solennellement rassembles. Des gens +comme nous doivent a leur propre gloire de ne pas se marier comme des +chats de gouttiere. J'ai apporte une provision de _bank-notes_. Faites +vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lesinez pas sur les +rafraichissements. + +Je me conformai aveuglement aux ordres de la blanche merlette. Nos noces +furent d'un luxe ecrasant; on y mangea dix mille mouches. Nous recumes +la benediction nuptiale d'un reverend pere Cormoran, qui etait +archeveque _in partibus_. Un bal superbe termina la journee; enfin, rien +ne manqua a mon bonheur. + +Plus j'approfondissais le caractere de ma charmante femme, plus mon +amour augmentait. Elle reunissait, dans sa petite personne, tous les +agrements de l'ame et du corps. Elle etait seulement un peu begueule; +mais j'attribuai cela a l'influence du brouillard anglais dans lequel +elle avait vecu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat de la +France ne dissipat bientot ce leger nuage. + +Une chose qui m'inquietait plus serieusement, c'etait une sorte de +mystere dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur singuliere, +s'enfermant a clef avec ses cameristes, et passant ainsi des heures +entieres pour faire sa toilette, a ce qu'elle pretendait. Les maris +n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur menage. Il m'etait arrive +vingt fois de frapper a l'appartement de ma femme sans pouvoir obtenir +qu'on m'ouvrit la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un jour, entre +autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit obligee +de ceder et de m'ouvrir un peu a la hate, non sans se plaindre fort de +mon importunite. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille pleine +d'une espece de colle faite avec de la farine et du blanc d'Espagne. Je +demandai a ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me repondit +que c'etait un opiat pour des engelures qu'elle avait. + +Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle defiance pouvait +m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'etait donnee a moi +avec tant d'enthousiasme et une sincerite si parfaite? J'ignorais +d'abord que ma bien-aimee fut une femme de plume; elle me l'avoua au +bout de quelque temps, et elle alla meme jusqu'a me montrer le manuscrit +d'un roman ou elle avait imite a la fois Walter Scott et Scarron. Je +laisse a penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non +seulement je me voyais possesseur d'une beaute incomparable, mais +j'acquerais encore la certitude que l'intelligence de ma compagne etait +digne en tout point de mon genie. Des cet instant, nous travaillames +ensemble. Tandis que je composais mes poemes, elle barbouillait des +rames de papier. Je lui recitais mes vers a haute voix, et cela ne la +genait nullement pour ecrire pendant ce temps-la. Elle pondait ses +romans avec une facilite presque egale a la mienne, choisissant toujours +les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des +meurtres, et meme jusqu'a des filouteries, ayant toujours soin, en +passant, d'attaquer le gouvernement et de precher l'emancipation des +merlettes. En un mot, aucun effort ne coutait a son esprit, aucun tour +de force a sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni +de faire un plan avant de se mettre a l'oeuvre. C'etait le type de la +merlette lettree. + +Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur inaccoutumee, je +m'apercus qu'elle suait a grosses gouttes, et je fus etonne devoir en +meme temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos. + +--Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous etes malade? + +Elle parut d'abord un peu effrayee et meme penaude; mais la grande +habitude qu'elle avait du monde l'aida bientot a reprendre l'empire +admirable qu'elle gardait toujours sur elle-meme. Elle me dit que +c'etait une tache d'encre, et qu'elle y etait fort sujette dans ses +moments d'inspiration. + +--Est-ce que ma femme deteint? me dis-je tout bas. Cette pensee +m'empecha de dormir. La bouteille de colle me revint en memoire.--O +ciel! m'ecriai-je, quel soupcon! Cette creature celeste ne serait-elle +qu'une peinture, un leger badigeon? se serait-elle vernie pour abuser de +moi?... Quand je croyais presser sur mon coeur la soeur de mon ame, l'etre +previlegie cree pour moi seul, n'aurais-je donc epouse que de la farine? + +Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en +affranchir. Je fis l'achat d'un barometre, et j'attendis avidement qu'il +vint a faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme a la +campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'epreuve d'une +lessive. Mais nous etions en plein juillet; il faisait un beau temps +effroyable. + +L'apparence du bonheur et l'habitude d'ecrire avaient fort excite ma +sensibilite. Naif comme j'etais, il m'arrivait parfois, en travaillant, +que le sentiment fut plus fort que l'idee, et de me mettre a pleurer en +attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute +faiblesse masculine enchante l'orgueil feminin. Une certaine nuit que je +limais une rature, selon le precepte de Boileau, il advint a mon coeur de +s'ouvrir. + +--O Loi! dis-je a ma chere merlette, toi, la seule et la plus aimee! +toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire, +metamorphosent pour moi l'univers, vie de mon coeur, sais-tu combien je +t'aime? Pour mettre en vers une idee banale deja usee par d'autres +poetes, un peu d'etude et d'attention me font aisement trouver des +paroles; mais ou en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta beaute +m'inspire? Le souvenir meme de mes peines passees pourrait-il me fournir +un mot pour te parler de mon bonheur present? Avant que tu fusses venue +a moi, mon isolement etait celui d'un orphelin exile; aujourd'hui, c'est +celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre jusqu'a ce +que la mort en fasse un debris, dans cette petite cervelle enfievree, ou +fermente une inutile pensee, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma belle, +que rien ne peut etre qui ne soit a toi? Ecoute ce que mon cerveau peut +dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon genie fut +une perle, et que tu fusses Cleopatre! + +En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle deteignait +visiblement. A chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une +plume, non pas meme noire, mais du plus vieux roux (je crois qu'elle +avait deja deteint autre part). Apres quelques minutes +d'attendrissement, je me trouvai vis-a-vis d'un oiseau decolle et +desenfarine, identiquement semblable aux merles les plus plats et les +plus ordinaires. + +Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche etait inutile. +J'aurais bien pu, a la verite, considerer le cas comme redhibitoire, et +faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte? N'etait-ce +pas assez de mon malheur? Je pris mon courage a deux pattes, je resolus +de quitter le monde, d'abandonner la carriere des lettres, de fuir dans +un desert, s'il etait possible, d'eviter a jamais l'aspect d'une +creature vivante, et de chercher, comme Alceste, + + Un endroit ecarte, + Ou d'etre un merle blanc on eut la liberte! + + + + +X + + +Je m'envolai la-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui est le hasard +des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette +fois, on etait couche.--Quel mariage! me disais-je, quelle equipee! +C'est certainement a bonne intention que cette pauvre enfant s'est mis +du blanc; mais je n'en suis pas moins a plaindre, ni elle moins rousse. + +Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait a +plein coeur du bienfait de Dieu qui le rend si superieur aux poetes, et +donnait librement sa pensee au silence qui l'entourait. Je ne pus +resister a la tentation d'aller a lui et de lui parler. + +--Que vous etes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez tant que +vous voulez, et tres bien, et tout le monde ecoute; mais vous avez une +femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, la +pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien aupres de +vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chante aussi, +monsieur, et c'est pitoyable. J'ai range des mots en bataille comme des +soldats prussiens, et j'ai coordonne des fadaises pendant que vous +etiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre? + +--Oui, me repondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous croyez. +Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose: +Sadi, le Persan, en a parle. Je m'egosille toute la nuit pour elle, mais +elle dort et ne m'entend pas. Son calice est ferme a l'heure qu'il est: +elle y berce un vieux scarabee,--et demain matin, quand je regagnerai +mon lit, epuise de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle +s'epanouira, pour qu'une abeille lui mange le coeur! + + +FIN DE L'HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. + + +Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la forme +d'une piquante allegorie, quelque peinture de moeurs d'une verite +frappante, ou quelque trait de critique litteraire plein de raison et de +verve gauloise. Les souffrances, les deceptions, les chagrins des poetes +en general, et ceux de l'auteur en particulier, y sont presentes +gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au +lecteur l'injure de lui en donner l'explication. + +L'_Histoire d'un merle blanc_ a paru pour la premiere fois dans les +_Scenes de la vie privee des animaux_, ouvrage publie par livraisons et +illustre par le crayon de Grandville. + + + + +PIERRE ET CAMILLE + +1844 + +I + + +Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitte le service +en 1760. Bien qu'il fut jeune encore, et que sa fortune lui permit de +paraitre avantageusement a la cour, il s'etait lasse de bonne heure de +la vie de garcon et des plaisirs de Paris. Il se retira pres du Mans, +dans une jolie maison de campagne. La, au bout de peu de temps, la +solitude, qui lui avait d'abord ete agreable, lui sembla penible. Il +sentit qu'il lui etait difficile de rompre tout a coup avec les +habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitte le monde; +mais, ne pouvant se resoudre a vivre seul, il prit le parti de se +marier, et de trouver, s'il etait possible, une femme qui partageat son +gout pour le repos et pour la vie sedentaire qu'il etait decide a mener. + +Il ne voulait point que sa femme fut belle; il ne la voulait pas laide, +non plus; il desirait qu'elle eut de l'instruction et de l'intelligence, +avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout, +c'etait de la gaiete et une humeur egale, qu'il regardait, dans une +femme, comme les premieres des qualites. + +La fille d'un negociant retire, qui demeurait dans le voisinage, lui +plut. Comme le chevalier ne dependait de personne, il ne s'arreta pas a +la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un +marchand. Il adressa a la famille une demande qui fut accueillie avec +empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut +conclu. + +Jamais alliance ne fut formee sous de meilleurs et de plus heureux +auspices. A mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier decouvrit +en elle de nouvelles qualites et une douceur de caractere inalterable. +Elle, de son cote, se prit pour son mari d'un amour extreme. Elle ne +vivait qu'en lui, ne songeait qu'a lui complaire, et, bien loin de +regretter les plaisirs de son age qu'elle lui sacrifiait, elle +souhaitait que son existence entiere put s'ecouler dans une solitude +qui, de jour en jour, lui devenait plus chere. + +Cette solitude n'etait cependant pas complete. Quelques voyages a la +ville, la visite reguliere de quelques amis y faisaient diversion de +temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir frequemment les +parents de sa femme, en sorte qu'il semblait a celle-ci qu'elle n'avait +pas quitte la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras de son +mari pour se retrouver dans ceux de sa mere, et jouissait ainsi d'une +faveur que la Providence accorde a bien peu de gens, car il est rare +qu'un bonheur nouveau ne detruise pas un ancien bonheur. + +M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bonte que sa femme; mais +les passions de sa jeunesse, l'experience qu'il paraissait avoir faite +des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la melancolie. Cecile +(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces +moments de tristesse. Quoiqu'il n'y eut en elle, a ce sujet, ni +reflexion ni calcul, son coeur l'avertissait aisement de ne pas se +plaindre de ces legers nuages qui detruisent tout des qu'on les regarde, +et qui ne sont rien quand on les laisse passer. + +La famille de Cecile etait composee de bonnes gens, marchands enrichis +par le travail, et dont la vieillesse etait, pour ainsi dire, un +perpetuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaiete du repos, achetee +par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des moeurs de +Versailles et meme des soupers de mademoiselle Quinault, il se plaisait +a ces facons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles pour lui. +Cecile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore, qui +s'appelait Giraud. Il avait ete maitre macon, puis il etait devenu peu a +peu architecte; a tout cela il avait gagne une vingtaine de mille livres +de rente. La maison du chevalier etait fort a son gout, et il y etait +toujours bien recu, quoiqu'il y arrivat quelquefois couvert de platre +et de poussiere; car, en depit des ans et de ses vingt mille livres, il +ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle. +Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il perorat +au dessert.--Vous etes heureux, mon neveu, disait-il souvent au +chevalier: vous etes riche, jeune, vous avez une bonne petite femme, une +maison pas trop mal batie; il ne vous manque rien, il n'y a rien a dire; +tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et repete que vous +etes heureux. + +Un jour, Cecile, entendant ces mots, et se penchant vers son +mari:--N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai, +pour que tu te le laisses dire en face? + +Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle etait +enceinte. Il y avait derriere la maison une petite colline d'ou l'on +decouvrait tout le domaine. Les deux epoux s'y promenaient souvent +ensemble. Un soir qu'ils y etaient assis sur l'herbe: + +--Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit Cecile. Penses-tu +cependant qu'il eut tout a fait raison? Es-tu parfaitement heureux? + +--Autant qu'un homme peut l'etre, repondit le chevalier, et je ne vois +rien qui puisse ajouter a mon bonheur. + +--Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit Cecile, car il me serait +aise de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous est +absolument necessaire. + +Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle +voulait prendre un detour pour lui confier un caprice de femme. Il fit, +en plaisantant, mille conjectures, et a chaque question, les rires de +Cecile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils s'etaient leves et ils +descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invite par la +pente rapide, il allait entrainer sa femme, lorsque celle-ci s'arreta, +et s'appuyant sur l'epaule du chevalier: + +--Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si vite. +Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons la sous mes +paniers. + +Presque tous leurs entretiens, a compter de ce jour, n'eurent plus qu'un +sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins a lui donner, de +la maniere dont ils l'eleveraient, des projets qu'ils formaient deja +pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme prit toutes les +precautions possibles pour conserver le tresor qu'elle portait. Il +redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura la +grossesse de Cecile ne fut qu'une longue et delicieuse ivresse, pleine +des plus douces esperances. + +Le terme fixe par la nature arriva; un enfant vint au monde, beau comme +le jour. C'etait une fille, qu'on appela Camille. Malgre l'usage general +et contre l'avis meme des medecins, Cecile voulut la nourrir elle-meme. +Son orgueil maternel etait si flatte de la beaute de sa fille, qu'il fut +impossible de l'en separer; il etait vrai que l'on n'avait vu que bien +rarement a un enfant nouveau-ne des traits aussi reguliers et aussi +remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent a la lumiere, +brillerent d'un eclat extraordinaire. Cecile, qui avait ete elevee au +couvent, etait extremement pieuse. Ses premiers pas, des qu'elle put se +lever, furent pour aller a l'eglise rendre graces a Dieu. + +Cependant, l'enfant commenca a prendre des forces et a se developper. A +mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une +immobilite etrange. Aucun bruit ne semblait la frapper; elle etait +insensible a ces mille discours que les meres adressent a leurs +nourrissons; tandis qu'on chantait en la bercant, elle restait les yeux +fixes et ouverts, regardant avidement la clarte de la lampe, et ne +paraissant rien entendre. Un jour qu'elle etait endormie, une servante +renversa un meuble; la mere accourut aussitot, et vit avec etonnement +que l'enfant ne s'etait pas reveillee. Le chevalier fut effraye de ces +indices trop clairs pour qu'on put s'y tromper. Des qu'il les eut +observes avec attention, il comprit a quel malheur sa fille etait +condamnee. La mere voulut en vain s'abuser, et, par tous les moyens +imaginables, detourner les craintes de son mari. Le medecin fut appele, +et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre +Camille etait privee de l'ouie, et par consequent de la parole. + + + + +II + + +La premiere pensee de la mere avait ete de demander si le mal etait sans +remede, et on lui avait repondu qu'il y avait des exemples de guerison. +Pendant un an, malgre l'evidence, elle conserva quelque espoir; mais +toutes les ressources de l'art echouerent, et, apres les avoir epuisees, +il fallut enfin y renoncer. + +Malheureusement a cette epoque, ou tant de prejuges furent detruits et +remplaces, il en existait un impitoyable contre ces pauvres creatures +qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants distingues ou +des hommes seulement pousses par un sentiment charitable, avaient, il +est vrai, des longtemps, proteste contre cette barbarie. Chose bizarre, +c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizieme siecle, a devine et +essaye cette tache, crue alors impossible, d'apprendre aux muets a +parler sans parole. Son exemple avait ete suivi en Italie, en Angleterre +et en France, a differentes reprises. Bonnet, Wallis, Bulwer, Van +Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention +chez eux avait ete meilleure que l'effet; un peu de bien avait ete opere +ca et la, a l'insu du monde, presque au hasard, sans aucun fruit. +Partout, meme a Paris, au sein de la civilisation la plus avancee, les +sourds-muets etaient regardes comme une espece d'etres a part, marques +du sceau de la colere celeste. Prives de la parole, on leur refusait la +pensee. Le cloitre pour ceux qui naissaient riches, l'abandon pour les +pauvres, tel etait leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que de +pitie. + +Le chevalier tomba peu a peu dans le plus profond chagrin. Il passait la +plus grande partie du jour seul, enferme dans son cabinet, ou se +promenait dans les bois. Il s'efforcait, lorsqu'il voyait sa femme, de +montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain. +Madame des Arcis, de son cote, n'etait pas moins triste. Un malheur +merite peut faire verser des larmes, presque toujours tardives et +inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en decourageant +la piete. + +Ces deux nouveaux maries, faits pour s'aimer et qui s'aimaient, +commencerent ainsi a se voir avec peine et a s'eviter dans les memes +allees ou ils venaient de se parler d'un espoir si prochain, si +tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa +maison de campagne, n'avait pense qu'au repos; le bonheur avait semble +l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison; +l'amour etait venu, il etait reciproque. Un obstacle terrible se placait +tout a coup entre eux, et cet obstacle etait precisement l'objet meme +qui eut du etre un lien sacre. + +Ce qui causa cette separation soudaine et tacite, plus affreuse qu'un +divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la mere, en depit +du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier, +quoi qu'il voulut faire, malgre sa patience et sa bonte, ne pouvait +vaincre l'horreur que lui inspirait cette malediction de Dieu tombee sur +lui. + +--Pourrais-je donc hair ma fille? se demandait-il souvent durant ses +promenades solitaires. Est-ce sa faute si la colere du ciel l'a frappee? +Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher a adoucir la douleur +de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? A quelle +triste existence est-elle reservee si moi, son pere, je l'abandonne? que +deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est a moi de me resigner. +Qui en prendra soin? qui relevera? qui la protegera? Elle n'a au monde +que sa mere et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura jamais +ni frere ni soeur; c'est assez d'une malheureuse de plus au monde. Sous +peine de manquer de coeur, je dois consacrer ma vie a lui faire supporter +la sienne. + +Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait a la maison avec la ferme +intention de remplir ses devoirs de pere et de mari; il trouvait son +enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait +les mains de Cecile entre les siennes: on lui avait parle, disait-il, +d'un medecin celebre, qu'il allait faire venir; rien n'etait encore +decide; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant ainsi, il +soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais +d'affreuses pensees le saisissaient malgre lui; l'idee de l'avenir, la +vue de ce silence, de cet etre inacheve, dont les sens etaient fermes, +la reprobation, le degout, la pitie, le mepris du monde, l'accablaient. +Son visage palissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant a sa +mere, et se detournait pour cacher ses larmes. + +C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son +coeur avec une sorte de tendresse desesperee et ce plein regard de +l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle +ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre, +posait Camille dans son berceau, et passait des heures entieres, muette +comme elle, a la regarder. + +Cette espece d'exaltation sombre et passionnee devint si forte, qu'il +n'etait pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le plus +absolu pendant des journees. On lui adressait en vain la parole. Il +semblait qu'elle voulut savoir par elle-meme ce que c'etait que cette +nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre. + +Elle parlait par signes a l'enfant et savait seule se faire comprendre. +Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-meme, semblaient +etrangers a Camille. La mere de madame des Arcis, femme d'un esprit +assez vulgaire, ne venait guere a Chardonneux[3] (ainsi se nommait la +terre du chevalier) que pour deplorer le malheur arrive a son gendre et +a sa chere Cecile. Croyant faire preuve de sensibilite, elle s'apitoyait +sans relache sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui +echappa de dire un jour:--Mieux eut valu pour elle ne pas etre +nee.--Qu'auriez-vous donc fait si j'etais ainsi? repliqua Cecile presque +avec l'accent de la colere. + +[Note 3: Il y a pres du Mans un chateau de ce nom. L'auteur y passa +quelques jours en septembre 1829.] + +L'oncle Giraud, le maitre macon, ne trouvait pas grand mal a ce que sa +petite niece fut muette:--J'ai eu, disait-il, une femme si bavarde, que +je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme preferable. +Cette petite-la est sure d'avance de ne jamais tenir de mauvais propos, +ni d'en ecouter, de ne pas impatienter toute une maison en chantant de +vieux airs d'opera, qui sont tous pareils; elle ne sera pas querelleuse, +elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait +jamais; elle ne s'eveillera pas si son mari tousse, ou bien s'il se leve +plus tot qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne revera pas tout +haut, elle sera discrete; elle y verra clair, les sourds ont de bons +yeux; elle pourra regler un memoire, quand elle ne ferait que compter +sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner, +comme les proprietaires a propos de la moindre batisse; elle saura +d'elle-meme une chose tres bonne qui ne s'apprend d'ordinaire que +difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le coeur +a sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du miel au +bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle +n'entendra pas, a diner, les rabat-joie qui font des periodes; elle sera +jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera +pas obligee, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se promener. Ma +foi, si j'etais jeune, je l'epouserais tres bien quand elle sera grande, +et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais tres +bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait. + +Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de gaiete +rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient +s'empecher de sourire tous deux a cette bonhomie un peu brusque, mais +respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part. +Mais le mal etait la; tout le reste de la famille regardait avec des +yeux effrayes et curieux ce malheur, qui etait une rarete. Quand ils +venaient en carriole du gue de Mauny[4], ces braves gens se mettaient en +cercle avant diner, tachant de voir et de raisonner, examinant tout d'un +air d'interet, prenant un visage compose, se consultant tout bas pour +savoir quoi dire, tentant quelquefois de detourner la pensee commune par +une grosse remarque sur un fetu. La mere restait devant eux, sa fille +sur ses genoux, sa gorge decouverte, quelques gouttes de lait coulant +encore. Si Raphael eut ete de la famille, la Vierge a la Chaise aurait +pu avoir une soeur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en etait +d'autant plus belle. + +[Note 4: Le gue de Mauny est un site pittoresque des environs du +Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.] + + + + +III + + +La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa +tache, mais fidelement. Camille n'avait que ses yeux au service de son +ame; ses premiers gestes furent, comme l'avaient ete ses premiers +regards, diriges vers la lumiere. Le plus pale rayon de soleil lui +causait des transports de joie. + +Lorsqu'elle commenca a se tenir debout et a marcher, une curiosite tres +marquee lui fit examiner et toucher tous les objets qui l'environnaient, +avec une delicatesse melee de crainte et de plaisir, qui tenait de la +vivacite de l'enfant, et deja de la pudeur de la femme. Son premier +mouvement etait de courir vers tout ce qui lui etait nouveau, comme pour +le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours a +moitie chemin en regardant sa mere, comme pour la consulter. Elle +ressemblait alors a l'hermine, qui, dit-on, s'arrete et renonce a la +route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de +gravier pourrait tacher sa fourrure. + +Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le +jardin. C'etait une chose etrange que la maniere dont elle les +regardait parler. Ces enfants, a peu pres du meme age qu'elle, +essayaient, bien entendu, de repeter des mots estropies par leurs +bonnes, et tachaient, en ouvrant les levres, d'exercer leur intelligence +au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement a la pauvre fille. +Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle etendait les mains +vers ses petites compagnes, qui, de leur cote, reculaient effrayees +devant cette autre expression de leur propre pensee. + +Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec anxiete +les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle eut +pu deviner que l'abbe de l'Epee allait bientot venir et apporter la +lumiere dans ce monde de tenebres, quelle n'eut pas ete sa joie! Mais +elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard, +que le courage et la piete d'un homme allaient detruire. Singuliere +chose qu'un pretre en voie plus qu'une mere, et que l'esprit, qui +discerne, trouve ce qui manque au coeur, qui souffre! + +Quand les petites amies de Camille furent en age de recevoir les +premieres instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant commenca a +temoigner une tres grande tristesse de ce qu'on n'en faisait pas autant +pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille +institutrice anglaise qui faisait epeler a grand'peine un enfant et le +traitait severement. Camille assistait a la lecon, regardait avec +etonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et tachant, +pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il etait +gronde. + +Les lecons de musique furent pour elle le sujet d'une peine bien plus +vive. Debout pres du piano, elle roidissait et remuait ses petits doigts +en regardant la maitresse de tous ses grands yeux, qui etaient tres +noirs et tres beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait la, et +frappait quelquefois sur les touches d'une facon en meme temps douce et +irritee. + +L'impression que les etres ou les objets exterieurs produisaient sur les +autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les +choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se +montrer du doigt ces memes objets et echanger entre eux ce mouvement des +levres qui lui etait inintelligible, alors recommencait son chagrin. +Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de +bois, elle tracait presque machinalement sur le sable quelques lettres +majuscules qu'elle avait vu epeler a d'autres, et qu'elle considerait +attentivement. + +La priere du soir, que le voisin faisait faire regulierement a ses +enfants tous les jours, etait pour Camille une enigme qui ressemblait a +un mystere. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les mains +sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation: + +--Otez-moi cette petite, disait-il; epargnez-moi cette singerie.--Je +prends sur moi d'en demander pardon a Dieu, repondit un jour la mere. + +Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre faculte que +les Ecossais appellent la double vue, que les partisans du magnetisme +veulent faire admettre, et que les medecins rangent, la plupart du +temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir +ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien +eut pu l'avertir de leur arrivee. + +Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec une +certaine crainte, mais ils l'evitaient quelquefois d'un air de mepris. +Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de pitie dont parle La +Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en +riant, lui demandant de repondre. Ces petites rondes des enfants, qui se +danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait a +la promenade, deja a demi jeune fille, et quand venait le vieux refrain: + + Entrez dans la danse, + Voyez comme on danse... + +seule a l'ecart, appuyee sur un banc, elle suivait la mesure, en +balancant sa jolie tete, sans essayer de se meler au groupe, mais avec +assez de tristesse et de gentillesse pour faire pitie. + +L'une des plus grandes taches qu'essaya cet esprit maltraite fut de +vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait l'arithmetique. Il +s'agissait d'un calcul fort aise et fort court. La voisine se debattait +contre quelques chiffres un peu embrouilles. Le total ne se montait +guere a plus de douze ou quinze unites. La voisine comptait sur ses +doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider, etendit +ses deux mains ouvertes. On lui avait donne, a elle aussi, les premieres +et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre. +Un animal intelligent, un oiseau meme, compte d'une facon ou d'une +autre, que nous ne savons pas, jusqu'a deux ou trois. Une pie, dit-on, a +compte jusqu'a cinq. Camille, dans cette circonstance, aurait eu a +compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'a dix. Elle les tenait +ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne volonte, +qu'on l'eut prise pour un honnete homme qui ne peut pas payer. + +La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille n'en +donnait aucun indice.--C'est pourtant drole, disait le chevalier, qu'une +petite fille ne comprenne pas un bonnet! A de pareils propos, madame des +Arcis souriait tristement.--Elle est pourtant belle! disait-elle a son +mari; et en meme temps, avec douceur, elle poussait un peu Camille pour +la faire marcher devant son pere, afin qu'il vit mieux sa taille, qui +commencait a se former, et sa demarche encore enfantine, qui etait +charmante. + +A mesure qu'elle avancait en age, Camille se prit de passion, non pour +la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les eglises, qu'elle +voyait. Peut-etre avait-elle dans l'ame cet instinct invincible qui fait +qu'un enfant de dix ans concoit et garde le projet de prendre une robe +de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer +ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indifferents et meme des +philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais +elle existe. + +"Lorsque j'etais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne voyais que le +ciel," est certainement un mot sublime, ecrit, comme on sait, par un +sourd-muet. Camille etait bien loin de tant de force. L'image grossiere +de la Vierge, badigeonnee de blanc de ceruse, sur un fond de platre +frotte de bleu, a peu pres comme l'enseigne d'une boutique; un enfant de +choeur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont la +voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans +que Camille en put rien entendre; la demarche du suisse, les airs du +bedeau,--qui sait ce qui fait lever les yeux a un enfant? Mais +qu'importe, des que ces yeux se levent? + + + + +IV + + +--Elle est pourtant belle! se repetait le chevalier, et Camille l'etait +en effet. Dans le parfait ovale d'un visage regulier, sur des traits +d'une purete et d'une fraicheur admirables, brillait, pour ainsi dire, +la clarte d'un bon coeur. Camille etait petite, non point pale, mais tres +blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son +naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance des que le +malheur venait la toucher; pleine de grace dans tous ses mouvements, +d'esprit et quelquefois d'energie dans sa petite pantomime, +singulierement industrieuse a se faire entendre, vive a comprendre, +toujours obeissante des qu'elle avait compris. Le chevalier restait +aussi parfois, comme madame des Arcis, a regarder sa fille sans parler. +Tant de grace et de beaute, joint a tant de malheur et d'horreur, etait +pres de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent Camille avec +une sorte de transport, en disant tout haut:--Je ne suis cependant pas +un mechant homme! + +Il y avait une allee dans le bois, au fond du jardin, ou le chevalier +avait l'habitude de se promener apres le dejeuner. De la fenetre de sa +chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir derriere les +arbres. Elle n'osait guere l'y aller retrouver. Elle regardait, avec un +chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait ete pour elle plutot un +amant qu'un epoux, dont elle n'avait jamais recu un reproche, a qui elle +n'en avait jamais eu un seul a faire, et qui n'avait plus le courage de +l'aimer parce qu'elle etait mere. + +Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle +comme un ange, le coeur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui +devait avoir lieu dans un chateau voisin. Madame des Arcis voulait y +mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le +monde et sur son mari la beaute de sa fille. Elle avait passe des nuits +sans sommeil a chercher quelle robe elle lui mettrait; elle avait forme +sur ce projet les plus douces esperances.--Il faudra bien, se +disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour +toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la +plus belle. + +Des que le chevalier vit sa femme venir a lui, il s'avanca au-devant +d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une +galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne s'ecartait +jamais, malgre sa bonhomie naturelle. Ils commencerent par echanger +quelques mots insignifiants, puis ils se mirent a marcher l'un a cote de +l'autre. + +Madame des Arcis cherchait de quelle maniere elle proposerait a son mari +de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une +determination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille, celle +de ne plus voir le monde. La seule pensee d'exposer son malheur aux yeux +des indifferents ou des malveillants mettait le chevalier presque hors +de lui. Il avait annonce formellement sa volonte sur ce sujet. Il +fallait donc que madame des Arcis trouvat un biais, un pretexte +quelconque, non seulement pour executer son dessein, mais pour en +parler. + +Pendant ce temps-la, le chevalier paraissait reflechir beaucoup de son +cote. Il fut le premier a rompre le silence. Une affaire survenue a un +de ses parents, dit-il a sa femme, venait d'occasionner de grands +derangements de fortune dans sa famille; il etait important pour lui de +surveiller les gens charges des mesures a prendre; ses interets, et par +consequent ceux de madame des Arcis elle-meme, couraient le risque +d'etre compromis faute de soin. Bref, il annonca qu'il etait oblige de +faire un court voyage en Hollande, ou il devait s'entendre avec son +banquier; il ajouta que l'affaire etait extremement pressee, et qu'il +comptait partir des le lendemain matin. + +Il n'etait que trop facile a madame des Arcis de comprendre le motif de +ce voyage. Le chevalier etait bien eloigne de songer a abandonner sa +femme; mais, en depit de lui-meme, il eprouvait un besoin irresistible +de s'isoler tout a fait pendant quelque temps, ne fut-ce que pour +revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du temps, +ce besoin de solitude a l'homme comme la souffrance physique aux +animaux. + +Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne repondit que +par ces phrases banales qu'on a toujours sur les levres quand on ne peut +pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le +chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette +demarche, et ne s'y opposait en aucune facon. Tandis qu'elle parlait, la +douleur lui serrait le coeur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et +s'assit sur un banc. + +La, elle resta plongee dans une reverie profonde, les regards fixes, les +mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande +joie ni grands plaisirs. Sans etre une femme d'un esprit eleve, elle +sentait assez fortement et elle etait d'une famille assez commune pour +avoir quelque peu souffert. Son mariage avait ete pour elle un bonheur +tout a fait imprevu, tout a fait nouveau; un eclair avait brille devant +ses yeux au milieu de longues et froides journees, maintenant la nuit la +saisissait. + +Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier detournait les yeux, et +semblait impatient de rentrer a la maison. Il se levait et se rasseyait. +Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils +rentrerent ensemble. + +L'heure du diner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se trouvait +malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre etait un +prie-Dieu ou elle resta a genoux jusqu'au soir. Sa femme de chambre +entra plusieurs fois, ayant recu du chevalier l'ordre secret de veiller +sur elle; elle ne repondit pas a ce qu'on lui disait. Vers huit heures +du soir elle sonna, demanda la robe commandee a l'avance pour sa fille, +et qu'on mit le cheval a la voiture. Elle fit avertir en meme temps le +chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y +accompagnat. + +Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus +legere. Sur ce corps bien-aime, dont les contours commencaient a se +dessiner, la mere posa une petite parure simple et fraiche. Une robe de +mousseline blanche brodee, des petits souliers de satin blanc, un +collier de graines d'Amerique sur le cou, une couronne de bluets sur la +tete, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec orgueil et +sautait de joie. La mere, vetue d'une robe de velours, comme quelqu'un +qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psyche, et +l'embrassait coup sur coup, en repetant: Tu es belle, tu es belle! +lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune emotion +apparente, demanda a son domestique si on avait attele, et a son mari +s'il venait. Le chevalier donna la main a sa femme, et l'on alla au bal. + +C'etait la premiere fois qu'on voyait Camille. On avait beaucoup entendu +parler d'elle. La curiosite dirigea tous les regards vers la petite +fille des qu'elle parut. On pouvait s'attendre a ce que madame des +Arcis montrat quelque embarras et quelque inquietude; il n'en fut rien. +Apres les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus calme, et +tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espece +d'etonnement ou un air d'interet affecte, elle la laissait aller par la +chambre sans paraitre y songer. + +Camille retrouvait la ses petites compagnes; elle courait tour a tour +vers l'une ou vers l'autre, comme si elle eut ete au jardin. Toutes, +cependant, la recevaient avec reserve et avec froideur. Le chevalier, +debout a l'ecart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent a lui, +vanterent la beaute de sa fille; des personnes etrangeres, ou meme +inconnues, l'aborderent avec l'intention de lui faire compliment. Il +sentait qu'on le consolait, et ce n'etait guere de son gout. Cependant +un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu a +peu quelque joie au coeur. Apres avoir parle par gestes presque a tout le +monde, Camille etait restee debout entre les genoux de sa mere. On +venait de la voir aller de cote et d'autre; on s'attendait a quelque +chose d'etrange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien fait que +de dire bonsoir aux gens avec une grande reverence, donner un petit +_shake-hand_ a des demoiselles anglaises, envoyer des baisers aux meres +de ses petites amies, le tout peut-etre appris par coeur, mais fait avec +grace et naivete. Revenue tranquillement a sa place, on commenca a +l'admirer. Rien, en effet, n'etait plus beau que cette enveloppe dont +ne pouvait sortir cette pauvre ame. Sa taille, son visage, ses longs +cheveux boucles, ses yeux surtout d'un eclat incomparable, surprenaient +tout le monde. En meme temps que ses regards essayaient de tout deviner, +et ses gestes de tout dire, son air reflechi et melancolique pretait a +ses moindres mouvements, a ses allures d'enfant et a ses poses un +certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en eut +ete frappe. On s'approcha de madame des Arcis, on l'entoura, on fit +mille questions par gestes a Camille; a l'etonnement et a la repugnance +avaient succede une bienveillance sincere, une franche sympathie. +L'exageration, qui arrive toujours des que le voisin parle apres le +voisin pour repeter la meme chose, s'en mela bientot. On n'avait jamais +vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'etait si beau +qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle etait loin +de rien comprendre. + +Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut ce +soir-la un battement de coeur qui lui etait du, le plus heureux, le plus +pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire echange, qui +valait bien des larmes. + +Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse. Les +enfants se prirent par la main, se mirent en place et commencerent a +executer les pas que le maitre de danse de l'endroit leur avait appris. +Les parents, d'autre part, commencerent a se complimenter +reciproquement, a trouver charmante cette petite fete, et a se faire +remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs progenitures. Ce +fut bientot un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries de cafe +entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes filles, +de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les +mamans, bref un bal d'enfants en province. + +Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense bien, +n'etait pas de la contredanse. Camille regardait la fete avec une +attention un peu triste. Un petit garcon vint l'inviter. Elle secoua la +tete pour toute reponse; quelques bluets tomberent de sa couronne, qui +n'etait pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut bientot +repare, avec quelques epingles, le desordre de cette coiffure qu'elle +avait faite elle-meme; mais elle chercha vainement ensuite son mari: il +n'etait plus dans la salle. Elle fit demander s'il etait parti, et s'il +avait pris la voiture. On lui repondit qu'il etait retourne chez lui a +pied. + + + + +V + + +Le chevalier avait resolu de s'eloigner sans dire adieu a sa femme. Il +craignait et fuyait toute explication facheuse, et comme, d'ailleurs, +son dessein etait de revenir dans peu de temps, il crut agir plus +sagement en laissant seulement une lettre. Il n'etait pas tout a fait +vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage +pouvait lui etre avantageux. Un de ses amis ecrivit a Chardonneux pour +presser son depart; c'etait un pretexte convenu. Il prit, en rentrant, +le semblant d'un homme oblige de s'en aller a l'improviste. Il fit faire +ses paquets en toute hate, les envoya a la ville, monta a cheval et +partit. + +Une hesitation involontaire et un tres grand regret s'emparerent +cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit +d'avoir obei trop vite a un sentiment qu'il pouvait maitriser, de faire +verser a sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver ailleurs le +repos qu'il otait peut-etre a sa maison.--Mais qui sait, pensa-t-il, si +je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait +si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas +des jours plus heureux? Je suis frappe d'un malheur dont Dieu seul +connait la cause; je m'eloigne pour quelques jours du lieu ou je +souffre. Le changement, le voyage, la fatigue meme, calmeront peut-etre +mes ennuis; je vais m'occuper de choses materielles, importantes, +necessaires; je reviendrai le coeur plus tranquille, plus content; +j'aurai reflechi, je saurai mieux ce que j'ai a faire.--Cependant Cecile +va souffrir, se disait-il au fond du coeur. Mais, son parti une fois +pris, il continua sa route. + +Madame des Arcis avait quitte le bal vers onze heures. Elle etait montee +en voiture avec sa fille, qui s'endormit bientot sur ses genoux. Bien +qu'elle ignorat que le chevalier eut execute si promptement son projet +de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'etre sortie seule de chez ses +voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'egards devient +une douleur sensible a qui en soupconne le motif. Le chevalier n'avait +pu supporter le spectacle public de son malheur. La mere avait voulu +montrer ce malheur pour tacher de le vaincre et d'en avoir raison. Elle +eut aisement pardonne a son mari un mouvement de tristesse ou de +mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle maniere de +laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inouie; et la +moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche, +lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas la, a fait, quelquefois +plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de +bien. + +Tandis que la voiture se trainait lentement sur les cailloux d'un +chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille +endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant Camille, +de facon a ce que les cahots ne pussent l'eveiller, elle songeait, avec +cette force que la nuit donne a la pensee, a la fatalite qui semblait la +poursuivre jusque dans cette joie legitime qu'elle venait d'avoir a ce +bal. Une etrange disposition d'esprit la faisait se reporter tour a +tour, tantot vers son propre passe, tantot vers l'avenir de sa +fille.--Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'eloigne de moi; +s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes +efforts, toutes mes prieres ne serviront qu'a l'importuner; son amour +est mort, sa pitie subsiste, mais son chagrin est plus fort que lui et +que moi-meme. Ma fille est belle, mais vouee au malheur; qu'y puis-je +faire? que puis-je prevoir ou empecher? Si je m'attache a cette pauvre +enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer a +voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais, au +contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son +ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-etre de me separer de ma +fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voulut confier Camille a des +etrangers, et se delivrer d'un spectacle qui l'afflige? + +En se parlant ainsi a elle-meme, madame des Arcis embrassait Camille. + +--Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au prix +de ton repos, de ta vie peut-etre, l'apparence d'un bonheur qui me +fuirait a mon tour! cesser d'etre mere pour etre epouse! Quand une +pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y +songer? + +Puis elle revenait a ses conjectures.--Que va-t-il arriver? se +demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille +sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que +deviendra cette enfant? + +A quelque distance de Chardonneux, il y avait un gue a passer. Il avait +beaucoup plu depuis un mois a peu pres, en sorte que la riviere +debordait et couvrait les pres d'alentour. Le _passeux_ refusa d'abord +de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait deteler, qu'il +se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le +carrosse. Madame des Arcis, pressee de revoir son mari, ne voulut pas +descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'etait un trajet de +quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois. + +Au milieu du gue, le bateau commenca a devier, pousse par le courant. Le +_passeux_ demanda aide au cocher pour empecher, disait-il, d'aller a +l'ecluse. Il y avait, en effet, a deux ou trois cents pas plus bas, un +moulin avec une ecluse, faite de soliveaux, de pieux et de planches +rassemblees, mais vieille, brisee par l'eau, et devenue une espece de +cascade, ou plutot de precipice. Il etait clair que, si l'on se +laissait entrainer jusque-la, on devait s'attendre a un accident +terrible. + +Le cocher etait descendu de son siege; il aurait voulu etre bon a +quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le +_passeux_, de son cote, faisait ce qu'il pouvait, mais la nuit etait +sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui tantot se +relayaient, tantot reunissaient leurs forces, pour couper l'eau et +gagner la rive. + +A mesure que le bruit de l'ecluse se rapprochait, le danger devenait +plus effrayant. Le bateau, lourdement charge, et defendu contre le +courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche +etait bien enfoncee et bien tenue a l'avant, le bac s'arretait, allait +de cote, ou tournait sur lui-meme; mais le flot etait trop fort. Madame +des Arcis, qui etait restee dans la voiture avec l'enfant, ouvrit la +glace avec une terreur affreuse: + +--Est-ce que nous sommes perdus? s'ecria-t-elle. + +En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tomberent dans le bateau, +epuises, et les mains meurtries. + +Le _passeux_ savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait pas de temps +a perdre: + +--Pere Georgeot, dit madame des Arcis au _passeux_ (c'etait son nom), +peux-tu me sauver, ma fille et moi? + +Le pere Georgeot jeta un coup, d'oeil sur l'eau, puis sur la rive: + +--Certainement, repondit-il en haussant les epaules d'un air presque +offense qu'on lui adressat une pareille question. + +--Que faut-il faire? dit madame des Arcis. + +--Vous mettre sur mes epaules, repliqua le _passeux_. Gardez votre robe, +ca vous soutiendra. Empoignez-moi le cou a deux bras, mais n'ayez pas +peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noyes; ne criez pas, ca +vous ferait boire. Quant a la petite, je la prendrai d'une main par la +taille, je nagerai de l'autre a la mariniere, et je la passerai en l'air +sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de +terre qui sont dans ce champ-la. + +--Et Jean? dit madame des Arcis, designant le cocher. + +--Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille a l'ecluse et +qu'il attende, je le retrouverai. + +Le pere Georgeot s'elanca dans l'eau, charge de son double fardeau, mais +il avait trop prejuge de ses forces. Il n'etait plus jeune, tant s'en +fallait. La rive etait plus loin qu'il ne disait, et le courant plus +fort qu'il ne l'avait pense. Il fit cependant tout ce qu'il put pour +arriver a terre, mais il fut bientot entraine. Le tronc d'un saule +couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les tenebres, l'arreta +tout a coup: il s'y etait violemment frappe au front. Son sang coula, sa +vue s'obscurcit. + +--Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le votre; +je n'en puis plus. + +--Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la mere. + +-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le _passeux_. + +Madame des Arcis, pour toute reponse, ouvrit les bras, lacha le cou du +_passeux_, et se laissa aller au fond de l'eau. + +Lorsque le _passeux_ eut depose a terre la petite Camille saine et +sauve, le cocher, qui avait ete tire de la riviere par un paysan, l'aida +a chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le +lendemain matin, pres du rivage. + + + + +VI + + +Un an apres cet evenement, dans une chambre d'un hotel garni situe rue +du Bouloi, a Paris, dans le quartier des diligences, une jeune fille en +deuil etait assise pres d'une table, au coin du feu. Sur cette table +etait une bouteille de vin d'ordinaire, a moitie vide, et un verre. Un +homme courbe par l'age, mais d'une physionomie ouverte et franche, vetu +a peu pres comme un ouvrier, se promenait a grands pas dans la chambre. +De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arretait devant +elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors, +etendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement mele d'une +sorte de repugnance involontaire, et remplissait le verre. Le vieillard +buvait un petit coup, puis recommencait a marcher, tout en gesticulant +d'une facon singuliere et presque ridicule, pendant que la jeune fille, +souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention. + +Il eut ete difficile, a qui se fut trouve la, de deviner quelles etaient +ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais +pleine de grace et de distinction, portant sur son visage et dans ses +moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la beaute; +l'autre, d'une apparence tout a fait vulgaire, les habits en desordre, +le chapeau sur la tete, buvant du gros vin de cabaret, et faisant +resonner sur le parquet les clous de ses souliers. C'etait un etrange +contraste. + +Ces deux personnes etaient pourtant liees par une amitie bien vive et +bien tendre. C'etait Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme etait +venu a Chardonneux lorsque madame des Arcis avait ete portee d'abord a +l'eglise, puis a sa derniere demeure. Sa mere etant morte et son pere +absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce monde. +Le chevalier, ayant une fois quitte sa maison, distrait par son voyage, +appele par ses affaires et oblige de parcourir plusieurs villes de la +Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte +qu'il se passa pres d'un mois, pendant lequel Camille resta, pour ainsi +dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, a la maison une sorte de +gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la +mere, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi etait une +sinecure; la gouvernante connaissait a peine Camille, et ne pouvait lui +etre d'aucun secours dans une pareille circonstance. + +La douleur de la jeune fille a la mort de sa mere avait ete si violente, +qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame +des Arcis avait ete retire de l'eau et apporte a la maison, Camille +accompagnait ce cortege funebre en poussant des cris de desespoir si +dechirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y avait, en +effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet etre qu'on etait habitue a +voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout a coup de son silence +en presence de la mort. Les sons inarticules qui s'echappaient de ses +levres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose de +sauvage; ce n'etaient ni des paroles ni des sanglots, mais une sorte de +langage horrible, qui semblait invente par la douleur. Pendant un jour +et une nuit, ces cris affreux ne cesserent de remplir la maison; Camille +courait de tous cotes, s'arrachant les cheveux et frappant les +murailles. On essaya en vain de l'arreter; la force meme fut inutile. Ce +ne fut que la nature epuisee qui la fit enfin tomber au pied du lit ou +le corps de sa mere etait couche. + +Presque aussitot, elle avait paru reprendre sa tranquillite accoutumee, +et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle etait restee quelque temps dans +un calme apparent, marchant toute la journee, au hasard, d'un pas lent +et distrait, ne se refusant a aucun des soins qu'on prenait pour elle; +on la croyait revenue a elle-meme, et le medecin, qui avait ete appele, +s'y trompa comme tout le monde; mais une fievre nerveuse se declara +bientot avec les plus graves symptomes. Il fallut veiller constamment +sur la malade; sa raison semblait entierement perdue. + +C'etait alors que l'oncle Giraud avait pris la resolution de venir a +tout prix au secours de sa niece.--Puisqu'elle n'a plus ni pere ni mere +dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me declare +pour son oncle veritable, charge de la soigner et d'empecher qu'il ne +lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent demande +a son pere de me la donner pour me faire rire. Je ne veux pas l'en +priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. A son +retour, je la lui rendrai fidelement. + +L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux medecins, par une assez bonne +raison, c'est qu'il croyait a peine aux maladies, n'ayant jamais +lui-meme ete malade. Une fievre nerveuse surtout lui paraissait une +chimere, un pur derangement d'idees, qu'un peu de distraction devait +guerir. Il s'etait donc decide a amener Camille a Paris.--Vous voyez, +disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que +pleurer, et elle a raison; une mere ne vous meurt pas deux fois. Mais il +ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de partir; +il faut tacher qu'elle pense a autre chose. On dit que Paris est tres +bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi +donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien a tous les deux. +D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui etre +tres bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois que +j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours +ragaillardi. + +De cette facon, Camille et son oncle etaient venus a Paris. Le +chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud, +l'approuva. Au retour de sa tournee en Hollande, il avait rapporte a +Chardonneux une melancolie tellement profonde, qu'il lui etait presque +impossible de voir qui que ce fut, meme sa fille. Il semblait vouloir +fuir tout etre vivant, et chercher a se fuir lui-meme. Presque toujours +seul, a cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre mesure pour +donner quelque repos a son ame. Un chagrin cache, incurable, le +devorait. Il se reprochait au fond du coeur d'avoir rendu sa femme +malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribue a sa mort.--Si j'avais +ete la, se disait-il, elle vivrait, et je devais y etre. Cette pensee, +qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie. + +Il desirait que Camille fut heureuse; il etait pret, dans l'occasion, a +faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa premiere idee, en +revenant a Chardonneux, avait ete d'essayer de remplacer pres de sa +fille celle qui n'etait plus, et de payer avec usure cette dette de coeur +qu'il avait contractee; mais le souvenir de la ressemblance de la mere +et de l'enfant lui causait a l'avance une douleur intolerable. C'etait +en vain qu'il cherchait a se tromper sur cette douleur meme, et qu'il +voulait se persuader que ce serait plutot a ses yeux une consolation, un +adoucissement a sa peine, de retrouver ainsi sur un visage aime les +traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgre tout, etait +pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur, +qu'il ne se sentait pas la force de supporter. + +L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'a egayer sa +niece et a lui rendre la vie agreable. Malheureusement ce n'etait pas +facile. Camille s'etait laisse emmener sans resistance, mais elle ne +voulait prendre part a aucun des plaisirs que le bonhomme tachait de lui +proposer. Ni promenades, ni fetes, ni spectacles, ne pouvaient la +tenter; pour toute reponse, elle montrait sa robe noire. + +Le vieux maitre macon etait obstine. Il avait loue, comme on l'a vu, un +appartement garni dans une auberge des Messageries, la premiere qu'un +commissionnaire de la rue lui avait indiquee, ne comptant y rester qu'un +mois ou deux. Il y etait avec Camille depuis pres d'un an. Pendant un +an, Camille s'etait refusee a toutes ses propositions de partie de +plaisir, et, comme il etait en meme temps aussi bon et aussi patient +qu'entete, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il aimait cette +pauvre fille de toute son ame, sans qu'il en sut lui meme la cause, par +un de ces charmes inexplicables qui attachent la bonte au malheur. + +--Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa bouteille, +ce qui peut t'empecher de venir a l'Opera avec moi. Cela coute fort +cher; j'ai le billet dans ma poche; voila ton deuil fini d'hier; tu as +la deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'a mettre ton capuchon, et... + +Il s'interrompit.--Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais pas +pense. Mais qu'importe? ce n'est pas necessaire dans ces endroits-la. Tu +n'entends pas, moi, je n'ecoute pas. Nous regarderons danser, voila +tout. + +Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il avait +quelque chose d'interessant a dire, que sa niece ne pouvait l'entendre +ni lui repondre. Il causait avec elle malgre lui. D'une autre part, +quand il essayait de s'exprimer par signes, c'etait encore pire; elle le +comprenait encore moins. Aussi avait-il adopte l'habitude de lui parler +comme a tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes ses +forces; Camille s'etait faite a cette pantomime parlante, et trouvait +moyen d'y repondre a sa facon. + +Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le +bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes a sa niece, et les lui +presentait d'un air a la fois si tendre et si suppliant, qu'elle lui +sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse +calme qu'on lui voyait toujours. + +--Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles +robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces +robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant +danser les robes comme des marionnettes. + +Camille avait assez pleure pour qu'un moment de joie lui fut permis. +Pour la premiere fois depuis la mort de sa mere, elle se leva, se placa +devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait, +le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de tete +pour dire: Oui. + +A ce signe, le bonhomme Giraud se mit a sauter comme un enfant, avec ses +gros souliers. Il triomphait: l'heure etait enfin venue ou il +accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui, +venir a l'Opera, voir le monde: il ne se tenait pas d'aise a cette +pensee, et il embrassait sa niece coup sur coup, tout en criant apres la +femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison. + +La toilette achevee, Camille etait si belle, qu'elle sembla le +reconnaitre elle-meme, et sourit a sa propre image.--La voiture est en +bas, dit l'oncle Giraud, tachant d'imiter avec ses bras le geste d'un +cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un +carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle +venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire, +et partit. + + + + +VII + + +Si l'oncle Giraud n'etait pas elegant de sa personne, il se piquait du +moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits, +toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas +etre gene, l'enveloppassent comme bon leur semblait, que ses bas drapes +fussent mal tires, et que sa perruque lui tombat sur les yeux. Mais +quand il se melait de regaler les autres, il prenait d'abord ce qu'il y +avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce soir-la, +pour lui et pour Camille, une bonne loge decouverte, bien en evidence, +afin que sa niece put etre vue de tout le monde. Aux premiers regards +que Camille jeta sur le theatre et dans la salle, elle fut eblouie; cela +ne pouvait manquer: une jeune fille a peine agee de seize ans, elevee au +fond d'une campagne, et se trouvant tout a coup transportee au milieu du +sejour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire qu'elle +revait. On jouait un ballet: Camille suivait avec curiosite les +attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que +c'etait une pantomime, et, comme elle devait s'y connaitre, elle +cherchait a s'en expliquer le sens. A tout moment, elle se retournait +vers son oncle d'un air stupefait, comme pour le consulter; mais il n'y +comprenait guere plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de soie +offrant des fleurs a leurs bergeres, des amours voltigeant au bout d'une +corde, des dieux assis sur des nuages. Les decorations, les lumieres, le +lustre surtout, dont l'eclat la charmait, les parures des femmes, les +broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour +elle la jetait dans un doux etonnement. + +De son cote, elle devint bientot elle-meme l'objet d'une curiosite +presque generale; sa parure etait simple, mais du meilleur gout. Seule, +en grande loge, a cote d'un homme aussi peu musque que l'etait l'oncle +Giraud, belle comme un astre et fraiche comme une rose, avec ses grands +yeux noirs et son air naif, elle devait necessairement attirer les +regards. Les hommes commencerent a se la montrer, les femmes a +l'observer; les marquis s'approcherent, et les compliments les plus +flatteurs, faits a haute voix, a la mode du temps, furent adresses a la +nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces +hommages, qu'il savourait avec delices. + +Cependant Camille, peu a peu, reprit d'abord son air tranquille, puis un +mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il etait cruel +d'etre isolee au milieu de cette foule. Ces gens qui causaient dans +leurs loges, ces musiciens dont les instruments reglaient la mesure des +pas des acteurs, ce vaste echange de pensees entre le theatre et la +salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-meme.--Nous +parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous +ecoutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous jouissons de +tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule +n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un etre qui ne fait qu'assister a +la vie. + +Camille ferma les yeux pour se delivrer de ce spectacle; elle se souvint +de ce bal d'enfants ou elle avait vu danser ses compagnes, et ou elle +etait restee pres de sa mere. Elle revint par la pensee a la maison +natale, a son enfance si malheureuse, a ses longues souffrances, a ses +larmes secretes, a la mort de sa mere, enfin a ce deuil qu'elle venait +de quitter, et qu'elle resolut de reprendre en rentrant. Puisqu'elle +etait a jamais condamnee, il lui sembla qu'il valait mieux pour elle ne +jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amerement qu'elle ne +l'avait encore fait que tout effort de sa part pour resister a la +malediction celeste etait inutile. Remplie de cette pensee, elle ne put +retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait a en +deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le +bonhomme, surpris et inquiet, hesitait et ne savait que faire; Camille +se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donnat son +mantelet. + +En ce moment, elle apercut au-dessous d'elle, a la galerie, un jeune +homme de bonne mine, tres richement vetu, qui tenait a la main un +morceau d'ardoise, sur lequel il tracait des lettres et des figures avec +un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise a son voisin, +plus age que lui; celui-ci paraissait le comprendre aussitot, et lui +repondait de la meme maniere avec une tres grande promptitude. Tous deux +echangeaient en meme temps, en ouvrant ou fermant les doigts, certains +signes qui semblaient leur servir a se mieux communiquer leurs idees. + +Camille ne comprit rien, ni a ces dessins qu'elle distinguait a peine, +ni a ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait remarque, du +premier coup d'oeil, que ce jeune homme ne remuait pas les levres;--prete +a sortir, elle s'arreta. Elle voyait qu'il parlait un langage qui +n'etait celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer sans ce +fatal mouvement de la parole, si incomprehensible pour elle, et qui +faisait le tourment de sa pensee. Quel que fut ce langage etrange, une +surprise extreme, un desir invincible d'en voir davantage lui firent +reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de +la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant +de nouveau ecrire sur l'ardoise et la presenter a son voisin, elle fit +un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. A ce +mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille a son tour. A +peine leurs yeux se furent-ils rencontres, qu'ils resterent tous deux +d'abord immobiles et indecis, comme s'ils eussent cherche a se +reconnaitre; puis, en un instant, ils se devinerent, et se dirent d'un +regard: Nous sommes muets tous deux. + +L'oncle Giraud apportait a sa niece son mantelet, sa canne et son loup, +mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et +resta accoudee sur la balustrade. + +L'abbe de l'Epee venait, alors de commencer a se faire connaitre. + +Faisant une visite a une dame, dans la rue des Fosses-Saint-Victor, +touche de pitie pour deux sourdes-muettes qu'il avait vues, par hasard, +travailler a l'aiguille, la charite qui remplissait son ame s'etait +eveillee tout a coup, et operait deja des prodiges. Dans la pantomime +informe de ces etres miserables et meprises, il avait trouve les germes +d'une langue feconde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle, plus +vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes +de genie, il avait peut-etre depasse son but, le voyant trop grand; mais +c'etait deja beaucoup d'en voir la grandeur. Quelle que put etre +l'ambition de sa bonte, il apprenait aux sourds-muets a lire et a +ecrire. Il les replacait au nombre des hommes. Seul et sans aide, par sa +propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces malheureux, +et il se preparait a sacrifier a ce projet sa vie et sa fortune, en +attendant que le roi jetat les yeux sur eux. + +Le jeune homme assis pres de la loge de Camille etait un des eleves +formes par l'abbe. Ne gentilhomme et d'une ancienne maison, doue d'une +vive intelligence, mais frappe de la _demi-mort_, comme on disait alors, +il avait recu, l'un des premiers, la meme education a peu pres que le +celebre comte de Solar, avec cette difference qu'il etait riche, et +qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension du +duc de Penthievre[5]. Independamment des lecons de l'abbe, on lui avait +donne un gouverneur, qui, etant une personne laique, pouvait +l'accompagner partout, charge, bien entendu, de veiller sur ses actions +et de diriger ses pensees (c'etait le voisin qui lisait sur l'ardoise). +Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces +etudes journalieres qui exercaient son esprit sur toute chose, a la +lecture comme au manege, a l'Opera comme a la messe; cependant un peu de +fierte native et une independance de caractere tres prononcee luttaient +en lui contre cette application penible. Il ne savait rien des maux qui +auraient pu l'atteindre, s'il fut ne dans une classe inferieure ou +seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'a Paris. L'une des +premieres choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait commence a +epeler, avait ete le nom de son pere, le marquis de Maubray. Il savait +donc qu'il etait, a la fois, different des autres hommes par le +privilege de la naissance et par une disgrace de la nature. L'orgueil et +l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur, ou +peut-etre par necessite, n'en etait pas moins reste simple. + +[Note 5: L'histoire romanesque de ce pretendu comte de Solar est +restee un mystere. Un enfant sourd-muet, abandonne de ses parents, en +1773, fut recueilli par l'abbe de l'Epee. Apres lui avoir appris a +s'exprimer dans le langage des signes, l'abbe crut reconnaitre en lui +l'heritier des comtes de Solar, lui fit obtenir a ce titre une pension +du duc de Penthievre, et l'engagea a faire valoir ses droits. Il y eut +proces.--Un jugement du Chatelet, de 1781, donna gain de cause au jeune +sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le proces +demeura en suspens, l'abbe de l'Epee mourut, et la revolution survint. +Enfin le 24 juillet 1792, un arret definitif cassa le jugement du +Chatelet et interdit au nomme Joseph de porter a l'avenir le nom de +Solar. M. Bouilli a ecrit sur ce sujet un drame en cinq actes intitule +_l'Abbe de l'Epee_, qui a obtenu dans son temps un succes de larmes.] + +Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi fier +qu'eux tous, et qui avait aussi, aupres de son gouverneur, sur les +grands parquets de Versailles, traine ses talons rouges a fleur de +terre, selon l'usage, etait lorgne par plus d'une jolie femme, mais il +ne quittait pas des yeux Camille; de son cote, elle le voyait tres bien, +sans le regarder davantage. L'opera fini, elle prit le bras de son +oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive. + + + + +VIII + + +Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient seulement +le nom de l'abbe de l'Epee; encore moins se doutaient-ils de la +decouverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets. Le +chevalier aurait pu connaitre cette decouverte; sa femme l'eut +certainement connue si elle eut vecu; mais Chardonneux etait loin de +Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait, ne +la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou +la mort, peuvent produire le meme resultat. + +Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une idee: ce que ses gestes et +ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer a son oncle +qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme +Giraud ne fut point embarrasse par cette demande, bien qu'elle lui fut +adressee un peu tard, car il etait temps de souper; il courut a sa +chambre, et, persuade qu'il avait compris, il rapporta en triomphe a sa +niece une petite planche et un morceau de craie, reliques precieuses de +son ancien amour pour la batisse et la charpente. + +Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son desir rempli de +cette facon; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit asseoir son +oncle a cote d'elle; puis elle lui fit prendre la craie, et lui saisit +la main comme pour le guider, en meme temps que ses regards inquiets +s'appretaient a suivre ses moindres mouvements. + +L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'ecrire quelque +chose, mais quoi? Il l'ignorait.--Est-ce le nom de ta mere? Est-ce le +mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du +doigt, le plus doucement qu'il put, sur le coeur de la jeune fille. Elle +inclina aussitot la tete; le bonhomme crut qu'il avait devine; il +ecrivit donc en grosses lettres le nom de Camille; apres quoi, satisfait +de lui-meme et de la maniere dont il avait passe sa soiree, le souper +etant pret, il se mit a table sans attendre sa niece, qui n'etait pas de +force a lui tenir tete. + +Camille ne se retirait jamais que son oncle n'eut acheve sa bouteille; +elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra +chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras. + +Aussitot son verrou tire, elle se mit a son tour a ecrire. Debarrassee +de sa coiffure et de ses paniers, elle commenca a copier, avec un soin +et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et a +barbouiller de blanc une grande table qui etait au milieu de la chambre. +Apres plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez bien a +reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut +fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut +compte une a une les lettres qui lui avaient servi de modele, elle se +promena autour de la table, le coeur palpitant d'aise comme si elle eut +remporte une victoire. Ce mot de _Camille_ qu'elle venait d'ecrire lui +paraissait admirable a voir, et devait certainement, a son sens, +exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui +semblait voir une multitude de pensees, toutes plus douces, plus +mysterieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle etait loin +de croire que ce n'etait que son nom. + +On etait au mois de juillet, l'air etait pur et la nuit superbe. Camille +avait ouvert sa fenetre; elle s'y arretait de temps en temps, et la, +revant, les cheveux denoues, les bras croises, les yeux brillants, belle +de cette paleur que la clarte des nuits donne aux femmes, elle regardait +l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux: +l'etroite cour d'une longue maison ou se trouvait logee une entreprise +de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un +rayon de soleil n'avait penetre; la hauteur des etages, entasses l'un +sur l'autre, defendait contre la lumiere cette espece de cave. Quatre ou +cinq grosses voitures, serrees sous un hangar, presentaient leurs timons +a qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laissees dans la cour, faute +de place, semblaient attendre les chevaux, dont le pietinement dans +l'ecurie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une porte +strictement fermee des minuit pour les locataires, mais toujours prete +a s'ouvrir avec bruit a toute heure au claquement du fouet d'un cocher, +s'elevaient d'enormes murailles, garnies d'une cinquantaine de croisees, +ou jamais, passe dix heures, une chandelle ne brillait, a moins de +circonstances extraordinaires. + +Camille allait quitter sa fenetre, quand tout a coup, dans l'ombre que +projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme +humaine, revetue d'un habit brillant, se promenant a pas lents. Le +frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi, car +son oncle etait la, et la surveillance du bonhomme se revelait par son +bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un assassin +vint se promener dans cette cour en pareil costume? + +L'homme y etait pourtant, et Camille le voyait. Il marchait derriere la +voiture, regardant la fenetre ou elle se tenait. Apres quelques +instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa lumiere, et +avancant le bras hors de la croisee, eclaira subitement la cour; en meme +temps elle y jeta un regard a demi effraye, a demi menacant. L'ombre de +la voiture s'etant effacee, le marquis de Maubray, car c'etait lui, vit +qu'il etait completement decouvert, et, pour toute reponse, posa un +genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans l'attitude +du plus profond respect. + +Ils resterent quelque temps ainsi, Camille a la fenetre, tenant sa +lumiere, le marquis a genoux devant elle. Si Romeo et Juliette, qui ne +s'etaient vus qu'un soir dans un bal masque, ont echange des la premiere +fois tant de serments, fidelement tenus, que l'on songe a ce que purent +etre les premiers gestes et les premiers regards de deux amants qui ne +pouvaient se dire que par la pensee ces memes choses, eternelles devant +Dieu, et que le genie de Shakspeare a immortalisees sur la terre. + +Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois +marchepieds pour grimper sur l'imperiale d'une voiture, en s'arretant a +chaque effort qu'on est oblige de faire, pour savoir si l'on doit +continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste brodee +risque d'avoir mauvaise grace lorsqu'il s'agit de sauter de cette +imperiale sur le rebord d'une croisee. Tout cela est incontestable, a +moins, qu'on n'aime. + +Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il +commenca par lui faire un salut aussi ceremonieux que s'il l'eut +rencontree aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-etre lui eut-il +raconte comme quoi il avait echappe a la vigilance de son gouverneur, +pour venir, au moyen de quelque argent donne a un laquais, passer la +nuit sous sa fenetre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle avait +quitte l'Opera; comment un regard d'elle avait change sa vie entiere; +comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre +bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela etait ecrit +sur ses levres; mais la reverence de Camille, en lui rendant son salut, +lui fit comprendre combien un tel recit eut ete inutile et qu'il lui +importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle, des +l'instant qu'il y etait venu. + +M. de Maubray, malgre l'espece d'audace dont il avait fait preuve pour +parvenir jusqu'a celle qu'il aimait, etait, nous l'avons dit, simple et +reserve. Apres avoir salue Camille, il cherchait vainement de quelle +facon lui demander si elle voulait de lui pour epoux; elle ne comprenait +rien a ce qu'il tachait de lui expliquer. Il vit sur la table la +planchette ou etait ecrit le nom de _Camille_. Il prit le morceau de +craie, et, a cote de ce nom, il ecrivit le sien: _Pierre_. + +--Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse +taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par ou vous +etes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans cette +maison? + +C'etait l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de chambre, +d'un air furieux. + +--Voila une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je dormais, et +que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre +langue. Qu'est-ce que c'est que des etres pareils, qui ne trouvent rien +de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention? Abimer +une voiture, briser tout, faire du degat, et apres cela, quoi? +Deshonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur d'honnetes +gens!... + +Celui-la, non plus, ne m'entend pas encore, s'ecria l'oncle Giraud +desole. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de papier, et +ecrivit cette espece de lettre: + +"J'aime mademoiselle Camille, je veux l'epouser, j'ai vingt mille livres +de rente. Voulez-vous me la donner?" + +--Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour +mener les affaires aussi vite. + +--Mais, dites donc, s'ecria-t-il apres quelques moments de reflexion, je +ne suis pas son pere, je ne suis que l'oncle. Il faut demander la +permission au papa. + + + + +IX + + +Ce n'etait pas une chose facile que d'obtenir du chevalier son +consentement a un pareil mariage, non qu'il ne fut dispose, comme on l'a +vu, a faire tout ce qui etait possible pour rendre sa fille moins +malheureuse; mais il y avait dans la circonstance presente une +difficulte presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une femme, +atteinte d'une horrible infirmite, a un homme frappe de la meme +disgrace, et, si une telle union devait avoir des fruits, il etait +probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortune de plus au +monde. + +Le chevalier, retire dans sa terre, toujours en proie au plus noir +chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait +ete enterree dans le parc, quelques saules pleureurs entouraient sa +tombe, et annoncaient de loin aux passants la modeste place ou elle +reposait. C'etait vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous les jours +ses promenades. La, il passait de longues heures, devore de regrets et +de tristesse, et se livrant a tous les souvenirs qui pouvaient nourrir +sa douleur. + +Ce fut la que l'oncle Giraud vint le trouver tout a coup un matin. Des +le lendemain du jour ou il avait surpris les deux amants ensemble, le +bonhomme avait quitte Paris avec sa niece, avait ramene Camille au Mans, +et l'avait laissee dans sa propre maison, pour y attendre le resultat de +la demarche qu'il allait faire. + +Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'etre fidele et de rester +pret a tenir sa parole. Orphelin des longtemps, maitre de sa fortune, +n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volonte n'avait a +craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son cote, voulait bien servir +de mediateur et tacher de marier les deux jeunes gens, mais il +n'entendait pas que cette premiere entrevue, qui lui semblait +passablement etrange, put se renouveler autrement qu'avec la permission +du pere et du notaire. + +Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on le +pense, le plus grand etonnement. Lorsque le bonhomme commenca a lui +raconter cette rencontre a l'Opera, cette scene bizarre et cette +proposition plus singuliere encore, il eut peine a concevoir qu'un tel +roman fut possible. Force cependant de reconnaitre qu'on lui parlait +serieusement, les objections auxquelles on s'attendait se presenterent +aussitot a son esprit: + +--Que voulez-vous? dit-il a Giraud. Unir deux etres egalement +malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre +creature dont je suis le pere? Faut-il encore augmenter notre malheur en +lui donnant un mari semblable a elle? Suis-je destine a me voir entoure +d'etres reprouves du monde, objets de mepris et de pitie? Dois-je passer +ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence, avoir +les yeux fermes par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas vanite, +Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon pere, dois-je le laisser +a des infortunes qui ne pourront ni le signer ni le prononcer? + +--Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose. + +--Le signer! s'ecria le chevalier. Etes-vous prive de raison? + +--Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait ecrire, repliqua +l'oncle. Je vous temoigne et vous certifie qu'il ecrit meme fort bien et +meme tres couramment, comme sa proposition, que j'ai dans ma poche et +qui est fort honnete, en fait foi. + +Le bonhomme montra en meme temps au chevalier le papier sur lequel le +marquis de Maubray avait trace le peu de mots qui exposaient, d'une +maniere laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa demande. + +--Que signifie cela? dit le pere. Depuis quand les sourds-muets +tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud? + +--Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille +chose peut se faire. La verite est que mon intention etait tout +bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce +que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouve etre la, et +il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait +tres lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on etait +muet, c'etait pour ne rien dire; mais pas du tout. Il parait +qu'aujourd'hui on a fait une decouverte au moyen de laquelle tout ce +monde-la se comprend et fait tres bien la conversation. On dit que c'est +un abbe, dont je ne sais plus le nom, qui a invente ce moyen-la. Quant a +moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne qu'a +mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins! + +--Est-ce serieux, ce que vous dites? + +--Tres serieux. Ce petit marquis est riche, joli garcon; c'est un +gentilhomme et un galant homme; je reponds de lui. Songez, je vous en +prie, a une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle ne parle +pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle +devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voila un homme qui +l'aime; cet homme-la, si vous la lui donnez, ne se degoutera jamais +d'elle a cause du defaut qu'elle a au bout de la langue; il sait ce qui +en est par lui-meme. Ils se comprennent, ces enfants, ils s'entendent, +sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et +ecrire; Camille apprendra a en faire autant; cela ne lui sera pas plus +difficile qu'a l'autre. Vous sentez bien que, si je vous proposais de +marier votre fille a un aveugle, vous auriez le droit de me rire au nez; +mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que, +depuis seize ans que vous avez cette petite-la, vous ne vous en etes +jamais bien console. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme tout le +monde s'en arrange, si vous, qui etes son pere, vous ne pouvez pas en +prendre votre parti? + +Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un +regard du cote du tombeau de sa femme, et semblait reflechir +profondement. + +--Rendre a ma fille l'usage de la pensee! dit-il apres un long silence; +Dieu le permettrait-il? est-ce possible? + +En ce moment, le cure d'un village voisin entrait dans le jardin, venant +diner au chateau. Le chevalier le salua d'un air distrait, puis, sortant +tout a coup de sa reverie: + +-L'abbe, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les nouvelles, et vous +recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un pretre qui a +entrepris l'education des sourds-muets? + +Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait etait +un veritable cure de campagne de ce temps-la, homme simple et bon, mais +fort ignorant, et partageant tous les prejuges d'un siecle ou il y en +avait tant, et de si funestes. + +--Je ne sais ce que monseigneur veut dire, repondit-il (traitant le +chevalier en seigneur de village), a moins qu'il ne soit question de +l'abbe de l'Epee. + +--Precisement, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on m'a dit; je ne +m'en souvenais plus. + +--Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire? + +--Je ne saurais, repliqua le cure, parler avec trop de circonspection +d'une matiere sur laquelle je ne puis me donner encore pour completement +edifie. Mais je suis fonde a croire, d'apres le peu de renseignements +qu'il m'a ete loisible de recueillir a ce sujet, que ce monsieur de +l'Epee, qui parait etre, d'ailleurs, une personne tout a fait venerable, +n'a point atteint le but qu'il s'etait propose. + +--Qu'entendez-vous par la? dit l'oncle Giraud. + +--J'entends, dit le pretre, que l'intention la plus pure peut +quelquefois faillir par le resultat. Il est hors de doute, d'apres ce +que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont ete faits; +mais j'ai tout lieu de croire que la pretention d'apprendre a lire aux +sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout a fait chimerique. + +--Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui ecrit. + +--Je suis bien eloigne, repliqua le cure, de vouloir vous contredire en +aucune facon; mais des personnes savantes et distinguees, parmi +lesquelles je pourrais meme citer des docteurs de la Faculte de Paris, +m'ont assure d'une maniere peremptoire que la chose etait impossible. + +--Une chose qu'on voit ne peut pas etre impossible, reprit le bonhomme +impatiente. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma poche, +pour le montrer au chevalier; le voila, c'est clair comme le jour. + +En parlant ainsi, le vieux maitre macon avait de nouveau tire son +papier, et l'avait mis sous les yeux du cure. Celui-ci, a demi etonne, a +demi pique, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs fois a +haute voix, et le rendit a l'oncle, ne sachant trop quoi dire. + +Le chevalier avait semble etranger a la discussion; il continuait de +marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant. + +--Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque a mon +devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se presente +ou cette pauvre fille, a qui je n'ai donne que l'apparence de la vie, +trouve une main qui recherche la sienne dans les tenebres ou elle est +plongee. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour toujours, elle +peut rever qu'elle est heureuse. De quel droit l'en empecherais-je? Que +dirait sa mere, si elle etait la?... + +Les regards du chevalier se reporterent encore une fois vers le tombeau, +puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas a l'ecart avec +lui, et lui dit a voix basse: Faites ce que vous voudrez. + +--A la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous l'amene; +elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant. + +--Jamais! repondit le pere. Tachons ensemble qu'elle soit heureuse; mais +la revoir, je ne le peux pas. + +Pierre et Camille furent maries a Paris, a l'eglise des Petits-Peres. +Le gouverneur et l'oncle furent les seuls temoins. Lorsque le pretre +officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez +appris pour savoir a quel moment il fallait s'incliner en signe +d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un role qui etait pourtant +difficile a remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien +comprendre; elle regarda son mari, et baissa la tete comme lui. + +Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez, pourrait-on +dire. Lorsqu'ils sortirent de l'eglise, en se tenant la main pour +toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait +une assez grande maison. Camille, apres la messe, monta dans un brillant +equipage, qu'elle regardait avec une curiosite enfantine. L'hotel dans +lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet d'etonnement. Ces +appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient etre a elle, lui +semblaient une merveille. Il etait convenu, du reste, que ce mariage se +ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la fete. + + + + +X + + +Camille devint mere. Un jour que le chevalier faisait sa triste +promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre ecrite +d'une main qui lui etait inconnue, et ou se trouvait un singulier +melange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et +renfermait ce qui suit: + +"O mon pere! je parle, non pas avec ma bouche, mais avec ma main. Mes +pauvres levres sont toujours fermees, et cependant je sais parler. Celui +qui est mon maitre m'a appris a pouvoir vous ecrire. Il m'a fait +enseigner comme pour lui, par la meme personne qui l'avait eleve, car +vous savez qu'il est reste comme moi tres longtemps. J'ai eu beaucoup de +peine a apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler avec les +doigts, ensuite on apprend des figures ecrites. Il y en a de toutes +sortes, qui expriment la peur, la colere, et tout en general. On est +tres long a connaitre tout, et encore plus a mettre des mots, a cause +des figures qui ne sont pas la meme chose, mais enfin on en vient a +bout, comme vous voyez. L'abbe de l'Epee est un homme tres bon et tres +doux, de meme que le pere Vanin, de la Doctrine chretienne. + +"J'ai un enfant qui est tres beau; je n'osais pas vous en parler avant +de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu resister au plaisir que +j'ai a vous ecrire, malgre notre peine car vous pensez bien que mon mari +et moi nous sommes tres inquiets, surtout parce que nous ne pouvons pas +entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne +se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il +ouvrira les levres et s'il les remuera avec le bruit des +entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulte des +medecins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux personnes +aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont bien +dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire. + +Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis +longtemps, et comme nous sommes embarrasses lorsqu'il ouvre ses petites +levres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit! Soyez +sur, mon pere, que je pense bien a ma mere, car elle a du s'inquieter +comme moi. Vous l'avez bien aimee, comme moi aussi j'aime mon enfant; +mais je n'ai ete pour vous qu'un sujet de chagrin. Maintenant que je +sais lire et ecrire, je comprends combien ma mere a du souffrir. + +Si vous etiez tout a fait bon pour moi, cher pere, vous viendriez nous +voir a Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance pour votre +fille respectueuse. + +CAMILLE." + +Apres avoir lu cette lettre, le chevalier hesita longtemps. Il avait eu +d'abord peine a s'en fier a ses yeux, et a croire que c'etait Camille +elle-meme qui lui avait ecrit; mais il fallait se rendre a l'evidence. +Qu'allait-il faire? S'il cedait a sa fille, et s'il allait en effet a +Paris, il s'exposait a retrouver, dans une douleur nouvelle, tous les +souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas, il +est vrai, mais qui n'en etait pas moins le fils de sa fille, pouvait lui +rendre les chagrins du passe. Camille pouvait lui rappeler Cecile, et +cependant il ne pouvait s'empecher en meme temps de partager +l'inquietude de cette jeune mere attendant une parole de son enfant. + +--Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta. +C'est moi qui ai fait ce mariage-la, et je le tiens pour bon et durable. +Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez, +soit dit sans reproche, d'avoir oublie votre femme au bal, moyennant +quoi elle est tombee a l'eau? Oubliez-vous aussi cette petite? +Pensez-vous que ce soit tout d'etre triste? Vous l'etes, j'en conviens, +et meme plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas autre chose +a faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais avec +vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appele aussi. +Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frappe a ma porte, moi qui +lui ai toujours ouvert. + +--Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et +cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laissee mourir +d'une mort affreuse quand j'aurais du l'en preserver. Si je dois en etre +puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais +m'en plaindre; quelque penible que soit pour moi ce spectacle, je dois +m'y resoudre et m'y condamner. Ce chatiment m'est du. Que la fille me +punisse d'avoir abandonne la mere! J'irai a Paris, je verrai cet enfant. +J'ai delaisse ce que j'aimais, je me suis eloigne du malheur; je veux +prendre maintenant un amer plaisir a le contempler. + +Dans un joli boudoir boise, a l'entre-sol d'un bon hotel situe dans le +faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque +le pere et l'oncle arriverent. Sur une table etaient des dessins, des +livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait +sur le tapis. + +Le marquis s'etait leve; Camille courut a son pere, qui l'embrassa +tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du +chevalier se reporterent aussitot sur l'enfant. Malgre lui, l'horreur +qu'il avait eue autrefois pour l'infirmite de Camille reprenait place +dans son coeur, a la vue de cet etre qui allait heriter de la malediction +qu'il lui avait leguee. Il recula lorsqu'on le lui presenta. + +--Encore un muet! s'ecria-t-il. + +Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait compris. +Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt +sur ses petites levres, en les frottant un peu, comme pour l'inviter a +parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis prononca bien +distinctement ces deux mots, que la mere lui avait fait apprendre +d'avance:--Bonjour, papa. + +--Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle +Giraud. + +FIN DE PIERRE ET CAMILLE. + + + + +LE + +SECRET DE JAVOTTE + +1844 + +[Illustration: LE SECRET DE JAVOTTE + +... deux jeunes gens, revenant de la chasse suivaient a cheval la route +de Noisy...] + + + +I + + +L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens revenant +de la chasse suivaient a cheval la route de Noisy, a quelque distance de +Luzarches. Derriere eux marchait un piqueur menant les chiens. Le soleil +se couchait et dorait au loin la belle foret de Carenelle, ou le feu duc +de Bourbon aimait a chasser. Tandis que le plus jeune des deux +cavaliers, age d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa +monture, et s'amusait a sauter les haies, l'autre paraissait distrait et +preoccupe. Tantot il excitait son cheval et le frappait avec impatience, +tantot il s'arretait tout a coup et restait au pas en arriere, comme +absorbe par ses pensees. A peine repondait-il aux joyeux discours de son +compagnon, qui, de son cote, le raillait de son silence. En un mot, il +semblait livre a cette reverie bizarre, particuliere aux savants et aux +amoureux, qui sont rarement ou ils paraissent etre. Arrive a un +carrefour, il mit pied a terre, et s'avancant au bord d'un fosse, il +ramassa une petite branche de saule qui etait enfoncee dans le sable +assez profondement; il detacha une feuille de cette branche, et, sans +qu'on l'apercut, la glissa furtivement dans son sein; puis, remontant +aussitot a cheval: + +--Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux +Clignets par le village; nous rentrerons, mon frere et moi, par la +garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me +ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque +troupeau de bestiaux rentrant a la ferme. + +Le piqueur obeit et prit avec ses chiens un sentier trace dans les +roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le +moins age des deux freres) partit d'un grand eclat de rire: + +--Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable ce +soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit devoree par un mouton? Mais tu +as beau faire; je parierais que, malgre toutes tes precautions, cette +pauvre bete, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvais tour +d'ici a une demi-heure. + +--Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque irrite. + +--Mais, apparemment, repondit Armand en se rapprochant de son frere, +parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta +jument est sujette a caracoler quand elle voit la grille. Heureusement, +ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est la, et +que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une +jambe. + +--Mauvaise langue, dit Tristan souriant a son tour un peu a contre-coeur, +qu'est-ce qui pourra donc te deshabituer de tes mechantes plaisanteries? + +--Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il a +cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil, c'est +de son age. N'as-tu pas l'honneur d'etre au service du roi dans le +regiment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime aussi la +chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta +veste rouge, est-ce que c'est un peche mortel? + +--Ecoute, ecervele, dit Tristan. Que tu badines ainsi entre nous, si +cela te plait, rien de mieux; mais pense serieusement a ce que tu dis +quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de +notre mere; sa maison est une des seules ressources que nous ayons dans +le pays pour nous desennuyer de cette vie monotone qui t'amuse, toi, +avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La +marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances... + +--La plus agreable, ajouta Armand. + +--Tant que tu voudras. Tu n'es pas fache, toi-meme, d'aller a Renonval, +lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre +part que de nous brouiller avec ces gens-la, et c'est ce que tes +discours finiront par faire, si tu continues a jaser au hasard. Tu sais +tres bien que je n'ai pas plus qu'un autre la pretention de plaire a +madame de Vernage... + +--Prends garde a Gitana! s'ecria Armand. Regarde comme elle dresse les +oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue. + +--Treve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et tache d'y +penser serieusement. + +--Je pense, dit Armand, et tres serieusement, que la marquise est tres +bien en manches plates, et que le noir lui va a merveille. + + +--A +quel propos cela? + +--A propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit rien dans +ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne t'ai +pas entendu tres clairement dire que le noir etait ta couleur, et cette +bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la grace de +monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la +plus noire de toutes ses robes? + +--Qu'y a-t-il d'etonnant? n'est-il pas tout simple de changer de +toilette pour diner? + +--Prends garde a Gitana, te dis-je; elle est capable de s'emporter, et +de te mener tout droit, malgre toi, a l'ecurie de Renonval. Et la +semaine derniere, a la fete, cette meme marquise, toujours de noir +vetue, n'a-t-elle pas trouve naturel de m'installer dans la grande +caleche avec mon chien et monsieur le cure, pour grimper dans ton +tilbury, au risque de montrer sa jambe? + +--Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux subit +cette corvee? + +--Oui, mais cet _un_, c'est toujours moi. Je ne m'en plains pas, je ne +suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse, +n'a-t-elle pas imagine de quitter sa voiture et de me prendre mon propre +cheval, que je lui ai cede avec un desinteressement admirable, pour +qu'elle put galoper dans les bois a cote de monsieur l'officier? +Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer +dans tes denegations, tu me devrais, honnetement parlant, ta confiance +et tes secrets. + +--Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un etourdi tel que toi, et +quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes +contes? + +--Prends garde a Gitana, mon frere. + +--Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que j'eusse +fantaisie d'aller ce soir faire une visite a Renonval, qu'y aurait-il +d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un pretexte pour te prier d'y venir +avec moi ou de rentrer seul a la maison? + +--Non, certainement; de meme que, si nous venions a rencontrer madame de +Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de +surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, il +est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de +moins en comparaison de l'eternite? La marquise doit nous avoir entendus +sonner du cor; il serait bien juste qu'elle prit le frais sur la route, +en compagnie de son inevitable adorateur et voisin, M. de la +Bretonniere. + +--J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de la +Bretonniere m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une femme +d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot +et traine partout une pareille ombre? + +--Il est certain, repondit Armand, que le personnage est lourd et +indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme, cree et mis +au monde pour l'etat de voisin. Voisiner est son lot; c'est meme presque +sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu +un homme mieux etabli que lui hors de chez soi. Si on va diner chez +madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il +chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et +remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et classique, +qui se croit oblige de rire si la maitresse du logis dit un bon mot; il +serait plutot dispose, s'il osait, a tout blamer et tout contrecarrer. +S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver +que le barometre est a variable. Si quelqu'un cite une anecdote, ou +parle d'une curiosite, il a vu quelque chose de bien mieux; mais il ne +daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tete avec une modestie +a le souffleter. L'assommante creature! je ne sais pas, en verite, s'il +est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage, +quand il est la, sans que sa tete inquiete et effarouchee vienne se +placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas +d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur +speciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, d'etre plus +ennuyeux qu'un bavard, rien que par la facon dont il regarde parler les +autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste a la vie, et +tache de gener, de decourager et d'impatienter les vivants. Avec tout +cela, la marquise le supporte; elle a la charite de l'ecouter, de +l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en +debarrassera jamais. + +--Qu'entends-tu par la? demanda Tristan, un peu trouble a ce dernier +mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable? + +--Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifference railleuse. +Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est garcon +et fort a l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite meute, +et un grand vieux carrosse. Il possede sur tout autre, pres de la +marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans +et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en +conge, permets-moi de te le dire tout bas, peut eblouir et plaire en +passant; mais celui qui est la tous les jours a quinte et quatorze par +etat, sans compter l'industrie, comme dit Basile. + +Tandis que les deux freres causaient ainsi, ils avaient laisse les bois +derriere eux et commencaient a entrer dans les vignes. Deja ils +apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval. + +--Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualites; mais c'est +une coquette. Elle passe pour devote, et elle a un chapelet benit +accroche a son etagere; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t'en +deplaise, c'est, a mon avis, une femme difficile a deviner et +passablement dangereuse. + +--Cela est possible, dit Tristan. + +--Et meme probable, reprit son frere. Je ne suis pas fache que tu le +penses comme moi, et je te dirai volontiers a mon tour: Parlons +serieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la connaitre et de +l'etudier de pres. Toi, tu viens ici pour quelques jours; tu es un jeune +et beau garcon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne sais que +faire, elle te plait, tu lui en contes, et elle te laisse dire. Moi, qui +la vois l'hiver comme l'ete, a Paris comme a la campagne, je suis moins +confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval +et me laisse en tete-a-tete avec le cure. Ses grands yeux noirs, qu'elle +baisse vers la terre avec une modestie parfois si severe, savent se +relever vers toi, j'en suis bien sur, lorsque vous courez la foret, et +je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a tourne la +tete, a ma connaissance, a trois ou quatre pauvres petits garcons qui +ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma pensee? +Je te dirai, en style de Scudery, qu'on penetre assez facilement jusqu'a +l'antichambre de son coeur, mais que l'appartement est toujours ferme, +peut-etre parce qu'il n'y a personne. + +--Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain +caractere. + +--Non pas a son avis: qu'a-t-on a lui reprocher? Est-ce sa faute si on +devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait guere plus de trente ans, +elle dit a qui veut l'entendre qu'elle a renonce, depuis qu'elle est +veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre, +monter a cheval et prier Dieu. Elle fait l'aumone et va a confesse; or, +toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sincerement et +veritablement religieuse, est la pire espece de coquette que la +civilisation ait inventee. Une femme pareille, sure d'elle-meme, belle +encore et jouissant volontiers des petits privileges de la beaute, sait +composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine +confession. Aux moments memes ou elle semble se livrer avec le plus +charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si +le bout de son pied est suffisamment cache sous sa robe, et calcule la +place ou elle peut laisser prendre, sans peche, un baiser sur sa +mitaine. A quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne pas +etre franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer a la +tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne +saurait dire qu'elle soit sincere ni hypocrite; elle est ainsi et elle +plait; ses victimes passent et disparaissent. La Bretonniere, le +silencieux, restera jusqu'a sa mort, tres probablement, sur le seuil du +temple ou ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire +l'encens. + +Tristan, pendant que son frere parlait, avait arrete son cheval. La +grille du chateau de Renonval n'etait plus eloignee que d'une centaine +de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait prevu, madame de +Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle etait seule, contre +l'ordinaire. Tristan changea tout a coup de visage. + +--Ecoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es homme et tu as +du coeur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni +loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on m'a +dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugue par cette +femme; elle est si charmante, si aimable, si seduisante, quand elle +veut... + +--Je le sais tres bien, dit Armand. + +--Non, s'ecria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de grace, de +douceur, de piete, car enfin elle fait l'aumone, comme tu dis, et +remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les +dehors de la franchise et de la bonte, elle puisse etre telle que tu te +l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en +chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier a ta parole. Je vais +a Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mere s'inquiete de ne +pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon +cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte +visite, et je reviendrai sur-le-champ. + +--Pourquoi ce mystere, s'il en est ainsi? + +--Parce que la marquise elle-meme reconnait que c'est le plus sage. Les +gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes +ensemble. Garde-moi le secret; a ce soir. + +Sans attendre une reponse, Tristan partit au galop. + +Demeure seul, Armand changea de route, et prit un chemin de traverse qui +le menait plus vite chez lui. Ce n'etait pas, on le pense bien, sans +deplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son frere +s'eloigner. Jeune d'annees, mais deja muri par une precoce experience du +monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent leger en apparence, +avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier +distingue dans l'armee, courait en Algerie les chances de la guerre, et +se livrait parfois aux dangereux ecarts d'une imagination vive et +passionnee, Armand restait a la maison et tenait compagnie a sa vieille +mere. Tristan le raillait parfois de ses gouts sedentaires, et +l'appelait monsieur l'abbe, pretendant que, sans la Revolution, il +aurait porte la tonsure, en sa qualite de cadet; mais cela ne le fachait +pas.--Va pour le titre, repondait-il, mais donne-moi le benefice. La +baronne de Berville, la mere, veuve depuis longtemps, habitait le Marais +en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce +n'etait pas une maison assez riche pour entretenir un grand equipage, +mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait +ses enfants, on avait fait venir des _foxhounds_ d'Angleterre; quelques +voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes reunies formaient +de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la +foret de Carenelle. Ainsi s'etaient etablies rapidement, entre les +habitants des Clignets et ceux de deux ou trois chateaux des environs, +des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on +vient de le voir, etait la reine du canton. Depuis le sieur de +Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'a l'elegant un peu +arriere de Luzarches, tout rendait hommage a la belle marquise, voire +meme le cure de Noisy. Renonval etait le rendez-vous de ce qu'il y avait +de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes etaient +d'accord pour vanter, comme Tristan, la grace et la bonte de la +chatelaine. Personne ne resistait a l'empire souverain qu'elle exercait, +comme on dit, sur les coeurs; et c'est precisement pourquoi Armand etait +fache que son frere ne revint pas souper avec lui. + +Il ne lui fut pas difficile de trouver un pretexte pour justifier cette +absence, et de dire a la baronne en rentrant que Tristan s'etait arrete +chez un fermier, avec lequel il etait en marche pour un coin de terre. +Madame de Berville, qui ne dinait qu'a neuf heures quand ses enfants +allaient a la chasse, afin de prendre son repas en famille, voulut +attendre pour se mettre a table que son fils aine fut revenu. Armand, +mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son metier, +parut mediocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait. Peut-etre +craignait-il, a part lui, que la visite a Renonval ne se prolongeat plus +longtemps qu'il n'avait ete dit. Quoi qu'il en fut, il prit d'abord, +pour se donner un peu de patience, un a-compte sur le diner, puis il +alla visiter ses chiens et jeter a l'ecurie le coup d'oeil du maitre, et +revint s'etendre sur un canape, deja a moitie endormi par la fatigue de +la journee. + +La nuit etait venue, et le temps s'etait mis a l'orage. Madame de +Berville, assise, comme de coutume, devant son metier a tapisserie, +regardait la pendule, puis la fenetre, ou ruisselait la pluie. Une +demi-heure s'ecoula lentement, et bientot vint l'inquietude. + +--Que fait donc ton frere? disait la baronne; il est impossible qu'a +cette heure et par un temps semblable il s'arrete si longtemps en route; +quelque accident lui sera arrive: je vais envoyer a sa rencontre. + +--C'est inutile, repondait Armand; je vous jure qu'il se porte aussi +bien que nous, et peut-etre mieux; car, voyant cette pluie, il se sera +sans doute fait donner a souper dans quelque cabaret de Noisy, pendant +que nous sommes a l'attendre. + +L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit le +diner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de laisser +ainsi sa mere dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait inutile; +mais il avait donne sa parole. De son cote, madame de Berville voyait +aisement, sur le visage de son fils, l'inquietude qui l'agitait; elle +n'en penetrait pas la cause, mais l'effet ne lui echappait pas. Habituee +a toute la tendresse et aux confidences meme d'Armand, elle sentait que, +s'il gardait le silence, c'est qu'il y etait oblige. Par quelle raison? +elle l'ignorait, mais elle respectait cette reserve, tout en ne pouvant +s'empecher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air +craintif et presque suppliant, puis elle ecoutait gronder la foudre, et +haussait les epaules en soupirant. Ses mains tremblaient, malgre elle, +de l'effort qu'elle faisait pour paraitre tranquille. A mesure que +l'heure avancait, Armand se sentait de moins en moins le courage de +tenir sa promesse. Le diner termine, il n'osait se lever; la mere et le +fils resterent longtemps seuls, appuyes sur la table desservie, et se +comprenant sans ouvrir les levres. + +Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne etant venue apporter +les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir a son fils, et se +retira dans son appartement pour dire ses prieres accoutumees. + +--Que fait-il, en effet, cet etourdi garcon? se disait Armand, tout en +se debarrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de chasseur. +Rien de bien inquietant, cela est probable. Il fait les yeux doux a +madame de Vernage, et subit le silence imposant de la Bretonniere. +Est-ce bien sur? Il me semble qu'a cette heure-ci la Bretonniere doit +etre dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai que +Tristan est peut-etre en route aussi; j'en doute, pourtant; le chemin +n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter a cheval. D'une autre +part, il y a d'excellents lits a Renonval, et une marquise si polie peut +certainement offrir un asile a un capitaine surpris par l'orage. Il est +probable, tout bien considere, que Tristan ne reviendra que demain. Cela +est facheux, pour deux raisons: d'abord cela inquiete notre mere, et +puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouves chez une +voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit passee sous +le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont +on reve. Quelquefois meme, on ne dort pas du tout. Que va-t-il advenir +de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du coeur +pour deux, mais tant pis. Elle trouvera aise de le jouer, trop aise, +peut-etre, c'est la mon espoir. Elle dedaignera d'en agir faussement +envers un si loyal caractere. Mais, apres tout, se disait encore Armand, +en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau +et brave. Il s'est tire d'affaire a Constantine, il s'en tirera a +Renonval. + +Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence +regnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se fit +entendre sur la route. Il etait deux heures du matin; une voix +imperieuse cria qu'on ouvrit, et tandis que le garcon d'ecurie levait +lourdement, l'une apres l'autre, les barres de fer qui retenaient la +grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, a pousser de +longs gemissements. Armand, qui dormait de tout son coeur, reveille en +sursaut, vit tout a coup devant lui son frere tenant un flambeau et +enveloppe d'un manteau degouttant de pluie. + +--Tu rentres a cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou bien +matin. + +Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec l'accent +d'une colere presque furieuse: + +--Tu avais raison, c'est la derniere des femmes, et je ne la reverrai de +ma vie. + +Apres quoi il sortit brusquement. + + + + +II + + +Malgre toutes les questions, toutes les instances que put faire Armand, +Tristan ne voulut donner a son frere aucune explication des etranges +paroles qu'il avait prononcees en rentrant. Le lendemain, il annonca a +sa mere que ses affaires le forcaient d'aller a Paris pour quelques +jours, et donna ses ordres en consequence; il avait le dessein de partir +le soir meme. + +--Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une facon +un peu cavaliere. Tu me fais la moitie d'une confidence, et tu t'en vas +d'un jour a l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que je +pense de ce depart impromptu? + +--Ce qu'il te plaira, repondit Tristan avec une indifference si +tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunte, tu ne feras qu'y +perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de colere, il est vrai, pour une +bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras +l'appeler. La Bretonniere m'a ennuye; la marquise etait de mauvaise +humeur; l'orage m'a contrarie; je suis revenu je ne sais pourquoi, et je +t'ai parle sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si tu +veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais, a la +premiere occasion, tu nous verras amis comme devant. + +--Tout cela est bel et bon, repliquait Armand, mais tu ne parlais pas +hier par enigme, quand tu m'as dit: C'est la derniere des femmes. Il n'y +a la mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrive que tu caches. + +--Et que veux-tu qu'il me soit arrive? demandait Tristan. + +A cette question, Armand baissait la tete, et restait muet; car en +pareille circonstance, du moment que son frere se taisait, toute +supposition, meme faite en plaisantant, pouvait etre aisement blessante. + +Vers le milieu de la journee, une caleche decouverte entra dans la cour +des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, a l'air gauche +et endimanche, descendit aussitot de la voiture, baissa lui-meme le +marchepied et presenta la main a une grande et belle femme, mise +simplement et avec gout. C'etait madame de Vernage et la Bretonniere qui +venaient faire visite a la baronne. Tandis qu'ils montaient le perron, +ou madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le visage de son +frere avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais Tristan le +regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de +nouveau. + +A la tournure aisee que prit la conversation, aux politesses froides, +mais sans nulle contrainte, qu'echangerent Tristan et la marquise, il ne +semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se fut passe la +veille. La marquise apportait a madame de Berville, qui aimait les +oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonniere l'avait dans son +chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la voliere. La +Bretonniere, bien entendu, donna le bras a la baronne; les deux jeunes +gens resterent pres de madame de Vernage. Elle paraissait plus gaie que +de coutume; elle marchait au hasard de cote et d'autre sans respect pour +les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage. + +--Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous? + +Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son +depart. Il l'annonca effectivement du ton le plus calme; mais, en meme +temps, il fixa sur la marquise un regard penetrant, presque dur et +offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda meme +pas quand il comptait revenir. + +--En ce cas-la, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le seul +representant des Berville que nous verrons a Renonval; car je suppose +que nous vous aurons. La Bretonniere dit qu'il a decouvert, avec les +lunettes de mon garde, une espece de cochon sauvage a qui la barbe vient +comme aux oiseaux les plumes... + +--Point du tout, dit la Bretonniere, c'est une sorte de truie chinoise, +de couleur noire, appelee tonkin. Lorsque ces animaux quittent la +basse-cour et s'habituent a vivre dans les bois... + +--Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, a force de manger +du gland, les defenses leur poussent au bout du museau. + +--C'est de toute verite, repondit la Bretonniere, non pas, il est vrai, +a la premiere, ni meme a la seconde generation; mais il suffit que le +fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait. + +--Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de +faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une foret, il en +resulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la tete. Et +c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la +main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne reussit +a personne. + +--Cela est encore vrai, dit la Bretonniere; la sauvagerie est un grand +defaut. + +--Elle vaut pourtant mieux, repondit Tristan, qu'une certaine espece de +domesticite. + +La Bretonniere ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il devait se +facher. + +--Oui, dit madame de Berville a la marquise, vous avez bien raison. +Grondez-moi ce mechant garcon, qui est toujours sur les grands chemins, +et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller a Paris. Defendez-lui +donc de partir. + +Madame de Vernage, qui, tout a l'heure, n'avait pas dit un mot pour +essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi priee de le faire, y mit +aussitot toute l'insistance et toute la bonne grace dont elle etait +capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour +dire a Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires a Paris, +que la curiosite d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur tout au +monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir dejeuner le +lendemain a Renonval. Tristan repondait a chacun de ses compliments par +un de ces petits saluts insignifiants qu'ont inventes les gens qui ne +savent quoi dire: il etait clair que sa patience etait mise a une +cruelle epreuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus qu'elle +prevoyait, et, des qu'elle eut cesse de parler, elle se retourna et +s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle eut repete une comedie +et que son role eut ete fini. + +--Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui qui +en veut a l'autre? Est-ce mon frere? est-ce la Bretonniere? Que vient +faire ici la marquise? + +La facon d'etre de madame de Vernage etait, en effet, difficile a +comprendre. Tantot elle temoignait a Tristan une froideur et une +indifference marquees; tantot elle paraissait le traiter avec plus de +familiarite et de coquetterie qu'a l'ordinaire.--Cassez-moi donc cette +branche-la, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du monde ce +soir, je veux etre toute en fleurs; je compte mettre une robe +botanique, et avoir un jardin sur la tete. + +Tristan obeissait: il le fallait bien. La marquise se trouva bientot +avoir une veritable botte de fleurs, mais aucune ne lui plaisait.--Vous +n'etes pas connaisseur, disait-elle, vous etes un mauvais jardinier; +vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez +les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir. + +En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait +tomber a terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce dedain +sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du +monde. + +Il y avait au milieu du parc une petite riviere avec un pont de bois qui +etait brise, mais dont il restait encore quelques planches. La +Bretonniere, selon sa manie, declara qu'il y avait danger a s'y +hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise +voulut passer, et commencait a prendre les devants, quand la baronne lui +representa qu'en effet ce pont etait vermoulu, et qu'elle courait le +risque d'une chute assez grave. + +--Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire les +honneurs de la profondeur de votre riviere; et si je faisais comme +Conde, qu'est-ce qu'il arriverait donc? + +Devant monter a cheval, au retour, elle avait a la main une cravache. +Elle la jeta de l'autre cote de l'eau, dans une petite +ile:--Maintenant, messieurs, reprit-elle, voila mon baton jete a +l'ennemi. Qui de vous ira le chercher? + +--C'est fort imprudent, dit la Bretonniere; cette cravache est fort +jolie, la pomme en est tres bien ciselee. + +--Y aura-t-il du moins une recompense honnete? demanda Armand. + +--Fi donc! s'ecria la marquise. Vous marchandez avec la gloire! Et vous, +monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan, +qu'est-ce que vous dites? passerez-vous? + +Tristan semblait hesiter, non par crainte du danger ni du ridicule, mais +par un sentiment de repugnance a se voir ainsi provoque pour une +semblable bagatelle. Il fronca le sourcil et repondit froidement: + +--Non, madame. + +--Helas! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre Phanor etait +la, il m'aurait deja rendu ma cravache. + +La Bretonniere, tatant le pont avec sa canne, le contemplait d'un air de +reflexion profonde; appuyee nonchalamment sur la poutre brisee qui +servait de rampe, la marquise s'amusait a faire plier les planches en se +balancant au-dessus de l'eau: elle s'elanca tout a coup, traversa le +pont avec une vivacite et une legerete charmantes, et se mit a courir +dans l'ile. Armand avait voulu la prevenir, mais son frere lui prit le +bras, et, se mettant a marcher a grands pas, l'entraina a l'ecart dans +une allee; la, des que les deux jeunes gens furent seuls: + +--La patience m'echappe, dit Tristan. J'espere que tu ne me crois pas +assez sot pour me facher d'une plaisanterie; mais cette plaisanterie a +un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver, +jouer avec ma colere, et voir jusqu'a quel point j'endurerai son audace; +elle sait ce que signifie son froid persiflage. Miserable coeur! +meprisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me laisser +m'eloigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite vanite, et se +faire une sorte de triomphe d'une discretion qu'on ne lui doit pas! + +--Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il? + +--Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es interesse, puisque tu es mon +frere. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et que tu +me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au +carrefour des Roches. Il y avait a terre une branche de saule, que tu ne +m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'etait madame de Vernage +qui l'avait enfoncee dans le sable, en se promenant le matin. Elle riait +tout a l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais celle-la +avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de la +marquise etaient alles chez son oncle a Beaumont, que la Bretonniere ne +viendrait pas diner, et que, si je craignais d'eveiller les gens en +sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval chez +le bonhomme du Heloy. + +--Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule! + +--Oui, et plut a Dieu que j'eusse repousse du pied ce brin de saule +comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et tu +l'as vu toi-meme, je l'aimais, j'etais sous le charme. Quelle +bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'etais tout amour, j'aurais +donne mon sang pour elle, et aujourd'hui... + +--Eh bien, aujourd'hui? + +--Ecoute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches d'abord une +petite aventure qui m'est arrivee l'an passe. Tu sauras donc qu'au bal +de l'Opera j'ai rencontre une espece de grisette, de modiste, je ne sais +quoi. Je suis venu a faire sa connaissance par un hasard assez +singulier. Elle etait assise a cote de moi, et je ne faisais nulle +attention a elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me dire +bonsoir. Au meme instant, ma voisine, comme effrayee, cacha sa tete +derriere mon epaule; elle me dit a l'oreille qu'elle me suppliait de la +tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je +ne pouvais guere m'y refuser. Je me levai avec elle, et je quittai +Saint-Aubin. Elle me conta la-dessus qu'il etait son amant, qu'elle +avait peur de lui, qu'il etait jaloux, enfin, qu'elle le fuyait. Je me +trouvais ainsi tout a coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le role d'un +rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un +air mecontent. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre a peu +pres au serieux ce role que l'occasion m'offrait. J'emmenai souper la +petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se +facher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine a lui faire entendre +raison. Il convint de bonne grace qu'il n'etait guere possible de se +couper la gorge pour une demoiselle qui se refugiait au bal masque pour +fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et +l'affaire fut oubliee; tu vois que le mal n'est pas grand. + +--Non, certes; il n'y a la rien de bien grave. + +--Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit +quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et a Renonval. Or, cette +nuit, au moment meme ou la marquise, assise pres de moi, ecoutait de son +grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la tete, et +essayait, en souriant, cette bague qui, grace au ciel, est encore a mon +doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal +lui a ete contee, qu'elle la sait de bonne source, que Saint-Aubin +adorait cette grisette, qu'il a ete au desespoir de l'avoir perdue, +qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demande raison, que j'ai recule, et +qu'alors... + +Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux freres +marcherent en silence. + +--Qu'as-tu repondu? dit enfin Armand. + +--Je lui ai repondu une chose tres simple. Je lui ai dit tout +bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme +leve la main sur lui impunement s'appelle un lache, vous le savez tres +bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la +maitresse de ce lache, s'appelle aussi d'un certain nom qu'il est +inutile de vous dire. La-dessus, j'ai pris mon chapeau. + +--Et elle ne t'a pas retenu? + +--Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me dire +que je me fachais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a demande +pardon de m'avoir offense sans dessein; je ne sais meme pas si elle n'a +pas essaye de pleurer. A tout cela, je n'ai rien replique, sinon que je +n'attachais aucune importance a une indignite qui ne pouvait +m'atteindre, qu'elle etait libre de croire et de penser tout ce que bon +lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui +oter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans, mes +camarades qui me connaissent auraient quelque peine a admettre votre +conte, et par consequent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut pour le +mepriser. + +--Est-ce la reellement ta pensee? + +--Y songes-tu? Si je pouvais hesiter a savoir ce que j'ai a faire, c'est +precisement parce que je suis soldat que je n'aurais pas deux partis a +prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans coeur plaisanter avec mon +honneur, et repeter demain sa miserable histoire a une coquette de son +bord, ou a quelqu'un de ces petits garcons a qui tu pretends qu'elle +tourne la tete? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre mere, +puisse devenir un objet de risee? Seigneur Dieu! cela fait fremir! + +--Oui, dit Armand, et voila cependant les petits badinages pleins de +grace qu'inventent ces dames pour se desennuyer. Faire d'une niaiserie +un roman bien noir, bien scandaleux, voila le bon plaisir de leur +cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant? + +--Je compte aller ce soir a Paris. Saint-Aubin est aussi un soldat; +c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en preserve! qu'un mot de +sa part ait jamais pu donner l'idee de cette fable fabriquee par quelque +femme de chambre; mais, a coup sur, je le ramenerai ici, et il ne lui +sera pas plus difficile de dire tout haut la verite, qu'il ne me le +sera, a moi, de l'entendre. C'est une demarche facheuse, penible, que je +ferai la, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller trouver un +camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manque de coeur. Mais +n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit etre permis. +Je te le repete, c'est notre nom que je defends, et s'il ne devait pas +sortir de la pur comme de l'or, je m'arracherais moi-meme la croix que +je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma +presence, qu'on lui a repete un sot conte, et que ceux qui l'ont forge +en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la +marquise m'entende aussi a mon tour; il faut que je lui donne bien +discretement, en termes bien polis, en tete-a-tete, une lecon qu'elle +n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer +nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je +ne pretends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, apres avoir expose sa +vie pour aller chercher le bouquet de sa maitresse, le lui jeta a la +figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole +produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te +reponds que d'ici a quelque temps, du moins, la marquise sera moins +fiere, moins coquette et moins hypocrite. + +--Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec toi. +Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le +permets, je serai dans la coulisse. + +La marquise se disposait a retourner chez elle lorsque les deux freres +reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait ete pour +quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait +rien; jamais, au contraire, elle n'avait semble plus calme et plus +contente d'elle-meme. Ainsi qu'il a ete dit, elle s'en allait a cheval. +Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre +le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marche sur le sable +mouille, son brodequin etait humide, en sorte que l'empreinte en resta +marquee sur le gant de Tristan. Des que madame de Vernage fut partie, +Tristan ota ce gant et le jeta a terre. + +--Hier, je l'aurais baise, dit-il a son frere. + +Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et +allerent coucher a Paris. Madame de Berville, toujours inquiete et +toujours indulgente, comme une vraie mere qu'elle etait, fit semblant de +croire aux raisons qu'ils pretendirent avoir pour partir. Des le +lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller +demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue +Neuve-Saint-Augustin, a l'hotel garni ou il logeait habituellement quand +il etait en conge. + +--Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est peut-etre en +garnison bien loin. + +--Quand il serait a Alger, repondait Tristan, il faut qu'il parle, ou du +moins qu'il ecrive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je le +trouverai, ou il dira pourquoi. + +Le garcon de l'hotel etait un Anglais, chose fort commode peut-etre pour +les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez +genante pour les Parisiens. A la premiere parole de Tristan, il repondit +par l'exclamation la plus britannique: + +--Oh! + +--Voila qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que son frere; +mais M. de Saint-Aubin est-il ici? + +--Oh! no. + +--N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure? + +--Oh! yes. + +--Il est donc sorti? + +--Oh! no. + +--Expliquez-vous. Peut-on lui parler? + +--No, sir, impossible. + +--Pourquoi, impossible? + +--Parce qu'il est... Comment dites-vous? + +--Il est malade. + +--Oh! no, il est mort. + + + + +III + + +Il serait difficile de peindre l'espece de consternation qui frappa +Tristan et son frere en apprenant la mort de l'homme qu'ils avaient un +si grand desir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en dise, une +chose indifferente que la mort. On ne la brave pas sans courage, on ne +la voit pas sans horreur, et il est meme douteux qu'un gros heritage +puisse rendre vraiment agreable sa hideuse figure, dans le moment ou +elle se presente. Mais quand elle nous enleve subitement quelque bien ou +quelque esperance, quand elle se mele de nos affaires et nous prend dans +les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa +puissance, et que l'homme reste muet devant le silence eternel. + +Saint-Aubin avait ete tue en Algerie, dans une razzia. Apres s'etre fait +raconter, tant bien que mal, par les gens de l'hotel, les details de cet +evenement, les deux freres reprirent tristement le chemin de la maison +qu'ils habitaient a Paris. + +--Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir +d'embarras, qu'un mot a dire a un honnete homme, et il n'est plus. +Pauvre garcon! je m'en veux a moi-meme de ce qu'un motif d'interet +personnel se mele au chagrin que me cause sa mort. C'etait un brave et +digne officier; nous avions bivouaque et trinque ensemble. Ayez donc +trente ans, une vie sans reproche, une bonne tete et un sabre au cote, +pour aller vous faire assassiner par un Bedouin en embuscade! Tout est +fini, je ne songe plus a rien, je ne veux pas m'occuper d'un conte quand +j'ai a pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent ce qui +leur plaira. + +--Ton chagrin est juste, repondit Armand; je le partage et je le +respecte; mais, tout en regrettant un ami et en meprisant une coquette, +il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est la, avec ses lois; il ne +voit ni ton dedain ni tes larmes; il faut lui repondre dans sa langue, +ou, tout au moins, l'obliger a se taire. + +--Et que veux-tu que j'imagine? Ou veux-tu que je trouve un temoin, une +preuve quelconque, un etre ou une chose qui puisse parler pour moi? Tu +comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour +s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas +amene avec lui tout son regiment. Les choses se sont passees en +tete-a-tete; si elles eussent du devenir serieuses, certes, alors, les +temoins seraient la; mais nous nous sommes donne une poignee de main, et +nous avons dejeune ensemble; nous n'avions que faire d'inviter personne. + +--Mais il n'est guere probable, reprit Armand, que cette sorte de +querelle et de reconciliation soit demeuree tout a fait secrete. +Quelques amis communs ont du la connaitre. Rappelle-toi, cherche dans +les souvenirs. + +--Et a quoi bon? quand meme, en cherchant bien, je pourrais retrouver +quelqu'un qui se souvint de cette vieille histoire, ne veux-tu pas que +j'aille me faire donner par le premier venu une espece d'attestation +comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir +sans crainte; tout se demande a un ami. Mais quel role jouerais-je, a +l'heure qu'il est, en allant dire a un de nos camarades: Vous +rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an passe? On +se moquerait de moi, et on aurait raison. + +--C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une +femme orgueilleuse, vindicative et offensee, tenir impunement de +mechants propos. + +--Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. A une insulte faite +par un homme on repond par un coup d'epee. Contre toute espece d'injure, +publique ou non,... meme imprimee, on peut se defendre; mais quelle +ressource a-t-on contre une calomnie sourde, repetee dans l'ombre, a +voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est la le +triomphe de la lachete. C'est la qu'une pareille creature, dans toute la +perfidie du mensonge, dans toute la securite de l'impudence, vous +assassine a coups d'epingle; c'est la qu'elle ment avec tout l'orgueil, +toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est la qu'elle glisse a +loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie etudiee, +revue et augmentee par l'auteur; et cette infamie fait son chemin, cela +se repete, se commente, et l'honneur, le bien du soldat, l'heritage des +aieux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une telle +misere! + +Tristan parut reflechir pendant quelque temps, puis il ajouta d'un ton a +demi serieux, a demi plaisant: + +--J'ai envie de me battre avec la Bretonniere. + +--A propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'empecher de rire. Que t'a +fait ce pauvre diable dans tout cela? + +--Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est tres possible qu'il soit au courant +de mes affaires. Il est assez dans les inities, et passablement curieux +de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le prit +pour confident. + +--Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte une +histoire, et qu'il n'en est pas responsable. + +--Bah! et s'il s'en fait l'editeur? Cet homme-la, qui n'est qu'une +mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que s'il +etait son mari; et, en supposant qu'elle lui recite ce beau roman +invente sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse a en garder le secret? + +--A la bonne heure, mais encore faudrait-il etre sur d'abord qu'il en +parle, et meme, dans ce cas-la, je ne vois guere qu'il puisse etre +juste de chercher querelle a quelqu'un parce qu'il repete ce qu'il a +entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs a faire peur a la +Bretonniere? Il ne se battrait certainement pas, et, franchement, il +serait dans son droit. + +--Il se battrait. Ce garcon-la me gene; il est ennuyeux, il est de trop +dans ce monde. + +--En verite, mon cher Tristan, tu parles comme un homme qui ne sait a +qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, a t'entendre, que tu cherches une +affaire d'honneur pour retablir ta reputation, ou que tu as besoin d'une +balafre pour la montrer a ta maitresse, comme un etudiant allemand? + +--Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment +intolerable. On m'accuse, on me deshonore, et je n'ai pas un moyen de me +venger! Si je croyais reellement... + +Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard, devant +la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arreta de nouveau, tout a coup, +pour regarder un bracelet place dans l'etalage. + +--Voila une chose etrange, dit-il. + +--Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de +comptoir? + +--Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En +voici un qui se presente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du reste, +n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le +moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce +meme marchand, dans cette boutique, un bracelet comme celui-la, lequel +bracelet etait destine a cette grisette dont il s'occupait, et qui avait +failli nous brouiller; lorsque, apres notre querelle videe, nous eumes +dejeune ensemble:--Parbleu, me dit-il en riant, tu viens de m'enlever la +reine de mes pensees a l'instant ou je me disposais a lui faire un +cadeau; c'etait un petit bracelet avec mon nom grave en dedans; mais, ma +foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le cede; +puisque tu es le prefere, il faut que tu payes ta bienvenue.--Faisons +mieux, repondis-je; soyons de moitie dans l'envoi que tu comptais lui +faire.--Tu as raison, reprit-il; mon nom est deja sur la plaque, il faut +que le tien y soit grave aussi, et, en signe de bonne amitie, nous y +ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les +deux noms, ecrits sur le bracelet, furent envoyes a la demoiselle, et +doivent actuellement exister quelque part en la possession de +mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre heroine), a moins qu'elle ne +l'ait vendu pour aller diner. + +--A merveille! s'ecria Armand; cette preuve que tu cherchais est toute +trouvee. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut que la +marquise voie les deux signatures, et le jour bien specifie. Il faut que +mademoiselle Javotte elle-meme temoigne au besoin de la verite et de +l'identite de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver clairement +que rien de serieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi? Certes, +deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau a une femme +qu'ils se disputent, ne sont pas bien en colere l'un contre l'autre, et +il devient alors evident... + +--Oui, tout cela est tres bien, dit Tristan; ta tete va plus vite que la +mienne; mais pour executer cette grande entreprise, ne vois-tu pas +qu'avant de retrouver ce bracelet si precieux, il faudrait commencer par +retrouver Javotte? Malheureusement ces deux decouvertes semblent +egalement difficiles. Si, d'un cote, la jeune personne est sujette a +perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de s'egarer fort +elle-meme. Chercher, apres un an d'intervalle, une grisette perdue sur +le pave de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage d'amour +fabrique en metal, cela me parait au-dessus de la puissance humaine; +c'est un reve impossible a realiser. + +--Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard, de +lui-meme, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais oublie ce +bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le +rappelle. Tu cherchais un temoin, le voila, il est irrecusable; ce +bracelet dit tout, ton amitie pour Saint-Aubin, son estime pour toi, le +peu de gravite de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher; quand elle +fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen +d'imposer silence a madame de Vernage; mademoiselle Javotte et son +serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand, c'est +vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord, ou +demeurait jadis cette demoiselle? + +--A te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'etait, je crois, dans un +passage, une espece de _square_, de cite. + +--Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont +quelquefois une memoire incroyable; ils se souviennent des gens apres +des annees, surtout de ceux qui ne les payent pas tres bien. + +Tristan se laissa conduire par son frere; tous deux entrerent dans la +boutique. Ce n'etait pas une chose facile que de rappeler au marchand un +objet de peu de valeur achete chez lui il y avait longtemps. Il ne +l'avait pourtant pas oublie, a cause de la singularite des deux noms +reunis. + +--Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux jeunes +gens m'ont commande l'hiver dernier, et je reconnais bien monsieur. Mais +quant a savoir ou ce bracelet a ete porte, et a qui, je n'en peux rien +dire. + +--C'etait a une demoiselle Javotte, dit Armand, qui devait demeurer dans +un passage. + +--Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta, +reflechit, se consulta, et finit par dire: C'est cela meme; mais ce +n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom +de madame de Monval, cite Bergere, 4. + +--Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom +de Monval m'etait sorti de la tete; peut-etre avait-elle le droit de le +porter, car son titre de Javotte n'etait, je crois, qu'un sobriquet. +Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle achete autre +chose? + +--Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une chaine d'argent +cassee qu'elle avait. + +--Mais point de bracelet? + +--Non, monsieur. + +--Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant a nous, en +route pour la cite Bergere. + +--Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de +prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait change +plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue. + +Cette prevision etait fondee. La portiere de la cite Bergere apprit aux +deux freres que madame de Monval avait demenage depuis longtemps, +qu'elle s'appelait a present mademoiselle Durand, ouvriere en robes, et +qu'elle demeurait rue Saint-Jacques. + +--Est-elle a son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand, poursuivi +par la crainte du bracelet vendu. + +--Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de depense; elle avait ici un +logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle +voyait beaucoup de militaires, toutes personnes decorees et tres comme +il faut. Elle donnait quelquefois de tres jolis diners qu'on faisait +venir du cafe Vachette. Tous ces messieurs etaient bien gais, et il y en +avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai +artiste de l'Academie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu rien a +dire sur le compte de madame de Monval. Elle etudiait aussi pour etre +artiste; c'etait moi qui faisais son menage, et elle ne sortait jamais +qu'en citadine. + +--Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques. + +--Mademoiselle Durand ne loge plus ici, repondit la seconde portiere; il +y a six mois qu'elle s'en est allee, et nous ne savons guere trop ou +elle est. Ce ne doit pas etre dans un palais, car elle n'est pas partie +en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose. + +--Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse? + +--Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'etait guere a l'aise, cette +demoiselle. Elle demeurait la au fond de l'allee, sur la cour, derriere +la fruitiere. Elle travaillait toute la sainte journee; elle ne gagnait +guere et elle avait bien du mal. Elle allait au marche le matin, et elle +faisait sa soupe elle-meme sur un petit fourneau qu'elle avait. On ne +peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les +choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de +ses tantes, qui l'a emmenee; nous croyons qu'elle s'est mise aux soeurs +du Bon-Pasteur. La lingere du coin vous dira peut-etre cela: c'etait +elle qui l'employait. + +--Allons chez la lingere, dit Armand; mais les choux sont de mauvais +augure. + +Le troisieme renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas d'abord plus +satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa +famille avait trouve moyen de fournir, elle etait entree, en effet, au +couvent des soeurs du Bon-Pasteur, et y avait passe environ trois mois. +Comme sa conduite etait bonne, la protection de quelques personnes +charitables l'avait fait admettre par les soeurs, qui lui montraient +beaucoup de bonte et qui n'avaient qu'a se louer de son +obeissance.--Malheureusement, disait la lingere, cette pauvre enfant a +une tete si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en place. +C'etait une grande faveur pour elle que d'avoir ete recue comme +pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle, +et elle remplissait regulierement ses devoirs de religion, en meme temps +qu'elle travaillait tres bien, car c'est une bonne ouvriere. Mais tout +d'un coup sa tete est partie; elle a demande a s'en aller. Vous +comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une +prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envolee. + +--Et vous ignorez ce qu'elle est devenue? + +--Pas tout a fait, repondit en riant la lingere. Il y a une de mes +demoiselles qui l'a rencontree au Ranelagh. Elle se fait appeler +maintenant Amelina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de Breda, et +qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques. + +Tristan commencait a se decourager.--Laissons tout cela, dit-il a son +frere. A la tournure que prennent les choses, nous n'en aurons jamais +fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame +Rosenval, n'est pas en Chine ou a Quimper-Corentin? + +--Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait +pour nous arreter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point de +decouvrir notre voyageuse? Ouvriere ou artiste, nonne ou figurante, je +la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parie de +traverser pieds nus un bassin gele au mois de janvier, et qui, arrive a +moitie chemin, trouva que c'etait trop froid et revint sur ses pas. + +Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut +decouverte rue de Breda; mais il ne s'agissait plus, a cette nouvelle +adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle +etait naguere, madame Rosenval etait devenue tout a coup, par la grace +du hasard et d'un ancien prefet, personnage important et protecteur des +arts, _prima donna_ d'un theatre de province. Elle habitait depuis +quelque temps une assez grande ville du midi de la France, ou son +talent, nouvellement decouvert, mais genereusement encourage, faisait +les delices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la garnison. +Elle se trouvait a Paris en passant, pour contracter, si faire se +pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens, il +est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient etre recus; mais ils +furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez +riche, d'un gout peu severe, orne de statuettes, de glaces et de +cartons-pates, a peu pres comme un cafe. La maitresse du lieu etait a sa +toilette; elle fit dire qu'on attendit, et qu'elle allait recevoir M. de +Berville. + +--A present, je te laisse, dit Armand a son frere; tu vois que nous +sommes venus a bout de notre campagne. C'est a toi de faire le reste; +decide madame Rosenval a te rendre ton bracelet; qu'elle l'accompagne +d'un mot de sa main qui donne plus de poids a cette restitution; reviens +arme de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise. + +Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul a se promener dans +le somptueux salon de Javotte. Il y etait depuis un quart d'heure, +lorsque la porte de la chambre a coucher s'ouvrit. Un gros et grand +monsieur, a la demarche grave, a la tete grisonnante, portant des +lunettes, une chaine, un binocle et des breloques de montre, le tout en +or, s'avanca d'un air affable et majestueux.--Monsieur, dit-il a +Tristan, j'apprends que vous etes le parent de madame Rosenval. Si vous +voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet. + +Il fit un leger salut et se retira. + +--Peste! se dit Tristan, il parait que Javotte voit a present meilleure +compagnie que dans l'allee de la rue Saint-Jacques. + +Soulevant une portiere de soie chamarree, que lui avait indiquee le +monsieur aux lunettes d'or, il penetra dans un boudoir tendu en +mousseline rose, ou madame Rosenval, etendue sur un canape, le recut +d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme +qu'on a aimee, fut-ce Amelina, fut-ce meme Javotte, surtout lorsque l'on +s'est donne tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec +empressement la main fort blanche de son ancienne conquete, puis il prit +place a cote d'elle, et debuta, comme cela se devait, par lui faire ses +compliments sur ce qu'elle etait embellie, qu'il la revoyait plus +charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit a toute femme +qu'on retrouve, fut-elle devenue plus laide qu'un peche mortel). + +--Permettez-moi, ma chere, ajouta-t-il, de vous feliciter sur l'heureux +changement qui me semble s'etre opere dans vos petites affaires. Vous +etes logee ici comme un grand seigneur. + +--Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville? +repondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un +pied-a-terre; mais je me fais arranger quelque chose la-bas, car vous +savez que je perche au diable. + +--Oui, j'ai appris que vous etiez au theatre. + +--Mon Dieu, oui, je me suis decidee. Vous savez que la grande musique, +la musique serieuse, a ete l'occupation de toute ma vie. M. le baron, +que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes +bons amis, m'a persecutee pour prendre un engagement. Que voulez-vous! +je me suis laisse faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le drame, +le vaudeville, l'opera. + +--On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai a vous parler d'une affaire +assez serieuse, et, comme votre temps doit etre precieux, trouvez bon +que je me hate de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire mes +confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?... + +Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la +cheminee; la premiere chose qu'il y remarqua fut la carte de visite de +la Bretonniere, accrochee a la glace. + +--Est-ce que vous connaissez ce personnage-la? demanda-t-il avec +surprise. + +--Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je crois +meme qu'il dine a la maison aujourd'hui. Mais, de grace, continuez donc, +je vous en prie, et je vous ecoute. + + + + +IV + + +Il y aurait peut-etre pour le philosophe ou pour le psychologue, comme +on dit, une curieuse etude a faire sur le chapitre des distractions. +Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent +le plus a la personne dont il aie plus a craindre ou a esperer, a un +avocat, a une femme ou a un ministre. Quel degre d'influence exercera +sur lui une epingle qui le pique au milieu de son discours, une +boutonniere qui se dechire, un voisin qui se met a jouer de la flute? +Que fera un acteur, recitant une tirade, et apercevant tout a coup un de +ses creanciers dans la salle? Jusqu'a quel point, enfin, peut-on parler +d'une chose, et en meme temps penser a une autre? + +Tristan se trouvait a peu pres dans une situation de ce genre. D'une +part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur a lunettes +d'or pouvait reparaitre a tout moment. D'ailleurs, dans l'oreille d'une +femme qui vous ecoute, il y a une mouche qu'il faut prendre au vol; des +qu'il n'est plus trop tot avec elle, presque toujours il est trop tard. +Tristan attachait assez de prix a ce qu'il venait demander a Javotte +pour y employer toute son eloquence. Plus la demarche qu'il faisait +pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la necessite +de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les +yeux la carte de la Bretonniere, ses regards ne pouvaient s'en detacher; +et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se repetait a +lui-meme:--Je retrouverai donc cet homme-la partout? + +--Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous etes distrait comme un poete +en couches. + +Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif secret, +ni prononcer le nom de la marquise. + +--Je ne puis rien vous expliquer, repondit-il. Je ne puis que vous dire +une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant le +bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donne, s'il est encore +en votre possession. + +--Mais qu'est-ce que vous voulez en faire? + +--Rien qui puisse vous inquieter, je vous en donne ma parole. + +--Je vous crois, Berville, vous etes homme d'honneur. Le diable +m'emporte, je vous crois. + +(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait conserve quelques +expressions qui sentaient encore un peu les choux.) + +--Je suis enchante, dit Tristan, que vous ayez de moi un si bon +souvenir; vous n'oubliez pas vos amis. + +--Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand j'etais +sans le sou, je me plais a le reconnaitre. J'avais deux paires de bas a +jour qui se succedaient l'une a l'autre, et je mangeais la soupe dans +une cuillere de bois. Maintenant je dine dans de l'argent massif, avec +un laquais par derriere et plusieurs dindons par devant; mais mon coeur +est toujours le meme. Savez-vous que dans notre jeune temps nous nous +amusions pour de bon? A present, je m'ennuie comme un roi... Vous +souvenez-vous d'un jour,... a Montmorency?... Non, ce n'etait pas vous, +je me trompe; mais c'est egal, c'etait charmant. Ah! les bonnes cerises! +et ces cotelettes de veau que nous avons mangees chez le pere Duval, au +Chateau de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco, picorait +du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez betes pour +faire boire de l'eau-de-vie a ce pauvre animal, et il en est mort. +Avez-vous su cela? + +Lorsque Javotte parlait ainsi a peu pres naturellement, c'etait avec une +volubilite extreme; mais quand ses grands airs la reprenaient, elle se +mettait tout a coup a trainer ses phrases avec un air de reverie et de +distraction. + +--Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse enrhumee, je me +souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au passe. + +--C'est a merveille, ma chere Amelina; mais, repondez, de grace, a mes +questions. Avez-vous conserve ce bracelet? + +--Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire? + +--Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous vous +avions donne? + +--Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher. + +--Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il s'agit +d'un service fort important que vous pouvez me rendre. Reflechissez, je +vous en conjure, et repondez-moi serieusement. Si ce n'est que le +bracelet qui vous tient au coeur, je m'engage bien volontiers a vous en +mettre un autre a chaque bras, en echange de celui dont j'ai besoin. + +--C'est fort galant de votre part. + +--Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici que +dans mon interet. + +--Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de l'eventail, il +faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce +bracelet. Je ne peux pas me fier a un homme qui n'a pas lui-meme +confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a quelque +femme, quelque tricherie la-dessous. Tenez, je parierais que c'est +quelque ancienne maitresse a vous ou a Saint-Aubin, qui veut me +depouiller de mes ustensiles de menage. Il y a quelque brouille, quelque +jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc. + +--S'il faut absolument vous dire mon motif, repondit Tristan, voulant se +debarrasser de ces questions, la verite est que Saint-Aubin est mort; +nous etions fort lies, vous le savez, et je desirerais garder ce +bracelet ou nos deux noms sont ecrits ensemble. + +--Bah! quelle histoire vous me fabriquez la! Saint-Aubin est mort? +Depuis quand? + +--Il est mort en Afrique, il y a peu de temps. + +--Vrai? Pauvre garcon! je l'aimais bien aussi. C'etait un gentil coeur, +et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beaute rose.--Voila +ma beaute rose, disait-il. Je trouve ce nom-la tres-joli. Vous +rappelez-vous comme il etait drole un jour que nous etions a +Ermenonville, et que nous avions tout casse dans l'auberge? Il ne +restait seulement plus une assiette. Nous avions jete les chaises par +les fenetres a travers les carreaux, et le matin, tout justement, voila +qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient +visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir +leur cafe au lait. + +--Tete de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par hasard, faire +attention a ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou non? + +--Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites a +bout portant. + +--Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit +quelconque a mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce coffre; je ne +vous en demande pas davantage. + +Javotte sembla un peu reflechir, se rassit pres de Tristan, et lui prit +la main: + +--Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est +necessaire, je ne tiens pas a une pareille misere. J'ai de l'amitie pour +vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais +vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est +possible que, d'un jour a l'autre, j'entre a l'Opera, dans les choeurs. +Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un ancien +prefet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la +Bretonniere, de son cote... + +--La Bretonniere! s'ecria Tristan impatiente; et que diantre fait-il +ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'etre en meme temps a Paris et a la +campagne. Il ne nous quitte pas la-bas, et je le retrouve chez vous! + +--Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort distingue +que M. de la Bretonniere. Il est vrai qu'il a une campagne pres de la +votre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez +probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom. + +--Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire? + +--Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas +vrai? Il a son couvert a sa table; elle s'appelle Vernage, ou quelque +chose comme ca; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que les +voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc? + +--Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la Bretonniere et +la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de +ces jours. + +--Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous touche, +je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'echange. Votre confidence pour mon +bracelet. + +--Vous l'avez donc, ce bracelet? + +--Vous l'aimez donc, cette marquise? + +--Ne plaisantons pas. L'avez-vous? + +--Non pas, je ne dis pas cela. Je vous repete que ma position... + +--Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez a l'Opera, +et quand vous seriez figurante a vingt sous par jour... + +--Figurante! s'ecria Javotte en colere. Pour qui me prenez-vous, s'il +vous plait? Je chanterai dans les choeurs, savez-vous! + +--Pas plus que moi; on vous pretera un maillot et une toque, et vous +irez en procession derriere la princesse Isabelle; ou bien on vous +donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout +d'une poulie dans le ballet de _la Sylphide_. Qu'est-ce que vous +entendez avec votre position? + +--J'entends et je pretends que, pour rien au monde, je ne voudrais que +monsieur le baron put voir mon nom mele a une mauvaise affaire. Vous +voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous etiez mon parent. +Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous +plait pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue que +sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon pere +a vendue. J'ai des maitres, mon cher, j'etudie, et je ne veux rien faire +qui compromette mon avenir. + +Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la resistance +et de l'etrange legerete de Javotte. Evidemment le bracelet etait la, +dans cette chambre peut-etre; mais ou le trouver? Tristan se sentait par +moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace pour +parvenir a son but. Un peu de douceur et de patience lui semblait +pourtant preferable. + +--Ma brave Javotte, dit-il, ne nous fachons pas. Je crois fermement a +tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune facon, vous +compromettre; chantez a l'Opera tant que vous voudrez, dansez meme, si +bon vous semble. Mon intention n'est nullement... + +--Danser! moi qui ai joue Celimene! oui, mon petit, j'ai joue Celimene a +Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M. +Poupinel, qui a assiste a la representation, m'a engagee tout de suite +pour les troisiemes Dugazon. J'ai ete ensuite seconde grande premiere +coquette, premier role marque, et forte premiere chanteuse; et c'est +Brochard lui-meme, qui est tenor leger, qui m'a fait resilier, et +Gustave, qui est laruette, a voyage avec moi en Auvergne. Nous faisions +quatre ou cinq cents francs avec _la Tour de Nesle_, et _Adolphe et +Clara_; nous ne jouions que ces deux pieces-la partout. Si vous croyez +que je vais danser! + +--Ne nous fachons pas, ma belle, je vous en conjure! + +--Savez-vous que j'ai joue avec Frederick? Oui, j'ai joue avec +Frederick, en province, au benefice d'un homme de lettres. Il est vrai +que je n'avais pas un grand role; je faisais un page dans _Lucrece +Borgia_, mais toujours j'ai joue avec Frederick. + +--Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de +m'excuser; mais, ma chere, le temps se passe, et vous repondez a +beaucoup de choses, excepte a ce que je vous demande. Finissons-en, s'il +est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller a l'instant +meme chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une chaine, une bague, ce qui +vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous le +rapporter, selon votre fantaisie; en echange de quoi vous me renverrez +ou vous me rendrez a moi-meme cette bagatelle que je vous demande, et a +laquelle vous ne tenez pas sans doute? + +--Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons a peu +de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets. + +--Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est pas +ce qu'il y a d'ecrit dessus qui vous le rend precieux? + +La vanite masculine, d'une part, et la coquetterie feminine, d'une +autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si +bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'empecher de se rapprocher de +Javotte en faisant cette question. Il avait entoure doucement de son +bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la tete penchee +sur son eventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la +moustache du jeune hussard effleurait deja ses cheveux blonds; le +souvenir du passe et l'idee d'un bracelet neuf lui faisaient palpiter le +coeur. + +--Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout a fait franc. Je suis bonne +fille; n'ayez pas peur. Dites-moi ou ira mon serpentin bleu. + +--Eh bien! mon enfant, repondit le jeune homme, je vais tout vous +avouer: je suis amoureux. + +--Est-elle belle? + +--Vous etes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce bracelet; il lui +est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aimee... + +--Menteur! + +--Non, c'est la verite; vous etiez, ma chere, vous etes encore si +parfaitement gentille, fraiche et coquette, une petite fleur; vos dents +ont l'air de perles tombees dans une rose; vos yeux, votre pied... + +--Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours. + +--Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se preparait +peut-etre a repondre de sa voix la plus tendre: Eh bien! mon ami, allez +chez Fossin, lorsqu'elle s'ecria tout a coup: + +--Prenez garde, vous m'egratignez! + +La carte de visite de la Bretonniere etait encore dans la main de +Tristan, et le coin du carton corne avait, en effet, touche l'epaule de +madame Rosenval. Au meme instant on frappa doucement a la porte; la +tapisserie se souleva, et la Bretonniere lui-meme entra dans la chambre. + +--Pardieu! monsieur, s'ecria Tristan, ne pouvant contenir un mouvement +de depit, vous arrivez comme mars en careme. + +--Comme mars en toute saison, dit la Bretonniere, enchante de son +calembour. + +--On pourrait voir cela, reprit Tristan. + +--Quand il vous plaira, dit la Bretonniere. + +--Demain vous aurez de mes nouvelles. + +Tristan se leva, prit Javotte a part:--Je compte sur vous, n'est-ce pas? +lui dit-il a voix basse; dans une heure, j'enverrai ici. + +Puis il sortit, sans plus de facon, en repetant encore: A demain! + +--Que veut dire cela? demanda Javotte. + +--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonniere. + + + + +V + + +Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour de +son frere, afin d'apprendre le resultat de l'entretien avec Javotte. +Tristan rentra chez lui tout joyeux. + +--Victoire! mon cher, s'ecria-t-il; nous avons gagne la bataille, et +mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde a la +fois. + +--Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaiete qui fait +plaisir a voir. + +--Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a hesite; elle a +bavarde; elle m'a fait des discours a dormir debout; mais enfin elle +cedera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous aurons mon +bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec +la Bretonniere. + +--Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup? + +--Non, en verite, je n'ai plus de rancune contre lui. Je l'ai rencontre, +je l'ai envoye promener, je lui donnerai un coup d'epee, et je lui +pardonne. + +--Ou l'as-tu donc vu? chez ta belle? + +--Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-la se fourre +partout? + +--Et comment la querelle est-elle venue? + +--Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une misere; nous en +causerons. Commencons maintenant par aller chez Fossin acheter quelque +chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un echange; car on ne +donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et meme sans cela. + +--Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu a ton +but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant, +mon cher ami, reflechissons, je t'en prie, sur la seconde partie de ta +vengeance projetee. Elle me semble plus qu'etrange. + +--Treve de mots, dit Tristan, c'est un point resolu. Que j'aie tort ou +raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter la-dessus; a present +le vin est tire, il faut le boire. + +--Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te repeter que je ne concois +pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut +trouver du plaisir a ces duels sans motif, ces affaires d'enfant, ces +bravades d'ecolier, qui ont peut-etre ete a la mode, mais dont tout le +monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de cocarde +peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler +plaisant a un republicain de ferrailler avec un royaliste, uniquement +parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut +s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blame. Si ton projet +est serieux, je n'hesite pas a te dire qu'en pareil cas je refuserais de +servir de temoin a mon meilleur ami. + +--Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez +Fossin. + +--Allons ou tu voudras, je n'en demordrai pas. Prendre en grippe un +homme importun, cela arrive a tout le monde: le fuir ou s'en railler, +passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible. + +--Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage. Un +petit coup d'epee, voila tout. Je veux mettre en echarpe le bras du +cavalier servant de la marquise, en meme temps que je lui offrirai +humblement, a elle, le bracelet de ma grisette. + +--Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton honneur, +qu'as-tu a faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu a faire +de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas. + +--Je t'aime beaucoup, mais cela sera. + +En parlant ainsi, les deux freres arriverent chez Fossin. Tristan, ne +voulant pas que Javotte put se repentir de son marche, choisit pour elle +une jolie chatelaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant dessein de la +porter lui-meme et d'attendre la reponse, s'il n'etait pas recu. Armand, +ayant autre chose en tete et voyant son frere plus joyeux encore a +l'idee de revenir promptement avec le bracelet en question, ne lui +proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient le +soir. + +Au moment ou ils allaient se separer, la roue d'une caleche decouverte, +courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue +Richelieu. Une livree bizarre, qui attirait les yeux, fit retourner les +passants. Dans cette voiture etait madame de Vernage, seule, +nonchalamment etendue. Elle apercut les deux jeunes gens, et les salua +d'un petit signe de tete, avec une indolence protectrice. + +--Ah! dit Tristan, palissant malgre lui, il parait que l'ennemi est venu +observer la place. Elle a renonce a sa fameuse chasse, cette belle dame, +pour faire un tour aux Champs-Elysees et respirer la poussiere de Paris. +Qu'elle aille en paix! elle arrive a point. Je suis vraiment flatte de +la voir ici. Si j'etais un fat, je croirais qu'elle vient savoir de mes +nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller +aristocratique, superieur meme a celui de Javotte, elle a daigne nous +remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces femmes-la +cherchent le danger, comme les papillons la lumiere. Que son sommeil de +ce soir lui soit leger! Je me presenterai demain a son petit lever, et +nous en aurons des nouvelles. Je me fais une veritable fete de vaincre +un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai la, dans +mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je suis +en droit de lui dire: Vos belles levres en ont menti et vos baisers +sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-etre moins +superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, a ce soir. + +Si Armand n'avait pas plus longuement insiste pour dissuader son frere +de se battre, ce n'etait pas qu'il crut impossible de l'en empecher; +mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour +essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un autre +moyen. La Bretonniere, qu'il connaissait de longue main, lui paraissait +avoir un caractere plus calme et plus facile a aborder: il l'avait vu +chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, resolu a voir si de +ce cote il n'y aurait pas plus de chances de reconciliation. La +Bretonniere etait seul, dans sa chambre, entoure de liasses de papiers, +comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout le +regret qu'il eprouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du reste, +disait-il) pouvait amener deux gens de coeur a aller sur le terrain, et +de la en prison. + +--Qu'avez-vous donc fait a mon frere? lui demanda-t-il. + +--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonniere, se levant et s'asseyant +tour a tour d'un air un peu embarrasse, tout en conservant sa gravite +ordinaire: votre frere, depuis longtemps, me semble mal dispose a mon +egard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue que +j'ignore absolument pourquoi. + +--N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalite? Ne faites-vous pas la +cour a quelque femme?... + +--Non, en verite, pour ce qui me regarde, je ne fais la cour a personne, +et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi a +votre frere les bornes de la politesse. + +--Ne vous etes-vous jamais disputes ensemble? + +--Jamais, une seule fois exceptee, c'etait du temps du cholera: M. de +Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse +etait toujours epidemique, et il pretendait baser sur ce faux principe +la difference qu'on a etablie entre le mot epidemique et le mot +endemique. Je ne pouvais, vous le sentez, etre de son avis, et je lui +demontrai fort bien qu'une maladie epidemique pouvait devenir fort +dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mimes a cette +discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens... + +--Est-ce la tout? + +--Autant que je me le rappelle. Peut-etre cependant a-t-il ete blesse, +il y a quelque temps, de ce que j'ai cede a l'un de mes parents deux +bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce +parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve ces +bassets... + +--Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les yeux. + +--Non, a mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute +conscience, que je ne comprends exactement rien a la provocation qu'il +vient de m'adresser. + +--Mais si vous ne faites la cour a personne, il est peut-etre amoureux, +lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser? + +--Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance +d'avoir jamais remarque que la marquise de Vernage put souffrir ou +encourager des assiduites condamnables. + +--Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a du +mal a etre amoureux? + +--Je ne discute pas cette question; je me borne a vous dire que je ne le +suis point, et que je ne saurais, par consequent, etre le rival de +personne. + +--En ce cas, vous ne vous battrez pas? + +--Je vous demande pardon; je suis provoque de la maniere la plus +positive. Il m'a dit, lorsque je suis entre, que j'arrivais comme mars +en careme. De tels discours ne se tolerent pas; il me faut une +reparation. + +--Vous vous couperez la gorge pour un mot? + +--Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les raisons +qui ont amene ce defi; je m'en etonne parce qu'il me semble etrange, +mais je ne puis faire autrement que de l'accepter. + +--Un duel pareil est-il possible? Vous n'etes pourtant pas fou, ni +Berville non plus. Voyons, la Bretonniere, raisonnons. Croyez-vous que +cela m'amuse de vous voir faire une etourderie semblable? + +--Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un +homme sanguinaire. Si votre frere me propose des excuses, pourvu +qu'elles soient bonnes et valables, je suis pret a les recevoir. Sinon, +voici mon testament que je suis en train d'ecrire, comme cela se doit. + +--Qu'entendez vous par des excuses valables? + +--J'entends... cela se comprend. + +--Mais encore? + +--De bonnes excuses. + +--Mais enfin, a peu pres, parlez. + +--Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en careme, et je crois +lui avoir dignement repondu. Il faut qu'il retracte ce mot, et qu'il me +dise, devant temoins, que j'arrivais tout simplement comme M. de la +Bretonniere. + +--Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela. + +Armand sortit de cette conference non pas entierement satisfait, mais +moins inquiet qu'il n'etait venu. C'etait au boulevard de Gand, entre +onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son frere. Il le +trouva, marchant a grands pas d'un air agite, et il s'appretait a +negocier son accommodement dans les termes voulus par la Bretonniere, +lorsque Tristan lui prit le bras en s'ecriant: + +--Tout est manque! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon bracelet. + +--Pourquoi? + +--Pourquoi? que sais-je? une idee d'hirondelle. Je suis alle chez elle +tout droit; on me repond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en effet +elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laisse pour moi; la +chambriere me regarde avec etonnement. A force de questions, j'apprends +que madame Rosenval a dine avec son baron a lunettes et une autre +personne, sans doute ce damne la Bretonniere; qu'ils se sont separes +ensuite, la Bretonniere pour rentrer chez lui, Javotte et le baron pour +aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le theatre; et je ne +sais quoi encore d'incomprehensible; le tout mele de verbiages de +servante:--Madame avait recu une bonne nouvelle; madame paraissait tres +contente; elle etait pressee, on n'avait pas eu le temps de manger le +dessert, mais on avait envoye chercher a la cave du vin de Champagne. +Cependant je tire de ma poche la petite boite de Fossin, que je remets a +la chambriere, en la priant de donner cela ce soir a sa maitresse, et en +confidence. Sans chercher a comprendre ce que je ne peux savoir, je +joins a mon cadeau un billet ecrit a la hate. La-dessus, je rentre, je +compte les minutes, et la reponse n'arrive pas. Voila ou en sont les +choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en tete, s'en +detournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a souffle sur cette +girouette? + +--Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien, a cette +girouette, le temps necessaire pour lire et repondre, chercher ce +bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout a l'heure. +Songe donc que Javotte ne peut decemment accepter ton cadeau qu'a titre +d'echange. Quant a ton duel, n'y songe plus. + +--Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais. + +--Fou que tu es! et notre mere? + +Tristan baissa la tete sans repondre, et les deux freres rentrerent chez +eux. + +Javotte n'etait pourtant pas aussi mechante qu'on pourrait le croire. +Elle avait passe la journee dans une perplexite singuliere. Ce bracelet +redemande, cette insistance, ce duel projete, tout cela lui semblait +autant de reveries incomprehensibles; elle cherchait ce qu'elle avait a +faire, et sentait que le plus sage eut ete de demeurer indifferente a +des evenements qui ne la regardaient pas. Mais si madame Rosenval avait +toute la fierte d'une reine de theatre, Javotte, au fond, avait bon +coeur. Berville etait jeune et aimable; le nom de cette marquise mele a +tout cela, ce mystere, ces demi confidences, plaisaient a l'imagination +de la grisette parvenue. + +--S'il etait vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et qu'une +marquise fut jalouse de moi, y aurait-il grand risque a donner ce +bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte +jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal a +personne? + +Tout en reflechissant, elle avait ouvert un petit secretaire dont la +clef etait suspendue a son cou. La etaient entasses, pele-mele, tous +les joyaux de sa couronne: un diademe en clinquant pour _la Tour de +Nesle_, des colliers en strass, des emeraudes en verre qui avaient +besoin des quinquets pour briller d'un eclat douteux; du milieu de ce +tresor, elle tira le bracelet de Tristan et considera attentivement les +deux noms graves sur la plaque. + +--Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut etre l'idee de +Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si +l'inconnue me connait, je suis compromise. Ces deux noms a cote l'un de +l'autre, ce n'est pas autorise. Si Berville n'a eu pour moi qu'un +caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera +drole. + +Javotte allait peut-etre envoyer le bracelet, lorsqu'un coup de sonnette +vint l'interrompre dans ses reflexions. C'etait le monsieur aux lunettes +d'or. + +--Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succes: vous etes des choeurs. +Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extremement brillante; trente +sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans l'etrier. Des +ce soir, vous porterez un domino dans le bal masque de _Gustave_. + +-Voila une nouvelle! s'ecria Javotte en sautant de joie. Choriste a +l'Opera! choriste tout de suite! j'ai justement repasse mon chant; je +suis en voix; ce soir, _Gustave_!... Ah, mon Dieu! + +Apres le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva la gravite +qui convient a une cantatrice. + +--Baron, dit-elle, vous etes un homme charmant. Il n'y a que vous, et je +sens ma vocation; dinons: allons a l'Opera, a la gloire; rentrons, +soupons, allez-vous-en; je dors deja sur mes lauriers. + +Le convive attendu arriva bientot. On brusqua le diner, et Javotte ne +manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tot qu'il n'etait necessaire. +Le coeur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux, +sombre et petit corridor ou Taglioni, peut-etre, a marche. Comme le +ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut +avoir contribue au succes. Elle rentra chez elle fort emue, et, dans +l'ivresse du triomphe, ses pensees etaient a cent, lieues de Tristan, +lorsque sa femme de chambre lui remit la petite boite soigneusement +enveloppee par Fossin, et un billet ou elle trouva ces mots: "Il ne faut +pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin +d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre reponse avec +impatience." + +--Ce pauvre garcon, dit madame Rosenval, je l'avais oublie. Il m'envoie +une chatelaine; il y a plusieurs turquoises.... + +Javotte se mit au lit, et ne dormit guere. Elle songea bien plus a son +engagement et a sa brillante destinee qu'a la demande de Tristan. Mais +le jour la retrouva dans ses bonnes pensees. + +-Allons, dit-elle, il faut s'executer. Ma journee d'hier a ete +heureuse; il faut que tout le monde soit content. + +Il etait huit heures du matin quand Javotte prit son bracelet, mit son +chale et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de coeur, et presque +encore grisette. Arrivee a la maison de Tristan, elle vit, devant la +loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes. + +--M. de Berville? demanda Javotte. + +--Helas! repondit la grosse femme. + +--Y est-il, s'il vous plait? Est-ce ici? + +--Helas! madame,... il s'est battu,... on vient de le rapporter... Il +est mort! + +Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les choeurs de +l'Opera, sous un quatrieme nom qu'elle avait choisi: celui de madame +Amaldi. + +FIN DU SECRET DE JAVOTTE. + +_Pierre et Camille_ et _le Secret de Javotte_ ont ete publies pour la +premiere fois dans le _Constitutionnel_, a peu de distance l'un de +l'autre (avril et juin 1844). + + + + +MIMI PINSON + +PROFIL DE GRISETTE + +1845 + +[Illustration: Dessin de Hida. Grave par G. Levy + +Elle a les yeux et les mains prestes. +Les carabins matin et soir, +Usent les manches de leurs vestes, +Landerirette! +A son comptoir.] + + +I + + +Parmi les etudiants qui suivaient; l'an passe, les cours de l'Ecole de +medecine, se trouvait un jeune homme nomme Eugene Aubert. C'etait un +garcon de bonne famille, qui avait a peu pres dix-neuf ans. Ses parents +vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui lui +suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un +caractere fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute circonstance, on +le trouvait bon et serviable, la main genereuse et le coeur ouvert. Le +seul defaut qu'on lui reprochait etait un singulier penchant a la +reverie et a la solitude, et une reserve si excessive dans son langage +et ses moindres actions, qu'on l'avait surnomme la _Petite Fille_, +surnom, du reste, dont il riait lui-meme, et auquel ses amis +n'attachaient aucune idee qui put l'offenser, le sachant aussi brave +qu'un autre au besoin; mais il etait vrai que sa conduite justifiait un +peu ce sobriquet, surtout par la facon dont elle contrastait avec les +moeurs de ses compagnons. Tant qu'il n'etait question que de travail, il +etait le premier a l'oeuvre; mais, s'il s'agissait d'une partie de +plaisir, d'un diner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse a la +Chaumiere, la _Petite Fille_ secouait la tete et regagnait sa chambrette +garnie. Chose presque monstrueuse parmi les etudiants: non seulement +Eugene n'avait pas de maitresse, quoique son age et sa figure eussent pu +lui valoir des succes, mais on ne l'avait jamais vu faire le galant au +comptoir d'une grisette, usage immemorial au quartier Latin. Les beautes +qui peuplent la montagne Sainte-Genevieve et se partagent les amours des +ecoles, lui inspiraient une sorte de repugnance qui allait jusqu'a +l'aversion. Il les regardait comme une espece a part, dangereuse, +ingrate et depravee, nee pour laisser partout le mal et le malheur en +echange de quelques plaisirs.--Gardez-vous de ces femmes-la, disait-il: +ce sont des poupees de fer rouge. Et il ne trouvait malheureusement que +trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les +querelles, les desordres, quelquefois meme la ruine qu'entrainent ces +liaisons passageres, dont les dehors ressemblent au bonheur, n'etaient +que trop faciles a citer, l'annee derniere comme aujourd'hui, et +probablement comme l'annee prochaine. + +Il va sans dire que les amis d'Eugene le raillaient continuellement sur +sa morale et ses scrupules.--Que pretends-tu? lui demandait souvent un +de ses camarades, nomme Marcel, qui faisait profession d'etre un bon +vivant; que prouve une faute, ou un accident arrive une fois par hasard? + +--Qu'il faut s'abstenir, repondait Eugene, de peur que cela n'arrive une +seconde fois. + +--Faux raisonnement, repliquait Marcel, argument de capucin de carte, +qui tombe si le compagnon trebuche. De quoi vas-tu t'inquieter? Tel +d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine? L'un +n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fraiche; est-ce qu'Elise en perd +l'appetit? A qui la faute si le voisin porte sa montre au mont-de-piete +pour aller se casser un bras a Montmorency? la voisine n'en est pas +manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup d'epee; elle te +tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce sont +de ces petits inconvenients dont l'existence est parsemee, et ils sont +plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau +temps, que de bonnes paires d'amis dans les cafes, les promenades et les +guinguettes! Considere-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien bourres +de grisettes, qui vont au Ranelagh ou a Belleville. Compte ce qui sort, +un jour de fete seulement, du quartier Saint-Jacques: les bataillons de +modistes, les armees de lingeres, les nuees de marchandes de tabac; tout +cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de +Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volees de friquets. +S'il pleut, cela va au melodrame manger des oranges et pleurer; car cela +mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi tres volontiers: c'est ce +qui prouve un bon caractere. Mais quel mal font ces pauvres filles, qui +ont cousu, bati, ourle, pique et ravaude toute la semaine, en prechant +d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que +peut faire de mieux un honnete homme qui, de son cote, vient de passer +huit jours a dissequer des choses peu agreables, que de se debarbouiller +la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle +nature? + +--Sepulcres blanchis! disait Eugene. + +--Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire +l'eloge des grisettes, et qu'un usage modere en est bon. Premierement, +elles sont vertueuses, car elles passent la journee a confectionner les +vetements les plus indispensables a la pudeur et a la modestie; en +second lieu, elles sont honnetes, car il n'y a pas de maitresse lingere +ou autre qui ne recommande a ses filles de boutique de parler au monde +poliment; troisiemement, elles sont tres soigneuses et tres propres, +attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des etoffes +qu'il ne faut pas qu'elles gatent, sous peine d'etre moins bien payees; +quatriemement, elles sont sinceres, parce qu'elles boivent du ratafia; +en cinquieme lieu, elles sont economes et frugales, parce qu'elles ont +beaucoup de peine a gagner trente sous, et s'il se trouve des occasions +ou elles se montrent gourmandes et depensieres, ce n'est jamais avec +leurs propres deniers; sixiemement, elles sont tres gaies, parce que le +travail qui les occupe est en general ennuyeux a mourir, et qu'elles +fretillent comme le poisson dans l'eau des que l'ouvrage est termine. Un +autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point +genantes, vu qu'elles passent leur vie clouees sur une chaise dont elles +ne peuvent pas bouger, et que par consequent il leur est impossible de +courir apres leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En outre, +elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont obligees de compter +leurs points. Elles ne depensent pas grand'chose pour leurs chaussures, +parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est rare +qu'on leur fasse credit. Si on les accuse d'inconstance, ce n'est pas +parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par mechancete naturelle; +cela tient au grand nombre de personnes differentes qui passent devant +leurs boutiques; d'un autre cote, elles prouvent suffisamment qu'elles +sont capables de passions veritables, par la grande quantite d'entre +elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la fenetre, ou +qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai, +l'inconvenient d'avoir presque toujours faim et soif, precisement a +cause de leur grande temperance; mais il est notoire qu'elles peuvent +se contenter, en guise de repas, d'un verre de biere et d'un cigare: +qualite precieuse qu'on rencontre bien rarement en menage. Bref, je +soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fideles et desinteressees, et +que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent a l'hopital. + +Lorsque Marcel parlait ainsi, c'etait la plupart du temps au cafe, quand +il s'etait un peu echauffe la tete; il remplissait alors le verre de son +ami, et voulait le faire boire a la sante de mademoiselle Pinson, +ouvriere en linge, qui etait leur voisine; mais Eugene prenait son +chapeau, et, tandis que Marcel continuait a perorer devant ses +camarades, il s'esquivait doucement. + + + + +II + + +Mademoiselle Pinson n'etait pas precisement ce qu'on appelle une jolie +femme. Il y a beaucoup de difference entre une jolie femme et une jolie +grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi nommee en +langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de +guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de +paraitre une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un +chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est +nullement forcee d'etre une jolie femme; bien au contraire, il est +probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle +sera dans son droit. La difference consiste donc dans les conditions ou +vivent ces deux etres, et principalement dans ce morceau de carton +roule, recouvert d'etoffe et appele chapeau, que les femmes ont juge a +propos de s'appliquer de chaque cote de la tete, a peu pres comme les +oeilleres des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les oeilleres +empechent les chevaux de regarder de cote et d'autre, et que le morceau +de carton n'empeche rien du tout.) + +Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez retrousse, qui, a +son tour, veut une bouche bien fendue, a laquelle il faut de belles +dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux +brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les +sourcils a l'avenant. Les cheveux sont _ad libitum_, attendu que les +yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est +loin de la beaute proprement dite. C'est ce qu'on appelle une figure +chiffonnee, figure classique de grisette, qui serait peut-etre laide +sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante, et +plus jolie que la beaute. Ainsi etait mademoiselle Pinson. + +Marcel s'etait mis dans la tete qu'Eugene devait faire la cour a cette +demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il etait +lui-meme l'adorateur de mademoiselle Zelia, amie intime de mademoiselle +Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses a +son gout, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne sont +pas rares, et reussissent assez souvent, l'occasion, depuis que le monde +existe, etant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut dire ce +qu'ont fait naitre d'evenements heureux ou malheureux, d'amours, de +querelles, de joies ou de desespoirs, deux portes voisines, un escalier +secret, un corridor, un carreau casse? + +Certains caracteres, pourtant, se refusent a ces jeux du hasard. Ils +veulent conquerir leurs jouissances, non les gagner a la loterie, et ne +se sentent pas disposes a aimer parce qu'ils se trouvent en diligence a +cote d'une jolie femme. Tel etait Eugene, et Marcel le savait; aussi +avait-il forme depuis longtemps un projet assez simple, qu'il croyait +merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la resistance de son +compagnon. + +Il avait resolu de donner un souper, et ne trouva rien de mieux que de +choisir pour pretexte le jour de sa propre fete. Il fit donc apporter +chez lui deux douzaines de bouteilles de biere, un gros morceau de veau +froid avec de la salade, une enorme galette de plomb, et une bouteille +de vin de Champagne. Il invita d'abord deux etudiants de ses amis, puis +il fit savoir a mademoiselle Zelia qu'il y avait le soir gala a la +maison, et qu'elle eut a amener mademoiselle Pinson. Elles n'eurent +garde d'y manquer. Marcel passait, a juste titre, pour un des talons +rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept +heures du soir venaient a peine de sonner, que les deux grisettes +frappaient a la porte de l'etudiant, mademoiselle Zelia en robe courte, +en brodequins gris et en bonnet a fleurs, mademoiselle Pinson, plus +modeste, vetue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui lui +donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se +montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les +secrets desseins de leur hote. + +Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eugene d'avance; il eut +ete trop sur d'un refus de sa part. Ce fut seulement lorsque ces +demoiselles eurent pris place a table, et apres le premier verre vide, +qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller +chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait +Eugene; il le trouva, comme d'ordinaire, a son travail, seul, entoure de +ses livres. Apres quelques propos insignifiants, il commenca a lui faire +tout doucement ses reproches accoutumes, qu'il se fatiguait trop, qu'il +avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un tour +de promenade. Eugene, un peu las, en effet, ayant etudie toute la +journee, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il ne fut +pas difficile a Marcel, apres quelques tours d'allee au Luxembourg, +d'obliger son ami a entrer chez lui. + +Les deux grisettes, restees seules, et ennuyees probablement d'attendre, +avaient debute par se mettre a l'aise; elles avaient ote leurs chales et +leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans faire, +de temps en temps, honneur aux provisions, par maniere d'essai. Les yeux +deja brillants et le visage anime, elles s'arreterent joyeuses et un peu +essoufflees, lorsque Eugene les salua d'un air a la fois timide et +surpris. Attendu ses moeurs solitaires, il etait a peine connu d'elles; +aussi l'eurent-elles bientot devisage des pieds a la tete avec cette +curiosite intrepide qui est le privilege de leur caste; puis elles +reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'etait. Le +nouveau venu, a demi deconcerte, faisait deja quelques pas en arriere +songeant peut-etre a la retraite, lorsque Marcel, ayant ferme la porte a +double tour, jeta bruyamment la clef sur la table. + +--Personne encore! s'ecria-t-il. Que font donc nos amis? Mais n'importe, +le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous presente le plus +vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui desire depuis +longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est, +particulierement, grand admirateur de mademoiselle Pinson. + +La contredanse s'arreta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un leger +salut, et reprit son bonnet. + +--Eugene! s'ecria Marcel, c'est aujourd'hui ma fete; ces deux dames ont +bien voulu venir la celebrer avec nous. Je t'ai presque amene de force, +c'est vrai; mais j'espere que tu resteras de bon gre, a notre commune +priere. Il est a present huit heures a peu pres; nous avons le temps de +fumer une pipe en attendant que l'appetit nous vienne. + +Parlant ainsi, il jeta un regard significatif a mademoiselle Pinson, +qui, le comprenant aussitot, s'inclina une seconde fois en souriant, et +dit d'une voix douce a Eugene: Oui, monsieur, nous vous en prions. + +En ce moment les deux etudiants que Marcel avait invites frapperent a la +porte. Eugene vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop de +mauvaise grace, et, se resignant, prit place avec les autres. + + + + +III + + +Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commence par remplir +la chambre d'un nuage de fumee, buvaient d'autant pour se rafraichir. +Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et egayaient la +compagnie de propos plus ou moins piquants aux depens de leurs amis et +connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tirees des +arriere-boutiques. Si la matiere manquait de vraisemblance, du moins +n'etait-elle pas sterile. Deux clercs d'avoue, a les en croire, avaient +gagne vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et les +avaient manges en six semaines avec deux marchandes de gants. Le fils +d'un des plus riches banquiers de Paris avait propose a une celebre +lingere une loge a l'Opera et une maison de campagne, qu'elle avait +refusees, aimant mieux soigner ses parents et rester fidele a un commis +des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui +etait force par son rang a s'envelopper du plus grand mystere, venait +incognito rendre visite a une brodeuse du passage du Pont-Neuf, laquelle +avait ete enlevee tout a coup par ordre superieur, mise dans une chaise +de poste a minuit, avec un portefeuille plein de billets de banque, et +envoyee aux Etat-Unis, etc. + +--Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Zelia improvise, et quant a +mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit +comite), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs d'avoue n'ont +gagne qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre banquier a +offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux Etats-Unis, qu'elle +est visible tous les jours, de midi a quatre heures, a l'hopital de la +Charite, ou elle a pris un logement par suite de manque de comestibles. + +Eugene etait assis aupres de mademoiselle Pinson. Il crut remarquer, a +ce dernier mot, prononce avec une indifference complete, qu'elle +palissait. Mais, presque aussitot, elle se leva, alluma une cigarette, +et, s'ecria d'un air delibere: + +--Silence a votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur Marcel ne +croit pas aux fables, je vais raconter une histoire veritable, _et +quorum pars magna fui._ + +--Vous parlez latin? dit Eugene. + +--Comme vous voyez, repondit mademoiselle Pinson; cette sentence me +vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napoleon, et qui n'a +jamais manque de la dire avant de reciter une bataille. Si vous ignorez +ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela +veut dire: "Je vous en donne ma parole d'honneur." Vous saurez donc +que, la semaine passee, je m'etais rendue, avec deux de mes amies, +Blanchette et Rougette, au theatre de l'Odeon. + +--Attendez que je coupe la galette, dit Marcel. + +--Coupez, mais ecoutez, reprit mademoiselle Pinson. J'etais donc allee +avec Blanchette et Rougette a l'Odeon, voir une tragedie. Rougette, +comme vous savez, vient de perdre sa grand'mere; elle a herite de quatre +cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois etudiants se +trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous aviserent, et, sous +pretexte que nous etions seules, nous inviterent a souper. + +--De but en blanc? demanda Marcel; en verite, c'est tres galant. Et vous +avez refuse, je suppose. + +--Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous acceptames, et, a +l'entr'acte, sans attendre la fin de la piece, nous nous transportames +chez Viot. + +--Avec vos cavaliers? + +--Avec nos cavaliers. Le garcon commenca, bien entendu, par nous dire +qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance n'etait pas +faite pour nous arreter. Nous ordonnames qu'on allat par la ville +chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un +festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets, des +moules, des oeufs a la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des +marmites. Nos jeunes inconnus, a dire vrai, faisaient legerement la +grimace... + +--Je le crois parbleu bien! dit Marcel. + +--Nous n'en tinmes compte. La chose apportee, nous commencames a faire +les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous degoutait. A +peine un plat etait-il entame, que nous le renvoyions pour en demander +un autre.--Garcon, emportez cela; ce n'est pas tolerable; ou avez-vous +pris des horreurs pareilles? Nos inconnus desirerent manger, mais il ne +leur fut pas loisible. Bref, nous soupames comme dinait Sancho, et la +colere nous porta meme a briser quelques ustensiles. + +--Belle conduite! et comment payer? + +--Voila precisement la question que les trois inconnus s'adresserent. +Par l'entretien qu'ils eurent a voix basse, l'un d'eux nous parut +posseder six francs, l'autre infiniment moins, et le troisieme n'avait +que sa montre, qu'il tira genereusement de sa poche. En cet etat, les +trois infortunes se presenterent au comptoir, dans le but d'obtenir un +delai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur repondit? + +--Je pense, repliqua Marcel, que l'on vous a gardees en gage, et qu'on +les a conduits au violon. + +--C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le +cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout etait paye d'avance. +Imaginez le coup de theatre, a cette reponse de Viot: Messieurs, tout +est paye! Nos inconnus nous regarderent comme jamais trois chiens n'ont +regarde trois eveques, avec une stupefaction piteuse melee d'un pur +attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous +descendimes et fimes venir un fiacre.--Chere marquise, me dit Rougette, +il faut reconduire ces messieurs chez eux.--Volontiers, chere comtesse, +repondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je vous +demande s'ils etaient penauds! ils se defendaient de notre politesse, +ils ne voulaient pas qu'on les reconduisit, ils refusaient de dire leur +adresse... Je le crois bien! Ils etaient convaincus qu'ils avaient +affaire a des femmes du monde, et ils demeuraient rue du Chat-Qui-Peche! + +Les deux etudiants, amis de Marcel, qui, jusque-la, n'avaient guere fait +que fumer et boire en silence, semblerent peu satisfaits de cette +histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-etre en savaient-ils +autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils +jeterent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en riant: + +--Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine +derniere, il n'y a plus d'inconvenient. + +--Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais lui +faire tort dans sa carriere, jamais! + +--Vous avez raison, dit Eugene, et vous agissez en cela plus sagement +peut-etre que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui peuplent les +ecoles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait derriere lui quelque +faute ou quelque folie, et cependant c'est de la que sortent tous les +jours ce qu'il y a en France de plus distingue et de plus respectable: +des medecins, des magistrats... + +--Oui, reprit Marcel, c'est la verite. Il y a des pairs de France en +herbe qui dinent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de quoi +payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'oeil, n'avez-vous pas +revu vos inconnus? + +--Pour qui nous prenez-vous? repondit mademoiselle Pinson d'un air +serieux et presque offense. Connaissez-vous Blanchette et Rougette? et +supposez-vous que moi-meme... + +--C'est bon, dit Marcel, ne vous fachez pas. Mais voila, en somme, une +belle equipee. Trois ecervelees qui n'avaient peut-etre pas de quoi +diner le lendemain, et qui jettent l'argent par les fenetres pour le +plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais! + +--Pourquoi nous invitent-ils a souper? repondit mademoiselle Pinson. + + + + +IV + + +Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de +Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla +chanson.--Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervantes, Zelia qui +tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le +trouvent bon, c'est moi qu'on fete, et qui par consequent prie +mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrouee par son anecdote, de nous +honorer d'un couplet. Eugene, continua-t-il, sois donc un peu galant, +trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi. + +Eugene rougit et obeit. De meme que mademoiselle Pinson n'avait pas +dedaigne de le faire pour l'engager lui-meme a rester, il s'inclina, et +lui dit timidement: + +--Oui, mademoiselle, nous vous en prions. + +En meme temps il souleva son verre, et toucha celui de la grisette. De +ce leger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle Pinson +saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fraiche la continua +longtemps en cadence. + +--Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le _la_. +Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas begueule, je +vous en previens, mais je ne sais pas de couplets de corps de garde. Je +ne m'encanaille pas la memoire. + +--Connu, dit Marcel, vous etes une vertu; allez votre train, les +opinions sont libres. + +--Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter a la bonne +venue des couplets qu'on a faits sur moi. + +--Attention! Quel est l'auteur? + +--Mes camarades du magasin. C'est de la poesie faite a l'aiguille; ainsi +je reclame l'indulgence. + +--Y a-t-il un refrain a votre chanson? + +--Certainement; la belle demande! + +--En ce cas-la, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au refrain, tapons +sur la table, mais tachons d'aller en mesure. Zelia peut s'abstenir si +elle veut. + +--Pourquoi cela, malhonnete garcon? demanda Zelia en colere? + +--Pour cause, repondit Marcel; mais si vous desirez etre de la partie, +tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconvenients pour nos +oreilles et pour vos blanches mains. + +Marcel avait range en rond les verres et les assiettes, et s'etait assis +au milieu de la table, son couteau a la main. Les deux etudiants du +souper de Rougette, un peu ragaillardis, oterent le fourneau de leurs +pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eugene revait, Zelia boudait. +Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la +casser, ce a quoi Marcel repondit par un geste d'assentiment, en sorte +que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des +castagnettes, commenca ainsi les couplets que ses compagnes avaient +composes, apres s'etre excusee d'avance de ce qu'ils pouvaient contenir +de trop flatteur pour elle: + + Mimi Pinson est une blonde, + Une blonde que l'on connait. + Elle n'a qu'une robe au monde, + Landerirette! + Et qu'un bonnet. + Le Grand Turc en a davantage. + Dieu voulut, de cette facon, + La rendre sage. + On ne peut pas la mettre en gage, + La robe de Mimi Pinson. + + Mimi Pinson porte une rose, + Une rose blanche au cote. + Cette fleur dans son coeur eclose, + Landerirette! + C'est la gaiete. + Quand un bon souper la reveille, + Elle fait sortir la chanson + De la bouteille. + Parfois il penche sur l'oreille, + Le bonnet de Mimi Pinson. + + Elle a les yeux et la main prestes. + Les carabins, matin et soir, + Usent les manches de leurs vestes, + Landerirette! + A son comptoir. + Quoique sans maltraiter personne, + Mimi leur fait mieux la lecon + Qu'a la Sorbonne. + Il ne faut pas qu'on la chiffonne, + La robe de Mimi Pinson. + + Mimi Pinson peut rester fille; + Si Dieu le veut, c'est dans son droit. + Elle aura toujours son aiguille, + Landerirette! + Au bout du doigt. + Pour entreprendre sa conquete, + Ce n'est pas tout qu'un beau garcon; + Faut etre honnete. + Car il n'est pas loin de sa tete, + Le bonnet de Mimi Pinson. + + D'un gros bouquet de fleurs d'orange + Si l'amour veut la couronner, + Elle a quelque chose en echange, + Landerirette! + A lui donner. + Ce n'est pas, on se l'imagine, + Un manteau sur un ecusson + Fourre d'hermine; + C'est l'etui d'une perle fine, + La robe de Mimi Pinson. + + Mimi n'a pas l'ame vulgaire, + Mais son coeur est republicain; + Aux trois jours elle a fait la guerre, + Landerirette! + En casaquin. + A defaut d'une hallebarde, + On l'a vue avec son poincon + Monter la garde. + Heureux qui mettra sa cocarde + Au bonnet de Mimi Pinson! + +Les couteaux et les pipes, voire meme les chaises, avaient fait leur +tapage, comme de raison, a la fin de chaque couplet. Les verres +dansaient sur la table, et les bouteilles, a moitie pleines, se +balancaient joyeusement en se donnant de petits coups d'epaule. + +--Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette +chanson-la! Il y a un teinturier; c'est trop musque. Parlez-moi de ces +bons airs ou on dit les choses! + +Et il entonna d'une voix forte: + + Nanette n'avait pas encore quinze ans... + +--Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plutot, faisons un tour +de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque? + +--J'ai ce qu'il vous faut, repondit Marcel; j'ai une guitare; mais, +continua-t-il en decrochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce qu'il +lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes. + +--Mais voila un piano, dit Zelia; Marcel va nous faire danser. + +Marcel lanca a sa maitresse un regard aussi furieux que si elle l'eut +accuse d'un crime. Il etait vrai qu'il en savait assez pour jouer une +contredanse; mais c'etait pour lui, comme pour bien d'autres, une espece +de torture a laquelle il se soumettait peu volontiers. Zelia, en le +trahissant, se vengeait du bouchon. + +--Etes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano n'est la que +pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'ecorchiez, Dieu le sait. +Ou avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que _la +Marseillaise_, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez a +Eugene, a la bonne heure, voila un garcon qui s'y entend! mais je ne +veux pas l'ennuyer a ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a que vous +ici d'assez indiscrete pour faire des choses pareilles sans crier gare. + +Pour la troisieme fois, Eugene rougit, et s'appreta a faire ce qu'on lui +demandait d'une facon si politique et si detournee. Il se mit donc au +piano, et un quadrille s'organisa. + +Ce fut presque aussi long que le souper. Apres la contredanse vint une +valse; apres la valse, le galop, car on galope encore au quartier Latin. +Ces dames surtout etaient infatigables, et faisaient des gambades et des +eclats de rire a reveiller tout le voisinage. Bientot Eugene, doublement +fatigue par le bruit et par la veillee, tomba, tout en jouant +machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui +dorment a cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant lui +comme des fantomes dans un reve; et, comme rien n'est plus aisement +triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la melancolie, a +laquelle il etait sujet, ne tarda pas a s'emparer de lui.--Triste joie, +pensait-il, miserables plaisirs! instants qu'on croit voles au malheur! +Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement +devant moi, est sure, comme disait Marcel, d'avoir de quoi diner demain? + +Comme il faisait cette reflexion, mademoiselle Pinson passa pres de lui; +il crut la voir, tout en galopant, prendre a la derobee un morceau de +galette reste sur la table, et le mettre discretement dans sa poche. + + + + +V + + +Le jour commencait a paraitre quand la compagnie se separa. Eugene, +avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour +respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes pensees, il +se repetait tout bas, malgre lui, la chanson de la grisette: + + Elle n'a qu'une robe au monde + Et qu'un bonnet. + +--Est-ce possible? se demandait-il. La misere peut-elle etre poussee a +ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-meme? Peut-on +rire de ce qu'on manque de pain? + +Le morceau de galette emporte n'etait pas un indice douteux. Eugene ne +pouvait s'empecher d'en sourire, et en meme temps d'etre emu de +pitie.--Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette et non +du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est +peut-etre l'enfant d'une voisine a qui elle veut rapporter un gateau, +peut-etre une portiere bavarde, qui raconterait qu'elle a passe la nuit +dehors, un Cerbere qu'il faut apaiser. + +Ne regardant pas ou il allait, Eugene s'etait engage par hasard dans ce +dedale de petites rues qui sont derriere le carrefour Buci, et dans +lesquelles une voiture passe a peine. Au moment ou il allait revenir sur +ses pas, une femme, enveloppee dans un mauvais peignoir, la tete nue, +les cheveux en desordre, pale et defaite, sortit d'une vieille maison. +Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait a peine marcher; ses +genoux flechissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et paraissait +vouloir se diriger vers une porte voisine, ou se trouvait une boite aux +lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait a la main. Surpris et +effraye, Eugene s'approcha d'elle et lui demanda ou elle allait, ce +qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En meme temps il etendit le +bras pour la soutenir, car elle etait pres de tomber sur une borne. +Mais, sans lui repondre, elle recula avec une sorte de crainte et de +fierte. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la boite, et +paraissant rassembler toutes ses forces:--La! dit-elle seulement; puis, +continuant a se trainer aux murs, elle regagna sa maison. Eugene essaya +en vain de l'obliger a prendre son bras et de renouveler ses questions. +Elle rentra lentement dans l'allee sombre et etroite dont elle etait +sortie. + +Eugene avait ramasse la lettre; il fit d'abord quelques pas pour la +mettre a la poste, mais il s'arreta bientot. Cette etrange rencontre +l'avait si fort trouble, et il se sentait frappe d'une sorte d'horreur +melee d'une compassion si vive, que, avant de prendre le temps de la +reflexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui semblait +odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen, a +penetrer un tel mystere. Evidemment cette femme etait mourante; etait-ce +de maladie ou de faim? Ce devait etre, en tout cas, de misere. Eugene +ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: "A monsieur le baron de +***," et renfermait ce qui suit: + +"Lisez cette lettre, monsieur, et, par pitie, ne rejetez pas ma priere. +Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous +dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera +bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a ote le peu de +force et de courage que j'avais. Le mois d'aout, je rentre en magasin; +mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la +certitude qu'avant samedi je me trouverai tout a fait sans asile. J'ai +si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la resolution de me +jeter a l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis pres de vingt-quatre +heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu +au coeur. N'est-ce pas que je ne me suis pas trompee? Monsieur, je vous +en supplie a genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera respirer +encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que +vingt-trois ans! Je viendrai peut-etre a bout, avec un peu d'aide, +d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter +votre pitie, je vous les dirais, mais rien ne me vient a l'idee. Je ne +puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez +de ma lettre comme on fait quand on en recoit trop souvent de pareilles: +vous la dechirerez sans penser qu'une pauvre femme est la qui attend les +heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pense qu'il serait +par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas +l'idee de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous, qui vous +retiendra, j'en suis persuadee; aussi il me semble que rien ne vous est +plus facile que de plier votre aumone dans un papier, et de mettre sur +l'adresse: "A mademoiselle Bertin, rue de l'Eperon." J'ai change de nom +depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma +mere. En sortant de chez vous, donnez cela a un commissionnaire. +J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu +vous rende humain. + +"Il me vient a l'idee que vous ne croyez pas a tant de misere; mais si +vous me voyiez, vous seriez convaincu. + +"ROUGETTE." + +Si Eugene avait d'abord ete touche en lisant ces lignes, son etonnement +redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi c'etait +cette meme fille qui avait follement depense son argent en parties de +plaisir, et imagine ce souper ridicule raconte par mademoiselle Pinson, +c'etait elle que le malheur reduisait a cette souffrance et a une +semblable priere! Tant d'imprevoyance et de folie semblait a Eugene un +reve incroyable. Mais point de doute, la signature etait la; et +mademoiselle Pinson, dans le courant de la soiree, avait egalement +prononce le nom de guerre de son amie Rougette, devenue mademoiselle +Bertin. Comment se trouvait-elle tout a coup abandonnee, sans secours, +sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille, +pendant qu'elle expirait peut-etre dans quelque grenier de cette maison? +Et qu'etait-ce que cette maison meme ou l'on pouvait mourir ainsi? + +Ce n'etait pas le moment de faire des conjectures; le plus presse etait +de venir au secours de la faim. + +Eugene commenca par entrer dans la boutique d'un restaurateur qui venait +de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il +s'achemina, suivi du garcon, vers le logis de Rougette; mais il +eprouvait de l'embarras a se presenter brusquement ainsi. L'air de +fierte qu'il avait trouve a cette pauvre fille lui faisait craindre, +sinon un refus, du moins un mouvement de vanite blessee; comment lui +avouer qu'il avait lu sa lettre? + +Lorsqu'il fut arrive devant la porte: + +--Connaissez-vous, dit-il au garcon, une jeune personne qui demeure dans +cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin? + +--Oh que oui! monsieur, repondit le garcon. C'est nous qui portons +habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour. +Actuellement elle est a la campagne. + +--Qui vous l'a dit? demanda Eugene. + +--Pardi! monsieur, c'est la portiere. Mademoiselle Rougette aime a bien +diner, mais elle n'aime pas beaucoup a payer. Elle a plus tot fait de +commander des poulets rotis et des homards que rien du tout; mais, pour +voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi +nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est +pas... + +--Elle est revenue, reprit Eugene. Montez chez elle, laissez-lui ce que +vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien +aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui +lui envoie ceci, vous lui repondrez que c'est le baron de ***. + +Sur ces mots, Eugene s'eloigna. Chemin faisant, il rajusta comme il put +le cachet de la lettre, et la mit a la poste.--Apres tout, pensa-t-il, +Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la reponse a son billet +a ete un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron. + + + + +VI + + +Les etudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches tous les +jours. Eugene comprenait tres bien que, pour donner un air de +vraisemblance a la petite fable que le garcon devait faire, il eut fallu +joindre a son envoi le louis que demandait Rougette; mais la etait la +difficulte. Les louis ne sont pas precisement la monnaie courante de la +rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eugene venait de s'engager a payer +le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, n'etait +guere mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans differer le +chemin de la place du Pantheon. + +En ce temps-la demeurait encore sur cette place ce fameux barbier qui a +fait banqueroute, et s'est ruine en ruinant les autres. La, dans +l'arriere-boutique, ou se faisait en secret la grande et la petite +usure, venait tous les jours l'etudiant pauvre et sans souci, amoureux +peut-etre, emprunter a enorme interet quelques pieces depensees gaiement +le soir et cherement payees le lendemain. La entrait furtivement la +grisette, la tete basse, le regard honteux, venant louer pour une partie +de campagne un chapeau fane, un chale reteint, une chemise achetee au +mont-de-piete. La, des jeunes gens de bonne maison, ayant besoin de +vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de +lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des +etourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur avenir. +Depuis la courtisane titree, a qui un bracelet tourne la tete, jusqu'au +cuistre necessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de lentilles, +tout venait la comme aux sources du Pactole, et l'usurier barbier, fier +de sa clientele et de ses exploits jusqu'a s'en vanter, entretenait la +prison de Clichy en attendant qu'il y allat lui-meme. + +Telle etait la triste ressource a laquelle Eugene, bien qu'avec +repugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour etre du +moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouve que la +demande adressee au baron produisit l'effet desirable. C'etait de la +part d'un etudiant beaucoup de charite, a vrai dire, que de s'engager +ainsi pour une inconnue; mais Eugene croyait en Dieu: toute bonne action +lui semblait necessaire. + +Le premier visage qu'il apercut, en entrant chez le barbier, fut celui +de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et +feignant de se faire coiffer. Le pauvre garcon venait peut-etre chercher +de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort preoccupe, et +froncait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le coiffeur, +feignant de son cote de lui passer dans les cheveux un fer parfaitement +froid, lui parlait a demi-voix dans son accent gascon. Devant une autre +toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, egalement affuble +d'une serviette, un etranger fort inquiet, regardant sans cesse de cote +et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arriere-boutique, on +apercevait, dans une vieille psyche, la silhouette passablement maigre +d'une jeune fille, qui, aidee de la femme du coiffeur, essayait une robe +a carreaux ecossais. + +--Que viens-tu faire ici a cette heure? s'ecria Marcel, dont la figure +reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, des qu'il reconnut +son ami. + +Eugene s'assit pres de la toilette, et expliqua en peu de mots la +rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait. + +--Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te meles-tu, puisqu'il +y a un baron? Tu as vu une jeune fille interessante qui eprouvait le +besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as paye un poulet froid, +c'est digne de toi; il n'y a rien a dire. Tu n'exiges d'elle aucune +reconnaissance, l'incognito te plait; c'est heroique. Mais aller plus +loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour une +lingere que protege un baron, et que l'on n'a pas l'honneur de +frequenter, cela ne s'est pratique, de memoire humaine, que dans la +Bibliotheque bleue. + +--Ris de moi si tu veux, repondit Eugene. Je sais qu'il y a dans ce +monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que +je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je +l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester indifferent +devant la souffrance. Ma charite ne va pas jusqu'a chercher les pauvres, +je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais +l'aumone. + +--En ce cas, reprit Marcel, tu as fort a faire; il n'en manque pas dans +ce pays-ci. + +--Qu'importe? dit Eugene, encore emu du spectacle dont il venait d'etre +temoin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son chemin? +Cette malheureuse est une etourdie, une folle, tout ce que tu voudras; +elle ne merite peut-etre pas la compassion qu'elle fait naitre; mais +cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes amies, +qui deja ne semblent pas plus se soucier d'elle que si elle n'etait plus +au monde, et qui l'aidaient hier a se ruiner? A qui peut-elle avoir +recours? a un etranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou a +mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son +coeur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher +Marcel, que tout cela, bien sincerement, me fait horreur. Cette petite +evaporee d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, riant et +babillant chez toi, au moment meme ou l'autre, l'heroine de son conte, +expire dans un grenier, me souleve le coeur. Vivre ainsi en amies, +presque en soeurs, pendant des jours et des semaines, courir les +theatres, les bals, les cafes, et ne pas savoir le lendemain si l'une +est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indifference des egoistes, +c'est l'insensibilite de la brute. Ta demoiselle Pinson est un monstre, +et tes grisettes que tu vantes, ces moeurs sans vergogne, ces amities +sans ame, je ne sais rien de si meprisable! + +Le barbier, qui, pendant ces discours, avait ecoute en silence, et +continue de promener son fer froid sur la tete de Marcel, sourit d'un +air malin lorsque Eugene se tut. Tour a tour bavard comme une pie, ou +plutot comme un perruquier qu'il etait, lorsqu'il s'agissait de mechants +propos, taciturne et laconique comme un Spartiate des que les affaires +etaient en jeu, il avait adopte la prudente habitude de laisser toujours +d'abord parler ses pratiques, avant de meler son mot a la conversation. +L'indignation qu'exprimait Eugene en termes si violents lui fit +toutefois rompre le silence. + +--Vous etes severe, monsieur, dit-il en riant et en gasconnant. J'ai +l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort +excellente personne. + +--Oui, dit Eugene, excellente en effet, s'il est question de boire et de +fumer. + +--Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes personnes, +ca rit, ca chante, ca fume, mais il y en a qui ont du coeur. + +--Ou voulez-vous en venir, pere Cadedis? demanda Marcel. Pas tant de +diplomatie; expliquez-vous tout net. + +--Je veux dire, repliqua le barbier en montrant l'arriere-boutique, +qu'il y a la, pendue a un clou, une petite robe de soie noire que ces +messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la proprietaire, car +elle ne possede pas une garde-robe tres compliquee. Mademoiselle Mimi +m'a envoye cette robe ce matin au petit jour; et je presume que, si elle +n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est qu'elle-meme ne +roule pas sur l'or. + +--Voila qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans +l'arriere-boutique, sans egard pour la pauvre femme aux carreaux +ecossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa robe en +gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites a present? Elle ne +va donc pas dans le monde aujourd'hui? + +Eugene avait suivi son ami. + +Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu +d'autres hardes de toute espece, etait humblement et tristement +suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson. + +--C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce vetement pour l'avoir vu +tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et +l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir a la manche gauche une +petite tache grosse comme une piece de cinq sous, causee parle vin de +Champagne. Et combien avez-vous prete la-dessus, pere Cadedis? car je +suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans ce +boudoir qu'en qualite de nantissement. + +--J'ai prete quatre francs, repondit le barbier; et je vous assure, +monsieur, que c'est pure charite. A toute autre je n'aurais pas avance +plus de quarante sous, car la piece est diablement mure; on y voit a +travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi +me payera; elle est bonne pour quatre francs. + +--Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet +qu'elle n'a emprunte cette petite somme que pour l'envoyer a Rougette. + +--Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eugene. + +--Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se +depouiller pour un creancier. + +--Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans une +position meilleure que celle ou elle se trouve actuellement; elle avait +alors un grand nombre de dettes. On se presentait journellement chez +elle pour saisir ce qu'elle possedait, et on avait fini, en effet, par +lui prendre tous ses meubles, excepte son lit, car ces messieurs savent +sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un debiteur. Or, mademoiselle +Mimi avait dans ce temps-la quatre robes fort convenables. Elle les +mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour +qu'on ne les saisit pas; c'est pourquoi je serais surpris si, n'ayant +plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer +quelqu'un. + +--Pauvre Mimi! repeta Marcel. Mais, en verite, comment +s'arrange-t-elle? Elle a donc trompe ses amis? elle possede donc un +vetement inconnu? Peut-etre se trouve-t-elle malade d'avoir trop mange +de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de +s'habiller. N'importe, pere Cadedis, cette robe me fait peine, avec ses +manches pendantes qui ont l'air de demander grace; tenez, retranchez-moi +quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer, et +mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte a cette +enfant. Eh bien! Eugene, continua-t-il, que dit a cela ta charite +chretienne? + +--Que tu as raison, repondit Eugene, de parler et d'agir comme tu fais, +mais que je n'ai peut-etre pas tort; j'en fais le pari, si tu veux. + +--Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du Jockey-Club. +Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous +sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis +curieux de la voir. + +Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique. + + + + +VII + + +--Mademoiselle est allee a la messe, repondit la portiere aux deux +etudiants, lorsqu'ils furent arrives chez mademoiselle Pinson. + +--A la messe! dit Eugene surpris. + +--A la messe! repeta Marcel. C'est impossible, elle n'est pas sortie. +Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis. + +--Je vous assure, monsieur, repondit la portiere, qu'elle est sortie +pour aller a la messe, il y a environ trois quarts d'heure. + +--Et a quelle eglise est-elle allee? + +--A Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un matin. + +--Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble +bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui. + +--La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez +vous-meme. + +Mademoiselle Pinson, sortant de l'eglise, revenait chez elle, en effet. +Marcel ne l'eut pas plus tot apercue, qu'il courut a elle, impatient de +voir de pres sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon +d'indienne foncee, a demi cache sous un rideau de serge verte dont elle +s'etait fait, tant bien que mal, un chale. De cet accoutrement +singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, a cause de sa +couleur sombre, sortaient sa tete gracieuse coiffee de son bonnet blanc, +et ses petits pieds chausses de brodequins. Elle s'etait enveloppee dans +son rideau avec tant d'art et de precaution, qu'il ressemblait vraiment +a un vieux chale et qu'on ne voyait presque pas la bordure. En un mot, +elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de prouver, +une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie. + +--Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en ecartant un +peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serree dans son +corset. C'est un deshabille du matin que Palmyre vient de m'apporter. + +--Vous etes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais cru qu'on +put avoir si bonne mine avec le chale d'une fenetre. + +--En verite? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant l'air un peu +paquet. + +--Paquet de roses, repondit Marcel. J'ai presque regret maintenant de +vous avoir rapporte votre robe. + +--Ma robe? Ou l'avez-vous trouvee? + +--Ou elle etait, apparemment. + +--Et vous l'avez tiree de l'esclavage? + +--Eh, mon Dieu! oui, j'ai paye sa rancon. M'en voulez-vous de cette +audace? + +--Non pas! a charge de revanche. Je suis bien aise de revoir ma robe; +car, a vous dire vrai, voila deja longtemps que nous vivons toutes les +deux ensemble, et je m'y suis attachee insensiblement. + +En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq etages +qui conduisaient a sa chambrette, ou les deux amis entrerent avec elle. + +--Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe qu'a une +condition. + +--Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en +veux pas. + +--J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez +franchement pourquoi cette robe etait en gage. + +--Laissez-moi donc d'abord la remettre, repondit mademoiselle Pinson; je +vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous previens que, si vous ne +voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la gouttiere, il +faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face +comme Agamemnon. + +--Qu'a cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus honnetes qu'on ne +pense, et je ne hasarderai pas meme un oeil. + +--Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance, +mais la sagesse des nations nous dit que deux precautions valent mieux +qu'une. + +En meme temps elle se debarrassa de son rideau, et l'etendit +delicatement sur la tete des deux amis, de maniere a les rendre +completement aveugles. + +--Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant. + +--Prenez garde a vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau, je ne +reponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre parole, par +consequent elle est degagee. + +--Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma +taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre. +Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un +plaisir a me sentir dedans! + +--Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez sincere, +nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne comme +vous, sage, rangee, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher ainsi, +d'un seul coup, toute sa garde-robe a un clou? + +-Pourquoi?... pourquoi?... repondit mademoiselle Pinson, paraissant +hesiter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras, et leur +dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez. + +Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de l'Eperon. + + + + +VIII + + +Marcel avait gagne son pari. Les quatre francs et le morceau de galette +de mademoiselle Pinson etaient sur la table de Rougette, avec les debris +du poulet d'Eugene. + +La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le lit; +et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu, +elle fit dire a ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait de +l'excuser, et qu'elle n'etait pas en etat de les recevoir. + +--Que je la reconnais bien la, dit Marcel; elle mourrait sur la paille +dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-a-vis de son pot +a l'eau. + +Les deux amis, bien qu'a regret, furent donc obliges de s'en retourner +chez eux comme ils etaient venus, non sans rire entre eux de cette +fierte et de cette discretion si etrangement nichees dans une mansarde. + +Apres avoir ete a l'Ecole de medecine suivre les lecons du jour, ils +dinerent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de promenade au +boulevard Italien. La, tout en fumant le cigare qu'il avait gagne le +matin: + +--Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas force de convenir que j'ai +raison d'aimer, au fond, et meme d'estimer ces pauvres creatures? +Considerons sainement les choses sous un point de vue philosophique. +Cette petite Mimi, que tu as tant calomniee, ne fait-elle pas, en se +depouillant de sa robe, une oeuvre plus louable, plus meritoire, j'ose +meme dire plus chretienne, que le bon roi Robert en laissant un pauvre +couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait +evidemment quantite de manteaux; d'un autre cote, il etait a table, dit +l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se trainant a +quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de +son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne monarque, +il est vrai, pardonna genereusement au coupeur de franges; mais +peut-etre avait-il bien dine. Vois quelle distance entre lui et Mimi! +Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assurement etait a +jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait emporte de +chez moi etait destine par avance a composer son propre repas. Or, que +fait-elle? Au lieu de dejeuner, elle va a la messe, et en ceci elle se +montre encore au moins l'egale du roi Robert, qui etait fort pieux, j'en +conviens, mais qui perdait son temps a chanter au lutrin, pendant que +les Normands faisaient le diable a quatre. Le roi Robert abandonne sa +frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout +entiere au pere Cadedis, action incomparable en ce que Mimi est femme, +jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est +necessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, a son magasin, +gagner le pain de sa journee. Non seulement donc elle se prive du +morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met +volontairement dans le cas de ne pas diner. Observons en outre que le +pere Cadedis est fort eloigne d'etre un mendiant, et de se trainer a +quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renoncant a sa frange, ne +fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coupee d'avance, +et c'est a savoir si cette frange etait coupee de travers ou non, et en +etat d'etre recousue; tandis que Mimi, de son propre mouvement, bien +loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-meme de dessus son +pauvre corps ce vetement, plus precieux, plus utile que le clinquant de +tous les passementiers de Paris. Elle sort vetue d'un rideau; mais sois +sur qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que l'eglise. Elle se +ferait plutot couper un bras que de se laisser voir ainsi fagotee au +Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer a Dieu, parce +qu'il est l'heure ou elle prie tous les jours. Crois-moi, Eugene, dans +ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue +de Tournon et la rue du Petit-Lion, ou elle connait tout le monde, il y +a plus de courage, d'humilite et de religion veritable que dans toutes +les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis +le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra inconnue +dans son cinquieme etage, entre un pot de fleurs et un ourlet. + +--Tant mieux pour elle, dit Eugene. + +--Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer a comparer, je +pourrais te faire un parallele entre Mucius Scaevola et Rougette. +Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile a un Romain du temps de +Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un rechaud +allume, qu'a une grisette contemporaine de rester vingt-quatre heures +sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont crie, mais examine par quels +motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en presence d'un roi etrusque +qu'il a voulu assassiner; il a manque son coup d'une maniere pitoyable, +il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade. Pour +qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un tison +(car rien ne prouve que le brasier fut bien chaud, ni que le poing soit +tombe en cendres). La-dessus, le digne Porsenna, stupefait de sa +fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est a parier que +ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que +Scaevola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa tete. +Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus +lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est +seule au fond d'un grenier, et elle n'a la pour l'admirer ni Porsenna, +c'est-a-dire le baron, ni les Romains, c'est-a-dire les voisins, ni les +Etrusques, c'est-a-dire ses creanciers, ni meme le brasier, car son +poele est eteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se plaindre? Par +vanite d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le meme cas; par +grandeur d'ame ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste muette +derriere son verrou, c'est precisement pour que ses amis ne sachent pas +qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas pitie de son courage, pour que sa +camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute devouee, ne soit pas +obligee, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa galette. +Mucius, a la place de Rougette, eut fait semblant de mourir en silence +mais c'eut ete dans un carrefour ou a la porte de Flicoteaux. Son +taciturne et sublime orgueil eut ete une maniere delicate de demander a +l'assistance un verre de vin et un crouton. Rougette, il est vrai, a +demande un louis au baron, que je persiste a comparer a Porsenna. Mais +ne vois-tu pas que le baron doit evidemment etre redevable a Rougette de +quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins +clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarque, il se peut +que le baron soit a la campagne, et des lors Rougette est perdue. Et ne +crois pas pouvoir me repondre ici par cette vaine objection qu'on oppose +a toutes les belles actions des femmes, a savoir qu'elles ne savent ce +qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les +gouttieres. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de pres au +pont d'Iena, car elle s'est deja jetee a l'eau une fois, et je lui ai +demande si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle n'avait +rien senti, excepte au moment ou on l'avait repechee, parce que les +bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, a ce +qu'elle disait, _racle_ la tete sur le bord du bateau. + +--Assez! dit Eugene, fais-moi grace de tes affreuses plaisanteries. +Reponds-moi serieusement: crois-tu que de si horribles epreuves, tant de +fois repetees, toujours menacantes, puissent enfin porter quelque fruit? +Ces pauvres filles, livrees a elles-memes, sans appui, sans conseil, +ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'experience? Y a-t-il un +demon, attache a elles, qui les voue a tout jamais au malheur et a la +folie, ou, malgre tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au bien? +En voila une qui prie Dieu, dis-tu? elle va a l'eglise, elle remplit ses +devoirs, elle vit honnetement de son travail; ses compagnes paraissent +l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas +vous-memes avec votre legerete habituelle. En voila une autre qui passe +sans cesse de l'etourderie a la misere, de la prodigalite aux horreurs +de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les lecons cruelles +qu'elle recoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite reglee, +un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des etres raisonnables? +S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre a nous. Allons de ce +pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien +souffrante, et son amie veille a son chevet. Ne me decourage pas, +laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de +leur parler un langage sincere; je ne veux leur faire ni sermon ni +reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur +dire... + +En ce moment, les deux amis passaient devant le cafe Tortoni. La +silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces pres d'une +fenetre, se dessinait a la clarte des lustres. L'une d'elles agita son +mouchoir, et l'autre partit d'un eclat de rire. + +--Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire +d'aller si loin, car les voila, Dieu me pardonne! Je reconnais Mimi a sa +robe, et Rougette a son panache blanc, toujours sur le chemin de la +friandise. Il parait que monsieur le baron a bien fait les choses. + +--Et une pareille folie, dit Eugene, ne t'epouvante pas? + +--Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des +grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a conte +une histoire a souper, elle a engage sa robe pour quatre francs, elle +s'est fait un chale avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui donne +ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas oblige a davantage. + +FIN DE MIMI PINSON. + +Ce _profil de grisette_, comme l'appelle l'auteur, a ete compose pour le +_Diable a Paris_, ouvrage publie par livraisons et orne de dessins par +Gavarni. + +Ce conte est entierement de pure invention. + + + + +LA MOUCHE + +1853 + +[Illustration: LA MOUCHE + +... immobile, debout derriere elle, le Chevalier observait la Marquise +qui ecrivait...] + +I + + +En 1756, lorsque Louis XV, fatigue des querelles entre la magistrature +et le grand conseil a propos de l'impot des deux sous[6], prit le parti +de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs +offices. Seize de ces demissions furent acceptees, sur quoi il y eut +autant d'exils.--Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour a l'un +des presidents, pourriez-vous voir de sang-froid une poignee d'hommes +resister a l'autorite d'un roi de France? N'en auriez-vous pas mauvaise +opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le president, et vous +verrez tout cela comme je le vois. + +Ce ne furent pas seulement les exiles qui porterent la peine de leur +mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le +_decachetage_ amusait le roi. Pour se desennuyer de ses plaisirs, il se +faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux a la +poste. Bien entendu que, sous le pretexte de faire lui-meme sa police +secrete, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient ainsi +sous les yeux; mais quiconque, de pres ou de loin, tenait aux chefs des +factions, etait presque toujours perdu. On sait que Louis XV, avec +toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle d'etre +inexorable. + +[Note 6: Deux sous pour livre du dixieme du revenu. (_Note de +l'auteur_.)] + +Un soir qu'il etait devant le feu, les pieds sur le manteau de la +cheminee, melancolique a son ordinaire, la marquise, parcourant un +paquet de lettres, haussait les epaules en riant. Le roi demanda ce +qu'il y avait. + +-C'est que je trouve la, repondit-elle, une lettre qui n'a pas le sens +commun, mais c'est une chose touchante et qui fait pitie. + +-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi. + +-Point de nom: c'est une lettre d'amour. + +-Et qu'y a-t-il dessus? + +-Voila le plaisant. C'est qu'elle est adressee a mademoiselle +d'Annebault, la niece de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est +apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourree avec ces papiers. + +-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi. + +-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de Vauvert +et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-la? Votre Majeste +les connait-elle? + +Le roi se piquait de savoir la France par coeur, c'est-a-dire la noblesse +de France. L'etiquette de sa cour, qu'il avait etudiee, ne lui etait pas +plus familiere que les blasons de son royaume: science assez courte, le +reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanite, et la hierarchie +etait, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son palais; il y +voulait marcher en maitre. Apres avoir reve quelques instants, il fronca +le sourcil comme frappe d'un mauvais souvenir, puis, faisant signe a la +marquise de lire, il se rejeta dans sa bergere, en disant avec un +sourire: + +--Va toujours, la fille est jolie. + +Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement railleur, +commenca a lire une longue lettre toute remplie de tirades amoureuses: + +"Voyez un peu, disait l'ecrivain, comme les destins me persecutent! Tout +semblait dispose a remplir mes voeux, et vous-meme, ma tendre amie, ne +m'aviez-vous pas fait esperer le bonheur? Il faut pourtant que j'y +renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas un +exces de cruaute de m'avoir permis d'entrevoir les cieux, pour me +precipiter dans l'abime? Lorsqu'un infortune est devoue a la mort, se +fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui +doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je n'ai +plus d'autre asile, d'autre esperance que le tombeau, car, des +l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer a votre main. +Quand la fortune me souriait, tout mon espoir etait que vous fussiez a +moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y +songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en +mourant d'amour, je vous defends de m'aimer..." + +La marquise souriait a ces derniers mots. + +--Madame, dit le roi, voila un honnete homme. Mais, qu'est-ce qui +l'empeche d'epouser sa maitresse? + +--Permettez, Sire, que je continue: + +"Cette injustice qui m'accable, me surprend de la part du meilleur des +rois. Vous savez que mon pere demandait pour moi une place de cornette +ou d'enseigne aux gardes, et que cette place decidait de ma vie, +puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir a vous. Le duc de Biron +m'avait propose; mais le roi m'a rejete d'une facon dont le souvenir +m'est bien amer, car si mon pere a sa maniere de voir (je veux que ce +soit une faute), dois-je toutefois en etre puni? Mon devouement au roi +est aussi veritable, aussi sincere que mon amour pour vous. On verrait +clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'epee. Il est +desesperant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit sans raison +valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgrace, c'est ce qui est +oppose a la bonte bien connue de Sa Majeste..." + +--Oui-da, dit le roi, ceci m'interesse. + +"Si vous saviez combien nous sommes tristes! Ah! mon amie, cette terre +de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y promene seul +tout le jour. J'ai defendu de ratisser; l'odieux jardinier est venu hier +avec son manche a balai ferre. Il allait toucher le sable... La trace de +vos pas, plus legere que le vent, n'etait pourtant pas effacee. Le bout +de vos petits pieds et vos grands talons blancs etaient encore marques +dans l'allee: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je suivais +votre belle image, et ce charmant fantome s'animait par instants, comme +s'il se fut pose sur l'empreinte fugitive. C'est la, c'est en causant le +long du parterre qu'il m'a ete donne de vous connaitre, de vous +apprecier. Une education admirable dans l'esprit d'un ange, la dignite +d'une reine avec la grace des nymphes, des pensees dignes de Leibnitz +avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les levres de Diane, +tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce +temps-la ces fleurs bien-aimees s'epanouissaient autour de nous. Je les +ai respirees en vous ecoutant: dans leur parfum vivait votre souvenir. +Elles courbent a present la tete; elles me montrent la mort..." + +--C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous +cela? + +--Parce que Votre Majeste me l'a ordonne pour les beaux yeux de +mademoiselle d'Annebault. + +--Cela est vrai, elle a de beaux yeux. + +"Et quand je rentre de ces promenades, je trouve mon pere seul, dans le +grand salon, accoude aupres d'une chandelle, au milieu de ces dorures +fanees qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec +peine,... mon chagrin derange le sien... Athenais! au fond de ce salon, +pres de la fenetre, est le clavecin ou voltigeaient vos doigts +delicieux, qu'une seule fois ma bouche a touches, pendant que la votre +s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien que +vos chants n'etaient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce Rameau, ce +Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les aimez, +ils sont dans votre memoire; leur souffle a passe sur vos levres. Je +m'assieds aussi a ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs qui +vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et +les ecoute mourir, tandis que l'echo s'en perd sous cette voute lugubre. +Mon pere se retourne et me voit desole; qu'y peut-il faire? Un propos de +ruelle, d'antichambre, a ferme nos grilles. Il me voit jeune, ardent, +plein de vie, ne demandant qu'a etre au monde; il est mon pere et n'y +peut rien..." + +--Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce garcon s'en allait en chasse, et +qu'on lui tue son faucon sur le poing? A qui en a-t-il, par hasard? + +"Il est bien vrai, reprit la marquise, continuant la lecture d'un ton +plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents +eloignes de l'abbe Chauvelin..." + +--Voila donc ce que c'est! dit Louis XV en baillant. Encore quelque +neveu des enquetes et requetes. Mon parlement abuse de ma bonte; il a +vraiment trop de famille. + +--Mais si ce n'est qu'un parent eloigne!... + +--Bon, ce monde-la ne vaut rien du tout. Cet abbe Chauvelin est un +janseniste; c'est un bon diable, mais c'est un demis. Jetez cette lettre +au feu, et qu'on ne m'en parle plus. + + + + +II + + +Les derniers mots prononces par le roi n'etaient pas tout a fait un +arret de mort, mais c'etait a peu pres une defense de vivre. Que pouvait +faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas +entendre parler? Tacher d'etre commis, ou se faire philosophe, poete +peut-etre, mais sans dedicace, et le metier, en ce cas, ne valait rien. + +Telle n'etait pas, a beaucoup pres, la vocation du chevalier de Vauvert, +qui venait d'ecrire avec des larmes la lettre dont le roi se moquait. +Pendant ce temps-la, seul, avec son pere, au fond du vieux chateau de +Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux. + +--Je veux aller a Versailles, disait-il. + +--Et qu'y ferez-vous? + +--Je n'en sais rien; mais que fais-je ici. + +--Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas etre +fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune facon. Mais +oubliez-vous que votre mere est morte? + +--Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que vous +m'avez donnee. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais plus +rester dans ces lieux. + +--D'ou vient cela? + +--D'un amour extreme. J'aime eperdument mademoiselle d'Annebault. + +--Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Moliere qui fasse des +mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgrace? + +--Eh! monsieur, votre disgrace, me serait-il permis, sans m'ecarter du +plus profond respect, de vous demander ce qui l'a causee? Nous ne sommes +pas du parlement. Nous payons l'impot, nous ne le faisons pas. Si le +parlement lesine sur les deniers du roi, c'est son affaire et non la +notre. Pourquoi M. l'abbe Chauvelin nous entraine-t-il dans sa ruine? + +--M. l'abbe Chauvelin agit en honnete homme. Il refuse d'approuver le +dixieme, parce qu'il est revolte des dilapidations de la cour. Rien de +pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Chateauroux. Elle etait +belle, au moins, celle-la, et elle ne coutait rien, pas meme ce qu'elle +donnait si genereusement. Elle etait maitresse et souveraine, et elle se +disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot +lorsqu'il lui retirerait ses bonnes graces. Mais cette Etioles, cette Le +Normand, cette Poisson insatiable! + +--Et qu'importe? + +--Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous seulement +que, a present, tandis que le roi nous gruge, la fortune de sa grisette +est incalculable? Elle s'etait fait donner au debut cent quatre-vingt +mille livres de rente; mais ce n'etait qu'une bagatelle, cela ne compte +plus maintenant; on ne saurait se faire une idee des sommes effrayantes +que le roi lui jette a la tete; il ne se passe pas trois mois de l'annee +ou elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent mille +livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du +tresorier des ecuries; avec les logements qu'elle a dans toutes les +maisons royales, elle achete la Selle, Cressy, Aulnay, Brinborion, +Marigny, Saint-Remi, Bellevue, et tant d'autres terres, des hotels a +Paris, a Fontainebleau, a Versailles, a Compiegne, sans compter une +fortune secrete placee en tous pays dans toutes les banques d'Europe, en +cas de disgrace probablement, ou de la mort du souverain. Et qui paye +tout cela, s'il vous plait? + +--Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi. + +--C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple qui +sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de Pigalle. +Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux +impots. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre dernier ecu +etait pret; nous ne songions pas a marchander. Le roi victorieux a pu +voir clairement qu'il etait aime par tout le royaume, plus clairement +encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute +faction, toute rancune; la France entiere se mit a genoux devant le lit +du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses soldats +ou ses medecins, nous ne voulons plus payer ses maitresses, et nous +avons autre chose a faire que d'entretenir madame de Pompadour. + +--Je ne la defends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni tort ni +raison; je ne l'ai jamais vue. + +--Sans doute; et vous ne seriez pas fache de la voir, n'est-il pas vrai, +pour avoir la-dessus quelque opinion? Car, a votre age, la tete juge par +les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-la vous sera +refuse. + +--Pourquoi, monsieur? + +--Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi +invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans +son serail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez. Que +voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un +aventurier? + +--Non pas, mais comme un amoureux. Je ne pretends point solliciter, +monsieur, mais reclamer contre une injustice. J'avais une esperance +fondee, presque une promesse de M. de Biron; j'etais a la veille de +posseder ce que j'aime, et cet amour n'est point deraisonnable; vous ne +l'avez pas desapprouve. Souffrez donc que je tente de plaider ma cause. +Aurai-je affaire au roi ou a madame de Pompadour, je l'ignore, mais je +veux partir. + +--Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y +presenter! + +--Eh! j'y serai peut-etre recu plus aisement par cette raison que j'y +suis inconnu. + +--Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le votre!... +Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez etre inconnu. + +--Eh bien donc! le roi m'ecoutera. + +--Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous revez Versailles, et +vous croirez y etre quand votre postillon s'arretera... Supposons que +vous parveniez jusqu'a l'antichambre, a la galerie, a l'Oeil-de-Boeuf: +vous ne verrez entre Sa Majeste et vous que le battant d'une porte: il y +aura un abime. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais, des +protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de +Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture +pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par +un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le +silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous repondre, +il vous devisage en passant et vous aneantit? Apres la Greve et la +Bastille, c'est un certain degre de supplice qui, moins cruel en +apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le condamne, il +est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer a s'approcher ni +d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni d'une +caserne. Devant lui tout se ferme ou se detourne, et il se promene +ainsi au hasard dans une prison invisible. + +--Je m'y remuerai tant que j'en sortirai. + +--Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meynieres n'etait pas plus +coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus +legitimes esperances. Son pere, le plus devoue sujet de Sa Majeste, le +plus honnete homme du royaume, repousse par le roi, est alle, avec ses +cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette. +Savez-vous ce qu'elle a repondu? Voici ses propres paroles, que M. de +Meynieres m'envoie dans une lettre: "Le roi est le maitre; il ne juge +pas a propos de vous marquer son mecontentement personnellement; il se +contente de vous le faire eprouver en privant monsieur votre fils d'un +etat; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et il n'en +veut pas; il faut respecter ses volontes. Je vous plains cependant, +j'entre dans vos peines, j'ai ete mere; je sais ce qu'il doit vous en +couter pour laisser votre fils sans etat." Voila le style de cette +creature, et vous voulez vous mettre a ses pieds! + +--On dit qu'ils sont charmants, monsieur. + +--Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le +sait. Il cede, il plie devant cette femme. Pour maintenir son etrange +pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa tete de bois. + +--On pretend qu'elle a tant d'esprit! + +--Et point de coeur; le beau merite! + +--Point de coeur! elle qui sait si bien declamer les vers de Voltaire, +chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est +impossible, je ne le croirai jamais. + +--Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne pas, +mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup +cette demoiselle d'Annebault? + +--Plus que ma vie. + +--Allez, monsieur. + + + + +III + + +On a dit que les voyages font tort a l'amour, parce qu'ils donnent des +distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils laissent +le temps d'y rever. Le chevalier etait trop jeune pour faire de si +savantes distinctions. Las de la voiture, a moitie chemin, il avait pris +un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir a +l'auberge du Soleil, enseigne passee de mode, du temps de Louis XIV. + +Il y avait a Versailles un vieux pretre qui avait ete cure pres de +Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce cure, simple et +pauvre, avait un neveu a benefices, abbe de cour, qui pouvait etre +utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme d'importance, +plonge dans son rabat, recut fort bien le nouveau venu et ne dedaigna +pas d'ecouter sa requete. + +--Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir opera a la +cour, une espece de fete, de je ne sais quoi. Je n'y vais pas, parce que +je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici justement +un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demande pour quelqu'un, +je ne sais plus qui. Allez la. Vous n'etes pas encore presente, il est +vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas necessaire. Tachez de vous +trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre +fortune est faite. + +Le chevalier remercia l'abbe, et, fatigue d'une nuit mal dormie et d'une +journee a cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une de ces +toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu +experimentee l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit de poudre son +habit paillete. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait vingt ans. + +La nuit tombait lorsqu'il arriva au chateau. Il s'avanca timidement vers +la grille et demanda son chemin a la sentinelle. On lui montra le grand +escalier. La, il apprit du suisse que l'opera venait de commencer, et +que le roi, c'est-a-dire tout le monde, etait dans la salle[7]. + +[Note 7: Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par +Louis XV, ou plutot par madame de Pompadour, mais terminee seulement en +1769 et inauguree en 1770, pour le mariage du duc de Berri (Louis XVI) +avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de theatre mobile qu'on +transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de +Louis XIV. (Note de l'auteur.)] + +--Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse (a +tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un +instant. S'il aime mieux passer par les appartements.... + +Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosite lui fit +repondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis, comme un +laquais se disposait a le suivre pour le guider, un mouvement de vanite +lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'etre accompagne. Il s'avanca +seul donc, non sans quelque emotion. + +Versailles resplendissait de lumiere. Du rez-de-chaussee jusqu'au faite, +les lustres, les girandoles, les meubles dores, les marbres +etincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux battants +etaient ouverts partout. A mesure que le chevalier marchait, il etait +frappe d'un etonnement et d'une admiration difficiles a imaginer; car ce +qui rendait tout a fait merveilleux le spectacle qui s'offrait a lui, ce +n'etait pas seulement la beaute, l'eclat de ce spectacle meme, c'etait +la complete solitude ou il se trouvait dans cette sorte de desert +enchante. + +A se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce soit dans un +temple, un cloitre ou un chateau, il y a quelque chose de bizarre, et, +pour ainsi dire, de mysterieux. Le monument semble peser sur l'homme: +les murs le regardent; les echos l'ecoutent; le bruit de ses pas trouble +un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et n'ose +marcher qu'avec respect. + +Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bientot la curiosite prit le dessus +et l'entraina. Les candelabres de la galerie des Glaces, en se mirant, +se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de +nymphes et de bergeres se jouaient alors sur les lambris, voltigeaient +aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais +tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours seme +d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur +majestueuse du grand roi; la des ottomanes chiffonnees, des pliants en +desordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons toujours +vides, ou la magnificence eclatait d'autant mieux qu'elle semblait plus +inutile; de temps en temps des portes secretes s'ouvrant sur des +corridors a perte de vue; mille escaliers, mille passages se croisant +comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des +geants; des boudoirs enchevetres comme des cachettes d'enfants; une +enorme toile de Vanloo pres d'une cheminee de porphyre; une boite a +mouches oubliee a cote d'un magot de la Chine; tantot une grandeur +ecrasante, tantot une grace effeminee; et partout, au milieu du luxe, de +la prodigalite et de la mollesse, mille odeurs enivrantes, etranges et +diverses, les parfums meles des fleurs et des femmes, une tiedeur +enervante, l'air de la volupte. + +Etre en pareil lieu a vingt ans, au milieu de ces merveilles, et s'y +trouver seul, il y avait a coup sur de quoi etre ebloui. Le chevalier +avancait au hasard, comme dans un reve. + +--Vrai palais de fees, murmurait-il; et, en effet, il lui semblait voir +se realiser pour lui un de ces contes ou les princes egares decouvrent +des chateaux magiques. + +Etait-ce bien des creatures mortelles qui habitaient ce sejour sans +pareil? Etait-ce des femmes veritables qui venaient de s'asseoir dans +ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laisse a ces +coussins cette empreinte legere, pleine encore d'indolence? Qui sait? +derriere ces rideaux epais, au fond de quelque immense et brillante +galerie, peut-etre allait-il apparaitre une princesse endormie depuis +cent ans, une fee en paniers, une Armide en paillettes, ou quelque +hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un +lambris dore! + +Etourdi, malgre lui, par toutes ces chimeres, le chevalier, pour mieux +rever, s'etait jete sur un sofa, et il s'y serait peut-etre oublie +longtemps, s'il ne s'etait souvenu qu'il etait amoureux. Que faisait, +pendant ce temps-la, mademoiselle d'Annebault, sa bien-aimee, restee, +elle, dans un vieux chateau? + +--Athenais! s'ecria-t-il tout a coup, que fais-je ici a perdre mon +temps? Ma raison est-elle egaree? Ou suis-je donc, grand Dieu! et que se +passe-t-il en moi? + +Il se leva et continua son chemin a travers ce pays nouveau, et il s'y +perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant a voix basse, +lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avanca vers eux et leur +demanda sa route pour aller a la comedie. + +--Si monsieur le marquis, lui repondit-on (toujours d'apres la meme +formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et de +suivre la galerie a droite, il trouvera au bout trois marches a monter; +il tournera alors a gauche, et quand il aura traverse le salon de Diane, +celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra +encore six marches; puis, en laissant a droite la salle des gardes, +comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de +rencontrer la d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin. + +--Bien oblige, dit le chevalier, et, avec de si bons renseignements, ce +sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas. + +Il se remit en marche avec courage, s'arretant toujours malgre lui pour +regarder de cote et d'autre, puis se rappelant de nouveau ses amours; +enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait +annonce, il trouva de nouveaux laquais. + +--Monsieur le marquis s'est trompe, lui dirent ceux-ci, c'est par +l'autre aile du chateau qu'il aurait fallu prendre; mais rien n'est plus +facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'a descendre cet escalier, +puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'Ete, celui de... + +--Je vous remercie, dit le chevalier. + +Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens +comme un badaud. Je me deshonore en pure perte, et quand, par +impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, a quoi me sert leur +nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne +connais pas un? + +Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se +pourrait.--Car, apres tout, se disait-il, ce palais est fort beau, il +est tres grand, mais il n'est pas sans bornes, et, fut-il long comme +trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin. + +Mais il n'est pas facile, a Versailles, d'aller longtemps droit devant +soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une garenne +deplut peut-etre aux nymphes de l'endroit, car elles recommencerent de +plus belle a egarer le pauvre amoureux, et, sans doute pour le punir, +elles prirent plaisir a le faire tourner et retourner sur ses propres +pas, le ramenant sans cesse a la meme place, justement comme un +campagnard fourvoye dans une charmille; c'est ainsi qu'elles +l'enveloppaient dans leur dedale de marbre et d'or. + +Dans les _Antiquites de Rome_, de Piranesi, il y a une serie de gravures +que l'artiste appelle "ses reves", et qui sont un souvenir de ses +propres visions durant le delire d'une fievre. Ces gravures representent +de vastes salles gothiques: sur le pave sont toutes sortes d'engins et +de machines, roues, cables, poulies, leviers, catapultes, etc., etc., +expression d'enorme puissance mise en action et de resistance +formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet +escalier, grimpant, non sans peine, Piranesi lui-meme. Suivez les +marches un peu plus haut, elles s'arretent tout a coup devant un abime. +Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranesi, vous le croyez du moins au +bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber; +mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui s'eleve en +l'air, et, sur cet escalier encore, Piranesi sur le bord d'un autre +precipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus aerien +se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranesi continuant son +ascension, et ainsi de suite, jusqu'a ce que l'eternel escalier et +Piranesi disparaissent ensemble dans les nues, c'est-a-dire dans le bord +de la gravure. + +Cette fievreuse allegorie represente assez exactement l'ennui d'une +peine inutile, et l'espece de vertige que donne l'impatience. Le +chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en +galerie, fut pris d'une sorte de colere. + +--Parbleu! dit-il, voila qui est cruel. Apres avoir ete si charme, si +ravi, si enthousiasme de me trouver seul dans ce maudit palais (ce +n'etait plus le palais des fees), je n'en pourrai donc pas sortir! Peste +soit de la fatuite qui m'a inspire cette idee d'entrer ici comme le +prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au +premier laquais venu de me conduire tout bonnement a la salle de +spectacle! + +Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier etait, comme +Piranesi, a la moitie d'un escalier, sur un palier, entre trois portes. +Derriere celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si doux, si +leger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put s'empecher +d'ecouter. Au moment ou il s'avancait, tremblant de preter une oreille +indiscrete, cette porte s'ouvrit a deux battants. Une bouffee d'air +embaumee de mille parfums, un torrent de lumiere a faire palir la +galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de +quelques pas. + +--Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait +ouvert la porte. + +--Je voudrais aller a la comedie, repondit le chevalier. + +--Elle vient de finir a l'instant meme. + +En meme temps, de fort belles dames, delicatement platrees de blanc et +de carmin, donnant, non pas le bras, ni meme la main, mais le bout des +doigts a de vieux et jeunes seigneurs, commencaient a sortir de la salle +de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas gater +leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait a voix basse, avec une +demi-gaiete, melee de crainte et de respect. + +--Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard +l'avait conduit precisement au petit foyer. + +--Le roi va passer, repondit l'huissier. + +Il y a une sorte d'intrepidite qui ne doute de rien, elle n'est que trop +facile: c'est le courage des gens mal eleves. Notre jeune provincial, +bien qu'il fut raisonnablement brave, ne possedait pas cette faculte. A +ces seuls mots: "Le roi va passer," il resta immobile et presque +effraye. + +Le roi Louis XV, qui faisait a cheval, a la chasse, une douzaine de +lieues sans y prendre garde, etait, comme l'on sait, souverainement +nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'etre le premier +gentilhomme de France; et ses maitresses lui disaient, non sans cause, +qu'il en etait le mieux fait et le plus beau. C'etait une chose +considerable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner marcher en +personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras pose ou plutot +etendu sur l'epaule de M. d'Argenson, pendant que son talon rouge +glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse a la mode), toutes +les chuchoteries cesserent; les courtisans baissaient la tete, n'osant +pas saluer tout a fait, et les belles dames, se repliant doucement sur +leurs jarretieres couleur de feu, au fond de leurs immenses falbalas, +hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'meres appelaient une +reverence, et que notre siecle a remplace par le brutal "shakehand" des +Anglais. + +Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui +plaisait. Alfieri etait peut-etre la, qui raconte ainsi sa presentation +a Versailles, dans ses Memoires: + +"Je savais que le roi ne parlait jamais aux etrangers qui n'etaient pas +marquants; je ne pus cependant me faire a l'impassible et sourcilleux +maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui presentait de la tete +aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me +semble cependant que, si l'on disait a un geant: _Voici une fourmi que +je vous presente_, en la regardant il sourirait, ou dirait peut-etre: +Ah! le petit animal!" + +Le taciturne monarque passa donc a travers ces fleurs, ces belles +dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule. +Il ne fallut pas au chevalier de longues reflexions pour comprendre +qu'il n'avait rien a esperer du roi, et que le recit de ses amours +n'obtiendrait la aucun succes. + +--Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon pere n'avait que trop raison +lorsqu'il me disait qu'a deux pas du roi je verrais un abime entre lui +et moi. Quand bien meme je me hasarderais a demander une audience, qui +me protegera? qui me presentera? Le voila, ce maitre absolu qui peut +d'un mot changer ma destinee, assurer ma fortune, combler tous mes +souhaits. Il est la, devant moi; en etendant la main, je pourrais +toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si j'etais +encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder? +Qui viendra donc a mon secours? + +Pendant que le chevalier se desolait ainsi, il vit entrer une jeune dame +assez jolie, d'un air plein de grace et de finesse; elle etait vetue +fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec +une rose sur l'oreille. Elle donnait la main a un seigneur _tout a +l'ambre_, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas derriere son +eventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en gesticulant, +cet eventail vint a lui echapper et a tomber sous un fauteuil, +precisement devant le chevalier. Il se precipita aussitot pour le +ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune +dame lui parut si charmante, qu'il lui presenta l'eventail sans se +relever. Elle s'arreta, sourit et passa, remerciant d'un leger signe de +tete; mais, au regard qu'elle avait jete sur le chevalier, il sentit +battre son coeur sans savoir pourquoi.--Il avait raison.--Cette jeune +dame etait la petite d'Etioles, comme l'appelaient encore les +mecontents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient "la +Marquise" comme on dit "la Reine". + + + + +IV + + +--Celle-la me protegera, celle-la viendra a mon secours! Ah! que l'abbe +avait raison de me dire qu'un regard deciderait de ma vie! Oui, ces yeux +si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et delicieuse, ce +petit pied noye dans un pompon... Voila ma bonne fee! + +Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant a son auberge. +D'ou lui venait cette esperance subite? Sa jeunesse seule parlait-elle, +ou les yeux de la marquise avaient-ils parle? + +Mais la difficulte restait toujours la meme. S'il ne songeait plus +maintenant a etre presente au roi, qui le presenterait a la marquise? + +Il passa une grande partie de la nuit a ecrire a mademoiselle +d'Annebault une lettre a peu pres pareille a celle qu'avait lue madame +de Pompadour. + +Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a que +les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en repetant toujours la +meme chose. + +Des le matin le chevalier sortit et se mit a marcher, en revant dans les +rues. Il ne lui vint pas a l'esprit d'avoir encore recours a l'abbe +protecteur, et il ne serait pas aise de dire la raison qui l'en +empechait. C'etait comme un melange de crainte et d'audace, de fausse +honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait repondu l'abbe, +s'il lui avait conte son histoire de la veille?--Vous vous etes trouve a +propos pour ramasser un eventail; avez-vous su en profiter? Qu'avez-vous +dit a la marquise?--Rien.--Vous auriez du lui parler.--J'etais trouble, +j'avais perdu la tete.--Cela est un tort; il faut savoir saisir +l'occasion; mais cela peut se reparer. Voulez-vous que je vous presente +a monsieur un tel? il est de mes amis; a madame une telle? elle est +mieux encore. Nous tacherons de vous faire parvenir jusqu'a cette +marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc. + +Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait qu'en +racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire, gatee et defloree. +Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inouie, +incroyable, et que ce devait etre un secret entre lui et la fortune; +confier ce secret au premier venu, c'etait, a son avis, en oter tout le +prix et s'en montrer indigne.--Je suis alle seul hier au chateau de +Versailles, pensait-il; j'irai bien seul a Trianon (c'etait en ce moment +le sejour de la favorite). + +Une telle facon de penser peut et doit meme paraitre extravagante aux +esprits calculateurs, qui ne negligent rien et laissent le moins +possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont ete jeunes +(tout le monde ne l'est pas, meme au temps de la jeunesse), ont pu +connaitre ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et seduisant, +qui nous entraine vers la destinee: on se sent aveugle, et on veut +l'etre; on ne sait ou l'on va, et l'on marche. Le charme est dans cette +insouciance et dans cette ignorance meme; c'est le plaisir de l'artiste +qui reve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fenetres de sa +maitresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui du +joueur. + +Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de +Trianon. Sans etre fort pare, comme on disait alors, il ne manquait ni +d'elegance, ni de cette facon d'etre qui fait qu'un laquais, vous +rencontrant en route, ne vous demande pas ou vous allez. Il ne lui fut +donc pas difficile, grace a quelques indications prises a son auberge, +d'arriver jusqu'a la grille du chateau, si l'on peut appeler ainsi cette +bonbonniere de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et d'ennuis. +Malheureusement, la grille etait fermee, et un gros suisse, vetu d'une +simple houppelande, se promenait, les mains derriere le dos, dans +l'avenue interieure, comme quelqu'un qui n'attend personne. + +--Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas. +Evidemment, quand les portes sont closes et que les valets se promenent, +les maitres sont enfermes ou sortis. + +Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance et +de courage, autant il eprouvait tout a coup de trouble et de +desappointement. Cette seule pensee: "Le roi est ici!" l'effrayait plus +que n'avaient fait la veille ces trois mots: "Le roi va passer!" car ce +n'etait alors que de l'imprevu, et maintenant il connaissait ce froid +regard, cette majeste impassible. + +--Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en etourdi, de +penetrer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face a face devant ce +monarque superbe, prenant son cafe au bord d'un ruisseau? + +Aussitot se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette +desobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il avait +gardee de cette marquise passant en souriant, il vit des donjons, des +cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de +Latude. Peu a peu venait la reflexion, et peu a peu s'envolait +l'esperance. + +--Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi non +plus. Je reclame contre une injustice; je n'ai jamais chansonne +personne. On m'a si bien recu hier a Versailles, et les laquais ont ete +si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres +qui repareront celle-la. + +Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle n'etait pas tout +a fait fermee. Il l'ouvrit et entra resolument. Le suisse se retourna +d'un air ennuye. + +--Que demandez-vous? ou allez-vous? + +--Je vais chez madame de Pompadour. + +--Avez-vous une audience? + +--Oui. + +--Ou est votre lettre? + +Ce n'etait plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il n'y avait +plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et +s'apercut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin etaient +couverts de poussiere. Il avait commis la faute de venir a pied dans un +pays ou l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, et le +toisa, non de la tete aux pieds, mais des pieds a la tete. L'habit lui +parut propre, mais le chapeau etait un peu de travers et la coiffure +depoudree: + +--Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous? + +--Je voudrais parler a madame de Pompadour. + +--Vraiment! et vous croyez que ca se fait comme ca? + +--Je n'en sais rien. Le roi est-il ici? + +--Peut-etre. Sortez, et laissez-moi en repos. + +Le chevalier ne voulait pas se mettre en colere; mais, malgre lui, cette +insolence le fit palir. + +--J'ai dit quelquefois a un laquais de sortir, repondit-il, mais un +laquais ne me l'a jamais dit. + +--Laquais! moi? un laquais! s'ecria le suisse furieux. + +--Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et +tres peu m'importe. + +Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crispes et le visage +en feu. Le chevalier, rendu a lui-meme par l'apparence d'une menace, +souleva legerement la poignee de son epee. + +--Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en coute trente-six +livres pour envoyer en terre un rustre comme vous. + +--Si vous etes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi; je ne +fais que mon devoir, et ne croyez pas... + +En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de +Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'echo. Le chevalier +laissa son epee retomber dans le fourreau, et, ne songeant plus a la +querelle commencee: + +--Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne me +le disiez-vous tout de suite? + +--Cela ne me regarde pas, ni vous non plus. + +--Ecoutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas la, je n'ai pas de lettre, +je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer. + +Il tira de sa poche quelques pieces d'or. Le suisse le toisa de nouveau +avec un souverain mepris. + +--Qu'est-ce que c'est que ca? dit-il dedaigneusement. Cherche-t-on ainsi +a s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire sortir, +prenez garde que je ne vous y enferme. + +--Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa colere et +reprenant son epee. + +--Oui, moi, repeta le gros homme. + +Mais, pendant cette conversation, ou l'historien regrette d'avoir +compromis son heros, d'epais nuages avaient obscurci le ciel; un orage +se preparait. Un eclair rapide brilla, suivi d'un violent coup de +tonnerre, et la pluie commencait a tomber lourdement. Le chevalier, qui +tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux, +grande comme un petit ecu. + +--Peste! dit-il, mettons-nous a l'abri. Il ne s'agit pas de se laisser +mouiller. + +Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerbere, ou, si l'on veut, la +maison du concierge; puis la, se jetant sans facon dans le grand +fauteuil du concierge meme: + +--Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous me +prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma +poche un placet pour Sa Majeste! Je suis de province, mais vous n'etes +qu'un sot. + +Le suisse, pour toute reponse, alla dans un coin prendre sa hallebarde, +et resta ainsi debout, l'arme au poing. + +--Quand partirez-vous? s'ecria-t-il d'une voix de Stentor. + +La querelle, tour a tour oubliee et reprise, semblait cette fois devenir +tout a fait serieuse, et deja les deux grosses mains du suisse +tremblaient etrangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je ne sais, +lorsque, tournant tout a coup la tete: Ah! dit le chevalier, qui vient +la? + +Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce +temps-la les jambes maigres n'etaient pas a la mode), accourait a toute +bride et au triple galop. Le chemin etait trempe par la pluie; la grille +n'etait qu'entr'ouverte. Il y eut une hesitation; le suisse s'avanca et +ouvrit la grille. Le page donna de l'eperon; le cheval, arrete un +instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la terre +humide et tomba. + +Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un cheval +tombe a terre. Il n'y a cravache qui tienne. La gesticulation des jambes +de la bete, qui fait ce qu'elle peut, est extremement desagreable, +surtout lorsque l'on a soi-meme une jambe aussi prise sous la selle. + +Le chevalier, toutefois, vint a l'aide sans reflechir a ces +inconvenients, et il s'y prit si adroitement que bientot le cheval fut +redresse et le cavalier degage. Mais celui-ci etait couvert de boue, et +ne pouvait qu'a peine marcher en boitant. Transporte, tant bien que mal, +dans la maison du suisse, et assis a son tour dans le grand fauteuil: + +--Monsieur, dit-il au chevalier, vous etes gentilhomme, a coup sur. Vous +m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus +grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce +message est tres presse, comme vous le voyez, puisque mon cheval et moi, +pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous +comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe ecloppee, je ne +saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter +moi-meme. Voulez-vous y aller a ma place? + +En meme temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe doree +d'arabesques, accompagnee du sceau royal. + +--Tres volontiers, monsieur, repondit le chevalier, prenant l'enveloppe. +Et, leste et leger comme une plume, il partit en courant sur la pointe +du pied. + + + + +V + + +Quand le chevalier arriva au chateau, un suisse etait encore devant le +peristyle: + +--Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait plus +les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers +d'une demi-douzaine de laquais. + +Un grand huissier, plante au milieu du vestibule, voyant l'ordre et le +sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courbe par le vent, +puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin +d'une boiserie. + +Une petite porte battante, masquee par une tapisserie, s'ouvrit aussitot +comme d'elle-meme. L'homme osseux fit un signe obligeant: le chevalier +entra et la tapisserie, qui s'etait entr'ouverte, retomba mollement +derriere lui. + +Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon, puis +dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets, +puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant. + +--Suis-je encore ici au chateau de Versailles? se demandait le +chevalier. Allons-nous recommencer a jouer a cligne-musette? + +Trianon n'etait, a cette epoque, ni ce qu'il est maintenant, ni ce qu'il +avait ete. On a dit que madame de Maintenon avait fait de Versailles un +oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon +que _ce petit chateau de porcelaine_ etait le boudoir de Madame de +Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il parait que Louis +XV en mettait partout. Telle galerie ou son aieul se promenait +majestueusement etait alors bizarrement divisee en une infinite de +compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait +papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.--Trouvez-vous de +bon gout mes petits appartements meubles? demanda-t-il un jour a la +belle comtesse de Seran.--Non, dit-elle, je les voudrais bleus. Comme le +bleu etait la couleur du roi, cette reponse le flatta. Au second +rendez-vous, madame de Seran trouva le salon meuble en bleu, comme elle +l'avait desire. + +Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul, n'etait +ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une +jolie femme qui a une jolie taille gagne a laisser ainsi son image se +repeter sous mille aspects. Elle eblouit, elle enveloppe, pour ainsi +dire, celui a qui elle veut plaire. De quelque cote qu'il regarde, il la +voit; comment l'eviter? Il ne lui reste plus qu'a s'enfuir, ou a +s'avouer subjugue. + +Le chevalier regardait aussi le jardin. La, derriere les charmilles et +les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commencait a +poindre le gout pastoral, que la marquise allait mettre a la mode, et +que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient +pousser a un si haut degre de perfection. Deja apparaissaient les +fantaisies champetres ou se refugiait le caprice blase. Deja les tritons +boursoufles, les graves deesses et les nymphes savantes, les bustes a +grandes perruques, glaces d'horreur dans leurs niches de verdure, +voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs etonnes. +Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient +bientot detroner l'Olympe pour le remplacer par une laiterie, etrange +parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai +jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un maitre indolent, qui ne +savait comment se desennuyer de Versailles dans Versailles meme. + +Mais le chevalier etait trop charme, trop ravi de se trouver la pour +qu'une reflexion critique put se presenter a son esprit. Il etait, au +contraire, pret a tout admirer, et il admirait en effet, tournant sa +missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau, +lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement: + +--Venez, monsieur. + +Il la suivit, et apres avoir passe de nouveau par plusieurs corridors +plus ou moins mysterieux, elle le fit entrer dans une grande chambre ou +les volets etaient a demi fermes. La, elle s'arreta et parut ecouter. + +--Toujours cligne-musette, se disait le chevalier. + +Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore, et +une autre fille de chambre qui semblait devoir etre aussi jolie que la +premiere, repeta du meme ton les memes paroles: + +--Venez, monsieur. + +S'il avait ete emu a Versailles, il l'etait maintenant bien autrement, +car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la +divinite. Il s'avanca le coeur palpitant; une douce lumiere, faiblement +voilee par de legers rideaux de gaze, succeda a l'obscurite; un parfum +delicieux, presque imperceptible, se repandit dans l'air autour de lui; +la fille de chambre ecarta timidement le coin d'une portiere de soie, +et, au fond d'un grand cabinet de la plus elegante simplicite, il +apercut la dame a l'eventail, c'est-a-dire la toute-puissante marquise. + +Elle etait seule, assise devant une table, enveloppee d'un peignoir, la +tete appuyee sur sa main, et paraissant tres preoccupee. En voyant +entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme +involontaire. + +--Vous venez de la part du roi? + +Le chevalier aurait pu repondre, mais il ne trouva rien de mieux que de +s'incliner profondement, en presentant a la marquise la lettre qu'il +lui apportait. Elle la prit, ou plutot s'en empara avec une extreme +vivacite. Pendant qu'elle la decachetait, ses mains tremblaient sur +l'enveloppe. + +Cette lettre, ecrite de la main du roi, etait assez longue. Elle la +devora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'oeil, puis elle la lut +avidement avec une attention profonde, le sourcil fronce et serrant les +levres. Elle n'etait pas belle ainsi, et ne ressemblait plus a +l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle sembla +reflechir. Peu a peu, son visage, qui avait pali, se colora d'un leger +incarnat (a cette heure-la elle n'avait pas de rouge): non seulement la +grace lui revint, mais un eclair de vraie beaute passa sur ses traits +delicats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de rose. +Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se +retournant vers le chevalier: + +--Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus charmant +sourire, mais c'est que je n'etais pas levee, et je ne le suis meme pas +encore. Voila pourquoi j'ai ete forcee de vous faire venir par les +cachettes; car je suis assiegee ici presque autant que si j'etais chez +moi. Je voudrais repondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de faire ma +commission? + +Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de +reprendre un peu de courage. + +--Helas! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de grace que vous me +faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter. + +--Pourquoi cela? + +--Je n'ai pas l'honneur d'appartenir a Sa Majeste. + +--Comment donc etes-vous venu ici? + +--Par un hasard. J'ai rencontre en route un page qui s'est jete par +terre, et qui m'a prie... + +--Comment, jete par terre! repeta la marquise en eclatant de rire. (Elle +paraissait si heureuse en ce moment, que la gaiete lui venait sans +peine.) + +--Oui, madame, il est tombe de cheval a la grille. Je me suis trouve la, +heureusement, pour l'aider a se relever, et, comme son habit etait fort +gate, il m'a prie de me charger de son message. + +--Et par quel hasard vous etes-vous trouve la? + +--Madame, c'est que j'ai un placet a presenter a Sa Majeste. + +--Sa Majeste demeure a Versailles. + +--Oui, mais vous demeurez ici. + +--Oui-da! En sorte que c'etait vous qui vouliez me charger d'une +commission. + +--Madame, je vous supplie de croire... + +--Ne vous effrayez pas, vous n'etes pas le premier. Mais a propos de +quoi vous adresser a moi? Je ne suis qu'une femme... comme une autre. + +En prononcant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un regard +triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire. + +--Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours oui dire que les hommes +exercaient le pouvoir, et que les femmes... + +--En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine de +France. + +--Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis _trouve la_ ce +matin. + +La marquise etait plus qu'habituee a de semblables compliments, bien +qu'on ne les lui fit qu'a voix basse; mais dans la circonstance +presente, celui-ci parut lui plaire tres singulierement. + +--Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru +pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur un +cheval qui tombe en chemin. + +--Madame, je croyais,... j'esperais... + +--Qu'esperiez-vous? + +--J'esperais que le hasard... pourrait faire... + +--Toujours le hasard! Il est de vos amis, a ce qu'il parait; mais je +vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste +recommandation. + +Peut-etre la fortune offensee voulut-elle se venger de cette +irreverence; mais le chevalier, que ces dernieres questions avaient de +plus en plus trouble, apercut tout a coup, sur le coin de la table, +precisement le meme eventail qu'il avait ramasse la veille. Il le prit, +et, comme la veille, il le presenta a la marquise, en flechissant le +genou devant elle. + +--Voila, madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici. + +La marquise parut d'abord etonnee, hesita un moment, regardant tantot +l'eventail, tantot le chevalier. + +--Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous +reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, apres la comedie, avec M. de +Richelieu. J'ai laisse tomber cet eventail, et vous vous etes _trouve +la_, comme vous disiez. + +--Oui, madame. + +--Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne vous +ai pas remercie, mais j'ai toujours ete persuadee que celui qui sait, +d'aussi bonne grace, relever un eventail, sait aussi, au besoin, relever +le gant; et nous aimons assez cela, nous autres. + +--Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout a l'heure, +j'ai failli avoir un duel avec le suisse. + +--Misericorde! dit la marquise, prise d'un second acces de gaiete, avec +le suisse! et pour quoi faire? + +--Il ne voulait pas me laisser entrer. + +--C'eut ete dommage. Mais, monsieur, qui etes-vous? que demandez-vous? + +--Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait demande +pour moi une place de cornette aux gardes. + +--Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous etes +amoureux de mademoiselle d'Annebault... + +--Madame, qui a pu vous dire?... + +--Oh! je vous previens que je suis fort a craindre. Quand la memoire me +manque, je devine. Vous etes parent de l'abbe Chauvelin, et refuse pour +cela, n'est-ce pas? Ou est votre placet? + +--Le voila, madame; mais, en verite, je ne puis comprendre... + +--A quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier sur cette +table. Je vais repondre au roi; vous lui porterez en meme temps votre +demande et ma lettre. + +--Mais, madame, je croyais vous avoir dit... + +--Vous irez. Vous etes entre ici de par le roi, n'est-il pas vrai? Eh +bien! vous entrerez la-bas de par la marquise de Pompadour, dame du +palais de la reine. + +Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de stupefaction. +Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses +et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle +avait montree pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui rapporta rien +qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le +desirait; elle le voulait, elle avait reussi. M. de Vauvert, qu'elle ne +connaissait pas, bien qu'elle connut ses amours, lui plaisait comme une +bonne nouvelle. + +Immobile, debout derriere elle, le chevalier observait la marquise qui +ecrivait, d'abord de tout son coeur, avec passion, puis qui +reflechissait, s'arretait et passait sa main sur son petit nez, fin +comme l'ambre. Elle s'impatientait: un temoin la genait. Enfin elle se +decida et fit une rature; il fallait avouer que ce n'etait plus qu'un +brouillon. + +En face du chevalier, de l'autre cote de la table, brillait un beau +miroir de Venise. Le tres timide messager osait a peine lever les yeux. +Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir, par-dessus +la tete de la marquise, le visage inquiet et charmant de la nouvelle +dame du palais. + +--Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois +amoureux d'une autre; mais Athenais est plus belle, et d'ailleurs ce +serait, de ma part, une si affreuse deloyaute!... + +--De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa coutume, +avait pense tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites? + +--Moi, madame? j'attends. + +--Voila qui est fait, repondit la marquise, prenant une autre feuille de +papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se +retourner, le peignoir avait glisse sur son epaule. + +La mode est une chose etrange. Nos grand'meres trouvaient tout simple +d'aller a la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur gorge +presque decouverte, et l'on ne voyait a cela nulle indecence; mais elles +cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui +montrent au bal ou a l'Opera. C'est une beaute nouvellement inventee. + +Sur l'epaule frele, blanche et mignonne de madame de Pompadour, il y +avait un petit signe noir qui ressemblait a une mouche tombee dans du +lait. Le chevalier, serieux comme un etourdi qui veut avoir bonne +contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en +l'air, regardait le chevalier dans la glace. + +Dans cette glace, un coup d'oeil rapide fut echange, coup d'oeil auquel +les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: "Vous etes +charmante" et de l'autre: "Je n'en suis pas fachee." + +Toutefois la marquise rajusta son peignoir. + +--Vous regardez ma mouche, monsieur? + +--Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire. + +--Tenez, voila ma lettre; portez-la au roi avec votre placet. + +--Mais, madame... + +--Quoi donc? + +--Sa Majeste est a la chasse; je viens d'entendre sonner dans le bois de +Satory. + +--C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain, apres-demain, peu +importe.--Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela a Lebel. Adieu, +monsieur. Tachez de vous souvenir que cette mouche que vous venez de +voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant a +votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume a ne +pas jaser tout seul aussi haut que tout a l'heure. Adieu, chevalier. + +Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de +dentelles, tendit au jeune homme son bras nu. + +Il s'inclina encore, et du bout des levres effleura a peine les ongles +roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut, +mais un peu trop de modestie. + +Aussitot reparurent les petites filles de chambre (les grandes n'etaient +pas levees), et derrieres elles, debout comme un clocher au milieu d'un +troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le +chemin. + + + + +VI + + +Seul, plonge dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite chambre, a +l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le +surlendemain; point de nouvelles. + +--Singuliere femme! douce et imperieuse, bonne et mechante, la plus +frivole et la plus entetee! Elle m'a oublie. Oh, misere! Elle a raison, +elle peut tout, et je ne suis rien. + +Il s'etait leve, et se promenait par la chambre. + +--Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon pere disait vrai! +La marquise s'est moquee de moi; c'est tout simple, pendant que je la +regardais, c'est sa beaute qui lui a plu. Elle a bien ete aise de voir +dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi, +sont veritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits, mais quelle +grace! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait la +poussiere de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande, mais sa +taille est bien prise.--Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie +cherie! est-ce que moi aussi j'oublierais? + +Deux ou trois petits coups secs frappes sur la porte le reveillerent de +son chagrin. + +--Qu'est-ce? + +L'homme osseux, tout de noir vetu, avec une belle paire de bas de soie, +qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut. + +--Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masque a la cour, et madame +la marquise m'envoie vous dire que vous etes invite. + +--Cela suffit, monsieur, grand merci. + +Des que l'homme osseux se fut retire, le chevalier courut a la sonnette: +la meme servante qui, trois jours auparavant, l'avait accommode de son +mieux, l'aida a mettre le meme habit paillete, tachant de l'accommoder +mieux encore. + +Apres quoi le jeune homme s'achemina vers le palais, invite cette fois +et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que +lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui. + +Etourdi, presque autant que la premiere fois, par toutes les splendeurs +de Versailles, qui, ce soir-la, n'etait pas desert, le chevalier +marchait dans la grande galerie, regardant de tous les cotes, tachant de +savoir pourquoi il etait la; mais personne ne semblait songer a +l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque +deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette, l'arreterent +au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il eut tenu un +pistolet; l'autre se leva et vint a lui: + +--Il parait, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le bras +nonchalamment, que vous etes assez bien avec notre marquise. + +--Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous? + +--Vous le savez bien. + +--Pas le moins du monde. + +--Oh! si fait. + +--Point du tout. + +--Toute la cour le sait. + +--Je ne suis pas de la cour. + +--Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait. + +--Cela se peut, madame, mais je l'ignore. + +--Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est tombe de +cheval a la grille de Trianon. N'etiez-vous pas la, par hasard? + +--Oui, madame. + +--Ne l'avez-vous pas aide a se relever? + +--Oui, madame. + +--Et n'etes-vous pas entre au chateau? + +--Sans doute. + +--Et ne vous a-t-on pas donne un papier? + +--Oui, madame. + +--Et ne l'avez-vous pas porte au roi? + +--Assurement. + +--Le roi n'etait pas a Trianon; il etait a la chasse, la marquise etait +seule,... n'est-ce pas? + +--Oui, madame. + +--Elle venait de se reveiller; elle etait a peine vetue, excepte, a ce +qu'on dit, d'un grand peignoir. + +--Les gens qu'on ne peut pas empecher de parler disent ce qui leur passe +par la tete. + +--Fort bien, mais il parait qu'il a passe entre sa tete et la votre un +regard qui ne l'a pas fachee. + +--Qu'entendez-vous par la, madame? + +--Que vous ne lui avez pas deplu. + +--Je n'en sais rien, et je serais au desespoir qu'une bienveillance si +douce et si rare, a laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a touche +jusqu'au fond du coeur, put devenir la cause d'un mauvais propos. + +--Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez +provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde. + +--Mais, madame, si ce page est tombe, et si j'ai porte son message.... +Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interroge. + +Le masque lui serra le bras et lui dit:--Monsieur, ecoutez. + +--Tout ce qui vous plaira, madame. + +--Voici a quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la marquise, +et personne ne croit qu'il l'ait jamais aimee. Elle vient de commettre +une imprudence; elle s'est mis a dos tout le parlement, avec ses deux +sous d'impot, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus grande +puissance, la compagnie de Jesus. Elle y succombera; mais elle a des +armes, et, avant de perir, elle se defendra. + +--Eh bien! madame, qu'y puis-je faire? + +--Je vais vous le dire. M. de Choiseul est a moitie brouille avec M. de +Bernis; ils ne sont surs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils voudraient +essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de vous +peut en decider. + +--En quelle facon, madame, je vous prie? + +--En laissant raconter votre visite de l'autre jour. + +--Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les jesuites et le +parlement? + +--Ecrivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas que le +plus vif interet, la plus entiere reconnaissance.... + +--Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une lachete que +vous me demandez la. + +--Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique? + +--Je ne me connais pas a tout cela. Madame de Pompadour a laisse tomber +son eventail devant moi; je l'ai ramasse, je le lui ai rendu; elle m'a +remercie, elle m'a permis, avec cette grace qu'elle a, de la remercier a +mon tour. + +--Treve de facons: le temps se passe: je me nomme la comtesse +d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma niece;... ne dites +pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous +l'aurez demain, et, si Athenais vous plait, vous serez bientot mon +neveu. + +--Oh! madame, quel exces de bonte! + +--Mais il faut parler. + +--Non, madame. + +--On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille. + +--Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer devant +elle, il faut que mon honneur y soit aussi. + +--Vous etes bien entete, chevalier! Est-ce la votre derniere reponse? + +--C'est la derniere, comme la premiere. + +--Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma niece? + +--Oui, madame, si c'est a ce prix. + +Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard percant, plein de +curiosite; puis, ne voyant sur son visage aucun signe d'hesitation, elle +s'eloigna lentement et se perdit dans la foule. + +Le chevalier, ne pouvant rien comprendre a cette singuliere aventure, +alla s'asseoir dans un coin de la galerie. + +--Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit etre un peu +folle. Elle veut bouleverser l'Etat au moyen d'une sotte calomnie, et, +pour meriter la main de sa niece, elle me propose de me deshonorer! Mais +Athenais ne voudrait plus de moi, ou, si elle se pretait a une pareille +intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! tacher de nuire a +cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais! + +Toujours fidele a ses distractions, le chevalier, tres probablement, +allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de +rose, lui loucha legerement l'epaule. Il leva les yeux, et vit devant +lui les deux masques pareils qui l'avaient arrete. + +--Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques, +deguisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout a fait +semblables, et que tout parut calcule pour donner le change, le +chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'etaient plus les +memes. + +--Repondrez-vous, monsieur? + +--Non, madame. + +--Ecrirez-vous? + +--Pas davantage. + +--C'est vrai que vous etes obstine. Bonsoir, lieutenant. + +--Que dites-vous, madame? + +--Voila votre brevet, et votre contrat de mariage. + +Et elle lui jeta son eventail. + +C'etait celui que le chevalier avait deja ramasse deux fois. Les petits +amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre +doree. Il n'y avait pas a en douter, c'etait l'eventail de madame de +Pompadour. + +--O ciel! marquise, est-il possible?... + +--Tres possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa petite +dentelle noire. + +--Je ne sais, madame, comment repondre.... + +--Il n'est pas necessaire. Vous etes un galant homme, et nous nous +reverrons, car vous etes chez nous. Le roi vous a place dans la cornette +blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus +grande eloquence que de savoir se taire a propos.... + +Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si, avant de +vous donner notre niece, nous avons pris des renseignements[8]. + +[Note 8: Madame d'Estrades, peu de temps apres, fut disgraciee avec +M. d'Argenson, pour avoir conspire, serieusement cette fois, contre +madame de Pompadour. (_Note de l'auteur_.)] + + +FIN DE LA MOUCHE. + + + + +Ce conte a paru pour la premiere fois en 1853, dans le feuilleton du +_Moniteur_.--C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait ete +publie de son vivant. + + +FIN DU TOME SEPTIEME. + + + + +TABLE DU TOME SEPTIEME + + +CROISILLES + +HISTOIRE D'UN MERLE BLANC + +PIERRE ET CAMILLE + +LE SECRET DE JAVOTTE + +MIMI PINSON + +LA MOUCHE + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of OEuvres Completes De Alfred De Musset +(Tome Septieme), by Alfred De Musset + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE ALFRED *** + +***** This file should be named 13221.txt or 13221.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/2/2/13221/ + +Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Malliere and Distributed +Proofreaders Europe. This file was produced from images generously +made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica). + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/13221.zip b/old/13221.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..86ff9c1 --- /dev/null +++ b/old/13221.zip |
