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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13221 ***
+
+ŒUVRES COMPLÈTES
+
+DE
+
+ALFRED DE MUSSET
+
+ÉDITION ORNÉE DE 28 GRAVURES
+
+D' APRÈS LES DESSINS DE BIDA
+
+D'UN PORTRAIT GRAVÉ PAR FLAMENG D'APRÈS L'ORIGINAL DE LANDELLE
+
+ET ACCOMPAGNÉE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRÈRE
+
+TOME SEPTIÈME
+
+NOUVELLES ET CONTES
+
+II
+
+PARIS
+
+ÉDITION CHARPENTIER
+
+L. HÉBERT, LIBRAIRE
+
+7, RUE PERRONET, 7
+
+1888
+
+
+
+
+CROISILLES
+
+1839
+
+I
+
+
+Au commencement du règne de Louis XV, un jeune homme nommé Croisilles,
+fils d'un orfèvre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. Il avait
+été chargé par son père d'une affaire de commerce, et cette affaire
+s'était terminée à son gré. La joie d'apporter une bonne nouvelle le
+faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car,
+bien qu'il eût dans ses poches une somme d'argent assez considérable, il
+voyageait à pied pour son plaisir. C'était un garçon de bonne humeur, et
+qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et étourdi, qu'on
+le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de travers, sa
+perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la
+Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant, levé dès le matin, soupant au
+cabaret, et charmé de traverser ainsi l'une des plus belles contrées de
+la France. Tout en dévastant, au passage, les pommiers de la Normandie,
+il cherchait des rimes dans sa tête (car tout étourdi est un peu poète),
+et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son
+pays; ce n'était pas moins que la fille d'un fermier général,
+mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche héritière fort courtisée.
+Croisilles n'était point reçu chez M. Godeau autrement que par hasard,
+c'est-à-dire qu'il y avait porté quelquefois des bijoux achetés chez son
+père. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait mal une
+immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et
+se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement riche. Il
+n'était donc pas homme à laisser entrer dans son salon le fils d'un
+orfèvre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du
+monde, que Croisilles n'était pas mal tourné, et que rien n'empêche un
+joli garçon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles adorait
+mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas fâchée. Il pensait donc à
+elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais réfléchi à
+rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le séparaient de
+sa bien-aimée, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom de
+baptême qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et la
+rime était aisée à trouver. Croisilles, arrivé à Honfleur, s'embarqua le
+cœur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, dès qu'il eut
+touché le rivage, il courut à la maison paternelle.
+
+Il trouva la boutique fermée; il y frappa à plusieurs reprises, non sans
+étonnement ni sans crainte, car ce n'était point un jour de fête;
+personne ne venait. Il appela son père, mais en vain. Il entra chez un
+voisin pour demander ce qui était arrivé; au lieu de lui répondre, le
+voisin détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître. Croisilles
+répéta ses questions; il apprit que son père, depuis longtemps gêné dans
+ses affaires, venait de faire faillite, et s'était enfui en Amérique,
+abandonnant à ses créanciers tout ce qu'il possédait.
+
+Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord frappé de
+l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais son père. Il lui paraissait
+impossible de se trouver ainsi abandonné tout à coup; il voulut à toute
+force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les scellés
+étaient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant à sa douleur, il
+se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations de ceux qui
+l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son père, quoiqu'il le sût
+déjà bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la foule s'attrouper
+autour de lui, et, dans le plus profond désespoir, il se dirigea vers le
+port.
+
+Arrivé sur la jetée, il marcha devant lui comme un homme égaré qui ne
+sait où il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans ressources,
+n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus
+d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tenté de mourir en s'y
+précipitant. Au moment où, cédant à cette pensée, il s'avançait vers un
+rempart élevé, un vieux domestique, nommé Jean, qui servait sa famille
+depuis nombre d'années, s'approcha de lui.
+
+--Ah! mon pauvre Jean! s'écria-t-il, tu sais ce qui s'est passé depuis
+mon départ. Est-il possible que mon père nous quitte sans avertissement,
+sans adieu?
+
+--Il est parti, répondit Jean, mais non pas sans vous dire adieu.
+
+En même temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna à son jeune
+maître. Croisilles reconnut l'écriture de son père, et, avant d'ouvrir
+la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que
+quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la
+trouva confirmée. Honnête jusque-là et connu pour tel, ruiné par un
+malheur imprévu (la banqueroute d'un associé), le vieil orfèvre n'avait
+laissé à son fils que quelques paroles banales de consolation, et nul
+espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien,
+dit-on, qui se perde.
+
+--Jean, mon ami, tu m'as bercé, dit Croisilles après avoir lu la lettre,
+et tu es certainement aujourd'hui le seul être qui puisse m'aimer un
+peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est fâcheuse pour
+toi; car, aussi vrai que mon père s'est embarqué là, je vais me jeter
+dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais
+un jour ou l'autre, car je suis perdu.
+
+--Que voulez-vous y faire? répliqua Jean, n'ayant point l'air d'avoir
+entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que
+voulez-vous y faire, mon cher maître? Votre père a été trompé; il
+attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'était pas peu de
+chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune
+depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son
+commerce, et les écus arriver un à un chez vous. C'est un honnête homme,
+et habile; on a cruellement abusé de lui. Ces jours derniers, j'étais
+encore là, et comme les écus étaient arrivés, je les ai vus partir du
+logis. Votre père a payé tout ce qu'il a pu pendant une journée entière;
+et, lorsque son secrétaire a été vide, il n'a pu s'empêcher de me dire,
+en me montrant un tiroir où il ne restait que six francs: «Il y avait
+ici cent mille francs ce matin!» Ce n'est pas là une banqueroute,
+monsieur, ce n'est point une chose qui déshonore!
+
+--Je ne doute pas plus de la probité de mon père, répondit Croisilles,
+que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais
+j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis
+point fait à la misère, je n'ai pas l'esprit nécessaire pour recommencer
+ma fortune. Et quand je l'aurais? mon père est parti. S'il a mis trente
+ans à s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour réparer ce coup? Bien
+davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra là-bas, et je
+ne puis pas même l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en
+mourant aussi.
+
+Tout désolé qu'était Croisilles, il avait beaucoup de religion. Quoique
+son désespoir lui fit désirer la mort, il hésitait à se la donner. Dès
+les premiers mots de cet entretien, il s'était appuyé sur le bras de
+Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entrés
+dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:
+
+--Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a le
+droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre père ne
+s'est pas tué, Dieu merci, comment pouvez-vous songer à mourir?
+Puisqu'il n'y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, que
+penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvreté. Ce ne
+serait ni brave ni chrétien; car, au fond, qu'est-ce qui vous effraye?
+Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni père ni
+mère. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il
+n'y a rien d'impossible à Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en pareil cas?
+Votre père n'était pas né riche, tant s'en faut, sans vous offenser, et
+c'est peut-être ce qui le console. Si vous aviez été ici depuis un mois,
+cela vous aurait donné du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner,
+personne n'est à l'abri d'une banqueroute; mais votre père, j'ose le
+dire, a été un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite. Mais que
+voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un bâtiment pour
+l'Amérique. Je l'ai accompagné jusque sur le port, et si vous aviez vu
+sa tristesse! comme il m'a recommandé d'avoir soin de vous, de lui
+donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idée que vous
+avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a son temps d'épreuve
+ici-bas, et j'ai été soldat avant d'être domestique. J'ai rudement
+souffert, mais j'étais jeune; j'avais votre âge, monsieur, à cette
+époque-là, et il me semblait que la Providence ne peut pas dire son
+dernier mot à un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empêcher
+le bon Dieu de réparer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le temps, et
+tout s'arrangera. S'il m'était permis de vous conseiller, vous
+attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en
+trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde.
+Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment?
+
+Pendant que Jean s'évertuait à persuader son maître, celui-ci marchait
+en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de
+côté et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui pût le rattacher
+à la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle Godeau,
+la fille du fermier général, vint à passer avec sa gouvernante. L'hôtel
+qu'elle habitait n'était pas éloigné de là; Croisilles la vit entrer
+chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les
+raisonnements du monde. J'ai dit qu'il était un peu fou, et qu'il cédait
+presque toujours à un premier mouvement. Sans hésiter plus longtemps et
+sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla
+frapper à la porte de M. Godeau.
+
+
+
+
+II
+
+
+Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un financier,
+on imagine un ventre énorme, de courtes jambes, une immense perruque,
+une large face à triple menton, et ce n'est pas sans raison qu'on s'est
+habitué à se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait à quels
+abus ont donné lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait une loi
+de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui
+s'engraissent non seulement de leur propre oisiveté, mais encore du
+travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, était des plus
+classiques qu'on pût voir, c'est-à-dire des plus, gros; pour l'instant
+il avait la goutte, chose fort à la mode en ce temps-là, comme l'est à
+présent la migraine. Couché sur une chaise longue, les yeux à demi
+fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de glaces qui
+l'environnaient répétaient majestueusement de toutes parts son énorme
+personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les
+meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminée, le plafond,
+étaient dorés; son habit l'était; je ne sais si sa cervelle ne l'était
+pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait
+manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en
+sourire tout seul, lorsqu'on lui annonça Croisilles, qui entra d'un air
+humble mais résolu, et dans tout le désordre qu'on peut supposer d'un
+homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de
+cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque
+emplette; il fut confirmé dans cette pensée en la voyant paraître
+presque en même temps que le jeune homme. Il fit signe à Croisilles, non
+pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa,
+et Croisilles, resté debout, s'exprima à peu près en ces termes:
+
+--Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute d'un
+associé l'a forcé à suspendre ses payements, et, ne pouvant assister à
+sa propre honte, il s'est enfui en Amérique, après avoir donné à ses
+créanciers jusqu'à son dernier sou. J'étais absent lorsque cela s'est
+passé; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet événement. Je
+suis absolument sans ressources et déterminé à mourir. Il est très
+probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter à l'eau. Je
+l'aurais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard ne m'avait fait
+rencontrer mademoiselle votre fille tout à l'heure. Je l'aime, monsieur,
+du plus profond de mon cœur; il y a deux ans que je suis amoureux
+d'elle, et je me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui dois;
+mais aujourd'hui, en vous le déclarant, je remplis un devoir
+indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la
+mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'épouse
+mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre espérance que vous
+m'accordiez cette demande, mais je dois néanmoins vous la faire; car je
+suis bon chrétien, monsieur, et lorsqu'un bon chrétien se voit arrivé à
+un tel degré de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de souffrir la
+vie, il doit du moins, pour atténuer son crime, épuiser toutes les
+chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti.
+
+Au commencement de ce discours, M. Godeau avait supposé qu'on venait lui
+emprunter de l'argent, et il avait jeté prudemment son mouchoir sur les
+sacs placés auprès de lui, préparant d'avance un refus poli, car il
+avait toujours eu de la bienveillance pour le père de Croisilles. Mais
+quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut compris de quoi il
+s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne fût devenu
+complètement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de le faire
+mettre à la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un visage
+si déterminé, qu'il eut pitié d'une démence si tranquille. Il se
+contenta de dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus
+longtemps à entendre de pareilles inconvenances.
+
+Pendant que Croisilles avait parlé, mademoiselle Godeau était devenue
+rouge comme une pèche au mois d'août. Sur l'ordre de son père, elle se
+retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas
+s'apercevoir. Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se
+souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforçant de prendre
+un air paternel:
+
+--Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques pas de moi
+et que tu as réellement perdu la tête. Non seulement j'excuse ta
+démarche, mais je consens à ne point t'en punir. Je suis fâché que ton
+pauvre diable de père ait fait banqueroute et qu'il ait décampé; c'est
+fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourné la cervelle. Je
+veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi là.
+
+--C'est inutile, monsieur, répondit Croisilles; du moment que vous me
+refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé de vous. Je vous souhaite
+toutes sortes de prospérités.
+
+--Et où t'en vas-tu?
+
+--Écrire à mon père et lui dire adieu.
+
+--Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou le
+diable m'emporte.
+
+--Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne pas.
+
+--La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je, et
+écoute-moi.
+
+M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c'est qu'il n'est
+jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jeté à
+l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière,
+jeta un regard distrait sur son jabot, et continua.
+
+--Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce que
+tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne
+suffit pas; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si tu venais me
+demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais
+qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille?
+
+--Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien éloigné de supposer
+que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela
+au monde qui pourrait m'empêcher de mourir, si vous croyez en Dieu,
+comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'amène.
+
+--Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends pas
+qu'on m'interroge; réponds d'abord: Où as-tu vu ma fille?
+
+--Dans la boutique de mon père et dans cette maison, lorsque j'y ai
+apporté des bijoux pour mademoiselle Julie.
+
+--Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y reconnaît
+plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte,
+sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser prétendre à la main de la
+fille d'un fermier général?
+
+--Non, je l'ignore absolument, à moins que ce ne soit d'être aussi riche
+qu'elle.
+
+--Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.
+
+--Eh bien! je m'appelle Croisilles.
+
+--Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles?
+
+--Ma foi, monsieur, en mon âme et conscience, c'est un aussi beau nom
+que Godeau.
+
+--Tu es un impertinent, et tu me le payeras.
+
+--Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai pas la moindre
+envie de vous offenser. Si vous voyez là quelque chose qui vous blesse,
+et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en
+colère: en sortant d'ici, je vais me noyer.
+
+Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus
+doucement possible, afin d'éviter tout scandale, sa prudence ne pouvait
+résister à l'impatience de l'orgueil offensé; l'entretien auquel il
+essayait de se résigner lui paraissait monstrueux en lui-même; je laisse
+à penser ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la sorte.
+
+--Écoute, dit-il presque hors de lui et résolu à en finir à tout prix,
+tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens
+commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce que
+c'est que la frénésie qui t'amène? Tu viens me tracasser, tu crois faire
+un coup de tête; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu veux me
+rendre responsable de ta mort. As-tu à te plaindre de moi? dois-je un
+sou à ton père? Est-ce ma faute si tu en es là? Eh, mordieu! on se noie
+et on se tait.
+
+--C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre très humble
+serviteur.
+
+--Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours à moi.
+Tiens, mon garçon, voilà quatre louis d'or; va-t'en dîner à la cuisine,
+et que je n'entende plus parler de toi.
+
+--Bien obligé, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre argent!
+
+Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa
+conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se renfonça de
+plus belle dans sa chaise et reprit ses méditations.
+
+Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-là, n'était pas si loin qu'on
+pouvait le croire; elle s'était, il est vrai, retirée par obéissance
+pour son père; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle était restée à
+écouter derrière la porte. Si l'extravagance de Croisilles lui
+paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car
+l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passé pour offense; d'un
+autre côté, comme il n'était pas possible de douter du désespoir du
+jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise à la fois par les
+deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la
+curiosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé et Croisilles prêt à
+sortir, elle traversa rapidement le salon où elle se trouvait, ne
+voulant pas être surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son
+appartement; mais presque aussitôt elle revint sur ses pas. L'idée que
+Croisilles allait peut-être réellement se donner la mort lui troubla le
+cœur malgré elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle
+marcha à sa rencontre; le salon était vaste, et les deux jeunes gens
+vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles était pâle comme
+la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui
+pût exprimer ce qu'elle sentait. En passant à côté de lui, elle laissa
+tomber à terre un bouquet de violettes qu'elle tenait à la main. Il se
+baissa aussitôt, ramassa le bouquet et le présenta à la jeune fille pour
+le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route
+sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son père. Croisilles,
+resté seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison le cœur
+agité, ne sachant trop que penser de cette aventure.
+
+
+
+
+III
+
+
+À peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit accourir son
+fidèle Jean, dont le visage exprimait la joie.
+
+--Qu'est-il arrivé? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle à
+m'apprendre?
+
+--Monsieur, répondit Jean, j'ai à vous apprendre que les scellés sont
+levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes de votre
+père payées, vous restez propriétaire de la maison. Il est bien vrai
+qu'on a emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et qu'on a
+même enlevé les meubles; mais enfin la maison vous appartient, et vous
+n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce
+que vous étiez devenu, et j'espère, mon cher maître, que vous serez
+assez sage pour prendre un parti raisonnable.
+
+--Quel parti veux-tu que je prenne?
+
+--Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle, vaut
+une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de
+faim; et qui vous empêcherait d'acheter un petit fonds de commerce qui
+ne manquerait pas de prospérer?
+
+--Nous verrons cela, répondit Croisilles, tout en se hâtant de prendre
+le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais,
+lorsqu'il y fut arrivé, un si triste spectacle s'offrit à lui, qu'il eut
+à peine le courage d'entrer. La boutique en désordre, les chambres
+désertes, l'alcôve de son père vide, tout présentait à ses regards la
+nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise; tous les tiroirs
+avaient été fouillés, le comptoir brisé, la caisse emportée; rien
+n'avait échappé aux recherches avides des créanciers et de la justice,
+qui, après avoir pillé la maison, étaient partis, laissant les portes
+ouvertes, comme pour témoigner aux passants que leur besogne était
+accomplie.
+
+--Voilà donc, s'écria Croisilles, voilà donc ce qui reste de trente ans
+de travail et de la plus honnête existence, faute d'avoir eu à temps, au
+jour fixe, de quoi faire honneur à une signature imprudemment engagée!
+Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livré aux plus
+tristes pensées, Jean paraissait fort embarrassé. Il supposait que son
+maître était sans argent, et qu'il pouvait même n'avoir pas dîné. Il
+cherchait donc quelque moyen pour le questionner là-dessus, et pour lui
+offrir, en cas de besoin, une part de ses économies. Après s'être mis
+l'esprit à la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un biais
+convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles,
+et de lui demander d'une voix attendrie:
+
+--Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?
+
+Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent à la fois si
+burlesque et si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, ne put
+s'empêcher d'en rire.
+
+--Et à propos de quoi cette question? dit-il.
+
+--Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire une pour
+mon dîner, et si par hasard vous les aimiez toujours...
+
+Croisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce moment la somme qu'il
+rapportait à son père; la proposition de Jean le fit se ressouvenir que
+ses poches étaient pleines d'or.
+
+--Je te remercie de tout mon cœur, dit-il au vieillard, et j'accepte
+avec plaisir ton dîner; mais, si tu es inquiet de ma fortune,
+rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir un
+bon souper que tu partageras à ton tour avec moi.
+
+En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien garnies,
+qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis.
+
+--Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user
+pour un jour ou deux. À qui faut-il que je m'adresse pour la faire tenir
+à mon père?
+
+--Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père m'a bien
+recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait; et si je ne
+vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle manière vos
+affaires de Paris s'étaient terminées. Votre père ne manquera de rien
+là-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra de son
+mieux; il a d'ailleurs emporté ce qu'il lui faut, car il était bien sûr
+d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laissé, monsieur, tout ce
+qu'il a laissé, est à vous, il vous le marque lui-même dans sa lettre,
+et je suis expressément chargé de vous le répéter. Cet or est donc aussi
+légitimement votre bien que cette maison où nous sommes. Je puis vous
+rapporter les paroles mêmes que votre père, m'a dites en partant: «Que
+mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour
+m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera
+après mes dettes payées, comme si c'était mon héritage.» Voilà,
+monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre poche,
+et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, je vous prie, à la
+maison.
+
+La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de Jean ne
+laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles de son père l'avaient
+ému à tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre part, dans un
+pareil moment, quatre mille francs n'étaient pas une bagatelle. Pour ce
+qui regardait la maison, ce n'était point une ressource certaine, car on
+ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et
+difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un
+changement considérable à la situation dans laquelle se trouvait le
+jeune homme; il se sentit tout à coup attendri, ébranlé dans sa funeste
+résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus triste et moins désolé.
+Après avoir fermé les volets de la boutique, il sortit de la maison avec
+Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'empêcher de
+songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles
+servent quelquefois à nous faire trouver une joie imprévue dans la plus
+faible lueur d'espérance. Ce fut avec cette pensée qu'il se mit à table
+à côté de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de
+faire tous ses efforts pour l'égayer.
+
+Les étourdis ont un heureux défaut: ils se désolent aisément, mais ils
+n'ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se
+distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou égoïstes; ils
+sentent peut-être plus vivement que d'autres, et ils sont très capables
+de se brûler la cervelle dans un moment de désespoir; mais, ce moment
+passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent dîner, qu'ils
+boivent et mangent comme à l'ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en
+se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les
+traversent comme des flèches: bonne et violente nature qui sait
+souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout à nu,
+non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente
+comme le cristal de roche.
+
+Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de se noyer, s'en
+alla à la comédie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein
+le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le
+parfum dans un profond recueillement, il commença à penser d'un esprit
+plus calme à son aventure du matin. Dès qu'il y eut réfléchi quelque
+temps, il vit clairement la vérité, c'est-à-dire que la jeune fille, en
+lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre,
+avait voulu lui donner une marque d'intérêt; car autrement ce refus et
+ce silence n'auraient été qu'une preuve de mépris, et cette supposition
+n'était pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle Godeau
+avait le cœur moins dur que monsieur son père, et il n'eut pas de peine
+à se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traversé
+le salon, avait exprimé une émotion d'autant plus vraie qu'elle semblait
+involontaire. Mais cette émotion était-elle de l'amour ou seulement de
+la pitié, ou moins encore peut-être, de l'humanité? Mademoiselle Godeau
+avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement
+d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fût? Bien que fané et
+à demi effeuillé, le bouquet avait encore une odeur si exquise et une si
+galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne
+put se défendre d'espérer. C'était une guirlande de roses autour d'une
+touffe de violettes. Combien de sentiments et de mystères un Turc aurait
+lus dans ces fleurs, en interprétant leur langage! Mais il n'y a que
+faire d'être Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui tombent du
+sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais
+muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu,
+lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un
+amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une
+ressemblance avec l'amour, et il y a même des gens qui pensent que
+l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui
+l'exhale est la plus belle de la création.
+
+Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif à la tragédie
+qu'on représentait pendant ce temps-là, mademoiselle Godeau elle-même
+parut dans une loge en face de lui. L'idée ne lui vint pas que, si elle
+l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là après
+ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se
+rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris
+était venue en poste jouer Mérope, et la foule était si serrée, qu'il
+n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de
+fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des
+yeux. Il remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade, et qu'elle ne
+parlait à personne qu'avec une sorte de répugnance. Sa loge était
+entourée, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de
+petits-maîtres normands dans la ville; chacun venait à son tour passer
+devant elle à la galerie, car, pour entrer dans la loge même qu'elle
+occupait, cela n'était pas possible, attendu que monsieur son père en
+remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles
+remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'écoutait pas la
+pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main, le
+regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une statue
+de Vénus déguisée en marquise; l'étalage de sa robe et de sa coiffure,
+son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur, toute la pompe de sa
+toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité. Jamais
+Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant
+l'entr'acte, de s'échapper de la cohue, il courut regarder au carreau de
+la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que
+mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une heure, se
+retourna. Elle tressaillit légèrement en l'apercevant, et ne jeta sur
+lui qu'un coup d'œil; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup
+d'œil exprimait la surprise, l'inquiétude, le plaisir de l'amour; s'il
+voulait dire: «Quoi! vous n'êtes pas mort!» ou: «Dieu soit béni! vous
+voilà vivant!» je ne me charge pas de le démêler; toujours est-il que,
+sur ce coup d'œil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire
+aimer.
+
+
+
+
+IV
+
+
+De tous les obstacles qui nuisent à l'amour, l'un des plus grands est
+sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une
+très véritable. Croisilles n'avait pas ce triste défaut que donnent
+l'orgueil et la timidité; il n'était pas de ceux qui tournent pendant
+des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour
+d'un oiseau en cage. Dès qu'il eut renoncé à se noyer, il ne songea plus
+qu'à faire savoir à sa chère Julie qu'il vivait uniquement pour elle;
+mais comment le lui dire? S'il se présentait une seconde fois à l'hôtel
+du fermier général, il n'était pas douteux que M. Godeau ne le fit
+mettre au moins à la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une femme de
+chambre, quand il lui arrivait d'aller à pied; il était donc inutile
+d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisées de sa
+maîtresse est une folie chère aux amoureux, mais qui, dans le cas
+présent, était plus inutile encore. J'ai dit que Croisilles était fort
+religieux; il ne lui vint donc pas à l'esprit de chercher à rencontrer
+sa belle à l'église. Comme le meilleur parti, quoique le plus dangereux,
+est d'écrire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler soi-même, il
+écrivit dès le lendemain. Sa lettre n'avait, bien entendu, ni ordre ni
+raison. Elle était à peu près conçue en ces termes:
+
+
+«Mademoiselle,
+
+
+«Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait posséder de
+fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser. Je vous fais là une
+étrange question; mais je vous aime si éperdument qu'il m'est impossible
+de ne pas la faire, et vous êtes la seule personne au monde à qui je
+puisse l'adresser. Il m'a semblé, hier au soir, que vous me regardiez au
+spectacle. Je voulais mourir; plût à Dieu que je fusse mort, en effet,
+si je me trompe et si ce regard n'était pas pour moi! Dites-moi si le
+hasard peut être assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une manière à la
+fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre. Vous
+êtes riche, belle, je le sais; votre père est orgueilleux et avare, et
+vous avez le droit d'être fière; mais je vous aime, et le reste est un
+songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez à ce que peut l'amour,
+puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens
+une inexprimable jouissance à vous écrire cette folle lettre qui
+m'attirera peut-être votre colère; mais pensez aussi, mademoiselle,
+qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous
+laissé ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, à ma place;
+j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire.
+Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour être
+certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir écouter mon amour
+avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'à vous. Quoi que vous
+fassiez, votre image m'est restée; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant
+le cœur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce
+bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on,
+aime, je conserverai quelque espérance.»
+
+Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s'en alla devant l'hôtel
+Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'à ce qu'il vît
+sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en
+cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de
+chambre de mademoiselle Julie eût résolu ce jour-là de faire emplette
+d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque
+Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se
+charger de sa lettre. Le marché fut bientôt conclu; la servante prit
+l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par
+reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint à sa maison et s'assit
+devant sa porte, attendant la réponse.
+
+Avant de parler de cette réponse, il faut dire un mot de mademoiselle
+Godeau. Elle n'était pas tout à fait exempte de la vanité de son père,
+mais son bon naturel y remédiait. Elle était, dans la force du terme, ce
+qu'on nomme un enfant gâté. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais
+on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journées à sa
+toilette, et les soirées sur un sofa, n'ayant pas l'air d'entendre la
+conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle était
+prodigieusement coquette, et son propre visage était à coup sûr ce
+qu'elle avait le plus considéré en ce monde. Un pli à sa collerette, une
+tache d'encre à son doigt, l'auraient désolée; aussi, quand sa robe lui
+plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur sa
+glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni goût ni aversion
+pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle allait
+volontiers au bal, et elle y renonçait sans humeur, quelquefois sans
+motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement.
+Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau
+à son choix, elle était une heure à se décider, ne pouvant se trouver un
+désir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, il arrivait que
+Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soirée, pendant ce
+temps-là, seule dans sa chambre, en grande toilette, à se promener de
+long en large, son éventail à la main. Si on lui adressait un
+compliment, elle détournait la tête, et si on tentait de lui faire la
+cour, elle ne répondait que par un regard à la fois si brillant et si
+sérieux, qu'elle déconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne
+l'avait fait rire; jamais un air d'opéra, une tirade de tragédie, ne
+l'avaient émue; jamais, enfin, son cœur n'avait donné signe de vie, et,
+en la voyant passer dans tout l'éclat de sa nonchalante beauté, on
+aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde
+en rêvant.
+
+Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas aisé à comprendre.
+Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait
+qu'elle-même. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son
+caractère: elle attendait. Depuis l'âge de quatorze ans, elle avait
+entendu répéter sans cesse que rien n'était aussi charmant qu'elle; elle
+en était persuadée; c'est pourquoi elle prenait grand soin de sa parure:
+en manquant de respect à sa personne, elle aurait cru commettre un
+sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa beauté, comme un
+enfant dans ses habits de fête; mais elle était bien loin de croire que
+cette beauté dût rester inutile; sous son apparente insouciance se
+cachait une volonté secrète, inflexible, et d'autant plus forte qu'elle
+était mieux dissimulée. La coquetterie des femmes ordinaires, qui se
+dépense en œillades, en minauderies et en sourires, lui semblait une
+escarmouche puérile, vaine, presque méprisable. Elle se sentait en
+possession d'un trésor, et elle dédaignait de le hasarder au jeu pièce à
+pièce: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop habituée à
+voir ses désirs prévenus, elle ne cherchait pas cet adversaire; on peut
+même dire davantage, elle était étonnée qu'il se fit attendre. Depuis
+quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle étalait
+consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles épaules, il
+lui paraissait inconcevable qu'elle n'eût point encore inspiré une
+grande passion. Si elle eût dit le fond de sa pensée, elle eût
+volontiers répondu à ceux qui lui faisaient des compliments: «Eh bien!
+s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brûlez-vous la cervelle
+pour moi?» Réponse que, du reste, pourraient faire bien des jeunes
+filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du cœur,
+quelquefois sur le bord des lèvres.
+
+Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme que
+d'être jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se voir
+parée, digne en tout point de plaire, toute disposée à se laisser aimer,
+et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve
+charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse,
+mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irréprochable, mon visage
+le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chaussé; et tout
+cela ne me sert à rien qu'à aller bâiller dans le coin d'un salon! Si un
+jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en
+mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant,
+c'est un fat de province; dès que je parais quelque part, j'excite un
+murmure d'admiration, mais personne ne me dit, à moi seule, un mot qui
+me fasse battre le cœur. J'entends des impertinents qui me louent tout
+haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste et sincère ne cherche
+le mien. Je porte une âme ardente, pleine de vie, et je ne suis, à tout
+prendre, qu'une jolie poupée qu'on promène, qu'on fait sauter au bal,
+qu'une gouvernante habille le matin et décoiffe le soir, pour
+recommencer le lendemain.
+
+Voilà ce que mademoiselle Godeau s'était dit bien des fois à elle-même,
+et il y avait de certains jours où cette pensée lui inspirait un si
+sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journée
+entière. Lorsque Croisilles lui écrivit, elle était précisément dans un
+accès d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et elle
+rêvait profondément, étendue dans une bergère, lorsque sa femme de
+chambre entra et lui remit la lettre d'un air mystérieux. Elle regarda
+l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'écriture, elle retomba dans sa
+distraction. La femme de chambre se vit alors forcée d'expliquer de quoi
+il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez déconcerté, ne sachant trop
+comment la jeune fille prendrait cette démarche. Mademoiselle Godeau
+écouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta seulement un
+coup d'œil; elle demanda aussitôt une feuille de papier, et écrivit
+nonchalamment ce peu de mots:
+
+«Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fière. Si vous aviez
+seulement cent mille écus, je vous épouserais très volontiers.»
+
+Telle fut la réponse que la femme de chambre rapporta sur-le-champ à
+Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine.
+
+
+
+
+V
+
+
+Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas dans le pas
+d'un âne; et si Croisilles eût été défiant, il eût pu croire, en lisant
+la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle était folle ou qu'elle se
+moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien
+autre chose, sinon que sa chère Julie l'aimait, qu'il lui fallait cent
+mille écus, et il ne songea, dès ce moment, qu'à tâcher de se les
+procurer.
+
+Il possédait deux cents louis comptant, plus une maison qui, comme je
+l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire?
+Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en
+devinssent tout à coup trois cent mille? La première idée qui vint à
+l'esprit du jeune homme fut de trouver une manière quelconque de jouer à
+croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la
+maison. Croisilles commença donc par coller sur sa porte un écriteau
+portant que sa maison était à vendre; puis, tout en rêvant à ce qu'il
+ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur.
+
+Une semaine s'écoula, puis une autre; pas un acheteur ne se présenta.
+Croisilles passait ses journées à se désoler avec Jean, et le désespoir
+s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna à sa porte.
+
+--Cette maison est à vendre, monsieur. En êtes-vous le propriétaire?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Et combien vaut-elle?
+
+--Trente mille francs, à ce que je crois; du moins je l'ai entendu dire
+à mon père.
+
+Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit à la
+cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit
+tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures,
+ouvrit et ferma les fenêtres; puis enfin, après avoir tout bien examiné,
+sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua
+Croisilles et se retira.
+
+Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le cœur palpitant, ne
+fut pas, comme on pense, peu désappointé de cette retraite silencieuse.
+Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de réfléchir, et
+qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours,
+n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant à la fenêtre
+du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean,
+fidèle à son triste rôle de raisonneur, faisait, comme on dit, de la
+morale à son maître, pour le dissuader de vendre sa maison d'une manière
+si précipitée et dans un but si extravagant. Mourant d'impatience,
+d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et
+sortit, résolu à tenter la fortune avec cette somme, puisqu'il n'en
+pouvait avoir davantage.
+
+Les tripots, dans ce temps-là, n'étaient pas publics, et l'on n'avait
+pas encore inventé ce raffinement de civilisation qui permet au premier
+venu de se ruiner à toute heure, dès que l'envie lui en passe par la
+tête. À peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il s'arrêta, ne sachant
+où aller risquer son argent. Il regardait les maisons du voisinage, et
+les toisait les unes après les autres, tâchant de leur trouver une
+apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de
+bonne mine, vêtu d'un habit magnifique, vint à passer. À en juger par
+les dehors, ce ne pouvait être qu'un fils de famille. Croisilles
+l'aborda poliment.
+
+--Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la liberté que je
+prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les
+perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque
+honnête endroit où se font ces sortes de choses?
+
+À ce discours assez étrange, le jeune homme partit d'un éclat de rire.
+
+--Ma foi! monsieur, répondit-il, si vous cherchez un mauvais lieu, vous
+n'avez qu'à me suivre, car j'y vais.
+
+Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils entrèrent tous deux
+dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent reçus le mieux
+du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs
+jeunes gens étaient déjà assis autour d'un tapis vert: Croisilles y prit
+modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis
+furent perdus.
+
+Il sortit aussi triste que peut l'être un amoureux qui se croit aimé. Il
+ne lui restait pas de quoi dîner, mais ce n'était pas ce qui
+l'inquiétait.
+
+--Comment ferai-je à présent, se demanda-t-il, pour me procurer de
+l'argent? À qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me prêter
+seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre?
+
+Pendant qu'il était dans cet embarras, il rencontra son brocanteur juif.
+Il n'hésita pas à s'adresser à lui, et, en sa qualité d'étourdi, il ne
+manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif
+n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'était venu la voir
+que par curiosité, ou, pour mieux dire, par acquit de conscience, comme
+un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte,
+pour voir s'il n'y a rien à voler; mais il vit Croisilles si désespéré,
+si triste, si dénué de toute ressource, qu'il ne put résister à la
+tentation de profiter de sa misère, au risque de se gêner un peu pour
+payer la maison. Il lui en offrit donc à peu près le quart de ce qu'elle
+valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur,
+signa aveuglément un marché à faire dresser les cheveux sur la tête, et,
+dès le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il se
+dirigea de rechef vers le tripot où il avait été si poliment et si
+lestement ruiné la veille.
+
+En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; le
+vent était doux, l'Océan tranquille. De toutes parts, des négociants,
+des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et venaient.
+Des crocheteurs transportaient d'énormes ballots pleins de marchandises.
+Les passagers faisaient leurs adieux; de légères barques flottaient de
+tous côtés; sur tous les visages on lisait la crainte, l'impatience ou
+l'espérance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le majestueux
+navire se balançait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses.
+
+--Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce
+qu'on possède, et d'aller chercher au delà des mers une périlleuse
+fortune! Quelle émotion de regarder partir ce vaisseau chargé de tant de
+richesses, du bien-être de tant de familles! Quelle joie de le voir
+revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confié, rentrant plus
+fier et plus riche qu'il n'était parti! Que ne suis-je un de ces
+marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel tapis
+vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi
+n'achèterais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries? qui m'en
+empêche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine refuserait-il de se
+charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette
+pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la
+triplerais peut-être par une honnête industrie. Si Julie m'aime
+véritablement, elle attendra quelques années, et elle me restera fidèle
+jusqu'à ce que je puisse l'épouser. Le commerce produit quelquefois des
+bénéfices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas d'exemples, en ce
+monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagnées ainsi sur ces flots
+changeants: pourquoi la Providence ne bénirait-elle pas une tentative
+faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces
+marchands qui ont tant amassé et qui envoient des navires aux deux bouts
+de la terre, plus d'un a commencé par une moindre somme que celle que
+j'ai là. Ils ont prospéré avec l'aide de Dieu; pourquoi ne pourrais-je
+pas prospérer à mon tour? Il me semble qu'un bon vent souffle dans ces
+voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est
+jeté, je vais m'adresser à ce capitaine qui me paraît aussi de bonne
+mine, j'écrirai ensuite à Julie, et je veux devenir un habile négociant.
+
+Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un peu
+fous, c'est de le devenir tout à fait par instants. Le pauvre garçon,
+sans réfléchir davantage, mit son caprice à exécution. Trouver des
+marchandises à acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y connaît
+pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour
+obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui vendit
+autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans
+une charrette, fut promptement transporté à bord. Croisilles, ravi et
+plein d'espérance, avait écrit lui-même en grosses lettres son nom sur
+ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable;
+l'heure du départ arriva bientôt, et le navire s'éloigna de la côte.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles n'avait
+rien gardé. D'un autre côté, sa maison était vendue; il ne lui restait
+pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de gîte,
+et pas un denier. Avec toute la bonne volonté possible, Jean ne pouvait
+supposer que son maître fût réduit à un tel dénûment; Croisilles était,
+non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti
+de coucher à la belle étoile, et, quant aux repas, voici le calcul qu'il
+fit: il présumait que le vaisseau qui portait sa fortune mettrait six
+mois à revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre d'or que
+son père lui avait donnée, et qu'il avait heureusement gardée; il en eut
+trente-six livres. C'était de quoi vivre à peu près six mois avec quatre
+sous par jour. Il ne douta pas que ce ne fût assez, et, rassuré par le
+présent, il écrivit à mademoiselle Godeau pour l'informer de ce qu'il
+avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa
+détresse; il lui annonça, au contraire, qu'il avait entrepris une
+opération de commerce magnifique, dont les résultats étaient prochains
+et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la _Fleurette_, vaisseau à
+fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et
+ses soieries; il la supplia de lui rester fidèle pendant un an, se
+réservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa part, il lui
+jura un éternel amour.
+
+Lorsque mademoiselle Godeau reçut cette lettre, elle était au coin de
+son feu, et elle tenait à la main, en guise d'écran, un de ces bulletins
+qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entrée et la sortie des
+navires, et en même temps annoncent les désastres. Il ne lui était
+jamais arrivé, comme on peut penser, de prendre intérêt à ces sortes de
+choses, et elle n'avait jamais jeté les yeux sur une seule de ces
+feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin
+qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut précisément le
+nom de la _Fleurette_; le navire avait échoué sur les côtes de France
+dans la nuit même qui avait suivi son départ. L'équipage s'était sauvé à
+grand'peine, mais toutes les marchandises avaient été perdues.
+
+Mademoiselle Godeau, à cette nouvelle, ne se souvint plus que Croisilles
+avait fait devant elle l'aveu de sa pauvreté; elle en fut aussi désolée
+que s'il se fût agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une
+tempête, les vents en furie, les cris des noyés, la ruine d'un homme qui
+l'aimait, toute une scène de roman, se présentèrent à sa pensée; le
+bulletin et la lettre lui tombèrent des mains; elle se leva dans un
+trouble extrême, et, le sein palpitant, les yeux prêts à pleurer, elle
+se promena à grands pas, résolue à agir dans cette occasion, et se
+demandant ce qu'elle devait faire.
+
+Il y a une justice à rendre à l'amour, c'est que plus les motifs qui le
+combattent sont forts, clairs, simples, irrécusables, en un mot, moins
+il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est
+une belle chose sous le ciel que cette déraison du cœur; nous ne
+vaudrions pas grand'chose sans elle. Après s'être promenée dans sa
+chambre, sans oublier ni son cher éventail, ni le coup d'œil à la glace
+en passant, Julie se laissa retomber dans sa bergère. Qui l'eût pu voir
+en ce moment eût joui d'un beau spectacle: ses yeux étincelaient, ses
+joues étaient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec une
+joie et une douleur délicieuses:
+
+--Pauvre garçon! il s'est ruiné pour moi!
+
+Indépendamment de la fortune qu'elle devait attendre de son père,
+mademoiselle Godeau avait, à elle appartenant, le bien que sa mère lui
+avait laissé. Elle n'y avait jamais songé; en ce moment, pour la
+première fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait disposer de
+cinq cent mille francs. Cette pensée la fit sourire; un projet bizarre,
+hardi, tout féminin, presque aussi fou que Croisilles lui-même, lui
+traversa l'esprit; elle berça quelque temps son idée dans sa tête, puis
+se décida à l'exécuter.
+
+Elle commença par s'enquérir si Croisilles n'avait pas quelque parent
+ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien
+examiné, on découvrit, au quatrième étage d'une vieille maison, une
+tante à demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et qui
+n'était pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre femme, fort
+âgée, semblait avoir été mise ou plutôt laissée au monde comme un
+échantillon des misères humaines. Aveugle, goutteuse, presque sourde,
+elle vivait seule dans un grenier; mais une gaieté plus forte que le
+malheur et la maladie la soutenait à quatre-vingts ans et lui faisait
+encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte
+sans entrer chez elle, et les airs surannés qu'elle fredonnait égayaient
+toutes les filles du quartier. Elle possédait une petite rente viagère
+qui suffisait à l'entretenir; tant que durait le jour, elle tricotait;
+pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'était passé depuis la mort de
+Louis XIV.
+
+Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en
+secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles,
+rubans, diamants, rien ne fut épargné: elle voulait séduire; mais sa
+vraie beauté en cette circonstance fut le caprice qui l'entraînait. Elle
+monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et,
+après le salut le plus gracieux, elle parla à peu près ainsi:
+
+--Vous avez, madame, un neveu nommé Croisilles, qui m'aime et qui a
+demandé ma main; je l'aime aussi et voudrais l'épouser; mais mon père,
+M. Godeau, fermier général de cette ville, refuse de nous marier, parce
+que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde être
+l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine à personne; je ne
+saurais donc avoir la pensée de disposer de moi sans le consentement de
+ma famille. Je viens vous demander une grâce que je vous supplie de
+m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-même proposer ce mariage
+à mon père. J'ai, grâce à Dieu, une petite fortune qui est toute à votre
+service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs
+chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient à votre neveu,
+et elle lui appartient en effet; ce n'est point un présent que je veux
+lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la
+ruine de Croisilles, et il est juste que je la répare. Mon père ne
+cédera pas aisément; il faudra que vous insistiez et que vous ayez un
+peu de courage; je n'en manquerai pas de mon côté. Comme personne au
+monde, excepté moi, n'a de droit sur la somme dont je vous parle,
+personne ne saura jamais de quelle manière elle aura passé entre vos
+mains. Vous n'êtes pas très riche non plus, je le sais, et vous pouvez
+craindre qu'on ne s'étonne de vous voir doter ainsi votre neveu; mais
+songez que mon père ne vous connaît pas, que vous vous montrez fort peu
+par la ville, et que par conséquent il vous sera facile de feindre que
+vous arrivez de quelque voyage. Cette démarche vous coûtera sans doute,
+il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous
+ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour,
+j'espère que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce
+discours, avait été tour à tour surprise, inquiète, attendrie et
+charmée. Le dernier mot la persuada.
+
+--Oui, mon enfant, répéta-t-elle plusieurs fois, je sais ce que c'est,
+je sais ce que c'est!
+
+En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes
+affaiblies la soutenaient à peine; Julie s'avança rapidement, et lui
+tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire,
+elles se trouvèrent en un instant dans les bras l'une de l'autre. Le
+traité fut aussitôt conclu; un cordial baiser le scella d'avance, et
+toutes les confidences nécessaires s'ensuivirent sans peine.
+
+Toutes les explications étant faites, la bonne dame tira de son armoire
+une vénérable robe de taffetas qui avait été sa robe de noce. Ce meuble
+antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un
+grain de poussière ne l'avait défloré; Julie en fut dans l'admiration.
+On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui fût dans
+toute la ville. La bonne dame prépara le discours qu'elle devait tenir à
+M. Godeau; Julie lui apprit de quelle façon il fallait toucher le cœur
+de son père, et n'hésita pas à avouer que la vanité était son côté
+vulnérable.
+
+--Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce penchant,
+nous aurions partie gagnée.
+
+La bonne dame réfléchit profondément, acheva sa toilette sans mot dire,
+serra la main de sa future nièce, et monta en voiture. Elle arriva
+bientôt à l'hôtel Godeau; là, elle se redressa, si bien en entrant,
+qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le
+salon où était tombé le bouquet de Julie, et, quand la porte du boudoir
+s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la précédait:
+
+--Annoncez la baronne douairière de Croisilles.
+
+Ce mot décida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut ébloui. Bien
+que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il
+consentit à tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le fut; qui
+eût osé lui en contester le titre? À mon avis, elle l'avait bien gagné.
+
+
+
+FIN DE CROISILLES.
+
+
+
+Cette nouvelle a été publiée pour la première fois dans le numéro de la
+_Revue des Deux Mondes_ du 15 février 1839.
+
+
+
+
+HISTOIRE
+
+D'UN
+
+MERLE BLANC
+
+1842
+
+I
+
+
+Qu'il est glorieux, mais qu'il est pénible d'être en ce monde un merle
+exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a
+décrit. Mais, hélas! je suis extrêmement rare et très difficile à
+trouver. Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible!
+
+Mon père et ma mère étaient deux bonnes gens qui vivaient, depuis nombre
+d'années, au fond d'un vieux jardin retiré du Marais. C'était un ménage
+exemplaire. Pendant que ma mère, assise dans un buisson fourré, pondait
+régulièrement trois fois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec
+une religion patriarcale, mon père, encore fort propre et fort pétulant,
+malgré son grand âge, picorait autour d'elle toute la journée, lui
+apportant de beaux insectes qu'il saisissait délicatement par le bout
+de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit venue, il ne
+manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d'une chanson qui
+réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre
+nuage n'avait troublé cette douce union.
+
+À peine fus-je venu au monde, que, pour là première fois de sa vie, mon
+père commença à montrer de la mauvaise humeur. Bien que je ne fusse
+encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur,
+ni la tournure de sa nombreuse postérité.
+
+--Voilà un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant de
+travers; il faut que ce gamin-là aille apparemment se fourrer dans tous
+les plâtras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour être toujours
+si laid et si crotté.
+
+--Eh, mon Dieu! mon ami, répondait ma mère, toujours roulée en boule
+dans une vieille écuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous pas
+que c'est de son âge? Et vous-même, dans votre jeune temps, n'avez-vous
+pas été un charmant vaurien? Laissez grandir notre merlichon, et vous
+verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus.
+
+Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s'y trompait pas; elle
+voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosité;
+mais elle faisait comme toutes les mères qui s'attachent souvent à leurs
+enfants par cela même qu'ils sont maltraités de la nature, comme si la
+faute en était à elles, ou comme si elles repoussaient d'avance
+l'injustice du sort qui doit les frapper.
+
+Quand vint le temps de ma première mue, mon père devint tout à fait
+pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes tombèrent, il
+me traita encore avec assez de bonté et me donna même la pâtée, me
+voyant grelotter presque nu dans un coin; mais dès que mes pauvres
+ailerons transis commencèrent à se recouvrir de duvet, à chaque plume
+blanche qu'il vit paraître, il entra dans une telle colère, que je
+craignis qu'il ne me plumât pour le reste de mes jours! Hélas! je
+n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me
+demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi si
+barbare.
+
+Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient mis,
+malgré moi, le cœur en joie, comme je voltigeais dans une allée, je me
+mis, pour mon malheur, à chanter. À la première note qu'il entendit, mon
+père sauta en l'air comme une fusée.
+
+--Qu'est-ce que j'entends-là? s'écria-t-il; est-ce ainsi qu'un merle
+siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce là siffler?
+
+Et, s'abattant près de ma mère avec la contenance la plus terrible:
+
+--Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid?
+
+À ces mots, ma mère indignée s'élança de son écuelle, non sans se faire
+du mal à une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la
+suffoquaient, elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près d'expirer;
+épouvanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon père.
+
+--O mon père! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal
+vêtu, que ma mère n'en soit point punie! Est-ce sa faute si la nature
+m'a refusé une voix comme la vôtre? Est-ce sa faute si je n'ai pas votre
+beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, qui vous donnent
+l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a fait
+de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois
+du moins le seul malheureux!
+
+--Il ne s'agit pas de cela, dit mon père; que signifie la manière
+absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris à
+siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles?
+
+--Hélas! monsieur, répondis-je humblement, j'ai sifflé comme je pouvais,
+me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-être mangé trop de
+mouches.
+
+--On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui.
+Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils, et, lorsque je
+fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier étage,
+un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs
+fenêtres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les yeux
+l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air enfariné
+comme un paillasse de la foire? Si je n'étais le plus pacifique des
+merles, je t'aurais déjà cent fois mis à nu, ni plus ni moins qu'un
+poulet de basse-cour prêt à être embroché.
+
+--Eh bien! m'écriai-je, révolté de l'injustice de mon père, s'il en est
+ainsi, monsieur, qu'à cela ne tienne! je me déroberai à votre présence,
+je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, par
+laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, je
+fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma
+mère pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma misère, et
+peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je, dans le
+potager du voisin ou sur les gouttières, quelques vers de terre ou
+quelques araignées pour soutenir ma triste existence.
+
+--Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s'attendrir à ce
+discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un
+merle.
+
+--Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plaît?
+
+--Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Après ces paroles
+foudroyantes, mon père s'éloigna à pas lents. Ma mère se releva
+tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son écuelle.
+Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux que je pus, et
+j'allai, comme je l'avais annoncé, me percher sur la gouttière d'une
+maison voisine.
+
+
+
+
+II
+
+
+Mon père eut l'inhumanité de me laisser pendant plusieurs jours dans
+cette situation mortifiante. Malgré sa violence, il avait bon cœur, et,
+aux regards détournés qu'il me lançait, je voyais bien qu'il aurait
+voulu me pardonner et me rappeler; ma mère, surtout, levait sans cesse
+vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait même parfois à
+m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur
+inspirait, malgré eux, une répugnance et un effroi auxquels je vis bien
+qu'il n'y avait point de remède.
+
+--Je ne suis point un merle! me répétais-je; et, en effet, en
+m'épluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la gouttière, je ne
+reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu à ma
+famille.--O ciel! répétais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis!
+
+Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir exténué de
+faim et de chagrin, lorsque je vis se poser près de moi un oiseau plus
+mouillé, plus pâle et plus maigre que je ne le croyais possible. Il
+était à peu près de ma couleur, autant que j'en pus juger à travers la
+pluie qui nous inondait; à peine avait-il sur le corps assez de plumes
+pour habiller un moineau, et il était plus gros que moi. Il me sembla,
+au premier abord, un oiseau tout à fait pauvre et nécessiteux; mais il
+gardait, en dépit de l'orage qui maltraitait son front presque tondu, un
+air déserté qui me charma. Je lui fis modestement une grande révérence,
+à laquelle il répondit par un coup de bec qui faillit me jeter à bas de
+la gouttière. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me retirais
+avec componction sans essayer de lui répondre en sa langue:
+
+--Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouée que son crâne
+était chauve.
+
+--Hélas! monseigneur, répondis-je (craignant une seconde estocade), je
+n'en sais rien. Je croyais être un merle, mais l'on m'a convaincu que je
+n'en suis pas un.
+
+La singularité de ma réponse et mon air de sincérité l'intéressèrent. Il
+s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai
+avec toute la tristesse et toute l'humilité qui convenaient à ma
+position et au temps affreux qu'il faisait.
+
+--Si tu étais un ramier comme moi, me dit-il après m'avoir écouté, les
+niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquiéteraient pas un moment. Nous
+voyageons, c'est là notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne
+sais qui est mon père. Fendre l'air, traverser l'espace, voir à nos
+pieds les monts et les plaines, respirer l'azur même des cieux, et non
+les exhalaisons de la terre, courir comme la flèche à un but marqué qui
+ne nous échappe jamais, voilà notre plaisir et notre existence. Je fais
+plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix.
+
+--Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous êtes un oiseau
+bohémien.
+
+--C'est encore une chose dont je ne me soucie guère, reprit-il. Je n'ai
+point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et
+mes petits. Où est ma femme, là est ma patrie.
+
+--Mais qu'avez-vous là qui vous pend au cou? C'est comme une vieille
+papillotte chiffonnée.
+
+--Ce sont des papiers d'importance, répondit-il en se rengorgeant; je
+vais à Bruxelles de ce pas, et je porte au célèbre banquier *** une
+nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit
+centimes.
+
+--Juste Dieu! m'écriai-je, c'est une belle existence que la vôtre, et
+Bruxelles, j'en suis sûr, doit être une ville bien curieuse à voir. Ne
+pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle,
+je suis peut-être un pigeon ramier.
+
+--Si tu en étais un, répliqua-t-il, tu m'aurais rendu le coup de bec que
+je t'ai donné tout à l'heure.
+
+--Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour si
+peu de chose. Voilà le matin qui paraît et l'orage qui s'apaise. De
+grâce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien au
+monde;--si vous me refusez, il ne me reste plus qu'à me noyer dans
+cette gouttière.
+
+--Eh bien, en route! suis-moi si tu peux.
+
+Je jetai un dernier regard sur le jardin où dormait ma mère. Une larme
+coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emportèrent. J'ouvris mes ailes
+et je partis.
+
+
+
+
+III
+
+
+Mes ailes, je l'ai dit, n'étaient pas encore bien robustes. Tandis que
+mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais à ses côtés; je
+tins bon pendant quelque temps, mais bientôt il me prit un éblouissement
+si violent, que je me sentis près de défaillir.
+
+--Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible.
+
+--Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons plus que
+soixante lieues à faire.
+
+J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une poule
+mouillée, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le coup,
+j'étais rendu.
+
+--Monsieur, bégayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas s'arrêter un
+instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant
+sur un arbre...
+
+--Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me répondit le ramier en
+colère.
+
+Et, sans daigner tourner la tête, il continua son voyage enragé. Quant à
+moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de blé.
+
+J'ignore combien de temps dura mon évanouissement. Lorsque je repris
+connaissance, ce qui me revint d'abord en mémoire fut la dernière
+parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.--O mes chers
+parents! pensai-je, vous vous êtes donc trompés! Je vais retourner près
+de vous; vous me reconnaîtrez pour votre vrai et légitime enfant, et
+vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous
+l'écuelle de ma mère.
+
+Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la douleur
+que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. À peine
+me fus-je dressé sur mes pattes, que la défaillance me reprit, et je
+retombai sur le flanc.
+
+L'affreuse pensée de la mort se présentait déjà à mon esprit, lorsque, à
+travers les bluets et les coquelicots, je vis venir à moi, sur la pointe
+du pied, deux charmantes personnes. L'une était une petite pie fort bien
+mouchetée et extrêmement coquette, et l'autre une tourterelle couleur de
+rose. La tourterelle s'arrêta à quelques pas de distance, avec un grand
+air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie
+s'approcha en sautillant de la manière la plus agréable du monde.
+
+--Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous là? me demanda-t-elle
+d'une voix folâtre et argentine.
+
+--Hélas! madame la marquise, répondis-je (car c'en devait être une pour
+le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a
+laissé en route, et je suis en train de mourir de faim.
+
+--Sainte Vierge! que me dites-vous? répondit-elle.
+
+Et aussitôt elle se mit à voltiger çà et là sur les buissons qui nous
+entouraient, allant et venant de côté et d'autre, m'apportant quantité
+de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas près de moi, tout en
+continuant ses questions.
+
+--Mais qui êtes-vous? mais d'où venez-vous? C'est une chose incroyable
+que votre aventure! Et où alliez-vous? Voyager seul, si jeune, car vous
+sortez de votre première mue! Que font vos parents? d'où sont-ils?
+comment vous laissent-ils aller dans cet état-là? Mais c'est à faire
+dresser les plumes sur la tête!
+
+Pendant qu'elle parlait, je m'étais soulevé un peu de côté, et je
+mangeais de grand appétit. La tourterelle restait immobile, me regardant
+toujours d'un œil de pitié. Cependant elle remarqua que je retournais la
+tête d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De la pluie
+tombée dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; elle
+recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute
+fraîche. Certainement, si je n'eusse pas été si malade, une personne si
+réservée ne se serait jamais permis une pareille démarche.
+
+Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon cœur battait
+violemment. Partagé entre deux émotions diverses, j'étais pénétré d'un
+charme inexplicable. Ma panetière était si gaie, mon échanson si
+expansif et si doux, que j'aurais voulu déjeuner ainsi pendant toute
+l'éternité. Malheureusement, tout a un terme, même l'appétit d'un
+convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la
+curiosité de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec autant de
+sincérité que je l'avais fait la veille devant le pigeon. La pie
+m'écouta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui appartenir,
+et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde
+sensibilité. Mais, lorsque j'en fus à toucher le point capital qui
+causait ma peine, c'est-à-dire l'ignorance où j'étais de moi-même:
+
+--Plaisantez-vous? s'écria la pie; vous, un merle! vous, un pigeon! Fi
+donc! vous êtes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et très
+gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme
+qui dirait un coup d'éventail.
+
+--- Mais, madame la marquise, répondis-je, il me semble que, pour une
+pie, je suis d'une couleur, ne vous en déplaise...
+
+--Une pie russe, mon cher, vous êtes une pie russe! Vous ne savez pas
+qu'elles sont blanches? Pauvre garçon, quelle innocence[1]!
+
+[Note 1: On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.]
+
+--Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe, étant né au
+fond du Marais, dans une vieille écuelle cassée?
+
+--Ah! le bon enfant! Vous êtes de l'invasion, mon cher; croyez-vous
+qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous à moi, et laissez-vous faire; je veux
+vous emmener tout à l'heure et vous montrer les plus belles choses de la
+terre.
+
+--Où cela, madame, s'il vous plaît?
+
+--Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y mène.
+Vous n'aurez pas plus tôt été pie un quart d'heure, que vous ne voudrez
+plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes là une centaine, non pas
+de ces grosses pies de village qui demandent l'aumône sur les grands
+chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilées, lestes, et
+pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de
+sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose
+invariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques noires vous
+manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffira pour vous
+faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous
+attifer. Depuis le matin jusqu'à midi, nous nous attifons, et, depuis
+midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un arbre,
+le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la forêt s'élève un
+chêne immense, inhabité, hélas! C'était la demeure du feu roi Pie X, où
+nous allons en pèlerinage en poussant de bien gros soupirs; mais, à part
+ce léger chagrin, nous passons le temps à merveille. Nos femmes, ne sont
+pas plus bégueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos plaisirs sont
+purs et honnêtes, parce que notre cœur est aussi noble que notre langage
+est libre et joyeux. Notre fierté n'a pas de bornes, et, si un geai ou
+toute autre canaille vient par hasard à s'introduire chez nous, nous le
+plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures
+gens du monde, et les passereaux, les mésanges, les chardonnerets qui
+vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêtes à les aider, à
+les nourrir et à les défendre. Nulle part il n'y a plus de caquetage que
+chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous ne manquons pas de
+vieilles pies dévotes qui disent leurs patenôtres toute la journée, mais
+la plus éventée de nos jeunes commères peut passer, sans crainte d'un
+coup de bec, près de la plus sévère douairière. En un mot, nous vivons
+de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons.
+
+--Voilà qui est fort beau, madame, répliquai-je, et je serais
+certainement mal appris de ne point obéir aux ordres d'une personne
+comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi,
+de grâce, de dire un mot à cette bonne demoiselle qui est
+ici.--Mademoiselle, continuai-je en m'adressant à la tourterelle,
+parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois
+véritablement une pie russe?
+
+À cette question, la tourterelle baissa la tête, et devint rouge pâle,
+comme les rubans de Lolotte.
+
+--Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis...
+
+--Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui puisse
+vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si
+charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon cœur et ma patte à
+celle de vous qui en voudra, dès l'instant que je saurai si je suis pie
+ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus
+bas à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de tourtereau qui me
+tourmente singulièrement.
+
+--Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage, je
+ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous à travers ces
+coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une légère teinte...
+
+Elle n'osa en dire plus long.
+
+--O perplexité! m'écriai-je, comment savoir à quoi m'en tenir? comment
+donner mon cœur à l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement déchiré? O
+Socrate! quel précepte admirable, mais difficile à suivre, tu nous as
+donné, quand tu as dit: «Connais-toi toi-même!»
+
+Depuis le jour où une malheureuse chanson avait si fort contrarié mon
+père, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me vint à
+l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la vérité.
+«Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon père m'a mis à la porte dès le
+premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque
+effet sur ces dames.» Ayant donc commencé par m'incliner poliment, comme
+pour réclamer l'indulgence, à cause de la pluie que j'avais reçue, je me
+mis d'abord à siffler, puis à gazouiller, puis à faire des roulades,
+puis enfin à chanter à tue-tête, comme un muletier espagnol en plein
+vent.
+
+À mesure que je chantais, la petite pie s'éloignait de moi d'un air de
+surprise qui devint bientôt de la stupéfaction, puis qui passa à un
+sentiment d'effroi accompagné d'un profond ennui. Elle décrivait des
+cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop
+chaud qui vient de le brûler, mais auquel il voudrait pourtant goûter
+encore. Voyant l'effet de mon épreuve, et voulant la pousser jusqu'au
+bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je
+m'égosillais à chanter. Elle résista pendant vingt-cinq minutes à mes
+mélodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola à grand
+bruit, et regagna son palais de verdure. Quant à la tourterelle, elle
+s'était, presque dès le commencement, profondément endormie.
+
+--Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! ô écuelle
+maternelle! plus que jamais je reviens à vous!
+
+Au moment où je m'élançais pour partir, la tourterelle rouvrit les yeux.
+
+--Adieu, dit-elle, étranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom est
+Gourouli; souviens-toi de moi!
+
+--Belle Gourouli, lui répondis-je, vous êtes bonne, douce et charmante;
+je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous êtes couleur de rose;
+tant de bonheur n'est pas fait pour moi!
+
+
+
+
+IV
+
+
+Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de
+m'attrister.--Hélas! musique, hélas! poésie, me répétais-je en regagnant
+Paris, qu'il y a peu de cœurs qui vous comprennent!
+
+En faisant ces réflexions, je me cognai la tête contre celle d'un oiseau
+qui volait dans le sens opposé au mien. Le choc fut si rude et si
+imprévu, que nous tombâmes tous deux sur la cime d'un arbre qui, par
+bonheur, se trouva là. Après que nous nous fûmes un peu secoués, je
+regardai le nouveau venu, m'attendant à une querelle. Je vis avec
+surprise qu'il était blanc. À la vérité, il avait la tête un peu plus
+grosse que moi, et, sur le front, une espèce de panache qui lui donnait
+un air héroï-comique; de plus, il portait sa queue fort en l'air, avec
+une grande magnanimité: du reste, il ne me parut nullement disposé à la
+bataille. Nous nous abordâmes fort civilement, et nous nous fîmes de
+mutuelles excuses, après quoi nous entrâmes en conversation. Je pris la
+liberté de lui demander son nom et de quel pays il était.
+
+--Je suis étonné, me dit-il, que vous ne me connaissiez pas. Est-ce que
+vous n'êtes pas des nôtres?
+
+--En vérité, monsieur, répondis-je, je ne sais pas desquels je suis.
+Tout le monde me demande et me dit la même chose; il faut que ce soit
+une gageure qu'on ait faite.
+
+--Vous voulez rire, répliqua-t-il; votre plumage vous sied trop bien
+pour que je méconnaisse un confrère. Vous appartenez infailliblement à
+cette race illustre et vénérable qu'on nomme en latin _cacuata_, en
+langue savante _kakatoès_, et en jargon vulgaire catacois.
+
+--Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur
+pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en étais pas, et
+daignez m'apprendre à qui j'ai la gloire de parler.
+
+--Je suis, répondit l'inconnu, le grand poète Kacatogan. J'ai fait de
+puissants voyages, monsieur, des traversées arides et de cruelles
+pérégrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma muse a eu des
+malheurs. J'ai fredonné sous Louis XVI, monsieur, j'ai braillé pour la
+République, j'ai noblement chanté l'Empire, j'ai discrètement loué la
+Restauration, j'ai même fait un effort dans ces derniers temps, et je me
+suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siècle sans goût. J'ai
+lancé dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, de
+gracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames chevelus, des
+romans crépus, des vaudevilles poudrés et des tragédies chauves. En un
+mot, je puis me flatter d'avoir ajouté au temple des Muses quelques
+festons galants, quelques sombres créneaux et quelques ingénieuses
+arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore
+vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je rêvais à un poëme en
+un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez
+fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous être bon à quelque
+chose, je suis tout à votre service.
+
+--Vraiment, monsieur, vous le pouvez, répliquai-je, car vous me voyez en
+ce moment dans un grand embarras poétique. Je n'ose dire que je sois un
+poète, ni surtout un aussi grand poète que vous, ajoutai-je en le
+saluant, mais j'ai reçu de la nature un gosier qui me démange quand je
+me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. À vous dire la vérité,
+j'ignore absolument les règles.
+
+--Je les ai oubliées, dit Kacatogan, ne vous inquiétez pas de cela.
+
+--Mais il m'arrive, repris-je, une chose fâcheuse: c'est que ma voix
+produit sur ceux qui l'entendent à peu près le même effet que celle d'un
+certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire?
+
+--Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-même cet effet bizarre.
+La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable.
+
+--Eh bien! monsieur, vous qui me semblez être le Nestor de la poésie,
+sauriez-vous, je vous prie, un remède à ce pénible inconvénient?
+
+--Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je
+m'en suis fort tourmenté étant jeune, à cause qu'on me sifflait
+toujours; mais, à l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois que
+cette répugnance vient de ce que le public en lit d'autres que nous:
+cela le distrait..
+
+--Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est
+dur, pour une créature bien intentionnée, de mettre les gens en fuite
+dès qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le service
+de m'écouter, et me dire sincèrement votre avis?
+
+--Très volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles.
+
+Je me mis à chanter aussitôt, et j'eus la satisfaction de voir que
+Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, et,
+de temps en temps, il inclinait la tête d'un air d'approbation, avec une
+espèce de murmure flatteur. Mais je m'aperçus bientôt qu'il ne
+m'écoutait pas, et qu'il rêvait à son poème. Profitant d'un moment où je
+reprenais haleine, il m'interrompit tout à coup.
+
+--Je l'ai pourtant trouvée, cette rime! dit-il en souriant et en
+branlant la tête; c'est la soixante mille sept cent quatorzième qui sort
+de cette cervelle-là! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais lire
+cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en
+dira!
+
+Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir
+de m'avoir rencontré.
+
+
+
+
+V
+
+
+Resté seul et désappointé, je n'avais rien de mieux à faire que de
+profiter du reste du jour et de voler à tire-d'aile vers Paris.
+Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon
+avait été trop peu agréable pour me laisser un souvenir exact; en sorte
+que, au lieu d'aller tout droit, je tournai à gauche au Bourget, et,
+surpris par la nuit, je fus obligé de chercher un gîte dans les bois de
+Mortefontaine.
+
+Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais, qui,
+comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se
+chamaillaient de tous les côtés. Dans les buissons piaillaient les
+moineaux, en piétinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau
+marchaient gravement deux hérons, perchés sur leurs longues échasses;
+dans l'attitude de la méditation, Georges Dandins du lieu, attendant
+patiemment leurs femmes. D'énormes corbeaux, à moitié endormis, se
+posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus élevés, et
+nasillaient leurs prières du soir. Plus bas, les mésanges amoureuses se
+pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert ébouriffé
+poussait son ménage par derrière, pour le faire entrer dans le creux
+d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant
+en l'air comme des bouffées de fumée, et se précipitaient sur un
+arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes,
+des rouges-gorges, se groupaient légèrement sur des branches découpées,
+comme des cristaux sur une girandole. De toute part résonnaient des voix
+qui disaient bien distinctement:--Allons, ma femme!--Allons, ma
+fille!--Venez, ma belle!--Par ici, ma mie!--Me voilà, mon
+cher!--Bonsoir, ma maîtresse!--Adieu,--mes amis!--Dormez bien, mes
+enfants!
+
+Quelle position pour un célibataire que de coucher dans une pareille
+auberge! J'eus la tentation de me joindre à quelques oiseaux de ma
+taille, et de leur demander l'hospitalité.--La nuit, pensais-je, tous
+les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que de
+dormir poliment près d'eux?
+
+Je me dirigeai d'abord vers un fossé où se rassemblaient des étourneaux.
+Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et je
+remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorées et les
+pattes vernies: c'étaient les dandies de la forêt: Ils étaient assez
+bons enfants, et ne m'honorèrent d'aucune attention. Mais leurs propos
+étaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuité leurs
+tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement
+l'un à l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir.
+
+J'allai ensuite me percher sur une branche où s'alignaient une
+demi-douzaine d'oiseaux de différentes espèces. Je pris modestement la
+dernière place, à l'extrémité de la branche, espérant qu'on m'y
+souffrirait. Par malheur, ma voisine était une vieille colombe, aussi
+sèche qu'une girouette rouillée. Au moment où je m'approchai d'elle, le
+peu de plumes qui couvraient ses os étaient l'objet de sa sollicitude;
+elle feignait de les éplucher, mais elle eût trop craint d'en arracher
+une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son
+compte. À peine l'eus-je touchée du bout de l'aile, qu'elle se redressa
+majestueusement.
+
+--Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en pinçant le
+bec avec une pudeur britannique.
+
+Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta à bas avec une
+vigueur qui eût fait honneur à un portefaix.
+
+Je tombai dans une bruyère où dormait une grosse gelinotte. Ma mère
+elle-même, dans son écuelle, n'avait pas un tel air de béatitude. Elle
+était si rebondie, si épanouie, si bien assise sur son triple ventre,
+qu'on l'eût prise pour un pâté dont on avait mangé la croûte. Je me
+glissai furtivement près d'elle.
+
+--Elle ne s'éveillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une si bonne
+grosse maman ne peut pas être bien méchante. Elle ne le fut pas en
+effet. Elle ouvrit les yeux à demi, et me dit en poussant un léger
+soupir:
+
+--Tu me gênes, mon petit, va-t'en de là.
+
+Au même instant, je m'entendis appeler: c'étaient des grives qui, du
+haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir à elles.--Voilà enfin de
+bonnes âmes, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des folles,
+et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplumé qu'un billet
+doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas à juger que ces dames
+avaient mangé plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le faire; elles
+se soutenaient à peine sur les branches, et leurs plaisanteries de
+mauvaise compagnie, leurs éclats de rire et leurs chansons grivoises me
+forcèrent de m'éloigner.
+
+Je commençais à désespérer, et j'allais m'endormir dans un coin
+solitaire, lorsqu'un rossignol se mit à chanter. Tout le monde aussitôt
+fit silence. Hélas! que sa voix était pure! que sa mélancolie même
+paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords
+semblaient le bercer. Personne ne songeait à le faire taire, personne ne
+trouvait mauvais qu'il chantât sa chanson à pareille heure; son père ne
+le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite.
+
+--Il n'y a donc que moi, m'écriai-je, à qui il soit défendu d'être
+heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route
+dans les ténèbres, au risque d'être avalé par quelque hibou, que de me
+laisser déchirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres!
+
+Sur cette pensée, je me remis en chemin et j'errai longtemps au hasard.
+Aux premières clartés du jour, j'aperçus les tours de Notre-Dame. En un
+clin d'œil j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards
+avant de reconnaître notre jardin. J'y volai plus vite que l'éclair...
+Hélas! il était vide... J'appelai en vain mes parents: personne ne me
+répondit. L'arbre où se tenait mon père, le buisson maternel, l'écuelle
+chérie, tout avait disparu. La cognée avait tout détruit; au lieu de
+l'allée verte où j'étais né, il ne restait qu'un cent de fagots.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour, mais
+ce fut peine perdue; ils s'étaient sans doute réfugiés dans quelque
+quartier éloigné, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles.
+
+Pénétré d'une tristesse affreuse, j'allai me percher sur la gouttière où
+la colère de mon père m'avait d'abord exilé. J'y passais les jours et
+les nuits à déplorer ma triste existence. Je ne dormais plus, je
+mangeais à peine: j'étais près de mourir de douleur.
+
+Un jour que je me lamentais comme à l'ordinaire:
+
+--Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque
+mon père me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tombé en route quand
+j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite
+marquise s'est bouché les oreilles dès que j'ai ouvert le bec; ni une
+tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-même, ronflait
+comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan n'a
+pas daigné m'écouter; ni un oiseau quelconque, enfin, puisque, à
+Mortefontaine, on m'a laissé coucher tout seul. Et cependant j'ai des
+plumes sur le corps; voilà des pattes et voilà des ailes. Je ne suis
+point un monstre, témoin Gourouli, et cette petite marquise elle-même,
+qui me trouvaient assez à leur gré. Par quel mystère inexplicable ces
+plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble
+auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?...
+
+J'allais poursuivre mes doléances, lorsque je fus interrompu par deux
+portières qui se disputaient dans la rue.
+
+--Ah, parbleu! dit l'une d'elles à l'autre, si tu en viens jamais à
+bout, je te fais cadeau d'un merle blanc!
+
+--Dieu juste! m'écriai-je, voilà mon affaire. O Providence! je suis fils
+d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc!
+
+Cette découverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes idées. Au lieu
+de continuer à me plaindre, je commençai à me rengorger et à marcher
+fièrement le long de la gouttière, en regardant l'espace d'un air
+victorieux.
+
+--C'est quelque chose, me dis-je, que d'être un merle blanc: cela ne se
+trouve point dans le pas d'un âne. J'étais bien bon de m'affliger de ne
+pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du génie, c'est le mien! Je
+voulais fuir le monde, je veux l'étonner! Puisque je suis cet oiseau
+sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et prétends me
+comporter comme tel, ni plus ni moins que le phénix, et mépriser le
+reste des volatiles. Il faut que j'achète les Mémoires d'Alfieri et les
+poèmes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera un
+noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donné. Oui, je veux
+ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait
+rare, je me ferai mystérieux. Ce sera une faveur, une gloire de me
+voir.--Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout
+bonnement pour de l'argent?
+
+--Fi donc! quelle indigne pensée! Je veux faire un poème comme
+Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les
+grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des
+notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je
+ne manquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isolement; mais ce sera
+de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel
+m'a refusé une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je
+prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les
+rossignols n'ont qu'à se bien tenir; je démontrerai, comme deux et deux
+font quatre, que leurs complaintes font mal au cœur, et que leur
+marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je
+veux me créer tout d'abord une puissante position littéraire. J'entends
+avoir autour de moi une cour composée, non pas seulement de
+journalistes, mais d'auteurs véritables et même de femmes de lettres.
+J'écrirai un rôle pour mademoiselle Rachel, et, si elle refuse de le
+jouer, je publierai à son de trompe que son talent est bien inférieur à
+celui d'une vieille actrice de province. J'irai à Venise, et je
+louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cité féerique,
+le beau palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par jour; là,
+je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de _Lara_ doit y
+avoir laissés. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un déluge
+de rimes croisées, calquées sur la strophe de Spencer, où je soulagerai
+ma grande âme; je ferai soupirer toutes les mésanges, roucouler toutes
+les tourterelles, fondre en larmes toutes les bécasses, et hurler toutes
+les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me
+montrerai inexorable et inaccessible à l'amour. En vain me
+pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir pitié des infortunées qu'auront
+séduites mes chants sublimes; à tout cela, je répondrai: Foin! O excès
+de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres
+traverseront les mers; la renommée, la fortune, me suivront partout;
+seul, je semblera! indifférent aux murmures de la foule qui
+m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un véritable
+écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié, mais complètement
+grognon et insupportable.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon premier
+ouvrage. C'était, comme je me l'étais promis, un poëme en quarante-huit
+chants. Il s'y trouvait bien quelques négligences, à cause de la
+prodigieuse fécondité avec laquelle je l'avais écrit; mais je pensai que
+le public d'aujourd'hui, accoutumé à la belle littérature qui s'imprime
+au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.
+
+J'eus un succès digne de moi, c'est-à-dire sans pareil. Le sujet de mon
+ouvrage n'était autre que moi-même: je me conformai en cela à la grande
+mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passées avec une
+fatuité charmante; je mettais le lecteur au fait de mille détails
+domestiques du plus piquant intérêt; la description de l'écuelle de ma
+mère ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais compté les
+rainures, les trous, les bosses, les éclats, les échardes, les clous,
+les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans,
+le dehors, les bords, le fond, les côtés, les plans inclinés, les plans
+droits; passant au contenu, j'avais étudié les brins d'herbe, les
+pailles, les feuilles sèches, les petits morceaux de bois, les
+graviers, les gouttes d'eau, les débris de mouches, les pattes de
+hannetons cassées qui s'y trouvaient: c'était une description
+ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimée tout d'une venue;
+il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautée. Je l'avais
+habilement coupée par morceaux, et entremêlée au récit, afin que rien
+n'en fût perdu; en sorte qu'au moment le plus intéressant et le plus
+dramatique arrivaient tout à coup quinze pages d'écuelle. Voilà, je
+crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point
+d'avarice, en profitera qui voudra.
+
+L'Europe entière fut émue à l'apparition de mon livre; elle dévora les
+révélations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en eût-il
+été autrement? Non seulement j'énumérais tous les faits qui se
+rattachaient à ma personne, mais je donnais encore au public un tableau
+complet de toutes les rêvasseries qui m'avaient passé par la tête depuis
+l'âge de deux mois; j'avais même intercalé au plus bel endroit une ode
+composée dans mon œuf. Bien entendu d'ailleurs que je ne négligeais pas
+de traiter en passant le grand sujet qui préoccupe maintenant tant de
+monde: à savoir, l'avenir de l'humanité. Ce problème m'avait paru
+intéressant; j'en ébauchai, dans un moment de loisir, une solution qui
+passa généralement pour satisfaisante.
+
+On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de
+félicitation et des déclarations d'amour anonymes. Quant aux visites,
+je suivais rigoureusement le plan que je m'étais tracé; ma porte était
+fermée à tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir
+deux étrangers qui s'étaient annoncés comme étant de mes parents. L'un
+était un merle du Sénégal, et l'autre un merle de la Chine.
+
+--Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant à m'étouffer, que vous
+êtes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre poème
+immortel, la profonde souffrance du génie méconu! Si nous n'étions pas
+déjà aussi incompris que possible, nous le deviendrions après vous avoir
+lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime
+mépris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons par
+nous-mêmes, les peines secrètes que vous avez chantées! Voici deux
+sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous
+prions d'agréer.
+
+--Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon épouse a
+composée sur un passage de votre préface. Elle rend merveilleusement
+l'intention de l'auteur.
+
+--Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez
+doués d'un grand cœur et d'un esprit plein de lumières. Mais
+pardonnez-moi de vous faire une question. D'où vient votre mélancolie?
+
+--Eh! monsieur, répondit l'habitant du Sénégal, regardez comme je suis
+bâti. Mon plumage, il est vrai, est agréable à voir, et je suis revêtu
+de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais
+mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue
+je suis affublé! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux tiers.
+N'y a-t-il pas là de quoi se donner au diable?
+
+--Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus
+pénible. La queue de mon confrère balaye les rues; mais les polissons me
+montrent au doigt, à cause que je n'en ai point[2].
+
+[Note 2: Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du
+Sénégal sont exactes.]
+
+--Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon âme; il est toujours
+fâcheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais permettez-moi
+de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui
+vous ressemblent, et qui demeurent là depuis longtemps, fort
+paisiblement empaillées. De même qu'il ne suffit pas à une femme de
+lettres d'être dévergondée pour faire un bon livre, ce n'est pas non
+plus assez pour un merle d'être mécontent pour avoir du génie. Je suis
+seul de mon espèce, et je m'en afflige; j'ai peut-être tort, mais c'est
+mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que
+vous saurez dire.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Malgré la résolution que j'avais prise et le calme que j'affectais, je
+n'étais pas heureux. Mon isolement, pour être glorieux, ne m'en semblait
+pas moins pénible, et je ne pouvais songer sans effroi à la nécessité où
+je me trouvais de passer ma vie entière dans le célibat. Le retour du
+printemps, en particulier, me causait une gêne mortelle, et je
+commençais à tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu'une
+circonstance imprévue décida de ma vie entière.
+
+Il va sans dire que mes écrits avaient traversé la Manche, et que les
+Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce
+qu'ils comprennent. Je reçus un jour, de Londres, une lettre signée
+d'une jeune merlette:
+
+«J'ai lu votre poème, me disait-elle, et l'admiration que j'ai éprouvée
+m'a fait prendre la résolution de vous offrir ma main et ma personne.
+Dieu nous a créés l'un pour l'autre! Je suis semblable à vous, je suis
+une merlette blanche!...»
+
+On suppose aisément ma surprise et ma joie.--Une merlette blanche! me
+dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre!
+Je me hâtai de répondre à la belle inconnue, et je le fis d'une manière
+qui témoignait assez combien sa proposition m'agréait. Je la pressais de
+venir à Paris ou de me permettre de voler près d'elle. Elle me répondit
+qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle
+mettait ordre à ses affaires et que je la verrais bientôt.
+
+Elle vint, en effet, quelques jours après. O bonheur! c'était la plus
+jolie merlette du monde, et elle était encore plus blanche que moi.
+
+--Ah! mademoiselle, m'écriai-je, ou plutôt madame, car je vous considère
+des à présent comme mon épouse légitime, est-il croyable qu'une créature
+si charmante se trouvât sur la terre sans que la renommée m'apprît son
+existence? Bénis soient les malheurs que j'ai éprouvés et les coups de
+bec que m'a donnés mon père, puisque le ciel me réservait une
+consolation si inespérée! Jusqu'à ce jour, je me croyais condamné à une
+solitude éternelle, et, à vous parler franchement, c'était un rude
+fardeau à porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les
+qualités d'un père de famille. Acceptez ma main sans délai; marions-nous
+à l'anglaise, sans cérémonie, et partons ensemble pour la Suisse.
+
+--Je ne l'entends pas ainsi, me répondit la jeune merlette; je veux que
+nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de
+merles un peu bien nés y soient solennellement rassemblés. Des gens
+comme nous doivent à leur propre gloire de ne pas se marier comme des
+chats de gouttière. J'ai apporté une provision de _bank-notes_. Faites
+vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lésinez pas sur les
+rafraîchissements.
+
+Je me conformai aveuglément aux ordres de la blanche merlette. Nos noces
+furent d'un luxe écrasant; on y mangea dix mille mouches. Nous reçûmes
+la bénédiction nuptiale d'un révérend père Cormoran, qui était
+archevêque _in partibus_. Un bal superbe termina la journée; enfin, rien
+ne manqua à mon bonheur.
+
+Plus j'approfondissais le caractère de ma charmante femme, plus mon
+amour augmentait. Elle réunissait, dans sa petite personne, tous les
+agréments de l'âme et du corps. Elle était seulement un peu bégueule;
+mais j'attribuai cela à l'influence du brouillard anglais dans lequel
+elle avait vécu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat de la
+France ne dissipât bientôt ce léger nuage.
+
+Une chose qui m'inquiétait plus sérieusement, c'était une sorte de
+mystère dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur singulière,
+s'enfermant à clef avec ses caméristes, et passant ainsi des heures
+entières pour faire sa toilette, à ce qu'elle prétendait. Les maris
+n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur ménage. Il m'était arrivé
+vingt fois de frapper à l'appartement de ma femme sans pouvoir obtenir
+qu'on m'ouvrît la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un jour, entre
+autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit obligée
+de céder et de m'ouvrir un peu à la hâte, non sans se plaindre fort de
+mon importunité. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille pleine
+d'une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc d'Espagne. Je
+demandai à ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me répondit
+que c'était un opiat pour des engelures qu'elle avait.
+
+Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle défiance pouvait
+m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'était donnée à moi
+avec tant d'enthousiasme et une sincérité si parfaite? J'ignorais
+d'abord que ma bien-aimée fût une femme de plume; elle me l'avoua au
+bout de quelque temps, et elle alla même jusqu'à me montrer le manuscrit
+d'un roman où elle avait imité à la fois Walter Scott et Scarron. Je
+laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non
+seulement je me voyais possesseur d'une beauté incomparable, mais
+j'acquérais encore la certitude que l'intelligence de ma compagne était
+digne en tout point de mon génie. Dès cet instant, nous travaillâmes
+ensemble. Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait des
+rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la
+gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. Elle pondait ses
+romans avec une facilité presque égale à la mienne, choisissant toujours
+les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des
+meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant toujours soin, en
+passant, d'attaquer le gouvernement et de prêcher l'émancipation des
+merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son esprit, aucun tour
+de force à sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni
+de faire un plan avant de se mettre à l'œuvre. C'était le type de la
+merlette lettrée.
+
+Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur inaccoutumée, je
+m'aperçus qu'elle suait à grosses gouttes, et je fus étonné devoir en
+même temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos.
+
+--Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous êtes malade?
+
+Elle parut d'abord un peu effrayée et même penaude; mais la grande
+habitude qu'elle avait du monde l'aida bientôt à reprendre l'empire
+admirable qu'elle gardait toujours sur elle-même. Elle me dit que
+c'était une tache d'encre, et qu'elle y était fort sujette dans ses
+moments d'inspiration.
+
+--Est-ce que ma femme déteint? me dis-je tout bas. Cette pensée
+m'empêcha de dormir. La bouteille de colle me revint en mémoire.--O
+ciel! m'écriai-je, quel soupçon! Cette créature céleste ne serait-elle
+qu'une peinture, un léger badigeon? se serait-elle vernie pour abuser de
+moi?... Quand je croyais presser sur mon cœur la sœur de mon âme, l'être
+prévilégié créé pour moi seul, n'aurais-je donc épousé que de la farine?
+
+Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en
+affranchir. Je fis l'achat d'un baromètre, et j'attendis avidement qu'il
+vint à faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme à la
+campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'épreuve d'une
+lessive. Mais nous étions en plein juillet; il faisait un beau temps
+effroyable.
+
+L'apparence du bonheur et l'habitude d'écrire avaient fort excité ma
+sensibilité. Naïf comme j'étais, il m'arrivait parfois, en travaillant,
+que le sentiment fût plus fort que l'idée, et de me mettre à pleurer en
+attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute
+faiblesse masculine enchante l'orgueil féminin. Une certaine nuit que je
+limais une rature, selon le précepte de Boileau, il advint à mon cœur de
+s'ouvrir.
+
+--O Loi! dis-je à ma chère merlette, toi, la seule et la plus aimée!
+toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire,
+métamorphosent pour moi l'univers, vie de mon cœur, sais-tu combien je
+t'aime? Pour mettre en vers une idée banale déjà usée par d'autres
+poètes, un peu d'étude et d'attention me font aisément trouver des
+paroles; mais où en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta beauté
+m'inspire? Le souvenir même de mes peines passées pourrait-il me fournir
+un mot pour te parler de mon bonheur présent? Avant que tu fusses venue
+à moi, mon isolement était celui d'un orphelin exilé; aujourd'hui, c'est
+celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre jusqu'à ce
+que la mort en fasse un débris, dans cette petite cervelle enfiévrée, où
+fermente une inutile pensée, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma belle,
+que rien ne peut être qui ne soit à toi? Écoute ce que mon cerveau peut
+dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon génie fût
+une perle, et que tu fusses Cléopâtre!
+
+En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle déteignait
+visiblement. À chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une
+plume, non pas même noire, mais du plus vieux roux (je crois qu'elle
+avait déjà déteint autre part). Après quelques minutes
+d'attendrissement, je me trouvai vis-à-vis d'un oiseau décollé et
+désenfariné, identiquement semblable aux merles les plus plats et les
+plus ordinaires.
+
+Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche était inutile.
+J'aurais bien pu, à la vérité, considérer le cas comme rédhibitoire, et
+faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte? N'était-ce
+pas assez de mon malheur? Je pris mon courage à deux pattes, je résolus
+de quitter le monde, d'abandonner la carrière des lettres, de fuir dans
+un désert, s'il était possible, d'éviter à jamais l'aspect d'une
+créature vivante, et de chercher, comme Alceste,
+
+ Un endroit écarté,
+ Où d'être un merle blanc on eût la liberté!
+
+
+
+
+X
+
+
+Je m'envolai là-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui est le hasard
+des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette
+fois, on était couché.--Quel mariage! me disais-je, quelle équipée!
+C'est certainement à bonne intention que cette pauvre enfant s'est mis
+du blanc; mais je n'en suis pas moins à plaindre, ni elle moins rousse.
+
+Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait à
+plein cœur du bienfait de Dieu qui le rend si supérieur aux poètes, et
+donnait librement sa pensée au silence qui l'entourait. Je ne pus
+résister à la tentation d'aller à lui et de lui parler.
+
+--Que vous êtes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez tant que
+vous voulez, et très bien, et tout le monde écoute; mais vous avez une
+femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, la
+pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien auprès de
+vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chanté aussi,
+monsieur, et c'est pitoyable. J'ai rangé des mots en bataille comme des
+soldats prussiens, et j'ai coordonné des fadaises pendant que vous
+étiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre?
+
+--Oui, me répondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous croyez.
+Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose:
+Sadi, le Persan, en a parlé. Je m'égosille toute la nuit pour elle, mais
+elle dort et ne m'entend pas. Son calice est fermé à l'heure qu'il est:
+elle y berce un vieux scarabée,--et demain matin, quand je regagnerai
+mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle
+s'épanouira, pour qu'une abeille lui mange le cœur!
+
+
+FIN DE L'HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
+
+
+Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la forme
+d'une piquante allégorie, quelque peinture de mœurs d'une vérité
+frappante, ou quelque trait de critique littéraire plein de raison et de
+verve gauloise. Les souffrances, les déceptions, les chagrins des poètes
+en général, et ceux de l'auteur en particulier, y sont présentés
+gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au
+lecteur l'injure de lui en donner l'explication.
+
+L'_Histoire d'un merle blanc_ a paru pour la première fois dans les
+_Scènes de la vie privée des animaux_, ouvrage publié par livraisons et
+illustré par le crayon de Grandville.
+
+
+
+
+PIERRE ET CAMILLE
+
+1844
+
+I
+
+
+Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitté le service
+en 1760. Bien qu'il fût jeune encore, et que sa fortune lui permît de
+paraître avantageusement à la cour, il s'était lassé de bonne heure de
+la vie de garçon et des plaisirs de Paris. Il se retira près du Mans,
+dans une jolie maison de campagne. Là, au bout de peu de temps, la
+solitude, qui lui avait d'abord été agréable, lui sembla pénible. Il
+sentit qu'il lui était difficile de rompre tout à coup avec les
+habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitté le monde;
+mais, ne pouvant se résoudre à vivre seul, il prit le parti de se
+marier, et de trouver, s'il était possible, une femme qui partageât son
+goût pour le repos et pour la vie sédentaire qu'il était décidé à mener.
+
+Il ne voulait point que sa femme fût belle; il ne la voulait pas laide,
+non plus; il désirait qu'elle eût de l'instruction et de l'intelligence,
+avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout,
+c'était de la gaieté et une humeur égale, qu'il regardait, dans une
+femme, comme les premières des qualités.
+
+La fille d'un négociant retiré, qui demeurait dans le voisinage, lui
+plut. Comme le chevalier ne dépendait de personne, il ne s'arrêta pas à
+la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un
+marchand. Il adressa à la famille une demande qui fut accueillie avec
+empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut
+conclu.
+
+Jamais alliance ne fut formée sous de meilleurs et de plus heureux
+auspices. À mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier découvrit
+en elle de nouvelles qualités et une douceur de caractère inaltérable.
+Elle, de son côté, se prit pour son mari d'un amour extrême. Elle ne
+vivait qu'en lui, ne songeait qu'à lui complaire, et, bien loin de
+regretter les plaisirs de son âge qu'elle lui sacrifiait, elle
+souhaitait que son existence entière pût s'écouler dans une solitude
+qui, de jour en jour, lui devenait plus chère.
+
+Cette solitude n'était cependant pas complète. Quelques voyages à la
+ville, la visite régulière de quelques amis y faisaient diversion de
+temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir fréquemment les
+parents de sa femme, en sorte qu'il semblait à celle-ci qu'elle n'avait
+pas quitté la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras de son
+mari pour se retrouver dans ceux de sa mère, et jouissait ainsi d'une
+faveur que la Providence accorde à bien peu de gens, car il est rare
+qu'un bonheur nouveau ne détruise pas un ancien bonheur.
+
+M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bonté que sa femme; mais
+les passions de sa jeunesse, l'expérience qu'il paraissait avoir faite
+des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la mélancolie. Cécile
+(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces
+moments de tristesse. Quoiqu'il n'y eût en elle, à ce sujet, ni
+réflexion ni calcul, son cœur l'avertissait aisément de ne pas se
+plaindre de ces légers nuages qui détruisent tout dès qu'on les regarde,
+et qui ne sont rien quand on les laisse passer.
+
+La famille de Cécile était composée de bonnes gens, marchands enrichis
+par le travail, et dont la vieillesse était, pour ainsi dire, un
+perpétuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaieté du repos, achetée
+par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des mœurs de
+Versailles et même des soupers de mademoiselle Quinault, il se plaisait
+à ces façons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles pour lui.
+Cécile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore, qui
+s'appelait Giraud. Il avait été maître maçon, puis il était devenu peu à
+peu architecte; à tout cela il avait gagné une vingtaine de mille livres
+de rente. La maison du chevalier était fort à son goût, et il y était
+toujours bien reçu, quoiqu'il y arrivât quelquefois couvert de plâtre
+et de poussière; car, en dépit des ans et de ses vingt mille livres, il
+ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle.
+Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il pérorât
+au dessert.--Vous êtes heureux, mon neveu, disait-il souvent au
+chevalier: vous êtes riche, jeune, vous avez une bonne petite femme, une
+maison pas trop mal bâtie; il ne vous manque rien, il n'y a rien à dire;
+tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et répète que vous
+êtes heureux.
+
+Un jour, Cécile, entendant ces mots, et se penchant vers son
+mari:--N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai,
+pour que tu te le laisses dire en face?
+
+Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle était
+enceinte. Il y avait derrière la maison une petite colline d'où l'on
+découvrait tout le domaine. Les deux époux s'y promenaient souvent
+ensemble. Un soir qu'ils y étaient assis sur l'herbe:
+
+--Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit Cécile. Penses-tu
+cependant qu'il eût tout à fait raison? Es-tu parfaitement heureux?
+
+--Autant qu'un homme peut l'être, répondit le chevalier, et je ne vois
+rien qui puisse ajouter à mon bonheur.
+
+--Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit Cécile, car il me serait
+aisé de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous est
+absolument nécessaire.
+
+Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle
+voulait prendre un détour pour lui confier un caprice de femme. Il fit,
+en plaisantant, mille conjectures, et à chaque question, les rires de
+Cécile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils s'étaient levés et ils
+descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invité par la
+pente rapide, il allait entraîner sa femme, lorsque celle-ci s'arrêta,
+et s'appuyant sur l'épaule du chevalier:
+
+--Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si vite.
+Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons là sous mes
+paniers.
+
+Presque tous leurs entretiens, à compter de ce jour, n'eurent plus qu'un
+sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins à lui donner, de
+la manière dont ils l'élèveraient, des projets qu'ils formaient déjà
+pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme prît toutes les
+précautions possibles pour conserver le trésor qu'elle portait. Il
+redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura la
+grossesse de Cécile ne fut qu'une longue et délicieuse ivresse, pleine
+des plus douces espérances.
+
+Le terme fixé par la nature arriva; un enfant vint au monde, beau comme
+le jour. C'était une fille, qu'on appela Camille. Malgré l'usage général
+et contre l'avis même des médecins, Cécile voulut la nourrir elle-même.
+Son orgueil maternel était si flatté de la beauté de sa fille, qu'il fut
+impossible de l'en séparer; il était vrai que l'on n'avait vu que bien
+rarement à un enfant nouveau-né des traits aussi réguliers et aussi
+remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent à la lumière,
+brillèrent d'un éclat extraordinaire. Cécile, qui avait été élevée au
+couvent, était extrêmement pieuse. Ses premiers pas, dès qu'elle put se
+lever, furent pour aller à l'église rendre grâces à Dieu.
+
+Cependant, l'enfant commença à prendre des forces et à se développer. À
+mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une
+immobilité étrange. Aucun bruit ne semblait la frapper; elle était
+insensible à ces mille discours que les mères adressent à leurs
+nourrissons; tandis qu'on chantait en la berçant, elle restait les yeux
+fixes et ouverts, regardant avidement la clarté de la lampe, et ne
+paraissant rien entendre. Un jour qu'elle était endormie, une servante
+renversa un meuble; la mère accourut aussitôt, et vit avec étonnement
+que l'enfant ne s'était pas réveillée. Le chevalier fut effrayé de ces
+indices trop clairs pour qu'on pût s'y tromper. Dès qu'il les eut
+observés avec attention, il comprit à quel malheur sa fille était
+condamnée. La mère voulut en vain s'abuser, et, par tous les moyens
+imaginables, détourner les craintes de son mari. Le médecin fut appelé,
+et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre
+Camille était privée de l'ouïe, et par conséquent de la parole.
+
+
+
+
+II
+
+
+La première pensée de la mère avait été de demander si le mal était sans
+remède, et on lui avait répondu qu'il y avait des exemples de guérison.
+Pendant un an, malgré l'évidence, elle conserva quelque espoir; mais
+toutes les ressources de l'art échouèrent, et, après les avoir épuisées,
+il fallut enfin y renoncer.
+
+Malheureusement à cette époque, où tant de préjugés furent détruits et
+remplacés, il en existait un impitoyable contre ces pauvres créatures
+qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants distingués ou
+des hommes seulement poussés par un sentiment charitable, avaient, il
+est vrai, dès longtemps, protesté contre cette barbarie. Chose bizarre,
+c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizième siècle, a deviné et
+essayé cette tâche, crue alors impossible, d'apprendre aux muets à
+parler sans parole. Son exemple avait été suivi en Italie, en Angleterre
+et en France, à différentes reprises. Bonnet, Wallis, Bulwer, Van
+Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention
+chez eux avait été meilleure que l'effet; un peu de bien avait été opéré
+çà et là, à l'insu du monde, presque au hasard, sans aucun fruit.
+Partout, même à Paris, au sein de la civilisation la plus avancée, les
+sourds-muets étaient regardés comme une espèce d'êtres à part, marqués
+du sceau de la colère céleste. Privés de la parole, on leur refusait la
+pensée. Le cloître pour ceux qui naissaient riches, l'abandon pour les
+pauvres, tel était leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que de
+pitié.
+
+Le chevalier tomba peu à peu dans le plus profond chagrin. Il passait la
+plus grande partie du jour seul, enfermé dans son cabinet, ou se
+promenait dans les bois. Il s'efforçait, lorsqu'il voyait sa femme, de
+montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain.
+Madame des Arcis, de son côté, n'était pas moins triste. Un malheur
+mérité peut faire verser des larmes, presque toujours tardives et
+inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en décourageant
+la piété.
+
+Ces deux nouveaux mariés, faits pour s'aimer et qui s'aimaient,
+commencèrent ainsi à se voir avec peine et à s'éviter dans les mêmes
+allées où ils venaient de se parler d'un espoir si prochain, si
+tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa
+maison de campagne, n'avait pensé qu'au repos; le bonheur avait semblé
+l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison;
+l'amour était venu, il était réciproque. Un obstacle terrible se plaçait
+tout à coup entre eux, et cet obstacle était précisément l'objet même
+qui eût dû être un lien sacré.
+
+Ce qui causa cette séparation soudaine et tacite, plus affreuse qu'un
+divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la mère, en dépit
+du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier,
+quoi qu'il voulût faire, malgré sa patience et sa bonté, ne pouvait
+vaincre l'horreur que lui inspirait cette malédiction de Dieu tombée sur
+lui.
+
+--Pourrais-je donc haïr ma fille? se demandait-il souvent durant ses
+promenades solitaires. Est-ce sa faute si la colère du ciel l'a frappée?
+Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher à adoucir la douleur
+de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? À quelle
+triste existence est-elle réservée si moi, son père, je l'abandonne? que
+deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est à moi de me résigner.
+Qui en prendra soin? qui relèvera? qui la protégera? Elle n'a au monde
+que sa mère et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura jamais
+ni frère ni sœur; c'est assez d'une malheureuse de plus au monde. Sous
+peine de manquer de cœur, je dois consacrer ma vie à lui faire supporter
+la sienne.
+
+Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait à la maison avec la ferme
+intention de remplir ses devoirs de père et de mari; il trouvait son
+enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait
+les mains de Cécile entre les siennes: on lui avait parlé, disait-il,
+d'un médecin célèbre, qu'il allait faire venir; rien n'était encore
+décidé; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant ainsi, il
+soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais
+d'affreuses pensées le saisissaient malgré lui; l'idée de l'avenir, la
+vue de ce silence, de cet être inachevé, dont les sens étaient fermés,
+la réprobation, le dégoût, la pitié, le mépris du monde, l'accablaient.
+Son visage pâlissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant à sa
+mère, et se détournait pour cacher ses larmes.
+
+C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son
+cœur avec une sorte de tendresse désespérée et ce plein regard de
+l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle
+ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre,
+posait Camille dans son berceau, et passait des heures entières, muette
+comme elle, à la regarder.
+
+Cette espèce d'exaltation sombre et passionnée devint si forte, qu'il
+n'était pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le plus
+absolu pendant des journées. On lui adressait en vain la parole. Il
+semblait qu'elle voulût savoir par elle-même ce que c'était que cette
+nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre.
+
+Elle parlait par signes à l'enfant et savait seule se faire comprendre.
+Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-même, semblaient
+étrangers à Camille. La mère de madame des Arcis, femme d'un esprit
+assez vulgaire, ne venait guère à Chardonneux[3] (ainsi se nommait la
+terre du chevalier) que pour déplorer le malheur arrivé à son gendre et
+à sa chère Cécile. Croyant faire preuve de sensibilité, elle s'apitoyait
+sans relâche sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui
+échappa de dire un jour:--Mieux eût valu pour elle ne pas être
+née.--Qu'auriez-vous donc fait si j'étais ainsi? répliqua Cécile presque
+avec l'accent de la colère.
+
+[Note 3: Il y a près du Mans un château de ce nom. L'auteur y passa
+quelques jours en septembre 1829.]
+
+L'oncle Giraud, le maître maçon, ne trouvait pas grand mal à ce que sa
+petite nièce fût muette:--J'ai eu, disait-il, une femme si bavarde, que
+je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme préférable.
+Cette petite-là est sûre d'avance de ne jamais tenir de mauvais propos,
+ni d'en écouter, de ne pas impatienter toute une maison en chantant de
+vieux airs d'opéra, qui sont tous pareils; elle ne sera pas querelleuse,
+elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait
+jamais; elle ne s'éveillera pas si son mari tousse, ou bien s'il se lève
+plus tôt qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne rêvera pas tout
+haut, elle sera discrète; elle y verra clair, les sourds ont de bons
+yeux; elle pourra régler un mémoire, quand elle ne ferait que compter
+sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner,
+comme les propriétaires à propos de la moindre bâtisse; elle saura
+d'elle-même une chose très bonne qui ne s'apprend d'ordinaire que
+difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le cœur
+à sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du miel au
+bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle
+n'entendra pas, à dîner, les rabat-joie qui font des périodes; elle sera
+jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera
+pas obligée, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se promener. Ma
+foi, si j'étais jeune, je l'épouserais très bien quand elle sera grande,
+et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais très
+bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait.
+
+Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de gaieté
+rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient
+s'empêcher de sourire tous deux à cette bonhomie un peu brusque, mais
+respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part.
+Mais le mal était là; tout le reste de la famille regardait avec des
+yeux effrayés et curieux ce malheur, qui était une rareté. Quand ils
+venaient en carriole du gué de Mauny[4], ces braves gens se mettaient en
+cercle avant dîner, tâchant de voir et de raisonner, examinant tout d'un
+air d'intérêt, prenant un visage composé, se consultant tout bas pour
+savoir quoi dire, tentant quelquefois de détourner la pensée commune par
+une grosse remarque sur un fétu. La mère restait devant eux, sa fille
+sur ses genoux, sa gorge découverte, quelques gouttes de lait coulant
+encore. Si Raphaël eût été de la famille, la Vierge à la Chaise aurait
+pu avoir une sœur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en était
+d'autant plus belle.
+
+[Note 4: Le gué de Mauny est un site pittoresque des environs du
+Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.]
+
+
+
+
+III
+
+
+La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa
+tâche, mais fidèlement. Camille n'avait que ses yeux au service de son
+âme; ses premiers gestes furent, comme l'avaient été ses premiers
+regards, dirigés vers la lumière. Le plus pâle rayon de soleil lui
+causait des transports de joie.
+
+Lorsqu'elle commença à se tenir debout et à marcher, une curiosité très
+marquée lui fit examiner et toucher tous les objets qui l'environnaient,
+avec une délicatesse mêlée de crainte et de plaisir, qui tenait de la
+vivacité de l'enfant, et déjà de la pudeur de la femme. Son premier
+mouvement était de courir vers tout ce qui lui était nouveau, comme pour
+le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours à
+moitié chemin en regardant sa mère, comme pour la consulter. Elle
+ressemblait alors à l'hermine, qui, dit-on, s'arrête et renonce à la
+route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de
+gravier pourrait tacher sa fourrure.
+
+Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le
+jardin. C'était une chose étrange que la manière dont elle les
+regardait parler. Ces enfants, à peu près du même âge qu'elle,
+essayaient, bien entendu, de répéter des mots estropiés par leurs
+bonnes, et tâchaient, en ouvrant les lèvres, d'exercer leur intelligence
+au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement à la pauvre fille.
+Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle étendait les mains
+vers ses petites compagnes, qui, de leur côté, reculaient effrayées
+devant cette autre expression de leur propre pensée.
+
+Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec anxiété
+les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle eût
+pu deviner que l'abbé de l'Épée allait bientôt venir et apporter la
+lumière dans ce monde de ténèbres, quelle n'eût pas été sa joie! Mais
+elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard,
+que le courage et la piété d'un homme allaient détruire. Singulière
+chose qu'un prêtre en voie plus qu'une mère, et que l'esprit, qui
+discerne, trouve ce qui manque au cœur, qui souffre!
+
+Quand les petites amies de Camille furent en âge de recevoir les
+premières instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant commença à
+témoigner une très grande tristesse de ce qu'on n'en faisait pas autant
+pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille
+institutrice anglaise qui faisait épeler à grand'peine un enfant et le
+traitait sévèrement. Camille assistait à la leçon, regardait avec
+étonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et tâchant,
+pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il était
+grondé.
+
+Les leçons de musique furent pour elle le sujet d'une peine bien plus
+vive. Debout près du piano, elle roidissait et remuait ses petits doigts
+en regardant la maîtresse de tous ses grands yeux, qui étaient très
+noirs et très beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait là, et
+frappait quelquefois sur les touches d'une façon en même temps douce et
+irritée.
+
+L'impression que les êtres ou les objets extérieurs produisaient sur les
+autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les
+choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se
+montrer du doigt ces mêmes objets et échanger entre eux ce mouvement des
+lèvres qui lui était inintelligible, alors recommençait son chagrin.
+Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de
+bois, elle traçait presque machinalement sur le sable quelques lettres
+majuscules qu'elle avait vu épeler à d'autres, et qu'elle considérait
+attentivement.
+
+La prière du soir, que le voisin faisait faire régulièrement à ses
+enfants tous les jours, était pour Camille une énigme qui ressemblait à
+un mystère. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les mains
+sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation:
+
+--Ôtez-moi cette petite, disait-il; épargnez-moi cette singerie.--Je
+prends sur moi d'en demander pardon à Dieu, répondit un jour la mère.
+
+Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre faculté que
+les Écossais appellent la double vue, que les partisans du magnétisme
+veulent faire admettre, et que les médecins rangent, la plupart du
+temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir
+ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien
+eût pu l'avertir de leur arrivée.
+
+Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec une
+certaine crainte, mais ils l'évitaient quelquefois d'un air de mépris.
+Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de pitié dont parle La
+Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en
+riant, lui demandant de répondre. Ces petites rondes des enfants, qui se
+danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait à
+la promenade, déjà à demi jeune fille, et quand venait le vieux refrain:
+
+ Entrez dans la danse,
+ Voyez comme on danse...
+
+seule à l'écart, appuyée sur un banc, elle suivait la mesure, en
+balançant sa jolie tête, sans essayer de se mêler au groupe, mais avec
+assez de tristesse et de gentillesse pour faire pitié.
+
+L'une des plus grandes tâches qu'essaya cet esprit maltraité fut de
+vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait l'arithmétique. Il
+s'agissait d'un calcul fort aisé et fort court. La voisine se débattait
+contre quelques chiffres un peu embrouillés. Le total ne se montait
+guère à plus de douze ou quinze unités. La voisine comptait sur ses
+doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider, étendit
+ses deux mains ouvertes. On lui avait donné, à elle aussi, les premières
+et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre.
+Un animal intelligent, un oiseau même, compte d'une façon ou d'une
+autre, que nous ne savons pas, jusqu'à deux ou trois. Une pie, dit-on, a
+compté jusqu'à cinq. Camille, dans cette circonstance, aurait eu à
+compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'à dix. Elle les tenait
+ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne volonté,
+qu'on l'eût prise pour un honnête homme qui ne peut pas payer.
+
+La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille n'en
+donnait aucun indice.--C'est pourtant drôle, disait le chevalier, qu'une
+petite fille ne comprenne pas un bonnet! À de pareils propos, madame des
+Arcis souriait tristement.--Elle est pourtant belle! disait-elle à son
+mari; et en même temps, avec douceur, elle poussait un peu Camille pour
+la faire marcher devant son père, afin qu'il vît mieux sa taille, qui
+commençait à se former, et sa démarche encore enfantine, qui était
+charmante.
+
+À mesure qu'elle avançait en âge, Camille se prit de passion, non pour
+la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les églises, qu'elle
+voyait. Peut-être avait-elle dans l'âme cet instinct invincible qui fait
+qu'un enfant de dix ans conçoit et garde le projet de prendre une robe
+de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer
+ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indifférents et même des
+philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais
+elle existe.
+
+«Lorsque j'étais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne voyais que le
+ciel,» est certainement un mot sublime, écrit, comme on sait, par un
+sourd-muet. Camille était bien loin de tant de force. L'image grossière
+de la Vierge, badigeonnée de blanc de céruse, sur un fond de plâtre
+frotté de bleu, à peu près comme l'enseigne d'une boutique; un enfant de
+chœur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont la
+voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans
+que Camille en pût rien entendre; la démarche du suisse, les airs du
+bedeau,--qui sait ce qui fait lever les yeux à un enfant? Mais
+qu'importe, dès que ces yeux se lèvent?
+
+
+
+
+IV
+
+
+--Elle est pourtant belle! se répétait le chevalier, et Camille l'était
+en effet. Dans le parfait ovale d'un visage régulier, sur des traits
+d'une pureté et d'une fraîcheur admirables, brillait, pour ainsi dire,
+la clarté d'un bon cœur. Camille était petite, non point pâle, mais très
+blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son
+naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance dès que le
+malheur venait la toucher; pleine de grâce dans tous ses mouvements,
+d'esprit et quelquefois d'énergie dans sa petite pantomime,
+singulièrement industrieuse à se faire entendre, vive à comprendre,
+toujours obéissante dès qu'elle avait compris. Le chevalier restait
+aussi parfois, comme madame des Arcis, à regarder sa fille sans parler.
+Tant de grâce et de beauté, joint à tant de malheur et d'horreur, était
+près de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent Camille avec
+une sorte de transport, en disant tout haut:--Je ne suis cependant pas
+un méchant homme!
+
+Il y avait une allée dans le bois, au fond du jardin, où le chevalier
+avait l'habitude de se promener après le déjeuner. De la fenêtre de sa
+chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir derrière les
+arbres. Elle n'osait guère l'y aller retrouver. Elle regardait, avec un
+chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait été pour elle plutôt un
+amant qu'un époux, dont elle n'avait jamais reçu un reproche, à qui elle
+n'en avait jamais eu un seul à faire, et qui n'avait plus le courage de
+l'aimer parce qu'elle était mère.
+
+Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle
+comme un ange, le cœur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui
+devait avoir lieu dans un château voisin. Madame des Arcis voulait y
+mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le
+monde et sur son mari la beauté de sa fille. Elle avait passé des nuits
+sans sommeil à chercher quelle robe elle lui mettrait; elle avait formé
+sur ce projet les plus douces espérances.--Il faudra bien, se
+disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour
+toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la
+plus belle.
+
+Dès que le chevalier vit sa femme venir à lui, il s'avança au-devant
+d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une
+galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne s'écartait
+jamais, malgré sa bonhomie naturelle. Ils commencèrent par échanger
+quelques mots insignifiants, puis ils se mirent à marcher l'un à côté de
+l'autre.
+
+Madame des Arcis cherchait de quelle manière elle proposerait à son mari
+de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une
+détermination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille, celle
+de ne plus voir le monde. La seule pensée d'exposer son malheur aux yeux
+des indifférents ou des malveillants mettait le chevalier presque hors
+de lui. Il avait annoncé formellement sa volonté sur ce sujet. Il
+fallait donc que madame des Arcis trouvât un biais, un prétexte
+quelconque, non seulement pour exécuter son dessein, mais pour en
+parler.
+
+Pendant ce temps-là, le chevalier paraissait réfléchir beaucoup de son
+côté. Il fut le premier à rompre le silence. Une affaire survenue à un
+de ses parents, dit-il à sa femme, venait d'occasionner de grands
+dérangements de fortune dans sa famille; il était important pour lui de
+surveiller les gens chargés des mesures à prendre; ses intérêts, et par
+conséquent ceux de madame des Arcis elle-même, couraient le risque
+d'être compromis faute de soin. Bref, il annonça qu'il était obligé de
+faire un court voyage en Hollande, où il devait s'entendre avec son
+banquier; il ajouta que l'affaire était extrêmement pressée, et qu'il
+comptait partir dès le lendemain matin.
+
+Il n'était que trop facile à madame des Arcis de comprendre le motif de
+ce voyage. Le chevalier était bien éloigné de songer à abandonner sa
+femme; mais, en dépit de lui-même, il éprouvait un besoin irrésistible
+de s'isoler tout à fait pendant quelque temps, ne fût-ce que pour
+revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du temps,
+ce besoin de solitude à l'homme comme la souffrance physique aux
+animaux.
+
+Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne répondit que
+par ces phrases banales qu'on a toujours sur les lèvres quand on ne peut
+pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le
+chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette
+démarche, et ne s'y opposait en aucune façon. Tandis qu'elle parlait, la
+douleur lui serrait le cœur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et
+s'assit sur un banc.
+
+Là, elle resta plongée dans une rêverie profonde, les regards fixes, les
+mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande
+joie ni grands plaisirs. Sans être une femme d'un esprit élevé, elle
+sentait assez fortement et elle était d'une famille assez commune pour
+avoir quelque peu souffert. Son mariage avait été pour elle un bonheur
+tout à fait imprévu, tout à fait nouveau; un éclair avait brillé devant
+ses yeux au milieu de longues et froides journées, maintenant la nuit la
+saisissait.
+
+Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier détournait les yeux, et
+semblait impatient de rentrer à la maison. Il se levait et se rasseyait.
+Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils
+rentrèrent ensemble.
+
+L'heure du dîner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se trouvait
+malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre était un
+prie-Dieu où elle resta à genoux jusqu'au soir. Sa femme de chambre
+entra plusieurs fois, ayant reçu du chevalier l'ordre secret de veiller
+sur elle; elle ne répondit pas à ce qu'on lui disait. Vers huit heures
+du soir elle sonna, demanda la robe commandée à l'avance pour sa fille,
+et qu'on mit le cheval à la voiture. Elle fit avertir en même temps le
+chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y
+accompagnât.
+
+Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus
+légère. Sur ce corps bien-aimé, dont les contours commençaient à se
+dessiner, la mère posa une petite parure simple et fraîche. Une robe de
+mousseline blanche brodée, des petits souliers de satin blanc, un
+collier de graines d'Amérique sur le cou, une couronne de bluets sur la
+tête, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec orgueil et
+sautait de joie. La mère, vêtue d'une robe de velours, comme quelqu'un
+qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psyché, et
+l'embrassait coup sur coup, en répétant: Tu es belle, tu es belle!
+lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune émotion
+apparente, demanda à son domestique si on avait attelé, et à son mari
+s'il venait. Le chevalier donna la main à sa femme, et l'on alla au bal.
+
+C'était la première fois qu'on voyait Camille. On avait beaucoup entendu
+parler d'elle. La curiosité dirigea tous les regards vers la petite
+fille dès qu'elle parut. On pouvait s'attendre à ce que madame des
+Arcis montrât quelque embarras et quelque inquiétude; il n'en fut rien.
+Après les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus calme, et
+tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espèce
+d'étonnement ou un air d'intérêt affecté, elle la laissait aller par la
+chambre sans paraître y songer.
+
+Camille retrouvait là ses petites compagnes; elle courait tour à tour
+vers l'une ou vers l'autre, comme si elle eût été au jardin. Toutes,
+cependant, la recevaient avec réserve et avec froideur. Le chevalier,
+debout à l'écart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent à lui,
+vantèrent la beauté de sa fille; des personnes étrangères, ou même
+inconnues, l'abordèrent avec l'intention de lui faire compliment. Il
+sentait qu'on le consolait, et ce n'était guère de son goût. Cependant
+un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu à
+peu quelque joie au cœur. Après avoir parlé par gestes presque à tout le
+monde, Camille était restée debout entre les genoux de sa mère. On
+venait de la voir aller de côté et d'autre; on s'attendait à quelque
+chose d'étrange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien fait que
+de dire bonsoir aux gens avec une grande révérence, donner un petit
+_shake-hand_ à des demoiselles anglaises, envoyer des baisers aux mères
+de ses petites amies, le tout peut-être appris par cœur, mais fait avec
+grâce et naïveté. Revenue tranquillement à sa place, on commença à
+l'admirer. Rien, en effet, n'était plus beau que cette enveloppe dont
+ne pouvait sortir cette pauvre âme. Sa taille, son visage, ses longs
+cheveux bouclés, ses yeux surtout d'un éclat incomparable, surprenaient
+tout le monde. En même temps que ses regards essayaient de tout deviner,
+et ses gestes de tout dire, son air réfléchi et mélancolique prêtait à
+ses moindres mouvements, à ses allures d'enfant et à ses poses un
+certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en eût
+été frappé. On s'approcha de madame des Arcis, on l'entoura, on fit
+mille questions par gestes à Camille; à l'étonnement et à la répugnance
+avaient succédé une bienveillance sincère, une franche sympathie.
+L'exagération, qui arrive toujours dès que le voisin parle après le
+voisin pour répéter la même chose, s'en mêla bientôt. On n'avait jamais
+vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'était si beau
+qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle était loin
+de rien comprendre.
+
+Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut ce
+soir-là un battement de cœur qui lui était dû, le plus heureux, le plus
+pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire échangé, qui
+valait bien des larmes.
+
+Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse. Les
+enfants se prirent par la main, se mirent en place et commencèrent à
+exécuter les pas que le maître de danse de l'endroit leur avait appris.
+Les parents, d'autre part, commencèrent à se complimenter
+réciproquement, à trouver charmante cette petite fête, et à se faire
+remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs progénitures. Ce
+fut bientôt un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries de café
+entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes filles,
+de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les
+mamans, bref un bal d'enfants en province.
+
+Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense bien,
+n'était pas de la contredanse. Camille regardait la fête avec une
+attention un peu triste. Un petit garçon vint l'inviter. Elle secoua la
+tête pour toute réponse; quelques bluets tombèrent de sa couronne, qui
+n'était pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut bientôt
+réparé, avec quelques épingles, le désordre de cette coiffure qu'elle
+avait faite elle-même; mais elle chercha vainement ensuite son mari: il
+n'était plus dans la salle. Elle fit demander s'il était parti, et s'il
+avait pris la voiture. On lui répondit qu'il était retourné chez lui à
+pied.
+
+
+
+
+V
+
+
+Le chevalier avait résolu de s'éloigner sans dire adieu à sa femme. Il
+craignait et fuyait toute explication fâcheuse, et comme, d'ailleurs,
+son dessein était de revenir dans peu de temps, il crut agir plus
+sagement en laissant seulement une lettre. Il n'était pas tout à fait
+vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage
+pouvait lui être avantageux. Un de ses amis écrivit à Chardonneux pour
+presser son départ; c'était un prétexte convenu. Il prit, en rentrant,
+le semblant d'un homme obligé de s'en aller à l'improviste. Il fit faire
+ses paquets en toute hâte, les envoya à la ville, monta à cheval et
+partit.
+
+Une hésitation involontaire et un très grand regret s'emparèrent
+cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit
+d'avoir obéi trop vite à un sentiment qu'il pouvait maîtriser, de faire
+verser à sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver ailleurs le
+repos qu'il ôtait peut-être à sa maison.--Mais qui sait, pensa-t-il, si
+je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait
+si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas
+des jours plus heureux? Je suis frappé d'un malheur dont Dieu seul
+connaît la cause; je m'éloigne pour quelques jours du lieu où je
+souffre. Le changement, le voyage, la fatigue même, calmeront peut-être
+mes ennuis; je vais m'occuper de choses matérielles, importantes,
+nécessaires; je reviendrai le cœur plus tranquille, plus content;
+j'aurai réfléchi, je saurai mieux ce que j'ai à faire.--Cependant Cécile
+va souffrir, se disait-il au fond du cœur. Mais, son parti une fois
+pris, il continua sa route.
+
+Madame des Arcis avait quitté le bal vers onze heures. Elle était montée
+en voiture avec sa fille, qui s'endormit bientôt sur ses genoux. Bien
+qu'elle ignorât que le chevalier eût exécuté si promptement son projet
+de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'être sortie seule de chez ses
+voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'égards devient
+une douleur sensible à qui en soupçonne le motif. Le chevalier n'avait
+pu supporter le spectacle public de son malheur. La mère avait voulu
+montrer ce malheur pour tâcher de le vaincre et d'en avoir raison. Elle
+eut aisément pardonné à son mari un mouvement de tristesse ou de
+mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle manière de
+laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inouïe; et la
+moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche,
+lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas là, a fait, quelquefois
+plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de
+bien.
+
+Tandis que la voiture se traînait lentement sur les cailloux d'un
+chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille
+endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant Camille,
+de façon à ce que les cahots ne pussent l'éveiller, elle songeait, avec
+cette force que la nuit donne à la pensée, à la fatalité qui semblait la
+poursuivre jusque dans cette joie légitime qu'elle venait d'avoir à ce
+bal. Une étrange disposition d'esprit la faisait se reporter tour à
+tour, tantôt vers son propre passé, tantôt vers l'avenir de sa
+fille.--Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'éloigne de moi;
+s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes
+efforts, toutes mes prières ne serviront qu'à l'importuner; son amour
+est mort, sa pitié subsiste, mais son chagrin est plus fort que lui et
+que moi-même. Ma fille est belle, mais vouée au malheur; qu'y puis-je
+faire? que puis-je prévoir ou empêcher? Si je m'attache à cette pauvre
+enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer à
+voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais, au
+contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son
+ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-être de me séparer de ma
+fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voulût confier Camille à des
+étrangers, et se délivrer d'un spectacle qui l'afflige?
+
+En se parlant ainsi à elle-même, madame des Arcis embrassait Camille.
+
+--Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au prix
+de ton repos, de ta vie peut-être, l'apparence d'un bonheur qui me
+fuirait à mon tour! cesser d'être mère pour être épouse! Quand une
+pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y
+songer?
+
+Puis elle revenait à ses conjectures.--Que va-t-il arriver? se
+demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille
+sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que
+deviendra cette enfant?
+
+À quelque distance de Chardonneux, il y avait un gué à passer. Il avait
+beaucoup plu depuis un mois à peu près, en sorte que la rivière
+débordait et couvrait les prés d'alentour. Le _passeux_ refusa d'abord
+de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait dételer, qu'il
+se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le
+carrosse. Madame des Arcis, pressée de revoir son mari, ne voulut pas
+descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'était un trajet de
+quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois.
+
+Au milieu du gué, le bateau commença à dévier, poussé par le courant. Le
+_passeux_ demanda aide au cocher pour empêcher, disait-il, d'aller à
+l'écluse. Il y avait, en effet, à deux ou trois cents pas plus bas, un
+moulin avec une écluse, faite de soliveaux, de pieux et de planches
+rassemblées, mais vieille, brisée par l'eau, et devenue une espèce de
+cascade, ou plutôt de précipice. Il était clair que, si l'on se
+laissait entraîner jusque-là, on devait s'attendre à un accident
+terrible.
+
+Le cocher était descendu de son siège; il aurait voulu être bon à
+quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le
+_passeux_, de son côté, faisait ce qu'il pouvait, mais la nuit était
+sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui tantôt se
+relayaient, tantôt réunissaient leurs forces, pour couper l'eau et
+gagner la rive.
+
+À mesure que le bruit de l'écluse se rapprochait, le danger devenait
+plus effrayant. Le bateau, lourdement chargé, et défendu contre le
+courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche
+était bien enfoncée et bien tenue à l'avant, le bac s'arrêtait, allait
+de côté, ou tournait sur lui-même; mais le flot était trop fort. Madame
+des Arcis, qui était restée dans la voiture avec l'enfant, ouvrit la
+glace avec une terreur affreuse:
+
+--Est-ce que nous sommes perdus? s'écria-t-elle.
+
+En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tombèrent dans le bateau,
+épuisés, et les mains meurtries.
+
+Le _passeux_ savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait pas de temps
+à perdre:
+
+--Père Georgeot, dit madame des Arcis au _passeux_ (c'était son nom),
+peux-tu me sauver, ma fille et moi?
+
+Le père Georgeot jeta un coup, d'œil sur l'eau, puis sur la rive:
+
+--Certainement, répondit-il en haussant les épaules d'un air presque
+offensé qu'on lui adressât une pareille question.
+
+--Que faut-il faire? dit madame des Arcis.
+
+--Vous mettre sur mes épaules, répliqua le _passeux_. Gardez votre robe,
+ça vous soutiendra. Empoignez-moi le cou à deux bras, mais n'ayez pas
+peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noyés; ne criez pas, ça
+vous ferait boire. Quant à la petite, je la prendrai d'une main par la
+taille, je nagerai de l'autre à la marinière, et je la passerai en l'air
+sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de
+terre qui sont dans ce champ-là.
+
+--Et Jean? dit madame des Arcis, désignant le cocher.
+
+--Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille à l'écluse et
+qu'il attende, je le retrouverai.
+
+Le père Georgeot s'élança dans l'eau, chargé de son double fardeau, mais
+il avait trop préjugé de ses forces. Il n'était plus jeune, tant s'en
+fallait. La rive était plus loin qu'il ne disait, et le courant plus
+fort qu'il ne l'avait pensé. Il fit cependant tout ce qu'il put pour
+arriver à terre, mais il fut bientôt entraîné. Le tronc d'un saule
+couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les ténèbres, l'arrêta
+tout à coup: il s'y était violemment frappé au front. Son sang coula, sa
+vue s'obscurcit.
+
+--Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le vôtre;
+je n'en puis plus.
+
+--Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la mère.
+
+-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le _passeux_.
+
+Madame des Arcis, pour toute réponse, ouvrit les bras, lâcha le cou du
+_passeux_, et se laissa aller au fond de l'eau.
+
+Lorsque le _passeux_ eut déposé à terre la petite Camille saine et
+sauve, le cocher, qui avait été tiré de la rivière par un paysan, l'aida
+à chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le
+lendemain matin, près du rivage.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Un an après cet événement, dans une chambre d'un hôtel garni situé rue
+du Bouloi, à Paris, dans le quartier des diligences, une jeune fille en
+deuil était assise près d'une table, au coin du feu. Sur cette table
+était une bouteille de vin d'ordinaire, à moitié vide, et un verre. Un
+homme courbé par l'âge, mais d'une physionomie ouverte et franche, vêtu
+à peu près comme un ouvrier, se promenait à grands pas dans la chambre.
+De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arrêtait devant
+elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors,
+étendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement mêlé d'une
+sorte de répugnance involontaire, et remplissait le verre. Le vieillard
+buvait un petit coup, puis recommençait à marcher, tout en gesticulant
+d'une façon singulière et presque ridicule, pendant que la jeune fille,
+souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention.
+
+Il eût été difficile, à qui se fût trouvé là, de deviner quelles étaient
+ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais
+pleine de grâce et de distinction, portant sur son visage et dans ses
+moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la beauté;
+l'autre, d'une apparence tout à fait vulgaire, les habits en désordre,
+le chapeau sur la tête, buvant du gros vin de cabaret, et faisant
+résonner sur le parquet les clous de ses souliers. C'était un étrange
+contraste.
+
+Ces deux personnes étaient pourtant liées par une amitié bien vive et
+bien tendre. C'était Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme était
+venu à Chardonneux lorsque madame des Arcis avait été portée d'abord à
+l'église, puis à sa dernière demeure. Sa mère étant morte et son père
+absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce monde.
+Le chevalier, ayant une fois quitté sa maison, distrait par son voyage,
+appelé par ses affaires et obligé de parcourir plusieurs villes de la
+Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte
+qu'il se passa près d'un mois, pendant lequel Camille resta, pour ainsi
+dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, à la maison une sorte de
+gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la
+mère, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi était une
+sinécure; la gouvernante connaissait à peine Camille, et ne pouvait lui
+être d'aucun secours dans une pareille circonstance.
+
+La douleur de la jeune fille à la mort de sa mère avait été si violente,
+qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame
+des Arcis avait été retiré de l'eau et apporté à la maison, Camille
+accompagnait ce cortège funèbre en poussant des cris de désespoir si
+déchirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y avait, en
+effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet être qu'on était habitué à
+voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout à coup de son silence
+en présence de la mort. Les sons inarticulés qui s'échappaient de ses
+lèvres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose de
+sauvage; ce n'étaient ni des paroles ni des sanglots, mais une sorte de
+langage horrible, qui semblait inventé par la douleur. Pendant un jour
+et une nuit, ces cris affreux ne cessèrent de remplir la maison; Camille
+courait de tous côtés, s'arrachant les cheveux et frappant les
+murailles. On essaya en vain de l'arrêter; la force même fut inutile. Ce
+ne fut que la nature épuisée qui la fit enfin tomber au pied du lit où
+le corps de sa mère était couché.
+
+Presque aussitôt, elle avait paru reprendre sa tranquillité accoutumée,
+et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle était restée quelque temps dans
+un calme apparent, marchant toute la journée, au hasard, d'un pas lent
+et distrait, ne se refusant à aucun des soins qu'on prenait pour elle;
+on la croyait revenue à elle-même, et le médecin, qui avait été appelé,
+s'y trompa comme tout le monde; mais une fièvre nerveuse se déclara
+bientôt avec les plus graves symptômes. Il fallut veiller constamment
+sur la malade; sa raison semblait entièrement perdue.
+
+C'était alors que l'oncle Giraud avait pris la résolution de venir à
+tout prix au secours de sa nièce.--Puisqu'elle n'a plus ni père ni mère
+dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me déclare
+pour son oncle véritable, chargé de la soigner et d'empêcher qu'il ne
+lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent demandé
+à son père de me la donner pour me faire rire. Je ne veux pas l'en
+priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. À son
+retour, je la lui rendrai fidèlement.
+
+L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux médecins, par une assez bonne
+raison, c'est qu'il croyait à peine aux maladies, n'ayant jamais
+lui-même été malade. Une fièvre nerveuse surtout lui paraissait une
+chimère, un pur dérangement d'idées, qu'un peu de distraction devait
+guérir. Il s'était donc décidé à amener Camille à Paris.--Vous voyez,
+disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que
+pleurer, et elle a raison; une mère ne vous meurt pas deux fois. Mais il
+ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de partir;
+il faut tâcher qu'elle pense à autre chose. On dit que Paris est très
+bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi
+donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien à tous les deux.
+D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui être
+très bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois que
+j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours
+ragaillardi.
+
+De cette façon, Camille et son oncle étaient venus à Paris. Le
+chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud,
+l'approuva. Au retour de sa tournée en Hollande, il avait rapporté à
+Chardonneux une mélancolie tellement profonde, qu'il lui était presque
+impossible de voir qui que ce fût, même sa fille. Il semblait vouloir
+fuir tout être vivant, et chercher à se fuir lui-même. Presque toujours
+seul, à cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre mesure pour
+donner quelque repos à son âme. Un chagrin caché, incurable, le
+dévorait. Il se reprochait au fond du cœur d'avoir rendu sa femme
+malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribué à sa mort.--Si j'avais
+été là, se disait-il, elle vivrait, et je devais y être. Cette pensée,
+qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie.
+
+Il désirait que Camille fût heureuse; il était prêt, dans l'occasion, à
+faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa première idée, en
+revenant à Chardonneux, avait été d'essayer de remplacer près de sa
+fille celle qui n'était plus, et de payer avec usure cette dette de cœur
+qu'il avait contractée; mais le souvenir de la ressemblance de la mère
+et de l'enfant lui causait à l'avance une douleur intolérable. C'était
+en vain qu'il cherchait à se tromper sur cette douleur même, et qu'il
+voulait se persuader que ce serait plutôt à ses yeux une consolation, un
+adoucissement à sa peine, de retrouver ainsi sur un visage aimé les
+traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgré tout, était
+pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur,
+qu'il ne se sentait pas la force de supporter.
+
+L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'à égayer sa
+nièce et à lui rendre la vie agréable. Malheureusement ce n'était pas
+facile. Camille s'était laissé emmener sans résistance, mais elle ne
+voulait prendre part à aucun des plaisirs que le bonhomme tâchait de lui
+proposer. Ni promenades, ni fêtes, ni spectacles, ne pouvaient la
+tenter; pour toute réponse, elle montrait sa robe noire.
+
+Le vieux maître maçon était obstiné. Il avait loué, comme on l'a vu, un
+appartement garni dans une auberge des Messageries, la première qu'un
+commissionnaire de la rue lui avait indiquée, ne comptant y rester qu'un
+mois ou deux. Il y était avec Camille depuis près d'un an. Pendant un
+an, Camille s'était refusée à toutes ses propositions de partie de
+plaisir, et, comme il était en même temps aussi bon et aussi patient
+qu'entêté, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il aimait cette
+pauvre fille de toute son âme, sans qu'il en sût lui même la cause, par
+un de ces charmes inexplicables qui attachent la bonté au malheur.
+
+--Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa bouteille,
+ce qui peut t'empêcher de venir à l'Opéra avec moi. Cela coûte fort
+cher; j'ai le billet dans ma poche; voilà ton deuil fini d'hier; tu as
+là deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'à mettre ton capuchon, et...
+
+Il s'interrompit.--Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais pas
+pensé. Mais qu'importe? ce n'est pas nécessaire dans ces endroits-là. Tu
+n'entends pas, moi, je n'écoute pas. Nous regarderons danser, voilà
+tout.
+
+Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il avait
+quelque chose d'intéressant à dire, que sa nièce ne pouvait l'entendre
+ni lui répondre. Il causait avec elle malgré lui. D'une autre part,
+quand il essayait de s'exprimer par signes, c'était encore pire; elle le
+comprenait encore moins. Aussi avait-il adopté l'habitude de lui parler
+comme à tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes ses
+forces; Camille s'était faite à cette pantomime parlante, et trouvait
+moyen d'y répondre à sa façon.
+
+Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le
+bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes à sa nièce, et les lui
+présentait d'un air à la fois si tendre et si suppliant, qu'elle lui
+sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse
+calme qu'on lui voyait toujours.
+
+--Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles
+robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces
+robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant
+danser les robes comme des marionnettes.
+
+Camille avait assez pleuré pour qu'un moment de joie lui fût permis.
+Pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle se leva, se plaça
+devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait,
+le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de tête
+pour dire: Oui.
+
+À ce signe, le bonhomme Giraud se mit à sauter comme un enfant, avec ses
+gros souliers. Il triomphait: l'heure était enfin venue où il
+accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui,
+venir à l'Opéra, voir le monde: il ne se tenait pas d'aise à cette
+pensée, et il embrassait sa nièce coup sur coup, tout en criant après la
+femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison.
+
+La toilette achevée, Camille était si belle, qu'elle sembla le
+reconnaître elle-même, et sourit à sa propre image.--La voiture est en
+bas, dit l'oncle Giraud, tâchant d'imiter avec ses bras le geste d'un
+cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un
+carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle
+venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire,
+et partit.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Si l'oncle Giraud n'était pas élégant de sa personne, il se piquait du
+moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits,
+toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas
+être gêné, l'enveloppassent comme bon leur semblait, que ses bas drapés
+fussent mal tirés, et que sa perruque lui tombât sur les yeux. Mais
+quand il se mêlait de régaler les autres, il prenait d'abord ce qu'il y
+avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce soir-là,
+pour lui et pour Camille, une bonne loge découverte, bien en évidence,
+afin que sa nièce pût être vue de tout le monde. Aux premiers regards
+que Camille jeta sur le théâtre et dans la salle, elle fut éblouie; cela
+ne pouvait manquer: une jeune fille à peine âgée de seize ans, élevée au
+fond d'une campagne, et se trouvant tout à coup transportée au milieu du
+séjour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire qu'elle
+rêvait. On jouait un ballet: Camille suivait avec curiosité les
+attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que
+c'était une pantomime, et, comme elle devait s'y connaître, elle
+cherchait à s'en expliquer le sens. À tout moment, elle se retournait
+vers son oncle d'un air stupéfait, comme pour le consulter; mais il n'y
+comprenait guère plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de soie
+offrant des fleurs à leurs bergères, des amours voltigeant au bout d'une
+corde, des dieux assis sur des nuages. Les décorations, les lumières, le
+lustre surtout, dont l'éclat la charmait, les parures des femmes, les
+broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour
+elle la jetait dans un doux étonnement.
+
+De son côté, elle devint bientôt elle-même l'objet d'une curiosité
+presque générale; sa parure était simple, mais du meilleur goût. Seule,
+en grande loge, à côté d'un homme aussi peu musqué que l'était l'oncle
+Giraud, belle comme un astre et fraîche comme une rose, avec ses grands
+yeux noirs et son air naïf, elle devait nécessairement attirer les
+regards. Les hommes commencèrent à se la montrer, les femmes à
+l'observer; les marquis s'approchèrent, et les compliments les plus
+flatteurs, faits à haute voix, à la mode du temps, furent adressés à la
+nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces
+hommages, qu'il savourait avec délices.
+
+Cependant Camille, peu à peu, reprit d'abord son air tranquille, puis un
+mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il était cruel
+d'être isolée au milieu de cette foule. Ces gens qui causaient dans
+leurs loges, ces musiciens dont les instruments réglaient la mesure des
+pas des acteurs, ce vaste échange de pensées entre le théâtre et la
+salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-même.--Nous
+parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous
+écoutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous jouissons de
+tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule
+n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un être qui ne fait qu'assister à
+la vie.
+
+Camille ferma les yeux pour se délivrer de ce spectacle; elle se souvint
+de ce bal d'enfants où elle avait vu danser ses compagnes, et où elle
+était restée près de sa mère. Elle revint par la pensée à la maison
+natale, a son enfance si malheureuse, à ses longues souffrances, à ses
+larmes secrètes, à la mort de sa mère, enfin à ce deuil qu'elle venait
+de quitter, et qu'elle résolut de reprendre en rentrant. Puisqu'elle
+était à jamais condamnée, il lui sembla qu'il valait mieux pour elle ne
+jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amèrement qu'elle ne
+l'avait encore fait que tout effort de sa part pour résister à la
+malédiction céleste était inutile. Remplie de cette pensée, elle ne put
+retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait à en
+deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le
+bonhomme, surpris et inquiet, hésitait et ne savait que faire; Camille
+se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donnât son
+mantelet.
+
+En ce moment, elle aperçut au-dessous d'elle, à la galerie, un jeune
+homme de bonne mine, très richement vêtu, qui tenait à la main un
+morceau d'ardoise, sur lequel il traçait des lettres et des figures avec
+un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise à son voisin,
+plus âgé que lui; celui-ci paraissait le comprendre aussitôt, et lui
+répondait de la même manière avec une très grande promptitude. Tous deux
+échangeaient en même temps, en ouvrant ou fermant les doigts, certains
+signes qui semblaient leur servir à se mieux communiquer leurs idées.
+
+Camille ne comprit rien, ni à ces dessins qu'elle distinguait à peine,
+ni à ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait remarqué, du
+premier coup d'œil, que ce jeune homme ne remuait pas les lèvres;--prête
+à sortir, elle s'arrêta. Elle voyait qu'il parlait un langage qui
+n'était celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer sans ce
+fatal mouvement de la parole, si incompréhensible pour elle, et qui
+faisait le tourment de sa pensée. Quel que fut ce langage étrange, une
+surprise extrême, un désir invincible d'en voir davantage lui firent
+reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de
+la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant
+de nouveau écrire sur l'ardoise et la présenter à son voisin, elle fit
+un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. À ce
+mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille à son tour. À
+peine leurs yeux se furent-ils rencontrés, qu'ils restèrent tous deux
+d'abord immobiles et indécis, comme s'ils eussent cherché à se
+reconnaître; puis, en un instant, ils se devinèrent, et se dirent d'un
+regard: Nous sommes muets tous deux.
+
+L'oncle Giraud apportait à sa nièce son mantelet, sa canne et son loup,
+mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et
+resta accoudée sur la balustrade.
+
+L'abbé de l'Épée venait, alors de commencer à se faire connaître.
+
+Faisant une visite à une dame, dans la rue des Fossés-Saint-Victor,
+touché de pitié pour deux sourdes-muettes qu'il avait vues, par hasard,
+travailler à l'aiguille, la charité qui remplissait son âme s'était
+éveillée tout à coup, et opérait déjà des prodiges. Dans la pantomime
+informe de ces êtres misérables et méprisés, il avait trouvé les germes
+d'une langue féconde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle, plus
+vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes
+de génie, il avait peut-être dépassé son but, le voyant trop grand; mais
+c'était déjà beaucoup d'en voir la grandeur. Quelle que pût être
+l'ambition de sa bonté, il apprenait aux sourds-muets à lire et à
+écrire. Il les replaçait au nombre des hommes. Seul et sans aide, par sa
+propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces malheureux,
+et il se préparait à sacrifier à ce projet sa vie et sa fortune, en
+attendant que le roi jetât les yeux sur eux.
+
+Le jeune homme assis près de la loge de Camille était un des élèves
+formés par l'abbé. Né gentilhomme et d'une ancienne maison, doué d'une
+vive intelligence, mais frappé de la _demi-mort_, comme on disait alors,
+il avait reçu, l'un des premiers, la même éducation à peu près que le
+célèbre comte de Solar, avec cette différence qu'il était riche, et
+qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension du
+duc de Penthièvre[5]. Indépendamment des leçons de l'abbé, on lui avait
+donné un gouverneur, qui, étant une personne laïque, pouvait
+l'accompagner partout, chargé, bien entendu, de veiller sur ses actions
+et de diriger ses pensées (c'était le voisin qui lisait sur l'ardoise).
+Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces
+études journalières qui exerçaient son esprit sur toute chose, à la
+lecture comme au manège, à l'Opéra comme à la messe; cependant un peu de
+fierté native et une indépendance de caractère très prononcée luttaient
+en lui contre cette application pénible. Il ne savait rien des maux qui
+auraient pu l'atteindre, s'il fût né dans une classe inférieure ou
+seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'à Paris. L'une des
+premières choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait commencé à
+épeler, avait été le nom de son père, le marquis de Maubray. Il savait
+donc qu'il était, à la fois, différent des autres hommes par le
+privilège de la naissance et par une disgrâce de la nature. L'orgueil et
+l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur, ou
+peut-être par nécessité, n'en était pas moins resté simple.
+
+[Note 5: L'histoire romanesque de ce prétendu comte de Solar est
+restée un mystère. Un enfant sourd-muet, abandonné de ses parents, en
+1773, fut recueilli par l'abbé de l'Épée. Après lui avoir appris à
+s'exprimer dans le langage des signes, l'abbé crut reconnaître en lui
+l'héritier des comtes de Solar, lui fit obtenir à ce titre une pension
+du duc de Penthièvre, et l'engagea à faire valoir ses droits. Il y eut
+procès.--Un jugement du Châtelet, de 1781, donna gain de cause au jeune
+sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le procès
+demeura en suspens, l'abbé de l'Épée mourut, et la révolution survint.
+Enfin le 24 juillet 1792, un arrêt définitif cassa le jugement du
+Châtelet et interdit au nommé Joseph de porter à l'avenir le nom de
+Solar. M. Bouilli a écrit sur ce sujet un drame en cinq actes intitulé
+_l'Abbé de l'Épée_, qui a obtenu dans son temps un succès de larmes.]
+
+Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi fier
+qu'eux tous, et qui avait aussi, auprès de son gouverneur, sur les
+grands parquets de Versailles, traîné ses talons rouges à fleur de
+terre, selon l'usage, était lorgné par plus d'une jolie femme, mais il
+ne quittait pas des yeux Camille; de son côté, elle le voyait très bien,
+sans le regarder davantage. L'opéra fini, elle prit le bras de son
+oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient seulement
+le nom de l'abbé de l'Épée; encore moins se doutaient-ils de la
+découverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets. Le
+chevalier aurait pu connaître cette découverte; sa femme l'eût
+certainement connue si elle eût vécu; mais Chardonneux était loin de
+Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait, ne
+la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou
+la mort, peuvent produire le même résultat.
+
+Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une idée: ce que ses gestes et
+ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer à son oncle
+qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme
+Giraud ne fut point embarrassé par cette demande, bien qu'elle lui fût
+adressée un peu tard, car il était temps de souper; il courut à sa
+chambre, et, persuadé qu'il avait compris, il rapporta en triomphe à sa
+nièce une petite planche et un morceau de craie, reliques précieuses de
+son ancien amour pour la bâtisse et la charpente.
+
+Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son désir rempli de
+cette façon; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit asseoir son
+oncle à côté d'elle; puis elle lui fit prendre la craie, et lui saisit
+la main comme pour le guider, en même temps que ses regards inquiets
+s'apprêtaient à suivre ses moindres mouvements.
+
+L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'écrire quelque
+chose, mais quoi? Il l'ignorait.--Est-ce le nom de ta mère? Est-ce le
+mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du
+doigt, le plus doucement qu'il put, sur le cœur de la jeune fille. Elle
+inclina aussitôt la tête; le bonhomme crut qu'il avait deviné; il
+écrivit donc en grosses lettres le nom de Camille; après quoi, satisfait
+de lui-même et de la manière dont il avait passé sa soirée, le souper
+étant prêt, il se mit à table sans attendre sa nièce, qui n'était pas de
+force à lui tenir tête.
+
+Camille ne se retirait jamais que son oncle n'eût achevé sa bouteille;
+elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra
+chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras.
+
+Aussitôt son verrou tiré, elle se mit à son tour à écrire. Débarrassée
+de sa coiffure et de ses paniers, elle commença à copier, avec un soin
+et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et à
+barbouiller de blanc une grande table qui était au milieu de la chambre.
+Après plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez bien à
+reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut
+fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut
+compté une à une les lettres qui lui avaient servi de modèle, elle se
+promena autour de la table, le cœur palpitant d'aise comme si elle eût
+remporté une victoire. Ce mot de _Camille_ qu'elle venait d'écrire lui
+paraissait admirable à voir, et devait certainement, à son sens,
+exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui
+semblait voir une multitude de pensées, toutes plus douces, plus
+mystérieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle était loin
+de croire que ce n'était que son nom.
+
+On était au mois de juillet, l'air était pur et la nuit superbe. Camille
+avait ouvert sa fenêtre; elle s'y arrêtait de temps en temps, et là,
+rêvant, les cheveux dénoués, les bras croisés, les yeux brillants, belle
+de cette pâleur que la clarté des nuits donne aux femmes, elle regardait
+l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux:
+l'étroite cour d'une longue maison où se trouvait logée une entreprise
+de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un
+rayon de soleil n'avait pénétré; la hauteur des étages, entassés l'un
+sur l'autre, défendait contre la lumière cette espèce de cave. Quatre ou
+cinq grosses voitures, serrées sous un hangar, présentaient leurs timons
+à qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laissées dans la cour, faute
+de place, semblaient attendre les chevaux, dont le piétinement dans
+l'écurie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une porte
+strictement fermée dès minuit pour les locataires, mais toujours prête
+à s'ouvrir avec bruit à toute heure au claquement du fouet d'un cocher,
+s'élevaient d'énormes murailles, garnies d'une cinquantaine de croisées,
+où jamais, passé dix heures, une chandelle ne brillait, à moins de
+circonstances extraordinaires.
+
+Camille allait quitter sa fenêtre, quand tout à coup, dans l'ombre que
+projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme
+humaine, revêtue d'un habit brillant, se promenant à pas lents. Le
+frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi, car
+son oncle était là, et la surveillance du bonhomme se révélait par son
+bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un assassin
+vint se promener dans cette cour en pareil costume?
+
+L'homme y était pourtant, et Camille le voyait. Il marchait derrière la
+voiture, regardant la fenêtre où elle se tenait. Après quelques
+instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa lumière, et
+avançant le bras hors de la croisée, éclaira subitement la cour; en même
+temps elle y jeta un regard à demi effrayé, à demi menaçant. L'ombre de
+la voiture s'étant effacée, le marquis de Maubray, car c'était lui, vit
+qu'il était complètement découvert, et, pour toute réponse, posa un
+genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans l'attitude
+du plus profond respect.
+
+Ils restèrent quelque temps ainsi, Camille à la fenêtre, tenant sa
+lumière, le marquis à genoux devant elle. Si Roméo et Juliette, qui ne
+s'étaient vus qu'un soir dans un bal masqué, ont échangé dès la première
+fois tant de serments, fidèlement tenus, que l'on songe à ce que purent
+être les premiers gestes et les premiers regards de deux amants qui ne
+pouvaient se dire que par la pensée ces mêmes choses, éternelles devant
+Dieu, et que le génie de Shakspeare a immortalisées sur la terre.
+
+Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois
+marchepieds pour grimper sur l'impériale d'une voiture, en s'arrêtant à
+chaque effort qu'on est obligé de faire, pour savoir si l'on doit
+continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste brodée
+risque d'avoir mauvaise grâce lorsqu'il s'agit de sauter de cette
+impériale sur le rebord d'une croisée. Tout cela est incontestable, à
+moins, qu'on n'aime.
+
+Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il
+commença par lui faire un salut aussi cérémonieux que s'il l'eût
+rencontrée aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-être lui eût-il
+raconté comme quoi il avait échappé à la vigilance de son gouverneur,
+pour venir, au moyen de quelque argent donné à un laquais, passer la
+nuit sous sa fenêtre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle avait
+quitté l'Opéra; comment un regard d'elle avait changé sa vie entière;
+comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre
+bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela était écrit
+sur ses lèvres; mais la révérence de Camille, en lui rendant son salut,
+lui fit comprendre combien un tel récit eût été inutile et qu'il lui
+importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle, dès
+l'instant qu'il y était venu.
+
+M. de Maubray, malgré l'espèce d'audace dont il avait fait preuve pour
+parvenir jusqu'à celle qu'il aimait, était, nous l'avons dit, simple et
+réservé. Après avoir salué Camille, il cherchait vainement de quelle
+façon lui demander si elle voulait de lui pour époux; elle ne comprenait
+rien à ce qu'il tâchait de lui expliquer. Il vit sur la table la
+planchette où était écrit le nom de _Camille_. Il prit le morceau de
+craie, et, à côté de ce nom, il écrivit le sien: _Pierre_.
+
+--Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse
+taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par où vous
+êtes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans cette
+maison?
+
+C'était l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de chambre,
+d'un air furieux.
+
+--Voilà une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je dormais, et
+que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre
+langue. Qu'est-ce que c'est que des êtres pareils, qui ne trouvent rien
+de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention? Abîmer
+une voiture, briser tout, faire du dégât, et après cela, quoi?
+Déshonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur d'honnêtes
+gens!...
+
+Celui-là, non plus, ne m'entend pas encore, s'écria l'oncle Giraud
+désolé. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de papier, et
+écrivit cette espèce de lettre:
+
+«J'aime mademoiselle Camille, je veux l'épouser, j'ai vingt mille livres
+de rente. Voulez-vous me la donner?»
+
+--Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour
+mener les affaires aussi vite.
+
+--Mais, dites donc, s'écria-t-il après quelques moments de réflexion, je
+ne suis pas son père, je ne suis que l'oncle. Il faut demander la
+permission au papa.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Ce n'était pas une chose facile que d'obtenir du chevalier son
+consentement à un pareil mariage, non qu'il ne fût disposé, comme on l'a
+vu, à faire tout ce qui était possible pour rendre sa fille moins
+malheureuse; mais il y avait dans la circonstance présente une
+difficulté presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une femme,
+atteinte d'une horrible infirmité, à un homme frappé de la même
+disgrâce, et, si une telle union devait avoir des fruits, il était
+probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortuné de plus au
+monde.
+
+Le chevalier, retiré dans sa terre, toujours en proie au plus noir
+chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait
+été enterrée dans le parc, quelques saules pleureurs entouraient sa
+tombe, et annonçaient de loin aux passants la modeste place où elle
+reposait. C'était vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous les jours
+ses promenades. Là, il passait de longues heures, dévoré de regrets et
+de tristesse, et se livrant à tous les souvenirs qui pouvaient nourrir
+sa douleur.
+
+Ce fut là que l'oncle Giraud vint le trouver tout à coup un matin. Dès
+le lendemain du jour où il avait surpris les deux amants ensemble, le
+bonhomme avait quitté Paris avec sa nièce, avait ramené Camille au Mans,
+et l'avait laissée dans sa propre maison, pour y attendre le résultat de
+la démarche qu'il allait faire.
+
+Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'être fidèle et de rester
+prêt à tenir sa parole. Orphelin dès longtemps, maître de sa fortune,
+n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volonté n'avait à
+craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son côté, voulait bien servir
+de médiateur et tâcher de marier les deux jeunes gens, mais il
+n'entendait pas que cette première entrevue, qui lui semblait
+passablement étrange, pût se renouveler autrement qu'avec la permission
+du père et du notaire.
+
+Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on le
+pense, le plus grand étonnement. Lorsque le bonhomme commença à lui
+raconter cette rencontre à l'Opéra, cette scène bizarre et cette
+proposition plus singulière encore, il eut peine à concevoir qu'un tel
+roman fût possible. Forcé cependant de reconnaître qu'on lui parlait
+sérieusement, les objections auxquelles on s'attendait se présentèrent
+aussitôt à son esprit:
+
+--Que voulez-vous? dit-il à Giraud. Unir deux êtres également
+malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre
+créature dont je suis le père? Faut-il encore augmenter notre malheur en
+lui donnant un mari semblable à elle? Suis-je destiné à me voir entouré
+d'êtres réprouvés du monde, objets de mépris et de pitié? Dois-je passer
+ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence, avoir
+les yeux fermés par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas vanité,
+Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon père, dois-je le laisser
+à des infortunés qui ne pourront ni le signer ni le prononcer?
+
+--Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose.
+
+--Le signer! s'écria le chevalier. Êtes-vous privé de raison?
+
+--Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait écrire, répliqua
+l'oncle. Je vous témoigne et vous certifie qu'il écrit même fort bien et
+même très couramment, comme sa proposition, que j'ai dans ma poche et
+qui est fort honnête, en fait foi.
+
+Le bonhomme montra en même temps au chevalier le papier sur lequel le
+marquis de Maubray avait tracé le peu de mots qui exposaient, d'une
+manière laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa demande.
+
+--Que signifie cela? dit le père. Depuis quand les sourds-muets
+tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud?
+
+--Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille
+chose peut se faire. La vérité est que mon intention était tout
+bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce
+que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouvé être là, et
+il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait
+très lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on était
+muet, c'était pour ne rien dire; mais pas du tout. Il paraît
+qu'aujourd'hui on a fait une découverte au moyen de laquelle tout ce
+monde-là se comprend et fait très bien la conversation. On dit que c'est
+un abbé, dont je ne sais plus le nom, qui a inventé ce moyen-là. Quant à
+moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne qu'à
+mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins!
+
+--Est-ce sérieux, ce que vous dites?
+
+--Très sérieux. Ce petit marquis est riche, joli garçon; c'est un
+gentilhomme et un galant homme; je réponds de lui. Songez, je vous en
+prie, à une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle ne parle
+pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle
+devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voilà un homme qui
+l'aime; cet homme-là, si vous la lui donnez, ne se dégoûtera jamais
+d'elle à cause du défaut qu'elle a au bout de la langue; il sait ce qui
+en est par lui-même. Ils se comprennent, ces enfants, ils s'entendent,
+sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et
+écrire; Camille apprendra à en faire autant; cela ne lui sera pas plus
+difficile qu'à l'autre. Vous sentez bien que, si je vous proposais de
+marier votre fille à un aveugle, vous auriez le droit de me rire au nez;
+mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que,
+depuis seize ans que vous avez cette petite-là, vous ne vous en êtes
+jamais bien consolé. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme tout le
+monde s'en arrange, si vous, qui êtes son père, vous ne pouvez pas en
+prendre votre parti?
+
+Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un
+regard du côté du tombeau de sa femme, et semblait réfléchir
+profondément.
+
+--Rendre à ma fille l'usage de la pensée! dit-il après un long silence;
+Dieu le permettrait-il? est-ce possible?
+
+En ce moment, le curé d'un village voisin entrait dans le jardin, venant
+dîner au château. Le chevalier le salua d'un air distrait, puis, sortant
+tout à coup de sa rêverie:
+
+-L'abbé, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les nouvelles, et vous
+recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un prêtre qui a
+entrepris l'éducation des sourds-muets?
+
+Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait était
+un véritable curé de campagne de ce temps-là, homme simple et bon, mais
+fort ignorant, et partageant tous les préjugés d'un siècle où il y en
+avait tant, et de si funestes.
+
+--Je ne sais ce que monseigneur veut dire, répondit-il (traitant le
+chevalier en seigneur de village), à moins qu'il ne soit question de
+l'abbé de l'Épée.
+
+--Précisément, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on m'a dit; je ne
+m'en souvenais plus.
+
+--Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire?
+
+--Je ne saurais, répliqua le curé, parler avec trop de circonspection
+d'une matière sur laquelle je ne puis me donner encore pour complètement
+édifié. Mais je suis fondé à croire, d'après le peu de renseignements
+qu'il m'a été loisible de recueillir à ce sujet, que ce monsieur de
+l'Épée, qui paraît être, d'ailleurs, une personne tout à fait vénérable,
+n'a point atteint le but qu'il s'était proposé.
+
+--Qu'entendez-vous par là? dit l'oncle Giraud.
+
+--J'entends, dit le prêtre, que l'intention la plus pure peut
+quelquefois faillir par le résultat. Il est hors de doute, d'après ce
+que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont été faits;
+mais j'ai tout lieu de croire que la prétention d'apprendre à lire aux
+sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout à fait chimérique.
+
+--Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui écrit.
+
+--Je suis bien éloigné, répliqua le curé, de vouloir vous contredire en
+aucune façon; mais des personnes savantes et distinguées, parmi
+lesquelles je pourrais même citer des docteurs de la Faculté de Paris,
+m'ont assuré d'une manière péremptoire que la chose était impossible.
+
+--Une chose qu'on voit ne peut pas être impossible, reprit le bonhomme
+impatienté. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma poche,
+pour le montrer au chevalier; le voilà, c'est clair comme le jour.
+
+En parlant ainsi, le vieux maître maçon avait de nouveau tiré son
+papier, et l'avait mis sous les yeux du curé. Celui-ci, à demi étonné, à
+demi piqué, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs fois à
+haute voix, et le rendit à l'oncle, ne sachant trop quoi dire.
+
+Le chevalier avait semblé étranger à la discussion; il continuait de
+marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant.
+
+--Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque à mon
+devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se présente
+où cette pauvre fille, à qui je n'ai donné que l'apparence de la vie,
+trouve une main qui recherche la sienne dans les ténèbres où elle est
+plongée. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour toujours, elle
+peut rêver qu'elle est heureuse. De quel droit l'en empêcherais-je? Que
+dirait sa mère, si elle était là?...
+
+Les regards du chevalier se reportèrent encore une fois vers le tombeau,
+puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas à l'écart avec
+lui, et lui dit à voix basse: Faites ce que vous voudrez.
+
+--À la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous l'amène;
+elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant.
+
+--Jamais! répondit le père. Tâchons ensemble qu'elle soit heureuse; mais
+la revoir, je ne le peux pas.
+
+Pierre et Camille furent mariés à Paris, à l'église des Petits-Pères.
+Le gouverneur et l'oncle furent les seuls témoins. Lorsque le prêtre
+officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez
+appris pour savoir à quel moment il fallait s'incliner en signe
+d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un rôle qui était pourtant
+difficile à remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien
+comprendre; elle regarda son mari, et baissa la tête comme lui.
+
+Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez, pourrait-on
+dire. Lorsqu'ils sortirent de l'église, en se tenant la main pour
+toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait
+une assez grande maison. Camille, après la messe, monta dans un brillant
+équipage, qu'elle regardait avec une curiosité enfantine. L'hôtel dans
+lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet d'étonnement. Ces
+appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient être à elle, lui
+semblaient une merveille. Il était convenu, du reste, que ce mariage se
+ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la fête.
+
+
+
+
+X
+
+
+Camille devint mère. Un jour que le chevalier faisait sa triste
+promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre écrite
+d'une main qui lui était inconnue, et où se trouvait un singulier
+mélange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et
+renfermait ce qui suit:
+
+«O mon père! je parle, non pas avec ma bouche, mais avec ma main. Mes
+pauvres lèvres sont toujours fermées, et cependant je sais parler. Celui
+qui est mon maître m'a appris à pouvoir vous écrire. Il m'a fait
+enseigner comme pour lui, par la même personne qui l'avait élevé, car
+vous savez qu'il est resté comme moi très longtemps. J'ai eu beaucoup de
+peine à apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler avec les
+doigts, ensuite on apprend des figures écrites. Il y en a de toutes
+sortes, qui expriment la peur, la colère, et tout en général. On est
+très long à connaître tout, et encore plus à mettre des mots, à cause
+des figures qui ne sont pas la même chose, mais enfin on en vient à
+bout, comme vous voyez. L'abbé de l'Épée est un homme très bon et très
+doux, de même que le père Vanin, de la Doctrine chrétienne.
+
+«J'ai un enfant qui est très beau; je n'osais pas vous en parler avant
+de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu résister au plaisir que
+j'ai à vous écrire, malgré notre peine car vous pensez bien que mon mari
+et moi nous sommes très inquiets, surtout parce que nous ne pouvons pas
+entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne
+se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il
+ouvrira les lèvres et s'il les remuera avec le bruit des
+entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulté des
+médecins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux personnes
+aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont bien
+dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire.
+
+Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis
+longtemps, et comme nous sommes embarrassés lorsqu'il ouvre ses petites
+lèvres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit! Soyez
+sûr, mon père, que je pense bien à ma mère, car elle a dû s'inquiéter
+comme moi. Vous l'avez bien aimée, comme moi aussi j'aime mon enfant;
+mais je n'ai été pour vous qu'un sujet de chagrin. Maintenant que je
+sais lire et écrire, je comprends combien ma mère a dû souffrir.
+
+Si vous étiez tout à fait bon pour moi, cher père, vous viendriez nous
+voir à Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance pour votre
+fille respectueuse.
+
+CAMILLE.»
+
+Après avoir lu cette lettre, le chevalier hésita longtemps. Il avait eu
+d'abord peine à s'en fier à ses yeux, et à croire que c'était Camille
+elle-même qui lui avait écrit; mais il fallait se rendre à l'évidence.
+Qu'allait-il faire? S'il cédait à sa fille, et s'il allait en effet à
+Paris, il s'exposait à retrouver, dans une douleur nouvelle, tous les
+souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas, il
+est vrai, mais qui n'en était pas moins le fils de sa fille, pouvait lui
+rendre les chagrins du passé. Camille pouvait lui rappeler Cécile, et
+cependant il ne pouvait s'empêcher en même temps de partager
+l'inquiétude de cette jeune mère attendant une parole de son enfant.
+
+--Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta.
+C'est moi qui ai fait ce mariage-là, et je le tiens pour bon et durable.
+Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez,
+soit dit sans reproche, d'avoir oublié votre femme au bal, moyennant
+quoi elle est tombée à l'eau? Oubliez-vous aussi cette petite?
+Pensez-vous que ce soit tout d'être triste? Vous l'êtes, j'en conviens,
+et même plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas autre chose
+à faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais avec
+vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appelé aussi.
+Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frappé à ma porte, moi qui
+lui ai toujours ouvert.
+
+--Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et
+cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laissée mourir
+d'une mort affreuse quand j'aurais dû l'en préserver. Si je dois en être
+puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais
+m'en plaindre; quelque pénible que soit pour moi ce spectacle, je dois
+m'y résoudre et m'y condamner. Ce châtiment m'est dû. Que la fille me
+punisse d'avoir abandonné la mère! J'irai à Paris, je verrai cet enfant.
+J'ai délaissé ce que j'aimais, je me suis éloigné du malheur; je veux
+prendre maintenant un amer plaisir à le contempler.
+
+Dans un joli boudoir boisé, à l'entre-sol d'un bon hôtel situé dans le
+faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque
+le père et l'oncle arrivèrent. Sur une table étaient des dessins, des
+livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait
+sur le tapis.
+
+Le marquis s'était levé; Camille courut à son père, qui l'embrassa
+tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du
+chevalier se reportèrent aussitôt sur l'enfant. Malgré lui, l'horreur
+qu'il avait eue autrefois pour l'infirmité de Camille reprenait place
+dans son cœur, à la vue de cet être qui allait hériter de la malédiction
+qu'il lui avait léguée. Il recula lorsqu'on le lui présenta.
+
+--Encore un muet! s'écria-t-il.
+
+Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait compris.
+Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt
+sur ses petites lèvres, en les frottant un peu, comme pour l'inviter à
+parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis prononça bien
+distinctement ces deux mots, que la mère lui avait fait apprendre
+d'avance:--Bonjour, papa.
+
+--Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle
+Giraud.
+
+FIN DE PIERRE ET CAMILLE.
+
+
+
+
+LE
+
+SECRET DE JAVOTTE
+
+1844
+
+[Illustration: LE SECRET DE JAVOTTE
+
+... deux jeunes gens, revenant de la chasse suivaient à cheval la route
+de Noisy...]
+
+
+
+I
+
+
+L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens revenant
+de la chasse suivaient à cheval la route de Noisy, à quelque distance de
+Luzarches. Derrière eux marchait un piqueur menant les chiens. Le soleil
+se couchait et dorait au loin la belle forêt de Carenelle, où le feu duc
+de Bourbon aimait à chasser. Tandis que le plus jeune des deux
+cavaliers, âgé d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa
+monture, et s'amusait à sauter les haies, l'autre paraissait distrait et
+préoccupé. Tantôt il excitait son cheval et le frappait avec impatience,
+tantôt il s'arrêtait tout à coup et restait au pas en arrière, comme
+absorbé par ses pensées. À peine répondait-il aux joyeux discours de son
+compagnon, qui, de son côté, le raillait de son silence. En un mot, il
+semblait livré à cette rêverie bizarre, particulière aux savants et aux
+amoureux, qui sont rarement où ils paraissent être. Arrivé à un
+carrefour, il mit pied à terre, et s'avançant au bord d'un fossé, il
+ramassa une petite branche de saule qui était enfoncée dans le sable
+assez profondément; il détacha une feuille de cette branche, et, sans
+qu'on l'aperçût, la glissa furtivement dans son sein; puis, remontant
+aussitôt à cheval:
+
+--Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux
+Clignets par le village; nous rentrerons, mon frère et moi, par la
+garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me
+ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque
+troupeau de bestiaux rentrant à la ferme.
+
+Le piqueur obéit et prit avec ses chiens un sentier tracé dans les
+roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le
+moins âgé des deux frères) partit d'un grand éclat de rire:
+
+--Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable ce
+soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit dévorée par un mouton? Mais tu
+as beau faire; je parierais que, malgré toutes tes précautions, cette
+pauvre bête, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvais tour
+d'ici à une demi-heure.
+
+--Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque irrité.
+
+--Mais, apparemment, répondit Armand en se rapprochant de son frère,
+parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta
+jument est sujette à caracoler quand elle voit la grille. Heureusement,
+ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est là, et
+que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une
+jambe.
+
+--Mauvaise langue, dit Tristan souriant à son tour un peu à contre-cœur,
+qu'est-ce qui pourra donc te déshabituer de tes méchantes plaisanteries?
+
+--Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il à
+cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil, c'est
+de son âge. N'as-tu pas l'honneur d'être au service du roi dans le
+régiment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime aussi la
+chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta
+veste rouge, est-ce que c'est un péché mortel?
+
+--Écoute, écervelé, dit Tristan. Que tu badines ainsi entre nous, si
+cela te plaît, rien de mieux; mais pense sérieusement à ce que tu dis
+quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de
+notre mère; sa maison est une des seules ressources que nous ayons dans
+le pays pour nous désennuyer de cette vie monotone qui t'amuse, toi,
+avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La
+marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances...
+
+--La plus agréable, ajouta Armand.
+
+--Tant que tu voudras. Tu n'es pas fâché, toi-même, d'aller à Renonval,
+lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre
+part que de nous brouiller avec ces gens-là, et c'est ce que tes
+discours finiront par faire, si tu continues à jaser au hasard. Tu sais
+très bien que je n'ai pas plus qu'un autre la prétention de plaire à
+madame de Vernage...
+
+--Prends garde à Gitana! s'écria Armand. Regarde comme elle dresse les
+oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue.
+
+--Trêve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et tâche d'y
+penser sérieusement.
+
+--Je pense, dit Armand, et très sérieusement, que la marquise est très
+bien en manches plates, et que le noir lui va à merveille.
+
+
+--À
+quel propos cela?
+
+--À propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit rien dans
+ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne t'ai
+pas entendu très clairement dire que le noir était ta couleur, et cette
+bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la grâce de
+monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la
+plus noire de toutes ses robes?
+
+--Qu'y a-t-il d'étonnant? n'est-il pas tout simple de changer de
+toilette pour dîner?
+
+--Prends garde à Gitana, te dis-je; elle est capable de s'emporter, et
+de te mener tout droit, malgré toi, à l'écurie de Renonval. Et la
+semaine dernière, à la fête, cette même marquise, toujours de noir
+vêtue, n'a-t-elle pas trouvé naturel de m'installer dans la grande
+calèche avec mon chien et monsieur le curé, pour grimper dans ton
+tilbury, au risque de montrer sa jambe?
+
+--Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux subît
+cette corvée?
+
+--Oui, mais cet _un_, c'est toujours moi. Je ne m'en plains pas, je ne
+suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse,
+n'a-t-elle pas imaginé de quitter sa voiture et de me prendre mon propre
+cheval, que je lui ai cédé avec un désintéressement admirable, pour
+qu'elle pût galoper dans les bois à côté de monsieur l'officier?
+Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer
+dans tes dénégations, tu me devrais, honnêtement parlant, ta confiance
+et tes secrets.
+
+--Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un étourdi tel que toi, et
+quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes
+contes?
+
+--Prends garde à Gitana, mon frère.
+
+--Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que j'eusse
+fantaisie d'aller ce soir faire une visite à Renonval, qu'y aurait-il
+d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un prétexte pour te prier d'y venir
+avec moi ou de rentrer seul à la maison?
+
+--Non, certainement; de même que, si nous venions à rencontrer madame de
+Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de
+surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, il
+est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de
+moins en comparaison de l'éternité? La marquise doit nous avoir entendus
+sonner du cor; il serait bien juste qu'elle prît le frais sur la route,
+en compagnie de son inévitable adorateur et voisin, M. de la
+Bretonnière.
+
+--J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de la
+Bretonnière m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une femme
+d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot
+et traîne partout une pareille ombre?
+
+--Il est certain, répondit Armand, que le personnage est lourd et
+indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme, créé et mis
+au monde pour l'état de voisin. Voisiner est son lot; c'est même presque
+sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu
+un homme mieux établi que lui hors de chez soi. Si on va dîner chez
+madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il
+chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et
+remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et classique,
+qui se croit obligé de rire si la maîtresse du logis dit un bon mot; il
+serait plutôt disposé, s'il osait, à tout blâmer et tout contrecarrer.
+S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver
+que le baromètre est à variable. Si quelqu'un cite une anecdote, ou
+parle d'une curiosité, il a vu quelque chose de bien mieux; mais il ne
+daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tête avec une modestie
+à le souffleter. L'assommante créature! je ne sais pas, en vérité, s'il
+est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage,
+quand il est là, sans que sa tête inquiète et effarouchée vienne se
+placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas
+d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur
+spéciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, d'être plus
+ennuyeux qu'un bavard, rien que par la façon dont il regarde parler les
+autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste à la vie, et
+tâche de gêner, de décourager et d'impatienter les vivants. Avec tout
+cela, la marquise le supporte; elle a la charité de l'écouter, de
+l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en
+débarrassera jamais.
+
+--Qu'entends-tu par là? demanda Tristan, un peu troublé à ce dernier
+mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable?
+
+--Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifférence railleuse.
+Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est garçon
+et fort à l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite meute,
+et un grand vieux carrosse. Il possède sur tout autre, près de la
+marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans
+et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en
+congé, permets-moi de te le dire tout bas, peut éblouir et plaire en
+passant; mais celui qui est là tous les jours a quinte et quatorze par
+état, sans compter l'industrie, comme dit Basile.
+
+Tandis que les deux frères causaient ainsi, ils avaient laissé les bois
+derrière eux et commençaient à entrer dans les vignes. Déjà ils
+apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval.
+
+--Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualités; mais c'est
+une coquette. Elle passe pour dévote, et elle a un chapelet bénit
+accroché à son étagère; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t'en
+déplaise, c'est, à mon avis, une femme difficile à deviner et
+passablement dangereuse.
+
+--Cela est possible, dit Tristan.
+
+--Et même probable, reprit son frère. Je ne suis pas fâché que tu le
+penses comme moi, et je te dirai volontiers à mon tour: Parlons
+sérieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la connaître et de
+l'étudier de près. Toi, tu viens ici pour quelques jours; tu es un jeune
+et beau garçon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne sais que
+faire, elle te plaît, tu lui en contes, et elle te laisse dire. Moi, qui
+la vois l'hiver comme l'été, à Paris comme à la campagne, je suis moins
+confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval
+et me laisse en tête-à-tête avec le curé. Ses grands yeux noirs, qu'elle
+baisse vers la terre avec une modestie parfois si sévère, savent se
+relever vers toi, j'en suis bien sûr, lorsque vous courez la forêt, et
+je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a tourné la
+tête, à ma connaissance, à trois ou quatre pauvres petits garçons qui
+ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma pensée?
+Je te dirai, en style de Scudéry, qu'on pénètre assez facilement jusqu'à
+l'antichambre de son cœur, mais que l'appartement est toujours fermé,
+peut-être parce qu'il n'y a personne.
+
+--Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain
+caractère.
+
+--Non pas à son avis: qu'a-t-on à lui reprocher? Est-ce sa faute si on
+devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait guère plus de trente ans,
+elle dit à qui veut l'entendre qu'elle a renoncé, depuis qu'elle est
+veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre,
+monter à cheval et prier Dieu. Elle fait l'aumône et va à confesse; or,
+toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sincèrement et
+véritablement religieuse, est la pire espèce de coquette que la
+civilisation ait inventée. Une femme pareille, sûre d'elle-même, belle
+encore et jouissant volontiers des petits privilèges de la beauté, sait
+composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine
+confession. Aux moments mêmes où elle semble se livrer avec le plus
+charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si
+le bout de son pied est suffisamment caché sous sa robe, et calcule la
+place où elle peut laisser prendre, sans péché, un baiser sur sa
+mitaine. À quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne pas
+être franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer à la
+tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne
+saurait dire qu'elle soit sincère ni hypocrite; elle est ainsi et elle
+plaît; ses victimes passent et disparaissent. La Bretonnière, le
+silencieux, restera jusqu'à sa mort, très probablement, sur le seuil du
+temple où ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire
+l'encens.
+
+Tristan, pendant que son frère parlait, avait arrêté son cheval. La
+grille du château de Renonval n'était plus éloignée que d'une centaine
+de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait prévu, madame de
+Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle était seule, contre
+l'ordinaire. Tristan changea tout à coup de visage.
+
+--Écoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es homme et tu as
+du cœur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni
+loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on m'a
+dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugué par cette
+femme; elle est si charmante, si aimable, si séduisante, quand elle
+veut...
+
+--Je le sais très bien, dit Armand.
+
+--Non, s'écria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de grâce, de
+douceur, de piété, car enfin elle fait l'aumône, comme tu dis, et
+remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les
+dehors de la franchise et de la bonté, elle puisse être telle que tu te
+l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en
+chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier à ta parole. Je vais
+à Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mère s'inquiète de ne
+pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon
+cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte
+visite, et je reviendrai sur-le-champ.
+
+--Pourquoi ce mystère, s'il en est ainsi?
+
+--Parce que la marquise elle-même reconnaît que c'est le plus sage. Les
+gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes
+ensemble. Garde-moi le secret; à ce soir.
+
+Sans attendre une réponse, Tristan partit au galop.
+
+Demeuré seul, Armand changea de route, et prit un chemin de traverse qui
+le menait plus vite chez lui. Ce n'était pas, on le pense bien, sans
+déplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son frère
+s'éloigner. Jeune d'années, mais déjà mûri par une précoce expérience du
+monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent léger en apparence,
+avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier
+distingué dans l'armée, courait en Algérie les chances de la guerre, et
+se livrait parfois aux dangereux écarts d'une imagination vive et
+passionnée, Armand restait à la maison et tenait compagnie à sa vieille
+mère. Tristan le raillait parfois de ses goûts sédentaires, et
+l'appelait monsieur l'abbé, prétendant que, sans la Révolution, il
+aurait porté la tonsure, en sa qualité de cadet; mais cela ne le fâchait
+pas.--Va pour le titre, répondait-il, mais donne-moi le bénéfice. La
+baronne de Berville, la mère, veuve depuis longtemps, habitait le Marais
+en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce
+n'était pas une maison assez riche pour entretenir un grand équipage,
+mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait
+ses enfants, on avait fait venir des _foxhounds_ d'Angleterre; quelques
+voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes réunies formaient
+de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la
+forêt de Carenelle. Ainsi s'étaient établies rapidement, entre les
+habitants des Clignets et ceux de deux ou trois châteaux des environs,
+des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on
+vient de le voir, était la reine du canton. Depuis le sieur de
+Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'à l'élégant un peu
+arriéré de Luzarches, tout rendait hommage à la belle marquise, voire
+même le curé de Noisy. Renonval était le rendez-vous de ce qu'il y avait
+de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes étaient
+d'accord pour vanter, comme Tristan, la grâce et la bonté de la
+châtelaine. Personne ne résistait à l'empire souverain qu'elle exerçait,
+comme on dit, sur les cœurs; et c'est précisément pourquoi Armand était
+fâché que son frère ne revînt pas souper avec lui.
+
+Il ne lui fut pas difficile de trouver un prétexte pour justifier cette
+absence, et de dire à la baronne en rentrant que Tristan s'était arrêté
+chez un fermier, avec lequel il était en marché pour un coin de terre.
+Madame de Berville, qui ne dînait qu'à neuf heures quand ses enfants
+allaient à la chasse, afin de prendre son repas en famille, voulut
+attendre pour se mettre à table que son fils aîné fut revenu. Armand,
+mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son métier,
+parut médiocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait. Peut-être
+craignait-il, à part lui, que la visite à Renonval ne se prolongeât plus
+longtemps qu'il n'avait été dit. Quoi qu'il en fût, il prit d'abord,
+pour se donner un peu de patience, un à-compte sur le dîner, puis il
+alla visiter ses chiens et jeter à l'écurie le coup d'œil du maître, et
+revint s'étendre sur un canapé, déjà à moitié endormi par la fatigue de
+la journée.
+
+La nuit était venue, et le temps s'était mis à l'orage. Madame de
+Berville, assise, comme de coutume, devant son métier à tapisserie,
+regardait la pendule, puis la fenêtre, où ruisselait la pluie. Une
+demi-heure s'écoula lentement, et bientôt vint l'inquiétude.
+
+--Que fait donc ton frère? disait la baronne; il est impossible qu'à
+cette heure et par un temps semblable il s'arrête si longtemps en route;
+quelque accident lui sera arrivé: je vais envoyer à sa rencontre.
+
+--C'est inutile, répondait Armand; je vous jure qu'il se porte aussi
+bien que nous, et peut-être mieux; car, voyant cette pluie, il se sera
+sans doute fait donner à souper dans quelque cabaret de Noisy, pendant
+que nous sommes à l'attendre.
+
+L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit le
+dîner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de laisser
+ainsi sa mère dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait inutile;
+mais il avait donné sa parole. De son côté, madame de Berville voyait
+aisément, sur le visage de son fils, l'inquiétude qui l'agitait; elle
+n'en pénétrait pas la cause, mais l'effet ne lui échappait pas. Habituée
+à toute la tendresse et aux confidences même d'Armand, elle sentait que,
+s'il gardait le silence, c'est qu'il y était obligé. Par quelle raison?
+elle l'ignorait, mais elle respectait cette réserve, tout en ne pouvant
+s'empêcher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air
+craintif et presque suppliant, puis elle écoutait gronder la foudre, et
+haussait les épaules en soupirant. Ses mains tremblaient, malgré elle,
+de l'effort qu'elle faisait pour paraître tranquille. À mesure que
+l'heure avançait, Armand se sentait de moins en moins le courage de
+tenir sa promesse. Le dîner terminé, il n'osait se lever; la mère et le
+fils restèrent longtemps seuls, appuyés sur la table desservie, et se
+comprenant sans ouvrir les lèvres.
+
+Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne étant venue apporter
+les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir à son fils, et se
+retira dans son appartement pour dire ses prières accoutumées.
+
+--Que fait-il, en effet, cet étourdi garçon? se disait Armand, tout en
+se débarrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de chasseur.
+Rien de bien inquiétant, cela est probable. Il fait les yeux doux à
+madame de Vernage, et subit le silence imposant de la Bretonnière.
+Est-ce bien sûr? Il me semble qu'à cette heure-ci la Bretonnière doit
+être dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai que
+Tristan est peut-être en route aussi; j'en doute, pourtant; le chemin
+n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter à cheval. D'une autre
+part, il y a d'excellents lits à Renonval, et une marquise si polie peut
+certainement offrir un asile à un capitaine surpris par l'orage. Il est
+probable, tout bien considéré, que Tristan ne reviendra que demain. Cela
+est fâcheux, pour deux raisons: d'abord cela inquiète notre mère, et
+puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouvés chez une
+voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit passée sous
+le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont
+on rêve. Quelquefois même, on ne dort pas du tout. Que va-t-il advenir
+de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du cœur
+pour deux, mais tant pis. Elle trouvera aisé de le jouer, trop aisé,
+peut-être, c'est là mon espoir. Elle dédaignera d'en agir faussement
+envers un si loyal caractère. Mais, après tout, se disait encore Armand,
+en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau
+et brave. Il s'est tiré d'affaire à Constantine, il s'en tirera à
+Renonval.
+
+Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence
+régnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se fit
+entendre sur la route. Il était deux heures du matin; une voix
+impérieuse cria qu'on ouvrît, et tandis que le garçon d'écurie levait
+lourdement, l'une après l'autre, les barres de fer qui retenaient la
+grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, à pousser de
+longs gémissements. Armand, qui dormait de tout son cœur, réveillé en
+sursaut, vit tout à coup devant lui son frère tenant un flambeau et
+enveloppé d'un manteau dégouttant de pluie.
+
+--Tu rentres à cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou bien
+matin.
+
+Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec l'accent
+d'une colère presque furieuse:
+
+--Tu avais raison, c'est la dernière des femmes, et je ne la reverrai de
+ma vie.
+
+Après quoi il sortit brusquement.
+
+
+
+
+II
+
+
+Malgré toutes les questions, toutes les instances que put faire Armand,
+Tristan ne voulut donner à son frère aucune explication des étranges
+paroles qu'il avait prononcées en rentrant. Le lendemain, il annonça à
+sa mère que ses affaires le forçaient d'aller à Paris pour quelques
+jours, et donna ses ordres en conséquence; il avait le dessein de partir
+le soir même.
+
+--Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une façon
+un peu cavalière. Tu me fais la moitié d'une confidence, et tu t'en vas
+d'un jour à l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que je
+pense de ce départ impromptu?
+
+--Ce qu'il te plaira, répondit Tristan avec une indifférence si
+tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunté, tu ne feras qu'y
+perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de colère, il est vrai, pour une
+bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras
+l'appeler. La Bretonnière m'a ennuyé; la marquise était de mauvaise
+humeur; l'orage m'a contrarié; je suis revenu je ne sais pourquoi, et je
+t'ai parlé sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si tu
+veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais, à la
+première occasion, tu nous verras amis comme devant.
+
+--Tout cela est bel et bon, répliquait Armand, mais tu ne parlais pas
+hier par énigme, quand tu m'as dit: C'est la dernière des femmes. Il n'y
+a là mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrivé que tu caches.
+
+--Et que veux-tu qu'il me soit arrivé? demandait Tristan.
+
+À cette question, Armand baissait la tête, et restait muet; car en
+pareille circonstance, du moment que son frère se taisait, toute
+supposition, même faite en plaisantant, pouvait être aisément blessante.
+
+Vers le milieu de la journée, une calèche découverte entra dans la cour
+des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, à l'air gauche
+et endimanché, descendit aussitôt de la voiture, baissa lui-même le
+marchepied et présenta la main à une grande et belle femme, mise
+simplement et avec goût. C'était madame de Vernage et la Bretonnière qui
+venaient faire visite à la baronne. Tandis qu'ils montaient le perron,
+où madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le visage de son
+frère avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais Tristan le
+regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de
+nouveau.
+
+À la tournure aisée que prit la conversation, aux politesses froides,
+mais sans nulle contrainte, qu'échangèrent Tristan et la marquise, il ne
+semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se fût passé la
+veille. La marquise apportait à madame de Berville, qui aimait les
+oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonnière l'avait dans son
+chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la volière. La
+Bretonnière, bien entendu, donna le bras à la baronne; les deux jeunes
+gens restèrent près de madame de Vernage. Elle paraissait plus gaie que
+de coutume; elle marchait au hasard de côté et d'autre sans respect pour
+les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage.
+
+--Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous?
+
+Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son
+départ. Il l'annonça effectivement du ton le plus calme; mais, en même
+temps, il fixa sur la marquise un regard pénétrant, presque dur et
+offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda même
+pas quand il comptait revenir.
+
+--En ce cas-là, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le seul
+représentant des Berville que nous verrons à Renonval; car je suppose
+que nous vous aurons. La Bretonnière dit qu'il a découvert, avec les
+lunettes de mon garde, une espèce de cochon sauvage à qui la barbe vient
+comme aux oiseaux les plumes...
+
+--Point du tout, dit la Bretonnière, c'est une sorte de truie chinoise,
+de couleur noire, appelée tonkin. Lorsque ces animaux quittent la
+basse-cour et s'habituent à vivre dans les bois...
+
+--Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, à force de manger
+du gland, les défenses leur poussent au bout du museau.
+
+--C'est de toute vérité, répondit la Bretonnière, non pas, il est vrai,
+à la première, ni même à la seconde génération; mais il suffit que le
+fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait.
+
+--Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de
+faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une forêt, il en
+résulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la tête. Et
+c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la
+main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne réussit
+à personne.
+
+--Cela est encore vrai, dit la Bretonnière; la sauvagerie est un grand
+défaut.
+
+--Elle vaut pourtant mieux, répondit Tristan, qu'une certaine espèce de
+domesticité.
+
+La Bretonnière ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il devait se
+fâcher.
+
+--Oui, dit madame de Berville à la marquise, vous avez bien raison.
+Grondez-moi ce méchant garçon, qui est toujours sur les grands chemins,
+et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller à Paris. Défendez-lui
+donc de partir.
+
+Madame de Vernage, qui, tout à l'heure, n'avait pas dit un mot pour
+essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi priée de le faire, y mit
+aussitôt toute l'insistance et toute la bonne grâce dont elle était
+capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour
+dire à Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires à Paris,
+que la curiosité d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur tout au
+monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir déjeuner le
+lendemain à Renonval. Tristan répondait à chacun de ses compliments par
+un de ces petits saluts insignifiants qu'ont inventés les gens qui ne
+savent quoi dire: il était clair que sa patience était mise à une
+cruelle épreuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus qu'elle
+prévoyait, et, dès qu'elle eut cessé de parler, elle se retourna et
+s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle eût répété une comédie
+et que son rôle eût été fini.
+
+--Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui qui
+en veut à l'autre? Est-ce mon frère? est-ce la Bretonnière? Que vient
+faire ici la marquise?
+
+La façon d'être de madame de Vernage était, en effet, difficile à
+comprendre. Tantôt elle témoignait à Tristan une froideur et une
+indifférence marquées; tantôt elle paraissait le traiter avec plus de
+familiarité et de coquetterie qu'à l'ordinaire.--Cassez-moi donc cette
+branche-là, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du monde ce
+soir, je veux être toute en fleurs; je compte mettre une robe
+botanique, et avoir un jardin sur la tête.
+
+Tristan obéissait: il le fallait bien. La marquise se trouva bientôt
+avoir une véritable botte de fleurs, mais aucune ne lui plaisait.--Vous
+n'êtes pas connaisseur, disait-elle, vous êtes un mauvais jardinier;
+vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez
+les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir.
+
+En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait
+tomber à terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce dédain
+sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du
+monde.
+
+Il y avait au milieu du parc une petite rivière avec un pont de bois qui
+était brisé, mais dont il restait encore quelques planches. La
+Bretonnière, selon sa manie, déclara qu'il y avait danger à s'y
+hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise
+voulut passer, et commençait à prendre les devants, quand la baronne lui
+représenta qu'en effet ce pont était vermoulu, et qu'elle courait le
+risque d'une chute assez grave.
+
+--Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire les
+honneurs de la profondeur de votre rivière; et si je faisais comme
+Condé, qu'est-ce qu'il arriverait donc?
+
+Devant monter à cheval, au retour, elle avait à la main une cravache.
+Elle la jeta de l'autre côté de l'eau, dans une petite
+île:--Maintenant, messieurs, reprit-elle, voilà mon bâton jeté à
+l'ennemi. Qui de vous ira le chercher?
+
+--C'est fort imprudent, dit la Bretonnière; cette cravache est fort
+jolie, la pomme en est très bien ciselée.
+
+--Y aura-t-il du moins une récompense honnête? demanda Armand.
+
+--Fi donc! s'écria la marquise. Vous marchandez avec la gloire! Et vous,
+monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan,
+qu'est-ce que vous dites? passerez-vous?
+
+Tristan semblait hésiter, non par crainte du danger ni du ridicule, mais
+par un sentiment de répugnance à se voir ainsi provoqué pour une
+semblable bagatelle. Il fronça le sourcil et répondit froidement:
+
+--Non, madame.
+
+--Hélas! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre Phanor était
+là, il m'aurait déjà rendu ma cravache.
+
+La Bretonnière, tâtant le pont avec sa canne, le contemplait d'un air de
+réflexion profonde; appuyée nonchalamment sur la poutre brisée qui
+servait de rampe, la marquise s'amusait à faire plier les planches en se
+balançant au-dessus de l'eau: elle s'élança tout à coup, traversa le
+pont avec une vivacité et une légèreté charmantes, et se mit à courir
+dans l'île. Armand avait voulu la prévenir, mais son frère lui prit le
+bras, et, se mettant à marcher à grands pas, l'entraîna à l'écart dans
+une allée; là, dès que les deux jeunes gens furent seuls:
+
+--La patience m'échappe, dit Tristan. J'espère que tu ne me crois pas
+assez sot pour me fâcher d'une plaisanterie; mais cette plaisanterie a
+un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver,
+jouer avec ma colère, et voir jusqu'à quel point j'endurerai son audace;
+elle sait ce que signifie son froid persiflage. Misérable cœur!
+méprisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me laisser
+m'éloigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite vanité, et se
+faire une sorte de triomphe d'une discrétion qu'on ne lui doit pas!
+
+--Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il?
+
+--Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es intéressé, puisque tu es mon
+frère. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et que tu
+me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au
+carrefour des Roches. Il y avait à terre une branche de saule, que tu ne
+m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'était madame de Vernage
+qui l'avait enfoncée dans le sable, en se promenant le matin. Elle riait
+tout à l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais celle-là
+avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de la
+marquise étaient allés chez son oncle à Beaumont, que la Bretonnière ne
+viendrait pas dîner, et que, si je craignais d'éveiller les gens en
+sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval chez
+le bonhomme du Héloy.
+
+--Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule!
+
+--Oui, et plût à Dieu que j'eusse repoussé du pied ce brin de saule
+comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et tu
+l'as vu toi-même, je l'aimais, j'étais sous le charme. Quelle
+bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'étais tout amour, j'aurais
+donné mon sang pour elle, et aujourd'hui...
+
+--Eh bien, aujourd'hui?
+
+--Écoute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches d'abord une
+petite aventure qui m'est arrivée l'an passé. Tu sauras donc qu'au bal
+de l'Opéra j'ai rencontré une espèce de grisette, de modiste, je ne sais
+quoi. Je suis venu à faire sa connaissance par un hasard assez
+singulier. Elle était assise à côté de moi, et je ne faisais nulle
+attention à elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me dire
+bonsoir. Au même instant, ma voisine, comme effrayée, cacha sa tête
+derrière mon épaule; elle me dit à l'oreille qu'elle me suppliait de la
+tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je
+ne pouvais guère m'y refuser. Je me levai avec elle, et je quittai
+Saint-Aubin. Elle me conta là-dessus qu'il était son amant, qu'elle
+avait peur de lui, qu'il était jaloux, enfin, qu'elle le fuyait. Je me
+trouvais ainsi tout à coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le rôle d'un
+rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un
+air mécontent. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre à peu
+près au sérieux ce rôle que l'occasion m'offrait. J'emmenai souper la
+petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se
+fâcher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine à lui faire entendre
+raison. Il convint de bonne grâce qu'il n'était guère possible de se
+couper la gorge pour une demoiselle qui se réfugiait au bal masqué pour
+fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et
+l'affaire fut oubliée; tu vois que le mal n'est pas grand.
+
+--Non, certes; il n'y a là rien de bien grave.
+
+--Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit
+quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et à Renonval. Or, cette
+nuit, au moment même où la marquise, assise près de moi, écoutait de son
+grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la tête, et
+essayait, en souriant, cette bague qui, grâce au ciel, est encore à mon
+doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal
+lui a été contée, qu'elle la sait de bonne source, que Saint-Aubin
+adorait cette grisette, qu'il a été au désespoir de l'avoir perdue,
+qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demandé raison, que j'ai reculé, et
+qu'alors...
+
+Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux frères
+marchèrent en silence.
+
+--Qu'as-tu répondu? dit enfin Armand.
+
+--Je lui ai répondu une chose très simple. Je lui ai dit tout
+bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme
+lève la main sur lui impunément s'appelle un lâche, vous le savez très
+bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la
+maîtresse de ce lâche, s'appelle aussi d'un certain nom qu'il est
+inutile de vous dire. Là-dessus, j'ai pris mon chapeau.
+
+--Et elle ne t'a pas retenu?
+
+--Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me dire
+que je me fâchais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a demandé
+pardon de m'avoir offensé sans dessein; je ne sais même pas si elle n'a
+pas essayé de pleurer. À tout cela, je n'ai rien répliqué, sinon que je
+n'attachais aucune importance à une indignité qui ne pouvait
+m'atteindre, qu'elle était libre de croire et de penser tout ce que bon
+lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui
+ôter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans, mes
+camarades qui me connaissent auraient quelque peine à admettre votre
+conte, et par conséquent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut pour le
+mépriser.
+
+--Est-ce là réellement ta pensée?
+
+--Y songes-tu? Si je pouvais hésiter à savoir ce que j'ai à faire, c'est
+précisément parce que je suis soldat que je n'aurais pas deux partis à
+prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans cœur plaisanter avec mon
+honneur, et répéter demain sa misérable histoire à une coquette de son
+bord, ou à quelqu'un de ces petits garçons à qui tu prétends qu'elle
+tourne la tête? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre mère,
+puisse devenir un objet de risée? Seigneur Dieu! cela fait frémir!
+
+--Oui, dit Armand, et voilà cependant les petits badinages pleins de
+grâce qu'inventent ces dames pour se désennuyer. Faire d'une niaiserie
+un roman bien noir, bien scandaleux, voilà le bon plaisir de leur
+cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant?
+
+--Je compte aller ce soir à Paris. Saint-Aubin est aussi un soldat;
+c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en préserve! qu'un mot de
+sa part ait jamais pu donner l'idée de cette fable fabriquée par quelque
+femme de chambre; mais, à coup sûr, je le ramènerai ici, et il ne lui
+sera pas plus difficile de dire tout haut la vérité, qu'il ne me le
+sera, à moi, de l'entendre. C'est une démarche fâcheuse, pénible, que je
+ferai là, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller trouver un
+camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manqué de cœur. Mais
+n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit être permis.
+Je te le répète, c'est notre nom que je défends, et s'il ne devait pas
+sortir de là pur comme de l'or, je m'arracherais moi-même la croix que
+je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma
+présence, qu'on lui a répété un sot conte, et que ceux qui l'ont forgé
+en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la
+marquise m'entende aussi à mon tour; il faut que je lui donne bien
+discrètement, en termes bien polis, en tête-à-tête, une leçon qu'elle
+n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer
+nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je
+ne prétends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, après avoir exposé sa
+vie pour aller chercher le bouquet de sa maîtresse, le lui jeta à la
+figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole
+produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te
+réponds que d'ici à quelque temps, du moins, la marquise sera moins
+fière, moins coquette et moins hypocrite.
+
+--Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec toi.
+Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le
+permets, je serai dans la coulisse.
+
+La marquise se disposait à retourner chez elle lorsque les deux frères
+reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait été pour
+quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait
+rien; jamais, au contraire, elle n'avait semblé plus calme et plus
+contente d'elle-même. Ainsi qu'il a été dit, elle s'en allait à cheval.
+Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre
+le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marché sur le sable
+mouillé, son brodequin était humide, en sorte que l'empreinte en resta
+marquée sur le gant de Tristan. Dès que madame de Vernage fut partie,
+Tristan ôta ce gant et le jeta à terre.
+
+--Hier, je l'aurais baisé, dit-il à son frère.
+
+Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et
+allèrent coucher à Paris. Madame de Berville, toujours inquiète et
+toujours indulgente, comme une vraie mère qu'elle était, fit semblant de
+croire aux raisons qu'ils prétendirent avoir pour partir. Dès le
+lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller
+demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue
+Neuve-Saint-Augustin, à l'hôtel garni où il logeait habituellement quand
+il était en congé.
+
+--Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est peut-être en
+garnison bien loin.
+
+--Quand il serait à Alger, répondait Tristan, il faut qu'il parle, ou du
+moins qu'il écrive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je le
+trouverai, ou il dira pourquoi.
+
+Le garçon de l'hôtel était un Anglais, chose fort commode peut-être pour
+les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez
+gênante pour les Parisiens. À la première parole de Tristan, il répondit
+par l'exclamation la plus britannique:
+
+--Oh!
+
+--Voilà qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que son frère;
+mais M. de Saint-Aubin est-il ici?
+
+--Oh! no.
+
+--N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure?
+
+--Oh! yes.
+
+--Il est donc sorti?
+
+--Oh! no.
+
+--Expliquez-vous. Peut-on lui parler?
+
+--No, sir, impossible.
+
+--Pourquoi, impossible?
+
+--Parce qu'il est... Comment dites-vous?
+
+--Il est malade.
+
+--Oh! no, il est mort.
+
+
+
+
+III
+
+
+Il serait difficile de peindre l'espèce de consternation qui frappa
+Tristan et son frère en apprenant la mort de l'homme qu'ils avaient un
+si grand désir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en dise, une
+chose indifférente que la mort. On ne la brave pas sans courage, on ne
+la voit pas sans horreur, et il est même douteux qu'un gros héritage
+puisse rendre vraiment agréable sa hideuse figure, dans le moment où
+elle se présente. Mais quand elle nous enlève subitement quelque bien ou
+quelque espérance, quand elle se mêle de nos affaires et nous prend dans
+les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa
+puissance, et que l'homme reste muet devant le silence éternel.
+
+Saint-Aubin avait été tué en Algérie, dans une razzia. Après s'être fait
+raconter, tant bien que mal, par les gens de l'hôtel, les détails de cet
+événement, les deux frères reprirent tristement le chemin de la maison
+qu'ils habitaient à Paris.
+
+--Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir
+d'embarras, qu'un mot à dire à un honnête homme, et il n'est plus.
+Pauvre garçon! je m'en veux à moi-même de ce qu'un motif d'intérêt
+personnel se mêle au chagrin que me cause sa mort. C'était un brave et
+digne officier; nous avions bivouaqué et trinqué ensemble. Ayez donc
+trente ans, une vie sans reproche, une bonne tête et un sabre au côté,
+pour aller vous faire assassiner par un Bédouin en embuscade! Tout est
+fini, je ne songe plus à rien, je ne veux pas m'occuper d'un conte quand
+j'ai à pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent ce qui
+leur plaira.
+
+--Ton chagrin est juste, répondit Armand; je le partage et je le
+respecte; mais, tout en regrettant un ami et en méprisant une coquette,
+il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est là, avec ses lois; il ne
+voit ni ton dédain ni tes larmes; il faut lui répondre dans sa langue,
+ou, tout au moins, l'obliger à se taire.
+
+--Et que veux-tu que j'imagine? Où veux-tu que je trouve un témoin, une
+preuve quelconque, un être ou une chose qui puisse parler pour moi? Tu
+comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour
+s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas
+amené avec lui tout son régiment. Les choses se sont passées en
+tête-à-tête; si elles eussent dû devenir sérieuses, certes, alors, les
+témoins seraient là; mais nous nous sommes donné une poignée de main, et
+nous avons déjeuné ensemble; nous n'avions que faire d'inviter personne.
+
+--Mais il n'est guère probable, reprit Armand, que cette sorte de
+querelle et de réconciliation soit demeurée tout à fait secrète.
+Quelques amis communs ont dû la connaître. Rappelle-toi, cherche dans
+les souvenirs.
+
+--Et à quoi bon? quand même, en cherchant bien, je pourrais retrouver
+quelqu'un qui se souvînt de cette vieille histoire, ne veux-tu pas que
+j'aille me faire donner par le premier venu une espèce d'attestation
+comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir
+sans crainte; tout se demande à un ami. Mais quel rôle jouerais-je, à
+l'heure qu'il est, en allant dire à un de nos camarades: Vous
+rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an passé? On
+se moquerait de moi, et on aurait raison.
+
+--C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une
+femme orgueilleuse, vindicative et offensée, tenir impunément de
+méchants propos.
+
+--Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. À une insulte faite
+par un homme on répond par un coup d'épée. Contre toute espèce d'injure,
+publique ou non,... même imprimée, on peut se défendre; mais quelle
+ressource a-t-on contre une calomnie sourde, répétée dans l'ombre, à
+voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est là le
+triomphe de la lâcheté. C'est là qu'une pareille créature, dans toute la
+perfidie du mensonge, dans toute la sécurité de l'impudence, vous
+assassine à coups d'épingle; c'est là qu'elle ment avec tout l'orgueil,
+toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est là qu'elle glisse à
+loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie étudiée,
+revue et augmentée par l'auteur; et cette infamie fait son chemin, cela
+se répète, se commente, et l'honneur, le bien du soldat, l'héritage des
+aïeux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une telle
+misère!
+
+Tristan parut réfléchir pendant quelque temps, puis il ajouta d'un ton à
+demi sérieux, à demi plaisant:
+
+--J'ai envie de me battre avec la Bretonnière.
+
+--À propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'empêcher de rire. Que t'a
+fait ce pauvre diable dans tout cela?
+
+--Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est très possible qu'il soit au courant
+de mes affaires. Il est assez dans les initiés, et passablement curieux
+de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le prît
+pour confident.
+
+--Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte une
+histoire, et qu'il n'en est pas responsable.
+
+--Bah! et s'il s'en fait l'éditeur? Cet homme-là, qui n'est qu'une
+mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que s'il
+était son mari; et, en supposant qu'elle lui récite ce beau roman
+inventé sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse à en garder le secret?
+
+--À la bonne heure, mais encore faudrait-il être sûr d'abord qu'il en
+parle, et même, dans ce cas-là, je ne vois guère qu'il puisse être
+juste de chercher querelle à quelqu'un parce qu'il répète ce qu'il a
+entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs à faire peur à la
+Bretonnière? Il ne se battrait certainement pas, et, franchement, il
+serait dans son droit.
+
+--Il se battrait. Ce garçon-là me gêne; il est ennuyeux, il est de trop
+dans ce monde.
+
+--En vérité, mon cher Tristan, tu parles comme un homme qui ne sait à
+qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, à t'entendre, que tu cherches une
+affaire d'honneur pour rétablir ta réputation, ou que tu as besoin d'une
+balafre pour la montrer à ta maîtresse, comme un étudiant allemand?
+
+--Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment
+intolérable. On m'accuse, on me déshonore, et je n'ai pas un moyen de me
+venger! Si je croyais réellement...
+
+Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard, devant
+la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arrêta de nouveau, tout à coup,
+pour regarder un bracelet placé dans l'étalage.
+
+--Voilà une chose étrange, dit-il.
+
+--Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de
+comptoir?
+
+--Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En
+voici un qui se présente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du reste,
+n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le
+moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce
+même marchand, dans cette boutique, un bracelet comme celui-là, lequel
+bracelet était destiné à cette grisette dont il s'occupait, et qui avait
+failli nous brouiller; lorsque, après notre querelle vidée, nous eûmes
+déjeuné ensemble:--Parbleu, me dit-il en riant, tu viens de m'enlever la
+reine de mes pensées à l'instant où je me disposais à lui faire un
+cadeau; c'était un petit bracelet avec mon nom gravé en dedans; mais, ma
+foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le cède;
+puisque tu es le préféré, il faut que tu payes ta bienvenue.--Faisons
+mieux, répondis-je; soyons de moitié dans l'envoi que tu comptais lui
+faire.--Tu as raison, reprit-il; mon nom est déjà sur la plaque, il faut
+que le tien y soit gravé aussi, et, en signe de bonne amitié, nous y
+ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les
+deux noms, écrits sur le bracelet, furent envoyés à la demoiselle, et
+doivent actuellement exister quelque part en la possession de
+mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre héroïne), à moins qu'elle ne
+l'ait vendu pour aller dîner.
+
+--À merveille! s'écria Armand; cette preuve que tu cherchais est toute
+trouvée. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut que la
+marquise voie les deux signatures, et le jour bien spécifié. Il faut que
+mademoiselle Javotte elle-même témoigne au besoin de la vérité et de
+l'identité de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver clairement
+que rien de sérieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi? Certes,
+deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau à une femme
+qu'ils se disputent, ne sont pas bien en colère l'un contre l'autre, et
+il devient alors évident...
+
+--Oui, tout cela est très bien, dit Tristan; ta tête va plus vite que la
+mienne; mais pour exécuter cette grande entreprise, ne vois-tu pas
+qu'avant de retrouver ce bracelet si précieux, il faudrait commencer par
+retrouver Javotte? Malheureusement ces deux découvertes semblent
+également difficiles. Si, d'un côté, la jeune personne est sujette à
+perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de s'égarer fort
+elle-même. Chercher, après un an d'intervalle, une grisette perdue sur
+le pavé de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage d'amour
+fabriqué en métal, cela me paraît au-dessus de la puissance humaine;
+c'est un rêve impossible à réaliser.
+
+--Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard, de
+lui-même, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais oublié ce
+bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le
+rappelle. Tu cherchais un témoin, le voilà, il est irrécusable; ce
+bracelet dit tout, ton amitié pour Saint-Aubin, son estime pour toi, le
+peu de gravité de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher; quand elle
+fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen
+d'imposer silence à madame de Vernage; mademoiselle Javotte et son
+serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand, c'est
+vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord, où
+demeurait jadis cette demoiselle?
+
+--À te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'était, je crois, dans un
+passage, une espèce de _square_, de cité.
+
+--Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont
+quelquefois une mémoire incroyable; ils se souviennent des gens après
+des années, surtout de ceux qui ne les payent pas très bien.
+
+Tristan se laissa conduire par son frère; tous deux entrèrent dans la
+boutique. Ce n'était pas une chose facile que de rappeler au marchand un
+objet de peu de valeur acheté chez lui il y avait longtemps. Il ne
+l'avait pourtant pas oublié, à cause de la singularité des deux noms
+réunis.
+
+--Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux jeunes
+gens m'ont commandé l'hiver dernier, et je reconnais bien monsieur. Mais
+quant à savoir où ce bracelet a été porté, et à qui, je n'en peux rien
+dire.
+
+--C'était à une demoiselle Javotte, dit Armand, qui devait demeurer dans
+un passage.
+
+--Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta,
+réfléchit, se consulta, et finit par dire: C'est cela même; mais ce
+n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom
+de madame de Monval, cité Bergère, 4.
+
+--Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom
+de Monval m'était sorti de la tête; peut-être avait-elle le droit de le
+porter, car son titre de Javotte n'était, je crois, qu'un sobriquet.
+Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle acheté autre
+chose?
+
+--Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une chaîne d'argent
+cassée qu'elle avait.
+
+--Mais point de bracelet?
+
+--Non, monsieur.
+
+--Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant à nous, en
+route pour la cité Bergère.
+
+--Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de
+prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait changé
+plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue.
+
+Cette prévision était fondée. La portière de la cité Bergère apprit aux
+deux frères que madame de Monval avait déménagé depuis longtemps,
+qu'elle s'appelait à présent mademoiselle Durand, ouvrière en robes, et
+qu'elle demeurait rue Saint-Jacques.
+
+--Est-elle à son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand, poursuivi
+par la crainte du bracelet vendu.
+
+--Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de dépense; elle avait ici un
+logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle
+voyait beaucoup de militaires, toutes personnes décorées et très comme
+il faut. Elle donnait quelquefois de très jolis dîners qu'on faisait
+venir du café Vachette. Tous ces messieurs étaient bien gais, et il y en
+avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai
+artiste de l'Académie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu rien à
+dire sur le compte de madame de Monval. Elle étudiait aussi pour être
+artiste; c'était moi qui faisais son ménage, et elle ne sortait jamais
+qu'en citadine.
+
+--Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques.
+
+--Mademoiselle Durand ne loge plus ici, répondit la seconde portière; il
+y a six mois qu'elle s'en est allée, et nous ne savons guère trop où
+elle est. Ce ne doit pas être dans un palais, car elle n'est pas partie
+en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose.
+
+--Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse?
+
+--Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'était guère à l'aise, cette
+demoiselle. Elle demeurait là au fond de l'allée, sur la cour, derrière
+la fruitière. Elle travaillait toute la sainte journée; elle ne gagnait
+guère et elle avait bien du mal. Elle allait au marché le matin, et elle
+faisait sa soupe elle-même sur un petit fourneau qu'elle avait. On ne
+peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les
+choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de
+ses tantes, qui l'a emmenée; nous croyons qu'elle s'est mise aux sœurs
+du Bon-Pasteur. La lingère du coin vous dira peut-être cela: c'était
+elle qui l'employait.
+
+--Allons chez la lingère, dit Armand; mais les choux sont de mauvais
+augure.
+
+Le troisième renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas d'abord plus
+satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa
+famille avait trouvé moyen de fournir, elle était entrée, en effet, au
+couvent des sœurs du Bon-Pasteur, et y avait passé environ trois mois.
+Comme sa conduite était bonne, la protection de quelques personnes
+charitables l'avait fait admettre par les sœurs, qui lui montraient
+beaucoup de bonté et qui n'avaient qu'à se louer de son
+obéissance.--Malheureusement, disait la lingère, cette pauvre enfant a
+une tête si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en place.
+C'était une grande faveur pour elle que d'avoir été reçue comme
+pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle,
+et elle remplissait régulièrement ses devoirs de religion, en même temps
+qu'elle travaillait très bien, car c'est une bonne ouvrière. Mais tout
+d'un coup sa tête est partie; elle a demandé à s'en aller. Vous
+comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une
+prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envolée.
+
+--Et vous ignorez ce qu'elle est devenue?
+
+--Pas tout à fait, répondit en riant la lingère. Il y a une de mes
+demoiselles qui l'a rencontrée au Ranelagh. Elle se fait appeler
+maintenant Amélina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de Bréda, et
+qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques.
+
+Tristan commençait à se décourager.--Laissons tout cela, dit-il à son
+frère. À la tournure que prennent les choses, nous n'en aurons jamais
+fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame
+Rosenval, n'est pas en Chine ou à Quimper-Corentin?
+
+--Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait
+pour nous arrêter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point de
+découvrir notre voyageuse? Ouvrière ou artiste, nonne ou figurante, je
+la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parié de
+traverser pieds nus un bassin gelé au mois de janvier, et qui, arrivé à
+moitié chemin, trouva que c'était trop froid et revint sur ses pas.
+
+Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut
+découverte rue de Bréda; mais il ne s'agissait plus, à cette nouvelle
+adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle
+était naguère, madame Rosenval était devenue tout à coup, par la grâce
+du hasard et d'un ancien préfet, personnage important et protecteur des
+arts, _prima donna_ d'un théâtre de province. Elle habitait depuis
+quelque temps une assez grande ville du midi de la France, où son
+talent, nouvellement découvert, mais généreusement encouragé, faisait
+les délices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la garnison.
+Elle se trouvait à Paris en passant, pour contracter, si faire se
+pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens, il
+est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient être reçus; mais ils
+furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez
+riche, d'un goût peu sévère, orné de statuettes, de glaces et de
+cartons-pâtes, à peu près comme un café. La maîtresse du lieu était à sa
+toilette; elle fit dire qu'on attendît, et qu'elle allait recevoir M. de
+Berville.
+
+--À présent, je te laisse, dit Armand à son frère; tu vois que nous
+sommes venus à bout de notre campagne. C'est à toi de faire le reste;
+décide madame Rosenval à te rendre ton bracelet; qu'elle l'accompagne
+d'un mot de sa main qui donne plus de poids à cette restitution; reviens
+armé de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise.
+
+Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul à se promener dans
+le somptueux salon de Javotte. Il y était depuis un quart d'heure,
+lorsque la porte de la chambre à coucher s'ouvrit. Un gros et grand
+monsieur, à la démarche grave, à la tête grisonnante, portant des
+lunettes, une chaîne, un binocle et des breloques de montre, le tout en
+or, s'avança d'un air affable et majestueux.--Monsieur, dit-il à
+Tristan, j'apprends que vous êtes le parent de madame Rosenval. Si vous
+voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet.
+
+Il fit un léger salut et se retira.
+
+--Peste! se dit Tristan, il paraît que Javotte voit à présent meilleure
+compagnie que dans l'allée de la rue Saint-Jacques.
+
+Soulevant une portière de soie chamarrée, que lui avait indiquée le
+monsieur aux lunettes d'or, il pénétra dans un boudoir tendu en
+mousseline rose, où madame Rosenval, étendue sur un canapé, le reçut
+d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme
+qu'on a aimée, fût-ce Amélina, fût-ce même Javotte, surtout lorsque l'on
+s'est donné tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec
+empressement la main fort blanche de son ancienne conquête, puis il prit
+place à côté d'elle, et débuta, comme cela se devait, par lui faire ses
+compliments sur ce qu'elle était embellie, qu'il la revoyait plus
+charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit à toute femme
+qu'on retrouve, fût-elle devenue plus laide qu'un péché mortel).
+
+--Permettez-moi, ma chère, ajouta-t-il, de vous féliciter sur l'heureux
+changement qui me semble s'être opéré dans vos petites affaires. Vous
+êtes logée ici comme un grand seigneur.
+
+--Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville?
+répondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un
+pied-à-terre; mais je me fais arranger quelque chose là-bas, car vous
+savez que je perche au diable.
+
+--Oui, j'ai appris que vous étiez au théâtre.
+
+--Mon Dieu, oui, je me suis décidée. Vous savez que la grande musique,
+la musique sérieuse, a été l'occupation de toute ma vie. M. le baron,
+que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes
+bons amis, m'a persécutée pour prendre un engagement. Que voulez-vous!
+je me suis laissé faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le drame,
+le vaudeville, l'opéra.
+
+--On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai à vous parler d'une affaire
+assez sérieuse, et, comme votre temps doit être précieux, trouvez bon
+que je me hâte de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire mes
+confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?...
+
+Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la
+cheminée; la première chose qu'il y remarqua fut la carte de visite de
+la Bretonnière, accrochée à la glace.
+
+--Est-ce que vous connaissez ce personnage-là? demanda-t-il avec
+surprise.
+
+--Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je crois
+même qu'il dîne à la maison aujourd'hui. Mais, de grâce, continuez donc,
+je vous en prie, et je vous écoute.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il y aurait peut-être pour le philosophe ou pour le psychologue, comme
+on dit, une curieuse étude à faire sur le chapitre des distractions.
+Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent
+le plus à la personne dont il aie plus à craindre ou à espérer, à un
+avocat, à une femme ou à un ministre. Quel degré d'influence exercera
+sur lui une épingle qui le pique au milieu de son discours, une
+boutonnière qui se déchire, un voisin qui se met à jouer de la flûte?
+Que fera un acteur, récitant une tirade, et apercevant tout à coup un de
+ses créanciers dans la salle? Jusqu'à quel point, enfin, peut-on parler
+d'une chose, et en même temps penser à une autre?
+
+Tristan se trouvait à peu près dans une situation de ce genre. D'une
+part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur à lunettes
+d'or pouvait reparaître à tout moment. D'ailleurs, dans l'oreille d'une
+femme qui vous écoute, il y a une mouche qu'il faut prendre au vol; dès
+qu'il n'est plus trop tôt avec elle, presque toujours il est trop tard.
+Tristan attachait assez de prix à ce qu'il venait demander à Javotte
+pour y employer toute son éloquence. Plus la démarche qu'il faisait
+pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la nécessité
+de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les
+yeux la carte de la Bretonnière, ses regards ne pouvaient s'en détacher;
+et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se répétait à
+lui-même:--Je retrouverai donc cet homme-là partout?
+
+--Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous êtes distrait comme un poète
+en couches.
+
+Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif secret,
+ni prononcer le nom de la marquise.
+
+--Je ne puis rien vous expliquer, répondit-il. Je ne puis que vous dire
+une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant le
+bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donné, s'il est encore
+en votre possession.
+
+--Mais qu'est-ce que vous voulez en faire?
+
+--Rien qui puisse vous inquiéter, je vous en donne ma parole.
+
+--Je vous crois, Berville, vous êtes homme d'honneur. Le diable
+m'emporte, je vous crois.
+
+(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait conservé quelques
+expressions qui sentaient encore un peu les choux.)
+
+--Je suis enchanté, dit Tristan, que vous ayez de moi un si bon
+souvenir; vous n'oubliez pas vos amis.
+
+--Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand j'étais
+sans le sou, je me plais à le reconnaître. J'avais deux paires de bas à
+jour qui se succédaient l'une à l'autre, et je mangeais la soupe dans
+une cuillère de bois. Maintenant je dîne dans de l'argent massif, avec
+un laquais par derrière et plusieurs dindons par devant; mais mon cœur
+est toujours le même. Savez-vous que dans notre jeune temps nous nous
+amusions pour de bon? À présent, je m'ennuie comme un roi... Vous
+souvenez-vous d'un jour,... à Montmorency?... Non, ce n'était pas vous,
+je me trompe; mais c'est égal, c'était charmant. Ah! les bonnes cerises!
+et ces côtelettes de veau que nous avons mangées chez le père Duval, au
+Château de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco, picorait
+du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez bêtes pour
+faire boire de l'eau-de-vie à ce pauvre animal, et il en est mort.
+Avez-vous su cela?
+
+Lorsque Javotte parlait ainsi à peu près naturellement, c'était avec une
+volubilité extrême; mais quand ses grands airs la reprenaient, elle se
+mettait tout à coup à traîner ses phrases avec un air de rêverie et de
+distraction.
+
+--Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse enrhumée, je me
+souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au passé.
+
+--C'est à merveille, ma chère Amélina; mais, répondez, de grâce, à mes
+questions. Avez-vous conservé ce bracelet?
+
+--Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire?
+
+--Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous vous
+avions donné?
+
+--Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher.
+
+--Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il s'agit
+d'un service fort important que vous pouvez me rendre. Réfléchissez, je
+vous en conjuré, et répondez-moi sérieusement. Si ce n'est que le
+bracelet qui vous tient au cœur, je m'engage bien volontiers à vous en
+mettre un autre à chaque bras, en échange de celui dont j'ai besoin.
+
+--C'est fort galant de votre part.
+
+--Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici que
+dans mon intérêt.
+
+--Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de l'éventail, il
+faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce
+bracelet. Je ne peux pas me fier à un homme qui n'a pas lui-même
+confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a quelque
+femme, quelque tricherie là-dessous. Tenez, je parierais que c'est
+quelque ancienne maîtresse à vous ou à Saint-Aubin, qui veut me
+dépouiller de mes ustensiles de ménage. Il y a quelque brouille, quelque
+jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc.
+
+--S'il faut absolument vous dire mon motif, répondit Tristan, voulant se
+débarrasser de ces questions, la vérité est que Saint-Aubin est mort;
+nous étions fort liés, vous le savez, et je désirerais garder ce
+bracelet où nos deux noms sont écrits ensemble.
+
+--Bah! quelle histoire vous me fabriquez là! Saint-Aubin est mort?
+Depuis quand?
+
+--Il est mort en Afrique, il y a peu de temps.
+
+--Vrai? Pauvre garçon! je l'aimais bien aussi. C'était un gentil cœur,
+et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beauté rose.--Voilà
+ma beauté rose, disait-il. Je trouve ce nom-là très-joli. Vous
+rappelez-vous comme il était drôle un jour que nous étions à
+Ermenonville, et que nous avions tout cassé dans l'auberge? Il ne
+restait seulement plus une assiette. Nous avions jeté les chaises par
+les fenêtres à travers les carreaux, et le matin, tout justement, voilà
+qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient
+visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir
+leur café au lait.
+
+--Tête de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par hasard, faire
+attention à ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou non?
+
+--Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites à
+bout portant.
+
+--Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit
+quelconque à mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce coffre; je ne
+vous en demande pas davantage.
+
+Javotte sembla un peu réfléchir, se rassit près de Tristan, et lui prit
+la main:
+
+--Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est
+nécessaire, je ne tiens pas à une pareille misère. J'ai de l'amitié pour
+vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais
+vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est
+possible que, d'un jour à l'autre, j'entre à l'Opéra, dans les chœurs.
+Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un ancien
+préfet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la
+Bretonnière, de son côté...
+
+--La Bretonnière! s'écria Tristan impatienté; et que diantre fait-il
+ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'être en même temps à Paris et à la
+campagne. Il ne nous quitte pas là-bas, et je le retrouve chez vous!
+
+--Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort distingué
+que M. de la Bretonnière. Il est vrai qu'il a une campagne près de la
+vôtre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez
+probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom.
+
+--Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire?
+
+--Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas
+vrai? Il a son couvert à sa table; elle s'appelle Vernage, ou quelque
+chose comme ça; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que les
+voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc?
+
+--Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la Bretonnière et
+la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de
+ces jours.
+
+--Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous touche,
+je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'échange. Votre confidence pour mon
+bracelet.
+
+--Vous l'avez donc, ce bracelet?
+
+--Vous l'aimez donc, cette marquise?
+
+--Ne plaisantons pas. L'avez-vous?
+
+--Non pas, je ne dis pas cela. Je vous répète que ma position...
+
+--Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez à l'Opéra,
+et quand vous seriez figurante à vingt sous par jour...
+
+--Figurante! s'écria Javotte en colère. Pour qui me prenez-vous, s'il
+vous plaît? Je chanterai dans les chœurs, savez-vous!
+
+--Pas plus que moi; on vous prêtera un maillot et une toque, et vous
+irez en procession derrière la princesse Isabelle; ou bien on vous
+donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout
+d'une poulie dans le ballet de _la Sylphide_. Qu'est-ce que vous
+entendez avec votre position?
+
+--J'entends et je prétends que, pour rien au monde, je ne voudrais que
+monsieur le baron pût voir mon nom mêlé à une mauvaise affaire. Vous
+voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous étiez mon parent.
+Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous
+plaît pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue que
+sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon père
+a vendue. J'ai des maîtres, mon cher, j'étudie, et je ne veux rien faire
+qui compromette mon avenir.
+
+Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la résistance
+et de l'étrange légèreté de Javotte. Évidemment le bracelet était là,
+dans cette chambre peut-être; mais où le trouver? Tristan se sentait par
+moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace pour
+parvenir à son but. Un peu de douceur et de patience lui semblait
+pourtant préférable.
+
+--Ma brave Javotte, dit-il, ne nous fâchons pas. Je crois fermement à
+tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune façon, vous
+compromettre; chantez à l'Opéra tant que vous voudrez, dansez même, si
+bon vous semble. Mon intention n'est nullement...
+
+--Danser! moi qui ai joué Célimène! oui, mon petit, j'ai joué Célimène à
+Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M.
+Poupinel, qui a assisté à la représentation, m'a engagée tout de suite
+pour les troisièmes Dugazon. J'ai été ensuite seconde grande première
+coquette, premier rôle marqué, et forte première chanteuse; et c'est
+Brochard lui-même, qui est ténor léger, qui m'a fait résilier, et
+Gustave, qui est laruette, a voyagé avec moi en Auvergne. Nous faisions
+quatre ou cinq cents francs avec _la Tour de Nesle_, et _Adolphe et
+Clara_; nous ne jouions que ces deux pièces-là partout. Si vous croyez
+que je vais danser!
+
+--Ne nous fâchons pas, ma belle, je vous en conjure!
+
+--Savez-vous que j'ai joué avec Frédérick? Oui, j'ai joué avec
+Frédérick, en province, au bénéfice d'un homme de lettres. Il est vrai
+que je n'avais pas un grand rôle; je faisais un page dans _Lucrèce
+Borgia_, mais toujours j'ai joué avec Frédérick.
+
+--Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de
+m'excuser; mais, ma chère, le temps se passe, et vous répondez à
+beaucoup de choses, excepté à ce que je vous demande. Finissons-en, s'il
+est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller à l'instant
+même chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une chaîne, une bague, ce qui
+vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous le
+rapporter, selon votre fantaisie; en échange de quoi vous me renverrez
+ou vous me rendrez à moi-même cette bagatelle que je vous demande, et à
+laquelle vous ne tenez pas sans doute?
+
+--Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons à peu
+de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets.
+
+--Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est pas
+ce qu'il y a d'écrit dessus qui vous le rend précieux?
+
+La vanité masculine, d'une part, et la coquetterie féminine, d'une
+autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si
+bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'empêcher de se rapprocher de
+Javotte en faisant cette question. Il avait entouré doucement de son
+bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la tête penchée
+sur son éventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la
+moustache du jeune hussard effleurait déjà ses cheveux blonds; le
+souvenir du passé et l'idée d'un bracelet neuf lui faisaient palpiter le
+cœur.
+
+--Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout à fait franc. Je suis bonne
+fille; n'ayez pas peur. Dites-moi où ira mon serpentin bleu.
+
+--Eh bien! mon enfant, répondit le jeune homme, je vais tout vous
+avouer: je suis amoureux.
+
+--Est-elle belle?
+
+--Vous êtes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce bracelet; il lui
+est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aimée...
+
+--Menteur!
+
+--Non, c'est la vérité; vous étiez, ma chère, vous êtes encore si
+parfaitement gentille, fraîche et coquette, une petite fleur; vos dents
+ont l'air de perles tombées dans une rose; vos yeux, votre pied...
+
+--Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours.
+
+--Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se préparait
+peut-être à répondre de sa voix la plus tendre: Eh bien! mon ami, allez
+chez Fossin, lorsqu'elle s'écria tout à coup:
+
+--Prenez garde, vous m'égratignez!
+
+La carte de visite de la Bretonnière était encore dans la main de
+Tristan, et le coin du carton corné avait, en effet, touché l'épaule de
+madame Rosenval. Au même instant on frappa doucement à la porte; la
+tapisserie se souleva, et la Bretonnière lui-même entra dans la chambre.
+
+--Pardieu! monsieur, s'écria Tristan, ne pouvant contenir un mouvement
+de dépit, vous arrivez comme mars en carême.
+
+--Comme mars en toute saison, dit la Bretonnière, enchanté de son
+calembour.
+
+--On pourrait voir cela, reprit Tristan.
+
+--Quand il vous plaira, dit la Bretonnière.
+
+--Demain vous aurez de mes nouvelles.
+
+Tristan se leva, prit Javotte à part:--Je compte sur vous, n'est-ce pas?
+lui dit-il à voix basse; dans une heure, j'enverrai ici.
+
+Puis il sortit, sans plus de façon, en répétant encore: À demain!
+
+--Que veut dire cela? demanda Javotte.
+
+--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière.
+
+
+
+
+V
+
+
+Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour de
+son frère, afin d'apprendre le résultat de l'entretien avec Javotte.
+Tristan rentra chez lui tout joyeux.
+
+--Victoire! mon cher, s'écria-t-il; nous avons gagné la bataille, et
+mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde à la
+fois.
+
+--Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaieté qui fait
+plaisir à voir.
+
+--Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a hésité; elle a
+bavardé; elle m'a fait des discours à dormir debout; mais enfin elle
+cédera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous aurons mon
+bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec
+la Bretonnière.
+
+--Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup?
+
+--Non, en vérité, je n'ai plus de rancune contre lui. Je l'ai rencontré,
+je l'ai envoyé promener, je lui donnerai un coup d'épée, et je lui
+pardonne.
+
+--Où l'as-tu donc vu? chez ta belle?
+
+--Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-là se fourre
+partout?
+
+--Et comment la querelle est-elle venue?
+
+--Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une misère; nous en
+causerons. Commençons maintenant par aller chez Fossin acheter quelque
+chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un échange; car on ne
+donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et même sans cela.
+
+--Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu à ton
+but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant,
+mon cher ami, réfléchissons, je t'en prie, sur la seconde partie de ta
+vengeance projetée. Elle me semble plus qu'étrange.
+
+--Trêve de mots, dit Tristan, c'est un point résolu. Que j'aie tort ou
+raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter là-dessus; à présent
+le vin est tiré, il faut le boire.
+
+--Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te répéter que je ne conçois
+pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut
+trouver du plaisir à ces duels sans motif, ces affaires d'enfant, ces
+bravades d'écolier, qui ont peut-être été à la mode, mais dont tout le
+monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de cocarde
+peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler
+plaisant à un républicain de ferrailler avec un royaliste, uniquement
+parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut
+s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blâme. Si ton projet
+est sérieux, je n'hésite pas à te dire qu'en pareil cas je refuserais de
+servir de témoin à mon meilleur ami.
+
+--Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez
+Fossin.
+
+--Allons où tu voudras, je n'en démordrai pas. Prendre en grippe un
+homme importun, cela arrive à tout le monde: le fuir ou s'en railler,
+passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible.
+
+--Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage. Un
+petit coup d'épée, voilà tout. Je veux mettre en écharpe le bras du
+cavalier servant de la marquise, en même temps que je lui offrirai
+humblement, à elle, le bracelet de ma grisette.
+
+--Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton honneur,
+qu'as-tu à faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu à faire
+de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas.
+
+--Je t'aime beaucoup, mais cela sera.
+
+En parlant ainsi, les deux frères arrivèrent chez Fossin. Tristan, ne
+voulant pas que Javotte pût se repentir de son marché, choisit pour elle
+une jolie châtelaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant dessein de la
+porter lui-même et d'attendre la réponse, s'il n'était pas reçu. Armand,
+ayant autre chose en tête et voyant son frère plus joyeux encore à
+l'idée de revenir promptement avec le bracelet en question, ne lui
+proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient le
+soir.
+
+Au moment où ils allaient se séparer, la roue d'une calèche découverte,
+courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue
+Richelieu. Une livrée bizarre, qui attirait les yeux, fit retourner les
+passants. Dans cette voiture était madame de Vernage, seule,
+nonchalamment étendue. Elle aperçut les deux jeunes gens, et les salua
+d'un petit signe de tête, avec une indolence protectrice.
+
+--Ah! dit Tristan, pâlissant malgré lui, il paraît que l'ennemi est venu
+observer la place. Elle a renoncé à sa fameuse chasse, cette belle dame,
+pour faire un tour aux Champs-Élysées et respirer la poussière de Paris.
+Qu'elle aille en paix! elle arrive à point. Je suis vraiment flatté de
+la voir ici. Si j'étais un fat, je croirais qu'elle vient savoir de mes
+nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller
+aristocratique, supérieur même à celui de Javotte, elle a daigné nous
+remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces femmes-là
+cherchent le danger, comme les papillons la lumière. Que son sommeil de
+ce soir lui soit léger! Je me présenterai demain à son petit lever, et
+nous en aurons des nouvelles. Je me fais une véritable fête de vaincre
+un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai là, dans
+mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je suis
+en droit de lui dire: Vos belles lèvres en ont menti et vos baisers
+sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-être moins
+superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, à ce soir.
+
+Si Armand n'avait pas plus longuement insisté pour dissuader son frère
+de se battre, ce n'était pas qu'il crût impossible de l'en empêcher;
+mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour
+essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un autre
+moyen. La Bretonnière, qu'il connaissait de longue main, lui paraissait
+avoir un caractère plus calme et plus facile à aborder: il l'avait vu
+chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, résolu à voir si de
+ce côté il n'y aurait pas plus de chances de réconciliation. La
+Bretonnière était seul, dans sa chambre, entouré de liasses de papiers,
+comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout le
+regret qu'il éprouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du reste,
+disait-il) pouvait amener deux gens de cœur à aller sur le terrain, et
+de là en prison.
+
+--Qu'avez-vous donc fait à mon frère? lui demanda-t-il.
+
+--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière, se levant et s'asseyant
+tour à tour d'un air un peu embarrassé, tout en conservant sa gravité
+ordinaire: votre frère, depuis longtemps, me semble mal disposé à mon
+égard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue que
+j'ignore absolument pourquoi.
+
+--N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalité? Ne faites-vous pas la
+cour à quelque femme?...
+
+--Non, en vérité, pour ce qui me regarde, je ne fais la cour à personne,
+et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi à
+votre frère les bornes de la politesse.
+
+--Ne vous êtes-vous jamais disputés ensemble?
+
+--Jamais, une seule fois exceptée, c'était du temps du choléra: M. de
+Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse
+était toujours épidémique, et il prétendait baser sur ce faux principe
+la différence qu'on a établie entre le mot épidémique et le mot
+endémique. Je ne pouvais, vous le sentez, être de son avis, et je lui
+démontrai fort bien qu'une maladie épidémique pouvait devenir fort
+dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mîmes à cette
+discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens...
+
+--Est-ce là tout?
+
+--Autant que je me le rappelle. Peut-être cependant a-t-il été blessé,
+il y a quelque temps, de ce que j'ai cédé à l'un de mes parents deux
+bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce
+parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve ces
+bassets...
+
+--Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les yeux.
+
+--Non, à mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute
+conscience, que je ne comprends exactement rien à la provocation qu'il
+vient de m'adresser.
+
+--Mais si vous ne faites la cour à personne, il est peut-être amoureux,
+lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser?
+
+--Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance
+d'avoir jamais remarqué que la marquise de Vernage pût souffrir ou
+encourager des assiduités condamnables.
+
+--Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a du
+mal à être amoureux?
+
+--Je ne discute pas cette question; je me borne à vous dire que je ne le
+suis point, et que je ne saurais, par conséquent, être le rival de
+personne.
+
+--En ce cas, vous ne vous battrez pas?
+
+--Je vous demande pardon; je suis provoqué de la manière la plus
+positive. Il m'a dit, lorsque je suis entré, que j'arrivais comme mars
+en carême. De tels discours ne se tolèrent pas; il me faut une
+réparation.
+
+--Vous vous couperez la gorge pour un mot?
+
+--Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les raisons
+qui ont amené ce défi; je m'en étonne parce qu'il me semble étrange,
+mais je ne puis faire autrement que de l'accepter.
+
+--Un duel pareil est-il possible? Vous n'êtes pourtant pas fou, ni
+Berville non plus. Voyons, la Bretonnière, raisonnons. Croyez-vous que
+cela m'amuse de vous voir faire une étourderie semblable?
+
+--Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un
+homme sanguinaire. Si votre frère me propose des excuses, pourvu
+qu'elles soient bonnes et valables, je suis prêt à les recevoir. Sinon,
+voici mon testament que je suis en train d'écrire, comme cela se doit.
+
+--Qu'entendez vous par des excuses valables?
+
+--J'entends... cela se comprend.
+
+--Mais encore?
+
+--De bonnes excuses.
+
+--Mais enfin, à peu près, parlez.
+
+--Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en carême, et je crois
+lui avoir dignement répondu. Il faut qu'il rétracte ce mot, et qu'il me
+dise, devant témoins, que j'arrivais tout simplement comme M. de la
+Bretonnière.
+
+--Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela.
+
+Armand sortit de cette conférence non pas entièrement satisfait, mais
+moins inquiet qu'il n'était venu. C'était au boulevard de Gand, entre
+onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son frère. Il le
+trouva, marchant à grands pas d'un air agité, et il s'apprêtait à
+négocier son accommodement dans les termes voulus par la Bretonnière,
+lorsque Tristan lui prit le bras en s'écriant:
+
+--Tout est manqué! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon bracelet.
+
+--Pourquoi?
+
+--Pourquoi? que sais-je? une idée d'hirondelle. Je suis allé chez elle
+tout droit; on me répond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en effet
+elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laissé pour moi; la
+chambrière me regarde avec étonnement. À force de questions, j'apprends
+que madame Rosenval a dîné avec son baron à lunettes et une autre
+personne, sans doute ce damné la Bretonnière; qu'ils se sont séparés
+ensuite, la Bretonnière pour rentrer chez lui, Javotte et le baron pour
+aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le théâtre; et je ne
+sais quoi encore d'incompréhensible; le tout mêlé de verbiages de
+servante:--Madame avait reçu une bonne nouvelle; madame paraissait très
+contente; elle était pressée, on n'avait pas eu le temps de manger le
+dessert, mais on avait envoyé chercher à la cave du vin de Champagne.
+Cependant je tire de ma poche la petite boîte de Fossin, que je remets à
+la chambrière, en la priant de donner cela ce soir à sa maîtresse, et en
+confidence. Sans chercher à comprendre ce que je ne peux savoir, je
+joins à mon cadeau un billet écrit à la hâte. Là-dessus, je rentre, je
+compte les minutes, et la réponse n'arrive pas. Voilà où en sont les
+choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en tête, s'en
+détournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a soufflé sur cette
+girouette?
+
+--Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien, à cette
+girouette, le temps nécessaire pour lire et répondre, chercher ce
+bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout à l'heure.
+Songe donc que Javotte ne peut décemment accepter ton cadeau qu'à titre
+d'échange. Quant à ton duel, n'y songe plus.
+
+--Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais.
+
+--Fou que tu es! et notre mère?
+
+Tristan baissa la tête sans répondre, et les deux frères rentrèrent chez
+eux.
+
+Javotte n'était pourtant pas aussi méchante qu'on pourrait le croire.
+Elle avait passé la journée dans une perplexité singulière. Ce bracelet
+redemandé, cette insistance, ce duel projeté, tout cela lui semblait
+autant de rêveries incompréhensibles; elle cherchait ce qu'elle avait à
+faire, et sentait que le plus sage eût été de demeurer indifférente à
+des événements qui ne la regardaient pas. Mais si madame Rosenval avait
+toute la fierté d'une reine de théâtre, Javotte, au fond, avait bon
+cœur. Berville était jeune et aimable; le nom de cette marquise mêlé à
+tout cela, ce mystère, ces demi confidences, plaisaient à l'imagination
+de la grisette parvenue.
+
+--S'il était vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et qu'une
+marquise fût jalouse de moi, y aurait-il grand risque à donner ce
+bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte
+jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal à
+personne?
+
+Tout en réfléchissant, elle avait ouvert un petit secrétaire dont la
+clef était suspendue à son cou. Là étaient entassés, pêle-mêle, tous
+les joyaux de sa couronne: un diadème en clinquant pour _la Tour de
+Nesle_, des colliers en strass, des émeraudes en verre qui avaient
+besoin des quinquets pour briller d'un éclat douteux; du milieu de ce
+trésor, elle tira le bracelet de Tristan et considéra attentivement les
+deux noms gravés sur la plaque.
+
+--Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut être l'idée de
+Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si
+l'inconnue me connaît, je suis compromise. Ces deux noms à côté l'un de
+l'autre, ce n'est pas autorisé. Si Berville n'a eu pour moi qu'un
+caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera
+drôle.
+
+Javotte allait peut-être envoyer le bracelet, lorsqu'un coup de sonnette
+vint l'interrompre dans ses réflexions. C'était le monsieur aux lunettes
+d'or.
+
+--Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succès: vous êtes des chœurs.
+Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extrêmement brillante; trente
+sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans l'étrier. Dès
+ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqué de _Gustave_.
+
+-Voilà une nouvelle! s'écria Javotte en sautant de joie. Choriste à
+l'Opéra! choriste tout de suite! j'ai justement repassé mon chant; je
+suis en voix; ce soir, _Gustave_!... Ah, mon Dieu!
+
+Après le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva la gravité
+qui convient à une cantatrice.
+
+--Baron, dit-elle, vous êtes un homme charmant. Il n'y a que vous, et je
+sens ma vocation; dînons: allons à l'Opéra, à la gloire; rentrons,
+soupons, allez-vous-en; je dors déjà sur mes lauriers.
+
+Le convive attendu arriva bientôt. On brusqua le dîner, et Javotte ne
+manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tôt qu'il n'était nécessaire.
+Le cœur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux,
+sombre et petit corridor où Taglioni, peut-être, a marché. Comme le
+ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut
+avoir contribué au succès. Elle rentra chez elle fort émue, et, dans
+l'ivresse du triomphe, ses pensées étaient à cent, lieues de Tristan,
+lorsque sa femme de chambre lui remit la petite boîte soigneusement
+enveloppée par Fossin, et un billet où elle trouva ces mots: «Il ne faut
+pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin
+d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre réponse avec
+impatience.»
+
+--Ce pauvre garçon, dit madame Rosenval, je l'avais oublié. Il m'envoie
+une châtelaine; il y a plusieurs turquoises....
+
+Javotte se mit au lit, et ne dormit guère. Elle songea bien plus à son
+engagement et à sa brillante destinée qu'à la demande de Tristan. Mais
+le jour la retrouva dans ses bonnes pensées.
+
+-Allons, dit-elle, il faut s'exécuter. Ma journée d'hier a été
+heureuse; il faut que tout le monde soit content.
+
+Il était huit heures du matin quand Javotte prit son bracelet, mit son
+châle et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de cœur, et presque
+encore grisette. Arrivée à la maison de Tristan, elle vit, devant la
+loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes.
+
+--M. de Berville? demanda Javotte.
+
+--Hélas! répondit la grosse femme.
+
+--Y est-il, s'il vous plaît? Est-ce ici?
+
+--Hélas! madame,... il s'est battu,... on vient de le rapporter... Il
+est mort!
+
+Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les chœurs de
+l'Opéra, sous un quatrième nom qu'elle avait choisi: celui de madame
+Amaldi.
+
+FIN DU SECRET DE JAVOTTE.
+
+_Pierre et Camille_ et _le Secret de Javotte_ ont été publiés pour la
+première fois dans le _Constitutionnel_, à peu de distance l'un de
+l'autre (avril et juin 1844).
+
+
+
+
+MIMI PINSON
+
+PROFIL DE GRISETTE
+
+1845
+
+[Illustration: Dessin de Hida. Gravé par G. Levy
+
+Elle a les yeux et les mains prestes.
+Les carabins matin et soir,
+Usent les manches de leurs vestes,
+Landerirette!
+À son comptoir.]
+
+
+I
+
+
+Parmi les étudiants qui suivaient; l'an passé, les cours de l'École de
+médecine, se trouvait un jeune homme nommé Eugène Aubert. C'était un
+garçon de bonne famille, qui avait à peu près dix-neuf ans. Ses parents
+vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui lui
+suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un
+caractère fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute circonstance, on
+le trouvait bon et serviable, la main généreuse et le cœur ouvert. Le
+seul défaut qu'on lui reprochait était un singulier penchant à la
+rêverie et à la solitude, et une réserve si excessive dans son langage
+et ses moindres actions, qu'on l'avait surnommé la _Petite Fille_,
+surnom, du reste, dont il riait lui-même, et auquel ses amis
+n'attachaient aucune idée qui pût l'offenser, le sachant aussi brave
+qu'un autre au besoin; mais il était vrai que sa conduite justifiait un
+peu ce sobriquet, surtout par la façon dont elle contrastait avec les
+mœurs de ses compagnons. Tant qu'il n'était question que de travail, il
+était le premier à l'œuvre; mais, s'il s'agissait d'une partie de
+plaisir, d'un dîner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse à la
+Chaumière, la _Petite Fille_ secouait la tête et regagnait sa chambrette
+garnie. Chose presque monstrueuse parmi les étudiants: non seulement
+Eugène n'avait pas de maîtresse, quoique son âge et sa figure eussent pu
+lui valoir des succès, mais on ne l'avait jamais vu faire le galant au
+comptoir d'une grisette, usage immémorial au quartier Latin. Les beautés
+qui peuplent la montagne Sainte-Geneviève et se partagent les amours des
+écoles, lui inspiraient une sorte de répugnance qui allait jusqu'à
+l'aversion. Il les regardait comme une espèce à part, dangereuse,
+ingrate et dépravée, née pour laisser partout le mal et le malheur en
+échange de quelques plaisirs.--Gardez-vous de ces femmes-là, disait-il:
+ce sont des poupées de fer rouge. Et il ne trouvait malheureusement que
+trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les
+querelles, les désordres, quelquefois même la ruine qu'entraînent ces
+liaisons passagères, dont les dehors ressemblent au bonheur, n'étaient
+que trop faciles à citer, l'année dernière comme aujourd'hui, et
+probablement comme l'année prochaine.
+
+Il va sans dire que les amis d'Eugène le raillaient continuellement sur
+sa morale et ses scrupules.--Que prétends-tu? lui demandait souvent un
+de ses camarades, nommé Marcel, qui faisait profession d'être un bon
+vivant; que prouve une faute, ou un accident arrivé une fois par hasard?
+
+--Qu'il faut s'abstenir, répondait Eugène, de peur que cela n'arrive une
+seconde fois.
+
+--Faux raisonnement, répliquait Marcel, argument de capucin de carte,
+qui tombe si le compagnon trébuche. De quoi vas-tu t'inquiéter? Tel
+d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine? L'un
+n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fraîche; est-ce qu'Élise en perd
+l'appétit? À qui la faute si le voisin porte sa montre au mont-de-piété
+pour aller se casser un bras à Montmorency? la voisine n'en est pas
+manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup d'épée; elle te
+tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce sont
+de ces petits inconvénients dont l'existence est parsemée, et ils sont
+plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau
+temps, que de bonnes paires d'amis dans les cafés, les promenades et les
+guinguettes! Considère-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien bourrés
+de grisettes, qui vont au Ranelagh ou à Belleville. Compte ce qui sort,
+un jour de fête seulement, du quartier Saint-Jacques: les bataillons de
+modistes, les armées de lingères, les nuées de marchandes de tabac; tout
+cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de
+Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volées de friquets.
+S'il pleut, cela va au mélodrame manger des oranges et pleurer; car cela
+mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi très volontiers: c'est ce
+qui prouve un bon caractère. Mais quel mal font ces pauvres filles, qui
+ont cousu, bâti, ourlé, piqué et ravaudé toute la semaine, en prêchant
+d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que
+peut faire de mieux un honnête homme qui, de son côté, vient de passer
+huit jours à disséquer des choses peu agréables, que de se débarbouiller
+la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle
+nature?
+
+--Sépulcres blanchis! disait Eugène.
+
+--Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire
+l'éloge des grisettes, et qu'un usage modéré en est bon. Premièrement,
+elles sont vertueuses, car elles passent la journée à confectionner les
+vêtements les plus indispensables à la pudeur et à la modestie; en
+second lieu, elles sont honnêtes, car il n'y a pas de maîtresse lingère
+ou autre qui ne recommande à ses filles de boutique de parler au monde
+poliment; troisièmement, elles sont très soigneuses et très propres,
+attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des étoffes
+qu'il ne faut pas qu'elles gâtent, sous peine d'être moins bien payées;
+quatrièmement, elles sont sincères, parce qu'elles boivent du ratafia;
+en cinquième lieu, elles sont économes et frugales, parce qu'elles ont
+beaucoup de peine à gagner trente sous, et s'il se trouve des occasions
+où elles se montrent gourmandes et dépensières, ce n'est jamais avec
+leurs propres deniers; sixièmement, elles sont très gaies, parce que le
+travail qui les occupe est en général ennuyeux à mourir, et qu'elles
+frétillent comme le poisson dans l'eau dès que l'ouvrage est terminé. Un
+autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point
+gênantes, vu qu'elles passent leur vie clouées sur une chaise dont elles
+ne peuvent pas bouger, et que par conséquent il leur est impossible de
+courir après leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En outre,
+elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont obligées de compter
+leurs points. Elles ne dépensent pas grand'chose pour leurs chaussures,
+parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est rare
+qu'on leur fasse crédit. Si on les accuse d'inconstance, ce n'est pas
+parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par méchanceté naturelle;
+cela tient au grand nombre de personnes différentes qui passent devant
+leurs boutiques; d'un autre côté, elles prouvent suffisamment qu'elles
+sont capables de passions véritables, par la grande quantité d'entre
+elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la fenêtre, ou
+qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai,
+l'inconvénient d'avoir presque toujours faim et soif, précisément à
+cause de leur grande tempérance; mais il est notoire qu'elles peuvent
+se contenter, en guise de repas, d'un verre de bière et d'un cigare:
+qualité précieuse qu'on rencontre bien rarement en ménage. Bref, je
+soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fidèles et désintéressées, et
+que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent à l'hôpital.
+
+Lorsque Marcel parlait ainsi, c'était la plupart du temps au café, quand
+il s'était un peu échauffé la tête; il remplissait alors le verre de son
+ami, et voulait le faire boire à la santé de mademoiselle Pinson,
+ouvrière en linge, qui était leur voisine; mais Eugène prenait son
+chapeau, et, tandis que Marcel continuait à pérorer devant ses
+camarades, il s'esquivait doucement.
+
+
+
+
+II
+
+
+Mademoiselle Pinson n'était pas précisément ce qu'on appelle une jolie
+femme. Il y a beaucoup de différence entre une jolie femme et une jolie
+grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi nommée en
+langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de
+guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de
+paraître une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un
+chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est
+nullement forcée d'être une jolie femme; bien au contraire, il est
+probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle
+sera dans son droit. La différence consiste donc dans les conditions où
+vivent ces deux êtres, et principalement dans ce morceau de carton
+roulé, recouvert d'étoffe et appelé chapeau, que les femmes ont jugé à
+propos de s'appliquer de chaque côté de la tête, à peu près comme les
+œillères des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les œillères
+empêchent les chevaux de regarder de côté et d'autre, et que le morceau
+de carton n'empêche rien du tout.)
+
+Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez retroussé, qui, à
+son tour, veut une bouche bien fendue, à laquelle il faut de belles
+dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux
+brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les
+sourcils à l'avenant. Les cheveux sont _ad libitum_, attendu que les
+yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est
+loin de la beauté proprement dite. C'est ce qu'on appelle une figure
+chiffonnée, figure classique de grisette, qui serait peut-être laide
+sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante, et
+plus jolie que la beauté. Ainsi était mademoiselle Pinson.
+
+Marcel s'était mis dans la tête qu'Eugène devait faire la cour à cette
+demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il était
+lui-même l'adorateur de mademoiselle Zélia, amie intime de mademoiselle
+Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses à
+son goût, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne sont
+pas rares, et réussissent assez souvent, l'occasion, depuis que le monde
+existe, étant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut dire ce
+qu'ont fait naître d'événements heureux ou malheureux, d'amours, de
+querelles, de joies ou de désespoirs, deux portes voisines, un escalier
+secret, un corridor, un carreau cassé?
+
+Certains caractères, pourtant, se refusent à ces jeux du hasard. Ils
+veulent conquérir leurs jouissances, non les gagner à la loterie, et ne
+se sentent pas disposés à aimer parce qu'ils se trouvent en diligence à
+côté d'une jolie femme. Tel était Eugène, et Marcel le savait; aussi
+avait-il formé depuis longtemps un projet assez simple, qu'il croyait
+merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la résistance de son
+compagnon.
+
+Il avait résolu de donner un souper, et ne trouva rien de mieux que de
+choisir pour prétexte le jour de sa propre fête. Il fit donc apporter
+chez lui deux douzaines de bouteilles de bière, un gros morceau de veau
+froid avec de la salade, une énorme galette de plomb, et une bouteille
+de vin de Champagne. Il invita d'abord deux étudiants de ses amis, puis
+il fit savoir à mademoiselle Zélia qu'il y avait le soir gala à la
+maison, et qu'elle eût à amener mademoiselle Pinson. Elles n'eurent
+garde d'y manquer. Marcel passait, à juste titre, pour un des talons
+rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept
+heures du soir venaient à peine de sonner, que les deux grisettes
+frappaient à la porte de l'étudiant, mademoiselle Zélia en robe courte,
+en brodequins gris et en bonnet à fleurs, mademoiselle Pinson, plus
+modeste, vêtue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui lui
+donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se
+montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les
+secrets desseins de leur hôte.
+
+Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eugène d'avance; il eût
+été trop sûr d'un refus de sa part. Ce fut seulement lorsque ces
+demoiselles eurent pris place à table, et après le premier verre vidé,
+qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller
+chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait
+Eugène; il le trouva, comme d'ordinaire, à son travail, seul, entouré de
+ses livres. Après quelques propos insignifiants, il commença à lui faire
+tout doucement ses reproches accoutumés, qu'il se fatiguait trop, qu'il
+avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un tour
+de promenade. Eugène, un peu las, en effet, ayant étudié toute la
+journée, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il ne fut
+pas difficile à Marcel, après quelques tours d'allée au Luxembourg,
+d'obliger son ami à entrer chez lui.
+
+Les deux grisettes, restées seules, et ennuyées probablement d'attendre,
+avaient débuté par se mettre à l'aise; elles avaient ôté leurs châles et
+leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans faire,
+de temps en temps, honneur aux provisions, par manière d'essai. Les yeux
+déjà brillants et le visage animé, elles s'arrêtèrent joyeuses et un peu
+essoufflées, lorsque Eugène les salua d'un air à la fois timide et
+surpris. Attendu ses mœurs solitaires, il était à peine connu d'elles;
+aussi l'eurent-elles bientôt dévisagé des pieds à la tête avec cette
+curiosité intrépide qui est le privilège de leur caste; puis elles
+reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'était. Le
+nouveau venu, à demi déconcerté, faisait déjà quelques pas en arrière
+songeant peut-être à la retraite, lorsque Marcel, ayant fermé la porte à
+double tour, jeta bruyamment la clef sur la table.
+
+--Personne encore! s'écria-t-il. Que font donc nos amis? Mais n'importe,
+le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous présente le plus
+vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui désire depuis
+longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est,
+particulièrement, grand admirateur de mademoiselle Pinson.
+
+La contredanse s'arrêta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un léger
+salut, et reprit son bonnet.
+
+--Eugène! s'écria Marcel, c'est aujourd'hui ma fête; ces deux dames ont
+bien voulu venir la célébrer avec nous. Je t'ai presque amené de force,
+c'est vrai; mais j'espère que tu resteras de bon gré, à notre commune
+prière. Il est à présent huit heures à peu près; nous avons le temps de
+fumer une pipe en attendant que l'appétit nous vienne.
+
+Parlant ainsi, il jeta un regard significatif à mademoiselle Pinson,
+qui, le comprenant aussitôt, s'inclina une seconde fois en souriant, et
+dit d'une voix douce à Eugène: Oui, monsieur, nous vous en prions.
+
+En ce moment les deux étudiants que Marcel avait invités frappèrent à la
+porte. Eugène vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop de
+mauvaise grâce, et, se résignant, prit place avec les autres.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commencé par remplir
+la chambre d'un nuage de fumée, buvaient d'autant pour se rafraîchir.
+Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et égayaient la
+compagnie de propos plus ou moins piquants aux dépens de leurs amis et
+connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tirées des
+arrière-boutiques. Si la matière manquait de vraisemblance, du moins
+n'était-elle pas stérile. Deux clercs d'avoué, à les en croire, avaient
+gagné vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et les
+avaient mangés en six semaines avec deux marchandes de gants. Le fils
+d'un des plus riches banquiers de Paris avait proposé à une célèbre
+lingère une loge à l'Opéra et une maison de campagne, qu'elle avait
+refusées, aimant mieux soigner ses parents et rester fidèle à un commis
+des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui
+était forcé par son rang à s'envelopper du plus grand mystère, venait
+incognito rendre visite à une brodeuse du passage du Pont-Neuf, laquelle
+avait été enlevée tout à coup par ordre supérieur, mise dans une chaise
+de poste à minuit, avec un portefeuille plein de billets de banque, et
+envoyée aux État-Unis, etc.
+
+--Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Zélia improvise, et quant à
+mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit
+comité), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs d'avoué n'ont
+gagné qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre banquier a
+offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux États-Unis, qu'elle
+est visible tous les jours, de midi à quatre heures, à l'hôpital de la
+Charité, où elle a pris un logement par suite de manque de comestibles.
+
+Eugène était assis auprès de mademoiselle Pinson. Il crut remarquer, à
+ce dernier mot, prononcé avec une indifférence complète, qu'elle
+pâlissait. Mais, presque aussitôt, elle se leva, alluma une cigarette,
+et, s'écria d'un air délibéré:
+
+--Silence à votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur Marcel ne
+croit pas aux fables, je vais raconter une histoire véritable, _et
+quorum pars magna fui._
+
+--Vous parlez latin? dit Eugène.
+
+--Comme vous voyez, répondit mademoiselle Pinson; cette sentence me
+vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napoléon, et qui n'a
+jamais manqué de la dire avant de réciter une bataille. Si vous ignorez
+ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela
+veut dire: «Je vous en donne ma parole d'honneur.» Vous saurez donc
+que, la semaine passée, je m'étais rendue, avec deux de mes amies,
+Blanchette et Rougette, au théâtre de l'Odéon.
+
+--Attendez que je coupe la galette, dit Marcel.
+
+--Coupez, mais écoutez, reprit mademoiselle Pinson. J'étais donc allée
+avec Blanchette et Rougette à l'Odéon, voir une tragédie. Rougette,
+comme vous savez, vient de perdre sa grand'mère; elle a hérité de quatre
+cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois étudiants se
+trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous avisèrent, et, sous
+prétexte que nous étions seules, nous invitèrent à souper.
+
+--De but en blanc? demanda Marcel; en vérité, c'est très galant. Et vous
+avez refusé, je suppose.
+
+--Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous acceptâmes, et, à
+l'entr'acte, sans attendre la fin de la pièce, nous nous transportâmes
+chez Viot.
+
+--Avec vos cavaliers?
+
+--Avec nos cavaliers. Le garçon commença, bien entendu, par nous dire
+qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance n'était pas
+faite pour nous arrêter. Nous ordonnâmes qu'on allât par la ville
+chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un
+festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets, des
+moules, des œufs à la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des
+marmites. Nos jeunes inconnus, à dire vrai, faisaient légèrement la
+grimace...
+
+--Je le crois parbleu bien! dit Marcel.
+
+--Nous n'en tînmes compte. La chose apportée, nous commençâmes à faire
+les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous dégoûtait. À
+peine un plat était-il entamé, que nous le renvoyions pour en demander
+un autre.--Garçon, emportez cela; ce n'est pas tolérable; où avez-vous
+pris des horreurs pareilles? Nos inconnus désirèrent manger, mais il ne
+leur fut pas loisible. Bref, nous soupâmes comme dînait Sancho, et la
+colère nous porta même à briser quelques ustensiles.
+
+--Belle conduite! et comment payer?
+
+--Voilà précisément la question que les trois inconnus s'adressèrent.
+Par l'entretien qu'ils eurent à voix basse, l'un d'eux nous parut
+posséder six francs, l'autre infiniment moins, et le troisième n'avait
+que sa montre, qu'il tira généreusement de sa poche. En cet état, les
+trois infortunés se présentèrent au comptoir, dans le but d'obtenir un
+délai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur répondit?
+
+--Je pense, répliqua Marcel, que l'on vous a gardées en gage, et qu'on
+les a conduits au violon.
+
+--C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le
+cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout était payé d'avance.
+Imaginez le coup de théâtre, à cette réponse de Viot: Messieurs, tout
+est payé! Nos inconnus nous regardèrent comme jamais trois chiens n'ont
+regardé trois évêques, avec une stupéfaction piteuse mêlée d'un pur
+attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous
+descendîmes et fîmes venir un fiacre.--Chère marquise, me dit Rougette,
+il faut reconduire ces messieurs chez eux.--Volontiers, chère comtesse,
+répondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je vous
+demande s'ils étaient penauds! ils se défendaient de notre politesse,
+ils ne voulaient pas qu'on les reconduisît, ils refusaient de dire leur
+adresse... Je le crois bien! Ils étaient convaincus qu'ils avaient
+affaire à des femmes du monde, et ils demeuraient rue du Chat-Qui-Pêche!
+
+Les deux étudiants, amis de Marcel, qui, jusque-là, n'avaient guère fait
+que fumer et boire en silence, semblèrent peu satisfaits de cette
+histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-être en savaient-ils
+autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils
+jetèrent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en riant:
+
+--Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine
+dernière, il n'y a plus d'inconvénient.
+
+--Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais lui
+faire tort dans sa carrière, jamais!
+
+--Vous avez raison, dit Eugène, et vous agissez en cela plus sagement
+peut-être que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui peuplent les
+écoles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait derrière lui quelque
+faute ou quelque folie, et cependant c'est de là que sortent tous les
+jours ce qu'il y a en France de plus distingué et de plus respectable:
+des médecins, des magistrats...
+
+--Oui, reprit Marcel, c'est la vérité. Il y a des pairs de France en
+herbe qui dînent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de quoi
+payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'œil, n'avez-vous pas
+revu vos inconnus?
+
+--Pour qui nous prenez-vous? répondit mademoiselle Pinson d'un air
+sérieux et presque offensé. Connaissez-vous Blanchette et Rougette? et
+supposez-vous que moi-même...
+
+--C'est bon, dit Marcel, ne vous fâchez pas. Mais voilà, en somme, une
+belle équipée. Trois écervelées qui n'avaient peut-être pas de quoi
+dîner le lendemain, et qui jettent l'argent par les fenêtres pour le
+plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais!
+
+--Pourquoi nous invitent-ils à souper? répondit mademoiselle Pinson.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de
+Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla
+chanson.--Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervantès, Zélia qui
+tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le
+trouvent bon, c'est moi qu'on fête, et qui par conséquent prie
+mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrouée par son anecdote, de nous
+honorer d'un couplet. Eugène, continua-t-il, sois donc un peu galant,
+trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi.
+
+Eugène rougit et obéit. De même que mademoiselle Pinson n'avait pas
+dédaigné de le faire pour l'engager lui-même à rester, il s'inclina, et
+lui dit timidement:
+
+--Oui, mademoiselle, nous vous en prions.
+
+En même temps il souleva son verre, et toucha celui de la grisette. De
+ce léger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle Pinson
+saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fraîche la continua
+longtemps en cadence.
+
+--Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le _la_.
+Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas bégueule, je
+vous en préviens, mais je ne sais pas de couplets de corps de garde. Je
+ne m'encanaille pas la mémoire.
+
+--Connu, dit Marcel, vous êtes une vertu; allez votre train, les
+opinions sont libres.
+
+--Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter à la bonne
+venue des couplets qu'on a faits sur moi.
+
+--Attention! Quel est l'auteur?
+
+--Mes camarades du magasin. C'est de la poésie faite à l'aiguille; ainsi
+je réclame l'indulgence.
+
+--Y a-t-il un refrain à votre chanson?
+
+--Certainement; la belle demande!
+
+--En ce cas-là, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au refrain, tapons
+sur la table, mais tâchons d'aller en mesure. Zélia peut s'abstenir si
+elle veut.
+
+--Pourquoi cela, malhonnête garçon? demanda Zélia en colère?
+
+--Pour cause, répondit Marcel; mais si vous désirez être de la partie,
+tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconvénients pour nos
+oreilles et pour vos blanches mains.
+
+Marcel avait rangé en rond les verres et les assiettes, et s'était assis
+au milieu de la table, son couteau à la main. Les deux étudiants du
+souper de Rougette, un peu ragaillardis, ôtèrent le fourneau de leurs
+pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eugène rêvait, Zélia boudait.
+Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la
+casser, ce à quoi Marcel répondit par un geste d'assentiment, en sorte
+que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des
+castagnettes, commença ainsi les couplets que ses compagnes avaient
+composés, après s'être excusée d'avance de ce qu'ils pouvaient contenir
+de trop flatteur pour elle:
+
+ Mimi Pinson est une blonde,
+ Une blonde que l'on connaît.
+ Elle n'a qu'une robe au monde,
+ Landerirette!
+ Et qu'un bonnet.
+ Le Grand Turc en a davantage.
+ Dieu voulut, de cette façon,
+ La rendre sage.
+ On ne peut pas la mettre en gage,
+ La robe de Mimi Pinson.
+
+ Mimi Pinson porte une rose,
+ Une rose blanche au côté.
+ Cette fleur dans son cœur éclose,
+ Landerirette!
+ C'est la gaieté.
+ Quand un bon souper la réveille,
+ Elle fait sortir la chanson
+ De la bouteille.
+ Parfois il penche sur l'oreille,
+ Le bonnet de Mimi Pinson.
+
+ Elle a les yeux et la main prestes.
+ Les carabins, matin et soir,
+ Usent les manches de leurs vestes,
+ Landerirette!
+ À son comptoir.
+ Quoique sans maltraiter personne,
+ Mimi leur fait mieux la leçon
+ Qu'à la Sorbonne.
+ Il ne faut pas qu'on la chiffonne,
+ La robe de Mimi Pinson.
+
+ Mimi Pinson peut rester fille;
+ Si Dieu le veut, c'est dans son droit.
+ Elle aura toujours son aiguille,
+ Landerirette!
+ Au bout du doigt.
+ Pour entreprendre sa conquête,
+ Ce n'est pas tout qu'un beau garçon;
+ Faut être honnête.
+ Car il n'est pas loin de sa tête,
+ Le bonnet de Mimi Pinson.
+
+ D'un gros bouquet de fleurs d'orange
+ Si l'amour veut la couronner,
+ Elle a quelque chose en échange,
+ Landerirette!
+ À lui donner.
+ Ce n'est pas, on se l'imagine,
+ Un manteau sur un écusson
+ Fourré d'hermine;
+ C'est l'étui d'une perle fine,
+ La robe de Mimi Pinson.
+
+ Mimi n'a pas l'âme vulgaire,
+ Mais son cœur est républicain;
+ Aux trois jours elle a fait la guerre,
+ Landerirette!
+ En casaquin.
+ À défaut d'une hallebarde,
+ On l'a vue avec son poinçon
+ Monter la garde.
+ Heureux qui mettra sa cocarde
+ Au bonnet de Mimi Pinson!
+
+Les couteaux et les pipes, voire même les chaises, avaient fait leur
+tapage, comme de raison, à la fin de chaque couplet. Les verres
+dansaient sur la table, et les bouteilles, à moitié pleines, se
+balançaient joyeusement en se donnant de petits coups d'épaule.
+
+--Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette
+chanson-là! Il y a un teinturier; c'est trop musqué. Parlez-moi de ces
+bons airs où on dit les choses!
+
+Et il entonna d'une voix forte:
+
+ Nanette n'avait pas encore quinze ans...
+
+--Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plutôt, faisons un tour
+de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque?
+
+--J'ai ce qu'il vous faut, répondit Marcel; j'ai une guitare; mais,
+continua-t-il en décrochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce qu'il
+lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes.
+
+--Mais voilà un piano, dit Zélia; Marcel va nous faire danser.
+
+Marcel lança à sa maîtresse un regard aussi furieux que si elle l'eût
+accusé d'un crime. Il était vrai qu'il en savait assez pour jouer une
+contredanse; mais c'était pour lui, comme pour bien d'autres, une espèce
+de torture à laquelle il se soumettait peu volontiers. Zélia, en le
+trahissant, se vengeait du bouchon.
+
+--Êtes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano n'est là que
+pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'écorchiez, Dieu le sait.
+Où avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que _la
+Marseillaise_, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez à
+Eugène, à la bonne heure, voilà un garçon qui s'y entend! mais je ne
+veux pas l'ennuyer à ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a que vous
+ici d'assez indiscrète pour faire des choses pareilles sans crier gare.
+
+Pour la troisième fois, Eugène rougit, et s'apprêta à faire ce qu'on lui
+demandait d'une façon si politique et si détournée. Il se mit donc au
+piano, et un quadrille s'organisa.
+
+Ce fut presque aussi long que le souper. Après la contredanse vint une
+valse; après la valse, le galop, car on galope encore au quartier Latin.
+Ces dames surtout étaient infatigables, et faisaient des gambades et des
+éclats de rire à réveiller tout le voisinage. Bientôt Eugène, doublement
+fatigué par le bruit et par la veillée, tomba, tout en jouant
+machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui
+dorment à cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant lui
+comme des fantômes dans un rêve; et, comme rien n'est plus aisément
+triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la mélancolie, à
+laquelle il était sujet, ne tarda pas à s'emparer de lui.--Triste joie,
+pensait-il, misérables plaisirs! instants qu'on croit volés au malheur!
+Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement
+devant moi, est sûre, comme disait Marcel, d'avoir de quoi dîner demain?
+
+Comme il faisait cette réflexion, mademoiselle Pinson passa près de lui;
+il crut la voir, tout en galopant, prendre à la dérobée un morceau de
+galette resté sur la table, et le mettre discrètement dans sa poche.
+
+
+
+
+V
+
+
+Le jour commençait à paraître quand la compagnie se sépara. Eugène,
+avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour
+respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes pensées, il
+se répétait tout bas, malgré lui, la chanson de la grisette:
+
+ Elle n'a qu'une robe au monde
+ Et qu'un bonnet.
+
+--Est-ce possible? se demandait-il. La misère peut-elle être poussée à
+ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-même? Peut-on
+rire de ce qu'on manque de pain?
+
+Le morceau de galette emporté n'était pas un indice douteux. Eugène ne
+pouvait s'empêcher d'en sourire, et en même temps d'être ému de
+pitié.--Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette et non
+du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est
+peut-être l'enfant d'une voisine à qui elle veut rapporter un gâteau,
+peut-être une portière bavarde, qui raconterait qu'elle a passé la nuit
+dehors, un Cerbère qu'il faut apaiser.
+
+Ne regardant pas où il allait, Eugène s'était engagé par hasard dans ce
+dédale de petites rues qui sont derrière le carrefour Buci, et dans
+lesquelles une voiture passe à peine. Au moment où il allait revenir sur
+ses pas, une femme, enveloppée dans un mauvais peignoir, la tête nue,
+les cheveux en désordre, pâle et défaite, sortit d'une vieille maison.
+Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait à peine marcher; ses
+genoux fléchissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et paraissait
+vouloir se diriger vers une porte voisine, où se trouvait une boîte aux
+lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait à la main. Surpris et
+effrayé, Eugène s'approcha d'elle et lui demanda où elle allait, ce
+qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En même temps il étendit le
+bras pour la soutenir, car elle était près de tomber sur une borne.
+Mais, sans lui répondre, elle recula avec une sorte de crainte et de
+fierté. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la boîte, et
+paraissant rassembler toutes ses forces:--Là! dit-elle seulement; puis,
+continuant à se traîner aux murs, elle regagna sa maison. Eugène essaya
+en vain de l'obliger à prendre son bras et de renouveler ses questions.
+Elle rentra lentement dans l'allée sombre et étroite dont elle était
+sortie.
+
+Eugène avait ramassé la lettre; il fit d'abord quelques pas pour la
+mettre à la poste, mais il s'arrêta bientôt. Cette étrange rencontre
+l'avait si fort troublé, et il se sentait frappé d'une sorte d'horreur
+mêlée d'une compassion si vive, que, avant de prendre le temps de la
+réflexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui semblait
+odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen, à
+pénétrer un tel mystère. Évidemment cette femme était mourante; était-ce
+de maladie ou de faim? Ce devait être, en tout cas, de misère. Eugène
+ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: «À monsieur le baron de
+***,» et renfermait ce qui suit:
+
+«Lisez cette lettre, monsieur, et, par pitié, ne rejetez pas ma prière.
+Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous
+dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera
+bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a ôté le peu de
+force et de courage que j'avais. Le mois d'août, je rentre en magasin;
+mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la
+certitude qu'avant samedi je me trouverai tout à fait sans asile. J'ai
+si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la résolution de me
+jeter à l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis près de vingt-quatre
+heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu
+au cœur. N'est-ce pas que je ne me suis pas trompée? Monsieur, je vous
+en supplie à genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera respirer
+encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que
+vingt-trois ans! Je viendrai peut-être à bout, avec un peu d'aide,
+d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter
+votre pitié, je vous les dirais, mais rien ne me vient à l'idée. Je ne
+puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez
+de ma lettre comme on fait quand on en reçoit trop souvent de pareilles:
+vous la déchirerez sans penser qu'une pauvre femme est là qui attend les
+heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pensé qu'il serait
+par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas
+l'idée de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous, qui vous
+retiendra, j'en suis persuadée; aussi il me semble que rien ne vous est
+plus facile que de plier votre aumône dans un papier, et de mettre sur
+l'adresse: «À mademoiselle Bertin, rue de l'Éperon.» J'ai changé de nom
+depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma
+mère. En sortant de chez vous, donnez cela à un commissionnaire.
+J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu
+vous rende humain.
+
+«Il me vient à l'idée que vous ne croyez pas à tant de misère; mais si
+vous me voyiez, vous seriez convaincu.
+
+«ROUGETTE.»
+
+Si Eugène avait d'abord été touché en lisant ces lignes, son étonnement
+redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi c'était
+cette même fille qui avait follement dépensé son argent en parties de
+plaisir, et imaginé ce souper ridicule raconté par mademoiselle Pinson,
+c'était elle que le malheur réduisait à cette souffrance et à une
+semblable prière! Tant d'imprévoyance et de folie semblait à Eugène un
+rêve incroyable. Mais point de doute, la signature était là; et
+mademoiselle Pinson, dans le courant de la soirée, avait également
+prononcé le nom de guerre de son amie Rougette, devenue mademoiselle
+Bertin. Comment se trouvait-elle tout à coup abandonnée, sans secours,
+sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille,
+pendant qu'elle expirait peut-être dans quelque grenier de cette maison?
+Et qu'était-ce que cette maison même où l'on pouvait mourir ainsi?
+
+Ce n'était pas le moment de faire des conjectures; le plus pressé était
+de venir au secours de la faim.
+
+Eugène commença par entrer dans la boutique d'un restaurateur qui venait
+de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il
+s'achemina, suivi du garçon, vers le logis de Rougette; mais il
+éprouvait de l'embarras à se présenter brusquement ainsi. L'air de
+fierté qu'il avait trouvé à cette pauvre fille lui faisait craindre,
+sinon un refus, du moins un mouvement de vanité blessée; comment lui
+avouer qu'il avait lu sa lettre?
+
+Lorsqu'il fut arrivé devant la porte:
+
+--Connaissez-vous, dit-il au garçon, une jeune personne qui demeure dans
+cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin?
+
+--Oh que oui! monsieur, répondit le garçon. C'est nous qui portons
+habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour.
+Actuellement elle est à la campagne.
+
+--Qui vous l'a dit? demanda Eugène.
+
+--Pardi! monsieur, c'est la portière. Mademoiselle Rougette aime à bien
+dîner, mais elle n'aime pas beaucoup à payer. Elle a plus tôt fait de
+commander des poulets rôtis et des homards que rien du tout; mais, pour
+voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi
+nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est
+pas...
+
+--Elle est revenue, reprit Eugène. Montez chez elle, laissez-lui ce que
+vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien
+aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui
+lui envoie ceci, vous lui répondrez que c'est le baron de ***.
+
+Sur ces mots, Eugène s'éloigna. Chemin faisant, il rajusta comme il put
+le cachet de la lettre, et la mit à la poste.--Après tout, pensa-t-il,
+Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la réponse à son billet
+a été un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Les étudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches tous les
+jours. Eugène comprenait très bien que, pour donner un air de
+vraisemblance à la petite fable que le garçon devait faire, il eût fallu
+joindre à son envoi le louis que demandait Rougette; mais là était la
+difficulté. Les louis ne sont pas précisément la monnaie courante de la
+rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eugène venait de s'engager à payer
+le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, n'était
+guère mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans différer le
+chemin de la place du Panthéon.
+
+En ce temps-là demeurait encore sur cette place ce fameux barbier qui a
+fait banqueroute, et s'est ruiné en ruinant les autres. Là, dans
+l'arrière-boutique, où se faisait en secret la grande et la petite
+usure, venait tous les jours l'étudiant pauvre et sans souci, amoureux
+peut-être, emprunter à énorme intérêt quelques pièces dépensées gaiement
+le soir et chèrement payées le lendemain. Là entrait furtivement la
+grisette, la tête basse, le regard honteux, venant louer pour une partie
+de campagne un chapeau fané, un châle reteint, une chemise achetée au
+mont-de-piété. Là, des jeunes gens de bonne maison, ayant besoin de
+vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de
+lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des
+étourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur avenir.
+Depuis la courtisane titrée, à qui un bracelet tourne la tête, jusqu'au
+cuistre nécessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de lentilles,
+tout venait là comme aux sources du Pactole, et l'usurier barbier, fier
+de sa clientèle et de ses exploits jusqu'à s'en vanter, entretenait la
+prison de Clichy en attendant qu'il y allât lui-même.
+
+Telle était la triste ressource à laquelle Eugène, bien qu'avec
+répugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour être du
+moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouvé que la
+demande adressée au baron produisît l'effet désirable. C'était de la
+part d'un étudiant beaucoup de charité, à vrai dire, que de s'engager
+ainsi pour une inconnue; mais Eugène croyait en Dieu: toute bonne action
+lui semblait nécessaire.
+
+Le premier visage qu'il aperçut, en entrant chez le barbier, fut celui
+de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et
+feignant de se faire coiffer. Le pauvre garçon venait peut-être chercher
+de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort préoccupé, et
+fronçait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le coiffeur,
+feignant de son côté de lui passer dans les cheveux un fer parfaitement
+froid, lui parlait à demi-voix dans son accent gascon. Devant une autre
+toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, également affublé
+d'une serviette, un étranger fort inquiet, regardant sans cesse de côté
+et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arrière-boutique, on
+apercevait, dans une vieille psyché, la silhouette passablement maigre
+d'une jeune fille, qui, aidée de la femme du coiffeur, essayait une robe
+à carreaux écossais.
+
+--Que viens-tu faire ici à cette heure? s'écria Marcel, dont la figure
+reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, dès qu'il reconnut
+son ami.
+
+Eugène s'assit près de la toilette, et expliqua en peu de mots la
+rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait.
+
+--Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te mêles-tu, puisqu'il
+y a un baron? Tu as vu une jeune fille intéressante qui éprouvait le
+besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as payé un poulet froid,
+c'est digne de toi; il n'y a rien à dire. Tu n'exiges d'elle aucune
+reconnaissance, l'incognito te plaît; c'est héroïque. Mais aller plus
+loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour une
+lingère que protège un baron, et que l'on n'a pas l'honneur de
+fréquenter, cela ne s'est pratiqué, de mémoire humaine, que dans la
+Bibliothèque bleue.
+
+--Ris de moi si tu veux, répondit Eugène. Je sais qu'il y a dans ce
+monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que
+je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je
+l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester indifférent
+devant la souffrance. Ma charité ne va pas jusqu'à chercher les pauvres,
+je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais
+l'aumône.
+
+--En ce cas, reprit Marcel, tu as fort à faire; il n'en manque pas dans
+ce pays-ci.
+
+--Qu'importe? dit Eugène, encore ému du spectacle dont il venait d'être
+témoin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son chemin?
+Cette malheureuse est une étourdie, une folle, tout ce que tu voudras;
+elle ne mérite peut-être pas la compassion qu'elle fait naître; mais
+cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes amies,
+qui déjà ne semblent pas plus se soucier d'elle que si elle n'était plus
+au monde, et qui l'aidaient hier à se ruiner? À qui peut-elle avoir
+recours? à un étranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou à
+mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son
+cœur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher
+Marcel, que tout cela, bien sincèrement, me fait horreur. Cette petite
+évaporée d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, riant et
+babillant chez toi, au moment même où l'autre, l'héroïne de son conte,
+expire dans un grenier, me soulève le cœur. Vivre ainsi en amies,
+presque en sœurs, pendant des jours et des semaines, courir les
+théâtres, les bals, les cafés, et ne pas savoir le lendemain si l'une
+est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indifférence des égoïstes,
+c'est l'insensibilité de la brute. Ta demoiselle Pinson est un monstre,
+et tes grisettes que tu vantes, ces mœurs sans vergogne, ces amitiés
+sans âme, je ne sais rien de si méprisable!
+
+Le barbier, qui, pendant ces discours, avait écouté en silence, et
+continué de promener son fer froid sur la tête de Marcel, sourit d'un
+air malin lorsque Eugène se tut. Tour à tour bavard comme une pie, ou
+plutôt comme un perruquier qu'il était, lorsqu'il s'agissait de méchants
+propos, taciturne et laconique comme un Spartiate dès que les affaires
+étaient en jeu, il avait adopté la prudente habitude de laisser toujours
+d'abord parler ses pratiques, avant de mêler son mot à la conversation.
+L'indignation qu'exprimait Eugène en termes si violents lui fit
+toutefois rompre le silence.
+
+--Vous êtes sévère, monsieur, dit-il en riant et en gasconnant. J'ai
+l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort
+excellente personne.
+
+--Oui, dit Eugène, excellente en effet, s'il est question de boire et de
+fumer.
+
+--Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes personnes,
+ça rit, ça chante, ça fume, mais il y en a qui ont du cœur.
+
+--Où voulez-vous en venir, père Cadédis? demanda Marcel. Pas tant de
+diplomatie; expliquez-vous tout net.
+
+--Je veux dire, répliqua le barbier en montrant l'arrière-boutique,
+qu'il y a là, pendue à un clou, une petite robe de soie noire que ces
+messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la propriétaire, car
+elle ne possède pas une garde-robe très compliquée. Mademoiselle Mimi
+m'a envoyé cette robe ce matin au petit jour; et je présume que, si elle
+n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est qu'elle-même ne
+roule pas sur l'or.
+
+--Voilà qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans
+l'arrière-boutique, sans égard pour la pauvre femme aux carreaux
+écossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa robe en
+gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites à présent? Elle ne
+va donc pas dans le monde aujourd'hui?
+
+Eugène avait suivi son ami.
+
+Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu
+d'autres hardes de toute espèce, était humblement et tristement
+suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson.
+
+--C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce vêtement pour l'avoir vu
+tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et
+l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir à la manche gauche une
+petite tache grosse comme une pièce de cinq sous, causée parle vin de
+Champagne. Et combien avez-vous prêté là-dessus, père Cadédis? car je
+suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans ce
+boudoir qu'en qualité de nantissement.
+
+--J'ai prêté quatre francs, répondit le barbier; et je vous assure,
+monsieur, que c'est pure charité. À toute autre je n'aurais pas avancé
+plus de quarante sous, car la pièce est diablement mûre; on y voit à
+travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi
+me payera; elle est bonne pour quatre francs.
+
+--Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet
+qu'elle n'a emprunté cette petite somme que pour l'envoyer à Rougette.
+
+--Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eugène.
+
+--Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se
+dépouiller pour un créancier.
+
+--Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans une
+position meilleure que celle où elle se trouve actuellement; elle avait
+alors un grand nombre de dettes. On se présentait journellement chez
+elle pour saisir ce qu'elle possédait, et on avait fini, en effet, par
+lui prendre tous ses meubles, excepté son lit, car ces messieurs savent
+sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un débiteur. Or, mademoiselle
+Mimi avait dans ce temps-là quatre robes fort convenables. Elle les
+mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour
+qu'on ne les saisît pas; c'est pourquoi je serais surpris si, n'ayant
+plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer
+quelqu'un.
+
+--Pauvre Mimi! répéta Marcel. Mais, en vérité, comment
+s'arrange-t-elle? Elle a donc trompé ses amis? elle possède donc un
+vêtement inconnu? Peut-être se trouve-t-elle malade d'avoir trop mangé
+de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de
+s'habiller. N'importe, père Cadédis, cette robe me fait peine, avec ses
+manches pendantes qui ont l'air de demander grâce; tenez, retranchez-moi
+quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer, et
+mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte à cette
+enfant. Eh bien! Eugène, continua-t-il, que dit à cela ta charité
+chrétienne?
+
+--Que tu as raison, répondit Eugène, de parler et d'agir comme tu fais,
+mais que je n'ai peut-être pas tort; j'en fais le pari, si tu veux.
+
+--Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du Jockey-Club.
+Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous
+sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis
+curieux de la voir.
+
+Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique.
+
+
+
+
+VII
+
+
+--Mademoiselle est allée à la messe, répondit la portière aux deux
+étudiants, lorsqu'ils furent arrivés chez mademoiselle Pinson.
+
+--À la messe! dit Eugène surpris.
+
+--À la messe! répéta Marcel. C'est impossible, elle n'est pas sortie.
+Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis.
+
+--Je vous assure, monsieur, répondit la portière, qu'elle est sortie
+pour aller à la messe, il y a environ trois quarts d'heure.
+
+--Et à quelle église est-elle allée?
+
+--À Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un matin.
+
+--Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble
+bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui.
+
+--La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez
+vous-même.
+
+Mademoiselle Pinson, sortant de l'église, revenait chez elle, en effet.
+Marcel ne l'eut pas plus tôt aperçue, qu'il courut à elle, impatient de
+voir de près sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon
+d'indienne foncée, à demi caché sous un rideau de serge verte dont elle
+s'était fait, tant bien que mal, un châle. De cet accoutrement
+singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, à cause de sa
+couleur sombre, sortaient sa tête gracieuse coiffée de son bonnet blanc,
+et ses petits pieds chaussés de brodequins. Elle s'était enveloppée dans
+son rideau avec tant d'art et de précaution, qu'il ressemblait vraiment
+à un vieux châle et qu'on ne voyait presque pas la bordure. En un mot,
+elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de prouver,
+une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie.
+
+--Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en écartant un
+peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serrée dans son
+corset. C'est un déshabillé du matin que Palmyre vient de m'apporter.
+
+--Vous êtes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais cru qu'on
+pût avoir si bonne mine avec le châle d'une fenêtre.
+
+--En vérité? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant l'air un peu
+paquet.
+
+--Paquet de roses, répondit Marcel. J'ai presque regret maintenant de
+vous avoir rapporté votre robe.
+
+--Ma robe? Où l'avez-vous trouvée?
+
+--Où elle était, apparemment.
+
+--Et vous l'avez tirée de l'esclavage?
+
+--Eh, mon Dieu! oui, j'ai payé sa rançon. M'en voulez-vous de cette
+audace?
+
+--Non pas! à charge de revanche. Je suis bien aise de revoir ma robe;
+car, à vous dire vrai, voilà déjà longtemps que nous vivons toutes les
+deux ensemble, et je m'y suis attachée insensiblement.
+
+En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq étages
+qui conduisaient à sa chambrette, où les deux amis entrèrent avec elle.
+
+--Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe qu'à une
+condition.
+
+--Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en
+veux pas.
+
+--J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez
+franchement pourquoi cette robe était en gage.
+
+--Laissez-moi donc d'abord la remettre, répondit mademoiselle Pinson; je
+vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous préviens que, si vous ne
+voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la gouttière, il
+faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face
+comme Agamemnon.
+
+--Qu'à cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus honnêtes qu'on ne
+pense, et je ne hasarderai pas même un œil.
+
+--Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance,
+mais la sagesse des nations nous dit que deux précautions valent mieux
+qu'une.
+
+En même temps elle se débarrassa de son rideau, et l'étendit
+délicatement sur la tête des deux amis, de manière à les rendre
+complètement aveugles.
+
+--Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant.
+
+--Prenez garde à vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau, je ne
+réponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre parole, par
+conséquent elle est dégagée.
+
+--Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma
+taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre.
+Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un
+plaisir à me sentir dedans!
+
+--Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez sincère,
+nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne comme
+vous, sage, rangée, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher ainsi,
+d'un seul coup, toute sa garde-robe à un clou?
+
+-Pourquoi?... pourquoi?... répondit mademoiselle Pinson, paraissant
+hésiter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras, et leur
+dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez.
+
+Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de l'Éperon.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Marcel avait gagné son pari. Les quatre francs et le morceau de galette
+de mademoiselle Pinson étaient sur la table de Rougette, avec les débris
+du poulet d'Eugène.
+
+La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le lit;
+et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu,
+elle fit dire à ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait de
+l'excuser, et qu'elle n'était pas en état de les recevoir.
+
+--Que je la reconnais bien là, dit Marcel; elle mourrait sur la paille
+dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-à-vis de son pot
+à l'eau.
+
+Les deux amis, bien qu'à regret, furent donc obligés de s'en retourner
+chez eux comme ils étaient venus, non sans rire entre eux de cette
+fierté et de cette discrétion si étrangement nichées dans une mansarde.
+
+Après avoir été à l'École de médecine suivre les leçons du jour, ils
+dînèrent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de promenade au
+boulevard Italien. Là, tout en fumant le cigare qu'il avait gagné le
+matin:
+
+--Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas forcé de convenir que j'ai
+raison d'aimer, au fond, et même d'estimer ces pauvres créatures?
+Considérons sainement les choses sous un point de vue philosophique.
+Cette petite Mimi, que tu as tant calomniée, ne fait-elle pas, en se
+dépouillant de sa robe, une œuvre plus louable, plus méritoire, j'ose
+même dire plus chrétienne, que le bon roi Robert en laissant un pauvre
+couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait
+évidemment quantité de manteaux; d'un autre côté, il était à table, dit
+l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se traînant à
+quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de
+son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne monarque,
+il est vrai, pardonna généreusement au coupeur de franges; mais
+peut-être avait-il bien dîné. Vois quelle distance entre lui et Mimi!
+Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assurément était à
+jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait emporté de
+chez moi était destiné par avance à composer son propre repas. Or, que
+fait-elle? Au lieu de déjeuner, elle va à la messe, et en ceci elle se
+montre encore au moins l'égale du roi Robert, qui était fort pieux, j'en
+conviens, mais qui perdait son temps à chanter au lutrin, pendant que
+les Normands faisaient le diable à quatre. Le roi Robert abandonne sa
+frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout
+entière au père Cadédis, action incomparable en ce que Mimi est femme,
+jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est
+nécessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, à son magasin,
+gagner le pain de sa journée. Non seulement donc elle se prive du
+morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met
+volontairement dans le cas de ne pas dîner. Observons en outre que le
+père Cadédis est fort éloigné d'être un mendiant, et de se traîner à
+quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renonçant à sa frange, ne
+fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coupée d'avance,
+et c'est à savoir si cette frange était coupée de travers ou non, et en
+état d'être recousue; tandis que Mimi, de son propre mouvement, bien
+loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-même de dessus son
+pauvre corps ce vêtement, plus précieux, plus utile que le clinquant de
+tous les passementiers de Paris. Elle sort vêtue d'un rideau; mais sois
+sûr qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que l'église. Elle se
+ferait plutôt couper un bras que de se laisser voir ainsi fagotée au
+Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer à Dieu, parce
+qu'il est l'heure où elle prie tous les jours. Crois-moi, Eugène, dans
+ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue
+de Tournon et la rue du Petit-Lion, où elle connaît tout le monde, il y
+a plus de courage, d'humilité et de religion véritable que dans toutes
+les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis
+le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra inconnue
+dans son cinquième étage, entre un pot de fleurs et un ourlet.
+
+--Tant mieux pour elle, dit Eugène.
+
+--Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer à comparer, je
+pourrais te faire un parallèle entre Mucius Scævola et Rougette.
+Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile à un Romain du temps de
+Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un réchaud
+allumé, qu'à une grisette contemporaine de rester vingt-quatre heures
+sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont crié, mais examine par quels
+motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en présence d'un roi étrusque
+qu'il a voulu assassiner; il a manqué son coup d'une manière pitoyable,
+il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade. Pour
+qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un tison
+(car rien ne prouve que le brasier fût bien chaud, ni que le poing soit
+tombé en cendres). Là-dessus, le digne Porsenna, stupéfait de sa
+fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est à parier que
+ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que
+Scævola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa tête.
+Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus
+lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est
+seule au fond d'un grenier, et elle n'a là pour l'admirer ni Porsenna,
+c'est-à-dire le baron, ni les Romains, c'est-à-dire les voisins, ni les
+Étrusques, c'est-à-dire ses créanciers, ni même le brasier, car son
+poêle est éteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se plaindre? Par
+vanité d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le même cas; par
+grandeur d'âme ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste muette
+derrière son verrou, c'est précisément pour que ses amis ne sachent pas
+qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas pitié de son courage, pour que sa
+camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute dévouée, ne soit pas
+obligée, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa galette.
+Mucius, à la place de Rougette, eût fait semblant de mourir en silence
+mais c'eût été dans un carrefour ou à la porte de Flicoteaux. Son
+taciturne et sublime orgueil eût été une manière délicate de demander à
+l'assistance un verre de vin et un croûton. Rougette, il est vrai, a
+demandé un louis au baron, que je persiste à comparer à Porsenna. Mais
+ne vois-tu pas que le baron doit évidemment être redevable à Rougette de
+quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins
+clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarqué, il se peut
+que le baron soit à la campagne, et dès lors Rougette est perdue. Et ne
+crois pas pouvoir me répondre ici par cette vaine objection qu'on oppose
+à toutes les belles actions des femmes, à savoir qu'elles ne savent ce
+qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les
+gouttières. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de près au
+pont d'Iéna, car elle s'est déjà jetée à l'eau une fois, et je lui ai
+demandé si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle n'avait
+rien senti, excepté au moment où on l'avait repêchée, parce que les
+bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, à ce
+qu'elle disait, _raclé_ la tête sur le bord du bateau.
+
+--Assez! dit Eugène, fais-moi grâce de tes affreuses plaisanteries.
+Réponds-moi sérieusement: crois-tu que de si horribles épreuves, tant de
+fois répétées, toujours menaçantes, puissent enfin porter quelque fruit?
+Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans appui, sans conseil,
+ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'expérience? Y a-t-il un
+démon, attaché à elles, qui les voue à tout jamais au malheur et à la
+folie, ou, malgré tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au bien?
+En voilà une qui prie Dieu, dis-tu? elle va à l'église, elle remplit ses
+devoirs, elle vit honnêtement de son travail; ses compagnes paraissent
+l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas
+vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. En voilà une autre qui passe
+sans cesse de l'étourderie à la misère, de la prodigalité aux horreurs
+de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les leçons cruelles
+qu'elle reçoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite réglée,
+un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des êtres raisonnables?
+S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre à nous. Allons de ce
+pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien
+souffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me décourage pas,
+laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de
+leur parler un langage sincère; je ne veux leur faire ni sermon ni
+reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur
+dire...
+
+En ce moment, les deux amis passaient devant le café Tortoni. La
+silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces près d'une
+fenêtre, se dessinait à la clarté des lustres. L'une d'elles agita son
+mouchoir, et l'autre partit d'un éclat de rire.
+
+--Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire
+d'aller si loin, car les voilà, Dieu me pardonne! Je reconnais Mimi à sa
+robe, et Rougette à son panache blanc, toujours sur le chemin de la
+friandise. Il paraît que monsieur le baron a bien fait les choses.
+
+--Et une pareille folie, dit Eugène, ne t'épouvante pas?
+
+--Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des
+grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a conté
+une histoire à souper, elle a engagé sa robe pour quatre francs, elle
+s'est fait un châle avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui donne
+ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas obligé à davantage.
+
+FIN DE MIMI PINSON.
+
+Ce _profil de grisette_, comme l'appelle l'auteur, a été composé pour le
+_Diable à Paris_, ouvrage publié par livraisons et orné de dessins par
+Gavarni.
+
+Ce conte est entièrement de pure invention.
+
+
+
+
+LA MOUCHE
+
+1853
+
+[Illustration: LA MOUCHE
+
+... immobile, debout derrière elle, le Chevalier observait la Marquise
+qui écrivait...]
+
+I
+
+
+En 1756, lorsque Louis XV, fatigué des querelles entre la magistrature
+et le grand conseil à propos de l'impôt des deux sous[6], prit le parti
+de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs
+offices. Seize de ces démissions furent acceptées, sur quoi il y eut
+autant d'exils.--Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour à l'un
+des présidents, pourriez-vous voir de sang-froid une poignée d'hommes
+résister à l'autorité d'un roi de France? N'en auriez-vous pas mauvaise
+opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le président, et vous
+verrez tout cela comme je le vois.
+
+Ce ne furent pas seulement les exilés qui portèrent la peine de leur
+mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le
+_décachetage_ amusait le roi. Pour se désennuyer de ses plaisirs, il se
+faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux à la
+poste. Bien entendu que, sous le prétexte de faire lui-même sa police
+secrète, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient ainsi
+sous les yeux; mais quiconque, de près ou de loin, tenait aux chefs des
+factions, était presque toujours perdu. On sait que Louis XV, avec
+toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle d'être
+inexorable.
+
+[Note 6: Deux sous pour livre du dixième du revenu. (_Note de
+l'auteur_.)]
+
+Un soir qu'il était devant le feu, les pieds sur le manteau de la
+cheminée, mélancolique à son ordinaire, la marquise, parcourant un
+paquet de lettres, haussait les épaules en riant. Le roi demanda ce
+qu'il y avait.
+
+-C'est que je trouve là, répondit-elle, une lettre qui n'a pas le sens
+commun, mais c'est une chose touchante et qui fait pitié.
+
+-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi.
+
+-Point de nom: c'est une lettre d'amour.
+
+-Et qu'y a-t-il dessus?
+
+-Voilà le plaisant. C'est qu'elle est adressée à mademoiselle
+d'Annebault, la nièce de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est
+apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourrée avec ces papiers.
+
+-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi.
+
+-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de Vauvert
+et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-là? Votre Majesté
+les connaît-elle?
+
+Le roi se piquait de savoir la France par cœur, c'est-à-dire la noblesse
+de France. L'étiquette de sa cour, qu'il avait étudiée, ne lui était pas
+plus familière que les blasons de son royaume: science assez courte, le
+reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanité, et la hiérarchie
+était, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son palais; il y
+voulait marcher en maître. Après avoir rêvé quelques instants, il fronça
+le sourcil comme frappé d'un mauvais souvenir, puis, faisant signe à la
+marquise de lire, il se rejeta dans sa bergère, en disant avec un
+sourire:
+
+--Va toujours, la fille est jolie.
+
+Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement railleur,
+commença à lire une longue lettre toute remplie de tirades amoureuses:
+
+«Voyez un peu, disait l'écrivain, comme les destins me persécutent! Tout
+semblait disposé à remplir mes vœux, et vous-même, ma tendre amie, ne
+m'aviez-vous pas fait espérer le bonheur? Il faut pourtant que j'y
+renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas un
+excès de cruauté de m'avoir permis d'entrevoir les cieux, pour me
+précipiter dans l'abîme? Lorsqu'un infortuné est dévoué à la mort, se
+fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui
+doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je n'ai
+plus d'autre asile, d'autre espérance que le tombeau, car, dès
+l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer à votre main.
+Quand la fortune me souriait, tout mon espoir était que vous fussiez à
+moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y
+songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en
+mourant d'amour, je vous défends de m'aimer...»
+
+La marquise souriait à ces derniers mots.
+
+--Madame, dit le roi, voilà un honnête homme. Mais, qu'est-ce qui
+l'empêche d'épouser sa maîtresse?
+
+--Permettez, Sire, que je continue:
+
+«Cette injustice qui m'accable, me surprend de la part du meilleur des
+rois. Vous savez que mon père demandait pour moi une place de cornette
+ou d'enseigne aux gardes, et que cette place décidait de ma vie,
+puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir à vous. Le duc de Biron
+m'avait proposé; mais le roi m'a rejeté d'une façon dont le souvenir
+m'est bien amer, car si mon père a sa manière de voir (je veux que ce
+soit une faute), dois-je toutefois en être puni? Mon dévouement au roi
+est aussi véritable, aussi sincère que mon amour pour vous. On verrait
+clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'épée. Il est
+désespérant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit sans raison
+valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgrâce, c'est ce qui est
+opposé à la bonté bien connue de Sa Majesté...»
+
+--Oui-da, dit le roi, ceci m'intéresse.
+
+«Si vous saviez combien nous sommes tristes! Ah! mon amie, cette terre
+de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y promène seul
+tout le jour. J'ai défendu de ratisser; l'odieux jardinier est venu hier
+avec son manche à balai ferré. Il allait toucher le sable... La trace de
+vos pas, plus légère que le vent, n'était pourtant pas effacée. Le bout
+de vos petits pieds et vos grands talons blancs étaient encore marqués
+dans l'allée: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je suivais
+votre belle image, et ce charmant fantôme s'animait par instants, comme
+s'il se fût posé sur l'empreinte fugitive. C'est là, c'est en causant le
+long du parterre qu'il m'a été donné de vous connaître, de vous
+apprécier. Une éducation admirable dans l'esprit d'un ange, la dignité
+d'une reine avec la grâce des nymphes, des pensées dignes de Leibnitz
+avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les lèvres de Diane,
+tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce
+temps-là ces fleurs bien-aimées s'épanouissaient autour de nous. Je les
+ai respirées en vous écoutant: dans leur parfum vivait votre souvenir.
+Elles courbent à présent la tête; elles me montrent la mort...»
+
+--C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous
+cela?
+
+--Parce que Votre Majesté me l'a ordonné pour les beaux yeux de
+mademoiselle d'Annebault.
+
+--Cela est vrai, elle a de beaux yeux.
+
+«Et quand je rentre de ces promenades, je trouve mon père seul, dans le
+grand salon, accoudé auprès d'une chandelle, au milieu de ces dorures
+fanées qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec
+peine,... mon chagrin dérange le sien... Athénaïs! au fond de ce salon,
+près de la fenêtre, est le clavecin où voltigeaient vos doigts
+délicieux, qu'une seule fois ma bouche a touchés, pendant que la vôtre
+s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien que
+vos chants n'étaient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce Rameau, ce
+Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les aimez,
+ils sont dans votre mémoire; leur souffle a passé sur vos lèvres. Je
+m'assieds aussi à ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs qui
+vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et
+les écoute mourir, tandis que l'écho s'en perd sous cette voûte lugubre.
+Mon père se retourne et me voit désolé; qu'y peut-il faire? Un propos de
+ruelle, d'antichambre, a fermé nos grilles. Il me voit jeune, ardent,
+plein de vie, ne demandant qu'à être au monde; il est mon père et n'y
+peut rien...»
+
+--Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce garçon s'en allait en chasse, et
+qu'on lui tue son faucon sur le poing? À qui en a-t-il, par hasard?
+
+«Il est bien vrai, reprit la marquise, continuant la lecture d'un ton
+plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents
+éloignés de l'abbé Chauvelin...»
+
+--Voilà donc ce que c'est! dit Louis XV en bâillant. Encore quelque
+neveu des enquêtes et requêtes. Mon parlement abuse de ma bonté; il a
+vraiment trop de famille.
+
+--Mais si ce n'est qu'un parent éloigné!...
+
+--Bon, ce monde-là ne vaut rien du tout. Cet abbé Chauvelin est un
+janséniste; c'est un bon diable, mais c'est un démis. Jetez cette lettre
+au feu, et qu'on ne m'en parle plus.
+
+
+
+
+II
+
+
+Les derniers mots prononcés par le roi n'étaient pas tout à fait un
+arrêt de mort, mais c'était à peu près une défense de vivre. Que pouvait
+faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas
+entendre parler? Tâcher d'être commis, ou se faire philosophe, poète
+peut-être, mais sans dédicace, et le métier, en ce cas, ne valait rien.
+
+Telle n'était pas, à beaucoup près, la vocation du chevalier de Vauvert,
+qui venait d'écrire avec des larmes la lettre dont le roi se moquait.
+Pendant ce temps-là, seul, avec son père, au fond du vieux château de
+Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux.
+
+--Je veux aller à Versailles, disait-il.
+
+--Et qu'y ferez-vous?
+
+--Je n'en sais rien; mais que fais-je ici.
+
+--Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas être
+fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune façon. Mais
+oubliez-vous que votre mère est morte?
+
+--Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que vous
+m'avez donnée. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais plus
+rester dans ces lieux.
+
+--D'où vient cela?
+
+--D'un amour extrême. J'aime éperdûment mademoiselle d'Annebault.
+
+--Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Molière qui fasse des
+mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgrâce?
+
+--Eh! monsieur, votre disgrâce, me serait-il permis, sans m'écarter du
+plus profond respect, de vous demander ce qui l'a causée? Nous ne sommes
+pas du parlement. Nous payons l'impôt, nous ne le faisons pas. Si le
+parlement lésine sur les deniers du roi, c'est son affaire et non la
+nôtre. Pourquoi M. l'abbé Chauvelin nous entraîne-t-il dans sa ruine?
+
+--M. l'abbé Chauvelin agit en honnête homme. Il refuse d'approuver le
+dixième, parce qu'il est révolté des dilapidations de la cour. Rien de
+pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Châteauroux. Elle était
+belle, au moins, celle-là, et elle ne coûtait rien, pas même ce qu'elle
+donnait si généreusement. Elle était maîtresse et souveraine, et elle se
+disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot
+lorsqu'il lui retirerait ses bonnes grâces. Mais cette Étioles, cette Le
+Normand, cette Poisson insatiable!
+
+--Et qu'importe?
+
+--Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous seulement
+que, à présent, tandis que le roi nous gruge, la fortune de sa grisette
+est incalculable? Elle s'était fait donner au début cent quatre-vingt
+mille livres de rente; mais ce n'était qu'une bagatelle, cela ne compte
+plus maintenant; on ne saurait se faire une idée des sommes effrayantes
+que le roi lui jette à la tête; il ne se passe pas trois mois de l'année
+où elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent mille
+livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du
+trésorier des écuries; avec les logements qu'elle a dans toutes les
+maisons royales, elle achète la Selle, Cressy, Aulnay, Brinborion,
+Marigny, Saint-Rémi, Bellevue, et tant d'autres terres, des hôtels à
+Paris, à Fontainebleau, à Versailles, à Compiègne, sans compter une
+fortune secrète placée en tous pays dans toutes les banques d'Europe, en
+cas de disgrâce probablement, ou de la mort du souverain. Et qui paye
+tout cela, s'il vous plaît?
+
+--Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi.
+
+--C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple qui
+sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de Pigalle.
+Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux
+impôts. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre dernier écu
+était prêt; nous ne songions pas à marchander. Le roi victorieux a pu
+voir clairement qu'il était aimé par tout le royaume, plus clairement
+encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute
+faction, toute rancune; la France entière se mit à genoux devant le lit
+du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses soldats
+ou ses médecins, nous ne voulons plus payer ses maîtresses, et nous
+avons autre chose à faire que d'entretenir madame de Pompadour.
+
+--Je ne la défends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni tort ni
+raison; je ne l'ai jamais vue.
+
+--Sans doute; et vous ne seriez pas fâché de la voir, n'est-il pas vrai,
+pour avoir là-dessus quelque opinion? Car, à votre âge, la tête juge par
+les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-là vous sera
+refusé.
+
+--Pourquoi, monsieur?
+
+--Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi
+invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans
+son sérail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez. Que
+voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un
+aventurier?
+
+--Non pas, mais comme un amoureux. Je ne prétends point solliciter,
+monsieur, mais réclamer contre une injustice. J'avais une espérance
+fondée, presque une promesse de M. de Biron; j'étais à la veille de
+posséder ce que j'aime, et cet amour n'est point déraisonnable; vous ne
+l'avez pas désapprouvé. Souffrez donc que je tente de plaider ma cause.
+Aurai-je affaire au roi ou à madame de Pompadour, je l'ignore, mais je
+veux partir.
+
+--Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y
+présenter!
+
+--Eh! j'y serai peut-être reçu plus aisément par cette raison que j'y
+suis inconnu.
+
+--Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le vôtre!...
+Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez être inconnu.
+
+--Eh bien donc! le roi m'écoutera.
+
+--Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous rêvez Versailles, et
+vous croirez y être quand votre postillon s'arrêtera... Supposons que
+vous parveniez jusqu'à l'antichambre, à la galerie, à l'Oeil-de-Bœuf:
+vous ne verrez entre Sa Majesté et vous que le battant d'une porte: il y
+aura un abîme. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais, des
+protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de
+Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture
+pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par
+un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le
+silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous répondre,
+il vous dévisage en passant et vous anéantit? Après la Grève et la
+Bastille, c'est un certain degré de supplice qui, moins cruel en
+apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le condamné, il
+est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer à s'approcher ni
+d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni d'une
+caserne. Devant lui tout se ferme ou se détourne, et il se promène
+ainsi au hasard dans une prison invisible.
+
+--Je m'y remuerai tant que j'en sortirai.
+
+--Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meynières n'était pas plus
+coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus
+légitimes espérances. Son père, le plus dévoué sujet de Sa Majesté, le
+plus honnête homme du royaume, repoussé par le roi, est allé, avec ses
+cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette.
+Savez-vous ce qu'elle a répondu? Voici ses propres paroles, que M. de
+Meynières m'envoie dans une lettre: «Le roi est le maître; il ne juge
+pas à propos de vous marquer son mécontentement personnellement; il se
+contente de vous le faire éprouver en privant monsieur votre fils d'un
+état; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et il n'en
+veut pas; il faut respecter ses volontés. Je vous plains cependant,
+j'entre dans vos peines, j'ai été mère; je sais ce qu'il doit vous en
+coûter pour laisser votre fils sans état.» Voilà le style de cette
+créature, et vous voulez vous mettre à ses pieds!
+
+--On dit qu'ils sont charmants, monsieur.
+
+--Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le
+sait. Il cède, il plie devant cette femme. Pour maintenir son étrange
+pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa tête de bois.
+
+--On prétend qu'elle a tant d'esprit!
+
+--Et point de cœur; le beau mérite!
+
+--Point de cœur! elle qui sait si bien déclamer les vers de Voltaire,
+chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est
+impossible, je ne le croirai jamais.
+
+--Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne pas,
+mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup
+cette demoiselle d'Annebault?
+
+--Plus que ma vie.
+
+--Allez, monsieur.
+
+
+
+
+III
+
+
+On a dit que les voyages font tort à l'amour, parce qu'ils donnent des
+distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils laissent
+le temps d'y rêver. Le chevalier était trop jeune pour faire de si
+savantes distinctions. Las de la voiture, à moitié chemin, il avait pris
+un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir à
+l'auberge du Soleil, enseigne passée de mode, du temps de Louis XIV.
+
+Il y avait à Versailles un vieux prêtre qui avait été curé près de
+Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce curé, simple et
+pauvre, avait un neveu à bénéfices, abbé de cour, qui pouvait être
+utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme d'importance,
+plongé dans son rabat, reçut fort bien le nouveau venu et ne dédaigna
+pas d'écouter sa requête.
+
+--Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir opéra à la
+cour, une espèce de fête, de je ne sais quoi. Je n'y vais pas, parce que
+je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici justement
+un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demandé pour quelqu'un,
+je ne sais plus qui. Allez là. Vous n'êtes pas encore présenté, il est
+vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas nécessaire. Tâchez de vous
+trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre
+fortune est faite.
+
+Le chevalier remercia l'abbé, et, fatigué d'une nuit mal dormie et d'une
+journée à cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une de ces
+toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu
+expérimentée l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit de poudre son
+habit pailleté. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait vingt ans.
+
+La nuit tombait lorsqu'il arriva au château. Il s'avança timidement vers
+la grille et demanda son chemin à la sentinelle. On lui montra le grand
+escalier. Là, il apprit du suisse que l'opéra venait de commencer, et
+que le roi, c'est-à-dire tout le monde, était dans la salle[7].
+
+[Note 7: Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par
+Louis XV, ou plutôt par madame de Pompadour, mais terminée seulement en
+1769 et inaugurée en 1770, pour le mariage du duc de Berri (Louis XVI)
+avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de théâtre mobile qu'on
+transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de
+Louis XIV. (Note de l'auteur.)]
+
+--Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse (à
+tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un
+instant. S'il aime mieux passer par les appartements....
+
+Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosité lui fit
+répondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis, comme un
+laquais se disposait à le suivre pour le guider, un mouvement de vanité
+lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'être accompagné. Il s'avança
+seul donc, non sans quelque émotion.
+
+Versailles resplendissait de lumière. Du rez-de-chaussée jusqu'au faîte,
+les lustres, les girandoles, les meubles dorés, les marbres
+étincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux battants
+étaient ouverts partout. À mesure que le chevalier marchait, il était
+frappé d'un étonnement et d'une admiration difficiles à imaginer; car ce
+qui rendait tout à fait merveilleux le spectacle qui s'offrait à lui, ce
+n'était pas seulement la beauté, l'éclat de ce spectacle même, c'était
+la complète solitude où il se trouvait dans cette sorte de désert
+enchanté.
+
+À se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce soit dans un
+temple, un cloître ou un château, il y a quelque chose de bizarre, et,
+pour ainsi dire, de mystérieux. Le monument semble peser sur l'homme:
+les murs le regardent; les échos l'écoutent; le bruit de ses pas trouble
+un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et n'ose
+marcher qu'avec respect.
+
+Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bientôt la curiosité prit le dessus
+et l'entraîna. Les candélabres de la galerie des Glaces, en se mirant,
+se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de
+nymphes et de bergères se jouaient alors sur les lambris, voltigeaient
+aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais
+tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours semé
+d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur
+majestueuse du grand roi; là des ottomanes chiffonnées, des pliants en
+désordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons toujours
+vides, où la magnificence éclatait d'autant mieux qu'elle semblait plus
+inutile; de temps en temps des portes secrètes s'ouvrant sur des
+corridors à perte de vue; mille escaliers, mille passages se croisant
+comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des
+géants; des boudoirs enchevêtrés comme des cachettes d'enfants; une
+énorme toile de Vanloo près d'une cheminée de porphyre; une boîte à
+mouches oubliée à côté d'un magot de la Chine; tantôt une grandeur
+écrasante, tantôt une grâce efféminée; et partout, au milieu du luxe, de
+la prodigalité et de la mollesse, mille odeurs enivrantes, étranges et
+diverses, les parfums mêlés des fleurs et des femmes, une tiédeur
+énervante, l'air de la volupté.
+
+Être en pareil lieu à vingt ans, au milieu de ces merveilles, et s'y
+trouver seul, il y avait à coup sûr de quoi être ébloui. Le chevalier
+avançait au hasard, comme dans un rêve.
+
+--Vrai palais de fées, murmurait-il; et, en effet, il lui semblait voir
+se réaliser pour lui un de ces contes où les princes égarés découvrent
+des châteaux magiques.
+
+Était-ce bien des créatures mortelles qui habitaient ce séjour sans
+pareil? Était-ce des femmes véritables qui venaient de s'asseoir dans
+ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laissé à ces
+coussins cette empreinte légère, pleine encore d'indolence? Qui sait?
+derrière ces rideaux épais, au fond de quelque immense et brillante
+galerie, peut-être allait-il apparaître une princesse endormie depuis
+cent ans, une fée en paniers, une Armide en paillettes, ou quelque
+hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un
+lambris doré!
+
+Étourdi, malgré lui, par toutes ces chimères, le chevalier, pour mieux
+rêver, s'était jeté sur un sofa, et il s'y serait peut-être oublié
+longtemps, s'il ne s'était souvenu qu'il était amoureux. Que faisait,
+pendant ce temps-là, mademoiselle d'Annebault, sa bien-aimée, restée,
+elle, dans un vieux château?
+
+--Athénaïs! s'écria-t-il tout à coup, que fais-je ici à perdre mon
+temps? Ma raison est-elle égarée? Où suis-je donc, grand Dieu! et que se
+passe-t-il en moi?
+
+Il se leva et continua son chemin à travers ce pays nouveau, et il s'y
+perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant à voix basse,
+lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avança vers eux et leur
+demanda sa route pour aller à la comédie.
+
+--Si monsieur le marquis, lui répondit-on (toujours d'après la même
+formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et de
+suivre la galerie à droite, il trouvera au bout trois marches à monter;
+il tournera alors à gauche, et quand il aura traversé le salon de Diane,
+celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra
+encore six marches; puis, en laissant à droite la salle des gardes,
+comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de
+rencontrer là d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin.
+
+--Bien obligé, dit le chevalier, et, avec de si bons renseignements, ce
+sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas.
+
+Il se remit en marche avec courage, s'arrêtant toujours malgré lui pour
+regarder de côté et d'autre, puis se rappelant de nouveau ses amours;
+enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait
+annoncé, il trouva de nouveaux laquais.
+
+--Monsieur le marquis s'est trompé, lui dirent ceux-ci, c'est par
+l'autre aile du château qu'il aurait fallu prendre; mais rien n'est plus
+facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'à descendre cet escalier,
+puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'Été, celui de...
+
+--Je vous remercie, dit le chevalier.
+
+Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens
+comme un badaud. Je me déshonore en pure perte, et quand, par
+impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, à quoi me sert leur
+nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne
+connais pas un?
+
+Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se
+pourrait.--Car, après tout, se disait-il, ce palais est fort beau, il
+est très grand, mais il n'est pas sans bornes, et, fût-il long comme
+trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin.
+
+Mais il n'est pas facile, à Versailles, d'aller longtemps droit devant
+soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une garenne
+déplut peut-être aux nymphes de l'endroit, car elles recommencèrent de
+plus belle à égarer le pauvre amoureux, et, sans doute pour le punir,
+elles prirent plaisir à le faire tourner et retourner sur ses propres
+pas, le ramenant sans cesse à la même place, justement comme un
+campagnard fourvoyé dans une charmille; c'est ainsi qu'elles
+l'enveloppaient dans leur dédale de marbre et d'or.
+
+Dans les _Antiquités de Rome_, de Piranési, il y a une série de gravures
+que l'artiste appelle «ses rêves», et qui sont un souvenir de ses
+propres visions durant le délire d'une fièvre. Ces gravures représentent
+de vastes salles gothiques: sur le pavé sont toutes sortes d'engins et
+de machines, roues, câbles, poulies, leviers, catapultes, etc., etc.,
+expression d'énorme puissance mise en action et de résistance
+formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet
+escalier, grimpant, non sans peine, Piranési lui-même. Suivez les
+marches un peu plus haut, elles s'arrêtent tout à coup devant un abîme.
+Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranési, vous le croyez du moins au
+bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber;
+mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui s'élève en
+l'air, et, sur cet escalier encore, Piranési sur le bord d'un autre
+précipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus aérien
+se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranési continuant son
+ascension, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'éternel escalier et
+Piranési disparaissent ensemble dans les nues, c'est-à-dire dans le bord
+de la gravure.
+
+Cette fiévreuse allégorie représente assez exactement l'ennui d'une
+peine inutile, et l'espèce de vertige que donne l'impatience. Le
+chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en
+galerie, fut pris d'une sorte de colère.
+
+--Parbleu! dit-il, voilà qui est cruel. Après avoir été si charmé, si
+ravi, si enthousiasmé de me trouver seul dans ce maudit palais (ce
+n'était plus le palais des fées), je n'en pourrai donc pas sortir! Peste
+soit de la fatuité qui m'a inspiré cette idée d'entrer ici comme le
+prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au
+premier laquais venu de me conduire tout bonnement à la salle de
+spectacle!
+
+Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier était, comme
+Piranési, à la moitié d'un escalier, sur un palier, entre trois portes.
+Derrière celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si doux, si
+léger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put s'empêcher
+d'écouter. Au moment où il s'avançait, tremblant de prêter une oreille
+indiscrète, cette porte s'ouvrit à deux battants. Une bouffée d'air
+embaumée de mille parfums, un torrent de lumière à faire pâlir la
+galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de
+quelques pas.
+
+--Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait
+ouvert la porte.
+
+--Je voudrais aller à la comédie, répondit le chevalier.
+
+--Elle vient de finir à l'instant même.
+
+En même temps, de fort belles dames, délicatement plâtrées de blanc et
+de carmin, donnant, non pas le bras, ni même la main, mais le bout des
+doigts à de vieux et jeunes seigneurs, commençaient à sortir de la salle
+de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas gâter
+leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait à voix basse, avec une
+demi-gaieté, mêlée de crainte et de respect.
+
+--Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard
+l'avait conduit précisément au petit foyer.
+
+--Le roi va passer, répondit l'huissier.
+
+Il y a une sorte d'intrépidité qui ne doute de rien, elle n'est que trop
+facile: c'est le courage des gens mal élevés. Notre jeune provincial,
+bien qu'il fût raisonnablement brave, ne possédait pas cette faculté. À
+ces seuls mots: «Le roi va passer,» il resta immobile et presque
+effrayé.
+
+Le roi Louis XV, qui faisait à cheval, à la chasse, une douzaine de
+lieues sans y prendre garde, était, comme l'on sait, souverainement
+nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'être le premier
+gentilhomme de France; et ses maîtresses lui disaient, non sans cause,
+qu'il en était le mieux fait et le plus beau. C'était une chose
+considérable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner marcher en
+personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras posé ou plutôt
+étendu sur l'épaule de M. d'Argenson, pendant que son talon rouge
+glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse à la mode), toutes
+les chuchoteries cessèrent; les courtisans baissaient la tête, n'osant
+pas saluer tout à fait, et les belles dames, se repliant doucement sur
+leurs jarretières couleur de feu, au fond de leurs immenses falbalas,
+hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'mères appelaient une
+révérence, et que notre siècle a remplacé par le brutal «shakehand» des
+Anglais.
+
+Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui
+plaisait. Alfiéri était peut-être là, qui raconte ainsi sa présentation
+à Versailles, dans ses Mémoires:
+
+«Je savais que le roi ne parlait jamais aux étrangers qui n'étaient pas
+marquants; je ne pus cependant me faire à l'impassible et sourcilleux
+maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui présentait de la tête
+aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me
+semble cependant que, si l'on disait à un géant: _Voici une fourmi que
+je vous présente_, en la regardant il sourirait, ou dirait peut-être:
+Ah! le petit animal!»
+
+Le taciturne monarque passa donc à travers ces fleurs, ces belles
+dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule.
+Il ne fallut pas au chevalier de longues réflexions pour comprendre
+qu'il n'avait rien à espérer du roi, et que le récit de ses amours
+n'obtiendrait là aucun succès.
+
+--Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon père n'avait que trop raison
+lorsqu'il me disait qu'à deux pas du roi je verrais un abîme entre lui
+et moi. Quand bien même je me hasarderais à demander une audience, qui
+me protégera? qui me présentera? Le voilà, ce maître absolu qui peut
+d'un mot changer ma destinée, assurer ma fortune, combler tous mes
+souhaits. Il est là, devant moi; en étendant la main, je pourrais
+toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si j'étais
+encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder?
+Qui viendra donc à mon secours?
+
+Pendant que le chevalier se désolait ainsi, il vit entrer une jeune dame
+assez jolie, d'un air plein de grâce et de finesse; elle était vêtue
+fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec
+une rose sur l'oreille. Elle donnait la main à un seigneur _tout à
+l'ambre_, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas derrière son
+éventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en gesticulant,
+cet éventail vint à lui échapper et à tomber sous un fauteuil,
+précisément devant le chevalier. Il se précipita aussitôt pour le
+ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune
+dame lui parut si charmante, qu'il lui présenta l'éventail sans se
+relever. Elle s'arrêta, sourit et passa, remerciant d'un léger signe de
+tête; mais, au regard qu'elle avait jeté sur le chevalier, il sentit
+battre son cœur sans savoir pourquoi.--Il avait raison.--Cette jeune
+dame était la petite d'Étioles, comme l'appelaient encore les
+mécontents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient «la
+Marquise» comme on dit «la Reine».
+
+
+
+
+IV
+
+
+--Celle-là me protégera, celle-là viendra à mon secours! Ah! que l'abbé
+avait raison de me dire qu'un regard déciderait de ma vie! Oui, ces yeux
+si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et délicieuse, ce
+petit pied noyé dans un pompon... Voilà ma bonne fée!
+
+Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant à son auberge.
+D'où lui venait cette espérance subite? Sa jeunesse seule parlait-elle,
+ou les yeux de la marquise avaient-ils parlé?
+
+Mais la difficulté restait toujours la même. S'il ne songeait plus
+maintenant à être présenté au roi, qui le présenterait à la marquise?
+
+Il passa une grande partie de la nuit à écrire à mademoiselle
+d'Annebault une lettre à peu près pareille à celle qu'avait lue madame
+de Pompadour.
+
+Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a que
+les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en répétant toujours la
+même chose.
+
+Dès le matin le chevalier sortit et se mit à marcher, en rêvant dans les
+rues. Il ne lui vint pas à l'esprit d'avoir encore recours à l'abbé
+protecteur, et il ne serait pas aisé de dire la raison qui l'en
+empêchait. C'était comme un mélange de crainte et d'audace, de fausse
+honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait répondu l'abbé,
+s'il lui avait conté son histoire de la veille?--Vous vous êtes trouvé à
+propos pour ramasser un éventail; avez-vous su en profiter? Qu'avez-vous
+dit à la marquise?--Rien.--Vous auriez dû lui parler.--J'étais troublé,
+j'avais perdu la tête.--Cela est un tort; il faut savoir saisir
+l'occasion; mais cela peut se réparer. Voulez-vous que je vous présente
+à monsieur un tel? il est de mes amis; à madame une telle? elle est
+mieux encore. Nous tâcherons de vous faire parvenir jusqu'à cette
+marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc.
+
+Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait qu'en
+racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire, gâtée et déflorée.
+Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inouïe,
+incroyable, et que ce devait être un secret entre lui et la fortune;
+confier ce secret au premier venu, c'était, à son avis, en ôter tout le
+prix et s'en montrer indigne.--Je suis allé seul hier au château de
+Versailles, pensait-il; j'irai bien seul à Trianon (c'était en ce moment
+le séjour de la favorite).
+
+Une telle façon de penser peut et doit même paraître extravagante aux
+esprits calculateurs, qui ne négligent rien et laissent le moins
+possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont été jeunes
+(tout le monde ne l'est pas, même au temps de la jeunesse), ont pu
+connaître ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et séduisant,
+qui nous entraîne vers la destinée: on se sent aveugle, et on veut
+l'être; on ne sait où l'on va, et l'on marche. Le charme est dans cette
+insouciance et dans cette ignorance même; c'est le plaisir de l'artiste
+qui rêve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fenêtres de sa
+maîtresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui du
+joueur.
+
+Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de
+Trianon. Sans être fort paré, comme on disait alors, il ne manquait ni
+d'élégance, ni de cette façon d'être qui fait qu'un laquais, vous
+rencontrant en route, ne vous demande pas où vous allez. Il ne lui fut
+donc pas difficile, grâce à quelques indications prises à son auberge,
+d'arriver jusqu'à la grille du château, si l'on peut appeler ainsi cette
+bonbonnière de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et d'ennuis.
+Malheureusement, la grille était fermée, et un gros suisse, vêtu d'une
+simple houppelande, se promenait, les mains derrière le dos, dans
+l'avenue intérieure, comme quelqu'un qui n'attend personne.
+
+--Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas.
+Évidemment, quand les portes sont closes et que les valets se promènent,
+les maîtres sont enfermés ou sortis.
+
+Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance et
+de courage, autant il éprouvait tout à coup de trouble et de
+désappointement. Cette seule pensée: «Le roi est ici!» l'effrayait plus
+que n'avaient fait la veille ces trois mots: «Le roi va passer!» car ce
+n'était alors que de l'imprévu, et maintenant il connaissait ce froid
+regard, cette majesté impassible.
+
+--Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en étourdi, de
+pénétrer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face à face devant ce
+monarque superbe, prenant son café au bord d'un ruisseau?
+
+Aussitôt se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette
+désobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il avait
+gardée de cette marquise passant en souriant, il vit des donjons, des
+cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de
+Latude. Peu à peu venait la réflexion, et peu à peu s'envolait
+l'espérance.
+
+--Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi non
+plus. Je réclame contre une injustice; je n'ai jamais chansonné
+personne. On m'a si bien reçu hier à Versailles, et les laquais ont été
+si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres
+qui répareront celle-là.
+
+Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle n'était pas tout
+à fait fermée. Il l'ouvrit et entra résolument. Le suisse se retourna
+d'un air ennuyé.
+
+--Que demandez-vous? où allez-vous?
+
+--Je vais chez madame de Pompadour.
+
+--Avez-vous une audience?
+
+--Oui.
+
+--Où est votre lettre?
+
+Ce n'était plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il n'y avait
+plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et
+s'aperçut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin étaient
+couverts de poussière. Il avait commis la faute de venir à pied dans un
+pays où l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, et le
+toisa, non de la tête aux pieds, mais des pieds à la tête. L'habit lui
+parut propre, mais le chapeau était un peu de travers et la coiffure
+dépoudrée:
+
+--Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous?
+
+--Je voudrais parler à madame de Pompadour.
+
+--Vraiment! et vous croyez que ça se fait comme ça?
+
+--Je n'en sais rien. Le roi est-il ici?
+
+--Peut-être. Sortez, et laissez-moi en repos.
+
+Le chevalier ne voulait pas se mettre en colère; mais, malgré lui, cette
+insolence le fit pâlir.
+
+--J'ai dit quelquefois à un laquais de sortir, répondit-il, mais un
+laquais ne me l'a jamais dit.
+
+--Laquais! moi? un laquais! s'écria le suisse furieux.
+
+--Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et
+très peu m'importe.
+
+Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crispés et le visage
+en feu. Le chevalier, rendu à lui-même par l'apparence d'une menace,
+souleva légèrement la poignée de son épée.
+
+--Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en coûte trente-six
+livres pour envoyer en terre un rustre comme vous.
+
+--Si vous êtes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi; je ne
+fais que mon devoir, et ne croyez pas...
+
+En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de
+Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'écho. Le chevalier
+laissa son épée retomber dans le fourreau, et, ne songeant plus à la
+querelle commencée:
+
+--Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne me
+le disiez-vous tout de suite?
+
+--Cela ne me regarde pas, ni vous non plus.
+
+--Écoutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas là, je n'ai pas de lettre,
+je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer.
+
+Il tira de sa poche quelques pièces d'or. Le suisse le toisa de nouveau
+avec un souverain mépris.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il dédaigneusement. Cherche-t-on ainsi
+à s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire sortir,
+prenez garde que je ne vous y enferme.
+
+--Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa colère et
+reprenant son épée.
+
+--Oui, moi, répéta le gros homme.
+
+Mais, pendant cette conversation, où l'historien regrette d'avoir
+compromis son héros, d'épais nuages avaient obscurci le ciel; un orage
+se préparait. Un éclair rapide brilla, suivi d'un violent coup de
+tonnerre, et la pluie commençait à tomber lourdement. Le chevalier, qui
+tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux,
+grande comme un petit écu.
+
+--Peste! dit-il, mettons-nous à l'abri. Il ne s'agit pas de se laisser
+mouiller.
+
+Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerbère, ou, si l'on veut, la
+maison du concierge; puis là, se jetant sans façon dans le grand
+fauteuil du concierge même:
+
+--Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous me
+prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma
+poche un placet pour Sa Majesté! Je suis de province, mais vous n'êtes
+qu'un sot.
+
+Le suisse, pour toute réponse, alla dans un coin prendre sa hallebarde,
+et resta ainsi debout, l'arme au poing.
+
+--Quand partirez-vous? s'écria-t-il d'une voix de Stentor.
+
+La querelle, tour à tour oubliée et reprise, semblait cette fois devenir
+tout à fait sérieuse, et déjà les deux grosses mains du suisse
+tremblaient étrangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je ne sais,
+lorsque, tournant tout à coup la tête: Ah! dit le chevalier, qui vient
+là?
+
+Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce
+temps-là les jambes maigres n'étaient pas à la mode), accourait à toute
+bride et au triple galop. Le chemin était trempé par la pluie; la grille
+n'était qu'entr'ouverte. Il y eut une hésitation; le suisse s'avança et
+ouvrit la grille. Le page donna de l'éperon; le cheval, arrêté un
+instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la terre
+humide et tomba.
+
+Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un cheval
+tombé à terre. Il n'y a cravache qui tienne. La gesticulation des jambes
+de la bête, qui fait ce qu'elle peut, est extrêmement désagréable,
+surtout lorsque l'on a soi-même une jambe aussi prise sous la selle.
+
+Le chevalier, toutefois, vint à l'aide sans réfléchir à ces
+inconvénients, et il s'y prit si adroitement que bientôt le cheval fut
+redressé et le cavalier dégagé. Mais celui-ci était couvert de boue, et
+ne pouvait qu'à peine marcher en boitant. Transporté, tant bien que mal,
+dans la maison du suisse, et assis à son tour dans le grand fauteuil:
+
+--Monsieur, dit-il au chevalier, vous êtes gentilhomme, à coup sûr. Vous
+m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus
+grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce
+message est très pressé, comme vous le voyez, puisque mon cheval et moi,
+pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous
+comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe écloppée, je ne
+saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter
+moi-même. Voulez-vous y aller à ma place?
+
+En même temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe dorée
+d'arabesques, accompagnée du sceau royal.
+
+--Très volontiers, monsieur, répondit le chevalier, prenant l'enveloppe.
+Et, leste et léger comme une plume, il partit en courant sur la pointe
+du pied.
+
+
+
+
+V
+
+
+Quand le chevalier arriva au château, un suisse était encore devant le
+péristyle:
+
+--Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait plus
+les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers
+d'une demi-douzaine de laquais.
+
+Un grand huissier, planté au milieu du vestibule, voyant l'ordre et le
+sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courbé par le vent,
+puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin
+d'une boiserie.
+
+Une petite porte battante, masquée par une tapisserie, s'ouvrit aussitôt
+comme d'elle-même. L'homme osseux fit un signe obligeant: le chevalier
+entra et la tapisserie, qui s'était entr'ouverte, retomba mollement
+derrière lui.
+
+Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon, puis
+dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets,
+puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant.
+
+--Suis-je encore ici au château de Versailles? se demandait le
+chevalier. Allons-nous recommencer à jouer à cligne-musette?
+
+Trianon n'était, à cette époque, ni ce qu'il est maintenant, ni ce qu'il
+avait été. On a dit que madame de Maintenon avait fait de Versailles un
+oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon
+que _ce petit château de porcelaine_ était le boudoir de Madame de
+Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il paraît que Louis
+XV en mettait partout. Telle galerie où son aïeul se promenait
+majestueusement était alors bizarrement divisée en une infinité de
+compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait
+papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.--Trouvez-vous de
+bon goût mes petits appartements meublés? demanda-t-il un jour à la
+belle comtesse de Séran.--Non, dit-elle, je les voudrais bleus. Comme le
+bleu était la couleur du roi, cette réponse le flatta. Au second
+rendez-vous, madame de Séran trouva le salon meublé en bleu, comme elle
+l'avait désiré.
+
+Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul, n'était
+ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une
+jolie femme qui a une jolie taille gagne à laisser ainsi son image se
+répéter sous mille aspects. Elle éblouit, elle enveloppe, pour ainsi
+dire, celui à qui elle veut plaire. De quelque côté qu'il regarde, il la
+voit; comment l'éviter? Il ne lui reste plus qu'à s'enfuir, ou à
+s'avouer subjugué.
+
+Le chevalier regardait aussi le jardin. Là, derrière les charmilles et
+les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commençait à
+poindre le goût pastoral, que la marquise allait mettre à la mode, et
+que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient
+pousser à un si haut degré de perfection. Déjà apparaissaient les
+fantaisies champêtres où se réfugiait le caprice blasé. Déjà les tritons
+boursouflés, les graves déesses et les nymphes savantes, les bustes à
+grandes perruques, glacés d'horreur dans leurs niches de verdure,
+voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs étonnés.
+Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient
+bientôt détrôner l'Olympe pour le remplacer par une laiterie, étrange
+parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai
+jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un maître indolent, qui ne
+savait comment se désennuyer de Versailles dans Versailles même.
+
+Mais le chevalier était trop charmé, trop ravi de se trouver là pour
+qu'une réflexion critique pût se présenter à son esprit. Il était, au
+contraire, prêt à tout admirer, et il admirait en effet, tournant sa
+missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau,
+lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement:
+
+--Venez, monsieur.
+
+Il la suivit, et après avoir passé de nouveau par plusieurs corridors
+plus ou moins mystérieux, elle le fit entrer dans une grande chambre où
+les volets étaient à demi fermés. Là, elle s'arrêta et parut écouter.
+
+--Toujours cligne-musette, se disait le chevalier.
+
+Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore, et
+une autre fille de chambre qui semblait devoir être aussi jolie que la
+première, répéta du même ton les mêmes paroles:
+
+--Venez, monsieur.
+
+S'il avait été ému à Versailles, il l'était maintenant bien autrement,
+car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la
+divinité. Il s'avança le cœur palpitant; une douce lumière, faiblement
+voilée par de légers rideaux de gaze, succéda à l'obscurité; un parfum
+délicieux, presque imperceptible, se répandit dans l'air autour de lui;
+la fille de chambre écarta timidement le coin d'une portière de soie,
+et, au fond d'un grand cabinet de la plus élégante simplicité, il
+aperçut la dame à l'éventail, c'est-à-dire la toute-puissante marquise.
+
+Elle était seule, assise devant une table, enveloppée d'un peignoir, la
+tête appuyée sur sa main, et paraissant très préoccupée. En voyant
+entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme
+involontaire.
+
+--Vous venez de la part du roi?
+
+Le chevalier aurait pu répondre, mais il ne trouva rien de mieux que de
+s'incliner profondément, en présentant à la marquise la lettre qu'il
+lui apportait. Elle la prit, ou plutôt s'en empara avec une extrême
+vivacité. Pendant qu'elle la décachetait, ses mains tremblaient sur
+l'enveloppe.
+
+Cette lettre, écrite de la main du roi, était assez longue. Elle la
+dévora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'œil, puis elle la lut
+avidement avec une attention profonde, le sourcil froncé et serrant les
+lèvres. Elle n'était pas belle ainsi, et ne ressemblait plus à
+l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle sembla
+réfléchir. Peu à peu, son visage, qui avait pâli, se colora d'un léger
+incarnat (à cette heure-là elle n'avait pas de rouge): non seulement la
+grâce lui revint, mais un éclair de vraie beauté passa sur ses traits
+délicats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de rose.
+Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se
+retournant vers le chevalier:
+
+--Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus charmant
+sourire, mais c'est que je n'étais pas levée, et je ne le suis même pas
+encore. Voilà pourquoi j'ai été forcée de vous faire venir par les
+cachettes; car je suis assiégée ici presque autant que si j'étais chez
+moi. Je voudrais répondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de faire ma
+commission?
+
+Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de
+reprendre un peu de courage.
+
+--Hélas! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de grâce que vous me
+faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter.
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Je n'ai pas l'honneur d'appartenir à Sa Majesté.
+
+--Comment donc êtes-vous venu ici?
+
+--Par un hasard. J'ai rencontré en route un page qui s'est jeté par
+terre, et qui m'a prié...
+
+--Comment, jeté par terre! répéta la marquise en éclatant de rire. (Elle
+paraissait si heureuse en ce moment, que la gaieté lui venait sans
+peine.)
+
+--Oui, madame, il est tombé de cheval à la grille. Je me suis trouvé là,
+heureusement, pour l'aider à se relever, et, comme son habit était fort
+gâté, il m'a prié de me charger de son message.
+
+--Et par quel hasard vous êtes-vous trouvé là?
+
+--Madame, c'est que j'ai un placet à présenter à Sa Majesté.
+
+--Sa Majesté demeure à Versailles.
+
+--Oui, mais vous demeurez ici.
+
+--Oui-da! En sorte que c'était vous qui vouliez me charger d'une
+commission.
+
+--Madame, je vous supplie de croire...
+
+--Ne vous effrayez pas, vous n'êtes pas le premier. Mais à propos de
+quoi vous adresser à moi? Je ne suis qu'une femme... comme une autre.
+
+En prononçant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un regard
+triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire.
+
+--Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours ouï dire que les hommes
+exerçaient le pouvoir, et que les femmes...
+
+--En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine de
+France.
+
+--Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis _trouvé là_ ce
+matin.
+
+La marquise était plus qu'habituée à de semblables compliments, bien
+qu'on ne les lui fît qu'à voix basse; mais dans la circonstance
+présente, celui-ci parut lui plaire très singulièrement.
+
+--Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru
+pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur un
+cheval qui tombe en chemin.
+
+--Madame, je croyais,... j'espérais...
+
+--Qu'espériez-vous?
+
+--J'espérais que le hasard... pourrait faire...
+
+--Toujours le hasard! Il est de vos amis, à ce qu'il paraît; mais je
+vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste
+recommandation.
+
+Peut-être la fortune offensée voulut-elle se venger de cette
+irrévérence; mais le chevalier, que ces dernières questions avaient de
+plus en plus troublé, aperçut tout à coup, sur le coin de la table,
+précisément le même éventail qu'il avait ramassé la veille. Il le prit,
+et, comme la veille, il le présenta à la marquise, en fléchissant le
+genou devant elle.
+
+--Voilà, madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici.
+
+La marquise parut d'abord étonnée, hésita un moment, regardant tantôt
+l'éventail, tantôt le chevalier.
+
+--Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous
+reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, après la comédie, avec M. de
+Richelieu. J'ai laissé tomber cet éventail, et vous vous êtes _trouvé
+là_, comme vous disiez.
+
+--Oui, madame.
+
+--Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne vous
+ai pas remercié, mais j'ai toujours été persuadée que celui qui sait,
+d'aussi bonne grâce, relever un éventail, sait aussi, au besoin, relever
+le gant; et nous aimons assez cela, nous autres.
+
+--Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout à l'heure,
+j'ai failli avoir un duel avec le suisse.
+
+--Miséricorde! dit la marquise, prise d'un second accès de gaieté, avec
+le suisse! et pour quoi faire?
+
+--Il ne voulait pas me laisser entrer.
+
+--C'eût été dommage. Mais, monsieur, qui êtes-vous? que demandez-vous?
+
+--Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait demandé
+pour moi une place de cornette aux gardes.
+
+--Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous êtes
+amoureux de mademoiselle d'Annebault...
+
+--Madame, qui a pu vous dire?...
+
+--Oh! je vous préviens que je suis fort à craindre. Quand la mémoire me
+manque, je devine. Vous êtes parent de l'abbé Chauvelin, et refusé pour
+cela, n'est-ce pas? Où est votre placet?
+
+--Le voilà, madame; mais, en vérité, je ne puis comprendre...
+
+--À quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier sur cette
+table. Je vais répondre au roi; vous lui porterez en même temps votre
+demande et ma lettre.
+
+--Mais, madame, je croyais vous avoir dit...
+
+--Vous irez. Vous êtes entré ici de par le roi, n'est-il pas vrai? Eh
+bien! vous entrerez là-bas de par la marquise de Pompadour, dame du
+palais de la reine.
+
+Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de stupéfaction.
+Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses
+et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle
+avait montrée pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui rapporta rien
+qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le
+désirait; elle le voulait, elle avait réussi. M. de Vauvert, qu'elle ne
+connaissait pas, bien qu'elle connût ses amours, lui plaisait comme une
+bonne nouvelle.
+
+Immobile, debout derrière elle, le chevalier observait la marquise qui
+écrivait, d'abord de tout son cœur, avec passion, puis qui
+réfléchissait, s'arrêtait et passait sa main sur son petit nez, fin
+comme l'ambre. Elle s'impatientait: un témoin la gênait. Enfin elle se
+décida et fit une rature; il fallait avouer que ce n'était plus qu'un
+brouillon.
+
+En face du chevalier, de l'autre côté de la table, brillait un beau
+miroir de Venise. Le très timide messager osait à peine lever les yeux.
+Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir, par-dessus
+la tête de la marquise, le visage inquiet et charmant de la nouvelle
+dame du palais.
+
+--Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois
+amoureux d'une autre; mais Athénaïs est plus belle, et d'ailleurs ce
+serait, de ma part, une si affreuse déloyauté!...
+
+--De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa coutume,
+avait pensé tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites?
+
+--Moi, madame? j'attends.
+
+--Voilà qui est fait, répondit la marquise, prenant une autre feuille de
+papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se
+retourner, le peignoir avait glissé sur son épaule.
+
+La mode est une chose étrange. Nos grand'mères trouvaient tout simple
+d'aller à la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur gorge
+presque découverte, et l'on ne voyait à cela nulle indécence; mais elles
+cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui
+montrent au bal ou à l'Opéra. C'est une beauté nouvellement inventée.
+
+Sur l'épaule frêle, blanche et mignonne de madame de Pompadour, il y
+avait un petit signe noir qui ressemblait à une mouche tombée dans du
+lait. Le chevalier, sérieux comme un étourdi qui veut avoir bonne
+contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en
+l'air, regardait le chevalier dans la glace.
+
+Dans cette glace, un coup d'œil rapide fut échangé, coup d'œil auquel
+les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: «Vous êtes
+charmante» et de l'autre: «Je n'en suis pas fâchée.»
+
+Toutefois la marquise rajusta son peignoir.
+
+--Vous regardez ma mouche, monsieur?
+
+--Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire.
+
+--Tenez, voilà ma lettre; portez-la au roi avec votre placet.
+
+--Mais, madame...
+
+--Quoi donc?
+
+--Sa Majesté est à la chasse; je viens d'entendre sonner dans le bois de
+Satory.
+
+--C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain, après-demain, peu
+importe.--Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela à Lebel. Adieu,
+monsieur. Tâchez de vous souvenir que cette mouche que vous venez de
+voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant à
+votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume à ne
+pas jaser tout seul aussi haut que tout à l'heure. Adieu, chevalier.
+
+Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de
+dentelles, tendit au jeune homme son bras nu.
+
+Il s'inclina encore, et du bout des lèvres effleura à peine les ongles
+roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut,
+mais un peu trop de modestie.
+
+Aussitôt reparurent les petites filles de chambre (les grandes n'étaient
+pas levées), et derrières elles, debout comme un clocher au milieu d'un
+troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le
+chemin.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Seul, plongé dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite chambre, à
+l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le
+surlendemain; point de nouvelles.
+
+--Singulière femme! douce et impérieuse, bonne et méchante, la plus
+frivole et la plus entêtée! Elle m'a oublié. Oh, misère! Elle a raison,
+elle peut tout, et je ne suis rien.
+
+Il s'était levé, et se promenait par la chambre.
+
+--Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon père disait vrai!
+La marquise s'est moquée de moi; c'est tout simple, pendant que je la
+regardais, c'est sa beauté qui lui a plu. Elle a bien été aise de voir
+dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi,
+sont véritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits, mais quelle
+grâce! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait la
+poussière de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande, mais sa
+taille est bien prise.--Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie
+chérie! est-ce que moi aussi j'oublierais?
+
+Deux ou trois petits coups secs frappés sur la porte le réveillèrent de
+son chagrin.
+
+--Qu'est-ce?
+
+L'homme osseux, tout de noir vêtu, avec une belle paire de bas de soie,
+qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut.
+
+--Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masqué à la cour, et madame
+la marquise m'envoie vous dire que vous êtes invité.
+
+--Cela suffit, monsieur, grand merci.
+
+Dès que l'homme osseux se fut retiré, le chevalier courut à la sonnette:
+la même servante qui, trois jours auparavant, l'avait accommodé de son
+mieux, l'aida à mettre le même habit pailleté, tâchant de l'accommoder
+mieux encore.
+
+Après quoi le jeune homme s'achemina vers le palais, invité cette fois
+et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que
+lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui.
+
+Étourdi, presque autant que la première fois, par toutes les splendeurs
+de Versailles, qui, ce soir-là, n'était pas désert, le chevalier
+marchait dans la grande galerie, regardant de tous les côtés, tâchant de
+savoir pourquoi il était là; mais personne ne semblait songer à
+l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque
+deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette, l'arrêtèrent
+au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il eût tenu un
+pistolet; l'autre se leva et vint à lui:
+
+--Il paraît, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le bras
+nonchalamment, que vous êtes assez bien avec notre marquise.
+
+--Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous?
+
+--Vous le savez bien.
+
+--Pas le moins du monde.
+
+--Oh! si fait.
+
+--Point du tout.
+
+--Toute la cour le sait.
+
+--Je ne suis pas de la cour.
+
+--Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait.
+
+--Cela se peut, madame, mais je l'ignore.
+
+--Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est tombé de
+cheval à la grille de Trianon. N'étiez-vous pas là, par hasard?
+
+--Oui, madame.
+
+--Ne l'avez-vous pas aidé à se relever?
+
+--Oui, madame.
+
+--Et n'êtes-vous pas entré au château?
+
+--Sans doute.
+
+--Et ne vous a-t-on pas donné un papier?
+
+--Oui, madame.
+
+--Et ne l'avez-vous pas porté au roi?
+
+--Assurément.
+
+--Le roi n'était pas à Trianon; il était à la chasse, la marquise était
+seule,... n'est-ce pas?
+
+--Oui, madame.
+
+--Elle venait de se réveiller; elle était à peine vêtue, excepté, à ce
+qu'on dit, d'un grand peignoir.
+
+--Les gens qu'on ne peut pas empêcher de parler disent ce qui leur passe
+par la tête.
+
+--Fort bien, mais il paraît qu'il a passé entre sa tête et la vôtre un
+regard qui ne l'a pas fâchée.
+
+--Qu'entendez-vous par là, madame?
+
+--Que vous ne lui avez pas déplu.
+
+--Je n'en sais rien, et je serais au désespoir qu'une bienveillance si
+douce et si rare, à laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a touché
+jusqu'au fond du cœur, pût devenir la cause d'un mauvais propos.
+
+--Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez
+provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde.
+
+--Mais, madame, si ce page est tombé, et si j'ai porté son message....
+Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interrogé.
+
+Le masque lui serra le bras et lui dit:--Monsieur, écoutez.
+
+--Tout ce qui vous plaira, madame.
+
+--Voici à quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la marquise,
+et personne ne croit qu'il l'ait jamais aimée. Elle vient de commettre
+une imprudence; elle s'est mis à dos tout le parlement, avec ses deux
+sous d'impôt, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus grande
+puissance, la compagnie de Jésus. Elle y succombera; mais elle a des
+armes, et, avant de périr, elle se défendra.
+
+--Eh bien! madame, qu'y puis-je faire?
+
+--Je vais vous le dire. M. de Choiseul est à moitié brouillé avec M. de
+Bernis; ils ne sont sûrs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils voudraient
+essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de vous
+peut en décider.
+
+--En quelle façon, madame, je vous prie?
+
+--En laissant raconter votre visite de l'autre jour.
+
+--Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les jésuites et le
+parlement?
+
+--Écrivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas que le
+plus vif intérêt, la plus entière reconnaissance....
+
+--Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une lâcheté que
+vous me demandez là.
+
+--Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique?
+
+--Je ne me connais pas à tout cela. Madame de Pompadour a laissé tomber
+son éventail devant moi; je l'ai ramassé, je le lui ai rendu; elle m'a
+remercié, elle m'a permis, avec cette grâce qu'elle a, de la remercier à
+mon tour.
+
+--Trêve de façons: le temps se passe: je me nomme la comtesse
+d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma nièce;... ne dites
+pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous
+l'aurez demain, et, si Athénaïs vous plaît, vous serez bientôt mon
+neveu.
+
+--Oh! madame, quel excès de bonté!
+
+--Mais il faut parler.
+
+--Non, madame.
+
+--On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille.
+
+--Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer devant
+elle, il faut que mon honneur y soit aussi.
+
+--Vous êtes bien entêté, chevalier! Est-ce là votre dernière réponse?
+
+--C'est la dernière, comme la première.
+
+--Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma nièce?
+
+--Oui, madame, si c'est à ce prix.
+
+Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard perçant, plein de
+curiosité; puis, ne voyant sur son visage aucun signe d'hésitation, elle
+s'éloigna lentement et se perdit dans la foule.
+
+Le chevalier, ne pouvant rien comprendre à cette singulière aventure,
+alla s'asseoir dans un coin de la galerie.
+
+--Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit être un peu
+folle. Elle veut bouleverser l'État au moyen d'une sotte calomnie, et,
+pour mériter la main de sa nièce, elle me propose de me déshonorer! Mais
+Athénaïs ne voudrait plus de moi, ou, si elle se prêtait à une pareille
+intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! tâcher de nuire à
+cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais!
+
+Toujours fidèle à ses distractions, le chevalier, très probablement,
+allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de
+rose, lui loucha légèrement l'épaule. Il leva les yeux, et vit devant
+lui les deux masques pareils qui l'avaient arrêté.
+
+--Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques,
+déguisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout à fait
+semblables, et que tout parût calculé pour donner le change, le
+chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'étaient plus les
+mêmes.
+
+--Répondrez-vous, monsieur?
+
+--Non, madame.
+
+--Écrirez-vous?
+
+--Pas davantage.
+
+--C'est vrai que vous êtes obstiné. Bonsoir, lieutenant.
+
+--Que dites-vous, madame?
+
+--Voilà votre brevet, et votre contrat de mariage.
+
+Et elle lui jeta son éventail.
+
+C'était celui que le chevalier avait déjà ramassé deux fois. Les petits
+amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre
+dorée. Il n'y avait pas à en douter, c'était l'éventail de madame de
+Pompadour.
+
+--O ciel! marquise, est-il possible?...
+
+--Très possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa petite
+dentelle noire.
+
+--Je ne sais, madame, comment répondre....
+
+--Il n'est pas nécessaire. Vous êtes un galant homme, et nous nous
+reverrons, car vous êtes chez nous. Le roi vous a placé dans la cornette
+blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus
+grande éloquence que de savoir se taire à propos....
+
+Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si, avant de
+vous donner notre nièce, nous avons pris des renseignements[8].
+
+[Note 8: Madame d'Estrades, peu de temps après, fut disgraciée avec
+M. d'Argenson, pour avoir conspiré, sérieusement cette fois, contre
+madame de Pompadour. (_Note de l'auteur_.)]
+
+
+FIN DE LA MOUCHE.
+
+
+
+
+Ce conte a paru pour la première fois en 1853, dans le feuilleton du
+_Moniteur_.--C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait été
+publié de son vivant.
+
+
+FIN DU TOME SEPTIÈME.
+
+
+
+
+TABLE DU TOME SEPTIÈME
+
+
+CROISILLES
+
+HISTOIRE D'UN MERLE BLANC
+
+PIERRE ET CAMILLE
+
+LE SECRET DE JAVOTTE
+
+MIMI PINSON
+
+LA MOUCHE
+
+
+
+
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+
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+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of ŒUVRES COMPLÈTES De Alfred De Musset
+(TOME SEPTIÈME), by Alfred De Musset
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13221 ***
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+ <title>The Project Gutenberg eBook of Nouvelles et Contes, tome 2, by Alfred De Musset.</title>
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+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13221 ***</div>
+
+<h3>&#338;UVRES COMPL&Egrave;TES</h3>
+<h3>DE</h3>
+<h1>ALFRED DE MUSSET</h1>
+<h3>&Eacute;DITION ORN&Eacute;E DE 28 GRAVURES</h3>
+<h3>D' APR&Egrave;S LES DESSINS DE BIDA</h3>
+<h3>D'UN PORTRAIT GRAV&Eacute; PAR FLAMENG D'APR&Egrave;S L'ORIGINAL DE
+LANDELLE</h3>
+<h3>ET ACCOMPAGN&Eacute;E D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON
+FR&Egrave;RE</h3>
+<h2>TOME SEPTI&Egrave;ME</h2>
+<h1>NOUVELLES ET CONTES</h1>
+<h1>II</h1>
+<h4><br />
+&lt;&gt;</h4>
+<h4>&lt;&gt;PARIS</h4>
+<h4>&lt;&gt;&Eacute;DITION CHARPENTIER</h4>
+<h4>L. H&Eacute;BERT, LIBRAIRE 7, RUE PERRONET, 7</h4>
+<h4>1888</h4>
+<hr style="width: 65%;" />
+<a name="CROISILLES"></a>
+<h2>CROISILLES</h2>
+<h2>1839</h2>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>Au commencement du r&egrave;gne de Louis XV, un jeune homme
+nomm&eacute; Croisilles,
+fils d'un orf&egrave;vre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale.
+Il avait
+&eacute;t&eacute; charg&eacute; par son p&egrave;re d'une affaire de
+commerce, et cette affaire
+s'&eacute;tait termin&eacute;e &agrave; son gr&eacute;. La joie
+d'apporter une bonne nouvelle le
+faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car,
+bien qu'il e&ucirc;t dans ses poches une somme d'argent assez
+consid&eacute;rable, il
+voyageait &agrave; pied pour son plaisir. C'&eacute;tait un
+gar&ccedil;on de bonne humeur, et
+qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et
+&eacute;tourdi, qu'on
+le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonn&eacute; de travers, sa
+perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la
+Seine, tant&ocirc;t r&ecirc;vant, tant&ocirc;t chantant, lev&eacute;
+d&egrave;s le matin, soupant au
+cabaret, et charm&eacute; de traverser ainsi l'une des plus belles
+contr&eacute;es de
+la France. Tout en d&eacute;vastant, au passage, les pommiers de la
+Normandie,
+il cherchait des rimes dans sa t&ecirc;te (car tout &eacute;tourdi est
+un peu po&egrave;te),
+et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son
+pays; ce n'&eacute;tait pas moins que la fille d'un fermier
+g&eacute;n&eacute;ral,
+mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche h&eacute;riti&egrave;re
+fort courtis&eacute;e.
+Croisilles n'&eacute;tait point re&ccedil;u chez M. Godeau autrement
+que par hasard,
+c'est-&agrave;-dire qu'il y avait port&eacute; quelquefois des bijoux
+achet&eacute;s chez son
+p&egrave;re. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait
+mal une
+immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et
+se montrait, en toute occasion, &eacute;norm&eacute;ment et
+impitoyablement riche. Il
+n'&eacute;tait donc pas homme &agrave; laisser entrer dans son salon le
+fils d'un
+orf&egrave;vre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux
+yeux du
+monde, que Croisilles n'&eacute;tait pas mal tourn&eacute;, et que rien
+n'emp&ecirc;che un
+joli gar&ccedil;on de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles
+adorait
+mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas f&acirc;ch&eacute;e. Il
+pensait donc &agrave;
+elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais
+r&eacute;fl&eacute;chi &agrave;
+rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le
+s&eacute;paraient de
+sa bien-aim&eacute;e, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom
+de
+bapt&ecirc;me qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et
+la
+rime &eacute;tait ais&eacute;e &agrave; trouver. Croisilles,
+arriv&eacute; &agrave; Honfleur, s'embarqua le
+c&#339;ur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, d&egrave;s
+qu'il eut
+touch&eacute; le rivage, il courut &agrave; la maison paternelle.</p>
+<p>Il trouva la boutique ferm&eacute;e; il y frappa &agrave; plusieurs
+reprises, non sans
+&eacute;tonnement ni sans crainte, car ce n'&eacute;tait point un jour
+de f&ecirc;te;
+personne ne venait. Il appela son p&egrave;re, mais en vain. Il entra
+chez un
+voisin pour demander ce qui &eacute;tait arriv&eacute;; au lieu de lui
+r&eacute;pondre, le
+voisin d&eacute;tourna la t&ecirc;te, comme ne voulant pas le
+reconna&icirc;tre. Croisilles
+r&eacute;p&eacute;ta ses questions; il apprit que son p&egrave;re,
+depuis longtemps g&ecirc;n&eacute; dans
+ses affaires, venait de faire faillite, et s'&eacute;tait enfui en
+Am&eacute;rique,
+abandonnant &agrave; ses cr&eacute;anciers tout ce qu'il
+poss&eacute;dait.</p>
+<p>Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord
+frapp&eacute; de
+l'id&eacute;e qu'il ne reverrait peut-&ecirc;tre jamais son
+p&egrave;re. Il lui paraissait
+impossible de se trouver ainsi abandonn&eacute; tout &agrave; coup; il
+voulut &agrave; toute
+force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les
+scell&eacute;s
+&eacute;taient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant &agrave;
+sa douleur, il
+se mit &agrave; pleurer &agrave; chaudes larmes, sourd aux consolations
+de ceux qui
+l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son p&egrave;re, quoiqu'il
+le s&ucirc;t
+d&eacute;j&agrave; bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la
+foule s'attrouper
+autour de lui, et, dans le plus profond d&eacute;sespoir, il se dirigea
+vers le
+port.</p>
+<p>Arriv&eacute; sur la jet&eacute;e, il marcha devant lui comme un
+homme &eacute;gar&eacute; qui ne
+sait o&ugrave; il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans
+ressources,
+n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus
+d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tent&eacute; de mourir
+en s'y
+pr&eacute;cipitant. Au moment o&ugrave;, c&eacute;dant &agrave; cette
+pens&eacute;e, il s'avan&ccedil;ait vers un
+rempart &eacute;lev&eacute;, un vieux domestique, nomm&eacute; Jean,
+qui servait sa famille
+depuis nombre d'ann&eacute;es, s'approcha de lui.</p>
+<p>&#8212;Ah! mon pauvre Jean! s'&eacute;cria-t-il, tu sais ce qui s'est
+pass&eacute; depuis
+mon d&eacute;part. Est-il possible que mon p&egrave;re nous quitte sans
+avertissement,
+sans adieu?</p>
+<p>&#8212;Il est parti, r&eacute;pondit Jean, mais non pas sans vous dire
+adieu.</p>
+<p>En m&ecirc;me temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna
+&agrave; son jeune
+ma&icirc;tre. Croisilles reconnut l'&eacute;criture de son p&egrave;re,
+et, avant d'ouvrir
+la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que
+quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la
+trouva confirm&eacute;e. Honn&ecirc;te jusque-l&agrave; et connu pour
+tel, ruin&eacute; par un
+malheur impr&eacute;vu (la banqueroute d'un associ&eacute;), le vieil
+orf&egrave;vre n'avait
+laiss&eacute; &agrave; son fils que quelques paroles banales de
+consolation, et nul
+espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien,
+dit-on, qui se perde.</p>
+<p>&#8212;Jean, mon ami, tu m'as berc&eacute;, dit Croisilles apr&egrave;s
+avoir lu la lettre,
+et tu es certainement aujourd'hui le seul &ecirc;tre qui puisse m'aimer
+un
+peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est f&acirc;cheuse
+pour
+toi; car, aussi vrai que mon p&egrave;re s'est embarqu&eacute;
+l&agrave;, je vais me jeter
+dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais
+un jour ou l'autre, car je suis perdu.</p>
+<p>&#8212;Que voulez-vous y faire? r&eacute;pliqua Jean, n'ayant point l'air
+d'avoir
+entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que
+voulez-vous y faire, mon cher ma&icirc;tre? Votre p&egrave;re a
+&eacute;t&eacute; tromp&eacute;; il
+attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'&eacute;tait pas peu
+de
+chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune
+depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son
+commerce, et les &eacute;cus arriver un &agrave; un chez vous. C'est un
+honn&ecirc;te homme,
+et habile; on a cruellement abus&eacute; de lui. Ces jours derniers,
+j'&eacute;tais
+encore l&agrave;, et comme les &eacute;cus &eacute;taient
+arriv&eacute;s, je les ai vus partir du
+logis. Votre p&egrave;re a pay&eacute; tout ce qu'il a pu pendant une
+journ&eacute;e enti&egrave;re;
+et, lorsque son secr&eacute;taire a &eacute;t&eacute; vide, il n'a pu
+s'emp&ecirc;cher de me dire,
+en me montrant un tiroir o&ugrave; il ne restait que six francs:
+&laquo;Il y avait
+ici cent mille francs ce matin!&raquo; Ce n'est pas l&agrave; une
+banqueroute,
+monsieur, ce n'est point une chose qui d&eacute;shonore!</p>
+<p>&#8212;Je ne doute pas plus de la probit&eacute; de mon p&egrave;re,
+r&eacute;pondit Croisilles,
+que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais
+j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis
+point fait &agrave; la mis&egrave;re, je n'ai pas l'esprit
+n&eacute;cessaire pour recommencer
+ma fortune. Et quand je l'aurais? mon p&egrave;re est parti. S'il a mis
+trente
+ans &agrave; s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour r&eacute;parer
+ce coup? Bien
+davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra
+l&agrave;-bas, et je
+ne puis pas m&ecirc;me l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en
+mourant aussi.</p>
+<p>Tout d&eacute;sol&eacute; qu'&eacute;tait Croisilles, il avait
+beaucoup de religion. Quoique
+son d&eacute;sespoir lui fit d&eacute;sirer la mort, il h&eacute;sitait
+&agrave; se la donner. D&egrave;s
+les premiers mots de cet entretien, il s'&eacute;tait appuy&eacute; sur
+le bras de
+Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent
+entr&eacute;s
+dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:</p>
+<p>&#8212;Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a
+le
+droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre
+p&egrave;re ne
+s'est pas tu&eacute;, Dieu merci, comment pouvez-vous songer &agrave;
+mourir?
+Puisqu'il n'y a point de d&eacute;shonneur, et toute la ville le sait,
+que
+penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvret&eacute;.
+Ce ne
+serait ni brave ni chr&eacute;tien; car, au fond, qu'est-ce qui vous
+effraye?
+Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni
+p&egrave;re ni
+m&egrave;re. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais
+enfin il
+n'y a rien d'impossible &agrave; Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en
+pareil cas?
+Votre p&egrave;re n'&eacute;tait pas n&eacute; riche, tant s'en faut,
+sans vous offenser, et
+c'est peut-&ecirc;tre ce qui le console. Si vous aviez
+&eacute;t&eacute; ici depuis un mois,
+cela vous aurait donn&eacute; du courage. Oui, monsieur, on peut se
+ruiner,
+personne n'est &agrave; l'abri d'une banqueroute; mais votre
+p&egrave;re, j'ose le
+dire, a &eacute;t&eacute; un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite.
+Mais que
+voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un b&acirc;timent pour
+l'Am&eacute;rique. Je l'ai accompagn&eacute; jusque sur le port, et si
+vous aviez vu
+sa tristesse! comme il m'a recommand&eacute; d'avoir soin de vous, de
+lui
+donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine id&eacute;e que
+vous
+avez de jeter le manche apr&egrave;s la cogn&eacute;e. Chacun a son
+temps d'&eacute;preuve
+ici-bas, et j'ai &eacute;t&eacute; soldat avant d'&ecirc;tre
+domestique. J'ai rudement
+souffert, mais j'&eacute;tais jeune; j'avais votre &acirc;ge, monsieur,
+&agrave; cette
+&eacute;poque-l&agrave;, et il me semblait que la Providence ne peut
+pas dire son
+dernier mot &agrave; un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous
+emp&ecirc;cher
+le bon Dieu de r&eacute;parer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le
+temps, et
+tout s'arrangera. S'il m'&eacute;tait permis de vous conseiller, vous
+attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en
+trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde.
+Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment?</p>
+<p>Pendant que Jean s'&eacute;vertuait &agrave; persuader son
+ma&icirc;tre, celui-ci marchait
+en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de
+c&ocirc;t&eacute; et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui
+p&ucirc;t le rattacher
+&agrave; la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle
+Godeau,
+la fille du fermier g&eacute;n&eacute;ral, vint &agrave; passer avec sa
+gouvernante. L'h&ocirc;tel
+qu'elle habitait n'&eacute;tait pas &eacute;loign&eacute; de l&agrave;;
+Croisilles la vit entrer
+chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les
+raisonnements du monde. J'ai dit qu'il &eacute;tait un peu fou, et
+qu'il c&eacute;dait
+presque toujours &agrave; un premier mouvement. Sans h&eacute;siter
+plus longtemps et
+sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla
+frapper &agrave; la porte de M. Godeau.</p>
+<hr style="height: 2px; width: 35%;" /><br />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>Quand on se repr&eacute;sente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un
+financier,
+on imagine un ventre &eacute;norme, de courtes jambes, une immense
+perruque,
+une large face &agrave; triple menton, et ce n'est pas sans raison
+qu'on s'est
+habitu&eacute; &agrave; se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde
+sait &agrave; quels
+abus ont donn&eacute; lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait
+une loi
+de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui
+s'engraissent non seulement de leur propre oisivet&eacute;, mais encore
+du
+travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, &eacute;tait des
+plus
+classiques qu'on p&ucirc;t voir, c'est-&agrave;-dire des plus, gros;
+pour l'instant
+il avait la goutte, chose fort &agrave; la mode en ce temps-l&agrave;,
+comme l'est &agrave;
+pr&eacute;sent la migraine. Couch&eacute; sur une chaise longue, les
+yeux &agrave; demi
+ferm&eacute;s, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de
+glaces qui
+l'environnaient r&eacute;p&eacute;taient majestueusement de toutes
+parts son &eacute;norme
+personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les
+meubles, les lambris, les portes, les serrures, la chemin&eacute;e, le
+plafond,
+&eacute;taient dor&eacute;s; son habit l'&eacute;tait; je ne sais si sa
+cervelle ne l'&eacute;tait
+pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait
+manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en
+sourire tout seul, lorsqu'on lui annon&ccedil;a Croisilles, qui entra
+d'un air
+humble mais r&eacute;solu, et dans tout le d&eacute;sordre qu'on peut
+supposer d'un
+homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de
+cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque
+emplette; il fut confirm&eacute; dans cette pens&eacute;e en la voyant
+para&icirc;tre
+presque en m&ecirc;me temps que le jeune homme. Il fit signe &agrave;
+Croisilles, non
+pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa,
+et Croisilles, rest&eacute; debout, s'exprima &agrave; peu pr&egrave;s
+en ces termes:</p>
+<p>&#8212;Monsieur, mon p&egrave;re vient de faire faillite. La banqueroute
+d'un
+associ&eacute; l'a forc&eacute; &agrave; suspendre ses payements, et,
+ne pouvant assister &agrave;
+sa propre honte, il s'est enfui en Am&eacute;rique, apr&egrave;s avoir
+donn&eacute; &agrave; ses
+cr&eacute;anciers jusqu'&agrave; son dernier sou. J'&eacute;tais absent
+lorsque cela s'est
+pass&eacute;; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet
+&eacute;v&eacute;nement. Je
+suis absolument sans ressources et d&eacute;termin&eacute; &agrave;
+mourir. Il est tr&egrave;s
+probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter &agrave; l'eau. Je
+l'aurais d&eacute;j&agrave; fait, selon toute apparence, si le hasard
+ne m'avait fait
+rencontrer mademoiselle votre fille tout &agrave; l'heure. Je l'aime,
+monsieur,
+du plus profond de mon c&#339;ur; il y a deux ans que je suis amoureux
+d'elle, et je me suis tu jusqu'ici &agrave; cause du respect que je lui
+dois;
+mais aujourd'hui, en vous le d&eacute;clarant, je remplis un devoir
+indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la
+mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'&eacute;pouse
+mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre esp&eacute;rance que vous
+m'accordiez cette demande, mais je dois n&eacute;anmoins vous la faire;
+car je
+suis bon chr&eacute;tien, monsieur, et lorsqu'un bon chr&eacute;tien se
+voit arriv&eacute; &agrave;
+un tel degr&eacute; de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de
+souffrir la
+vie, il doit du moins, pour att&eacute;nuer son crime, &eacute;puiser
+toutes les
+chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti.</p>
+<p>Au commencement de ce discours, M. Godeau avait suppos&eacute; qu'on
+venait lui
+emprunter de l'argent, et il avait jet&eacute; prudemment son mouchoir
+sur les
+sacs plac&eacute;s aupr&egrave;s de lui, pr&eacute;parant d'avance un
+refus poli, car il
+avait toujours eu de la bienveillance pour le p&egrave;re de
+Croisilles. Mais
+quand il eut &eacute;cout&eacute; jusqu'au bout, et qu'il eut compris
+de quoi il
+s'agissait, il ne douta pas que le pauvre gar&ccedil;on ne f&ucirc;t
+devenu
+compl&egrave;tement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de
+le faire
+mettre &agrave; la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un
+visage
+si d&eacute;termin&eacute;, qu'il eut piti&eacute; d'une d&eacute;mence
+si tranquille. Il se
+contenta de dire &agrave; sa fille de se retirer, afin de ne pas
+l'exposer plus
+longtemps &agrave; entendre de pareilles inconvenances.</p>
+<p>Pendant que Croisilles avait parl&eacute;, mademoiselle Godeau
+&eacute;tait devenue
+rouge comme une p&egrave;che au mois d'ao&ucirc;t. Sur l'ordre de son
+p&egrave;re, elle se
+retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas
+s'apercevoir. Demeur&eacute; seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se
+souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'effor&ccedil;ant de
+prendre
+un air paternel:</p>
+<p>&#8212;Mon gar&ccedil;on, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques
+pas de moi
+et que tu as r&eacute;ellement perdu la t&ecirc;te. Non seulement
+j'excuse ta
+d&eacute;marche, mais je consens &agrave; ne point t'en punir. Je suis
+f&acirc;ch&eacute; que ton
+pauvre diable de p&egrave;re ait fait banqueroute et qu'il ait
+d&eacute;camp&eacute;; c'est
+fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourn&eacute; la
+cervelle. Je
+veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi
+l&agrave;.</p>
+<p>&#8212;C'est inutile, monsieur, r&eacute;pondit Croisilles; du moment que
+vous me
+refusez, je n'ai plus qu'&agrave; prendre cong&eacute; de vous. Je vous
+souhaite
+toutes sortes de prosp&eacute;rit&eacute;s.</p>
+<p>&#8212;Et o&ugrave; t'en vas-tu?</p>
+<p>&#8212;&Eacute;crire &agrave; mon p&egrave;re et lui dire adieu.</p>
+<p>&#8212;Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou
+le
+diable m'emporte.</p>
+<p>&#8212;Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne
+pas.</p>
+<p>&#8212;La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je,
+et
+&eacute;coute-moi.</p>
+<p>M. Godeau venait de faire une r&eacute;flexion fort juste, c'est
+qu'il n'est
+jamais agr&eacute;able qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est
+jet&eacute; &agrave;
+l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa
+tabati&egrave;re,
+jeta un regard distrait sur son jabot, et continua.</p>
+<p>&#8212;Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce
+que
+tu dis. Tu es ruin&eacute;, voil&agrave; ton affaire. Mais, mon cher
+ami, tout cela ne
+suffit pas; il faut r&eacute;fl&eacute;chir aux choses de ce monde. Si
+tu venais me
+demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais
+qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille?</p>
+<p>&#8212;Oui, monsieur, et je vous r&eacute;p&egrave;te que je suis bien
+&eacute;loign&eacute; de supposer
+que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela
+au monde qui pourrait m'emp&ecirc;cher de mourir, si vous croyez en
+Dieu,
+comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'am&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends
+pas
+qu'on m'interroge; r&eacute;ponds d'abord: O&ugrave; as-tu vu ma fille?</p>
+<p>&#8212;Dans la boutique de mon p&egrave;re et dans cette maison, lorsque
+j'y ai
+apport&eacute; des bijoux pour mademoiselle Julie.</p>
+<p>&#8212;Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y
+reconna&icirc;t
+plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte,
+sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser pr&eacute;tendre &agrave;
+la main de la
+fille d'un fermier g&eacute;n&eacute;ral?</p>
+<p>&#8212;Non, je l'ignore absolument, &agrave; moins que ce ne soit
+d'&ecirc;tre aussi riche
+qu'elle.</p>
+<p>&#8212;Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! je m'appelle Croisilles.</p>
+<p>&#8212;Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles?</p>
+<p>&#8212;Ma foi, monsieur, en mon &acirc;me et conscience, c'est un aussi
+beau nom
+que Godeau.</p>
+<p>&#8212;Tu es un impertinent, et tu me le payeras.</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous f&acirc;chez pas; je n'ai pas la
+moindre
+envie de vous offenser. Si vous voyez l&agrave; quelque chose qui vous
+blesse,
+et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en
+col&egrave;re: en sortant d'ici, je vais me noyer.</p>
+<p>Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus
+doucement possible, afin d'&eacute;viter tout scandale, sa prudence ne
+pouvait
+r&eacute;sister &agrave; l'impatience de l'orgueil offens&eacute;;
+l'entretien auquel il
+essayait de se r&eacute;signer lui paraissait monstrueux en
+lui-m&ecirc;me; je laisse
+&agrave; penser ce qu'il &eacute;prouvait en s'entendant parler de la
+sorte.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coute, dit-il presque hors de lui et r&eacute;solu &agrave;
+en finir &agrave; tout prix,
+tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens
+commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce
+que
+c'est que la fr&eacute;n&eacute;sie qui t'am&egrave;ne? Tu viens me
+tracasser, tu crois faire
+un coup de t&ecirc;te; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu
+veux me
+rendre responsable de ta mort. As-tu &agrave; te plaindre de moi?
+dois-je un
+sou &agrave; ton p&egrave;re? Est-ce ma faute si tu en es l&agrave;?
+Eh, mordieu! on se noie
+et on se tait.</p>
+<p>&#8212;C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre tr&egrave;s
+humble
+serviteur.</p>
+<p>&#8212;Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours
+&agrave; moi.
+Tiens, mon gar&ccedil;on, voil&agrave; quatre louis d'or; va-t'en
+d&icirc;ner &agrave; la cuisine,
+et que je n'entende plus parler de toi.</p>
+<p>&#8212;Bien oblig&eacute;, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre
+argent!</p>
+<p>Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa
+conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se
+renfon&ccedil;a de
+plus belle dans sa chaise et reprit ses m&eacute;ditations.</p>
+<p>Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-l&agrave;, n'&eacute;tait pas
+si loin qu'on
+pouvait le croire; elle s'&eacute;tait, il est vrai, retir&eacute;e par
+ob&eacute;issance
+pour son p&egrave;re; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle
+&eacute;tait rest&eacute;e &agrave;
+&eacute;couter derri&egrave;re la porte. Si l'extravagance de
+Croisilles lui
+paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car
+l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais pass&eacute; pour
+offense; d'un
+autre c&ocirc;t&eacute;, comme il n'&eacute;tait pas possible de douter
+du d&eacute;sespoir du
+jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise &agrave; la fois par
+les
+deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la
+curiosit&eacute;. Lorsqu'elle vit l'entretien termin&eacute; et
+Croisilles pr&ecirc;t &agrave;
+sortir, elle traversa rapidement le salon o&ugrave; elle se trouvait,
+ne
+voulant pas &ecirc;tre surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son
+appartement; mais presque aussit&ocirc;t elle revint sur ses pas.
+L'id&eacute;e que
+Croisilles allait peut-&ecirc;tre r&eacute;ellement se donner la mort
+lui troubla le
+c&#339;ur malgr&eacute; elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait,
+elle
+marcha &agrave; sa rencontre; le salon &eacute;tait vaste, et les deux
+jeunes gens
+vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles &eacute;tait
+p&acirc;le comme
+la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui
+p&ucirc;t exprimer ce qu'elle sentait. En passant &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de lui, elle laissa
+tomber &agrave; terre un bouquet de violettes qu'elle tenait &agrave;
+la main. Il se
+baissa aussit&ocirc;t, ramassa le bouquet et le pr&eacute;senta
+&agrave; la jeune fille pour
+le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route
+sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son p&egrave;re.
+Croisilles,
+rest&eacute; seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison
+le c&#339;ur
+agit&eacute;, ne sachant trop que penser de cette aventure.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>&Agrave; peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit
+accourir son
+fid&egrave;le Jean, dont le visage exprimait la joie.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-il arriv&eacute;? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle
+&agrave;
+m'apprendre?</p>
+<p>&#8212;Monsieur, r&eacute;pondit Jean, j'ai &agrave; vous apprendre que
+les scell&eacute;s sont
+lev&eacute;s, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes
+de votre
+p&egrave;re pay&eacute;es, vous restez propri&eacute;taire de la
+maison. Il est bien vrai
+qu'on a emport&eacute; tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et
+qu'on a
+m&ecirc;me enlev&eacute; les meubles; mais enfin la maison vous
+appartient, et vous
+n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce
+que vous &eacute;tiez devenu, et j'esp&egrave;re, mon cher
+ma&icirc;tre, que vous serez
+assez sage pour prendre un parti raisonnable.</p>
+<p>&#8212;Quel parti veux-tu que je prenne?</p>
+<p>&#8212;Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle,
+vaut
+une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de
+faim; et qui vous emp&ecirc;cherait d'acheter un petit fonds de
+commerce qui
+ne manquerait pas de prosp&eacute;rer?</p>
+<p>&#8212;Nous verrons cela, r&eacute;pondit Croisilles, tout en se
+h&acirc;tant de prendre
+le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais,
+lorsqu'il y fut arriv&eacute;, un si triste spectacle s'offrit &agrave;
+lui, qu'il eut
+&agrave; peine le courage d'entrer. La boutique en d&eacute;sordre, les
+chambres
+d&eacute;sertes, l'alc&ocirc;ve de son p&egrave;re vide, tout
+pr&eacute;sentait &agrave; ses regards la
+nudit&eacute; de la mis&egrave;re. Il ne restait pas une chaise; tous
+les tiroirs
+avaient &eacute;t&eacute; fouill&eacute;s, le comptoir bris&eacute;, la
+caisse emport&eacute;e; rien
+n'avait &eacute;chapp&eacute; aux recherches avides des
+cr&eacute;anciers et de la justice,
+qui, apr&egrave;s avoir pill&eacute; la maison, &eacute;taient partis,
+laissant les portes
+ouvertes, comme pour t&eacute;moigner aux passants que leur besogne
+&eacute;tait
+accomplie.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; donc, s'&eacute;cria Croisilles, voil&agrave; donc ce
+qui reste de trente ans
+de travail et de la plus honn&ecirc;te existence, faute d'avoir eu
+&agrave; temps, au
+jour fixe, de quoi faire honneur &agrave; une signature imprudemment
+engag&eacute;e!
+Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livr&eacute;
+aux plus
+tristes pens&eacute;es, Jean paraissait fort embarrass&eacute;. Il
+supposait que son
+ma&icirc;tre &eacute;tait sans argent, et qu'il pouvait m&ecirc;me
+n'avoir pas d&icirc;n&eacute;. Il
+cherchait donc quelque moyen pour le questionner l&agrave;-dessus, et
+pour lui
+offrir, en cas de besoin, une part de ses &eacute;conomies.
+Apr&egrave;s s'&ecirc;tre mis
+l'esprit &agrave; la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un
+biais
+convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de
+Croisilles,
+et de lui demander d'une voix attendrie:</p>
+<p>&#8212;Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?</p>
+<p>Le pauvre homme avait prononc&eacute; ces mots avec un accent
+&agrave; la fois si
+burlesque et si touchant, que Croisilles, malgr&eacute; sa tristesse,
+ne put
+s'emp&ecirc;cher d'en rire.</p>
+<p>&#8212;Et &agrave; propos de quoi cette question? dit-il.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, r&eacute;pondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire
+une pour
+mon d&icirc;ner, et si par hasard vous les aimiez toujours...</p>
+<p>Croisilles avait enti&egrave;rement oubli&eacute; jusqu'&agrave; ce
+moment la somme qu'il
+rapportait &agrave; son p&egrave;re; la proposition de Jean le fit se
+ressouvenir que
+ses poches &eacute;taient pleines d'or.</p>
+<p>&#8212;Je te remercie de tout mon c&#339;ur, dit-il au vieillard, et j'accepte
+avec plaisir ton d&icirc;ner; mais, si tu es inquiet de ma fortune,
+rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir
+un
+bon souper que tu partageras &agrave; ton tour avec moi.</p>
+<p>En parlant ainsi, il posa sur la chemin&eacute;e quatre bourses bien
+garnies,
+qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis.</p>
+<p>&#8212;Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en
+user
+pour un jour ou deux. &Agrave; qui faut-il que je m'adresse pour la
+faire tenir
+&agrave; mon p&egrave;re?</p>
+<p>&#8212;Monsieur, r&eacute;pondit Jean avec empressement, votre p&egrave;re
+m'a bien
+recommand&eacute; de vous dire que cet argent vous appartenait; et si
+je ne
+vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle
+mani&egrave;re vos
+affaires de Paris s'&eacute;taient termin&eacute;es. Votre p&egrave;re
+ne manquera de rien
+l&agrave;-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra
+de son
+mieux; il a d'ailleurs emport&eacute; ce qu'il lui faut, car il
+&eacute;tait bien s&ucirc;r
+d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laiss&eacute;, monsieur,
+tout ce
+qu'il a laiss&eacute;, est &agrave; vous, il vous le marque
+lui-m&ecirc;me dans sa lettre,
+et je suis express&eacute;ment charg&eacute; de vous le
+r&eacute;p&eacute;ter. Cet or est donc aussi
+l&eacute;gitimement votre bien que cette maison o&ugrave; nous sommes.
+Je puis vous
+rapporter les paroles m&ecirc;mes que votre p&egrave;re, m'a dites en
+partant: &laquo;Que
+mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour
+m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera
+apr&egrave;s mes dettes pay&eacute;es, comme si c'&eacute;tait mon
+h&eacute;ritage.&raquo; Voil&agrave;,
+monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre
+poche,
+et puisque vous voulez bien de mon d&icirc;ner, allons, je vous prie,
+&agrave; la
+maison.</p>
+<p>La joie et la sinc&eacute;rit&eacute; qui brillaient dans les yeux
+de Jean ne
+laissaient aucun doute &agrave; Croisilles. Les paroles de son
+p&egrave;re l'avaient
+&eacute;mu &agrave; tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre
+part, dans un
+pareil moment, quatre mille francs n'&eacute;taient pas une bagatelle.
+Pour ce
+qui regardait la maison, ce n'&eacute;tait point une ressource
+certaine, car on
+ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et
+difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un
+changement consid&eacute;rable &agrave; la situation dans laquelle se
+trouvait le
+jeune homme; il se sentit tout &agrave; coup attendri,
+&eacute;branl&eacute; dans sa funeste
+r&eacute;solution, et, pour ainsi dire, &agrave; la fois plus triste et
+moins d&eacute;sol&eacute;.
+Apr&egrave;s avoir ferm&eacute; les volets de la boutique, il sortit de
+la maison avec
+Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'emp&ecirc;cher
+de
+songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles
+servent quelquefois &agrave; nous faire trouver une joie
+impr&eacute;vue dans la plus
+faible lueur d'esp&eacute;rance. Ce fut avec cette pens&eacute;e qu'il
+se mit &agrave; table
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; de son vieux serviteur, qui ne manqua point,
+durant le repas, de
+faire tous ses efforts pour l'&eacute;gayer.</p>
+<p>Les &eacute;tourdis ont un heureux d&eacute;faut: ils se
+d&eacute;solent ais&eacute;ment, mais ils
+n'ont m&ecirc;me pas le temps de se consoler, tant il leur est facile
+de se
+distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou
+&eacute;go&iuml;stes; ils
+sentent peut-&ecirc;tre plus vivement que d'autres, et ils sont
+tr&egrave;s capables
+de se br&ucirc;ler la cervelle dans un moment de d&eacute;sespoir;
+mais, ce moment
+pass&eacute;, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent
+d&icirc;ner, qu'ils
+boivent et mangent comme &agrave; l'ordinaire, pour fondre ensuite en
+larmes en
+se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les
+traversent comme des fl&egrave;ches: bonne et violente nature qui sait
+souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout
+&agrave; nu,
+non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente
+comme le cristal de roche.</p>
+<p>Apr&egrave;s avoir trinqu&eacute; avec Jean, Croisilles, au lieu de
+se noyer, s'en
+alla &agrave; la com&eacute;die. Debout dans le fond du parterre, il
+tira de son sein
+le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le
+parfum dans un profond recueillement, il commen&ccedil;a &agrave;
+penser d'un esprit
+plus calme &agrave; son aventure du matin. D&egrave;s qu'il y eut
+r&eacute;fl&eacute;chi quelque
+temps, il vit clairement la v&eacute;rit&eacute;, c'est-&agrave;-dire
+que la jeune fille, en
+lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le
+reprendre,
+avait voulu lui donner une marque d'int&eacute;r&ecirc;t; car autrement
+ce refus et
+ce silence n'auraient &eacute;t&eacute; qu'une preuve de m&eacute;pris,
+et cette supposition
+n'&eacute;tait pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle
+Godeau
+avait le c&#339;ur moins dur que monsieur son p&egrave;re, et il n'eut pas
+de peine
+&agrave; se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait
+travers&eacute;
+le salon, avait exprim&eacute; une &eacute;motion d'autant plus vraie
+qu'elle semblait
+involontaire. Mais cette &eacute;motion &eacute;tait-elle de l'amour ou
+seulement de
+la piti&eacute;, ou moins encore peut-&ecirc;tre, de l'humanit&eacute;?
+Mademoiselle Godeau
+avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement
+d'&ecirc;tre la cause de la mort d'un homme, quel qu'il f&ucirc;t? Bien
+que fan&eacute; et
+&agrave; demi effeuill&eacute;, le bouquet avait encore une odeur si
+exquise et une si
+galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne
+put se d&eacute;fendre d'esp&eacute;rer. C'&eacute;tait une guirlande
+de roses autour d'une
+touffe de violettes. Combien de sentiments et de myst&egrave;res un
+Turc aurait
+lus dans ces fleurs, en interpr&eacute;tant leur langage! Mais il n'y a
+que
+faire d'&ecirc;tre Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui
+tombent du
+sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais
+muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu,
+lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un
+amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une
+ressemblance avec l'amour, et il y a m&ecirc;me des gens qui pensent
+que
+l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui
+l'exhale est la plus belle de la cr&eacute;ation.</p>
+<p>Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif &agrave;
+la trag&eacute;die
+qu'on repr&eacute;sentait pendant ce temps-l&agrave;, mademoiselle
+Godeau elle-m&ecirc;me
+parut dans une loge en face de lui. L'id&eacute;e ne lui vint pas que,
+si elle
+l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir l&agrave;
+apr&egrave;s
+ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour
+se
+rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris
+&eacute;tait venue en poste jouer M&eacute;rope, et la foule
+&eacute;tait si serr&eacute;e, qu'il
+n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de
+fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des
+yeux. Il remarqua qu'elle semblait pr&eacute;occup&eacute;e, maussade,
+et qu'elle ne
+parlait &agrave; personne qu'avec une sorte de r&eacute;pugnance. Sa
+loge &eacute;tait
+entour&eacute;e, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de
+petits-ma&icirc;tres normands dans la ville; chacun venait &agrave; son
+tour passer
+devant elle &agrave; la galerie, car, pour entrer dans la loge
+m&ecirc;me qu'elle
+occupait, cela n'&eacute;tait pas possible, attendu que monsieur son
+p&egrave;re en
+remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles
+remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'&eacute;coutait
+pas la
+pi&egrave;ce. Le coude appuy&eacute; sur la balustrade, le menton dans
+sa main, le
+regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une
+statue
+de V&eacute;nus d&eacute;guis&eacute;e en marquise; l'&eacute;talage de
+sa robe et de sa coiffure,
+son rouge, sous lequel on devinait sa p&acirc;leur, toute la pompe de
+sa
+toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilit&eacute;.
+Jamais
+Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouv&eacute; moyen, pendant
+l'entr'acte, de s'&eacute;chapper de la cohue, il courut regarder au
+carreau de
+la loge, et, chose &eacute;trange, &agrave; peine y eut-il mis la
+t&ecirc;te, que
+mademoiselle Godeau, qui n'avait pas boug&eacute; depuis une heure, se
+retourna. Elle tressaillit l&eacute;g&egrave;rement en l'apercevant, et
+ne jeta sur
+lui qu'un coup d'&#339;il; puis elle reprit sa premi&egrave;re posture. Si
+ce coup
+d'&#339;il exprimait la surprise, l'inqui&eacute;tude, le plaisir de
+l'amour; s'il
+voulait dire: &laquo;Quoi! vous n'&ecirc;tes pas mort!&raquo; ou:
+&laquo;Dieu soit b&eacute;ni! vous
+voil&agrave; vivant!&raquo; je ne me charge pas de le
+d&eacute;m&ecirc;ler; toujours est-il que,
+sur ce coup d'&#339;il, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire
+aimer.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<a name="IV"></a>
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>De tous les obstacles qui nuisent &agrave; l'amour, l'un des plus
+grands est
+sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une
+tr&egrave;s v&eacute;ritable. Croisilles n'avait pas ce triste
+d&eacute;faut que donnent
+l'orgueil et la timidit&eacute;; il n'&eacute;tait pas de ceux qui
+tournent pendant
+des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour
+d'un oiseau en cage. D&egrave;s qu'il eut renonc&eacute; &agrave; se
+noyer, il ne songea plus
+qu'&agrave; faire savoir &agrave; sa ch&egrave;re Julie qu'il vivait
+uniquement pour elle;
+mais comment le lui dire? S'il se pr&eacute;sentait une seconde fois
+&agrave; l'h&ocirc;tel
+du fermier g&eacute;n&eacute;ral, il n'&eacute;tait pas douteux que M.
+Godeau ne le fit
+mettre au moins &agrave; la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une
+femme de
+chambre, quand il lui arrivait d'aller &agrave; pied; il &eacute;tait
+donc inutile
+d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les crois&eacute;es
+de sa
+ma&icirc;tresse est une folie ch&egrave;re aux amoureux, mais qui, dans
+le cas
+pr&eacute;sent, &eacute;tait plus inutile encore. J'ai dit que
+Croisilles &eacute;tait fort
+religieux; il ne lui vint donc pas &agrave; l'esprit de chercher
+&agrave; rencontrer
+sa belle &agrave; l'&eacute;glise. Comme le meilleur parti, quoique le
+plus dangereux,
+est d'&eacute;crire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler
+soi-m&ecirc;me, il
+&eacute;crivit d&egrave;s le lendemain. Sa lettre n'avait, bien
+entendu, ni ordre ni
+raison. Elle &eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s con&ccedil;ue en ces
+termes:</p>
+<br />
+<div class="blkquot">
+<p style="margin-left: 80px;">&laquo;Mademoiselle,</p>
+<br />
+<p>&laquo;Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait
+poss&eacute;der de
+fortune pour pouvoir pr&eacute;tendre &agrave; vous &eacute;pouser. Je
+vous fais l&agrave; une
+&eacute;trange question; mais je vous aime si &eacute;perdument qu'il
+m'est impossible
+de ne pas la faire, et vous &ecirc;tes la seule personne au monde
+&agrave; qui je
+puisse l'adresser. Il m'a sembl&eacute;, hier au soir, que vous me
+regardiez au
+spectacle. Je voulais mourir; pl&ucirc;t &agrave; Dieu que je fusse
+mort, en effet,
+si je me trompe et si ce regard n'&eacute;tait pas pour moi! Dites-moi
+si le
+hasard peut &ecirc;tre assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une
+mani&egrave;re &agrave; la
+fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre.
+Vous
+&ecirc;tes riche, belle, je le sais; votre p&egrave;re est orgueilleux
+et avare, et
+vous avez le droit d'&ecirc;tre fi&egrave;re; mais je vous aime, et le
+reste est un
+songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez &agrave; ce que peut
+l'amour,
+puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens
+une inexprimable jouissance &agrave; vous &eacute;crire cette folle
+lettre qui
+m'attirera peut-&ecirc;tre votre col&egrave;re; mais pensez aussi,
+mademoiselle,
+qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous
+laiss&eacute; ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut,
+&agrave; ma place;
+j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire.
+Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour
+&ecirc;tre
+certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir &eacute;couter mon
+amour
+avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'&agrave; vous. Quoi que vous
+fassiez, votre image m'est rest&eacute;e; vous ne l'effacerez qu'en
+m'arrachant
+le c&#339;ur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce
+bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on,
+aime, je conserverai quelque esp&eacute;rance.&raquo;</p>
+</div>
+<p>Apr&egrave;s avoir cachet&eacute; sa lettre, Croisilles s'en alla
+devant l'h&ocirc;tel
+Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'&agrave; ce
+qu'il v&icirc;t
+sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en
+cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de
+chambre de mademoiselle Julie e&ucirc;t r&eacute;solu ce jour-l&agrave;
+de faire emplette
+d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque
+Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se
+charger de sa lettre. Le march&eacute; fut bient&ocirc;t conclu; la
+servante prit
+l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par
+reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint &agrave; sa maison et
+s'assit
+devant sa porte, attendant la r&eacute;ponse.</p>
+<p>Avant de parler de cette r&eacute;ponse, il faut dire un mot de
+mademoiselle
+Godeau. Elle n'&eacute;tait pas tout &agrave; fait exempte de la
+vanit&eacute; de son p&egrave;re,
+mais son bon naturel y rem&eacute;diait. Elle &eacute;tait, dans la
+force du terme, ce
+qu'on nomme un enfant g&acirc;t&eacute;. D'habitude elle parlait fort
+peu, et jamais
+on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journ&eacute;es
+&agrave; sa
+toilette, et les soir&eacute;es sur un sofa, n'ayant pas l'air
+d'entendre la
+conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle &eacute;tait
+prodigieusement coquette, et son propre visage &eacute;tait &agrave;
+coup s&ucirc;r ce
+qu'elle avait le plus consid&eacute;r&eacute; en ce monde. Un pli
+&agrave; sa collerette, une
+tache d'encre &agrave; son doigt, l'auraient d&eacute;sol&eacute;e;
+aussi, quand sa robe lui
+plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur
+sa
+glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni go&ucirc;t ni
+aversion
+pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle
+allait
+volontiers au bal, et elle y renon&ccedil;ait sans humeur, quelquefois
+sans
+motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement.
+Quand son p&egrave;re, qui l'adorait, lui proposait de lui faire
+quelque cadeau
+&agrave; son choix, elle &eacute;tait une heure &agrave; se
+d&eacute;cider, ne pouvant se trouver un
+d&eacute;sir. Quand M. Godeau recevait ou donnait &agrave; d&icirc;ner,
+il arrivait que
+Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soir&eacute;e,
+pendant ce
+temps-l&agrave;, seule dans sa chambre, en grande toilette, &agrave; se
+promener de
+long en large, son &eacute;ventail &agrave; la main. Si on lui
+adressait un
+compliment, elle d&eacute;tournait la t&ecirc;te, et si on tentait de
+lui faire la
+cour, elle ne r&eacute;pondait que par un regard &agrave; la fois si
+brillant et si
+s&eacute;rieux, qu'elle d&eacute;concertait le plus hardi. Jamais un
+bon mot ne
+l'avait fait rire; jamais un air d'op&eacute;ra, une tirade de
+trag&eacute;die, ne
+l'avaient &eacute;mue; jamais, enfin, son c&#339;ur n'avait donn&eacute;
+signe de vie, et,
+en la voyant passer dans tout l'&eacute;clat de sa nonchalante
+beaut&eacute;, on
+aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde
+en r&ecirc;vant.</p>
+<p>Tant d'indiff&eacute;rence et de coquetterie ne semblait pas
+ais&eacute; &agrave; comprendre.
+Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait
+qu'elle-m&ecirc;me. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son
+caract&egrave;re: elle attendait. Depuis l'&acirc;ge de quatorze ans,
+elle avait
+entendu r&eacute;p&eacute;ter sans cesse que rien n'&eacute;tait aussi
+charmant qu'elle; elle
+en &eacute;tait persuad&eacute;e; c'est pourquoi elle prenait grand
+soin de sa parure:
+en manquant de respect &agrave; sa personne, elle aurait cru commettre
+un
+sacril&egrave;ge. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa
+beaut&eacute;, comme un
+enfant dans ses habits de f&ecirc;te; mais elle &eacute;tait bien loin
+de croire que
+cette beaut&eacute; d&ucirc;t rester inutile; sous son apparente
+insouciance se
+cachait une volont&eacute; secr&egrave;te, inflexible, et d'autant plus
+forte qu'elle
+&eacute;tait mieux dissimul&eacute;e. La coquetterie des femmes
+ordinaires, qui se
+d&eacute;pense en &#339;illades, en minauderies et en sourires, lui semblait
+une
+escarmouche pu&eacute;rile, vaine, presque m&eacute;prisable. Elle se
+sentait en
+possession d'un tr&eacute;sor, et elle d&eacute;daignait de le hasarder
+au jeu pi&egrave;ce &agrave;
+pi&egrave;ce: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop
+habitu&eacute;e &agrave;
+voir ses d&eacute;sirs pr&eacute;venus, elle ne cherchait pas cet
+adversaire; on peut
+m&ecirc;me dire davantage, elle &eacute;tait &eacute;tonn&eacute;e
+qu'il se fit attendre. Depuis
+quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle
+&eacute;talait
+consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles
+&eacute;paules, il
+lui paraissait inconcevable qu'elle n'e&ucirc;t point encore
+inspir&eacute; une
+grande passion. Si elle e&ucirc;t dit le fond de sa pens&eacute;e, elle
+e&ucirc;t
+volontiers r&eacute;pondu &agrave; ceux qui lui faisaient des
+compliments: &laquo;Eh bien!
+s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous br&ucirc;lez-vous la
+cervelle
+pour moi?&raquo; R&eacute;ponse que, du reste, pourraient faire bien
+des jeunes
+filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du c&#339;ur,
+quelquefois sur le bord des l&egrave;vres.</p>
+<p>Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme
+que
+d'&ecirc;tre jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se
+voir
+par&eacute;e, digne en tout point de plaire, toute dispos&eacute;e
+&agrave; se laisser aimer,
+et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve
+charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse,
+mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irr&eacute;prochable, mon
+visage
+le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chauss&eacute;;
+et tout
+cela ne me sert &agrave; rien qu'&agrave; aller b&acirc;iller dans le
+coin d'un salon! Si un
+jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en
+mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant,
+c'est un fat de province; d&egrave;s que je parais quelque part,
+j'excite un
+murmure d'admiration, mais personne ne me dit, &agrave; moi seule, un
+mot qui
+me fasse battre le c&#339;ur. J'entends des impertinents qui me louent tout
+haut, &agrave; deux pas de moi, et pas un regard modeste et
+sinc&egrave;re ne cherche
+le mien. Je porte une &acirc;me ardente, pleine de vie, et je ne suis,
+&agrave; tout
+prendre, qu'une jolie poup&eacute;e qu'on prom&egrave;ne, qu'on fait
+sauter au bal,
+qu'une gouvernante habille le matin et d&eacute;coiffe le soir, pour
+recommencer le lendemain.</p>
+<p>Voil&agrave; ce que mademoiselle Godeau s'&eacute;tait dit bien des
+fois &agrave; elle-m&ecirc;me,
+et il y avait de certains jours o&ugrave; cette pens&eacute;e lui
+inspirait un si
+sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une
+journ&eacute;e
+enti&egrave;re. Lorsque Croisilles lui &eacute;crivit, elle
+&eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment dans un
+acc&egrave;s d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat,
+et elle
+r&ecirc;vait profond&eacute;ment, &eacute;tendue dans une
+berg&egrave;re, lorsque sa femme de
+chambre entra et lui remit la lettre d'un air myst&eacute;rieux. Elle
+regarda
+l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'&eacute;criture, elle retomba
+dans sa
+distraction. La femme de chambre se vit alors forc&eacute;e d'expliquer
+de quoi
+il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez d&eacute;concert&eacute;,
+ne sachant trop
+comment la jeune fille prendrait cette d&eacute;marche. Mademoiselle
+Godeau
+&eacute;couta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta
+seulement un
+coup d'&#339;il; elle demanda aussit&ocirc;t une feuille de papier, et
+&eacute;crivit
+nonchalamment ce peu de mots:</p>
+<p>&laquo;Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fi&egrave;re. Si
+vous aviez
+seulement cent mille &eacute;cus, je vous &eacute;pouserais tr&egrave;s
+volontiers.&raquo;</p>
+<p>Telle fut la r&eacute;ponse que la femme de chambre rapporta
+sur-le-champ &agrave;
+Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Cent mille &eacute;cus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas
+dans le pas
+d'un &acirc;ne; et si Croisilles e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+d&eacute;fiant, il e&ucirc;t pu croire, en lisant
+la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle &eacute;tait folle ou qu'elle
+se
+moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien
+autre chose, sinon que sa ch&egrave;re Julie l'aimait, qu'il lui
+fallait cent
+mille &eacute;cus, et il ne songea, d&egrave;s ce moment, qu'&agrave;
+t&acirc;cher de se les
+procurer.</p>
+<p>Il poss&eacute;dait deux cents louis comptant, plus une maison qui,
+comme je
+l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire?
+Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en
+devinssent tout &agrave; coup trois cent mille? La premi&egrave;re
+id&eacute;e qui vint &agrave;
+l'esprit du jeune homme fut de trouver une mani&egrave;re quelconque de
+jouer &agrave;
+croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la
+maison. Croisilles commen&ccedil;a donc par coller sur sa porte un
+&eacute;criteau
+portant que sa maison &eacute;tait &agrave; vendre; puis, tout en
+r&ecirc;vant &agrave; ce qu'il
+ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur.</p>
+<p>Une semaine s'&eacute;coula, puis une autre; pas un acheteur ne se
+pr&eacute;senta.
+Croisilles passait ses journ&eacute;es &agrave; se d&eacute;soler avec
+Jean, et le d&eacute;sespoir
+s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna &agrave; sa porte.</p>
+<p>&#8212;Cette maison est &agrave; vendre, monsieur. En &ecirc;tes-vous le
+propri&eacute;taire?</p>
+<p>&#8212;Oui, monsieur.</p>
+<p>&#8212;Et combien vaut-elle?</p>
+<p>&#8212;Trente mille francs, &agrave; ce que je crois; du moins je l'ai
+entendu dire
+&agrave; mon p&egrave;re.</p>
+<p>Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit
+&agrave; la
+cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit
+tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures,
+ouvrit et ferma les fen&ecirc;tres; puis enfin, apr&egrave;s avoir tout
+bien examin&eacute;,
+sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua
+Croisilles et se retira.</p>
+<p>Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le c&#339;ur palpitant,
+ne
+fut pas, comme on pense, peu d&eacute;sappoint&eacute; de cette
+retraite silencieuse.
+Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de
+r&eacute;fl&eacute;chir, et
+qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours,
+n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant &agrave; la
+fen&ecirc;tre
+du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean,
+fid&egrave;le &agrave; son triste r&ocirc;le de raisonneur, faisait,
+comme on dit, de la
+morale &agrave; son ma&icirc;tre, pour le dissuader de vendre sa maison
+d'une mani&egrave;re
+si pr&eacute;cipit&eacute;e et dans un but si extravagant. Mourant
+d'impatience,
+d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et
+sortit, r&eacute;solu &agrave; tenter la fortune avec cette somme,
+puisqu'il n'en
+pouvait avoir davantage.</p>
+<p>Les tripots, dans ce temps-l&agrave;, n'&eacute;taient pas publics,
+et l'on n'avait
+pas encore invent&eacute; ce raffinement de civilisation qui permet au
+premier
+venu de se ruiner &agrave; toute heure, d&egrave;s que l'envie lui en
+passe par la
+t&ecirc;te. &Agrave; peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il
+s'arr&ecirc;ta, ne sachant
+o&ugrave; aller risquer son argent. Il regardait les maisons du
+voisinage, et
+les toisait les unes apr&egrave;s les autres, t&acirc;chant de leur
+trouver une
+apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de
+bonne mine, v&ecirc;tu d'un habit magnifique, vint &agrave; passer.
+&Agrave; en juger par
+les dehors, ce ne pouvait &ecirc;tre qu'un fils de famille. Croisilles
+l'aborda poliment.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la libert&eacute;
+que je
+prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les
+perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque
+honn&ecirc;te endroit o&ugrave; se font ces sortes de choses?</p>
+<p>&Agrave; ce discours assez &eacute;trange, le jeune homme partit
+d'un &eacute;clat de rire.</p>
+<p>&#8212;Ma foi! monsieur, r&eacute;pondit-il, si vous cherchez un mauvais
+lieu, vous
+n'avez qu'&agrave; me suivre, car j'y vais.</p>
+<p>Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils
+entr&egrave;rent tous deux
+dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent re&ccedil;us
+le mieux
+du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs
+jeunes gens &eacute;taient d&eacute;j&agrave; assis autour d'un tapis
+vert: Croisilles y prit
+modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis
+furent perdus.</p>
+<p>Il sortit aussi triste que peut l'&ecirc;tre un amoureux qui se
+croit aim&eacute;. Il
+ne lui restait pas de quoi d&icirc;ner, mais ce n'&eacute;tait pas ce
+qui
+l'inqui&eacute;tait.</p>
+<p>&#8212;Comment ferai-je &agrave; pr&eacute;sent, se demanda-t-il, pour me
+procurer de
+l'argent? &Agrave; qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me
+pr&ecirc;ter
+seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre?</p>
+<p>Pendant qu'il &eacute;tait dans cet embarras, il rencontra son
+brocanteur juif.
+Il n'h&eacute;sita pas &agrave; s'adresser &agrave; lui, et, en sa
+qualit&eacute; d'&eacute;tourdi, il ne
+manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif
+n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'&eacute;tait venu la
+voir
+que par curiosit&eacute;, ou, pour mieux dire, par acquit de
+conscience, comme
+un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte,
+pour voir s'il n'y a rien &agrave; voler; mais il vit Croisilles si
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;,
+si triste, si d&eacute;nu&eacute; de toute ressource, qu'il ne put
+r&eacute;sister &agrave; la
+tentation de profiter de sa mis&egrave;re, au risque de se g&ecirc;ner
+un peu pour
+payer la maison. Il lui en offrit donc &agrave; peu pr&egrave;s le
+quart de ce qu'elle
+valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur,
+signa aveugl&eacute;ment un march&eacute; &agrave; faire dresser les
+cheveux sur la t&ecirc;te, et,
+d&egrave;s le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il
+se
+dirigea de rechef vers le tripot o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute;
+si poliment et si
+lestement ruin&eacute; la veille.</p>
+<p>En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir;
+le
+vent &eacute;tait doux, l'Oc&eacute;an tranquille. De toutes parts, des
+n&eacute;gociants,
+des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et
+venaient.
+Des crocheteurs transportaient d'&eacute;normes ballots pleins de
+marchandises.
+Les passagers faisaient leurs adieux; de l&eacute;g&egrave;res barques
+flottaient de
+tous c&ocirc;t&eacute;s; sur tous les visages on lisait la crainte,
+l'impatience ou
+l'esp&eacute;rance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le
+majestueux
+navire se balan&ccedil;ait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses.</p>
+<p>&#8212;Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce
+qu'on poss&egrave;de, et d'aller chercher au del&agrave; des mers une
+p&eacute;rilleuse
+fortune! Quelle &eacute;motion de regarder partir ce vaisseau
+charg&eacute; de tant de
+richesses, du bien-&ecirc;tre de tant de familles! Quelle joie de le
+voir
+revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confi&eacute;, rentrant
+plus
+fier et plus riche qu'il n'&eacute;tait parti! Que ne suis-je un de ces
+marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel
+tapis
+vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi
+n'ach&egrave;terais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries?
+qui m'en
+emp&ecirc;che, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine
+refuserait-il de se
+charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette
+pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la
+triplerais peut-&ecirc;tre par une honn&ecirc;te industrie. Si Julie
+m'aime
+v&eacute;ritablement, elle attendra quelques ann&eacute;es, et elle me
+restera fid&egrave;le
+jusqu'&agrave; ce que je puisse l'&eacute;pouser. Le commerce produit
+quelquefois des
+b&eacute;n&eacute;fices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas
+d'exemples, en ce
+monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagn&eacute;es ainsi sur ces
+flots
+changeants: pourquoi la Providence ne b&eacute;nirait-elle pas une
+tentative
+faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces
+marchands qui ont tant amass&eacute; et qui envoient des navires aux
+deux bouts
+de la terre, plus d'un a commenc&eacute; par une moindre somme que
+celle que
+j'ai l&agrave;. Ils ont prosp&eacute;r&eacute; avec l'aide de Dieu;
+pourquoi ne pourrais-je
+pas prosp&eacute;rer &agrave; mon tour? Il me semble qu'un bon vent
+souffle dans ces
+voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est
+jet&eacute;, je vais m'adresser &agrave; ce capitaine qui me
+para&icirc;t aussi de bonne
+mine, j'&eacute;crirai ensuite &agrave; Julie, et je veux devenir un
+habile n&eacute;gociant.</p>
+<p>Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un
+peu
+fous, c'est de le devenir tout &agrave; fait par instants. Le pauvre
+gar&ccedil;on,
+sans r&eacute;fl&eacute;chir davantage, mit son caprice &agrave;
+ex&eacute;cution. Trouver des
+marchandises &agrave; acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y
+conna&icirc;t
+pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour
+obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui
+vendit
+autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans
+une charrette, fut promptement transport&eacute; &agrave; bord.
+Croisilles, ravi et
+plein d'esp&eacute;rance, avait &eacute;crit lui-m&ecirc;me en grosses
+lettres son nom sur
+ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable;
+l'heure du d&eacute;part arriva bient&ocirc;t, et le navire
+s'&eacute;loigna de la c&ocirc;te.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles
+n'avait
+rien gard&eacute;. D'un autre c&ocirc;t&eacute;, sa maison &eacute;tait
+vendue; il ne lui restait
+pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de
+g&icirc;te,
+et pas un denier. Avec toute la bonne volont&eacute; possible, Jean ne
+pouvait
+supposer que son ma&icirc;tre f&ucirc;t r&eacute;duit &agrave; un tel
+d&eacute;n&ucirc;ment; Croisilles &eacute;tait,
+non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti
+de coucher &agrave; la belle &eacute;toile, et, quant aux repas, voici
+le calcul qu'il
+fit: il pr&eacute;sumait que le vaisseau qui portait sa fortune
+mettrait six
+mois &agrave; revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre
+d'or que
+son p&egrave;re lui avait donn&eacute;e, et qu'il avait heureusement
+gard&eacute;e; il en eut
+trente-six livres. C'&eacute;tait de quoi vivre &agrave; peu
+pr&egrave;s six mois avec quatre
+sous par jour. Il ne douta pas que ce ne f&ucirc;t assez, et,
+rassur&eacute; par le
+pr&eacute;sent, il &eacute;crivit &agrave; mademoiselle Godeau pour
+l'informer de ce qu'il
+avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa
+d&eacute;tresse; il lui annon&ccedil;a, au contraire, qu'il avait
+entrepris une
+op&eacute;ration de commerce magnifique, dont les r&eacute;sultats
+&eacute;taient prochains
+et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la <i>Fleurette</i>,
+vaisseau &agrave;
+fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et
+ses soieries; il la supplia de lui rester fid&egrave;le pendant un an,
+se
+r&eacute;servant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa
+part, il lui
+jura un &eacute;ternel amour.</p>
+<p>Lorsque mademoiselle Godeau re&ccedil;ut cette lettre, elle
+&eacute;tait au coin de
+son feu, et elle tenait &agrave; la main, en guise d'&eacute;cran, un
+de ces bulletins
+qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entr&eacute;e et la sortie
+des
+navires, et en m&ecirc;me temps annoncent les d&eacute;sastres. Il ne
+lui &eacute;tait
+jamais arriv&eacute;, comme on peut penser, de prendre
+int&eacute;r&ecirc;t &agrave; ces sortes de
+choses, et elle n'avait jamais jet&eacute; les yeux sur une seule de
+ces
+feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin
+qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut
+pr&eacute;cis&eacute;ment le
+nom de la <i>Fleurette</i>; le navire avait &eacute;chou&eacute; sur
+les c&ocirc;tes de France
+dans la nuit m&ecirc;me qui avait suivi son d&eacute;part.
+L'&eacute;quipage s'&eacute;tait sauv&eacute; &agrave;
+grand'peine, mais toutes les marchandises avaient &eacute;t&eacute;
+perdues.</p>
+<p>Mademoiselle Godeau, &agrave; cette nouvelle, ne se souvint plus que
+Croisilles
+avait fait devant elle l'aveu de sa pauvret&eacute;; elle en fut aussi
+d&eacute;sol&eacute;e
+que s'il se f&ucirc;t agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une
+temp&ecirc;te, les vents en furie, les cris des noy&eacute;s, la ruine
+d'un homme qui
+l'aimait, toute une sc&egrave;ne de roman, se
+pr&eacute;sent&egrave;rent &agrave; sa pens&eacute;e; le
+bulletin et la lettre lui tomb&egrave;rent des mains; elle se leva dans
+un
+trouble extr&ecirc;me, et, le sein palpitant, les yeux pr&ecirc;ts
+&agrave; pleurer, elle
+se promena &agrave; grands pas, r&eacute;solue &agrave; agir dans cette
+occasion, et se
+demandant ce qu'elle devait faire.</p>
+<p>Il y a une justice &agrave; rendre &agrave; l'amour, c'est que plus
+les motifs qui le
+combattent sont forts, clairs, simples, irr&eacute;cusables, en un mot,
+moins
+il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est
+une belle chose sous le ciel que cette d&eacute;raison du c&#339;ur; nous ne
+vaudrions pas grand'chose sans elle. Apr&egrave;s s'&ecirc;tre
+promen&eacute;e dans sa
+chambre, sans oublier ni son cher &eacute;ventail, ni le coup d'&#339;il
+&agrave; la glace
+en passant, Julie se laissa retomber dans sa berg&egrave;re. Qui
+l'e&ucirc;t pu voir
+en ce moment e&ucirc;t joui d'un beau spectacle: ses yeux
+&eacute;tincelaient, ses
+joues &eacute;taient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec
+une
+joie et une douleur d&eacute;licieuses:</p>
+<p>&#8212;Pauvre gar&ccedil;on! il s'est ruin&eacute; pour moi!</p>
+<p>Ind&eacute;pendamment de la fortune qu'elle devait attendre de son
+p&egrave;re,
+mademoiselle Godeau avait, &agrave; elle appartenant, le bien que sa
+m&egrave;re lui
+avait laiss&eacute;. Elle n'y avait jamais song&eacute;; en ce moment,
+pour la
+premi&egrave;re fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait
+disposer de
+cinq cent mille francs. Cette pens&eacute;e la fit sourire; un projet
+bizarre,
+hardi, tout f&eacute;minin, presque aussi fou que Croisilles
+lui-m&ecirc;me, lui
+traversa l'esprit; elle ber&ccedil;a quelque temps son id&eacute;e dans
+sa t&ecirc;te, puis
+se d&eacute;cida &agrave; l'ex&eacute;cuter.</p>
+<p>Elle commen&ccedil;a par s'enqu&eacute;rir si Croisilles n'avait pas
+quelque parent
+ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien
+examin&eacute;, on d&eacute;couvrit, au quatri&egrave;me &eacute;tage
+d'une vieille maison, une
+tante &agrave; demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil,
+et qui
+n'&eacute;tait pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre
+femme, fort
+&acirc;g&eacute;e, semblait avoir &eacute;t&eacute; mise ou
+plut&ocirc;t laiss&eacute;e au monde comme un
+&eacute;chantillon des mis&egrave;res humaines. Aveugle, goutteuse,
+presque sourde,
+elle vivait seule dans un grenier; mais une gaiet&eacute; plus forte
+que le
+malheur et la maladie la soutenait &agrave; quatre-vingts ans et lui
+faisait
+encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte
+sans entrer chez elle, et les airs surann&eacute;s qu'elle fredonnait
+&eacute;gayaient
+toutes les filles du quartier. Elle poss&eacute;dait une petite rente
+viag&egrave;re
+qui suffisait &agrave; l'entretenir; tant que durait le jour, elle
+tricotait;
+pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'&eacute;tait pass&eacute;
+depuis la mort de
+Louis XIV.</p>
+<p>Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en
+secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles,
+rubans, diamants, rien ne fut &eacute;pargn&eacute;: elle voulait
+s&eacute;duire; mais sa
+vraie beaut&eacute; en cette circonstance fut le caprice qui
+l'entra&icirc;nait. Elle
+monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et,
+apr&egrave;s le salut le plus gracieux, elle parla &agrave; peu
+pr&egrave;s ainsi:</p>
+<p>&#8212;Vous avez, madame, un neveu nomm&eacute; Croisilles, qui m'aime et
+qui a
+demand&eacute; ma main; je l'aime aussi et voudrais l'&eacute;pouser;
+mais mon p&egrave;re,
+M. Godeau, fermier g&eacute;n&eacute;ral de cette ville, refuse de nous
+marier, parce
+que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde
+&ecirc;tre
+l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine &agrave; personne; je
+ne
+saurais donc avoir la pens&eacute;e de disposer de moi sans le
+consentement de
+ma famille. Je viens vous demander une gr&acirc;ce que je vous supplie
+de
+m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-m&ecirc;me proposer ce
+mariage
+&agrave; mon p&egrave;re. J'ai, gr&acirc;ce &agrave; Dieu, une petite
+fortune qui est toute &agrave; votre
+service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs
+chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient &agrave; votre
+neveu,
+et elle lui appartient en effet; ce n'est point un pr&eacute;sent que
+je veux
+lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la
+ruine de Croisilles, et il est juste que je la r&eacute;pare. Mon
+p&egrave;re ne
+c&eacute;dera pas ais&eacute;ment; il faudra que vous insistiez et que
+vous ayez un
+peu de courage; je n'en manquerai pas de mon c&ocirc;t&eacute;. Comme
+personne au
+monde, except&eacute; moi, n'a de droit sur la somme dont je vous
+parle,
+personne ne saura jamais de quelle mani&egrave;re elle aura
+pass&eacute; entre vos
+mains. Vous n'&ecirc;tes pas tr&egrave;s riche non plus, je le sais, et
+vous pouvez
+craindre qu'on ne s'&eacute;tonne de vous voir doter ainsi votre neveu;
+mais
+songez que mon p&egrave;re ne vous conna&icirc;t pas, que vous vous
+montrez fort peu
+par la ville, et que par cons&eacute;quent il vous sera facile de
+feindre que
+vous arrivez de quelque voyage. Cette d&eacute;marche vous
+co&ucirc;tera sans doute,
+il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous
+ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour,
+j'esp&egrave;re que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce
+discours, avait &eacute;t&eacute; tour &agrave; tour surprise,
+inqui&egrave;te, attendrie et
+charm&eacute;e. Le dernier mot la persuada.</p>
+<p>&#8212;Oui, mon enfant, r&eacute;p&eacute;ta-t-elle plusieurs fois, je
+sais ce que c'est,
+je sais ce que c'est!</p>
+<p>En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes
+affaiblies la soutenaient &agrave; peine; Julie s'avan&ccedil;a
+rapidement, et lui
+tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire,
+elles se trouv&egrave;rent en un instant dans les bras l'une de
+l'autre. Le
+trait&eacute; fut aussit&ocirc;t conclu; un cordial baiser le scella
+d'avance, et
+toutes les confidences n&eacute;cessaires s'ensuivirent sans peine.</p>
+<p>Toutes les explications &eacute;tant faites, la bonne dame tira de
+son armoire
+une v&eacute;n&eacute;rable robe de taffetas qui avait
+&eacute;t&eacute; sa robe de noce. Ce meuble
+antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un
+grain de poussi&egrave;re ne l'avait d&eacute;flor&eacute;; Julie en
+fut dans l'admiration.
+On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui f&ucirc;t
+dans
+toute la ville. La bonne dame pr&eacute;para le discours qu'elle devait
+tenir &agrave;
+M. Godeau; Julie lui apprit de quelle fa&ccedil;on il fallait toucher
+le c&#339;ur
+de son p&egrave;re, et n'h&eacute;sita pas &agrave; avouer que la
+vanit&eacute; &eacute;tait son c&ocirc;t&eacute;
+vuln&eacute;rable.</p>
+<p>&#8212;Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce
+penchant,
+nous aurions partie gagn&eacute;e.</p>
+<p>La bonne dame r&eacute;fl&eacute;chit profond&eacute;ment, acheva sa
+toilette sans mot dire,
+serra la main de sa future ni&egrave;ce, et monta en voiture. Elle
+arriva
+bient&ocirc;t &agrave; l'h&ocirc;tel Godeau; l&agrave;, elle se
+redressa, si bien en entrant,
+qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le
+salon o&ugrave; &eacute;tait tomb&eacute; le bouquet de Julie, et,
+quand la porte du boudoir
+s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la
+pr&eacute;c&eacute;dait:</p>
+<p>&#8212;Annoncez la baronne douairi&egrave;re de Croisilles.</p>
+<p>Ce mot d&eacute;cida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut
+&eacute;bloui. Bien
+que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il
+consentit &agrave; tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le
+fut; qui
+e&ucirc;t os&eacute; lui en contester le titre? &Agrave; mon avis, elle
+l'avait bien gagn&eacute;.</p>
+<br />
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE CROISILLES.</p>
+<br />
+<div class="blkquot">Cette nouvelle a &eacute;t&eacute; publi&eacute;e
+pour la
+premi&egrave;re fois dans le num&eacute;ro de la
+<i>Revue des Deux Mondes</i> du 15 f&eacute;vrier 1839.</div>
+<hr style="width: 65%;" />
+<a name="HISTOIRE"></a>
+<h2>HISTOIRE</h2>
+<h2>D'UN</h2>
+<h2>>MERLE BLANC</h2>
+<h2>1842</h2>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>Qu'il est glorieux, mais qu'il est p&eacute;nible d'&ecirc;tre en ce
+monde un merle
+exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a
+d&eacute;crit. Mais, h&eacute;las! je suis extr&ecirc;mement rare et
+tr&egrave;s difficile &agrave;
+trouver. Pl&ucirc;t au ciel que je fusse tout &agrave; fait impossible!</p>
+<p>Mon p&egrave;re et ma m&egrave;re &eacute;taient deux bonnes gens
+qui vivaient, depuis nombre
+d'ann&eacute;es, au fond d'un vieux jardin retir&eacute; du Marais.
+C'&eacute;tait un m&eacute;nage
+exemplaire. Pendant que ma m&egrave;re, assise dans un buisson
+fourr&eacute;, pondait
+r&eacute;guli&egrave;rement trois fois par an, et couvait, tout en
+sommeillant, avec
+une religion patriarcale, mon p&egrave;re, encore fort propre et fort
+p&eacute;tulant,
+malgr&eacute; son grand &acirc;ge, picorait autour d'elle toute la
+journ&eacute;e, lui
+apportant de beaux insectes qu'il saisissait d&eacute;licatement par le
+bout
+de la queue pour ne pas d&eacute;go&ucirc;ter sa femme, et, la nuit
+venue, il ne
+manquait jamais, quand il faisait beau, de la r&eacute;galer d'une
+chanson qui
+r&eacute;jouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le
+moindre
+nuage n'avait troubl&eacute; cette douce union.</p>
+<p>&Agrave; peine fus-je venu au monde, que, pour l&agrave;
+premi&egrave;re fois de sa vie, mon
+p&egrave;re commen&ccedil;a &agrave; montrer de la mauvaise humeur.
+Bien que je ne fusse
+encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur,
+ni la tournure de sa nombreuse post&eacute;rit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant
+de
+travers; il faut que ce gamin-l&agrave; aille apparemment se fourrer
+dans tous
+les pl&acirc;tras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour
+&ecirc;tre toujours
+si laid et si crott&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! mon ami, r&eacute;pondait ma m&egrave;re, toujours
+roul&eacute;e en boule
+dans une vieille &eacute;cuelle dont elle avait fait son nid, ne
+voyez-vous pas
+que c'est de son &acirc;ge? Et vous-m&ecirc;me, dans votre jeune temps,
+n'avez-vous
+pas &eacute;t&eacute; un charmant vaurien? Laissez grandir notre
+merlichon, et vous
+verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus.</p>
+<p>Tout en prenant ainsi ma d&eacute;fense, ma m&egrave;re ne s'y
+trompait pas; elle
+voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une
+monstruosit&eacute;;
+mais elle faisait comme toutes les m&egrave;res qui s'attachent souvent
+&agrave; leurs
+enfants par cela m&ecirc;me qu'ils sont maltrait&eacute;s de la nature,
+comme si la
+faute en &eacute;tait &agrave; elles, ou comme si elles repoussaient
+d'avance
+l'injustice du sort qui doit les frapper.</p>
+<p>Quand vint le temps de ma premi&egrave;re mue, mon p&egrave;re
+devint tout &agrave; fait
+pensif et me consid&eacute;ra attentivement. Tant que mes plumes
+tomb&egrave;rent, il
+me traita encore avec assez de bont&eacute; et me donna m&ecirc;me la
+p&acirc;t&eacute;e, me
+voyant grelotter presque nu dans un coin; mais d&egrave;s que mes
+pauvres
+ailerons transis commenc&egrave;rent &agrave; se recouvrir de duvet,
+&agrave; chaque plume
+blanche qu'il vit para&icirc;tre, il entra dans une telle
+col&egrave;re, que je
+craignis qu'il ne me plum&acirc;t pour le reste de mes jours!
+H&eacute;las! je
+n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me
+demandais pourquoi le meilleur des p&egrave;res se montrait pour moi si
+barbare.</p>
+<p>Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient
+mis,
+malgr&eacute; moi, le c&#339;ur en joie, comme je voltigeais dans une
+all&eacute;e, je me
+mis, pour mon malheur, &agrave; chanter. &Agrave; la premi&egrave;re
+note qu'il entendit, mon
+p&egrave;re sauta en l'air comme une fus&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que j'entends-l&agrave;? s'&eacute;cria-t-il; est-ce
+ainsi qu'un merle
+siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce l&agrave; siffler?</p>
+<p>Et, s'abattant pr&egrave;s de ma m&egrave;re avec la contenance la
+plus terrible:</p>
+<p>&#8212;Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid?</p>
+<p>&Agrave; ces mots, ma m&egrave;re indign&eacute;e
+s'&eacute;lan&ccedil;a de son &eacute;cuelle, non sans se faire
+du mal &agrave; une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la
+suffoquaient, elle tomba &agrave; terre &agrave; demi
+p&acirc;m&eacute;e. Je la vis pr&egrave;s d'expirer;
+&eacute;pouvant&eacute; et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de
+mon p&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;O mon p&egrave;re! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je
+suis mal
+v&ecirc;tu, que ma m&egrave;re n'en soit point punie! Est-ce sa faute
+si la nature
+m'a refus&eacute; une voix comme la v&ocirc;tre? Est-ce sa faute si je
+n'ai pas votre
+beau bec jaune et votre bel habit noir &agrave; la fran&ccedil;aise,
+qui vous donnent
+l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a
+fait
+de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois
+du moins le seul malheureux!</p>
+<p>&#8212;Il ne s'agit pas de cela, dit mon p&egrave;re; que signifie la
+mani&egrave;re
+absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris
+&agrave;
+siffler ainsi contre tous les usages et toutes les r&egrave;gles?</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! monsieur, r&eacute;pondis-je humblement, j'ai
+siffl&eacute; comme je pouvais,
+me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-&ecirc;tre
+mang&eacute; trop de
+mouches.</p>
+<p>&#8212;On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon p&egrave;re hors
+de lui.
+Il y a des si&egrave;cles que nous sifflons de p&egrave;re en fils, et,
+lorsque je
+fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier
+&eacute;tage,
+un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs
+fen&ecirc;tres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les
+yeux
+l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air
+enfarin&eacute;
+comme un paillasse de la foire? Si je n'&eacute;tais le plus pacifique
+des
+merles, je t'aurais d&eacute;j&agrave; cent fois mis &agrave; nu, ni
+plus ni moins qu'un
+poulet de basse-cour pr&ecirc;t &agrave; &ecirc;tre embroch&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! m'&eacute;criai-je, r&eacute;volt&eacute; de l'injustice
+de mon p&egrave;re, s'il en est
+ainsi, monsieur, qu'&agrave; cela ne tienne! je me d&eacute;roberai
+&agrave; votre pr&eacute;sence,
+je d&eacute;livrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche,
+par
+laquelle vous me tirez toute la journ&eacute;e. Je partirai, monsieur,
+je
+fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma
+m&egrave;re pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma
+mis&egrave;re, et
+peut-&ecirc;tre, ajoutai-je en sanglotant, peut-&ecirc;tre
+trouverai-je, dans le
+potager du voisin ou sur les goutti&egrave;res, quelques vers de terre
+ou
+quelques araign&eacute;es pour soutenir ma triste existence.</p>
+<p>&#8212;Comme tu voudras, r&eacute;pliqua mon p&egrave;re, loin de
+s'attendrir &agrave; ce
+discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un
+merle.</p>
+<p>&#8212;Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous pla&icirc;t?</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Apr&egrave;s ces
+paroles
+foudroyantes, mon p&egrave;re s'&eacute;loigna &agrave; pas lents. Ma
+m&egrave;re se releva
+tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son
+&eacute;cuelle.
+Pour moi, confus et d&eacute;sol&eacute;, je pris mon vol du mieux que
+je pus, et
+j'allai, comme je l'avais annonc&eacute;, me percher sur la
+goutti&egrave;re d'une
+maison voisine.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>Mon p&egrave;re eut l'inhumanit&eacute; de me laisser pendant
+plusieurs jours dans
+cette situation mortifiante. Malgr&eacute; sa violence, il avait bon
+c&#339;ur, et,
+aux regards d&eacute;tourn&eacute;s qu'il me lan&ccedil;ait, je voyais
+bien qu'il aurait
+voulu me pardonner et me rappeler; ma m&egrave;re, surtout, levait sans
+cesse
+vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait m&ecirc;me
+parfois &agrave;
+m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur
+inspirait, malgr&eacute; eux, une r&eacute;pugnance et un effroi
+auxquels je vis bien
+qu'il n'y avait point de rem&egrave;de.</p>
+<p>&#8212;Je ne suis point un merle! me r&eacute;p&eacute;tais-je; et, en
+effet, en
+m'&eacute;pluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la
+goutti&egrave;re, je ne
+reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu &agrave;
+ma
+famille.&#8212;O ciel! r&eacute;p&eacute;tais-je encore, apprends-moi donc ce
+que je suis!</p>
+<p>Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir
+ext&eacute;nu&eacute; de
+faim et de chagrin, lorsque je vis se poser pr&egrave;s de moi un
+oiseau plus
+mouill&eacute;, plus p&acirc;le et plus maigre que je ne le croyais
+possible. Il
+&eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s de ma couleur, autant que j'en
+pus juger &agrave; travers la
+pluie qui nous inondait; &agrave; peine avait-il sur le corps assez de
+plumes
+pour habiller un moineau, et il &eacute;tait plus gros que moi. Il me
+sembla,
+au premier abord, un oiseau tout &agrave; fait pauvre et
+n&eacute;cessiteux; mais il
+gardait, en d&eacute;pit de l'orage qui maltraitait son front presque
+tondu, un
+air d&eacute;sert&eacute; qui me charma. Je lui fis modestement une
+grande r&eacute;v&eacute;rence,
+&agrave; laquelle il r&eacute;pondit par un coup de bec qui faillit me
+jeter &agrave; bas de
+la goutti&egrave;re. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me
+retirais
+avec componction sans essayer de lui r&eacute;pondre en sa langue:</p>
+<p>&#8212;Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrou&eacute;e que son
+cr&acirc;ne
+&eacute;tait chauve.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! monseigneur, r&eacute;pondis-je (craignant une
+seconde estocade), je
+n'en sais rien. Je croyais &ecirc;tre un merle, mais l'on m'a convaincu
+que je
+n'en suis pas un.</p>
+<p>La singularit&eacute; de ma r&eacute;ponse et mon air de
+sinc&eacute;rit&eacute; l'int&eacute;ress&egrave;rent. Il
+s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai
+avec toute la tristesse et toute l'humilit&eacute; qui convenaient
+&agrave; ma
+position et au temps affreux qu'il faisait.</p>
+<p>&#8212;Si tu &eacute;tais un ramier comme moi, me dit-il apr&egrave;s
+m'avoir &eacute;cout&eacute;, les
+niaiseries dont tu t'affliges ne t'inqui&eacute;teraient pas un moment.
+Nous
+voyageons, c'est l&agrave; notre vie, et nous avons bien nos amours,
+mais je ne
+sais qui est mon p&egrave;re. Fendre l'air, traverser l'espace, voir
+&agrave; nos
+pieds les monts et les plaines, respirer l'azur m&ecirc;me des cieux,
+et non
+les exhalaisons de la terre, courir comme la fl&egrave;che &agrave; un
+but marqu&eacute; qui
+ne nous &eacute;chappe jamais, voil&agrave; notre plaisir et notre
+existence. Je fais
+plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix.</p>
+<p>&#8212;Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous &ecirc;tes un
+oiseau
+boh&eacute;mien.</p>
+<p>&#8212;C'est encore une chose dont je ne me soucie gu&egrave;re,
+reprit-il. Je n'ai
+point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et
+mes petits. O&ugrave; est ma femme, l&agrave; est ma patrie.</p>
+<p>&#8212;Mais qu'avez-vous l&agrave; qui vous pend au cou? C'est comme une
+vieille
+papillotte chiffonn&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Ce sont des papiers d'importance, r&eacute;pondit-il en se
+rengorgeant; je
+vais &agrave; Bruxelles de ce pas, et je porte au c&eacute;l&egrave;bre
+banquier *** une
+nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit
+centimes.</p>
+<p>&#8212;Juste Dieu! m'&eacute;criai-je, c'est une belle existence que la
+v&ocirc;tre, et
+Bruxelles, j'en suis s&ucirc;r, doit &ecirc;tre une ville bien curieuse
+&agrave; voir. Ne
+pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle,
+je suis peut-&ecirc;tre un pigeon ramier.</p>
+<p>&#8212;Si tu en &eacute;tais un, r&eacute;pliqua-t-il, tu m'aurais rendu
+le coup de bec que
+je t'ai donn&eacute; tout &agrave; l'heure.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour
+si
+peu de chose. Voil&agrave; le matin qui para&icirc;t et l'orage qui
+s'apaise. De
+gr&acirc;ce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien
+au
+monde;&#8212;si vous me refusez, il ne me reste plus qu'&agrave; me noyer
+dans
+cette goutti&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Eh bien, en route! suis-moi si tu peux.</p>
+<p>Je jetai un dernier regard sur le jardin o&ugrave; dormait ma
+m&egrave;re. Une larme
+coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emport&egrave;rent. J'ouvris
+mes ailes
+et je partis.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>Mes ailes, je l'ai dit, n'&eacute;taient pas encore bien robustes.
+Tandis que
+mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais &agrave; ses
+c&ocirc;t&eacute;s; je
+tins bon pendant quelque temps, mais bient&ocirc;t il me prit un
+&eacute;blouissement
+si violent, que je me sentis pr&egrave;s de d&eacute;faillir.</p>
+<p>&#8212;Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible.</p>
+<p>&#8212;Non, me r&eacute;pondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons
+plus que
+soixante lieues &agrave; faire.</p>
+<p>J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une
+poule
+mouill&eacute;e, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le
+coup,
+j'&eacute;tais rendu.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, b&eacute;gayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas
+s'arr&ecirc;ter un
+instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant
+sur un arbre...</p>
+<p>&#8212;Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me r&eacute;pondit le
+ramier en
+col&egrave;re.</p>
+<p>Et, sans daigner tourner la t&ecirc;te, il continua son voyage
+enrag&eacute;. Quant &agrave;
+moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de
+bl&eacute;.</p>
+<p>J'ignore combien de temps dura mon &eacute;vanouissement. Lorsque je
+repris
+connaissance, ce qui me revint d'abord en m&eacute;moire fut la
+derni&egrave;re
+parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.&#8212;O mes chers
+parents! pensai-je, vous vous &ecirc;tes donc tromp&eacute;s! Je vais
+retourner pr&egrave;s
+de vous; vous me reconna&icirc;trez pour votre vrai et l&eacute;gitime
+enfant, et
+vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous
+l'&eacute;cuelle de ma m&egrave;re.</p>
+<p>Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la
+douleur
+que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres.
+&Agrave; peine
+me fus-je dress&eacute; sur mes pattes, que la d&eacute;faillance me
+reprit, et je
+retombai sur le flanc.</p>
+<p>L'affreuse pens&eacute;e de la mort se pr&eacute;sentait
+d&eacute;j&agrave; &agrave; mon esprit, lorsque, &agrave;
+travers les bluets et les coquelicots, je vis venir &agrave; moi, sur
+la pointe
+du pied, deux charmantes personnes. L'une &eacute;tait une petite pie
+fort bien
+mouchet&eacute;e et extr&ecirc;mement coquette, et l'autre une
+tourterelle couleur de
+rose. La tourterelle s'arr&ecirc;ta &agrave; quelques pas de distance,
+avec un grand
+air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie
+s'approcha en sautillant de la mani&egrave;re la plus agr&eacute;able
+du monde.</p>
+<p>&#8212;Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous l&agrave;? me
+demanda-t-elle
+d'une voix fol&acirc;tre et argentine.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! madame la marquise, r&eacute;pondis-je (car c'en
+devait &ecirc;tre une pour
+le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a
+laiss&eacute; en route, et je suis en train de mourir de faim.</p>
+<p>&#8212;Sainte Vierge! que me dites-vous? r&eacute;pondit-elle.</p>
+<p>Et aussit&ocirc;t elle se mit &agrave; voltiger &ccedil;&agrave; et
+l&agrave; sur les buissons qui nous
+entouraient, allant et venant de c&ocirc;t&eacute; et d'autre,
+m'apportant quantit&eacute;
+de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas pr&egrave;s de moi,
+tout en
+continuant ses questions.</p>
+<p>&#8212;Mais qui &ecirc;tes-vous? mais d'o&ugrave; venez-vous? C'est une
+chose incroyable
+que votre aventure! Et o&ugrave; alliez-vous? Voyager seul, si jeune,
+car vous
+sortez de votre premi&egrave;re mue! Que font vos parents? d'o&ugrave;
+sont-ils?
+comment vous laissent-ils aller dans cet &eacute;tat-l&agrave;? Mais
+c'est &agrave; faire
+dresser les plumes sur la t&ecirc;te!</p>
+<p>Pendant qu'elle parlait, je m'&eacute;tais soulev&eacute; un peu de
+c&ocirc;t&eacute;, et je
+mangeais de grand app&eacute;tit. La tourterelle restait immobile, me
+regardant
+toujours d'un &#339;il de piti&eacute;. Cependant elle remarqua que je
+retournais la
+t&ecirc;te d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De
+la pluie
+tomb&eacute;e dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron;
+elle
+recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute
+fra&icirc;che. Certainement, si je n'eusse pas &eacute;t&eacute; si
+malade, une personne si
+r&eacute;serv&eacute;e ne se serait jamais permis une pareille
+d&eacute;marche.</p>
+<p>Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon c&#339;ur
+battait
+violemment. Partag&eacute; entre deux &eacute;motions diverses,
+j'&eacute;tais p&eacute;n&eacute;tr&eacute; d'un
+charme inexplicable. Ma paneti&egrave;re &eacute;tait si gaie, mon
+&eacute;chanson si
+expansif et si doux, que j'aurais voulu d&eacute;jeuner ainsi pendant
+toute
+l'&eacute;ternit&eacute;. Malheureusement, tout a un terme, m&ecirc;me
+l'app&eacute;tit d'un
+convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la
+curiosit&eacute; de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec
+autant de
+sinc&eacute;rit&eacute; que je l'avais fait la veille devant le pigeon.
+La pie
+m'&eacute;couta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui
+appartenir,
+et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde
+sensibilit&eacute;. Mais, lorsque j'en fus &agrave; toucher le point
+capital qui
+causait ma peine, c'est-&agrave;-dire l'ignorance o&ugrave;
+j'&eacute;tais de moi-m&ecirc;me:</p>
+<p>&#8212;Plaisantez-vous? s'&eacute;cria la pie; vous, un merle! vous, un
+pigeon! Fi
+donc! vous &ecirc;tes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et
+tr&egrave;s
+gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme
+qui dirait un coup d'&eacute;ventail.</p>
+<p>--- Mais, madame la marquise, r&eacute;pondis-je, il me semble que,
+pour une
+pie, je suis d'une couleur, ne vous en d&eacute;plaise...</p>
+<p>&#8212;Une pie russe, mon cher, vous &ecirc;tes une pie russe! Vous ne
+savez pas
+qu'elles sont blanches? Pauvre gar&ccedil;on, quelle innocence<a
+ name="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1"><sup>1</sup></a>!</p>
+<p>&#8212;Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe,
+&eacute;tant n&eacute; au
+fond du Marais, dans une vieille &eacute;cuelle cass&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;Ah! le bon enfant! Vous &ecirc;tes de l'invasion, mon cher;
+croyez-vous
+qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous &agrave; moi, et laissez-vous faire;
+je veux
+vous emmener tout &agrave; l'heure et vous montrer les plus belles
+choses de la
+terre.</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; cela, madame, s'il vous pla&icirc;t?</p>
+<p>&#8212;Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y
+m&egrave;ne.
+Vous n'aurez pas plus t&ocirc;t &eacute;t&eacute; pie un quart d'heure,
+que vous ne voudrez
+plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes l&agrave; une centaine,
+non pas
+de ces grosses pies de village qui demandent l'aum&ocirc;ne sur les
+grands
+chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effil&eacute;es,
+lestes, et
+pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de
+sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose
+invariable, et nous m&eacute;prisons le reste du monde. Les marques
+noires vous
+manquent, il est vrai, mais votre qualit&eacute; de Russe suffira pour
+vous
+faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous
+attifer. Depuis le matin jusqu'&agrave; midi, nous nous attifons, et,
+depuis
+midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un
+arbre,
+le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la for&ecirc;t
+s'&eacute;l&egrave;ve un
+ch&ecirc;ne immense, inhabit&eacute;, h&eacute;las! C'&eacute;tait la
+demeure du feu roi Pie X, o&ugrave;
+nous allons en p&egrave;lerinage en poussant de bien gros soupirs;
+mais, &agrave; part
+ce l&eacute;ger chagrin, nous passons le temps &agrave; merveille. Nos
+femmes, ne sont
+pas plus b&eacute;gueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos
+plaisirs sont
+purs et honn&ecirc;tes, parce que notre c&#339;ur est aussi noble que notre
+langage
+est libre et joyeux. Notre fiert&eacute; n'a pas de bornes, et, si un
+geai ou
+toute autre canaille vient par hasard &agrave; s'introduire chez nous,
+nous le
+plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures
+gens du monde, et les passereaux, les m&eacute;sanges, les
+chardonnerets qui
+vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours pr&ecirc;tes &agrave;
+les aider, &agrave;
+les nourrir et &agrave; les d&eacute;fendre. Nulle part il n'y a plus
+de caquetage que
+chez nous, et nulle part moins de m&eacute;disance. Nous ne manquons
+pas de
+vieilles pies d&eacute;votes qui disent leurs paten&ocirc;tres toute la
+journ&eacute;e, mais
+la plus &eacute;vent&eacute;e de nos jeunes comm&egrave;res peut
+passer, sans crainte d'un
+coup de bec, pr&egrave;s de la plus s&eacute;v&egrave;re
+douairi&egrave;re. En un mot, nous vivons
+de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; qui est fort beau, madame, r&eacute;pliquai-je, et je
+serais
+certainement mal appris de ne point ob&eacute;ir aux ordres d'une
+personne
+comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi,
+de gr&acirc;ce, de dire un mot &agrave; cette bonne demoiselle qui est
+ici.&#8212;Mademoiselle, continuai-je en m'adressant &agrave; la tourterelle,
+parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois
+v&eacute;ritablement une pie russe?</p>
+<p>&Agrave; cette question, la tourterelle baissa la t&ecirc;te, et
+devint rouge p&acirc;le,
+comme les rubans de Lolotte.</p>
+<p>&#8212;Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis...</p>
+<p>&#8212;Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui
+puisse
+vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si
+charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon c&#339;ur et ma patte
+&agrave;
+celle de vous qui en voudra, d&egrave;s l'instant que je saurai si je
+suis pie
+ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus
+bas &agrave; la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de
+tourtereau qui me
+tourmente singuli&egrave;rement.</p>
+<p>&#8212;Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage,
+je
+ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous &agrave;
+travers ces
+coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une
+l&eacute;g&egrave;re teinte...</p>
+<p>Elle n'osa en dire plus long.</p>
+<p>&#8212;O perplexit&eacute;! m'&eacute;criai-je, comment savoir &agrave;
+quoi m'en tenir? comment
+donner mon c&#339;ur &agrave; l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement
+d&eacute;chir&eacute;? O
+Socrate! quel pr&eacute;cepte admirable, mais difficile &agrave;
+suivre, tu nous as
+donn&eacute;, quand tu as dit: &laquo;Connais-toi toi-m&ecirc;me!&raquo;</p>
+<p>Depuis le jour o&ugrave; une malheureuse chanson avait si fort
+contrari&eacute; mon
+p&egrave;re, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me
+vint &agrave;
+l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la
+v&eacute;rit&eacute;.
+&laquo;Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon p&egrave;re m'a mis
+&agrave; la porte d&egrave;s le
+premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque
+effet sur ces dames.&raquo; Ayant donc commenc&eacute; par m'incliner
+poliment, comme
+pour r&eacute;clamer l'indulgence, &agrave; cause de la pluie que
+j'avais re&ccedil;ue, je me
+mis d'abord &agrave; siffler, puis &agrave; gazouiller, puis &agrave;
+faire des roulades,
+puis enfin &agrave; chanter &agrave; tue-t&ecirc;te, comme un muletier
+espagnol en plein
+vent.</p>
+<p>&Agrave; mesure que je chantais, la petite pie s'&eacute;loignait de
+moi d'un air de
+surprise qui devint bient&ocirc;t de la stup&eacute;faction, puis qui
+passa &agrave; un
+sentiment d'effroi accompagn&eacute; d'un profond ennui. Elle
+d&eacute;crivait des
+cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop
+chaud qui vient de le br&ucirc;ler, mais auquel il voudrait pourtant
+go&ucirc;ter
+encore. Voyant l'effet de mon &eacute;preuve, et voulant la pousser
+jusqu'au
+bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je
+m'&eacute;gosillais &agrave; chanter. Elle r&eacute;sista pendant
+vingt-cinq minutes &agrave; mes
+m&eacute;lodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola
+&agrave; grand
+bruit, et regagna son palais de verdure. Quant &agrave; la tourterelle,
+elle
+s'&eacute;tait, presque d&egrave;s le commencement, profond&eacute;ment
+endormie.</p>
+<p>&#8212;Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! &ocirc;
+&eacute;cuelle
+maternelle! plus que jamais je reviens &agrave; vous!</p>
+<p>Au moment o&ugrave; je m'&eacute;lan&ccedil;ais pour partir, la
+tourterelle rouvrit les yeux.</p>
+<p>&#8212;Adieu, dit-elle, &eacute;tranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom
+est
+Gourouli; souviens-toi de moi!</p>
+<p>&#8212;Belle Gourouli, lui r&eacute;pondis-je, vous &ecirc;tes bonne,
+douce et charmante;
+je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous &ecirc;tes couleur de
+rose;
+tant de bonheur n'est pas fait pour moi!</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de
+m'attrister.&#8212;H&eacute;las! musique, h&eacute;las! po&eacute;sie, me
+r&eacute;p&eacute;tais-je en regagnant
+Paris, qu'il y a peu de c&#339;urs qui vous comprennent!</p>
+<p>En faisant ces r&eacute;flexions, je me cognai la t&ecirc;te contre
+celle d'un oiseau
+qui volait dans le sens oppos&eacute; au mien. Le choc fut si rude et
+si
+impr&eacute;vu, que nous tomb&acirc;mes tous deux sur la cime d'un
+arbre qui, par
+bonheur, se trouva l&agrave;. Apr&egrave;s que nous nous f&ucirc;mes un
+peu secou&eacute;s, je
+regardai le nouveau venu, m'attendant &agrave; une querelle. Je vis
+avec
+surprise qu'il &eacute;tait blanc. &Agrave; la v&eacute;rit&eacute;, il
+avait la t&ecirc;te un peu plus
+grosse que moi, et, sur le front, une esp&egrave;ce de panache qui lui
+donnait
+un air h&eacute;ro&iuml;-comique; de plus, il portait sa queue fort en
+l'air, avec
+une grande magnanimit&eacute;: du reste, il ne me parut nullement
+dispos&eacute; &agrave; la
+bataille. Nous nous abord&acirc;mes fort civilement, et nous nous
+f&icirc;mes de
+mutuelles excuses, apr&egrave;s quoi nous entr&acirc;mes en
+conversation. Je pris la
+libert&eacute; de lui demander son nom et de quel pays il &eacute;tait.</p>
+<p>&#8212;Je suis &eacute;tonn&eacute;, me dit-il, que vous ne me connaissiez
+pas. Est-ce que
+vous n'&ecirc;tes pas des n&ocirc;tres?</p>
+<p>&#8212;En v&eacute;rit&eacute;, monsieur, r&eacute;pondis-je, je ne sais
+pas desquels je suis.
+Tout le monde me demande et me dit la m&ecirc;me chose; il faut que ce
+soit
+une gageure qu'on ait faite.</p>
+<p>&#8212;Vous voulez rire, r&eacute;pliqua-t-il; votre plumage vous sied
+trop bien
+pour que je m&eacute;connaisse un confr&egrave;re. Vous appartenez
+infailliblement &agrave;
+cette race illustre et v&eacute;n&eacute;rable qu'on nomme en latin <i>cacuata</i>,
+en
+langue savante <i>kakato&egrave;s</i>, et en jargon vulgaire catacois.</p>
+<p>&#8212;Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur
+pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en &eacute;tais
+pas, et
+daignez m'apprendre &agrave; qui j'ai la gloire de parler.</p>
+<p>&#8212;Je suis, r&eacute;pondit l'inconnu, le grand po&egrave;te
+Kacatogan. J'ai fait de
+puissants voyages, monsieur, des travers&eacute;es arides et de
+cruelles
+p&eacute;r&eacute;grinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma
+muse a eu des
+malheurs. J'ai fredonn&eacute; sous Louis XVI, monsieur, j'ai
+braill&eacute; pour la
+R&eacute;publique, j'ai noblement chant&eacute; l'Empire, j'ai
+discr&egrave;tement lou&eacute; la
+Restauration, j'ai m&ecirc;me fait un effort dans ces derniers temps,
+et je me
+suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce si&egrave;cle sans
+go&ucirc;t. J'ai
+lanc&eacute; dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes,
+de
+gracieux dithyrambes, de pieuses &eacute;l&eacute;gies, des drames
+chevelus, des
+romans cr&eacute;pus, des vaudevilles poudr&eacute;s et des
+trag&eacute;dies chauves. En un
+mot, je puis me flatter d'avoir ajout&eacute; au temple des Muses
+quelques
+festons galants, quelques sombres cr&eacute;neaux et quelques
+ing&eacute;nieuses
+arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore
+vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je r&ecirc;vais
+&agrave; un po&euml;me en
+un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez
+fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous &ecirc;tre bon
+&agrave; quelque
+chose, je suis tout &agrave; votre service.</p>
+<p>&#8212;Vraiment, monsieur, vous le pouvez, r&eacute;pliquai-je, car vous
+me voyez en
+ce moment dans un grand embarras po&eacute;tique. Je n'ose dire que je
+sois un
+po&egrave;te, ni surtout un aussi grand po&egrave;te que vous,
+ajoutai-je en le
+saluant, mais j'ai re&ccedil;u de la nature un gosier qui me
+d&eacute;mange quand je
+me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. &Agrave; vous dire la
+v&eacute;rit&eacute;,
+j'ignore absolument les r&egrave;gles.</p>
+<p>&#8212;Je les ai oubli&eacute;es, dit Kacatogan, ne vous inqui&eacute;tez
+pas de cela.</p>
+<p>&#8212;Mais il m'arrive, repris-je, une chose f&acirc;cheuse: c'est que ma
+voix
+produit sur ceux qui l'entendent &agrave; peu pr&egrave;s le m&ecirc;me
+effet que celle d'un
+certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire?</p>
+<p>&#8212;Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-m&ecirc;me cet effet
+bizarre.
+La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! monsieur, vous qui me semblez &ecirc;tre le Nestor de la
+po&eacute;sie,
+sauriez-vous, je vous prie, un rem&egrave;de &agrave; ce p&eacute;nible
+inconv&eacute;nient?</p>
+<p>&#8212;Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je
+m'en suis fort tourment&eacute; &eacute;tant jeune, &agrave; cause
+qu'on me sifflait
+toujours; mais, &agrave; l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois
+que
+cette r&eacute;pugnance vient de ce que le public en lit d'autres que
+nous:
+cela le distrait..</p>
+<p>&#8212;Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est
+dur, pour une cr&eacute;ature bien intentionn&eacute;e, de mettre les
+gens en fuite
+d&egrave;s qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le
+service
+de m'&eacute;couter, et me dire sinc&egrave;rement votre avis?</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles.</p>
+<p>Je me mis &agrave; chanter aussit&ocirc;t, et j'eus la satisfaction
+de voir que
+Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement,
+et,
+de temps en temps, il inclinait la t&ecirc;te d'un air d'approbation,
+avec une
+esp&egrave;ce de murmure flatteur. Mais je m'aper&ccedil;us
+bient&ocirc;t qu'il ne
+m'&eacute;coutait pas, et qu'il r&ecirc;vait &agrave; son po&egrave;me.
+Profitant d'un moment o&ugrave; je
+reprenais haleine, il m'interrompit tout &agrave; coup.</p>
+<p>&#8212;Je l'ai pourtant trouv&eacute;e, cette rime! dit-il en souriant et
+en
+branlant la t&ecirc;te; c'est la soixante mille sept cent
+quatorzi&egrave;me qui sort
+de cette cervelle-l&agrave;! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais
+lire
+cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en
+dira!</p>
+<p>Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se
+souvenir
+de m'avoir rencontr&eacute;.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Rest&eacute; seul et d&eacute;sappoint&eacute;, je n'avais rien de
+mieux &agrave; faire que de
+profiter du reste du jour et de voler &agrave; tire-d'aile vers Paris.
+Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon
+avait &eacute;t&eacute; trop peu agr&eacute;able pour me laisser un
+souvenir exact; en sorte
+que, au lieu d'aller tout droit, je tournai &agrave; gauche au Bourget,
+et,
+surpris par la nuit, je fus oblig&eacute; de chercher un g&icirc;te
+dans les bois de
+Mortefontaine.</p>
+<p>Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais,
+qui,
+comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se
+chamaillaient de tous les c&ocirc;t&eacute;s. Dans les buissons
+piaillaient les
+moineaux, en pi&eacute;tinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau
+marchaient gravement deux h&eacute;rons, perch&eacute;s sur leurs
+longues &eacute;chasses;
+dans l'attitude de la m&eacute;ditation, Georges Dandins du lieu,
+attendant
+patiemment leurs femmes. D'&eacute;normes corbeaux, &agrave;
+moiti&eacute; endormis, se
+posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus
+&eacute;lev&eacute;s, et
+nasillaient leurs pri&egrave;res du soir. Plus bas, les m&eacute;sanges
+amoureuses se
+pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert
+&eacute;bouriff&eacute;
+poussait son m&eacute;nage par derri&egrave;re, pour le faire entrer
+dans le creux
+d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant
+en l'air comme des bouff&eacute;es de fum&eacute;e, et se
+pr&eacute;cipitaient sur un
+arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes,
+des rouges-gorges, se groupaient l&eacute;g&egrave;rement sur des
+branches d&eacute;coup&eacute;es,
+comme des cristaux sur une girandole. De toute part r&eacute;sonnaient
+des voix
+qui disaient bien distinctement:&#8212;Allons, ma femme!&#8212;Allons, ma
+fille!&#8212;Venez, ma belle!&#8212;Par ici, ma mie!&#8212;Me voil&agrave;, mon
+cher!&#8212;Bonsoir, ma ma&icirc;tresse!&#8212;Adieu,&#8212;mes amis!&#8212;Dormez bien, mes
+enfants!</p>
+<p>Quelle position pour un c&eacute;libataire que de coucher dans une
+pareille
+auberge! J'eus la tentation de me joindre &agrave; quelques oiseaux de
+ma
+taille, et de leur demander l'hospitalit&eacute;.&#8212;La nuit, pensais-je,
+tous
+les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que
+de
+dormir poliment pr&egrave;s d'eux?</p>
+<p>Je me dirigeai d'abord vers un foss&eacute; o&ugrave; se
+rassemblaient des &eacute;tourneaux.
+Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et
+je
+remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dor&eacute;es et
+les
+pattes vernies: c'&eacute;taient les dandies de la for&ecirc;t: Ils
+&eacute;taient assez
+bons enfants, et ne m'honor&egrave;rent d'aucune attention. Mais leurs
+propos
+&eacute;taient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuit&eacute;
+leurs
+tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement
+l'un &agrave; l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir.</p>
+<p>J'allai ensuite me percher sur une branche o&ugrave; s'alignaient
+une
+demi-douzaine d'oiseaux de diff&eacute;rentes esp&egrave;ces. Je pris
+modestement la
+derni&egrave;re place, &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; de la
+branche, esp&eacute;rant qu'on m'y
+souffrirait. Par malheur, ma voisine &eacute;tait une vieille colombe,
+aussi
+s&egrave;che qu'une girouette rouill&eacute;e. Au moment o&ugrave; je
+m'approchai d'elle, le
+peu de plumes qui couvraient ses os &eacute;taient l'objet de sa
+sollicitude;
+elle feignait de les &eacute;plucher, mais elle e&ucirc;t trop craint
+d'en arracher
+une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son
+compte. &Agrave; peine l'eus-je touch&eacute;e du bout de l'aile,
+qu'elle se redressa
+majestueusement.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en
+pin&ccedil;ant le
+bec avec une pudeur britannique.</p>
+<p>Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta &agrave; bas
+avec une
+vigueur qui e&ucirc;t fait honneur &agrave; un portefaix.</p>
+<p>Je tombai dans une bruy&egrave;re o&ugrave; dormait une grosse
+gelinotte. Ma m&egrave;re
+elle-m&ecirc;me, dans son &eacute;cuelle, n'avait pas un tel air de
+b&eacute;atitude. Elle
+&eacute;tait si rebondie, si &eacute;panouie, si bien assise sur son
+triple ventre,
+qu'on l'e&ucirc;t prise pour un p&acirc;t&eacute; dont on avait
+mang&eacute; la cro&ucirc;te. Je me
+glissai furtivement pr&egrave;s d'elle.</p>
+<p>&#8212;Elle ne s'&eacute;veillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une
+si bonne
+grosse maman ne peut pas &ecirc;tre bien m&eacute;chante. Elle ne le
+fut pas en
+effet. Elle ouvrit les yeux &agrave; demi, et me dit en poussant un
+l&eacute;ger
+soupir:</p>
+<p>&#8212;Tu me g&ecirc;nes, mon petit, va-t'en de l&agrave;.</p>
+<p>Au m&ecirc;me instant, je m'entendis appeler: c'&eacute;taient des
+grives qui, du
+haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir &agrave;
+elles.&#8212;Voil&agrave; enfin de
+bonnes &acirc;mes, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des
+folles,
+et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplum&eacute; qu'un
+billet
+doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas &agrave; juger que ces
+dames
+avaient mang&eacute; plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le
+faire; elles
+se soutenaient &agrave; peine sur les branches, et leurs plaisanteries
+de
+mauvaise compagnie, leurs &eacute;clats de rire et leurs chansons
+grivoises me
+forc&egrave;rent de m'&eacute;loigner.</p>
+<p>Je commen&ccedil;ais &agrave; d&eacute;sesp&eacute;rer, et j'allais
+m'endormir dans un coin
+solitaire, lorsqu'un rossignol se mit &agrave; chanter. Tout le monde
+aussit&ocirc;t
+fit silence. H&eacute;las! que sa voix &eacute;tait pure! que sa
+m&eacute;lancolie m&ecirc;me
+paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords
+semblaient le bercer. Personne ne songeait &agrave; le faire taire,
+personne ne
+trouvait mauvais qu'il chant&acirc;t sa chanson &agrave; pareille
+heure; son p&egrave;re ne
+le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite.</p>
+<p>&#8212;Il n'y a donc que moi, m'&eacute;criai-je, &agrave; qui il soit
+d&eacute;fendu d'&ecirc;tre
+heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route
+dans les t&eacute;n&egrave;bres, au risque d'&ecirc;tre aval&eacute;
+par quelque hibou, que de me
+laisser d&eacute;chirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres!</p>
+<p>Sur cette pens&eacute;e, je me remis en chemin et j'errai longtemps
+au hasard.
+Aux premi&egrave;res clart&eacute;s du jour, j'aper&ccedil;us les tours
+de Notre-Dame. En un
+clin d'&#339;il j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards
+avant de reconna&icirc;tre notre jardin. J'y volai plus vite que
+l'&eacute;clair...
+H&eacute;las! il &eacute;tait vide... J'appelai en vain mes parents:
+personne ne me
+r&eacute;pondit. L'arbre o&ugrave; se tenait mon p&egrave;re, le
+buisson maternel, l'&eacute;cuelle
+ch&eacute;rie, tout avait disparu. La cogn&eacute;e avait tout
+d&eacute;truit; au lieu de
+l'all&eacute;e verte o&ugrave; j'&eacute;tais n&eacute;, il ne restait
+qu'un cent de fagots.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<br />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour,
+mais
+ce fut peine perdue; ils s'&eacute;taient sans doute
+r&eacute;fugi&eacute;s dans quelque
+quartier &eacute;loign&eacute;, et je ne pus jamais savoir de leurs
+nouvelles.</p>
+<p>P&eacute;n&eacute;tr&eacute; d'une tristesse affreuse, j'allai me
+percher sur la goutti&egrave;re o&ugrave;
+la col&egrave;re de mon p&egrave;re m'avait d'abord exil&eacute;. J'y
+passais les jours et
+les nuits &agrave; d&eacute;plorer ma triste existence. Je ne dormais
+plus, je
+mangeais &agrave; peine: j'&eacute;tais pr&egrave;s de mourir de
+douleur.</p>
+<p>Un jour que je me lamentais comme &agrave; l'ordinaire:</p>
+<p>&#8212;Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque
+mon p&egrave;re me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tomb&eacute;
+en route quand
+j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite
+marquise s'est bouch&eacute; les oreilles d&egrave;s que j'ai ouvert le
+bec; ni une
+tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-m&ecirc;me,
+ronflait
+comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan
+n'a
+pas daign&eacute; m'&eacute;couter; ni un oiseau quelconque, enfin,
+puisque, &agrave;
+Mortefontaine, on m'a laiss&eacute; coucher tout seul. Et cependant
+j'ai des
+plumes sur le corps; voil&agrave; des pattes et voil&agrave; des ailes.
+Je ne suis
+point un monstre, t&eacute;moin Gourouli, et cette petite marquise
+elle-m&ecirc;me,
+qui me trouvaient assez &agrave; leur gr&eacute;. Par quel
+myst&egrave;re inexplicable ces
+plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble
+auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?...</p>
+<p>J'allais poursuivre mes dol&eacute;ances, lorsque je fus interrompu
+par deux
+porti&egrave;res qui se disputaient dans la rue.</p>
+<p>&#8212;Ah, parbleu! dit l'une d'elles &agrave; l'autre, si tu en viens
+jamais &agrave;
+bout, je te fais cadeau d'un merle blanc!</p>
+<p>&#8212;Dieu juste! m'&eacute;criai-je, voil&agrave; mon affaire. O
+Providence! je suis fils
+d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc!</p>
+<p>Cette d&eacute;couverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes
+id&eacute;es. Au lieu
+de continuer &agrave; me plaindre, je commen&ccedil;ai &agrave; me
+rengorger et &agrave; marcher
+fi&egrave;rement le long de la goutti&egrave;re, en regardant l'espace
+d'un air
+victorieux.</p>
+<p>&#8212;C'est quelque chose, me dis-je, que d'&ecirc;tre un merle blanc:
+cela ne se
+trouve point dans le pas d'un &acirc;ne. J'&eacute;tais bien bon de
+m'affliger de ne
+pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du g&eacute;nie, c'est le
+mien! Je
+voulais fuir le monde, je veux l'&eacute;tonner! Puisque je suis cet
+oiseau
+sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et
+pr&eacute;tends me
+comporter comme tel, ni plus ni moins que le ph&eacute;nix, et
+m&eacute;priser le
+reste des volatiles. Il faut que j'ach&egrave;te les M&eacute;moires
+d'Alfieri et les
+po&egrave;mes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera
+un
+noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donn&eacute;. Oui, je
+veux
+ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait
+rare, je me ferai myst&eacute;rieux. Ce sera une faveur, une gloire de
+me
+voir.&#8212;Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout
+bonnement pour de l'argent?</p>
+<p>&#8212;Fi donc! quelle indigne pens&eacute;e! Je veux faire un
+po&egrave;me comme
+Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les
+grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des
+notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je
+ne manquerai pas, dans mes vers, de d&eacute;plorer mon isolement; mais
+ce sera
+de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le
+ciel
+m'a refus&eacute; une femelle, je dirai un mal affreux de celles des
+autres. Je
+prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les
+rossignols n'ont qu'&agrave; se bien tenir; je d&eacute;montrerai,
+comme deux et deux
+font quatre, que leurs complaintes font mal au c&#339;ur, et que leur
+marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je
+veux me cr&eacute;er tout d'abord une puissante position
+litt&eacute;raire. J'entends
+avoir autour de moi une cour compos&eacute;e, non pas seulement de
+journalistes, mais d'auteurs v&eacute;ritables et m&ecirc;me de femmes
+de lettres.
+J'&eacute;crirai un r&ocirc;le pour mademoiselle Rachel, et, si elle
+refuse de le
+jouer, je publierai &agrave; son de trompe que son talent est bien
+inf&eacute;rieur &agrave;
+celui d'une vieille actrice de province. J'irai &agrave; Venise, et je
+louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cit&eacute;
+f&eacute;erique,
+le beau palais Mocenigo, qui co&ucirc;te quatre livres dix sous par
+jour; l&agrave;,
+je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de <i>Lara</i> doit
+y
+avoir laiss&eacute;s. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un
+d&eacute;luge
+de rimes crois&eacute;es, calqu&eacute;es sur la strophe de Spencer,
+o&ugrave; je soulagerai
+ma grande &acirc;me; je ferai soupirer toutes les m&eacute;sanges,
+roucouler toutes
+les tourterelles, fondre en larmes toutes les b&eacute;casses, et
+hurler toutes
+les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me
+montrerai inexorable et inaccessible &agrave; l'amour. En vain me
+pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir piti&eacute; des
+infortun&eacute;es qu'auront
+s&eacute;duites mes chants sublimes; &agrave; tout cela, je
+r&eacute;pondrai: Foin! O exc&egrave;s
+de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres
+traverseront les mers; la renomm&eacute;e, la fortune, me suivront
+partout;
+seul, je semblera! indiff&eacute;rent aux murmures de la foule qui
+m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un
+v&eacute;ritable
+&eacute;crivain excentrique, f&ecirc;t&eacute;, choy&eacute;,
+admir&eacute;, envi&eacute;, mais compl&egrave;tement
+grognon et insupportable.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VII</h3>
+<br />
+<p>Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon
+premier
+ouvrage. C'&eacute;tait, comme je me l'&eacute;tais promis, un
+po&euml;me en quarante-huit
+chants. Il s'y trouvait bien quelques n&eacute;gligences, &agrave;
+cause de la
+prodigieuse f&eacute;condit&eacute; avec laquelle je l'avais
+&eacute;crit; mais je pensai que
+le public d'aujourd'hui, accoutum&eacute; &agrave; la belle
+litt&eacute;rature qui s'imprime
+au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.</p>
+<p>J'eus un succ&egrave;s digne de moi, c'est-&agrave;-dire sans
+pareil. Le sujet de mon
+ouvrage n'&eacute;tait autre que moi-m&ecirc;me: je me conformai en
+cela &agrave; la grande
+mode de notre temps. Je racontais mes souffrances pass&eacute;es avec
+une
+fatuit&eacute; charmante; je mettais le lecteur au fait de mille
+d&eacute;tails
+domestiques du plus piquant int&eacute;r&ecirc;t; la description de
+l'&eacute;cuelle de ma
+m&egrave;re ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais
+compt&eacute; les
+rainures, les trous, les bosses, les &eacute;clats, les
+&eacute;chardes, les clous,
+les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans,
+le dehors, les bords, le fond, les c&ocirc;t&eacute;s, les plans
+inclin&eacute;s, les plans
+droits; passant au contenu, j'avais &eacute;tudi&eacute; les brins
+d'herbe, les
+pailles, les feuilles s&egrave;ches, les petits morceaux de bois, les
+graviers, les gouttes d'eau, les d&eacute;bris de mouches, les pattes
+de
+hannetons cass&eacute;es qui s'y trouvaient: c'&eacute;tait une
+description
+ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprim&eacute;e tout
+d'une venue;
+il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient saut&eacute;e. Je
+l'avais
+habilement coup&eacute;e par morceaux, et entrem&ecirc;l&eacute;e au
+r&eacute;cit, afin que rien
+n'en f&ucirc;t perdu; en sorte qu'au moment le plus int&eacute;ressant
+et le plus
+dramatique arrivaient tout &agrave; coup quinze pages d'&eacute;cuelle.
+Voil&agrave;, je
+crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point
+d'avarice, en profitera qui voudra.</p>
+<p>L'Europe enti&egrave;re fut &eacute;mue &agrave; l'apparition de mon
+livre; elle d&eacute;vora les
+r&eacute;v&eacute;lations intimes que je daignais lui communiquer.
+Comment en e&ucirc;t-il
+&eacute;t&eacute; autrement? Non seulement j'&eacute;num&eacute;rais
+tous les faits qui se
+rattachaient &agrave; ma personne, mais je donnais encore au public un
+tableau
+complet de toutes les r&ecirc;vasseries qui m'avaient pass&eacute; par
+la t&ecirc;te depuis
+l'&acirc;ge de deux mois; j'avais m&ecirc;me intercal&eacute; au plus
+bel endroit une ode
+compos&eacute;e dans mon &#339;uf. Bien entendu d'ailleurs que je ne
+n&eacute;gligeais pas
+de traiter en passant le grand sujet qui pr&eacute;occupe maintenant
+tant de
+monde: &agrave; savoir, l'avenir de l'humanit&eacute;. Ce
+probl&egrave;me m'avait paru
+int&eacute;ressant; j'en &eacute;bauchai, dans un moment de loisir, une
+solution qui
+passa g&eacute;n&eacute;ralement pour satisfaisante.</p>
+<p>On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de
+f&eacute;licitation et des d&eacute;clarations d'amour anonymes. Quant
+aux visites,
+je suivais rigoureusement le plan que je m'&eacute;tais trac&eacute;;
+ma porte &eacute;tait
+ferm&eacute;e &agrave; tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser
+de recevoir
+deux &eacute;trangers qui s'&eacute;taient annonc&eacute;s comme
+&eacute;tant de mes parents. L'un
+&eacute;tait un merle du S&eacute;n&eacute;gal, et l'autre un merle de
+la Chine.</p>
+<p>&#8212;Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant &agrave;
+m'&eacute;touffer, que vous
+&ecirc;tes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre
+po&egrave;me
+immortel, la profonde souffrance du g&eacute;nie m&eacute;conu! Si nous
+n'&eacute;tions pas
+d&eacute;j&agrave; aussi incompris que possible, nous le deviendrions
+apr&egrave;s vous avoir
+lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime
+m&eacute;pris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons
+par
+nous-m&ecirc;mes, les peines secr&egrave;tes que vous avez
+chant&eacute;es! Voici deux
+sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous
+prions d'agr&eacute;er.</p>
+<p>&#8212;Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon
+&eacute;pouse a
+compos&eacute;e sur un passage de votre pr&eacute;face. Elle rend
+merveilleusement
+l'intention de l'auteur.</p>
+<p>&#8212;Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez
+dou&eacute;s d'un grand c&#339;ur et d'un esprit plein de lumi&egrave;res.
+Mais
+pardonnez-moi de vous faire une question. D'o&ugrave; vient votre
+m&eacute;lancolie?</p>
+<p>&#8212;Eh! monsieur, r&eacute;pondit l'habitant du S&eacute;n&eacute;gal,
+regardez comme je suis
+b&acirc;ti. Mon plumage, il est vrai, est agr&eacute;able &agrave;
+voir, et je suis rev&ecirc;tu
+de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais
+mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue
+je suis affubl&eacute;! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux
+tiers.
+N'y a-t-il pas l&agrave; de quoi se donner au diable?</p>
+<p>&#8212;Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus
+p&eacute;nible. La queue de mon confr&egrave;re balaye les rues; mais
+les polissons me
+montrent au doigt, &agrave; cause que je n'en ai point<a
+ name="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2"><sup>2</sup></a>.</p>
+<p>&#8212;Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon &acirc;me; il est
+toujours
+f&acirc;cheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais
+permettez-moi
+de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui
+vous ressemblent, et qui demeurent l&agrave; depuis longtemps, fort
+paisiblement empaill&eacute;es. De m&ecirc;me qu'il ne suffit pas
+&agrave; une femme de
+lettres d'&ecirc;tre d&eacute;vergond&eacute;e pour faire un bon livre,
+ce n'est pas non
+plus assez pour un merle d'&ecirc;tre m&eacute;content pour avoir du
+g&eacute;nie. Je suis
+seul de mon esp&egrave;ce, et je m'en afflige; j'ai peut-&ecirc;tre
+tort, mais c'est
+mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que
+vous saurez dire.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VIII</h3>
+<br />
+<p>Malgr&eacute; la r&eacute;solution que j'avais prise et le calme que
+j'affectais, je
+n'&eacute;tais pas heureux. Mon isolement, pour &ecirc;tre glorieux, ne
+m'en semblait
+pas moins p&eacute;nible, et je ne pouvais songer sans effroi &agrave;
+la n&eacute;cessit&eacute; o&ugrave;
+je me trouvais de passer ma vie enti&egrave;re dans le c&eacute;libat.
+Le retour du
+printemps, en particulier, me causait une g&ecirc;ne mortelle, et je
+commen&ccedil;ais &agrave; tomber de nouveau dans la tristesse,
+lorsqu'une
+circonstance impr&eacute;vue d&eacute;cida de ma vie enti&egrave;re.</p>
+<p>Il va sans dire que mes &eacute;crits avaient travers&eacute; la
+Manche, et que les
+Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce
+qu'ils comprennent. Je re&ccedil;us un jour, de Londres, une lettre
+sign&eacute;e
+d'une jeune merlette:</p>
+<p>&laquo;J'ai lu votre po&egrave;me, me disait-elle, et l'admiration
+que j'ai &eacute;prouv&eacute;e
+m'a fait prendre la r&eacute;solution de vous offrir ma main et ma
+personne.
+Dieu nous a cr&eacute;&eacute;s l'un pour l'autre! Je suis semblable
+&agrave; vous, je suis
+une merlette blanche!...&raquo;</p>
+<p>On suppose ais&eacute;ment ma surprise et ma joie.&#8212;Une merlette
+blanche! me
+dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre!
+Je me h&acirc;tai de r&eacute;pondre &agrave; la belle inconnue, et je
+le fis d'une mani&egrave;re
+qui t&eacute;moignait assez combien sa proposition m'agr&eacute;ait. Je
+la pressais de
+venir &agrave; Paris ou de me permettre de voler pr&egrave;s d'elle.
+Elle me r&eacute;pondit
+qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle
+mettait ordre &agrave; ses affaires et que je la verrais bient&ocirc;t.</p>
+<p>Elle vint, en effet, quelques jours apr&egrave;s. O bonheur!
+c'&eacute;tait la plus
+jolie merlette du monde, et elle &eacute;tait encore plus blanche que
+moi.</p>
+<p>&#8212;Ah! mademoiselle, m'&eacute;criai-je, ou plut&ocirc;t madame, car
+je vous consid&egrave;re
+des &agrave; pr&eacute;sent comme mon &eacute;pouse l&eacute;gitime,
+est-il croyable qu'une cr&eacute;ature
+si charmante se trouv&acirc;t sur la terre sans que la renomm&eacute;e
+m'appr&icirc;t son
+existence? B&eacute;nis soient les malheurs que j'ai
+&eacute;prouv&eacute;s et les coups de
+bec que m'a donn&eacute;s mon p&egrave;re, puisque le ciel me
+r&eacute;servait une
+consolation si inesp&eacute;r&eacute;e! Jusqu'&agrave; ce jour, je me
+croyais condamn&eacute; &agrave; une
+solitude &eacute;ternelle, et, &agrave; vous parler franchement,
+c'&eacute;tait un rude
+fardeau &agrave; porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les
+qualit&eacute;s d'un p&egrave;re de famille. Acceptez ma main sans
+d&eacute;lai; marions-nous
+&agrave; l'anglaise, sans c&eacute;r&eacute;monie, et partons ensemble
+pour la Suisse.</p>
+<p>&#8212;Je ne l'entends pas ainsi, me r&eacute;pondit la jeune merlette; je
+veux que
+nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de
+merles un peu bien n&eacute;s y soient solennellement
+rassembl&eacute;s. Des gens
+comme nous doivent &agrave; leur propre gloire de ne pas se marier
+comme des
+chats de goutti&egrave;re. J'ai apport&eacute; une provision de <i>bank-notes</i>.
+Faites
+vos invitations, allez chez vos marchands, et ne l&eacute;sinez pas sur
+les
+rafra&icirc;chissements.</p>
+<p>Je me conformai aveugl&eacute;ment aux ordres de la blanche
+merlette. Nos noces
+furent d'un luxe &eacute;crasant; on y mangea dix mille mouches. Nous
+re&ccedil;&ucirc;mes
+la b&eacute;n&eacute;diction nuptiale d'un r&eacute;v&eacute;rend
+p&egrave;re Cormoran, qui &eacute;tait
+archev&ecirc;que <i>in partibus</i>. Un bal superbe termina la
+journ&eacute;e; enfin, rien
+ne manqua &agrave; mon bonheur.</p>
+<p>Plus j'approfondissais le caract&egrave;re de ma charmante femme,
+plus mon
+amour augmentait. Elle r&eacute;unissait, dans sa petite personne, tous
+les
+agr&eacute;ments de l'&acirc;me et du corps. Elle &eacute;tait
+seulement un peu b&eacute;gueule;
+mais j'attribuai cela &agrave; l'influence du brouillard anglais dans
+lequel
+elle avait v&eacute;cu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat
+de la
+France ne dissip&acirc;t bient&ocirc;t ce l&eacute;ger nuage.</p>
+<p>Une chose qui m'inqui&eacute;tait plus s&eacute;rieusement,
+c'&eacute;tait une sorte de
+myst&egrave;re dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur
+singuli&egrave;re,
+s'enfermant &agrave; clef avec ses cam&eacute;ristes, et passant ainsi
+des heures
+enti&egrave;res pour faire sa toilette, &agrave; ce qu'elle
+pr&eacute;tendait. Les maris
+n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur m&eacute;nage. Il
+m'&eacute;tait arriv&eacute;
+vingt fois de frapper &agrave; l'appartement de ma femme sans pouvoir
+obtenir
+qu'on m'ouvr&icirc;t la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un
+jour, entre
+autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit
+oblig&eacute;e
+de c&eacute;der et de m'ouvrir un peu &agrave; la h&acirc;te, non sans
+se plaindre fort de
+mon importunit&eacute;. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille
+pleine
+d'une esp&egrave;ce de colle faite avec de la farine et du blanc
+d'Espagne. Je
+demandai &agrave; ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me
+r&eacute;pondit
+que c'&eacute;tait un opiat pour des engelures qu'elle avait.</p>
+<p>Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle
+d&eacute;fiance pouvait
+m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'&eacute;tait
+donn&eacute;e &agrave; moi
+avec tant d'enthousiasme et une sinc&eacute;rit&eacute; si parfaite?
+J'ignorais
+d'abord que ma bien-aim&eacute;e f&ucirc;t une femme de plume; elle me
+l'avoua au
+bout de quelque temps, et elle alla m&ecirc;me jusqu'&agrave; me
+montrer le manuscrit
+d'un roman o&ugrave; elle avait imit&eacute; &agrave; la fois Walter
+Scott et Scarron. Je
+laisse &agrave; penser le plaisir que me causa une si aimable surprise.
+Non
+seulement je me voyais possesseur d'une beaut&eacute; incomparable,
+mais
+j'acqu&eacute;rais encore la certitude que l'intelligence de ma
+compagne &eacute;tait
+digne en tout point de mon g&eacute;nie. D&egrave;s cet instant, nous
+travaill&acirc;mes
+ensemble. Tandis que je composais mes po&egrave;mes, elle barbouillait
+des
+rames de papier. Je lui r&eacute;citais mes vers &agrave; haute voix,
+et cela ne la
+g&ecirc;nait nullement pour &eacute;crire pendant ce temps-l&agrave;.
+Elle pondait ses
+romans avec une facilit&eacute; presque &eacute;gale &agrave; la
+mienne, choisissant toujours
+les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des
+meurtres, et m&ecirc;me jusqu'&agrave; des filouteries, ayant toujours
+soin, en
+passant, d'attaquer le gouvernement et de pr&ecirc;cher
+l'&eacute;mancipation des
+merlettes. En un mot, aucun effort ne co&ucirc;tait &agrave; son
+esprit, aucun tour
+de force &agrave; sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une
+ligne, ni
+de faire un plan avant de se mettre &agrave; l'&#339;uvre. C'&eacute;tait le
+type de la
+merlette lettr&eacute;e.</p>
+<p>Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur
+inaccoutum&eacute;e, je
+m'aper&ccedil;us qu'elle suait &agrave; grosses gouttes, et je fus
+&eacute;tonn&eacute; devoir en
+m&ecirc;me temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos.</p>
+<p>&#8212;Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous
+&ecirc;tes malade?</p>
+<p>Elle parut d'abord un peu effray&eacute;e et m&ecirc;me penaude;
+mais la grande
+habitude qu'elle avait du monde l'aida bient&ocirc;t &agrave; reprendre
+l'empire
+admirable qu'elle gardait toujours sur elle-m&ecirc;me. Elle me dit que
+c'&eacute;tait une tache d'encre, et qu'elle y &eacute;tait fort
+sujette dans ses
+moments d'inspiration.</p>
+<p>&#8212;Est-ce que ma femme d&eacute;teint? me dis-je tout bas. Cette
+pens&eacute;e
+m'emp&ecirc;cha de dormir. La bouteille de colle me revint en
+m&eacute;moire.&#8212;O
+ciel! m'&eacute;criai-je, quel soup&ccedil;on! Cette cr&eacute;ature
+c&eacute;leste ne serait-elle
+qu'une peinture, un l&eacute;ger badigeon? se serait-elle vernie pour
+abuser de
+moi?... Quand je croyais presser sur mon c&#339;ur la s&#339;ur de mon &acirc;me,
+l'&ecirc;tre
+pr&eacute;vil&eacute;gi&eacute; cr&eacute;&eacute; pour moi seul,
+n'aurais-je donc &eacute;pous&eacute; que de la farine?</p>
+<p>Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en
+affranchir. Je fis l'achat d'un barom&egrave;tre, et j'attendis
+avidement qu'il
+vint &agrave; faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme
+&agrave; la
+campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'&eacute;preuve d'une
+lessive. Mais nous &eacute;tions en plein juillet; il faisait un beau
+temps
+effroyable.</p>
+<p>L'apparence du bonheur et l'habitude d'&eacute;crire avaient fort
+excit&eacute; ma
+sensibilit&eacute;. Na&iuml;f comme j'&eacute;tais, il m'arrivait
+parfois, en travaillant,
+que le sentiment f&ucirc;t plus fort que l'id&eacute;e, et de me mettre
+&agrave; pleurer en
+attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute
+faiblesse masculine enchante l'orgueil f&eacute;minin. Une certaine
+nuit que je
+limais une rature, selon le pr&eacute;cepte de Boileau, il advint
+&agrave; mon c&#339;ur de
+s'ouvrir.</p>
+<p>&#8212;O Loi! dis-je &agrave; ma ch&egrave;re merlette, toi, la seule et
+la plus aim&eacute;e!
+toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire,
+m&eacute;tamorphosent pour moi l'univers, vie de mon c&#339;ur, sais-tu
+combien je
+t'aime? Pour mettre en vers une id&eacute;e banale d&eacute;j&agrave;
+us&eacute;e par d'autres
+po&egrave;tes, un peu d'&eacute;tude et d'attention me font
+ais&eacute;ment trouver des
+paroles; mais o&ugrave; en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta
+beaut&eacute;
+m'inspire? Le souvenir m&ecirc;me de mes peines pass&eacute;es
+pourrait-il me fournir
+un mot pour te parler de mon bonheur pr&eacute;sent? Avant que tu
+fusses venue
+&agrave; moi, mon isolement &eacute;tait celui d'un orphelin
+exil&eacute;; aujourd'hui, c'est
+celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre
+jusqu'&agrave; ce
+que la mort en fasse un d&eacute;bris, dans cette petite cervelle
+enfi&eacute;vr&eacute;e, o&ugrave;
+fermente une inutile pens&eacute;e, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma
+belle,
+que rien ne peut &ecirc;tre qui ne soit &agrave; toi? &Eacute;coute ce
+que mon cerveau peut
+dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon
+g&eacute;nie f&ucirc;t
+une perle, et que tu fusses Cl&eacute;op&acirc;tre!</p>
+<p>En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle
+d&eacute;teignait
+visiblement. &Agrave; chaque larme qui tombait de mes yeux,
+apparaissait une
+plume, non pas m&ecirc;me noire, mais du plus vieux roux (je crois
+qu'elle
+avait d&eacute;j&agrave; d&eacute;teint autre part). Apr&egrave;s
+quelques minutes
+d'attendrissement, je me trouvai vis-&agrave;-vis d'un oiseau
+d&eacute;coll&eacute; et
+d&eacute;senfarin&eacute;, identiquement semblable aux merles les plus
+plats et les
+plus ordinaires.</p>
+<p>Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche &eacute;tait
+inutile.
+J'aurais bien pu, &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, consid&eacute;rer
+le cas comme r&eacute;dhibitoire, et
+faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte?
+N'&eacute;tait-ce
+pas assez de mon malheur? Je pris mon courage &agrave; deux pattes, je
+r&eacute;solus
+de quitter le monde, d'abandonner la carri&egrave;re des lettres, de
+fuir dans
+un d&eacute;sert, s'il &eacute;tait possible, d'&eacute;viter &agrave;
+jamais l'aspect d'une
+cr&eacute;ature vivante, et de chercher, comme Alceste,</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span class="i4">Un endroit &eacute;cart&eacute;,<br />
+</span><span>O&ugrave; d'&ecirc;tre un merle blanc on e&ucirc;t la
+libert&eacute;!</span>
+</div>
+</div>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+
+<br />
+
+<h3>X</h3>
+<br />
+<p>Je m'envolai l&agrave;-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui
+est le hasard
+des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette
+fois, on &eacute;tait couch&eacute;.&#8212;Quel mariage! me disais-je, quelle
+&eacute;quip&eacute;e!
+C'est certainement &agrave; bonne intention que cette pauvre enfant
+s'est mis
+du blanc; mais je n'en suis pas moins &agrave; plaindre, ni elle moins
+rousse.</p>
+<p>Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait
+&agrave;
+plein c&#339;ur du bienfait de Dieu qui le rend si sup&eacute;rieur aux
+po&egrave;tes, et
+donnait librement sa pens&eacute;e au silence qui l'entourait. Je ne
+pus
+r&eacute;sister &agrave; la tentation d'aller &agrave; lui et de lui
+parler.</p>
+<p>&#8212;Que vous &ecirc;tes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez
+tant que
+vous voulez, et tr&egrave;s bien, et tout le monde &eacute;coute; mais
+vous avez une
+femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse,
+la
+pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien
+aupr&egrave;s de
+vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chant&eacute;
+aussi,
+monsieur, et c'est pitoyable. J'ai rang&eacute; des mots en bataille
+comme des
+soldats prussiens, et j'ai coordonn&eacute; des fadaises pendant que
+vous
+&eacute;tiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre?</p>
+<p>&#8212;Oui, me r&eacute;pondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous
+croyez.
+Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose:
+Sadi, le Persan, en a parl&eacute;. Je m'&eacute;gosille toute la nuit
+pour elle, mais
+elle dort et ne m'entend pas. Son calice est ferm&eacute; &agrave;
+l'heure qu'il est:
+elle y berce un vieux scarab&eacute;e,&#8212;et demain matin, quand je
+regagnerai
+mon lit, &eacute;puis&eacute; de souffrance et de fatigue, c'est alors
+qu'elle
+s'&eacute;panouira, pour qu'une abeille lui mange le c&#339;ur!</p>
+<br />
+<p style="text-align: center; font-weight: bold;">FIN DE L'HISTOIRE
+D'UN MERLE BLANC.</p>
+<br />
+<div class="blkquot">
+<p>Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la
+forme
+d'une piquante all&eacute;gorie, quelque peinture de m&#339;urs d'une
+v&eacute;rit&eacute;
+frappante, ou quelque trait de critique litt&eacute;raire plein de
+raison et de
+verve gauloise. Les souffrances, les d&eacute;ceptions, les chagrins
+des po&egrave;tes
+en g&eacute;n&eacute;ral, et ceux de l'auteur en particulier, y sont
+pr&eacute;sent&eacute;s
+gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au
+lecteur l'injure de lui en donner l'explication.</p>
+<p>L'<i>Histoire d'un merle blanc</i> a paru pour la premi&egrave;re
+fois dans les
+<i>Sc&egrave;nes de la vie priv&eacute;e des animaux</i>, ouvrage
+publi&eacute; par livraisons et
+illustr&eacute; par le crayon de Grandville.</p>
+</div>
+<hr style="width: 65%;" /><a name="PIERRE_ET_CAMILLE"></a>
+<h2>PIERRE ET CAMILLE</h2>
+<h2>1844</h2>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitt&eacute;
+le service
+en 1760. Bien qu'il f&ucirc;t jeune encore, et que sa fortune lui
+perm&icirc;t de
+para&icirc;tre avantageusement &agrave; la cour, il s'&eacute;tait
+lass&eacute; de bonne heure de
+la vie de gar&ccedil;on et des plaisirs de Paris. Il se retira
+pr&egrave;s du Mans,
+dans une jolie maison de campagne. L&agrave;, au bout de peu de temps,
+la
+solitude, qui lui avait d'abord &eacute;t&eacute; agr&eacute;able, lui
+sembla p&eacute;nible. Il
+sentit qu'il lui &eacute;tait difficile de rompre tout &agrave; coup
+avec les
+habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitt&eacute;
+le monde;
+mais, ne pouvant se r&eacute;soudre &agrave; vivre seul, il prit le
+parti de se
+marier, et de trouver, s'il &eacute;tait possible, une femme qui
+partage&acirc;t son
+go&ucirc;t pour le repos et pour la vie s&eacute;dentaire qu'il
+&eacute;tait d&eacute;cid&eacute; &agrave; mener.</p>
+<p>Il ne voulait point que sa femme f&ucirc;t belle; il ne la voulait
+pas laide,
+non plus; il d&eacute;sirait qu'elle e&ucirc;t de l'instruction et de
+l'intelligence,
+avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout,
+c'&eacute;tait de la gaiet&eacute; et une humeur &eacute;gale, qu'il
+regardait, dans une
+femme, comme les premi&egrave;res des qualit&eacute;s.</p>
+<p>La fille d'un n&eacute;gociant retir&eacute;, qui demeurait dans le
+voisinage, lui
+plut. Comme le chevalier ne d&eacute;pendait de personne, il ne
+s'arr&ecirc;ta pas &agrave;
+la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un
+marchand. Il adressa &agrave; la famille une demande qui fut accueillie
+avec
+empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut
+conclu.</p>
+<p>Jamais alliance ne fut form&eacute;e sous de meilleurs et de plus
+heureux
+auspices. &Agrave; mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier
+d&eacute;couvrit
+en elle de nouvelles qualit&eacute;s et une douceur de caract&egrave;re
+inalt&eacute;rable.
+Elle, de son c&ocirc;t&eacute;, se prit pour son mari d'un amour
+extr&ecirc;me. Elle ne
+vivait qu'en lui, ne songeait qu'&agrave; lui complaire, et, bien loin
+de
+regretter les plaisirs de son &acirc;ge qu'elle lui sacrifiait, elle
+souhaitait que son existence enti&egrave;re p&ucirc;t s'&eacute;couler
+dans une solitude
+qui, de jour en jour, lui devenait plus ch&egrave;re.</p>
+<p>Cette solitude n'&eacute;tait cependant pas compl&egrave;te.
+Quelques voyages &agrave; la
+ville, la visite r&eacute;guli&egrave;re de quelques amis y faisaient
+diversion de
+temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir fr&eacute;quemment
+les
+parents de sa femme, en sorte qu'il semblait &agrave; celle-ci qu'elle
+n'avait
+pas quitt&eacute; la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras
+de son
+mari pour se retrouver dans ceux de sa m&egrave;re, et jouissait ainsi
+d'une
+faveur que la Providence accorde &agrave; bien peu de gens, car il est
+rare
+qu'un bonheur nouveau ne d&eacute;truise pas un ancien bonheur.</p>
+<p>M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bont&eacute; que sa
+femme; mais
+les passions de sa jeunesse, l'exp&eacute;rience qu'il paraissait avoir
+faite
+des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la m&eacute;lancolie.
+C&eacute;cile
+(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces
+moments de tristesse. Quoiqu'il n'y e&ucirc;t en elle, &agrave; ce
+sujet, ni
+r&eacute;flexion ni calcul, son c&#339;ur l'avertissait ais&eacute;ment de
+ne pas se
+plaindre de ces l&eacute;gers nuages qui d&eacute;truisent tout
+d&egrave;s qu'on les regarde,
+et qui ne sont rien quand on les laisse passer.</p>
+<p>La famille de C&eacute;cile &eacute;tait compos&eacute;e de bonnes
+gens, marchands enrichis
+par le travail, et dont la vieillesse &eacute;tait, pour ainsi dire, un
+perp&eacute;tuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaiet&eacute; du
+repos, achet&eacute;e
+par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des m&#339;urs de
+Versailles et m&ecirc;me des soupers de mademoiselle Quinault, il se
+plaisait
+&agrave; ces fa&ccedil;ons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles
+pour lui.
+C&eacute;cile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore,
+qui
+s'appelait Giraud. Il avait &eacute;t&eacute; ma&icirc;tre
+ma&ccedil;on, puis il &eacute;tait devenu peu &agrave;
+peu architecte; &agrave; tout cela il avait gagn&eacute; une vingtaine
+de mille livres
+de rente. La maison du chevalier &eacute;tait fort &agrave; son
+go&ucirc;t, et il y &eacute;tait
+toujours bien re&ccedil;u, quoiqu'il y arriv&acirc;t quelquefois
+couvert de pl&acirc;tre
+et de poussi&egrave;re; car, en d&eacute;pit des ans et de ses vingt
+mille livres, il
+ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle.
+Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il
+p&eacute;ror&acirc;t
+au dessert.&#8212;Vous &ecirc;tes heureux, mon neveu, disait-il souvent au
+chevalier: vous &ecirc;tes riche, jeune, vous avez une bonne petite
+femme, une
+maison pas trop mal b&acirc;tie; il ne vous manque rien, il n'y a rien
+&agrave; dire;
+tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et
+r&eacute;p&egrave;te que vous
+&ecirc;tes heureux.</p>
+<p>Un jour, C&eacute;cile, entendant ces mots, et se penchant vers son
+mari:&#8212;N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai,
+pour que tu te le laisses dire en face?</p>
+<p>Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle
+&eacute;tait
+enceinte. Il y avait derri&egrave;re la maison une petite colline
+d'o&ugrave; l'on
+d&eacute;couvrait tout le domaine. Les deux &eacute;poux s'y
+promenaient souvent
+ensemble. Un soir qu'ils y &eacute;taient assis sur l'herbe:</p>
+<p>&#8212;Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit C&eacute;cile.
+Penses-tu
+cependant qu'il e&ucirc;t tout &agrave; fait raison? Es-tu parfaitement
+heureux?</p>
+<p>&#8212;Autant qu'un homme peut l'&ecirc;tre, r&eacute;pondit le chevalier,
+et je ne vois
+rien qui puisse ajouter &agrave; mon bonheur.</p>
+<p>&#8212;Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit C&eacute;cile, car il
+me serait
+ais&eacute; de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous
+est
+absolument n&eacute;cessaire.</p>
+<p>Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle
+voulait prendre un d&eacute;tour pour lui confier un caprice de femme.
+Il fit,
+en plaisantant, mille conjectures, et &agrave; chaque question, les
+rires de
+C&eacute;cile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils
+s'&eacute;taient lev&eacute;s et ils
+descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invit&eacute;
+par la
+pente rapide, il allait entra&icirc;ner sa femme, lorsque celle-ci
+s'arr&ecirc;ta,
+et s'appuyant sur l'&eacute;paule du chevalier:</p>
+<p>&#8212;Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si
+vite.
+Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons l&agrave;
+sous mes
+paniers.</p>
+<p>Presque tous leurs entretiens, &agrave; compter de ce jour, n'eurent
+plus qu'un
+sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins &agrave; lui
+donner, de
+la mani&egrave;re dont ils l'&eacute;l&egrave;veraient, des projets
+qu'ils formaient d&eacute;j&agrave;
+pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme pr&icirc;t toutes les
+pr&eacute;cautions possibles pour conserver le tr&eacute;sor qu'elle
+portait. Il
+redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura
+la
+grossesse de C&eacute;cile ne fut qu'une longue et d&eacute;licieuse
+ivresse, pleine
+des plus douces esp&eacute;rances.</p>
+<p>Le terme fix&eacute; par la nature arriva; un enfant vint au monde,
+beau comme
+le jour. C'&eacute;tait une fille, qu'on appela Camille. Malgr&eacute;
+l'usage g&eacute;n&eacute;ral
+et contre l'avis m&ecirc;me des m&eacute;decins, C&eacute;cile voulut
+la nourrir elle-m&ecirc;me.
+Son orgueil maternel &eacute;tait si flatt&eacute; de la beaut&eacute;
+de sa fille, qu'il fut
+impossible de l'en s&eacute;parer; il &eacute;tait vrai que l'on
+n'avait vu que bien
+rarement &agrave; un enfant nouveau-n&eacute; des traits aussi
+r&eacute;guliers et aussi
+remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent &agrave; la
+lumi&egrave;re,
+brill&egrave;rent d'un &eacute;clat extraordinaire. C&eacute;cile, qui
+avait &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;e au
+couvent, &eacute;tait extr&ecirc;mement pieuse. Ses premiers pas,
+d&egrave;s qu'elle put se
+lever, furent pour aller &agrave; l'&eacute;glise rendre gr&acirc;ces
+&agrave; Dieu.</p>
+<p>Cependant, l'enfant commen&ccedil;a &agrave; prendre des forces et
+&agrave; se d&eacute;velopper. &Agrave;
+mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une
+immobilit&eacute; &eacute;trange. Aucun bruit ne semblait la frapper;
+elle &eacute;tait
+insensible &agrave; ces mille discours que les m&egrave;res adressent
+&agrave; leurs
+nourrissons; tandis qu'on chantait en la ber&ccedil;ant, elle restait
+les yeux
+fixes et ouverts, regardant avidement la clart&eacute; de la lampe, et
+ne
+paraissant rien entendre. Un jour qu'elle &eacute;tait endormie, une
+servante
+renversa un meuble; la m&egrave;re accourut aussit&ocirc;t, et vit avec
+&eacute;tonnement
+que l'enfant ne s'&eacute;tait pas r&eacute;veill&eacute;e. Le
+chevalier fut effray&eacute; de ces
+indices trop clairs pour qu'on p&ucirc;t s'y tromper. D&egrave;s qu'il
+les eut
+observ&eacute;s avec attention, il comprit &agrave; quel malheur sa
+fille &eacute;tait
+condamn&eacute;e. La m&egrave;re voulut en vain s'abuser, et, par tous
+les moyens
+imaginables, d&eacute;tourner les craintes de son mari. Le
+m&eacute;decin fut appel&eacute;,
+et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre
+Camille &eacute;tait priv&eacute;e de l'ou&iuml;e, et par
+cons&eacute;quent de la parole.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>La premi&egrave;re pens&eacute;e de la m&egrave;re avait
+&eacute;t&eacute; de demander si le mal &eacute;tait sans
+rem&egrave;de, et on lui avait r&eacute;pondu qu'il y avait des
+exemples de gu&eacute;rison.
+Pendant un an, malgr&eacute; l'&eacute;vidence, elle conserva quelque
+espoir; mais
+toutes les ressources de l'art &eacute;chou&egrave;rent, et,
+apr&egrave;s les avoir &eacute;puis&eacute;es,
+il fallut enfin y renoncer.</p>
+<p>Malheureusement &agrave; cette &eacute;poque, o&ugrave; tant de
+pr&eacute;jug&eacute;s furent d&eacute;truits et
+remplac&eacute;s, il en existait un impitoyable contre ces pauvres
+cr&eacute;atures
+qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants
+distingu&eacute;s ou
+des hommes seulement pouss&eacute;s par un sentiment charitable,
+avaient, il
+est vrai, d&egrave;s longtemps, protest&eacute; contre cette barbarie.
+Chose bizarre,
+c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizi&egrave;me
+si&egrave;cle, a devin&eacute; et
+essay&eacute; cette t&acirc;che, crue alors impossible, d'apprendre aux
+muets &agrave;
+parler sans parole. Son exemple avait &eacute;t&eacute; suivi en
+Italie, en Angleterre
+et en France, &agrave; diff&eacute;rentes reprises. Bonnet, Wallis,
+Bulwer, Van
+Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention
+chez eux avait &eacute;t&eacute; meilleure que l'effet; un peu de bien
+avait &eacute;t&eacute; op&eacute;r&eacute;
+&ccedil;&agrave; et l&agrave;, &agrave; l'insu du monde, presque au
+hasard, sans aucun fruit.
+Partout, m&ecirc;me &agrave; Paris, au sein de la civilisation la plus
+avanc&eacute;e, les
+sourds-muets &eacute;taient regard&eacute;s comme une esp&egrave;ce
+d'&ecirc;tres &agrave; part, marqu&eacute;s
+du sceau de la col&egrave;re c&eacute;leste. Priv&eacute;s de la
+parole, on leur refusait la
+pens&eacute;e. Le clo&icirc;tre pour ceux qui naissaient riches,
+l'abandon pour les
+pauvres, tel &eacute;tait leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que
+de
+piti&eacute;.</p>
+<p>Le chevalier tomba peu &agrave; peu dans le plus profond chagrin. Il
+passait la
+plus grande partie du jour seul, enferm&eacute; dans son cabinet, ou se
+promenait dans les bois. Il s'effor&ccedil;ait, lorsqu'il voyait sa
+femme, de
+montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain.
+Madame des Arcis, de son c&ocirc;t&eacute;, n'&eacute;tait pas moins
+triste. Un malheur
+m&eacute;rit&eacute; peut faire verser des larmes, presque toujours
+tardives et
+inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en
+d&eacute;courageant
+la pi&eacute;t&eacute;.</p>
+<p>Ces deux nouveaux mari&eacute;s, faits pour s'aimer et qui
+s'aimaient,
+commenc&egrave;rent ainsi &agrave; se voir avec peine et &agrave;
+s'&eacute;viter dans les m&ecirc;mes
+all&eacute;es o&ugrave; ils venaient de se parler d'un espoir si
+prochain, si
+tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa
+maison de campagne, n'avait pens&eacute; qu'au repos; le bonheur avait
+sembl&eacute;
+l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison;
+l'amour &eacute;tait venu, il &eacute;tait r&eacute;ciproque. Un
+obstacle terrible se pla&ccedil;ait
+tout &agrave; coup entre eux, et cet obstacle &eacute;tait
+pr&eacute;cis&eacute;ment l'objet m&ecirc;me
+qui e&ucirc;t d&ucirc; &ecirc;tre un lien sacr&eacute;.</p>
+<p>Ce qui causa cette s&eacute;paration soudaine et tacite, plus
+affreuse qu'un
+divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la m&egrave;re,
+en d&eacute;pit
+du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier,
+quoi qu'il voul&ucirc;t faire, malgr&eacute; sa patience et sa
+bont&eacute;, ne pouvait
+vaincre l'horreur que lui inspirait cette mal&eacute;diction de Dieu
+tomb&eacute;e sur
+lui.</p>
+<p>&#8212;Pourrais-je donc ha&iuml;r ma fille? se demandait-il souvent durant
+ses
+promenades solitaires. Est-ce sa faute si la col&egrave;re du ciel l'a
+frapp&eacute;e?
+Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher &agrave; adoucir la
+douleur
+de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? &Agrave;
+quelle
+triste existence est-elle r&eacute;serv&eacute;e si moi, son
+p&egrave;re, je l'abandonne? que
+deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est &agrave; moi de me
+r&eacute;signer.
+Qui en prendra soin? qui rel&egrave;vera? qui la prot&eacute;gera? Elle
+n'a au monde
+que sa m&egrave;re et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura
+jamais
+ni fr&egrave;re ni s&#339;ur; c'est assez d'une malheureuse de plus au
+monde. Sous
+peine de manquer de c&#339;ur, je dois consacrer ma vie &agrave; lui faire
+supporter
+la sienne.</p>
+<p>Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait &agrave; la maison avec
+la ferme
+intention de remplir ses devoirs de p&egrave;re et de mari; il trouvait
+son
+enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait
+les mains de C&eacute;cile entre les siennes: on lui avait
+parl&eacute;, disait-il,
+d'un m&eacute;decin c&eacute;l&egrave;bre, qu'il allait faire venir;
+rien n'&eacute;tait encore
+d&eacute;cid&eacute;; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant
+ainsi, il
+soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais
+d'affreuses pens&eacute;es le saisissaient malgr&eacute; lui;
+l'id&eacute;e de l'avenir, la
+vue de ce silence, de cet &ecirc;tre inachev&eacute;, dont les sens
+&eacute;taient ferm&eacute;s,
+la r&eacute;probation, le d&eacute;go&ucirc;t, la piti&eacute;, le
+m&eacute;pris du monde, l'accablaient.
+Son visage p&acirc;lissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant
+&agrave; sa
+m&egrave;re, et se d&eacute;tournait pour cacher ses larmes.</p>
+<p>C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son
+c&#339;ur avec une sorte de tendresse d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e et ce
+plein regard de
+l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle
+ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre,
+posait Camille dans son berceau, et passait des heures enti&egrave;res,
+muette
+comme elle, &agrave; la regarder.</p>
+<p>Cette esp&egrave;ce d'exaltation sombre et passionn&eacute;e devint
+si forte, qu'il
+n'&eacute;tait pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le
+plus
+absolu pendant des journ&eacute;es. On lui adressait en vain la parole.
+Il
+semblait qu'elle voul&ucirc;t savoir par elle-m&ecirc;me ce que
+c'&eacute;tait que cette
+nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre.</p>
+<p>Elle parlait par signes &agrave; l'enfant et savait seule se faire
+comprendre.
+Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-m&ecirc;me,
+semblaient
+&eacute;trangers &agrave; Camille. La m&egrave;re de madame des Arcis,
+femme d'un esprit
+assez vulgaire, ne venait gu&egrave;re &agrave; Chardonneux<a
+ name="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3"><sup>3</sup></a>
+(ainsi se nommait la
+terre du chevalier) que pour d&eacute;plorer le malheur arriv&eacute;
+&agrave; son gendre et
+&agrave; sa ch&egrave;re C&eacute;cile. Croyant faire preuve de
+sensibilit&eacute;, elle s'apitoyait
+sans rel&acirc;che sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui
+&eacute;chappa de dire un jour:&#8212;Mieux e&ucirc;t valu pour elle ne pas
+&ecirc;tre
+n&eacute;e.&#8212;Qu'auriez-vous donc fait si j'&eacute;tais ainsi?
+r&eacute;pliqua C&eacute;cile presque
+avec l'accent de la col&egrave;re.</p>
+L'oncle Giraud, le ma&icirc;tre ma&ccedil;on, ne trouvait pas grand
+mal &agrave; ce que sa
+petite ni&egrave;ce f&ucirc;t muette:&#8212;J'ai eu, disait-il, une femme si
+bavarde, que
+je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme
+pr&eacute;f&eacute;rable.
+Cette petite-l&agrave; est s&ucirc;re d'avance de ne jamais tenir de
+mauvais propos,
+ni d'en &eacute;couter, de ne pas impatienter toute une maison en
+chantant de
+vieux airs d'op&eacute;ra, qui sont tous pareils; elle ne sera pas
+querelleuse,
+elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait
+jamais; elle ne s'&eacute;veillera pas si son mari tousse, ou bien s'il
+se l&egrave;ve
+plus t&ocirc;t qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne
+r&ecirc;vera pas tout
+haut, elle sera discr&egrave;te; elle y verra clair, les sourds ont de
+bons
+yeux; elle pourra r&eacute;gler un m&eacute;moire, quand elle ne ferait
+que compter
+sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner,
+comme les propri&eacute;taires &agrave; propos de la moindre
+b&acirc;tisse; elle saura
+d'elle-m&ecirc;me une chose tr&egrave;s bonne qui ne s'apprend
+d'ordinaire que
+difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le c&#339;ur
+&agrave; sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du
+miel au
+bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle
+n'entendra pas, &agrave; d&icirc;ner, les rabat-joie qui font des
+p&eacute;riodes; elle sera
+jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera
+pas oblig&eacute;e, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se
+promener. Ma
+foi, si j'&eacute;tais jeune, je l'&eacute;pouserais tr&egrave;s bien
+quand elle sera grande,
+et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais
+tr&egrave;s
+bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait.
+<p>Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de
+gaiet&eacute;
+rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient
+s'emp&ecirc;cher de sourire tous deux &agrave; cette bonhomie un peu
+brusque, mais
+respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part.
+Mais le mal &eacute;tait l&agrave;; tout le reste de la famille
+regardait avec des
+yeux effray&eacute;s et curieux ce malheur, qui &eacute;tait une
+raret&eacute;. Quand ils
+venaient en carriole du gu&eacute; de Mauny<a name="FNanchor_4_4"></a><a
+ href="#Footnote_4_4"><sup>4</sup></a>, ces braves gens se mettaient
+en
+cercle avant d&icirc;ner, t&acirc;chant de voir et de raisonner,
+examinant tout d'un
+air d'int&eacute;r&ecirc;t, prenant un visage compos&eacute;, se
+consultant tout bas pour
+savoir quoi dire, tentant quelquefois de d&eacute;tourner la
+pens&eacute;e commune par
+une grosse remarque sur un f&eacute;tu. La m&egrave;re restait devant
+eux, sa fille
+sur ses genoux, sa gorge d&eacute;couverte, quelques gouttes de lait
+coulant
+encore. Si Rapha&euml;l e&ucirc;t &eacute;t&eacute; de la famille, la
+Vierge &agrave; la Chaise aurait
+pu avoir une s&#339;ur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en
+&eacute;tait
+d'autant plus belle.</p>
+<hr style="width: 35%;" /><br />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa
+t&acirc;che, mais fid&egrave;lement. Camille n'avait que ses yeux au
+service de son
+&acirc;me; ses premiers gestes furent, comme l'avaient
+&eacute;t&eacute; ses premiers
+regards, dirig&eacute;s vers la lumi&egrave;re. Le plus p&acirc;le
+rayon de soleil lui
+causait des transports de joie.</p>
+<p>Lorsqu'elle commen&ccedil;a &agrave; se tenir debout et &agrave;
+marcher, une curiosit&eacute; tr&egrave;s
+marqu&eacute;e lui fit examiner et toucher tous les objets qui
+l'environnaient,
+avec une d&eacute;licatesse m&ecirc;l&eacute;e de crainte et de
+plaisir, qui tenait de la
+vivacit&eacute; de l'enfant, et d&eacute;j&agrave; de la pudeur de la
+femme. Son premier
+mouvement &eacute;tait de courir vers tout ce qui lui &eacute;tait
+nouveau, comme pour
+le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours
+&agrave;
+moiti&eacute; chemin en regardant sa m&egrave;re, comme pour la
+consulter. Elle
+ressemblait alors &agrave; l'hermine, qui, dit-on, s'arr&ecirc;te et
+renonce &agrave; la
+route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de
+gravier pourrait tacher sa fourrure.</p>
+<p>Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le
+jardin. C'&eacute;tait une chose &eacute;trange que la mani&egrave;re
+dont elle les
+regardait parler. Ces enfants, &agrave; peu pr&egrave;s du m&ecirc;me
+&acirc;ge qu'elle,
+essayaient, bien entendu, de r&eacute;p&eacute;ter des mots
+estropi&eacute;s par leurs
+bonnes, et t&acirc;chaient, en ouvrant les l&egrave;vres, d'exercer
+leur intelligence
+au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement &agrave; la pauvre
+fille.
+Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle &eacute;tendait les
+mains
+vers ses petites compagnes, qui, de leur c&ocirc;t&eacute;, reculaient
+effray&eacute;es
+devant cette autre expression de leur propre pens&eacute;e.</p>
+<p>Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec
+anxi&eacute;t&eacute;
+les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle
+e&ucirc;t
+pu deviner que l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e allait
+bient&ocirc;t venir et apporter la
+lumi&egrave;re dans ce monde de t&eacute;n&egrave;bres, quelle
+n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; sa joie! Mais
+elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard,
+que le courage et la pi&eacute;t&eacute; d'un homme allaient
+d&eacute;truire. Singuli&egrave;re
+chose qu'un pr&ecirc;tre en voie plus qu'une m&egrave;re, et que
+l'esprit, qui
+discerne, trouve ce qui manque au c&#339;ur, qui souffre!</p>
+<p>Quand les petites amies de Camille furent en &acirc;ge de recevoir
+les
+premi&egrave;res instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant
+commen&ccedil;a &agrave;
+t&eacute;moigner une tr&egrave;s grande tristesse de ce qu'on n'en
+faisait pas autant
+pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille
+institutrice anglaise qui faisait &eacute;peler &agrave; grand'peine un
+enfant et le
+traitait s&eacute;v&egrave;rement. Camille assistait &agrave; la
+le&ccedil;on, regardait avec
+&eacute;tonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et
+t&acirc;chant,
+pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il
+&eacute;tait
+grond&eacute;.</p>
+<p>Les le&ccedil;ons de musique furent pour elle le sujet d'une peine
+bien plus
+vive. Debout pr&egrave;s du piano, elle roidissait et remuait ses
+petits doigts
+en regardant la ma&icirc;tresse de tous ses grands yeux, qui
+&eacute;taient tr&egrave;s
+noirs et tr&egrave;s beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait
+l&agrave;, et
+frappait quelquefois sur les touches d'une fa&ccedil;on en m&ecirc;me
+temps douce et
+irrit&eacute;e.</p>
+<p>L'impression que les &ecirc;tres ou les objets ext&eacute;rieurs
+produisaient sur les
+autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les
+choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se
+montrer du doigt ces m&ecirc;mes objets et &eacute;changer entre eux ce
+mouvement des
+l&egrave;vres qui lui &eacute;tait inintelligible, alors
+recommen&ccedil;ait son chagrin.
+Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de
+bois, elle tra&ccedil;ait presque machinalement sur le sable quelques
+lettres
+majuscules qu'elle avait vu &eacute;peler &agrave; d'autres, et qu'elle
+consid&eacute;rait
+attentivement.</p>
+<p>La pri&egrave;re du soir, que le voisin faisait faire
+r&eacute;guli&egrave;rement &agrave; ses
+enfants tous les jours, &eacute;tait pour Camille une &eacute;nigme qui
+ressemblait &agrave;
+un myst&egrave;re. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les
+mains
+sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation:</p>
+<p>&#8212;&Ocirc;tez-moi cette petite, disait-il; &eacute;pargnez-moi cette
+singerie.&#8212;Je
+prends sur moi d'en demander pardon &agrave; Dieu, r&eacute;pondit un
+jour la m&egrave;re.</p>
+<p>Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre
+facult&eacute; que
+les &Eacute;cossais appellent la double vue, que les partisans du
+magn&eacute;tisme
+veulent faire admettre, et que les m&eacute;decins rangent, la plupart
+du
+temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir
+ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien
+e&ucirc;t pu l'avertir de leur arriv&eacute;e.</p>
+<p>Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec
+une
+certaine crainte, mais ils l'&eacute;vitaient quelquefois d'un air de
+m&eacute;pris.
+Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de piti&eacute; dont parle
+La
+Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en
+riant, lui demandant de r&eacute;pondre. Ces petites rondes des
+enfants, qui se
+danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait
+&agrave;
+la promenade, d&eacute;j&agrave; &agrave; demi jeune fille, et quand
+venait le vieux refrain:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span>Entrez dans la danse,<br />
+</span><span>Voyez comme on danse...<br />
+</span></div>
+</div>
+<p>seule &agrave; l'&eacute;cart, appuy&eacute;e sur un banc, elle
+suivait la mesure, en
+balan&ccedil;ant sa jolie t&ecirc;te, sans essayer de se m&ecirc;ler au
+groupe, mais avec
+assez de tristesse et de gentillesse pour faire piti&eacute;.</p>
+<p>L'une des plus grandes t&acirc;ches qu'essaya cet esprit
+maltrait&eacute; fut de
+vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait
+l'arithm&eacute;tique. Il
+s'agissait d'un calcul fort ais&eacute; et fort court. La voisine se
+d&eacute;battait
+contre quelques chiffres un peu embrouill&eacute;s. Le total ne se
+montait
+gu&egrave;re &agrave; plus de douze ou quinze unit&eacute;s. La voisine
+comptait sur ses
+doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider,
+&eacute;tendit
+ses deux mains ouvertes. On lui avait donn&eacute;, &agrave; elle
+aussi, les premi&egrave;res
+et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre.
+Un animal intelligent, un oiseau m&ecirc;me, compte d'une fa&ccedil;on
+ou d'une
+autre, que nous ne savons pas, jusqu'&agrave; deux ou trois. Une pie,
+dit-on, a
+compt&eacute; jusqu'&agrave; cinq. Camille, dans cette circonstance,
+aurait eu &agrave;
+compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'&agrave; dix. Elle
+les tenait
+ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne
+volont&eacute;,
+qu'on l'e&ucirc;t prise pour un honn&ecirc;te homme qui ne peut pas
+payer.</p>
+<p>La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille
+n'en
+donnait aucun indice.&#8212;C'est pourtant dr&ocirc;le, disait le chevalier,
+qu'une
+petite fille ne comprenne pas un bonnet! &Agrave; de pareils propos,
+madame des
+Arcis souriait tristement.&#8212;Elle est pourtant belle! disait-elle
+&agrave; son
+mari; et en m&ecirc;me temps, avec douceur, elle poussait un peu
+Camille pour
+la faire marcher devant son p&egrave;re, afin qu'il v&icirc;t mieux sa
+taille, qui
+commen&ccedil;ait &agrave; se former, et sa d&eacute;marche encore
+enfantine, qui &eacute;tait
+charmante.</p>
+<p>&Agrave; mesure qu'elle avan&ccedil;ait en &acirc;ge, Camille se
+prit de passion, non pour
+la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les &eacute;glises,
+qu'elle
+voyait. Peut-&ecirc;tre avait-elle dans l'&acirc;me cet instinct
+invincible qui fait
+qu'un enfant de dix ans con&ccedil;oit et garde le projet de prendre
+une robe
+de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer
+ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indiff&eacute;rents et
+m&ecirc;me des
+philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais
+elle existe.</p>
+<p>&laquo;Lorsque j'&eacute;tais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne
+voyais que le
+ciel,&raquo; est certainement un mot sublime, &eacute;crit, comme on
+sait, par un
+sourd-muet. Camille &eacute;tait bien loin de tant de force. L'image
+grossi&egrave;re
+de la Vierge, badigeonn&eacute;e de blanc de c&eacute;ruse, sur un fond
+de pl&acirc;tre
+frott&eacute; de bleu, &agrave; peu pr&egrave;s comme l'enseigne d'une
+boutique; un enfant de
+ch&#339;ur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont
+la
+voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans
+que Camille en p&ucirc;t rien entendre; la d&eacute;marche du suisse,
+les airs du
+bedeau,&#8212;qui sait ce qui fait lever les yeux &agrave; un enfant? Mais
+qu'importe, d&egrave;s que ces yeux se l&egrave;vent?</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>&#8212;Elle est pourtant belle! se r&eacute;p&eacute;tait le chevalier, et
+Camille l'&eacute;tait
+en effet. Dans le parfait ovale d'un visage r&eacute;gulier, sur des
+traits
+d'une puret&eacute; et d'une fra&icirc;cheur admirables, brillait, pour
+ainsi dire,
+la clart&eacute; d'un bon c&#339;ur. Camille &eacute;tait petite, non point
+p&acirc;le, mais tr&egrave;s
+blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son
+naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance d&egrave;s que
+le
+malheur venait la toucher; pleine de gr&acirc;ce dans tous ses
+mouvements,
+d'esprit et quelquefois d'&eacute;nergie dans sa petite pantomime,
+singuli&egrave;rement industrieuse &agrave; se faire entendre, vive
+&agrave; comprendre,
+toujours ob&eacute;issante d&egrave;s qu'elle avait compris. Le
+chevalier restait
+aussi parfois, comme madame des Arcis, &agrave; regarder sa fille sans
+parler.
+Tant de gr&acirc;ce et de beaut&eacute;, joint &agrave; tant de malheur
+et d'horreur, &eacute;tait
+pr&egrave;s de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent
+Camille avec
+une sorte de transport, en disant tout haut:&#8212;Je ne suis cependant pas
+un m&eacute;chant homme!</p>
+<p>Il y avait une all&eacute;e dans le bois, au fond du jardin,
+o&ugrave; le chevalier
+avait l'habitude de se promener apr&egrave;s le d&eacute;jeuner. De la
+fen&ecirc;tre de sa
+chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir
+derri&egrave;re les
+arbres. Elle n'osait gu&egrave;re l'y aller retrouver. Elle regardait,
+avec un
+chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait &eacute;t&eacute; pour
+elle plut&ocirc;t un
+amant qu'un &eacute;poux, dont elle n'avait jamais re&ccedil;u un
+reproche, &agrave; qui elle
+n'en avait jamais eu un seul &agrave; faire, et qui n'avait plus le
+courage de
+l'aimer parce qu'elle &eacute;tait m&egrave;re.</p>
+<p>Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle
+comme un ange, le c&#339;ur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui
+devait avoir lieu dans un ch&acirc;teau voisin. Madame des Arcis
+voulait y
+mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le
+monde et sur son mari la beaut&eacute; de sa fille. Elle avait
+pass&eacute; des nuits
+sans sommeil &agrave; chercher quelle robe elle lui mettrait; elle
+avait form&eacute;
+sur ce projet les plus douces esp&eacute;rances.&#8212;Il faudra bien, se
+disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour
+toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la
+plus belle.</p>
+<p>D&egrave;s que le chevalier vit sa femme venir &agrave; lui, il
+s'avan&ccedil;a au-devant
+d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une
+galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne
+s'&eacute;cartait
+jamais, malgr&eacute; sa bonhomie naturelle. Ils commenc&egrave;rent
+par &eacute;changer
+quelques mots insignifiants, puis ils se mirent &agrave; marcher l'un
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+l'autre.</p>
+<p>Madame des Arcis cherchait de quelle mani&egrave;re elle proposerait
+&agrave; son mari
+de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une
+d&eacute;termination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille,
+celle
+de ne plus voir le monde. La seule pens&eacute;e d'exposer son malheur
+aux yeux
+des indiff&eacute;rents ou des malveillants mettait le chevalier
+presque hors
+de lui. Il avait annonc&eacute; formellement sa volont&eacute; sur ce
+sujet. Il
+fallait donc que madame des Arcis trouv&acirc;t un biais, un
+pr&eacute;texte
+quelconque, non seulement pour ex&eacute;cuter son dessein, mais pour
+en
+parler.</p>
+<p>Pendant ce temps-l&agrave;, le chevalier paraissait
+r&eacute;fl&eacute;chir beaucoup de son
+c&ocirc;t&eacute;. Il fut le premier &agrave; rompre le silence. Une
+affaire survenue &agrave; un
+de ses parents, dit-il &agrave; sa femme, venait d'occasionner de
+grands
+d&eacute;rangements de fortune dans sa famille; il &eacute;tait
+important pour lui de
+surveiller les gens charg&eacute;s des mesures &agrave; prendre; ses
+int&eacute;r&ecirc;ts, et par
+cons&eacute;quent ceux de madame des Arcis elle-m&ecirc;me, couraient
+le risque
+d'&ecirc;tre compromis faute de soin. Bref, il annon&ccedil;a qu'il
+&eacute;tait oblig&eacute; de
+faire un court voyage en Hollande, o&ugrave; il devait s'entendre avec
+son
+banquier; il ajouta que l'affaire &eacute;tait extr&ecirc;mement
+press&eacute;e, et qu'il
+comptait partir d&egrave;s le lendemain matin.</p>
+<p>Il n'&eacute;tait que trop facile &agrave; madame des Arcis de
+comprendre le motif de
+ce voyage. Le chevalier &eacute;tait bien &eacute;loign&eacute; de
+songer &agrave; abandonner sa
+femme; mais, en d&eacute;pit de lui-m&ecirc;me, il &eacute;prouvait un
+besoin irr&eacute;sistible
+de s'isoler tout &agrave; fait pendant quelque temps, ne f&ucirc;t-ce
+que pour
+revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du
+temps,
+ce besoin de solitude &agrave; l'homme comme la souffrance physique aux
+animaux.</p>
+<p>Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne
+r&eacute;pondit que
+par ces phrases banales qu'on a toujours sur les l&egrave;vres quand on
+ne peut
+pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le
+chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette
+d&eacute;marche, et ne s'y opposait en aucune fa&ccedil;on. Tandis
+qu'elle parlait, la
+douleur lui serrait le c&#339;ur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et
+s'assit sur un banc.</p>
+<p>L&agrave;, elle resta plong&eacute;e dans une r&ecirc;verie
+profonde, les regards fixes, les
+mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande
+joie ni grands plaisirs. Sans &ecirc;tre une femme d'un esprit
+&eacute;lev&eacute;, elle
+sentait assez fortement et elle &eacute;tait d'une famille assez
+commune pour
+avoir quelque peu souffert. Son mariage avait &eacute;t&eacute; pour
+elle un bonheur
+tout &agrave; fait impr&eacute;vu, tout &agrave; fait nouveau; un
+&eacute;clair avait brill&eacute; devant
+ses yeux au milieu de longues et froides journ&eacute;es, maintenant la
+nuit la
+saisissait.</p>
+<p>Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier d&eacute;tournait les
+yeux, et
+semblait impatient de rentrer &agrave; la maison. Il se levait et se
+rasseyait.
+Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils
+rentr&egrave;rent ensemble.</p>
+<p>L'heure du d&icirc;ner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se
+trouvait
+malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre &eacute;tait un
+prie-Dieu o&ugrave; elle resta &agrave; genoux jusqu'au soir. Sa femme
+de chambre
+entra plusieurs fois, ayant re&ccedil;u du chevalier l'ordre secret de
+veiller
+sur elle; elle ne r&eacute;pondit pas &agrave; ce qu'on lui disait.
+Vers huit heures
+du soir elle sonna, demanda la robe command&eacute;e &agrave; l'avance
+pour sa fille,
+et qu'on mit le cheval &agrave; la voiture. Elle fit avertir en
+m&ecirc;me temps le
+chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y
+accompagn&acirc;t.</p>
+<p>Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus
+l&eacute;g&egrave;re. Sur ce corps bien-aim&eacute;, dont les contours
+commen&ccedil;aient &agrave; se
+dessiner, la m&egrave;re posa une petite parure simple et
+fra&icirc;che. Une robe de
+mousseline blanche brod&eacute;e, des petits souliers de satin blanc,
+un
+collier de graines d'Am&eacute;rique sur le cou, une couronne de bluets
+sur la
+t&ecirc;te, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec
+orgueil et
+sautait de joie. La m&egrave;re, v&ecirc;tue d'une robe de velours,
+comme quelqu'un
+qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psych&eacute;, et
+l'embrassait coup sur coup, en r&eacute;p&eacute;tant: Tu es belle, tu
+es belle!
+lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune
+&eacute;motion
+apparente, demanda &agrave; son domestique si on avait attel&eacute;,
+et &agrave; son mari
+s'il venait. Le chevalier donna la main &agrave; sa femme, et l'on alla
+au bal.</p>
+<p>C'&eacute;tait la premi&egrave;re fois qu'on voyait Camille. On
+avait beaucoup entendu
+parler d'elle. La curiosit&eacute; dirigea tous les regards vers la
+petite
+fille d&egrave;s qu'elle parut. On pouvait s'attendre &agrave; ce que
+madame des
+Arcis montr&acirc;t quelque embarras et quelque inqui&eacute;tude; il
+n'en fut rien.
+Apr&egrave;s les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus
+calme, et
+tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une esp&egrave;ce
+d'&eacute;tonnement ou un air d'int&eacute;r&ecirc;t affect&eacute;,
+elle la laissait aller par la
+chambre sans para&icirc;tre y songer.</p>
+<p>Camille retrouvait l&agrave; ses petites compagnes; elle courait
+tour &agrave; tour
+vers l'une ou vers l'autre, comme si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+au jardin. Toutes,
+cependant, la recevaient avec r&eacute;serve et avec froideur. Le
+chevalier,
+debout &agrave; l'&eacute;cart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent
+&agrave; lui,
+vant&egrave;rent la beaut&eacute; de sa fille; des personnes
+&eacute;trang&egrave;res, ou m&ecirc;me
+inconnues, l'abord&egrave;rent avec l'intention de lui faire
+compliment. Il
+sentait qu'on le consolait, et ce n'&eacute;tait gu&egrave;re de son
+go&ucirc;t. Cependant
+un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu
+&agrave;
+peu quelque joie au c&#339;ur. Apr&egrave;s avoir parl&eacute; par gestes
+presque &agrave; tout le
+monde, Camille &eacute;tait rest&eacute;e debout entre les genoux de sa
+m&egrave;re. On
+venait de la voir aller de c&ocirc;t&eacute; et d'autre; on s'attendait
+&agrave; quelque
+chose d'&eacute;trange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien
+fait que
+de dire bonsoir aux gens avec une grande r&eacute;v&eacute;rence,
+donner un petit
+<i>shake-hand</i> &agrave; des demoiselles anglaises, envoyer des
+baisers aux m&egrave;res
+de ses petites amies, le tout peut-&ecirc;tre appris par c&#339;ur, mais
+fait avec
+gr&acirc;ce et na&iuml;vet&eacute;. Revenue tranquillement &agrave; sa
+place, on commen&ccedil;a &agrave;
+l'admirer. Rien, en effet, n'&eacute;tait plus beau que cette enveloppe
+dont
+ne pouvait sortir cette pauvre &acirc;me. Sa taille, son visage, ses
+longs
+cheveux boucl&eacute;s, ses yeux surtout d'un &eacute;clat
+incomparable, surprenaient
+tout le monde. En m&ecirc;me temps que ses regards essayaient de tout
+deviner,
+et ses gestes de tout dire, son air r&eacute;fl&eacute;chi et
+m&eacute;lancolique pr&ecirc;tait &agrave;
+ses moindres mouvements, &agrave; ses allures d'enfant et &agrave; ses
+poses un
+certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en
+e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; frapp&eacute;. On s'approcha de madame des Arcis, on
+l'entoura, on fit
+mille questions par gestes &agrave; Camille; &agrave;
+l'&eacute;tonnement et &agrave; la r&eacute;pugnance
+avaient succ&eacute;d&eacute; une bienveillance sinc&egrave;re, une
+franche sympathie.
+L'exag&eacute;ration, qui arrive toujours d&egrave;s que le voisin
+parle apr&egrave;s le
+voisin pour r&eacute;p&eacute;ter la m&ecirc;me chose, s'en m&ecirc;la
+bient&ocirc;t. On n'avait jamais
+vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'&eacute;tait
+si beau
+qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle
+&eacute;tait loin
+de rien comprendre.</p>
+<p>Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut
+ce
+soir-l&agrave; un battement de c&#339;ur qui lui &eacute;tait d&ucirc;, le
+plus heureux, le plus
+pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire
+&eacute;chang&eacute;, qui
+valait bien des larmes.</p>
+<p>Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse.
+Les
+enfants se prirent par la main, se mirent en place et
+commenc&egrave;rent &agrave;
+ex&eacute;cuter les pas que le ma&icirc;tre de danse de l'endroit leur
+avait appris.
+Les parents, d'autre part, commenc&egrave;rent &agrave; se complimenter
+r&eacute;ciproquement, &agrave; trouver charmante cette petite
+f&ecirc;te, et &agrave; se faire
+remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs
+prog&eacute;nitures. Ce
+fut bient&ocirc;t un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries
+de caf&eacute;
+entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes
+filles,
+de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les
+mamans, bref un bal d'enfants en province.</p>
+<p>Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense
+bien,
+n'&eacute;tait pas de la contredanse. Camille regardait la f&ecirc;te
+avec une
+attention un peu triste. Un petit gar&ccedil;on vint l'inviter. Elle
+secoua la
+t&ecirc;te pour toute r&eacute;ponse; quelques bluets tomb&egrave;rent
+de sa couronne, qui
+n'&eacute;tait pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut
+bient&ocirc;t
+r&eacute;par&eacute;, avec quelques &eacute;pingles, le d&eacute;sordre
+de cette coiffure qu'elle
+avait faite elle-m&ecirc;me; mais elle chercha vainement ensuite son
+mari: il
+n'&eacute;tait plus dans la salle. Elle fit demander s'il &eacute;tait
+parti, et s'il
+avait pris la voiture. On lui r&eacute;pondit qu'il &eacute;tait
+retourn&eacute; chez lui &agrave;
+pied.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Le chevalier avait r&eacute;solu de s'&eacute;loigner sans dire
+adieu &agrave; sa femme. Il
+craignait et fuyait toute explication f&acirc;cheuse, et comme,
+d'ailleurs,
+son dessein &eacute;tait de revenir dans peu de temps, il crut agir
+plus
+sagement en laissant seulement une lettre. Il n'&eacute;tait pas tout
+&agrave; fait
+vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage
+pouvait lui &ecirc;tre avantageux. Un de ses amis &eacute;crivit
+&agrave; Chardonneux pour
+presser son d&eacute;part; c'&eacute;tait un pr&eacute;texte convenu.
+Il prit, en rentrant,
+le semblant d'un homme oblig&eacute; de s'en aller &agrave;
+l'improviste. Il fit faire
+ses paquets en toute h&acirc;te, les envoya &agrave; la ville, monta
+&agrave; cheval et
+partit.</p>
+<p>Une h&eacute;sitation involontaire et un tr&egrave;s grand regret
+s'empar&egrave;rent
+cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit
+d'avoir ob&eacute;i trop vite &agrave; un sentiment qu'il pouvait
+ma&icirc;triser, de faire
+verser &agrave; sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver
+ailleurs le
+repos qu'il &ocirc;tait peut-&ecirc;tre &agrave; sa maison.&#8212;Mais qui
+sait, pensa-t-il, si
+je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait
+si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas
+des jours plus heureux? Je suis frapp&eacute; d'un malheur dont Dieu
+seul
+conna&icirc;t la cause; je m'&eacute;loigne pour quelques jours du lieu
+o&ugrave; je
+souffre. Le changement, le voyage, la fatigue m&ecirc;me, calmeront
+peut-&ecirc;tre
+mes ennuis; je vais m'occuper de choses mat&eacute;rielles,
+importantes,
+n&eacute;cessaires; je reviendrai le c&#339;ur plus tranquille, plus
+content;
+j'aurai r&eacute;fl&eacute;chi, je saurai mieux ce que j'ai &agrave;
+faire.&#8212;Cependant C&eacute;cile
+va souffrir, se disait-il au fond du c&#339;ur. Mais, son parti une fois
+pris, il continua sa route.</p>
+<p>Madame des Arcis avait quitt&eacute; le bal vers onze heures. Elle
+&eacute;tait mont&eacute;e
+en voiture avec sa fille, qui s'endormit bient&ocirc;t sur ses genoux.
+Bien
+qu'elle ignor&acirc;t que le chevalier e&ucirc;t ex&eacute;cut&eacute;
+si promptement son projet
+de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'&ecirc;tre sortie seule de
+chez ses
+voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'&eacute;gards
+devient
+une douleur sensible &agrave; qui en soup&ccedil;onne le motif. Le
+chevalier n'avait
+pu supporter le spectacle public de son malheur. La m&egrave;re avait
+voulu
+montrer ce malheur pour t&acirc;cher de le vaincre et d'en avoir
+raison. Elle
+eut ais&eacute;ment pardonn&eacute; &agrave; son mari un mouvement de
+tristesse ou de
+mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle
+mani&egrave;re de
+laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inou&iuml;e;
+et la
+moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche,
+lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas l&agrave;, a fait,
+quelquefois
+plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de
+bien.</p>
+<p>Tandis que la voiture se tra&icirc;nait lentement sur les cailloux
+d'un
+chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille
+endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant
+Camille,
+de fa&ccedil;on &agrave; ce que les cahots ne pussent
+l'&eacute;veiller, elle songeait, avec
+cette force que la nuit donne &agrave; la pens&eacute;e, &agrave; la
+fatalit&eacute; qui semblait la
+poursuivre jusque dans cette joie l&eacute;gitime qu'elle venait
+d'avoir &agrave; ce
+bal. Une &eacute;trange disposition d'esprit la faisait se reporter
+tour &agrave;
+tour, tant&ocirc;t vers son propre pass&eacute;, tant&ocirc;t vers
+l'avenir de sa
+fille.&#8212;Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'&eacute;loigne
+de moi;
+s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes
+efforts, toutes mes pri&egrave;res ne serviront qu'&agrave;
+l'importuner; son amour
+est mort, sa piti&eacute; subsiste, mais son chagrin est plus fort que
+lui et
+que moi-m&ecirc;me. Ma fille est belle, mais vou&eacute;e au malheur;
+qu'y puis-je
+faire? que puis-je pr&eacute;voir ou emp&ecirc;cher? Si je m'attache
+&agrave; cette pauvre
+enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer
+&agrave;
+voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais,
+au
+contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son
+ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-&ecirc;tre de me
+s&eacute;parer de ma
+fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voul&ucirc;t confier Camille
+&agrave; des
+&eacute;trangers, et se d&eacute;livrer d'un spectacle qui l'afflige?</p>
+<p>En se parlant ainsi &agrave; elle-m&ecirc;me, madame des Arcis
+embrassait Camille.</p>
+<p>&#8212;Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au
+prix
+de ton repos, de ta vie peut-&ecirc;tre, l'apparence d'un bonheur qui
+me
+fuirait &agrave; mon tour! cesser d'&ecirc;tre m&egrave;re pour
+&ecirc;tre &eacute;pouse! Quand une
+pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y
+songer?</p>
+<p>Puis elle revenait &agrave; ses conjectures.&#8212;Que va-t-il arriver? se
+demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille
+sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que
+deviendra cette enfant?</p>
+<p>&Agrave; quelque distance de Chardonneux, il y avait un gu&eacute;
+&agrave; passer. Il avait
+beaucoup plu depuis un mois &agrave; peu pr&egrave;s, en sorte que la
+rivi&egrave;re
+d&eacute;bordait et couvrait les pr&eacute;s d'alentour. Le <i>passeux</i>
+refusa d'abord
+de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait
+d&eacute;teler, qu'il
+se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le
+carrosse. Madame des Arcis, press&eacute;e de revoir son mari, ne
+voulut pas
+descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'&eacute;tait un
+trajet de
+quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois.</p>
+<p>Au milieu du gu&eacute;, le bateau commen&ccedil;a &agrave;
+d&eacute;vier, pouss&eacute; par le courant. Le
+<i>passeux</i> demanda aide au cocher pour emp&ecirc;cher, disait-il,
+d'aller &agrave;
+l'&eacute;cluse. Il y avait, en effet, &agrave; deux ou trois cents pas
+plus bas, un
+moulin avec une &eacute;cluse, faite de soliveaux, de pieux et de
+planches
+rassembl&eacute;es, mais vieille, bris&eacute;e par l'eau, et devenue
+une esp&egrave;ce de
+cascade, ou plut&ocirc;t de pr&eacute;cipice. Il &eacute;tait clair
+que, si l'on se
+laissait entra&icirc;ner jusque-l&agrave;, on devait s'attendre
+&agrave; un accident
+terrible.</p>
+<p>Le cocher &eacute;tait descendu de son si&egrave;ge; il aurait voulu
+&ecirc;tre bon &agrave;
+quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le
+<i>passeux</i>, de son c&ocirc;t&eacute;, faisait ce qu'il pouvait,
+mais la nuit &eacute;tait
+sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui
+tant&ocirc;t se
+relayaient, tant&ocirc;t r&eacute;unissaient leurs forces, pour couper
+l'eau et
+gagner la rive.</p>
+<p>&Agrave; mesure que le bruit de l'&eacute;cluse se rapprochait, le
+danger devenait
+plus effrayant. Le bateau, lourdement charg&eacute;, et d&eacute;fendu
+contre le
+courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche
+&eacute;tait bien enfonc&eacute;e et bien tenue &agrave; l'avant, le
+bac s'arr&ecirc;tait, allait
+de c&ocirc;t&eacute;, ou tournait sur lui-m&ecirc;me; mais le flot
+&eacute;tait trop fort. Madame
+des Arcis, qui &eacute;tait rest&eacute;e dans la voiture avec
+l'enfant, ouvrit la
+glace avec une terreur affreuse:</p>
+<p>&#8212;Est-ce que nous sommes perdus? s'&eacute;cria-t-elle.</p>
+<p>En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tomb&egrave;rent dans
+le bateau,
+&eacute;puis&eacute;s, et les mains meurtries.</p>
+<p>Le <i>passeux</i> savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait
+pas de temps
+&agrave; perdre:</p>
+<p>&#8212;P&egrave;re Georgeot, dit madame des Arcis au <i>passeux</i>
+(c'&eacute;tait son nom),
+peux-tu me sauver, ma fille et moi?</p>
+<p>Le p&egrave;re Georgeot jeta un coup, d'&#339;il sur l'eau, puis sur la
+rive:</p>
+<p>&#8212;Certainement, r&eacute;pondit-il en haussant les &eacute;paules
+d'un air presque
+offens&eacute; qu'on lui adress&acirc;t une pareille question.</p>
+<p>&#8212;Que faut-il faire? dit madame des Arcis.</p>
+<p>&#8212;Vous mettre sur mes &eacute;paules, r&eacute;pliqua le <i>passeux</i>.
+Gardez votre robe,
+&ccedil;a vous soutiendra. Empoignez-moi le cou &agrave; deux bras,
+mais n'ayez pas
+peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noy&eacute;s; ne criez
+pas, &ccedil;a
+vous ferait boire. Quant &agrave; la petite, je la prendrai d'une main
+par la
+taille, je nagerai de l'autre &agrave; la marini&egrave;re, et je la
+passerai en l'air
+sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de
+terre qui sont dans ce champ-l&agrave;.</p>
+<p>&#8212;Et Jean? dit madame des Arcis, d&eacute;signant le cocher.</p>
+<p>&#8212;Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille &agrave;
+l'&eacute;cluse et
+qu'il attende, je le retrouverai.</p>
+<p>Le p&egrave;re Georgeot s'&eacute;lan&ccedil;a dans l'eau,
+charg&eacute; de son double fardeau, mais
+il avait trop pr&eacute;jug&eacute; de ses forces. Il n'&eacute;tait
+plus jeune, tant s'en
+fallait. La rive &eacute;tait plus loin qu'il ne disait, et le courant
+plus
+fort qu'il ne l'avait pens&eacute;. Il fit cependant tout ce qu'il put
+pour
+arriver &agrave; terre, mais il fut bient&ocirc;t
+entra&icirc;n&eacute;. Le tronc d'un saule
+couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les
+t&eacute;n&egrave;bres, l'arr&ecirc;ta
+tout &agrave; coup: il s'y &eacute;tait violemment frapp&eacute; au
+front. Son sang coula, sa
+vue s'obscurcit.</p>
+<p>&#8212;Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le
+v&ocirc;tre;
+je n'en puis plus.</p>
+<p>&#8212;Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la
+m&egrave;re.</p>
+<p>-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le <i>passeux</i>.</p>
+<p>Madame des Arcis, pour toute r&eacute;ponse, ouvrit les bras,
+l&acirc;cha le cou du
+<i>passeux</i>, et se laissa aller au fond de l'eau.</p>
+<p>Lorsque le <i>passeux</i> eut d&eacute;pos&eacute; &agrave; terre
+la petite Camille saine et
+sauve, le cocher, qui avait &eacute;t&eacute; tir&eacute; de la
+rivi&egrave;re par un paysan, l'aida
+&agrave; chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le
+lendemain matin, pr&egrave;s du rivage.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Un an apr&egrave;s cet &eacute;v&eacute;nement, dans une chambre
+d'un h&ocirc;tel garni situ&eacute; rue
+du Bouloi, &agrave; Paris, dans le quartier des diligences, une jeune
+fille en
+deuil &eacute;tait assise pr&egrave;s d'une table, au coin du feu. Sur
+cette table
+&eacute;tait une bouteille de vin d'ordinaire, &agrave; moiti&eacute;
+vide, et un verre. Un
+homme courb&eacute; par l'&acirc;ge, mais d'une physionomie ouverte et
+franche, v&ecirc;tu
+&agrave; peu pr&egrave;s comme un ouvrier, se promenait &agrave; grands
+pas dans la chambre.
+De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arr&ecirc;tait
+devant
+elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors,
+&eacute;tendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement
+m&ecirc;l&eacute; d'une
+sorte de r&eacute;pugnance involontaire, et remplissait le verre. Le
+vieillard
+buvait un petit coup, puis recommen&ccedil;ait &agrave; marcher, tout
+en gesticulant
+d'une fa&ccedil;on singuli&egrave;re et presque ridicule, pendant que
+la jeune fille,
+souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention.</p>
+<p>Il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; difficile, &agrave; qui se f&ucirc;t
+trouv&eacute; l&agrave;, de deviner quelles &eacute;taient
+ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais
+pleine de gr&acirc;ce et de distinction, portant sur son visage et dans
+ses
+moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la
+beaut&eacute;;
+l'autre, d'une apparence tout &agrave; fait vulgaire, les habits en
+d&eacute;sordre,
+le chapeau sur la t&ecirc;te, buvant du gros vin de cabaret, et faisant
+r&eacute;sonner sur le parquet les clous de ses souliers.
+C'&eacute;tait un &eacute;trange
+contraste.</p>
+<p>Ces deux personnes &eacute;taient pourtant li&eacute;es par une
+amiti&eacute; bien vive et
+bien tendre. C'&eacute;tait Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme
+&eacute;tait
+venu &agrave; Chardonneux lorsque madame des Arcis avait
+&eacute;t&eacute; port&eacute;e d'abord &agrave;
+l'&eacute;glise, puis &agrave; sa derni&egrave;re demeure. Sa
+m&egrave;re &eacute;tant morte et son p&egrave;re
+absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce
+monde.
+Le chevalier, ayant une fois quitt&eacute; sa maison, distrait par son
+voyage,
+appel&eacute; par ses affaires et oblig&eacute; de parcourir plusieurs
+villes de la
+Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte
+qu'il se passa pr&egrave;s d'un mois, pendant lequel Camille resta,
+pour ainsi
+dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, &agrave; la maison une
+sorte de
+gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la
+m&egrave;re, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi
+&eacute;tait une
+sin&eacute;cure; la gouvernante connaissait &agrave; peine Camille, et
+ne pouvait lui
+&ecirc;tre d'aucun secours dans une pareille circonstance.</p>
+<p>La douleur de la jeune fille &agrave; la mort de sa m&egrave;re
+avait &eacute;t&eacute; si violente,
+qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame
+des Arcis avait &eacute;t&eacute; retir&eacute; de l'eau et
+apport&eacute; &agrave; la maison, Camille
+accompagnait ce cort&egrave;ge fun&egrave;bre en poussant des cris de
+d&eacute;sespoir si
+d&eacute;chirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y
+avait, en
+effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet &ecirc;tre qu'on
+&eacute;tait habitu&eacute; &agrave;
+voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout &agrave; coup de son
+silence
+en pr&eacute;sence de la mort. Les sons inarticul&eacute;s qui
+s'&eacute;chappaient de ses
+l&egrave;vres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose
+de
+sauvage; ce n'&eacute;taient ni des paroles ni des sanglots, mais une
+sorte de
+langage horrible, qui semblait invent&eacute; par la douleur. Pendant
+un jour
+et une nuit, ces cris affreux ne cess&egrave;rent de remplir la maison;
+Camille
+courait de tous c&ocirc;t&eacute;s, s'arrachant les cheveux et frappant
+les
+murailles. On essaya en vain de l'arr&ecirc;ter; la force m&ecirc;me
+fut inutile. Ce
+ne fut que la nature &eacute;puis&eacute;e qui la fit enfin tomber au
+pied du lit o&ugrave;
+le corps de sa m&egrave;re &eacute;tait couch&eacute;.</p>
+<p>Presque aussit&ocirc;t, elle avait paru reprendre sa
+tranquillit&eacute; accoutum&eacute;e,
+et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle &eacute;tait rest&eacute;e
+quelque temps dans
+un calme apparent, marchant toute la journ&eacute;e, au hasard, d'un
+pas lent
+et distrait, ne se refusant &agrave; aucun des soins qu'on prenait pour
+elle;
+on la croyait revenue &agrave; elle-m&ecirc;me, et le m&eacute;decin,
+qui avait &eacute;t&eacute; appel&eacute;,
+s'y trompa comme tout le monde; mais une fi&egrave;vre nerveuse se
+d&eacute;clara
+bient&ocirc;t avec les plus graves sympt&ocirc;mes. Il fallut veiller
+constamment
+sur la malade; sa raison semblait enti&egrave;rement perdue.</p>
+<p>C'&eacute;tait alors que l'oncle Giraud avait pris la
+r&eacute;solution de venir &agrave;
+tout prix au secours de sa ni&egrave;ce.&#8212;Puisqu'elle n'a plus ni
+p&egrave;re ni m&egrave;re
+dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me
+d&eacute;clare
+pour son oncle v&eacute;ritable, charg&eacute; de la soigner et
+d'emp&ecirc;cher qu'il ne
+lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent
+demand&eacute;
+&agrave; son p&egrave;re de me la donner pour me faire rire. Je ne veux
+pas l'en
+priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. &Agrave;
+son
+retour, je la lui rendrai fid&egrave;lement.</p>
+<p>L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux m&eacute;decins, par une
+assez bonne
+raison, c'est qu'il croyait &agrave; peine aux maladies, n'ayant jamais
+lui-m&ecirc;me &eacute;t&eacute; malade. Une fi&egrave;vre nerveuse
+surtout lui paraissait une
+chim&egrave;re, un pur d&eacute;rangement d'id&eacute;es, qu'un peu de
+distraction devait
+gu&eacute;rir. Il s'&eacute;tait donc d&eacute;cid&eacute; &agrave;
+amener Camille &agrave; Paris.&#8212;Vous voyez,
+disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que
+pleurer, et elle a raison; une m&egrave;re ne vous meurt pas deux fois.
+Mais il
+ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de
+partir;
+il faut t&acirc;cher qu'elle pense &agrave; autre chose. On dit que
+Paris est tr&egrave;s
+bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi
+donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien &agrave; tous les deux.
+D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui
+&ecirc;tre
+tr&egrave;s bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois
+que
+j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours
+ragaillardi.</p>
+<p>De cette fa&ccedil;on, Camille et son oncle &eacute;taient venus
+&agrave; Paris. Le
+chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud,
+l'approuva. Au retour de sa tourn&eacute;e en Hollande, il avait
+rapport&eacute; &agrave;
+Chardonneux une m&eacute;lancolie tellement profonde, qu'il lui
+&eacute;tait presque
+impossible de voir qui que ce f&ucirc;t, m&ecirc;me sa fille. Il
+semblait vouloir
+fuir tout &ecirc;tre vivant, et chercher &agrave; se fuir
+lui-m&ecirc;me. Presque toujours
+seul, &agrave; cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre
+mesure pour
+donner quelque repos &agrave; son &acirc;me. Un chagrin cach&eacute;,
+incurable, le
+d&eacute;vorait. Il se reprochait au fond du c&#339;ur d'avoir rendu sa
+femme
+malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribu&eacute; &agrave; sa
+mort.&#8212;Si j'avais
+&eacute;t&eacute; l&agrave;, se disait-il, elle vivrait, et je devais y
+&ecirc;tre. Cette pens&eacute;e,
+qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie.</p>
+<p>Il d&eacute;sirait que Camille f&ucirc;t heureuse; il &eacute;tait
+pr&ecirc;t, dans l'occasion, &agrave;
+faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa premi&egrave;re
+id&eacute;e, en
+revenant &agrave; Chardonneux, avait &eacute;t&eacute; d'essayer de
+remplacer pr&egrave;s de sa
+fille celle qui n'&eacute;tait plus, et de payer avec usure cette dette
+de c&#339;ur
+qu'il avait contract&eacute;e; mais le souvenir de la ressemblance de
+la m&egrave;re
+et de l'enfant lui causait &agrave; l'avance une douleur
+intol&eacute;rable. C'&eacute;tait
+en vain qu'il cherchait &agrave; se tromper sur cette douleur
+m&ecirc;me, et qu'il
+voulait se persuader que ce serait plut&ocirc;t &agrave; ses yeux une
+consolation, un
+adoucissement &agrave; sa peine, de retrouver ainsi sur un visage
+aim&eacute; les
+traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgr&eacute; tout,
+&eacute;tait
+pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur,
+qu'il ne se sentait pas la force de supporter.</p>
+<p>L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'&agrave;
+&eacute;gayer sa
+ni&egrave;ce et &agrave; lui rendre la vie agr&eacute;able.
+Malheureusement ce n'&eacute;tait pas
+facile. Camille s'&eacute;tait laiss&eacute; emmener sans
+r&eacute;sistance, mais elle ne
+voulait prendre part &agrave; aucun des plaisirs que le bonhomme
+t&acirc;chait de lui
+proposer. Ni promenades, ni f&ecirc;tes, ni spectacles, ne pouvaient la
+tenter; pour toute r&eacute;ponse, elle montrait sa robe noire.</p>
+<p>Le vieux ma&icirc;tre ma&ccedil;on &eacute;tait obstin&eacute;. Il
+avait lou&eacute;, comme on l'a vu, un
+appartement garni dans une auberge des Messageries, la premi&egrave;re
+qu'un
+commissionnaire de la rue lui avait indiqu&eacute;e, ne comptant y
+rester qu'un
+mois ou deux. Il y &eacute;tait avec Camille depuis pr&egrave;s d'un
+an. Pendant un
+an, Camille s'&eacute;tait refus&eacute;e &agrave; toutes ses
+propositions de partie de
+plaisir, et, comme il &eacute;tait en m&ecirc;me temps aussi bon et
+aussi patient
+qu'ent&ecirc;t&eacute;, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il
+aimait cette
+pauvre fille de toute son &acirc;me, sans qu'il en s&ucirc;t lui
+m&ecirc;me la cause, par
+un de ces charmes inexplicables qui attachent la bont&eacute; au
+malheur.</p>
+<p>&#8212;Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa
+bouteille,
+ce qui peut t'emp&ecirc;cher de venir &agrave; l'Op&eacute;ra avec moi.
+Cela co&ucirc;te fort
+cher; j'ai le billet dans ma poche; voil&agrave; ton deuil fini d'hier;
+tu as
+l&agrave; deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'&agrave; mettre ton
+capuchon, et...</p>
+<p>Il s'interrompit.&#8212;Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais
+pas
+pens&eacute;. Mais qu'importe? ce n'est pas n&eacute;cessaire dans ces
+endroits-l&agrave;. Tu
+n'entends pas, moi, je n'&eacute;coute pas. Nous regarderons danser,
+voil&agrave;
+tout.</p>
+<p>Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il
+avait
+quelque chose d'int&eacute;ressant &agrave; dire, que sa ni&egrave;ce
+ne pouvait l'entendre
+ni lui r&eacute;pondre. Il causait avec elle malgr&eacute; lui. D'une
+autre part,
+quand il essayait de s'exprimer par signes, c'&eacute;tait encore pire;
+elle le
+comprenait encore moins. Aussi avait-il adopt&eacute; l'habitude de lui
+parler
+comme &agrave; tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes
+ses
+forces; Camille s'&eacute;tait faite &agrave; cette pantomime parlante,
+et trouvait
+moyen d'y r&eacute;pondre &agrave; sa fa&ccedil;on.</p>
+<p>Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le
+bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes &agrave; sa
+ni&egrave;ce, et les lui
+pr&eacute;sentait d'un air &agrave; la fois si tendre et si suppliant,
+qu'elle lui
+sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse
+calme qu'on lui voyait toujours.</p>
+<p>&#8212;Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles
+robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces
+robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant
+danser les robes comme des marionnettes.</p>
+<p>Camille avait assez pleur&eacute; pour qu'un moment de joie lui
+f&ucirc;t permis.
+Pour la premi&egrave;re fois depuis la mort de sa m&egrave;re, elle se
+leva, se pla&ccedil;a
+devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait,
+le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de
+t&ecirc;te
+pour dire: Oui.</p>
+<p>&Agrave; ce signe, le bonhomme Giraud se mit &agrave; sauter comme
+un enfant, avec ses
+gros souliers. Il triomphait: l'heure &eacute;tait enfin venue
+o&ugrave; il
+accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui,
+venir &agrave; l'Op&eacute;ra, voir le monde: il ne se tenait pas
+d'aise &agrave; cette
+pens&eacute;e, et il embrassait sa ni&egrave;ce coup sur coup, tout en
+criant apr&egrave;s la
+femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison.</p>
+<p>La toilette achev&eacute;e, Camille &eacute;tait si belle, qu'elle
+sembla le
+reconna&icirc;tre elle-m&ecirc;me, et sourit &agrave; sa propre
+image.&#8212;La voiture est en
+bas, dit l'oncle Giraud, t&acirc;chant d'imiter avec ses bras le geste
+d'un
+cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un
+carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle
+venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire,
+et partit.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VII</h3>
+<br />
+<p>Si l'oncle Giraud n'&eacute;tait pas &eacute;l&eacute;gant de sa
+personne, il se piquait du
+moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits,
+toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas
+&ecirc;tre g&ecirc;n&eacute;, l'enveloppassent comme bon leur semblait,
+que ses bas drap&eacute;s
+fussent mal tir&eacute;s, et que sa perruque lui tomb&acirc;t sur les
+yeux. Mais
+quand il se m&ecirc;lait de r&eacute;galer les autres, il prenait
+d'abord ce qu'il y
+avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce
+soir-l&agrave;,
+pour lui et pour Camille, une bonne loge d&eacute;couverte, bien en
+&eacute;vidence,
+afin que sa ni&egrave;ce p&ucirc;t &ecirc;tre vue de tout le monde. Aux
+premiers regards
+que Camille jeta sur le th&eacute;&acirc;tre et dans la salle, elle fut
+&eacute;blouie; cela
+ne pouvait manquer: une jeune fille &agrave; peine &acirc;g&eacute;e de
+seize ans, &eacute;lev&eacute;e au
+fond d'une campagne, et se trouvant tout &agrave; coup
+transport&eacute;e au milieu du
+s&eacute;jour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire
+qu'elle
+r&ecirc;vait. On jouait un ballet: Camille suivait avec
+curiosit&eacute; les
+attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que
+c'&eacute;tait une pantomime, et, comme elle devait s'y
+conna&icirc;tre, elle
+cherchait &agrave; s'en expliquer le sens. &Agrave; tout moment, elle
+se retournait
+vers son oncle d'un air stup&eacute;fait, comme pour le consulter; mais
+il n'y
+comprenait gu&egrave;re plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de
+soie
+offrant des fleurs &agrave; leurs berg&egrave;res, des amours
+voltigeant au bout d'une
+corde, des dieux assis sur des nuages. Les d&eacute;corations, les
+lumi&egrave;res, le
+lustre surtout, dont l'&eacute;clat la charmait, les parures des
+femmes, les
+broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour
+elle la jetait dans un doux &eacute;tonnement.</p>
+<p>De son c&ocirc;t&eacute;, elle devint bient&ocirc;t elle-m&ecirc;me
+l'objet d'une curiosit&eacute;
+presque g&eacute;n&eacute;rale; sa parure &eacute;tait simple, mais du
+meilleur go&ucirc;t. Seule,
+en grande loge, &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'un homme aussi peu
+musqu&eacute; que l'&eacute;tait l'oncle
+Giraud, belle comme un astre et fra&icirc;che comme une rose, avec ses
+grands
+yeux noirs et son air na&iuml;f, elle devait n&eacute;cessairement
+attirer les
+regards. Les hommes commenc&egrave;rent &agrave; se la montrer, les
+femmes &agrave;
+l'observer; les marquis s'approch&egrave;rent, et les compliments les
+plus
+flatteurs, faits &agrave; haute voix, &agrave; la mode du temps, furent
+adress&eacute;s &agrave; la
+nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces
+hommages, qu'il savourait avec d&eacute;lices.</p>
+<p>Cependant Camille, peu &agrave; peu, reprit d'abord son air
+tranquille, puis un
+mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il &eacute;tait
+cruel
+d'&ecirc;tre isol&eacute;e au milieu de cette foule. Ces gens qui
+causaient dans
+leurs loges, ces musiciens dont les instruments r&eacute;glaient la
+mesure des
+pas des acteurs, ce vaste &eacute;change de pens&eacute;es entre le
+th&eacute;&acirc;tre et la
+salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-m&ecirc;me.&#8212;Nous
+parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous
+&eacute;coutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous
+jouissons de
+tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule
+n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un &ecirc;tre qui ne fait
+qu'assister &agrave;
+la vie.</p>
+<p>Camille ferma les yeux pour se d&eacute;livrer de ce spectacle; elle
+se souvint
+de ce bal d'enfants o&ugrave; elle avait vu danser ses compagnes, et
+o&ugrave; elle
+&eacute;tait rest&eacute;e pr&egrave;s de sa m&egrave;re. Elle revint
+par la pens&eacute;e &agrave; la maison
+natale, a son enfance si malheureuse, &agrave; ses longues souffrances,
+&agrave; ses
+larmes secr&egrave;tes, &agrave; la mort de sa m&egrave;re, enfin
+&agrave; ce deuil qu'elle venait
+de quitter, et qu'elle r&eacute;solut de reprendre en rentrant.
+Puisqu'elle
+&eacute;tait &agrave; jamais condamn&eacute;e, il lui sembla qu'il
+valait mieux pour elle ne
+jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus am&egrave;rement
+qu'elle ne
+l'avait encore fait que tout effort de sa part pour r&eacute;sister
+&agrave; la
+mal&eacute;diction c&eacute;leste &eacute;tait inutile. Remplie de
+cette pens&eacute;e, elle ne put
+retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait
+&agrave; en
+deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le
+bonhomme, surpris et inquiet, h&eacute;sitait et ne savait que faire;
+Camille
+se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donn&acirc;t
+son
+mantelet.</p>
+<p>En ce moment, elle aper&ccedil;ut au-dessous d'elle, &agrave; la
+galerie, un jeune
+homme de bonne mine, tr&egrave;s richement v&ecirc;tu, qui tenait
+&agrave; la main un
+morceau d'ardoise, sur lequel il tra&ccedil;ait des lettres et des
+figures avec
+un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise &agrave; son
+voisin,
+plus &acirc;g&eacute; que lui; celui-ci paraissait le comprendre
+aussit&ocirc;t, et lui
+r&eacute;pondait de la m&ecirc;me mani&egrave;re avec une tr&egrave;s
+grande promptitude. Tous deux
+&eacute;changeaient en m&ecirc;me temps, en ouvrant ou fermant les
+doigts, certains
+signes qui semblaient leur servir &agrave; se mieux communiquer leurs
+id&eacute;es.</p>
+<p>Camille ne comprit rien, ni &agrave; ces dessins qu'elle distinguait
+&agrave; peine,
+ni &agrave; ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait
+remarqu&eacute;, du
+premier coup d'&#339;il, que ce jeune homme ne remuait pas les
+l&egrave;vres;&#8212;pr&ecirc;te
+&agrave; sortir, elle s'arr&ecirc;ta. Elle voyait qu'il parlait un
+langage qui
+n'&eacute;tait celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer
+sans ce
+fatal mouvement de la parole, si incompr&eacute;hensible pour elle, et
+qui
+faisait le tourment de sa pens&eacute;e. Quel que fut ce langage
+&eacute;trange, une
+surprise extr&ecirc;me, un d&eacute;sir invincible d'en voir davantage
+lui firent
+reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de
+la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant
+de nouveau &eacute;crire sur l'ardoise et la pr&eacute;senter &agrave;
+son voisin, elle fit
+un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. &Agrave; ce
+mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille &agrave; son
+tour. &Agrave;
+peine leurs yeux se furent-ils rencontr&eacute;s, qu'ils
+rest&egrave;rent tous deux
+d'abord immobiles et ind&eacute;cis, comme s'ils eussent cherch&eacute;
+&agrave; se
+reconna&icirc;tre; puis, en un instant, ils se devin&egrave;rent, et se
+dirent d'un
+regard: Nous sommes muets tous deux.</p>
+<p>L'oncle Giraud apportait &agrave; sa ni&egrave;ce son mantelet, sa
+canne et son loup,
+mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et
+resta accoud&eacute;e sur la balustrade.</p>
+<p>L'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e venait, alors de commencer
+&agrave; se faire conna&icirc;tre.</p>
+<p>Faisant une visite &agrave; une dame, dans la rue des
+Foss&eacute;s-Saint-Victor,
+touch&eacute; de piti&eacute; pour deux sourdes-muettes qu'il avait
+vues, par hasard,
+travailler &agrave; l'aiguille, la charit&eacute; qui remplissait son
+&acirc;me s'&eacute;tait
+&eacute;veill&eacute;e tout &agrave; coup, et op&eacute;rait
+d&eacute;j&agrave; des prodiges. Dans la pantomime
+informe de ces &ecirc;tres mis&eacute;rables et m&eacute;pris&eacute;s,
+il avait trouv&eacute; les germes
+d'une langue f&eacute;conde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle,
+plus
+vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes
+de g&eacute;nie, il avait peut-&ecirc;tre d&eacute;pass&eacute; son
+but, le voyant trop grand; mais
+c'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; beaucoup d'en voir la grandeur.
+Quelle que p&ucirc;t &ecirc;tre
+l'ambition de sa bont&eacute;, il apprenait aux sourds-muets &agrave;
+lire et &agrave;
+&eacute;crire. Il les repla&ccedil;ait au nombre des hommes. Seul et
+sans aide, par sa
+propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces
+malheureux,
+et il se pr&eacute;parait &agrave; sacrifier &agrave; ce projet sa vie
+et sa fortune, en
+attendant que le roi jet&acirc;t les yeux sur eux.</p>
+<p>Le jeune homme assis pr&egrave;s de la loge de Camille &eacute;tait
+un des &eacute;l&egrave;ves
+form&eacute;s par l'abb&eacute;. N&eacute; gentilhomme et d'une
+ancienne maison, dou&eacute; d'une
+vive intelligence, mais frapp&eacute; de la <i>demi-mort</i>, comme on
+disait alors,
+il avait re&ccedil;u, l'un des premiers, la m&ecirc;me &eacute;ducation
+&agrave; peu pr&egrave;s que le
+c&eacute;l&egrave;bre comte de Solar, avec cette diff&eacute;rence
+qu'il &eacute;tait riche, et
+qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension
+du
+duc de Penthi&egrave;vre<a name="FNanchor_5_5"></a><a
+ href="#Footnote_5_5"><sup>5</sup></a>. Ind&eacute;pendamment des
+le&ccedil;ons de l'abb&eacute;, on lui avait
+donn&eacute; un gouverneur, qui, &eacute;tant une personne la&iuml;que,
+pouvait
+l'accompagner partout, charg&eacute;, bien entendu, de veiller sur ses
+actions
+et de diriger ses pens&eacute;es (c'&eacute;tait le voisin qui lisait
+sur l'ardoise).
+Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces
+&eacute;tudes journali&egrave;res qui exer&ccedil;aient son esprit sur
+toute chose, &agrave; la
+lecture comme au man&egrave;ge, &agrave; l'Op&eacute;ra comme &agrave;
+la messe; cependant un peu de
+fiert&eacute; native et une ind&eacute;pendance de caract&egrave;re
+tr&egrave;s prononc&eacute;e luttaient
+en lui contre cette application p&eacute;nible. Il ne savait rien des
+maux qui
+auraient pu l'atteindre, s'il f&ucirc;t n&eacute; dans une classe
+inf&eacute;rieure ou
+seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'&agrave; Paris. L'une
+des
+premi&egrave;res choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait
+commenc&eacute; &agrave;
+&eacute;peler, avait &eacute;t&eacute; le nom de son p&egrave;re, le
+marquis de Maubray. Il savait
+donc qu'il &eacute;tait, &agrave; la fois, diff&eacute;rent des autres
+hommes par le
+privil&egrave;ge de la naissance et par une disgr&acirc;ce de la
+nature. L'orgueil et
+l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur,
+ou
+peut-&ecirc;tre par n&eacute;cessit&eacute;, n'en &eacute;tait pas
+moins rest&eacute; simple.</p>
+Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi
+fier
+qu'eux tous, et qui avait aussi, aupr&egrave;s de son gouverneur, sur
+les
+grands parquets de Versailles, tra&icirc;n&eacute; ses talons rouges
+&agrave; fleur de
+terre, selon l'usage, &eacute;tait lorgn&eacute; par plus d'une jolie
+femme, mais il
+ne quittait pas des yeux Camille; de son c&ocirc;t&eacute;, elle le
+voyait tr&egrave;s bien,
+sans le regarder davantage. L'op&eacute;ra fini, elle prit le bras de
+son
+oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive.
+<hr style="width: 35%;" /><br />
+<h3>VIII</h3>
+<br />
+<p>Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient
+seulement
+le nom de l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e; encore moins se
+doutaient-ils de la
+d&eacute;couverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets.
+Le
+chevalier aurait pu conna&icirc;tre cette d&eacute;couverte; sa femme
+l'e&ucirc;t
+certainement connue si elle e&ucirc;t v&eacute;cu; mais Chardonneux
+&eacute;tait loin de
+Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait,
+ne
+la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou
+la mort, peuvent produire le m&ecirc;me r&eacute;sultat.</p>
+<p>Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une id&eacute;e: ce que
+ses gestes et
+ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer &agrave; son
+oncle
+qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme
+Giraud ne fut point embarrass&eacute; par cette demande, bien qu'elle
+lui f&ucirc;t
+adress&eacute;e un peu tard, car il &eacute;tait temps de souper; il
+courut &agrave; sa
+chambre, et, persuad&eacute; qu'il avait compris, il rapporta en
+triomphe &agrave; sa
+ni&egrave;ce une petite planche et un morceau de craie, reliques
+pr&eacute;cieuses de
+son ancien amour pour la b&acirc;tisse et la charpente.</p>
+<p>Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son d&eacute;sir
+rempli de
+cette fa&ccedil;on; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit
+asseoir son
+oncle &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle; puis elle lui fit prendre la
+craie, et lui saisit
+la main comme pour le guider, en m&ecirc;me temps que ses regards
+inquiets
+s'appr&ecirc;taient &agrave; suivre ses moindres mouvements.</p>
+<p>L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'&eacute;crire
+quelque
+chose, mais quoi? Il l'ignorait.&#8212;Est-ce le nom de ta m&egrave;re?
+Est-ce le
+mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du
+doigt, le plus doucement qu'il put, sur le c&#339;ur de la jeune fille. Elle
+inclina aussit&ocirc;t la t&ecirc;te; le bonhomme crut qu'il avait
+devin&eacute;; il
+&eacute;crivit donc en grosses lettres le nom de Camille; apr&egrave;s
+quoi, satisfait
+de lui-m&ecirc;me et de la mani&egrave;re dont il avait pass&eacute; sa
+soir&eacute;e, le souper
+&eacute;tant pr&ecirc;t, il se mit &agrave; table sans attendre sa
+ni&egrave;ce, qui n'&eacute;tait pas de
+force &agrave; lui tenir t&ecirc;te.</p>
+<p>Camille ne se retirait jamais que son oncle n'e&ucirc;t
+achev&eacute; sa bouteille;
+elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra
+chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras.</p>
+<p>Aussit&ocirc;t son verrou tir&eacute;, elle se mit &agrave; son tour
+&agrave; &eacute;crire. D&eacute;barrass&eacute;e
+de sa coiffure et de ses paniers, elle commen&ccedil;a &agrave; copier,
+avec un soin
+et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et
+&agrave;
+barbouiller de blanc une grande table qui &eacute;tait au milieu de la
+chambre.
+Apr&egrave;s plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez
+bien &agrave;
+reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut
+fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut
+compt&eacute; une &agrave; une les lettres qui lui avaient servi de
+mod&egrave;le, elle se
+promena autour de la table, le c&#339;ur palpitant d'aise comme si elle
+e&ucirc;t
+remport&eacute; une victoire. Ce mot de <i>Camille</i> qu'elle venait
+d'&eacute;crire lui
+paraissait admirable &agrave; voir, et devait certainement, &agrave;
+son sens,
+exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui
+semblait voir une multitude de pens&eacute;es, toutes plus douces, plus
+myst&eacute;rieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle
+&eacute;tait loin
+de croire que ce n'&eacute;tait que son nom.</p>
+<p>On &eacute;tait au mois de juillet, l'air &eacute;tait pur et la
+nuit superbe. Camille
+avait ouvert sa fen&ecirc;tre; elle s'y arr&ecirc;tait de temps en
+temps, et l&agrave;,
+r&ecirc;vant, les cheveux d&eacute;nou&eacute;s, les bras
+crois&eacute;s, les yeux brillants, belle
+de cette p&acirc;leur que la clart&eacute; des nuits donne aux femmes,
+elle regardait
+l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux:
+l'&eacute;troite cour d'une longue maison o&ugrave; se trouvait
+log&eacute;e une entreprise
+de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un
+rayon de soleil n'avait p&eacute;n&eacute;tr&eacute;; la hauteur des
+&eacute;tages, entass&eacute;s l'un
+sur l'autre, d&eacute;fendait contre la lumi&egrave;re cette
+esp&egrave;ce de cave. Quatre ou
+cinq grosses voitures, serr&eacute;es sous un hangar,
+pr&eacute;sentaient leurs timons
+&agrave; qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laiss&eacute;es dans
+la cour, faute
+de place, semblaient attendre les chevaux, dont le pi&eacute;tinement
+dans
+l'&eacute;curie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une
+porte
+strictement ferm&eacute;e d&egrave;s minuit pour les locataires, mais
+toujours pr&ecirc;te
+&agrave; s'ouvrir avec bruit &agrave; toute heure au claquement du
+fouet d'un cocher,
+s'&eacute;levaient d'&eacute;normes murailles, garnies d'une
+cinquantaine de crois&eacute;es,
+o&ugrave; jamais, pass&eacute; dix heures, une chandelle ne brillait,
+&agrave; moins de
+circonstances extraordinaires.</p>
+<p>Camille allait quitter sa fen&ecirc;tre, quand tout &agrave; coup,
+dans l'ombre que
+projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme
+humaine, rev&ecirc;tue d'un habit brillant, se promenant &agrave; pas
+lents. Le
+frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi,
+car
+son oncle &eacute;tait l&agrave;, et la surveillance du bonhomme se
+r&eacute;v&eacute;lait par son
+bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un
+assassin
+vint se promener dans cette cour en pareil costume?</p>
+<p>L'homme y &eacute;tait pourtant, et Camille le voyait. Il marchait
+derri&egrave;re la
+voiture, regardant la fen&ecirc;tre o&ugrave; elle se tenait.
+Apr&egrave;s quelques
+instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa
+lumi&egrave;re, et
+avan&ccedil;ant le bras hors de la crois&eacute;e, &eacute;claira
+subitement la cour; en m&ecirc;me
+temps elle y jeta un regard &agrave; demi effray&eacute;, &agrave; demi
+mena&ccedil;ant. L'ombre de
+la voiture s'&eacute;tant effac&eacute;e, le marquis de Maubray, car
+c'&eacute;tait lui, vit
+qu'il &eacute;tait compl&egrave;tement d&eacute;couvert, et, pour toute
+r&eacute;ponse, posa un
+genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans
+l'attitude
+du plus profond respect.</p>
+<p>Ils rest&egrave;rent quelque temps ainsi, Camille &agrave; la
+fen&ecirc;tre, tenant sa
+lumi&egrave;re, le marquis &agrave; genoux devant elle. Si Rom&eacute;o
+et Juliette, qui ne
+s'&eacute;taient vus qu'un soir dans un bal masqu&eacute;, ont
+&eacute;chang&eacute; d&egrave;s la premi&egrave;re
+fois tant de serments, fid&egrave;lement tenus, que l'on songe &agrave;
+ce que purent
+&ecirc;tre les premiers gestes et les premiers regards de deux amants
+qui ne
+pouvaient se dire que par la pens&eacute;e ces m&ecirc;mes choses,
+&eacute;ternelles devant
+Dieu, et que le g&eacute;nie de Shakspeare a immortalis&eacute;es sur
+la terre.</p>
+<p>Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois
+marchepieds pour grimper sur l'imp&eacute;riale d'une voiture, en
+s'arr&ecirc;tant &agrave;
+chaque effort qu'on est oblig&eacute; de faire, pour savoir si l'on
+doit
+continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste
+brod&eacute;e
+risque d'avoir mauvaise gr&acirc;ce lorsqu'il s'agit de sauter de cette
+imp&eacute;riale sur le rebord d'une crois&eacute;e. Tout cela est
+incontestable, &agrave;
+moins, qu'on n'aime.</p>
+<p>Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il
+commen&ccedil;a par lui faire un salut aussi c&eacute;r&eacute;monieux
+que s'il l'e&ucirc;t
+rencontr&eacute;e aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-&ecirc;tre
+lui e&ucirc;t-il
+racont&eacute; comme quoi il avait &eacute;chapp&eacute; &agrave; la
+vigilance de son gouverneur,
+pour venir, au moyen de quelque argent donn&eacute; &agrave; un
+laquais, passer la
+nuit sous sa fen&ecirc;tre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle
+avait
+quitt&eacute; l'Op&eacute;ra; comment un regard d'elle avait
+chang&eacute; sa vie enti&egrave;re;
+comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre
+bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela &eacute;tait
+&eacute;crit
+sur ses l&egrave;vres; mais la r&eacute;v&eacute;rence de Camille, en
+lui rendant son salut,
+lui fit comprendre combien un tel r&eacute;cit e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; inutile et qu'il lui
+importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle,
+d&egrave;s
+l'instant qu'il y &eacute;tait venu.</p>
+<p>M. de Maubray, malgr&eacute; l'esp&egrave;ce d'audace dont il avait
+fait preuve pour
+parvenir jusqu'&agrave; celle qu'il aimait, &eacute;tait, nous l'avons
+dit, simple et
+r&eacute;serv&eacute;. Apr&egrave;s avoir salu&eacute; Camille, il
+cherchait vainement de quelle
+fa&ccedil;on lui demander si elle voulait de lui pour &eacute;poux;
+elle ne comprenait
+rien &agrave; ce qu'il t&acirc;chait de lui expliquer. Il vit sur la
+table la
+planchette o&ugrave; &eacute;tait &eacute;crit le nom de <i>Camille</i>.
+Il prit le morceau de
+craie, et, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de ce nom, il &eacute;crivit le
+sien: <i>Pierre</i>.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse
+taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par o&ugrave;
+vous
+&ecirc;tes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans
+cette
+maison?</p>
+<p>C'&eacute;tait l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de
+chambre,
+d'un air furieux.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je
+dormais, et
+que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre
+langue. Qu'est-ce que c'est que des &ecirc;tres pareils, qui ne
+trouvent rien
+de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention?
+Ab&icirc;mer
+une voiture, briser tout, faire du d&eacute;g&acirc;t, et apr&egrave;s
+cela, quoi?
+D&eacute;shonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur
+d'honn&ecirc;tes
+gens!...</p>
+<p>Celui-l&agrave;, non plus, ne m'entend pas encore, s'&eacute;cria
+l'oncle Giraud
+d&eacute;sol&eacute;. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de
+papier, et
+&eacute;crivit cette esp&egrave;ce de lettre:</p>
+<p>&laquo;J'aime mademoiselle Camille, je veux l'&eacute;pouser, j'ai
+vingt mille livres
+de rente. Voulez-vous me la donner?&raquo;</p>
+<p>&#8212;Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour
+mener les affaires aussi vite.</p>
+<p>&#8212;Mais, dites donc, s'&eacute;cria-t-il apr&egrave;s quelques moments
+de r&eacute;flexion, je
+ne suis pas son p&egrave;re, je ne suis que l'oncle. Il faut demander
+la
+permission au papa.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br />
+<h3>IX</h3>
+<br />
+<p>Ce n'&eacute;tait pas une chose facile que d'obtenir du chevalier
+son
+consentement &agrave; un pareil mariage, non qu'il ne f&ucirc;t
+dispos&eacute;, comme on l'a
+vu, &agrave; faire tout ce qui &eacute;tait possible pour rendre sa
+fille moins
+malheureuse; mais il y avait dans la circonstance pr&eacute;sente une
+difficult&eacute; presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une
+femme,
+atteinte d'une horrible infirmit&eacute;, &agrave; un homme
+frapp&eacute; de la m&ecirc;me
+disgr&acirc;ce, et, si une telle union devait avoir des fruits, il
+&eacute;tait
+probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortun&eacute; de plus
+au
+monde.</p>
+<p>Le chevalier, retir&eacute; dans sa terre, toujours en proie au plus
+noir
+chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait
+&eacute;t&eacute; enterr&eacute;e dans le parc, quelques saules
+pleureurs entouraient sa
+tombe, et annon&ccedil;aient de loin aux passants la modeste place
+o&ugrave; elle
+reposait. C'&eacute;tait vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous
+les jours
+ses promenades. L&agrave;, il passait de longues heures,
+d&eacute;vor&eacute; de regrets et
+de tristesse, et se livrant &agrave; tous les souvenirs qui pouvaient
+nourrir
+sa douleur.</p>
+<p>Ce fut l&agrave; que l'oncle Giraud vint le trouver tout &agrave;
+coup un matin. D&egrave;s
+le lendemain du jour o&ugrave; il avait surpris les deux amants
+ensemble, le
+bonhomme avait quitt&eacute; Paris avec sa ni&egrave;ce, avait
+ramen&eacute; Camille au Mans,
+et l'avait laiss&eacute;e dans sa propre maison, pour y attendre le
+r&eacute;sultat de
+la d&eacute;marche qu'il allait faire.</p>
+<p>Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'&ecirc;tre fid&egrave;le
+et de rester
+pr&ecirc;t &agrave; tenir sa parole. Orphelin d&egrave;s longtemps,
+ma&icirc;tre de sa fortune,
+n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volont&eacute;
+n'avait &agrave;
+craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son c&ocirc;t&eacute;, voulait
+bien servir
+de m&eacute;diateur et t&acirc;cher de marier les deux jeunes gens,
+mais il
+n'entendait pas que cette premi&egrave;re entrevue, qui lui semblait
+passablement &eacute;trange, p&ucirc;t se renouveler autrement qu'avec
+la permission
+du p&egrave;re et du notaire.</p>
+<p>Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on
+le
+pense, le plus grand &eacute;tonnement. Lorsque le bonhomme
+commen&ccedil;a &agrave; lui
+raconter cette rencontre &agrave; l'Op&eacute;ra, cette sc&egrave;ne
+bizarre et cette
+proposition plus singuli&egrave;re encore, il eut peine &agrave;
+concevoir qu'un tel
+roman f&ucirc;t possible. Forc&eacute; cependant de reconna&icirc;tre
+qu'on lui parlait
+s&eacute;rieusement, les objections auxquelles on s'attendait se
+pr&eacute;sent&egrave;rent
+aussit&ocirc;t &agrave; son esprit:</p>
+<p>&#8212;Que voulez-vous? dit-il &agrave; Giraud. Unir deux &ecirc;tres
+&eacute;galement
+malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre
+cr&eacute;ature dont je suis le p&egrave;re? Faut-il encore augmenter
+notre malheur en
+lui donnant un mari semblable &agrave; elle? Suis-je destin&eacute;
+&agrave; me voir entour&eacute;
+d'&ecirc;tres r&eacute;prouv&eacute;s du monde, objets de m&eacute;pris
+et de piti&eacute;? Dois-je passer
+ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence,
+avoir
+les yeux ferm&eacute;s par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas
+vanit&eacute;,
+Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon p&egrave;re, dois-je le
+laisser
+&agrave; des infortun&eacute;s qui ne pourront ni le signer ni le
+prononcer?</p>
+<p>&#8212;Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose.</p>
+<p>&#8212;Le signer! s'&eacute;cria le chevalier. &Ecirc;tes-vous
+priv&eacute; de raison?</p>
+<p>&#8212;Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait &eacute;crire,
+r&eacute;pliqua
+l'oncle. Je vous t&eacute;moigne et vous certifie qu'il &eacute;crit
+m&ecirc;me fort bien et
+m&ecirc;me tr&egrave;s couramment, comme sa proposition, que j'ai dans
+ma poche et
+qui est fort honn&ecirc;te, en fait foi.</p>
+<p>Le bonhomme montra en m&ecirc;me temps au chevalier le papier sur
+lequel le
+marquis de Maubray avait trac&eacute; le peu de mots qui exposaient,
+d'une
+mani&egrave;re laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa
+demande.</p>
+<p>&#8212;Que signifie cela? dit le p&egrave;re. Depuis quand les
+sourds-muets
+tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud?</p>
+<p>&#8212;Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille
+chose peut se faire. La v&eacute;rit&eacute; est que mon intention
+&eacute;tait tout
+bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce
+que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouv&eacute;
+&ecirc;tre l&agrave;, et
+il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait
+tr&egrave;s lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on
+&eacute;tait
+muet, c'&eacute;tait pour ne rien dire; mais pas du tout. Il
+para&icirc;t
+qu'aujourd'hui on a fait une d&eacute;couverte au moyen de laquelle
+tout ce
+monde-l&agrave; se comprend et fait tr&egrave;s bien la conversation.
+On dit que c'est
+un abb&eacute;, dont je ne sais plus le nom, qui a invent&eacute; ce
+moyen-l&agrave;. Quant &agrave;
+moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne
+qu'&agrave;
+mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins!</p>
+<p>&#8212;Est-ce s&eacute;rieux, ce que vous dites?</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s s&eacute;rieux. Ce petit marquis est riche, joli
+gar&ccedil;on; c'est un
+gentilhomme et un galant homme; je r&eacute;ponds de lui. Songez, je
+vous en
+prie, &agrave; une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle
+ne parle
+pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle
+devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voil&agrave; un homme
+qui
+l'aime; cet homme-l&agrave;, si vous la lui donnez, ne se
+d&eacute;go&ucirc;tera jamais
+d'elle &agrave; cause du d&eacute;faut qu'elle a au bout de la langue;
+il sait ce qui
+en est par lui-m&ecirc;me. Ils se comprennent, ces enfants, ils
+s'entendent,
+sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et
+&eacute;crire; Camille apprendra &agrave; en faire autant; cela ne lui
+sera pas plus
+difficile qu'&agrave; l'autre. Vous sentez bien que, si je vous
+proposais de
+marier votre fille &agrave; un aveugle, vous auriez le droit de me rire
+au nez;
+mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que,
+depuis seize ans que vous avez cette petite-l&agrave;, vous ne vous en
+&ecirc;tes
+jamais bien consol&eacute;. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme
+tout le
+monde s'en arrange, si vous, qui &ecirc;tes son p&egrave;re, vous ne
+pouvez pas en
+prendre votre parti?</p>
+<p>Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un
+regard du c&ocirc;t&eacute; du tombeau de sa femme, et semblait
+r&eacute;fl&eacute;chir
+profond&eacute;ment.</p>
+<p>&#8212;Rendre &agrave; ma fille l'usage de la pens&eacute;e! dit-il
+apr&egrave;s un long silence;
+Dieu le permettrait-il? est-ce possible?</p>
+<p>En ce moment, le cur&eacute; d'un village voisin entrait dans le
+jardin, venant
+d&icirc;ner au ch&acirc;teau. Le chevalier le salua d'un air distrait,
+puis, sortant
+tout &agrave; coup de sa r&ecirc;verie:</p>
+<p>-L'abb&eacute;, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les
+nouvelles, et vous
+recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un pr&ecirc;tre qui a
+entrepris l'&eacute;ducation des sourds-muets?</p>
+<p>Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait
+&eacute;tait
+un v&eacute;ritable cur&eacute; de campagne de ce temps-l&agrave;,
+homme simple et bon, mais
+fort ignorant, et partageant tous les pr&eacute;jug&eacute;s d'un
+si&egrave;cle o&ugrave; il y en
+avait tant, et de si funestes.</p>
+<p>&#8212;Je ne sais ce que monseigneur veut dire, r&eacute;pondit-il
+(traitant le
+chevalier en seigneur de village), &agrave; moins qu'il ne soit
+question de
+l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Pr&eacute;cis&eacute;ment, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on
+m'a dit; je ne
+m'en souvenais plus.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire?</p>
+<p>&#8212;Je ne saurais, r&eacute;pliqua le cur&eacute;, parler avec trop de
+circonspection
+d'une mati&egrave;re sur laquelle je ne puis me donner encore pour
+compl&egrave;tement
+&eacute;difi&eacute;. Mais je suis fond&eacute; &agrave; croire,
+d'apr&egrave;s le peu de renseignements
+qu'il m'a &eacute;t&eacute; loisible de recueillir &agrave; ce sujet,
+que ce monsieur de
+l'&Eacute;p&eacute;e, qui para&icirc;t &ecirc;tre, d'ailleurs, une
+personne tout &agrave; fait v&eacute;n&eacute;rable,
+n'a point atteint le but qu'il s'&eacute;tait propos&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Qu'entendez-vous par l&agrave;? dit l'oncle Giraud.</p>
+<p>&#8212;J'entends, dit le pr&ecirc;tre, que l'intention la plus pure peut
+quelquefois faillir par le r&eacute;sultat. Il est hors de doute,
+d'apr&egrave;s ce
+que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont
+&eacute;t&eacute; faits;
+mais j'ai tout lieu de croire que la pr&eacute;tention d'apprendre
+&agrave; lire aux
+sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout &agrave; fait
+chim&eacute;rique.</p>
+<p>&#8212;Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui
+&eacute;crit.</p>
+<p>&#8212;Je suis bien &eacute;loign&eacute;, r&eacute;pliqua le cur&eacute;,
+de vouloir vous contredire en
+aucune fa&ccedil;on; mais des personnes savantes et distingu&eacute;es,
+parmi
+lesquelles je pourrais m&ecirc;me citer des docteurs de la
+Facult&eacute; de Paris,
+m'ont assur&eacute; d'une mani&egrave;re p&eacute;remptoire que la
+chose &eacute;tait impossible.</p>
+<p>&#8212;Une chose qu'on voit ne peut pas &ecirc;tre impossible, reprit le
+bonhomme
+impatient&eacute;. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma
+poche,
+pour le montrer au chevalier; le voil&agrave;, c'est clair comme le
+jour.</p>
+<p>En parlant ainsi, le vieux ma&icirc;tre ma&ccedil;on avait de
+nouveau tir&eacute; son
+papier, et l'avait mis sous les yeux du cur&eacute;. Celui-ci, &agrave;
+demi &eacute;tonn&eacute;, &agrave;
+demi piqu&eacute;, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs
+fois &agrave;
+haute voix, et le rendit &agrave; l'oncle, ne sachant trop quoi dire.</p>
+<p>Le chevalier avait sembl&eacute; &eacute;tranger &agrave; la
+discussion; il continuait de
+marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant.</p>
+<p>&#8212;Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque &agrave;
+mon
+devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se
+pr&eacute;sente
+o&ugrave; cette pauvre fille, &agrave; qui je n'ai donn&eacute; que
+l'apparence de la vie,
+trouve une main qui recherche la sienne dans les t&eacute;n&egrave;bres
+o&ugrave; elle est
+plong&eacute;e. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour
+toujours, elle
+peut r&ecirc;ver qu'elle est heureuse. De quel droit l'en
+emp&ecirc;cherais-je? Que
+dirait sa m&egrave;re, si elle &eacute;tait l&agrave;?...</p>
+<p>Les regards du chevalier se report&egrave;rent encore une fois vers
+le tombeau,
+puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas &agrave;
+l'&eacute;cart avec
+lui, et lui dit &agrave; voix basse: Faites ce que vous voudrez.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous
+l'am&egrave;ne;
+elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant.</p>
+<p>&#8212;Jamais! r&eacute;pondit le p&egrave;re. T&acirc;chons ensemble
+qu'elle soit heureuse; mais
+la revoir, je ne le peux pas.</p>
+<p>Pierre et Camille furent mari&eacute;s &agrave; Paris, &agrave;
+l'&eacute;glise des Petits-P&egrave;res.
+Le gouverneur et l'oncle furent les seuls t&eacute;moins. Lorsque le
+pr&ecirc;tre
+officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez
+appris pour savoir &agrave; quel moment il fallait s'incliner en signe
+d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un r&ocirc;le qui &eacute;tait
+pourtant
+difficile &agrave; remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien
+comprendre; elle regarda son mari, et baissa la t&ecirc;te comme lui.</p>
+<p>Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez,
+pourrait-on
+dire. Lorsqu'ils sortirent de l'&eacute;glise, en se tenant la main
+pour
+toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait
+une assez grande maison. Camille, apr&egrave;s la messe, monta dans un
+brillant
+&eacute;quipage, qu'elle regardait avec une curiosit&eacute; enfantine.
+L'h&ocirc;tel dans
+lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet
+d'&eacute;tonnement. Ces
+appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient &ecirc;tre &agrave;
+elle, lui
+semblaient une merveille. Il &eacute;tait convenu, du reste, que ce
+mariage se
+ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la f&ecirc;te.<br />
+</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>X</h3>
+<br />
+<p>Camille devint m&egrave;re. Un jour que le chevalier faisait sa
+triste
+promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre
+&eacute;crite
+d'une main qui lui &eacute;tait inconnue, et o&ugrave; se trouvait un
+singulier
+m&eacute;lange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et
+renfermait ce qui suit:</p>
+<p>&laquo;O mon p&egrave;re! je parle, non pas avec ma bouche, mais
+avec ma main. Mes
+pauvres l&egrave;vres sont toujours ferm&eacute;es, et cependant je
+sais parler. Celui
+qui est mon ma&icirc;tre m'a appris &agrave; pouvoir vous
+&eacute;crire. Il m'a fait
+enseigner comme pour lui, par la m&ecirc;me personne qui l'avait
+&eacute;lev&eacute;, car
+vous savez qu'il est rest&eacute; comme moi tr&egrave;s longtemps. J'ai
+eu beaucoup de
+peine &agrave; apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler
+avec les
+doigts, ensuite on apprend des figures &eacute;crites. Il y en a de
+toutes
+sortes, qui expriment la peur, la col&egrave;re, et tout en
+g&eacute;n&eacute;ral. On est
+tr&egrave;s long &agrave; conna&icirc;tre tout, et encore plus &agrave;
+mettre des mots, &agrave; cause
+des figures qui ne sont pas la m&ecirc;me chose, mais enfin on en vient
+&agrave;
+bout, comme vous voyez. L'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e est un
+homme tr&egrave;s bon et tr&egrave;s
+doux, de m&ecirc;me que le p&egrave;re Vanin, de la Doctrine
+chr&eacute;tienne.</p>
+<div class="blkquot">
+<p>&laquo;J'ai un enfant qui est tr&egrave;s beau; je n'osais pas vous
+en parler avant
+de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu r&eacute;sister au
+plaisir que
+j'ai &agrave; vous &eacute;crire, malgr&eacute; notre peine car vous
+pensez bien que mon mari
+et moi nous sommes tr&egrave;s inquiets, surtout parce que nous ne
+pouvons pas
+entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne
+se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il
+ouvrira les l&egrave;vres et s'il les remuera avec le bruit des
+entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consult&eacute;
+des
+m&eacute;decins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux
+personnes
+aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont
+bien
+dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire.</p>
+<p>Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis
+longtemps, et comme nous sommes embarrass&eacute;s lorsqu'il ouvre ses
+petites
+l&egrave;vres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit!
+Soyez
+s&ucirc;r, mon p&egrave;re, que je pense bien &agrave; ma m&egrave;re,
+car elle a d&ucirc; s'inqui&eacute;ter
+comme moi. Vous l'avez bien aim&eacute;e, comme moi aussi j'aime mon
+enfant;
+mais je n'ai &eacute;t&eacute; pour vous qu'un sujet de chagrin.
+Maintenant que je
+sais lire et &eacute;crire, je comprends combien ma m&egrave;re a
+d&ucirc; souffrir.</p>
+<p>Si vous &eacute;tiez tout &agrave; fait bon pour moi, cher
+p&egrave;re, vous viendriez nous
+voir &agrave; Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance
+pour votre
+fille respectueuse.</p>
+<p style="text-align: right;">CAMILLE.&raquo;</p>
+</div>
+<p>Apr&egrave;s avoir lu cette lettre, le chevalier h&eacute;sita
+longtemps. Il avait eu
+d'abord peine &agrave; s'en fier &agrave; ses yeux, et &agrave; croire
+que c'&eacute;tait Camille
+elle-m&ecirc;me qui lui avait &eacute;crit; mais il fallait se rendre
+&agrave; l'&eacute;vidence.
+Qu'allait-il faire? S'il c&eacute;dait &agrave; sa fille, et s'il
+allait en effet &agrave;
+Paris, il s'exposait &agrave; retrouver, dans une douleur nouvelle,
+tous les
+souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas,
+il
+est vrai, mais qui n'en &eacute;tait pas moins le fils de sa fille,
+pouvait lui
+rendre les chagrins du pass&eacute;. Camille pouvait lui rappeler
+C&eacute;cile, et
+cependant il ne pouvait s'emp&ecirc;cher en m&ecirc;me temps de
+partager
+l'inqui&eacute;tude de cette jeune m&egrave;re attendant une parole de
+son enfant.</p>
+<p>&#8212;Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta.
+C'est moi qui ai fait ce mariage-l&agrave;, et je le tiens pour bon et
+durable.
+Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez,
+soit dit sans reproche, d'avoir oubli&eacute; votre femme au bal,
+moyennant
+quoi elle est tomb&eacute;e &agrave; l'eau? Oubliez-vous aussi cette
+petite?
+Pensez-vous que ce soit tout d'&ecirc;tre triste? Vous l'&ecirc;tes,
+j'en conviens,
+et m&ecirc;me plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas
+autre chose
+&agrave; faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais
+avec
+vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appel&eacute;
+aussi.
+Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frapp&eacute; &agrave; ma
+porte, moi qui
+lui ai toujours ouvert.</p>
+<p>&#8212;Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et
+cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laiss&eacute;e
+mourir
+d'une mort affreuse quand j'aurais d&ucirc; l'en pr&eacute;server. Si
+je dois en &ecirc;tre
+puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais
+m'en plaindre; quelque p&eacute;nible que soit pour moi ce spectacle,
+je dois
+m'y r&eacute;soudre et m'y condamner. Ce ch&acirc;timent m'est
+d&ucirc;. Que la fille me
+punisse d'avoir abandonn&eacute; la m&egrave;re! J'irai &agrave; Paris,
+je verrai cet enfant.
+J'ai d&eacute;laiss&eacute; ce que j'aimais, je me suis
+&eacute;loign&eacute; du malheur; je veux
+prendre maintenant un amer plaisir &agrave; le contempler.</p>
+<p>Dans un joli boudoir bois&eacute;, &agrave; l'entre-sol d'un bon
+h&ocirc;tel situ&eacute; dans le
+faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque
+le p&egrave;re et l'oncle arriv&egrave;rent. Sur une table
+&eacute;taient des dessins, des
+livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait
+sur le tapis.</p>
+<p>Le marquis s'&eacute;tait lev&eacute;; Camille courut &agrave; son
+p&egrave;re, qui l'embrassa
+tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du
+chevalier se report&egrave;rent aussit&ocirc;t sur l'enfant.
+Malgr&eacute; lui, l'horreur
+qu'il avait eue autrefois pour l'infirmit&eacute; de Camille reprenait
+place
+dans son c&#339;ur, &agrave; la vue de cet &ecirc;tre qui allait
+h&eacute;riter de la mal&eacute;diction
+qu'il lui avait l&eacute;gu&eacute;e. Il recula lorsqu'on le lui
+pr&eacute;senta.</p>
+<p>&#8212;Encore un muet! s'&eacute;cria-t-il.</p>
+<p>Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait
+compris.
+Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt
+sur ses petites l&egrave;vres, en les frottant un peu, comme pour
+l'inviter &agrave;
+parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis pronon&ccedil;a
+bien
+distinctement ces deux mots, que la m&egrave;re lui avait fait
+apprendre
+d'avance:&#8212;Bonjour, papa.</p>
+<p>&#8212;Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle
+Giraud.<br />
+<br />
+</p>
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE PIERRE ET
+CAMILLE.<br />
+<br />
+</p>
+<hr style="width: 65%;" />
+<a name="LE_SECRET_DE_JAVOTTE"></a>
+<h2>LE</h2>
+<h2>SECRET DE JAVOTTE</h2>
+<h2>1844</h2>
+<p style="text-align: center;"><img alt="LE SECRET DE JAVOTTE"
+ title="LE SECRET DE JAVOTTE" src="images/imag001.jpg"
+ style="width: 407px; height: 600px;" /><br />
+</p>
+<h5>LE SECRET DE JAVOTTE</h5>
+<h5>... deux jeunes gens,
+revenant de la chasse suivaient &agrave;
+cheval la route
+de Noisy...</h5>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens
+revenant
+de la chasse suivaient &agrave; cheval la route de Noisy, &agrave;
+quelque distance de
+Luzarches. Derri&egrave;re eux marchait un piqueur menant les chiens.
+Le soleil
+se couchait et dorait au loin la belle for&ecirc;t de Carenelle,
+o&ugrave; le feu duc
+de Bourbon aimait &agrave; chasser. Tandis que le plus jeune des deux
+cavaliers, &acirc;g&eacute; d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement
+sur sa
+monture, et s'amusait &agrave; sauter les haies, l'autre paraissait
+distrait et
+pr&eacute;occup&eacute;. Tant&ocirc;t il excitait son cheval et le
+frappait avec impatience,
+tant&ocirc;t il s'arr&ecirc;tait tout &agrave; coup et restait au pas
+en arri&egrave;re, comme
+absorb&eacute; par ses pens&eacute;es. &Agrave; peine
+r&eacute;pondait-il aux joyeux discours de son
+compagnon, qui, de son c&ocirc;t&eacute;, le raillait de son silence.
+En un mot, il
+semblait livr&eacute; &agrave; cette r&ecirc;verie bizarre,
+particuli&egrave;re aux savants et aux
+amoureux, qui sont rarement o&ugrave; ils paraissent &ecirc;tre.
+Arriv&eacute; &agrave; un
+carrefour, il mit pied &agrave; terre, et s'avan&ccedil;ant au bord
+d'un foss&eacute;, il
+ramassa une petite branche de saule qui &eacute;tait enfonc&eacute;e
+dans le sable
+assez profond&eacute;ment; il d&eacute;tacha une feuille de cette
+branche, et, sans
+qu'on l'aper&ccedil;&ucirc;t, la glissa furtivement dans son sein;
+puis, remontant
+aussit&ocirc;t &agrave; cheval:</p>
+<p>&#8212;Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux
+Clignets par le village; nous rentrerons, mon fr&egrave;re et moi, par
+la
+garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me
+ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux
+quelque
+troupeau de bestiaux rentrant &agrave; la ferme.</p>
+<p>Le piqueur ob&eacute;it et prit avec ses chiens un sentier
+trac&eacute; dans les
+roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le
+moins &acirc;g&eacute; des deux fr&egrave;res) partit d'un grand
+&eacute;clat de rire:</p>
+<p>&#8212;Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable
+ce
+soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit d&eacute;vor&eacute;e par un
+mouton? Mais tu
+as beau faire; je parierais que, malgr&eacute; toutes tes
+pr&eacute;cautions, cette
+pauvre b&ecirc;te, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque
+mauvais tour
+d'ici &agrave; une demi-heure.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque
+irrit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Mais, apparemment, r&eacute;pondit Armand en se rapprochant de son
+fr&egrave;re,
+parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta
+jument est sujette &agrave; caracoler quand elle voit la grille.
+Heureusement,
+ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est
+l&agrave;, et
+que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une
+jambe.</p>
+<p>&#8212;Mauvaise langue, dit Tristan souriant &agrave; son tour un peu
+&agrave; contre-c&#339;ur,
+qu'est-ce qui pourra donc te d&eacute;shabituer de tes m&eacute;chantes
+plaisanteries?</p>
+<p>&#8212;Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il
+&agrave;
+cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil,
+c'est
+de son &acirc;ge. N'as-tu pas l'honneur d'&ecirc;tre au service du roi
+dans le
+r&eacute;giment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime
+aussi la
+chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta
+veste rouge, est-ce que c'est un p&eacute;ch&eacute; mortel?</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coute, &eacute;cervel&eacute;, dit Tristan. Que tu badines
+ainsi entre nous, si
+cela te pla&icirc;t, rien de mieux; mais pense s&eacute;rieusement
+&agrave; ce que tu dis
+quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de
+notre m&egrave;re; sa maison est une des seules ressources que nous
+ayons dans
+le pays pour nous d&eacute;sennuyer de cette vie monotone qui t'amuse,
+toi,
+avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La
+marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances...</p>
+<p>&#8212;La plus agr&eacute;able, ajouta Armand.</p>
+<p>&#8212;Tant que tu voudras. Tu n'es pas f&acirc;ch&eacute;,
+toi-m&ecirc;me, d'aller &agrave; Renonval,
+lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre
+part que de nous brouiller avec ces gens-l&agrave;, et c'est ce que tes
+discours finiront par faire, si tu continues &agrave; jaser au hasard.
+Tu sais
+tr&egrave;s bien que je n'ai pas plus qu'un autre la pr&eacute;tention
+de plaire &agrave;
+madame de Vernage...</p>
+<p>&#8212;Prends garde &agrave; Gitana! s'&eacute;cria Armand. Regarde comme
+elle dresse les
+oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue.</p>
+<p>&#8212;Tr&ecirc;ve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et
+t&acirc;che d'y
+penser s&eacute;rieusement.</p>
+<p>&#8212;Je pense, dit Armand, et tr&egrave;s s&eacute;rieusement, que la
+marquise est tr&egrave;s
+bien en manches plates, et que le noir lui va &agrave; merveille.</p>
+&#8212;&Agrave;
+quel propos cela?
+<p>&#8212;&Agrave; propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit
+rien dans
+ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne
+t'ai
+pas entendu tr&egrave;s clairement dire que le noir &eacute;tait ta
+couleur, et cette
+bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la gr&acirc;ce
+de
+monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la
+plus noire de toutes ses robes?</p>
+<p>&#8212;Qu'y a-t-il d'&eacute;tonnant? n'est-il pas tout simple de changer
+de
+toilette pour d&icirc;ner?</p>
+<p>&#8212;Prends garde &agrave; Gitana, te dis-je; elle est capable de
+s'emporter, et
+de te mener tout droit, malgr&eacute; toi, &agrave; l'&eacute;curie de
+Renonval. Et la
+semaine derni&egrave;re, &agrave; la f&ecirc;te, cette m&ecirc;me
+marquise, toujours de noir
+v&ecirc;tue, n'a-t-elle pas trouv&eacute; naturel de m'installer dans
+la grande
+cal&egrave;che avec mon chien et monsieur le cur&eacute;, pour grimper
+dans ton
+tilbury, au risque de montrer sa jambe?</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux
+sub&icirc;t
+cette corv&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;Oui, mais cet <i>un</i>, c'est toujours moi. Je ne m'en plains
+pas, je ne
+suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse,
+n'a-t-elle pas imagin&eacute; de quitter sa voiture et de me prendre
+mon propre
+cheval, que je lui ai c&eacute;d&eacute; avec un
+d&eacute;sint&eacute;ressement admirable, pour
+qu'elle p&ucirc;t galoper dans les bois &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+monsieur l'officier?
+Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer
+dans tes d&eacute;n&eacute;gations, tu me devrais, honn&ecirc;tement
+parlant, ta confiance
+et tes secrets.</p>
+<p>&#8212;Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un &eacute;tourdi tel que
+toi, et
+quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes
+contes?</p>
+<p>&#8212;Prends garde &agrave; Gitana, mon fr&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que
+j'eusse
+fantaisie d'aller ce soir faire une visite &agrave; Renonval, qu'y
+aurait-il
+d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un pr&eacute;texte pour te prier
+d'y venir
+avec moi ou de rentrer seul &agrave; la maison?</p>
+<p>&#8212;Non, certainement; de m&ecirc;me que, si nous venions &agrave;
+rencontrer madame de
+Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de
+surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long,
+il
+est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de
+moins en comparaison de l'&eacute;ternit&eacute;? La marquise doit nous
+avoir entendus
+sonner du cor; il serait bien juste qu'elle pr&icirc;t le frais sur la
+route,
+en compagnie de son in&eacute;vitable adorateur et voisin, M. de la
+Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de
+la
+Bretonni&egrave;re m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une
+femme
+d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot
+et tra&icirc;ne partout une pareille ombre?</p>
+<p>&#8212;Il est certain, r&eacute;pondit Armand, que le personnage est lourd
+et
+indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme,
+cr&eacute;&eacute; et mis
+au monde pour l'&eacute;tat de voisin. Voisiner est son lot; c'est
+m&ecirc;me presque
+sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu
+un homme mieux &eacute;tabli que lui hors de chez soi. Si on va
+d&icirc;ner chez
+madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il
+chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et
+remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et
+classique,
+qui se croit oblig&eacute; de rire si la ma&icirc;tresse du logis dit
+un bon mot; il
+serait plut&ocirc;t dispos&eacute;, s'il osait, &agrave; tout
+bl&acirc;mer et tout contrecarrer.
+S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver
+que le barom&egrave;tre est &agrave; variable. Si quelqu'un cite une
+anecdote, ou
+parle d'une curiosit&eacute;, il a vu quelque chose de bien mieux; mais
+il ne
+daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la t&ecirc;te avec une
+modestie
+&agrave; le souffleter. L'assommante cr&eacute;ature! je ne sais pas,
+en v&eacute;rit&eacute;, s'il
+est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage,
+quand il est l&agrave;, sans que sa t&ecirc;te inqui&egrave;te et
+effarouch&eacute;e vienne se
+placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas
+d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur
+sp&eacute;ciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant,
+d'&ecirc;tre plus
+ennuyeux qu'un bavard, rien que par la fa&ccedil;on dont il regarde
+parler les
+autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste &agrave; la
+vie, et
+t&acirc;che de g&ecirc;ner, de d&eacute;courager et d'impatienter les
+vivants. Avec tout
+cela, la marquise le supporte; elle a la charit&eacute; de
+l'&eacute;couter, de
+l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en
+d&eacute;barrassera jamais.</p>
+<p>&#8212;Qu'entends-tu par l&agrave;? demanda Tristan, un peu troubl&eacute;
+&agrave; ce dernier
+mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable?</p>
+<p>&#8212;Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indiff&eacute;rence
+railleuse.
+Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est
+gar&ccedil;on
+et fort &agrave; l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite
+meute,
+et un grand vieux carrosse. Il poss&egrave;de sur tout autre,
+pr&egrave;s de la
+marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans
+et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en
+cong&eacute;, permets-moi de te le dire tout bas, peut &eacute;blouir
+et plaire en
+passant; mais celui qui est l&agrave; tous les jours a quinte et
+quatorze par
+&eacute;tat, sans compter l'industrie, comme dit Basile.</p>
+<p>Tandis que les deux fr&egrave;res causaient ainsi, ils avaient
+laiss&eacute; les bois
+derri&egrave;re eux et commen&ccedil;aient &agrave; entrer dans les
+vignes. D&eacute;j&agrave; ils
+apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval.</p>
+<p>&#8212;Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualit&eacute;s;
+mais c'est
+une coquette. Elle passe pour d&eacute;vote, et elle a un chapelet
+b&eacute;nit
+accroch&eacute; &agrave; son &eacute;tag&egrave;re; mais elle aime
+assez les fleurettes. Ne t'en
+d&eacute;plaise, c'est, &agrave; mon avis, une femme difficile &agrave;
+deviner et
+passablement dangereuse.</p>
+<p>&#8212;Cela est possible, dit Tristan.</p>
+<p>&#8212;Et m&ecirc;me probable, reprit son fr&egrave;re. Je ne suis pas
+f&acirc;ch&eacute; que tu le
+penses comme moi, et je te dirai volontiers &agrave; mon tour: Parlons
+s&eacute;rieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la
+conna&icirc;tre et de
+l'&eacute;tudier de pr&egrave;s. Toi, tu viens ici pour quelques jours;
+tu es un jeune
+et beau gar&ccedil;on, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne
+sais que
+faire, elle te pla&icirc;t, tu lui en contes, et elle te laisse dire.
+Moi, qui
+la vois l'hiver comme l'&eacute;t&eacute;, &agrave; Paris comme
+&agrave; la campagne, je suis moins
+confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval
+et me laisse en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te avec le cur&eacute;. Ses
+grands yeux noirs, qu'elle
+baisse vers la terre avec une modestie parfois si s&eacute;v&egrave;re,
+savent se
+relever vers toi, j'en suis bien s&ucirc;r, lorsque vous courez la
+for&ecirc;t, et
+je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a
+tourn&eacute; la
+t&ecirc;te, &agrave; ma connaissance, &agrave; trois ou quatre pauvres
+petits gar&ccedil;ons qui
+ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma
+pens&eacute;e?
+Je te dirai, en style de Scud&eacute;ry, qu'on p&eacute;n&egrave;tre
+assez facilement jusqu'&agrave;
+l'antichambre de son c&#339;ur, mais que l'appartement est toujours
+ferm&eacute;,
+peut-&ecirc;tre parce qu'il n'y a personne.</p>
+<p>&#8212;Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain
+caract&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Non pas &agrave; son avis: qu'a-t-on &agrave; lui reprocher? Est-ce
+sa faute si on
+devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait gu&egrave;re plus de trente
+ans,
+elle dit &agrave; qui veut l'entendre qu'elle a renonc&eacute;, depuis
+qu'elle est
+veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre,
+monter &agrave; cheval et prier Dieu. Elle fait l'aum&ocirc;ne et va
+&agrave; confesse; or,
+toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sinc&egrave;rement
+et
+v&eacute;ritablement religieuse, est la pire esp&egrave;ce de coquette
+que la
+civilisation ait invent&eacute;e. Une femme pareille, s&ucirc;re
+d'elle-m&ecirc;me, belle
+encore et jouissant volontiers des petits privil&egrave;ges de la
+beaut&eacute;, sait
+composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine
+confession. Aux moments m&ecirc;mes o&ugrave; elle semble se livrer
+avec le plus
+charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si
+le bout de son pied est suffisamment cach&eacute; sous sa robe, et
+calcule la
+place o&ugrave; elle peut laisser prendre, sans p&eacute;ch&eacute;, un
+baiser sur sa
+mitaine. &Agrave; quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne
+pas
+&ecirc;tre franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer
+&agrave; la
+tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne
+saurait dire qu'elle soit sinc&egrave;re ni hypocrite; elle est ainsi
+et elle
+pla&icirc;t; ses victimes passent et disparaissent. La
+Bretonni&egrave;re, le
+silencieux, restera jusqu'&agrave; sa mort, tr&egrave;s probablement,
+sur le seuil du
+temple o&ugrave; ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire
+l'encens.</p>
+<p>Tristan, pendant que son fr&egrave;re parlait, avait
+arr&ecirc;t&eacute; son cheval. La
+grille du ch&acirc;teau de Renonval n'&eacute;tait plus
+&eacute;loign&eacute;e que d'une centaine
+de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait pr&eacute;vu, madame
+de
+Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle &eacute;tait seule,
+contre
+l'ordinaire. Tristan changea tout &agrave; coup de visage.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es
+homme et tu as
+du c&#339;ur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni
+loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on
+m'a
+dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugu&eacute;
+par cette
+femme; elle est si charmante, si aimable, si s&eacute;duisante, quand
+elle
+veut...</p>
+<p>&#8212;Je le sais tr&egrave;s bien, dit Armand.</p>
+<p>&#8212;Non, s'&eacute;cria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de
+gr&acirc;ce, de
+douceur, de pi&eacute;t&eacute;, car enfin elle fait l'aum&ocirc;ne,
+comme tu dis, et
+remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les
+dehors de la franchise et de la bont&eacute;, elle puisse &ecirc;tre
+telle que tu te
+l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en
+chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier &agrave; ta parole.
+Je vais
+&agrave; Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne m&egrave;re
+s'inqui&egrave;te de ne
+pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon
+cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte
+visite, et je reviendrai sur-le-champ.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi ce myst&egrave;re, s'il en est ainsi?</p>
+<p>&#8212;Parce que la marquise elle-m&ecirc;me reconna&icirc;t que c'est le
+plus sage. Les
+gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes
+ensemble. Garde-moi le secret; &agrave; ce soir.</p>
+<p>Sans attendre une r&eacute;ponse, Tristan partit au galop.</p>
+<p>Demeur&eacute; seul, Armand changea de route, et prit un chemin de
+traverse qui
+le menait plus vite chez lui. Ce n'&eacute;tait pas, on le pense bien,
+sans
+d&eacute;plaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son
+fr&egrave;re
+s'&eacute;loigner. Jeune d'ann&eacute;es, mais d&eacute;j&agrave;
+m&ucirc;ri par une pr&eacute;coce exp&eacute;rience du
+monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent l&eacute;ger en
+apparence,
+avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier
+distingu&eacute; dans l'arm&eacute;e, courait en Alg&eacute;rie les
+chances de la guerre, et
+se livrait parfois aux dangereux &eacute;carts d'une imagination vive
+et
+passionn&eacute;e, Armand restait &agrave; la maison et tenait
+compagnie &agrave; sa vieille
+m&egrave;re. Tristan le raillait parfois de ses go&ucirc;ts
+s&eacute;dentaires, et
+l'appelait monsieur l'abb&eacute;, pr&eacute;tendant que, sans la
+R&eacute;volution, il
+aurait port&eacute; la tonsure, en sa qualit&eacute; de cadet; mais
+cela ne le f&acirc;chait
+pas.&#8212;Va pour le titre, r&eacute;pondait-il, mais donne-moi le
+b&eacute;n&eacute;fice. La
+baronne de Berville, la m&egrave;re, veuve depuis longtemps, habitait
+le Marais
+en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce
+n'&eacute;tait pas une maison assez riche pour entretenir un grand
+&eacute;quipage,
+mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait
+ses enfants, on avait fait venir des <i>foxhounds</i> d'Angleterre;
+quelques
+voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes r&eacute;unies
+formaient
+de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la
+for&ecirc;t de Carenelle. Ainsi s'&eacute;taient &eacute;tablies
+rapidement, entre les
+habitants des Clignets et ceux de deux ou trois ch&acirc;teaux des
+environs,
+des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on
+vient de le voir, &eacute;tait la reine du canton. Depuis le sieur de
+Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'&agrave;
+l'&eacute;l&eacute;gant un peu
+arri&eacute;r&eacute; de Luzarches, tout rendait hommage &agrave; la
+belle marquise, voire
+m&ecirc;me le cur&eacute; de Noisy. Renonval &eacute;tait le
+rendez-vous de ce qu'il y avait
+de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes
+&eacute;taient
+d'accord pour vanter, comme Tristan, la gr&acirc;ce et la bont&eacute;
+de la
+ch&acirc;telaine. Personne ne r&eacute;sistait &agrave; l'empire
+souverain qu'elle exer&ccedil;ait,
+comme on dit, sur les c&#339;urs; et c'est pr&eacute;cis&eacute;ment
+pourquoi Armand &eacute;tait
+f&acirc;ch&eacute; que son fr&egrave;re ne rev&icirc;nt pas souper avec
+lui.</p>
+<p>Il ne lui fut pas difficile de trouver un pr&eacute;texte pour
+justifier cette
+absence, et de dire &agrave; la baronne en rentrant que Tristan
+s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;
+chez un fermier, avec lequel il &eacute;tait en march&eacute; pour un
+coin de terre.
+Madame de Berville, qui ne d&icirc;nait qu'&agrave; neuf heures quand
+ses enfants
+allaient &agrave; la chasse, afin de prendre son repas en famille,
+voulut
+attendre pour se mettre &agrave; table que son fils a&icirc;n&eacute;
+fut revenu. Armand,
+mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son
+m&eacute;tier,
+parut m&eacute;diocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait.
+Peut-&ecirc;tre
+craignait-il, &agrave; part lui, que la visite &agrave; Renonval ne se
+prolonge&acirc;t plus
+longtemps qu'il n'avait &eacute;t&eacute; dit. Quoi qu'il en f&ucirc;t,
+il prit d'abord,
+pour se donner un peu de patience, un &agrave;-compte sur le
+d&icirc;ner, puis il
+alla visiter ses chiens et jeter &agrave; l'&eacute;curie le coup d'&#339;il
+du ma&icirc;tre, et
+revint s'&eacute;tendre sur un canap&eacute;, d&eacute;j&agrave;
+&agrave; moiti&eacute; endormi par la fatigue de
+la journ&eacute;e.</p>
+<p>La nuit &eacute;tait venue, et le temps s'&eacute;tait mis &agrave;
+l'orage. Madame de
+Berville, assise, comme de coutume, devant son m&eacute;tier &agrave;
+tapisserie,
+regardait la pendule, puis la fen&ecirc;tre, o&ugrave; ruisselait la
+pluie. Une
+demi-heure s'&eacute;coula lentement, et bient&ocirc;t vint
+l'inqui&eacute;tude.</p>
+<p>&#8212;Que fait donc ton fr&egrave;re? disait la baronne; il est
+impossible qu'&agrave;
+cette heure et par un temps semblable il s'arr&ecirc;te si longtemps en
+route;
+quelque accident lui sera arriv&eacute;: je vais envoyer &agrave; sa
+rencontre.</p>
+<p>&#8212;C'est inutile, r&eacute;pondait Armand; je vous jure qu'il se porte
+aussi
+bien que nous, et peut-&ecirc;tre mieux; car, voyant cette pluie, il se
+sera
+sans doute fait donner &agrave; souper dans quelque cabaret de Noisy,
+pendant
+que nous sommes &agrave; l'attendre.</p>
+<p>L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit
+le
+d&icirc;ner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de
+laisser
+ainsi sa m&egrave;re dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait
+inutile;
+mais il avait donn&eacute; sa parole. De son c&ocirc;t&eacute;, madame
+de Berville voyait
+ais&eacute;ment, sur le visage de son fils, l'inqui&eacute;tude qui
+l'agitait; elle
+n'en p&eacute;n&eacute;trait pas la cause, mais l'effet ne lui
+&eacute;chappait pas. Habitu&eacute;e
+&agrave; toute la tendresse et aux confidences m&ecirc;me d'Armand,
+elle sentait que,
+s'il gardait le silence, c'est qu'il y &eacute;tait oblig&eacute;. Par
+quelle raison?
+elle l'ignorait, mais elle respectait cette r&eacute;serve, tout en ne
+pouvant
+s'emp&ecirc;cher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air
+craintif et presque suppliant, puis elle &eacute;coutait gronder la
+foudre, et
+haussait les &eacute;paules en soupirant. Ses mains tremblaient,
+malgr&eacute; elle,
+de l'effort qu'elle faisait pour para&icirc;tre tranquille. &Agrave;
+mesure que
+l'heure avan&ccedil;ait, Armand se sentait de moins en moins le courage
+de
+tenir sa promesse. Le d&icirc;ner termin&eacute;, il n'osait se lever;
+la m&egrave;re et le
+fils rest&egrave;rent longtemps seuls, appuy&eacute;s sur la table
+desservie, et se
+comprenant sans ouvrir les l&egrave;vres.</p>
+<p>Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne &eacute;tant
+venue apporter
+les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir &agrave; son
+fils, et se
+retira dans son appartement pour dire ses pri&egrave;res
+accoutum&eacute;es.</p>
+<p>&#8212;Que fait-il, en effet, cet &eacute;tourdi gar&ccedil;on? se disait
+Armand, tout en
+se d&eacute;barrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de
+chasseur.
+Rien de bien inqui&eacute;tant, cela est probable. Il fait les yeux
+doux &agrave;
+madame de Vernage, et subit le silence imposant de la
+Bretonni&egrave;re.
+Est-ce bien s&ucirc;r? Il me semble qu'&agrave; cette heure-ci la
+Bretonni&egrave;re doit
+&ecirc;tre dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai
+que
+Tristan est peut-&ecirc;tre en route aussi; j'en doute, pourtant; le
+chemin
+n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter &agrave; cheval. D'une
+autre
+part, il y a d'excellents lits &agrave; Renonval, et une marquise si
+polie peut
+certainement offrir un asile &agrave; un capitaine surpris par l'orage.
+Il est
+probable, tout bien consid&eacute;r&eacute;, que Tristan ne reviendra
+que demain. Cela
+est f&acirc;cheux, pour deux raisons: d'abord cela inqui&egrave;te
+notre m&egrave;re, et
+puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouv&eacute;s
+chez une
+voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit
+pass&eacute;e sous
+le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont
+on r&ecirc;ve. Quelquefois m&ecirc;me, on ne dort pas du tout. Que
+va-t-il advenir
+de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du c&#339;ur
+pour deux, mais tant pis. Elle trouvera ais&eacute; de le jouer, trop
+ais&eacute;,
+peut-&ecirc;tre, c'est l&agrave; mon espoir. Elle d&eacute;daignera
+d'en agir faussement
+envers un si loyal caract&egrave;re. Mais, apr&egrave;s tout, se disait
+encore Armand,
+en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau
+et brave. Il s'est tir&eacute; d'affaire &agrave; Constantine, il s'en
+tirera &agrave;
+Renonval.</p>
+<p>Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence
+r&eacute;gnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se
+fit
+entendre sur la route. Il &eacute;tait deux heures du matin; une voix
+imp&eacute;rieuse cria qu'on ouvr&icirc;t, et tandis que le
+gar&ccedil;on d'&eacute;curie levait
+lourdement, l'une apr&egrave;s l'autre, les barres de fer qui
+retenaient la
+grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, &agrave;
+pousser de
+longs g&eacute;missements. Armand, qui dormait de tout son c&#339;ur,
+r&eacute;veill&eacute; en
+sursaut, vit tout &agrave; coup devant lui son fr&egrave;re tenant un
+flambeau et
+envelopp&eacute; d'un manteau d&eacute;gouttant de pluie.</p>
+<p>&#8212;Tu rentres &agrave; cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou
+bien
+matin.</p>
+<p>Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec
+l'accent
+d'une col&egrave;re presque furieuse:</p>
+<p>&#8212;Tu avais raison, c'est la derni&egrave;re des femmes, et je ne la
+reverrai de
+ma vie.</p>
+<p>Apr&egrave;s quoi il sortit brusquement.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3><br />
+</h3>
+<h3>II
+</h3>
+<p>Malgr&eacute; toutes les questions, toutes les instances que put
+faire Armand,
+Tristan ne voulut donner &agrave; son fr&egrave;re aucune explication
+des &eacute;tranges
+paroles qu'il avait prononc&eacute;es en rentrant. Le lendemain, il
+annon&ccedil;a &agrave;
+sa m&egrave;re que ses affaires le for&ccedil;aient d'aller &agrave;
+Paris pour quelques
+jours, et donna ses ordres en cons&eacute;quence; il avait le dessein
+de partir
+le soir m&ecirc;me.</p>
+<p>&#8212;Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une
+fa&ccedil;on
+un peu cavali&egrave;re. Tu me fais la moiti&eacute; d'une confidence,
+et tu t'en vas
+d'un jour &agrave; l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que
+je
+pense de ce d&eacute;part impromptu?</p>
+<p>&#8212;Ce qu'il te plaira, r&eacute;pondit Tristan avec une
+indiff&eacute;rence si
+tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunt&eacute;, tu ne feras
+qu'y
+perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de col&egrave;re, il est vrai,
+pour une
+bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras
+l'appeler. La Bretonni&egrave;re m'a ennuy&eacute;; la marquise
+&eacute;tait de mauvaise
+humeur; l'orage m'a contrari&eacute;; je suis revenu je ne sais
+pourquoi, et je
+t'ai parl&eacute; sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si
+tu
+veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais,
+&agrave; la
+premi&egrave;re occasion, tu nous verras amis comme devant.</p>
+<p>&#8212;Tout cela est bel et bon, r&eacute;pliquait Armand, mais tu ne
+parlais pas
+hier par &eacute;nigme, quand tu m'as dit: C'est la derni&egrave;re des
+femmes. Il n'y
+a l&agrave; mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arriv&eacute;
+que tu caches.</p>
+<p>&#8212;Et que veux-tu qu'il me soit arriv&eacute;? demandait Tristan.</p>
+<p>&Agrave; cette question, Armand baissait la t&ecirc;te, et restait
+muet; car en
+pareille circonstance, du moment que son fr&egrave;re se taisait, toute
+supposition, m&ecirc;me faite en plaisantant, pouvait &ecirc;tre
+ais&eacute;ment blessante.</p>
+<p>Vers le milieu de la journ&eacute;e, une cal&egrave;che
+d&eacute;couverte entra dans la cour
+des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, &agrave; l'air
+gauche
+et endimanch&eacute;, descendit aussit&ocirc;t de la voiture, baissa
+lui-m&ecirc;me le
+marchepied et pr&eacute;senta la main &agrave; une grande et belle
+femme, mise
+simplement et avec go&ucirc;t. C'&eacute;tait madame de Vernage et la
+Bretonni&egrave;re qui
+venaient faire visite &agrave; la baronne. Tandis qu'ils montaient le
+perron,
+o&ugrave; madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le
+visage de son
+fr&egrave;re avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais
+Tristan le
+regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de
+nouveau.</p>
+<p>&Agrave; la tournure ais&eacute;e que prit la conversation, aux
+politesses froides,
+mais sans nulle contrainte, qu'&eacute;chang&egrave;rent Tristan et la
+marquise, il ne
+semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se f&ucirc;t
+pass&eacute; la
+veille. La marquise apportait &agrave; madame de Berville, qui aimait
+les
+oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonni&egrave;re l'avait dans
+son
+chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la voli&egrave;re.
+La
+Bretonni&egrave;re, bien entendu, donna le bras &agrave; la baronne;
+les deux jeunes
+gens rest&egrave;rent pr&egrave;s de madame de Vernage. Elle paraissait
+plus gaie que
+de coutume; elle marchait au hasard de c&ocirc;t&eacute; et d'autre
+sans respect pour
+les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous?</p>
+<p>Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son
+d&eacute;part. Il l'annon&ccedil;a effectivement du ton le plus calme;
+mais, en m&ecirc;me
+temps, il fixa sur la marquise un regard p&eacute;n&eacute;trant,
+presque dur et
+offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda
+m&ecirc;me
+pas quand il comptait revenir.</p>
+<p>&#8212;En ce cas-l&agrave;, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le
+seul
+repr&eacute;sentant des Berville que nous verrons &agrave; Renonval;
+car je suppose
+que nous vous aurons. La Bretonni&egrave;re dit qu'il a
+d&eacute;couvert, avec les
+lunettes de mon garde, une esp&egrave;ce de cochon sauvage &agrave; qui
+la barbe vient
+comme aux oiseaux les plumes...</p>
+<p>&#8212;Point du tout, dit la Bretonni&egrave;re, c'est une sorte de truie
+chinoise,
+de couleur noire, appel&eacute;e tonkin. Lorsque ces animaux quittent
+la
+basse-cour et s'habituent &agrave; vivre dans les bois...</p>
+<p>&#8212;Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, &agrave; force
+de manger
+du gland, les d&eacute;fenses leur poussent au bout du museau.</p>
+<p>&#8212;C'est de toute v&eacute;rit&eacute;, r&eacute;pondit la
+Bretonni&egrave;re, non pas, il est vrai,
+&agrave; la premi&egrave;re, ni m&ecirc;me &agrave; la seconde
+g&eacute;n&eacute;ration; mais il suffit que le
+fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait.</p>
+<p>&#8212;Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de
+faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une for&ecirc;t,
+il en
+r&eacute;sulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la
+t&ecirc;te. Et
+c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la
+main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne
+r&eacute;ussit
+&agrave; personne.</p>
+<p>&#8212;Cela est encore vrai, dit la Bretonni&egrave;re; la sauvagerie est
+un grand
+d&eacute;faut.</p>
+<p>&#8212;Elle vaut pourtant mieux, r&eacute;pondit Tristan, qu'une certaine
+esp&egrave;ce de
+domesticit&eacute;.</p>
+<p>La Bretonni&egrave;re ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il
+devait se
+f&acirc;cher.</p>
+<p>&#8212;Oui, dit madame de Berville &agrave; la marquise, vous avez bien
+raison.
+Grondez-moi ce m&eacute;chant gar&ccedil;on, qui est toujours sur les
+grands chemins,
+et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller &agrave; Paris.
+D&eacute;fendez-lui
+donc de partir.</p>
+<p>Madame de Vernage, qui, tout &agrave; l'heure, n'avait pas dit un
+mot pour
+essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi pri&eacute;e de le faire, y
+mit
+aussit&ocirc;t toute l'insistance et toute la bonne gr&acirc;ce dont
+elle &eacute;tait
+capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour
+dire &agrave; Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires
+&agrave; Paris,
+que la curiosit&eacute; d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur
+tout au
+monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir d&eacute;jeuner
+le
+lendemain &agrave; Renonval. Tristan r&eacute;pondait &agrave; chacun
+de ses compliments par
+un de ces petits saluts insignifiants qu'ont invent&eacute;s les gens
+qui ne
+savent quoi dire: il &eacute;tait clair que sa patience &eacute;tait
+mise &agrave; une
+cruelle &eacute;preuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus
+qu'elle
+pr&eacute;voyait, et, d&egrave;s qu'elle eut cess&eacute; de parler,
+elle se retourna et
+s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle e&ucirc;t
+r&eacute;p&eacute;t&eacute; une com&eacute;die
+et que son r&ocirc;le e&ucirc;t &eacute;t&eacute; fini.</p>
+<p>&#8212;Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui
+qui
+en veut &agrave; l'autre? Est-ce mon fr&egrave;re? est-ce la
+Bretonni&egrave;re? Que vient
+faire ici la marquise?</p>
+<p>La fa&ccedil;on d'&ecirc;tre de madame de Vernage &eacute;tait, en
+effet, difficile &agrave;
+comprendre. Tant&ocirc;t elle t&eacute;moignait &agrave; Tristan une
+froideur et une
+indiff&eacute;rence marqu&eacute;es; tant&ocirc;t elle paraissait le
+traiter avec plus de
+familiarit&eacute; et de coquetterie qu'&agrave;
+l'ordinaire.&#8212;Cassez-moi donc cette
+branche-l&agrave;, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du
+monde ce
+soir, je veux &ecirc;tre toute en fleurs; je compte mettre une robe
+botanique, et avoir un jardin sur la t&ecirc;te.</p>
+<p>Tristan ob&eacute;issait: il le fallait bien. La marquise se trouva
+bient&ocirc;t
+avoir une v&eacute;ritable botte de fleurs, mais aucune ne lui
+plaisait.&#8212;Vous
+n'&ecirc;tes pas connaisseur, disait-elle, vous &ecirc;tes un mauvais
+jardinier;
+vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez
+les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir.</p>
+<p>En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait
+tomber &agrave; terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce
+d&eacute;dain
+sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du
+monde.</p>
+<p>Il y avait au milieu du parc une petite rivi&egrave;re avec un pont
+de bois qui
+&eacute;tait bris&eacute;, mais dont il restait encore quelques
+planches. La
+Bretonni&egrave;re, selon sa manie, d&eacute;clara qu'il y avait danger
+&agrave; s'y
+hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise
+voulut passer, et commen&ccedil;ait &agrave; prendre les devants, quand
+la baronne lui
+repr&eacute;senta qu'en effet ce pont &eacute;tait vermoulu, et qu'elle
+courait le
+risque d'une chute assez grave.</p>
+<p>&#8212;Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire
+les
+honneurs de la profondeur de votre rivi&egrave;re; et si je faisais
+comme
+Cond&eacute;, qu'est-ce qu'il arriverait donc?</p>
+<p>Devant monter &agrave; cheval, au retour, elle avait &agrave; la
+main une cravache.
+Elle la jeta de l'autre c&ocirc;t&eacute; de l'eau, dans une petite
+&icirc;le:&#8212;Maintenant, messieurs, reprit-elle, voil&agrave; mon
+b&acirc;ton jet&eacute; &agrave;
+l'ennemi. Qui de vous ira le chercher?</p>
+<p>&#8212;C'est fort imprudent, dit la Bretonni&egrave;re; cette cravache est
+fort
+jolie, la pomme en est tr&egrave;s bien cisel&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Y aura-t-il du moins une r&eacute;compense honn&ecirc;te? demanda
+Armand.</p>
+<p>&#8212;Fi donc! s'&eacute;cria la marquise. Vous marchandez avec la
+gloire! Et vous,
+monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan,
+qu'est-ce que vous dites? passerez-vous?</p>
+<p>Tristan semblait h&eacute;siter, non par crainte du danger ni du
+ridicule, mais
+par un sentiment de r&eacute;pugnance &agrave; se voir ainsi
+provoqu&eacute; pour une
+semblable bagatelle. Il fron&ccedil;a le sourcil et r&eacute;pondit
+froidement:</p>
+<p>&#8212;Non, madame.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre
+Phanor &eacute;tait
+l&agrave;, il m'aurait d&eacute;j&agrave; rendu ma cravache.</p>
+<p>La Bretonni&egrave;re, t&acirc;tant le pont avec sa canne, le
+contemplait d'un air de
+r&eacute;flexion profonde; appuy&eacute;e nonchalamment sur la poutre
+bris&eacute;e qui
+servait de rampe, la marquise s'amusait &agrave; faire plier les
+planches en se
+balan&ccedil;ant au-dessus de l'eau: elle s'&eacute;lan&ccedil;a tout
+&agrave; coup, traversa le
+pont avec une vivacit&eacute; et une l&eacute;g&egrave;ret&eacute;
+charmantes, et se mit &agrave; courir
+dans l'&icirc;le. Armand avait voulu la pr&eacute;venir, mais son
+fr&egrave;re lui prit le
+bras, et, se mettant &agrave; marcher &agrave; grands pas,
+l'entra&icirc;na &agrave; l'&eacute;cart dans
+une all&eacute;e; l&agrave;, d&egrave;s que les deux jeunes gens furent
+seuls:</p>
+<p>&#8212;La patience m'&eacute;chappe, dit Tristan. J'esp&egrave;re que tu
+ne me crois pas
+assez sot pour me f&acirc;cher d'une plaisanterie; mais cette
+plaisanterie a
+un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver,
+jouer avec ma col&egrave;re, et voir jusqu'&agrave; quel point
+j'endurerai son audace;
+elle sait ce que signifie son froid persiflage. Mis&eacute;rable c&#339;ur!
+m&eacute;prisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me
+laisser
+m'&eacute;loigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite
+vanit&eacute;, et se
+faire une sorte de triomphe d'une discr&eacute;tion qu'on ne lui doit
+pas!</p>
+<p>&#8212;Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il?</p>
+<p>&#8212;Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es int&eacute;ress&eacute;,
+puisque tu es mon
+fr&egrave;re. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et
+que tu
+me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au
+carrefour des Roches. Il y avait &agrave; terre une branche de saule,
+que tu ne
+m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'&eacute;tait madame de
+Vernage
+qui l'avait enfonc&eacute;e dans le sable, en se promenant le matin.
+Elle riait
+tout &agrave; l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais
+celle-l&agrave;
+avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de
+la
+marquise &eacute;taient all&eacute;s chez son oncle &agrave; Beaumont,
+que la Bretonni&egrave;re ne
+viendrait pas d&icirc;ner, et que, si je craignais d'&eacute;veiller
+les gens en
+sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval
+chez
+le bonhomme du H&eacute;loy.</p>
+<p>&#8212;Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule!</p>
+<p>&#8212;Oui, et pl&ucirc;t &agrave; Dieu que j'eusse repouss&eacute; du
+pied ce brin de saule
+comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et
+tu
+l'as vu toi-m&ecirc;me, je l'aimais, j'&eacute;tais sous le charme.
+Quelle
+bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'&eacute;tais tout amour,
+j'aurais
+donn&eacute; mon sang pour elle, et aujourd'hui...</p>
+<p>&#8212;Eh bien, aujourd'hui?</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches
+d'abord une
+petite aventure qui m'est arriv&eacute;e l'an pass&eacute;. Tu sauras
+donc qu'au bal
+de l'Op&eacute;ra j'ai rencontr&eacute; une esp&egrave;ce de grisette,
+de modiste, je ne sais
+quoi. Je suis venu &agrave; faire sa connaissance par un hasard assez
+singulier. Elle &eacute;tait assise &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi,
+et je ne faisais nulle
+attention &agrave; elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me
+dire
+bonsoir. Au m&ecirc;me instant, ma voisine, comme effray&eacute;e,
+cacha sa t&ecirc;te
+derri&egrave;re mon &eacute;paule; elle me dit &agrave; l'oreille
+qu'elle me suppliait de la
+tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je
+ne pouvais gu&egrave;re m'y refuser. Je me levai avec elle, et je
+quittai
+Saint-Aubin. Elle me conta l&agrave;-dessus qu'il &eacute;tait son
+amant, qu'elle
+avait peur de lui, qu'il &eacute;tait jaloux, enfin, qu'elle le fuyait.
+Je me
+trouvais ainsi tout &agrave; coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le
+r&ocirc;le d'un
+rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un
+air m&eacute;content. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre
+&agrave; peu
+pr&egrave;s au s&eacute;rieux ce r&ocirc;le que l'occasion m'offrait.
+J'emmenai souper la
+petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se
+f&acirc;cher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine &agrave; lui
+faire entendre
+raison. Il convint de bonne gr&acirc;ce qu'il n'&eacute;tait
+gu&egrave;re possible de se
+couper la gorge pour une demoiselle qui se r&eacute;fugiait au bal
+masqu&eacute; pour
+fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et
+l'affaire fut oubli&eacute;e; tu vois que le mal n'est pas grand.</p>
+<p>&#8212;Non, certes; il n'y a l&agrave; rien de bien grave.</p>
+<p>&#8212;Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit
+quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et &agrave; Renonval.
+Or, cette
+nuit, au moment m&ecirc;me o&ugrave; la marquise, assise pr&egrave;s de
+moi, &eacute;coutait de son
+grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la
+t&ecirc;te, et
+essayait, en souriant, cette bague qui, gr&acirc;ce au ciel, est encore
+&agrave; mon
+doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal
+lui a &eacute;t&eacute; cont&eacute;e, qu'elle la sait de bonne source,
+que Saint-Aubin
+adorait cette grisette, qu'il a &eacute;t&eacute; au d&eacute;sespoir
+de l'avoir perdue,
+qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demand&eacute; raison, que j'ai
+recul&eacute;, et
+qu'alors...</p>
+<p>Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux
+fr&egrave;res
+march&egrave;rent en silence.</p>
+<p>&#8212;Qu'as-tu r&eacute;pondu? dit enfin Armand.</p>
+<p>&#8212;Je lui ai r&eacute;pondu une chose tr&egrave;s simple. Je lui ai
+dit tout
+bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme
+l&egrave;ve la main sur lui impun&eacute;ment s'appelle un l&acirc;che,
+vous le savez tr&egrave;s
+bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la
+ma&icirc;tresse de ce l&acirc;che, s'appelle aussi d'un certain nom
+qu'il est
+inutile de vous dire. L&agrave;-dessus, j'ai pris mon chapeau.</p>
+<p>&#8212;Et elle ne t'a pas retenu?</p>
+<p>&#8212;Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me
+dire
+que je me f&acirc;chais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a
+demand&eacute;
+pardon de m'avoir offens&eacute; sans dessein; je ne sais m&ecirc;me
+pas si elle n'a
+pas essay&eacute; de pleurer. &Agrave; tout cela, je n'ai rien
+r&eacute;pliqu&eacute;, sinon que je
+n'attachais aucune importance &agrave; une indignit&eacute; qui ne
+pouvait
+m'atteindre, qu'elle &eacute;tait libre de croire et de penser tout ce
+que bon
+lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui
+&ocirc;ter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans,
+mes
+camarades qui me connaissent auraient quelque peine &agrave; admettre
+votre
+conte, et par cons&eacute;quent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut
+pour le
+m&eacute;priser.</p>
+<p>&#8212;Est-ce l&agrave; r&eacute;ellement ta pens&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;Y songes-tu? Si je pouvais h&eacute;siter &agrave; savoir ce que
+j'ai &agrave; faire, c'est
+pr&eacute;cis&eacute;ment parce que je suis soldat que je n'aurais pas
+deux partis &agrave;
+prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans c&#339;ur plaisanter avec mon
+honneur, et r&eacute;p&eacute;ter demain sa mis&eacute;rable histoire
+&agrave; une coquette de son
+bord, ou &agrave; quelqu'un de ces petits gar&ccedil;ons &agrave; qui
+tu pr&eacute;tends qu'elle
+tourne la t&ecirc;te? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre
+m&egrave;re,
+puisse devenir un objet de ris&eacute;e? Seigneur Dieu! cela fait
+fr&eacute;mir!</p>
+<p>&#8212;Oui, dit Armand, et voil&agrave; cependant les petits badinages
+pleins de
+gr&acirc;ce qu'inventent ces dames pour se d&eacute;sennuyer. Faire
+d'une niaiserie
+un roman bien noir, bien scandaleux, voil&agrave; le bon plaisir de
+leur
+cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant?</p>
+<p>&#8212;Je compte aller ce soir &agrave; Paris. Saint-Aubin est aussi un
+soldat;
+c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en pr&eacute;serve!
+qu'un mot de
+sa part ait jamais pu donner l'id&eacute;e de cette fable
+fabriqu&eacute;e par quelque
+femme de chambre; mais, &agrave; coup s&ucirc;r, je le ram&egrave;nerai
+ici, et il ne lui
+sera pas plus difficile de dire tout haut la v&eacute;rit&eacute;,
+qu'il ne me le
+sera, &agrave; moi, de l'entendre. C'est une d&eacute;marche
+f&acirc;cheuse, p&eacute;nible, que je
+ferai l&agrave;, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller
+trouver un
+camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manqu&eacute; de c&#339;ur.
+Mais
+n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit &ecirc;tre
+permis.
+Je te le r&eacute;p&egrave;te, c'est notre nom que je d&eacute;fends,
+et s'il ne devait pas
+sortir de l&agrave; pur comme de l'or, je m'arracherais moi-m&ecirc;me
+la croix que
+je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma
+pr&eacute;sence, qu'on lui a r&eacute;p&eacute;t&eacute; un sot conte,
+et que ceux qui l'ont forg&eacute;
+en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la
+marquise m'entende aussi &agrave; mon tour; il faut que je lui donne
+bien
+discr&egrave;tement, en termes bien polis, en
+t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te, une le&ccedil;on qu'elle
+n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer
+nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je
+ne pr&eacute;tends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, apr&egrave;s
+avoir expos&eacute; sa
+vie pour aller chercher le bouquet de sa ma&icirc;tresse, le lui jeta
+&agrave; la
+figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole
+produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te
+r&eacute;ponds que d'ici &agrave; quelque temps, du moins, la marquise
+sera moins
+fi&egrave;re, moins coquette et moins hypocrite.</p>
+<p>&#8212;Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec
+toi.
+Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le
+permets, je serai dans la coulisse.</p>
+<p>La marquise se disposait &agrave; retourner chez elle lorsque les
+deux fr&egrave;res
+reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait
+&eacute;t&eacute; pour
+quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait
+rien; jamais, au contraire, elle n'avait sembl&eacute; plus calme et
+plus
+contente d'elle-m&ecirc;me. Ainsi qu'il a &eacute;t&eacute; dit, elle
+s'en allait &agrave; cheval.
+Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre
+le pied et la mettre en selle. Comme elle avait march&eacute; sur le
+sable
+mouill&eacute;, son brodequin &eacute;tait humide, en sorte que
+l'empreinte en resta
+marqu&eacute;e sur le gant de Tristan. D&egrave;s que madame de Vernage
+fut partie,
+Tristan &ocirc;ta ce gant et le jeta &agrave; terre.</p>
+<p>&#8212;Hier, je l'aurais bais&eacute;, dit-il &agrave; son fr&egrave;re.</p>
+<p>Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et
+all&egrave;rent coucher &agrave; Paris. Madame de Berville, toujours
+inqui&egrave;te et
+toujours indulgente, comme une vraie m&egrave;re qu'elle &eacute;tait,
+fit semblant de
+croire aux raisons qu'ils pr&eacute;tendirent avoir pour partir.
+D&egrave;s le
+lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller
+demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue
+Neuve-Saint-Augustin, &agrave; l'h&ocirc;tel garni o&ugrave; il logeait
+habituellement quand
+il &eacute;tait en cong&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est
+peut-&ecirc;tre en
+garnison bien loin.</p>
+<p>&#8212;Quand il serait &agrave; Alger, r&eacute;pondait Tristan, il faut
+qu'il parle, ou du
+moins qu'il &eacute;crive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je
+le
+trouverai, ou il dira pourquoi.</p>
+<p>Le gar&ccedil;on de l'h&ocirc;tel &eacute;tait un Anglais, chose
+fort commode peut-&ecirc;tre pour
+les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez
+g&ecirc;nante pour les Parisiens. &Agrave; la premi&egrave;re parole de
+Tristan, il r&eacute;pondit
+par l'exclamation la plus britannique:</p>
+<p>&#8212;Oh!</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que
+son fr&egrave;re;
+mais M. de Saint-Aubin est-il ici?</p>
+<p>&#8212;Oh! no.</p>
+<p>&#8212;N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure?</p>
+<p>&#8212;Oh! yes.</p>
+<p>&#8212;Il est donc sorti?</p>
+<p>&#8212;Oh! no.</p>
+<p>&#8212;Expliquez-vous. Peut-on lui parler?</p>
+<p>&#8212;No, sir, impossible.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi, impossible?</p>
+<p>&#8212;Parce qu'il est... Comment dites-vous?</p>
+<p>&#8212;Il est malade.</p>
+<p>&#8212;Oh! no, il est mort.</p>
+<br />
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>Il serait difficile de peindre l'esp&egrave;ce de consternation qui
+frappa
+Tristan et son fr&egrave;re en apprenant la mort de l'homme qu'ils
+avaient un
+si grand d&eacute;sir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en
+dise, une
+chose indiff&eacute;rente que la mort. On ne la brave pas sans courage,
+on ne
+la voit pas sans horreur, et il est m&ecirc;me douteux qu'un gros
+h&eacute;ritage
+puisse rendre vraiment agr&eacute;able sa hideuse figure, dans le
+moment o&ugrave;
+elle se pr&eacute;sente. Mais quand elle nous enl&egrave;ve subitement
+quelque bien ou
+quelque esp&eacute;rance, quand elle se m&ecirc;le de nos affaires et
+nous prend dans
+les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa
+puissance, et que l'homme reste muet devant le silence &eacute;ternel.</p>
+<p>Saint-Aubin avait &eacute;t&eacute; tu&eacute; en Alg&eacute;rie,
+dans une razzia. Apr&egrave;s s'&ecirc;tre fait
+raconter, tant bien que mal, par les gens de l'h&ocirc;tel, les
+d&eacute;tails de cet
+&eacute;v&eacute;nement, les deux fr&egrave;res reprirent tristement le
+chemin de la maison
+qu'ils habitaient &agrave; Paris.</p>
+<p>&#8212;Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir
+d'embarras, qu'un mot &agrave; dire &agrave; un honn&ecirc;te homme, et
+il n'est plus.
+Pauvre gar&ccedil;on! je m'en veux &agrave; moi-m&ecirc;me de ce qu'un
+motif d'int&eacute;r&ecirc;t
+personnel se m&ecirc;le au chagrin que me cause sa mort. C'&eacute;tait
+un brave et
+digne officier; nous avions bivouaqu&eacute; et trinqu&eacute;
+ensemble. Ayez donc
+trente ans, une vie sans reproche, une bonne t&ecirc;te et un sabre au
+c&ocirc;t&eacute;,
+pour aller vous faire assassiner par un B&eacute;douin en embuscade!
+Tout est
+fini, je ne songe plus &agrave; rien, je ne veux pas m'occuper d'un
+conte quand
+j'ai &agrave; pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent
+ce qui
+leur plaira.</p>
+<p>&#8212;Ton chagrin est juste, r&eacute;pondit Armand; je le partage et je
+le
+respecte; mais, tout en regrettant un ami et en m&eacute;prisant une
+coquette,
+il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est l&agrave;, avec ses
+lois; il ne
+voit ni ton d&eacute;dain ni tes larmes; il faut lui r&eacute;pondre
+dans sa langue,
+ou, tout au moins, l'obliger &agrave; se taire.</p>
+<p>&#8212;Et que veux-tu que j'imagine? O&ugrave; veux-tu que je trouve un
+t&eacute;moin, une
+preuve quelconque, un &ecirc;tre ou une chose qui puisse parler pour
+moi? Tu
+comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour
+s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas
+amen&eacute; avec lui tout son r&eacute;giment. Les choses se sont
+pass&eacute;es en
+t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te; si elles eussent d&ucirc; devenir
+s&eacute;rieuses, certes, alors, les
+t&eacute;moins seraient l&agrave;; mais nous nous sommes donn&eacute;
+une poign&eacute;e de main, et
+nous avons d&eacute;jeun&eacute; ensemble; nous n'avions que faire
+d'inviter personne.</p>
+<p>&#8212;Mais il n'est gu&egrave;re probable, reprit Armand, que cette sorte
+de
+querelle et de r&eacute;conciliation soit demeur&eacute;e tout &agrave;
+fait secr&egrave;te.
+Quelques amis communs ont d&ucirc; la conna&icirc;tre. Rappelle-toi,
+cherche dans
+les souvenirs.</p>
+<p>&#8212;Et &agrave; quoi bon? quand m&ecirc;me, en cherchant bien, je
+pourrais retrouver
+quelqu'un qui se souv&icirc;nt de cette vieille histoire, ne veux-tu
+pas que
+j'aille me faire donner par le premier venu une esp&egrave;ce
+d'attestation
+comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir
+sans crainte; tout se demande &agrave; un ami. Mais quel r&ocirc;le
+jouerais-je, &agrave;
+l'heure qu'il est, en allant dire &agrave; un de nos camarades: Vous
+rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an
+pass&eacute;? On
+se moquerait de moi, et on aurait raison.</p>
+<p>&#8212;C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une
+femme orgueilleuse, vindicative et offens&eacute;e, tenir
+impun&eacute;ment de
+m&eacute;chants propos.</p>
+<p>&#8212;Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. &Agrave; une
+insulte faite
+par un homme on r&eacute;pond par un coup d'&eacute;p&eacute;e. Contre
+toute esp&egrave;ce d'injure,
+publique ou non,... m&ecirc;me imprim&eacute;e, on peut se
+d&eacute;fendre; mais quelle
+ressource a-t-on contre une calomnie sourde,
+r&eacute;p&eacute;t&eacute;e dans l'ombre, &agrave;
+voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est
+l&agrave; le
+triomphe de la l&acirc;chet&eacute;. C'est l&agrave; qu'une pareille
+cr&eacute;ature, dans toute la
+perfidie du mensonge, dans toute la s&eacute;curit&eacute; de
+l'impudence, vous
+assassine &agrave; coups d'&eacute;pingle; c'est l&agrave; qu'elle ment
+avec tout l'orgueil,
+toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est l&agrave; qu'elle
+glisse &agrave;
+loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie
+&eacute;tudi&eacute;e,
+revue et augment&eacute;e par l'auteur; et cette infamie fait son
+chemin, cela
+se r&eacute;p&egrave;te, se commente, et l'honneur, le bien du soldat,
+l'h&eacute;ritage des
+a&iuml;eux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une
+telle
+mis&egrave;re!</p>
+<p>Tristan parut r&eacute;fl&eacute;chir pendant quelque temps, puis il
+ajouta d'un ton &agrave;
+demi s&eacute;rieux, &agrave; demi plaisant:</p>
+<p>&#8212;J'ai envie de me battre avec la Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'emp&ecirc;cher de
+rire. Que t'a
+fait ce pauvre diable dans tout cela?</p>
+<p>&#8212;Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est tr&egrave;s possible qu'il soit
+au courant
+de mes affaires. Il est assez dans les initi&eacute;s, et passablement
+curieux
+de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le
+pr&icirc;t
+pour confident.</p>
+<p>&#8212;Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte
+une
+histoire, et qu'il n'en est pas responsable.</p>
+<p>&#8212;Bah! et s'il s'en fait l'&eacute;diteur? Cet homme-l&agrave;, qui
+n'est qu'une
+mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que
+s'il
+&eacute;tait son mari; et, en supposant qu'elle lui r&eacute;cite ce
+beau roman
+invent&eacute; sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse &agrave; en
+garder le secret?</p>
+<p>&#8212;&Agrave; la bonne heure, mais encore faudrait-il &ecirc;tre
+s&ucirc;r d'abord qu'il en
+parle, et m&ecirc;me, dans ce cas-l&agrave;, je ne vois gu&egrave;re
+qu'il puisse &ecirc;tre
+juste de chercher querelle &agrave; quelqu'un parce qu'il
+r&eacute;p&egrave;te ce qu'il a
+entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs &agrave; faire peur
+&agrave; la
+Bretonni&egrave;re? Il ne se battrait certainement pas, et,
+franchement, il
+serait dans son droit.</p>
+<p>&#8212;Il se battrait. Ce gar&ccedil;on-l&agrave; me g&ecirc;ne; il est
+ennuyeux, il est de trop
+dans ce monde.</p>
+<p>&#8212;En v&eacute;rit&eacute;, mon cher Tristan, tu parles comme un homme
+qui ne sait &agrave;
+qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, &agrave; t'entendre, que tu
+cherches une
+affaire d'honneur pour r&eacute;tablir ta r&eacute;putation, ou que tu
+as besoin d'une
+balafre pour la montrer &agrave; ta ma&icirc;tresse, comme un
+&eacute;tudiant allemand?</p>
+<p>&#8212;Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment
+intol&eacute;rable. On m'accuse, on me d&eacute;shonore, et je n'ai pas
+un moyen de me
+venger! Si je croyais r&eacute;ellement...</p>
+<p>Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard,
+devant
+la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arr&ecirc;ta de nouveau, tout
+&agrave; coup,
+pour regarder un bracelet plac&eacute; dans l'&eacute;talage.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; une chose &eacute;trange, dit-il.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de
+comptoir?</p>
+<p>&#8212;Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En
+voici un qui se pr&eacute;sente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du
+reste,
+n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le
+moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce
+m&ecirc;me marchand, dans cette boutique, un bracelet comme
+celui-l&agrave;, lequel
+bracelet &eacute;tait destin&eacute; &agrave; cette grisette dont il
+s'occupait, et qui avait
+failli nous brouiller; lorsque, apr&egrave;s notre querelle
+vid&eacute;e, nous e&ucirc;mes
+d&eacute;jeun&eacute; ensemble:&#8212;Parbleu, me dit-il en riant, tu viens
+de m'enlever la
+reine de mes pens&eacute;es &agrave; l'instant o&ugrave; je me
+disposais &agrave; lui faire un
+cadeau; c'&eacute;tait un petit bracelet avec mon nom grav&eacute; en
+dedans; mais, ma
+foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le
+c&egrave;de;
+puisque tu es le pr&eacute;f&eacute;r&eacute;, il faut que tu payes ta
+bienvenue.&#8212;Faisons
+mieux, r&eacute;pondis-je; soyons de moiti&eacute; dans l'envoi que tu
+comptais lui
+faire.&#8212;Tu as raison, reprit-il; mon nom est d&eacute;j&agrave; sur la
+plaque, il faut
+que le tien y soit grav&eacute; aussi, et, en signe de bonne
+amiti&eacute;, nous y
+ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les
+deux noms, &eacute;crits sur le bracelet, furent envoy&eacute;s
+&agrave; la demoiselle, et
+doivent actuellement exister quelque part en la possession de
+mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre h&eacute;ro&iuml;ne),
+&agrave; moins qu'elle ne
+l'ait vendu pour aller d&icirc;ner.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; merveille! s'&eacute;cria Armand; cette preuve que tu
+cherchais est toute
+trouv&eacute;e. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut
+que la
+marquise voie les deux signatures, et le jour bien
+sp&eacute;cifi&eacute;. Il faut que
+mademoiselle Javotte elle-m&ecirc;me t&eacute;moigne au besoin de la
+v&eacute;rit&eacute; et de
+l'identit&eacute; de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver
+clairement
+que rien de s&eacute;rieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi?
+Certes,
+deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau &agrave; une
+femme
+qu'ils se disputent, ne sont pas bien en col&egrave;re l'un contre
+l'autre, et
+il devient alors &eacute;vident...</p>
+<p>&#8212;Oui, tout cela est tr&egrave;s bien, dit Tristan; ta t&ecirc;te va
+plus vite que la
+mienne; mais pour ex&eacute;cuter cette grande entreprise, ne vois-tu
+pas
+qu'avant de retrouver ce bracelet si pr&eacute;cieux, il faudrait
+commencer par
+retrouver Javotte? Malheureusement ces deux d&eacute;couvertes semblent
+&eacute;galement difficiles. Si, d'un c&ocirc;t&eacute;, la jeune
+personne est sujette &agrave;
+perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de
+s'&eacute;garer fort
+elle-m&ecirc;me. Chercher, apr&egrave;s un an d'intervalle, une
+grisette perdue sur
+le pav&eacute; de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage
+d'amour
+fabriqu&eacute; en m&eacute;tal, cela me para&icirc;t au-dessus de la
+puissance humaine;
+c'est un r&ecirc;ve impossible &agrave; r&eacute;aliser.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard,
+de
+lui-m&ecirc;me, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais
+oubli&eacute; ce
+bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le
+rappelle. Tu cherchais un t&eacute;moin, le voil&agrave;, il est
+irr&eacute;cusable; ce
+bracelet dit tout, ton amiti&eacute; pour Saint-Aubin, son estime pour
+toi, le
+peu de gravit&eacute; de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher;
+quand elle
+fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen
+d'imposer silence &agrave; madame de Vernage; mademoiselle Javotte et
+son
+serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand,
+c'est
+vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord,
+o&ugrave;
+demeurait jadis cette demoiselle?</p>
+<p>&#8212;&Agrave; te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'&eacute;tait, je
+crois, dans un
+passage, une esp&egrave;ce de <i>square</i>, de cit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont
+quelquefois une m&eacute;moire incroyable; ils se souviennent des gens
+apr&egrave;s
+des ann&eacute;es, surtout de ceux qui ne les payent pas tr&egrave;s
+bien.</p>
+<p>Tristan se laissa conduire par son fr&egrave;re; tous deux
+entr&egrave;rent dans la
+boutique. Ce n'&eacute;tait pas une chose facile que de rappeler au
+marchand un
+objet de peu de valeur achet&eacute; chez lui il y avait longtemps. Il
+ne
+l'avait pourtant pas oubli&eacute;, &agrave; cause de la
+singularit&eacute; des deux noms
+r&eacute;unis.</p>
+<p>&#8212;Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux
+jeunes
+gens m'ont command&eacute; l'hiver dernier, et je reconnais bien
+monsieur. Mais
+quant &agrave; savoir o&ugrave; ce bracelet a &eacute;t&eacute;
+port&eacute;, et &agrave; qui, je n'en peux rien
+dire.</p>
+<p>&#8212;C'&eacute;tait &agrave; une demoiselle Javotte, dit Armand, qui
+devait demeurer dans
+un passage.</p>
+<p>&#8212;Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta,
+r&eacute;fl&eacute;chit, se consulta, et finit par dire: C'est cela
+m&ecirc;me; mais ce
+n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom
+de madame de Monval, cit&eacute; Berg&egrave;re, 4.</p>
+<p>&#8212;Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom
+de Monval m'&eacute;tait sorti de la t&ecirc;te; peut-&ecirc;tre
+avait-elle le droit de le
+porter, car son titre de Javotte n'&eacute;tait, je crois, qu'un
+sobriquet.
+Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle
+achet&eacute; autre
+chose?</p>
+<p>&#8212;Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une cha&icirc;ne
+d'argent
+cass&eacute;e qu'elle avait.</p>
+<p>&#8212;Mais point de bracelet?</p>
+<p>&#8212;Non, monsieur.</p>
+<p>&#8212;Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant
+&agrave; nous, en
+route pour la cit&eacute; Berg&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de
+prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait
+chang&eacute;
+plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue.</p>
+<p>Cette pr&eacute;vision &eacute;tait fond&eacute;e. La
+porti&egrave;re de la cit&eacute; Berg&egrave;re apprit aux
+deux fr&egrave;res que madame de Monval avait
+d&eacute;m&eacute;nag&eacute; depuis longtemps,
+qu'elle s'appelait &agrave; pr&eacute;sent mademoiselle Durand,
+ouvri&egrave;re en robes, et
+qu'elle demeurait rue Saint-Jacques.</p>
+<p>&#8212;Est-elle &agrave; son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand,
+poursuivi
+par la crainte du bracelet vendu.</p>
+<p>&#8212;Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de d&eacute;pense; elle avait
+ici un
+logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle
+voyait beaucoup de militaires, toutes personnes d&eacute;cor&eacute;es
+et tr&egrave;s comme
+il faut. Elle donnait quelquefois de tr&egrave;s jolis d&icirc;ners
+qu'on faisait
+venir du caf&eacute; Vachette. Tous ces messieurs &eacute;taient bien
+gais, et il y en
+avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai
+artiste de l'Acad&eacute;mie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu
+rien &agrave;
+dire sur le compte de madame de Monval. Elle &eacute;tudiait aussi pour
+&ecirc;tre
+artiste; c'&eacute;tait moi qui faisais son m&eacute;nage, et elle ne
+sortait jamais
+qu'en citadine.</p>
+<p>&#8212;Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques.</p>
+<p>&#8212;Mademoiselle Durand ne loge plus ici, r&eacute;pondit la seconde
+porti&egrave;re; il
+y a six mois qu'elle s'en est all&eacute;e, et nous ne savons
+gu&egrave;re trop o&ugrave;
+elle est. Ce ne doit pas &ecirc;tre dans un palais, car elle n'est pas
+partie
+en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose.</p>
+<p>&#8212;Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse?</p>
+<p>&#8212;Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'&eacute;tait gu&egrave;re
+&agrave; l'aise, cette
+demoiselle. Elle demeurait l&agrave; au fond de l'all&eacute;e, sur la
+cour, derri&egrave;re
+la fruiti&egrave;re. Elle travaillait toute la sainte journ&eacute;e;
+elle ne gagnait
+gu&egrave;re et elle avait bien du mal. Elle allait au march&eacute; le
+matin, et elle
+faisait sa soupe elle-m&ecirc;me sur un petit fourneau qu'elle avait.
+On ne
+peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les
+choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de
+ses tantes, qui l'a emmen&eacute;e; nous croyons qu'elle s'est mise aux
+s&#339;urs
+du Bon-Pasteur. La ling&egrave;re du coin vous dira peut-&ecirc;tre
+cela: c'&eacute;tait
+elle qui l'employait.</p>
+<p>&#8212;Allons chez la ling&egrave;re, dit Armand; mais les choux sont de
+mauvais
+augure.</p>
+<p>Le troisi&egrave;me renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas
+d'abord plus
+satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa
+famille avait trouv&eacute; moyen de fournir, elle &eacute;tait
+entr&eacute;e, en effet, au
+couvent des s&#339;urs du Bon-Pasteur, et y avait pass&eacute; environ trois
+mois.
+Comme sa conduite &eacute;tait bonne, la protection de quelques
+personnes
+charitables l'avait fait admettre par les s&#339;urs, qui lui montraient
+beaucoup de bont&eacute; et qui n'avaient qu'&agrave; se louer de son
+ob&eacute;issance.&#8212;Malheureusement, disait la ling&egrave;re, cette
+pauvre enfant a
+une t&ecirc;te si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en
+place.
+C'&eacute;tait une grande faveur pour elle que d'avoir
+&eacute;t&eacute; re&ccedil;ue comme
+pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle,
+et elle remplissait r&eacute;guli&egrave;rement ses devoirs de
+religion, en m&ecirc;me temps
+qu'elle travaillait tr&egrave;s bien, car c'est une bonne
+ouvri&egrave;re. Mais tout
+d'un coup sa t&ecirc;te est partie; elle a demand&eacute; &agrave; s'en
+aller. Vous
+comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une
+prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envol&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Et vous ignorez ce qu'elle est devenue?</p>
+<p>&#8212;Pas tout &agrave; fait, r&eacute;pondit en riant la ling&egrave;re.
+Il y a une de mes
+demoiselles qui l'a rencontr&eacute;e au Ranelagh. Elle se fait appeler
+maintenant Am&eacute;lina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de
+Br&eacute;da, et
+qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques.</p>
+<p>Tristan commen&ccedil;ait &agrave; se d&eacute;courager.&#8212;Laissons
+tout cela, dit-il &agrave; son
+fr&egrave;re. &Agrave; la tournure que prennent les choses, nous n'en
+aurons jamais
+fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame
+Rosenval, n'est pas en Chine ou &agrave; Quimper-Corentin?</p>
+<p>&#8212;Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait
+pour nous arr&ecirc;ter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point
+de
+d&eacute;couvrir notre voyageuse? Ouvri&egrave;re ou artiste, nonne ou
+figurante, je
+la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait pari&eacute; de
+traverser pieds nus un bassin gel&eacute; au mois de janvier, et qui,
+arriv&eacute; &agrave;
+moiti&eacute; chemin, trouva que c'&eacute;tait trop froid et revint
+sur ses pas.</p>
+<p>Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut
+d&eacute;couverte rue de Br&eacute;da; mais il ne s'agissait plus,
+&agrave; cette nouvelle
+adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle
+&eacute;tait nagu&egrave;re, madame Rosenval &eacute;tait devenue tout
+&agrave; coup, par la gr&acirc;ce
+du hasard et d'un ancien pr&eacute;fet, personnage important et
+protecteur des
+arts, <i>prima donna</i> d'un th&eacute;&acirc;tre de province. Elle
+habitait depuis
+quelque temps une assez grande ville du midi de la France, o&ugrave;
+son
+talent, nouvellement d&eacute;couvert, mais g&eacute;n&eacute;reusement
+encourag&eacute;, faisait
+les d&eacute;lices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la
+garnison.
+Elle se trouvait &agrave; Paris en passant, pour contracter, si faire
+se
+pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens,
+il
+est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient &ecirc;tre re&ccedil;us;
+mais ils
+furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez
+riche, d'un go&ucirc;t peu s&eacute;v&egrave;re, orn&eacute; de
+statuettes, de glaces et de
+cartons-p&acirc;tes, &agrave; peu pr&egrave;s comme un caf&eacute;. La
+ma&icirc;tresse du lieu &eacute;tait &agrave; sa
+toilette; elle fit dire qu'on attend&icirc;t, et qu'elle allait
+recevoir M. de
+Berville.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; pr&eacute;sent, je te laisse, dit Armand &agrave; son
+fr&egrave;re; tu vois que nous
+sommes venus &agrave; bout de notre campagne. C'est &agrave; toi de
+faire le reste;
+d&eacute;cide madame Rosenval &agrave; te rendre ton bracelet; qu'elle
+l'accompagne
+d'un mot de sa main qui donne plus de poids &agrave; cette restitution;
+reviens
+arm&eacute; de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise.</p>
+<p>Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul &agrave; se
+promener dans
+le somptueux salon de Javotte. Il y &eacute;tait depuis un quart
+d'heure,
+lorsque la porte de la chambre &agrave; coucher s'ouvrit. Un gros et
+grand
+monsieur, &agrave; la d&eacute;marche grave, &agrave; la t&ecirc;te
+grisonnante, portant des
+lunettes, une cha&icirc;ne, un binocle et des breloques de montre, le
+tout en
+or, s'avan&ccedil;a d'un air affable et majestueux.&#8212;Monsieur, dit-il
+&agrave;
+Tristan, j'apprends que vous &ecirc;tes le parent de madame Rosenval.
+Si vous
+voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet.</p>
+<p>Il fit un l&eacute;ger salut et se retira.</p>
+<p>&#8212;Peste! se dit Tristan, il para&icirc;t que Javotte voit &agrave;
+pr&eacute;sent meilleure
+compagnie que dans l'all&eacute;e de la rue Saint-Jacques.</p>
+<p>Soulevant une porti&egrave;re de soie chamarr&eacute;e, que lui
+avait indiqu&eacute;e le
+monsieur aux lunettes d'or, il p&eacute;n&eacute;tra dans un boudoir
+tendu en
+mousseline rose, o&ugrave; madame Rosenval, &eacute;tendue sur un
+canap&eacute;, le re&ccedil;ut
+d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme
+qu'on a aim&eacute;e, f&ucirc;t-ce Am&eacute;lina, f&ucirc;t-ce
+m&ecirc;me Javotte, surtout lorsque l'on
+s'est donn&eacute; tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec
+empressement la main fort blanche de son ancienne conqu&ecirc;te, puis
+il prit
+place &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle, et d&eacute;buta, comme cela
+se devait, par lui faire ses
+compliments sur ce qu'elle &eacute;tait embellie, qu'il la revoyait
+plus
+charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit &agrave; toute
+femme
+qu'on retrouve, f&ucirc;t-elle devenue plus laide qu'un
+p&eacute;ch&eacute; mortel).</p>
+<p>&#8212;Permettez-moi, ma ch&egrave;re, ajouta-t-il, de vous
+f&eacute;liciter sur l'heureux
+changement qui me semble s'&ecirc;tre op&eacute;r&eacute; dans vos
+petites affaires. Vous
+&ecirc;tes log&eacute;e ici comme un grand seigneur.</p>
+<p>&#8212;Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville?
+r&eacute;pondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un
+pied-&agrave;-terre; mais je me fais arranger quelque chose
+l&agrave;-bas, car vous
+savez que je perche au diable.</p>
+<p>&#8212;Oui, j'ai appris que vous &eacute;tiez au th&eacute;&acirc;tre.</p>
+<p>&#8212;Mon Dieu, oui, je me suis d&eacute;cid&eacute;e. Vous savez que la
+grande musique,
+la musique s&eacute;rieuse, a &eacute;t&eacute; l'occupation de toute
+ma vie. M. le baron,
+que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes
+bons amis, m'a pers&eacute;cut&eacute;e pour prendre un engagement. Que
+voulez-vous!
+je me suis laiss&eacute; faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le
+drame,
+le vaudeville, l'op&eacute;ra.</p>
+<p>&#8212;On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai &agrave; vous parler
+d'une affaire
+assez s&eacute;rieuse, et, comme votre temps doit &ecirc;tre
+pr&eacute;cieux, trouvez bon
+que je me h&acirc;te de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire
+mes
+confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?...</p>
+<p>Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la
+chemin&eacute;e; la premi&egrave;re chose qu'il y remarqua fut la carte
+de visite de
+la Bretonni&egrave;re, accroch&eacute;e &agrave; la glace.</p>
+<p>&#8212;Est-ce que vous connaissez ce personnage-l&agrave;? demanda-t-il
+avec
+surprise.</p>
+<p>&#8212;Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je
+crois
+m&ecirc;me qu'il d&icirc;ne &agrave; la maison aujourd'hui. Mais, de
+gr&acirc;ce, continuez donc,
+je vous en prie, et je vous &eacute;coute.</p>
+<br />
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>Il y aurait peut-&ecirc;tre pour le philosophe ou pour le
+psychologue, comme
+on dit, une curieuse &eacute;tude &agrave; faire sur le chapitre des
+distractions.
+Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent
+le plus &agrave; la personne dont il aie plus &agrave; craindre ou
+&agrave; esp&eacute;rer, &agrave; un
+avocat, &agrave; une femme ou &agrave; un ministre. Quel degr&eacute;
+d'influence exercera
+sur lui une &eacute;pingle qui le pique au milieu de son discours, une
+boutonni&egrave;re qui se d&eacute;chire, un voisin qui se met &agrave;
+jouer de la fl&ucirc;te?
+Que fera un acteur, r&eacute;citant une tirade, et apercevant tout
+&agrave; coup un de
+ses cr&eacute;anciers dans la salle? Jusqu'&agrave; quel point, enfin,
+peut-on parler
+d'une chose, et en m&ecirc;me temps penser &agrave; une autre?</p>
+<p>Tristan se trouvait &agrave; peu pr&egrave;s dans une situation de
+ce genre. D'une
+part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur &agrave;
+lunettes
+d'or pouvait repara&icirc;tre &agrave; tout moment. D'ailleurs, dans
+l'oreille d'une
+femme qui vous &eacute;coute, il y a une mouche qu'il faut prendre au
+vol; d&egrave;s
+qu'il n'est plus trop t&ocirc;t avec elle, presque toujours il est trop
+tard.
+Tristan attachait assez de prix &agrave; ce qu'il venait demander
+&agrave; Javotte
+pour y employer toute son &eacute;loquence. Plus la d&eacute;marche
+qu'il faisait
+pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la
+n&eacute;cessit&eacute;
+de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les
+yeux la carte de la Bretonni&egrave;re, ses regards ne pouvaient s'en
+d&eacute;tacher;
+et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se
+r&eacute;p&eacute;tait &agrave;
+lui-m&ecirc;me:&#8212;Je retrouverai donc cet homme-l&agrave; partout?</p>
+<p>&#8212;Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous &ecirc;tes distrait comme
+un po&egrave;te
+en couches.</p>
+<p>Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif
+secret,
+ni prononcer le nom de la marquise.</p>
+<p>&#8212;Je ne puis rien vous expliquer, r&eacute;pondit-il. Je ne puis que
+vous dire
+une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant
+le
+bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donn&eacute;, s'il est
+encore
+en votre possession.</p>
+<p>&#8212;Mais qu'est-ce que vous voulez en faire?</p>
+<p>&#8212;Rien qui puisse vous inqui&eacute;ter, je vous en donne ma parole.</p>
+<p>&#8212;Je vous crois, Berville, vous &ecirc;tes homme d'honneur. Le diable
+m'emporte, je vous crois.</p>
+<p>(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait
+conserv&eacute; quelques
+expressions qui sentaient encore un peu les choux.)</p>
+<p>&#8212;Je suis enchant&eacute;, dit Tristan, que vous ayez de moi un si
+bon
+souvenir; vous n'oubliez pas vos amis.</p>
+<p>&#8212;Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand
+j'&eacute;tais
+sans le sou, je me plais &agrave; le reconna&icirc;tre. J'avais deux
+paires de bas &agrave;
+jour qui se succ&eacute;daient l'une &agrave; l'autre, et je mangeais
+la soupe dans
+une cuill&egrave;re de bois. Maintenant je d&icirc;ne dans de l'argent
+massif, avec
+un laquais par derri&egrave;re et plusieurs dindons par devant; mais
+mon c&#339;ur
+est toujours le m&ecirc;me. Savez-vous que dans notre jeune temps nous
+nous
+amusions pour de bon? &Agrave; pr&eacute;sent, je m'ennuie comme un
+roi... Vous
+souvenez-vous d'un jour,... &agrave; Montmorency?... Non, ce
+n'&eacute;tait pas vous,
+je me trompe; mais c'est &eacute;gal, c'&eacute;tait charmant. Ah! les
+bonnes cerises!
+et ces c&ocirc;telettes de veau que nous avons mang&eacute;es chez le
+p&egrave;re Duval, au
+Ch&acirc;teau de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco,
+picorait
+du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez b&ecirc;tes
+pour
+faire boire de l'eau-de-vie &agrave; ce pauvre animal, et il en est
+mort.
+Avez-vous su cela?</p>
+<p>Lorsque Javotte parlait ainsi &agrave; peu pr&egrave;s
+naturellement, c'&eacute;tait avec une
+volubilit&eacute; extr&ecirc;me; mais quand ses grands airs la
+reprenaient, elle se
+mettait tout &agrave; coup &agrave; tra&icirc;ner ses phrases avec un
+air de r&ecirc;verie et de
+distraction.</p>
+<p>&#8212;Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse
+enrhum&eacute;e, je me
+souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au
+pass&eacute;.</p>
+<p>&#8212;C'est &agrave; merveille, ma ch&egrave;re Am&eacute;lina; mais,
+r&eacute;pondez, de gr&acirc;ce, &agrave; mes
+questions. Avez-vous conserv&eacute; ce bracelet?</p>
+<p>&#8212;Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire?</p>
+<p>&#8212;Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous
+vous
+avions donn&eacute;?</p>
+<p>&#8212;Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher.</p>
+<p>&#8212;Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il
+s'agit
+d'un service fort important que vous pouvez me rendre.
+R&eacute;fl&eacute;chissez, je
+vous en conjur&eacute;, et r&eacute;pondez-moi s&eacute;rieusement. Si
+ce n'est que le
+bracelet qui vous tient au c&#339;ur, je m'engage bien volontiers &agrave;
+vous en
+mettre un autre &agrave; chaque bras, en &eacute;change de celui dont
+j'ai besoin.</p>
+<p>&#8212;C'est fort galant de votre part.</p>
+<p>&#8212;Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici
+que
+dans mon int&eacute;r&ecirc;t.</p>
+<p>&#8212;Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de
+l'&eacute;ventail, il
+faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce
+bracelet. Je ne peux pas me fier &agrave; un homme qui n'a pas
+lui-m&ecirc;me
+confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a
+quelque
+femme, quelque tricherie l&agrave;-dessous. Tenez, je parierais que
+c'est
+quelque ancienne ma&icirc;tresse &agrave; vous ou &agrave; Saint-Aubin,
+qui veut me
+d&eacute;pouiller de mes ustensiles de m&eacute;nage. Il y a quelque
+brouille, quelque
+jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc.</p>
+<p>&#8212;S'il faut absolument vous dire mon motif, r&eacute;pondit Tristan,
+voulant se
+d&eacute;barrasser de ces questions, la v&eacute;rit&eacute; est que
+Saint-Aubin est mort;
+nous &eacute;tions fort li&eacute;s, vous le savez, et je
+d&eacute;sirerais garder ce
+bracelet o&ugrave; nos deux noms sont &eacute;crits ensemble.</p>
+<p>&#8212;Bah! quelle histoire vous me fabriquez l&agrave;! Saint-Aubin est
+mort?
+Depuis quand?</p>
+<p>&#8212;Il est mort en Afrique, il y a peu de temps.</p>
+<p>&#8212;Vrai? Pauvre gar&ccedil;on! je l'aimais bien aussi. C'&eacute;tait
+un gentil c&#339;ur,
+et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beaut&eacute;
+rose.&#8212;Voil&agrave;
+ma beaut&eacute; rose, disait-il. Je trouve ce nom-l&agrave;
+tr&egrave;s-joli. Vous
+rappelez-vous comme il &eacute;tait dr&ocirc;le un jour que nous
+&eacute;tions &agrave;
+Ermenonville, et que nous avions tout cass&eacute; dans l'auberge? Il
+ne
+restait seulement plus une assiette. Nous avions jet&eacute; les
+chaises par
+les fen&ecirc;tres &agrave; travers les carreaux, et le matin, tout
+justement, voil&agrave;
+qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient
+visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir
+leur caf&eacute; au lait.</p>
+<p>&#8212;T&ecirc;te de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par
+hasard, faire
+attention &agrave; ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou
+non?</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites
+&agrave;
+bout portant.</p>
+<p>&#8212;Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit
+quelconque &agrave; mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce
+coffre; je ne
+vous en demande pas davantage.</p>
+<p>Javotte sembla un peu r&eacute;fl&eacute;chir, se rassit pr&egrave;s
+de Tristan, et lui prit
+la main:</p>
+<p>&#8212;Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est
+n&eacute;cessaire, je ne tiens pas &agrave; une pareille mis&egrave;re.
+J'ai de l'amiti&eacute; pour
+vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais
+vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est
+possible que, d'un jour &agrave; l'autre, j'entre &agrave;
+l'Op&eacute;ra, dans les ch&#339;urs.
+Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un
+ancien
+pr&eacute;fet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la
+Bretonni&egrave;re, de son c&ocirc;t&eacute;...</p>
+<p>&#8212;La Bretonni&egrave;re! s'&eacute;cria Tristan impatient&eacute;; et
+que diantre fait-il
+ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'&ecirc;tre en m&ecirc;me temps
+&agrave; Paris et &agrave; la
+campagne. Il ne nous quitte pas l&agrave;-bas, et je le retrouve chez
+vous!</p>
+<p>&#8212;Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort
+distingu&eacute;
+que M. de la Bretonni&egrave;re. Il est vrai qu'il a une campagne
+pr&egrave;s de la
+v&ocirc;tre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez
+probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom.</p>
+<p>&#8212;Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire?</p>
+<p>&#8212;Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas
+vrai? Il a son couvert &agrave; sa table; elle s'appelle Vernage, ou
+quelque
+chose comme &ccedil;a; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que
+les
+voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc?</p>
+<p>&#8212;Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la
+Bretonni&egrave;re et
+la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de
+ces jours.</p>
+<p>&#8212;Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous
+touche,
+je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'&eacute;change. Votre confidence
+pour mon
+bracelet.</p>
+<p>&#8212;Vous l'avez donc, ce bracelet?</p>
+<p>&#8212;Vous l'aimez donc, cette marquise?</p>
+<p>&#8212;Ne plaisantons pas. L'avez-vous?</p>
+<p>&#8212;Non pas, je ne dis pas cela. Je vous r&eacute;p&egrave;te que ma
+position...</p>
+<p>&#8212;Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez
+&agrave; l'Op&eacute;ra,
+et quand vous seriez figurante &agrave; vingt sous par jour...</p>
+<p>&#8212;Figurante! s'&eacute;cria Javotte en col&egrave;re. Pour qui me
+prenez-vous, s'il
+vous pla&icirc;t? Je chanterai dans les ch&#339;urs, savez-vous!</p>
+<p>&#8212;Pas plus que moi; on vous pr&ecirc;tera un maillot et une toque, et
+vous
+irez en procession derri&egrave;re la princesse Isabelle; ou bien on
+vous
+donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout
+d'une poulie dans le ballet de <i>la Sylphide</i>. Qu'est-ce que vous
+entendez avec votre position?</p>
+<p>&#8212;J'entends et je pr&eacute;tends que, pour rien au monde, je ne
+voudrais que
+monsieur le baron p&ucirc;t voir mon nom m&ecirc;l&eacute; &agrave; une
+mauvaise affaire. Vous
+voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous &eacute;tiez mon
+parent.
+Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous
+pla&icirc;t pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue
+que
+sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon
+p&egrave;re
+a vendue. J'ai des ma&icirc;tres, mon cher, j'&eacute;tudie, et je ne
+veux rien faire
+qui compromette mon avenir.</p>
+<p>Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la
+r&eacute;sistance
+et de l'&eacute;trange l&eacute;g&egrave;ret&eacute; de Javotte.
+&Eacute;videmment le bracelet &eacute;tait l&agrave;,
+dans cette chambre peut-&ecirc;tre; mais o&ugrave; le trouver? Tristan
+se sentait par
+moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace
+pour
+parvenir &agrave; son but. Un peu de douceur et de patience lui
+semblait
+pourtant pr&eacute;f&eacute;rable.</p>
+<p>&#8212;Ma brave Javotte, dit-il, ne nous f&acirc;chons pas. Je crois
+fermement &agrave;
+tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune fa&ccedil;on,
+vous
+compromettre; chantez &agrave; l'Op&eacute;ra tant que vous voudrez,
+dansez m&ecirc;me, si
+bon vous semble. Mon intention n'est nullement...</p>
+<p>&#8212;Danser! moi qui ai jou&eacute; C&eacute;lim&egrave;ne! oui, mon
+petit, j'ai jou&eacute; C&eacute;lim&egrave;ne &agrave;
+Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M.
+Poupinel, qui a assist&eacute; &agrave; la repr&eacute;sentation, m'a
+engag&eacute;e tout de suite
+pour les troisi&egrave;mes Dugazon. J'ai &eacute;t&eacute; ensuite
+seconde grande premi&egrave;re
+coquette, premier r&ocirc;le marqu&eacute;, et forte premi&egrave;re
+chanteuse; et c'est
+Brochard lui-m&ecirc;me, qui est t&eacute;nor l&eacute;ger, qui m'a
+fait r&eacute;silier, et
+Gustave, qui est laruette, a voyag&eacute; avec moi en Auvergne. Nous
+faisions
+quatre ou cinq cents francs avec <i>la Tour de Nesle</i>, et <i>Adolphe
+et
+Clara</i>; nous ne jouions que ces deux pi&egrave;ces-l&agrave;
+partout. Si vous croyez
+que je vais danser!</p>
+<p>&#8212;Ne nous f&acirc;chons pas, ma belle, je vous en conjure!</p>
+<p>&#8212;Savez-vous que j'ai jou&eacute; avec Fr&eacute;d&eacute;rick? Oui,
+j'ai jou&eacute; avec
+Fr&eacute;d&eacute;rick, en province, au b&eacute;n&eacute;fice d'un
+homme de lettres. Il est vrai
+que je n'avais pas un grand r&ocirc;le; je faisais un page dans <i>Lucr&egrave;ce
+Borgia</i>, mais toujours j'ai jou&eacute; avec Fr&eacute;d&eacute;rick.</p>
+<p>&#8212;Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de
+m'excuser; mais, ma ch&egrave;re, le temps se passe, et vous
+r&eacute;pondez &agrave;
+beaucoup de choses, except&eacute; &agrave; ce que je vous demande.
+Finissons-en, s'il
+est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller &agrave;
+l'instant
+m&ecirc;me chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une cha&icirc;ne, une
+bague, ce qui
+vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous
+le
+rapporter, selon votre fantaisie; en &eacute;change de quoi vous me
+renverrez
+ou vous me rendrez &agrave; moi-m&ecirc;me cette bagatelle que je vous
+demande, et &agrave;
+laquelle vous ne tenez pas sans doute?</p>
+<p>&#8212;Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons
+&agrave; peu
+de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets.</p>
+<p>&#8212;Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est
+pas
+ce qu'il y a d'&eacute;crit dessus qui vous le rend pr&eacute;cieux?</p>
+<p>La vanit&eacute; masculine, d'une part, et la coquetterie
+f&eacute;minine, d'une
+autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si
+bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'emp&ecirc;cher de se
+rapprocher de
+Javotte en faisant cette question. Il avait entour&eacute; doucement de
+son
+bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la t&ecirc;te
+pench&eacute;e
+sur son &eacute;ventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la
+moustache du jeune hussard effleurait d&eacute;j&agrave; ses cheveux
+blonds; le
+souvenir du pass&eacute; et l'id&eacute;e d'un bracelet neuf lui
+faisaient palpiter le
+c&#339;ur.</p>
+<p>&#8212;Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout &agrave; fait franc. Je suis
+bonne
+fille; n'ayez pas peur. Dites-moi o&ugrave; ira mon serpentin bleu.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! mon enfant, r&eacute;pondit le jeune homme, je vais tout
+vous
+avouer: je suis amoureux.</p>
+<p>&#8212;Est-elle belle?</p>
+<p>&#8212;Vous &ecirc;tes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce
+bracelet; il lui
+est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aim&eacute;e...</p>
+<p>&#8212;Menteur!</p>
+<p>&#8212;Non, c'est la v&eacute;rit&eacute;; vous &eacute;tiez, ma
+ch&egrave;re, vous &ecirc;tes encore si
+parfaitement gentille, fra&icirc;che et coquette, une petite fleur; vos
+dents
+ont l'air de perles tomb&eacute;es dans une rose; vos yeux, votre
+pied...</p>
+<p>&#8212;Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se
+pr&eacute;parait
+peut-&ecirc;tre &agrave; r&eacute;pondre de sa voix la plus tendre: Eh
+bien! mon ami, allez
+chez Fossin, lorsqu'elle s'&eacute;cria tout &agrave; coup:</p>
+<p>&#8212;Prenez garde, vous m'&eacute;gratignez!</p>
+<p>La carte de visite de la Bretonni&egrave;re &eacute;tait encore dans
+la main de
+Tristan, et le coin du carton corn&eacute; avait, en effet,
+touch&eacute; l'&eacute;paule de
+madame Rosenval. Au m&ecirc;me instant on frappa doucement &agrave; la
+porte; la
+tapisserie se souleva, et la Bretonni&egrave;re lui-m&ecirc;me entra
+dans la chambre.</p>
+<p>&#8212;Pardieu! monsieur, s'&eacute;cria Tristan, ne pouvant contenir un
+mouvement
+de d&eacute;pit, vous arrivez comme mars en car&ecirc;me.</p>
+<p>&#8212;Comme mars en toute saison, dit la Bretonni&egrave;re,
+enchant&eacute; de son
+calembour.</p>
+<p>&#8212;On pourrait voir cela, reprit Tristan.</p>
+<p>&#8212;Quand il vous plaira, dit la Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Demain vous aurez de mes nouvelles.</p>
+<p>Tristan se leva, prit Javotte &agrave; part:&#8212;Je compte sur vous,
+n'est-ce pas?
+lui dit-il &agrave; voix basse; dans une heure, j'enverrai ici.</p>
+<p>Puis il sortit, sans plus de fa&ccedil;on, en r&eacute;p&eacute;tant
+encore: &Agrave; demain!</p>
+<p>&#8212;Que veut dire cela? demanda Javotte.</p>
+<p>&#8212;Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonni&egrave;re.</p>
+<br />
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h2><br />
+</h2>
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour
+de
+son fr&egrave;re, afin d'apprendre le r&eacute;sultat de l'entretien
+avec Javotte.
+Tristan rentra chez lui tout joyeux.</p>
+<p>&#8212;Victoire! mon cher, s'&eacute;cria-t-il; nous avons gagn&eacute; la
+bataille, et
+mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde
+&agrave; la
+fois.</p>
+<p>&#8212;Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaiet&eacute;
+qui fait
+plaisir &agrave; voir.</p>
+<p>&#8212;Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a
+h&eacute;sit&eacute;; elle a
+bavard&eacute;; elle m'a fait des discours &agrave; dormir debout; mais
+enfin elle
+c&eacute;dera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous
+aurons mon
+bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec
+la Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup?</p>
+<p>&#8212;Non, en v&eacute;rit&eacute;, je n'ai plus de rancune contre lui.
+Je l'ai rencontr&eacute;,
+je l'ai envoy&eacute; promener, je lui donnerai un coup
+d'&eacute;p&eacute;e, et je lui
+pardonne.</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; l'as-tu donc vu? chez ta belle?</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-l&agrave; se
+fourre
+partout?</p>
+<p>&#8212;Et comment la querelle est-elle venue?</p>
+<p>&#8212;Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une mis&egrave;re;
+nous en
+causerons. Commen&ccedil;ons maintenant par aller chez Fossin acheter
+quelque
+chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un &eacute;change; car
+on ne
+donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et m&ecirc;me sans
+cela.</p>
+<p>&#8212;Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu
+&agrave; ton
+but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant,
+mon cher ami, r&eacute;fl&eacute;chissons, je t'en prie, sur la seconde
+partie de ta
+vengeance projet&eacute;e. Elle me semble plus qu'&eacute;trange.</p>
+<p>&#8212;Tr&ecirc;ve de mots, dit Tristan, c'est un point r&eacute;solu. Que
+j'aie tort ou
+raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter l&agrave;-dessus;
+&agrave; pr&eacute;sent
+le vin est tir&eacute;, il faut le boire.</p>
+<p>&#8212;Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te r&eacute;p&eacute;ter
+que je ne con&ccedil;ois
+pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut
+trouver du plaisir &agrave; ces duels sans motif, ces affaires
+d'enfant, ces
+bravades d'&eacute;colier, qui ont peut-&ecirc;tre &eacute;t&eacute;
+&agrave; la mode, mais dont tout le
+monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de
+cocarde
+peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler
+plaisant &agrave; un r&eacute;publicain de ferrailler avec un
+royaliste, uniquement
+parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut
+s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te bl&acirc;me. Si ton
+projet
+est s&eacute;rieux, je n'h&eacute;site pas &agrave; te dire qu'en
+pareil cas je refuserais de
+servir de t&eacute;moin &agrave; mon meilleur ami.</p>
+<p>&#8212;Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez
+Fossin.</p>
+<p>&#8212;Allons o&ugrave; tu voudras, je n'en d&eacute;mordrai pas. Prendre
+en grippe un
+homme importun, cela arrive &agrave; tout le monde: le fuir ou s'en
+railler,
+passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible.</p>
+<p>&#8212;Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage.
+Un
+petit coup d'&eacute;p&eacute;e, voil&agrave; tout. Je veux mettre en
+&eacute;charpe le bras du
+cavalier servant de la marquise, en m&ecirc;me temps que je lui
+offrirai
+humblement, &agrave; elle, le bracelet de ma grisette.</p>
+<p>&#8212;Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton
+honneur,
+qu'as-tu &agrave; faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu
+&agrave; faire
+de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas.</p>
+<p>&#8212;Je t'aime beaucoup, mais cela sera.</p>
+<p>En parlant ainsi, les deux fr&egrave;res arriv&egrave;rent chez
+Fossin. Tristan, ne
+voulant pas que Javotte p&ucirc;t se repentir de son march&eacute;,
+choisit pour elle
+une jolie ch&acirc;telaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant
+dessein de la
+porter lui-m&ecirc;me et d'attendre la r&eacute;ponse, s'il
+n'&eacute;tait pas re&ccedil;u. Armand,
+ayant autre chose en t&ecirc;te et voyant son fr&egrave;re plus joyeux
+encore &agrave;
+l'id&eacute;e de revenir promptement avec le bracelet en question, ne
+lui
+proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient
+le
+soir.</p>
+<p>Au moment o&ugrave; ils allaient se s&eacute;parer, la roue d'une
+cal&egrave;che d&eacute;couverte,
+courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue
+Richelieu. Une livr&eacute;e bizarre, qui attirait les yeux, fit
+retourner les
+passants. Dans cette voiture &eacute;tait madame de Vernage, seule,
+nonchalamment &eacute;tendue. Elle aper&ccedil;ut les deux jeunes gens,
+et les salua
+d'un petit signe de t&ecirc;te, avec une indolence protectrice.</p>
+<p>&#8212;Ah! dit Tristan, p&acirc;lissant malgr&eacute; lui, il para&icirc;t
+que l'ennemi est venu
+observer la place. Elle a renonc&eacute; &agrave; sa fameuse chasse,
+cette belle dame,
+pour faire un tour aux Champs-&Eacute;lys&eacute;es et respirer la
+poussi&egrave;re de Paris.
+Qu'elle aille en paix! elle arrive &agrave; point. Je suis vraiment
+flatt&eacute; de
+la voir ici. Si j'&eacute;tais un fat, je croirais qu'elle vient savoir
+de mes
+nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller
+aristocratique, sup&eacute;rieur m&ecirc;me &agrave; celui de Javotte,
+elle a daign&eacute; nous
+remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces
+femmes-l&agrave;
+cherchent le danger, comme les papillons la lumi&egrave;re. Que son
+sommeil de
+ce soir lui soit l&eacute;ger! Je me pr&eacute;senterai demain &agrave;
+son petit lever, et
+nous en aurons des nouvelles. Je me fais une v&eacute;ritable
+f&ecirc;te de vaincre
+un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai l&agrave;,
+dans
+mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je
+suis
+en droit de lui dire: Vos belles l&egrave;vres en ont menti et vos
+baisers
+sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-&ecirc;tre moins
+superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, &agrave; ce soir.</p>
+<p>Si Armand n'avait pas plus longuement insist&eacute; pour dissuader
+son fr&egrave;re
+de se battre, ce n'&eacute;tait pas qu'il cr&ucirc;t impossible de l'en
+emp&ecirc;cher;
+mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour
+essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un
+autre
+moyen. La Bretonni&egrave;re, qu'il connaissait de longue main, lui
+paraissait
+avoir un caract&egrave;re plus calme et plus facile &agrave; aborder:
+il l'avait vu
+chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, r&eacute;solu
+&agrave; voir si de
+ce c&ocirc;t&eacute; il n'y aurait pas plus de chances de
+r&eacute;conciliation. La
+Bretonni&egrave;re &eacute;tait seul, dans sa chambre, entour&eacute;
+de liasses de papiers,
+comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout
+le
+regret qu'il &eacute;prouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du
+reste,
+disait-il) pouvait amener deux gens de c&#339;ur &agrave; aller sur le
+terrain, et
+de l&agrave; en prison.</p>
+<p>&#8212;Qu'avez-vous donc fait &agrave; mon fr&egrave;re? lui demanda-t-il.</p>
+<p>&#8212;Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonni&egrave;re, se levant et
+s'asseyant
+tour &agrave; tour d'un air un peu embarrass&eacute;, tout en
+conservant sa gravit&eacute;
+ordinaire: votre fr&egrave;re, depuis longtemps, me semble mal
+dispos&eacute; &agrave; mon
+&eacute;gard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue
+que
+j'ignore absolument pourquoi.</p>
+<p>&#8212;N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalit&eacute;? Ne faites-vous
+pas la
+cour &agrave; quelque femme?...</p>
+<p>&#8212;Non, en v&eacute;rit&eacute;, pour ce qui me regarde, je ne fais la
+cour &agrave; personne,
+et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi
+&agrave;
+votre fr&egrave;re les bornes de la politesse.</p>
+<p>&#8212;Ne vous &ecirc;tes-vous jamais disput&eacute;s ensemble?</p>
+<p>&#8212;Jamais, une seule fois except&eacute;e, c'&eacute;tait du temps du
+chol&eacute;ra: M. de
+Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse
+&eacute;tait toujours &eacute;pid&eacute;mique, et il pr&eacute;tendait
+baser sur ce faux principe
+la diff&eacute;rence qu'on a &eacute;tablie entre le mot
+&eacute;pid&eacute;mique et le mot
+end&eacute;mique. Je ne pouvais, vous le sentez, &ecirc;tre de son
+avis, et je lui
+d&eacute;montrai fort bien qu'une maladie &eacute;pid&eacute;mique
+pouvait devenir fort
+dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous m&icirc;mes
+&agrave; cette
+discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens...</p>
+<p>&#8212;Est-ce l&agrave; tout?</p>
+<p>&#8212;Autant que je me le rappelle. Peut-&ecirc;tre cependant a-t-il
+&eacute;t&eacute; bless&eacute;,
+il y a quelque temps, de ce que j'ai c&eacute;d&eacute; &agrave; l'un
+de mes parents deux
+bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce
+parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve
+ces
+bassets...</p>
+<p>&#8212;Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les
+yeux.</p>
+<p>&#8212;Non, &agrave; mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute
+conscience, que je ne comprends exactement rien &agrave; la provocation
+qu'il
+vient de m'adresser.</p>
+<p>&#8212;Mais si vous ne faites la cour &agrave; personne, il est
+peut-&ecirc;tre amoureux,
+lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser?</p>
+<p>&#8212;Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance
+d'avoir jamais remarqu&eacute; que la marquise de Vernage p&ucirc;t
+souffrir ou
+encourager des assiduit&eacute;s condamnables.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a
+du
+mal &agrave; &ecirc;tre amoureux?</p>
+<p>&#8212;Je ne discute pas cette question; je me borne &agrave; vous dire
+que je ne le
+suis point, et que je ne saurais, par cons&eacute;quent, &ecirc;tre le
+rival de
+personne.</p>
+<p>&#8212;En ce cas, vous ne vous battrez pas?</p>
+<p>&#8212;Je vous demande pardon; je suis provoqu&eacute; de la
+mani&egrave;re la plus
+positive. Il m'a dit, lorsque je suis entr&eacute;, que j'arrivais
+comme mars
+en car&ecirc;me. De tels discours ne se tol&egrave;rent pas; il me faut
+une
+r&eacute;paration.</p>
+<p>&#8212;Vous vous couperez la gorge pour un mot?</p>
+<p>&#8212;Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les
+raisons
+qui ont amen&eacute; ce d&eacute;fi; je m'en &eacute;tonne parce qu'il
+me semble &eacute;trange,
+mais je ne puis faire autrement que de l'accepter.</p>
+<p>&#8212;Un duel pareil est-il possible? Vous n'&ecirc;tes pourtant pas fou,
+ni
+Berville non plus. Voyons, la Bretonni&egrave;re, raisonnons.
+Croyez-vous que
+cela m'amuse de vous voir faire une &eacute;tourderie semblable?</p>
+<p>&#8212;Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un
+homme sanguinaire. Si votre fr&egrave;re me propose des excuses, pourvu
+qu'elles soient bonnes et valables, je suis pr&ecirc;t &agrave; les
+recevoir. Sinon,
+voici mon testament que je suis en train d'&eacute;crire, comme cela se
+doit.</p>
+<p>&#8212;Qu'entendez vous par des excuses valables?</p>
+<p>&#8212;J'entends... cela se comprend.</p>
+<p>&#8212;Mais encore?</p>
+<p>&#8212;De bonnes excuses.</p>
+<p>&#8212;Mais enfin, &agrave; peu pr&egrave;s, parlez.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en car&ecirc;me, et
+je crois
+lui avoir dignement r&eacute;pondu. Il faut qu'il r&eacute;tracte ce
+mot, et qu'il me
+dise, devant t&eacute;moins, que j'arrivais tout simplement comme M. de
+la
+Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela.</p>
+<p>Armand sortit de cette conf&eacute;rence non pas enti&egrave;rement
+satisfait, mais
+moins inquiet qu'il n'&eacute;tait venu. C'&eacute;tait au boulevard de
+Gand, entre
+onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son fr&egrave;re.
+Il le
+trouva, marchant &agrave; grands pas d'un air agit&eacute;, et il
+s'appr&ecirc;tait &agrave;
+n&eacute;gocier son accommodement dans les termes voulus par la
+Bretonni&egrave;re,
+lorsque Tristan lui prit le bras en s'&eacute;criant:</p>
+<p>&#8212;Tout est manqu&eacute;! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon
+bracelet.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi?</p>
+<p>&#8212;Pourquoi? que sais-je? une id&eacute;e d'hirondelle. Je suis
+all&eacute; chez elle
+tout droit; on me r&eacute;pond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en
+effet
+elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laiss&eacute; pour
+moi; la
+chambri&egrave;re me regarde avec &eacute;tonnement. &Agrave; force de
+questions, j'apprends
+que madame Rosenval a d&icirc;n&eacute; avec son baron &agrave;
+lunettes et une autre
+personne, sans doute ce damn&eacute; la Bretonni&egrave;re; qu'ils se
+sont s&eacute;par&eacute;s
+ensuite, la Bretonni&egrave;re pour rentrer chez lui, Javotte et le
+baron pour
+aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le
+th&eacute;&acirc;tre; et je ne
+sais quoi encore d'incompr&eacute;hensible; le tout m&ecirc;l&eacute;
+de verbiages de
+servante:&#8212;Madame avait re&ccedil;u une bonne nouvelle; madame
+paraissait tr&egrave;s
+contente; elle &eacute;tait press&eacute;e, on n'avait pas eu le temps
+de manger le
+dessert, mais on avait envoy&eacute; chercher &agrave; la cave du vin
+de Champagne.
+Cependant je tire de ma poche la petite bo&icirc;te de Fossin, que je
+remets &agrave;
+la chambri&egrave;re, en la priant de donner cela ce soir &agrave; sa
+ma&icirc;tresse, et en
+confidence. Sans chercher &agrave; comprendre ce que je ne peux savoir,
+je
+joins &agrave; mon cadeau un billet &eacute;crit &agrave; la
+h&acirc;te. L&agrave;-dessus, je rentre, je
+compte les minutes, et la r&eacute;ponse n'arrive pas. Voil&agrave;
+o&ugrave; en sont les
+choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en t&ecirc;te,
+s'en
+d&eacute;tournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a souffl&eacute; sur
+cette
+girouette?</p>
+<p>&#8212;Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien,
+&agrave; cette
+girouette, le temps n&eacute;cessaire pour lire et r&eacute;pondre,
+chercher ce
+bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout &agrave;
+l'heure.
+Songe donc que Javotte ne peut d&eacute;cemment accepter ton cadeau
+qu'&agrave; titre
+d'&eacute;change. Quant &agrave; ton duel, n'y songe plus.</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais.</p>
+<p>&#8212;Fou que tu es! et notre m&egrave;re?</p>
+<p>Tristan baissa la t&ecirc;te sans r&eacute;pondre, et les deux
+fr&egrave;res rentr&egrave;rent chez
+eux.</p>
+<p>Javotte n'&eacute;tait pourtant pas aussi m&eacute;chante qu'on
+pourrait le croire.
+Elle avait pass&eacute; la journ&eacute;e dans une perplexit&eacute;
+singuli&egrave;re. Ce bracelet
+redemand&eacute;, cette insistance, ce duel projet&eacute;, tout cela
+lui semblait
+autant de r&ecirc;veries incompr&eacute;hensibles; elle cherchait ce
+qu'elle avait &agrave;
+faire, et sentait que le plus sage e&ucirc;t &eacute;t&eacute; de
+demeurer indiff&eacute;rente &agrave;
+des &eacute;v&eacute;nements qui ne la regardaient pas. Mais si madame
+Rosenval avait
+toute la fiert&eacute; d'une reine de th&eacute;&acirc;tre, Javotte, au
+fond, avait bon
+c&#339;ur. Berville &eacute;tait jeune et aimable; le nom de cette marquise
+m&ecirc;l&eacute; &agrave;
+tout cela, ce myst&egrave;re, ces demi confidences, plaisaient &agrave;
+l'imagination
+de la grisette parvenue.</p>
+<p>&#8212;S'il &eacute;tait vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et
+qu'une
+marquise f&ucirc;t jalouse de moi, y aurait-il grand risque &agrave;
+donner ce
+bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte
+jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal &agrave;
+personne?</p>
+<p>Tout en r&eacute;fl&eacute;chissant, elle avait ouvert un petit
+secr&eacute;taire dont la
+clef &eacute;tait suspendue &agrave; son cou. L&agrave; &eacute;taient
+entass&eacute;s, p&ecirc;le-m&ecirc;le, tous
+les joyaux de sa couronne: un diad&egrave;me en clinquant pour <i>la
+Tour de
+Nesle</i>, des colliers en strass, des &eacute;meraudes en verre qui
+avaient
+besoin des quinquets pour briller d'un &eacute;clat douteux; du milieu
+de ce
+tr&eacute;sor, elle tira le bracelet de Tristan et consid&eacute;ra
+attentivement les
+deux noms grav&eacute;s sur la plaque.</p>
+<p>&#8212;Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut &ecirc;tre
+l'id&eacute;e de
+Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si
+l'inconnue me conna&icirc;t, je suis compromise. Ces deux noms &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; l'un de
+l'autre, ce n'est pas autoris&eacute;. Si Berville n'a eu pour moi
+qu'un
+caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera
+dr&ocirc;le.</p>
+<p>Javotte allait peut-&ecirc;tre envoyer le bracelet, lorsqu'un coup
+de sonnette
+vint l'interrompre dans ses r&eacute;flexions. C'&eacute;tait le
+monsieur aux lunettes
+d'or.</p>
+<p>&#8212;Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succ&egrave;s: vous
+&ecirc;tes des ch&#339;urs.
+Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extr&ecirc;mement brillante;
+trente
+sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans
+l'&eacute;trier. D&egrave;s
+ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqu&eacute; de <i>Gustave</i>.</p>
+<p>-Voil&agrave; une nouvelle! s'&eacute;cria Javotte en sautant de
+joie. Choriste &agrave;
+l'Op&eacute;ra! choriste tout de suite! j'ai justement repass&eacute;
+mon chant; je
+suis en voix; ce soir, <i>Gustave</i>!... Ah, mon Dieu!</p>
+<p>Apr&egrave;s le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva
+la gravit&eacute;
+qui convient &agrave; une cantatrice.</p>
+<p>&#8212;Baron, dit-elle, vous &ecirc;tes un homme charmant. Il n'y a que
+vous, et je
+sens ma vocation; d&icirc;nons: allons &agrave; l'Op&eacute;ra,
+&agrave; la gloire; rentrons,
+soupons, allez-vous-en; je dors d&eacute;j&agrave; sur mes lauriers.</p>
+<p>Le convive attendu arriva bient&ocirc;t. On brusqua le d&icirc;ner,
+et Javotte ne
+manqua pas de vouloir partir beaucoup plus t&ocirc;t qu'il
+n'&eacute;tait n&eacute;cessaire.
+Le c&#339;ur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux,
+sombre et petit corridor o&ugrave; Taglioni, peut-&ecirc;tre, a
+march&eacute;. Comme le
+ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut
+avoir contribu&eacute; au succ&egrave;s. Elle rentra chez elle fort
+&eacute;mue, et, dans
+l'ivresse du triomphe, ses pens&eacute;es &eacute;taient &agrave; cent,
+lieues de Tristan,
+lorsque sa femme de chambre lui remit la petite bo&icirc;te
+soigneusement
+envelopp&eacute;e par Fossin, et un billet o&ugrave; elle trouva ces
+mots: &laquo;Il ne faut
+pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin
+d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre
+r&eacute;ponse avec
+impatience.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ce pauvre gar&ccedil;on, dit madame Rosenval, je l'avais
+oubli&eacute;. Il m'envoie
+une ch&acirc;telaine; il y a plusieurs turquoises....</p>
+<p>Javotte se mit au lit, et ne dormit gu&egrave;re. Elle songea bien
+plus &agrave; son
+engagement et &agrave; sa brillante destin&eacute;e qu'&agrave; la
+demande de Tristan. Mais
+le jour la retrouva dans ses bonnes pens&eacute;es.</p>
+<p>-Allons, dit-elle, il faut s'ex&eacute;cuter. Ma journ&eacute;e
+d'hier a &eacute;t&eacute;
+heureuse; il faut que tout le monde soit content.</p>
+<p>Il &eacute;tait huit heures du matin quand Javotte prit son
+bracelet, mit son
+ch&acirc;le et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de c&#339;ur, et
+presque
+encore grisette. Arriv&eacute;e &agrave; la maison de Tristan, elle
+vit, devant la
+loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes.</p>
+<p>&#8212;M. de Berville? demanda Javotte.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! r&eacute;pondit la grosse femme.</p>
+<p>&#8212;Y est-il, s'il vous pla&icirc;t? Est-ce ici?</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! madame,... il s'est battu,... on vient de le
+rapporter... Il
+est mort!</p>
+<p>Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les ch&#339;urs
+de
+l'Op&eacute;ra, sous un quatri&egrave;me nom qu'elle avait choisi:
+celui de madame
+Amaldi.<br />
+<br />
+</p>
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DU SECRET DE
+JAVOTTE.<br />
+<br />
+</p>
+<div class="blkquot"><i>Pierre et Camille</i> et <i>le Secret de
+Javotte</i> ont
+&eacute;t&eacute; publi&eacute;s pour la
+premi&egrave;re fois dans le <i>Constitutionnel</i>, &agrave; peu de
+distance l'un de
+l'autre (avril et juin 1844).</div>
+<hr style="width: 65%;" />
+<br />
+<h2><a name="MIMI_PINSON"></a>MIMI PINSON</h2>
+<h2>PROFIL DE GRISETTE</h2>
+<h2>1845</h2>
+<p style="text-align: center;"><img alt="Mimi Pinson"
+ title="Mimi Pinson" src="images/imag002.jpg"
+ style="width: 411px; height: 600px;" /><br />
+</p>
+<h5>MIMI PINSON</h5>
+<div class="poem">
+<h5><span>Elle a les yeux et les mains prestes.</span>
+<span>Les carabins matin et soir,</span>
+<span>Usent les manches de leurs vestes,</span>
+<span>Landerirette!</span>
+<span>&Agrave; son comptoir.</span></h5></div>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>Parmi les &eacute;tudiants qui suivaient; l'an pass&eacute;, les
+cours de l'&Eacute;cole de
+m&eacute;decine, se trouvait un jeune homme nomm&eacute; Eug&egrave;ne
+Aubert. C'&eacute;tait un
+gar&ccedil;on de bonne famille, qui avait &agrave; peu pr&egrave;s
+dix-neuf ans. Ses parents
+vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui
+lui
+suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un
+caract&egrave;re fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute
+circonstance, on
+le trouvait bon et serviable, la main g&eacute;n&eacute;reuse et le
+c&#339;ur ouvert. Le
+seul d&eacute;faut qu'on lui reprochait &eacute;tait un singulier
+penchant &agrave; la
+r&ecirc;verie et &agrave; la solitude, et une r&eacute;serve si
+excessive dans son langage
+et ses moindres actions, qu'on l'avait surnomm&eacute; la <i>Petite
+Fille</i>,
+surnom, du reste, dont il riait lui-m&ecirc;me, et auquel ses amis
+n'attachaient aucune id&eacute;e qui p&ucirc;t l'offenser, le sachant
+aussi brave
+qu'un autre au besoin; mais il &eacute;tait vrai que sa conduite
+justifiait un
+peu ce sobriquet, surtout par la fa&ccedil;on dont elle contrastait
+avec les
+m&#339;urs de ses compagnons. Tant qu'il n'&eacute;tait question que de
+travail, il
+&eacute;tait le premier &agrave; l'&#339;uvre; mais, s'il s'agissait d'une
+partie de
+plaisir, d'un d&icirc;ner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse
+&agrave; la
+Chaumi&egrave;re, la <i>Petite Fille</i> secouait la t&ecirc;te et
+regagnait sa chambrette
+garnie. Chose presque monstrueuse parmi les &eacute;tudiants: non
+seulement
+Eug&egrave;ne n'avait pas de ma&icirc;tresse, quoique son &acirc;ge et
+sa figure eussent pu
+lui valoir des succ&egrave;s, mais on ne l'avait jamais vu faire le
+galant au
+comptoir d'une grisette, usage imm&eacute;morial au quartier Latin. Les
+beaut&eacute;s
+qui peuplent la montagne Sainte-Genevi&egrave;ve et se partagent les
+amours des
+&eacute;coles, lui inspiraient une sorte de r&eacute;pugnance qui
+allait jusqu'&agrave;
+l'aversion. Il les regardait comme une esp&egrave;ce &agrave; part,
+dangereuse,
+ingrate et d&eacute;prav&eacute;e, n&eacute;e pour laisser partout le
+mal et le malheur en
+&eacute;change de quelques plaisirs.&#8212;Gardez-vous de ces
+femmes-l&agrave;, disait-il:
+ce sont des poup&eacute;es de fer rouge. Et il ne trouvait
+malheureusement que
+trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les
+querelles, les d&eacute;sordres, quelquefois m&ecirc;me la ruine
+qu'entra&icirc;nent ces
+liaisons passag&egrave;res, dont les dehors ressemblent au bonheur,
+n'&eacute;taient
+que trop faciles &agrave; citer, l'ann&eacute;e derni&egrave;re comme
+aujourd'hui, et
+probablement comme l'ann&eacute;e prochaine.</p>
+<p>Il va sans dire que les amis d'Eug&egrave;ne le raillaient
+continuellement sur
+sa morale et ses scrupules.&#8212;Que pr&eacute;tends-tu? lui demandait
+souvent un
+de ses camarades, nomm&eacute; Marcel, qui faisait profession
+d'&ecirc;tre un bon
+vivant; que prouve une faute, ou un accident arriv&eacute; une fois par
+hasard?</p>
+<p>&#8212;Qu'il faut s'abstenir, r&eacute;pondait Eug&egrave;ne, de peur que
+cela n'arrive une
+seconde fois.</p>
+<p>&#8212;Faux raisonnement, r&eacute;pliquait Marcel, argument de capucin de
+carte,
+qui tombe si le compagnon tr&eacute;buche. De quoi vas-tu
+t'inqui&eacute;ter? Tel
+d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine?
+L'un
+n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fra&icirc;che; est-ce
+qu'&Eacute;lise en perd
+l'app&eacute;tit? &Agrave; qui la faute si le voisin porte sa montre au
+mont-de-pi&eacute;t&eacute;
+pour aller se casser un bras &agrave; Montmorency? la voisine n'en est
+pas
+manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup
+d'&eacute;p&eacute;e; elle te
+tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce
+sont
+de ces petits inconv&eacute;nients dont l'existence est
+parsem&eacute;e, et ils sont
+plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau
+temps, que de bonnes paires d'amis dans les caf&eacute;s, les
+promenades et les
+guinguettes! Consid&egrave;re-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien
+bourr&eacute;s
+de grisettes, qui vont au Ranelagh ou &agrave; Belleville. Compte ce
+qui sort,
+un jour de f&ecirc;te seulement, du quartier Saint-Jacques: les
+bataillons de
+modistes, les arm&eacute;es de ling&egrave;res, les nu&eacute;es de
+marchandes de tabac; tout
+cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de
+Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des vol&eacute;es de
+friquets.
+S'il pleut, cela va au m&eacute;lodrame manger des oranges et pleurer;
+car cela
+mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi tr&egrave;s volontiers:
+c'est ce
+qui prouve un bon caract&egrave;re. Mais quel mal font ces pauvres
+filles, qui
+ont cousu, b&acirc;ti, ourl&eacute;, piqu&eacute; et ravaud&eacute;
+toute la semaine, en pr&ecirc;chant
+d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que
+peut faire de mieux un honn&ecirc;te homme qui, de son
+c&ocirc;t&eacute;, vient de passer
+huit jours &agrave; diss&eacute;quer des choses peu agr&eacute;ables,
+que de se d&eacute;barbouiller
+la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle
+nature?</p>
+<p>&#8212;S&eacute;pulcres blanchis! disait Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire
+l'&eacute;loge des grisettes, et qu'un usage mod&eacute;r&eacute; en
+est bon. Premi&egrave;rement,
+elles sont vertueuses, car elles passent la journ&eacute;e &agrave;
+confectionner les
+v&ecirc;tements les plus indispensables &agrave; la pudeur et &agrave;
+la modestie; en
+second lieu, elles sont honn&ecirc;tes, car il n'y a pas de
+ma&icirc;tresse ling&egrave;re
+ou autre qui ne recommande &agrave; ses filles de boutique de parler au
+monde
+poliment; troisi&egrave;mement, elles sont tr&egrave;s soigneuses et
+tr&egrave;s propres,
+attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des
+&eacute;toffes
+qu'il ne faut pas qu'elles g&acirc;tent, sous peine d'&ecirc;tre moins
+bien pay&eacute;es;
+quatri&egrave;mement, elles sont sinc&egrave;res, parce qu'elles
+boivent du ratafia;
+en cinqui&egrave;me lieu, elles sont &eacute;conomes et frugales, parce
+qu'elles ont
+beaucoup de peine &agrave; gagner trente sous, et s'il se trouve des
+occasions
+o&ugrave; elles se montrent gourmandes et d&eacute;pensi&egrave;res, ce
+n'est jamais avec
+leurs propres deniers; sixi&egrave;mement, elles sont tr&egrave;s
+gaies, parce que le
+travail qui les occupe est en g&eacute;n&eacute;ral ennuyeux &agrave;
+mourir, et qu'elles
+fr&eacute;tillent comme le poisson dans l'eau d&egrave;s que l'ouvrage
+est termin&eacute;. Un
+autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point
+g&ecirc;nantes, vu qu'elles passent leur vie clou&eacute;es sur une
+chaise dont elles
+ne peuvent pas bouger, et que par cons&eacute;quent il leur est
+impossible de
+courir apr&egrave;s leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En
+outre,
+elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont oblig&eacute;es de
+compter
+leurs points. Elles ne d&eacute;pensent pas grand'chose pour leurs
+chaussures,
+parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est
+rare
+qu'on leur fasse cr&eacute;dit. Si on les accuse d'inconstance, ce
+n'est pas
+parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par m&eacute;chancet&eacute;
+naturelle;
+cela tient au grand nombre de personnes diff&eacute;rentes qui passent
+devant
+leurs boutiques; d'un autre c&ocirc;t&eacute;, elles prouvent
+suffisamment qu'elles
+sont capables de passions v&eacute;ritables, par la grande
+quantit&eacute; d'entre
+elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la
+fen&ecirc;tre, ou
+qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai,
+l'inconv&eacute;nient d'avoir presque toujours faim et soif,
+pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave;
+cause de leur grande temp&eacute;rance; mais il est notoire qu'elles
+peuvent
+se contenter, en guise de repas, d'un verre de bi&egrave;re et d'un
+cigare:
+qualit&eacute; pr&eacute;cieuse qu'on rencontre bien rarement en
+m&eacute;nage. Bref, je
+soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fid&egrave;les et
+d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;es, et
+que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent &agrave;
+l'h&ocirc;pital.</p>
+<p>Lorsque Marcel parlait ainsi, c'&eacute;tait la plupart du temps au
+caf&eacute;, quand
+il s'&eacute;tait un peu &eacute;chauff&eacute; la t&ecirc;te; il
+remplissait alors le verre de son
+ami, et voulait le faire boire &agrave; la sant&eacute; de mademoiselle
+Pinson,
+ouvri&egrave;re en linge, qui &eacute;tait leur voisine; mais
+Eug&egrave;ne prenait son
+chapeau, et, tandis que Marcel continuait &agrave; p&eacute;rorer
+devant ses
+camarades, il s'esquivait doucement.<br />
+</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>Mademoiselle Pinson n'&eacute;tait pas pr&eacute;cis&eacute;ment ce
+qu'on appelle une jolie
+femme. Il y a beaucoup de diff&eacute;rence entre une jolie femme et
+une jolie
+grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi
+nomm&eacute;e en
+langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de
+guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de
+para&icirc;tre une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un
+chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est
+nullement forc&eacute;e d'&ecirc;tre une jolie femme; bien au
+contraire, il est
+probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle
+sera dans son droit. La diff&eacute;rence consiste donc dans les
+conditions o&ugrave;
+vivent ces deux &ecirc;tres, et principalement dans ce morceau de
+carton
+roul&eacute;, recouvert d'&eacute;toffe et appel&eacute; chapeau, que
+les femmes ont jug&eacute; &agrave;
+propos de s'appliquer de chaque c&ocirc;t&eacute; de la t&ecirc;te,
+&agrave; peu pr&egrave;s comme les
+&#339;ill&egrave;res des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les
+&#339;ill&egrave;res
+emp&ecirc;chent les chevaux de regarder de c&ocirc;t&eacute; et
+d'autre, et que le morceau
+de carton n'emp&ecirc;che rien du tout.)</p>
+<p>Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez
+retrouss&eacute;, qui, &agrave;
+son tour, veut une bouche bien fendue, &agrave; laquelle il faut de
+belles
+dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux
+brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les
+sourcils &agrave; l'avenant. Les cheveux sont <i>ad libitum</i>,
+attendu que les
+yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est
+loin de la beaut&eacute; proprement dite. C'est ce qu'on appelle une
+figure
+chiffonn&eacute;e, figure classique de grisette, qui serait
+peut-&ecirc;tre laide
+sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante,
+et
+plus jolie que la beaut&eacute;. Ainsi &eacute;tait mademoiselle Pinson.</p>
+<p>Marcel s'&eacute;tait mis dans la t&ecirc;te qu'Eug&egrave;ne devait
+faire la cour &agrave; cette
+demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il &eacute;tait
+lui-m&ecirc;me l'adorateur de mademoiselle Z&eacute;lia, amie intime de
+mademoiselle
+Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses
+&agrave;
+son go&ucirc;t, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne
+sont
+pas rares, et r&eacute;ussissent assez souvent, l'occasion, depuis que
+le monde
+existe, &eacute;tant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut
+dire ce
+qu'ont fait na&icirc;tre d'&eacute;v&eacute;nements heureux ou
+malheureux, d'amours, de
+querelles, de joies ou de d&eacute;sespoirs, deux portes voisines, un
+escalier
+secret, un corridor, un carreau cass&eacute;?</p>
+<p>Certains caract&egrave;res, pourtant, se refusent &agrave; ces jeux
+du hasard. Ils
+veulent conqu&eacute;rir leurs jouissances, non les gagner &agrave; la
+loterie, et ne
+se sentent pas dispos&eacute;s &agrave; aimer parce qu'ils se trouvent
+en diligence &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; d'une jolie femme. Tel &eacute;tait Eug&egrave;ne, et
+Marcel le savait; aussi
+avait-il form&eacute; depuis longtemps un projet assez simple, qu'il
+croyait
+merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la r&eacute;sistance de
+son
+compagnon.</p>
+<p>Il avait r&eacute;solu de donner un souper, et ne trouva rien de
+mieux que de
+choisir pour pr&eacute;texte le jour de sa propre f&ecirc;te. Il fit
+donc apporter
+chez lui deux douzaines de bouteilles de bi&egrave;re, un gros morceau
+de veau
+froid avec de la salade, une &eacute;norme galette de plomb, et une
+bouteille
+de vin de Champagne. Il invita d'abord deux &eacute;tudiants de ses
+amis, puis
+il fit savoir &agrave; mademoiselle Z&eacute;lia qu'il y avait le soir
+gala &agrave; la
+maison, et qu'elle e&ucirc;t &agrave; amener mademoiselle Pinson. Elles
+n'eurent
+garde d'y manquer. Marcel passait, &agrave; juste titre, pour un des
+talons
+rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept
+heures du soir venaient &agrave; peine de sonner, que les deux
+grisettes
+frappaient &agrave; la porte de l'&eacute;tudiant, mademoiselle
+Z&eacute;lia en robe courte,
+en brodequins gris et en bonnet &agrave; fleurs, mademoiselle Pinson,
+plus
+modeste, v&ecirc;tue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui
+lui
+donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se
+montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les
+secrets desseins de leur h&ocirc;te.</p>
+<p>Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eug&egrave;ne
+d'avance; il e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; trop s&ucirc;r d'un refus de sa part. Ce fut
+seulement lorsque ces
+demoiselles eurent pris place &agrave; table, et apr&egrave;s le
+premier verre vid&eacute;,
+qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller
+chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait
+Eug&egrave;ne; il le trouva, comme d'ordinaire, &agrave; son travail,
+seul, entour&eacute; de
+ses livres. Apr&egrave;s quelques propos insignifiants, il
+commen&ccedil;a &agrave; lui faire
+tout doucement ses reproches accoutum&eacute;s, qu'il se fatiguait
+trop, qu'il
+avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un
+tour
+de promenade. Eug&egrave;ne, un peu las, en effet, ayant
+&eacute;tudi&eacute; toute la
+journ&eacute;e, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il
+ne fut
+pas difficile &agrave; Marcel, apr&egrave;s quelques tours
+d'all&eacute;e au Luxembourg,
+d'obliger son ami &agrave; entrer chez lui.</p>
+<p>Les deux grisettes, rest&eacute;es seules, et ennuy&eacute;es
+probablement d'attendre,
+avaient d&eacute;but&eacute; par se mettre &agrave; l'aise; elles
+avaient &ocirc;t&eacute; leurs ch&acirc;les et
+leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans
+faire,
+de temps en temps, honneur aux provisions, par mani&egrave;re d'essai.
+Les yeux
+d&eacute;j&agrave; brillants et le visage anim&eacute;, elles
+s'arr&ecirc;t&egrave;rent joyeuses et un peu
+essouffl&eacute;es, lorsque Eug&egrave;ne les salua d'un air &agrave;
+la fois timide et
+surpris. Attendu ses m&#339;urs solitaires, il &eacute;tait &agrave; peine
+connu d'elles;
+aussi l'eurent-elles bient&ocirc;t d&eacute;visag&eacute; des pieds
+&agrave; la t&ecirc;te avec cette
+curiosit&eacute; intr&eacute;pide qui est le privil&egrave;ge de leur
+caste; puis elles
+reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'&eacute;tait.
+Le
+nouveau venu, &agrave; demi d&eacute;concert&eacute;, faisait
+d&eacute;j&agrave; quelques pas en arri&egrave;re
+songeant peut-&ecirc;tre &agrave; la retraite, lorsque Marcel, ayant
+ferm&eacute; la porte &agrave;
+double tour, jeta bruyamment la clef sur la table.</p>
+<p>&#8212;Personne encore! s'&eacute;cria-t-il. Que font donc nos amis? Mais
+n'importe,
+le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous pr&eacute;sente le
+plus
+vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui d&eacute;sire depuis
+longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est,
+particuli&egrave;rement, grand admirateur de mademoiselle Pinson.</p>
+<p>La contredanse s'arr&ecirc;ta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un
+l&eacute;ger
+salut, et reprit son bonnet.</p>
+<p>&#8212;Eug&egrave;ne! s'&eacute;cria Marcel, c'est aujourd'hui ma
+f&ecirc;te; ces deux dames ont
+bien voulu venir la c&eacute;l&eacute;brer avec nous. Je t'ai presque
+amen&eacute; de force,
+c'est vrai; mais j'esp&egrave;re que tu resteras de bon gr&eacute;,
+&agrave; notre commune
+pri&egrave;re. Il est &agrave; pr&eacute;sent huit heures &agrave; peu
+pr&egrave;s; nous avons le temps de
+fumer une pipe en attendant que l'app&eacute;tit nous vienne.</p>
+<p>Parlant ainsi, il jeta un regard significatif &agrave; mademoiselle
+Pinson,
+qui, le comprenant aussit&ocirc;t, s'inclina une seconde fois en
+souriant, et
+dit d'une voix douce &agrave; Eug&egrave;ne: Oui, monsieur, nous vous
+en prions.</p>
+<p>En ce moment les deux &eacute;tudiants que Marcel avait
+invit&eacute;s frapp&egrave;rent &agrave; la
+porte. Eug&egrave;ne vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop
+de
+mauvaise gr&acirc;ce, et, se r&eacute;signant, prit place avec les
+autres.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commenc&eacute;
+par remplir
+la chambre d'un nuage de fum&eacute;e, buvaient d'autant pour se
+rafra&icirc;chir.
+Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et &eacute;gayaient
+la
+compagnie de propos plus ou moins piquants aux d&eacute;pens de leurs
+amis et
+connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tir&eacute;es
+des
+arri&egrave;re-boutiques. Si la mati&egrave;re manquait de
+vraisemblance, du moins
+n'&eacute;tait-elle pas st&eacute;rile. Deux clercs d'avou&eacute;,
+&agrave; les en croire, avaient
+gagn&eacute; vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et
+les
+avaient mang&eacute;s en six semaines avec deux marchandes de gants. Le
+fils
+d'un des plus riches banquiers de Paris avait propos&eacute; &agrave;
+une c&eacute;l&egrave;bre
+ling&egrave;re une loge &agrave; l'Op&eacute;ra et une maison de
+campagne, qu'elle avait
+refus&eacute;es, aimant mieux soigner ses parents et rester
+fid&egrave;le &agrave; un commis
+des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui
+&eacute;tait forc&eacute; par son rang &agrave; s'envelopper du plus
+grand myst&egrave;re, venait
+incognito rendre visite &agrave; une brodeuse du passage du Pont-Neuf,
+laquelle
+avait &eacute;t&eacute; enlev&eacute;e tout &agrave; coup par ordre
+sup&eacute;rieur, mise dans une chaise
+de poste &agrave; minuit, avec un portefeuille plein de billets de
+banque, et
+envoy&eacute;e aux &Eacute;tat-Unis, etc.</p>
+<p>&#8212;Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Z&eacute;lia improvise,
+et quant &agrave;
+mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit
+comit&eacute;), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs
+d'avou&eacute; n'ont
+gagn&eacute; qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre
+banquier a
+offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux &Eacute;tats-Unis,
+qu'elle
+est visible tous les jours, de midi &agrave; quatre heures, &agrave;
+l'h&ocirc;pital de la
+Charit&eacute;, o&ugrave; elle a pris un logement par suite de manque
+de comestibles.</p>
+<p>Eug&egrave;ne &eacute;tait assis aupr&egrave;s de mademoiselle
+Pinson. Il crut remarquer, &agrave;
+ce dernier mot, prononc&eacute; avec une indiff&eacute;rence
+compl&egrave;te, qu'elle
+p&acirc;lissait. Mais, presque aussit&ocirc;t, elle se leva, alluma une
+cigarette,
+et, s'&eacute;cria d'un air d&eacute;lib&eacute;r&eacute;:</p>
+<p>&#8212;Silence &agrave; votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur
+Marcel ne
+croit pas aux fables, je vais raconter une histoire v&eacute;ritable, <i>et
+quorum pars magna fui.</i></p>
+<p>&#8212;Vous parlez latin? dit Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Comme vous voyez, r&eacute;pondit mademoiselle Pinson; cette
+sentence me
+vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napol&eacute;on, et qui
+n'a
+jamais manqu&eacute; de la dire avant de r&eacute;citer une bataille.
+Si vous ignorez
+ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela
+veut dire: &laquo;Je vous en donne ma parole d'honneur.&raquo; Vous
+saurez donc
+que, la semaine pass&eacute;e, je m'&eacute;tais rendue, avec deux de
+mes amies,
+Blanchette et Rougette, au th&eacute;&acirc;tre de l'Od&eacute;on.</p>
+<p>&#8212;Attendez que je coupe la galette, dit Marcel.</p>
+<p>&#8212;Coupez, mais &eacute;coutez, reprit mademoiselle Pinson.
+J'&eacute;tais donc all&eacute;e
+avec Blanchette et Rougette &agrave; l'Od&eacute;on, voir une
+trag&eacute;die. Rougette,
+comme vous savez, vient de perdre sa grand'm&egrave;re; elle a
+h&eacute;rit&eacute; de quatre
+cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois &eacute;tudiants se
+trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous avis&egrave;rent, et, sous
+pr&eacute;texte que nous &eacute;tions seules, nous invit&egrave;rent
+&agrave; souper.</p>
+<p>&#8212;De but en blanc? demanda Marcel; en v&eacute;rit&eacute;, c'est
+tr&egrave;s galant. Et vous
+avez refus&eacute;, je suppose.</p>
+<p>&#8212;Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous accept&acirc;mes, et,
+&agrave;
+l'entr'acte, sans attendre la fin de la pi&egrave;ce, nous nous
+transport&acirc;mes
+chez Viot.</p>
+<p>&#8212;Avec vos cavaliers?</p>
+<p>&#8212;Avec nos cavaliers. Le gar&ccedil;on commen&ccedil;a, bien entendu,
+par nous dire
+qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance
+n'&eacute;tait pas
+faite pour nous arr&ecirc;ter. Nous ordonn&acirc;mes qu'on all&acirc;t
+par la ville
+chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un
+festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets,
+des
+moules, des &#339;ufs &agrave; la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des
+marmites. Nos jeunes inconnus, &agrave; dire vrai, faisaient
+l&eacute;g&egrave;rement la
+grimace...</p>
+<p>&#8212;Je le crois parbleu bien! dit Marcel.</p>
+<p>&#8212;Nous n'en t&icirc;nmes compte. La chose apport&eacute;e, nous
+commen&ccedil;&acirc;mes &agrave; faire
+les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous
+d&eacute;go&ucirc;tait. &Agrave;
+peine un plat &eacute;tait-il entam&eacute;, que nous le renvoyions
+pour en demander
+un autre.&#8212;Gar&ccedil;on, emportez cela; ce n'est pas tol&eacute;rable;
+o&ugrave; avez-vous
+pris des horreurs pareilles? Nos inconnus d&eacute;sir&egrave;rent
+manger, mais il ne
+leur fut pas loisible. Bref, nous soup&acirc;mes comme d&icirc;nait
+Sancho, et la
+col&egrave;re nous porta m&ecirc;me &agrave; briser quelques ustensiles.</p>
+<p>&#8212;Belle conduite! et comment payer?</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; pr&eacute;cis&eacute;ment la question que les trois
+inconnus s'adress&egrave;rent.
+Par l'entretien qu'ils eurent &agrave; voix basse, l'un d'eux nous
+parut
+poss&eacute;der six francs, l'autre infiniment moins, et le
+troisi&egrave;me n'avait
+que sa montre, qu'il tira g&eacute;n&eacute;reusement de sa poche. En
+cet &eacute;tat, les
+trois infortun&eacute;s se pr&eacute;sent&egrave;rent au comptoir, dans
+le but d'obtenir un
+d&eacute;lai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur r&eacute;pondit?</p>
+<p>&#8212;Je pense, r&eacute;pliqua Marcel, que l'on vous a gard&eacute;es en
+gage, et qu'on
+les a conduits au violon.</p>
+<p>&#8212;C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le
+cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout &eacute;tait
+pay&eacute; d'avance.
+Imaginez le coup de th&eacute;&acirc;tre, &agrave; cette r&eacute;ponse
+de Viot: Messieurs, tout
+est pay&eacute;! Nos inconnus nous regard&egrave;rent comme jamais
+trois chiens n'ont
+regard&eacute; trois &eacute;v&ecirc;ques, avec une stup&eacute;faction
+piteuse m&ecirc;l&eacute;e d'un pur
+attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous
+descend&icirc;mes et f&icirc;mes venir un fiacre.&#8212;Ch&egrave;re
+marquise, me dit Rougette,
+il faut reconduire ces messieurs chez eux.&#8212;Volontiers, ch&egrave;re
+comtesse,
+r&eacute;pondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je
+vous
+demande s'ils &eacute;taient penauds! ils se d&eacute;fendaient de
+notre politesse,
+ils ne voulaient pas qu'on les reconduis&icirc;t, ils refusaient de
+dire leur
+adresse... Je le crois bien! Ils &eacute;taient convaincus qu'ils
+avaient
+affaire &agrave; des femmes du monde, et ils demeuraient rue du
+Chat-Qui-P&ecirc;che!</p>
+<p>Les deux &eacute;tudiants, amis de Marcel, qui, jusque-l&agrave;,
+n'avaient gu&egrave;re fait
+que fumer et boire en silence, sembl&egrave;rent peu satisfaits de
+cette
+histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-&ecirc;tre en
+savaient-ils
+autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils
+jet&egrave;rent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en
+riant:</p>
+<p>&#8212;Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine
+derni&egrave;re, il n'y a plus d'inconv&eacute;nient.</p>
+<p>&#8212;Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais
+lui
+faire tort dans sa carri&egrave;re, jamais!</p>
+<p>&#8212;Vous avez raison, dit Eug&egrave;ne, et vous agissez en cela plus
+sagement
+peut-&ecirc;tre que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui
+peuplent les
+&eacute;coles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait
+derri&egrave;re lui quelque
+faute ou quelque folie, et cependant c'est de l&agrave; que sortent
+tous les
+jours ce qu'il y a en France de plus distingu&eacute; et de plus
+respectable:
+des m&eacute;decins, des magistrats...</p>
+<p>&#8212;Oui, reprit Marcel, c'est la v&eacute;rit&eacute;. Il y a des pairs
+de France en
+herbe qui d&icirc;nent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de
+quoi
+payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'&#339;il, n'avez-vous pas
+revu vos inconnus?</p>
+<p>&#8212;Pour qui nous prenez-vous? r&eacute;pondit mademoiselle Pinson d'un
+air
+s&eacute;rieux et presque offens&eacute;. Connaissez-vous Blanchette et
+Rougette? et
+supposez-vous que moi-m&ecirc;me...</p>
+<p>&#8212;C'est bon, dit Marcel, ne vous f&acirc;chez pas. Mais voil&agrave;,
+en somme, une
+belle &eacute;quip&eacute;e. Trois &eacute;cervel&eacute;es qui
+n'avaient peut-&ecirc;tre pas de quoi
+d&icirc;ner le lendemain, et qui jettent l'argent par les
+fen&ecirc;tres pour le
+plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais!</p>
+<p>&#8212;Pourquoi nous invitent-ils &agrave; souper? r&eacute;pondit
+mademoiselle Pinson.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de
+Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla
+chanson.&#8212;Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervant&egrave;s,
+Z&eacute;lia qui
+tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le
+trouvent bon, c'est moi qu'on f&ecirc;te, et qui par cons&eacute;quent
+prie
+mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrou&eacute;e par son anecdote,
+de nous
+honorer d'un couplet. Eug&egrave;ne, continua-t-il, sois donc un peu
+galant,
+trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi.</p>
+<p>Eug&egrave;ne rougit et ob&eacute;it. De m&ecirc;me que mademoiselle
+Pinson n'avait pas
+d&eacute;daign&eacute; de le faire pour l'engager lui-m&ecirc;me
+&agrave; rester, il s'inclina, et
+lui dit timidement:</p>
+<p>&#8212;Oui, mademoiselle, nous vous en prions.</p>
+<p>En m&ecirc;me temps il souleva son verre, et toucha celui de la
+grisette. De
+ce l&eacute;ger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle
+Pinson
+saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fra&icirc;che la
+continua
+longtemps en cadence.</p>
+<p>&#8212;Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le <i>la</i>.
+Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas
+b&eacute;gueule, je
+vous en pr&eacute;viens, mais je ne sais pas de couplets de corps de
+garde. Je
+ne m'encanaille pas la m&eacute;moire.</p>
+<p>&#8212;Connu, dit Marcel, vous &ecirc;tes une vertu; allez votre train,
+les
+opinions sont libres.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter &agrave;
+la bonne
+venue des couplets qu'on a faits sur moi.</p>
+<p>&#8212;Attention! Quel est l'auteur?</p>
+<p>&#8212;Mes camarades du magasin. C'est de la po&eacute;sie faite &agrave;
+l'aiguille; ainsi
+je r&eacute;clame l'indulgence.</p>
+<p>&#8212;Y a-t-il un refrain &agrave; votre chanson?</p>
+<p>&#8212;Certainement; la belle demande!</p>
+<p>&#8212;En ce cas-l&agrave;, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au
+refrain, tapons
+sur la table, mais t&acirc;chons d'aller en mesure. Z&eacute;lia peut
+s'abstenir si
+elle veut.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi cela, malhonn&ecirc;te gar&ccedil;on? demanda Z&eacute;lia
+en col&egrave;re?</p>
+<p>&#8212;Pour cause, r&eacute;pondit Marcel; mais si vous d&eacute;sirez
+&ecirc;tre de la partie,
+tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconv&eacute;nients
+pour nos
+oreilles et pour vos blanches mains.</p>
+<p>Marcel avait rang&eacute; en rond les verres et les assiettes, et
+s'&eacute;tait assis
+au milieu de la table, son couteau &agrave; la main. Les deux
+&eacute;tudiants du
+souper de Rougette, un peu ragaillardis, &ocirc;t&egrave;rent le
+fourneau de leurs
+pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eug&egrave;ne r&ecirc;vait,
+Z&eacute;lia boudait.
+Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la
+casser, ce &agrave; quoi Marcel r&eacute;pondit par un geste
+d'assentiment, en sorte
+que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des
+castagnettes, commen&ccedil;a ainsi les couplets que ses compagnes
+avaient
+compos&eacute;s, apr&egrave;s s'&ecirc;tre excus&eacute;e d'avance de
+ce qu'ils pouvaient contenir
+de trop flatteur pour elle:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span>Mimi Pinson est une blonde,<br />
+</span><span>Une blonde que l'on conna&icirc;t.<br />
+</span><span>Elle n'a qu'une robe au monde,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>Et qu'un bonnet.<br />
+</span><span>Le Grand Turc en a davantage.<br />
+</span><span>Dieu voulut, de cette fa&ccedil;on,<br />
+</span><span>La rendre sage.<br />
+</span><span>On ne peut pas la mettre en gage,<br />
+</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>Mimi Pinson porte une rose,<br />
+</span><span>Une rose blanche au c&ocirc;t&eacute;.<br />
+</span><span>Cette fleur dans son c&#339;ur &eacute;close,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>C'est la gaiet&eacute;.<br />
+</span><span>Quand un bon souper la r&eacute;veille,<br />
+</span><span>Elle fait sortir la chanson<br />
+</span><span>De la bouteille.<br />
+</span><span>Parfois il penche sur l'oreille,<br />
+</span><span>Le bonnet de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>Elle a les yeux et la main prestes.<br />
+</span><span>Les carabins, matin et soir,<br />
+</span><span>Usent les manches de leurs vestes,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>&Agrave; son comptoir.<br />
+</span><span>Quoique sans maltraiter personne,<br />
+</span><span>Mimi leur fait mieux la le&ccedil;on<br />
+</span><span>Qu'&agrave; la Sorbonne.<br />
+</span><span>Il ne faut pas qu'on la chiffonne,<br />
+</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>Mimi Pinson peut rester fille;<br />
+</span><span>Si Dieu le veut, c'est dans son droit.<br />
+</span><span>Elle aura toujours son aiguille,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>Au bout du doigt.<br />
+</span><span>Pour entreprendre sa conqu&ecirc;te,<br />
+</span><span>Ce n'est pas tout qu'un beau gar&ccedil;on;<br />
+</span><span>Faut &ecirc;tre honn&ecirc;te.<br />
+</span><span>Car il n'est pas loin de sa t&ecirc;te,<br />
+</span><span>Le bonnet de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>D'un gros bouquet de fleurs d'orange<br />
+</span><span>Si l'amour veut la couronner,<br />
+</span><span>Elle a quelque chose en &eacute;change,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>&Agrave; lui donner.<br />
+</span><span>Ce n'est pas, on se l'imagine,<br />
+</span><span>Un manteau sur un &eacute;cusson<br />
+</span><span>Fourr&eacute; d'hermine;<br />
+</span><span>C'est l'&eacute;tui d'une perle fine,<br />
+</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>Mimi n'a pas l'&acirc;me vulgaire,<br />
+</span><span>Mais son c&#339;ur est r&eacute;publicain;<br />
+</span><span>Aux trois jours elle a fait la guerre,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>En casaquin.<br />
+</span><span>&Agrave; d&eacute;faut d'une hallebarde,<br />
+</span><span>On l'a vue avec son poin&ccedil;on<br />
+</span><span>Monter la garde.<br />
+</span><span>Heureux qui mettra sa cocarde<br />
+</span><span>Au bonnet de Mimi Pinson!<br />
+</span></div>
+</div>
+<p>Les couteaux et les pipes, voire m&ecirc;me les chaises, avaient
+fait leur
+tapage, comme de raison, &agrave; la fin de chaque couplet. Les verres
+dansaient sur la table, et les bouteilles, &agrave; moiti&eacute;
+pleines, se
+balan&ccedil;aient joyeusement en se donnant de petits coups
+d'&eacute;paule.</p>
+<p>&#8212;Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette
+chanson-l&agrave;! Il y a un teinturier; c'est trop musqu&eacute;.
+Parlez-moi de ces
+bons airs o&ugrave; on dit les choses!</p>
+<p>Et il entonna d'une voix forte:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span>Nanette n'avait pas encore quinze ans...<br />
+</span></div>
+</div>
+<p>&#8212;Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plut&ocirc;t,
+faisons un tour
+de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque?</p>
+<p>&#8212;J'ai ce qu'il vous faut, r&eacute;pondit Marcel; j'ai une guitare;
+mais,
+continua-t-il en d&eacute;crochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce
+qu'il
+lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes.</p>
+<p>&#8212;Mais voil&agrave; un piano, dit Z&eacute;lia; Marcel va nous faire
+danser.</p>
+<p>Marcel lan&ccedil;a &agrave; sa ma&icirc;tresse un regard aussi
+furieux que si elle l'e&ucirc;t
+accus&eacute; d'un crime. Il &eacute;tait vrai qu'il en savait assez
+pour jouer une
+contredanse; mais c'&eacute;tait pour lui, comme pour bien d'autres,
+une esp&egrave;ce
+de torture &agrave; laquelle il se soumettait peu volontiers.
+Z&eacute;lia, en le
+trahissant, se vengeait du bouchon.</p>
+<p>&#8212;&Ecirc;tes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano
+n'est l&agrave; que
+pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'&eacute;corchiez, Dieu le
+sait.
+O&ugrave; avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que <i>la
+Marseillaise</i>, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez
+&agrave;
+Eug&egrave;ne, &agrave; la bonne heure, voil&agrave; un gar&ccedil;on
+qui s'y entend! mais je ne
+veux pas l'ennuyer &agrave; ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a
+que vous
+ici d'assez indiscr&egrave;te pour faire des choses pareilles sans
+crier gare.</p>
+<p>Pour la troisi&egrave;me fois, Eug&egrave;ne rougit, et
+s'appr&ecirc;ta &agrave; faire ce qu'on lui
+demandait d'une fa&ccedil;on si politique et si
+d&eacute;tourn&eacute;e. Il se mit donc au
+piano, et un quadrille s'organisa.</p>
+<p>Ce fut presque aussi long que le souper. Apr&egrave;s la contredanse
+vint une
+valse; apr&egrave;s la valse, le galop, car on galope encore au
+quartier Latin.
+Ces dames surtout &eacute;taient infatigables, et faisaient des
+gambades et des
+&eacute;clats de rire &agrave; r&eacute;veiller tout le voisinage.
+Bient&ocirc;t Eug&egrave;ne, doublement
+fatigu&eacute; par le bruit et par la veill&eacute;e, tomba, tout en
+jouant
+machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui
+dorment &agrave; cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant
+lui
+comme des fant&ocirc;mes dans un r&ecirc;ve; et, comme rien n'est plus
+ais&eacute;ment
+triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la m&eacute;lancolie,
+&agrave;
+laquelle il &eacute;tait sujet, ne tarda pas &agrave; s'emparer de
+lui.&#8212;Triste joie,
+pensait-il, mis&eacute;rables plaisirs! instants qu'on croit
+vol&eacute;s au malheur!
+Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement
+devant moi, est s&ucirc;re, comme disait Marcel, d'avoir de quoi
+d&icirc;ner demain?</p>
+<p>Comme il faisait cette r&eacute;flexion, mademoiselle Pinson passa
+pr&egrave;s de lui;
+il crut la voir, tout en galopant, prendre &agrave; la
+d&eacute;rob&eacute;e un morceau de
+galette rest&eacute; sur la table, et le mettre discr&egrave;tement
+dans sa poche.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Le jour commen&ccedil;ait &agrave; para&icirc;tre quand la compagnie
+se s&eacute;para. Eug&egrave;ne,
+avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour
+respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes
+pens&eacute;es, il
+se r&eacute;p&eacute;tait tout bas, malgr&eacute; lui, la chanson de la
+grisette:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span>Elle n'a qu'une robe au monde<br />
+</span><span>Et qu'un bonnet.<br />
+</span></div>
+</div>
+<p>&#8212;Est-ce possible? se demandait-il. La mis&egrave;re peut-elle
+&ecirc;tre pouss&eacute;e &agrave;
+ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-m&ecirc;me?
+Peut-on
+rire de ce qu'on manque de pain?</p>
+<p>Le morceau de galette emport&eacute; n'&eacute;tait pas un indice
+douteux. Eug&egrave;ne ne
+pouvait s'emp&ecirc;cher d'en sourire, et en m&ecirc;me temps
+d'&ecirc;tre &eacute;mu de
+piti&eacute;.&#8212;Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette
+et non
+du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est
+peut-&ecirc;tre l'enfant d'une voisine &agrave; qui elle veut rapporter
+un g&acirc;teau,
+peut-&ecirc;tre une porti&egrave;re bavarde, qui raconterait qu'elle a
+pass&eacute; la nuit
+dehors, un Cerb&egrave;re qu'il faut apaiser.</p>
+<p>Ne regardant pas o&ugrave; il allait, Eug&egrave;ne s'&eacute;tait
+engag&eacute; par hasard dans ce
+d&eacute;dale de petites rues qui sont derri&egrave;re le carrefour
+Buci, et dans
+lesquelles une voiture passe &agrave; peine. Au moment o&ugrave; il
+allait revenir sur
+ses pas, une femme, envelopp&eacute;e dans un mauvais peignoir, la
+t&ecirc;te nue,
+les cheveux en d&eacute;sordre, p&acirc;le et d&eacute;faite, sortit
+d'une vieille maison.
+Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait &agrave; peine marcher;
+ses
+genoux fl&eacute;chissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et
+paraissait
+vouloir se diriger vers une porte voisine, o&ugrave; se trouvait une
+bo&icirc;te aux
+lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait &agrave; la main.
+Surpris et
+effray&eacute;, Eug&egrave;ne s'approcha d'elle et lui demanda
+o&ugrave; elle allait, ce
+qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En m&ecirc;me temps il
+&eacute;tendit le
+bras pour la soutenir, car elle &eacute;tait pr&egrave;s de tomber sur
+une borne.
+Mais, sans lui r&eacute;pondre, elle recula avec une sorte de crainte
+et de
+fiert&eacute;. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la
+bo&icirc;te, et
+paraissant rassembler toutes ses forces:&#8212;L&agrave;! dit-elle seulement;
+puis,
+continuant &agrave; se tra&icirc;ner aux murs, elle regagna sa maison.
+Eug&egrave;ne essaya
+en vain de l'obliger &agrave; prendre son bras et de renouveler ses
+questions.
+Elle rentra lentement dans l'all&eacute;e sombre et &eacute;troite dont
+elle &eacute;tait
+sortie.</p>
+<p>Eug&egrave;ne avait ramass&eacute; la lettre; il fit d'abord
+quelques pas pour la
+mettre &agrave; la poste, mais il s'arr&ecirc;ta bient&ocirc;t. Cette
+&eacute;trange rencontre
+l'avait si fort troubl&eacute;, et il se sentait frapp&eacute; d'une
+sorte d'horreur
+m&ecirc;l&eacute;e d'une compassion si vive, que, avant de prendre le
+temps de la
+r&eacute;flexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui
+semblait
+odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen,
+&agrave;
+p&eacute;n&eacute;trer un tel myst&egrave;re. &Eacute;videmment cette
+femme &eacute;tait mourante; &eacute;tait-ce
+de maladie ou de faim? Ce devait &ecirc;tre, en tout cas, de
+mis&egrave;re. Eug&egrave;ne
+ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: &laquo;&Agrave; monsieur
+le baron de
+***,&raquo; et renfermait ce qui suit:</p>
+<p>&laquo;Lisez cette lettre, monsieur, et, par piti&eacute;, ne
+rejetez pas ma pri&egrave;re.
+Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous
+dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera
+bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a
+&ocirc;t&eacute; le peu de
+force et de courage que j'avais. Le mois d'ao&ucirc;t, je rentre en
+magasin;
+mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la
+certitude qu'avant samedi je me trouverai tout &agrave; fait sans
+asile. J'ai
+si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la
+r&eacute;solution de me
+jeter &agrave; l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis pr&egrave;s
+de vingt-quatre
+heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu
+au c&#339;ur. N'est-ce pas que je ne me suis pas tromp&eacute;e? Monsieur,
+je vous
+en supplie &agrave; genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera
+respirer
+encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que
+vingt-trois ans! Je viendrai peut-&ecirc;tre &agrave; bout, avec un peu
+d'aide,
+d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter
+votre piti&eacute;, je vous les dirais, mais rien ne me vient &agrave;
+l'id&eacute;e. Je ne
+puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez
+de ma lettre comme on fait quand on en re&ccedil;oit trop souvent de
+pareilles:
+vous la d&eacute;chirerez sans penser qu'une pauvre femme est l&agrave;
+qui attend les
+heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pens&eacute; qu'il
+serait
+par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas
+l'id&eacute;e de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous,
+qui vous
+retiendra, j'en suis persuad&eacute;e; aussi il me semble que rien ne
+vous est
+plus facile que de plier votre aum&ocirc;ne dans un papier, et de
+mettre sur
+l'adresse: &laquo;&Agrave; mademoiselle Bertin, rue de
+l'&Eacute;peron.&raquo; J'ai chang&eacute; de nom
+depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma
+m&egrave;re. En sortant de chez vous, donnez cela &agrave; un
+commissionnaire.
+J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu
+vous rende humain.</p>
+<div class="blkquot">
+<p>&laquo;Il me vient &agrave; l'id&eacute;e que vous ne croyez pas
+&agrave; tant de mis&egrave;re; mais si
+vous me voyiez, vous seriez convaincu.</p>
+<p style="text-align: right;">&laquo;ROUGETTE.&raquo;</p>
+</div>
+<p>Si Eug&egrave;ne avait d'abord &eacute;t&eacute; touch&eacute; en
+lisant ces lignes, son &eacute;tonnement
+redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi
+c'&eacute;tait
+cette m&ecirc;me fille qui avait follement d&eacute;pens&eacute; son
+argent en parties de
+plaisir, et imagin&eacute; ce souper ridicule racont&eacute; par
+mademoiselle Pinson,
+c'&eacute;tait elle que le malheur r&eacute;duisait &agrave; cette
+souffrance et &agrave; une
+semblable pri&egrave;re! Tant d'impr&eacute;voyance et de folie
+semblait &agrave; Eug&egrave;ne un
+r&ecirc;ve incroyable. Mais point de doute, la signature &eacute;tait
+l&agrave;; et
+mademoiselle Pinson, dans le courant de la soir&eacute;e, avait
+&eacute;galement
+prononc&eacute; le nom de guerre de son amie Rougette, devenue
+mademoiselle
+Bertin. Comment se trouvait-elle tout &agrave; coup abandonn&eacute;e,
+sans secours,
+sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille,
+pendant qu'elle expirait peut-&ecirc;tre dans quelque grenier de cette
+maison?
+Et qu'&eacute;tait-ce que cette maison m&ecirc;me o&ugrave; l'on
+pouvait mourir ainsi?</p>
+<p>Ce n'&eacute;tait pas le moment de faire des conjectures; le plus
+press&eacute; &eacute;tait
+de venir au secours de la faim.</p>
+<p>Eug&egrave;ne commen&ccedil;a par entrer dans la boutique d'un
+restaurateur qui venait
+de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il
+s'achemina, suivi du gar&ccedil;on, vers le logis de Rougette; mais il
+&eacute;prouvait de l'embarras &agrave; se pr&eacute;senter brusquement
+ainsi. L'air de
+fiert&eacute; qu'il avait trouv&eacute; &agrave; cette pauvre fille lui
+faisait craindre,
+sinon un refus, du moins un mouvement de vanit&eacute; bless&eacute;e;
+comment lui
+avouer qu'il avait lu sa lettre?</p>
+<p>Lorsqu'il fut arriv&eacute; devant la porte:</p>
+<p>&#8212;Connaissez-vous, dit-il au gar&ccedil;on, une jeune personne qui
+demeure dans
+cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin?</p>
+<p>&#8212;Oh que oui! monsieur, r&eacute;pondit le gar&ccedil;on. C'est nous
+qui portons
+habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour.
+Actuellement elle est &agrave; la campagne.</p>
+<p>&#8212;Qui vous l'a dit? demanda Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Pardi! monsieur, c'est la porti&egrave;re. Mademoiselle Rougette
+aime &agrave; bien
+d&icirc;ner, mais elle n'aime pas beaucoup &agrave; payer. Elle a plus
+t&ocirc;t fait de
+commander des poulets r&ocirc;tis et des homards que rien du tout;
+mais, pour
+voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi
+nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est
+pas...</p>
+<p>&#8212;Elle est revenue, reprit Eug&egrave;ne. Montez chez elle,
+laissez-lui ce que
+vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien
+aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui
+lui envoie ceci, vous lui r&eacute;pondrez que c'est le baron de ***.</p>
+<p>Sur ces mots, Eug&egrave;ne s'&eacute;loigna. Chemin faisant, il
+rajusta comme il put
+le cachet de la lettre, et la mit &agrave; la poste.&#8212;Apr&egrave;s tout,
+pensa-t-il,
+Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la r&eacute;ponse
+&agrave; son billet
+a &eacute;t&eacute; un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Les &eacute;tudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches
+tous les
+jours. Eug&egrave;ne comprenait tr&egrave;s bien que, pour donner un
+air de
+vraisemblance &agrave; la petite fable que le gar&ccedil;on devait
+faire, il e&ucirc;t fallu
+joindre &agrave; son envoi le louis que demandait Rougette; mais
+l&agrave; &eacute;tait la
+difficult&eacute;. Les louis ne sont pas pr&eacute;cis&eacute;ment la
+monnaie courante de la
+rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eug&egrave;ne venait de s'engager
+&agrave; payer
+le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment,
+n'&eacute;tait
+gu&egrave;re mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans
+diff&eacute;rer le
+chemin de la place du Panth&eacute;on.</p>
+<p>En ce temps-l&agrave; demeurait encore sur cette place ce fameux
+barbier qui a
+fait banqueroute, et s'est ruin&eacute; en ruinant les autres.
+L&agrave;, dans
+l'arri&egrave;re-boutique, o&ugrave; se faisait en secret la grande et
+la petite
+usure, venait tous les jours l'&eacute;tudiant pauvre et sans souci,
+amoureux
+peut-&ecirc;tre, emprunter &agrave; &eacute;norme int&eacute;r&ecirc;t
+quelques pi&egrave;ces d&eacute;pens&eacute;es gaiement
+le soir et ch&egrave;rement pay&eacute;es le lendemain. L&agrave;
+entrait furtivement la
+grisette, la t&ecirc;te basse, le regard honteux, venant louer pour une
+partie
+de campagne un chapeau fan&eacute;, un ch&acirc;le reteint, une chemise
+achet&eacute;e au
+mont-de-pi&eacute;t&eacute;. L&agrave;, des jeunes gens de bonne
+maison, ayant besoin de
+vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de
+lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des
+&eacute;tourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur
+avenir.
+Depuis la courtisane titr&eacute;e, &agrave; qui un bracelet tourne la
+t&ecirc;te, jusqu'au
+cuistre n&eacute;cessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de
+lentilles,
+tout venait l&agrave; comme aux sources du Pactole, et l'usurier
+barbier, fier
+de sa client&egrave;le et de ses exploits jusqu'&agrave; s'en vanter,
+entretenait la
+prison de Clichy en attendant qu'il y all&acirc;t lui-m&ecirc;me.</p>
+<p>Telle &eacute;tait la triste ressource &agrave; laquelle
+Eug&egrave;ne, bien qu'avec
+r&eacute;pugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour
+&ecirc;tre du
+moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouv&eacute;
+que la
+demande adress&eacute;e au baron produis&icirc;t l'effet
+d&eacute;sirable. C'&eacute;tait de la
+part d'un &eacute;tudiant beaucoup de charit&eacute;, &agrave; vrai
+dire, que de s'engager
+ainsi pour une inconnue; mais Eug&egrave;ne croyait en Dieu: toute
+bonne action
+lui semblait n&eacute;cessaire.</p>
+<p>Le premier visage qu'il aper&ccedil;ut, en entrant chez le barbier,
+fut celui
+de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et
+feignant de se faire coiffer. Le pauvre gar&ccedil;on venait
+peut-&ecirc;tre chercher
+de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort
+pr&eacute;occup&eacute;, et
+fron&ccedil;ait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le
+coiffeur,
+feignant de son c&ocirc;t&eacute; de lui passer dans les cheveux un fer
+parfaitement
+froid, lui parlait &agrave; demi-voix dans son accent gascon. Devant
+une autre
+toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, &eacute;galement
+affubl&eacute;
+d'une serviette, un &eacute;tranger fort inquiet, regardant sans cesse
+de c&ocirc;t&eacute;
+et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arri&egrave;re-boutique,
+on
+apercevait, dans une vieille psych&eacute;, la silhouette passablement
+maigre
+d'une jeune fille, qui, aid&eacute;e de la femme du coiffeur, essayait
+une robe
+&agrave; carreaux &eacute;cossais.</p>
+<p>&#8212;Que viens-tu faire ici &agrave; cette heure? s'&eacute;cria Marcel,
+dont la figure
+reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, d&egrave;s qu'il
+reconnut
+son ami.</p>
+<p>Eug&egrave;ne s'assit pr&egrave;s de la toilette, et expliqua en peu
+de mots la
+rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait.</p>
+<p>&#8212;Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te m&ecirc;les-tu,
+puisqu'il
+y a un baron? Tu as vu une jeune fille int&eacute;ressante qui
+&eacute;prouvait le
+besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as pay&eacute; un poulet
+froid,
+c'est digne de toi; il n'y a rien &agrave; dire. Tu n'exiges d'elle
+aucune
+reconnaissance, l'incognito te pla&icirc;t; c'est h&eacute;ro&iuml;que.
+Mais aller plus
+loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour
+une
+ling&egrave;re que prot&egrave;ge un baron, et que l'on n'a pas
+l'honneur de
+fr&eacute;quenter, cela ne s'est pratiqu&eacute;, de m&eacute;moire
+humaine, que dans la
+Biblioth&egrave;que bleue.</p>
+<p>&#8212;Ris de moi si tu veux, r&eacute;pondit Eug&egrave;ne. Je sais qu'il
+y a dans ce
+monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que
+je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je
+l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester
+indiff&eacute;rent
+devant la souffrance. Ma charit&eacute; ne va pas jusqu'&agrave;
+chercher les pauvres,
+je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais
+l'aum&ocirc;ne.</p>
+<p>&#8212;En ce cas, reprit Marcel, tu as fort &agrave; faire; il n'en manque
+pas dans
+ce pays-ci.</p>
+<p>&#8212;Qu'importe? dit Eug&egrave;ne, encore &eacute;mu du spectacle dont
+il venait d'&ecirc;tre
+t&eacute;moin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son
+chemin?
+Cette malheureuse est une &eacute;tourdie, une folle, tout ce que tu
+voudras;
+elle ne m&eacute;rite peut-&ecirc;tre pas la compassion qu'elle fait
+na&icirc;tre; mais
+cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes
+amies,
+qui d&eacute;j&agrave; ne semblent pas plus se soucier d'elle que si
+elle n'&eacute;tait plus
+au monde, et qui l'aidaient hier &agrave; se ruiner? &Agrave; qui
+peut-elle avoir
+recours? &agrave; un &eacute;tranger qui allumera un cigare avec sa
+lettre, ou &agrave;
+mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout
+son
+c&#339;ur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher
+Marcel, que tout cela, bien sinc&egrave;rement, me fait horreur. Cette
+petite
+&eacute;vapor&eacute;e d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets,
+riant et
+babillant chez toi, au moment m&ecirc;me o&ugrave; l'autre,
+l'h&eacute;ro&iuml;ne de son conte,
+expire dans un grenier, me soul&egrave;ve le c&#339;ur. Vivre ainsi en
+amies,
+presque en s&#339;urs, pendant des jours et des semaines, courir les
+th&eacute;&acirc;tres, les bals, les caf&eacute;s, et ne pas savoir le
+lendemain si l'une
+est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indiff&eacute;rence des
+&eacute;go&iuml;stes,
+c'est l'insensibilit&eacute; de la brute. Ta demoiselle Pinson est un
+monstre,
+et tes grisettes que tu vantes, ces m&#339;urs sans vergogne, ces
+amiti&eacute;s
+sans &acirc;me, je ne sais rien de si m&eacute;prisable!</p>
+<p>Le barbier, qui, pendant ces discours, avait &eacute;cout&eacute; en
+silence, et
+continu&eacute; de promener son fer froid sur la t&ecirc;te de Marcel,
+sourit d'un
+air malin lorsque Eug&egrave;ne se tut. Tour &agrave; tour bavard comme
+une pie, ou
+plut&ocirc;t comme un perruquier qu'il &eacute;tait, lorsqu'il
+s'agissait de m&eacute;chants
+propos, taciturne et laconique comme un Spartiate d&egrave;s que les
+affaires
+&eacute;taient en jeu, il avait adopt&eacute; la prudente habitude de
+laisser toujours
+d'abord parler ses pratiques, avant de m&ecirc;ler son mot &agrave; la
+conversation.
+L'indignation qu'exprimait Eug&egrave;ne en termes si violents lui fit
+toutefois rompre le silence.</p>
+<p>&#8212;Vous &ecirc;tes s&eacute;v&egrave;re, monsieur, dit-il en riant et
+en gasconnant. J'ai
+l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort
+excellente personne.</p>
+<p>&#8212;Oui, dit Eug&egrave;ne, excellente en effet, s'il est question de
+boire et de
+fumer.</p>
+<p>&#8212;Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes
+personnes,
+&ccedil;a rit, &ccedil;a chante, &ccedil;a fume, mais il y en a qui ont
+du c&#339;ur.</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; voulez-vous en venir, p&egrave;re Cad&eacute;dis? demanda
+Marcel. Pas tant de
+diplomatie; expliquez-vous tout net.</p>
+<p>&#8212;Je veux dire, r&eacute;pliqua le barbier en montrant
+l'arri&egrave;re-boutique,
+qu'il y a l&agrave;, pendue &agrave; un clou, une petite robe de soie
+noire que ces
+messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la
+propri&eacute;taire, car
+elle ne poss&egrave;de pas une garde-robe tr&egrave;s
+compliqu&eacute;e. Mademoiselle Mimi
+m'a envoy&eacute; cette robe ce matin au petit jour; et je
+pr&eacute;sume que, si elle
+n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est
+qu'elle-m&ecirc;me ne
+roule pas sur l'or.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans
+l'arri&egrave;re-boutique, sans &eacute;gard pour la pauvre femme aux
+carreaux
+&eacute;cossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa
+robe en
+gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites &agrave;
+pr&eacute;sent? Elle ne
+va donc pas dans le monde aujourd'hui?</p>
+<p>Eug&egrave;ne avait suivi son ami.</p>
+<p>Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu
+d'autres hardes de toute esp&egrave;ce, &eacute;tait humblement et
+tristement
+suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson.</p>
+<p>&#8212;C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce v&ecirc;tement pour
+l'avoir vu
+tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et
+l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir &agrave; la manche gauche
+une
+petite tache grosse comme une pi&egrave;ce de cinq sous, caus&eacute;e
+parle vin de
+Champagne. Et combien avez-vous pr&ecirc;t&eacute; l&agrave;-dessus,
+p&egrave;re Cad&eacute;dis? car je
+suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans
+ce
+boudoir qu'en qualit&eacute; de nantissement.</p>
+<p>&#8212;J'ai pr&ecirc;t&eacute; quatre francs, r&eacute;pondit le barbier;
+et je vous assure,
+monsieur, que c'est pure charit&eacute;. &Agrave; toute autre je
+n'aurais pas avanc&eacute;
+plus de quarante sous, car la pi&egrave;ce est diablement m&ucirc;re;
+on y voit &agrave;
+travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi
+me payera; elle est bonne pour quatre francs.</p>
+<p>&#8212;Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet
+qu'elle n'a emprunt&eacute; cette petite somme que pour l'envoyer
+&agrave; Rougette.</p>
+<p>&#8212;Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se
+d&eacute;pouiller pour un cr&eacute;ancier.</p>
+<p>&#8212;Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans
+une
+position meilleure que celle o&ugrave; elle se trouve actuellement;
+elle avait
+alors un grand nombre de dettes. On se pr&eacute;sentait journellement
+chez
+elle pour saisir ce qu'elle poss&eacute;dait, et on avait fini, en
+effet, par
+lui prendre tous ses meubles, except&eacute; son lit, car ces messieurs
+savent
+sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un d&eacute;biteur. Or,
+mademoiselle
+Mimi avait dans ce temps-l&agrave; quatre robes fort convenables. Elle
+les
+mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour
+qu'on ne les sais&icirc;t pas; c'est pourquoi je serais surpris si,
+n'ayant
+plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer
+quelqu'un.</p>
+<p>&#8212;Pauvre Mimi! r&eacute;p&eacute;ta Marcel. Mais, en
+v&eacute;rit&eacute;, comment
+s'arrange-t-elle? Elle a donc tromp&eacute; ses amis? elle
+poss&egrave;de donc un
+v&ecirc;tement inconnu? Peut-&ecirc;tre se trouve-t-elle malade d'avoir
+trop mang&eacute;
+de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de
+s'habiller. N'importe, p&egrave;re Cad&eacute;dis, cette robe me fait
+peine, avec ses
+manches pendantes qui ont l'air de demander gr&acirc;ce; tenez,
+retranchez-moi
+quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer,
+et
+mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte &agrave;
+cette
+enfant. Eh bien! Eug&egrave;ne, continua-t-il, que dit &agrave; cela ta
+charit&eacute;
+chr&eacute;tienne?</p>
+<p>&#8212;Que tu as raison, r&eacute;pondit Eug&egrave;ne, de parler et
+d'agir comme tu fais,
+mais que je n'ai peut-&ecirc;tre pas tort; j'en fais le pari, si tu
+veux.</p>
+<p>&#8212;Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du
+Jockey-Club.
+Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous
+sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis
+curieux de la voir.</p>
+<p>Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>VII</h3>
+<br />
+<p>&#8212;Mademoiselle est all&eacute;e &agrave; la messe, r&eacute;pondit la
+porti&egrave;re aux deux
+&eacute;tudiants, lorsqu'ils furent arriv&eacute;s chez mademoiselle
+Pinson.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; la messe! dit Eug&egrave;ne surpris.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; la messe! r&eacute;p&eacute;ta Marcel. C'est impossible,
+elle n'est pas sortie.
+Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis.</p>
+<p>&#8212;Je vous assure, monsieur, r&eacute;pondit la porti&egrave;re,
+qu'elle est sortie
+pour aller &agrave; la messe, il y a environ trois quarts d'heure.</p>
+<p>&#8212;Et &agrave; quelle &eacute;glise est-elle all&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;&Agrave; Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un
+matin.</p>
+<p>&#8212;Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble
+bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui.</p>
+<p>&#8212;La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez
+vous-m&ecirc;me.</p>
+<p>Mademoiselle Pinson, sortant de l'&eacute;glise, revenait chez elle,
+en effet.
+Marcel ne l'eut pas plus t&ocirc;t aper&ccedil;ue, qu'il courut
+&agrave; elle, impatient de
+voir de pr&egrave;s sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon
+d'indienne fonc&eacute;e, &agrave; demi cach&eacute; sous un rideau de
+serge verte dont elle
+s'&eacute;tait fait, tant bien que mal, un ch&acirc;le. De cet
+accoutrement
+singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, &agrave;
+cause de sa
+couleur sombre, sortaient sa t&ecirc;te gracieuse coiff&eacute;e de son
+bonnet blanc,
+et ses petits pieds chauss&eacute;s de brodequins. Elle s'&eacute;tait
+envelopp&eacute;e dans
+son rideau avec tant d'art et de pr&eacute;caution, qu'il ressemblait
+vraiment
+&agrave; un vieux ch&acirc;le et qu'on ne voyait presque pas la
+bordure. En un mot,
+elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de
+prouver,
+une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie.</p>
+<p>&#8212;Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en
+&eacute;cartant un
+peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serr&eacute;e dans
+son
+corset. C'est un d&eacute;shabill&eacute; du matin que Palmyre vient de
+m'apporter.</p>
+<p>&#8212;Vous &ecirc;tes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais
+cru qu'on
+p&ucirc;t avoir si bonne mine avec le ch&acirc;le d'une fen&ecirc;tre.</p>
+<p>&#8212;En v&eacute;rit&eacute;? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant
+l'air un peu
+paquet.</p>
+<p>&#8212;Paquet de roses, r&eacute;pondit Marcel. J'ai presque regret
+maintenant de
+vous avoir rapport&eacute; votre robe.</p>
+<p>&#8212;Ma robe? O&ugrave; l'avez-vous trouv&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; elle &eacute;tait, apparemment.</p>
+<p>&#8212;Et vous l'avez tir&eacute;e de l'esclavage?</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! oui, j'ai pay&eacute; sa ran&ccedil;on. M'en
+voulez-vous de cette
+audace?</p>
+<p>&#8212;Non pas! &agrave; charge de revanche. Je suis bien aise de revoir
+ma robe;
+car, &agrave; vous dire vrai, voil&agrave; d&eacute;j&agrave; longtemps
+que nous vivons toutes les
+deux ensemble, et je m'y suis attach&eacute;e insensiblement.</p>
+<p>En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq
+&eacute;tages
+qui conduisaient &agrave; sa chambrette, o&ugrave; les deux amis
+entr&egrave;rent avec elle.</p>
+<p>&#8212;Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe
+qu'&agrave; une
+condition.</p>
+<p>&#8212;Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en
+veux pas.</p>
+<p>&#8212;J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez
+franchement pourquoi cette robe &eacute;tait en gage.</p>
+<p>&#8212;Laissez-moi donc d'abord la remettre, r&eacute;pondit mademoiselle
+Pinson; je
+vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous pr&eacute;viens que, si
+vous ne
+voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la
+goutti&egrave;re, il
+faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face
+comme Agamemnon.</p>
+<p>&#8212;Qu'&agrave; cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus
+honn&ecirc;tes qu'on ne
+pense, et je ne hasarderai pas m&ecirc;me un &#339;il.</p>
+<p>&#8212;Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance,
+mais la sagesse des nations nous dit que deux pr&eacute;cautions valent
+mieux
+qu'une.</p>
+<p>En m&ecirc;me temps elle se d&eacute;barrassa de son rideau, et
+l'&eacute;tendit
+d&eacute;licatement sur la t&ecirc;te des deux amis, de mani&egrave;re
+&agrave; les rendre
+compl&egrave;tement aveugles.</p>
+<p>&#8212;Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant.</p>
+<p>&#8212;Prenez garde &agrave; vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau,
+je ne
+r&eacute;ponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre
+parole, par
+cons&eacute;quent elle est d&eacute;gag&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma
+taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre.
+Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un
+plaisir &agrave; me sentir dedans!</p>
+<p>&#8212;Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez
+sinc&egrave;re,
+nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne
+comme
+vous, sage, rang&eacute;e, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher
+ainsi,
+d'un seul coup, toute sa garde-robe &agrave; un clou?</p>
+<p>-Pourquoi?... pourquoi?... r&eacute;pondit mademoiselle Pinson,
+paraissant
+h&eacute;siter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras,
+et leur
+dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez.</p>
+<p>Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de
+l'&Eacute;peron.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>VIII</h3>
+<br />
+<p>Marcel avait gagn&eacute; son pari. Les quatre francs et le morceau
+de galette
+de mademoiselle Pinson &eacute;taient sur la table de Rougette, avec
+les d&eacute;bris
+du poulet d'Eug&egrave;ne.</p>
+<p>La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le
+lit;
+et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu,
+elle fit dire &agrave; ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait
+de
+l'excuser, et qu'elle n'&eacute;tait pas en &eacute;tat de les recevoir.</p>
+<p>&#8212;Que je la reconnais bien l&agrave;, dit Marcel; elle mourrait sur
+la paille
+dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-&agrave;-vis de
+son pot
+&agrave; l'eau.</p>
+<p>Les deux amis, bien qu'&agrave; regret, furent donc oblig&eacute;s
+de s'en retourner
+chez eux comme ils &eacute;taient venus, non sans rire entre eux de
+cette
+fiert&eacute; et de cette discr&eacute;tion si &eacute;trangement
+nich&eacute;es dans une mansarde.</p>
+<p>Apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; &agrave; l'&Eacute;cole de
+m&eacute;decine suivre les le&ccedil;ons du jour, ils
+d&icirc;n&egrave;rent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de
+promenade au
+boulevard Italien. L&agrave;, tout en fumant le cigare qu'il avait
+gagn&eacute; le
+matin:</p>
+<p>&#8212;Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas forc&eacute; de convenir
+que j'ai
+raison d'aimer, au fond, et m&ecirc;me d'estimer ces pauvres
+cr&eacute;atures?
+Consid&eacute;rons sainement les choses sous un point de vue
+philosophique.
+Cette petite Mimi, que tu as tant calomni&eacute;e, ne fait-elle pas,
+en se
+d&eacute;pouillant de sa robe, une &#339;uvre plus louable, plus
+m&eacute;ritoire, j'ose
+m&ecirc;me dire plus chr&eacute;tienne, que le bon roi Robert en
+laissant un pauvre
+couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait
+&eacute;videmment quantit&eacute; de manteaux; d'un autre
+c&ocirc;t&eacute;, il &eacute;tait &agrave; table, dit
+l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se tra&icirc;nant
+&agrave;
+quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de
+son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne
+monarque,
+il est vrai, pardonna g&eacute;n&eacute;reusement au coupeur de
+franges; mais
+peut-&ecirc;tre avait-il bien d&icirc;n&eacute;. Vois quelle distance
+entre lui et Mimi!
+Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assur&eacute;ment
+&eacute;tait &agrave;
+jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait
+emport&eacute; de
+chez moi &eacute;tait destin&eacute; par avance &agrave; composer son
+propre repas. Or, que
+fait-elle? Au lieu de d&eacute;jeuner, elle va &agrave; la messe, et en
+ceci elle se
+montre encore au moins l'&eacute;gale du roi Robert, qui &eacute;tait
+fort pieux, j'en
+conviens, mais qui perdait son temps &agrave; chanter au lutrin,
+pendant que
+les Normands faisaient le diable &agrave; quatre. Le roi Robert
+abandonne sa
+frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout
+enti&egrave;re au p&egrave;re Cad&eacute;dis, action incomparable en ce
+que Mimi est femme,
+jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est
+n&eacute;cessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, &agrave;
+son magasin,
+gagner le pain de sa journ&eacute;e. Non seulement donc elle se prive
+du
+morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met
+volontairement dans le cas de ne pas d&icirc;ner. Observons en outre
+que le
+p&egrave;re Cad&eacute;dis est fort &eacute;loign&eacute; d'&ecirc;tre
+un mendiant, et de se tra&icirc;ner &agrave;
+quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renon&ccedil;ant &agrave;
+sa frange, ne
+fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coup&eacute;e
+d'avance,
+et c'est &agrave; savoir si cette frange &eacute;tait coup&eacute;e de
+travers ou non, et en
+&eacute;tat d'&ecirc;tre recousue; tandis que Mimi, de son propre
+mouvement, bien
+loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-m&ecirc;me de
+dessus son
+pauvre corps ce v&ecirc;tement, plus pr&eacute;cieux, plus utile que le
+clinquant de
+tous les passementiers de Paris. Elle sort v&ecirc;tue d'un rideau;
+mais sois
+s&ucirc;r qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que
+l'&eacute;glise. Elle se
+ferait plut&ocirc;t couper un bras que de se laisser voir ainsi
+fagot&eacute;e au
+Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer &agrave; Dieu,
+parce
+qu'il est l'heure o&ugrave; elle prie tous les jours. Crois-moi,
+Eug&egrave;ne, dans
+ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue
+de Tournon et la rue du Petit-Lion, o&ugrave; elle conna&icirc;t tout
+le monde, il y
+a plus de courage, d'humilit&eacute; et de religion v&eacute;ritable
+que dans toutes
+les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis
+le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra
+inconnue
+dans son cinqui&egrave;me &eacute;tage, entre un pot de fleurs et un
+ourlet.</p>
+<p>&#8212;Tant mieux pour elle, dit Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer &agrave; comparer,
+je
+pourrais te faire un parall&egrave;le entre Mucius Sc&aelig;vola et
+Rougette.
+Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile &agrave; un Romain du
+temps de
+Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un
+r&eacute;chaud
+allum&eacute;, qu'&agrave; une grisette contemporaine de rester
+vingt-quatre heures
+sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont cri&eacute;, mais examine par
+quels
+motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en pr&eacute;sence d'un roi
+&eacute;trusque
+qu'il a voulu assassiner; il a manqu&eacute; son coup d'une
+mani&egrave;re pitoyable,
+il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade.
+Pour
+qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un
+tison
+(car rien ne prouve que le brasier f&ucirc;t bien chaud, ni que le
+poing soit
+tomb&eacute; en cendres). L&agrave;-dessus, le digne Porsenna,
+stup&eacute;fait de sa
+fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est &agrave;
+parier que
+ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que
+Sc&aelig;vola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa
+t&ecirc;te.
+Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus
+lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est
+seule au fond d'un grenier, et elle n'a l&agrave; pour l'admirer ni
+Porsenna,
+c'est-&agrave;-dire le baron, ni les Romains, c'est-&agrave;-dire les
+voisins, ni les
+&Eacute;trusques, c'est-&agrave;-dire ses cr&eacute;anciers, ni
+m&ecirc;me le brasier, car son
+po&ecirc;le est &eacute;teint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se
+plaindre? Par
+vanit&eacute; d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le
+m&ecirc;me cas; par
+grandeur d'&acirc;me ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste
+muette
+derri&egrave;re son verrou, c'est pr&eacute;cis&eacute;ment pour que
+ses amis ne sachent pas
+qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas piti&eacute; de son courage,
+pour que sa
+camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute d&eacute;vou&eacute;e, ne
+soit pas
+oblig&eacute;e, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa
+galette.
+Mucius, &agrave; la place de Rougette, e&ucirc;t fait semblant de
+mourir en silence
+mais c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; dans un carrefour ou &agrave; la
+porte de Flicoteaux. Son
+taciturne et sublime orgueil e&ucirc;t &eacute;t&eacute; une
+mani&egrave;re d&eacute;licate de demander &agrave;
+l'assistance un verre de vin et un cro&ucirc;ton. Rougette, il est
+vrai, a
+demand&eacute; un louis au baron, que je persiste &agrave; comparer
+&agrave; Porsenna. Mais
+ne vois-tu pas que le baron doit &eacute;videmment &ecirc;tre redevable
+&agrave; Rougette de
+quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins
+clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarqu&eacute;, il se
+peut
+que le baron soit &agrave; la campagne, et d&egrave;s lors Rougette est
+perdue. Et ne
+crois pas pouvoir me r&eacute;pondre ici par cette vaine objection
+qu'on oppose
+&agrave; toutes les belles actions des femmes, &agrave; savoir qu'elles
+ne savent ce
+qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les
+goutti&egrave;res. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de
+pr&egrave;s au
+pont d'I&eacute;na, car elle s'est d&eacute;j&agrave; jet&eacute;e
+&agrave; l'eau une fois, et je lui ai
+demand&eacute; si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle
+n'avait
+rien senti, except&eacute; au moment o&ugrave; on l'avait
+rep&ecirc;ch&eacute;e, parce que les
+bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, &agrave;
+ce
+qu'elle disait, <i>racl&eacute;</i> la t&ecirc;te sur le bord du
+bateau.</p>
+<p>&#8212;Assez! dit Eug&egrave;ne, fais-moi gr&acirc;ce de tes affreuses
+plaisanteries.
+R&eacute;ponds-moi s&eacute;rieusement: crois-tu que de si horribles
+&eacute;preuves, tant de
+fois r&eacute;p&eacute;t&eacute;es, toujours mena&ccedil;antes,
+puissent enfin porter quelque fruit?
+Ces pauvres filles, livr&eacute;es &agrave; elles-m&ecirc;mes, sans
+appui, sans conseil,
+ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'exp&eacute;rience? Y a-t-il
+un
+d&eacute;mon, attach&eacute; &agrave; elles, qui les voue &agrave; tout
+jamais au malheur et &agrave; la
+folie, ou, malgr&eacute; tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au
+bien?
+En voil&agrave; une qui prie Dieu, dis-tu? elle va &agrave;
+l'&eacute;glise, elle remplit ses
+devoirs, elle vit honn&ecirc;tement de son travail; ses compagnes
+paraissent
+l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas
+vous-m&ecirc;mes avec votre l&eacute;g&egrave;ret&eacute; habituelle.
+En voil&agrave; une autre qui passe
+sans cesse de l'&eacute;tourderie &agrave; la mis&egrave;re, de la
+prodigalit&eacute; aux horreurs
+de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les le&ccedil;ons
+cruelles
+qu'elle re&ccedil;oit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite
+r&eacute;gl&eacute;e,
+un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des &ecirc;tres
+raisonnables?
+S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre &agrave; nous.
+Allons de ce
+pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien
+souffrante, et son amie veille &agrave; son chevet. Ne me
+d&eacute;courage pas,
+laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de
+leur parler un langage sinc&egrave;re; je ne veux leur faire ni sermon
+ni
+reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur
+dire...</p>
+<p>En ce moment, les deux amis passaient devant le caf&eacute; Tortoni.
+La
+silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces pr&egrave;s
+d'une
+fen&ecirc;tre, se dessinait &agrave; la clart&eacute; des lustres.
+L'une d'elles agita son
+mouchoir, et l'autre partit d'un &eacute;clat de rire.</p>
+<p>&#8212;Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire
+d'aller si loin, car les voil&agrave;, Dieu me pardonne! Je reconnais
+Mimi &agrave; sa
+robe, et Rougette &agrave; son panache blanc, toujours sur le chemin de
+la
+friandise. Il para&icirc;t que monsieur le baron a bien fait les choses.</p>
+<p>&#8212;Et une pareille folie, dit Eug&egrave;ne, ne t'&eacute;pouvante pas?</p>
+<p>&#8212;Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des
+grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a
+cont&eacute;
+une histoire &agrave; souper, elle a engag&eacute; sa robe pour quatre
+francs, elle
+s'est fait un ch&acirc;le avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui
+donne
+ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas oblig&eacute; &agrave;
+davantage.<br />
+<br />
+</p>
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE MIMI PINSON.<br />
+<br />
+</p>
+<div class="blkquot">
+<p>Ce <i>profil de grisette</i>, comme l'appelle l'auteur, a
+&eacute;t&eacute; compos&eacute; pour le
+<i>Diable &agrave; Paris</i>, ouvrage publi&eacute; par livraisons et
+orn&eacute; de dessins par
+Gavarni.</p>
+<p>Ce conte est enti&egrave;rement de pure invention.</p>
+</div>
+<hr style="width: 65%;" /><a name="LA_MOUCHE"></a>
+<h2>LA MOUCHE</h2>
+<h2>1853</h2>
+<div style="text-align: center;"><img alt="LA MOUCHE" title="LA MOUCHE"
+ src="images/imag003.jpg" style="width: 407px; height: 600px;" /><br />
+</div>
+<h5>LA MOUCH</h5>
+<h5>... immobile, debout
+derri&egrave;re elle, le Chevalier observait la
+Marquise
+qui &eacute;crivait...</h5>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>En 1756, lorsque Louis XV, fatigu&eacute; des querelles entre la
+magistrature
+et le grand conseil &agrave; propos de l'imp&ocirc;t des deux sous<a
+ name="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6"><sup>6</sup></a>,
+prit le parti
+de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs
+offices. Seize de ces d&eacute;missions furent accept&eacute;es, sur
+quoi il y eut
+autant d'exils.&#8212;Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour &agrave;
+l'un
+des pr&eacute;sidents, pourriez-vous voir de sang-froid une
+poign&eacute;e d'hommes
+r&eacute;sister &agrave; l'autorit&eacute; d'un roi de France? N'en
+auriez-vous pas mauvaise
+opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le pr&eacute;sident, et
+vous
+verrez tout cela comme je le vois.</p>
+<p>Ce ne furent pas seulement les exil&eacute;s qui port&egrave;rent la
+peine de leur
+mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le
+<i>d&eacute;cachetage</i> amusait le roi. Pour se d&eacute;sennuyer de
+ses plaisirs, il se
+faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux &agrave;
+la
+poste. Bien entendu que, sous le pr&eacute;texte de faire
+lui-m&ecirc;me sa police
+secr&egrave;te, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient
+ainsi
+sous les yeux; mais quiconque, de pr&egrave;s ou de loin, tenait aux
+chefs des
+factions, &eacute;tait presque toujours perdu. On sait que Louis XV,
+avec
+toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle
+d'&ecirc;tre
+inexorable.</p>
+Un soir qu'il &eacute;tait devant le feu, les pieds sur le manteau
+de la
+chemin&eacute;e, m&eacute;lancolique &agrave; son ordinaire, la
+marquise, parcourant un
+paquet de lettres, haussait les &eacute;paules en riant. Le roi demanda
+ce
+qu'il y avait.
+<p>-C'est que je trouve l&agrave;, r&eacute;pondit-elle, une lettre qui
+n'a pas le sens
+commun, mais c'est une chose touchante et qui fait piti&eacute;.</p>
+<p>-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi.</p>
+<p>-Point de nom: c'est une lettre d'amour.</p>
+<p>-Et qu'y a-t-il dessus?</p>
+<p>-Voil&agrave; le plaisant. C'est qu'elle est adress&eacute;e
+&agrave; mademoiselle
+d'Annebault, la ni&egrave;ce de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est
+apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourr&eacute;e avec ces
+papiers.</p>
+<p>-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi.</p>
+<p>-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de
+Vauvert
+et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-l&agrave;? Votre
+Majest&eacute;
+les conna&icirc;t-elle?</p>
+<p>Le roi se piquait de savoir la France par c&#339;ur, c'est-&agrave;-dire
+la noblesse
+de France. L'&eacute;tiquette de sa cour, qu'il avait
+&eacute;tudi&eacute;e, ne lui &eacute;tait pas
+plus famili&egrave;re que les blasons de son royaume: science assez
+courte, le
+reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanit&eacute;, et la
+hi&eacute;rarchie
+&eacute;tait, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son
+palais; il y
+voulait marcher en ma&icirc;tre. Apr&egrave;s avoir r&ecirc;v&eacute;
+quelques instants, il fron&ccedil;a
+le sourcil comme frapp&eacute; d'un mauvais souvenir, puis, faisant
+signe &agrave; la
+marquise de lire, il se rejeta dans sa berg&egrave;re, en disant avec
+un
+sourire:</p>
+<p>&#8212;Va toujours, la fille est jolie.</p>
+<p>Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement
+railleur,
+commen&ccedil;a &agrave; lire une longue lettre toute remplie de
+tirades amoureuses:</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Voyez un peu, disait l'&eacute;crivain,
+comme les destins me
+pers&eacute;cutent! Tout
+semblait dispos&eacute; &agrave; remplir mes v&#339;ux, et vous-m&ecirc;me,
+ma tendre amie, ne
+m'aviez-vous pas fait esp&eacute;rer le bonheur? Il faut pourtant que
+j'y
+renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas
+un
+exc&egrave;s de cruaut&eacute; de m'avoir permis d'entrevoir les cieux,
+pour me
+pr&eacute;cipiter dans l'ab&icirc;me? Lorsqu'un infortun&eacute; est
+d&eacute;vou&eacute; &agrave; la mort, se
+fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui
+doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je
+n'ai
+plus d'autre asile, d'autre esp&eacute;rance que le tombeau, car,
+d&egrave;s
+l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer &agrave; votre
+main.
+Quand la fortune me souriait, tout mon espoir &eacute;tait que vous
+fussiez &agrave;
+moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y
+songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en
+mourant d'amour, je vous d&eacute;fends de m'aimer...&raquo;</div>
+<p>La marquise souriait &agrave; ces derniers mots.</p>
+<p>&#8212;Madame, dit le roi, voil&agrave; un honn&ecirc;te homme. Mais,
+qu'est-ce qui
+l'emp&ecirc;che d'&eacute;pouser sa ma&icirc;tresse?</p>
+<p>&#8212;Permettez, Sire, que je continue:</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Cette injustice qui m'accable, me surprend
+de la part du
+meilleur des
+rois. Vous savez que mon p&egrave;re demandait pour moi une place de
+cornette
+ou d'enseigne aux gardes, et que cette place d&eacute;cidait de ma vie,
+puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir &agrave; vous. Le duc de
+Biron
+m'avait propos&eacute;; mais le roi m'a rejet&eacute; d'une
+fa&ccedil;on dont le souvenir
+m'est bien amer, car si mon p&egrave;re a sa mani&egrave;re de voir (je
+veux que ce
+soit une faute), dois-je toutefois en &ecirc;tre puni? Mon
+d&eacute;vouement au roi
+est aussi v&eacute;ritable, aussi sinc&egrave;re que mon amour pour
+vous. On verrait
+clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'&eacute;p&eacute;e.
+Il est
+d&eacute;sesp&eacute;rant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit
+sans raison
+valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgr&acirc;ce, c'est ce
+qui est
+oppos&eacute; &agrave; la bont&eacute; bien connue de Sa
+Majest&eacute;...&raquo;</div>
+<p>&#8212;Oui-da, dit le roi, ceci m'int&eacute;resse.</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Si vous saviez combien nous sommes tristes!
+Ah! mon amie,
+cette terre
+de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y
+prom&egrave;ne seul
+tout le jour. J'ai d&eacute;fendu de ratisser; l'odieux jardinier est
+venu hier
+avec son manche &agrave; balai ferr&eacute;. Il allait toucher le
+sable... La trace de
+vos pas, plus l&eacute;g&egrave;re que le vent, n'&eacute;tait pourtant
+pas effac&eacute;e. Le bout
+de vos petits pieds et vos grands talons blancs &eacute;taient encore
+marqu&eacute;s
+dans l'all&eacute;e: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je
+suivais
+votre belle image, et ce charmant fant&ocirc;me s'animait par instants,
+comme
+s'il se f&ucirc;t pos&eacute; sur l'empreinte fugitive. C'est
+l&agrave;, c'est en causant le
+long du parterre qu'il m'a &eacute;t&eacute; donn&eacute; de vous
+conna&icirc;tre, de vous
+appr&eacute;cier. Une &eacute;ducation admirable dans l'esprit d'un
+ange, la dignit&eacute;
+d'une reine avec la gr&acirc;ce des nymphes, des pens&eacute;es dignes
+de Leibnitz
+avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les l&egrave;vres de
+Diane,
+tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce
+temps-l&agrave; ces fleurs bien-aim&eacute;es s'&eacute;panouissaient
+autour de nous. Je les
+ai respir&eacute;es en vous &eacute;coutant: dans leur parfum vivait
+votre souvenir.
+Elles courbent &agrave; pr&eacute;sent la t&ecirc;te; elles me montrent
+la mort...&raquo;</div>
+<p>&#8212;C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous
+cela?</p>
+<p>&#8212;Parce que Votre Majest&eacute; me l'a ordonn&eacute; pour les beaux
+yeux de
+mademoiselle d'Annebault.</p>
+<p>&#8212;Cela est vrai, elle a de beaux yeux.</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Et quand je rentre de ces promenades, je
+trouve mon
+p&egrave;re seul, dans le
+grand salon, accoud&eacute; aupr&egrave;s d'une chandelle, au milieu de
+ces dorures
+fan&eacute;es qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec
+peine,... mon chagrin d&eacute;range le sien... Ath&eacute;na&iuml;s!
+au fond de ce salon,
+pr&egrave;s de la fen&ecirc;tre, est le clavecin o&ugrave; voltigeaient
+vos doigts
+d&eacute;licieux, qu'une seule fois ma bouche a touch&eacute;s, pendant
+que la v&ocirc;tre
+s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien
+que
+vos chants n'&eacute;taient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce
+Rameau, ce
+Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les
+aimez,
+ils sont dans votre m&eacute;moire; leur souffle a pass&eacute; sur vos
+l&egrave;vres. Je
+m'assieds aussi &agrave; ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs
+qui
+vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et
+les &eacute;coute mourir, tandis que l'&eacute;cho s'en perd sous cette
+vo&ucirc;te lugubre.
+Mon p&egrave;re se retourne et me voit d&eacute;sol&eacute;; qu'y
+peut-il faire? Un propos de
+ruelle, d'antichambre, a ferm&eacute; nos grilles. Il me voit jeune,
+ardent,
+plein de vie, ne demandant qu'&agrave; &ecirc;tre au monde; il est mon
+p&egrave;re et n'y
+peut rien...&raquo;</div>
+<p>&#8212;Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce gar&ccedil;on s'en allait en
+chasse, et
+qu'on lui tue son faucon sur le poing? &Agrave; qui en a-t-il, par
+hasard?</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Il est bien vrai, reprit la marquise,
+continuant la lecture
+d'un ton
+plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents
+&eacute;loign&eacute;s de l'abb&eacute; Chauvelin...&raquo;</div>
+<p>&#8212;Voil&agrave; donc ce que c'est! dit Louis XV en b&acirc;illant.
+Encore quelque
+neveu des enqu&ecirc;tes et requ&ecirc;tes. Mon parlement abuse de ma
+bont&eacute;; il a
+vraiment trop de famille.</p>
+<p>&#8212;Mais si ce n'est qu'un parent &eacute;loign&eacute;!...</p>
+<p>&#8212;Bon, ce monde-l&agrave; ne vaut rien du tout. Cet abb&eacute;
+Chauvelin est un
+jans&eacute;niste; c'est un bon diable, mais c'est un d&eacute;mis.
+Jetez cette lettre
+au feu, et qu'on ne m'en parle plus.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>Les derniers mots prononc&eacute;s par le roi n'&eacute;taient pas
+tout &agrave; fait un
+arr&ecirc;t de mort, mais c'&eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s une
+d&eacute;fense de vivre. Que pouvait
+faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas
+entendre parler? T&acirc;cher d'&ecirc;tre commis, ou se faire
+philosophe, po&egrave;te
+peut-&ecirc;tre, mais sans d&eacute;dicace, et le m&eacute;tier, en ce
+cas, ne valait rien.</p>
+<p>Telle n'&eacute;tait pas, &agrave; beaucoup pr&egrave;s, la vocation
+du chevalier de Vauvert,
+qui venait d'&eacute;crire avec des larmes la lettre dont le roi se
+moquait.
+Pendant ce temps-l&agrave;, seul, avec son p&egrave;re, au fond du
+vieux ch&acirc;teau de
+Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux.</p>
+<p>&#8212;Je veux aller &agrave; Versailles, disait-il.</p>
+<p>&#8212;Et qu'y ferez-vous?</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien; mais que fais-je ici.</p>
+<p>&#8212;Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas
+&ecirc;tre
+fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune fa&ccedil;on.
+Mais
+oubliez-vous que votre m&egrave;re est morte?</p>
+<p>&#8212;Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que
+vous
+m'avez donn&eacute;e. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais
+plus
+rester dans ces lieux.</p>
+<p>&#8212;D'o&ugrave; vient cela?</p>
+<p>&#8212;D'un amour extr&ecirc;me. J'aime &eacute;perd&ucirc;ment
+mademoiselle d'Annebault.</p>
+<p>&#8212;Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Moli&egrave;re qui fasse
+des
+mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgr&acirc;ce?</p>
+<p>&#8212;Eh! monsieur, votre disgr&acirc;ce, me serait-il permis, sans
+m'&eacute;carter du
+plus profond respect, de vous demander ce qui l'a caus&eacute;e? Nous
+ne sommes
+pas du parlement. Nous payons l'imp&ocirc;t, nous ne le faisons pas. Si
+le
+parlement l&eacute;sine sur les deniers du roi, c'est son affaire et
+non la
+n&ocirc;tre. Pourquoi M. l'abb&eacute; Chauvelin nous
+entra&icirc;ne-t-il dans sa ruine?</p>
+<p>&#8212;M. l'abb&eacute; Chauvelin agit en honn&ecirc;te homme. Il refuse
+d'approuver le
+dixi&egrave;me, parce qu'il est r&eacute;volt&eacute; des dilapidations
+de la cour. Rien de
+pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Ch&acirc;teauroux. Elle
+&eacute;tait
+belle, au moins, celle-l&agrave;, et elle ne co&ucirc;tait rien, pas
+m&ecirc;me ce qu'elle
+donnait si g&eacute;n&eacute;reusement. Elle &eacute;tait
+ma&icirc;tresse et souveraine, et elle se
+disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot
+lorsqu'il lui retirerait ses bonnes gr&acirc;ces. Mais cette
+&Eacute;tioles, cette Le
+Normand, cette Poisson insatiable!</p>
+<p>&#8212;Et qu'importe?</p>
+<p>&#8212;Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous
+seulement
+que, &agrave; pr&eacute;sent, tandis que le roi nous gruge, la fortune
+de sa grisette
+est incalculable? Elle s'&eacute;tait fait donner au d&eacute;but cent
+quatre-vingt
+mille livres de rente; mais ce n'&eacute;tait qu'une bagatelle, cela ne
+compte
+plus maintenant; on ne saurait se faire une id&eacute;e des sommes
+effrayantes
+que le roi lui jette &agrave; la t&ecirc;te; il ne se passe pas trois
+mois de l'ann&eacute;e
+o&ugrave; elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent
+mille
+livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du
+tr&eacute;sorier des &eacute;curies; avec les logements qu'elle a dans
+toutes les
+maisons royales, elle ach&egrave;te la Selle, Cressy, Aulnay,
+Brinborion,
+Marigny, Saint-R&eacute;mi, Bellevue, et tant d'autres terres, des
+h&ocirc;tels &agrave;
+Paris, &agrave; Fontainebleau, &agrave; Versailles, &agrave;
+Compi&egrave;gne, sans compter une
+fortune secr&egrave;te plac&eacute;e en tous pays dans toutes les
+banques d'Europe, en
+cas de disgr&acirc;ce probablement, ou de la mort du souverain. Et qui
+paye
+tout cela, s'il vous pla&icirc;t?</p>
+<p>&#8212;Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi.</p>
+<p>&#8212;C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple
+qui
+sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de
+Pigalle.
+Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux
+imp&ocirc;ts. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre
+dernier &eacute;cu
+&eacute;tait pr&ecirc;t; nous ne songions pas &agrave; marchander. Le
+roi victorieux a pu
+voir clairement qu'il &eacute;tait aim&eacute; par tout le royaume,
+plus clairement
+encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute
+faction, toute rancune; la France enti&egrave;re se mit &agrave; genoux
+devant le lit
+du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses
+soldats
+ou ses m&eacute;decins, nous ne voulons plus payer ses
+ma&icirc;tresses, et nous
+avons autre chose &agrave; faire que d'entretenir madame de Pompadour.</p>
+<p>&#8212;Je ne la d&eacute;fends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni
+tort ni
+raison; je ne l'ai jamais vue.</p>
+<p>&#8212;Sans doute; et vous ne seriez pas f&acirc;ch&eacute; de la voir,
+n'est-il pas vrai,
+pour avoir l&agrave;-dessus quelque opinion? Car, &agrave; votre
+&acirc;ge, la t&ecirc;te juge par
+les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-l&agrave;
+vous sera
+refus&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi, monsieur?</p>
+<p>&#8212;Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi
+invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans
+son s&eacute;rail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez.
+Que
+voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un
+aventurier?</p>
+<p>&#8212;Non pas, mais comme un amoureux. Je ne pr&eacute;tends point
+solliciter,
+monsieur, mais r&eacute;clamer contre une injustice. J'avais une
+esp&eacute;rance
+fond&eacute;e, presque une promesse de M. de Biron; j'&eacute;tais
+&agrave; la veille de
+poss&eacute;der ce que j'aime, et cet amour n'est point
+d&eacute;raisonnable; vous ne
+l'avez pas d&eacute;sapprouv&eacute;. Souffrez donc que je tente de
+plaider ma cause.
+Aurai-je affaire au roi ou &agrave; madame de Pompadour, je l'ignore,
+mais je
+veux partir.</p>
+<p>&#8212;Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y
+pr&eacute;senter!</p>
+<p>&#8212;Eh! j'y serai peut-&ecirc;tre re&ccedil;u plus ais&eacute;ment par
+cette raison que j'y
+suis inconnu.</p>
+<p>&#8212;Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le
+v&ocirc;tre!...
+Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez &ecirc;tre
+inconnu.</p>
+<p>&#8212;Eh bien donc! le roi m'&eacute;coutera.</p>
+<p>&#8212;Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous r&ecirc;vez
+Versailles, et
+vous croirez y &ecirc;tre quand votre postillon s'arr&ecirc;tera...
+Supposons que
+vous parveniez jusqu'&agrave; l'antichambre, &agrave; la galerie,
+&agrave; l'Oeil-de-B&#339;uf:
+vous ne verrez entre Sa Majest&eacute; et vous que le battant d'une
+porte: il y
+aura un ab&icirc;me. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais,
+des
+protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de
+Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture
+pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par
+un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le
+silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous
+r&eacute;pondre,
+il vous d&eacute;visage en passant et vous an&eacute;antit?
+Apr&egrave;s la Gr&egrave;ve et la
+Bastille, c'est un certain degr&eacute; de supplice qui, moins cruel en
+apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le
+condamn&eacute;, il
+est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer &agrave;
+s'approcher ni
+d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni
+d'une
+caserne. Devant lui tout se ferme ou se d&eacute;tourne, et il se
+prom&egrave;ne
+ainsi au hasard dans une prison invisible.</p>
+<p>&#8212;Je m'y remuerai tant que j'en sortirai.</p>
+<p>&#8212;Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meyni&egrave;res
+n'&eacute;tait pas plus
+coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus
+l&eacute;gitimes esp&eacute;rances. Son p&egrave;re, le plus
+d&eacute;vou&eacute; sujet de Sa Majest&eacute;, le
+plus honn&ecirc;te homme du royaume, repouss&eacute; par le roi, est
+all&eacute;, avec ses
+cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette.
+Savez-vous ce qu'elle a r&eacute;pondu? Voici ses propres paroles, que
+M. de
+Meyni&egrave;res m'envoie dans une lettre: &laquo;Le roi est le
+ma&icirc;tre; il ne juge
+pas &agrave; propos de vous marquer son m&eacute;contentement
+personnellement; il se
+contente de vous le faire &eacute;prouver en privant monsieur votre
+fils d'un
+&eacute;tat; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et
+il n'en
+veut pas; il faut respecter ses volont&eacute;s. Je vous plains
+cependant,
+j'entre dans vos peines, j'ai &eacute;t&eacute; m&egrave;re; je sais ce
+qu'il doit vous en
+co&ucirc;ter pour laisser votre fils sans &eacute;tat.&raquo;
+Voil&agrave; le style de cette
+cr&eacute;ature, et vous voulez vous mettre &agrave; ses pieds!</p>
+<p>&#8212;On dit qu'ils sont charmants, monsieur.</p>
+<p>&#8212;Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le
+sait. Il c&egrave;de, il plie devant cette femme. Pour maintenir son
+&eacute;trange
+pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa t&ecirc;te de bois.</p>
+<p>&#8212;On pr&eacute;tend qu'elle a tant d'esprit!</p>
+<p>&#8212;Et point de c&#339;ur; le beau m&eacute;rite!</p>
+<p>&#8212;Point de c&#339;ur! elle qui sait si bien d&eacute;clamer les vers de
+Voltaire,
+chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est
+impossible, je ne le croirai jamais.</p>
+<p>&#8212;Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne
+pas,
+mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup
+cette demoiselle d'Annebault?</p>
+<p>&#8212;Plus que ma vie.</p>
+<p>&#8212;Allez, monsieur.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>On a dit que les voyages font tort &agrave; l'amour, parce qu'ils
+donnent des
+distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils
+laissent
+le temps d'y r&ecirc;ver. Le chevalier &eacute;tait trop jeune pour
+faire de si
+savantes distinctions. Las de la voiture, &agrave; moiti&eacute;
+chemin, il avait pris
+un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir &agrave;
+l'auberge du Soleil, enseigne pass&eacute;e de mode, du temps de Louis
+XIV.</p>
+<p>Il y avait &agrave; Versailles un vieux pr&ecirc;tre qui avait
+&eacute;t&eacute; cur&eacute; pr&egrave;s de
+Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce cur&eacute;,
+simple et
+pauvre, avait un neveu &agrave; b&eacute;n&eacute;fices, abb&eacute; de
+cour, qui pouvait &ecirc;tre
+utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme
+d'importance,
+plong&eacute; dans son rabat, re&ccedil;ut fort bien le nouveau venu et
+ne d&eacute;daigna
+pas d'&eacute;couter sa requ&ecirc;te.</p>
+<p>&#8212;Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir
+op&eacute;ra &agrave; la
+cour, une esp&egrave;ce de f&ecirc;te, de je ne sais quoi. Je n'y vais
+pas, parce que
+je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici
+justement
+un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demand&eacute; pour
+quelqu'un,
+je ne sais plus qui. Allez l&agrave;. Vous n'&ecirc;tes pas encore
+pr&eacute;sent&eacute;, il est
+vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas n&eacute;cessaire.
+T&acirc;chez de vous
+trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre
+fortune est faite.</p>
+<p>Le chevalier remercia l'abb&eacute;, et, fatigu&eacute; d'une nuit
+mal dormie et d'une
+journ&eacute;e &agrave; cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une
+de ces
+toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu
+exp&eacute;riment&eacute;e l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit
+de poudre son
+habit paillet&eacute;. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait
+vingt ans.</p>
+<p>La nuit tombait lorsqu'il arriva au ch&acirc;teau. Il
+s'avan&ccedil;a timidement vers
+la grille et demanda son chemin &agrave; la sentinelle. On lui montra
+le grand
+escalier. L&agrave;, il apprit du suisse que l'op&eacute;ra venait de
+commencer, et
+que le roi, c'est-&agrave;-dire tout le monde, &eacute;tait dans la
+salle<a name="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7"><sup>7</sup></a>.</p>
+&#8212;Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse
+(&agrave;
+tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un
+instant. S'il aime mieux passer par les appartements....
+<p>Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosit&eacute; lui
+fit
+r&eacute;pondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis,
+comme un
+laquais se disposait &agrave; le suivre pour le guider, un mouvement de
+vanit&eacute;
+lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'&ecirc;tre accompagn&eacute;.
+Il s'avan&ccedil;a
+seul donc, non sans quelque &eacute;motion.</p>
+<p>Versailles resplendissait de lumi&egrave;re. Du
+rez-de-chauss&eacute;e jusqu'au fa&icirc;te,
+les lustres, les girandoles, les meubles dor&eacute;s, les marbres
+&eacute;tincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux
+battants
+&eacute;taient ouverts partout. &Agrave; mesure que le chevalier
+marchait, il &eacute;tait
+frapp&eacute; d'un &eacute;tonnement et d'une admiration difficiles
+&agrave; imaginer; car ce
+qui rendait tout &agrave; fait merveilleux le spectacle qui s'offrait
+&agrave; lui, ce
+n'&eacute;tait pas seulement la beaut&eacute;, l'&eacute;clat de ce
+spectacle m&ecirc;me, c'&eacute;tait
+la compl&egrave;te solitude o&ugrave; il se trouvait dans cette sorte
+de d&eacute;sert
+enchant&eacute;.</p>
+<p>&Agrave; se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce
+soit dans un
+temple, un clo&icirc;tre ou un ch&acirc;teau, il y a quelque chose de
+bizarre, et,
+pour ainsi dire, de myst&eacute;rieux. Le monument semble peser sur
+l'homme:
+les murs le regardent; les &eacute;chos l'&eacute;coutent; le bruit de
+ses pas trouble
+un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et
+n'ose
+marcher qu'avec respect.</p>
+<p>Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bient&ocirc;t la
+curiosit&eacute; prit le dessus
+et l'entra&icirc;na. Les cand&eacute;labres de la galerie des Glaces,
+en se mirant,
+se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de
+nymphes et de berg&egrave;res se jouaient alors sur les lambris,
+voltigeaient
+aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais
+tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours
+sem&eacute;
+d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur
+majestueuse du grand roi; l&agrave; des ottomanes chiffonn&eacute;es,
+des pliants en
+d&eacute;sordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons
+toujours
+vides, o&ugrave; la magnificence &eacute;clatait d'autant mieux qu'elle
+semblait plus
+inutile; de temps en temps des portes secr&egrave;tes s'ouvrant sur des
+corridors &agrave; perte de vue; mille escaliers, mille passages se
+croisant
+comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des
+g&eacute;ants; des boudoirs enchev&ecirc;tr&eacute;s comme des
+cachettes d'enfants; une
+&eacute;norme toile de Vanloo pr&egrave;s d'une chemin&eacute;e de
+porphyre; une bo&icirc;te &agrave;
+mouches oubli&eacute;e &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'un magot de la
+Chine; tant&ocirc;t une grandeur
+&eacute;crasante, tant&ocirc;t une gr&acirc;ce eff&eacute;min&eacute;e;
+et partout, au milieu du luxe, de
+la prodigalit&eacute; et de la mollesse, mille odeurs enivrantes,
+&eacute;tranges et
+diverses, les parfums m&ecirc;l&eacute;s des fleurs et des femmes, une
+ti&eacute;deur
+&eacute;nervante, l'air de la volupt&eacute;.</p>
+<p>&Ecirc;tre en pareil lieu &agrave; vingt ans, au milieu de ces
+merveilles, et s'y
+trouver seul, il y avait &agrave; coup s&ucirc;r de quoi &ecirc;tre
+&eacute;bloui. Le chevalier
+avan&ccedil;ait au hasard, comme dans un r&ecirc;ve.</p>
+<p>&#8212;Vrai palais de f&eacute;es, murmurait-il; et, en effet, il lui
+semblait voir
+se r&eacute;aliser pour lui un de ces contes o&ugrave; les princes
+&eacute;gar&eacute;s d&eacute;couvrent
+des ch&acirc;teaux magiques.</p>
+<p>&Eacute;tait-ce bien des cr&eacute;atures mortelles qui habitaient
+ce s&eacute;jour sans
+pareil? &Eacute;tait-ce des femmes v&eacute;ritables qui venaient de
+s'asseoir dans
+ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laiss&eacute;
+&agrave; ces
+coussins cette empreinte l&eacute;g&egrave;re, pleine encore
+d'indolence? Qui sait?
+derri&egrave;re ces rideaux &eacute;pais, au fond de quelque immense et
+brillante
+galerie, peut-&ecirc;tre allait-il appara&icirc;tre une princesse
+endormie depuis
+cent ans, une f&eacute;e en paniers, une Armide en paillettes, ou
+quelque
+hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un
+lambris dor&eacute;!</p>
+<p>&Eacute;tourdi, malgr&eacute; lui, par toutes ces chim&egrave;res,
+le chevalier, pour mieux
+r&ecirc;ver, s'&eacute;tait jet&eacute; sur un sofa, et il s'y serait
+peut-&ecirc;tre oubli&eacute;
+longtemps, s'il ne s'&eacute;tait souvenu qu'il &eacute;tait amoureux.
+Que faisait,
+pendant ce temps-l&agrave;, mademoiselle d'Annebault, sa
+bien-aim&eacute;e, rest&eacute;e,
+elle, dans un vieux ch&acirc;teau?</p>
+<p>&#8212;Ath&eacute;na&iuml;s! s'&eacute;cria-t-il tout &agrave; coup, que
+fais-je ici &agrave; perdre mon
+temps? Ma raison est-elle &eacute;gar&eacute;e? O&ugrave; suis-je donc,
+grand Dieu! et que se
+passe-t-il en moi?</p>
+<p>Il se leva et continua son chemin &agrave; travers ce pays nouveau,
+et il s'y
+perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant &agrave; voix
+basse,
+lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avan&ccedil;a vers eux et
+leur
+demanda sa route pour aller &agrave; la com&eacute;die.</p>
+<p>&#8212;Si monsieur le marquis, lui r&eacute;pondit-on (toujours
+d'apr&egrave;s la m&ecirc;me
+formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et
+de
+suivre la galerie &agrave; droite, il trouvera au bout trois marches
+&agrave; monter;
+il tournera alors &agrave; gauche, et quand il aura travers&eacute; le
+salon de Diane,
+celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra
+encore six marches; puis, en laissant &agrave; droite la salle des
+gardes,
+comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de
+rencontrer l&agrave; d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin.</p>
+<p>&#8212;Bien oblig&eacute;, dit le chevalier, et, avec de si bons
+renseignements, ce
+sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas.</p>
+<p>Il se remit en marche avec courage, s'arr&ecirc;tant toujours
+malgr&eacute; lui pour
+regarder de c&ocirc;t&eacute; et d'autre, puis se rappelant de nouveau
+ses amours;
+enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait
+annonc&eacute;, il trouva de nouveaux laquais.</p>
+<p>&#8212;Monsieur le marquis s'est tromp&eacute;, lui dirent ceux-ci, c'est
+par
+l'autre aile du ch&acirc;teau qu'il aurait fallu prendre; mais rien
+n'est plus
+facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'&agrave; descendre cet
+escalier,
+puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'&Eacute;t&eacute;,
+celui de...</p>
+<p>&#8212;Je vous remercie, dit le chevalier.</p>
+<p>Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens
+comme un badaud. Je me d&eacute;shonore en pure perte, et quand, par
+impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, &agrave; quoi me sert
+leur
+nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne
+connais pas un?</p>
+<p>Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se
+pourrait.&#8212;Car, apr&egrave;s tout, se disait-il, ce palais est fort
+beau, il
+est tr&egrave;s grand, mais il n'est pas sans bornes, et, f&ucirc;t-il
+long comme
+trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin.</p>
+<p>Mais il n'est pas facile, &agrave; Versailles, d'aller longtemps
+droit devant
+soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une
+garenne
+d&eacute;plut peut-&ecirc;tre aux nymphes de l'endroit, car elles
+recommenc&egrave;rent de
+plus belle &agrave; &eacute;garer le pauvre amoureux, et, sans doute
+pour le punir,
+elles prirent plaisir &agrave; le faire tourner et retourner sur ses
+propres
+pas, le ramenant sans cesse &agrave; la m&ecirc;me place, justement
+comme un
+campagnard fourvoy&eacute; dans une charmille; c'est ainsi qu'elles
+l'enveloppaient dans leur d&eacute;dale de marbre et d'or.</p>
+<p>Dans les <i>Antiquit&eacute;s de Rome</i>, de Piran&eacute;si, il y
+a une s&eacute;rie de gravures
+que l'artiste appelle &laquo;ses r&ecirc;ves&raquo;, et qui sont un
+souvenir de ses
+propres visions durant le d&eacute;lire d'une fi&egrave;vre. Ces
+gravures repr&eacute;sentent
+de vastes salles gothiques: sur le pav&eacute; sont toutes sortes
+d'engins et
+de machines, roues, c&acirc;bles, poulies, leviers, catapultes, etc.,
+etc.,
+expression d'&eacute;norme puissance mise en action et de
+r&eacute;sistance
+formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet
+escalier, grimpant, non sans peine, Piran&eacute;si lui-m&ecirc;me.
+Suivez les
+marches un peu plus haut, elles s'arr&ecirc;tent tout &agrave; coup
+devant un ab&icirc;me.
+Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piran&eacute;si, vous le croyez du
+moins au
+bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber;
+mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui
+s'&eacute;l&egrave;ve en
+l'air, et, sur cet escalier encore, Piran&eacute;si sur le bord d'un
+autre
+pr&eacute;cipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus
+a&eacute;rien
+se dresse devant vous, et encore le pauvre Piran&eacute;si continuant
+son
+ascension, et ainsi de suite, jusqu'&agrave; ce que l'&eacute;ternel
+escalier et
+Piran&eacute;si disparaissent ensemble dans les nues,
+c'est-&agrave;-dire dans le bord
+de la gravure.</p>
+<p>Cette fi&eacute;vreuse all&eacute;gorie repr&eacute;sente assez
+exactement l'ennui d'une
+peine inutile, et l'esp&egrave;ce de vertige que donne l'impatience. Le
+chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en
+galerie, fut pris d'une sorte de col&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Parbleu! dit-il, voil&agrave; qui est cruel. Apr&egrave;s avoir
+&eacute;t&eacute; si charm&eacute;, si
+ravi, si enthousiasm&eacute; de me trouver seul dans ce maudit palais
+(ce
+n'&eacute;tait plus le palais des f&eacute;es), je n'en pourrai donc
+pas sortir! Peste
+soit de la fatuit&eacute; qui m'a inspir&eacute; cette id&eacute;e
+d'entrer ici comme le
+prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au
+premier laquais venu de me conduire tout bonnement &agrave; la salle de
+spectacle!</p>
+<p>Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier &eacute;tait,
+comme
+Piran&eacute;si, &agrave; la moiti&eacute; d'un escalier, sur un
+palier, entre trois portes.
+Derri&egrave;re celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si
+doux, si
+l&eacute;ger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put
+s'emp&ecirc;cher
+d'&eacute;couter. Au moment o&ugrave; il s'avan&ccedil;ait, tremblant
+de pr&ecirc;ter une oreille
+indiscr&egrave;te, cette porte s'ouvrit &agrave; deux battants. Une
+bouff&eacute;e d'air
+embaum&eacute;e de mille parfums, un torrent de lumi&egrave;re &agrave;
+faire p&acirc;lir la
+galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de
+quelques pas.</p>
+<p>&#8212;Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait
+ouvert la porte.</p>
+<p>&#8212;Je voudrais aller &agrave; la com&eacute;die, r&eacute;pondit le
+chevalier.</p>
+<p>&#8212;Elle vient de finir &agrave; l'instant m&ecirc;me.</p>
+<p>En m&ecirc;me temps, de fort belles dames, d&eacute;licatement
+pl&acirc;tr&eacute;es de blanc et
+de carmin, donnant, non pas le bras, ni m&ecirc;me la main, mais le
+bout des
+doigts &agrave; de vieux et jeunes seigneurs, commen&ccedil;aient
+&agrave; sortir de la salle
+de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas
+g&acirc;ter
+leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait &agrave; voix basse, avec
+une
+demi-gaiet&eacute;, m&ecirc;l&eacute;e de crainte et de respect.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard
+l'avait conduit pr&eacute;cis&eacute;ment au petit foyer.</p>
+<p>&#8212;Le roi va passer, r&eacute;pondit l'huissier.</p>
+<p>Il y a une sorte d'intr&eacute;pidit&eacute; qui ne doute de rien,
+elle n'est que trop
+facile: c'est le courage des gens mal &eacute;lev&eacute;s. Notre jeune
+provincial,
+bien qu'il f&ucirc;t raisonnablement brave, ne poss&eacute;dait pas
+cette facult&eacute;. &Agrave;
+ces seuls mots: &laquo;Le roi va passer,&raquo; il resta immobile et
+presque
+effray&eacute;.</p>
+<p>Le roi Louis XV, qui faisait &agrave; cheval, &agrave; la chasse,
+une douzaine de
+lieues sans y prendre garde, &eacute;tait, comme l'on sait,
+souverainement
+nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'&ecirc;tre le premier
+gentilhomme de France; et ses ma&icirc;tresses lui disaient, non sans
+cause,
+qu'il en &eacute;tait le mieux fait et le plus beau. C'&eacute;tait une
+chose
+consid&eacute;rable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner
+marcher en
+personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras pos&eacute; ou
+plut&ocirc;t
+&eacute;tendu sur l'&eacute;paule de M. d'Argenson, pendant que son
+talon rouge
+glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse &agrave; la mode),
+toutes
+les chuchoteries cess&egrave;rent; les courtisans baissaient la
+t&ecirc;te, n'osant
+pas saluer tout &agrave; fait, et les belles dames, se repliant
+doucement sur
+leurs jarreti&egrave;res couleur de feu, au fond de leurs immenses
+falbalas,
+hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'm&egrave;res appelaient une
+r&eacute;v&eacute;rence, et que notre si&egrave;cle a remplac&eacute;
+par le brutal &laquo;shakehand&raquo; des
+Anglais.</p>
+<p>Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui
+plaisait. Alfi&eacute;ri &eacute;tait peut-&ecirc;tre l&agrave;, qui
+raconte ainsi sa pr&eacute;sentation
+&agrave; Versailles, dans ses M&eacute;moires:</p>
+<p>&laquo;Je savais que le roi ne parlait jamais aux &eacute;trangers
+qui n'&eacute;taient pas
+marquants; je ne pus cependant me faire &agrave; l'impassible et
+sourcilleux
+maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui pr&eacute;sentait de
+la t&ecirc;te
+aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me
+semble cependant que, si l'on disait &agrave; un g&eacute;ant: <i>Voici
+une fourmi que
+je vous pr&eacute;sente</i>, en la regardant il sourirait, ou dirait
+peut-&ecirc;tre:
+Ah! le petit animal!&raquo;</p>
+<p>Le taciturne monarque passa donc &agrave; travers ces fleurs, ces
+belles
+dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule.
+Il ne fallut pas au chevalier de longues r&eacute;flexions pour
+comprendre
+qu'il n'avait rien &agrave; esp&eacute;rer du roi, et que le
+r&eacute;cit de ses amours
+n'obtiendrait l&agrave; aucun succ&egrave;s.</p>
+<p>&#8212;Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon p&egrave;re n'avait que
+trop raison
+lorsqu'il me disait qu'&agrave; deux pas du roi je verrais un
+ab&icirc;me entre lui
+et moi. Quand bien m&ecirc;me je me hasarderais &agrave; demander une
+audience, qui
+me prot&eacute;gera? qui me pr&eacute;sentera? Le voil&agrave;, ce
+ma&icirc;tre absolu qui peut
+d'un mot changer ma destin&eacute;e, assurer ma fortune, combler tous
+mes
+souhaits. Il est l&agrave;, devant moi; en &eacute;tendant la main, je
+pourrais
+toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si
+j'&eacute;tais
+encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder?
+Qui viendra donc &agrave; mon secours?</p>
+<p>Pendant que le chevalier se d&eacute;solait ainsi, il vit entrer une
+jeune dame
+assez jolie, d'un air plein de gr&acirc;ce et de finesse; elle
+&eacute;tait v&ecirc;tue
+fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec
+une rose sur l'oreille. Elle donnait la main &agrave; un seigneur <i>tout
+&agrave;
+l'ambre</i>, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas
+derri&egrave;re son
+&eacute;ventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en
+gesticulant,
+cet &eacute;ventail vint &agrave; lui &eacute;chapper et &agrave;
+tomber sous un fauteuil,
+pr&eacute;cis&eacute;ment devant le chevalier. Il se pr&eacute;cipita
+aussit&ocirc;t pour le
+ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune
+dame lui parut si charmante, qu'il lui pr&eacute;senta
+l'&eacute;ventail sans se
+relever. Elle s'arr&ecirc;ta, sourit et passa, remerciant d'un
+l&eacute;ger signe de
+t&ecirc;te; mais, au regard qu'elle avait jet&eacute; sur le chevalier,
+il sentit
+battre son c&#339;ur sans savoir pourquoi.&#8212;Il avait raison.&#8212;Cette jeune
+dame &eacute;tait la petite d'&Eacute;tioles, comme l'appelaient encore
+les
+m&eacute;contents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient
+&laquo;la
+Marquise&raquo; comme on dit &laquo;la Reine&raquo;.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>&#8212;Celle-l&agrave; me prot&eacute;gera, celle-l&agrave; viendra
+&agrave; mon secours! Ah! que l'abb&eacute;
+avait raison de me dire qu'un regard d&eacute;ciderait de ma vie! Oui,
+ces yeux
+si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et d&eacute;licieuse,
+ce
+petit pied noy&eacute; dans un pompon... Voil&agrave; ma bonne
+f&eacute;e!</p>
+<p>Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant &agrave; son
+auberge.
+D'o&ugrave; lui venait cette esp&eacute;rance subite? Sa jeunesse seule
+parlait-elle,
+ou les yeux de la marquise avaient-ils parl&eacute;?</p>
+<p>Mais la difficult&eacute; restait toujours la m&ecirc;me. S'il ne
+songeait plus
+maintenant &agrave; &ecirc;tre pr&eacute;sent&eacute; au roi, qui le
+pr&eacute;senterait &agrave; la marquise?</p>
+<p>Il passa une grande partie de la nuit &agrave; &eacute;crire
+&agrave; mademoiselle
+d'Annebault une lettre &agrave; peu pr&egrave;s pareille &agrave; celle
+qu'avait lue madame
+de Pompadour.</p>
+<p>Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a
+que
+les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en
+r&eacute;p&eacute;tant toujours la
+m&ecirc;me chose.</p>
+<p>D&egrave;s le matin le chevalier sortit et se mit &agrave; marcher,
+en r&ecirc;vant dans les
+rues. Il ne lui vint pas &agrave; l'esprit d'avoir encore recours
+&agrave; l'abb&eacute;
+protecteur, et il ne serait pas ais&eacute; de dire la raison qui l'en
+emp&ecirc;chait. C'&eacute;tait comme un m&eacute;lange de crainte et
+d'audace, de fausse
+honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait r&eacute;pondu
+l'abb&eacute;,
+s'il lui avait cont&eacute; son histoire de la veille?&#8212;Vous vous
+&ecirc;tes trouv&eacute; &agrave;
+propos pour ramasser un &eacute;ventail; avez-vous su en profiter?
+Qu'avez-vous
+dit &agrave; la marquise?&#8212;Rien.&#8212;Vous auriez d&ucirc; lui
+parler.&#8212;J'&eacute;tais troubl&eacute;,
+j'avais perdu la t&ecirc;te.&#8212;Cela est un tort; il faut savoir saisir
+l'occasion; mais cela peut se r&eacute;parer. Voulez-vous que je vous
+pr&eacute;sente
+&agrave; monsieur un tel? il est de mes amis; &agrave; madame une
+telle? elle est
+mieux encore. Nous t&acirc;cherons de vous faire parvenir
+jusqu'&agrave; cette
+marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc.</p>
+<p>Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait
+qu'en
+racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire,
+g&acirc;t&eacute;e et d&eacute;flor&eacute;e.
+Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inou&iuml;e,
+incroyable, et que ce devait &ecirc;tre un secret entre lui et la
+fortune;
+confier ce secret au premier venu, c'&eacute;tait, &agrave; son avis,
+en &ocirc;ter tout le
+prix et s'en montrer indigne.&#8212;Je suis all&eacute; seul hier au
+ch&acirc;teau de
+Versailles, pensait-il; j'irai bien seul &agrave; Trianon
+(c'&eacute;tait en ce moment
+le s&eacute;jour de la favorite).</p>
+<p>Une telle fa&ccedil;on de penser peut et doit m&ecirc;me
+para&icirc;tre extravagante aux
+esprits calculateurs, qui ne n&eacute;gligent rien et laissent le moins
+possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont
+&eacute;t&eacute; jeunes
+(tout le monde ne l'est pas, m&ecirc;me au temps de la jeunesse), ont
+pu
+conna&icirc;tre ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et
+s&eacute;duisant,
+qui nous entra&icirc;ne vers la destin&eacute;e: on se sent aveugle, et
+on veut
+l'&ecirc;tre; on ne sait o&ugrave; l'on va, et l'on marche. Le charme
+est dans cette
+insouciance et dans cette ignorance m&ecirc;me; c'est le plaisir de
+l'artiste
+qui r&ecirc;ve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fen&ecirc;tres
+de sa
+ma&icirc;tresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui
+du
+joueur.</p>
+<p>Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de
+Trianon. Sans &ecirc;tre fort par&eacute;, comme on disait alors, il ne
+manquait ni
+d'&eacute;l&eacute;gance, ni de cette fa&ccedil;on d'&ecirc;tre qui
+fait qu'un laquais, vous
+rencontrant en route, ne vous demande pas o&ugrave; vous allez. Il ne
+lui fut
+donc pas difficile, gr&acirc;ce &agrave; quelques indications prises
+&agrave; son auberge,
+d'arriver jusqu'&agrave; la grille du ch&acirc;teau, si l'on peut
+appeler ainsi cette
+bonbonni&egrave;re de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et
+d'ennuis.
+Malheureusement, la grille &eacute;tait ferm&eacute;e, et un gros
+suisse, v&ecirc;tu d'une
+simple houppelande, se promenait, les mains derri&egrave;re le dos,
+dans
+l'avenue int&eacute;rieure, comme quelqu'un qui n'attend personne.</p>
+<p>&#8212;Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas.
+&Eacute;videmment, quand les portes sont closes et que les valets se
+prom&egrave;nent,
+les ma&icirc;tres sont enferm&eacute;s ou sortis.</p>
+<p>Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance
+et
+de courage, autant il &eacute;prouvait tout &agrave; coup de trouble et
+de
+d&eacute;sappointement. Cette seule pens&eacute;e: &laquo;Le roi est
+ici!&raquo; l'effrayait plus
+que n'avaient fait la veille ces trois mots: &laquo;Le roi va
+passer!&raquo; car ce
+n'&eacute;tait alors que de l'impr&eacute;vu, et maintenant il
+connaissait ce froid
+regard, cette majest&eacute; impassible.</p>
+<p>&#8212;Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en
+&eacute;tourdi, de
+p&eacute;n&eacute;trer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face
+&agrave; face devant ce
+monarque superbe, prenant son caf&eacute; au bord d'un ruisseau?</p>
+<p>Aussit&ocirc;t se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette
+d&eacute;sobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il
+avait
+gard&eacute;e de cette marquise passant en souriant, il vit des
+donjons, des
+cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de
+Latude. Peu &agrave; peu venait la r&eacute;flexion, et peu &agrave;
+peu s'envolait
+l'esp&eacute;rance.</p>
+<p>&#8212;Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi
+non
+plus. Je r&eacute;clame contre une injustice; je n'ai jamais
+chansonn&eacute;
+personne. On m'a si bien re&ccedil;u hier &agrave; Versailles, et les
+laquais ont &eacute;t&eacute;
+si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres
+qui r&eacute;pareront celle-l&agrave;.</p>
+<p>Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle
+n'&eacute;tait pas tout
+&agrave; fait ferm&eacute;e. Il l'ouvrit et entra r&eacute;solument. Le
+suisse se retourna
+d'un air ennuy&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Que demandez-vous? o&ugrave; allez-vous?</p>
+<p>&#8212;Je vais chez madame de Pompadour.</p>
+<p>&#8212;Avez-vous une audience?</p>
+<p>&#8212;Oui.</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; est votre lettre?</p>
+<p>Ce n'&eacute;tait plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il
+n'y avait
+plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et
+s'aper&ccedil;ut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin
+&eacute;taient
+couverts de poussi&egrave;re. Il avait commis la faute de venir
+&agrave; pied dans un
+pays o&ugrave; l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi,
+et le
+toisa, non de la t&ecirc;te aux pieds, mais des pieds &agrave; la
+t&ecirc;te. L'habit lui
+parut propre, mais le chapeau &eacute;tait un peu de travers et la
+coiffure
+d&eacute;poudr&eacute;e:</p>
+<p>&#8212;Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous?</p>
+<p>&#8212;Je voudrais parler &agrave; madame de Pompadour.</p>
+<p>&#8212;Vraiment! et vous croyez que &ccedil;a se fait comme &ccedil;a?</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien. Le roi est-il ici?</p>
+<p>&#8212;Peut-&ecirc;tre. Sortez, et laissez-moi en repos.</p>
+<p>Le chevalier ne voulait pas se mettre en col&egrave;re; mais,
+malgr&eacute; lui, cette
+insolence le fit p&acirc;lir.</p>
+<p>&#8212;J'ai dit quelquefois &agrave; un laquais de sortir,
+r&eacute;pondit-il, mais un
+laquais ne me l'a jamais dit.</p>
+<p>&#8212;Laquais! moi? un laquais! s'&eacute;cria le suisse furieux.</p>
+<p>&#8212;Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et
+tr&egrave;s peu m'importe.</p>
+<p>Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crisp&eacute;s et
+le visage
+en feu. Le chevalier, rendu &agrave; lui-m&ecirc;me par l'apparence
+d'une menace,
+souleva l&eacute;g&egrave;rement la poign&eacute;e de son
+&eacute;p&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en co&ucirc;te
+trente-six
+livres pour envoyer en terre un rustre comme vous.</p>
+<p>&#8212;Si vous &ecirc;tes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi;
+je ne
+fais que mon devoir, et ne croyez pas...</p>
+<p>En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de
+Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'&eacute;cho. Le
+chevalier
+laissa son &eacute;p&eacute;e retomber dans le fourreau, et, ne
+songeant plus &agrave; la
+querelle commenc&eacute;e:</p>
+<p>&#8212;Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne
+me
+le disiez-vous tout de suite?</p>
+<p>&#8212;Cela ne me regarde pas, ni vous non plus.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas l&agrave;, je
+n'ai pas de lettre,
+je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer.</p>
+<p>Il tira de sa poche quelques pi&egrave;ces d'or. Le suisse le toisa
+de nouveau
+avec un souverain m&eacute;pris.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que c'est que &ccedil;a? dit-il d&eacute;daigneusement.
+Cherche-t-on ainsi
+&agrave; s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire
+sortir,
+prenez garde que je ne vous y enferme.</p>
+<p>&#8212;Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa col&egrave;re
+et
+reprenant son &eacute;p&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Oui, moi, r&eacute;p&eacute;ta le gros homme.</p>
+<p>Mais, pendant cette conversation, o&ugrave; l'historien regrette
+d'avoir
+compromis son h&eacute;ros, d'&eacute;pais nuages avaient obscurci le
+ciel; un orage
+se pr&eacute;parait. Un &eacute;clair rapide brilla, suivi d'un violent
+coup de
+tonnerre, et la pluie commen&ccedil;ait &agrave; tomber lourdement. Le
+chevalier, qui
+tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux,
+grande comme un petit &eacute;cu.</p>
+<p>&#8212;Peste! dit-il, mettons-nous &agrave; l'abri. Il ne s'agit pas de se
+laisser
+mouiller.</p>
+<p>Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerb&egrave;re, ou, si
+l'on veut, la
+maison du concierge; puis l&agrave;, se jetant sans fa&ccedil;on dans
+le grand
+fauteuil du concierge m&ecirc;me:</p>
+<p>&#8212;Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous
+me
+prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma
+poche un placet pour Sa Majest&eacute;! Je suis de province, mais vous
+n'&ecirc;tes
+qu'un sot.</p>
+<p>Le suisse, pour toute r&eacute;ponse, alla dans un coin prendre sa
+hallebarde,
+et resta ainsi debout, l'arme au poing.</p>
+<p>&#8212;Quand partirez-vous? s'&eacute;cria-t-il d'une voix de Stentor.</p>
+<p>La querelle, tour &agrave; tour oubli&eacute;e et reprise, semblait
+cette fois devenir
+tout &agrave; fait s&eacute;rieuse, et d&eacute;j&agrave; les deux
+grosses mains du suisse
+tremblaient &eacute;trangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je
+ne sais,
+lorsque, tournant tout &agrave; coup la t&ecirc;te: Ah! dit le
+chevalier, qui vient
+l&agrave;?</p>
+<p>Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce
+temps-l&agrave; les jambes maigres n'&eacute;taient pas &agrave; la
+mode), accourait &agrave; toute
+bride et au triple galop. Le chemin &eacute;tait tremp&eacute; par la
+pluie; la grille
+n'&eacute;tait qu'entr'ouverte. Il y eut une h&eacute;sitation; le
+suisse s'avan&ccedil;a et
+ouvrit la grille. Le page donna de l'&eacute;peron; le cheval,
+arr&ecirc;t&eacute; un
+instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la
+terre
+humide et tomba.</p>
+<p>Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un
+cheval
+tomb&eacute; &agrave; terre. Il n'y a cravache qui tienne. La
+gesticulation des jambes
+de la b&ecirc;te, qui fait ce qu'elle peut, est extr&ecirc;mement
+d&eacute;sagr&eacute;able,
+surtout lorsque l'on a soi-m&ecirc;me une jambe aussi prise sous la
+selle.</p>
+<p>Le chevalier, toutefois, vint &agrave; l'aide sans
+r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ces
+inconv&eacute;nients, et il s'y prit si adroitement que bient&ocirc;t
+le cheval fut
+redress&eacute; et le cavalier d&eacute;gag&eacute;. Mais celui-ci
+&eacute;tait couvert de boue, et
+ne pouvait qu'&agrave; peine marcher en boitant. Transport&eacute;,
+tant bien que mal,
+dans la maison du suisse, et assis &agrave; son tour dans le grand
+fauteuil:</p>
+<p>&#8212;Monsieur, dit-il au chevalier, vous &ecirc;tes gentilhomme,
+&agrave; coup s&ucirc;r. Vous
+m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus
+grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce
+message est tr&egrave;s press&eacute;, comme vous le voyez, puisque mon
+cheval et moi,
+pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous
+comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe
+&eacute;clopp&eacute;e, je ne
+saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter
+moi-m&ecirc;me. Voulez-vous y aller &agrave; ma place?</p>
+<p>En m&ecirc;me temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe
+dor&eacute;e
+d'arabesques, accompagn&eacute;e du sceau royal.</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s volontiers, monsieur, r&eacute;pondit le chevalier,
+prenant l'enveloppe.
+Et, leste et l&eacute;ger comme une plume, il partit en courant sur la
+pointe
+du pied.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Quand le chevalier arriva au ch&acirc;teau, un suisse &eacute;tait
+encore devant le
+p&eacute;ristyle:</p>
+<p>&#8212;Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait
+plus
+les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers
+d'une demi-douzaine de laquais.</p>
+<p>Un grand huissier, plant&eacute; au milieu du vestibule, voyant
+l'ordre et le
+sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courb&eacute; par
+le vent,
+puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin
+d'une boiserie.</p>
+<p>Une petite porte battante, masqu&eacute;e par une tapisserie,
+s'ouvrit aussit&ocirc;t
+comme d'elle-m&ecirc;me. L'homme osseux fit un signe obligeant: le
+chevalier
+entra et la tapisserie, qui s'&eacute;tait entr'ouverte, retomba
+mollement
+derri&egrave;re lui.</p>
+<p>Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon,
+puis
+dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets,
+puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant.</p>
+<p>&#8212;Suis-je encore ici au ch&acirc;teau de Versailles? se demandait le
+chevalier. Allons-nous recommencer &agrave; jouer &agrave;
+cligne-musette?</p>
+<p>Trianon n'&eacute;tait, &agrave; cette &eacute;poque, ni ce qu'il
+est maintenant, ni ce qu'il
+avait &eacute;t&eacute;. On a dit que madame de Maintenon avait fait de
+Versailles un
+oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon
+que <i>ce petit ch&acirc;teau de porcelaine</i> &eacute;tait le
+boudoir de Madame de
+Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il para&icirc;t que
+Louis
+XV en mettait partout. Telle galerie o&ugrave; son a&iuml;eul se
+promenait
+majestueusement &eacute;tait alors bizarrement divis&eacute;e en une
+infinit&eacute; de
+compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait
+papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.&#8212;Trouvez-vous de
+bon go&ucirc;t mes petits appartements meubl&eacute;s? demanda-t-il un
+jour &agrave; la
+belle comtesse de S&eacute;ran.&#8212;Non, dit-elle, je les voudrais bleus.
+Comme le
+bleu &eacute;tait la couleur du roi, cette r&eacute;ponse le flatta. Au
+second
+rendez-vous, madame de S&eacute;ran trouva le salon meubl&eacute; en
+bleu, comme elle
+l'avait d&eacute;sir&eacute;.</p>
+<p>Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul,
+n'&eacute;tait
+ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une
+jolie femme qui a une jolie taille gagne &agrave; laisser ainsi son
+image se
+r&eacute;p&eacute;ter sous mille aspects. Elle &eacute;blouit, elle
+enveloppe, pour ainsi
+dire, celui &agrave; qui elle veut plaire. De quelque c&ocirc;t&eacute;
+qu'il regarde, il la
+voit; comment l'&eacute;viter? Il ne lui reste plus qu'&agrave;
+s'enfuir, ou &agrave;
+s'avouer subjugu&eacute;.</p>
+<p>Le chevalier regardait aussi le jardin. L&agrave;, derri&egrave;re
+les charmilles et
+les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commen&ccedil;ait
+&agrave;
+poindre le go&ucirc;t pastoral, que la marquise allait mettre &agrave;
+la mode, et
+que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient
+pousser &agrave; un si haut degr&eacute; de perfection.
+D&eacute;j&agrave; apparaissaient les
+fantaisies champ&ecirc;tres o&ugrave; se r&eacute;fugiait le caprice
+blas&eacute;. D&eacute;j&agrave; les tritons
+boursoufl&eacute;s, les graves d&eacute;esses et les nymphes savantes,
+les bustes &agrave;
+grandes perruques, glac&eacute;s d'horreur dans leurs niches de
+verdure,
+voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs
+&eacute;tonn&eacute;s.
+Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient
+bient&ocirc;t d&eacute;tr&ocirc;ner l'Olympe pour le remplacer par une
+laiterie, &eacute;trange
+parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai
+jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un ma&icirc;tre indolent,
+qui ne
+savait comment se d&eacute;sennuyer de Versailles dans Versailles
+m&ecirc;me.</p>
+<p>Mais le chevalier &eacute;tait trop charm&eacute;, trop ravi de se
+trouver l&agrave; pour
+qu'une r&eacute;flexion critique p&ucirc;t se pr&eacute;senter &agrave;
+son esprit. Il &eacute;tait, au
+contraire, pr&ecirc;t &agrave; tout admirer, et il admirait en effet,
+tournant sa
+missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau,
+lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement:</p>
+<p>&#8212;Venez, monsieur.</p>
+<p>Il la suivit, et apr&egrave;s avoir pass&eacute; de nouveau par
+plusieurs corridors
+plus ou moins myst&eacute;rieux, elle le fit entrer dans une grande
+chambre o&ugrave;
+les volets &eacute;taient &agrave; demi ferm&eacute;s. L&agrave;, elle
+s'arr&ecirc;ta et parut &eacute;couter.</p>
+<p>&#8212;Toujours cligne-musette, se disait le chevalier.</p>
+<p>Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore,
+et
+une autre fille de chambre qui semblait devoir &ecirc;tre aussi jolie
+que la
+premi&egrave;re, r&eacute;p&eacute;ta du m&ecirc;me ton les m&ecirc;mes
+paroles:</p>
+<p>&#8212;Venez, monsieur.</p>
+<p>S'il avait &eacute;t&eacute; &eacute;mu &agrave; Versailles, il
+l'&eacute;tait maintenant bien autrement,
+car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la
+divinit&eacute;. Il s'avan&ccedil;a le c&#339;ur palpitant; une douce
+lumi&egrave;re, faiblement
+voil&eacute;e par de l&eacute;gers rideaux de gaze, succ&eacute;da
+&agrave; l'obscurit&eacute;; un parfum
+d&eacute;licieux, presque imperceptible, se r&eacute;pandit dans l'air
+autour de lui;
+la fille de chambre &eacute;carta timidement le coin d'une
+porti&egrave;re de soie,
+et, au fond d'un grand cabinet de la plus &eacute;l&eacute;gante
+simplicit&eacute;, il
+aper&ccedil;ut la dame &agrave; l'&eacute;ventail, c'est-&agrave;-dire
+la toute-puissante marquise.</p>
+<p>Elle &eacute;tait seule, assise devant une table, envelopp&eacute;e
+d'un peignoir, la
+t&ecirc;te appuy&eacute;e sur sa main, et paraissant tr&egrave;s
+pr&eacute;occup&eacute;e. En voyant
+entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme
+involontaire.</p>
+<p>&#8212;Vous venez de la part du roi?</p>
+<p>Le chevalier aurait pu r&eacute;pondre, mais il ne trouva rien de
+mieux que de
+s'incliner profond&eacute;ment, en pr&eacute;sentant &agrave; la
+marquise la lettre qu'il
+lui apportait. Elle la prit, ou plut&ocirc;t s'en empara avec une
+extr&ecirc;me
+vivacit&eacute;. Pendant qu'elle la d&eacute;cachetait, ses mains
+tremblaient sur
+l'enveloppe.</p>
+<p>Cette lettre, &eacute;crite de la main du roi, &eacute;tait assez
+longue. Elle la
+d&eacute;vora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'&#339;il, puis elle la
+lut
+avidement avec une attention profonde, le sourcil fronc&eacute; et
+serrant les
+l&egrave;vres. Elle n'&eacute;tait pas belle ainsi, et ne ressemblait
+plus &agrave;
+l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle
+sembla
+r&eacute;fl&eacute;chir. Peu &agrave; peu, son visage, qui avait
+p&acirc;li, se colora d'un l&eacute;ger
+incarnat (&agrave; cette heure-l&agrave; elle n'avait pas de rouge):
+non seulement la
+gr&acirc;ce lui revint, mais un &eacute;clair de vraie beaut&eacute;
+passa sur ses traits
+d&eacute;licats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de
+rose.
+Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se
+retournant vers le chevalier:</p>
+<p>&#8212;Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus
+charmant
+sourire, mais c'est que je n'&eacute;tais pas lev&eacute;e, et je ne le
+suis m&ecirc;me pas
+encore. Voil&agrave; pourquoi j'ai &eacute;t&eacute; forc&eacute;e de
+vous faire venir par les
+cachettes; car je suis assi&eacute;g&eacute;e ici presque autant que si
+j'&eacute;tais chez
+moi. Je voudrais r&eacute;pondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de
+faire ma
+commission?</p>
+<p>Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de
+reprendre un peu de courage.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de
+gr&acirc;ce que vous me
+faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi cela?</p>
+<p>&#8212;Je n'ai pas l'honneur d'appartenir &agrave; Sa Majest&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Comment donc &ecirc;tes-vous venu ici?</p>
+<p>&#8212;Par un hasard. J'ai rencontr&eacute; en route un page qui s'est
+jet&eacute; par
+terre, et qui m'a pri&eacute;...</p>
+<p>&#8212;Comment, jet&eacute; par terre! r&eacute;p&eacute;ta la marquise en
+&eacute;clatant de rire. (Elle
+paraissait si heureuse en ce moment, que la gaiet&eacute; lui venait
+sans
+peine.)</p>
+<p>&#8212;Oui, madame, il est tomb&eacute; de cheval &agrave; la grille. Je
+me suis trouv&eacute; l&agrave;,
+heureusement, pour l'aider &agrave; se relever, et, comme son habit
+&eacute;tait fort
+g&acirc;t&eacute;, il m'a pri&eacute; de me charger de son message.</p>
+<p>&#8212;Et par quel hasard vous &ecirc;tes-vous trouv&eacute; l&agrave;?</p>
+<p>&#8212;Madame, c'est que j'ai un placet &agrave; pr&eacute;senter &agrave;
+Sa Majest&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Sa Majest&eacute; demeure &agrave; Versailles.</p>
+<p>&#8212;Oui, mais vous demeurez ici.</p>
+<p>&#8212;Oui-da! En sorte que c'&eacute;tait vous qui vouliez me charger
+d'une
+commission.</p>
+<p>&#8212;Madame, je vous supplie de croire...</p>
+<p>&#8212;Ne vous effrayez pas, vous n'&ecirc;tes pas le premier. Mais
+&agrave; propos de
+quoi vous adresser &agrave; moi? Je ne suis qu'une femme... comme une
+autre.</p>
+<p>En pronon&ccedil;ant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un
+regard
+triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire.</p>
+<p>&#8212;Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours ou&iuml; dire que les
+hommes
+exer&ccedil;aient le pouvoir, et que les femmes...</p>
+<p>&#8212;En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine
+de
+France.</p>
+<p>&#8212;Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis <i>trouv&eacute;
+l&agrave;</i> ce
+matin.</p>
+<p>La marquise &eacute;tait plus qu'habitu&eacute;e &agrave; de
+semblables compliments, bien
+qu'on ne les lui f&icirc;t qu'&agrave; voix basse; mais dans la
+circonstance
+pr&eacute;sente, celui-ci parut lui plaire tr&egrave;s
+singuli&egrave;rement.</p>
+<p>&#8212;Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru
+pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur
+un
+cheval qui tombe en chemin.</p>
+<p>&#8212;Madame, je croyais,... j'esp&eacute;rais...</p>
+<p>&#8212;Qu'esp&eacute;riez-vous?</p>
+<p>&#8212;J'esp&eacute;rais que le hasard... pourrait faire...</p>
+<p>&#8212;Toujours le hasard! Il est de vos amis, &agrave; ce qu'il
+para&icirc;t; mais je
+vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste
+recommandation.</p>
+<p>Peut-&ecirc;tre la fortune offens&eacute;e voulut-elle se venger de
+cette
+irr&eacute;v&eacute;rence; mais le chevalier, que ces derni&egrave;res
+questions avaient de
+plus en plus troubl&eacute;, aper&ccedil;ut tout &agrave; coup, sur le
+coin de la table,
+pr&eacute;cis&eacute;ment le m&ecirc;me &eacute;ventail qu'il avait
+ramass&eacute; la veille. Il le prit,
+et, comme la veille, il le pr&eacute;senta &agrave; la marquise, en
+fl&eacute;chissant le
+genou devant elle.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave;, madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici.</p>
+<p>La marquise parut d'abord &eacute;tonn&eacute;e, h&eacute;sita un
+moment, regardant tant&ocirc;t
+l'&eacute;ventail, tant&ocirc;t le chevalier.</p>
+<p>&#8212;Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous
+reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, apr&egrave;s la com&eacute;die,
+avec M. de
+Richelieu. J'ai laiss&eacute; tomber cet &eacute;ventail, et vous vous
+&ecirc;tes <i>trouv&eacute;
+l&agrave;</i>, comme vous disiez.</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne
+vous
+ai pas remerci&eacute;, mais j'ai toujours &eacute;t&eacute;
+persuad&eacute;e que celui qui sait,
+d'aussi bonne gr&acirc;ce, relever un &eacute;ventail, sait aussi, au
+besoin, relever
+le gant; et nous aimons assez cela, nous autres.</p>
+<p>&#8212;Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout &agrave;
+l'heure,
+j'ai failli avoir un duel avec le suisse.</p>
+<p>&#8212;Mis&eacute;ricorde! dit la marquise, prise d'un second acc&egrave;s
+de gaiet&eacute;, avec
+le suisse! et pour quoi faire?</p>
+<p>&#8212;Il ne voulait pas me laisser entrer.</p>
+<p>&#8212;C'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; dommage. Mais, monsieur, qui
+&ecirc;tes-vous? que demandez-vous?</p>
+<p>&#8212;Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait
+demand&eacute;
+pour moi une place de cornette aux gardes.</p>
+<p>&#8212;Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous
+&ecirc;tes
+amoureux de mademoiselle d'Annebault...</p>
+<p>&#8212;Madame, qui a pu vous dire?...</p>
+<p>&#8212;Oh! je vous pr&eacute;viens que je suis fort &agrave; craindre.
+Quand la m&eacute;moire me
+manque, je devine. Vous &ecirc;tes parent de l'abb&eacute; Chauvelin,
+et refus&eacute; pour
+cela, n'est-ce pas? O&ugrave; est votre placet?</p>
+<p>&#8212;Le voil&agrave;, madame; mais, en v&eacute;rit&eacute;, je ne puis
+comprendre...</p>
+<p>&#8212;&Agrave; quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier
+sur cette
+table. Je vais r&eacute;pondre au roi; vous lui porterez en m&ecirc;me
+temps votre
+demande et ma lettre.</p>
+<p>&#8212;Mais, madame, je croyais vous avoir dit...</p>
+<p>&#8212;Vous irez. Vous &ecirc;tes entr&eacute; ici de par le roi, n'est-il
+pas vrai? Eh
+bien! vous entrerez l&agrave;-bas de par la marquise de Pompadour, dame
+du
+palais de la reine.</p>
+<p>Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de
+stup&eacute;faction.
+Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses
+et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle
+avait montr&eacute;e pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui
+rapporta rien
+qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le
+d&eacute;sirait; elle le voulait, elle avait r&eacute;ussi. M. de
+Vauvert, qu'elle ne
+connaissait pas, bien qu'elle conn&ucirc;t ses amours, lui plaisait
+comme une
+bonne nouvelle.</p>
+<p>Immobile, debout derri&egrave;re elle, le chevalier observait la
+marquise qui
+&eacute;crivait, d'abord de tout son c&#339;ur, avec passion, puis qui
+r&eacute;fl&eacute;chissait, s'arr&ecirc;tait et passait sa main sur
+son petit nez, fin
+comme l'ambre. Elle s'impatientait: un t&eacute;moin la g&ecirc;nait.
+Enfin elle se
+d&eacute;cida et fit une rature; il fallait avouer que ce
+n'&eacute;tait plus qu'un
+brouillon.</p>
+<p>En face du chevalier, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la table,
+brillait un beau
+miroir de Venise. Le tr&egrave;s timide messager osait &agrave; peine
+lever les yeux.
+Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir,
+par-dessus
+la t&ecirc;te de la marquise, le visage inquiet et charmant de la
+nouvelle
+dame du palais.</p>
+<p>&#8212;Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois
+amoureux d'une autre; mais Ath&eacute;na&iuml;s est plus belle, et
+d'ailleurs ce
+serait, de ma part, une si affreuse d&eacute;loyaut&eacute;!...</p>
+<p>&#8212;De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa
+coutume,
+avait pens&eacute; tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites?</p>
+<p>&#8212;Moi, madame? j'attends.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; qui est fait, r&eacute;pondit la marquise, prenant une
+autre feuille de
+papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se
+retourner, le peignoir avait gliss&eacute; sur son &eacute;paule.</p>
+<p>La mode est une chose &eacute;trange. Nos grand'm&egrave;res
+trouvaient tout simple
+d'aller &agrave; la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur
+gorge
+presque d&eacute;couverte, et l'on ne voyait &agrave; cela nulle
+ind&eacute;cence; mais elles
+cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui
+montrent au bal ou &agrave; l'Op&eacute;ra. C'est une beaut&eacute;
+nouvellement invent&eacute;e.</p>
+<p>Sur l'&eacute;paule fr&ecirc;le, blanche et mignonne de madame de
+Pompadour, il y
+avait un petit signe noir qui ressemblait &agrave; une mouche
+tomb&eacute;e dans du
+lait. Le chevalier, s&eacute;rieux comme un &eacute;tourdi qui veut
+avoir bonne
+contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en
+l'air, regardait le chevalier dans la glace.</p>
+<p>Dans cette glace, un coup d'&#339;il rapide fut &eacute;chang&eacute;,
+coup d'&#339;il auquel
+les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: &laquo;Vous
+&ecirc;tes
+charmante&raquo; et de l'autre: &laquo;Je n'en suis pas
+f&acirc;ch&eacute;e.&raquo;</p>
+<p>Toutefois la marquise rajusta son peignoir.</p>
+<p>&#8212;Vous regardez ma mouche, monsieur?</p>
+<p>&#8212;Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire.</p>
+<p>&#8212;Tenez, voil&agrave; ma lettre; portez-la au roi avec votre placet.</p>
+<p>&#8212;Mais, madame...</p>
+<p>&#8212;Quoi donc?</p>
+<p>&#8212;Sa Majest&eacute; est &agrave; la chasse; je viens d'entendre
+sonner dans le bois de
+Satory.</p>
+<p>&#8212;C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain,
+apr&egrave;s-demain, peu
+importe.&#8212;Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela &agrave; Lebel.
+Adieu,
+monsieur. T&acirc;chez de vous souvenir que cette mouche que vous venez
+de
+voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant
+&agrave;
+votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume
+&agrave; ne
+pas jaser tout seul aussi haut que tout &agrave; l'heure. Adieu,
+chevalier.</p>
+<p>Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de
+dentelles, tendit au jeune homme son bras nu.</p>
+<p>Il s'inclina encore, et du bout des l&egrave;vres effleura &agrave;
+peine les ongles
+roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut,
+mais un peu trop de modestie.</p>
+<p>Aussit&ocirc;t reparurent les petites filles de chambre (les grandes
+n'&eacute;taient
+pas lev&eacute;es), et derri&egrave;res elles, debout comme un clocher
+au milieu d'un
+troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le
+chemin.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Seul, plong&eacute; dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite
+chambre, &agrave;
+l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le
+surlendemain; point de nouvelles.</p>
+<p>&#8212;Singuli&egrave;re femme! douce et imp&eacute;rieuse, bonne et
+m&eacute;chante, la plus
+frivole et la plus ent&ecirc;t&eacute;e! Elle m'a oubli&eacute;. Oh,
+mis&egrave;re! Elle a raison,
+elle peut tout, et je ne suis rien.</p>
+<p>Il s'&eacute;tait lev&eacute;, et se promenait par la chambre.</p>
+<p>&#8212;Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon p&egrave;re
+disait vrai!
+La marquise s'est moqu&eacute;e de moi; c'est tout simple, pendant que
+je la
+regardais, c'est sa beaut&eacute; qui lui a plu. Elle a bien
+&eacute;t&eacute; aise de voir
+dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi,
+sont v&eacute;ritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits,
+mais quelle
+gr&acirc;ce! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait
+la
+poussi&egrave;re de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande,
+mais sa
+taille est bien prise.&#8212;Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie
+ch&eacute;rie! est-ce que moi aussi j'oublierais?</p>
+<p>Deux ou trois petits coups secs frapp&eacute;s sur la porte le
+r&eacute;veill&egrave;rent de
+son chagrin.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce?</p>
+<p>L'homme osseux, tout de noir v&ecirc;tu, avec une belle paire de bas
+de soie,
+qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut.</p>
+<p>&#8212;Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masqu&eacute; &agrave;
+la cour, et madame
+la marquise m'envoie vous dire que vous &ecirc;tes invit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Cela suffit, monsieur, grand merci.</p>
+<p>D&egrave;s que l'homme osseux se fut retir&eacute;, le chevalier
+courut &agrave; la sonnette:
+la m&ecirc;me servante qui, trois jours auparavant, l'avait
+accommod&eacute; de son
+mieux, l'aida &agrave; mettre le m&ecirc;me habit paillet&eacute;,
+t&acirc;chant de l'accommoder
+mieux encore.</p>
+<p>Apr&egrave;s quoi le jeune homme s'achemina vers le palais,
+invit&eacute; cette fois
+et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que
+lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui.</p>
+<p>&Eacute;tourdi, presque autant que la premi&egrave;re fois, par
+toutes les splendeurs
+de Versailles, qui, ce soir-l&agrave;, n'&eacute;tait pas
+d&eacute;sert, le chevalier
+marchait dans la grande galerie, regardant de tous les
+c&ocirc;t&eacute;s, t&acirc;chant de
+savoir pourquoi il &eacute;tait l&agrave;; mais personne ne semblait
+songer &agrave;
+l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque
+deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette,
+l'arr&ecirc;t&egrave;rent
+au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il e&ucirc;t tenu
+un
+pistolet; l'autre se leva et vint &agrave; lui:</p>
+<p>&#8212;Il para&icirc;t, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le
+bras
+nonchalamment, que vous &ecirc;tes assez bien avec notre marquise.</p>
+<p>&#8212;Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous?</p>
+<p>&#8212;Vous le savez bien.</p>
+<p>&#8212;Pas le moins du monde.</p>
+<p>&#8212;Oh! si fait.</p>
+<p>&#8212;Point du tout.</p>
+<p>&#8212;Toute la cour le sait.</p>
+<p>&#8212;Je ne suis pas de la cour.</p>
+<p>&#8212;Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait.</p>
+<p>&#8212;Cela se peut, madame, mais je l'ignore.</p>
+<p>&#8212;Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est
+tomb&eacute; de
+cheval &agrave; la grille de Trianon. N'&eacute;tiez-vous pas
+l&agrave;, par hasard?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Ne l'avez-vous pas aid&eacute; &agrave; se relever?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Et n'&ecirc;tes-vous pas entr&eacute; au ch&acirc;teau?</p>
+<p>&#8212;Sans doute.</p>
+<p>&#8212;Et ne vous a-t-on pas donn&eacute; un papier?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Et ne l'avez-vous pas port&eacute; au roi?</p>
+<p>&#8212;Assur&eacute;ment.</p>
+<p>&#8212;Le roi n'&eacute;tait pas &agrave; Trianon; il &eacute;tait
+&agrave; la chasse, la marquise &eacute;tait
+seule,... n'est-ce pas?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Elle venait de se r&eacute;veiller; elle &eacute;tait &agrave;
+peine v&ecirc;tue, except&eacute;, &agrave; ce
+qu'on dit, d'un grand peignoir.</p>
+<p>&#8212;Les gens qu'on ne peut pas emp&ecirc;cher de parler disent ce qui
+leur passe
+par la t&ecirc;te.</p>
+<p>&#8212;Fort bien, mais il para&icirc;t qu'il a pass&eacute; entre sa
+t&ecirc;te et la v&ocirc;tre un
+regard qui ne l'a pas f&acirc;ch&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Qu'entendez-vous par l&agrave;, madame?</p>
+<p>&#8212;Que vous ne lui avez pas d&eacute;plu.</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien, et je serais au d&eacute;sespoir qu'une
+bienveillance si
+douce et si rare, &agrave; laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a
+touch&eacute;
+jusqu'au fond du c&#339;ur, p&ucirc;t devenir la cause d'un mauvais propos.</p>
+<p>&#8212;Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez
+provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde.</p>
+<p>&#8212;Mais, madame, si ce page est tomb&eacute;, et si j'ai port&eacute;
+son message....
+Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interrog&eacute;.</p>
+<p>Le masque lui serra le bras et lui dit:&#8212;Monsieur, &eacute;coutez.</p>
+<p>&#8212;Tout ce qui vous plaira, madame.</p>
+<p>&#8212;Voici &agrave; quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la
+marquise,
+et personne ne croit qu'il l'ait jamais aim&eacute;e. Elle vient de
+commettre
+une imprudence; elle s'est mis &agrave; dos tout le parlement, avec ses
+deux
+sous d'imp&ocirc;t, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus
+grande
+puissance, la compagnie de J&eacute;sus. Elle y succombera; mais elle a
+des
+armes, et, avant de p&eacute;rir, elle se d&eacute;fendra.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! madame, qu'y puis-je faire?</p>
+<p>&#8212;Je vais vous le dire. M. de Choiseul est &agrave; moiti&eacute;
+brouill&eacute; avec M. de
+Bernis; ils ne sont s&ucirc;rs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils
+voudraient
+essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de
+vous
+peut en d&eacute;cider.</p>
+<p>&#8212;En quelle fa&ccedil;on, madame, je vous prie?</p>
+<p>&#8212;En laissant raconter votre visite de l'autre jour.</p>
+<p>&#8212;Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les j&eacute;suites
+et le
+parlement?</p>
+<p>&#8212;&Eacute;crivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas
+que le
+plus vif int&eacute;r&ecirc;t, la plus enti&egrave;re reconnaissance....</p>
+<p>&#8212;Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une
+l&acirc;chet&eacute; que
+vous me demandez l&agrave;.</p>
+<p>&#8212;Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique?</p>
+<p>&#8212;Je ne me connais pas &agrave; tout cela. Madame de Pompadour a
+laiss&eacute; tomber
+son &eacute;ventail devant moi; je l'ai ramass&eacute;, je le lui ai
+rendu; elle m'a
+remerci&eacute;, elle m'a permis, avec cette gr&acirc;ce qu'elle a, de
+la remercier &agrave;
+mon tour.</p>
+<p>&#8212;Tr&ecirc;ve de fa&ccedil;ons: le temps se passe: je me nomme la
+comtesse
+d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma ni&egrave;ce;... ne
+dites
+pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous
+l'aurez demain, et, si Ath&eacute;na&iuml;s vous pla&icirc;t, vous
+serez bient&ocirc;t mon
+neveu.</p>
+<p>&#8212;Oh! madame, quel exc&egrave;s de bont&eacute;!</p>
+<p>&#8212;Mais il faut parler.</p>
+<p>&#8212;Non, madame.</p>
+<p>&#8212;On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille.</p>
+<p>&#8212;Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer
+devant
+elle, il faut que mon honneur y soit aussi.</p>
+<p>&#8212;Vous &ecirc;tes bien ent&ecirc;t&eacute;, chevalier! Est-ce
+l&agrave; votre derni&egrave;re r&eacute;ponse?</p>
+<p>&#8212;C'est la derni&egrave;re, comme la premi&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma
+ni&egrave;ce?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame, si c'est &agrave; ce prix.</p>
+<p>Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard per&ccedil;ant,
+plein de
+curiosit&eacute;; puis, ne voyant sur son visage aucun signe
+d'h&eacute;sitation, elle
+s'&eacute;loigna lentement et se perdit dans la foule.</p>
+<p>Le chevalier, ne pouvant rien comprendre &agrave; cette
+singuli&egrave;re aventure,
+alla s'asseoir dans un coin de la galerie.</p>
+<p>&#8212;Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit &ecirc;tre un
+peu
+folle. Elle veut bouleverser l'&Eacute;tat au moyen d'une sotte
+calomnie, et,
+pour m&eacute;riter la main de sa ni&egrave;ce, elle me propose de me
+d&eacute;shonorer! Mais
+Ath&eacute;na&iuml;s ne voudrait plus de moi, ou, si elle se
+pr&ecirc;tait &agrave; une pareille
+intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! t&acirc;cher de nuire
+&agrave;
+cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais!</p>
+<p>Toujours fid&egrave;le &agrave; ses distractions, le chevalier,
+tr&egrave;s probablement,
+allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de
+rose, lui loucha l&eacute;g&egrave;rement l'&eacute;paule. Il leva les
+yeux, et vit devant
+lui les deux masques pareils qui l'avaient arr&ecirc;t&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques,
+d&eacute;guisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout
+&agrave; fait
+semblables, et que tout par&ucirc;t calcul&eacute; pour donner le
+change, le
+chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'&eacute;taient
+plus les
+m&ecirc;mes.</p>
+<p>&#8212;R&eacute;pondrez-vous, monsieur?</p>
+<p>&#8212;Non, madame.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;crirez-vous?</p>
+<p>&#8212;Pas davantage.</p>
+<p>&#8212;C'est vrai que vous &ecirc;tes obstin&eacute;. Bonsoir, lieutenant.</p>
+<p>&#8212;Que dites-vous, madame?</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; votre brevet, et votre contrat de mariage.</p>
+<p>Et elle lui jeta son &eacute;ventail.</p>
+<p>C'&eacute;tait celui que le chevalier avait d&eacute;j&agrave;
+ramass&eacute; deux fois. Les petits
+amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre
+dor&eacute;e. Il n'y avait pas &agrave; en douter, c'&eacute;tait
+l'&eacute;ventail de madame de
+Pompadour.</p>
+<p>&#8212;O ciel! marquise, est-il possible?...</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa
+petite
+dentelle noire.</p>
+<p>&#8212;Je ne sais, madame, comment r&eacute;pondre....</p>
+<p>&#8212;Il n'est pas n&eacute;cessaire. Vous &ecirc;tes un galant homme, et
+nous nous
+reverrons, car vous &ecirc;tes chez nous. Le roi vous a plac&eacute;
+dans la cornette
+blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus
+grande &eacute;loquence que de savoir se taire &agrave; propos....</p>
+<p>Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si,
+avant de
+vous donner notre ni&egrave;ce, nous avons pris des renseignements<a
+ name="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8"><sup>8</sup></a>.</p>
+<br />
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE LA MOUCHE.<br />
+</p>
+<div class="blkquot">
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;"><br />
+</p>
+<p>Ce conte a paru pour la premi&egrave;re fois en 1853, dans le
+feuilleton du
+<i>Moniteur</i>.&#8212;C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait
+&eacute;t&eacute;
+publi&eacute; de son vivant.</p>
+</div>
+<br />
+<hr style="width: 65%;" /><span style="font-weight: bold;"><br />
+<br />
+NOTES:<br />
+<br />
+</span><a name="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1">1</a>
+<div class="note">
+<p> On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2">2</a>
+<div class="note">
+<p> Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du
+S&eacute;n&eacute;gal sont exactes.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3">3</a>
+<div class="note">
+<p> Il y a pr&egrave;s du Mans un ch&acirc;teau de ce nom. L'auteur y
+passa
+quelques jours en septembre 1829.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4">4</a>
+<div class="note">
+<p> Le gu&eacute; de Mauny est un site pittoresque des environs du
+Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5">5</a>
+<div class="note">
+<p> L'histoire romanesque de ce pr&eacute;tendu comte de Solar est
+rest&eacute;e un myst&egrave;re. Un enfant sourd-muet, abandonn&eacute;
+de ses parents, en
+1773, fut recueilli par l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e.
+Apr&egrave;s lui avoir appris &agrave;
+s'exprimer dans le langage des signes, l'abb&eacute; crut
+reconna&icirc;tre en lui
+l'h&eacute;ritier des comtes de Solar, lui fit obtenir &agrave; ce
+titre une pension
+du duc de Penthi&egrave;vre, et l'engagea &agrave; faire valoir ses
+droits. Il y eut
+proc&egrave;s.&#8212;Un jugement du Ch&acirc;telet, de 1781, donna gain de
+cause au jeune
+sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le
+proc&egrave;s
+demeura en suspens, l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e mourut, et la
+r&eacute;volution survint.
+Enfin le 24 juillet 1792, un arr&ecirc;t d&eacute;finitif cassa le
+jugement du
+Ch&acirc;telet et interdit au nomm&eacute; Joseph de porter &agrave;
+l'avenir le nom de
+Solar. M. Bouilli a &eacute;crit sur ce sujet un drame en cinq actes
+intitul&eacute;
+<i>l'Abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e</i>, qui a obtenu dans son
+temps un succ&egrave;s de larmes.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6">6</a>
+<div class="note">
+<p> Deux sous pour livre du dixi&egrave;me du revenu. (<i>Note de
+l'auteur</i>.)</p>
+</div>
+<a name="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7">7</a>
+<div class="note">
+<p> Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par
+Louis XV, ou plut&ocirc;t par madame de Pompadour, mais termin&eacute;e
+seulement en
+1769 et inaugur&eacute;e en 1770, pour le mariage du duc de Berri
+(Louis XVI)
+avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de th&eacute;&acirc;tre
+mobile qu'on
+transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de
+Louis XIV. (Note de l'auteur.)</p>
+</div>
+<a name="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8">8</a>
+<div class="note">
+<p> Madame d'Estrades, peu de temps apr&egrave;s, fut disgraci&eacute;e
+avec
+M. d'Argenson, pour avoir conspir&eacute;, s&eacute;rieusement cette
+fois, contre
+madame de Pompadour. (<i>Note de l'auteur</i>.)</p>
+</div>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DU TOME
+SEPTI&Egrave;ME.</p>
+<hr style="width: 65%;" />
+<br />
+<h2>TABLE DU TOME SEPTI&Egrave;ME</h2>
+<br />
+<ul style="margin-left: 160px;">
+ <li><a href="#CROISILLES">CROISILLES</a></li>
+ <li><a href="#HISTOIRE">HISTOIRE D'UN MERLE BLANC</a></li>
+ <li><a href="#PIERRE_ET_CAMILLE">PIERRE ET CAMILLE</a></li>
+ <li><a href="#LE_SECRET_DE_JAVOTTE">LE SECRET DE JAVOTTE</a></li>
+ <li><a href="#MIMI_PINSON">MIMI PINSON</a></li>
+ <li><a href="#LA_MOUCHE">LA MOUCHE</a></li>
+</ul>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13221 ***</div>
+</body>
+</html>
+
+
+
+
+
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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+The Project Gutenberg EBook of ŒUVRES COMPLÈTES De Alfred De Musset
+(TOME SEPTIÈME), by Alfred De Musset
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: ŒUVRES COMPLÈTES De Alfred De Musset (TOME SEPTIÈME)
+
+Author: Alfred De Musset
+
+Release Date: August 19, 2004 [EBook #13221]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES MUSSET ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Malliere and Distributed
+Proofreaders Europe. This file was produced from images generously
+made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica).
+
+
+
+
+
+
+
+ŒUVRES COMPLÈTES
+
+DE
+
+ALFRED DE MUSSET
+
+ÉDITION ORNÉE DE 28 GRAVURES
+
+D' APRÈS LES DESSINS DE BIDA
+
+D'UN PORTRAIT GRAVÉ PAR FLAMENG D'APRÈS L'ORIGINAL DE LANDELLE
+
+ET ACCOMPAGNÉE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRÈRE
+
+TOME SEPTIÈME
+
+NOUVELLES ET CONTES
+
+II
+
+PARIS
+
+ÉDITION CHARPENTIER
+
+L. HÉBERT, LIBRAIRE
+
+7, RUE PERRONET, 7
+
+1888
+
+
+
+
+CROISILLES
+
+1839
+
+I
+
+
+Au commencement du règne de Louis XV, un jeune homme nommé Croisilles,
+fils d'un orfèvre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. Il avait
+été chargé par son père d'une affaire de commerce, et cette affaire
+s'était terminée à son gré. La joie d'apporter une bonne nouvelle le
+faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car,
+bien qu'il eût dans ses poches une somme d'argent assez considérable, il
+voyageait à pied pour son plaisir. C'était un garçon de bonne humeur, et
+qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et étourdi, qu'on
+le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de travers, sa
+perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la
+Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant, levé dès le matin, soupant au
+cabaret, et charmé de traverser ainsi l'une des plus belles contrées de
+la France. Tout en dévastant, au passage, les pommiers de la Normandie,
+il cherchait des rimes dans sa tête (car tout étourdi est un peu poète),
+et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son
+pays; ce n'était pas moins que la fille d'un fermier général,
+mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche héritière fort courtisée.
+Croisilles n'était point reçu chez M. Godeau autrement que par hasard,
+c'est-à-dire qu'il y avait porté quelquefois des bijoux achetés chez son
+père. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait mal une
+immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et
+se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement riche. Il
+n'était donc pas homme à laisser entrer dans son salon le fils d'un
+orfèvre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du
+monde, que Croisilles n'était pas mal tourné, et que rien n'empêche un
+joli garçon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles adorait
+mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas fâchée. Il pensait donc à
+elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais réfléchi à
+rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le séparaient de
+sa bien-aimée, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom de
+baptême qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et la
+rime était aisée à trouver. Croisilles, arrivé à Honfleur, s'embarqua le
+cœur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, dès qu'il eut
+touché le rivage, il courut à la maison paternelle.
+
+Il trouva la boutique fermée; il y frappa à plusieurs reprises, non sans
+étonnement ni sans crainte, car ce n'était point un jour de fête;
+personne ne venait. Il appela son père, mais en vain. Il entra chez un
+voisin pour demander ce qui était arrivé; au lieu de lui répondre, le
+voisin détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître. Croisilles
+répéta ses questions; il apprit que son père, depuis longtemps gêné dans
+ses affaires, venait de faire faillite, et s'était enfui en Amérique,
+abandonnant à ses créanciers tout ce qu'il possédait.
+
+Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord frappé de
+l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais son père. Il lui paraissait
+impossible de se trouver ainsi abandonné tout à coup; il voulut à toute
+force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les scellés
+étaient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant à sa douleur, il
+se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations de ceux qui
+l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son père, quoiqu'il le sût
+déjà bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la foule s'attrouper
+autour de lui, et, dans le plus profond désespoir, il se dirigea vers le
+port.
+
+Arrivé sur la jetée, il marcha devant lui comme un homme égaré qui ne
+sait où il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans ressources,
+n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus
+d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tenté de mourir en s'y
+précipitant. Au moment où, cédant à cette pensée, il s'avançait vers un
+rempart élevé, un vieux domestique, nommé Jean, qui servait sa famille
+depuis nombre d'années, s'approcha de lui.
+
+--Ah! mon pauvre Jean! s'écria-t-il, tu sais ce qui s'est passé depuis
+mon départ. Est-il possible que mon père nous quitte sans avertissement,
+sans adieu?
+
+--Il est parti, répondit Jean, mais non pas sans vous dire adieu.
+
+En même temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna à son jeune
+maître. Croisilles reconnut l'écriture de son père, et, avant d'ouvrir
+la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que
+quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la
+trouva confirmée. Honnête jusque-là et connu pour tel, ruiné par un
+malheur imprévu (la banqueroute d'un associé), le vieil orfèvre n'avait
+laissé à son fils que quelques paroles banales de consolation, et nul
+espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien,
+dit-on, qui se perde.
+
+--Jean, mon ami, tu m'as bercé, dit Croisilles après avoir lu la lettre,
+et tu es certainement aujourd'hui le seul être qui puisse m'aimer un
+peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est fâcheuse pour
+toi; car, aussi vrai que mon père s'est embarqué là, je vais me jeter
+dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais
+un jour ou l'autre, car je suis perdu.
+
+--Que voulez-vous y faire? répliqua Jean, n'ayant point l'air d'avoir
+entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que
+voulez-vous y faire, mon cher maître? Votre père a été trompé; il
+attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'était pas peu de
+chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune
+depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son
+commerce, et les écus arriver un à un chez vous. C'est un honnête homme,
+et habile; on a cruellement abusé de lui. Ces jours derniers, j'étais
+encore là, et comme les écus étaient arrivés, je les ai vus partir du
+logis. Votre père a payé tout ce qu'il a pu pendant une journée entière;
+et, lorsque son secrétaire a été vide, il n'a pu s'empêcher de me dire,
+en me montrant un tiroir où il ne restait que six francs: «Il y avait
+ici cent mille francs ce matin!» Ce n'est pas là une banqueroute,
+monsieur, ce n'est point une chose qui déshonore!
+
+--Je ne doute pas plus de la probité de mon père, répondit Croisilles,
+que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais
+j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis
+point fait à la misère, je n'ai pas l'esprit nécessaire pour recommencer
+ma fortune. Et quand je l'aurais? mon père est parti. S'il a mis trente
+ans à s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour réparer ce coup? Bien
+davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra là-bas, et je
+ne puis pas même l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en
+mourant aussi.
+
+Tout désolé qu'était Croisilles, il avait beaucoup de religion. Quoique
+son désespoir lui fit désirer la mort, il hésitait à se la donner. Dès
+les premiers mots de cet entretien, il s'était appuyé sur le bras de
+Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entrés
+dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:
+
+--Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a le
+droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre père ne
+s'est pas tué, Dieu merci, comment pouvez-vous songer à mourir?
+Puisqu'il n'y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, que
+penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvreté. Ce ne
+serait ni brave ni chrétien; car, au fond, qu'est-ce qui vous effraye?
+Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni père ni
+mère. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il
+n'y a rien d'impossible à Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en pareil cas?
+Votre père n'était pas né riche, tant s'en faut, sans vous offenser, et
+c'est peut-être ce qui le console. Si vous aviez été ici depuis un mois,
+cela vous aurait donné du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner,
+personne n'est à l'abri d'une banqueroute; mais votre père, j'ose le
+dire, a été un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite. Mais que
+voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un bâtiment pour
+l'Amérique. Je l'ai accompagné jusque sur le port, et si vous aviez vu
+sa tristesse! comme il m'a recommandé d'avoir soin de vous, de lui
+donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idée que vous
+avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a son temps d'épreuve
+ici-bas, et j'ai été soldat avant d'être domestique. J'ai rudement
+souffert, mais j'étais jeune; j'avais votre âge, monsieur, à cette
+époque-là, et il me semblait que la Providence ne peut pas dire son
+dernier mot à un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empêcher
+le bon Dieu de réparer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le temps, et
+tout s'arrangera. S'il m'était permis de vous conseiller, vous
+attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en
+trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde.
+Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment?
+
+Pendant que Jean s'évertuait à persuader son maître, celui-ci marchait
+en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de
+côté et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui pût le rattacher
+à la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle Godeau,
+la fille du fermier général, vint à passer avec sa gouvernante. L'hôtel
+qu'elle habitait n'était pas éloigné de là; Croisilles la vit entrer
+chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les
+raisonnements du monde. J'ai dit qu'il était un peu fou, et qu'il cédait
+presque toujours à un premier mouvement. Sans hésiter plus longtemps et
+sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla
+frapper à la porte de M. Godeau.
+
+
+
+
+II
+
+
+Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un financier,
+on imagine un ventre énorme, de courtes jambes, une immense perruque,
+une large face à triple menton, et ce n'est pas sans raison qu'on s'est
+habitué à se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait à quels
+abus ont donné lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait une loi
+de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui
+s'engraissent non seulement de leur propre oisiveté, mais encore du
+travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, était des plus
+classiques qu'on pût voir, c'est-à-dire des plus, gros; pour l'instant
+il avait la goutte, chose fort à la mode en ce temps-là, comme l'est à
+présent la migraine. Couché sur une chaise longue, les yeux à demi
+fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de glaces qui
+l'environnaient répétaient majestueusement de toutes parts son énorme
+personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les
+meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminée, le plafond,
+étaient dorés; son habit l'était; je ne sais si sa cervelle ne l'était
+pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait
+manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en
+sourire tout seul, lorsqu'on lui annonça Croisilles, qui entra d'un air
+humble mais résolu, et dans tout le désordre qu'on peut supposer d'un
+homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de
+cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque
+emplette; il fut confirmé dans cette pensée en la voyant paraître
+presque en même temps que le jeune homme. Il fit signe à Croisilles, non
+pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa,
+et Croisilles, resté debout, s'exprima à peu près en ces termes:
+
+--Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute d'un
+associé l'a forcé à suspendre ses payements, et, ne pouvant assister à
+sa propre honte, il s'est enfui en Amérique, après avoir donné à ses
+créanciers jusqu'à son dernier sou. J'étais absent lorsque cela s'est
+passé; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet événement. Je
+suis absolument sans ressources et déterminé à mourir. Il est très
+probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter à l'eau. Je
+l'aurais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard ne m'avait fait
+rencontrer mademoiselle votre fille tout à l'heure. Je l'aime, monsieur,
+du plus profond de mon cœur; il y a deux ans que je suis amoureux
+d'elle, et je me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui dois;
+mais aujourd'hui, en vous le déclarant, je remplis un devoir
+indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la
+mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'épouse
+mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre espérance que vous
+m'accordiez cette demande, mais je dois néanmoins vous la faire; car je
+suis bon chrétien, monsieur, et lorsqu'un bon chrétien se voit arrivé à
+un tel degré de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de souffrir la
+vie, il doit du moins, pour atténuer son crime, épuiser toutes les
+chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti.
+
+Au commencement de ce discours, M. Godeau avait supposé qu'on venait lui
+emprunter de l'argent, et il avait jeté prudemment son mouchoir sur les
+sacs placés auprès de lui, préparant d'avance un refus poli, car il
+avait toujours eu de la bienveillance pour le père de Croisilles. Mais
+quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut compris de quoi il
+s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne fût devenu
+complètement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de le faire
+mettre à la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un visage
+si déterminé, qu'il eut pitié d'une démence si tranquille. Il se
+contenta de dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus
+longtemps à entendre de pareilles inconvenances.
+
+Pendant que Croisilles avait parlé, mademoiselle Godeau était devenue
+rouge comme une pèche au mois d'août. Sur l'ordre de son père, elle se
+retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas
+s'apercevoir. Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se
+souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforçant de prendre
+un air paternel:
+
+--Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques pas de moi
+et que tu as réellement perdu la tête. Non seulement j'excuse ta
+démarche, mais je consens à ne point t'en punir. Je suis fâché que ton
+pauvre diable de père ait fait banqueroute et qu'il ait décampé; c'est
+fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourné la cervelle. Je
+veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi là.
+
+--C'est inutile, monsieur, répondit Croisilles; du moment que vous me
+refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé de vous. Je vous souhaite
+toutes sortes de prospérités.
+
+--Et où t'en vas-tu?
+
+--Écrire à mon père et lui dire adieu.
+
+--Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou le
+diable m'emporte.
+
+--Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne pas.
+
+--La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je, et
+écoute-moi.
+
+M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c'est qu'il n'est
+jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jeté à
+l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière,
+jeta un regard distrait sur son jabot, et continua.
+
+--Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce que
+tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne
+suffit pas; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si tu venais me
+demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais
+qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille?
+
+--Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien éloigné de supposer
+que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela
+au monde qui pourrait m'empêcher de mourir, si vous croyez en Dieu,
+comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'amène.
+
+--Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends pas
+qu'on m'interroge; réponds d'abord: Où as-tu vu ma fille?
+
+--Dans la boutique de mon père et dans cette maison, lorsque j'y ai
+apporté des bijoux pour mademoiselle Julie.
+
+--Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y reconnaît
+plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte,
+sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser prétendre à la main de la
+fille d'un fermier général?
+
+--Non, je l'ignore absolument, à moins que ce ne soit d'être aussi riche
+qu'elle.
+
+--Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.
+
+--Eh bien! je m'appelle Croisilles.
+
+--Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles?
+
+--Ma foi, monsieur, en mon âme et conscience, c'est un aussi beau nom
+que Godeau.
+
+--Tu es un impertinent, et tu me le payeras.
+
+--Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai pas la moindre
+envie de vous offenser. Si vous voyez là quelque chose qui vous blesse,
+et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en
+colère: en sortant d'ici, je vais me noyer.
+
+Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus
+doucement possible, afin d'éviter tout scandale, sa prudence ne pouvait
+résister à l'impatience de l'orgueil offensé; l'entretien auquel il
+essayait de se résigner lui paraissait monstrueux en lui-même; je laisse
+à penser ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la sorte.
+
+--Écoute, dit-il presque hors de lui et résolu à en finir à tout prix,
+tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens
+commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce que
+c'est que la frénésie qui t'amène? Tu viens me tracasser, tu crois faire
+un coup de tête; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu veux me
+rendre responsable de ta mort. As-tu à te plaindre de moi? dois-je un
+sou à ton père? Est-ce ma faute si tu en es là? Eh, mordieu! on se noie
+et on se tait.
+
+--C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre très humble
+serviteur.
+
+--Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours à moi.
+Tiens, mon garçon, voilà quatre louis d'or; va-t'en dîner à la cuisine,
+et que je n'entende plus parler de toi.
+
+--Bien obligé, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre argent!
+
+Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa
+conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se renfonça de
+plus belle dans sa chaise et reprit ses méditations.
+
+Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-là, n'était pas si loin qu'on
+pouvait le croire; elle s'était, il est vrai, retirée par obéissance
+pour son père; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle était restée à
+écouter derrière la porte. Si l'extravagance de Croisilles lui
+paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car
+l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passé pour offense; d'un
+autre côté, comme il n'était pas possible de douter du désespoir du
+jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise à la fois par les
+deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la
+curiosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé et Croisilles prêt à
+sortir, elle traversa rapidement le salon où elle se trouvait, ne
+voulant pas être surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son
+appartement; mais presque aussitôt elle revint sur ses pas. L'idée que
+Croisilles allait peut-être réellement se donner la mort lui troubla le
+cœur malgré elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle
+marcha à sa rencontre; le salon était vaste, et les deux jeunes gens
+vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles était pâle comme
+la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui
+pût exprimer ce qu'elle sentait. En passant à côté de lui, elle laissa
+tomber à terre un bouquet de violettes qu'elle tenait à la main. Il se
+baissa aussitôt, ramassa le bouquet et le présenta à la jeune fille pour
+le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route
+sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son père. Croisilles,
+resté seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison le cœur
+agité, ne sachant trop que penser de cette aventure.
+
+
+
+
+III
+
+
+À peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit accourir son
+fidèle Jean, dont le visage exprimait la joie.
+
+--Qu'est-il arrivé? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle à
+m'apprendre?
+
+--Monsieur, répondit Jean, j'ai à vous apprendre que les scellés sont
+levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes de votre
+père payées, vous restez propriétaire de la maison. Il est bien vrai
+qu'on a emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et qu'on a
+même enlevé les meubles; mais enfin la maison vous appartient, et vous
+n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce
+que vous étiez devenu, et j'espère, mon cher maître, que vous serez
+assez sage pour prendre un parti raisonnable.
+
+--Quel parti veux-tu que je prenne?
+
+--Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle, vaut
+une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de
+faim; et qui vous empêcherait d'acheter un petit fonds de commerce qui
+ne manquerait pas de prospérer?
+
+--Nous verrons cela, répondit Croisilles, tout en se hâtant de prendre
+le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais,
+lorsqu'il y fut arrivé, un si triste spectacle s'offrit à lui, qu'il eut
+à peine le courage d'entrer. La boutique en désordre, les chambres
+désertes, l'alcôve de son père vide, tout présentait à ses regards la
+nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise; tous les tiroirs
+avaient été fouillés, le comptoir brisé, la caisse emportée; rien
+n'avait échappé aux recherches avides des créanciers et de la justice,
+qui, après avoir pillé la maison, étaient partis, laissant les portes
+ouvertes, comme pour témoigner aux passants que leur besogne était
+accomplie.
+
+--Voilà donc, s'écria Croisilles, voilà donc ce qui reste de trente ans
+de travail et de la plus honnête existence, faute d'avoir eu à temps, au
+jour fixe, de quoi faire honneur à une signature imprudemment engagée!
+Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livré aux plus
+tristes pensées, Jean paraissait fort embarrassé. Il supposait que son
+maître était sans argent, et qu'il pouvait même n'avoir pas dîné. Il
+cherchait donc quelque moyen pour le questionner là-dessus, et pour lui
+offrir, en cas de besoin, une part de ses économies. Après s'être mis
+l'esprit à la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un biais
+convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles,
+et de lui demander d'une voix attendrie:
+
+--Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?
+
+Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent à la fois si
+burlesque et si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, ne put
+s'empêcher d'en rire.
+
+--Et à propos de quoi cette question? dit-il.
+
+--Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire une pour
+mon dîner, et si par hasard vous les aimiez toujours...
+
+Croisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce moment la somme qu'il
+rapportait à son père; la proposition de Jean le fit se ressouvenir que
+ses poches étaient pleines d'or.
+
+--Je te remercie de tout mon cœur, dit-il au vieillard, et j'accepte
+avec plaisir ton dîner; mais, si tu es inquiet de ma fortune,
+rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir un
+bon souper que tu partageras à ton tour avec moi.
+
+En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien garnies,
+qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis.
+
+--Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user
+pour un jour ou deux. À qui faut-il que je m'adresse pour la faire tenir
+à mon père?
+
+--Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père m'a bien
+recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait; et si je ne
+vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle manière vos
+affaires de Paris s'étaient terminées. Votre père ne manquera de rien
+là-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra de son
+mieux; il a d'ailleurs emporté ce qu'il lui faut, car il était bien sûr
+d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laissé, monsieur, tout ce
+qu'il a laissé, est à vous, il vous le marque lui-même dans sa lettre,
+et je suis expressément chargé de vous le répéter. Cet or est donc aussi
+légitimement votre bien que cette maison où nous sommes. Je puis vous
+rapporter les paroles mêmes que votre père, m'a dites en partant: «Que
+mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour
+m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera
+après mes dettes payées, comme si c'était mon héritage.» Voilà,
+monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre poche,
+et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, je vous prie, à la
+maison.
+
+La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de Jean ne
+laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles de son père l'avaient
+ému à tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre part, dans un
+pareil moment, quatre mille francs n'étaient pas une bagatelle. Pour ce
+qui regardait la maison, ce n'était point une ressource certaine, car on
+ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et
+difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un
+changement considérable à la situation dans laquelle se trouvait le
+jeune homme; il se sentit tout à coup attendri, ébranlé dans sa funeste
+résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus triste et moins désolé.
+Après avoir fermé les volets de la boutique, il sortit de la maison avec
+Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'empêcher de
+songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles
+servent quelquefois à nous faire trouver une joie imprévue dans la plus
+faible lueur d'espérance. Ce fut avec cette pensée qu'il se mit à table
+à côté de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de
+faire tous ses efforts pour l'égayer.
+
+Les étourdis ont un heureux défaut: ils se désolent aisément, mais ils
+n'ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se
+distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou égoïstes; ils
+sentent peut-être plus vivement que d'autres, et ils sont très capables
+de se brûler la cervelle dans un moment de désespoir; mais, ce moment
+passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent dîner, qu'ils
+boivent et mangent comme à l'ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en
+se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les
+traversent comme des flèches: bonne et violente nature qui sait
+souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout à nu,
+non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente
+comme le cristal de roche.
+
+Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de se noyer, s'en
+alla à la comédie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein
+le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le
+parfum dans un profond recueillement, il commença à penser d'un esprit
+plus calme à son aventure du matin. Dès qu'il y eut réfléchi quelque
+temps, il vit clairement la vérité, c'est-à-dire que la jeune fille, en
+lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre,
+avait voulu lui donner une marque d'intérêt; car autrement ce refus et
+ce silence n'auraient été qu'une preuve de mépris, et cette supposition
+n'était pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle Godeau
+avait le cœur moins dur que monsieur son père, et il n'eut pas de peine
+à se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traversé
+le salon, avait exprimé une émotion d'autant plus vraie qu'elle semblait
+involontaire. Mais cette émotion était-elle de l'amour ou seulement de
+la pitié, ou moins encore peut-être, de l'humanité? Mademoiselle Godeau
+avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement
+d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fût? Bien que fané et
+à demi effeuillé, le bouquet avait encore une odeur si exquise et une si
+galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne
+put se défendre d'espérer. C'était une guirlande de roses autour d'une
+touffe de violettes. Combien de sentiments et de mystères un Turc aurait
+lus dans ces fleurs, en interprétant leur langage! Mais il n'y a que
+faire d'être Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui tombent du
+sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais
+muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu,
+lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un
+amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une
+ressemblance avec l'amour, et il y a même des gens qui pensent que
+l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui
+l'exhale est la plus belle de la création.
+
+Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif à la tragédie
+qu'on représentait pendant ce temps-là, mademoiselle Godeau elle-même
+parut dans une loge en face de lui. L'idée ne lui vint pas que, si elle
+l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là après
+ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se
+rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris
+était venue en poste jouer Mérope, et la foule était si serrée, qu'il
+n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de
+fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des
+yeux. Il remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade, et qu'elle ne
+parlait à personne qu'avec une sorte de répugnance. Sa loge était
+entourée, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de
+petits-maîtres normands dans la ville; chacun venait à son tour passer
+devant elle à la galerie, car, pour entrer dans la loge même qu'elle
+occupait, cela n'était pas possible, attendu que monsieur son père en
+remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles
+remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'écoutait pas la
+pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main, le
+regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une statue
+de Vénus déguisée en marquise; l'étalage de sa robe et de sa coiffure,
+son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur, toute la pompe de sa
+toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité. Jamais
+Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant
+l'entr'acte, de s'échapper de la cohue, il courut regarder au carreau de
+la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que
+mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une heure, se
+retourna. Elle tressaillit légèrement en l'apercevant, et ne jeta sur
+lui qu'un coup d'œil; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup
+d'œil exprimait la surprise, l'inquiétude, le plaisir de l'amour; s'il
+voulait dire: «Quoi! vous n'êtes pas mort!» ou: «Dieu soit béni! vous
+voilà vivant!» je ne me charge pas de le démêler; toujours est-il que,
+sur ce coup d'œil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire
+aimer.
+
+
+
+
+IV
+
+
+De tous les obstacles qui nuisent à l'amour, l'un des plus grands est
+sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une
+très véritable. Croisilles n'avait pas ce triste défaut que donnent
+l'orgueil et la timidité; il n'était pas de ceux qui tournent pendant
+des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour
+d'un oiseau en cage. Dès qu'il eut renoncé à se noyer, il ne songea plus
+qu'à faire savoir à sa chère Julie qu'il vivait uniquement pour elle;
+mais comment le lui dire? S'il se présentait une seconde fois à l'hôtel
+du fermier général, il n'était pas douteux que M. Godeau ne le fit
+mettre au moins à la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une femme de
+chambre, quand il lui arrivait d'aller à pied; il était donc inutile
+d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisées de sa
+maîtresse est une folie chère aux amoureux, mais qui, dans le cas
+présent, était plus inutile encore. J'ai dit que Croisilles était fort
+religieux; il ne lui vint donc pas à l'esprit de chercher à rencontrer
+sa belle à l'église. Comme le meilleur parti, quoique le plus dangereux,
+est d'écrire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler soi-même, il
+écrivit dès le lendemain. Sa lettre n'avait, bien entendu, ni ordre ni
+raison. Elle était à peu près conçue en ces termes:
+
+
+«Mademoiselle,
+
+
+«Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait posséder de
+fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser. Je vous fais là une
+étrange question; mais je vous aime si éperdument qu'il m'est impossible
+de ne pas la faire, et vous êtes la seule personne au monde à qui je
+puisse l'adresser. Il m'a semblé, hier au soir, que vous me regardiez au
+spectacle. Je voulais mourir; plût à Dieu que je fusse mort, en effet,
+si je me trompe et si ce regard n'était pas pour moi! Dites-moi si le
+hasard peut être assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une manière à la
+fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre. Vous
+êtes riche, belle, je le sais; votre père est orgueilleux et avare, et
+vous avez le droit d'être fière; mais je vous aime, et le reste est un
+songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez à ce que peut l'amour,
+puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens
+une inexprimable jouissance à vous écrire cette folle lettre qui
+m'attirera peut-être votre colère; mais pensez aussi, mademoiselle,
+qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous
+laissé ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, à ma place;
+j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire.
+Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour être
+certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir écouter mon amour
+avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'à vous. Quoi que vous
+fassiez, votre image m'est restée; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant
+le cœur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce
+bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on,
+aime, je conserverai quelque espérance.»
+
+Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s'en alla devant l'hôtel
+Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'à ce qu'il vît
+sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en
+cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de
+chambre de mademoiselle Julie eût résolu ce jour-là de faire emplette
+d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque
+Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se
+charger de sa lettre. Le marché fut bientôt conclu; la servante prit
+l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par
+reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint à sa maison et s'assit
+devant sa porte, attendant la réponse.
+
+Avant de parler de cette réponse, il faut dire un mot de mademoiselle
+Godeau. Elle n'était pas tout à fait exempte de la vanité de son père,
+mais son bon naturel y remédiait. Elle était, dans la force du terme, ce
+qu'on nomme un enfant gâté. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais
+on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journées à sa
+toilette, et les soirées sur un sofa, n'ayant pas l'air d'entendre la
+conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle était
+prodigieusement coquette, et son propre visage était à coup sûr ce
+qu'elle avait le plus considéré en ce monde. Un pli à sa collerette, une
+tache d'encre à son doigt, l'auraient désolée; aussi, quand sa robe lui
+plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur sa
+glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni goût ni aversion
+pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle allait
+volontiers au bal, et elle y renonçait sans humeur, quelquefois sans
+motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement.
+Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau
+à son choix, elle était une heure à se décider, ne pouvant se trouver un
+désir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, il arrivait que
+Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soirée, pendant ce
+temps-là, seule dans sa chambre, en grande toilette, à se promener de
+long en large, son éventail à la main. Si on lui adressait un
+compliment, elle détournait la tête, et si on tentait de lui faire la
+cour, elle ne répondait que par un regard à la fois si brillant et si
+sérieux, qu'elle déconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne
+l'avait fait rire; jamais un air d'opéra, une tirade de tragédie, ne
+l'avaient émue; jamais, enfin, son cœur n'avait donné signe de vie, et,
+en la voyant passer dans tout l'éclat de sa nonchalante beauté, on
+aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde
+en rêvant.
+
+Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas aisé à comprendre.
+Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait
+qu'elle-même. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son
+caractère: elle attendait. Depuis l'âge de quatorze ans, elle avait
+entendu répéter sans cesse que rien n'était aussi charmant qu'elle; elle
+en était persuadée; c'est pourquoi elle prenait grand soin de sa parure:
+en manquant de respect à sa personne, elle aurait cru commettre un
+sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa beauté, comme un
+enfant dans ses habits de fête; mais elle était bien loin de croire que
+cette beauté dût rester inutile; sous son apparente insouciance se
+cachait une volonté secrète, inflexible, et d'autant plus forte qu'elle
+était mieux dissimulée. La coquetterie des femmes ordinaires, qui se
+dépense en œillades, en minauderies et en sourires, lui semblait une
+escarmouche puérile, vaine, presque méprisable. Elle se sentait en
+possession d'un trésor, et elle dédaignait de le hasarder au jeu pièce à
+pièce: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop habituée à
+voir ses désirs prévenus, elle ne cherchait pas cet adversaire; on peut
+même dire davantage, elle était étonnée qu'il se fit attendre. Depuis
+quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle étalait
+consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles épaules, il
+lui paraissait inconcevable qu'elle n'eût point encore inspiré une
+grande passion. Si elle eût dit le fond de sa pensée, elle eût
+volontiers répondu à ceux qui lui faisaient des compliments: «Eh bien!
+s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brûlez-vous la cervelle
+pour moi?» Réponse que, du reste, pourraient faire bien des jeunes
+filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du cœur,
+quelquefois sur le bord des lèvres.
+
+Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme que
+d'être jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se voir
+parée, digne en tout point de plaire, toute disposée à se laisser aimer,
+et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve
+charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse,
+mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irréprochable, mon visage
+le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chaussé; et tout
+cela ne me sert à rien qu'à aller bâiller dans le coin d'un salon! Si un
+jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en
+mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant,
+c'est un fat de province; dès que je parais quelque part, j'excite un
+murmure d'admiration, mais personne ne me dit, à moi seule, un mot qui
+me fasse battre le cœur. J'entends des impertinents qui me louent tout
+haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste et sincère ne cherche
+le mien. Je porte une âme ardente, pleine de vie, et je ne suis, à tout
+prendre, qu'une jolie poupée qu'on promène, qu'on fait sauter au bal,
+qu'une gouvernante habille le matin et décoiffe le soir, pour
+recommencer le lendemain.
+
+Voilà ce que mademoiselle Godeau s'était dit bien des fois à elle-même,
+et il y avait de certains jours où cette pensée lui inspirait un si
+sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journée
+entière. Lorsque Croisilles lui écrivit, elle était précisément dans un
+accès d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et elle
+rêvait profondément, étendue dans une bergère, lorsque sa femme de
+chambre entra et lui remit la lettre d'un air mystérieux. Elle regarda
+l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'écriture, elle retomba dans sa
+distraction. La femme de chambre se vit alors forcée d'expliquer de quoi
+il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez déconcerté, ne sachant trop
+comment la jeune fille prendrait cette démarche. Mademoiselle Godeau
+écouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta seulement un
+coup d'œil; elle demanda aussitôt une feuille de papier, et écrivit
+nonchalamment ce peu de mots:
+
+«Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fière. Si vous aviez
+seulement cent mille écus, je vous épouserais très volontiers.»
+
+Telle fut la réponse que la femme de chambre rapporta sur-le-champ à
+Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine.
+
+
+
+
+V
+
+
+Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas dans le pas
+d'un âne; et si Croisilles eût été défiant, il eût pu croire, en lisant
+la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle était folle ou qu'elle se
+moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien
+autre chose, sinon que sa chère Julie l'aimait, qu'il lui fallait cent
+mille écus, et il ne songea, dès ce moment, qu'à tâcher de se les
+procurer.
+
+Il possédait deux cents louis comptant, plus une maison qui, comme je
+l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire?
+Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en
+devinssent tout à coup trois cent mille? La première idée qui vint à
+l'esprit du jeune homme fut de trouver une manière quelconque de jouer à
+croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la
+maison. Croisilles commença donc par coller sur sa porte un écriteau
+portant que sa maison était à vendre; puis, tout en rêvant à ce qu'il
+ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur.
+
+Une semaine s'écoula, puis une autre; pas un acheteur ne se présenta.
+Croisilles passait ses journées à se désoler avec Jean, et le désespoir
+s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna à sa porte.
+
+--Cette maison est à vendre, monsieur. En êtes-vous le propriétaire?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Et combien vaut-elle?
+
+--Trente mille francs, à ce que je crois; du moins je l'ai entendu dire
+à mon père.
+
+Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit à la
+cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit
+tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures,
+ouvrit et ferma les fenêtres; puis enfin, après avoir tout bien examiné,
+sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua
+Croisilles et se retira.
+
+Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le cœur palpitant, ne
+fut pas, comme on pense, peu désappointé de cette retraite silencieuse.
+Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de réfléchir, et
+qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours,
+n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant à la fenêtre
+du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean,
+fidèle à son triste rôle de raisonneur, faisait, comme on dit, de la
+morale à son maître, pour le dissuader de vendre sa maison d'une manière
+si précipitée et dans un but si extravagant. Mourant d'impatience,
+d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et
+sortit, résolu à tenter la fortune avec cette somme, puisqu'il n'en
+pouvait avoir davantage.
+
+Les tripots, dans ce temps-là, n'étaient pas publics, et l'on n'avait
+pas encore inventé ce raffinement de civilisation qui permet au premier
+venu de se ruiner à toute heure, dès que l'envie lui en passe par la
+tête. À peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il s'arrêta, ne sachant
+où aller risquer son argent. Il regardait les maisons du voisinage, et
+les toisait les unes après les autres, tâchant de leur trouver une
+apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de
+bonne mine, vêtu d'un habit magnifique, vint à passer. À en juger par
+les dehors, ce ne pouvait être qu'un fils de famille. Croisilles
+l'aborda poliment.
+
+--Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la liberté que je
+prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les
+perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque
+honnête endroit où se font ces sortes de choses?
+
+À ce discours assez étrange, le jeune homme partit d'un éclat de rire.
+
+--Ma foi! monsieur, répondit-il, si vous cherchez un mauvais lieu, vous
+n'avez qu'à me suivre, car j'y vais.
+
+Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils entrèrent tous deux
+dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent reçus le mieux
+du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs
+jeunes gens étaient déjà assis autour d'un tapis vert: Croisilles y prit
+modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis
+furent perdus.
+
+Il sortit aussi triste que peut l'être un amoureux qui se croit aimé. Il
+ne lui restait pas de quoi dîner, mais ce n'était pas ce qui
+l'inquiétait.
+
+--Comment ferai-je à présent, se demanda-t-il, pour me procurer de
+l'argent? À qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me prêter
+seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre?
+
+Pendant qu'il était dans cet embarras, il rencontra son brocanteur juif.
+Il n'hésita pas à s'adresser à lui, et, en sa qualité d'étourdi, il ne
+manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif
+n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'était venu la voir
+que par curiosité, ou, pour mieux dire, par acquit de conscience, comme
+un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte,
+pour voir s'il n'y a rien à voler; mais il vit Croisilles si désespéré,
+si triste, si dénué de toute ressource, qu'il ne put résister à la
+tentation de profiter de sa misère, au risque de se gêner un peu pour
+payer la maison. Il lui en offrit donc à peu près le quart de ce qu'elle
+valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur,
+signa aveuglément un marché à faire dresser les cheveux sur la tête, et,
+dès le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il se
+dirigea de rechef vers le tripot où il avait été si poliment et si
+lestement ruiné la veille.
+
+En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; le
+vent était doux, l'Océan tranquille. De toutes parts, des négociants,
+des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et venaient.
+Des crocheteurs transportaient d'énormes ballots pleins de marchandises.
+Les passagers faisaient leurs adieux; de légères barques flottaient de
+tous côtés; sur tous les visages on lisait la crainte, l'impatience ou
+l'espérance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le majestueux
+navire se balançait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses.
+
+--Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce
+qu'on possède, et d'aller chercher au delà des mers une périlleuse
+fortune! Quelle émotion de regarder partir ce vaisseau chargé de tant de
+richesses, du bien-être de tant de familles! Quelle joie de le voir
+revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confié, rentrant plus
+fier et plus riche qu'il n'était parti! Que ne suis-je un de ces
+marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel tapis
+vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi
+n'achèterais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries? qui m'en
+empêche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine refuserait-il de se
+charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette
+pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la
+triplerais peut-être par une honnête industrie. Si Julie m'aime
+véritablement, elle attendra quelques années, et elle me restera fidèle
+jusqu'à ce que je puisse l'épouser. Le commerce produit quelquefois des
+bénéfices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas d'exemples, en ce
+monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagnées ainsi sur ces flots
+changeants: pourquoi la Providence ne bénirait-elle pas une tentative
+faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces
+marchands qui ont tant amassé et qui envoient des navires aux deux bouts
+de la terre, plus d'un a commencé par une moindre somme que celle que
+j'ai là. Ils ont prospéré avec l'aide de Dieu; pourquoi ne pourrais-je
+pas prospérer à mon tour? Il me semble qu'un bon vent souffle dans ces
+voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est
+jeté, je vais m'adresser à ce capitaine qui me paraît aussi de bonne
+mine, j'écrirai ensuite à Julie, et je veux devenir un habile négociant.
+
+Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un peu
+fous, c'est de le devenir tout à fait par instants. Le pauvre garçon,
+sans réfléchir davantage, mit son caprice à exécution. Trouver des
+marchandises à acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y connaît
+pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour
+obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui vendit
+autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans
+une charrette, fut promptement transporté à bord. Croisilles, ravi et
+plein d'espérance, avait écrit lui-même en grosses lettres son nom sur
+ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable;
+l'heure du départ arriva bientôt, et le navire s'éloigna de la côte.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles n'avait
+rien gardé. D'un autre côté, sa maison était vendue; il ne lui restait
+pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de gîte,
+et pas un denier. Avec toute la bonne volonté possible, Jean ne pouvait
+supposer que son maître fût réduit à un tel dénûment; Croisilles était,
+non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti
+de coucher à la belle étoile, et, quant aux repas, voici le calcul qu'il
+fit: il présumait que le vaisseau qui portait sa fortune mettrait six
+mois à revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre d'or que
+son père lui avait donnée, et qu'il avait heureusement gardée; il en eut
+trente-six livres. C'était de quoi vivre à peu près six mois avec quatre
+sous par jour. Il ne douta pas que ce ne fût assez, et, rassuré par le
+présent, il écrivit à mademoiselle Godeau pour l'informer de ce qu'il
+avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa
+détresse; il lui annonça, au contraire, qu'il avait entrepris une
+opération de commerce magnifique, dont les résultats étaient prochains
+et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la _Fleurette_, vaisseau à
+fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et
+ses soieries; il la supplia de lui rester fidèle pendant un an, se
+réservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa part, il lui
+jura un éternel amour.
+
+Lorsque mademoiselle Godeau reçut cette lettre, elle était au coin de
+son feu, et elle tenait à la main, en guise d'écran, un de ces bulletins
+qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entrée et la sortie des
+navires, et en même temps annoncent les désastres. Il ne lui était
+jamais arrivé, comme on peut penser, de prendre intérêt à ces sortes de
+choses, et elle n'avait jamais jeté les yeux sur une seule de ces
+feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin
+qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut précisément le
+nom de la _Fleurette_; le navire avait échoué sur les côtes de France
+dans la nuit même qui avait suivi son départ. L'équipage s'était sauvé à
+grand'peine, mais toutes les marchandises avaient été perdues.
+
+Mademoiselle Godeau, à cette nouvelle, ne se souvint plus que Croisilles
+avait fait devant elle l'aveu de sa pauvreté; elle en fut aussi désolée
+que s'il se fût agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une
+tempête, les vents en furie, les cris des noyés, la ruine d'un homme qui
+l'aimait, toute une scène de roman, se présentèrent à sa pensée; le
+bulletin et la lettre lui tombèrent des mains; elle se leva dans un
+trouble extrême, et, le sein palpitant, les yeux prêts à pleurer, elle
+se promena à grands pas, résolue à agir dans cette occasion, et se
+demandant ce qu'elle devait faire.
+
+Il y a une justice à rendre à l'amour, c'est que plus les motifs qui le
+combattent sont forts, clairs, simples, irrécusables, en un mot, moins
+il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est
+une belle chose sous le ciel que cette déraison du cœur; nous ne
+vaudrions pas grand'chose sans elle. Après s'être promenée dans sa
+chambre, sans oublier ni son cher éventail, ni le coup d'œil à la glace
+en passant, Julie se laissa retomber dans sa bergère. Qui l'eût pu voir
+en ce moment eût joui d'un beau spectacle: ses yeux étincelaient, ses
+joues étaient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec une
+joie et une douleur délicieuses:
+
+--Pauvre garçon! il s'est ruiné pour moi!
+
+Indépendamment de la fortune qu'elle devait attendre de son père,
+mademoiselle Godeau avait, à elle appartenant, le bien que sa mère lui
+avait laissé. Elle n'y avait jamais songé; en ce moment, pour la
+première fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait disposer de
+cinq cent mille francs. Cette pensée la fit sourire; un projet bizarre,
+hardi, tout féminin, presque aussi fou que Croisilles lui-même, lui
+traversa l'esprit; elle berça quelque temps son idée dans sa tête, puis
+se décida à l'exécuter.
+
+Elle commença par s'enquérir si Croisilles n'avait pas quelque parent
+ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien
+examiné, on découvrit, au quatrième étage d'une vieille maison, une
+tante à demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et qui
+n'était pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre femme, fort
+âgée, semblait avoir été mise ou plutôt laissée au monde comme un
+échantillon des misères humaines. Aveugle, goutteuse, presque sourde,
+elle vivait seule dans un grenier; mais une gaieté plus forte que le
+malheur et la maladie la soutenait à quatre-vingts ans et lui faisait
+encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte
+sans entrer chez elle, et les airs surannés qu'elle fredonnait égayaient
+toutes les filles du quartier. Elle possédait une petite rente viagère
+qui suffisait à l'entretenir; tant que durait le jour, elle tricotait;
+pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'était passé depuis la mort de
+Louis XIV.
+
+Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en
+secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles,
+rubans, diamants, rien ne fut épargné: elle voulait séduire; mais sa
+vraie beauté en cette circonstance fut le caprice qui l'entraînait. Elle
+monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et,
+après le salut le plus gracieux, elle parla à peu près ainsi:
+
+--Vous avez, madame, un neveu nommé Croisilles, qui m'aime et qui a
+demandé ma main; je l'aime aussi et voudrais l'épouser; mais mon père,
+M. Godeau, fermier général de cette ville, refuse de nous marier, parce
+que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde être
+l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine à personne; je ne
+saurais donc avoir la pensée de disposer de moi sans le consentement de
+ma famille. Je viens vous demander une grâce que je vous supplie de
+m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-même proposer ce mariage
+à mon père. J'ai, grâce à Dieu, une petite fortune qui est toute à votre
+service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs
+chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient à votre neveu,
+et elle lui appartient en effet; ce n'est point un présent que je veux
+lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la
+ruine de Croisilles, et il est juste que je la répare. Mon père ne
+cédera pas aisément; il faudra que vous insistiez et que vous ayez un
+peu de courage; je n'en manquerai pas de mon côté. Comme personne au
+monde, excepté moi, n'a de droit sur la somme dont je vous parle,
+personne ne saura jamais de quelle manière elle aura passé entre vos
+mains. Vous n'êtes pas très riche non plus, je le sais, et vous pouvez
+craindre qu'on ne s'étonne de vous voir doter ainsi votre neveu; mais
+songez que mon père ne vous connaît pas, que vous vous montrez fort peu
+par la ville, et que par conséquent il vous sera facile de feindre que
+vous arrivez de quelque voyage. Cette démarche vous coûtera sans doute,
+il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous
+ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour,
+j'espère que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce
+discours, avait été tour à tour surprise, inquiète, attendrie et
+charmée. Le dernier mot la persuada.
+
+--Oui, mon enfant, répéta-t-elle plusieurs fois, je sais ce que c'est,
+je sais ce que c'est!
+
+En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes
+affaiblies la soutenaient à peine; Julie s'avança rapidement, et lui
+tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire,
+elles se trouvèrent en un instant dans les bras l'une de l'autre. Le
+traité fut aussitôt conclu; un cordial baiser le scella d'avance, et
+toutes les confidences nécessaires s'ensuivirent sans peine.
+
+Toutes les explications étant faites, la bonne dame tira de son armoire
+une vénérable robe de taffetas qui avait été sa robe de noce. Ce meuble
+antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un
+grain de poussière ne l'avait défloré; Julie en fut dans l'admiration.
+On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui fût dans
+toute la ville. La bonne dame prépara le discours qu'elle devait tenir à
+M. Godeau; Julie lui apprit de quelle façon il fallait toucher le cœur
+de son père, et n'hésita pas à avouer que la vanité était son côté
+vulnérable.
+
+--Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce penchant,
+nous aurions partie gagnée.
+
+La bonne dame réfléchit profondément, acheva sa toilette sans mot dire,
+serra la main de sa future nièce, et monta en voiture. Elle arriva
+bientôt à l'hôtel Godeau; là, elle se redressa, si bien en entrant,
+qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le
+salon où était tombé le bouquet de Julie, et, quand la porte du boudoir
+s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la précédait:
+
+--Annoncez la baronne douairière de Croisilles.
+
+Ce mot décida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut ébloui. Bien
+que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il
+consentit à tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le fut; qui
+eût osé lui en contester le titre? À mon avis, elle l'avait bien gagné.
+
+
+
+FIN DE CROISILLES.
+
+
+
+Cette nouvelle a été publiée pour la première fois dans le numéro de la
+_Revue des Deux Mondes_ du 15 février 1839.
+
+
+
+
+HISTOIRE
+
+D'UN
+
+MERLE BLANC
+
+1842
+
+I
+
+
+Qu'il est glorieux, mais qu'il est pénible d'être en ce monde un merle
+exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a
+décrit. Mais, hélas! je suis extrêmement rare et très difficile à
+trouver. Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible!
+
+Mon père et ma mère étaient deux bonnes gens qui vivaient, depuis nombre
+d'années, au fond d'un vieux jardin retiré du Marais. C'était un ménage
+exemplaire. Pendant que ma mère, assise dans un buisson fourré, pondait
+régulièrement trois fois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec
+une religion patriarcale, mon père, encore fort propre et fort pétulant,
+malgré son grand âge, picorait autour d'elle toute la journée, lui
+apportant de beaux insectes qu'il saisissait délicatement par le bout
+de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit venue, il ne
+manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d'une chanson qui
+réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre
+nuage n'avait troublé cette douce union.
+
+À peine fus-je venu au monde, que, pour là première fois de sa vie, mon
+père commença à montrer de la mauvaise humeur. Bien que je ne fusse
+encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur,
+ni la tournure de sa nombreuse postérité.
+
+--Voilà un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant de
+travers; il faut que ce gamin-là aille apparemment se fourrer dans tous
+les plâtras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour être toujours
+si laid et si crotté.
+
+--Eh, mon Dieu! mon ami, répondait ma mère, toujours roulée en boule
+dans une vieille écuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous pas
+que c'est de son âge? Et vous-même, dans votre jeune temps, n'avez-vous
+pas été un charmant vaurien? Laissez grandir notre merlichon, et vous
+verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus.
+
+Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s'y trompait pas; elle
+voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosité;
+mais elle faisait comme toutes les mères qui s'attachent souvent à leurs
+enfants par cela même qu'ils sont maltraités de la nature, comme si la
+faute en était à elles, ou comme si elles repoussaient d'avance
+l'injustice du sort qui doit les frapper.
+
+Quand vint le temps de ma première mue, mon père devint tout à fait
+pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes tombèrent, il
+me traita encore avec assez de bonté et me donna même la pâtée, me
+voyant grelotter presque nu dans un coin; mais dès que mes pauvres
+ailerons transis commencèrent à se recouvrir de duvet, à chaque plume
+blanche qu'il vit paraître, il entra dans une telle colère, que je
+craignis qu'il ne me plumât pour le reste de mes jours! Hélas! je
+n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me
+demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi si
+barbare.
+
+Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient mis,
+malgré moi, le cœur en joie, comme je voltigeais dans une allée, je me
+mis, pour mon malheur, à chanter. À la première note qu'il entendit, mon
+père sauta en l'air comme une fusée.
+
+--Qu'est-ce que j'entends-là? s'écria-t-il; est-ce ainsi qu'un merle
+siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce là siffler?
+
+Et, s'abattant près de ma mère avec la contenance la plus terrible:
+
+--Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid?
+
+À ces mots, ma mère indignée s'élança de son écuelle, non sans se faire
+du mal à une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la
+suffoquaient, elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près d'expirer;
+épouvanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon père.
+
+--O mon père! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal
+vêtu, que ma mère n'en soit point punie! Est-ce sa faute si la nature
+m'a refusé une voix comme la vôtre? Est-ce sa faute si je n'ai pas votre
+beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, qui vous donnent
+l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a fait
+de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois
+du moins le seul malheureux!
+
+--Il ne s'agit pas de cela, dit mon père; que signifie la manière
+absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris à
+siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles?
+
+--Hélas! monsieur, répondis-je humblement, j'ai sifflé comme je pouvais,
+me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-être mangé trop de
+mouches.
+
+--On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui.
+Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils, et, lorsque je
+fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier étage,
+un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs
+fenêtres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les yeux
+l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air enfariné
+comme un paillasse de la foire? Si je n'étais le plus pacifique des
+merles, je t'aurais déjà cent fois mis à nu, ni plus ni moins qu'un
+poulet de basse-cour prêt à être embroché.
+
+--Eh bien! m'écriai-je, révolté de l'injustice de mon père, s'il en est
+ainsi, monsieur, qu'à cela ne tienne! je me déroberai à votre présence,
+je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, par
+laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, je
+fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma
+mère pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma misère, et
+peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je, dans le
+potager du voisin ou sur les gouttières, quelques vers de terre ou
+quelques araignées pour soutenir ma triste existence.
+
+--Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s'attendrir à ce
+discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un
+merle.
+
+--Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plaît?
+
+--Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Après ces paroles
+foudroyantes, mon père s'éloigna à pas lents. Ma mère se releva
+tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son écuelle.
+Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux que je pus, et
+j'allai, comme je l'avais annoncé, me percher sur la gouttière d'une
+maison voisine.
+
+
+
+
+II
+
+
+Mon père eut l'inhumanité de me laisser pendant plusieurs jours dans
+cette situation mortifiante. Malgré sa violence, il avait bon cœur, et,
+aux regards détournés qu'il me lançait, je voyais bien qu'il aurait
+voulu me pardonner et me rappeler; ma mère, surtout, levait sans cesse
+vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait même parfois à
+m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur
+inspirait, malgré eux, une répugnance et un effroi auxquels je vis bien
+qu'il n'y avait point de remède.
+
+--Je ne suis point un merle! me répétais-je; et, en effet, en
+m'épluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la gouttière, je ne
+reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu à ma
+famille.--O ciel! répétais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis!
+
+Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir exténué de
+faim et de chagrin, lorsque je vis se poser près de moi un oiseau plus
+mouillé, plus pâle et plus maigre que je ne le croyais possible. Il
+était à peu près de ma couleur, autant que j'en pus juger à travers la
+pluie qui nous inondait; à peine avait-il sur le corps assez de plumes
+pour habiller un moineau, et il était plus gros que moi. Il me sembla,
+au premier abord, un oiseau tout à fait pauvre et nécessiteux; mais il
+gardait, en dépit de l'orage qui maltraitait son front presque tondu, un
+air déserté qui me charma. Je lui fis modestement une grande révérence,
+à laquelle il répondit par un coup de bec qui faillit me jeter à bas de
+la gouttière. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me retirais
+avec componction sans essayer de lui répondre en sa langue:
+
+--Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouée que son crâne
+était chauve.
+
+--Hélas! monseigneur, répondis-je (craignant une seconde estocade), je
+n'en sais rien. Je croyais être un merle, mais l'on m'a convaincu que je
+n'en suis pas un.
+
+La singularité de ma réponse et mon air de sincérité l'intéressèrent. Il
+s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai
+avec toute la tristesse et toute l'humilité qui convenaient à ma
+position et au temps affreux qu'il faisait.
+
+--Si tu étais un ramier comme moi, me dit-il après m'avoir écouté, les
+niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquiéteraient pas un moment. Nous
+voyageons, c'est là notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne
+sais qui est mon père. Fendre l'air, traverser l'espace, voir à nos
+pieds les monts et les plaines, respirer l'azur même des cieux, et non
+les exhalaisons de la terre, courir comme la flèche à un but marqué qui
+ne nous échappe jamais, voilà notre plaisir et notre existence. Je fais
+plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix.
+
+--Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous êtes un oiseau
+bohémien.
+
+--C'est encore une chose dont je ne me soucie guère, reprit-il. Je n'ai
+point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et
+mes petits. Où est ma femme, là est ma patrie.
+
+--Mais qu'avez-vous là qui vous pend au cou? C'est comme une vieille
+papillotte chiffonnée.
+
+--Ce sont des papiers d'importance, répondit-il en se rengorgeant; je
+vais à Bruxelles de ce pas, et je porte au célèbre banquier *** une
+nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit
+centimes.
+
+--Juste Dieu! m'écriai-je, c'est une belle existence que la vôtre, et
+Bruxelles, j'en suis sûr, doit être une ville bien curieuse à voir. Ne
+pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle,
+je suis peut-être un pigeon ramier.
+
+--Si tu en étais un, répliqua-t-il, tu m'aurais rendu le coup de bec que
+je t'ai donné tout à l'heure.
+
+--Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour si
+peu de chose. Voilà le matin qui paraît et l'orage qui s'apaise. De
+grâce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien au
+monde;--si vous me refusez, il ne me reste plus qu'à me noyer dans
+cette gouttière.
+
+--Eh bien, en route! suis-moi si tu peux.
+
+Je jetai un dernier regard sur le jardin où dormait ma mère. Une larme
+coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emportèrent. J'ouvris mes ailes
+et je partis.
+
+
+
+
+III
+
+
+Mes ailes, je l'ai dit, n'étaient pas encore bien robustes. Tandis que
+mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais à ses côtés; je
+tins bon pendant quelque temps, mais bientôt il me prit un éblouissement
+si violent, que je me sentis près de défaillir.
+
+--Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible.
+
+--Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons plus que
+soixante lieues à faire.
+
+J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une poule
+mouillée, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le coup,
+j'étais rendu.
+
+--Monsieur, bégayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas s'arrêter un
+instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant
+sur un arbre...
+
+--Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me répondit le ramier en
+colère.
+
+Et, sans daigner tourner la tête, il continua son voyage enragé. Quant à
+moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de blé.
+
+J'ignore combien de temps dura mon évanouissement. Lorsque je repris
+connaissance, ce qui me revint d'abord en mémoire fut la dernière
+parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.--O mes chers
+parents! pensai-je, vous vous êtes donc trompés! Je vais retourner près
+de vous; vous me reconnaîtrez pour votre vrai et légitime enfant, et
+vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous
+l'écuelle de ma mère.
+
+Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la douleur
+que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. À peine
+me fus-je dressé sur mes pattes, que la défaillance me reprit, et je
+retombai sur le flanc.
+
+L'affreuse pensée de la mort se présentait déjà à mon esprit, lorsque, à
+travers les bluets et les coquelicots, je vis venir à moi, sur la pointe
+du pied, deux charmantes personnes. L'une était une petite pie fort bien
+mouchetée et extrêmement coquette, et l'autre une tourterelle couleur de
+rose. La tourterelle s'arrêta à quelques pas de distance, avec un grand
+air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie
+s'approcha en sautillant de la manière la plus agréable du monde.
+
+--Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous là? me demanda-t-elle
+d'une voix folâtre et argentine.
+
+--Hélas! madame la marquise, répondis-je (car c'en devait être une pour
+le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a
+laissé en route, et je suis en train de mourir de faim.
+
+--Sainte Vierge! que me dites-vous? répondit-elle.
+
+Et aussitôt elle se mit à voltiger çà et là sur les buissons qui nous
+entouraient, allant et venant de côté et d'autre, m'apportant quantité
+de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas près de moi, tout en
+continuant ses questions.
+
+--Mais qui êtes-vous? mais d'où venez-vous? C'est une chose incroyable
+que votre aventure! Et où alliez-vous? Voyager seul, si jeune, car vous
+sortez de votre première mue! Que font vos parents? d'où sont-ils?
+comment vous laissent-ils aller dans cet état-là? Mais c'est à faire
+dresser les plumes sur la tête!
+
+Pendant qu'elle parlait, je m'étais soulevé un peu de côté, et je
+mangeais de grand appétit. La tourterelle restait immobile, me regardant
+toujours d'un œil de pitié. Cependant elle remarqua que je retournais la
+tête d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De la pluie
+tombée dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; elle
+recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute
+fraîche. Certainement, si je n'eusse pas été si malade, une personne si
+réservée ne se serait jamais permis une pareille démarche.
+
+Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon cœur battait
+violemment. Partagé entre deux émotions diverses, j'étais pénétré d'un
+charme inexplicable. Ma panetière était si gaie, mon échanson si
+expansif et si doux, que j'aurais voulu déjeuner ainsi pendant toute
+l'éternité. Malheureusement, tout a un terme, même l'appétit d'un
+convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la
+curiosité de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec autant de
+sincérité que je l'avais fait la veille devant le pigeon. La pie
+m'écouta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui appartenir,
+et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde
+sensibilité. Mais, lorsque j'en fus à toucher le point capital qui
+causait ma peine, c'est-à-dire l'ignorance où j'étais de moi-même:
+
+--Plaisantez-vous? s'écria la pie; vous, un merle! vous, un pigeon! Fi
+donc! vous êtes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et très
+gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme
+qui dirait un coup d'éventail.
+
+--- Mais, madame la marquise, répondis-je, il me semble que, pour une
+pie, je suis d'une couleur, ne vous en déplaise...
+
+--Une pie russe, mon cher, vous êtes une pie russe! Vous ne savez pas
+qu'elles sont blanches? Pauvre garçon, quelle innocence[1]!
+
+[Note 1: On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.]
+
+--Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe, étant né au
+fond du Marais, dans une vieille écuelle cassée?
+
+--Ah! le bon enfant! Vous êtes de l'invasion, mon cher; croyez-vous
+qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous à moi, et laissez-vous faire; je veux
+vous emmener tout à l'heure et vous montrer les plus belles choses de la
+terre.
+
+--Où cela, madame, s'il vous plaît?
+
+--Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y mène.
+Vous n'aurez pas plus tôt été pie un quart d'heure, que vous ne voudrez
+plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes là une centaine, non pas
+de ces grosses pies de village qui demandent l'aumône sur les grands
+chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilées, lestes, et
+pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de
+sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose
+invariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques noires vous
+manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffira pour vous
+faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous
+attifer. Depuis le matin jusqu'à midi, nous nous attifons, et, depuis
+midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un arbre,
+le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la forêt s'élève un
+chêne immense, inhabité, hélas! C'était la demeure du feu roi Pie X, où
+nous allons en pèlerinage en poussant de bien gros soupirs; mais, à part
+ce léger chagrin, nous passons le temps à merveille. Nos femmes, ne sont
+pas plus bégueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos plaisirs sont
+purs et honnêtes, parce que notre cœur est aussi noble que notre langage
+est libre et joyeux. Notre fierté n'a pas de bornes, et, si un geai ou
+toute autre canaille vient par hasard à s'introduire chez nous, nous le
+plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures
+gens du monde, et les passereaux, les mésanges, les chardonnerets qui
+vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêtes à les aider, à
+les nourrir et à les défendre. Nulle part il n'y a plus de caquetage que
+chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous ne manquons pas de
+vieilles pies dévotes qui disent leurs patenôtres toute la journée, mais
+la plus éventée de nos jeunes commères peut passer, sans crainte d'un
+coup de bec, près de la plus sévère douairière. En un mot, nous vivons
+de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons.
+
+--Voilà qui est fort beau, madame, répliquai-je, et je serais
+certainement mal appris de ne point obéir aux ordres d'une personne
+comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi,
+de grâce, de dire un mot à cette bonne demoiselle qui est
+ici.--Mademoiselle, continuai-je en m'adressant à la tourterelle,
+parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois
+véritablement une pie russe?
+
+À cette question, la tourterelle baissa la tête, et devint rouge pâle,
+comme les rubans de Lolotte.
+
+--Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis...
+
+--Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui puisse
+vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si
+charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon cœur et ma patte à
+celle de vous qui en voudra, dès l'instant que je saurai si je suis pie
+ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus
+bas à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de tourtereau qui me
+tourmente singulièrement.
+
+--Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage, je
+ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous à travers ces
+coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une légère teinte...
+
+Elle n'osa en dire plus long.
+
+--O perplexité! m'écriai-je, comment savoir à quoi m'en tenir? comment
+donner mon cœur à l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement déchiré? O
+Socrate! quel précepte admirable, mais difficile à suivre, tu nous as
+donné, quand tu as dit: «Connais-toi toi-même!»
+
+Depuis le jour où une malheureuse chanson avait si fort contrarié mon
+père, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me vint à
+l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la vérité.
+«Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon père m'a mis à la porte dès le
+premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque
+effet sur ces dames.» Ayant donc commencé par m'incliner poliment, comme
+pour réclamer l'indulgence, à cause de la pluie que j'avais reçue, je me
+mis d'abord à siffler, puis à gazouiller, puis à faire des roulades,
+puis enfin à chanter à tue-tête, comme un muletier espagnol en plein
+vent.
+
+À mesure que je chantais, la petite pie s'éloignait de moi d'un air de
+surprise qui devint bientôt de la stupéfaction, puis qui passa à un
+sentiment d'effroi accompagné d'un profond ennui. Elle décrivait des
+cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop
+chaud qui vient de le brûler, mais auquel il voudrait pourtant goûter
+encore. Voyant l'effet de mon épreuve, et voulant la pousser jusqu'au
+bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je
+m'égosillais à chanter. Elle résista pendant vingt-cinq minutes à mes
+mélodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola à grand
+bruit, et regagna son palais de verdure. Quant à la tourterelle, elle
+s'était, presque dès le commencement, profondément endormie.
+
+--Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! ô écuelle
+maternelle! plus que jamais je reviens à vous!
+
+Au moment où je m'élançais pour partir, la tourterelle rouvrit les yeux.
+
+--Adieu, dit-elle, étranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom est
+Gourouli; souviens-toi de moi!
+
+--Belle Gourouli, lui répondis-je, vous êtes bonne, douce et charmante;
+je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous êtes couleur de rose;
+tant de bonheur n'est pas fait pour moi!
+
+
+
+
+IV
+
+
+Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de
+m'attrister.--Hélas! musique, hélas! poésie, me répétais-je en regagnant
+Paris, qu'il y a peu de cœurs qui vous comprennent!
+
+En faisant ces réflexions, je me cognai la tête contre celle d'un oiseau
+qui volait dans le sens opposé au mien. Le choc fut si rude et si
+imprévu, que nous tombâmes tous deux sur la cime d'un arbre qui, par
+bonheur, se trouva là. Après que nous nous fûmes un peu secoués, je
+regardai le nouveau venu, m'attendant à une querelle. Je vis avec
+surprise qu'il était blanc. À la vérité, il avait la tête un peu plus
+grosse que moi, et, sur le front, une espèce de panache qui lui donnait
+un air héroï-comique; de plus, il portait sa queue fort en l'air, avec
+une grande magnanimité: du reste, il ne me parut nullement disposé à la
+bataille. Nous nous abordâmes fort civilement, et nous nous fîmes de
+mutuelles excuses, après quoi nous entrâmes en conversation. Je pris la
+liberté de lui demander son nom et de quel pays il était.
+
+--Je suis étonné, me dit-il, que vous ne me connaissiez pas. Est-ce que
+vous n'êtes pas des nôtres?
+
+--En vérité, monsieur, répondis-je, je ne sais pas desquels je suis.
+Tout le monde me demande et me dit la même chose; il faut que ce soit
+une gageure qu'on ait faite.
+
+--Vous voulez rire, répliqua-t-il; votre plumage vous sied trop bien
+pour que je méconnaisse un confrère. Vous appartenez infailliblement à
+cette race illustre et vénérable qu'on nomme en latin _cacuata_, en
+langue savante _kakatoès_, et en jargon vulgaire catacois.
+
+--Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur
+pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en étais pas, et
+daignez m'apprendre à qui j'ai la gloire de parler.
+
+--Je suis, répondit l'inconnu, le grand poète Kacatogan. J'ai fait de
+puissants voyages, monsieur, des traversées arides et de cruelles
+pérégrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma muse a eu des
+malheurs. J'ai fredonné sous Louis XVI, monsieur, j'ai braillé pour la
+République, j'ai noblement chanté l'Empire, j'ai discrètement loué la
+Restauration, j'ai même fait un effort dans ces derniers temps, et je me
+suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siècle sans goût. J'ai
+lancé dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, de
+gracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames chevelus, des
+romans crépus, des vaudevilles poudrés et des tragédies chauves. En un
+mot, je puis me flatter d'avoir ajouté au temple des Muses quelques
+festons galants, quelques sombres créneaux et quelques ingénieuses
+arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore
+vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je rêvais à un poëme en
+un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez
+fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous être bon à quelque
+chose, je suis tout à votre service.
+
+--Vraiment, monsieur, vous le pouvez, répliquai-je, car vous me voyez en
+ce moment dans un grand embarras poétique. Je n'ose dire que je sois un
+poète, ni surtout un aussi grand poète que vous, ajoutai-je en le
+saluant, mais j'ai reçu de la nature un gosier qui me démange quand je
+me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. À vous dire la vérité,
+j'ignore absolument les règles.
+
+--Je les ai oubliées, dit Kacatogan, ne vous inquiétez pas de cela.
+
+--Mais il m'arrive, repris-je, une chose fâcheuse: c'est que ma voix
+produit sur ceux qui l'entendent à peu près le même effet que celle d'un
+certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire?
+
+--Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-même cet effet bizarre.
+La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable.
+
+--Eh bien! monsieur, vous qui me semblez être le Nestor de la poésie,
+sauriez-vous, je vous prie, un remède à ce pénible inconvénient?
+
+--Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je
+m'en suis fort tourmenté étant jeune, à cause qu'on me sifflait
+toujours; mais, à l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois que
+cette répugnance vient de ce que le public en lit d'autres que nous:
+cela le distrait..
+
+--Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est
+dur, pour une créature bien intentionnée, de mettre les gens en fuite
+dès qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le service
+de m'écouter, et me dire sincèrement votre avis?
+
+--Très volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles.
+
+Je me mis à chanter aussitôt, et j'eus la satisfaction de voir que
+Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, et,
+de temps en temps, il inclinait la tête d'un air d'approbation, avec une
+espèce de murmure flatteur. Mais je m'aperçus bientôt qu'il ne
+m'écoutait pas, et qu'il rêvait à son poème. Profitant d'un moment où je
+reprenais haleine, il m'interrompit tout à coup.
+
+--Je l'ai pourtant trouvée, cette rime! dit-il en souriant et en
+branlant la tête; c'est la soixante mille sept cent quatorzième qui sort
+de cette cervelle-là! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais lire
+cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en
+dira!
+
+Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir
+de m'avoir rencontré.
+
+
+
+
+V
+
+
+Resté seul et désappointé, je n'avais rien de mieux à faire que de
+profiter du reste du jour et de voler à tire-d'aile vers Paris.
+Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon
+avait été trop peu agréable pour me laisser un souvenir exact; en sorte
+que, au lieu d'aller tout droit, je tournai à gauche au Bourget, et,
+surpris par la nuit, je fus obligé de chercher un gîte dans les bois de
+Mortefontaine.
+
+Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais, qui,
+comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se
+chamaillaient de tous les côtés. Dans les buissons piaillaient les
+moineaux, en piétinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau
+marchaient gravement deux hérons, perchés sur leurs longues échasses;
+dans l'attitude de la méditation, Georges Dandins du lieu, attendant
+patiemment leurs femmes. D'énormes corbeaux, à moitié endormis, se
+posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus élevés, et
+nasillaient leurs prières du soir. Plus bas, les mésanges amoureuses se
+pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert ébouriffé
+poussait son ménage par derrière, pour le faire entrer dans le creux
+d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant
+en l'air comme des bouffées de fumée, et se précipitaient sur un
+arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes,
+des rouges-gorges, se groupaient légèrement sur des branches découpées,
+comme des cristaux sur une girandole. De toute part résonnaient des voix
+qui disaient bien distinctement:--Allons, ma femme!--Allons, ma
+fille!--Venez, ma belle!--Par ici, ma mie!--Me voilà, mon
+cher!--Bonsoir, ma maîtresse!--Adieu,--mes amis!--Dormez bien, mes
+enfants!
+
+Quelle position pour un célibataire que de coucher dans une pareille
+auberge! J'eus la tentation de me joindre à quelques oiseaux de ma
+taille, et de leur demander l'hospitalité.--La nuit, pensais-je, tous
+les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que de
+dormir poliment près d'eux?
+
+Je me dirigeai d'abord vers un fossé où se rassemblaient des étourneaux.
+Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et je
+remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorées et les
+pattes vernies: c'étaient les dandies de la forêt: Ils étaient assez
+bons enfants, et ne m'honorèrent d'aucune attention. Mais leurs propos
+étaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuité leurs
+tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement
+l'un à l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir.
+
+J'allai ensuite me percher sur une branche où s'alignaient une
+demi-douzaine d'oiseaux de différentes espèces. Je pris modestement la
+dernière place, à l'extrémité de la branche, espérant qu'on m'y
+souffrirait. Par malheur, ma voisine était une vieille colombe, aussi
+sèche qu'une girouette rouillée. Au moment où je m'approchai d'elle, le
+peu de plumes qui couvraient ses os étaient l'objet de sa sollicitude;
+elle feignait de les éplucher, mais elle eût trop craint d'en arracher
+une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son
+compte. À peine l'eus-je touchée du bout de l'aile, qu'elle se redressa
+majestueusement.
+
+--Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en pinçant le
+bec avec une pudeur britannique.
+
+Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta à bas avec une
+vigueur qui eût fait honneur à un portefaix.
+
+Je tombai dans une bruyère où dormait une grosse gelinotte. Ma mère
+elle-même, dans son écuelle, n'avait pas un tel air de béatitude. Elle
+était si rebondie, si épanouie, si bien assise sur son triple ventre,
+qu'on l'eût prise pour un pâté dont on avait mangé la croûte. Je me
+glissai furtivement près d'elle.
+
+--Elle ne s'éveillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une si bonne
+grosse maman ne peut pas être bien méchante. Elle ne le fut pas en
+effet. Elle ouvrit les yeux à demi, et me dit en poussant un léger
+soupir:
+
+--Tu me gênes, mon petit, va-t'en de là.
+
+Au même instant, je m'entendis appeler: c'étaient des grives qui, du
+haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir à elles.--Voilà enfin de
+bonnes âmes, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des folles,
+et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplumé qu'un billet
+doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas à juger que ces dames
+avaient mangé plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le faire; elles
+se soutenaient à peine sur les branches, et leurs plaisanteries de
+mauvaise compagnie, leurs éclats de rire et leurs chansons grivoises me
+forcèrent de m'éloigner.
+
+Je commençais à désespérer, et j'allais m'endormir dans un coin
+solitaire, lorsqu'un rossignol se mit à chanter. Tout le monde aussitôt
+fit silence. Hélas! que sa voix était pure! que sa mélancolie même
+paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords
+semblaient le bercer. Personne ne songeait à le faire taire, personne ne
+trouvait mauvais qu'il chantât sa chanson à pareille heure; son père ne
+le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite.
+
+--Il n'y a donc que moi, m'écriai-je, à qui il soit défendu d'être
+heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route
+dans les ténèbres, au risque d'être avalé par quelque hibou, que de me
+laisser déchirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres!
+
+Sur cette pensée, je me remis en chemin et j'errai longtemps au hasard.
+Aux premières clartés du jour, j'aperçus les tours de Notre-Dame. En un
+clin d'œil j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards
+avant de reconnaître notre jardin. J'y volai plus vite que l'éclair...
+Hélas! il était vide... J'appelai en vain mes parents: personne ne me
+répondit. L'arbre où se tenait mon père, le buisson maternel, l'écuelle
+chérie, tout avait disparu. La cognée avait tout détruit; au lieu de
+l'allée verte où j'étais né, il ne restait qu'un cent de fagots.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour, mais
+ce fut peine perdue; ils s'étaient sans doute réfugiés dans quelque
+quartier éloigné, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles.
+
+Pénétré d'une tristesse affreuse, j'allai me percher sur la gouttière où
+la colère de mon père m'avait d'abord exilé. J'y passais les jours et
+les nuits à déplorer ma triste existence. Je ne dormais plus, je
+mangeais à peine: j'étais près de mourir de douleur.
+
+Un jour que je me lamentais comme à l'ordinaire:
+
+--Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque
+mon père me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tombé en route quand
+j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite
+marquise s'est bouché les oreilles dès que j'ai ouvert le bec; ni une
+tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-même, ronflait
+comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan n'a
+pas daigné m'écouter; ni un oiseau quelconque, enfin, puisque, à
+Mortefontaine, on m'a laissé coucher tout seul. Et cependant j'ai des
+plumes sur le corps; voilà des pattes et voilà des ailes. Je ne suis
+point un monstre, témoin Gourouli, et cette petite marquise elle-même,
+qui me trouvaient assez à leur gré. Par quel mystère inexplicable ces
+plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble
+auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?...
+
+J'allais poursuivre mes doléances, lorsque je fus interrompu par deux
+portières qui se disputaient dans la rue.
+
+--Ah, parbleu! dit l'une d'elles à l'autre, si tu en viens jamais à
+bout, je te fais cadeau d'un merle blanc!
+
+--Dieu juste! m'écriai-je, voilà mon affaire. O Providence! je suis fils
+d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc!
+
+Cette découverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes idées. Au lieu
+de continuer à me plaindre, je commençai à me rengorger et à marcher
+fièrement le long de la gouttière, en regardant l'espace d'un air
+victorieux.
+
+--C'est quelque chose, me dis-je, que d'être un merle blanc: cela ne se
+trouve point dans le pas d'un âne. J'étais bien bon de m'affliger de ne
+pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du génie, c'est le mien! Je
+voulais fuir le monde, je veux l'étonner! Puisque je suis cet oiseau
+sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et prétends me
+comporter comme tel, ni plus ni moins que le phénix, et mépriser le
+reste des volatiles. Il faut que j'achète les Mémoires d'Alfieri et les
+poèmes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera un
+noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donné. Oui, je veux
+ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait
+rare, je me ferai mystérieux. Ce sera une faveur, une gloire de me
+voir.--Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout
+bonnement pour de l'argent?
+
+--Fi donc! quelle indigne pensée! Je veux faire un poème comme
+Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les
+grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des
+notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je
+ne manquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isolement; mais ce sera
+de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel
+m'a refusé une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je
+prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les
+rossignols n'ont qu'à se bien tenir; je démontrerai, comme deux et deux
+font quatre, que leurs complaintes font mal au cœur, et que leur
+marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je
+veux me créer tout d'abord une puissante position littéraire. J'entends
+avoir autour de moi une cour composée, non pas seulement de
+journalistes, mais d'auteurs véritables et même de femmes de lettres.
+J'écrirai un rôle pour mademoiselle Rachel, et, si elle refuse de le
+jouer, je publierai à son de trompe que son talent est bien inférieur à
+celui d'une vieille actrice de province. J'irai à Venise, et je
+louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cité féerique,
+le beau palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par jour; là,
+je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de _Lara_ doit y
+avoir laissés. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un déluge
+de rimes croisées, calquées sur la strophe de Spencer, où je soulagerai
+ma grande âme; je ferai soupirer toutes les mésanges, roucouler toutes
+les tourterelles, fondre en larmes toutes les bécasses, et hurler toutes
+les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me
+montrerai inexorable et inaccessible à l'amour. En vain me
+pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir pitié des infortunées qu'auront
+séduites mes chants sublimes; à tout cela, je répondrai: Foin! O excès
+de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres
+traverseront les mers; la renommée, la fortune, me suivront partout;
+seul, je semblera! indifférent aux murmures de la foule qui
+m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un véritable
+écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié, mais complètement
+grognon et insupportable.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon premier
+ouvrage. C'était, comme je me l'étais promis, un poëme en quarante-huit
+chants. Il s'y trouvait bien quelques négligences, à cause de la
+prodigieuse fécondité avec laquelle je l'avais écrit; mais je pensai que
+le public d'aujourd'hui, accoutumé à la belle littérature qui s'imprime
+au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.
+
+J'eus un succès digne de moi, c'est-à-dire sans pareil. Le sujet de mon
+ouvrage n'était autre que moi-même: je me conformai en cela à la grande
+mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passées avec une
+fatuité charmante; je mettais le lecteur au fait de mille détails
+domestiques du plus piquant intérêt; la description de l'écuelle de ma
+mère ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais compté les
+rainures, les trous, les bosses, les éclats, les échardes, les clous,
+les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans,
+le dehors, les bords, le fond, les côtés, les plans inclinés, les plans
+droits; passant au contenu, j'avais étudié les brins d'herbe, les
+pailles, les feuilles sèches, les petits morceaux de bois, les
+graviers, les gouttes d'eau, les débris de mouches, les pattes de
+hannetons cassées qui s'y trouvaient: c'était une description
+ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimée tout d'une venue;
+il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautée. Je l'avais
+habilement coupée par morceaux, et entremêlée au récit, afin que rien
+n'en fût perdu; en sorte qu'au moment le plus intéressant et le plus
+dramatique arrivaient tout à coup quinze pages d'écuelle. Voilà, je
+crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point
+d'avarice, en profitera qui voudra.
+
+L'Europe entière fut émue à l'apparition de mon livre; elle dévora les
+révélations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en eût-il
+été autrement? Non seulement j'énumérais tous les faits qui se
+rattachaient à ma personne, mais je donnais encore au public un tableau
+complet de toutes les rêvasseries qui m'avaient passé par la tête depuis
+l'âge de deux mois; j'avais même intercalé au plus bel endroit une ode
+composée dans mon œuf. Bien entendu d'ailleurs que je ne négligeais pas
+de traiter en passant le grand sujet qui préoccupe maintenant tant de
+monde: à savoir, l'avenir de l'humanité. Ce problème m'avait paru
+intéressant; j'en ébauchai, dans un moment de loisir, une solution qui
+passa généralement pour satisfaisante.
+
+On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de
+félicitation et des déclarations d'amour anonymes. Quant aux visites,
+je suivais rigoureusement le plan que je m'étais tracé; ma porte était
+fermée à tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir
+deux étrangers qui s'étaient annoncés comme étant de mes parents. L'un
+était un merle du Sénégal, et l'autre un merle de la Chine.
+
+--Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant à m'étouffer, que vous
+êtes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre poème
+immortel, la profonde souffrance du génie méconu! Si nous n'étions pas
+déjà aussi incompris que possible, nous le deviendrions après vous avoir
+lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime
+mépris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons par
+nous-mêmes, les peines secrètes que vous avez chantées! Voici deux
+sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous
+prions d'agréer.
+
+--Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon épouse a
+composée sur un passage de votre préface. Elle rend merveilleusement
+l'intention de l'auteur.
+
+--Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez
+doués d'un grand cœur et d'un esprit plein de lumières. Mais
+pardonnez-moi de vous faire une question. D'où vient votre mélancolie?
+
+--Eh! monsieur, répondit l'habitant du Sénégal, regardez comme je suis
+bâti. Mon plumage, il est vrai, est agréable à voir, et je suis revêtu
+de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais
+mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue
+je suis affublé! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux tiers.
+N'y a-t-il pas là de quoi se donner au diable?
+
+--Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus
+pénible. La queue de mon confrère balaye les rues; mais les polissons me
+montrent au doigt, à cause que je n'en ai point[2].
+
+[Note 2: Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du
+Sénégal sont exactes.]
+
+--Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon âme; il est toujours
+fâcheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais permettez-moi
+de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui
+vous ressemblent, et qui demeurent là depuis longtemps, fort
+paisiblement empaillées. De même qu'il ne suffit pas à une femme de
+lettres d'être dévergondée pour faire un bon livre, ce n'est pas non
+plus assez pour un merle d'être mécontent pour avoir du génie. Je suis
+seul de mon espèce, et je m'en afflige; j'ai peut-être tort, mais c'est
+mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que
+vous saurez dire.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Malgré la résolution que j'avais prise et le calme que j'affectais, je
+n'étais pas heureux. Mon isolement, pour être glorieux, ne m'en semblait
+pas moins pénible, et je ne pouvais songer sans effroi à la nécessité où
+je me trouvais de passer ma vie entière dans le célibat. Le retour du
+printemps, en particulier, me causait une gêne mortelle, et je
+commençais à tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu'une
+circonstance imprévue décida de ma vie entière.
+
+Il va sans dire que mes écrits avaient traversé la Manche, et que les
+Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce
+qu'ils comprennent. Je reçus un jour, de Londres, une lettre signée
+d'une jeune merlette:
+
+«J'ai lu votre poème, me disait-elle, et l'admiration que j'ai éprouvée
+m'a fait prendre la résolution de vous offrir ma main et ma personne.
+Dieu nous a créés l'un pour l'autre! Je suis semblable à vous, je suis
+une merlette blanche!...»
+
+On suppose aisément ma surprise et ma joie.--Une merlette blanche! me
+dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre!
+Je me hâtai de répondre à la belle inconnue, et je le fis d'une manière
+qui témoignait assez combien sa proposition m'agréait. Je la pressais de
+venir à Paris ou de me permettre de voler près d'elle. Elle me répondit
+qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle
+mettait ordre à ses affaires et que je la verrais bientôt.
+
+Elle vint, en effet, quelques jours après. O bonheur! c'était la plus
+jolie merlette du monde, et elle était encore plus blanche que moi.
+
+--Ah! mademoiselle, m'écriai-je, ou plutôt madame, car je vous considère
+des à présent comme mon épouse légitime, est-il croyable qu'une créature
+si charmante se trouvât sur la terre sans que la renommée m'apprît son
+existence? Bénis soient les malheurs que j'ai éprouvés et les coups de
+bec que m'a donnés mon père, puisque le ciel me réservait une
+consolation si inespérée! Jusqu'à ce jour, je me croyais condamné à une
+solitude éternelle, et, à vous parler franchement, c'était un rude
+fardeau à porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les
+qualités d'un père de famille. Acceptez ma main sans délai; marions-nous
+à l'anglaise, sans cérémonie, et partons ensemble pour la Suisse.
+
+--Je ne l'entends pas ainsi, me répondit la jeune merlette; je veux que
+nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de
+merles un peu bien nés y soient solennellement rassemblés. Des gens
+comme nous doivent à leur propre gloire de ne pas se marier comme des
+chats de gouttière. J'ai apporté une provision de _bank-notes_. Faites
+vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lésinez pas sur les
+rafraîchissements.
+
+Je me conformai aveuglément aux ordres de la blanche merlette. Nos noces
+furent d'un luxe écrasant; on y mangea dix mille mouches. Nous reçûmes
+la bénédiction nuptiale d'un révérend père Cormoran, qui était
+archevêque _in partibus_. Un bal superbe termina la journée; enfin, rien
+ne manqua à mon bonheur.
+
+Plus j'approfondissais le caractère de ma charmante femme, plus mon
+amour augmentait. Elle réunissait, dans sa petite personne, tous les
+agréments de l'âme et du corps. Elle était seulement un peu bégueule;
+mais j'attribuai cela à l'influence du brouillard anglais dans lequel
+elle avait vécu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat de la
+France ne dissipât bientôt ce léger nuage.
+
+Une chose qui m'inquiétait plus sérieusement, c'était une sorte de
+mystère dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur singulière,
+s'enfermant à clef avec ses caméristes, et passant ainsi des heures
+entières pour faire sa toilette, à ce qu'elle prétendait. Les maris
+n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur ménage. Il m'était arrivé
+vingt fois de frapper à l'appartement de ma femme sans pouvoir obtenir
+qu'on m'ouvrît la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un jour, entre
+autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit obligée
+de céder et de m'ouvrir un peu à la hâte, non sans se plaindre fort de
+mon importunité. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille pleine
+d'une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc d'Espagne. Je
+demandai à ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me répondit
+que c'était un opiat pour des engelures qu'elle avait.
+
+Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle défiance pouvait
+m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'était donnée à moi
+avec tant d'enthousiasme et une sincérité si parfaite? J'ignorais
+d'abord que ma bien-aimée fût une femme de plume; elle me l'avoua au
+bout de quelque temps, et elle alla même jusqu'à me montrer le manuscrit
+d'un roman où elle avait imité à la fois Walter Scott et Scarron. Je
+laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non
+seulement je me voyais possesseur d'une beauté incomparable, mais
+j'acquérais encore la certitude que l'intelligence de ma compagne était
+digne en tout point de mon génie. Dès cet instant, nous travaillâmes
+ensemble. Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait des
+rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la
+gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. Elle pondait ses
+romans avec une facilité presque égale à la mienne, choisissant toujours
+les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des
+meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant toujours soin, en
+passant, d'attaquer le gouvernement et de prêcher l'émancipation des
+merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son esprit, aucun tour
+de force à sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni
+de faire un plan avant de se mettre à l'œuvre. C'était le type de la
+merlette lettrée.
+
+Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur inaccoutumée, je
+m'aperçus qu'elle suait à grosses gouttes, et je fus étonné devoir en
+même temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos.
+
+--Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous êtes malade?
+
+Elle parut d'abord un peu effrayée et même penaude; mais la grande
+habitude qu'elle avait du monde l'aida bientôt à reprendre l'empire
+admirable qu'elle gardait toujours sur elle-même. Elle me dit que
+c'était une tache d'encre, et qu'elle y était fort sujette dans ses
+moments d'inspiration.
+
+--Est-ce que ma femme déteint? me dis-je tout bas. Cette pensée
+m'empêcha de dormir. La bouteille de colle me revint en mémoire.--O
+ciel! m'écriai-je, quel soupçon! Cette créature céleste ne serait-elle
+qu'une peinture, un léger badigeon? se serait-elle vernie pour abuser de
+moi?... Quand je croyais presser sur mon cœur la sœur de mon âme, l'être
+prévilégié créé pour moi seul, n'aurais-je donc épousé que de la farine?
+
+Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en
+affranchir. Je fis l'achat d'un baromètre, et j'attendis avidement qu'il
+vint à faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme à la
+campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'épreuve d'une
+lessive. Mais nous étions en plein juillet; il faisait un beau temps
+effroyable.
+
+L'apparence du bonheur et l'habitude d'écrire avaient fort excité ma
+sensibilité. Naïf comme j'étais, il m'arrivait parfois, en travaillant,
+que le sentiment fût plus fort que l'idée, et de me mettre à pleurer en
+attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute
+faiblesse masculine enchante l'orgueil féminin. Une certaine nuit que je
+limais une rature, selon le précepte de Boileau, il advint à mon cœur de
+s'ouvrir.
+
+--O Loi! dis-je à ma chère merlette, toi, la seule et la plus aimée!
+toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire,
+métamorphosent pour moi l'univers, vie de mon cœur, sais-tu combien je
+t'aime? Pour mettre en vers une idée banale déjà usée par d'autres
+poètes, un peu d'étude et d'attention me font aisément trouver des
+paroles; mais où en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta beauté
+m'inspire? Le souvenir même de mes peines passées pourrait-il me fournir
+un mot pour te parler de mon bonheur présent? Avant que tu fusses venue
+à moi, mon isolement était celui d'un orphelin exilé; aujourd'hui, c'est
+celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre jusqu'à ce
+que la mort en fasse un débris, dans cette petite cervelle enfiévrée, où
+fermente une inutile pensée, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma belle,
+que rien ne peut être qui ne soit à toi? Écoute ce que mon cerveau peut
+dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon génie fût
+une perle, et que tu fusses Cléopâtre!
+
+En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle déteignait
+visiblement. À chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une
+plume, non pas même noire, mais du plus vieux roux (je crois qu'elle
+avait déjà déteint autre part). Après quelques minutes
+d'attendrissement, je me trouvai vis-à-vis d'un oiseau décollé et
+désenfariné, identiquement semblable aux merles les plus plats et les
+plus ordinaires.
+
+Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche était inutile.
+J'aurais bien pu, à la vérité, considérer le cas comme rédhibitoire, et
+faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte? N'était-ce
+pas assez de mon malheur? Je pris mon courage à deux pattes, je résolus
+de quitter le monde, d'abandonner la carrière des lettres, de fuir dans
+un désert, s'il était possible, d'éviter à jamais l'aspect d'une
+créature vivante, et de chercher, comme Alceste,
+
+ Un endroit écarté,
+ Où d'être un merle blanc on eût la liberté!
+
+
+
+
+X
+
+
+Je m'envolai là-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui est le hasard
+des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette
+fois, on était couché.--Quel mariage! me disais-je, quelle équipée!
+C'est certainement à bonne intention que cette pauvre enfant s'est mis
+du blanc; mais je n'en suis pas moins à plaindre, ni elle moins rousse.
+
+Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait à
+plein cœur du bienfait de Dieu qui le rend si supérieur aux poètes, et
+donnait librement sa pensée au silence qui l'entourait. Je ne pus
+résister à la tentation d'aller à lui et de lui parler.
+
+--Que vous êtes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez tant que
+vous voulez, et très bien, et tout le monde écoute; mais vous avez une
+femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, la
+pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien auprès de
+vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chanté aussi,
+monsieur, et c'est pitoyable. J'ai rangé des mots en bataille comme des
+soldats prussiens, et j'ai coordonné des fadaises pendant que vous
+étiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre?
+
+--Oui, me répondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous croyez.
+Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose:
+Sadi, le Persan, en a parlé. Je m'égosille toute la nuit pour elle, mais
+elle dort et ne m'entend pas. Son calice est fermé à l'heure qu'il est:
+elle y berce un vieux scarabée,--et demain matin, quand je regagnerai
+mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle
+s'épanouira, pour qu'une abeille lui mange le cœur!
+
+
+FIN DE L'HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
+
+
+Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la forme
+d'une piquante allégorie, quelque peinture de mœurs d'une vérité
+frappante, ou quelque trait de critique littéraire plein de raison et de
+verve gauloise. Les souffrances, les déceptions, les chagrins des poètes
+en général, et ceux de l'auteur en particulier, y sont présentés
+gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au
+lecteur l'injure de lui en donner l'explication.
+
+L'_Histoire d'un merle blanc_ a paru pour la première fois dans les
+_Scènes de la vie privée des animaux_, ouvrage publié par livraisons et
+illustré par le crayon de Grandville.
+
+
+
+
+PIERRE ET CAMILLE
+
+1844
+
+I
+
+
+Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitté le service
+en 1760. Bien qu'il fût jeune encore, et que sa fortune lui permît de
+paraître avantageusement à la cour, il s'était lassé de bonne heure de
+la vie de garçon et des plaisirs de Paris. Il se retira près du Mans,
+dans une jolie maison de campagne. Là, au bout de peu de temps, la
+solitude, qui lui avait d'abord été agréable, lui sembla pénible. Il
+sentit qu'il lui était difficile de rompre tout à coup avec les
+habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitté le monde;
+mais, ne pouvant se résoudre à vivre seul, il prit le parti de se
+marier, et de trouver, s'il était possible, une femme qui partageât son
+goût pour le repos et pour la vie sédentaire qu'il était décidé à mener.
+
+Il ne voulait point que sa femme fût belle; il ne la voulait pas laide,
+non plus; il désirait qu'elle eût de l'instruction et de l'intelligence,
+avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout,
+c'était de la gaieté et une humeur égale, qu'il regardait, dans une
+femme, comme les premières des qualités.
+
+La fille d'un négociant retiré, qui demeurait dans le voisinage, lui
+plut. Comme le chevalier ne dépendait de personne, il ne s'arrêta pas à
+la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un
+marchand. Il adressa à la famille une demande qui fut accueillie avec
+empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut
+conclu.
+
+Jamais alliance ne fut formée sous de meilleurs et de plus heureux
+auspices. À mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier découvrit
+en elle de nouvelles qualités et une douceur de caractère inaltérable.
+Elle, de son côté, se prit pour son mari d'un amour extrême. Elle ne
+vivait qu'en lui, ne songeait qu'à lui complaire, et, bien loin de
+regretter les plaisirs de son âge qu'elle lui sacrifiait, elle
+souhaitait que son existence entière pût s'écouler dans une solitude
+qui, de jour en jour, lui devenait plus chère.
+
+Cette solitude n'était cependant pas complète. Quelques voyages à la
+ville, la visite régulière de quelques amis y faisaient diversion de
+temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir fréquemment les
+parents de sa femme, en sorte qu'il semblait à celle-ci qu'elle n'avait
+pas quitté la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras de son
+mari pour se retrouver dans ceux de sa mère, et jouissait ainsi d'une
+faveur que la Providence accorde à bien peu de gens, car il est rare
+qu'un bonheur nouveau ne détruise pas un ancien bonheur.
+
+M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bonté que sa femme; mais
+les passions de sa jeunesse, l'expérience qu'il paraissait avoir faite
+des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la mélancolie. Cécile
+(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces
+moments de tristesse. Quoiqu'il n'y eût en elle, à ce sujet, ni
+réflexion ni calcul, son cœur l'avertissait aisément de ne pas se
+plaindre de ces légers nuages qui détruisent tout dès qu'on les regarde,
+et qui ne sont rien quand on les laisse passer.
+
+La famille de Cécile était composée de bonnes gens, marchands enrichis
+par le travail, et dont la vieillesse était, pour ainsi dire, un
+perpétuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaieté du repos, achetée
+par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des mœurs de
+Versailles et même des soupers de mademoiselle Quinault, il se plaisait
+à ces façons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles pour lui.
+Cécile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore, qui
+s'appelait Giraud. Il avait été maître maçon, puis il était devenu peu à
+peu architecte; à tout cela il avait gagné une vingtaine de mille livres
+de rente. La maison du chevalier était fort à son goût, et il y était
+toujours bien reçu, quoiqu'il y arrivât quelquefois couvert de plâtre
+et de poussière; car, en dépit des ans et de ses vingt mille livres, il
+ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle.
+Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il pérorât
+au dessert.--Vous êtes heureux, mon neveu, disait-il souvent au
+chevalier: vous êtes riche, jeune, vous avez une bonne petite femme, une
+maison pas trop mal bâtie; il ne vous manque rien, il n'y a rien à dire;
+tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et répète que vous
+êtes heureux.
+
+Un jour, Cécile, entendant ces mots, et se penchant vers son
+mari:--N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai,
+pour que tu te le laisses dire en face?
+
+Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle était
+enceinte. Il y avait derrière la maison une petite colline d'où l'on
+découvrait tout le domaine. Les deux époux s'y promenaient souvent
+ensemble. Un soir qu'ils y étaient assis sur l'herbe:
+
+--Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit Cécile. Penses-tu
+cependant qu'il eût tout à fait raison? Es-tu parfaitement heureux?
+
+--Autant qu'un homme peut l'être, répondit le chevalier, et je ne vois
+rien qui puisse ajouter à mon bonheur.
+
+--Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit Cécile, car il me serait
+aisé de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous est
+absolument nécessaire.
+
+Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle
+voulait prendre un détour pour lui confier un caprice de femme. Il fit,
+en plaisantant, mille conjectures, et à chaque question, les rires de
+Cécile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils s'étaient levés et ils
+descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invité par la
+pente rapide, il allait entraîner sa femme, lorsque celle-ci s'arrêta,
+et s'appuyant sur l'épaule du chevalier:
+
+--Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si vite.
+Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons là sous mes
+paniers.
+
+Presque tous leurs entretiens, à compter de ce jour, n'eurent plus qu'un
+sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins à lui donner, de
+la manière dont ils l'élèveraient, des projets qu'ils formaient déjà
+pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme prît toutes les
+précautions possibles pour conserver le trésor qu'elle portait. Il
+redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura la
+grossesse de Cécile ne fut qu'une longue et délicieuse ivresse, pleine
+des plus douces espérances.
+
+Le terme fixé par la nature arriva; un enfant vint au monde, beau comme
+le jour. C'était une fille, qu'on appela Camille. Malgré l'usage général
+et contre l'avis même des médecins, Cécile voulut la nourrir elle-même.
+Son orgueil maternel était si flatté de la beauté de sa fille, qu'il fut
+impossible de l'en séparer; il était vrai que l'on n'avait vu que bien
+rarement à un enfant nouveau-né des traits aussi réguliers et aussi
+remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent à la lumière,
+brillèrent d'un éclat extraordinaire. Cécile, qui avait été élevée au
+couvent, était extrêmement pieuse. Ses premiers pas, dès qu'elle put se
+lever, furent pour aller à l'église rendre grâces à Dieu.
+
+Cependant, l'enfant commença à prendre des forces et à se développer. À
+mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une
+immobilité étrange. Aucun bruit ne semblait la frapper; elle était
+insensible à ces mille discours que les mères adressent à leurs
+nourrissons; tandis qu'on chantait en la berçant, elle restait les yeux
+fixes et ouverts, regardant avidement la clarté de la lampe, et ne
+paraissant rien entendre. Un jour qu'elle était endormie, une servante
+renversa un meuble; la mère accourut aussitôt, et vit avec étonnement
+que l'enfant ne s'était pas réveillée. Le chevalier fut effrayé de ces
+indices trop clairs pour qu'on pût s'y tromper. Dès qu'il les eut
+observés avec attention, il comprit à quel malheur sa fille était
+condamnée. La mère voulut en vain s'abuser, et, par tous les moyens
+imaginables, détourner les craintes de son mari. Le médecin fut appelé,
+et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre
+Camille était privée de l'ouïe, et par conséquent de la parole.
+
+
+
+
+II
+
+
+La première pensée de la mère avait été de demander si le mal était sans
+remède, et on lui avait répondu qu'il y avait des exemples de guérison.
+Pendant un an, malgré l'évidence, elle conserva quelque espoir; mais
+toutes les ressources de l'art échouèrent, et, après les avoir épuisées,
+il fallut enfin y renoncer.
+
+Malheureusement à cette époque, où tant de préjugés furent détruits et
+remplacés, il en existait un impitoyable contre ces pauvres créatures
+qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants distingués ou
+des hommes seulement poussés par un sentiment charitable, avaient, il
+est vrai, dès longtemps, protesté contre cette barbarie. Chose bizarre,
+c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizième siècle, a deviné et
+essayé cette tâche, crue alors impossible, d'apprendre aux muets à
+parler sans parole. Son exemple avait été suivi en Italie, en Angleterre
+et en France, à différentes reprises. Bonnet, Wallis, Bulwer, Van
+Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention
+chez eux avait été meilleure que l'effet; un peu de bien avait été opéré
+çà et là, à l'insu du monde, presque au hasard, sans aucun fruit.
+Partout, même à Paris, au sein de la civilisation la plus avancée, les
+sourds-muets étaient regardés comme une espèce d'êtres à part, marqués
+du sceau de la colère céleste. Privés de la parole, on leur refusait la
+pensée. Le cloître pour ceux qui naissaient riches, l'abandon pour les
+pauvres, tel était leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que de
+pitié.
+
+Le chevalier tomba peu à peu dans le plus profond chagrin. Il passait la
+plus grande partie du jour seul, enfermé dans son cabinet, ou se
+promenait dans les bois. Il s'efforçait, lorsqu'il voyait sa femme, de
+montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain.
+Madame des Arcis, de son côté, n'était pas moins triste. Un malheur
+mérité peut faire verser des larmes, presque toujours tardives et
+inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en décourageant
+la piété.
+
+Ces deux nouveaux mariés, faits pour s'aimer et qui s'aimaient,
+commencèrent ainsi à se voir avec peine et à s'éviter dans les mêmes
+allées où ils venaient de se parler d'un espoir si prochain, si
+tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa
+maison de campagne, n'avait pensé qu'au repos; le bonheur avait semblé
+l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison;
+l'amour était venu, il était réciproque. Un obstacle terrible se plaçait
+tout à coup entre eux, et cet obstacle était précisément l'objet même
+qui eût dû être un lien sacré.
+
+Ce qui causa cette séparation soudaine et tacite, plus affreuse qu'un
+divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la mère, en dépit
+du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier,
+quoi qu'il voulût faire, malgré sa patience et sa bonté, ne pouvait
+vaincre l'horreur que lui inspirait cette malédiction de Dieu tombée sur
+lui.
+
+--Pourrais-je donc haïr ma fille? se demandait-il souvent durant ses
+promenades solitaires. Est-ce sa faute si la colère du ciel l'a frappée?
+Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher à adoucir la douleur
+de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? À quelle
+triste existence est-elle réservée si moi, son père, je l'abandonne? que
+deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est à moi de me résigner.
+Qui en prendra soin? qui relèvera? qui la protégera? Elle n'a au monde
+que sa mère et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura jamais
+ni frère ni sœur; c'est assez d'une malheureuse de plus au monde. Sous
+peine de manquer de cœur, je dois consacrer ma vie à lui faire supporter
+la sienne.
+
+Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait à la maison avec la ferme
+intention de remplir ses devoirs de père et de mari; il trouvait son
+enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait
+les mains de Cécile entre les siennes: on lui avait parlé, disait-il,
+d'un médecin célèbre, qu'il allait faire venir; rien n'était encore
+décidé; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant ainsi, il
+soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais
+d'affreuses pensées le saisissaient malgré lui; l'idée de l'avenir, la
+vue de ce silence, de cet être inachevé, dont les sens étaient fermés,
+la réprobation, le dégoût, la pitié, le mépris du monde, l'accablaient.
+Son visage pâlissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant à sa
+mère, et se détournait pour cacher ses larmes.
+
+C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son
+cœur avec une sorte de tendresse désespérée et ce plein regard de
+l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle
+ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre,
+posait Camille dans son berceau, et passait des heures entières, muette
+comme elle, à la regarder.
+
+Cette espèce d'exaltation sombre et passionnée devint si forte, qu'il
+n'était pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le plus
+absolu pendant des journées. On lui adressait en vain la parole. Il
+semblait qu'elle voulût savoir par elle-même ce que c'était que cette
+nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre.
+
+Elle parlait par signes à l'enfant et savait seule se faire comprendre.
+Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-même, semblaient
+étrangers à Camille. La mère de madame des Arcis, femme d'un esprit
+assez vulgaire, ne venait guère à Chardonneux[3] (ainsi se nommait la
+terre du chevalier) que pour déplorer le malheur arrivé à son gendre et
+à sa chère Cécile. Croyant faire preuve de sensibilité, elle s'apitoyait
+sans relâche sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui
+échappa de dire un jour:--Mieux eût valu pour elle ne pas être
+née.--Qu'auriez-vous donc fait si j'étais ainsi? répliqua Cécile presque
+avec l'accent de la colère.
+
+[Note 3: Il y a près du Mans un château de ce nom. L'auteur y passa
+quelques jours en septembre 1829.]
+
+L'oncle Giraud, le maître maçon, ne trouvait pas grand mal à ce que sa
+petite nièce fût muette:--J'ai eu, disait-il, une femme si bavarde, que
+je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme préférable.
+Cette petite-là est sûre d'avance de ne jamais tenir de mauvais propos,
+ni d'en écouter, de ne pas impatienter toute une maison en chantant de
+vieux airs d'opéra, qui sont tous pareils; elle ne sera pas querelleuse,
+elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait
+jamais; elle ne s'éveillera pas si son mari tousse, ou bien s'il se lève
+plus tôt qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne rêvera pas tout
+haut, elle sera discrète; elle y verra clair, les sourds ont de bons
+yeux; elle pourra régler un mémoire, quand elle ne ferait que compter
+sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner,
+comme les propriétaires à propos de la moindre bâtisse; elle saura
+d'elle-même une chose très bonne qui ne s'apprend d'ordinaire que
+difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le cœur
+à sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du miel au
+bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle
+n'entendra pas, à dîner, les rabat-joie qui font des périodes; elle sera
+jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera
+pas obligée, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se promener. Ma
+foi, si j'étais jeune, je l'épouserais très bien quand elle sera grande,
+et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais très
+bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait.
+
+Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de gaieté
+rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient
+s'empêcher de sourire tous deux à cette bonhomie un peu brusque, mais
+respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part.
+Mais le mal était là; tout le reste de la famille regardait avec des
+yeux effrayés et curieux ce malheur, qui était une rareté. Quand ils
+venaient en carriole du gué de Mauny[4], ces braves gens se mettaient en
+cercle avant dîner, tâchant de voir et de raisonner, examinant tout d'un
+air d'intérêt, prenant un visage composé, se consultant tout bas pour
+savoir quoi dire, tentant quelquefois de détourner la pensée commune par
+une grosse remarque sur un fétu. La mère restait devant eux, sa fille
+sur ses genoux, sa gorge découverte, quelques gouttes de lait coulant
+encore. Si Raphaël eût été de la famille, la Vierge à la Chaise aurait
+pu avoir une sœur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en était
+d'autant plus belle.
+
+[Note 4: Le gué de Mauny est un site pittoresque des environs du
+Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.]
+
+
+
+
+III
+
+
+La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa
+tâche, mais fidèlement. Camille n'avait que ses yeux au service de son
+âme; ses premiers gestes furent, comme l'avaient été ses premiers
+regards, dirigés vers la lumière. Le plus pâle rayon de soleil lui
+causait des transports de joie.
+
+Lorsqu'elle commença à se tenir debout et à marcher, une curiosité très
+marquée lui fit examiner et toucher tous les objets qui l'environnaient,
+avec une délicatesse mêlée de crainte et de plaisir, qui tenait de la
+vivacité de l'enfant, et déjà de la pudeur de la femme. Son premier
+mouvement était de courir vers tout ce qui lui était nouveau, comme pour
+le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours à
+moitié chemin en regardant sa mère, comme pour la consulter. Elle
+ressemblait alors à l'hermine, qui, dit-on, s'arrête et renonce à la
+route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de
+gravier pourrait tacher sa fourrure.
+
+Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le
+jardin. C'était une chose étrange que la manière dont elle les
+regardait parler. Ces enfants, à peu près du même âge qu'elle,
+essayaient, bien entendu, de répéter des mots estropiés par leurs
+bonnes, et tâchaient, en ouvrant les lèvres, d'exercer leur intelligence
+au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement à la pauvre fille.
+Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle étendait les mains
+vers ses petites compagnes, qui, de leur côté, reculaient effrayées
+devant cette autre expression de leur propre pensée.
+
+Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec anxiété
+les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle eût
+pu deviner que l'abbé de l'Épée allait bientôt venir et apporter la
+lumière dans ce monde de ténèbres, quelle n'eût pas été sa joie! Mais
+elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard,
+que le courage et la piété d'un homme allaient détruire. Singulière
+chose qu'un prêtre en voie plus qu'une mère, et que l'esprit, qui
+discerne, trouve ce qui manque au cœur, qui souffre!
+
+Quand les petites amies de Camille furent en âge de recevoir les
+premières instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant commença à
+témoigner une très grande tristesse de ce qu'on n'en faisait pas autant
+pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille
+institutrice anglaise qui faisait épeler à grand'peine un enfant et le
+traitait sévèrement. Camille assistait à la leçon, regardait avec
+étonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et tâchant,
+pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il était
+grondé.
+
+Les leçons de musique furent pour elle le sujet d'une peine bien plus
+vive. Debout près du piano, elle roidissait et remuait ses petits doigts
+en regardant la maîtresse de tous ses grands yeux, qui étaient très
+noirs et très beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait là, et
+frappait quelquefois sur les touches d'une façon en même temps douce et
+irritée.
+
+L'impression que les êtres ou les objets extérieurs produisaient sur les
+autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les
+choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se
+montrer du doigt ces mêmes objets et échanger entre eux ce mouvement des
+lèvres qui lui était inintelligible, alors recommençait son chagrin.
+Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de
+bois, elle traçait presque machinalement sur le sable quelques lettres
+majuscules qu'elle avait vu épeler à d'autres, et qu'elle considérait
+attentivement.
+
+La prière du soir, que le voisin faisait faire régulièrement à ses
+enfants tous les jours, était pour Camille une énigme qui ressemblait à
+un mystère. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les mains
+sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation:
+
+--Ôtez-moi cette petite, disait-il; épargnez-moi cette singerie.--Je
+prends sur moi d'en demander pardon à Dieu, répondit un jour la mère.
+
+Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre faculté que
+les Écossais appellent la double vue, que les partisans du magnétisme
+veulent faire admettre, et que les médecins rangent, la plupart du
+temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir
+ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien
+eût pu l'avertir de leur arrivée.
+
+Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec une
+certaine crainte, mais ils l'évitaient quelquefois d'un air de mépris.
+Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de pitié dont parle La
+Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en
+riant, lui demandant de répondre. Ces petites rondes des enfants, qui se
+danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait à
+la promenade, déjà à demi jeune fille, et quand venait le vieux refrain:
+
+ Entrez dans la danse,
+ Voyez comme on danse...
+
+seule à l'écart, appuyée sur un banc, elle suivait la mesure, en
+balançant sa jolie tête, sans essayer de se mêler au groupe, mais avec
+assez de tristesse et de gentillesse pour faire pitié.
+
+L'une des plus grandes tâches qu'essaya cet esprit maltraité fut de
+vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait l'arithmétique. Il
+s'agissait d'un calcul fort aisé et fort court. La voisine se débattait
+contre quelques chiffres un peu embrouillés. Le total ne se montait
+guère à plus de douze ou quinze unités. La voisine comptait sur ses
+doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider, étendit
+ses deux mains ouvertes. On lui avait donné, à elle aussi, les premières
+et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre.
+Un animal intelligent, un oiseau même, compte d'une façon ou d'une
+autre, que nous ne savons pas, jusqu'à deux ou trois. Une pie, dit-on, a
+compté jusqu'à cinq. Camille, dans cette circonstance, aurait eu à
+compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'à dix. Elle les tenait
+ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne volonté,
+qu'on l'eût prise pour un honnête homme qui ne peut pas payer.
+
+La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille n'en
+donnait aucun indice.--C'est pourtant drôle, disait le chevalier, qu'une
+petite fille ne comprenne pas un bonnet! À de pareils propos, madame des
+Arcis souriait tristement.--Elle est pourtant belle! disait-elle à son
+mari; et en même temps, avec douceur, elle poussait un peu Camille pour
+la faire marcher devant son père, afin qu'il vît mieux sa taille, qui
+commençait à se former, et sa démarche encore enfantine, qui était
+charmante.
+
+À mesure qu'elle avançait en âge, Camille se prit de passion, non pour
+la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les églises, qu'elle
+voyait. Peut-être avait-elle dans l'âme cet instinct invincible qui fait
+qu'un enfant de dix ans conçoit et garde le projet de prendre une robe
+de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer
+ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indifférents et même des
+philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais
+elle existe.
+
+«Lorsque j'étais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne voyais que le
+ciel,» est certainement un mot sublime, écrit, comme on sait, par un
+sourd-muet. Camille était bien loin de tant de force. L'image grossière
+de la Vierge, badigeonnée de blanc de céruse, sur un fond de plâtre
+frotté de bleu, à peu près comme l'enseigne d'une boutique; un enfant de
+chœur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont la
+voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans
+que Camille en pût rien entendre; la démarche du suisse, les airs du
+bedeau,--qui sait ce qui fait lever les yeux à un enfant? Mais
+qu'importe, dès que ces yeux se lèvent?
+
+
+
+
+IV
+
+
+--Elle est pourtant belle! se répétait le chevalier, et Camille l'était
+en effet. Dans le parfait ovale d'un visage régulier, sur des traits
+d'une pureté et d'une fraîcheur admirables, brillait, pour ainsi dire,
+la clarté d'un bon cœur. Camille était petite, non point pâle, mais très
+blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son
+naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance dès que le
+malheur venait la toucher; pleine de grâce dans tous ses mouvements,
+d'esprit et quelquefois d'énergie dans sa petite pantomime,
+singulièrement industrieuse à se faire entendre, vive à comprendre,
+toujours obéissante dès qu'elle avait compris. Le chevalier restait
+aussi parfois, comme madame des Arcis, à regarder sa fille sans parler.
+Tant de grâce et de beauté, joint à tant de malheur et d'horreur, était
+près de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent Camille avec
+une sorte de transport, en disant tout haut:--Je ne suis cependant pas
+un méchant homme!
+
+Il y avait une allée dans le bois, au fond du jardin, où le chevalier
+avait l'habitude de se promener après le déjeuner. De la fenêtre de sa
+chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir derrière les
+arbres. Elle n'osait guère l'y aller retrouver. Elle regardait, avec un
+chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait été pour elle plutôt un
+amant qu'un époux, dont elle n'avait jamais reçu un reproche, à qui elle
+n'en avait jamais eu un seul à faire, et qui n'avait plus le courage de
+l'aimer parce qu'elle était mère.
+
+Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle
+comme un ange, le cœur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui
+devait avoir lieu dans un château voisin. Madame des Arcis voulait y
+mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le
+monde et sur son mari la beauté de sa fille. Elle avait passé des nuits
+sans sommeil à chercher quelle robe elle lui mettrait; elle avait formé
+sur ce projet les plus douces espérances.--Il faudra bien, se
+disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour
+toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la
+plus belle.
+
+Dès que le chevalier vit sa femme venir à lui, il s'avança au-devant
+d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une
+galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne s'écartait
+jamais, malgré sa bonhomie naturelle. Ils commencèrent par échanger
+quelques mots insignifiants, puis ils se mirent à marcher l'un à côté de
+l'autre.
+
+Madame des Arcis cherchait de quelle manière elle proposerait à son mari
+de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une
+détermination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille, celle
+de ne plus voir le monde. La seule pensée d'exposer son malheur aux yeux
+des indifférents ou des malveillants mettait le chevalier presque hors
+de lui. Il avait annoncé formellement sa volonté sur ce sujet. Il
+fallait donc que madame des Arcis trouvât un biais, un prétexte
+quelconque, non seulement pour exécuter son dessein, mais pour en
+parler.
+
+Pendant ce temps-là, le chevalier paraissait réfléchir beaucoup de son
+côté. Il fut le premier à rompre le silence. Une affaire survenue à un
+de ses parents, dit-il à sa femme, venait d'occasionner de grands
+dérangements de fortune dans sa famille; il était important pour lui de
+surveiller les gens chargés des mesures à prendre; ses intérêts, et par
+conséquent ceux de madame des Arcis elle-même, couraient le risque
+d'être compromis faute de soin. Bref, il annonça qu'il était obligé de
+faire un court voyage en Hollande, où il devait s'entendre avec son
+banquier; il ajouta que l'affaire était extrêmement pressée, et qu'il
+comptait partir dès le lendemain matin.
+
+Il n'était que trop facile à madame des Arcis de comprendre le motif de
+ce voyage. Le chevalier était bien éloigné de songer à abandonner sa
+femme; mais, en dépit de lui-même, il éprouvait un besoin irrésistible
+de s'isoler tout à fait pendant quelque temps, ne fût-ce que pour
+revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du temps,
+ce besoin de solitude à l'homme comme la souffrance physique aux
+animaux.
+
+Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne répondit que
+par ces phrases banales qu'on a toujours sur les lèvres quand on ne peut
+pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le
+chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette
+démarche, et ne s'y opposait en aucune façon. Tandis qu'elle parlait, la
+douleur lui serrait le cœur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et
+s'assit sur un banc.
+
+Là, elle resta plongée dans une rêverie profonde, les regards fixes, les
+mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande
+joie ni grands plaisirs. Sans être une femme d'un esprit élevé, elle
+sentait assez fortement et elle était d'une famille assez commune pour
+avoir quelque peu souffert. Son mariage avait été pour elle un bonheur
+tout à fait imprévu, tout à fait nouveau; un éclair avait brillé devant
+ses yeux au milieu de longues et froides journées, maintenant la nuit la
+saisissait.
+
+Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier détournait les yeux, et
+semblait impatient de rentrer à la maison. Il se levait et se rasseyait.
+Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils
+rentrèrent ensemble.
+
+L'heure du dîner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se trouvait
+malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre était un
+prie-Dieu où elle resta à genoux jusqu'au soir. Sa femme de chambre
+entra plusieurs fois, ayant reçu du chevalier l'ordre secret de veiller
+sur elle; elle ne répondit pas à ce qu'on lui disait. Vers huit heures
+du soir elle sonna, demanda la robe commandée à l'avance pour sa fille,
+et qu'on mit le cheval à la voiture. Elle fit avertir en même temps le
+chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y
+accompagnât.
+
+Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus
+légère. Sur ce corps bien-aimé, dont les contours commençaient à se
+dessiner, la mère posa une petite parure simple et fraîche. Une robe de
+mousseline blanche brodée, des petits souliers de satin blanc, un
+collier de graines d'Amérique sur le cou, une couronne de bluets sur la
+tête, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec orgueil et
+sautait de joie. La mère, vêtue d'une robe de velours, comme quelqu'un
+qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psyché, et
+l'embrassait coup sur coup, en répétant: Tu es belle, tu es belle!
+lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune émotion
+apparente, demanda à son domestique si on avait attelé, et à son mari
+s'il venait. Le chevalier donna la main à sa femme, et l'on alla au bal.
+
+C'était la première fois qu'on voyait Camille. On avait beaucoup entendu
+parler d'elle. La curiosité dirigea tous les regards vers la petite
+fille dès qu'elle parut. On pouvait s'attendre à ce que madame des
+Arcis montrât quelque embarras et quelque inquiétude; il n'en fut rien.
+Après les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus calme, et
+tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espèce
+d'étonnement ou un air d'intérêt affecté, elle la laissait aller par la
+chambre sans paraître y songer.
+
+Camille retrouvait là ses petites compagnes; elle courait tour à tour
+vers l'une ou vers l'autre, comme si elle eût été au jardin. Toutes,
+cependant, la recevaient avec réserve et avec froideur. Le chevalier,
+debout à l'écart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent à lui,
+vantèrent la beauté de sa fille; des personnes étrangères, ou même
+inconnues, l'abordèrent avec l'intention de lui faire compliment. Il
+sentait qu'on le consolait, et ce n'était guère de son goût. Cependant
+un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu à
+peu quelque joie au cœur. Après avoir parlé par gestes presque à tout le
+monde, Camille était restée debout entre les genoux de sa mère. On
+venait de la voir aller de côté et d'autre; on s'attendait à quelque
+chose d'étrange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien fait que
+de dire bonsoir aux gens avec une grande révérence, donner un petit
+_shake-hand_ à des demoiselles anglaises, envoyer des baisers aux mères
+de ses petites amies, le tout peut-être appris par cœur, mais fait avec
+grâce et naïveté. Revenue tranquillement à sa place, on commença à
+l'admirer. Rien, en effet, n'était plus beau que cette enveloppe dont
+ne pouvait sortir cette pauvre âme. Sa taille, son visage, ses longs
+cheveux bouclés, ses yeux surtout d'un éclat incomparable, surprenaient
+tout le monde. En même temps que ses regards essayaient de tout deviner,
+et ses gestes de tout dire, son air réfléchi et mélancolique prêtait à
+ses moindres mouvements, à ses allures d'enfant et à ses poses un
+certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en eût
+été frappé. On s'approcha de madame des Arcis, on l'entoura, on fit
+mille questions par gestes à Camille; à l'étonnement et à la répugnance
+avaient succédé une bienveillance sincère, une franche sympathie.
+L'exagération, qui arrive toujours dès que le voisin parle après le
+voisin pour répéter la même chose, s'en mêla bientôt. On n'avait jamais
+vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'était si beau
+qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle était loin
+de rien comprendre.
+
+Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut ce
+soir-là un battement de cœur qui lui était dû, le plus heureux, le plus
+pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire échangé, qui
+valait bien des larmes.
+
+Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse. Les
+enfants se prirent par la main, se mirent en place et commencèrent à
+exécuter les pas que le maître de danse de l'endroit leur avait appris.
+Les parents, d'autre part, commencèrent à se complimenter
+réciproquement, à trouver charmante cette petite fête, et à se faire
+remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs progénitures. Ce
+fut bientôt un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries de café
+entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes filles,
+de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les
+mamans, bref un bal d'enfants en province.
+
+Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense bien,
+n'était pas de la contredanse. Camille regardait la fête avec une
+attention un peu triste. Un petit garçon vint l'inviter. Elle secoua la
+tête pour toute réponse; quelques bluets tombèrent de sa couronne, qui
+n'était pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut bientôt
+réparé, avec quelques épingles, le désordre de cette coiffure qu'elle
+avait faite elle-même; mais elle chercha vainement ensuite son mari: il
+n'était plus dans la salle. Elle fit demander s'il était parti, et s'il
+avait pris la voiture. On lui répondit qu'il était retourné chez lui à
+pied.
+
+
+
+
+V
+
+
+Le chevalier avait résolu de s'éloigner sans dire adieu à sa femme. Il
+craignait et fuyait toute explication fâcheuse, et comme, d'ailleurs,
+son dessein était de revenir dans peu de temps, il crut agir plus
+sagement en laissant seulement une lettre. Il n'était pas tout à fait
+vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage
+pouvait lui être avantageux. Un de ses amis écrivit à Chardonneux pour
+presser son départ; c'était un prétexte convenu. Il prit, en rentrant,
+le semblant d'un homme obligé de s'en aller à l'improviste. Il fit faire
+ses paquets en toute hâte, les envoya à la ville, monta à cheval et
+partit.
+
+Une hésitation involontaire et un très grand regret s'emparèrent
+cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit
+d'avoir obéi trop vite à un sentiment qu'il pouvait maîtriser, de faire
+verser à sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver ailleurs le
+repos qu'il ôtait peut-être à sa maison.--Mais qui sait, pensa-t-il, si
+je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait
+si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas
+des jours plus heureux? Je suis frappé d'un malheur dont Dieu seul
+connaît la cause; je m'éloigne pour quelques jours du lieu où je
+souffre. Le changement, le voyage, la fatigue même, calmeront peut-être
+mes ennuis; je vais m'occuper de choses matérielles, importantes,
+nécessaires; je reviendrai le cœur plus tranquille, plus content;
+j'aurai réfléchi, je saurai mieux ce que j'ai à faire.--Cependant Cécile
+va souffrir, se disait-il au fond du cœur. Mais, son parti une fois
+pris, il continua sa route.
+
+Madame des Arcis avait quitté le bal vers onze heures. Elle était montée
+en voiture avec sa fille, qui s'endormit bientôt sur ses genoux. Bien
+qu'elle ignorât que le chevalier eût exécuté si promptement son projet
+de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'être sortie seule de chez ses
+voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'égards devient
+une douleur sensible à qui en soupçonne le motif. Le chevalier n'avait
+pu supporter le spectacle public de son malheur. La mère avait voulu
+montrer ce malheur pour tâcher de le vaincre et d'en avoir raison. Elle
+eut aisément pardonné à son mari un mouvement de tristesse ou de
+mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle manière de
+laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inouïe; et la
+moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche,
+lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas là, a fait, quelquefois
+plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de
+bien.
+
+Tandis que la voiture se traînait lentement sur les cailloux d'un
+chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille
+endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant Camille,
+de façon à ce que les cahots ne pussent l'éveiller, elle songeait, avec
+cette force que la nuit donne à la pensée, à la fatalité qui semblait la
+poursuivre jusque dans cette joie légitime qu'elle venait d'avoir à ce
+bal. Une étrange disposition d'esprit la faisait se reporter tour à
+tour, tantôt vers son propre passé, tantôt vers l'avenir de sa
+fille.--Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'éloigne de moi;
+s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes
+efforts, toutes mes prières ne serviront qu'à l'importuner; son amour
+est mort, sa pitié subsiste, mais son chagrin est plus fort que lui et
+que moi-même. Ma fille est belle, mais vouée au malheur; qu'y puis-je
+faire? que puis-je prévoir ou empêcher? Si je m'attache à cette pauvre
+enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer à
+voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais, au
+contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son
+ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-être de me séparer de ma
+fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voulût confier Camille à des
+étrangers, et se délivrer d'un spectacle qui l'afflige?
+
+En se parlant ainsi à elle-même, madame des Arcis embrassait Camille.
+
+--Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au prix
+de ton repos, de ta vie peut-être, l'apparence d'un bonheur qui me
+fuirait à mon tour! cesser d'être mère pour être épouse! Quand une
+pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y
+songer?
+
+Puis elle revenait à ses conjectures.--Que va-t-il arriver? se
+demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille
+sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que
+deviendra cette enfant?
+
+À quelque distance de Chardonneux, il y avait un gué à passer. Il avait
+beaucoup plu depuis un mois à peu près, en sorte que la rivière
+débordait et couvrait les prés d'alentour. Le _passeux_ refusa d'abord
+de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait dételer, qu'il
+se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le
+carrosse. Madame des Arcis, pressée de revoir son mari, ne voulut pas
+descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'était un trajet de
+quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois.
+
+Au milieu du gué, le bateau commença à dévier, poussé par le courant. Le
+_passeux_ demanda aide au cocher pour empêcher, disait-il, d'aller à
+l'écluse. Il y avait, en effet, à deux ou trois cents pas plus bas, un
+moulin avec une écluse, faite de soliveaux, de pieux et de planches
+rassemblées, mais vieille, brisée par l'eau, et devenue une espèce de
+cascade, ou plutôt de précipice. Il était clair que, si l'on se
+laissait entraîner jusque-là, on devait s'attendre à un accident
+terrible.
+
+Le cocher était descendu de son siège; il aurait voulu être bon à
+quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le
+_passeux_, de son côté, faisait ce qu'il pouvait, mais la nuit était
+sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui tantôt se
+relayaient, tantôt réunissaient leurs forces, pour couper l'eau et
+gagner la rive.
+
+À mesure que le bruit de l'écluse se rapprochait, le danger devenait
+plus effrayant. Le bateau, lourdement chargé, et défendu contre le
+courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche
+était bien enfoncée et bien tenue à l'avant, le bac s'arrêtait, allait
+de côté, ou tournait sur lui-même; mais le flot était trop fort. Madame
+des Arcis, qui était restée dans la voiture avec l'enfant, ouvrit la
+glace avec une terreur affreuse:
+
+--Est-ce que nous sommes perdus? s'écria-t-elle.
+
+En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tombèrent dans le bateau,
+épuisés, et les mains meurtries.
+
+Le _passeux_ savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait pas de temps
+à perdre:
+
+--Père Georgeot, dit madame des Arcis au _passeux_ (c'était son nom),
+peux-tu me sauver, ma fille et moi?
+
+Le père Georgeot jeta un coup, d'œil sur l'eau, puis sur la rive:
+
+--Certainement, répondit-il en haussant les épaules d'un air presque
+offensé qu'on lui adressât une pareille question.
+
+--Que faut-il faire? dit madame des Arcis.
+
+--Vous mettre sur mes épaules, répliqua le _passeux_. Gardez votre robe,
+ça vous soutiendra. Empoignez-moi le cou à deux bras, mais n'ayez pas
+peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noyés; ne criez pas, ça
+vous ferait boire. Quant à la petite, je la prendrai d'une main par la
+taille, je nagerai de l'autre à la marinière, et je la passerai en l'air
+sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de
+terre qui sont dans ce champ-là.
+
+--Et Jean? dit madame des Arcis, désignant le cocher.
+
+--Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille à l'écluse et
+qu'il attende, je le retrouverai.
+
+Le père Georgeot s'élança dans l'eau, chargé de son double fardeau, mais
+il avait trop préjugé de ses forces. Il n'était plus jeune, tant s'en
+fallait. La rive était plus loin qu'il ne disait, et le courant plus
+fort qu'il ne l'avait pensé. Il fit cependant tout ce qu'il put pour
+arriver à terre, mais il fut bientôt entraîné. Le tronc d'un saule
+couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les ténèbres, l'arrêta
+tout à coup: il s'y était violemment frappé au front. Son sang coula, sa
+vue s'obscurcit.
+
+--Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le vôtre;
+je n'en puis plus.
+
+--Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la mère.
+
+-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le _passeux_.
+
+Madame des Arcis, pour toute réponse, ouvrit les bras, lâcha le cou du
+_passeux_, et se laissa aller au fond de l'eau.
+
+Lorsque le _passeux_ eut déposé à terre la petite Camille saine et
+sauve, le cocher, qui avait été tiré de la rivière par un paysan, l'aida
+à chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le
+lendemain matin, près du rivage.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Un an après cet événement, dans une chambre d'un hôtel garni situé rue
+du Bouloi, à Paris, dans le quartier des diligences, une jeune fille en
+deuil était assise près d'une table, au coin du feu. Sur cette table
+était une bouteille de vin d'ordinaire, à moitié vide, et un verre. Un
+homme courbé par l'âge, mais d'une physionomie ouverte et franche, vêtu
+à peu près comme un ouvrier, se promenait à grands pas dans la chambre.
+De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arrêtait devant
+elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors,
+étendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement mêlé d'une
+sorte de répugnance involontaire, et remplissait le verre. Le vieillard
+buvait un petit coup, puis recommençait à marcher, tout en gesticulant
+d'une façon singulière et presque ridicule, pendant que la jeune fille,
+souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention.
+
+Il eût été difficile, à qui se fût trouvé là, de deviner quelles étaient
+ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais
+pleine de grâce et de distinction, portant sur son visage et dans ses
+moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la beauté;
+l'autre, d'une apparence tout à fait vulgaire, les habits en désordre,
+le chapeau sur la tête, buvant du gros vin de cabaret, et faisant
+résonner sur le parquet les clous de ses souliers. C'était un étrange
+contraste.
+
+Ces deux personnes étaient pourtant liées par une amitié bien vive et
+bien tendre. C'était Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme était
+venu à Chardonneux lorsque madame des Arcis avait été portée d'abord à
+l'église, puis à sa dernière demeure. Sa mère étant morte et son père
+absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce monde.
+Le chevalier, ayant une fois quitté sa maison, distrait par son voyage,
+appelé par ses affaires et obligé de parcourir plusieurs villes de la
+Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte
+qu'il se passa près d'un mois, pendant lequel Camille resta, pour ainsi
+dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, à la maison une sorte de
+gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la
+mère, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi était une
+sinécure; la gouvernante connaissait à peine Camille, et ne pouvait lui
+être d'aucun secours dans une pareille circonstance.
+
+La douleur de la jeune fille à la mort de sa mère avait été si violente,
+qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame
+des Arcis avait été retiré de l'eau et apporté à la maison, Camille
+accompagnait ce cortège funèbre en poussant des cris de désespoir si
+déchirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y avait, en
+effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet être qu'on était habitué à
+voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout à coup de son silence
+en présence de la mort. Les sons inarticulés qui s'échappaient de ses
+lèvres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose de
+sauvage; ce n'étaient ni des paroles ni des sanglots, mais une sorte de
+langage horrible, qui semblait inventé par la douleur. Pendant un jour
+et une nuit, ces cris affreux ne cessèrent de remplir la maison; Camille
+courait de tous côtés, s'arrachant les cheveux et frappant les
+murailles. On essaya en vain de l'arrêter; la force même fut inutile. Ce
+ne fut que la nature épuisée qui la fit enfin tomber au pied du lit où
+le corps de sa mère était couché.
+
+Presque aussitôt, elle avait paru reprendre sa tranquillité accoutumée,
+et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle était restée quelque temps dans
+un calme apparent, marchant toute la journée, au hasard, d'un pas lent
+et distrait, ne se refusant à aucun des soins qu'on prenait pour elle;
+on la croyait revenue à elle-même, et le médecin, qui avait été appelé,
+s'y trompa comme tout le monde; mais une fièvre nerveuse se déclara
+bientôt avec les plus graves symptômes. Il fallut veiller constamment
+sur la malade; sa raison semblait entièrement perdue.
+
+C'était alors que l'oncle Giraud avait pris la résolution de venir à
+tout prix au secours de sa nièce.--Puisqu'elle n'a plus ni père ni mère
+dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me déclare
+pour son oncle véritable, chargé de la soigner et d'empêcher qu'il ne
+lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent demandé
+à son père de me la donner pour me faire rire. Je ne veux pas l'en
+priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. À son
+retour, je la lui rendrai fidèlement.
+
+L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux médecins, par une assez bonne
+raison, c'est qu'il croyait à peine aux maladies, n'ayant jamais
+lui-même été malade. Une fièvre nerveuse surtout lui paraissait une
+chimère, un pur dérangement d'idées, qu'un peu de distraction devait
+guérir. Il s'était donc décidé à amener Camille à Paris.--Vous voyez,
+disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que
+pleurer, et elle a raison; une mère ne vous meurt pas deux fois. Mais il
+ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de partir;
+il faut tâcher qu'elle pense à autre chose. On dit que Paris est très
+bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi
+donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien à tous les deux.
+D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui être
+très bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois que
+j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours
+ragaillardi.
+
+De cette façon, Camille et son oncle étaient venus à Paris. Le
+chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud,
+l'approuva. Au retour de sa tournée en Hollande, il avait rapporté à
+Chardonneux une mélancolie tellement profonde, qu'il lui était presque
+impossible de voir qui que ce fût, même sa fille. Il semblait vouloir
+fuir tout être vivant, et chercher à se fuir lui-même. Presque toujours
+seul, à cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre mesure pour
+donner quelque repos à son âme. Un chagrin caché, incurable, le
+dévorait. Il se reprochait au fond du cœur d'avoir rendu sa femme
+malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribué à sa mort.--Si j'avais
+été là, se disait-il, elle vivrait, et je devais y être. Cette pensée,
+qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie.
+
+Il désirait que Camille fût heureuse; il était prêt, dans l'occasion, à
+faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa première idée, en
+revenant à Chardonneux, avait été d'essayer de remplacer près de sa
+fille celle qui n'était plus, et de payer avec usure cette dette de cœur
+qu'il avait contractée; mais le souvenir de la ressemblance de la mère
+et de l'enfant lui causait à l'avance une douleur intolérable. C'était
+en vain qu'il cherchait à se tromper sur cette douleur même, et qu'il
+voulait se persuader que ce serait plutôt à ses yeux une consolation, un
+adoucissement à sa peine, de retrouver ainsi sur un visage aimé les
+traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgré tout, était
+pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur,
+qu'il ne se sentait pas la force de supporter.
+
+L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'à égayer sa
+nièce et à lui rendre la vie agréable. Malheureusement ce n'était pas
+facile. Camille s'était laissé emmener sans résistance, mais elle ne
+voulait prendre part à aucun des plaisirs que le bonhomme tâchait de lui
+proposer. Ni promenades, ni fêtes, ni spectacles, ne pouvaient la
+tenter; pour toute réponse, elle montrait sa robe noire.
+
+Le vieux maître maçon était obstiné. Il avait loué, comme on l'a vu, un
+appartement garni dans une auberge des Messageries, la première qu'un
+commissionnaire de la rue lui avait indiquée, ne comptant y rester qu'un
+mois ou deux. Il y était avec Camille depuis près d'un an. Pendant un
+an, Camille s'était refusée à toutes ses propositions de partie de
+plaisir, et, comme il était en même temps aussi bon et aussi patient
+qu'entêté, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il aimait cette
+pauvre fille de toute son âme, sans qu'il en sût lui même la cause, par
+un de ces charmes inexplicables qui attachent la bonté au malheur.
+
+--Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa bouteille,
+ce qui peut t'empêcher de venir à l'Opéra avec moi. Cela coûte fort
+cher; j'ai le billet dans ma poche; voilà ton deuil fini d'hier; tu as
+là deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'à mettre ton capuchon, et...
+
+Il s'interrompit.--Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais pas
+pensé. Mais qu'importe? ce n'est pas nécessaire dans ces endroits-là. Tu
+n'entends pas, moi, je n'écoute pas. Nous regarderons danser, voilà
+tout.
+
+Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il avait
+quelque chose d'intéressant à dire, que sa nièce ne pouvait l'entendre
+ni lui répondre. Il causait avec elle malgré lui. D'une autre part,
+quand il essayait de s'exprimer par signes, c'était encore pire; elle le
+comprenait encore moins. Aussi avait-il adopté l'habitude de lui parler
+comme à tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes ses
+forces; Camille s'était faite à cette pantomime parlante, et trouvait
+moyen d'y répondre à sa façon.
+
+Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le
+bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes à sa nièce, et les lui
+présentait d'un air à la fois si tendre et si suppliant, qu'elle lui
+sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse
+calme qu'on lui voyait toujours.
+
+--Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles
+robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces
+robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant
+danser les robes comme des marionnettes.
+
+Camille avait assez pleuré pour qu'un moment de joie lui fût permis.
+Pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle se leva, se plaça
+devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait,
+le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de tête
+pour dire: Oui.
+
+À ce signe, le bonhomme Giraud se mit à sauter comme un enfant, avec ses
+gros souliers. Il triomphait: l'heure était enfin venue où il
+accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui,
+venir à l'Opéra, voir le monde: il ne se tenait pas d'aise à cette
+pensée, et il embrassait sa nièce coup sur coup, tout en criant après la
+femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison.
+
+La toilette achevée, Camille était si belle, qu'elle sembla le
+reconnaître elle-même, et sourit à sa propre image.--La voiture est en
+bas, dit l'oncle Giraud, tâchant d'imiter avec ses bras le geste d'un
+cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un
+carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle
+venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire,
+et partit.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Si l'oncle Giraud n'était pas élégant de sa personne, il se piquait du
+moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits,
+toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas
+être gêné, l'enveloppassent comme bon leur semblait, que ses bas drapés
+fussent mal tirés, et que sa perruque lui tombât sur les yeux. Mais
+quand il se mêlait de régaler les autres, il prenait d'abord ce qu'il y
+avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce soir-là,
+pour lui et pour Camille, une bonne loge découverte, bien en évidence,
+afin que sa nièce pût être vue de tout le monde. Aux premiers regards
+que Camille jeta sur le théâtre et dans la salle, elle fut éblouie; cela
+ne pouvait manquer: une jeune fille à peine âgée de seize ans, élevée au
+fond d'une campagne, et se trouvant tout à coup transportée au milieu du
+séjour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire qu'elle
+rêvait. On jouait un ballet: Camille suivait avec curiosité les
+attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que
+c'était une pantomime, et, comme elle devait s'y connaître, elle
+cherchait à s'en expliquer le sens. À tout moment, elle se retournait
+vers son oncle d'un air stupéfait, comme pour le consulter; mais il n'y
+comprenait guère plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de soie
+offrant des fleurs à leurs bergères, des amours voltigeant au bout d'une
+corde, des dieux assis sur des nuages. Les décorations, les lumières, le
+lustre surtout, dont l'éclat la charmait, les parures des femmes, les
+broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour
+elle la jetait dans un doux étonnement.
+
+De son côté, elle devint bientôt elle-même l'objet d'une curiosité
+presque générale; sa parure était simple, mais du meilleur goût. Seule,
+en grande loge, à côté d'un homme aussi peu musqué que l'était l'oncle
+Giraud, belle comme un astre et fraîche comme une rose, avec ses grands
+yeux noirs et son air naïf, elle devait nécessairement attirer les
+regards. Les hommes commencèrent à se la montrer, les femmes à
+l'observer; les marquis s'approchèrent, et les compliments les plus
+flatteurs, faits à haute voix, à la mode du temps, furent adressés à la
+nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces
+hommages, qu'il savourait avec délices.
+
+Cependant Camille, peu à peu, reprit d'abord son air tranquille, puis un
+mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il était cruel
+d'être isolée au milieu de cette foule. Ces gens qui causaient dans
+leurs loges, ces musiciens dont les instruments réglaient la mesure des
+pas des acteurs, ce vaste échange de pensées entre le théâtre et la
+salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-même.--Nous
+parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous
+écoutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous jouissons de
+tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule
+n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un être qui ne fait qu'assister à
+la vie.
+
+Camille ferma les yeux pour se délivrer de ce spectacle; elle se souvint
+de ce bal d'enfants où elle avait vu danser ses compagnes, et où elle
+était restée près de sa mère. Elle revint par la pensée à la maison
+natale, a son enfance si malheureuse, à ses longues souffrances, à ses
+larmes secrètes, à la mort de sa mère, enfin à ce deuil qu'elle venait
+de quitter, et qu'elle résolut de reprendre en rentrant. Puisqu'elle
+était à jamais condamnée, il lui sembla qu'il valait mieux pour elle ne
+jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amèrement qu'elle ne
+l'avait encore fait que tout effort de sa part pour résister à la
+malédiction céleste était inutile. Remplie de cette pensée, elle ne put
+retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait à en
+deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le
+bonhomme, surpris et inquiet, hésitait et ne savait que faire; Camille
+se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donnât son
+mantelet.
+
+En ce moment, elle aperçut au-dessous d'elle, à la galerie, un jeune
+homme de bonne mine, très richement vêtu, qui tenait à la main un
+morceau d'ardoise, sur lequel il traçait des lettres et des figures avec
+un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise à son voisin,
+plus âgé que lui; celui-ci paraissait le comprendre aussitôt, et lui
+répondait de la même manière avec une très grande promptitude. Tous deux
+échangeaient en même temps, en ouvrant ou fermant les doigts, certains
+signes qui semblaient leur servir à se mieux communiquer leurs idées.
+
+Camille ne comprit rien, ni à ces dessins qu'elle distinguait à peine,
+ni à ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait remarqué, du
+premier coup d'œil, que ce jeune homme ne remuait pas les lèvres;--prête
+à sortir, elle s'arrêta. Elle voyait qu'il parlait un langage qui
+n'était celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer sans ce
+fatal mouvement de la parole, si incompréhensible pour elle, et qui
+faisait le tourment de sa pensée. Quel que fut ce langage étrange, une
+surprise extrême, un désir invincible d'en voir davantage lui firent
+reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de
+la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant
+de nouveau écrire sur l'ardoise et la présenter à son voisin, elle fit
+un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. À ce
+mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille à son tour. À
+peine leurs yeux se furent-ils rencontrés, qu'ils restèrent tous deux
+d'abord immobiles et indécis, comme s'ils eussent cherché à se
+reconnaître; puis, en un instant, ils se devinèrent, et se dirent d'un
+regard: Nous sommes muets tous deux.
+
+L'oncle Giraud apportait à sa nièce son mantelet, sa canne et son loup,
+mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et
+resta accoudée sur la balustrade.
+
+L'abbé de l'Épée venait, alors de commencer à se faire connaître.
+
+Faisant une visite à une dame, dans la rue des Fossés-Saint-Victor,
+touché de pitié pour deux sourdes-muettes qu'il avait vues, par hasard,
+travailler à l'aiguille, la charité qui remplissait son âme s'était
+éveillée tout à coup, et opérait déjà des prodiges. Dans la pantomime
+informe de ces êtres misérables et méprisés, il avait trouvé les germes
+d'une langue féconde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle, plus
+vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes
+de génie, il avait peut-être dépassé son but, le voyant trop grand; mais
+c'était déjà beaucoup d'en voir la grandeur. Quelle que pût être
+l'ambition de sa bonté, il apprenait aux sourds-muets à lire et à
+écrire. Il les replaçait au nombre des hommes. Seul et sans aide, par sa
+propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces malheureux,
+et il se préparait à sacrifier à ce projet sa vie et sa fortune, en
+attendant que le roi jetât les yeux sur eux.
+
+Le jeune homme assis près de la loge de Camille était un des élèves
+formés par l'abbé. Né gentilhomme et d'une ancienne maison, doué d'une
+vive intelligence, mais frappé de la _demi-mort_, comme on disait alors,
+il avait reçu, l'un des premiers, la même éducation à peu près que le
+célèbre comte de Solar, avec cette différence qu'il était riche, et
+qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension du
+duc de Penthièvre[5]. Indépendamment des leçons de l'abbé, on lui avait
+donné un gouverneur, qui, étant une personne laïque, pouvait
+l'accompagner partout, chargé, bien entendu, de veiller sur ses actions
+et de diriger ses pensées (c'était le voisin qui lisait sur l'ardoise).
+Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces
+études journalières qui exerçaient son esprit sur toute chose, à la
+lecture comme au manège, à l'Opéra comme à la messe; cependant un peu de
+fierté native et une indépendance de caractère très prononcée luttaient
+en lui contre cette application pénible. Il ne savait rien des maux qui
+auraient pu l'atteindre, s'il fût né dans une classe inférieure ou
+seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'à Paris. L'une des
+premières choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait commencé à
+épeler, avait été le nom de son père, le marquis de Maubray. Il savait
+donc qu'il était, à la fois, différent des autres hommes par le
+privilège de la naissance et par une disgrâce de la nature. L'orgueil et
+l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur, ou
+peut-être par nécessité, n'en était pas moins resté simple.
+
+[Note 5: L'histoire romanesque de ce prétendu comte de Solar est
+restée un mystère. Un enfant sourd-muet, abandonné de ses parents, en
+1773, fut recueilli par l'abbé de l'Épée. Après lui avoir appris à
+s'exprimer dans le langage des signes, l'abbé crut reconnaître en lui
+l'héritier des comtes de Solar, lui fit obtenir à ce titre une pension
+du duc de Penthièvre, et l'engagea à faire valoir ses droits. Il y eut
+procès.--Un jugement du Châtelet, de 1781, donna gain de cause au jeune
+sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le procès
+demeura en suspens, l'abbé de l'Épée mourut, et la révolution survint.
+Enfin le 24 juillet 1792, un arrêt définitif cassa le jugement du
+Châtelet et interdit au nommé Joseph de porter à l'avenir le nom de
+Solar. M. Bouilli a écrit sur ce sujet un drame en cinq actes intitulé
+_l'Abbé de l'Épée_, qui a obtenu dans son temps un succès de larmes.]
+
+Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi fier
+qu'eux tous, et qui avait aussi, auprès de son gouverneur, sur les
+grands parquets de Versailles, traîné ses talons rouges à fleur de
+terre, selon l'usage, était lorgné par plus d'une jolie femme, mais il
+ne quittait pas des yeux Camille; de son côté, elle le voyait très bien,
+sans le regarder davantage. L'opéra fini, elle prit le bras de son
+oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient seulement
+le nom de l'abbé de l'Épée; encore moins se doutaient-ils de la
+découverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets. Le
+chevalier aurait pu connaître cette découverte; sa femme l'eût
+certainement connue si elle eût vécu; mais Chardonneux était loin de
+Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait, ne
+la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou
+la mort, peuvent produire le même résultat.
+
+Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une idée: ce que ses gestes et
+ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer à son oncle
+qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme
+Giraud ne fut point embarrassé par cette demande, bien qu'elle lui fût
+adressée un peu tard, car il était temps de souper; il courut à sa
+chambre, et, persuadé qu'il avait compris, il rapporta en triomphe à sa
+nièce une petite planche et un morceau de craie, reliques précieuses de
+son ancien amour pour la bâtisse et la charpente.
+
+Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son désir rempli de
+cette façon; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit asseoir son
+oncle à côté d'elle; puis elle lui fit prendre la craie, et lui saisit
+la main comme pour le guider, en même temps que ses regards inquiets
+s'apprêtaient à suivre ses moindres mouvements.
+
+L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'écrire quelque
+chose, mais quoi? Il l'ignorait.--Est-ce le nom de ta mère? Est-ce le
+mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du
+doigt, le plus doucement qu'il put, sur le cœur de la jeune fille. Elle
+inclina aussitôt la tête; le bonhomme crut qu'il avait deviné; il
+écrivit donc en grosses lettres le nom de Camille; après quoi, satisfait
+de lui-même et de la manière dont il avait passé sa soirée, le souper
+étant prêt, il se mit à table sans attendre sa nièce, qui n'était pas de
+force à lui tenir tête.
+
+Camille ne se retirait jamais que son oncle n'eût achevé sa bouteille;
+elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra
+chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras.
+
+Aussitôt son verrou tiré, elle se mit à son tour à écrire. Débarrassée
+de sa coiffure et de ses paniers, elle commença à copier, avec un soin
+et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et à
+barbouiller de blanc une grande table qui était au milieu de la chambre.
+Après plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez bien à
+reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut
+fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut
+compté une à une les lettres qui lui avaient servi de modèle, elle se
+promena autour de la table, le cœur palpitant d'aise comme si elle eût
+remporté une victoire. Ce mot de _Camille_ qu'elle venait d'écrire lui
+paraissait admirable à voir, et devait certainement, à son sens,
+exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui
+semblait voir une multitude de pensées, toutes plus douces, plus
+mystérieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle était loin
+de croire que ce n'était que son nom.
+
+On était au mois de juillet, l'air était pur et la nuit superbe. Camille
+avait ouvert sa fenêtre; elle s'y arrêtait de temps en temps, et là,
+rêvant, les cheveux dénoués, les bras croisés, les yeux brillants, belle
+de cette pâleur que la clarté des nuits donne aux femmes, elle regardait
+l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux:
+l'étroite cour d'une longue maison où se trouvait logée une entreprise
+de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un
+rayon de soleil n'avait pénétré; la hauteur des étages, entassés l'un
+sur l'autre, défendait contre la lumière cette espèce de cave. Quatre ou
+cinq grosses voitures, serrées sous un hangar, présentaient leurs timons
+à qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laissées dans la cour, faute
+de place, semblaient attendre les chevaux, dont le piétinement dans
+l'écurie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une porte
+strictement fermée dès minuit pour les locataires, mais toujours prête
+à s'ouvrir avec bruit à toute heure au claquement du fouet d'un cocher,
+s'élevaient d'énormes murailles, garnies d'une cinquantaine de croisées,
+où jamais, passé dix heures, une chandelle ne brillait, à moins de
+circonstances extraordinaires.
+
+Camille allait quitter sa fenêtre, quand tout à coup, dans l'ombre que
+projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme
+humaine, revêtue d'un habit brillant, se promenant à pas lents. Le
+frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi, car
+son oncle était là, et la surveillance du bonhomme se révélait par son
+bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un assassin
+vint se promener dans cette cour en pareil costume?
+
+L'homme y était pourtant, et Camille le voyait. Il marchait derrière la
+voiture, regardant la fenêtre où elle se tenait. Après quelques
+instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa lumière, et
+avançant le bras hors de la croisée, éclaira subitement la cour; en même
+temps elle y jeta un regard à demi effrayé, à demi menaçant. L'ombre de
+la voiture s'étant effacée, le marquis de Maubray, car c'était lui, vit
+qu'il était complètement découvert, et, pour toute réponse, posa un
+genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans l'attitude
+du plus profond respect.
+
+Ils restèrent quelque temps ainsi, Camille à la fenêtre, tenant sa
+lumière, le marquis à genoux devant elle. Si Roméo et Juliette, qui ne
+s'étaient vus qu'un soir dans un bal masqué, ont échangé dès la première
+fois tant de serments, fidèlement tenus, que l'on songe à ce que purent
+être les premiers gestes et les premiers regards de deux amants qui ne
+pouvaient se dire que par la pensée ces mêmes choses, éternelles devant
+Dieu, et que le génie de Shakspeare a immortalisées sur la terre.
+
+Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois
+marchepieds pour grimper sur l'impériale d'une voiture, en s'arrêtant à
+chaque effort qu'on est obligé de faire, pour savoir si l'on doit
+continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste brodée
+risque d'avoir mauvaise grâce lorsqu'il s'agit de sauter de cette
+impériale sur le rebord d'une croisée. Tout cela est incontestable, à
+moins, qu'on n'aime.
+
+Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il
+commença par lui faire un salut aussi cérémonieux que s'il l'eût
+rencontrée aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-être lui eût-il
+raconté comme quoi il avait échappé à la vigilance de son gouverneur,
+pour venir, au moyen de quelque argent donné à un laquais, passer la
+nuit sous sa fenêtre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle avait
+quitté l'Opéra; comment un regard d'elle avait changé sa vie entière;
+comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre
+bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela était écrit
+sur ses lèvres; mais la révérence de Camille, en lui rendant son salut,
+lui fit comprendre combien un tel récit eût été inutile et qu'il lui
+importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle, dès
+l'instant qu'il y était venu.
+
+M. de Maubray, malgré l'espèce d'audace dont il avait fait preuve pour
+parvenir jusqu'à celle qu'il aimait, était, nous l'avons dit, simple et
+réservé. Après avoir salué Camille, il cherchait vainement de quelle
+façon lui demander si elle voulait de lui pour époux; elle ne comprenait
+rien à ce qu'il tâchait de lui expliquer. Il vit sur la table la
+planchette où était écrit le nom de _Camille_. Il prit le morceau de
+craie, et, à côté de ce nom, il écrivit le sien: _Pierre_.
+
+--Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse
+taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par où vous
+êtes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans cette
+maison?
+
+C'était l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de chambre,
+d'un air furieux.
+
+--Voilà une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je dormais, et
+que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre
+langue. Qu'est-ce que c'est que des êtres pareils, qui ne trouvent rien
+de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention? Abîmer
+une voiture, briser tout, faire du dégât, et après cela, quoi?
+Déshonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur d'honnêtes
+gens!...
+
+Celui-là, non plus, ne m'entend pas encore, s'écria l'oncle Giraud
+désolé. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de papier, et
+écrivit cette espèce de lettre:
+
+«J'aime mademoiselle Camille, je veux l'épouser, j'ai vingt mille livres
+de rente. Voulez-vous me la donner?»
+
+--Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour
+mener les affaires aussi vite.
+
+--Mais, dites donc, s'écria-t-il après quelques moments de réflexion, je
+ne suis pas son père, je ne suis que l'oncle. Il faut demander la
+permission au papa.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Ce n'était pas une chose facile que d'obtenir du chevalier son
+consentement à un pareil mariage, non qu'il ne fût disposé, comme on l'a
+vu, à faire tout ce qui était possible pour rendre sa fille moins
+malheureuse; mais il y avait dans la circonstance présente une
+difficulté presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une femme,
+atteinte d'une horrible infirmité, à un homme frappé de la même
+disgrâce, et, si une telle union devait avoir des fruits, il était
+probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortuné de plus au
+monde.
+
+Le chevalier, retiré dans sa terre, toujours en proie au plus noir
+chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait
+été enterrée dans le parc, quelques saules pleureurs entouraient sa
+tombe, et annonçaient de loin aux passants la modeste place où elle
+reposait. C'était vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous les jours
+ses promenades. Là, il passait de longues heures, dévoré de regrets et
+de tristesse, et se livrant à tous les souvenirs qui pouvaient nourrir
+sa douleur.
+
+Ce fut là que l'oncle Giraud vint le trouver tout à coup un matin. Dès
+le lendemain du jour où il avait surpris les deux amants ensemble, le
+bonhomme avait quitté Paris avec sa nièce, avait ramené Camille au Mans,
+et l'avait laissée dans sa propre maison, pour y attendre le résultat de
+la démarche qu'il allait faire.
+
+Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'être fidèle et de rester
+prêt à tenir sa parole. Orphelin dès longtemps, maître de sa fortune,
+n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volonté n'avait à
+craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son côté, voulait bien servir
+de médiateur et tâcher de marier les deux jeunes gens, mais il
+n'entendait pas que cette première entrevue, qui lui semblait
+passablement étrange, pût se renouveler autrement qu'avec la permission
+du père et du notaire.
+
+Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on le
+pense, le plus grand étonnement. Lorsque le bonhomme commença à lui
+raconter cette rencontre à l'Opéra, cette scène bizarre et cette
+proposition plus singulière encore, il eut peine à concevoir qu'un tel
+roman fût possible. Forcé cependant de reconnaître qu'on lui parlait
+sérieusement, les objections auxquelles on s'attendait se présentèrent
+aussitôt à son esprit:
+
+--Que voulez-vous? dit-il à Giraud. Unir deux êtres également
+malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre
+créature dont je suis le père? Faut-il encore augmenter notre malheur en
+lui donnant un mari semblable à elle? Suis-je destiné à me voir entouré
+d'êtres réprouvés du monde, objets de mépris et de pitié? Dois-je passer
+ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence, avoir
+les yeux fermés par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas vanité,
+Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon père, dois-je le laisser
+à des infortunés qui ne pourront ni le signer ni le prononcer?
+
+--Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose.
+
+--Le signer! s'écria le chevalier. Êtes-vous privé de raison?
+
+--Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait écrire, répliqua
+l'oncle. Je vous témoigne et vous certifie qu'il écrit même fort bien et
+même très couramment, comme sa proposition, que j'ai dans ma poche et
+qui est fort honnête, en fait foi.
+
+Le bonhomme montra en même temps au chevalier le papier sur lequel le
+marquis de Maubray avait tracé le peu de mots qui exposaient, d'une
+manière laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa demande.
+
+--Que signifie cela? dit le père. Depuis quand les sourds-muets
+tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud?
+
+--Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille
+chose peut se faire. La vérité est que mon intention était tout
+bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce
+que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouvé être là, et
+il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait
+très lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on était
+muet, c'était pour ne rien dire; mais pas du tout. Il paraît
+qu'aujourd'hui on a fait une découverte au moyen de laquelle tout ce
+monde-là se comprend et fait très bien la conversation. On dit que c'est
+un abbé, dont je ne sais plus le nom, qui a inventé ce moyen-là. Quant à
+moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne qu'à
+mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins!
+
+--Est-ce sérieux, ce que vous dites?
+
+--Très sérieux. Ce petit marquis est riche, joli garçon; c'est un
+gentilhomme et un galant homme; je réponds de lui. Songez, je vous en
+prie, à une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle ne parle
+pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle
+devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voilà un homme qui
+l'aime; cet homme-là, si vous la lui donnez, ne se dégoûtera jamais
+d'elle à cause du défaut qu'elle a au bout de la langue; il sait ce qui
+en est par lui-même. Ils se comprennent, ces enfants, ils s'entendent,
+sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et
+écrire; Camille apprendra à en faire autant; cela ne lui sera pas plus
+difficile qu'à l'autre. Vous sentez bien que, si je vous proposais de
+marier votre fille à un aveugle, vous auriez le droit de me rire au nez;
+mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que,
+depuis seize ans que vous avez cette petite-là, vous ne vous en êtes
+jamais bien consolé. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme tout le
+monde s'en arrange, si vous, qui êtes son père, vous ne pouvez pas en
+prendre votre parti?
+
+Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un
+regard du côté du tombeau de sa femme, et semblait réfléchir
+profondément.
+
+--Rendre à ma fille l'usage de la pensée! dit-il après un long silence;
+Dieu le permettrait-il? est-ce possible?
+
+En ce moment, le curé d'un village voisin entrait dans le jardin, venant
+dîner au château. Le chevalier le salua d'un air distrait, puis, sortant
+tout à coup de sa rêverie:
+
+-L'abbé, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les nouvelles, et vous
+recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un prêtre qui a
+entrepris l'éducation des sourds-muets?
+
+Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait était
+un véritable curé de campagne de ce temps-là, homme simple et bon, mais
+fort ignorant, et partageant tous les préjugés d'un siècle où il y en
+avait tant, et de si funestes.
+
+--Je ne sais ce que monseigneur veut dire, répondit-il (traitant le
+chevalier en seigneur de village), à moins qu'il ne soit question de
+l'abbé de l'Épée.
+
+--Précisément, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on m'a dit; je ne
+m'en souvenais plus.
+
+--Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire?
+
+--Je ne saurais, répliqua le curé, parler avec trop de circonspection
+d'une matière sur laquelle je ne puis me donner encore pour complètement
+édifié. Mais je suis fondé à croire, d'après le peu de renseignements
+qu'il m'a été loisible de recueillir à ce sujet, que ce monsieur de
+l'Épée, qui paraît être, d'ailleurs, une personne tout à fait vénérable,
+n'a point atteint le but qu'il s'était proposé.
+
+--Qu'entendez-vous par là? dit l'oncle Giraud.
+
+--J'entends, dit le prêtre, que l'intention la plus pure peut
+quelquefois faillir par le résultat. Il est hors de doute, d'après ce
+que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont été faits;
+mais j'ai tout lieu de croire que la prétention d'apprendre à lire aux
+sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout à fait chimérique.
+
+--Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui écrit.
+
+--Je suis bien éloigné, répliqua le curé, de vouloir vous contredire en
+aucune façon; mais des personnes savantes et distinguées, parmi
+lesquelles je pourrais même citer des docteurs de la Faculté de Paris,
+m'ont assuré d'une manière péremptoire que la chose était impossible.
+
+--Une chose qu'on voit ne peut pas être impossible, reprit le bonhomme
+impatienté. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma poche,
+pour le montrer au chevalier; le voilà, c'est clair comme le jour.
+
+En parlant ainsi, le vieux maître maçon avait de nouveau tiré son
+papier, et l'avait mis sous les yeux du curé. Celui-ci, à demi étonné, à
+demi piqué, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs fois à
+haute voix, et le rendit à l'oncle, ne sachant trop quoi dire.
+
+Le chevalier avait semblé étranger à la discussion; il continuait de
+marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant.
+
+--Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque à mon
+devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se présente
+où cette pauvre fille, à qui je n'ai donné que l'apparence de la vie,
+trouve une main qui recherche la sienne dans les ténèbres où elle est
+plongée. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour toujours, elle
+peut rêver qu'elle est heureuse. De quel droit l'en empêcherais-je? Que
+dirait sa mère, si elle était là?...
+
+Les regards du chevalier se reportèrent encore une fois vers le tombeau,
+puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas à l'écart avec
+lui, et lui dit à voix basse: Faites ce que vous voudrez.
+
+--À la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous l'amène;
+elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant.
+
+--Jamais! répondit le père. Tâchons ensemble qu'elle soit heureuse; mais
+la revoir, je ne le peux pas.
+
+Pierre et Camille furent mariés à Paris, à l'église des Petits-Pères.
+Le gouverneur et l'oncle furent les seuls témoins. Lorsque le prêtre
+officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez
+appris pour savoir à quel moment il fallait s'incliner en signe
+d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un rôle qui était pourtant
+difficile à remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien
+comprendre; elle regarda son mari, et baissa la tête comme lui.
+
+Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez, pourrait-on
+dire. Lorsqu'ils sortirent de l'église, en se tenant la main pour
+toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait
+une assez grande maison. Camille, après la messe, monta dans un brillant
+équipage, qu'elle regardait avec une curiosité enfantine. L'hôtel dans
+lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet d'étonnement. Ces
+appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient être à elle, lui
+semblaient une merveille. Il était convenu, du reste, que ce mariage se
+ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la fête.
+
+
+
+
+X
+
+
+Camille devint mère. Un jour que le chevalier faisait sa triste
+promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre écrite
+d'une main qui lui était inconnue, et où se trouvait un singulier
+mélange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et
+renfermait ce qui suit:
+
+«O mon père! je parle, non pas avec ma bouche, mais avec ma main. Mes
+pauvres lèvres sont toujours fermées, et cependant je sais parler. Celui
+qui est mon maître m'a appris à pouvoir vous écrire. Il m'a fait
+enseigner comme pour lui, par la même personne qui l'avait élevé, car
+vous savez qu'il est resté comme moi très longtemps. J'ai eu beaucoup de
+peine à apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler avec les
+doigts, ensuite on apprend des figures écrites. Il y en a de toutes
+sortes, qui expriment la peur, la colère, et tout en général. On est
+très long à connaître tout, et encore plus à mettre des mots, à cause
+des figures qui ne sont pas la même chose, mais enfin on en vient à
+bout, comme vous voyez. L'abbé de l'Épée est un homme très bon et très
+doux, de même que le père Vanin, de la Doctrine chrétienne.
+
+«J'ai un enfant qui est très beau; je n'osais pas vous en parler avant
+de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu résister au plaisir que
+j'ai à vous écrire, malgré notre peine car vous pensez bien que mon mari
+et moi nous sommes très inquiets, surtout parce que nous ne pouvons pas
+entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne
+se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il
+ouvrira les lèvres et s'il les remuera avec le bruit des
+entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulté des
+médecins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux personnes
+aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont bien
+dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire.
+
+Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis
+longtemps, et comme nous sommes embarrassés lorsqu'il ouvre ses petites
+lèvres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit! Soyez
+sûr, mon père, que je pense bien à ma mère, car elle a dû s'inquiéter
+comme moi. Vous l'avez bien aimée, comme moi aussi j'aime mon enfant;
+mais je n'ai été pour vous qu'un sujet de chagrin. Maintenant que je
+sais lire et écrire, je comprends combien ma mère a dû souffrir.
+
+Si vous étiez tout à fait bon pour moi, cher père, vous viendriez nous
+voir à Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance pour votre
+fille respectueuse.
+
+CAMILLE.»
+
+Après avoir lu cette lettre, le chevalier hésita longtemps. Il avait eu
+d'abord peine à s'en fier à ses yeux, et à croire que c'était Camille
+elle-même qui lui avait écrit; mais il fallait se rendre à l'évidence.
+Qu'allait-il faire? S'il cédait à sa fille, et s'il allait en effet à
+Paris, il s'exposait à retrouver, dans une douleur nouvelle, tous les
+souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas, il
+est vrai, mais qui n'en était pas moins le fils de sa fille, pouvait lui
+rendre les chagrins du passé. Camille pouvait lui rappeler Cécile, et
+cependant il ne pouvait s'empêcher en même temps de partager
+l'inquiétude de cette jeune mère attendant une parole de son enfant.
+
+--Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta.
+C'est moi qui ai fait ce mariage-là, et je le tiens pour bon et durable.
+Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez,
+soit dit sans reproche, d'avoir oublié votre femme au bal, moyennant
+quoi elle est tombée à l'eau? Oubliez-vous aussi cette petite?
+Pensez-vous que ce soit tout d'être triste? Vous l'êtes, j'en conviens,
+et même plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas autre chose
+à faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais avec
+vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appelé aussi.
+Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frappé à ma porte, moi qui
+lui ai toujours ouvert.
+
+--Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et
+cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laissée mourir
+d'une mort affreuse quand j'aurais dû l'en préserver. Si je dois en être
+puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais
+m'en plaindre; quelque pénible que soit pour moi ce spectacle, je dois
+m'y résoudre et m'y condamner. Ce châtiment m'est dû. Que la fille me
+punisse d'avoir abandonné la mère! J'irai à Paris, je verrai cet enfant.
+J'ai délaissé ce que j'aimais, je me suis éloigné du malheur; je veux
+prendre maintenant un amer plaisir à le contempler.
+
+Dans un joli boudoir boisé, à l'entre-sol d'un bon hôtel situé dans le
+faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque
+le père et l'oncle arrivèrent. Sur une table étaient des dessins, des
+livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait
+sur le tapis.
+
+Le marquis s'était levé; Camille courut à son père, qui l'embrassa
+tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du
+chevalier se reportèrent aussitôt sur l'enfant. Malgré lui, l'horreur
+qu'il avait eue autrefois pour l'infirmité de Camille reprenait place
+dans son cœur, à la vue de cet être qui allait hériter de la malédiction
+qu'il lui avait léguée. Il recula lorsqu'on le lui présenta.
+
+--Encore un muet! s'écria-t-il.
+
+Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait compris.
+Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt
+sur ses petites lèvres, en les frottant un peu, comme pour l'inviter à
+parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis prononça bien
+distinctement ces deux mots, que la mère lui avait fait apprendre
+d'avance:--Bonjour, papa.
+
+--Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle
+Giraud.
+
+FIN DE PIERRE ET CAMILLE.
+
+
+
+
+LE
+
+SECRET DE JAVOTTE
+
+1844
+
+[Illustration: LE SECRET DE JAVOTTE
+
+... deux jeunes gens, revenant de la chasse suivaient à cheval la route
+de Noisy...]
+
+
+
+I
+
+
+L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens revenant
+de la chasse suivaient à cheval la route de Noisy, à quelque distance de
+Luzarches. Derrière eux marchait un piqueur menant les chiens. Le soleil
+se couchait et dorait au loin la belle forêt de Carenelle, où le feu duc
+de Bourbon aimait à chasser. Tandis que le plus jeune des deux
+cavaliers, âgé d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa
+monture, et s'amusait à sauter les haies, l'autre paraissait distrait et
+préoccupé. Tantôt il excitait son cheval et le frappait avec impatience,
+tantôt il s'arrêtait tout à coup et restait au pas en arrière, comme
+absorbé par ses pensées. À peine répondait-il aux joyeux discours de son
+compagnon, qui, de son côté, le raillait de son silence. En un mot, il
+semblait livré à cette rêverie bizarre, particulière aux savants et aux
+amoureux, qui sont rarement où ils paraissent être. Arrivé à un
+carrefour, il mit pied à terre, et s'avançant au bord d'un fossé, il
+ramassa une petite branche de saule qui était enfoncée dans le sable
+assez profondément; il détacha une feuille de cette branche, et, sans
+qu'on l'aperçût, la glissa furtivement dans son sein; puis, remontant
+aussitôt à cheval:
+
+--Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux
+Clignets par le village; nous rentrerons, mon frère et moi, par la
+garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me
+ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque
+troupeau de bestiaux rentrant à la ferme.
+
+Le piqueur obéit et prit avec ses chiens un sentier tracé dans les
+roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le
+moins âgé des deux frères) partit d'un grand éclat de rire:
+
+--Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable ce
+soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit dévorée par un mouton? Mais tu
+as beau faire; je parierais que, malgré toutes tes précautions, cette
+pauvre bête, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvais tour
+d'ici à une demi-heure.
+
+--Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque irrité.
+
+--Mais, apparemment, répondit Armand en se rapprochant de son frère,
+parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta
+jument est sujette à caracoler quand elle voit la grille. Heureusement,
+ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est là, et
+que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une
+jambe.
+
+--Mauvaise langue, dit Tristan souriant à son tour un peu à contre-cœur,
+qu'est-ce qui pourra donc te déshabituer de tes méchantes plaisanteries?
+
+--Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il à
+cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil, c'est
+de son âge. N'as-tu pas l'honneur d'être au service du roi dans le
+régiment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime aussi la
+chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta
+veste rouge, est-ce que c'est un péché mortel?
+
+--Écoute, écervelé, dit Tristan. Que tu badines ainsi entre nous, si
+cela te plaît, rien de mieux; mais pense sérieusement à ce que tu dis
+quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de
+notre mère; sa maison est une des seules ressources que nous ayons dans
+le pays pour nous désennuyer de cette vie monotone qui t'amuse, toi,
+avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La
+marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances...
+
+--La plus agréable, ajouta Armand.
+
+--Tant que tu voudras. Tu n'es pas fâché, toi-même, d'aller à Renonval,
+lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre
+part que de nous brouiller avec ces gens-là, et c'est ce que tes
+discours finiront par faire, si tu continues à jaser au hasard. Tu sais
+très bien que je n'ai pas plus qu'un autre la prétention de plaire à
+madame de Vernage...
+
+--Prends garde à Gitana! s'écria Armand. Regarde comme elle dresse les
+oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue.
+
+--Trêve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et tâche d'y
+penser sérieusement.
+
+--Je pense, dit Armand, et très sérieusement, que la marquise est très
+bien en manches plates, et que le noir lui va à merveille.
+
+
+--À
+quel propos cela?
+
+--À propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit rien dans
+ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne t'ai
+pas entendu très clairement dire que le noir était ta couleur, et cette
+bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la grâce de
+monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la
+plus noire de toutes ses robes?
+
+--Qu'y a-t-il d'étonnant? n'est-il pas tout simple de changer de
+toilette pour dîner?
+
+--Prends garde à Gitana, te dis-je; elle est capable de s'emporter, et
+de te mener tout droit, malgré toi, à l'écurie de Renonval. Et la
+semaine dernière, à la fête, cette même marquise, toujours de noir
+vêtue, n'a-t-elle pas trouvé naturel de m'installer dans la grande
+calèche avec mon chien et monsieur le curé, pour grimper dans ton
+tilbury, au risque de montrer sa jambe?
+
+--Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux subît
+cette corvée?
+
+--Oui, mais cet _un_, c'est toujours moi. Je ne m'en plains pas, je ne
+suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse,
+n'a-t-elle pas imaginé de quitter sa voiture et de me prendre mon propre
+cheval, que je lui ai cédé avec un désintéressement admirable, pour
+qu'elle pût galoper dans les bois à côté de monsieur l'officier?
+Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer
+dans tes dénégations, tu me devrais, honnêtement parlant, ta confiance
+et tes secrets.
+
+--Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un étourdi tel que toi, et
+quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes
+contes?
+
+--Prends garde à Gitana, mon frère.
+
+--Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que j'eusse
+fantaisie d'aller ce soir faire une visite à Renonval, qu'y aurait-il
+d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un prétexte pour te prier d'y venir
+avec moi ou de rentrer seul à la maison?
+
+--Non, certainement; de même que, si nous venions à rencontrer madame de
+Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de
+surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, il
+est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de
+moins en comparaison de l'éternité? La marquise doit nous avoir entendus
+sonner du cor; il serait bien juste qu'elle prît le frais sur la route,
+en compagnie de son inévitable adorateur et voisin, M. de la
+Bretonnière.
+
+--J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de la
+Bretonnière m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une femme
+d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot
+et traîne partout une pareille ombre?
+
+--Il est certain, répondit Armand, que le personnage est lourd et
+indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme, créé et mis
+au monde pour l'état de voisin. Voisiner est son lot; c'est même presque
+sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu
+un homme mieux établi que lui hors de chez soi. Si on va dîner chez
+madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il
+chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et
+remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et classique,
+qui se croit obligé de rire si la maîtresse du logis dit un bon mot; il
+serait plutôt disposé, s'il osait, à tout blâmer et tout contrecarrer.
+S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver
+que le baromètre est à variable. Si quelqu'un cite une anecdote, ou
+parle d'une curiosité, il a vu quelque chose de bien mieux; mais il ne
+daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tête avec une modestie
+à le souffleter. L'assommante créature! je ne sais pas, en vérité, s'il
+est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage,
+quand il est là, sans que sa tête inquiète et effarouchée vienne se
+placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas
+d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur
+spéciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, d'être plus
+ennuyeux qu'un bavard, rien que par la façon dont il regarde parler les
+autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste à la vie, et
+tâche de gêner, de décourager et d'impatienter les vivants. Avec tout
+cela, la marquise le supporte; elle a la charité de l'écouter, de
+l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en
+débarrassera jamais.
+
+--Qu'entends-tu par là? demanda Tristan, un peu troublé à ce dernier
+mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable?
+
+--Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifférence railleuse.
+Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est garçon
+et fort à l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite meute,
+et un grand vieux carrosse. Il possède sur tout autre, près de la
+marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans
+et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en
+congé, permets-moi de te le dire tout bas, peut éblouir et plaire en
+passant; mais celui qui est là tous les jours a quinte et quatorze par
+état, sans compter l'industrie, comme dit Basile.
+
+Tandis que les deux frères causaient ainsi, ils avaient laissé les bois
+derrière eux et commençaient à entrer dans les vignes. Déjà ils
+apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval.
+
+--Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualités; mais c'est
+une coquette. Elle passe pour dévote, et elle a un chapelet bénit
+accroché à son étagère; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t'en
+déplaise, c'est, à mon avis, une femme difficile à deviner et
+passablement dangereuse.
+
+--Cela est possible, dit Tristan.
+
+--Et même probable, reprit son frère. Je ne suis pas fâché que tu le
+penses comme moi, et je te dirai volontiers à mon tour: Parlons
+sérieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la connaître et de
+l'étudier de près. Toi, tu viens ici pour quelques jours; tu es un jeune
+et beau garçon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne sais que
+faire, elle te plaît, tu lui en contes, et elle te laisse dire. Moi, qui
+la vois l'hiver comme l'été, à Paris comme à la campagne, je suis moins
+confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval
+et me laisse en tête-à-tête avec le curé. Ses grands yeux noirs, qu'elle
+baisse vers la terre avec une modestie parfois si sévère, savent se
+relever vers toi, j'en suis bien sûr, lorsque vous courez la forêt, et
+je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a tourné la
+tête, à ma connaissance, à trois ou quatre pauvres petits garçons qui
+ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma pensée?
+Je te dirai, en style de Scudéry, qu'on pénètre assez facilement jusqu'à
+l'antichambre de son cœur, mais que l'appartement est toujours fermé,
+peut-être parce qu'il n'y a personne.
+
+--Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain
+caractère.
+
+--Non pas à son avis: qu'a-t-on à lui reprocher? Est-ce sa faute si on
+devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait guère plus de trente ans,
+elle dit à qui veut l'entendre qu'elle a renoncé, depuis qu'elle est
+veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre,
+monter à cheval et prier Dieu. Elle fait l'aumône et va à confesse; or,
+toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sincèrement et
+véritablement religieuse, est la pire espèce de coquette que la
+civilisation ait inventée. Une femme pareille, sûre d'elle-même, belle
+encore et jouissant volontiers des petits privilèges de la beauté, sait
+composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine
+confession. Aux moments mêmes où elle semble se livrer avec le plus
+charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si
+le bout de son pied est suffisamment caché sous sa robe, et calcule la
+place où elle peut laisser prendre, sans péché, un baiser sur sa
+mitaine. À quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne pas
+être franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer à la
+tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne
+saurait dire qu'elle soit sincère ni hypocrite; elle est ainsi et elle
+plaît; ses victimes passent et disparaissent. La Bretonnière, le
+silencieux, restera jusqu'à sa mort, très probablement, sur le seuil du
+temple où ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire
+l'encens.
+
+Tristan, pendant que son frère parlait, avait arrêté son cheval. La
+grille du château de Renonval n'était plus éloignée que d'une centaine
+de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait prévu, madame de
+Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle était seule, contre
+l'ordinaire. Tristan changea tout à coup de visage.
+
+--Écoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es homme et tu as
+du cœur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni
+loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on m'a
+dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugué par cette
+femme; elle est si charmante, si aimable, si séduisante, quand elle
+veut...
+
+--Je le sais très bien, dit Armand.
+
+--Non, s'écria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de grâce, de
+douceur, de piété, car enfin elle fait l'aumône, comme tu dis, et
+remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les
+dehors de la franchise et de la bonté, elle puisse être telle que tu te
+l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en
+chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier à ta parole. Je vais
+à Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mère s'inquiète de ne
+pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon
+cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte
+visite, et je reviendrai sur-le-champ.
+
+--Pourquoi ce mystère, s'il en est ainsi?
+
+--Parce que la marquise elle-même reconnaît que c'est le plus sage. Les
+gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes
+ensemble. Garde-moi le secret; à ce soir.
+
+Sans attendre une réponse, Tristan partit au galop.
+
+Demeuré seul, Armand changea de route, et prit un chemin de traverse qui
+le menait plus vite chez lui. Ce n'était pas, on le pense bien, sans
+déplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son frère
+s'éloigner. Jeune d'années, mais déjà mûri par une précoce expérience du
+monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent léger en apparence,
+avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier
+distingué dans l'armée, courait en Algérie les chances de la guerre, et
+se livrait parfois aux dangereux écarts d'une imagination vive et
+passionnée, Armand restait à la maison et tenait compagnie à sa vieille
+mère. Tristan le raillait parfois de ses goûts sédentaires, et
+l'appelait monsieur l'abbé, prétendant que, sans la Révolution, il
+aurait porté la tonsure, en sa qualité de cadet; mais cela ne le fâchait
+pas.--Va pour le titre, répondait-il, mais donne-moi le bénéfice. La
+baronne de Berville, la mère, veuve depuis longtemps, habitait le Marais
+en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce
+n'était pas une maison assez riche pour entretenir un grand équipage,
+mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait
+ses enfants, on avait fait venir des _foxhounds_ d'Angleterre; quelques
+voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes réunies formaient
+de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la
+forêt de Carenelle. Ainsi s'étaient établies rapidement, entre les
+habitants des Clignets et ceux de deux ou trois châteaux des environs,
+des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on
+vient de le voir, était la reine du canton. Depuis le sieur de
+Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'à l'élégant un peu
+arriéré de Luzarches, tout rendait hommage à la belle marquise, voire
+même le curé de Noisy. Renonval était le rendez-vous de ce qu'il y avait
+de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes étaient
+d'accord pour vanter, comme Tristan, la grâce et la bonté de la
+châtelaine. Personne ne résistait à l'empire souverain qu'elle exerçait,
+comme on dit, sur les cœurs; et c'est précisément pourquoi Armand était
+fâché que son frère ne revînt pas souper avec lui.
+
+Il ne lui fut pas difficile de trouver un prétexte pour justifier cette
+absence, et de dire à la baronne en rentrant que Tristan s'était arrêté
+chez un fermier, avec lequel il était en marché pour un coin de terre.
+Madame de Berville, qui ne dînait qu'à neuf heures quand ses enfants
+allaient à la chasse, afin de prendre son repas en famille, voulut
+attendre pour se mettre à table que son fils aîné fut revenu. Armand,
+mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son métier,
+parut médiocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait. Peut-être
+craignait-il, à part lui, que la visite à Renonval ne se prolongeât plus
+longtemps qu'il n'avait été dit. Quoi qu'il en fût, il prit d'abord,
+pour se donner un peu de patience, un à-compte sur le dîner, puis il
+alla visiter ses chiens et jeter à l'écurie le coup d'œil du maître, et
+revint s'étendre sur un canapé, déjà à moitié endormi par la fatigue de
+la journée.
+
+La nuit était venue, et le temps s'était mis à l'orage. Madame de
+Berville, assise, comme de coutume, devant son métier à tapisserie,
+regardait la pendule, puis la fenêtre, où ruisselait la pluie. Une
+demi-heure s'écoula lentement, et bientôt vint l'inquiétude.
+
+--Que fait donc ton frère? disait la baronne; il est impossible qu'à
+cette heure et par un temps semblable il s'arrête si longtemps en route;
+quelque accident lui sera arrivé: je vais envoyer à sa rencontre.
+
+--C'est inutile, répondait Armand; je vous jure qu'il se porte aussi
+bien que nous, et peut-être mieux; car, voyant cette pluie, il se sera
+sans doute fait donner à souper dans quelque cabaret de Noisy, pendant
+que nous sommes à l'attendre.
+
+L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit le
+dîner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de laisser
+ainsi sa mère dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait inutile;
+mais il avait donné sa parole. De son côté, madame de Berville voyait
+aisément, sur le visage de son fils, l'inquiétude qui l'agitait; elle
+n'en pénétrait pas la cause, mais l'effet ne lui échappait pas. Habituée
+à toute la tendresse et aux confidences même d'Armand, elle sentait que,
+s'il gardait le silence, c'est qu'il y était obligé. Par quelle raison?
+elle l'ignorait, mais elle respectait cette réserve, tout en ne pouvant
+s'empêcher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air
+craintif et presque suppliant, puis elle écoutait gronder la foudre, et
+haussait les épaules en soupirant. Ses mains tremblaient, malgré elle,
+de l'effort qu'elle faisait pour paraître tranquille. À mesure que
+l'heure avançait, Armand se sentait de moins en moins le courage de
+tenir sa promesse. Le dîner terminé, il n'osait se lever; la mère et le
+fils restèrent longtemps seuls, appuyés sur la table desservie, et se
+comprenant sans ouvrir les lèvres.
+
+Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne étant venue apporter
+les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir à son fils, et se
+retira dans son appartement pour dire ses prières accoutumées.
+
+--Que fait-il, en effet, cet étourdi garçon? se disait Armand, tout en
+se débarrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de chasseur.
+Rien de bien inquiétant, cela est probable. Il fait les yeux doux à
+madame de Vernage, et subit le silence imposant de la Bretonnière.
+Est-ce bien sûr? Il me semble qu'à cette heure-ci la Bretonnière doit
+être dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai que
+Tristan est peut-être en route aussi; j'en doute, pourtant; le chemin
+n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter à cheval. D'une autre
+part, il y a d'excellents lits à Renonval, et une marquise si polie peut
+certainement offrir un asile à un capitaine surpris par l'orage. Il est
+probable, tout bien considéré, que Tristan ne reviendra que demain. Cela
+est fâcheux, pour deux raisons: d'abord cela inquiète notre mère, et
+puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouvés chez une
+voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit passée sous
+le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont
+on rêve. Quelquefois même, on ne dort pas du tout. Que va-t-il advenir
+de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du cœur
+pour deux, mais tant pis. Elle trouvera aisé de le jouer, trop aisé,
+peut-être, c'est là mon espoir. Elle dédaignera d'en agir faussement
+envers un si loyal caractère. Mais, après tout, se disait encore Armand,
+en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau
+et brave. Il s'est tiré d'affaire à Constantine, il s'en tirera à
+Renonval.
+
+Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence
+régnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se fit
+entendre sur la route. Il était deux heures du matin; une voix
+impérieuse cria qu'on ouvrît, et tandis que le garçon d'écurie levait
+lourdement, l'une après l'autre, les barres de fer qui retenaient la
+grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, à pousser de
+longs gémissements. Armand, qui dormait de tout son cœur, réveillé en
+sursaut, vit tout à coup devant lui son frère tenant un flambeau et
+enveloppé d'un manteau dégouttant de pluie.
+
+--Tu rentres à cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou bien
+matin.
+
+Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec l'accent
+d'une colère presque furieuse:
+
+--Tu avais raison, c'est la dernière des femmes, et je ne la reverrai de
+ma vie.
+
+Après quoi il sortit brusquement.
+
+
+
+
+II
+
+
+Malgré toutes les questions, toutes les instances que put faire Armand,
+Tristan ne voulut donner à son frère aucune explication des étranges
+paroles qu'il avait prononcées en rentrant. Le lendemain, il annonça à
+sa mère que ses affaires le forçaient d'aller à Paris pour quelques
+jours, et donna ses ordres en conséquence; il avait le dessein de partir
+le soir même.
+
+--Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une façon
+un peu cavalière. Tu me fais la moitié d'une confidence, et tu t'en vas
+d'un jour à l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que je
+pense de ce départ impromptu?
+
+--Ce qu'il te plaira, répondit Tristan avec une indifférence si
+tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunté, tu ne feras qu'y
+perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de colère, il est vrai, pour une
+bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras
+l'appeler. La Bretonnière m'a ennuyé; la marquise était de mauvaise
+humeur; l'orage m'a contrarié; je suis revenu je ne sais pourquoi, et je
+t'ai parlé sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si tu
+veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais, à la
+première occasion, tu nous verras amis comme devant.
+
+--Tout cela est bel et bon, répliquait Armand, mais tu ne parlais pas
+hier par énigme, quand tu m'as dit: C'est la dernière des femmes. Il n'y
+a là mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrivé que tu caches.
+
+--Et que veux-tu qu'il me soit arrivé? demandait Tristan.
+
+À cette question, Armand baissait la tête, et restait muet; car en
+pareille circonstance, du moment que son frère se taisait, toute
+supposition, même faite en plaisantant, pouvait être aisément blessante.
+
+Vers le milieu de la journée, une calèche découverte entra dans la cour
+des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, à l'air gauche
+et endimanché, descendit aussitôt de la voiture, baissa lui-même le
+marchepied et présenta la main à une grande et belle femme, mise
+simplement et avec goût. C'était madame de Vernage et la Bretonnière qui
+venaient faire visite à la baronne. Tandis qu'ils montaient le perron,
+où madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le visage de son
+frère avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais Tristan le
+regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de
+nouveau.
+
+À la tournure aisée que prit la conversation, aux politesses froides,
+mais sans nulle contrainte, qu'échangèrent Tristan et la marquise, il ne
+semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se fût passé la
+veille. La marquise apportait à madame de Berville, qui aimait les
+oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonnière l'avait dans son
+chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la volière. La
+Bretonnière, bien entendu, donna le bras à la baronne; les deux jeunes
+gens restèrent près de madame de Vernage. Elle paraissait plus gaie que
+de coutume; elle marchait au hasard de côté et d'autre sans respect pour
+les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage.
+
+--Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous?
+
+Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son
+départ. Il l'annonça effectivement du ton le plus calme; mais, en même
+temps, il fixa sur la marquise un regard pénétrant, presque dur et
+offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda même
+pas quand il comptait revenir.
+
+--En ce cas-là, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le seul
+représentant des Berville que nous verrons à Renonval; car je suppose
+que nous vous aurons. La Bretonnière dit qu'il a découvert, avec les
+lunettes de mon garde, une espèce de cochon sauvage à qui la barbe vient
+comme aux oiseaux les plumes...
+
+--Point du tout, dit la Bretonnière, c'est une sorte de truie chinoise,
+de couleur noire, appelée tonkin. Lorsque ces animaux quittent la
+basse-cour et s'habituent à vivre dans les bois...
+
+--Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, à force de manger
+du gland, les défenses leur poussent au bout du museau.
+
+--C'est de toute vérité, répondit la Bretonnière, non pas, il est vrai,
+à la première, ni même à la seconde génération; mais il suffit que le
+fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait.
+
+--Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de
+faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une forêt, il en
+résulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la tête. Et
+c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la
+main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne réussit
+à personne.
+
+--Cela est encore vrai, dit la Bretonnière; la sauvagerie est un grand
+défaut.
+
+--Elle vaut pourtant mieux, répondit Tristan, qu'une certaine espèce de
+domesticité.
+
+La Bretonnière ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il devait se
+fâcher.
+
+--Oui, dit madame de Berville à la marquise, vous avez bien raison.
+Grondez-moi ce méchant garçon, qui est toujours sur les grands chemins,
+et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller à Paris. Défendez-lui
+donc de partir.
+
+Madame de Vernage, qui, tout à l'heure, n'avait pas dit un mot pour
+essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi priée de le faire, y mit
+aussitôt toute l'insistance et toute la bonne grâce dont elle était
+capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour
+dire à Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires à Paris,
+que la curiosité d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur tout au
+monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir déjeuner le
+lendemain à Renonval. Tristan répondait à chacun de ses compliments par
+un de ces petits saluts insignifiants qu'ont inventés les gens qui ne
+savent quoi dire: il était clair que sa patience était mise à une
+cruelle épreuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus qu'elle
+prévoyait, et, dès qu'elle eut cessé de parler, elle se retourna et
+s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle eût répété une comédie
+et que son rôle eût été fini.
+
+--Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui qui
+en veut à l'autre? Est-ce mon frère? est-ce la Bretonnière? Que vient
+faire ici la marquise?
+
+La façon d'être de madame de Vernage était, en effet, difficile à
+comprendre. Tantôt elle témoignait à Tristan une froideur et une
+indifférence marquées; tantôt elle paraissait le traiter avec plus de
+familiarité et de coquetterie qu'à l'ordinaire.--Cassez-moi donc cette
+branche-là, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du monde ce
+soir, je veux être toute en fleurs; je compte mettre une robe
+botanique, et avoir un jardin sur la tête.
+
+Tristan obéissait: il le fallait bien. La marquise se trouva bientôt
+avoir une véritable botte de fleurs, mais aucune ne lui plaisait.--Vous
+n'êtes pas connaisseur, disait-elle, vous êtes un mauvais jardinier;
+vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez
+les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir.
+
+En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait
+tomber à terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce dédain
+sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du
+monde.
+
+Il y avait au milieu du parc une petite rivière avec un pont de bois qui
+était brisé, mais dont il restait encore quelques planches. La
+Bretonnière, selon sa manie, déclara qu'il y avait danger à s'y
+hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise
+voulut passer, et commençait à prendre les devants, quand la baronne lui
+représenta qu'en effet ce pont était vermoulu, et qu'elle courait le
+risque d'une chute assez grave.
+
+--Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire les
+honneurs de la profondeur de votre rivière; et si je faisais comme
+Condé, qu'est-ce qu'il arriverait donc?
+
+Devant monter à cheval, au retour, elle avait à la main une cravache.
+Elle la jeta de l'autre côté de l'eau, dans une petite
+île:--Maintenant, messieurs, reprit-elle, voilà mon bâton jeté à
+l'ennemi. Qui de vous ira le chercher?
+
+--C'est fort imprudent, dit la Bretonnière; cette cravache est fort
+jolie, la pomme en est très bien ciselée.
+
+--Y aura-t-il du moins une récompense honnête? demanda Armand.
+
+--Fi donc! s'écria la marquise. Vous marchandez avec la gloire! Et vous,
+monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan,
+qu'est-ce que vous dites? passerez-vous?
+
+Tristan semblait hésiter, non par crainte du danger ni du ridicule, mais
+par un sentiment de répugnance à se voir ainsi provoqué pour une
+semblable bagatelle. Il fronça le sourcil et répondit froidement:
+
+--Non, madame.
+
+--Hélas! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre Phanor était
+là, il m'aurait déjà rendu ma cravache.
+
+La Bretonnière, tâtant le pont avec sa canne, le contemplait d'un air de
+réflexion profonde; appuyée nonchalamment sur la poutre brisée qui
+servait de rampe, la marquise s'amusait à faire plier les planches en se
+balançant au-dessus de l'eau: elle s'élança tout à coup, traversa le
+pont avec une vivacité et une légèreté charmantes, et se mit à courir
+dans l'île. Armand avait voulu la prévenir, mais son frère lui prit le
+bras, et, se mettant à marcher à grands pas, l'entraîna à l'écart dans
+une allée; là, dès que les deux jeunes gens furent seuls:
+
+--La patience m'échappe, dit Tristan. J'espère que tu ne me crois pas
+assez sot pour me fâcher d'une plaisanterie; mais cette plaisanterie a
+un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver,
+jouer avec ma colère, et voir jusqu'à quel point j'endurerai son audace;
+elle sait ce que signifie son froid persiflage. Misérable cœur!
+méprisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me laisser
+m'éloigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite vanité, et se
+faire une sorte de triomphe d'une discrétion qu'on ne lui doit pas!
+
+--Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il?
+
+--Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es intéressé, puisque tu es mon
+frère. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et que tu
+me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au
+carrefour des Roches. Il y avait à terre une branche de saule, que tu ne
+m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'était madame de Vernage
+qui l'avait enfoncée dans le sable, en se promenant le matin. Elle riait
+tout à l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais celle-là
+avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de la
+marquise étaient allés chez son oncle à Beaumont, que la Bretonnière ne
+viendrait pas dîner, et que, si je craignais d'éveiller les gens en
+sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval chez
+le bonhomme du Héloy.
+
+--Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule!
+
+--Oui, et plût à Dieu que j'eusse repoussé du pied ce brin de saule
+comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et tu
+l'as vu toi-même, je l'aimais, j'étais sous le charme. Quelle
+bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'étais tout amour, j'aurais
+donné mon sang pour elle, et aujourd'hui...
+
+--Eh bien, aujourd'hui?
+
+--Écoute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches d'abord une
+petite aventure qui m'est arrivée l'an passé. Tu sauras donc qu'au bal
+de l'Opéra j'ai rencontré une espèce de grisette, de modiste, je ne sais
+quoi. Je suis venu à faire sa connaissance par un hasard assez
+singulier. Elle était assise à côté de moi, et je ne faisais nulle
+attention à elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me dire
+bonsoir. Au même instant, ma voisine, comme effrayée, cacha sa tête
+derrière mon épaule; elle me dit à l'oreille qu'elle me suppliait de la
+tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je
+ne pouvais guère m'y refuser. Je me levai avec elle, et je quittai
+Saint-Aubin. Elle me conta là-dessus qu'il était son amant, qu'elle
+avait peur de lui, qu'il était jaloux, enfin, qu'elle le fuyait. Je me
+trouvais ainsi tout à coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le rôle d'un
+rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un
+air mécontent. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre à peu
+près au sérieux ce rôle que l'occasion m'offrait. J'emmenai souper la
+petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se
+fâcher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine à lui faire entendre
+raison. Il convint de bonne grâce qu'il n'était guère possible de se
+couper la gorge pour une demoiselle qui se réfugiait au bal masqué pour
+fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et
+l'affaire fut oubliée; tu vois que le mal n'est pas grand.
+
+--Non, certes; il n'y a là rien de bien grave.
+
+--Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit
+quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et à Renonval. Or, cette
+nuit, au moment même où la marquise, assise près de moi, écoutait de son
+grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la tête, et
+essayait, en souriant, cette bague qui, grâce au ciel, est encore à mon
+doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal
+lui a été contée, qu'elle la sait de bonne source, que Saint-Aubin
+adorait cette grisette, qu'il a été au désespoir de l'avoir perdue,
+qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demandé raison, que j'ai reculé, et
+qu'alors...
+
+Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux frères
+marchèrent en silence.
+
+--Qu'as-tu répondu? dit enfin Armand.
+
+--Je lui ai répondu une chose très simple. Je lui ai dit tout
+bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme
+lève la main sur lui impunément s'appelle un lâche, vous le savez très
+bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la
+maîtresse de ce lâche, s'appelle aussi d'un certain nom qu'il est
+inutile de vous dire. Là-dessus, j'ai pris mon chapeau.
+
+--Et elle ne t'a pas retenu?
+
+--Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me dire
+que je me fâchais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a demandé
+pardon de m'avoir offensé sans dessein; je ne sais même pas si elle n'a
+pas essayé de pleurer. À tout cela, je n'ai rien répliqué, sinon que je
+n'attachais aucune importance à une indignité qui ne pouvait
+m'atteindre, qu'elle était libre de croire et de penser tout ce que bon
+lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui
+ôter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans, mes
+camarades qui me connaissent auraient quelque peine à admettre votre
+conte, et par conséquent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut pour le
+mépriser.
+
+--Est-ce là réellement ta pensée?
+
+--Y songes-tu? Si je pouvais hésiter à savoir ce que j'ai à faire, c'est
+précisément parce que je suis soldat que je n'aurais pas deux partis à
+prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans cœur plaisanter avec mon
+honneur, et répéter demain sa misérable histoire à une coquette de son
+bord, ou à quelqu'un de ces petits garçons à qui tu prétends qu'elle
+tourne la tête? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre mère,
+puisse devenir un objet de risée? Seigneur Dieu! cela fait frémir!
+
+--Oui, dit Armand, et voilà cependant les petits badinages pleins de
+grâce qu'inventent ces dames pour se désennuyer. Faire d'une niaiserie
+un roman bien noir, bien scandaleux, voilà le bon plaisir de leur
+cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant?
+
+--Je compte aller ce soir à Paris. Saint-Aubin est aussi un soldat;
+c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en préserve! qu'un mot de
+sa part ait jamais pu donner l'idée de cette fable fabriquée par quelque
+femme de chambre; mais, à coup sûr, je le ramènerai ici, et il ne lui
+sera pas plus difficile de dire tout haut la vérité, qu'il ne me le
+sera, à moi, de l'entendre. C'est une démarche fâcheuse, pénible, que je
+ferai là, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller trouver un
+camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manqué de cœur. Mais
+n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit être permis.
+Je te le répète, c'est notre nom que je défends, et s'il ne devait pas
+sortir de là pur comme de l'or, je m'arracherais moi-même la croix que
+je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma
+présence, qu'on lui a répété un sot conte, et que ceux qui l'ont forgé
+en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la
+marquise m'entende aussi à mon tour; il faut que je lui donne bien
+discrètement, en termes bien polis, en tête-à-tête, une leçon qu'elle
+n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer
+nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je
+ne prétends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, après avoir exposé sa
+vie pour aller chercher le bouquet de sa maîtresse, le lui jeta à la
+figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole
+produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te
+réponds que d'ici à quelque temps, du moins, la marquise sera moins
+fière, moins coquette et moins hypocrite.
+
+--Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec toi.
+Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le
+permets, je serai dans la coulisse.
+
+La marquise se disposait à retourner chez elle lorsque les deux frères
+reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait été pour
+quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait
+rien; jamais, au contraire, elle n'avait semblé plus calme et plus
+contente d'elle-même. Ainsi qu'il a été dit, elle s'en allait à cheval.
+Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre
+le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marché sur le sable
+mouillé, son brodequin était humide, en sorte que l'empreinte en resta
+marquée sur le gant de Tristan. Dès que madame de Vernage fut partie,
+Tristan ôta ce gant et le jeta à terre.
+
+--Hier, je l'aurais baisé, dit-il à son frère.
+
+Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et
+allèrent coucher à Paris. Madame de Berville, toujours inquiète et
+toujours indulgente, comme une vraie mère qu'elle était, fit semblant de
+croire aux raisons qu'ils prétendirent avoir pour partir. Dès le
+lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller
+demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue
+Neuve-Saint-Augustin, à l'hôtel garni où il logeait habituellement quand
+il était en congé.
+
+--Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est peut-être en
+garnison bien loin.
+
+--Quand il serait à Alger, répondait Tristan, il faut qu'il parle, ou du
+moins qu'il écrive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je le
+trouverai, ou il dira pourquoi.
+
+Le garçon de l'hôtel était un Anglais, chose fort commode peut-être pour
+les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez
+gênante pour les Parisiens. À la première parole de Tristan, il répondit
+par l'exclamation la plus britannique:
+
+--Oh!
+
+--Voilà qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que son frère;
+mais M. de Saint-Aubin est-il ici?
+
+--Oh! no.
+
+--N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure?
+
+--Oh! yes.
+
+--Il est donc sorti?
+
+--Oh! no.
+
+--Expliquez-vous. Peut-on lui parler?
+
+--No, sir, impossible.
+
+--Pourquoi, impossible?
+
+--Parce qu'il est... Comment dites-vous?
+
+--Il est malade.
+
+--Oh! no, il est mort.
+
+
+
+
+III
+
+
+Il serait difficile de peindre l'espèce de consternation qui frappa
+Tristan et son frère en apprenant la mort de l'homme qu'ils avaient un
+si grand désir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en dise, une
+chose indifférente que la mort. On ne la brave pas sans courage, on ne
+la voit pas sans horreur, et il est même douteux qu'un gros héritage
+puisse rendre vraiment agréable sa hideuse figure, dans le moment où
+elle se présente. Mais quand elle nous enlève subitement quelque bien ou
+quelque espérance, quand elle se mêle de nos affaires et nous prend dans
+les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa
+puissance, et que l'homme reste muet devant le silence éternel.
+
+Saint-Aubin avait été tué en Algérie, dans une razzia. Après s'être fait
+raconter, tant bien que mal, par les gens de l'hôtel, les détails de cet
+événement, les deux frères reprirent tristement le chemin de la maison
+qu'ils habitaient à Paris.
+
+--Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir
+d'embarras, qu'un mot à dire à un honnête homme, et il n'est plus.
+Pauvre garçon! je m'en veux à moi-même de ce qu'un motif d'intérêt
+personnel se mêle au chagrin que me cause sa mort. C'était un brave et
+digne officier; nous avions bivouaqué et trinqué ensemble. Ayez donc
+trente ans, une vie sans reproche, une bonne tête et un sabre au côté,
+pour aller vous faire assassiner par un Bédouin en embuscade! Tout est
+fini, je ne songe plus à rien, je ne veux pas m'occuper d'un conte quand
+j'ai à pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent ce qui
+leur plaira.
+
+--Ton chagrin est juste, répondit Armand; je le partage et je le
+respecte; mais, tout en regrettant un ami et en méprisant une coquette,
+il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est là, avec ses lois; il ne
+voit ni ton dédain ni tes larmes; il faut lui répondre dans sa langue,
+ou, tout au moins, l'obliger à se taire.
+
+--Et que veux-tu que j'imagine? Où veux-tu que je trouve un témoin, une
+preuve quelconque, un être ou une chose qui puisse parler pour moi? Tu
+comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour
+s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas
+amené avec lui tout son régiment. Les choses se sont passées en
+tête-à-tête; si elles eussent dû devenir sérieuses, certes, alors, les
+témoins seraient là; mais nous nous sommes donné une poignée de main, et
+nous avons déjeuné ensemble; nous n'avions que faire d'inviter personne.
+
+--Mais il n'est guère probable, reprit Armand, que cette sorte de
+querelle et de réconciliation soit demeurée tout à fait secrète.
+Quelques amis communs ont dû la connaître. Rappelle-toi, cherche dans
+les souvenirs.
+
+--Et à quoi bon? quand même, en cherchant bien, je pourrais retrouver
+quelqu'un qui se souvînt de cette vieille histoire, ne veux-tu pas que
+j'aille me faire donner par le premier venu une espèce d'attestation
+comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir
+sans crainte; tout se demande à un ami. Mais quel rôle jouerais-je, à
+l'heure qu'il est, en allant dire à un de nos camarades: Vous
+rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an passé? On
+se moquerait de moi, et on aurait raison.
+
+--C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une
+femme orgueilleuse, vindicative et offensée, tenir impunément de
+méchants propos.
+
+--Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. À une insulte faite
+par un homme on répond par un coup d'épée. Contre toute espèce d'injure,
+publique ou non,... même imprimée, on peut se défendre; mais quelle
+ressource a-t-on contre une calomnie sourde, répétée dans l'ombre, à
+voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est là le
+triomphe de la lâcheté. C'est là qu'une pareille créature, dans toute la
+perfidie du mensonge, dans toute la sécurité de l'impudence, vous
+assassine à coups d'épingle; c'est là qu'elle ment avec tout l'orgueil,
+toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est là qu'elle glisse à
+loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie étudiée,
+revue et augmentée par l'auteur; et cette infamie fait son chemin, cela
+se répète, se commente, et l'honneur, le bien du soldat, l'héritage des
+aïeux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une telle
+misère!
+
+Tristan parut réfléchir pendant quelque temps, puis il ajouta d'un ton à
+demi sérieux, à demi plaisant:
+
+--J'ai envie de me battre avec la Bretonnière.
+
+--À propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'empêcher de rire. Que t'a
+fait ce pauvre diable dans tout cela?
+
+--Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est très possible qu'il soit au courant
+de mes affaires. Il est assez dans les initiés, et passablement curieux
+de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le prît
+pour confident.
+
+--Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte une
+histoire, et qu'il n'en est pas responsable.
+
+--Bah! et s'il s'en fait l'éditeur? Cet homme-là, qui n'est qu'une
+mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que s'il
+était son mari; et, en supposant qu'elle lui récite ce beau roman
+inventé sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse à en garder le secret?
+
+--À la bonne heure, mais encore faudrait-il être sûr d'abord qu'il en
+parle, et même, dans ce cas-là, je ne vois guère qu'il puisse être
+juste de chercher querelle à quelqu'un parce qu'il répète ce qu'il a
+entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs à faire peur à la
+Bretonnière? Il ne se battrait certainement pas, et, franchement, il
+serait dans son droit.
+
+--Il se battrait. Ce garçon-là me gêne; il est ennuyeux, il est de trop
+dans ce monde.
+
+--En vérité, mon cher Tristan, tu parles comme un homme qui ne sait à
+qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, à t'entendre, que tu cherches une
+affaire d'honneur pour rétablir ta réputation, ou que tu as besoin d'une
+balafre pour la montrer à ta maîtresse, comme un étudiant allemand?
+
+--Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment
+intolérable. On m'accuse, on me déshonore, et je n'ai pas un moyen de me
+venger! Si je croyais réellement...
+
+Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard, devant
+la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arrêta de nouveau, tout à coup,
+pour regarder un bracelet placé dans l'étalage.
+
+--Voilà une chose étrange, dit-il.
+
+--Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de
+comptoir?
+
+--Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En
+voici un qui se présente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du reste,
+n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le
+moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce
+même marchand, dans cette boutique, un bracelet comme celui-là, lequel
+bracelet était destiné à cette grisette dont il s'occupait, et qui avait
+failli nous brouiller; lorsque, après notre querelle vidée, nous eûmes
+déjeuné ensemble:--Parbleu, me dit-il en riant, tu viens de m'enlever la
+reine de mes pensées à l'instant où je me disposais à lui faire un
+cadeau; c'était un petit bracelet avec mon nom gravé en dedans; mais, ma
+foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le cède;
+puisque tu es le préféré, il faut que tu payes ta bienvenue.--Faisons
+mieux, répondis-je; soyons de moitié dans l'envoi que tu comptais lui
+faire.--Tu as raison, reprit-il; mon nom est déjà sur la plaque, il faut
+que le tien y soit gravé aussi, et, en signe de bonne amitié, nous y
+ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les
+deux noms, écrits sur le bracelet, furent envoyés à la demoiselle, et
+doivent actuellement exister quelque part en la possession de
+mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre héroïne), à moins qu'elle ne
+l'ait vendu pour aller dîner.
+
+--À merveille! s'écria Armand; cette preuve que tu cherchais est toute
+trouvée. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut que la
+marquise voie les deux signatures, et le jour bien spécifié. Il faut que
+mademoiselle Javotte elle-même témoigne au besoin de la vérité et de
+l'identité de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver clairement
+que rien de sérieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi? Certes,
+deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau à une femme
+qu'ils se disputent, ne sont pas bien en colère l'un contre l'autre, et
+il devient alors évident...
+
+--Oui, tout cela est très bien, dit Tristan; ta tête va plus vite que la
+mienne; mais pour exécuter cette grande entreprise, ne vois-tu pas
+qu'avant de retrouver ce bracelet si précieux, il faudrait commencer par
+retrouver Javotte? Malheureusement ces deux découvertes semblent
+également difficiles. Si, d'un côté, la jeune personne est sujette à
+perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de s'égarer fort
+elle-même. Chercher, après un an d'intervalle, une grisette perdue sur
+le pavé de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage d'amour
+fabriqué en métal, cela me paraît au-dessus de la puissance humaine;
+c'est un rêve impossible à réaliser.
+
+--Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard, de
+lui-même, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais oublié ce
+bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le
+rappelle. Tu cherchais un témoin, le voilà, il est irrécusable; ce
+bracelet dit tout, ton amitié pour Saint-Aubin, son estime pour toi, le
+peu de gravité de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher; quand elle
+fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen
+d'imposer silence à madame de Vernage; mademoiselle Javotte et son
+serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand, c'est
+vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord, où
+demeurait jadis cette demoiselle?
+
+--À te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'était, je crois, dans un
+passage, une espèce de _square_, de cité.
+
+--Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont
+quelquefois une mémoire incroyable; ils se souviennent des gens après
+des années, surtout de ceux qui ne les payent pas très bien.
+
+Tristan se laissa conduire par son frère; tous deux entrèrent dans la
+boutique. Ce n'était pas une chose facile que de rappeler au marchand un
+objet de peu de valeur acheté chez lui il y avait longtemps. Il ne
+l'avait pourtant pas oublié, à cause de la singularité des deux noms
+réunis.
+
+--Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux jeunes
+gens m'ont commandé l'hiver dernier, et je reconnais bien monsieur. Mais
+quant à savoir où ce bracelet a été porté, et à qui, je n'en peux rien
+dire.
+
+--C'était à une demoiselle Javotte, dit Armand, qui devait demeurer dans
+un passage.
+
+--Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta,
+réfléchit, se consulta, et finit par dire: C'est cela même; mais ce
+n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom
+de madame de Monval, cité Bergère, 4.
+
+--Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom
+de Monval m'était sorti de la tête; peut-être avait-elle le droit de le
+porter, car son titre de Javotte n'était, je crois, qu'un sobriquet.
+Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle acheté autre
+chose?
+
+--Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une chaîne d'argent
+cassée qu'elle avait.
+
+--Mais point de bracelet?
+
+--Non, monsieur.
+
+--Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant à nous, en
+route pour la cité Bergère.
+
+--Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de
+prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait changé
+plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue.
+
+Cette prévision était fondée. La portière de la cité Bergère apprit aux
+deux frères que madame de Monval avait déménagé depuis longtemps,
+qu'elle s'appelait à présent mademoiselle Durand, ouvrière en robes, et
+qu'elle demeurait rue Saint-Jacques.
+
+--Est-elle à son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand, poursuivi
+par la crainte du bracelet vendu.
+
+--Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de dépense; elle avait ici un
+logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle
+voyait beaucoup de militaires, toutes personnes décorées et très comme
+il faut. Elle donnait quelquefois de très jolis dîners qu'on faisait
+venir du café Vachette. Tous ces messieurs étaient bien gais, et il y en
+avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai
+artiste de l'Académie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu rien à
+dire sur le compte de madame de Monval. Elle étudiait aussi pour être
+artiste; c'était moi qui faisais son ménage, et elle ne sortait jamais
+qu'en citadine.
+
+--Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques.
+
+--Mademoiselle Durand ne loge plus ici, répondit la seconde portière; il
+y a six mois qu'elle s'en est allée, et nous ne savons guère trop où
+elle est. Ce ne doit pas être dans un palais, car elle n'est pas partie
+en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose.
+
+--Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse?
+
+--Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'était guère à l'aise, cette
+demoiselle. Elle demeurait là au fond de l'allée, sur la cour, derrière
+la fruitière. Elle travaillait toute la sainte journée; elle ne gagnait
+guère et elle avait bien du mal. Elle allait au marché le matin, et elle
+faisait sa soupe elle-même sur un petit fourneau qu'elle avait. On ne
+peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les
+choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de
+ses tantes, qui l'a emmenée; nous croyons qu'elle s'est mise aux sœurs
+du Bon-Pasteur. La lingère du coin vous dira peut-être cela: c'était
+elle qui l'employait.
+
+--Allons chez la lingère, dit Armand; mais les choux sont de mauvais
+augure.
+
+Le troisième renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas d'abord plus
+satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa
+famille avait trouvé moyen de fournir, elle était entrée, en effet, au
+couvent des sœurs du Bon-Pasteur, et y avait passé environ trois mois.
+Comme sa conduite était bonne, la protection de quelques personnes
+charitables l'avait fait admettre par les sœurs, qui lui montraient
+beaucoup de bonté et qui n'avaient qu'à se louer de son
+obéissance.--Malheureusement, disait la lingère, cette pauvre enfant a
+une tête si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en place.
+C'était une grande faveur pour elle que d'avoir été reçue comme
+pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle,
+et elle remplissait régulièrement ses devoirs de religion, en même temps
+qu'elle travaillait très bien, car c'est une bonne ouvrière. Mais tout
+d'un coup sa tête est partie; elle a demandé à s'en aller. Vous
+comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une
+prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envolée.
+
+--Et vous ignorez ce qu'elle est devenue?
+
+--Pas tout à fait, répondit en riant la lingère. Il y a une de mes
+demoiselles qui l'a rencontrée au Ranelagh. Elle se fait appeler
+maintenant Amélina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de Bréda, et
+qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques.
+
+Tristan commençait à se décourager.--Laissons tout cela, dit-il à son
+frère. À la tournure que prennent les choses, nous n'en aurons jamais
+fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame
+Rosenval, n'est pas en Chine ou à Quimper-Corentin?
+
+--Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait
+pour nous arrêter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point de
+découvrir notre voyageuse? Ouvrière ou artiste, nonne ou figurante, je
+la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parié de
+traverser pieds nus un bassin gelé au mois de janvier, et qui, arrivé à
+moitié chemin, trouva que c'était trop froid et revint sur ses pas.
+
+Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut
+découverte rue de Bréda; mais il ne s'agissait plus, à cette nouvelle
+adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle
+était naguère, madame Rosenval était devenue tout à coup, par la grâce
+du hasard et d'un ancien préfet, personnage important et protecteur des
+arts, _prima donna_ d'un théâtre de province. Elle habitait depuis
+quelque temps une assez grande ville du midi de la France, où son
+talent, nouvellement découvert, mais généreusement encouragé, faisait
+les délices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la garnison.
+Elle se trouvait à Paris en passant, pour contracter, si faire se
+pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens, il
+est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient être reçus; mais ils
+furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez
+riche, d'un goût peu sévère, orné de statuettes, de glaces et de
+cartons-pâtes, à peu près comme un café. La maîtresse du lieu était à sa
+toilette; elle fit dire qu'on attendît, et qu'elle allait recevoir M. de
+Berville.
+
+--À présent, je te laisse, dit Armand à son frère; tu vois que nous
+sommes venus à bout de notre campagne. C'est à toi de faire le reste;
+décide madame Rosenval à te rendre ton bracelet; qu'elle l'accompagne
+d'un mot de sa main qui donne plus de poids à cette restitution; reviens
+armé de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise.
+
+Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul à se promener dans
+le somptueux salon de Javotte. Il y était depuis un quart d'heure,
+lorsque la porte de la chambre à coucher s'ouvrit. Un gros et grand
+monsieur, à la démarche grave, à la tête grisonnante, portant des
+lunettes, une chaîne, un binocle et des breloques de montre, le tout en
+or, s'avança d'un air affable et majestueux.--Monsieur, dit-il à
+Tristan, j'apprends que vous êtes le parent de madame Rosenval. Si vous
+voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet.
+
+Il fit un léger salut et se retira.
+
+--Peste! se dit Tristan, il paraît que Javotte voit à présent meilleure
+compagnie que dans l'allée de la rue Saint-Jacques.
+
+Soulevant une portière de soie chamarrée, que lui avait indiquée le
+monsieur aux lunettes d'or, il pénétra dans un boudoir tendu en
+mousseline rose, où madame Rosenval, étendue sur un canapé, le reçut
+d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme
+qu'on a aimée, fût-ce Amélina, fût-ce même Javotte, surtout lorsque l'on
+s'est donné tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec
+empressement la main fort blanche de son ancienne conquête, puis il prit
+place à côté d'elle, et débuta, comme cela se devait, par lui faire ses
+compliments sur ce qu'elle était embellie, qu'il la revoyait plus
+charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit à toute femme
+qu'on retrouve, fût-elle devenue plus laide qu'un péché mortel).
+
+--Permettez-moi, ma chère, ajouta-t-il, de vous féliciter sur l'heureux
+changement qui me semble s'être opéré dans vos petites affaires. Vous
+êtes logée ici comme un grand seigneur.
+
+--Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville?
+répondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un
+pied-à-terre; mais je me fais arranger quelque chose là-bas, car vous
+savez que je perche au diable.
+
+--Oui, j'ai appris que vous étiez au théâtre.
+
+--Mon Dieu, oui, je me suis décidée. Vous savez que la grande musique,
+la musique sérieuse, a été l'occupation de toute ma vie. M. le baron,
+que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes
+bons amis, m'a persécutée pour prendre un engagement. Que voulez-vous!
+je me suis laissé faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le drame,
+le vaudeville, l'opéra.
+
+--On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai à vous parler d'une affaire
+assez sérieuse, et, comme votre temps doit être précieux, trouvez bon
+que je me hâte de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire mes
+confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?...
+
+Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la
+cheminée; la première chose qu'il y remarqua fut la carte de visite de
+la Bretonnière, accrochée à la glace.
+
+--Est-ce que vous connaissez ce personnage-là? demanda-t-il avec
+surprise.
+
+--Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je crois
+même qu'il dîne à la maison aujourd'hui. Mais, de grâce, continuez donc,
+je vous en prie, et je vous écoute.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il y aurait peut-être pour le philosophe ou pour le psychologue, comme
+on dit, une curieuse étude à faire sur le chapitre des distractions.
+Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent
+le plus à la personne dont il aie plus à craindre ou à espérer, à un
+avocat, à une femme ou à un ministre. Quel degré d'influence exercera
+sur lui une épingle qui le pique au milieu de son discours, une
+boutonnière qui se déchire, un voisin qui se met à jouer de la flûte?
+Que fera un acteur, récitant une tirade, et apercevant tout à coup un de
+ses créanciers dans la salle? Jusqu'à quel point, enfin, peut-on parler
+d'une chose, et en même temps penser à une autre?
+
+Tristan se trouvait à peu près dans une situation de ce genre. D'une
+part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur à lunettes
+d'or pouvait reparaître à tout moment. D'ailleurs, dans l'oreille d'une
+femme qui vous écoute, il y a une mouche qu'il faut prendre au vol; dès
+qu'il n'est plus trop tôt avec elle, presque toujours il est trop tard.
+Tristan attachait assez de prix à ce qu'il venait demander à Javotte
+pour y employer toute son éloquence. Plus la démarche qu'il faisait
+pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la nécessité
+de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les
+yeux la carte de la Bretonnière, ses regards ne pouvaient s'en détacher;
+et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se répétait à
+lui-même:--Je retrouverai donc cet homme-là partout?
+
+--Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous êtes distrait comme un poète
+en couches.
+
+Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif secret,
+ni prononcer le nom de la marquise.
+
+--Je ne puis rien vous expliquer, répondit-il. Je ne puis que vous dire
+une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant le
+bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donné, s'il est encore
+en votre possession.
+
+--Mais qu'est-ce que vous voulez en faire?
+
+--Rien qui puisse vous inquiéter, je vous en donne ma parole.
+
+--Je vous crois, Berville, vous êtes homme d'honneur. Le diable
+m'emporte, je vous crois.
+
+(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait conservé quelques
+expressions qui sentaient encore un peu les choux.)
+
+--Je suis enchanté, dit Tristan, que vous ayez de moi un si bon
+souvenir; vous n'oubliez pas vos amis.
+
+--Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand j'étais
+sans le sou, je me plais à le reconnaître. J'avais deux paires de bas à
+jour qui se succédaient l'une à l'autre, et je mangeais la soupe dans
+une cuillère de bois. Maintenant je dîne dans de l'argent massif, avec
+un laquais par derrière et plusieurs dindons par devant; mais mon cœur
+est toujours le même. Savez-vous que dans notre jeune temps nous nous
+amusions pour de bon? À présent, je m'ennuie comme un roi... Vous
+souvenez-vous d'un jour,... à Montmorency?... Non, ce n'était pas vous,
+je me trompe; mais c'est égal, c'était charmant. Ah! les bonnes cerises!
+et ces côtelettes de veau que nous avons mangées chez le père Duval, au
+Château de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco, picorait
+du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez bêtes pour
+faire boire de l'eau-de-vie à ce pauvre animal, et il en est mort.
+Avez-vous su cela?
+
+Lorsque Javotte parlait ainsi à peu près naturellement, c'était avec une
+volubilité extrême; mais quand ses grands airs la reprenaient, elle se
+mettait tout à coup à traîner ses phrases avec un air de rêverie et de
+distraction.
+
+--Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse enrhumée, je me
+souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au passé.
+
+--C'est à merveille, ma chère Amélina; mais, répondez, de grâce, à mes
+questions. Avez-vous conservé ce bracelet?
+
+--Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire?
+
+--Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous vous
+avions donné?
+
+--Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher.
+
+--Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il s'agit
+d'un service fort important que vous pouvez me rendre. Réfléchissez, je
+vous en conjuré, et répondez-moi sérieusement. Si ce n'est que le
+bracelet qui vous tient au cœur, je m'engage bien volontiers à vous en
+mettre un autre à chaque bras, en échange de celui dont j'ai besoin.
+
+--C'est fort galant de votre part.
+
+--Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici que
+dans mon intérêt.
+
+--Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de l'éventail, il
+faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce
+bracelet. Je ne peux pas me fier à un homme qui n'a pas lui-même
+confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a quelque
+femme, quelque tricherie là-dessous. Tenez, je parierais que c'est
+quelque ancienne maîtresse à vous ou à Saint-Aubin, qui veut me
+dépouiller de mes ustensiles de ménage. Il y a quelque brouille, quelque
+jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc.
+
+--S'il faut absolument vous dire mon motif, répondit Tristan, voulant se
+débarrasser de ces questions, la vérité est que Saint-Aubin est mort;
+nous étions fort liés, vous le savez, et je désirerais garder ce
+bracelet où nos deux noms sont écrits ensemble.
+
+--Bah! quelle histoire vous me fabriquez là! Saint-Aubin est mort?
+Depuis quand?
+
+--Il est mort en Afrique, il y a peu de temps.
+
+--Vrai? Pauvre garçon! je l'aimais bien aussi. C'était un gentil cœur,
+et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beauté rose.--Voilà
+ma beauté rose, disait-il. Je trouve ce nom-là très-joli. Vous
+rappelez-vous comme il était drôle un jour que nous étions à
+Ermenonville, et que nous avions tout cassé dans l'auberge? Il ne
+restait seulement plus une assiette. Nous avions jeté les chaises par
+les fenêtres à travers les carreaux, et le matin, tout justement, voilà
+qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient
+visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir
+leur café au lait.
+
+--Tête de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par hasard, faire
+attention à ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou non?
+
+--Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites à
+bout portant.
+
+--Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit
+quelconque à mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce coffre; je ne
+vous en demande pas davantage.
+
+Javotte sembla un peu réfléchir, se rassit près de Tristan, et lui prit
+la main:
+
+--Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est
+nécessaire, je ne tiens pas à une pareille misère. J'ai de l'amitié pour
+vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais
+vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est
+possible que, d'un jour à l'autre, j'entre à l'Opéra, dans les chœurs.
+Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un ancien
+préfet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la
+Bretonnière, de son côté...
+
+--La Bretonnière! s'écria Tristan impatienté; et que diantre fait-il
+ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'être en même temps à Paris et à la
+campagne. Il ne nous quitte pas là-bas, et je le retrouve chez vous!
+
+--Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort distingué
+que M. de la Bretonnière. Il est vrai qu'il a une campagne près de la
+vôtre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez
+probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom.
+
+--Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire?
+
+--Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas
+vrai? Il a son couvert à sa table; elle s'appelle Vernage, ou quelque
+chose comme ça; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que les
+voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc?
+
+--Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la Bretonnière et
+la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de
+ces jours.
+
+--Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous touche,
+je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'échange. Votre confidence pour mon
+bracelet.
+
+--Vous l'avez donc, ce bracelet?
+
+--Vous l'aimez donc, cette marquise?
+
+--Ne plaisantons pas. L'avez-vous?
+
+--Non pas, je ne dis pas cela. Je vous répète que ma position...
+
+--Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez à l'Opéra,
+et quand vous seriez figurante à vingt sous par jour...
+
+--Figurante! s'écria Javotte en colère. Pour qui me prenez-vous, s'il
+vous plaît? Je chanterai dans les chœurs, savez-vous!
+
+--Pas plus que moi; on vous prêtera un maillot et une toque, et vous
+irez en procession derrière la princesse Isabelle; ou bien on vous
+donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout
+d'une poulie dans le ballet de _la Sylphide_. Qu'est-ce que vous
+entendez avec votre position?
+
+--J'entends et je prétends que, pour rien au monde, je ne voudrais que
+monsieur le baron pût voir mon nom mêlé à une mauvaise affaire. Vous
+voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous étiez mon parent.
+Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous
+plaît pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue que
+sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon père
+a vendue. J'ai des maîtres, mon cher, j'étudie, et je ne veux rien faire
+qui compromette mon avenir.
+
+Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la résistance
+et de l'étrange légèreté de Javotte. Évidemment le bracelet était là,
+dans cette chambre peut-être; mais où le trouver? Tristan se sentait par
+moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace pour
+parvenir à son but. Un peu de douceur et de patience lui semblait
+pourtant préférable.
+
+--Ma brave Javotte, dit-il, ne nous fâchons pas. Je crois fermement à
+tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune façon, vous
+compromettre; chantez à l'Opéra tant que vous voudrez, dansez même, si
+bon vous semble. Mon intention n'est nullement...
+
+--Danser! moi qui ai joué Célimène! oui, mon petit, j'ai joué Célimène à
+Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M.
+Poupinel, qui a assisté à la représentation, m'a engagée tout de suite
+pour les troisièmes Dugazon. J'ai été ensuite seconde grande première
+coquette, premier rôle marqué, et forte première chanteuse; et c'est
+Brochard lui-même, qui est ténor léger, qui m'a fait résilier, et
+Gustave, qui est laruette, a voyagé avec moi en Auvergne. Nous faisions
+quatre ou cinq cents francs avec _la Tour de Nesle_, et _Adolphe et
+Clara_; nous ne jouions que ces deux pièces-là partout. Si vous croyez
+que je vais danser!
+
+--Ne nous fâchons pas, ma belle, je vous en conjure!
+
+--Savez-vous que j'ai joué avec Frédérick? Oui, j'ai joué avec
+Frédérick, en province, au bénéfice d'un homme de lettres. Il est vrai
+que je n'avais pas un grand rôle; je faisais un page dans _Lucrèce
+Borgia_, mais toujours j'ai joué avec Frédérick.
+
+--Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de
+m'excuser; mais, ma chère, le temps se passe, et vous répondez à
+beaucoup de choses, excepté à ce que je vous demande. Finissons-en, s'il
+est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller à l'instant
+même chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une chaîne, une bague, ce qui
+vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous le
+rapporter, selon votre fantaisie; en échange de quoi vous me renverrez
+ou vous me rendrez à moi-même cette bagatelle que je vous demande, et à
+laquelle vous ne tenez pas sans doute?
+
+--Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons à peu
+de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets.
+
+--Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est pas
+ce qu'il y a d'écrit dessus qui vous le rend précieux?
+
+La vanité masculine, d'une part, et la coquetterie féminine, d'une
+autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si
+bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'empêcher de se rapprocher de
+Javotte en faisant cette question. Il avait entouré doucement de son
+bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la tête penchée
+sur son éventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la
+moustache du jeune hussard effleurait déjà ses cheveux blonds; le
+souvenir du passé et l'idée d'un bracelet neuf lui faisaient palpiter le
+cœur.
+
+--Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout à fait franc. Je suis bonne
+fille; n'ayez pas peur. Dites-moi où ira mon serpentin bleu.
+
+--Eh bien! mon enfant, répondit le jeune homme, je vais tout vous
+avouer: je suis amoureux.
+
+--Est-elle belle?
+
+--Vous êtes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce bracelet; il lui
+est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aimée...
+
+--Menteur!
+
+--Non, c'est la vérité; vous étiez, ma chère, vous êtes encore si
+parfaitement gentille, fraîche et coquette, une petite fleur; vos dents
+ont l'air de perles tombées dans une rose; vos yeux, votre pied...
+
+--Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours.
+
+--Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se préparait
+peut-être à répondre de sa voix la plus tendre: Eh bien! mon ami, allez
+chez Fossin, lorsqu'elle s'écria tout à coup:
+
+--Prenez garde, vous m'égratignez!
+
+La carte de visite de la Bretonnière était encore dans la main de
+Tristan, et le coin du carton corné avait, en effet, touché l'épaule de
+madame Rosenval. Au même instant on frappa doucement à la porte; la
+tapisserie se souleva, et la Bretonnière lui-même entra dans la chambre.
+
+--Pardieu! monsieur, s'écria Tristan, ne pouvant contenir un mouvement
+de dépit, vous arrivez comme mars en carême.
+
+--Comme mars en toute saison, dit la Bretonnière, enchanté de son
+calembour.
+
+--On pourrait voir cela, reprit Tristan.
+
+--Quand il vous plaira, dit la Bretonnière.
+
+--Demain vous aurez de mes nouvelles.
+
+Tristan se leva, prit Javotte à part:--Je compte sur vous, n'est-ce pas?
+lui dit-il à voix basse; dans une heure, j'enverrai ici.
+
+Puis il sortit, sans plus de façon, en répétant encore: À demain!
+
+--Que veut dire cela? demanda Javotte.
+
+--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière.
+
+
+
+
+V
+
+
+Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour de
+son frère, afin d'apprendre le résultat de l'entretien avec Javotte.
+Tristan rentra chez lui tout joyeux.
+
+--Victoire! mon cher, s'écria-t-il; nous avons gagné la bataille, et
+mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde à la
+fois.
+
+--Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaieté qui fait
+plaisir à voir.
+
+--Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a hésité; elle a
+bavardé; elle m'a fait des discours à dormir debout; mais enfin elle
+cédera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous aurons mon
+bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec
+la Bretonnière.
+
+--Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup?
+
+--Non, en vérité, je n'ai plus de rancune contre lui. Je l'ai rencontré,
+je l'ai envoyé promener, je lui donnerai un coup d'épée, et je lui
+pardonne.
+
+--Où l'as-tu donc vu? chez ta belle?
+
+--Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-là se fourre
+partout?
+
+--Et comment la querelle est-elle venue?
+
+--Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une misère; nous en
+causerons. Commençons maintenant par aller chez Fossin acheter quelque
+chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un échange; car on ne
+donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et même sans cela.
+
+--Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu à ton
+but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant,
+mon cher ami, réfléchissons, je t'en prie, sur la seconde partie de ta
+vengeance projetée. Elle me semble plus qu'étrange.
+
+--Trêve de mots, dit Tristan, c'est un point résolu. Que j'aie tort ou
+raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter là-dessus; à présent
+le vin est tiré, il faut le boire.
+
+--Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te répéter que je ne conçois
+pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut
+trouver du plaisir à ces duels sans motif, ces affaires d'enfant, ces
+bravades d'écolier, qui ont peut-être été à la mode, mais dont tout le
+monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de cocarde
+peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler
+plaisant à un républicain de ferrailler avec un royaliste, uniquement
+parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut
+s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blâme. Si ton projet
+est sérieux, je n'hésite pas à te dire qu'en pareil cas je refuserais de
+servir de témoin à mon meilleur ami.
+
+--Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez
+Fossin.
+
+--Allons où tu voudras, je n'en démordrai pas. Prendre en grippe un
+homme importun, cela arrive à tout le monde: le fuir ou s'en railler,
+passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible.
+
+--Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage. Un
+petit coup d'épée, voilà tout. Je veux mettre en écharpe le bras du
+cavalier servant de la marquise, en même temps que je lui offrirai
+humblement, à elle, le bracelet de ma grisette.
+
+--Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton honneur,
+qu'as-tu à faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu à faire
+de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas.
+
+--Je t'aime beaucoup, mais cela sera.
+
+En parlant ainsi, les deux frères arrivèrent chez Fossin. Tristan, ne
+voulant pas que Javotte pût se repentir de son marché, choisit pour elle
+une jolie châtelaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant dessein de la
+porter lui-même et d'attendre la réponse, s'il n'était pas reçu. Armand,
+ayant autre chose en tête et voyant son frère plus joyeux encore à
+l'idée de revenir promptement avec le bracelet en question, ne lui
+proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient le
+soir.
+
+Au moment où ils allaient se séparer, la roue d'une calèche découverte,
+courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue
+Richelieu. Une livrée bizarre, qui attirait les yeux, fit retourner les
+passants. Dans cette voiture était madame de Vernage, seule,
+nonchalamment étendue. Elle aperçut les deux jeunes gens, et les salua
+d'un petit signe de tête, avec une indolence protectrice.
+
+--Ah! dit Tristan, pâlissant malgré lui, il paraît que l'ennemi est venu
+observer la place. Elle a renoncé à sa fameuse chasse, cette belle dame,
+pour faire un tour aux Champs-Élysées et respirer la poussière de Paris.
+Qu'elle aille en paix! elle arrive à point. Je suis vraiment flatté de
+la voir ici. Si j'étais un fat, je croirais qu'elle vient savoir de mes
+nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller
+aristocratique, supérieur même à celui de Javotte, elle a daigné nous
+remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces femmes-là
+cherchent le danger, comme les papillons la lumière. Que son sommeil de
+ce soir lui soit léger! Je me présenterai demain à son petit lever, et
+nous en aurons des nouvelles. Je me fais une véritable fête de vaincre
+un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai là, dans
+mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je suis
+en droit de lui dire: Vos belles lèvres en ont menti et vos baisers
+sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-être moins
+superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, à ce soir.
+
+Si Armand n'avait pas plus longuement insisté pour dissuader son frère
+de se battre, ce n'était pas qu'il crût impossible de l'en empêcher;
+mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour
+essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un autre
+moyen. La Bretonnière, qu'il connaissait de longue main, lui paraissait
+avoir un caractère plus calme et plus facile à aborder: il l'avait vu
+chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, résolu à voir si de
+ce côté il n'y aurait pas plus de chances de réconciliation. La
+Bretonnière était seul, dans sa chambre, entouré de liasses de papiers,
+comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout le
+regret qu'il éprouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du reste,
+disait-il) pouvait amener deux gens de cœur à aller sur le terrain, et
+de là en prison.
+
+--Qu'avez-vous donc fait à mon frère? lui demanda-t-il.
+
+--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière, se levant et s'asseyant
+tour à tour d'un air un peu embarrassé, tout en conservant sa gravité
+ordinaire: votre frère, depuis longtemps, me semble mal disposé à mon
+égard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue que
+j'ignore absolument pourquoi.
+
+--N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalité? Ne faites-vous pas la
+cour à quelque femme?...
+
+--Non, en vérité, pour ce qui me regarde, je ne fais la cour à personne,
+et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi à
+votre frère les bornes de la politesse.
+
+--Ne vous êtes-vous jamais disputés ensemble?
+
+--Jamais, une seule fois exceptée, c'était du temps du choléra: M. de
+Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse
+était toujours épidémique, et il prétendait baser sur ce faux principe
+la différence qu'on a établie entre le mot épidémique et le mot
+endémique. Je ne pouvais, vous le sentez, être de son avis, et je lui
+démontrai fort bien qu'une maladie épidémique pouvait devenir fort
+dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mîmes à cette
+discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens...
+
+--Est-ce là tout?
+
+--Autant que je me le rappelle. Peut-être cependant a-t-il été blessé,
+il y a quelque temps, de ce que j'ai cédé à l'un de mes parents deux
+bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce
+parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve ces
+bassets...
+
+--Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les yeux.
+
+--Non, à mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute
+conscience, que je ne comprends exactement rien à la provocation qu'il
+vient de m'adresser.
+
+--Mais si vous ne faites la cour à personne, il est peut-être amoureux,
+lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser?
+
+--Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance
+d'avoir jamais remarqué que la marquise de Vernage pût souffrir ou
+encourager des assiduités condamnables.
+
+--Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a du
+mal à être amoureux?
+
+--Je ne discute pas cette question; je me borne à vous dire que je ne le
+suis point, et que je ne saurais, par conséquent, être le rival de
+personne.
+
+--En ce cas, vous ne vous battrez pas?
+
+--Je vous demande pardon; je suis provoqué de la manière la plus
+positive. Il m'a dit, lorsque je suis entré, que j'arrivais comme mars
+en carême. De tels discours ne se tolèrent pas; il me faut une
+réparation.
+
+--Vous vous couperez la gorge pour un mot?
+
+--Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les raisons
+qui ont amené ce défi; je m'en étonne parce qu'il me semble étrange,
+mais je ne puis faire autrement que de l'accepter.
+
+--Un duel pareil est-il possible? Vous n'êtes pourtant pas fou, ni
+Berville non plus. Voyons, la Bretonnière, raisonnons. Croyez-vous que
+cela m'amuse de vous voir faire une étourderie semblable?
+
+--Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un
+homme sanguinaire. Si votre frère me propose des excuses, pourvu
+qu'elles soient bonnes et valables, je suis prêt à les recevoir. Sinon,
+voici mon testament que je suis en train d'écrire, comme cela se doit.
+
+--Qu'entendez vous par des excuses valables?
+
+--J'entends... cela se comprend.
+
+--Mais encore?
+
+--De bonnes excuses.
+
+--Mais enfin, à peu près, parlez.
+
+--Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en carême, et je crois
+lui avoir dignement répondu. Il faut qu'il rétracte ce mot, et qu'il me
+dise, devant témoins, que j'arrivais tout simplement comme M. de la
+Bretonnière.
+
+--Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela.
+
+Armand sortit de cette conférence non pas entièrement satisfait, mais
+moins inquiet qu'il n'était venu. C'était au boulevard de Gand, entre
+onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son frère. Il le
+trouva, marchant à grands pas d'un air agité, et il s'apprêtait à
+négocier son accommodement dans les termes voulus par la Bretonnière,
+lorsque Tristan lui prit le bras en s'écriant:
+
+--Tout est manqué! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon bracelet.
+
+--Pourquoi?
+
+--Pourquoi? que sais-je? une idée d'hirondelle. Je suis allé chez elle
+tout droit; on me répond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en effet
+elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laissé pour moi; la
+chambrière me regarde avec étonnement. À force de questions, j'apprends
+que madame Rosenval a dîné avec son baron à lunettes et une autre
+personne, sans doute ce damné la Bretonnière; qu'ils se sont séparés
+ensuite, la Bretonnière pour rentrer chez lui, Javotte et le baron pour
+aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le théâtre; et je ne
+sais quoi encore d'incompréhensible; le tout mêlé de verbiages de
+servante:--Madame avait reçu une bonne nouvelle; madame paraissait très
+contente; elle était pressée, on n'avait pas eu le temps de manger le
+dessert, mais on avait envoyé chercher à la cave du vin de Champagne.
+Cependant je tire de ma poche la petite boîte de Fossin, que je remets à
+la chambrière, en la priant de donner cela ce soir à sa maîtresse, et en
+confidence. Sans chercher à comprendre ce que je ne peux savoir, je
+joins à mon cadeau un billet écrit à la hâte. Là-dessus, je rentre, je
+compte les minutes, et la réponse n'arrive pas. Voilà où en sont les
+choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en tête, s'en
+détournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a soufflé sur cette
+girouette?
+
+--Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien, à cette
+girouette, le temps nécessaire pour lire et répondre, chercher ce
+bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout à l'heure.
+Songe donc que Javotte ne peut décemment accepter ton cadeau qu'à titre
+d'échange. Quant à ton duel, n'y songe plus.
+
+--Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais.
+
+--Fou que tu es! et notre mère?
+
+Tristan baissa la tête sans répondre, et les deux frères rentrèrent chez
+eux.
+
+Javotte n'était pourtant pas aussi méchante qu'on pourrait le croire.
+Elle avait passé la journée dans une perplexité singulière. Ce bracelet
+redemandé, cette insistance, ce duel projeté, tout cela lui semblait
+autant de rêveries incompréhensibles; elle cherchait ce qu'elle avait à
+faire, et sentait que le plus sage eût été de demeurer indifférente à
+des événements qui ne la regardaient pas. Mais si madame Rosenval avait
+toute la fierté d'une reine de théâtre, Javotte, au fond, avait bon
+cœur. Berville était jeune et aimable; le nom de cette marquise mêlé à
+tout cela, ce mystère, ces demi confidences, plaisaient à l'imagination
+de la grisette parvenue.
+
+--S'il était vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et qu'une
+marquise fût jalouse de moi, y aurait-il grand risque à donner ce
+bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte
+jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal à
+personne?
+
+Tout en réfléchissant, elle avait ouvert un petit secrétaire dont la
+clef était suspendue à son cou. Là étaient entassés, pêle-mêle, tous
+les joyaux de sa couronne: un diadème en clinquant pour _la Tour de
+Nesle_, des colliers en strass, des émeraudes en verre qui avaient
+besoin des quinquets pour briller d'un éclat douteux; du milieu de ce
+trésor, elle tira le bracelet de Tristan et considéra attentivement les
+deux noms gravés sur la plaque.
+
+--Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut être l'idée de
+Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si
+l'inconnue me connaît, je suis compromise. Ces deux noms à côté l'un de
+l'autre, ce n'est pas autorisé. Si Berville n'a eu pour moi qu'un
+caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera
+drôle.
+
+Javotte allait peut-être envoyer le bracelet, lorsqu'un coup de sonnette
+vint l'interrompre dans ses réflexions. C'était le monsieur aux lunettes
+d'or.
+
+--Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succès: vous êtes des chœurs.
+Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extrêmement brillante; trente
+sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans l'étrier. Dès
+ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqué de _Gustave_.
+
+-Voilà une nouvelle! s'écria Javotte en sautant de joie. Choriste à
+l'Opéra! choriste tout de suite! j'ai justement repassé mon chant; je
+suis en voix; ce soir, _Gustave_!... Ah, mon Dieu!
+
+Après le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva la gravité
+qui convient à une cantatrice.
+
+--Baron, dit-elle, vous êtes un homme charmant. Il n'y a que vous, et je
+sens ma vocation; dînons: allons à l'Opéra, à la gloire; rentrons,
+soupons, allez-vous-en; je dors déjà sur mes lauriers.
+
+Le convive attendu arriva bientôt. On brusqua le dîner, et Javotte ne
+manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tôt qu'il n'était nécessaire.
+Le cœur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux,
+sombre et petit corridor où Taglioni, peut-être, a marché. Comme le
+ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut
+avoir contribué au succès. Elle rentra chez elle fort émue, et, dans
+l'ivresse du triomphe, ses pensées étaient à cent, lieues de Tristan,
+lorsque sa femme de chambre lui remit la petite boîte soigneusement
+enveloppée par Fossin, et un billet où elle trouva ces mots: «Il ne faut
+pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin
+d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre réponse avec
+impatience.»
+
+--Ce pauvre garçon, dit madame Rosenval, je l'avais oublié. Il m'envoie
+une châtelaine; il y a plusieurs turquoises....
+
+Javotte se mit au lit, et ne dormit guère. Elle songea bien plus à son
+engagement et à sa brillante destinée qu'à la demande de Tristan. Mais
+le jour la retrouva dans ses bonnes pensées.
+
+-Allons, dit-elle, il faut s'exécuter. Ma journée d'hier a été
+heureuse; il faut que tout le monde soit content.
+
+Il était huit heures du matin quand Javotte prit son bracelet, mit son
+châle et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de cœur, et presque
+encore grisette. Arrivée à la maison de Tristan, elle vit, devant la
+loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes.
+
+--M. de Berville? demanda Javotte.
+
+--Hélas! répondit la grosse femme.
+
+--Y est-il, s'il vous plaît? Est-ce ici?
+
+--Hélas! madame,... il s'est battu,... on vient de le rapporter... Il
+est mort!
+
+Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les chœurs de
+l'Opéra, sous un quatrième nom qu'elle avait choisi: celui de madame
+Amaldi.
+
+FIN DU SECRET DE JAVOTTE.
+
+_Pierre et Camille_ et _le Secret de Javotte_ ont été publiés pour la
+première fois dans le _Constitutionnel_, à peu de distance l'un de
+l'autre (avril et juin 1844).
+
+
+
+
+MIMI PINSON
+
+PROFIL DE GRISETTE
+
+1845
+
+[Illustration: Dessin de Hida. Gravé par G. Levy
+
+Elle a les yeux et les mains prestes.
+Les carabins matin et soir,
+Usent les manches de leurs vestes,
+Landerirette!
+À son comptoir.]
+
+
+I
+
+
+Parmi les étudiants qui suivaient; l'an passé, les cours de l'École de
+médecine, se trouvait un jeune homme nommé Eugène Aubert. C'était un
+garçon de bonne famille, qui avait à peu près dix-neuf ans. Ses parents
+vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui lui
+suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un
+caractère fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute circonstance, on
+le trouvait bon et serviable, la main généreuse et le cœur ouvert. Le
+seul défaut qu'on lui reprochait était un singulier penchant à la
+rêverie et à la solitude, et une réserve si excessive dans son langage
+et ses moindres actions, qu'on l'avait surnommé la _Petite Fille_,
+surnom, du reste, dont il riait lui-même, et auquel ses amis
+n'attachaient aucune idée qui pût l'offenser, le sachant aussi brave
+qu'un autre au besoin; mais il était vrai que sa conduite justifiait un
+peu ce sobriquet, surtout par la façon dont elle contrastait avec les
+mœurs de ses compagnons. Tant qu'il n'était question que de travail, il
+était le premier à l'œuvre; mais, s'il s'agissait d'une partie de
+plaisir, d'un dîner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse à la
+Chaumière, la _Petite Fille_ secouait la tête et regagnait sa chambrette
+garnie. Chose presque monstrueuse parmi les étudiants: non seulement
+Eugène n'avait pas de maîtresse, quoique son âge et sa figure eussent pu
+lui valoir des succès, mais on ne l'avait jamais vu faire le galant au
+comptoir d'une grisette, usage immémorial au quartier Latin. Les beautés
+qui peuplent la montagne Sainte-Geneviève et se partagent les amours des
+écoles, lui inspiraient une sorte de répugnance qui allait jusqu'à
+l'aversion. Il les regardait comme une espèce à part, dangereuse,
+ingrate et dépravée, née pour laisser partout le mal et le malheur en
+échange de quelques plaisirs.--Gardez-vous de ces femmes-là, disait-il:
+ce sont des poupées de fer rouge. Et il ne trouvait malheureusement que
+trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les
+querelles, les désordres, quelquefois même la ruine qu'entraînent ces
+liaisons passagères, dont les dehors ressemblent au bonheur, n'étaient
+que trop faciles à citer, l'année dernière comme aujourd'hui, et
+probablement comme l'année prochaine.
+
+Il va sans dire que les amis d'Eugène le raillaient continuellement sur
+sa morale et ses scrupules.--Que prétends-tu? lui demandait souvent un
+de ses camarades, nommé Marcel, qui faisait profession d'être un bon
+vivant; que prouve une faute, ou un accident arrivé une fois par hasard?
+
+--Qu'il faut s'abstenir, répondait Eugène, de peur que cela n'arrive une
+seconde fois.
+
+--Faux raisonnement, répliquait Marcel, argument de capucin de carte,
+qui tombe si le compagnon trébuche. De quoi vas-tu t'inquiéter? Tel
+d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine? L'un
+n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fraîche; est-ce qu'Élise en perd
+l'appétit? À qui la faute si le voisin porte sa montre au mont-de-piété
+pour aller se casser un bras à Montmorency? la voisine n'en est pas
+manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup d'épée; elle te
+tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce sont
+de ces petits inconvénients dont l'existence est parsemée, et ils sont
+plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau
+temps, que de bonnes paires d'amis dans les cafés, les promenades et les
+guinguettes! Considère-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien bourrés
+de grisettes, qui vont au Ranelagh ou à Belleville. Compte ce qui sort,
+un jour de fête seulement, du quartier Saint-Jacques: les bataillons de
+modistes, les armées de lingères, les nuées de marchandes de tabac; tout
+cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de
+Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volées de friquets.
+S'il pleut, cela va au mélodrame manger des oranges et pleurer; car cela
+mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi très volontiers: c'est ce
+qui prouve un bon caractère. Mais quel mal font ces pauvres filles, qui
+ont cousu, bâti, ourlé, piqué et ravaudé toute la semaine, en prêchant
+d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que
+peut faire de mieux un honnête homme qui, de son côté, vient de passer
+huit jours à disséquer des choses peu agréables, que de se débarbouiller
+la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle
+nature?
+
+--Sépulcres blanchis! disait Eugène.
+
+--Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire
+l'éloge des grisettes, et qu'un usage modéré en est bon. Premièrement,
+elles sont vertueuses, car elles passent la journée à confectionner les
+vêtements les plus indispensables à la pudeur et à la modestie; en
+second lieu, elles sont honnêtes, car il n'y a pas de maîtresse lingère
+ou autre qui ne recommande à ses filles de boutique de parler au monde
+poliment; troisièmement, elles sont très soigneuses et très propres,
+attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des étoffes
+qu'il ne faut pas qu'elles gâtent, sous peine d'être moins bien payées;
+quatrièmement, elles sont sincères, parce qu'elles boivent du ratafia;
+en cinquième lieu, elles sont économes et frugales, parce qu'elles ont
+beaucoup de peine à gagner trente sous, et s'il se trouve des occasions
+où elles se montrent gourmandes et dépensières, ce n'est jamais avec
+leurs propres deniers; sixièmement, elles sont très gaies, parce que le
+travail qui les occupe est en général ennuyeux à mourir, et qu'elles
+frétillent comme le poisson dans l'eau dès que l'ouvrage est terminé. Un
+autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point
+gênantes, vu qu'elles passent leur vie clouées sur une chaise dont elles
+ne peuvent pas bouger, et que par conséquent il leur est impossible de
+courir après leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En outre,
+elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont obligées de compter
+leurs points. Elles ne dépensent pas grand'chose pour leurs chaussures,
+parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est rare
+qu'on leur fasse crédit. Si on les accuse d'inconstance, ce n'est pas
+parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par méchanceté naturelle;
+cela tient au grand nombre de personnes différentes qui passent devant
+leurs boutiques; d'un autre côté, elles prouvent suffisamment qu'elles
+sont capables de passions véritables, par la grande quantité d'entre
+elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la fenêtre, ou
+qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai,
+l'inconvénient d'avoir presque toujours faim et soif, précisément à
+cause de leur grande tempérance; mais il est notoire qu'elles peuvent
+se contenter, en guise de repas, d'un verre de bière et d'un cigare:
+qualité précieuse qu'on rencontre bien rarement en ménage. Bref, je
+soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fidèles et désintéressées, et
+que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent à l'hôpital.
+
+Lorsque Marcel parlait ainsi, c'était la plupart du temps au café, quand
+il s'était un peu échauffé la tête; il remplissait alors le verre de son
+ami, et voulait le faire boire à la santé de mademoiselle Pinson,
+ouvrière en linge, qui était leur voisine; mais Eugène prenait son
+chapeau, et, tandis que Marcel continuait à pérorer devant ses
+camarades, il s'esquivait doucement.
+
+
+
+
+II
+
+
+Mademoiselle Pinson n'était pas précisément ce qu'on appelle une jolie
+femme. Il y a beaucoup de différence entre une jolie femme et une jolie
+grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi nommée en
+langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de
+guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de
+paraître une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un
+chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est
+nullement forcée d'être une jolie femme; bien au contraire, il est
+probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle
+sera dans son droit. La différence consiste donc dans les conditions où
+vivent ces deux êtres, et principalement dans ce morceau de carton
+roulé, recouvert d'étoffe et appelé chapeau, que les femmes ont jugé à
+propos de s'appliquer de chaque côté de la tête, à peu près comme les
+œillères des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les œillères
+empêchent les chevaux de regarder de côté et d'autre, et que le morceau
+de carton n'empêche rien du tout.)
+
+Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez retroussé, qui, à
+son tour, veut une bouche bien fendue, à laquelle il faut de belles
+dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux
+brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les
+sourcils à l'avenant. Les cheveux sont _ad libitum_, attendu que les
+yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est
+loin de la beauté proprement dite. C'est ce qu'on appelle une figure
+chiffonnée, figure classique de grisette, qui serait peut-être laide
+sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante, et
+plus jolie que la beauté. Ainsi était mademoiselle Pinson.
+
+Marcel s'était mis dans la tête qu'Eugène devait faire la cour à cette
+demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il était
+lui-même l'adorateur de mademoiselle Zélia, amie intime de mademoiselle
+Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses à
+son goût, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne sont
+pas rares, et réussissent assez souvent, l'occasion, depuis que le monde
+existe, étant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut dire ce
+qu'ont fait naître d'événements heureux ou malheureux, d'amours, de
+querelles, de joies ou de désespoirs, deux portes voisines, un escalier
+secret, un corridor, un carreau cassé?
+
+Certains caractères, pourtant, se refusent à ces jeux du hasard. Ils
+veulent conquérir leurs jouissances, non les gagner à la loterie, et ne
+se sentent pas disposés à aimer parce qu'ils se trouvent en diligence à
+côté d'une jolie femme. Tel était Eugène, et Marcel le savait; aussi
+avait-il formé depuis longtemps un projet assez simple, qu'il croyait
+merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la résistance de son
+compagnon.
+
+Il avait résolu de donner un souper, et ne trouva rien de mieux que de
+choisir pour prétexte le jour de sa propre fête. Il fit donc apporter
+chez lui deux douzaines de bouteilles de bière, un gros morceau de veau
+froid avec de la salade, une énorme galette de plomb, et une bouteille
+de vin de Champagne. Il invita d'abord deux étudiants de ses amis, puis
+il fit savoir à mademoiselle Zélia qu'il y avait le soir gala à la
+maison, et qu'elle eût à amener mademoiselle Pinson. Elles n'eurent
+garde d'y manquer. Marcel passait, à juste titre, pour un des talons
+rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept
+heures du soir venaient à peine de sonner, que les deux grisettes
+frappaient à la porte de l'étudiant, mademoiselle Zélia en robe courte,
+en brodequins gris et en bonnet à fleurs, mademoiselle Pinson, plus
+modeste, vêtue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui lui
+donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se
+montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les
+secrets desseins de leur hôte.
+
+Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eugène d'avance; il eût
+été trop sûr d'un refus de sa part. Ce fut seulement lorsque ces
+demoiselles eurent pris place à table, et après le premier verre vidé,
+qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller
+chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait
+Eugène; il le trouva, comme d'ordinaire, à son travail, seul, entouré de
+ses livres. Après quelques propos insignifiants, il commença à lui faire
+tout doucement ses reproches accoutumés, qu'il se fatiguait trop, qu'il
+avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un tour
+de promenade. Eugène, un peu las, en effet, ayant étudié toute la
+journée, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il ne fut
+pas difficile à Marcel, après quelques tours d'allée au Luxembourg,
+d'obliger son ami à entrer chez lui.
+
+Les deux grisettes, restées seules, et ennuyées probablement d'attendre,
+avaient débuté par se mettre à l'aise; elles avaient ôté leurs châles et
+leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans faire,
+de temps en temps, honneur aux provisions, par manière d'essai. Les yeux
+déjà brillants et le visage animé, elles s'arrêtèrent joyeuses et un peu
+essoufflées, lorsque Eugène les salua d'un air à la fois timide et
+surpris. Attendu ses mœurs solitaires, il était à peine connu d'elles;
+aussi l'eurent-elles bientôt dévisagé des pieds à la tête avec cette
+curiosité intrépide qui est le privilège de leur caste; puis elles
+reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'était. Le
+nouveau venu, à demi déconcerté, faisait déjà quelques pas en arrière
+songeant peut-être à la retraite, lorsque Marcel, ayant fermé la porte à
+double tour, jeta bruyamment la clef sur la table.
+
+--Personne encore! s'écria-t-il. Que font donc nos amis? Mais n'importe,
+le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous présente le plus
+vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui désire depuis
+longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est,
+particulièrement, grand admirateur de mademoiselle Pinson.
+
+La contredanse s'arrêta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un léger
+salut, et reprit son bonnet.
+
+--Eugène! s'écria Marcel, c'est aujourd'hui ma fête; ces deux dames ont
+bien voulu venir la célébrer avec nous. Je t'ai presque amené de force,
+c'est vrai; mais j'espère que tu resteras de bon gré, à notre commune
+prière. Il est à présent huit heures à peu près; nous avons le temps de
+fumer une pipe en attendant que l'appétit nous vienne.
+
+Parlant ainsi, il jeta un regard significatif à mademoiselle Pinson,
+qui, le comprenant aussitôt, s'inclina une seconde fois en souriant, et
+dit d'une voix douce à Eugène: Oui, monsieur, nous vous en prions.
+
+En ce moment les deux étudiants que Marcel avait invités frappèrent à la
+porte. Eugène vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop de
+mauvaise grâce, et, se résignant, prit place avec les autres.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commencé par remplir
+la chambre d'un nuage de fumée, buvaient d'autant pour se rafraîchir.
+Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et égayaient la
+compagnie de propos plus ou moins piquants aux dépens de leurs amis et
+connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tirées des
+arrière-boutiques. Si la matière manquait de vraisemblance, du moins
+n'était-elle pas stérile. Deux clercs d'avoué, à les en croire, avaient
+gagné vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et les
+avaient mangés en six semaines avec deux marchandes de gants. Le fils
+d'un des plus riches banquiers de Paris avait proposé à une célèbre
+lingère une loge à l'Opéra et une maison de campagne, qu'elle avait
+refusées, aimant mieux soigner ses parents et rester fidèle à un commis
+des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui
+était forcé par son rang à s'envelopper du plus grand mystère, venait
+incognito rendre visite à une brodeuse du passage du Pont-Neuf, laquelle
+avait été enlevée tout à coup par ordre supérieur, mise dans une chaise
+de poste à minuit, avec un portefeuille plein de billets de banque, et
+envoyée aux État-Unis, etc.
+
+--Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Zélia improvise, et quant à
+mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit
+comité), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs d'avoué n'ont
+gagné qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre banquier a
+offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux États-Unis, qu'elle
+est visible tous les jours, de midi à quatre heures, à l'hôpital de la
+Charité, où elle a pris un logement par suite de manque de comestibles.
+
+Eugène était assis auprès de mademoiselle Pinson. Il crut remarquer, à
+ce dernier mot, prononcé avec une indifférence complète, qu'elle
+pâlissait. Mais, presque aussitôt, elle se leva, alluma une cigarette,
+et, s'écria d'un air délibéré:
+
+--Silence à votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur Marcel ne
+croit pas aux fables, je vais raconter une histoire véritable, _et
+quorum pars magna fui._
+
+--Vous parlez latin? dit Eugène.
+
+--Comme vous voyez, répondit mademoiselle Pinson; cette sentence me
+vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napoléon, et qui n'a
+jamais manqué de la dire avant de réciter une bataille. Si vous ignorez
+ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela
+veut dire: «Je vous en donne ma parole d'honneur.» Vous saurez donc
+que, la semaine passée, je m'étais rendue, avec deux de mes amies,
+Blanchette et Rougette, au théâtre de l'Odéon.
+
+--Attendez que je coupe la galette, dit Marcel.
+
+--Coupez, mais écoutez, reprit mademoiselle Pinson. J'étais donc allée
+avec Blanchette et Rougette à l'Odéon, voir une tragédie. Rougette,
+comme vous savez, vient de perdre sa grand'mère; elle a hérité de quatre
+cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois étudiants se
+trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous avisèrent, et, sous
+prétexte que nous étions seules, nous invitèrent à souper.
+
+--De but en blanc? demanda Marcel; en vérité, c'est très galant. Et vous
+avez refusé, je suppose.
+
+--Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous acceptâmes, et, à
+l'entr'acte, sans attendre la fin de la pièce, nous nous transportâmes
+chez Viot.
+
+--Avec vos cavaliers?
+
+--Avec nos cavaliers. Le garçon commença, bien entendu, par nous dire
+qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance n'était pas
+faite pour nous arrêter. Nous ordonnâmes qu'on allât par la ville
+chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un
+festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets, des
+moules, des œufs à la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des
+marmites. Nos jeunes inconnus, à dire vrai, faisaient légèrement la
+grimace...
+
+--Je le crois parbleu bien! dit Marcel.
+
+--Nous n'en tînmes compte. La chose apportée, nous commençâmes à faire
+les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous dégoûtait. À
+peine un plat était-il entamé, que nous le renvoyions pour en demander
+un autre.--Garçon, emportez cela; ce n'est pas tolérable; où avez-vous
+pris des horreurs pareilles? Nos inconnus désirèrent manger, mais il ne
+leur fut pas loisible. Bref, nous soupâmes comme dînait Sancho, et la
+colère nous porta même à briser quelques ustensiles.
+
+--Belle conduite! et comment payer?
+
+--Voilà précisément la question que les trois inconnus s'adressèrent.
+Par l'entretien qu'ils eurent à voix basse, l'un d'eux nous parut
+posséder six francs, l'autre infiniment moins, et le troisième n'avait
+que sa montre, qu'il tira généreusement de sa poche. En cet état, les
+trois infortunés se présentèrent au comptoir, dans le but d'obtenir un
+délai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur répondit?
+
+--Je pense, répliqua Marcel, que l'on vous a gardées en gage, et qu'on
+les a conduits au violon.
+
+--C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le
+cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout était payé d'avance.
+Imaginez le coup de théâtre, à cette réponse de Viot: Messieurs, tout
+est payé! Nos inconnus nous regardèrent comme jamais trois chiens n'ont
+regardé trois évêques, avec une stupéfaction piteuse mêlée d'un pur
+attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous
+descendîmes et fîmes venir un fiacre.--Chère marquise, me dit Rougette,
+il faut reconduire ces messieurs chez eux.--Volontiers, chère comtesse,
+répondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je vous
+demande s'ils étaient penauds! ils se défendaient de notre politesse,
+ils ne voulaient pas qu'on les reconduisît, ils refusaient de dire leur
+adresse... Je le crois bien! Ils étaient convaincus qu'ils avaient
+affaire à des femmes du monde, et ils demeuraient rue du Chat-Qui-Pêche!
+
+Les deux étudiants, amis de Marcel, qui, jusque-là, n'avaient guère fait
+que fumer et boire en silence, semblèrent peu satisfaits de cette
+histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-être en savaient-ils
+autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils
+jetèrent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en riant:
+
+--Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine
+dernière, il n'y a plus d'inconvénient.
+
+--Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais lui
+faire tort dans sa carrière, jamais!
+
+--Vous avez raison, dit Eugène, et vous agissez en cela plus sagement
+peut-être que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui peuplent les
+écoles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait derrière lui quelque
+faute ou quelque folie, et cependant c'est de là que sortent tous les
+jours ce qu'il y a en France de plus distingué et de plus respectable:
+des médecins, des magistrats...
+
+--Oui, reprit Marcel, c'est la vérité. Il y a des pairs de France en
+herbe qui dînent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de quoi
+payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'œil, n'avez-vous pas
+revu vos inconnus?
+
+--Pour qui nous prenez-vous? répondit mademoiselle Pinson d'un air
+sérieux et presque offensé. Connaissez-vous Blanchette et Rougette? et
+supposez-vous que moi-même...
+
+--C'est bon, dit Marcel, ne vous fâchez pas. Mais voilà, en somme, une
+belle équipée. Trois écervelées qui n'avaient peut-être pas de quoi
+dîner le lendemain, et qui jettent l'argent par les fenêtres pour le
+plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais!
+
+--Pourquoi nous invitent-ils à souper? répondit mademoiselle Pinson.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de
+Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla
+chanson.--Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervantès, Zélia qui
+tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le
+trouvent bon, c'est moi qu'on fête, et qui par conséquent prie
+mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrouée par son anecdote, de nous
+honorer d'un couplet. Eugène, continua-t-il, sois donc un peu galant,
+trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi.
+
+Eugène rougit et obéit. De même que mademoiselle Pinson n'avait pas
+dédaigné de le faire pour l'engager lui-même à rester, il s'inclina, et
+lui dit timidement:
+
+--Oui, mademoiselle, nous vous en prions.
+
+En même temps il souleva son verre, et toucha celui de la grisette. De
+ce léger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle Pinson
+saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fraîche la continua
+longtemps en cadence.
+
+--Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le _la_.
+Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas bégueule, je
+vous en préviens, mais je ne sais pas de couplets de corps de garde. Je
+ne m'encanaille pas la mémoire.
+
+--Connu, dit Marcel, vous êtes une vertu; allez votre train, les
+opinions sont libres.
+
+--Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter à la bonne
+venue des couplets qu'on a faits sur moi.
+
+--Attention! Quel est l'auteur?
+
+--Mes camarades du magasin. C'est de la poésie faite à l'aiguille; ainsi
+je réclame l'indulgence.
+
+--Y a-t-il un refrain à votre chanson?
+
+--Certainement; la belle demande!
+
+--En ce cas-là, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au refrain, tapons
+sur la table, mais tâchons d'aller en mesure. Zélia peut s'abstenir si
+elle veut.
+
+--Pourquoi cela, malhonnête garçon? demanda Zélia en colère?
+
+--Pour cause, répondit Marcel; mais si vous désirez être de la partie,
+tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconvénients pour nos
+oreilles et pour vos blanches mains.
+
+Marcel avait rangé en rond les verres et les assiettes, et s'était assis
+au milieu de la table, son couteau à la main. Les deux étudiants du
+souper de Rougette, un peu ragaillardis, ôtèrent le fourneau de leurs
+pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eugène rêvait, Zélia boudait.
+Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la
+casser, ce à quoi Marcel répondit par un geste d'assentiment, en sorte
+que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des
+castagnettes, commença ainsi les couplets que ses compagnes avaient
+composés, après s'être excusée d'avance de ce qu'ils pouvaient contenir
+de trop flatteur pour elle:
+
+ Mimi Pinson est une blonde,
+ Une blonde que l'on connaît.
+ Elle n'a qu'une robe au monde,
+ Landerirette!
+ Et qu'un bonnet.
+ Le Grand Turc en a davantage.
+ Dieu voulut, de cette façon,
+ La rendre sage.
+ On ne peut pas la mettre en gage,
+ La robe de Mimi Pinson.
+
+ Mimi Pinson porte une rose,
+ Une rose blanche au côté.
+ Cette fleur dans son cœur éclose,
+ Landerirette!
+ C'est la gaieté.
+ Quand un bon souper la réveille,
+ Elle fait sortir la chanson
+ De la bouteille.
+ Parfois il penche sur l'oreille,
+ Le bonnet de Mimi Pinson.
+
+ Elle a les yeux et la main prestes.
+ Les carabins, matin et soir,
+ Usent les manches de leurs vestes,
+ Landerirette!
+ À son comptoir.
+ Quoique sans maltraiter personne,
+ Mimi leur fait mieux la leçon
+ Qu'à la Sorbonne.
+ Il ne faut pas qu'on la chiffonne,
+ La robe de Mimi Pinson.
+
+ Mimi Pinson peut rester fille;
+ Si Dieu le veut, c'est dans son droit.
+ Elle aura toujours son aiguille,
+ Landerirette!
+ Au bout du doigt.
+ Pour entreprendre sa conquête,
+ Ce n'est pas tout qu'un beau garçon;
+ Faut être honnête.
+ Car il n'est pas loin de sa tête,
+ Le bonnet de Mimi Pinson.
+
+ D'un gros bouquet de fleurs d'orange
+ Si l'amour veut la couronner,
+ Elle a quelque chose en échange,
+ Landerirette!
+ À lui donner.
+ Ce n'est pas, on se l'imagine,
+ Un manteau sur un écusson
+ Fourré d'hermine;
+ C'est l'étui d'une perle fine,
+ La robe de Mimi Pinson.
+
+ Mimi n'a pas l'âme vulgaire,
+ Mais son cœur est républicain;
+ Aux trois jours elle a fait la guerre,
+ Landerirette!
+ En casaquin.
+ À défaut d'une hallebarde,
+ On l'a vue avec son poinçon
+ Monter la garde.
+ Heureux qui mettra sa cocarde
+ Au bonnet de Mimi Pinson!
+
+Les couteaux et les pipes, voire même les chaises, avaient fait leur
+tapage, comme de raison, à la fin de chaque couplet. Les verres
+dansaient sur la table, et les bouteilles, à moitié pleines, se
+balançaient joyeusement en se donnant de petits coups d'épaule.
+
+--Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette
+chanson-là! Il y a un teinturier; c'est trop musqué. Parlez-moi de ces
+bons airs où on dit les choses!
+
+Et il entonna d'une voix forte:
+
+ Nanette n'avait pas encore quinze ans...
+
+--Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plutôt, faisons un tour
+de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque?
+
+--J'ai ce qu'il vous faut, répondit Marcel; j'ai une guitare; mais,
+continua-t-il en décrochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce qu'il
+lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes.
+
+--Mais voilà un piano, dit Zélia; Marcel va nous faire danser.
+
+Marcel lança à sa maîtresse un regard aussi furieux que si elle l'eût
+accusé d'un crime. Il était vrai qu'il en savait assez pour jouer une
+contredanse; mais c'était pour lui, comme pour bien d'autres, une espèce
+de torture à laquelle il se soumettait peu volontiers. Zélia, en le
+trahissant, se vengeait du bouchon.
+
+--Êtes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano n'est là que
+pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'écorchiez, Dieu le sait.
+Où avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que _la
+Marseillaise_, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez à
+Eugène, à la bonne heure, voilà un garçon qui s'y entend! mais je ne
+veux pas l'ennuyer à ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a que vous
+ici d'assez indiscrète pour faire des choses pareilles sans crier gare.
+
+Pour la troisième fois, Eugène rougit, et s'apprêta à faire ce qu'on lui
+demandait d'une façon si politique et si détournée. Il se mit donc au
+piano, et un quadrille s'organisa.
+
+Ce fut presque aussi long que le souper. Après la contredanse vint une
+valse; après la valse, le galop, car on galope encore au quartier Latin.
+Ces dames surtout étaient infatigables, et faisaient des gambades et des
+éclats de rire à réveiller tout le voisinage. Bientôt Eugène, doublement
+fatigué par le bruit et par la veillée, tomba, tout en jouant
+machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui
+dorment à cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant lui
+comme des fantômes dans un rêve; et, comme rien n'est plus aisément
+triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la mélancolie, à
+laquelle il était sujet, ne tarda pas à s'emparer de lui.--Triste joie,
+pensait-il, misérables plaisirs! instants qu'on croit volés au malheur!
+Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement
+devant moi, est sûre, comme disait Marcel, d'avoir de quoi dîner demain?
+
+Comme il faisait cette réflexion, mademoiselle Pinson passa près de lui;
+il crut la voir, tout en galopant, prendre à la dérobée un morceau de
+galette resté sur la table, et le mettre discrètement dans sa poche.
+
+
+
+
+V
+
+
+Le jour commençait à paraître quand la compagnie se sépara. Eugène,
+avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour
+respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes pensées, il
+se répétait tout bas, malgré lui, la chanson de la grisette:
+
+ Elle n'a qu'une robe au monde
+ Et qu'un bonnet.
+
+--Est-ce possible? se demandait-il. La misère peut-elle être poussée à
+ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-même? Peut-on
+rire de ce qu'on manque de pain?
+
+Le morceau de galette emporté n'était pas un indice douteux. Eugène ne
+pouvait s'empêcher d'en sourire, et en même temps d'être ému de
+pitié.--Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette et non
+du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est
+peut-être l'enfant d'une voisine à qui elle veut rapporter un gâteau,
+peut-être une portière bavarde, qui raconterait qu'elle a passé la nuit
+dehors, un Cerbère qu'il faut apaiser.
+
+Ne regardant pas où il allait, Eugène s'était engagé par hasard dans ce
+dédale de petites rues qui sont derrière le carrefour Buci, et dans
+lesquelles une voiture passe à peine. Au moment où il allait revenir sur
+ses pas, une femme, enveloppée dans un mauvais peignoir, la tête nue,
+les cheveux en désordre, pâle et défaite, sortit d'une vieille maison.
+Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait à peine marcher; ses
+genoux fléchissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et paraissait
+vouloir se diriger vers une porte voisine, où se trouvait une boîte aux
+lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait à la main. Surpris et
+effrayé, Eugène s'approcha d'elle et lui demanda où elle allait, ce
+qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En même temps il étendit le
+bras pour la soutenir, car elle était près de tomber sur une borne.
+Mais, sans lui répondre, elle recula avec une sorte de crainte et de
+fierté. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la boîte, et
+paraissant rassembler toutes ses forces:--Là! dit-elle seulement; puis,
+continuant à se traîner aux murs, elle regagna sa maison. Eugène essaya
+en vain de l'obliger à prendre son bras et de renouveler ses questions.
+Elle rentra lentement dans l'allée sombre et étroite dont elle était
+sortie.
+
+Eugène avait ramassé la lettre; il fit d'abord quelques pas pour la
+mettre à la poste, mais il s'arrêta bientôt. Cette étrange rencontre
+l'avait si fort troublé, et il se sentait frappé d'une sorte d'horreur
+mêlée d'une compassion si vive, que, avant de prendre le temps de la
+réflexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui semblait
+odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen, à
+pénétrer un tel mystère. Évidemment cette femme était mourante; était-ce
+de maladie ou de faim? Ce devait être, en tout cas, de misère. Eugène
+ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: «À monsieur le baron de
+***,» et renfermait ce qui suit:
+
+«Lisez cette lettre, monsieur, et, par pitié, ne rejetez pas ma prière.
+Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous
+dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera
+bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a ôté le peu de
+force et de courage que j'avais. Le mois d'août, je rentre en magasin;
+mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la
+certitude qu'avant samedi je me trouverai tout à fait sans asile. J'ai
+si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la résolution de me
+jeter à l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis près de vingt-quatre
+heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu
+au cœur. N'est-ce pas que je ne me suis pas trompée? Monsieur, je vous
+en supplie à genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera respirer
+encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que
+vingt-trois ans! Je viendrai peut-être à bout, avec un peu d'aide,
+d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter
+votre pitié, je vous les dirais, mais rien ne me vient à l'idée. Je ne
+puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez
+de ma lettre comme on fait quand on en reçoit trop souvent de pareilles:
+vous la déchirerez sans penser qu'une pauvre femme est là qui attend les
+heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pensé qu'il serait
+par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas
+l'idée de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous, qui vous
+retiendra, j'en suis persuadée; aussi il me semble que rien ne vous est
+plus facile que de plier votre aumône dans un papier, et de mettre sur
+l'adresse: «À mademoiselle Bertin, rue de l'Éperon.» J'ai changé de nom
+depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma
+mère. En sortant de chez vous, donnez cela à un commissionnaire.
+J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu
+vous rende humain.
+
+«Il me vient à l'idée que vous ne croyez pas à tant de misère; mais si
+vous me voyiez, vous seriez convaincu.
+
+«ROUGETTE.»
+
+Si Eugène avait d'abord été touché en lisant ces lignes, son étonnement
+redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi c'était
+cette même fille qui avait follement dépensé son argent en parties de
+plaisir, et imaginé ce souper ridicule raconté par mademoiselle Pinson,
+c'était elle que le malheur réduisait à cette souffrance et à une
+semblable prière! Tant d'imprévoyance et de folie semblait à Eugène un
+rêve incroyable. Mais point de doute, la signature était là; et
+mademoiselle Pinson, dans le courant de la soirée, avait également
+prononcé le nom de guerre de son amie Rougette, devenue mademoiselle
+Bertin. Comment se trouvait-elle tout à coup abandonnée, sans secours,
+sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille,
+pendant qu'elle expirait peut-être dans quelque grenier de cette maison?
+Et qu'était-ce que cette maison même où l'on pouvait mourir ainsi?
+
+Ce n'était pas le moment de faire des conjectures; le plus pressé était
+de venir au secours de la faim.
+
+Eugène commença par entrer dans la boutique d'un restaurateur qui venait
+de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il
+s'achemina, suivi du garçon, vers le logis de Rougette; mais il
+éprouvait de l'embarras à se présenter brusquement ainsi. L'air de
+fierté qu'il avait trouvé à cette pauvre fille lui faisait craindre,
+sinon un refus, du moins un mouvement de vanité blessée; comment lui
+avouer qu'il avait lu sa lettre?
+
+Lorsqu'il fut arrivé devant la porte:
+
+--Connaissez-vous, dit-il au garçon, une jeune personne qui demeure dans
+cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin?
+
+--Oh que oui! monsieur, répondit le garçon. C'est nous qui portons
+habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour.
+Actuellement elle est à la campagne.
+
+--Qui vous l'a dit? demanda Eugène.
+
+--Pardi! monsieur, c'est la portière. Mademoiselle Rougette aime à bien
+dîner, mais elle n'aime pas beaucoup à payer. Elle a plus tôt fait de
+commander des poulets rôtis et des homards que rien du tout; mais, pour
+voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi
+nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est
+pas...
+
+--Elle est revenue, reprit Eugène. Montez chez elle, laissez-lui ce que
+vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien
+aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui
+lui envoie ceci, vous lui répondrez que c'est le baron de ***.
+
+Sur ces mots, Eugène s'éloigna. Chemin faisant, il rajusta comme il put
+le cachet de la lettre, et la mit à la poste.--Après tout, pensa-t-il,
+Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la réponse à son billet
+a été un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Les étudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches tous les
+jours. Eugène comprenait très bien que, pour donner un air de
+vraisemblance à la petite fable que le garçon devait faire, il eût fallu
+joindre à son envoi le louis que demandait Rougette; mais là était la
+difficulté. Les louis ne sont pas précisément la monnaie courante de la
+rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eugène venait de s'engager à payer
+le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, n'était
+guère mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans différer le
+chemin de la place du Panthéon.
+
+En ce temps-là demeurait encore sur cette place ce fameux barbier qui a
+fait banqueroute, et s'est ruiné en ruinant les autres. Là, dans
+l'arrière-boutique, où se faisait en secret la grande et la petite
+usure, venait tous les jours l'étudiant pauvre et sans souci, amoureux
+peut-être, emprunter à énorme intérêt quelques pièces dépensées gaiement
+le soir et chèrement payées le lendemain. Là entrait furtivement la
+grisette, la tête basse, le regard honteux, venant louer pour une partie
+de campagne un chapeau fané, un châle reteint, une chemise achetée au
+mont-de-piété. Là, des jeunes gens de bonne maison, ayant besoin de
+vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de
+lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des
+étourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur avenir.
+Depuis la courtisane titrée, à qui un bracelet tourne la tête, jusqu'au
+cuistre nécessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de lentilles,
+tout venait là comme aux sources du Pactole, et l'usurier barbier, fier
+de sa clientèle et de ses exploits jusqu'à s'en vanter, entretenait la
+prison de Clichy en attendant qu'il y allât lui-même.
+
+Telle était la triste ressource à laquelle Eugène, bien qu'avec
+répugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour être du
+moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouvé que la
+demande adressée au baron produisît l'effet désirable. C'était de la
+part d'un étudiant beaucoup de charité, à vrai dire, que de s'engager
+ainsi pour une inconnue; mais Eugène croyait en Dieu: toute bonne action
+lui semblait nécessaire.
+
+Le premier visage qu'il aperçut, en entrant chez le barbier, fut celui
+de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et
+feignant de se faire coiffer. Le pauvre garçon venait peut-être chercher
+de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort préoccupé, et
+fronçait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le coiffeur,
+feignant de son côté de lui passer dans les cheveux un fer parfaitement
+froid, lui parlait à demi-voix dans son accent gascon. Devant une autre
+toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, également affublé
+d'une serviette, un étranger fort inquiet, regardant sans cesse de côté
+et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arrière-boutique, on
+apercevait, dans une vieille psyché, la silhouette passablement maigre
+d'une jeune fille, qui, aidée de la femme du coiffeur, essayait une robe
+à carreaux écossais.
+
+--Que viens-tu faire ici à cette heure? s'écria Marcel, dont la figure
+reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, dès qu'il reconnut
+son ami.
+
+Eugène s'assit près de la toilette, et expliqua en peu de mots la
+rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait.
+
+--Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te mêles-tu, puisqu'il
+y a un baron? Tu as vu une jeune fille intéressante qui éprouvait le
+besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as payé un poulet froid,
+c'est digne de toi; il n'y a rien à dire. Tu n'exiges d'elle aucune
+reconnaissance, l'incognito te plaît; c'est héroïque. Mais aller plus
+loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour une
+lingère que protège un baron, et que l'on n'a pas l'honneur de
+fréquenter, cela ne s'est pratiqué, de mémoire humaine, que dans la
+Bibliothèque bleue.
+
+--Ris de moi si tu veux, répondit Eugène. Je sais qu'il y a dans ce
+monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que
+je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je
+l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester indifférent
+devant la souffrance. Ma charité ne va pas jusqu'à chercher les pauvres,
+je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais
+l'aumône.
+
+--En ce cas, reprit Marcel, tu as fort à faire; il n'en manque pas dans
+ce pays-ci.
+
+--Qu'importe? dit Eugène, encore ému du spectacle dont il venait d'être
+témoin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son chemin?
+Cette malheureuse est une étourdie, une folle, tout ce que tu voudras;
+elle ne mérite peut-être pas la compassion qu'elle fait naître; mais
+cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes amies,
+qui déjà ne semblent pas plus se soucier d'elle que si elle n'était plus
+au monde, et qui l'aidaient hier à se ruiner? À qui peut-elle avoir
+recours? à un étranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou à
+mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son
+cœur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher
+Marcel, que tout cela, bien sincèrement, me fait horreur. Cette petite
+évaporée d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, riant et
+babillant chez toi, au moment même où l'autre, l'héroïne de son conte,
+expire dans un grenier, me soulève le cœur. Vivre ainsi en amies,
+presque en sœurs, pendant des jours et des semaines, courir les
+théâtres, les bals, les cafés, et ne pas savoir le lendemain si l'une
+est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indifférence des égoïstes,
+c'est l'insensibilité de la brute. Ta demoiselle Pinson est un monstre,
+et tes grisettes que tu vantes, ces mœurs sans vergogne, ces amitiés
+sans âme, je ne sais rien de si méprisable!
+
+Le barbier, qui, pendant ces discours, avait écouté en silence, et
+continué de promener son fer froid sur la tête de Marcel, sourit d'un
+air malin lorsque Eugène se tut. Tour à tour bavard comme une pie, ou
+plutôt comme un perruquier qu'il était, lorsqu'il s'agissait de méchants
+propos, taciturne et laconique comme un Spartiate dès que les affaires
+étaient en jeu, il avait adopté la prudente habitude de laisser toujours
+d'abord parler ses pratiques, avant de mêler son mot à la conversation.
+L'indignation qu'exprimait Eugène en termes si violents lui fit
+toutefois rompre le silence.
+
+--Vous êtes sévère, monsieur, dit-il en riant et en gasconnant. J'ai
+l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort
+excellente personne.
+
+--Oui, dit Eugène, excellente en effet, s'il est question de boire et de
+fumer.
+
+--Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes personnes,
+ça rit, ça chante, ça fume, mais il y en a qui ont du cœur.
+
+--Où voulez-vous en venir, père Cadédis? demanda Marcel. Pas tant de
+diplomatie; expliquez-vous tout net.
+
+--Je veux dire, répliqua le barbier en montrant l'arrière-boutique,
+qu'il y a là, pendue à un clou, une petite robe de soie noire que ces
+messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la propriétaire, car
+elle ne possède pas une garde-robe très compliquée. Mademoiselle Mimi
+m'a envoyé cette robe ce matin au petit jour; et je présume que, si elle
+n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est qu'elle-même ne
+roule pas sur l'or.
+
+--Voilà qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans
+l'arrière-boutique, sans égard pour la pauvre femme aux carreaux
+écossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa robe en
+gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites à présent? Elle ne
+va donc pas dans le monde aujourd'hui?
+
+Eugène avait suivi son ami.
+
+Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu
+d'autres hardes de toute espèce, était humblement et tristement
+suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson.
+
+--C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce vêtement pour l'avoir vu
+tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et
+l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir à la manche gauche une
+petite tache grosse comme une pièce de cinq sous, causée parle vin de
+Champagne. Et combien avez-vous prêté là-dessus, père Cadédis? car je
+suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans ce
+boudoir qu'en qualité de nantissement.
+
+--J'ai prêté quatre francs, répondit le barbier; et je vous assure,
+monsieur, que c'est pure charité. À toute autre je n'aurais pas avancé
+plus de quarante sous, car la pièce est diablement mûre; on y voit à
+travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi
+me payera; elle est bonne pour quatre francs.
+
+--Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet
+qu'elle n'a emprunté cette petite somme que pour l'envoyer à Rougette.
+
+--Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eugène.
+
+--Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se
+dépouiller pour un créancier.
+
+--Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans une
+position meilleure que celle où elle se trouve actuellement; elle avait
+alors un grand nombre de dettes. On se présentait journellement chez
+elle pour saisir ce qu'elle possédait, et on avait fini, en effet, par
+lui prendre tous ses meubles, excepté son lit, car ces messieurs savent
+sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un débiteur. Or, mademoiselle
+Mimi avait dans ce temps-là quatre robes fort convenables. Elle les
+mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour
+qu'on ne les saisît pas; c'est pourquoi je serais surpris si, n'ayant
+plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer
+quelqu'un.
+
+--Pauvre Mimi! répéta Marcel. Mais, en vérité, comment
+s'arrange-t-elle? Elle a donc trompé ses amis? elle possède donc un
+vêtement inconnu? Peut-être se trouve-t-elle malade d'avoir trop mangé
+de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de
+s'habiller. N'importe, père Cadédis, cette robe me fait peine, avec ses
+manches pendantes qui ont l'air de demander grâce; tenez, retranchez-moi
+quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer, et
+mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte à cette
+enfant. Eh bien! Eugène, continua-t-il, que dit à cela ta charité
+chrétienne?
+
+--Que tu as raison, répondit Eugène, de parler et d'agir comme tu fais,
+mais que je n'ai peut-être pas tort; j'en fais le pari, si tu veux.
+
+--Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du Jockey-Club.
+Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous
+sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis
+curieux de la voir.
+
+Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique.
+
+
+
+
+VII
+
+
+--Mademoiselle est allée à la messe, répondit la portière aux deux
+étudiants, lorsqu'ils furent arrivés chez mademoiselle Pinson.
+
+--À la messe! dit Eugène surpris.
+
+--À la messe! répéta Marcel. C'est impossible, elle n'est pas sortie.
+Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis.
+
+--Je vous assure, monsieur, répondit la portière, qu'elle est sortie
+pour aller à la messe, il y a environ trois quarts d'heure.
+
+--Et à quelle église est-elle allée?
+
+--À Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un matin.
+
+--Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble
+bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui.
+
+--La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez
+vous-même.
+
+Mademoiselle Pinson, sortant de l'église, revenait chez elle, en effet.
+Marcel ne l'eut pas plus tôt aperçue, qu'il courut à elle, impatient de
+voir de près sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon
+d'indienne foncée, à demi caché sous un rideau de serge verte dont elle
+s'était fait, tant bien que mal, un châle. De cet accoutrement
+singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, à cause de sa
+couleur sombre, sortaient sa tête gracieuse coiffée de son bonnet blanc,
+et ses petits pieds chaussés de brodequins. Elle s'était enveloppée dans
+son rideau avec tant d'art et de précaution, qu'il ressemblait vraiment
+à un vieux châle et qu'on ne voyait presque pas la bordure. En un mot,
+elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de prouver,
+une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie.
+
+--Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en écartant un
+peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serrée dans son
+corset. C'est un déshabillé du matin que Palmyre vient de m'apporter.
+
+--Vous êtes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais cru qu'on
+pût avoir si bonne mine avec le châle d'une fenêtre.
+
+--En vérité? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant l'air un peu
+paquet.
+
+--Paquet de roses, répondit Marcel. J'ai presque regret maintenant de
+vous avoir rapporté votre robe.
+
+--Ma robe? Où l'avez-vous trouvée?
+
+--Où elle était, apparemment.
+
+--Et vous l'avez tirée de l'esclavage?
+
+--Eh, mon Dieu! oui, j'ai payé sa rançon. M'en voulez-vous de cette
+audace?
+
+--Non pas! à charge de revanche. Je suis bien aise de revoir ma robe;
+car, à vous dire vrai, voilà déjà longtemps que nous vivons toutes les
+deux ensemble, et je m'y suis attachée insensiblement.
+
+En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq étages
+qui conduisaient à sa chambrette, où les deux amis entrèrent avec elle.
+
+--Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe qu'à une
+condition.
+
+--Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en
+veux pas.
+
+--J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez
+franchement pourquoi cette robe était en gage.
+
+--Laissez-moi donc d'abord la remettre, répondit mademoiselle Pinson; je
+vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous préviens que, si vous ne
+voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la gouttière, il
+faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face
+comme Agamemnon.
+
+--Qu'à cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus honnêtes qu'on ne
+pense, et je ne hasarderai pas même un œil.
+
+--Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance,
+mais la sagesse des nations nous dit que deux précautions valent mieux
+qu'une.
+
+En même temps elle se débarrassa de son rideau, et l'étendit
+délicatement sur la tête des deux amis, de manière à les rendre
+complètement aveugles.
+
+--Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant.
+
+--Prenez garde à vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau, je ne
+réponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre parole, par
+conséquent elle est dégagée.
+
+--Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma
+taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre.
+Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un
+plaisir à me sentir dedans!
+
+--Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez sincère,
+nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne comme
+vous, sage, rangée, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher ainsi,
+d'un seul coup, toute sa garde-robe à un clou?
+
+-Pourquoi?... pourquoi?... répondit mademoiselle Pinson, paraissant
+hésiter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras, et leur
+dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez.
+
+Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de l'Éperon.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Marcel avait gagné son pari. Les quatre francs et le morceau de galette
+de mademoiselle Pinson étaient sur la table de Rougette, avec les débris
+du poulet d'Eugène.
+
+La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le lit;
+et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu,
+elle fit dire à ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait de
+l'excuser, et qu'elle n'était pas en état de les recevoir.
+
+--Que je la reconnais bien là, dit Marcel; elle mourrait sur la paille
+dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-à-vis de son pot
+à l'eau.
+
+Les deux amis, bien qu'à regret, furent donc obligés de s'en retourner
+chez eux comme ils étaient venus, non sans rire entre eux de cette
+fierté et de cette discrétion si étrangement nichées dans une mansarde.
+
+Après avoir été à l'École de médecine suivre les leçons du jour, ils
+dînèrent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de promenade au
+boulevard Italien. Là, tout en fumant le cigare qu'il avait gagné le
+matin:
+
+--Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas forcé de convenir que j'ai
+raison d'aimer, au fond, et même d'estimer ces pauvres créatures?
+Considérons sainement les choses sous un point de vue philosophique.
+Cette petite Mimi, que tu as tant calomniée, ne fait-elle pas, en se
+dépouillant de sa robe, une œuvre plus louable, plus méritoire, j'ose
+même dire plus chrétienne, que le bon roi Robert en laissant un pauvre
+couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait
+évidemment quantité de manteaux; d'un autre côté, il était à table, dit
+l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se traînant à
+quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de
+son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne monarque,
+il est vrai, pardonna généreusement au coupeur de franges; mais
+peut-être avait-il bien dîné. Vois quelle distance entre lui et Mimi!
+Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assurément était à
+jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait emporté de
+chez moi était destiné par avance à composer son propre repas. Or, que
+fait-elle? Au lieu de déjeuner, elle va à la messe, et en ceci elle se
+montre encore au moins l'égale du roi Robert, qui était fort pieux, j'en
+conviens, mais qui perdait son temps à chanter au lutrin, pendant que
+les Normands faisaient le diable à quatre. Le roi Robert abandonne sa
+frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout
+entière au père Cadédis, action incomparable en ce que Mimi est femme,
+jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est
+nécessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, à son magasin,
+gagner le pain de sa journée. Non seulement donc elle se prive du
+morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met
+volontairement dans le cas de ne pas dîner. Observons en outre que le
+père Cadédis est fort éloigné d'être un mendiant, et de se traîner à
+quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renonçant à sa frange, ne
+fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coupée d'avance,
+et c'est à savoir si cette frange était coupée de travers ou non, et en
+état d'être recousue; tandis que Mimi, de son propre mouvement, bien
+loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-même de dessus son
+pauvre corps ce vêtement, plus précieux, plus utile que le clinquant de
+tous les passementiers de Paris. Elle sort vêtue d'un rideau; mais sois
+sûr qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que l'église. Elle se
+ferait plutôt couper un bras que de se laisser voir ainsi fagotée au
+Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer à Dieu, parce
+qu'il est l'heure où elle prie tous les jours. Crois-moi, Eugène, dans
+ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue
+de Tournon et la rue du Petit-Lion, où elle connaît tout le monde, il y
+a plus de courage, d'humilité et de religion véritable que dans toutes
+les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis
+le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra inconnue
+dans son cinquième étage, entre un pot de fleurs et un ourlet.
+
+--Tant mieux pour elle, dit Eugène.
+
+--Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer à comparer, je
+pourrais te faire un parallèle entre Mucius Scævola et Rougette.
+Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile à un Romain du temps de
+Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un réchaud
+allumé, qu'à une grisette contemporaine de rester vingt-quatre heures
+sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont crié, mais examine par quels
+motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en présence d'un roi étrusque
+qu'il a voulu assassiner; il a manqué son coup d'une manière pitoyable,
+il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade. Pour
+qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un tison
+(car rien ne prouve que le brasier fût bien chaud, ni que le poing soit
+tombé en cendres). Là-dessus, le digne Porsenna, stupéfait de sa
+fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est à parier que
+ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que
+Scævola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa tête.
+Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus
+lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est
+seule au fond d'un grenier, et elle n'a là pour l'admirer ni Porsenna,
+c'est-à-dire le baron, ni les Romains, c'est-à-dire les voisins, ni les
+Étrusques, c'est-à-dire ses créanciers, ni même le brasier, car son
+poêle est éteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se plaindre? Par
+vanité d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le même cas; par
+grandeur d'âme ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste muette
+derrière son verrou, c'est précisément pour que ses amis ne sachent pas
+qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas pitié de son courage, pour que sa
+camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute dévouée, ne soit pas
+obligée, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa galette.
+Mucius, à la place de Rougette, eût fait semblant de mourir en silence
+mais c'eût été dans un carrefour ou à la porte de Flicoteaux. Son
+taciturne et sublime orgueil eût été une manière délicate de demander à
+l'assistance un verre de vin et un croûton. Rougette, il est vrai, a
+demandé un louis au baron, que je persiste à comparer à Porsenna. Mais
+ne vois-tu pas que le baron doit évidemment être redevable à Rougette de
+quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins
+clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarqué, il se peut
+que le baron soit à la campagne, et dès lors Rougette est perdue. Et ne
+crois pas pouvoir me répondre ici par cette vaine objection qu'on oppose
+à toutes les belles actions des femmes, à savoir qu'elles ne savent ce
+qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les
+gouttières. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de près au
+pont d'Iéna, car elle s'est déjà jetée à l'eau une fois, et je lui ai
+demandé si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle n'avait
+rien senti, excepté au moment où on l'avait repêchée, parce que les
+bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, à ce
+qu'elle disait, _raclé_ la tête sur le bord du bateau.
+
+--Assez! dit Eugène, fais-moi grâce de tes affreuses plaisanteries.
+Réponds-moi sérieusement: crois-tu que de si horribles épreuves, tant de
+fois répétées, toujours menaçantes, puissent enfin porter quelque fruit?
+Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans appui, sans conseil,
+ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'expérience? Y a-t-il un
+démon, attaché à elles, qui les voue à tout jamais au malheur et à la
+folie, ou, malgré tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au bien?
+En voilà une qui prie Dieu, dis-tu? elle va à l'église, elle remplit ses
+devoirs, elle vit honnêtement de son travail; ses compagnes paraissent
+l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas
+vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. En voilà une autre qui passe
+sans cesse de l'étourderie à la misère, de la prodigalité aux horreurs
+de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les leçons cruelles
+qu'elle reçoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite réglée,
+un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des êtres raisonnables?
+S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre à nous. Allons de ce
+pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien
+souffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me décourage pas,
+laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de
+leur parler un langage sincère; je ne veux leur faire ni sermon ni
+reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur
+dire...
+
+En ce moment, les deux amis passaient devant le café Tortoni. La
+silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces près d'une
+fenêtre, se dessinait à la clarté des lustres. L'une d'elles agita son
+mouchoir, et l'autre partit d'un éclat de rire.
+
+--Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire
+d'aller si loin, car les voilà, Dieu me pardonne! Je reconnais Mimi à sa
+robe, et Rougette à son panache blanc, toujours sur le chemin de la
+friandise. Il paraît que monsieur le baron a bien fait les choses.
+
+--Et une pareille folie, dit Eugène, ne t'épouvante pas?
+
+--Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des
+grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a conté
+une histoire à souper, elle a engagé sa robe pour quatre francs, elle
+s'est fait un châle avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui donne
+ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas obligé à davantage.
+
+FIN DE MIMI PINSON.
+
+Ce _profil de grisette_, comme l'appelle l'auteur, a été composé pour le
+_Diable à Paris_, ouvrage publié par livraisons et orné de dessins par
+Gavarni.
+
+Ce conte est entièrement de pure invention.
+
+
+
+
+LA MOUCHE
+
+1853
+
+[Illustration: LA MOUCHE
+
+... immobile, debout derrière elle, le Chevalier observait la Marquise
+qui écrivait...]
+
+I
+
+
+En 1756, lorsque Louis XV, fatigué des querelles entre la magistrature
+et le grand conseil à propos de l'impôt des deux sous[6], prit le parti
+de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs
+offices. Seize de ces démissions furent acceptées, sur quoi il y eut
+autant d'exils.--Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour à l'un
+des présidents, pourriez-vous voir de sang-froid une poignée d'hommes
+résister à l'autorité d'un roi de France? N'en auriez-vous pas mauvaise
+opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le président, et vous
+verrez tout cela comme je le vois.
+
+Ce ne furent pas seulement les exilés qui portèrent la peine de leur
+mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le
+_décachetage_ amusait le roi. Pour se désennuyer de ses plaisirs, il se
+faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux à la
+poste. Bien entendu que, sous le prétexte de faire lui-même sa police
+secrète, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient ainsi
+sous les yeux; mais quiconque, de près ou de loin, tenait aux chefs des
+factions, était presque toujours perdu. On sait que Louis XV, avec
+toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle d'être
+inexorable.
+
+[Note 6: Deux sous pour livre du dixième du revenu. (_Note de
+l'auteur_.)]
+
+Un soir qu'il était devant le feu, les pieds sur le manteau de la
+cheminée, mélancolique à son ordinaire, la marquise, parcourant un
+paquet de lettres, haussait les épaules en riant. Le roi demanda ce
+qu'il y avait.
+
+-C'est que je trouve là, répondit-elle, une lettre qui n'a pas le sens
+commun, mais c'est une chose touchante et qui fait pitié.
+
+-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi.
+
+-Point de nom: c'est une lettre d'amour.
+
+-Et qu'y a-t-il dessus?
+
+-Voilà le plaisant. C'est qu'elle est adressée à mademoiselle
+d'Annebault, la nièce de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est
+apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourrée avec ces papiers.
+
+-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi.
+
+-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de Vauvert
+et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-là? Votre Majesté
+les connaît-elle?
+
+Le roi se piquait de savoir la France par cœur, c'est-à-dire la noblesse
+de France. L'étiquette de sa cour, qu'il avait étudiée, ne lui était pas
+plus familière que les blasons de son royaume: science assez courte, le
+reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanité, et la hiérarchie
+était, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son palais; il y
+voulait marcher en maître. Après avoir rêvé quelques instants, il fronça
+le sourcil comme frappé d'un mauvais souvenir, puis, faisant signe à la
+marquise de lire, il se rejeta dans sa bergère, en disant avec un
+sourire:
+
+--Va toujours, la fille est jolie.
+
+Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement railleur,
+commença à lire une longue lettre toute remplie de tirades amoureuses:
+
+«Voyez un peu, disait l'écrivain, comme les destins me persécutent! Tout
+semblait disposé à remplir mes vœux, et vous-même, ma tendre amie, ne
+m'aviez-vous pas fait espérer le bonheur? Il faut pourtant que j'y
+renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas un
+excès de cruauté de m'avoir permis d'entrevoir les cieux, pour me
+précipiter dans l'abîme? Lorsqu'un infortuné est dévoué à la mort, se
+fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui
+doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je n'ai
+plus d'autre asile, d'autre espérance que le tombeau, car, dès
+l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer à votre main.
+Quand la fortune me souriait, tout mon espoir était que vous fussiez à
+moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y
+songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en
+mourant d'amour, je vous défends de m'aimer...»
+
+La marquise souriait à ces derniers mots.
+
+--Madame, dit le roi, voilà un honnête homme. Mais, qu'est-ce qui
+l'empêche d'épouser sa maîtresse?
+
+--Permettez, Sire, que je continue:
+
+«Cette injustice qui m'accable, me surprend de la part du meilleur des
+rois. Vous savez que mon père demandait pour moi une place de cornette
+ou d'enseigne aux gardes, et que cette place décidait de ma vie,
+puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir à vous. Le duc de Biron
+m'avait proposé; mais le roi m'a rejeté d'une façon dont le souvenir
+m'est bien amer, car si mon père a sa manière de voir (je veux que ce
+soit une faute), dois-je toutefois en être puni? Mon dévouement au roi
+est aussi véritable, aussi sincère que mon amour pour vous. On verrait
+clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'épée. Il est
+désespérant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit sans raison
+valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgrâce, c'est ce qui est
+opposé à la bonté bien connue de Sa Majesté...»
+
+--Oui-da, dit le roi, ceci m'intéresse.
+
+«Si vous saviez combien nous sommes tristes! Ah! mon amie, cette terre
+de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y promène seul
+tout le jour. J'ai défendu de ratisser; l'odieux jardinier est venu hier
+avec son manche à balai ferré. Il allait toucher le sable... La trace de
+vos pas, plus légère que le vent, n'était pourtant pas effacée. Le bout
+de vos petits pieds et vos grands talons blancs étaient encore marqués
+dans l'allée: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je suivais
+votre belle image, et ce charmant fantôme s'animait par instants, comme
+s'il se fût posé sur l'empreinte fugitive. C'est là, c'est en causant le
+long du parterre qu'il m'a été donné de vous connaître, de vous
+apprécier. Une éducation admirable dans l'esprit d'un ange, la dignité
+d'une reine avec la grâce des nymphes, des pensées dignes de Leibnitz
+avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les lèvres de Diane,
+tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce
+temps-là ces fleurs bien-aimées s'épanouissaient autour de nous. Je les
+ai respirées en vous écoutant: dans leur parfum vivait votre souvenir.
+Elles courbent à présent la tête; elles me montrent la mort...»
+
+--C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous
+cela?
+
+--Parce que Votre Majesté me l'a ordonné pour les beaux yeux de
+mademoiselle d'Annebault.
+
+--Cela est vrai, elle a de beaux yeux.
+
+«Et quand je rentre de ces promenades, je trouve mon père seul, dans le
+grand salon, accoudé auprès d'une chandelle, au milieu de ces dorures
+fanées qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec
+peine,... mon chagrin dérange le sien... Athénaïs! au fond de ce salon,
+près de la fenêtre, est le clavecin où voltigeaient vos doigts
+délicieux, qu'une seule fois ma bouche a touchés, pendant que la vôtre
+s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien que
+vos chants n'étaient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce Rameau, ce
+Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les aimez,
+ils sont dans votre mémoire; leur souffle a passé sur vos lèvres. Je
+m'assieds aussi à ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs qui
+vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et
+les écoute mourir, tandis que l'écho s'en perd sous cette voûte lugubre.
+Mon père se retourne et me voit désolé; qu'y peut-il faire? Un propos de
+ruelle, d'antichambre, a fermé nos grilles. Il me voit jeune, ardent,
+plein de vie, ne demandant qu'à être au monde; il est mon père et n'y
+peut rien...»
+
+--Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce garçon s'en allait en chasse, et
+qu'on lui tue son faucon sur le poing? À qui en a-t-il, par hasard?
+
+«Il est bien vrai, reprit la marquise, continuant la lecture d'un ton
+plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents
+éloignés de l'abbé Chauvelin...»
+
+--Voilà donc ce que c'est! dit Louis XV en bâillant. Encore quelque
+neveu des enquêtes et requêtes. Mon parlement abuse de ma bonté; il a
+vraiment trop de famille.
+
+--Mais si ce n'est qu'un parent éloigné!...
+
+--Bon, ce monde-là ne vaut rien du tout. Cet abbé Chauvelin est un
+janséniste; c'est un bon diable, mais c'est un démis. Jetez cette lettre
+au feu, et qu'on ne m'en parle plus.
+
+
+
+
+II
+
+
+Les derniers mots prononcés par le roi n'étaient pas tout à fait un
+arrêt de mort, mais c'était à peu près une défense de vivre. Que pouvait
+faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas
+entendre parler? Tâcher d'être commis, ou se faire philosophe, poète
+peut-être, mais sans dédicace, et le métier, en ce cas, ne valait rien.
+
+Telle n'était pas, à beaucoup près, la vocation du chevalier de Vauvert,
+qui venait d'écrire avec des larmes la lettre dont le roi se moquait.
+Pendant ce temps-là, seul, avec son père, au fond du vieux château de
+Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux.
+
+--Je veux aller à Versailles, disait-il.
+
+--Et qu'y ferez-vous?
+
+--Je n'en sais rien; mais que fais-je ici.
+
+--Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas être
+fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune façon. Mais
+oubliez-vous que votre mère est morte?
+
+--Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que vous
+m'avez donnée. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais plus
+rester dans ces lieux.
+
+--D'où vient cela?
+
+--D'un amour extrême. J'aime éperdûment mademoiselle d'Annebault.
+
+--Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Molière qui fasse des
+mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgrâce?
+
+--Eh! monsieur, votre disgrâce, me serait-il permis, sans m'écarter du
+plus profond respect, de vous demander ce qui l'a causée? Nous ne sommes
+pas du parlement. Nous payons l'impôt, nous ne le faisons pas. Si le
+parlement lésine sur les deniers du roi, c'est son affaire et non la
+nôtre. Pourquoi M. l'abbé Chauvelin nous entraîne-t-il dans sa ruine?
+
+--M. l'abbé Chauvelin agit en honnête homme. Il refuse d'approuver le
+dixième, parce qu'il est révolté des dilapidations de la cour. Rien de
+pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Châteauroux. Elle était
+belle, au moins, celle-là, et elle ne coûtait rien, pas même ce qu'elle
+donnait si généreusement. Elle était maîtresse et souveraine, et elle se
+disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot
+lorsqu'il lui retirerait ses bonnes grâces. Mais cette Étioles, cette Le
+Normand, cette Poisson insatiable!
+
+--Et qu'importe?
+
+--Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous seulement
+que, à présent, tandis que le roi nous gruge, la fortune de sa grisette
+est incalculable? Elle s'était fait donner au début cent quatre-vingt
+mille livres de rente; mais ce n'était qu'une bagatelle, cela ne compte
+plus maintenant; on ne saurait se faire une idée des sommes effrayantes
+que le roi lui jette à la tête; il ne se passe pas trois mois de l'année
+où elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent mille
+livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du
+trésorier des écuries; avec les logements qu'elle a dans toutes les
+maisons royales, elle achète la Selle, Cressy, Aulnay, Brinborion,
+Marigny, Saint-Rémi, Bellevue, et tant d'autres terres, des hôtels à
+Paris, à Fontainebleau, à Versailles, à Compiègne, sans compter une
+fortune secrète placée en tous pays dans toutes les banques d'Europe, en
+cas de disgrâce probablement, ou de la mort du souverain. Et qui paye
+tout cela, s'il vous plaît?
+
+--Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi.
+
+--C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple qui
+sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de Pigalle.
+Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux
+impôts. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre dernier écu
+était prêt; nous ne songions pas à marchander. Le roi victorieux a pu
+voir clairement qu'il était aimé par tout le royaume, plus clairement
+encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute
+faction, toute rancune; la France entière se mit à genoux devant le lit
+du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses soldats
+ou ses médecins, nous ne voulons plus payer ses maîtresses, et nous
+avons autre chose à faire que d'entretenir madame de Pompadour.
+
+--Je ne la défends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni tort ni
+raison; je ne l'ai jamais vue.
+
+--Sans doute; et vous ne seriez pas fâché de la voir, n'est-il pas vrai,
+pour avoir là-dessus quelque opinion? Car, à votre âge, la tête juge par
+les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-là vous sera
+refusé.
+
+--Pourquoi, monsieur?
+
+--Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi
+invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans
+son sérail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez. Que
+voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un
+aventurier?
+
+--Non pas, mais comme un amoureux. Je ne prétends point solliciter,
+monsieur, mais réclamer contre une injustice. J'avais une espérance
+fondée, presque une promesse de M. de Biron; j'étais à la veille de
+posséder ce que j'aime, et cet amour n'est point déraisonnable; vous ne
+l'avez pas désapprouvé. Souffrez donc que je tente de plaider ma cause.
+Aurai-je affaire au roi ou à madame de Pompadour, je l'ignore, mais je
+veux partir.
+
+--Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y
+présenter!
+
+--Eh! j'y serai peut-être reçu plus aisément par cette raison que j'y
+suis inconnu.
+
+--Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le vôtre!...
+Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez être inconnu.
+
+--Eh bien donc! le roi m'écoutera.
+
+--Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous rêvez Versailles, et
+vous croirez y être quand votre postillon s'arrêtera... Supposons que
+vous parveniez jusqu'à l'antichambre, à la galerie, à l'Oeil-de-Bœuf:
+vous ne verrez entre Sa Majesté et vous que le battant d'une porte: il y
+aura un abîme. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais, des
+protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de
+Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture
+pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par
+un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le
+silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous répondre,
+il vous dévisage en passant et vous anéantit? Après la Grève et la
+Bastille, c'est un certain degré de supplice qui, moins cruel en
+apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le condamné, il
+est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer à s'approcher ni
+d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni d'une
+caserne. Devant lui tout se ferme ou se détourne, et il se promène
+ainsi au hasard dans une prison invisible.
+
+--Je m'y remuerai tant que j'en sortirai.
+
+--Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meynières n'était pas plus
+coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus
+légitimes espérances. Son père, le plus dévoué sujet de Sa Majesté, le
+plus honnête homme du royaume, repoussé par le roi, est allé, avec ses
+cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette.
+Savez-vous ce qu'elle a répondu? Voici ses propres paroles, que M. de
+Meynières m'envoie dans une lettre: «Le roi est le maître; il ne juge
+pas à propos de vous marquer son mécontentement personnellement; il se
+contente de vous le faire éprouver en privant monsieur votre fils d'un
+état; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et il n'en
+veut pas; il faut respecter ses volontés. Je vous plains cependant,
+j'entre dans vos peines, j'ai été mère; je sais ce qu'il doit vous en
+coûter pour laisser votre fils sans état.» Voilà le style de cette
+créature, et vous voulez vous mettre à ses pieds!
+
+--On dit qu'ils sont charmants, monsieur.
+
+--Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le
+sait. Il cède, il plie devant cette femme. Pour maintenir son étrange
+pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa tête de bois.
+
+--On prétend qu'elle a tant d'esprit!
+
+--Et point de cœur; le beau mérite!
+
+--Point de cœur! elle qui sait si bien déclamer les vers de Voltaire,
+chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est
+impossible, je ne le croirai jamais.
+
+--Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne pas,
+mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup
+cette demoiselle d'Annebault?
+
+--Plus que ma vie.
+
+--Allez, monsieur.
+
+
+
+
+III
+
+
+On a dit que les voyages font tort à l'amour, parce qu'ils donnent des
+distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils laissent
+le temps d'y rêver. Le chevalier était trop jeune pour faire de si
+savantes distinctions. Las de la voiture, à moitié chemin, il avait pris
+un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir à
+l'auberge du Soleil, enseigne passée de mode, du temps de Louis XIV.
+
+Il y avait à Versailles un vieux prêtre qui avait été curé près de
+Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce curé, simple et
+pauvre, avait un neveu à bénéfices, abbé de cour, qui pouvait être
+utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme d'importance,
+plongé dans son rabat, reçut fort bien le nouveau venu et ne dédaigna
+pas d'écouter sa requête.
+
+--Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir opéra à la
+cour, une espèce de fête, de je ne sais quoi. Je n'y vais pas, parce que
+je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici justement
+un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demandé pour quelqu'un,
+je ne sais plus qui. Allez là. Vous n'êtes pas encore présenté, il est
+vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas nécessaire. Tâchez de vous
+trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre
+fortune est faite.
+
+Le chevalier remercia l'abbé, et, fatigué d'une nuit mal dormie et d'une
+journée à cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une de ces
+toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu
+expérimentée l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit de poudre son
+habit pailleté. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait vingt ans.
+
+La nuit tombait lorsqu'il arriva au château. Il s'avança timidement vers
+la grille et demanda son chemin à la sentinelle. On lui montra le grand
+escalier. Là, il apprit du suisse que l'opéra venait de commencer, et
+que le roi, c'est-à-dire tout le monde, était dans la salle[7].
+
+[Note 7: Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par
+Louis XV, ou plutôt par madame de Pompadour, mais terminée seulement en
+1769 et inaugurée en 1770, pour le mariage du duc de Berri (Louis XVI)
+avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de théâtre mobile qu'on
+transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de
+Louis XIV. (Note de l'auteur.)]
+
+--Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse (à
+tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un
+instant. S'il aime mieux passer par les appartements....
+
+Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosité lui fit
+répondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis, comme un
+laquais se disposait à le suivre pour le guider, un mouvement de vanité
+lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'être accompagné. Il s'avança
+seul donc, non sans quelque émotion.
+
+Versailles resplendissait de lumière. Du rez-de-chaussée jusqu'au faîte,
+les lustres, les girandoles, les meubles dorés, les marbres
+étincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux battants
+étaient ouverts partout. À mesure que le chevalier marchait, il était
+frappé d'un étonnement et d'une admiration difficiles à imaginer; car ce
+qui rendait tout à fait merveilleux le spectacle qui s'offrait à lui, ce
+n'était pas seulement la beauté, l'éclat de ce spectacle même, c'était
+la complète solitude où il se trouvait dans cette sorte de désert
+enchanté.
+
+À se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce soit dans un
+temple, un cloître ou un château, il y a quelque chose de bizarre, et,
+pour ainsi dire, de mystérieux. Le monument semble peser sur l'homme:
+les murs le regardent; les échos l'écoutent; le bruit de ses pas trouble
+un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et n'ose
+marcher qu'avec respect.
+
+Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bientôt la curiosité prit le dessus
+et l'entraîna. Les candélabres de la galerie des Glaces, en se mirant,
+se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de
+nymphes et de bergères se jouaient alors sur les lambris, voltigeaient
+aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais
+tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours semé
+d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur
+majestueuse du grand roi; là des ottomanes chiffonnées, des pliants en
+désordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons toujours
+vides, où la magnificence éclatait d'autant mieux qu'elle semblait plus
+inutile; de temps en temps des portes secrètes s'ouvrant sur des
+corridors à perte de vue; mille escaliers, mille passages se croisant
+comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des
+géants; des boudoirs enchevêtrés comme des cachettes d'enfants; une
+énorme toile de Vanloo près d'une cheminée de porphyre; une boîte à
+mouches oubliée à côté d'un magot de la Chine; tantôt une grandeur
+écrasante, tantôt une grâce efféminée; et partout, au milieu du luxe, de
+la prodigalité et de la mollesse, mille odeurs enivrantes, étranges et
+diverses, les parfums mêlés des fleurs et des femmes, une tiédeur
+énervante, l'air de la volupté.
+
+Être en pareil lieu à vingt ans, au milieu de ces merveilles, et s'y
+trouver seul, il y avait à coup sûr de quoi être ébloui. Le chevalier
+avançait au hasard, comme dans un rêve.
+
+--Vrai palais de fées, murmurait-il; et, en effet, il lui semblait voir
+se réaliser pour lui un de ces contes où les princes égarés découvrent
+des châteaux magiques.
+
+Était-ce bien des créatures mortelles qui habitaient ce séjour sans
+pareil? Était-ce des femmes véritables qui venaient de s'asseoir dans
+ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laissé à ces
+coussins cette empreinte légère, pleine encore d'indolence? Qui sait?
+derrière ces rideaux épais, au fond de quelque immense et brillante
+galerie, peut-être allait-il apparaître une princesse endormie depuis
+cent ans, une fée en paniers, une Armide en paillettes, ou quelque
+hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un
+lambris doré!
+
+Étourdi, malgré lui, par toutes ces chimères, le chevalier, pour mieux
+rêver, s'était jeté sur un sofa, et il s'y serait peut-être oublié
+longtemps, s'il ne s'était souvenu qu'il était amoureux. Que faisait,
+pendant ce temps-là, mademoiselle d'Annebault, sa bien-aimée, restée,
+elle, dans un vieux château?
+
+--Athénaïs! s'écria-t-il tout à coup, que fais-je ici à perdre mon
+temps? Ma raison est-elle égarée? Où suis-je donc, grand Dieu! et que se
+passe-t-il en moi?
+
+Il se leva et continua son chemin à travers ce pays nouveau, et il s'y
+perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant à voix basse,
+lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avança vers eux et leur
+demanda sa route pour aller à la comédie.
+
+--Si monsieur le marquis, lui répondit-on (toujours d'après la même
+formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et de
+suivre la galerie à droite, il trouvera au bout trois marches à monter;
+il tournera alors à gauche, et quand il aura traversé le salon de Diane,
+celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra
+encore six marches; puis, en laissant à droite la salle des gardes,
+comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de
+rencontrer là d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin.
+
+--Bien obligé, dit le chevalier, et, avec de si bons renseignements, ce
+sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas.
+
+Il se remit en marche avec courage, s'arrêtant toujours malgré lui pour
+regarder de côté et d'autre, puis se rappelant de nouveau ses amours;
+enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait
+annoncé, il trouva de nouveaux laquais.
+
+--Monsieur le marquis s'est trompé, lui dirent ceux-ci, c'est par
+l'autre aile du château qu'il aurait fallu prendre; mais rien n'est plus
+facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'à descendre cet escalier,
+puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'Été, celui de...
+
+--Je vous remercie, dit le chevalier.
+
+Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens
+comme un badaud. Je me déshonore en pure perte, et quand, par
+impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, à quoi me sert leur
+nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne
+connais pas un?
+
+Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se
+pourrait.--Car, après tout, se disait-il, ce palais est fort beau, il
+est très grand, mais il n'est pas sans bornes, et, fût-il long comme
+trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin.
+
+Mais il n'est pas facile, à Versailles, d'aller longtemps droit devant
+soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une garenne
+déplut peut-être aux nymphes de l'endroit, car elles recommencèrent de
+plus belle à égarer le pauvre amoureux, et, sans doute pour le punir,
+elles prirent plaisir à le faire tourner et retourner sur ses propres
+pas, le ramenant sans cesse à la même place, justement comme un
+campagnard fourvoyé dans une charmille; c'est ainsi qu'elles
+l'enveloppaient dans leur dédale de marbre et d'or.
+
+Dans les _Antiquités de Rome_, de Piranési, il y a une série de gravures
+que l'artiste appelle «ses rêves», et qui sont un souvenir de ses
+propres visions durant le délire d'une fièvre. Ces gravures représentent
+de vastes salles gothiques: sur le pavé sont toutes sortes d'engins et
+de machines, roues, câbles, poulies, leviers, catapultes, etc., etc.,
+expression d'énorme puissance mise en action et de résistance
+formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet
+escalier, grimpant, non sans peine, Piranési lui-même. Suivez les
+marches un peu plus haut, elles s'arrêtent tout à coup devant un abîme.
+Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranési, vous le croyez du moins au
+bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber;
+mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui s'élève en
+l'air, et, sur cet escalier encore, Piranési sur le bord d'un autre
+précipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus aérien
+se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranési continuant son
+ascension, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'éternel escalier et
+Piranési disparaissent ensemble dans les nues, c'est-à-dire dans le bord
+de la gravure.
+
+Cette fiévreuse allégorie représente assez exactement l'ennui d'une
+peine inutile, et l'espèce de vertige que donne l'impatience. Le
+chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en
+galerie, fut pris d'une sorte de colère.
+
+--Parbleu! dit-il, voilà qui est cruel. Après avoir été si charmé, si
+ravi, si enthousiasmé de me trouver seul dans ce maudit palais (ce
+n'était plus le palais des fées), je n'en pourrai donc pas sortir! Peste
+soit de la fatuité qui m'a inspiré cette idée d'entrer ici comme le
+prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au
+premier laquais venu de me conduire tout bonnement à la salle de
+spectacle!
+
+Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier était, comme
+Piranési, à la moitié d'un escalier, sur un palier, entre trois portes.
+Derrière celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si doux, si
+léger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put s'empêcher
+d'écouter. Au moment où il s'avançait, tremblant de prêter une oreille
+indiscrète, cette porte s'ouvrit à deux battants. Une bouffée d'air
+embaumée de mille parfums, un torrent de lumière à faire pâlir la
+galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de
+quelques pas.
+
+--Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait
+ouvert la porte.
+
+--Je voudrais aller à la comédie, répondit le chevalier.
+
+--Elle vient de finir à l'instant même.
+
+En même temps, de fort belles dames, délicatement plâtrées de blanc et
+de carmin, donnant, non pas le bras, ni même la main, mais le bout des
+doigts à de vieux et jeunes seigneurs, commençaient à sortir de la salle
+de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas gâter
+leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait à voix basse, avec une
+demi-gaieté, mêlée de crainte et de respect.
+
+--Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard
+l'avait conduit précisément au petit foyer.
+
+--Le roi va passer, répondit l'huissier.
+
+Il y a une sorte d'intrépidité qui ne doute de rien, elle n'est que trop
+facile: c'est le courage des gens mal élevés. Notre jeune provincial,
+bien qu'il fût raisonnablement brave, ne possédait pas cette faculté. À
+ces seuls mots: «Le roi va passer,» il resta immobile et presque
+effrayé.
+
+Le roi Louis XV, qui faisait à cheval, à la chasse, une douzaine de
+lieues sans y prendre garde, était, comme l'on sait, souverainement
+nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'être le premier
+gentilhomme de France; et ses maîtresses lui disaient, non sans cause,
+qu'il en était le mieux fait et le plus beau. C'était une chose
+considérable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner marcher en
+personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras posé ou plutôt
+étendu sur l'épaule de M. d'Argenson, pendant que son talon rouge
+glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse à la mode), toutes
+les chuchoteries cessèrent; les courtisans baissaient la tête, n'osant
+pas saluer tout à fait, et les belles dames, se repliant doucement sur
+leurs jarretières couleur de feu, au fond de leurs immenses falbalas,
+hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'mères appelaient une
+révérence, et que notre siècle a remplacé par le brutal «shakehand» des
+Anglais.
+
+Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui
+plaisait. Alfiéri était peut-être là, qui raconte ainsi sa présentation
+à Versailles, dans ses Mémoires:
+
+«Je savais que le roi ne parlait jamais aux étrangers qui n'étaient pas
+marquants; je ne pus cependant me faire à l'impassible et sourcilleux
+maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui présentait de la tête
+aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me
+semble cependant que, si l'on disait à un géant: _Voici une fourmi que
+je vous présente_, en la regardant il sourirait, ou dirait peut-être:
+Ah! le petit animal!»
+
+Le taciturne monarque passa donc à travers ces fleurs, ces belles
+dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule.
+Il ne fallut pas au chevalier de longues réflexions pour comprendre
+qu'il n'avait rien à espérer du roi, et que le récit de ses amours
+n'obtiendrait là aucun succès.
+
+--Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon père n'avait que trop raison
+lorsqu'il me disait qu'à deux pas du roi je verrais un abîme entre lui
+et moi. Quand bien même je me hasarderais à demander une audience, qui
+me protégera? qui me présentera? Le voilà, ce maître absolu qui peut
+d'un mot changer ma destinée, assurer ma fortune, combler tous mes
+souhaits. Il est là, devant moi; en étendant la main, je pourrais
+toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si j'étais
+encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder?
+Qui viendra donc à mon secours?
+
+Pendant que le chevalier se désolait ainsi, il vit entrer une jeune dame
+assez jolie, d'un air plein de grâce et de finesse; elle était vêtue
+fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec
+une rose sur l'oreille. Elle donnait la main à un seigneur _tout à
+l'ambre_, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas derrière son
+éventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en gesticulant,
+cet éventail vint à lui échapper et à tomber sous un fauteuil,
+précisément devant le chevalier. Il se précipita aussitôt pour le
+ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune
+dame lui parut si charmante, qu'il lui présenta l'éventail sans se
+relever. Elle s'arrêta, sourit et passa, remerciant d'un léger signe de
+tête; mais, au regard qu'elle avait jeté sur le chevalier, il sentit
+battre son cœur sans savoir pourquoi.--Il avait raison.--Cette jeune
+dame était la petite d'Étioles, comme l'appelaient encore les
+mécontents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient «la
+Marquise» comme on dit «la Reine».
+
+
+
+
+IV
+
+
+--Celle-là me protégera, celle-là viendra à mon secours! Ah! que l'abbé
+avait raison de me dire qu'un regard déciderait de ma vie! Oui, ces yeux
+si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et délicieuse, ce
+petit pied noyé dans un pompon... Voilà ma bonne fée!
+
+Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant à son auberge.
+D'où lui venait cette espérance subite? Sa jeunesse seule parlait-elle,
+ou les yeux de la marquise avaient-ils parlé?
+
+Mais la difficulté restait toujours la même. S'il ne songeait plus
+maintenant à être présenté au roi, qui le présenterait à la marquise?
+
+Il passa une grande partie de la nuit à écrire à mademoiselle
+d'Annebault une lettre à peu près pareille à celle qu'avait lue madame
+de Pompadour.
+
+Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a que
+les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en répétant toujours la
+même chose.
+
+Dès le matin le chevalier sortit et se mit à marcher, en rêvant dans les
+rues. Il ne lui vint pas à l'esprit d'avoir encore recours à l'abbé
+protecteur, et il ne serait pas aisé de dire la raison qui l'en
+empêchait. C'était comme un mélange de crainte et d'audace, de fausse
+honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait répondu l'abbé,
+s'il lui avait conté son histoire de la veille?--Vous vous êtes trouvé à
+propos pour ramasser un éventail; avez-vous su en profiter? Qu'avez-vous
+dit à la marquise?--Rien.--Vous auriez dû lui parler.--J'étais troublé,
+j'avais perdu la tête.--Cela est un tort; il faut savoir saisir
+l'occasion; mais cela peut se réparer. Voulez-vous que je vous présente
+à monsieur un tel? il est de mes amis; à madame une telle? elle est
+mieux encore. Nous tâcherons de vous faire parvenir jusqu'à cette
+marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc.
+
+Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait qu'en
+racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire, gâtée et déflorée.
+Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inouïe,
+incroyable, et que ce devait être un secret entre lui et la fortune;
+confier ce secret au premier venu, c'était, à son avis, en ôter tout le
+prix et s'en montrer indigne.--Je suis allé seul hier au château de
+Versailles, pensait-il; j'irai bien seul à Trianon (c'était en ce moment
+le séjour de la favorite).
+
+Une telle façon de penser peut et doit même paraître extravagante aux
+esprits calculateurs, qui ne négligent rien et laissent le moins
+possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont été jeunes
+(tout le monde ne l'est pas, même au temps de la jeunesse), ont pu
+connaître ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et séduisant,
+qui nous entraîne vers la destinée: on se sent aveugle, et on veut
+l'être; on ne sait où l'on va, et l'on marche. Le charme est dans cette
+insouciance et dans cette ignorance même; c'est le plaisir de l'artiste
+qui rêve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fenêtres de sa
+maîtresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui du
+joueur.
+
+Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de
+Trianon. Sans être fort paré, comme on disait alors, il ne manquait ni
+d'élégance, ni de cette façon d'être qui fait qu'un laquais, vous
+rencontrant en route, ne vous demande pas où vous allez. Il ne lui fut
+donc pas difficile, grâce à quelques indications prises à son auberge,
+d'arriver jusqu'à la grille du château, si l'on peut appeler ainsi cette
+bonbonnière de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et d'ennuis.
+Malheureusement, la grille était fermée, et un gros suisse, vêtu d'une
+simple houppelande, se promenait, les mains derrière le dos, dans
+l'avenue intérieure, comme quelqu'un qui n'attend personne.
+
+--Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas.
+Évidemment, quand les portes sont closes et que les valets se promènent,
+les maîtres sont enfermés ou sortis.
+
+Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance et
+de courage, autant il éprouvait tout à coup de trouble et de
+désappointement. Cette seule pensée: «Le roi est ici!» l'effrayait plus
+que n'avaient fait la veille ces trois mots: «Le roi va passer!» car ce
+n'était alors que de l'imprévu, et maintenant il connaissait ce froid
+regard, cette majesté impassible.
+
+--Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en étourdi, de
+pénétrer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face à face devant ce
+monarque superbe, prenant son café au bord d'un ruisseau?
+
+Aussitôt se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette
+désobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il avait
+gardée de cette marquise passant en souriant, il vit des donjons, des
+cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de
+Latude. Peu à peu venait la réflexion, et peu à peu s'envolait
+l'espérance.
+
+--Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi non
+plus. Je réclame contre une injustice; je n'ai jamais chansonné
+personne. On m'a si bien reçu hier à Versailles, et les laquais ont été
+si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres
+qui répareront celle-là.
+
+Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle n'était pas tout
+à fait fermée. Il l'ouvrit et entra résolument. Le suisse se retourna
+d'un air ennuyé.
+
+--Que demandez-vous? où allez-vous?
+
+--Je vais chez madame de Pompadour.
+
+--Avez-vous une audience?
+
+--Oui.
+
+--Où est votre lettre?
+
+Ce n'était plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il n'y avait
+plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et
+s'aperçut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin étaient
+couverts de poussière. Il avait commis la faute de venir à pied dans un
+pays où l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, et le
+toisa, non de la tête aux pieds, mais des pieds à la tête. L'habit lui
+parut propre, mais le chapeau était un peu de travers et la coiffure
+dépoudrée:
+
+--Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous?
+
+--Je voudrais parler à madame de Pompadour.
+
+--Vraiment! et vous croyez que ça se fait comme ça?
+
+--Je n'en sais rien. Le roi est-il ici?
+
+--Peut-être. Sortez, et laissez-moi en repos.
+
+Le chevalier ne voulait pas se mettre en colère; mais, malgré lui, cette
+insolence le fit pâlir.
+
+--J'ai dit quelquefois à un laquais de sortir, répondit-il, mais un
+laquais ne me l'a jamais dit.
+
+--Laquais! moi? un laquais! s'écria le suisse furieux.
+
+--Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et
+très peu m'importe.
+
+Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crispés et le visage
+en feu. Le chevalier, rendu à lui-même par l'apparence d'une menace,
+souleva légèrement la poignée de son épée.
+
+--Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en coûte trente-six
+livres pour envoyer en terre un rustre comme vous.
+
+--Si vous êtes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi; je ne
+fais que mon devoir, et ne croyez pas...
+
+En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de
+Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'écho. Le chevalier
+laissa son épée retomber dans le fourreau, et, ne songeant plus à la
+querelle commencée:
+
+--Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne me
+le disiez-vous tout de suite?
+
+--Cela ne me regarde pas, ni vous non plus.
+
+--Écoutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas là, je n'ai pas de lettre,
+je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer.
+
+Il tira de sa poche quelques pièces d'or. Le suisse le toisa de nouveau
+avec un souverain mépris.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il dédaigneusement. Cherche-t-on ainsi
+à s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire sortir,
+prenez garde que je ne vous y enferme.
+
+--Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa colère et
+reprenant son épée.
+
+--Oui, moi, répéta le gros homme.
+
+Mais, pendant cette conversation, où l'historien regrette d'avoir
+compromis son héros, d'épais nuages avaient obscurci le ciel; un orage
+se préparait. Un éclair rapide brilla, suivi d'un violent coup de
+tonnerre, et la pluie commençait à tomber lourdement. Le chevalier, qui
+tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux,
+grande comme un petit écu.
+
+--Peste! dit-il, mettons-nous à l'abri. Il ne s'agit pas de se laisser
+mouiller.
+
+Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerbère, ou, si l'on veut, la
+maison du concierge; puis là, se jetant sans façon dans le grand
+fauteuil du concierge même:
+
+--Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous me
+prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma
+poche un placet pour Sa Majesté! Je suis de province, mais vous n'êtes
+qu'un sot.
+
+Le suisse, pour toute réponse, alla dans un coin prendre sa hallebarde,
+et resta ainsi debout, l'arme au poing.
+
+--Quand partirez-vous? s'écria-t-il d'une voix de Stentor.
+
+La querelle, tour à tour oubliée et reprise, semblait cette fois devenir
+tout à fait sérieuse, et déjà les deux grosses mains du suisse
+tremblaient étrangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je ne sais,
+lorsque, tournant tout à coup la tête: Ah! dit le chevalier, qui vient
+là?
+
+Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce
+temps-là les jambes maigres n'étaient pas à la mode), accourait à toute
+bride et au triple galop. Le chemin était trempé par la pluie; la grille
+n'était qu'entr'ouverte. Il y eut une hésitation; le suisse s'avança et
+ouvrit la grille. Le page donna de l'éperon; le cheval, arrêté un
+instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la terre
+humide et tomba.
+
+Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un cheval
+tombé à terre. Il n'y a cravache qui tienne. La gesticulation des jambes
+de la bête, qui fait ce qu'elle peut, est extrêmement désagréable,
+surtout lorsque l'on a soi-même une jambe aussi prise sous la selle.
+
+Le chevalier, toutefois, vint à l'aide sans réfléchir à ces
+inconvénients, et il s'y prit si adroitement que bientôt le cheval fut
+redressé et le cavalier dégagé. Mais celui-ci était couvert de boue, et
+ne pouvait qu'à peine marcher en boitant. Transporté, tant bien que mal,
+dans la maison du suisse, et assis à son tour dans le grand fauteuil:
+
+--Monsieur, dit-il au chevalier, vous êtes gentilhomme, à coup sûr. Vous
+m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus
+grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce
+message est très pressé, comme vous le voyez, puisque mon cheval et moi,
+pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous
+comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe écloppée, je ne
+saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter
+moi-même. Voulez-vous y aller à ma place?
+
+En même temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe dorée
+d'arabesques, accompagnée du sceau royal.
+
+--Très volontiers, monsieur, répondit le chevalier, prenant l'enveloppe.
+Et, leste et léger comme une plume, il partit en courant sur la pointe
+du pied.
+
+
+
+
+V
+
+
+Quand le chevalier arriva au château, un suisse était encore devant le
+péristyle:
+
+--Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait plus
+les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers
+d'une demi-douzaine de laquais.
+
+Un grand huissier, planté au milieu du vestibule, voyant l'ordre et le
+sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courbé par le vent,
+puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin
+d'une boiserie.
+
+Une petite porte battante, masquée par une tapisserie, s'ouvrit aussitôt
+comme d'elle-même. L'homme osseux fit un signe obligeant: le chevalier
+entra et la tapisserie, qui s'était entr'ouverte, retomba mollement
+derrière lui.
+
+Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon, puis
+dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets,
+puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant.
+
+--Suis-je encore ici au château de Versailles? se demandait le
+chevalier. Allons-nous recommencer à jouer à cligne-musette?
+
+Trianon n'était, à cette époque, ni ce qu'il est maintenant, ni ce qu'il
+avait été. On a dit que madame de Maintenon avait fait de Versailles un
+oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon
+que _ce petit château de porcelaine_ était le boudoir de Madame de
+Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il paraît que Louis
+XV en mettait partout. Telle galerie où son aïeul se promenait
+majestueusement était alors bizarrement divisée en une infinité de
+compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait
+papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.--Trouvez-vous de
+bon goût mes petits appartements meublés? demanda-t-il un jour à la
+belle comtesse de Séran.--Non, dit-elle, je les voudrais bleus. Comme le
+bleu était la couleur du roi, cette réponse le flatta. Au second
+rendez-vous, madame de Séran trouva le salon meublé en bleu, comme elle
+l'avait désiré.
+
+Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul, n'était
+ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une
+jolie femme qui a une jolie taille gagne à laisser ainsi son image se
+répéter sous mille aspects. Elle éblouit, elle enveloppe, pour ainsi
+dire, celui à qui elle veut plaire. De quelque côté qu'il regarde, il la
+voit; comment l'éviter? Il ne lui reste plus qu'à s'enfuir, ou à
+s'avouer subjugué.
+
+Le chevalier regardait aussi le jardin. Là, derrière les charmilles et
+les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commençait à
+poindre le goût pastoral, que la marquise allait mettre à la mode, et
+que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient
+pousser à un si haut degré de perfection. Déjà apparaissaient les
+fantaisies champêtres où se réfugiait le caprice blasé. Déjà les tritons
+boursouflés, les graves déesses et les nymphes savantes, les bustes à
+grandes perruques, glacés d'horreur dans leurs niches de verdure,
+voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs étonnés.
+Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient
+bientôt détrôner l'Olympe pour le remplacer par une laiterie, étrange
+parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai
+jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un maître indolent, qui ne
+savait comment se désennuyer de Versailles dans Versailles même.
+
+Mais le chevalier était trop charmé, trop ravi de se trouver là pour
+qu'une réflexion critique pût se présenter à son esprit. Il était, au
+contraire, prêt à tout admirer, et il admirait en effet, tournant sa
+missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau,
+lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement:
+
+--Venez, monsieur.
+
+Il la suivit, et après avoir passé de nouveau par plusieurs corridors
+plus ou moins mystérieux, elle le fit entrer dans une grande chambre où
+les volets étaient à demi fermés. Là, elle s'arrêta et parut écouter.
+
+--Toujours cligne-musette, se disait le chevalier.
+
+Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore, et
+une autre fille de chambre qui semblait devoir être aussi jolie que la
+première, répéta du même ton les mêmes paroles:
+
+--Venez, monsieur.
+
+S'il avait été ému à Versailles, il l'était maintenant bien autrement,
+car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la
+divinité. Il s'avança le cœur palpitant; une douce lumière, faiblement
+voilée par de légers rideaux de gaze, succéda à l'obscurité; un parfum
+délicieux, presque imperceptible, se répandit dans l'air autour de lui;
+la fille de chambre écarta timidement le coin d'une portière de soie,
+et, au fond d'un grand cabinet de la plus élégante simplicité, il
+aperçut la dame à l'éventail, c'est-à-dire la toute-puissante marquise.
+
+Elle était seule, assise devant une table, enveloppée d'un peignoir, la
+tête appuyée sur sa main, et paraissant très préoccupée. En voyant
+entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme
+involontaire.
+
+--Vous venez de la part du roi?
+
+Le chevalier aurait pu répondre, mais il ne trouva rien de mieux que de
+s'incliner profondément, en présentant à la marquise la lettre qu'il
+lui apportait. Elle la prit, ou plutôt s'en empara avec une extrême
+vivacité. Pendant qu'elle la décachetait, ses mains tremblaient sur
+l'enveloppe.
+
+Cette lettre, écrite de la main du roi, était assez longue. Elle la
+dévora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'œil, puis elle la lut
+avidement avec une attention profonde, le sourcil froncé et serrant les
+lèvres. Elle n'était pas belle ainsi, et ne ressemblait plus à
+l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle sembla
+réfléchir. Peu à peu, son visage, qui avait pâli, se colora d'un léger
+incarnat (à cette heure-là elle n'avait pas de rouge): non seulement la
+grâce lui revint, mais un éclair de vraie beauté passa sur ses traits
+délicats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de rose.
+Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se
+retournant vers le chevalier:
+
+--Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus charmant
+sourire, mais c'est que je n'étais pas levée, et je ne le suis même pas
+encore. Voilà pourquoi j'ai été forcée de vous faire venir par les
+cachettes; car je suis assiégée ici presque autant que si j'étais chez
+moi. Je voudrais répondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de faire ma
+commission?
+
+Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de
+reprendre un peu de courage.
+
+--Hélas! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de grâce que vous me
+faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter.
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Je n'ai pas l'honneur d'appartenir à Sa Majesté.
+
+--Comment donc êtes-vous venu ici?
+
+--Par un hasard. J'ai rencontré en route un page qui s'est jeté par
+terre, et qui m'a prié...
+
+--Comment, jeté par terre! répéta la marquise en éclatant de rire. (Elle
+paraissait si heureuse en ce moment, que la gaieté lui venait sans
+peine.)
+
+--Oui, madame, il est tombé de cheval à la grille. Je me suis trouvé là,
+heureusement, pour l'aider à se relever, et, comme son habit était fort
+gâté, il m'a prié de me charger de son message.
+
+--Et par quel hasard vous êtes-vous trouvé là?
+
+--Madame, c'est que j'ai un placet à présenter à Sa Majesté.
+
+--Sa Majesté demeure à Versailles.
+
+--Oui, mais vous demeurez ici.
+
+--Oui-da! En sorte que c'était vous qui vouliez me charger d'une
+commission.
+
+--Madame, je vous supplie de croire...
+
+--Ne vous effrayez pas, vous n'êtes pas le premier. Mais à propos de
+quoi vous adresser à moi? Je ne suis qu'une femme... comme une autre.
+
+En prononçant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un regard
+triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire.
+
+--Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours ouï dire que les hommes
+exerçaient le pouvoir, et que les femmes...
+
+--En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine de
+France.
+
+--Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis _trouvé là_ ce
+matin.
+
+La marquise était plus qu'habituée à de semblables compliments, bien
+qu'on ne les lui fît qu'à voix basse; mais dans la circonstance
+présente, celui-ci parut lui plaire très singulièrement.
+
+--Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru
+pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur un
+cheval qui tombe en chemin.
+
+--Madame, je croyais,... j'espérais...
+
+--Qu'espériez-vous?
+
+--J'espérais que le hasard... pourrait faire...
+
+--Toujours le hasard! Il est de vos amis, à ce qu'il paraît; mais je
+vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste
+recommandation.
+
+Peut-être la fortune offensée voulut-elle se venger de cette
+irrévérence; mais le chevalier, que ces dernières questions avaient de
+plus en plus troublé, aperçut tout à coup, sur le coin de la table,
+précisément le même éventail qu'il avait ramassé la veille. Il le prit,
+et, comme la veille, il le présenta à la marquise, en fléchissant le
+genou devant elle.
+
+--Voilà, madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici.
+
+La marquise parut d'abord étonnée, hésita un moment, regardant tantôt
+l'éventail, tantôt le chevalier.
+
+--Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous
+reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, après la comédie, avec M. de
+Richelieu. J'ai laissé tomber cet éventail, et vous vous êtes _trouvé
+là_, comme vous disiez.
+
+--Oui, madame.
+
+--Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne vous
+ai pas remercié, mais j'ai toujours été persuadée que celui qui sait,
+d'aussi bonne grâce, relever un éventail, sait aussi, au besoin, relever
+le gant; et nous aimons assez cela, nous autres.
+
+--Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout à l'heure,
+j'ai failli avoir un duel avec le suisse.
+
+--Miséricorde! dit la marquise, prise d'un second accès de gaieté, avec
+le suisse! et pour quoi faire?
+
+--Il ne voulait pas me laisser entrer.
+
+--C'eût été dommage. Mais, monsieur, qui êtes-vous? que demandez-vous?
+
+--Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait demandé
+pour moi une place de cornette aux gardes.
+
+--Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous êtes
+amoureux de mademoiselle d'Annebault...
+
+--Madame, qui a pu vous dire?...
+
+--Oh! je vous préviens que je suis fort à craindre. Quand la mémoire me
+manque, je devine. Vous êtes parent de l'abbé Chauvelin, et refusé pour
+cela, n'est-ce pas? Où est votre placet?
+
+--Le voilà, madame; mais, en vérité, je ne puis comprendre...
+
+--À quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier sur cette
+table. Je vais répondre au roi; vous lui porterez en même temps votre
+demande et ma lettre.
+
+--Mais, madame, je croyais vous avoir dit...
+
+--Vous irez. Vous êtes entré ici de par le roi, n'est-il pas vrai? Eh
+bien! vous entrerez là-bas de par la marquise de Pompadour, dame du
+palais de la reine.
+
+Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de stupéfaction.
+Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses
+et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle
+avait montrée pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui rapporta rien
+qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le
+désirait; elle le voulait, elle avait réussi. M. de Vauvert, qu'elle ne
+connaissait pas, bien qu'elle connût ses amours, lui plaisait comme une
+bonne nouvelle.
+
+Immobile, debout derrière elle, le chevalier observait la marquise qui
+écrivait, d'abord de tout son cœur, avec passion, puis qui
+réfléchissait, s'arrêtait et passait sa main sur son petit nez, fin
+comme l'ambre. Elle s'impatientait: un témoin la gênait. Enfin elle se
+décida et fit une rature; il fallait avouer que ce n'était plus qu'un
+brouillon.
+
+En face du chevalier, de l'autre côté de la table, brillait un beau
+miroir de Venise. Le très timide messager osait à peine lever les yeux.
+Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir, par-dessus
+la tête de la marquise, le visage inquiet et charmant de la nouvelle
+dame du palais.
+
+--Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois
+amoureux d'une autre; mais Athénaïs est plus belle, et d'ailleurs ce
+serait, de ma part, une si affreuse déloyauté!...
+
+--De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa coutume,
+avait pensé tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites?
+
+--Moi, madame? j'attends.
+
+--Voilà qui est fait, répondit la marquise, prenant une autre feuille de
+papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se
+retourner, le peignoir avait glissé sur son épaule.
+
+La mode est une chose étrange. Nos grand'mères trouvaient tout simple
+d'aller à la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur gorge
+presque découverte, et l'on ne voyait à cela nulle indécence; mais elles
+cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui
+montrent au bal ou à l'Opéra. C'est une beauté nouvellement inventée.
+
+Sur l'épaule frêle, blanche et mignonne de madame de Pompadour, il y
+avait un petit signe noir qui ressemblait à une mouche tombée dans du
+lait. Le chevalier, sérieux comme un étourdi qui veut avoir bonne
+contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en
+l'air, regardait le chevalier dans la glace.
+
+Dans cette glace, un coup d'œil rapide fut échangé, coup d'œil auquel
+les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: «Vous êtes
+charmante» et de l'autre: «Je n'en suis pas fâchée.»
+
+Toutefois la marquise rajusta son peignoir.
+
+--Vous regardez ma mouche, monsieur?
+
+--Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire.
+
+--Tenez, voilà ma lettre; portez-la au roi avec votre placet.
+
+--Mais, madame...
+
+--Quoi donc?
+
+--Sa Majesté est à la chasse; je viens d'entendre sonner dans le bois de
+Satory.
+
+--C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain, après-demain, peu
+importe.--Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela à Lebel. Adieu,
+monsieur. Tâchez de vous souvenir que cette mouche que vous venez de
+voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant à
+votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume à ne
+pas jaser tout seul aussi haut que tout à l'heure. Adieu, chevalier.
+
+Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de
+dentelles, tendit au jeune homme son bras nu.
+
+Il s'inclina encore, et du bout des lèvres effleura à peine les ongles
+roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut,
+mais un peu trop de modestie.
+
+Aussitôt reparurent les petites filles de chambre (les grandes n'étaient
+pas levées), et derrières elles, debout comme un clocher au milieu d'un
+troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le
+chemin.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Seul, plongé dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite chambre, à
+l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le
+surlendemain; point de nouvelles.
+
+--Singulière femme! douce et impérieuse, bonne et méchante, la plus
+frivole et la plus entêtée! Elle m'a oublié. Oh, misère! Elle a raison,
+elle peut tout, et je ne suis rien.
+
+Il s'était levé, et se promenait par la chambre.
+
+--Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon père disait vrai!
+La marquise s'est moquée de moi; c'est tout simple, pendant que je la
+regardais, c'est sa beauté qui lui a plu. Elle a bien été aise de voir
+dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi,
+sont véritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits, mais quelle
+grâce! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait la
+poussière de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande, mais sa
+taille est bien prise.--Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie
+chérie! est-ce que moi aussi j'oublierais?
+
+Deux ou trois petits coups secs frappés sur la porte le réveillèrent de
+son chagrin.
+
+--Qu'est-ce?
+
+L'homme osseux, tout de noir vêtu, avec une belle paire de bas de soie,
+qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut.
+
+--Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masqué à la cour, et madame
+la marquise m'envoie vous dire que vous êtes invité.
+
+--Cela suffit, monsieur, grand merci.
+
+Dès que l'homme osseux se fut retiré, le chevalier courut à la sonnette:
+la même servante qui, trois jours auparavant, l'avait accommodé de son
+mieux, l'aida à mettre le même habit pailleté, tâchant de l'accommoder
+mieux encore.
+
+Après quoi le jeune homme s'achemina vers le palais, invité cette fois
+et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que
+lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui.
+
+Étourdi, presque autant que la première fois, par toutes les splendeurs
+de Versailles, qui, ce soir-là, n'était pas désert, le chevalier
+marchait dans la grande galerie, regardant de tous les côtés, tâchant de
+savoir pourquoi il était là; mais personne ne semblait songer à
+l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque
+deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette, l'arrêtèrent
+au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il eût tenu un
+pistolet; l'autre se leva et vint à lui:
+
+--Il paraît, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le bras
+nonchalamment, que vous êtes assez bien avec notre marquise.
+
+--Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous?
+
+--Vous le savez bien.
+
+--Pas le moins du monde.
+
+--Oh! si fait.
+
+--Point du tout.
+
+--Toute la cour le sait.
+
+--Je ne suis pas de la cour.
+
+--Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait.
+
+--Cela se peut, madame, mais je l'ignore.
+
+--Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est tombé de
+cheval à la grille de Trianon. N'étiez-vous pas là, par hasard?
+
+--Oui, madame.
+
+--Ne l'avez-vous pas aidé à se relever?
+
+--Oui, madame.
+
+--Et n'êtes-vous pas entré au château?
+
+--Sans doute.
+
+--Et ne vous a-t-on pas donné un papier?
+
+--Oui, madame.
+
+--Et ne l'avez-vous pas porté au roi?
+
+--Assurément.
+
+--Le roi n'était pas à Trianon; il était à la chasse, la marquise était
+seule,... n'est-ce pas?
+
+--Oui, madame.
+
+--Elle venait de se réveiller; elle était à peine vêtue, excepté, à ce
+qu'on dit, d'un grand peignoir.
+
+--Les gens qu'on ne peut pas empêcher de parler disent ce qui leur passe
+par la tête.
+
+--Fort bien, mais il paraît qu'il a passé entre sa tête et la vôtre un
+regard qui ne l'a pas fâchée.
+
+--Qu'entendez-vous par là, madame?
+
+--Que vous ne lui avez pas déplu.
+
+--Je n'en sais rien, et je serais au désespoir qu'une bienveillance si
+douce et si rare, à laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a touché
+jusqu'au fond du cœur, pût devenir la cause d'un mauvais propos.
+
+--Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez
+provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde.
+
+--Mais, madame, si ce page est tombé, et si j'ai porté son message....
+Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interrogé.
+
+Le masque lui serra le bras et lui dit:--Monsieur, écoutez.
+
+--Tout ce qui vous plaira, madame.
+
+--Voici à quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la marquise,
+et personne ne croit qu'il l'ait jamais aimée. Elle vient de commettre
+une imprudence; elle s'est mis à dos tout le parlement, avec ses deux
+sous d'impôt, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus grande
+puissance, la compagnie de Jésus. Elle y succombera; mais elle a des
+armes, et, avant de périr, elle se défendra.
+
+--Eh bien! madame, qu'y puis-je faire?
+
+--Je vais vous le dire. M. de Choiseul est à moitié brouillé avec M. de
+Bernis; ils ne sont sûrs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils voudraient
+essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de vous
+peut en décider.
+
+--En quelle façon, madame, je vous prie?
+
+--En laissant raconter votre visite de l'autre jour.
+
+--Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les jésuites et le
+parlement?
+
+--Écrivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas que le
+plus vif intérêt, la plus entière reconnaissance....
+
+--Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une lâcheté que
+vous me demandez là.
+
+--Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique?
+
+--Je ne me connais pas à tout cela. Madame de Pompadour a laissé tomber
+son éventail devant moi; je l'ai ramassé, je le lui ai rendu; elle m'a
+remercié, elle m'a permis, avec cette grâce qu'elle a, de la remercier à
+mon tour.
+
+--Trêve de façons: le temps se passe: je me nomme la comtesse
+d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma nièce;... ne dites
+pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous
+l'aurez demain, et, si Athénaïs vous plaît, vous serez bientôt mon
+neveu.
+
+--Oh! madame, quel excès de bonté!
+
+--Mais il faut parler.
+
+--Non, madame.
+
+--On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille.
+
+--Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer devant
+elle, il faut que mon honneur y soit aussi.
+
+--Vous êtes bien entêté, chevalier! Est-ce là votre dernière réponse?
+
+--C'est la dernière, comme la première.
+
+--Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma nièce?
+
+--Oui, madame, si c'est à ce prix.
+
+Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard perçant, plein de
+curiosité; puis, ne voyant sur son visage aucun signe d'hésitation, elle
+s'éloigna lentement et se perdit dans la foule.
+
+Le chevalier, ne pouvant rien comprendre à cette singulière aventure,
+alla s'asseoir dans un coin de la galerie.
+
+--Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit être un peu
+folle. Elle veut bouleverser l'État au moyen d'une sotte calomnie, et,
+pour mériter la main de sa nièce, elle me propose de me déshonorer! Mais
+Athénaïs ne voudrait plus de moi, ou, si elle se prêtait à une pareille
+intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! tâcher de nuire à
+cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais!
+
+Toujours fidèle à ses distractions, le chevalier, très probablement,
+allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de
+rose, lui loucha légèrement l'épaule. Il leva les yeux, et vit devant
+lui les deux masques pareils qui l'avaient arrêté.
+
+--Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques,
+déguisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout à fait
+semblables, et que tout parût calculé pour donner le change, le
+chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'étaient plus les
+mêmes.
+
+--Répondrez-vous, monsieur?
+
+--Non, madame.
+
+--Écrirez-vous?
+
+--Pas davantage.
+
+--C'est vrai que vous êtes obstiné. Bonsoir, lieutenant.
+
+--Que dites-vous, madame?
+
+--Voilà votre brevet, et votre contrat de mariage.
+
+Et elle lui jeta son éventail.
+
+C'était celui que le chevalier avait déjà ramassé deux fois. Les petits
+amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre
+dorée. Il n'y avait pas à en douter, c'était l'éventail de madame de
+Pompadour.
+
+--O ciel! marquise, est-il possible?...
+
+--Très possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa petite
+dentelle noire.
+
+--Je ne sais, madame, comment répondre....
+
+--Il n'est pas nécessaire. Vous êtes un galant homme, et nous nous
+reverrons, car vous êtes chez nous. Le roi vous a placé dans la cornette
+blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus
+grande éloquence que de savoir se taire à propos....
+
+Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si, avant de
+vous donner notre nièce, nous avons pris des renseignements[8].
+
+[Note 8: Madame d'Estrades, peu de temps après, fut disgraciée avec
+M. d'Argenson, pour avoir conspiré, sérieusement cette fois, contre
+madame de Pompadour. (_Note de l'auteur_.)]
+
+
+FIN DE LA MOUCHE.
+
+
+
+
+Ce conte a paru pour la première fois en 1853, dans le feuilleton du
+_Moniteur_.--C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait été
+publié de son vivant.
+
+
+FIN DU TOME SEPTIÈME.
+
+
+
+
+TABLE DU TOME SEPTIÈME
+
+
+CROISILLES
+
+HISTOIRE D'UN MERLE BLANC
+
+PIERRE ET CAMILLE
+
+LE SECRET DE JAVOTTE
+
+MIMI PINSON
+
+LA MOUCHE
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of ŒUVRES COMPLÈTES De Alfred De Musset
+(TOME SEPTIÈME), by Alfred De Musset
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES MUSSET***
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@@ -0,0 +1,8813 @@
+The Project Gutenberg EBook of Œuvres Complètes De Alfred De Musset (Tome
+Septième), by Alfred De Musset
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Œuvres Complètes De Alfred De Musset (Tome Septième)
+
+Author: Alfred De Musset
+
+Release Date: August 19, 2004 [EBook #13221]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE ALFRED ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Mallière and Distributed
+Proofreaders Europe. This file was produced from images generously
+made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica).
+
+
+
+
+
+OEUVRES COMPLÈTES
+
+DE
+
+ALFRED DE MUSSET
+
+ÉDITION ORNÉE DE 28 GRAVURES
+
+D' APRÈS LES DESSINS DE BIDA
+
+D'UN PORTRAIT GRAVÉ PAR FLAMENG D'APRÈS L'ORIGINAL DE LANDELLE
+
+ET ACCOMPAGNÉE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRÈRE
+
+TOME SEPTIÈME
+
+NOUVELLES ET CONTES
+
+II
+
+PARIS
+
+ÉDITION CHARPENTIER
+
+L. HÉBERT, LIBRAIRE
+
+7, RUE PERRONET, 7
+
+1888
+
+
+
+
+CROISILLES
+
+1839
+
+I
+
+
+Au commencement du règne de Louis XV, un jeune homme nommé Croisilles,
+fils d'un orfèvre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. Il avait
+été chargé par son père d'une affaire de commerce, et cette affaire
+s'était terminée à son gré. La joie d'apporter une bonne nouvelle le
+faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car,
+bien qu'il eût dans ses poches une somme d'argent assez considérable, il
+voyageait à pied pour son plaisir. C'était un garçon de bonne humeur, et
+qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et étourdi, qu'on
+le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de travers, sa
+perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la
+Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant, levé dès le matin, soupant au
+cabaret, et charmé de traverser ainsi l'une des plus belles contrées de
+la France. Tout en dévastant, au passage, les pommiers de la Normandie,
+il cherchait des rimes dans sa tête (car tout étourdi est un peu poète),
+et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son
+pays; ce n'était pas moins que la fille d'un fermier général,
+mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche héritière fort courtisée.
+Croisilles n'était point reçu chez M. Godeau autrement que par hasard,
+c'est-à-dire qu'il y avait porté quelquefois des bijoux achetés chez son
+père. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait mal une
+immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et
+se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement riche. Il
+n'était donc pas homme à laisser entrer dans son salon le fils d'un
+orfèvre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du
+monde, que Croisilles n'était pas mal tourné, et que rien n'empêche un
+joli garçon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles adorait
+mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas fâchée. Il pensait donc à
+elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais réfléchi à
+rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le séparaient de
+sa bien-aimée, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom de
+baptême qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et la
+rime était aisée à trouver. Croisilles, arrivé à Honfleur, s'embarqua le
+coeur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, dès qu'il eut
+touché le rivage, il courut à la maison paternelle.
+
+Il trouva la boutique fermée; il y frappa à plusieurs reprises, non sans
+étonnement ni sans crainte, car ce n'était point un jour de fête;
+personne ne venait. Il appela son père, mais en vain. Il entra chez un
+voisin pour demander ce qui était arrivé; au lieu de lui répondre, le
+voisin détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître. Croisilles
+répéta ses questions; il apprit que son père, depuis longtemps gêné dans
+ses affaires, venait de faire faillite, et s'était enfui en Amérique,
+abandonnant à ses créanciers tout ce qu'il possédait.
+
+Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord frappé de
+l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais son père. Il lui paraissait
+impossible de se trouver ainsi abandonné tout à coup; il voulut à toute
+force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les scellés
+étaient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant à sa douleur, il
+se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations de ceux qui
+l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son père, quoiqu'il le sût
+déjà bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la foule s'attrouper
+autour de lui, et, dans le plus profond désespoir, il se dirigea vers le
+port.
+
+Arrivé sur la jetée, il marcha devant lui comme un homme égaré qui ne
+sait où il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans ressources,
+n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus
+d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tenté de mourir en s'y
+précipitant. Au moment où, cédant à cette pensée, il s'avançait vers un
+rempart élevé, un vieux domestique, nommé Jean, qui servait sa famille
+depuis nombre d'années, s'approcha de lui.
+
+--Ah! mon pauvre Jean! s'écria-t-il, tu sais ce qui s'est passé depuis
+mon départ. Est-il possible que mon père nous quitte sans avertissement,
+sans adieu?
+
+--Il est parti, répondit Jean, mais non pas sans vous dire adieu.
+
+En même temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna à son jeune
+maître. Croisilles reconnut l'écriture de son père, et, avant d'ouvrir
+la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que
+quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la
+trouva confirmée. Honnête jusque-là et connu pour tel, ruiné par un
+malheur imprévu (la banqueroute d'un associé), le vieil orfèvre n'avait
+laissé à son fils que quelques paroles banales de consolation, et nul
+espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien,
+dit-on, qui se perde.
+
+--Jean, mon ami, tu m'as bercé, dit Croisilles après avoir lu la lettre,
+et tu es certainement aujourd'hui le seul être qui puisse m'aimer un
+peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est fâcheuse pour
+toi; car, aussi vrai que mon père s'est embarqué là, je vais me jeter
+dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais
+un jour ou l'autre, car je suis perdu.
+
+--Que voulez-vous y faire? répliqua Jean, n'ayant point l'air d'avoir
+entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que
+voulez-vous y faire, mon cher maître? Votre père a été trompé; il
+attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'était pas peu de
+chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune
+depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son
+commerce, et les écus arriver un à un chez vous. C'est un honnête homme,
+et habile; on a cruellement abusé de lui. Ces jours derniers, j'étais
+encore là, et comme les écus étaient arrivés, je les ai vus partir du
+logis. Votre père a payé tout ce qu'il a pu pendant une journée entière;
+et, lorsque son secrétaire a été vide, il n'a pu s'empêcher de me dire,
+en me montrant un tiroir où il ne restait que six francs: «Il y avait
+ici cent mille francs ce matin!» Ce n'est pas là une banqueroute,
+monsieur, ce n'est point une chose qui déshonore!
+
+--Je ne doute pas plus de la probité de mon père, répondit Croisilles,
+que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais
+j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis
+point fait à la misère, je n'ai pas l'esprit nécessaire pour recommencer
+ma fortune. Et quand je l'aurais? mon père est parti. S'il a mis trente
+ans à s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour réparer ce coup? Bien
+davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra là-bas, et je
+ne puis pas même l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en
+mourant aussi.
+
+Tout désolé qu'était Croisilles, il avait beaucoup de religion. Quoique
+son désespoir lui fit désirer la mort, il hésitait à se la donner. Dès
+les premiers mots de cet entretien, il s'était appuyé sur le bras de
+Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entrés
+dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:
+
+--Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a le
+droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre père ne
+s'est pas tué, Dieu merci, comment pouvez-vous songer à mourir?
+Puisqu'il n'y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, que
+penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvreté. Ce ne
+serait ni brave ni chrétien; car, au fond, qu'est-ce qui vous effraye?
+Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni père ni
+mère. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il
+n'y a rien d'impossible à Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en pareil cas?
+Votre père n'était pas né riche, tant s'en faut, sans vous offenser, et
+c'est peut-être ce qui le console. Si vous aviez été ici depuis un mois,
+cela vous aurait donné du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner,
+personne n'est à l'abri d'une banqueroute; mais votre père, j'ose le
+dire, a été un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite. Mais que
+voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un bâtiment pour
+l'Amérique. Je l'ai accompagné jusque sur le port, et si vous aviez vu
+sa tristesse! comme il m'a recommandé d'avoir soin de vous, de lui
+donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idée que vous
+avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a son temps d'épreuve
+ici-bas, et j'ai été soldat avant d'être domestique. J'ai rudement
+souffert, mais j'étais jeune; j'avais votre âge, monsieur, à cette
+époque-là, et il me semblait que la Providence ne peut pas dire son
+dernier mot à un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empêcher
+le bon Dieu de réparer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le temps, et
+tout s'arrangera. S'il m'était permis de vous conseiller, vous
+attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en
+trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde.
+Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment?
+
+Pendant que Jean s'évertuait à persuader son maître, celui-ci marchait
+en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de
+côté et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui pût le rattacher
+à la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle Godeau,
+la fille du fermier général, vint à passer avec sa gouvernante. L'hôtel
+qu'elle habitait n'était pas éloigné de là; Croisilles la vit entrer
+chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les
+raisonnements du monde. J'ai dit qu'il était un peu fou, et qu'il cédait
+presque toujours à un premier mouvement. Sans hésiter plus longtemps et
+sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla
+frapper à la porte de M. Godeau.
+
+
+
+
+II
+
+
+Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un financier,
+on imagine un ventre énorme, de courtes jambes, une immense perruque,
+une large face à triple menton, et ce n'est pas sans raison qu'on s'est
+habitué à se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait à quels
+abus ont donné lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait une loi
+de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui
+s'engraissent non seulement de leur propre oisiveté, mais encore du
+travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, était des plus
+classiques qu'on pût voir, c'est-à-dire des plus, gros; pour l'instant
+il avait la goutte, chose fort à la mode en ce temps-là, comme l'est à
+présent la migraine. Couché sur une chaise longue, les yeux à demi
+fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de glaces qui
+l'environnaient répétaient majestueusement de toutes parts son énorme
+personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les
+meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminée, le plafond,
+étaient dorés; son habit l'était; je ne sais si sa cervelle ne l'était
+pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait
+manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en
+sourire tout seul, lorsqu'on lui annonça Croisilles, qui entra d'un air
+humble mais résolu, et dans tout le désordre qu'on peut supposer d'un
+homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de
+cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque
+emplette; il fut confirmé dans cette pensée en la voyant paraître
+presque en même temps que le jeune homme. Il fit signe à Croisilles, non
+pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa,
+et Croisilles, resté debout, s'exprima à peu près en ces termes:
+
+--Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute d'un
+associé l'a forcé à suspendre ses payements, et, ne pouvant assister à
+sa propre honte, il s'est enfui en Amérique, après avoir donné à ses
+créanciers jusqu'à son dernier sou. J'étais absent lorsque cela s'est
+passé; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet événement. Je
+suis absolument sans ressources et déterminé à mourir. Il est très
+probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter à l'eau. Je
+l'aurais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard ne m'avait fait
+rencontrer mademoiselle votre fille tout à l'heure. Je l'aime, monsieur,
+du plus profond de mon coeur; il y a deux ans que je suis amoureux
+d'elle, et je me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui dois;
+mais aujourd'hui, en vous le déclarant, je remplis un devoir
+indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la
+mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'épouse
+mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre espérance que vous
+m'accordiez cette demande, mais je dois néanmoins vous la faire; car je
+suis bon chrétien, monsieur, et lorsqu'un bon chrétien se voit arrivé à
+un tel degré de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de souffrir la
+vie, il doit du moins, pour atténuer son crime, épuiser toutes les
+chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti.
+
+Au commencement de ce discours, M. Godeau avait supposé qu'on venait lui
+emprunter de l'argent, et il avait jeté prudemment son mouchoir sur les
+sacs placés auprès de lui, préparant d'avance un refus poli, car il
+avait toujours eu de la bienveillance pour le père de Croisilles. Mais
+quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut compris de quoi il
+s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne fût devenu
+complètement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de le faire
+mettre à la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un visage
+si déterminé, qu'il eut pitié d'une démence si tranquille. Il se
+contenta de dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus
+longtemps à entendre de pareilles inconvenances.
+
+Pendant que Croisilles avait parlé, mademoiselle Godeau était devenue
+rouge comme une pèche au mois d'août. Sur l'ordre de son père, elle se
+retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas
+s'apercevoir. Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se
+souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforçant de prendre
+un air paternel:
+
+--Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques pas de moi
+et que tu as réellement perdu la tête. Non seulement j'excuse ta
+démarche, mais je consens à ne point t'en punir. Je suis fâché que ton
+pauvre diable de père ait fait banqueroute et qu'il ait décampé; c'est
+fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourné la cervelle. Je
+veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi là.
+
+--C'est inutile, monsieur, répondit Croisilles; du moment que vous me
+refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé de vous. Je vous souhaite
+toutes sortes de prospérités.
+
+--Et où t'en vas-tu?
+
+--Écrire à mon père et lui dire adieu.
+
+--Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou le
+diable m'emporte.
+
+--Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne pas.
+
+--La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je, et
+écoute-moi.
+
+M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c'est qu'il n'est
+jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jeté à
+l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière,
+jeta un regard distrait sur son jabot, et continua.
+
+--Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce que
+tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne
+suffit pas; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si tu venais me
+demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais
+qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille?
+
+--Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien éloigné de supposer
+que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela
+au monde qui pourrait m'empêcher de mourir, si vous croyez en Dieu,
+comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'amène.
+
+--Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends pas
+qu'on m'interroge; réponds d'abord: Où as-tu vu ma fille?
+
+--Dans la boutique de mon père et dans cette maison, lorsque j'y ai
+apporté des bijoux pour mademoiselle Julie.
+
+--Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y reconnaît
+plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte,
+sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser prétendre à la main de la
+fille d'un fermier général?
+
+--Non, je l'ignore absolument, à moins que ce ne soit d'être aussi riche
+qu'elle.
+
+--Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.
+
+--Eh bien! je m'appelle Croisilles.
+
+--Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles?
+
+--Ma foi, monsieur, en mon âme et conscience, c'est un aussi beau nom
+que Godeau.
+
+--Tu es un impertinent, et tu me le payeras.
+
+--Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai pas la moindre
+envie de vous offenser. Si vous voyez là quelque chose qui vous blesse,
+et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en
+colère: en sortant d'ici, je vais me noyer.
+
+Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus
+doucement possible, afin d'éviter tout scandale, sa prudence ne pouvait
+résister à l'impatience de l'orgueil offensé; l'entretien auquel il
+essayait de se résigner lui paraissait monstrueux en lui-même; je laisse
+à penser ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la sorte.
+
+--Écoute, dit-il presque hors de lui et résolu à en finir à tout prix,
+tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens
+commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce que
+c'est que la frénésie qui t'amène? Tu viens me tracasser, tu crois faire
+un coup de tête; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu veux me
+rendre responsable de ta mort. As-tu à te plaindre de moi? dois-je un
+sou à ton père? Est-ce ma faute si tu en es là? Eh, mordieu! on se noie
+et on se tait.
+
+--C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre très humble
+serviteur.
+
+--Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours à moi.
+Tiens, mon garçon, voilà quatre louis d'or; va-t'en dîner à la cuisine,
+et que je n'entende plus parler de toi.
+
+--Bien obligé, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre argent!
+
+Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa
+conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se renfonça de
+plus belle dans sa chaise et reprit ses méditations.
+
+Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-là, n'était pas si loin qu'on
+pouvait le croire; elle s'était, il est vrai, retirée par obéissance
+pour son père; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle était restée à
+écouter derrière la porte. Si l'extravagance de Croisilles lui
+paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car
+l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passé pour offense; d'un
+autre côté, comme il n'était pas possible de douter du désespoir du
+jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise à la fois par les
+deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la
+curiosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé et Croisilles prêt à
+sortir, elle traversa rapidement le salon où elle se trouvait, ne
+voulant pas être surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son
+appartement; mais presque aussitôt elle revint sur ses pas. L'idée que
+Croisilles allait peut-être réellement se donner la mort lui troubla le
+coeur malgré elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle
+marcha à sa rencontre; le salon était vaste, et les deux jeunes gens
+vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles était pâle comme
+la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui
+pût exprimer ce qu'elle sentait. En passant à côté de lui, elle laissa
+tomber à terre un bouquet de violettes qu'elle tenait à la main. Il se
+baissa aussitôt, ramassa le bouquet et le présenta à la jeune fille pour
+le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route
+sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son père. Croisilles,
+resté seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison le coeur
+agité, ne sachant trop que penser de cette aventure.
+
+
+
+
+III
+
+
+À peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit accourir son
+fidèle Jean, dont le visage exprimait la joie.
+
+--Qu'est-il arrivé? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle à
+m'apprendre?
+
+--Monsieur, répondit Jean, j'ai à vous apprendre que les scellés sont
+levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes de votre
+père payées, vous restez propriétaire de la maison. Il est bien vrai
+qu'on a emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et qu'on a
+même enlevé les meubles; mais enfin la maison vous appartient, et vous
+n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce
+que vous étiez devenu, et j'espère, mon cher maître, que vous serez
+assez sage pour prendre un parti raisonnable.
+
+--Quel parti veux-tu que je prenne?
+
+--Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle, vaut
+une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de
+faim; et qui vous empêcherait d'acheter un petit fonds de commerce qui
+ne manquerait pas de prospérer?
+
+--Nous verrons cela, répondit Croisilles, tout en se hâtant de prendre
+le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais,
+lorsqu'il y fut arrivé, un si triste spectacle s'offrit à lui, qu'il eut
+à peine le courage d'entrer. La boutique en désordre, les chambres
+désertes, l'alcôve de son père vide, tout présentait à ses regards la
+nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise; tous les tiroirs
+avaient été fouillés, le comptoir brisé, la caisse emportée; rien
+n'avait échappé aux recherches avides des créanciers et de la justice,
+qui, après avoir pillé la maison, étaient partis, laissant les portes
+ouvertes, comme pour témoigner aux passants que leur besogne était
+accomplie.
+
+--Voilà donc, s'écria Croisilles, voilà donc ce qui reste de trente ans
+de travail et de la plus honnête existence, faute d'avoir eu à temps, au
+jour fixe, de quoi faire honneur à une signature imprudemment engagée!
+Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livré aux plus
+tristes pensées, Jean paraissait fort embarrassé. Il supposait que son
+maître était sans argent, et qu'il pouvait même n'avoir pas dîné. Il
+cherchait donc quelque moyen pour le questionner là-dessus, et pour lui
+offrir, en cas de besoin, une part de ses économies. Après s'être mis
+l'esprit à la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un biais
+convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles,
+et de lui demander d'une voix attendrie:
+
+--Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?
+
+Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent à la fois si
+burlesque et si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, ne put
+s'empêcher d'en rire.
+
+--Et à propos de quoi cette question? dit-il.
+
+--Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire une pour
+mon dîner, et si par hasard vous les aimiez toujours...
+
+Croisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce moment la somme qu'il
+rapportait à son père; la proposition de Jean le fit se ressouvenir que
+ses poches étaient pleines d'or.
+
+--Je te remercie de tout mon coeur, dit-il au vieillard, et j'accepte
+avec plaisir ton dîner; mais, si tu es inquiet de ma fortune,
+rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir un
+bon souper que tu partageras à ton tour avec moi.
+
+En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien garnies,
+qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis.
+
+--Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user
+pour un jour ou deux. À qui faut-il que je m'adresse pour la faire tenir
+à mon père?
+
+--Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père m'a bien
+recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait; et si je ne
+vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle manière vos
+affaires de Paris s'étaient terminées. Votre père ne manquera de rien
+là-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra de son
+mieux; il a d'ailleurs emporté ce qu'il lui faut, car il était bien sûr
+d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laissé, monsieur, tout ce
+qu'il a laissé, est à vous, il vous le marque lui-même dans sa lettre,
+et je suis expressément chargé de vous le répéter. Cet or est donc aussi
+légitimement votre bien que cette maison où nous sommes. Je puis vous
+rapporter les paroles mêmes que votre père, m'a dites en partant: «Que
+mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour
+m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera
+après mes dettes payées, comme si c'était mon héritage.» Voilà,
+monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre poche,
+et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, je vous prie, à la
+maison.
+
+La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de Jean ne
+laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles de son père l'avaient
+ému à tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre part, dans un
+pareil moment, quatre mille francs n'étaient pas une bagatelle. Pour ce
+qui regardait la maison, ce n'était point une ressource certaine, car on
+ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et
+difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un
+changement considérable à la situation dans laquelle se trouvait le
+jeune homme; il se sentit tout à coup attendri, ébranlé dans sa funeste
+résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus triste et moins désolé.
+Après avoir fermé les volets de la boutique, il sortit de la maison avec
+Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'empêcher de
+songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles
+servent quelquefois à nous faire trouver une joie imprévue dans la plus
+faible lueur d'espérance. Ce fut avec cette pensée qu'il se mit à table
+à côté de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de
+faire tous ses efforts pour l'égayer.
+
+Les étourdis ont un heureux défaut: ils se désolent aisément, mais ils
+n'ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se
+distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou égoïstes; ils
+sentent peut-être plus vivement que d'autres, et ils sont très capables
+de se brûler la cervelle dans un moment de désespoir; mais, ce moment
+passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent dîner, qu'ils
+boivent et mangent comme à l'ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en
+se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les
+traversent comme des flèches: bonne et violente nature qui sait
+souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout à nu,
+non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente
+comme le cristal de roche.
+
+Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de se noyer, s'en
+alla à la comédie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein
+le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le
+parfum dans un profond recueillement, il commença à penser d'un esprit
+plus calme à son aventure du matin. Dès qu'il y eut réfléchi quelque
+temps, il vit clairement la vérité, c'est-à-dire que la jeune fille, en
+lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre,
+avait voulu lui donner une marque d'intérêt; car autrement ce refus et
+ce silence n'auraient été qu'une preuve de mépris, et cette supposition
+n'était pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle Godeau
+avait le coeur moins dur que monsieur son père, et il n'eut pas de peine
+à se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traversé
+le salon, avait exprimé une émotion d'autant plus vraie qu'elle semblait
+involontaire. Mais cette émotion était-elle de l'amour ou seulement de
+la pitié, ou moins encore peut-être, de l'humanité? Mademoiselle Godeau
+avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement
+d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fût? Bien que fané et
+à demi effeuillé, le bouquet avait encore une odeur si exquise et une si
+galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne
+put se défendre d'espérer. C'était une guirlande de roses autour d'une
+touffe de violettes. Combien de sentiments et de mystères un Turc aurait
+lus dans ces fleurs, en interprétant leur langage! Mais il n'y a que
+faire d'être Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui tombent du
+sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais
+muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu,
+lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un
+amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une
+ressemblance avec l'amour, et il y a même des gens qui pensent que
+l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui
+l'exhale est la plus belle de la création.
+
+Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif à la tragédie
+qu'on représentait pendant ce temps-là, mademoiselle Godeau elle-même
+parut dans une loge en face de lui. L'idée ne lui vint pas que, si elle
+l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là après
+ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se
+rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris
+était venue en poste jouer Mérope, et la foule était si serrée, qu'il
+n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de
+fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des
+yeux. Il remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade, et qu'elle ne
+parlait à personne qu'avec une sorte de répugnance. Sa loge était
+entourée, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de
+petits-maîtres normands dans la ville; chacun venait à son tour passer
+devant elle à la galerie, car, pour entrer dans la loge même qu'elle
+occupait, cela n'était pas possible, attendu que monsieur son père en
+remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles
+remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'écoutait pas la
+pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main, le
+regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une statue
+de Vénus déguisée en marquise; l'étalage de sa robe et de sa coiffure,
+son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur, toute la pompe de sa
+toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité. Jamais
+Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant
+l'entr'acte, de s'échapper de la cohue, il courut regarder au carreau de
+la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que
+mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une heure, se
+retourna. Elle tressaillit légèrement en l'apercevant, et ne jeta sur
+lui qu'un coup d'oeil; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup
+d'oeil exprimait la surprise, l'inquiétude, le plaisir de l'amour; s'il
+voulait dire: «Quoi! vous n'êtes pas mort!» ou: «Dieu soit béni! vous
+voilà vivant!» je ne me charge pas de le démêler; toujours est-il que,
+sur ce coup d'oeil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire
+aimer.
+
+
+
+
+IV
+
+
+De tous les obstacles qui nuisent à l'amour, l'un des plus grands est
+sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une
+très véritable. Croisilles n'avait pas ce triste défaut que donnent
+l'orgueil et la timidité; il n'était pas de ceux qui tournent pendant
+des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour
+d'un oiseau en cage. Dès qu'il eut renoncé à se noyer, il ne songea plus
+qu'à faire savoir à sa chère Julie qu'il vivait uniquement pour elle;
+mais comment le lui dire? S'il se présentait une seconde fois à l'hôtel
+du fermier général, il n'était pas douteux que M. Godeau ne le fit
+mettre au moins à la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une femme de
+chambre, quand il lui arrivait d'aller à pied; il était donc inutile
+d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisées de sa
+maîtresse est une folie chère aux amoureux, mais qui, dans le cas
+présent, était plus inutile encore. J'ai dit que Croisilles était fort
+religieux; il ne lui vint donc pas à l'esprit de chercher à rencontrer
+sa belle à l'église. Comme le meilleur parti, quoique le plus dangereux,
+est d'écrire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler soi-même, il
+écrivit dès le lendemain. Sa lettre n'avait, bien entendu, ni ordre ni
+raison. Elle était à peu près conçue en ces termes:
+
+
+«Mademoiselle,
+
+
+«Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait posséder de
+fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser. Je vous fais là une
+étrange question; mais je vous aime si éperdument qu'il m'est impossible
+de ne pas la faire, et vous êtes la seule personne au monde à qui je
+puisse l'adresser. Il m'a semblé, hier au soir, que vous me regardiez au
+spectacle. Je voulais mourir; plût à Dieu que je fusse mort, en effet,
+si je me trompe et si ce regard n'était pas pour moi! Dites-moi si le
+hasard peut être assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une manière à la
+fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre. Vous
+êtes riche, belle, je le sais; votre père est orgueilleux et avare, et
+vous avez le droit d'être fière; mais je vous aime, et le reste est un
+songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez à ce que peut l'amour,
+puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens
+une inexprimable jouissance à vous écrire cette folle lettre qui
+m'attirera peut-être votre colère; mais pensez aussi, mademoiselle,
+qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous
+laissé ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, à ma place;
+j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire.
+Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour être
+certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir écouter mon amour
+avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'à vous. Quoi que vous
+fassiez, votre image m'est restée; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant
+le coeur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce
+bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on,
+aime, je conserverai quelque espérance.»
+
+Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s'en alla devant l'hôtel
+Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'à ce qu'il vît
+sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en
+cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de
+chambre de mademoiselle Julie eût résolu ce jour-là de faire emplette
+d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque
+Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se
+charger de sa lettre. Le marché fut bientôt conclu; la servante prit
+l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par
+reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint à sa maison et s'assit
+devant sa porte, attendant la réponse.
+
+Avant de parler de cette réponse, il faut dire un mot de mademoiselle
+Godeau. Elle n'était pas tout à fait exempte de la vanité de son père,
+mais son bon naturel y remédiait. Elle était, dans la force du terme, ce
+qu'on nomme un enfant gâté. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais
+on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journées à sa
+toilette, et les soirées sur un sofa, n'ayant pas l'air d'entendre la
+conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle était
+prodigieusement coquette, et son propre visage était à coup sûr ce
+qu'elle avait le plus considéré en ce monde. Un pli à sa collerette, une
+tache d'encre à son doigt, l'auraient désolée; aussi, quand sa robe lui
+plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur sa
+glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni goût ni aversion
+pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle allait
+volontiers au bal, et elle y renonçait sans humeur, quelquefois sans
+motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement.
+Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau
+à son choix, elle était une heure à se décider, ne pouvant se trouver un
+désir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, il arrivait que
+Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soirée, pendant ce
+temps-là, seule dans sa chambre, en grande toilette, à se promener de
+long en large, son éventail à la main. Si on lui adressait un
+compliment, elle détournait la tête, et si on tentait de lui faire la
+cour, elle ne répondait que par un regard à la fois si brillant et si
+sérieux, qu'elle déconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne
+l'avait fait rire; jamais un air d'opéra, une tirade de tragédie, ne
+l'avaient émue; jamais, enfin, son coeur n'avait donné signe de vie, et,
+en la voyant passer dans tout l'éclat de sa nonchalante beauté, on
+aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde
+en rêvant.
+
+Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas aisé à comprendre.
+Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait
+qu'elle-même. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son
+caractère: elle attendait. Depuis l'âge de quatorze ans, elle avait
+entendu répéter sans cesse que rien n'était aussi charmant qu'elle; elle
+en était persuadée; c'est pourquoi elle prenait grand soin de sa parure:
+en manquant de respect à sa personne, elle aurait cru commettre un
+sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa beauté, comme un
+enfant dans ses habits de fête; mais elle était bien loin de croire que
+cette beauté dût rester inutile; sous son apparente insouciance se
+cachait une volonté secrète, inflexible, et d'autant plus forte qu'elle
+était mieux dissimulée. La coquetterie des femmes ordinaires, qui se
+dépense en oeillades, en minauderies et en sourires, lui semblait une
+escarmouche puérile, vaine, presque méprisable. Elle se sentait en
+possession d'un trésor, et elle dédaignait de le hasarder au jeu pièce à
+pièce: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop habituée à
+voir ses désirs prévenus, elle ne cherchait pas cet adversaire; on peut
+même dire davantage, elle était étonnée qu'il se fit attendre. Depuis
+quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle étalait
+consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles épaules, il
+lui paraissait inconcevable qu'elle n'eût point encore inspiré une
+grande passion. Si elle eût dit le fond de sa pensée, elle eût
+volontiers répondu à ceux qui lui faisaient des compliments: «Eh bien!
+s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brûlez-vous la cervelle
+pour moi?» Réponse que, du reste, pourraient faire bien des jeunes
+filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du coeur,
+quelquefois sur le bord des lèvres.
+
+Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme que
+d'être jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se voir
+parée, digne en tout point de plaire, toute disposée à se laisser aimer,
+et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve
+charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse,
+mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irréprochable, mon visage
+le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chaussé; et tout
+cela ne me sert à rien qu'à aller bâiller dans le coin d'un salon! Si un
+jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en
+mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant,
+c'est un fat de province; dès que je parais quelque part, j'excite un
+murmure d'admiration, mais personne ne me dit, à moi seule, un mot qui
+me fasse battre le coeur. J'entends des impertinents qui me louent tout
+haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste et sincère ne cherche
+le mien. Je porte une âme ardente, pleine de vie, et je ne suis, à tout
+prendre, qu'une jolie poupée qu'on promène, qu'on fait sauter au bal,
+qu'une gouvernante habille le matin et décoiffe le soir, pour
+recommencer le lendemain.
+
+Voilà ce que mademoiselle Godeau s'était dit bien des fois à elle-même,
+et il y avait de certains jours où cette pensée lui inspirait un si
+sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journée
+entière. Lorsque Croisilles lui écrivit, elle était précisément dans un
+accès d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et elle
+rêvait profondément, étendue dans une bergère, lorsque sa femme de
+chambre entra et lui remit la lettre d'un air mystérieux. Elle regarda
+l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'écriture, elle retomba dans sa
+distraction. La femme de chambre se vit alors forcée d'expliquer de quoi
+il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez déconcerté, ne sachant trop
+comment la jeune fille prendrait cette démarche. Mademoiselle Godeau
+écouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta seulement un
+coup d'oeil; elle demanda aussitôt une feuille de papier, et écrivit
+nonchalamment ce peu de mots:
+
+«Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fière. Si vous aviez
+seulement cent mille écus, je vous épouserais très volontiers.»
+
+Telle fut la réponse que la femme de chambre rapporta sur-le-champ à
+Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine.
+
+
+
+
+V
+
+
+Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas dans le pas
+d'un âne; et si Croisilles eût été défiant, il eût pu croire, en lisant
+la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle était folle ou qu'elle se
+moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien
+autre chose, sinon que sa chère Julie l'aimait, qu'il lui fallait cent
+mille écus, et il ne songea, dès ce moment, qu'à tâcher de se les
+procurer.
+
+Il possédait deux cents louis comptant, plus une maison qui, comme je
+l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire?
+Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en
+devinssent tout à coup trois cent mille? La première idée qui vint à
+l'esprit du jeune homme fut de trouver une manière quelconque de jouer à
+croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la
+maison. Croisilles commença donc par coller sur sa porte un écriteau
+portant que sa maison était à vendre; puis, tout en rêvant à ce qu'il
+ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur.
+
+Une semaine s'écoula, puis une autre; pas un acheteur ne se présenta.
+Croisilles passait ses journées à se désoler avec Jean, et le désespoir
+s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna à sa porte.
+
+--Cette maison est à vendre, monsieur. En êtes-vous le propriétaire?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Et combien vaut-elle?
+
+--Trente mille francs, à ce que je crois; du moins je l'ai entendu dire
+à mon père.
+
+Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit à la
+cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit
+tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures,
+ouvrit et ferma les fenêtres; puis enfin, après avoir tout bien examiné,
+sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua
+Croisilles et se retira.
+
+Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le coeur palpitant, ne
+fut pas, comme on pense, peu désappointé de cette retraite silencieuse.
+Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de réfléchir, et
+qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours,
+n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant à la fenêtre
+du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean,
+fidèle à son triste rôle de raisonneur, faisait, comme on dit, de la
+morale à son maître, pour le dissuader de vendre sa maison d'une manière
+si précipitée et dans un but si extravagant. Mourant d'impatience,
+d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et
+sortit, résolu à tenter la fortune avec cette somme, puisqu'il n'en
+pouvait avoir davantage.
+
+Les tripots, dans ce temps-là, n'étaient pas publics, et l'on n'avait
+pas encore inventé ce raffinement de civilisation qui permet au premier
+venu de se ruiner à toute heure, dès que l'envie lui en passe par la
+tête. À peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il s'arrêta, ne sachant
+où aller risquer son argent. Il regardait les maisons du voisinage, et
+les toisait les unes après les autres, tâchant de leur trouver une
+apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de
+bonne mine, vêtu d'un habit magnifique, vint à passer. À en juger par
+les dehors, ce ne pouvait être qu'un fils de famille. Croisilles
+l'aborda poliment.
+
+--Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la liberté que je
+prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les
+perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque
+honnête endroit où se font ces sortes de choses?
+
+À ce discours assez étrange, le jeune homme partit d'un éclat de rire.
+
+--Ma foi! monsieur, répondit-il, si vous cherchez un mauvais lieu, vous
+n'avez qu'à me suivre, car j'y vais.
+
+Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils entrèrent tous deux
+dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent reçus le mieux
+du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs
+jeunes gens étaient déjà assis autour d'un tapis vert: Croisilles y prit
+modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis
+furent perdus.
+
+Il sortit aussi triste que peut l'être un amoureux qui se croit aimé. Il
+ne lui restait pas de quoi dîner, mais ce n'était pas ce qui
+l'inquiétait.
+
+--Comment ferai-je à présent, se demanda-t-il, pour me procurer de
+l'argent? À qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me prêter
+seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre?
+
+Pendant qu'il était dans cet embarras, il rencontra son brocanteur juif.
+Il n'hésita pas à s'adresser à lui, et, en sa qualité d'étourdi, il ne
+manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif
+n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'était venu la voir
+que par curiosité, ou, pour mieux dire, par acquit de conscience, comme
+un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte,
+pour voir s'il n'y a rien à voler; mais il vit Croisilles si désespéré,
+si triste, si dénué de toute ressource, qu'il ne put résister à la
+tentation de profiter de sa misère, au risque de se gêner un peu pour
+payer la maison. Il lui en offrit donc à peu près le quart de ce qu'elle
+valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur,
+signa aveuglément un marché à faire dresser les cheveux sur la tête, et,
+dès le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il se
+dirigea de rechef vers le tripot où il avait été si poliment et si
+lestement ruiné la veille.
+
+En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; le
+vent était doux, l'Océan tranquille. De toutes parts, des négociants,
+des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et venaient.
+Des crocheteurs transportaient d'énormes ballots pleins de marchandises.
+Les passagers faisaient leurs adieux; de légères barques flottaient de
+tous côtés; sur tous les visages on lisait la crainte, l'impatience ou
+l'espérance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le majestueux
+navire se balançait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses.
+
+--Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce
+qu'on possède, et d'aller chercher au delà des mers une périlleuse
+fortune! Quelle émotion de regarder partir ce vaisseau chargé de tant de
+richesses, du bien-être de tant de familles! Quelle joie de le voir
+revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confié, rentrant plus
+fier et plus riche qu'il n'était parti! Que ne suis-je un de ces
+marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel tapis
+vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi
+n'achèterais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries? qui m'en
+empêche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine refuserait-il de se
+charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette
+pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la
+triplerais peut-être par une honnête industrie. Si Julie m'aime
+véritablement, elle attendra quelques années, et elle me restera fidèle
+jusqu'à ce que je puisse l'épouser. Le commerce produit quelquefois des
+bénéfices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas d'exemples, en ce
+monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagnées ainsi sur ces flots
+changeants: pourquoi la Providence ne bénirait-elle pas une tentative
+faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces
+marchands qui ont tant amassé et qui envoient des navires aux deux bouts
+de la terre, plus d'un a commencé par une moindre somme que celle que
+j'ai là. Ils ont prospéré avec l'aide de Dieu; pourquoi ne pourrais-je
+pas prospérer à mon tour? Il me semble qu'un bon vent souffle dans ces
+voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est
+jeté, je vais m'adresser à ce capitaine qui me paraît aussi de bonne
+mine, j'écrirai ensuite à Julie, et je veux devenir un habile négociant.
+
+Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un peu
+fous, c'est de le devenir tout à fait par instants. Le pauvre garçon,
+sans réfléchir davantage, mit son caprice à exécution. Trouver des
+marchandises à acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y connaît
+pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour
+obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui vendit
+autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans
+une charrette, fut promptement transporté à bord. Croisilles, ravi et
+plein d'espérance, avait écrit lui-même en grosses lettres son nom sur
+ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable;
+l'heure du départ arriva bientôt, et le navire s'éloigna de la côte.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles n'avait
+rien gardé. D'un autre côté, sa maison était vendue; il ne lui restait
+pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de gîte,
+et pas un denier. Avec toute la bonne volonté possible, Jean ne pouvait
+supposer que son maître fût réduit à un tel dénûment; Croisilles était,
+non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti
+de coucher à la belle étoile, et, quant aux repas, voici le calcul qu'il
+fit: il présumait que le vaisseau qui portait sa fortune mettrait six
+mois à revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre d'or que
+son père lui avait donnée, et qu'il avait heureusement gardée; il en eut
+trente-six livres. C'était de quoi vivre à peu près six mois avec quatre
+sous par jour. Il ne douta pas que ce ne fût assez, et, rassuré par le
+présent, il écrivit à mademoiselle Godeau pour l'informer de ce qu'il
+avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa
+détresse; il lui annonça, au contraire, qu'il avait entrepris une
+opération de commerce magnifique, dont les résultats étaient prochains
+et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la _Fleurette_, vaisseau à
+fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et
+ses soieries; il la supplia de lui rester fidèle pendant un an, se
+réservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa part, il lui
+jura un éternel amour.
+
+Lorsque mademoiselle Godeau reçut cette lettre, elle était au coin de
+son feu, et elle tenait à la main, en guise d'écran, un de ces bulletins
+qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entrée et la sortie des
+navires, et en même temps annoncent les désastres. Il ne lui était
+jamais arrivé, comme on peut penser, de prendre intérêt à ces sortes de
+choses, et elle n'avait jamais jeté les yeux sur une seule de ces
+feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin
+qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut précisément le
+nom de la _Fleurette_; le navire avait échoué sur les côtes de France
+dans la nuit même qui avait suivi son départ. L'équipage s'était sauvé à
+grand'peine, mais toutes les marchandises avaient été perdues.
+
+Mademoiselle Godeau, à cette nouvelle, ne se souvint plus que Croisilles
+avait fait devant elle l'aveu de sa pauvreté; elle en fut aussi désolée
+que s'il se fût agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une
+tempête, les vents en furie, les cris des noyés, la ruine d'un homme qui
+l'aimait, toute une scène de roman, se présentèrent à sa pensée; le
+bulletin et la lettre lui tombèrent des mains; elle se leva dans un
+trouble extrême, et, le sein palpitant, les yeux prêts à pleurer, elle
+se promena à grands pas, résolue à agir dans cette occasion, et se
+demandant ce qu'elle devait faire.
+
+Il y a une justice à rendre à l'amour, c'est que plus les motifs qui le
+combattent sont forts, clairs, simples, irrécusables, en un mot, moins
+il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est
+une belle chose sous le ciel que cette déraison du coeur; nous ne
+vaudrions pas grand'chose sans elle. Après s'être promenée dans sa
+chambre, sans oublier ni son cher éventail, ni le coup d'oeil à la glace
+en passant, Julie se laissa retomber dans sa bergère. Qui l'eût pu voir
+en ce moment eût joui d'un beau spectacle: ses yeux étincelaient, ses
+joues étaient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec une
+joie et une douleur délicieuses:
+
+--Pauvre garçon! il s'est ruiné pour moi!
+
+Indépendamment de la fortune qu'elle devait attendre de son père,
+mademoiselle Godeau avait, à elle appartenant, le bien que sa mère lui
+avait laissé. Elle n'y avait jamais songé; en ce moment, pour la
+première fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait disposer de
+cinq cent mille francs. Cette pensée la fit sourire; un projet bizarre,
+hardi, tout féminin, presque aussi fou que Croisilles lui-même, lui
+traversa l'esprit; elle berça quelque temps son idée dans sa tête, puis
+se décida à l'exécuter.
+
+Elle commença par s'enquérir si Croisilles n'avait pas quelque parent
+ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien
+examiné, on découvrit, au quatrième étage d'une vieille maison, une
+tante à demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et qui
+n'était pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre femme, fort
+âgée, semblait avoir été mise ou plutôt laissée au monde comme un
+échantillon des misères humaines. Aveugle, goutteuse, presque sourde,
+elle vivait seule dans un grenier; mais une gaieté plus forte que le
+malheur et la maladie la soutenait à quatre-vingts ans et lui faisait
+encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte
+sans entrer chez elle, et les airs surannés qu'elle fredonnait égayaient
+toutes les filles du quartier. Elle possédait une petite rente viagère
+qui suffisait à l'entretenir; tant que durait le jour, elle tricotait;
+pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'était passé depuis la mort de
+Louis XIV.
+
+Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en
+secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles,
+rubans, diamants, rien ne fut épargné: elle voulait séduire; mais sa
+vraie beauté en cette circonstance fut le caprice qui l'entraînait. Elle
+monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et,
+après le salut le plus gracieux, elle parla à peu près ainsi:
+
+--Vous avez, madame, un neveu nommé Croisilles, qui m'aime et qui a
+demandé ma main; je l'aime aussi et voudrais l'épouser; mais mon père,
+M. Godeau, fermier général de cette ville, refuse de nous marier, parce
+que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde être
+l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine à personne; je ne
+saurais donc avoir la pensée de disposer de moi sans le consentement de
+ma famille. Je viens vous demander une grâce que je vous supplie de
+m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-même proposer ce mariage
+à mon père. J'ai, grâce à Dieu, une petite fortune qui est toute à votre
+service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs
+chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient à votre neveu,
+et elle lui appartient en effet; ce n'est point un présent que je veux
+lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la
+ruine de Croisilles, et il est juste que je la répare. Mon père ne
+cédera pas aisément; il faudra que vous insistiez et que vous ayez un
+peu de courage; je n'en manquerai pas de mon côté. Comme personne au
+monde, excepté moi, n'a de droit sur la somme dont je vous parle,
+personne ne saura jamais de quelle manière elle aura passé entre vos
+mains. Vous n'êtes pas très riche non plus, je le sais, et vous pouvez
+craindre qu'on ne s'étonne de vous voir doter ainsi votre neveu; mais
+songez que mon père ne vous connaît pas, que vous vous montrez fort peu
+par la ville, et que par conséquent il vous sera facile de feindre que
+vous arrivez de quelque voyage. Cette démarche vous coûtera sans doute,
+il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous
+ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour,
+j'espère que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce
+discours, avait été tour à tour surprise, inquiète, attendrie et
+charmée. Le dernier mot la persuada.
+
+--Oui, mon enfant, répéta-t-elle plusieurs fois, je sais ce que c'est,
+je sais ce que c'est!
+
+En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes
+affaiblies la soutenaient à peine; Julie s'avança rapidement, et lui
+tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire,
+elles se trouvèrent en un instant dans les bras l'une de l'autre. Le
+traité fut aussitôt conclu; un cordial baiser le scella d'avance, et
+toutes les confidences nécessaires s'ensuivirent sans peine.
+
+Toutes les explications étant faites, la bonne dame tira de son armoire
+une vénérable robe de taffetas qui avait été sa robe de noce. Ce meuble
+antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un
+grain de poussière ne l'avait défloré; Julie en fut dans l'admiration.
+On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui fût dans
+toute la ville. La bonne dame prépara le discours qu'elle devait tenir à
+M. Godeau; Julie lui apprit de quelle façon il fallait toucher le coeur
+de son père, et n'hésita pas à avouer que la vanité était son côté
+vulnérable.
+
+--Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce penchant,
+nous aurions partie gagnée.
+
+La bonne dame réfléchit profondément, acheva sa toilette sans mot dire,
+serra la main de sa future nièce, et monta en voiture. Elle arriva
+bientôt à l'hôtel Godeau; là, elle se redressa, si bien en entrant,
+qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le
+salon où était tombé le bouquet de Julie, et, quand la porte du boudoir
+s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la précédait:
+
+--Annoncez la baronne douairière de Croisilles.
+
+Ce mot décida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut ébloui. Bien
+que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il
+consentit à tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le fut; qui
+eût osé lui en contester le titre? À mon avis, elle l'avait bien gagné.
+
+
+
+FIN DE CROISILLES.
+
+
+
+Cette nouvelle a été publiée pour la première fois dans le numéro de la
+_Revue des Deux Mondes_ du 15 février 1839.
+
+
+
+
+HISTOIRE
+
+D'UN
+
+MERLE BLANC
+
+1842
+
+I
+
+
+Qu'il est glorieux, mais qu'il est pénible d'être en ce monde un merle
+exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a
+décrit. Mais, hélas! je suis extrêmement rare et très difficile à
+trouver. Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible!
+
+Mon père et ma mère étaient deux bonnes gens qui vivaient, depuis nombre
+d'années, au fond d'un vieux jardin retiré du Marais. C'était un ménage
+exemplaire. Pendant que ma mère, assise dans un buisson fourré, pondait
+régulièrement trois fois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec
+une religion patriarcale, mon père, encore fort propre et fort pétulant,
+malgré son grand âge, picorait autour d'elle toute la journée, lui
+apportant de beaux insectes qu'il saisissait délicatement par le bout
+de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit venue, il ne
+manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d'une chanson qui
+réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre
+nuage n'avait troublé cette douce union.
+
+À peine fus-je venu au monde, que, pour là première fois de sa vie, mon
+père commença à montrer de la mauvaise humeur. Bien que je ne fusse
+encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur,
+ni la tournure de sa nombreuse postérité.
+
+--Voilà un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant de
+travers; il faut que ce gamin-là aille apparemment se fourrer dans tous
+les plâtras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour être toujours
+si laid et si crotté.
+
+--Eh, mon Dieu! mon ami, répondait ma mère, toujours roulée en boule
+dans une vieille écuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous pas
+que c'est de son âge? Et vous-même, dans votre jeune temps, n'avez-vous
+pas été un charmant vaurien? Laissez grandir notre merlichon, et vous
+verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus.
+
+Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s'y trompait pas; elle
+voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosité;
+mais elle faisait comme toutes les mères qui s'attachent souvent à leurs
+enfants par cela même qu'ils sont maltraités de la nature, comme si la
+faute en était à elles, ou comme si elles repoussaient d'avance
+l'injustice du sort qui doit les frapper.
+
+Quand vint le temps de ma première mue, mon père devint tout à fait
+pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes tombèrent, il
+me traita encore avec assez de bonté et me donna même la pâtée, me
+voyant grelotter presque nu dans un coin; mais dès que mes pauvres
+ailerons transis commencèrent à se recouvrir de duvet, à chaque plume
+blanche qu'il vit paraître, il entra dans une telle colère, que je
+craignis qu'il ne me plumât pour le reste de mes jours! Hélas! je
+n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me
+demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi si
+barbare.
+
+Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient mis,
+malgré moi, le coeur en joie, comme je voltigeais dans une allée, je me
+mis, pour mon malheur, à chanter. À la première note qu'il entendit, mon
+père sauta en l'air comme une fusée.
+
+--Qu'est-ce que j'entends-là? s'écria-t-il; est-ce ainsi qu'un merle
+siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce là siffler?
+
+Et, s'abattant près de ma mère avec la contenance la plus terrible:
+
+--Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid?
+
+À ces mots, ma mère indignée s'élança de son écuelle, non sans se faire
+du mal à une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la
+suffoquaient, elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près d'expirer;
+épouvanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon père.
+
+--O mon père! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal
+vêtu, que ma mère n'en soit point punie! Est-ce sa faute si la nature
+m'a refusé une voix comme la vôtre? Est-ce sa faute si je n'ai pas votre
+beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, qui vous donnent
+l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a fait
+de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois
+du moins le seul malheureux!
+
+--Il ne s'agit pas de cela, dit mon père; que signifie la manière
+absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris à
+siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles?
+
+--Hélas! monsieur, répondis-je humblement, j'ai sifflé comme je pouvais,
+me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-être mangé trop de
+mouches.
+
+--On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui.
+Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils, et, lorsque je
+fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier étage,
+un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs
+fenêtres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les yeux
+l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air enfariné
+comme un paillasse de la foire? Si je n'étais le plus pacifique des
+merles, je t'aurais déjà cent fois mis à nu, ni plus ni moins qu'un
+poulet de basse-cour prêt à être embroché.
+
+--Eh bien! m'écriai-je, révolté de l'injustice de mon père, s'il en est
+ainsi, monsieur, qu'à cela ne tienne! je me déroberai à votre présence,
+je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, par
+laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, je
+fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma
+mère pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma misère, et
+peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je, dans le
+potager du voisin ou sur les gouttières, quelques vers de terre ou
+quelques araignées pour soutenir ma triste existence.
+
+--Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s'attendrir à ce
+discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un
+merle.
+
+--Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plaît?
+
+--Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Après ces paroles
+foudroyantes, mon père s'éloigna à pas lents. Ma mère se releva
+tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son écuelle.
+Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux que je pus, et
+j'allai, comme je l'avais annoncé, me percher sur la gouttière d'une
+maison voisine.
+
+
+
+
+II
+
+
+Mon père eut l'inhumanité de me laisser pendant plusieurs jours dans
+cette situation mortifiante. Malgré sa violence, il avait bon coeur, et,
+aux regards détournés qu'il me lançait, je voyais bien qu'il aurait
+voulu me pardonner et me rappeler; ma mère, surtout, levait sans cesse
+vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait même parfois à
+m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur
+inspirait, malgré eux, une répugnance et un effroi auxquels je vis bien
+qu'il n'y avait point de remède.
+
+--Je ne suis point un merle! me répétais-je; et, en effet, en
+m'épluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la gouttière, je ne
+reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu à ma
+famille.--O ciel! répétais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis!
+
+Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir exténué de
+faim et de chagrin, lorsque je vis se poser près de moi un oiseau plus
+mouillé, plus pâle et plus maigre que je ne le croyais possible. Il
+était à peu près de ma couleur, autant que j'en pus juger à travers la
+pluie qui nous inondait; à peine avait-il sur le corps assez de plumes
+pour habiller un moineau, et il était plus gros que moi. Il me sembla,
+au premier abord, un oiseau tout à fait pauvre et nécessiteux; mais il
+gardait, en dépit de l'orage qui maltraitait son front presque tondu, un
+air déserté qui me charma. Je lui fis modestement une grande révérence,
+à laquelle il répondit par un coup de bec qui faillit me jeter à bas de
+la gouttière. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me retirais
+avec componction sans essayer de lui répondre en sa langue:
+
+--Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouée que son crâne
+était chauve.
+
+--Hélas! monseigneur, répondis-je (craignant une seconde estocade), je
+n'en sais rien. Je croyais être un merle, mais l'on m'a convaincu que je
+n'en suis pas un.
+
+La singularité de ma réponse et mon air de sincérité l'intéressèrent. Il
+s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai
+avec toute la tristesse et toute l'humilité qui convenaient à ma
+position et au temps affreux qu'il faisait.
+
+--Si tu étais un ramier comme moi, me dit-il après m'avoir écouté, les
+niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquiéteraient pas un moment. Nous
+voyageons, c'est là notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne
+sais qui est mon père. Fendre l'air, traverser l'espace, voir à nos
+pieds les monts et les plaines, respirer l'azur même des cieux, et non
+les exhalaisons de la terre, courir comme la flèche à un but marqué qui
+ne nous échappe jamais, voilà notre plaisir et notre existence. Je fais
+plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix.
+
+--Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous êtes un oiseau
+bohémien.
+
+--C'est encore une chose dont je ne me soucie guère, reprit-il. Je n'ai
+point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et
+mes petits. Où est ma femme, là est ma patrie.
+
+--Mais qu'avez-vous là qui vous pend au cou? C'est comme une vieille
+papillotte chiffonnée.
+
+--Ce sont des papiers d'importance, répondit-il en se rengorgeant; je
+vais à Bruxelles de ce pas, et je porte au célèbre banquier *** une
+nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit
+centimes.
+
+--Juste Dieu! m'écriai-je, c'est une belle existence que la vôtre, et
+Bruxelles, j'en suis sûr, doit être une ville bien curieuse à voir. Ne
+pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle,
+je suis peut-être un pigeon ramier.
+
+--Si tu en étais un, répliqua-t-il, tu m'aurais rendu le coup de bec que
+je t'ai donné tout à l'heure.
+
+--Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour si
+peu de chose. Voilà le matin qui paraît et l'orage qui s'apaise. De
+grâce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien au
+monde;--si vous me refusez, il ne me reste plus qu'à me noyer dans
+cette gouttière.
+
+--Eh bien, en route! suis-moi si tu peux.
+
+Je jetai un dernier regard sur le jardin où dormait ma mère. Une larme
+coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emportèrent. J'ouvris mes ailes
+et je partis.
+
+
+
+
+III
+
+
+Mes ailes, je l'ai dit, n'étaient pas encore bien robustes. Tandis que
+mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais à ses côtés; je
+tins bon pendant quelque temps, mais bientôt il me prit un éblouissement
+si violent, que je me sentis près de défaillir.
+
+--Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible.
+
+--Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons plus que
+soixante lieues à faire.
+
+J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une poule
+mouillée, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le coup,
+j'étais rendu.
+
+--Monsieur, bégayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas s'arrêter un
+instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant
+sur un arbre...
+
+--Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me répondit le ramier en
+colère.
+
+Et, sans daigner tourner la tête, il continua son voyage enragé. Quant à
+moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de blé.
+
+J'ignore combien de temps dura mon évanouissement. Lorsque je repris
+connaissance, ce qui me revint d'abord en mémoire fut la dernière
+parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.--O mes chers
+parents! pensai-je, vous vous êtes donc trompés! Je vais retourner près
+de vous; vous me reconnaîtrez pour votre vrai et légitime enfant, et
+vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous
+l'écuelle de ma mère.
+
+Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la douleur
+que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. À peine
+me fus-je dressé sur mes pattes, que la défaillance me reprit, et je
+retombai sur le flanc.
+
+L'affreuse pensée de la mort se présentait déjà à mon esprit, lorsque, à
+travers les bluets et les coquelicots, je vis venir à moi, sur la pointe
+du pied, deux charmantes personnes. L'une était une petite pie fort bien
+mouchetée et extrêmement coquette, et l'autre une tourterelle couleur de
+rose. La tourterelle s'arrêta à quelques pas de distance, avec un grand
+air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie
+s'approcha en sautillant de la manière la plus agréable du monde.
+
+--Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous là? me demanda-t-elle
+d'une voix folâtre et argentine.
+
+--Hélas! madame la marquise, répondis-je (car c'en devait être une pour
+le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a
+laissé en route, et je suis en train de mourir de faim.
+
+--Sainte Vierge! que me dites-vous? répondit-elle.
+
+Et aussitôt elle se mit à voltiger çà et là sur les buissons qui nous
+entouraient, allant et venant de côté et d'autre, m'apportant quantité
+de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas près de moi, tout en
+continuant ses questions.
+
+--Mais qui êtes-vous? mais d'où venez-vous? C'est une chose incroyable
+que votre aventure! Et où alliez-vous? Voyager seul, si jeune, car vous
+sortez de votre première mue! Que font vos parents? d'où sont-ils?
+comment vous laissent-ils aller dans cet état-là? Mais c'est à faire
+dresser les plumes sur la tête!
+
+Pendant qu'elle parlait, je m'étais soulevé un peu de côté, et je
+mangeais de grand appétit. La tourterelle restait immobile, me regardant
+toujours d'un oeil de pitié. Cependant elle remarqua que je retournais la
+tête d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De la pluie
+tombée dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; elle
+recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute
+fraîche. Certainement, si je n'eusse pas été si malade, une personne si
+réservée ne se serait jamais permis une pareille démarche.
+
+Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon coeur battait
+violemment. Partagé entre deux émotions diverses, j'étais pénétré d'un
+charme inexplicable. Ma panetière était si gaie, mon échanson si
+expansif et si doux, que j'aurais voulu déjeuner ainsi pendant toute
+l'éternité. Malheureusement, tout a un terme, même l'appétit d'un
+convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la
+curiosité de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec autant de
+sincérité que je l'avais fait la veille devant le pigeon. La pie
+m'écouta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui appartenir,
+et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde
+sensibilité. Mais, lorsque j'en fus à toucher le point capital qui
+causait ma peine, c'est-à-dire l'ignorance où j'étais de moi-même:
+
+--Plaisantez-vous? s'écria la pie; vous, un merle! vous, un pigeon! Fi
+donc! vous êtes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et très
+gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme
+qui dirait un coup d'éventail.
+
+--- Mais, madame la marquise, répondis-je, il me semble que, pour une
+pie, je suis d'une couleur, ne vous en déplaise...
+
+--Une pie russe, mon cher, vous êtes une pie russe! Vous ne savez pas
+qu'elles sont blanches? Pauvre garçon, quelle innocence[1]!
+
+[Note 1: On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.]
+
+--Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe, étant né au
+fond du Marais, dans une vieille écuelle cassée?
+
+--Ah! le bon enfant! Vous êtes de l'invasion, mon cher; croyez-vous
+qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous à moi, et laissez-vous faire; je veux
+vous emmener tout à l'heure et vous montrer les plus belles choses de la
+terre.
+
+--Où cela, madame, s'il vous plaît?
+
+--Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y mène.
+Vous n'aurez pas plus tôt été pie un quart d'heure, que vous ne voudrez
+plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes là une centaine, non pas
+de ces grosses pies de village qui demandent l'aumône sur les grands
+chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilées, lestes, et
+pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de
+sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose
+invariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques noires vous
+manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffira pour vous
+faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous
+attifer. Depuis le matin jusqu'à midi, nous nous attifons, et, depuis
+midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un arbre,
+le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la forêt s'élève un
+chêne immense, inhabité, hélas! C'était la demeure du feu roi Pie X, où
+nous allons en pèlerinage en poussant de bien gros soupirs; mais, à part
+ce léger chagrin, nous passons le temps à merveille. Nos femmes, ne sont
+pas plus bégueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos plaisirs sont
+purs et honnêtes, parce que notre coeur est aussi noble que notre langage
+est libre et joyeux. Notre fierté n'a pas de bornes, et, si un geai ou
+toute autre canaille vient par hasard à s'introduire chez nous, nous le
+plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures
+gens du monde, et les passereaux, les mésanges, les chardonnerets qui
+vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêtes à les aider, à
+les nourrir et à les défendre. Nulle part il n'y a plus de caquetage que
+chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous ne manquons pas de
+vieilles pies dévotes qui disent leurs patenôtres toute la journée, mais
+la plus éventée de nos jeunes commères peut passer, sans crainte d'un
+coup de bec, près de la plus sévère douairière. En un mot, nous vivons
+de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons.
+
+--Voilà qui est fort beau, madame, répliquai-je, et je serais
+certainement mal appris de ne point obéir aux ordres d'une personne
+comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi,
+de grâce, de dire un mot à cette bonne demoiselle qui est
+ici.--Mademoiselle, continuai-je en m'adressant à la tourterelle,
+parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois
+véritablement une pie russe?
+
+À cette question, la tourterelle baissa la tête, et devint rouge pâle,
+comme les rubans de Lolotte.
+
+--Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis...
+
+--Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui puisse
+vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si
+charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon coeur et ma patte à
+celle de vous qui en voudra, dès l'instant que je saurai si je suis pie
+ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus
+bas à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de tourtereau qui me
+tourmente singulièrement.
+
+--Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage, je
+ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous à travers ces
+coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une légère teinte...
+
+Elle n'osa en dire plus long.
+
+--O perplexité! m'écriai-je, comment savoir à quoi m'en tenir? comment
+donner mon coeur à l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement déchiré? O
+Socrate! quel précepte admirable, mais difficile à suivre, tu nous as
+donné, quand tu as dit: «Connais-toi toi-même!»
+
+Depuis le jour où une malheureuse chanson avait si fort contrarié mon
+père, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me vint à
+l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la vérité.
+«Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon père m'a mis à la porte dès le
+premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque
+effet sur ces dames.» Ayant donc commencé par m'incliner poliment, comme
+pour réclamer l'indulgence, à cause de la pluie que j'avais reçue, je me
+mis d'abord à siffler, puis à gazouiller, puis à faire des roulades,
+puis enfin à chanter à tue-tête, comme un muletier espagnol en plein
+vent.
+
+À mesure que je chantais, la petite pie s'éloignait de moi d'un air de
+surprise qui devint bientôt de la stupéfaction, puis qui passa à un
+sentiment d'effroi accompagné d'un profond ennui. Elle décrivait des
+cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop
+chaud qui vient de le brûler, mais auquel il voudrait pourtant goûter
+encore. Voyant l'effet de mon épreuve, et voulant la pousser jusqu'au
+bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je
+m'égosillais à chanter. Elle résista pendant vingt-cinq minutes à mes
+mélodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola à grand
+bruit, et regagna son palais de verdure. Quant à la tourterelle, elle
+s'était, presque dès le commencement, profondément endormie.
+
+--Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! ô écuelle
+maternelle! plus que jamais je reviens à vous!
+
+Au moment où je m'élançais pour partir, la tourterelle rouvrit les yeux.
+
+--Adieu, dit-elle, étranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom est
+Gourouli; souviens-toi de moi!
+
+--Belle Gourouli, lui répondis-je, vous êtes bonne, douce et charmante;
+je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous êtes couleur de rose;
+tant de bonheur n'est pas fait pour moi!
+
+
+
+
+IV
+
+
+Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de
+m'attrister.--Hélas! musique, hélas! poésie, me répétais-je en regagnant
+Paris, qu'il y a peu de coeurs qui vous comprennent!
+
+En faisant ces réflexions, je me cognai la tête contre celle d'un oiseau
+qui volait dans le sens opposé au mien. Le choc fut si rude et si
+imprévu, que nous tombâmes tous deux sur la cime d'un arbre qui, par
+bonheur, se trouva là. Après que nous nous fûmes un peu secoués, je
+regardai le nouveau venu, m'attendant à une querelle. Je vis avec
+surprise qu'il était blanc. À la vérité, il avait la tête un peu plus
+grosse que moi, et, sur le front, une espèce de panache qui lui donnait
+un air héroï-comique; de plus, il portait sa queue fort en l'air, avec
+une grande magnanimité: du reste, il ne me parut nullement disposé à la
+bataille. Nous nous abordâmes fort civilement, et nous nous fîmes de
+mutuelles excuses, après quoi nous entrâmes en conversation. Je pris la
+liberté de lui demander son nom et de quel pays il était.
+
+--Je suis étonné, me dit-il, que vous ne me connaissiez pas. Est-ce que
+vous n'êtes pas des nôtres?
+
+--En vérité, monsieur, répondis-je, je ne sais pas desquels je suis.
+Tout le monde me demande et me dit la même chose; il faut que ce soit
+une gageure qu'on ait faite.
+
+--Vous voulez rire, répliqua-t-il; votre plumage vous sied trop bien
+pour que je méconnaisse un confrère. Vous appartenez infailliblement à
+cette race illustre et vénérable qu'on nomme en latin _cacuata_, en
+langue savante _kakatoès_, et en jargon vulgaire catacois.
+
+--Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur
+pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en étais pas, et
+daignez m'apprendre à qui j'ai la gloire de parler.
+
+--Je suis, répondit l'inconnu, le grand poète Kacatogan. J'ai fait de
+puissants voyages, monsieur, des traversées arides et de cruelles
+pérégrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma muse a eu des
+malheurs. J'ai fredonné sous Louis XVI, monsieur, j'ai braillé pour la
+République, j'ai noblement chanté l'Empire, j'ai discrètement loué la
+Restauration, j'ai même fait un effort dans ces derniers temps, et je me
+suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siècle sans goût. J'ai
+lancé dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, de
+gracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames chevelus, des
+romans crépus, des vaudevilles poudrés et des tragédies chauves. En un
+mot, je puis me flatter d'avoir ajouté au temple des Muses quelques
+festons galants, quelques sombres créneaux et quelques ingénieuses
+arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore
+vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je rêvais à un poëme en
+un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez
+fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous être bon à quelque
+chose, je suis tout à votre service.
+
+--Vraiment, monsieur, vous le pouvez, répliquai-je, car vous me voyez en
+ce moment dans un grand embarras poétique. Je n'ose dire que je sois un
+poète, ni surtout un aussi grand poète que vous, ajoutai-je en le
+saluant, mais j'ai reçu de la nature un gosier qui me démange quand je
+me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. À vous dire la vérité,
+j'ignore absolument les règles.
+
+--Je les ai oubliées, dit Kacatogan, ne vous inquiétez pas de cela.
+
+--Mais il m'arrive, repris-je, une chose fâcheuse: c'est que ma voix
+produit sur ceux qui l'entendent à peu près le même effet que celle d'un
+certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire?
+
+--Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-même cet effet bizarre.
+La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable.
+
+--Eh bien! monsieur, vous qui me semblez être le Nestor de la poésie,
+sauriez-vous, je vous prie, un remède à ce pénible inconvénient?
+
+--Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je
+m'en suis fort tourmenté étant jeune, à cause qu'on me sifflait
+toujours; mais, à l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois que
+cette répugnance vient de ce que le public en lit d'autres que nous:
+cela le distrait..
+
+--Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est
+dur, pour une créature bien intentionnée, de mettre les gens en fuite
+dès qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le service
+de m'écouter, et me dire sincèrement votre avis?
+
+--Très volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles.
+
+Je me mis à chanter aussitôt, et j'eus la satisfaction de voir que
+Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, et,
+de temps en temps, il inclinait la tête d'un air d'approbation, avec une
+espèce de murmure flatteur. Mais je m'aperçus bientôt qu'il ne
+m'écoutait pas, et qu'il rêvait à son poème. Profitant d'un moment où je
+reprenais haleine, il m'interrompit tout à coup.
+
+--Je l'ai pourtant trouvée, cette rime! dit-il en souriant et en
+branlant la tête; c'est la soixante mille sept cent quatorzième qui sort
+de cette cervelle-là! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais lire
+cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en
+dira!
+
+Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir
+de m'avoir rencontré.
+
+
+
+
+V
+
+
+Resté seul et désappointé, je n'avais rien de mieux à faire que de
+profiter du reste du jour et de voler à tire-d'aile vers Paris.
+Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon
+avait été trop peu agréable pour me laisser un souvenir exact; en sorte
+que, au lieu d'aller tout droit, je tournai à gauche au Bourget, et,
+surpris par la nuit, je fus obligé de chercher un gîte dans les bois de
+Mortefontaine.
+
+Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais, qui,
+comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se
+chamaillaient de tous les côtés. Dans les buissons piaillaient les
+moineaux, en piétinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau
+marchaient gravement deux hérons, perchés sur leurs longues échasses;
+dans l'attitude de la méditation, Georges Dandins du lieu, attendant
+patiemment leurs femmes. D'énormes corbeaux, à moitié endormis, se
+posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus élevés, et
+nasillaient leurs prières du soir. Plus bas, les mésanges amoureuses se
+pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert ébouriffé
+poussait son ménage par derrière, pour le faire entrer dans le creux
+d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant
+en l'air comme des bouffées de fumée, et se précipitaient sur un
+arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes,
+des rouges-gorges, se groupaient légèrement sur des branches découpées,
+comme des cristaux sur une girandole. De toute part résonnaient des voix
+qui disaient bien distinctement:--Allons, ma femme!--Allons, ma
+fille!--Venez, ma belle!--Par ici, ma mie!--Me voilà, mon
+cher!--Bonsoir, ma maîtresse!--Adieu,--mes amis!--Dormez bien, mes
+enfants!
+
+Quelle position pour un célibataire que de coucher dans une pareille
+auberge! J'eus la tentation de me joindre à quelques oiseaux de ma
+taille, et de leur demander l'hospitalité.--La nuit, pensais-je, tous
+les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que de
+dormir poliment près d'eux?
+
+Je me dirigeai d'abord vers un fossé où se rassemblaient des étourneaux.
+Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et je
+remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorées et les
+pattes vernies: c'étaient les dandies de la forêt: Ils étaient assez
+bons enfants, et ne m'honorèrent d'aucune attention. Mais leurs propos
+étaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuité leurs
+tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement
+l'un à l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir.
+
+J'allai ensuite me percher sur une branche où s'alignaient une
+demi-douzaine d'oiseaux de différentes espèces. Je pris modestement la
+dernière place, à l'extrémité de la branche, espérant qu'on m'y
+souffrirait. Par malheur, ma voisine était une vieille colombe, aussi
+sèche qu'une girouette rouillée. Au moment où je m'approchai d'elle, le
+peu de plumes qui couvraient ses os étaient l'objet de sa sollicitude;
+elle feignait de les éplucher, mais elle eût trop craint d'en arracher
+une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son
+compte. À peine l'eus-je touchée du bout de l'aile, qu'elle se redressa
+majestueusement.
+
+--Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en pinçant le
+bec avec une pudeur britannique.
+
+Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta à bas avec une
+vigueur qui eût fait honneur à un portefaix.
+
+Je tombai dans une bruyère où dormait une grosse gelinotte. Ma mère
+elle-même, dans son écuelle, n'avait pas un tel air de béatitude. Elle
+était si rebondie, si épanouie, si bien assise sur son triple ventre,
+qu'on l'eût prise pour un pâté dont on avait mangé la croûte. Je me
+glissai furtivement près d'elle.
+
+--Elle ne s'éveillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une si bonne
+grosse maman ne peut pas être bien méchante. Elle ne le fut pas en
+effet. Elle ouvrit les yeux à demi, et me dit en poussant un léger
+soupir:
+
+--Tu me gênes, mon petit, va-t'en de là.
+
+Au même instant, je m'entendis appeler: c'étaient des grives qui, du
+haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir à elles.--Voilà enfin de
+bonnes âmes, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des folles,
+et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplumé qu'un billet
+doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas à juger que ces dames
+avaient mangé plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le faire; elles
+se soutenaient à peine sur les branches, et leurs plaisanteries de
+mauvaise compagnie, leurs éclats de rire et leurs chansons grivoises me
+forcèrent de m'éloigner.
+
+Je commençais à désespérer, et j'allais m'endormir dans un coin
+solitaire, lorsqu'un rossignol se mit à chanter. Tout le monde aussitôt
+fit silence. Hélas! que sa voix était pure! que sa mélancolie même
+paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords
+semblaient le bercer. Personne ne songeait à le faire taire, personne ne
+trouvait mauvais qu'il chantât sa chanson à pareille heure; son père ne
+le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite.
+
+--Il n'y a donc que moi, m'écriai-je, à qui il soit défendu d'être
+heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route
+dans les ténèbres, au risque d'être avalé par quelque hibou, que de me
+laisser déchirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres!
+
+Sur cette pensée, je me remis en chemin et j'errai longtemps au hasard.
+Aux premières clartés du jour, j'aperçus les tours de Notre-Dame. En un
+clin d'oeil j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards
+avant de reconnaître notre jardin. J'y volai plus vite que l'éclair...
+Hélas! il était vide... J'appelai en vain mes parents: personne ne me
+répondit. L'arbre où se tenait mon père, le buisson maternel, l'écuelle
+chérie, tout avait disparu. La cognée avait tout détruit; au lieu de
+l'allée verte où j'étais né, il ne restait qu'un cent de fagots.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour, mais
+ce fut peine perdue; ils s'étaient sans doute réfugiés dans quelque
+quartier éloigné, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles.
+
+Pénétré d'une tristesse affreuse, j'allai me percher sur la gouttière où
+la colère de mon père m'avait d'abord exilé. J'y passais les jours et
+les nuits à déplorer ma triste existence. Je ne dormais plus, je
+mangeais à peine: j'étais près de mourir de douleur.
+
+Un jour que je me lamentais comme à l'ordinaire:
+
+--Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque
+mon père me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tombé en route quand
+j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite
+marquise s'est bouché les oreilles dès que j'ai ouvert le bec; ni une
+tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-même, ronflait
+comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan n'a
+pas daigné m'écouter; ni un oiseau quelconque, enfin, puisque, à
+Mortefontaine, on m'a laissé coucher tout seul. Et cependant j'ai des
+plumes sur le corps; voilà des pattes et voilà des ailes. Je ne suis
+point un monstre, témoin Gourouli, et cette petite marquise elle-même,
+qui me trouvaient assez à leur gré. Par quel mystère inexplicable ces
+plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble
+auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?...
+
+J'allais poursuivre mes doléances, lorsque je fus interrompu par deux
+portières qui se disputaient dans la rue.
+
+--Ah, parbleu! dit l'une d'elles à l'autre, si tu en viens jamais à
+bout, je te fais cadeau d'un merle blanc!
+
+--Dieu juste! m'écriai-je, voilà mon affaire. O Providence! je suis fils
+d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc!
+
+Cette découverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes idées. Au lieu
+de continuer à me plaindre, je commençai à me rengorger et à marcher
+fièrement le long de la gouttière, en regardant l'espace d'un air
+victorieux.
+
+--C'est quelque chose, me dis-je, que d'être un merle blanc: cela ne se
+trouve point dans le pas d'un âne. J'étais bien bon de m'affliger de ne
+pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du génie, c'est le mien! Je
+voulais fuir le monde, je veux l'étonner! Puisque je suis cet oiseau
+sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et prétends me
+comporter comme tel, ni plus ni moins que le phénix, et mépriser le
+reste des volatiles. Il faut que j'achète les Mémoires d'Alfieri et les
+poèmes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera un
+noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donné. Oui, je veux
+ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait
+rare, je me ferai mystérieux. Ce sera une faveur, une gloire de me
+voir.--Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout
+bonnement pour de l'argent?
+
+--Fi donc! quelle indigne pensée! Je veux faire un poème comme
+Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les
+grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des
+notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je
+ne manquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isolement; mais ce sera
+de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel
+m'a refusé une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je
+prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les
+rossignols n'ont qu'à se bien tenir; je démontrerai, comme deux et deux
+font quatre, que leurs complaintes font mal au coeur, et que leur
+marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je
+veux me créer tout d'abord une puissante position littéraire. J'entends
+avoir autour de moi une cour composée, non pas seulement de
+journalistes, mais d'auteurs véritables et même de femmes de lettres.
+J'écrirai un rôle pour mademoiselle Rachel, et, si elle refuse de le
+jouer, je publierai à son de trompe que son talent est bien inférieur à
+celui d'une vieille actrice de province. J'irai à Venise, et je
+louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cité féerique,
+le beau palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par jour; là,
+je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de _Lara_ doit y
+avoir laissés. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un déluge
+de rimes croisées, calquées sur la strophe de Spencer, où je soulagerai
+ma grande âme; je ferai soupirer toutes les mésanges, roucouler toutes
+les tourterelles, fondre en larmes toutes les bécasses, et hurler toutes
+les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me
+montrerai inexorable et inaccessible à l'amour. En vain me
+pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir pitié des infortunées qu'auront
+séduites mes chants sublimes; à tout cela, je répondrai: Foin! O excès
+de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres
+traverseront les mers; la renommée, la fortune, me suivront partout;
+seul, je semblera! indifférent aux murmures de la foule qui
+m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un véritable
+écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié, mais complètement
+grognon et insupportable.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon premier
+ouvrage. C'était, comme je me l'étais promis, un poëme en quarante-huit
+chants. Il s'y trouvait bien quelques négligences, à cause de la
+prodigieuse fécondité avec laquelle je l'avais écrit; mais je pensai que
+le public d'aujourd'hui, accoutumé à la belle littérature qui s'imprime
+au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.
+
+J'eus un succès digne de moi, c'est-à-dire sans pareil. Le sujet de mon
+ouvrage n'était autre que moi-même: je me conformai en cela à la grande
+mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passées avec une
+fatuité charmante; je mettais le lecteur au fait de mille détails
+domestiques du plus piquant intérêt; la description de l'écuelle de ma
+mère ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais compté les
+rainures, les trous, les bosses, les éclats, les échardes, les clous,
+les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans,
+le dehors, les bords, le fond, les côtés, les plans inclinés, les plans
+droits; passant au contenu, j'avais étudié les brins d'herbe, les
+pailles, les feuilles sèches, les petits morceaux de bois, les
+graviers, les gouttes d'eau, les débris de mouches, les pattes de
+hannetons cassées qui s'y trouvaient: c'était une description
+ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimée tout d'une venue;
+il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautée. Je l'avais
+habilement coupée par morceaux, et entremêlée au récit, afin que rien
+n'en fût perdu; en sorte qu'au moment le plus intéressant et le plus
+dramatique arrivaient tout à coup quinze pages d'écuelle. Voilà, je
+crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point
+d'avarice, en profitera qui voudra.
+
+L'Europe entière fut émue à l'apparition de mon livre; elle dévora les
+révélations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en eût-il
+été autrement? Non seulement j'énumérais tous les faits qui se
+rattachaient à ma personne, mais je donnais encore au public un tableau
+complet de toutes les rêvasseries qui m'avaient passé par la tête depuis
+l'âge de deux mois; j'avais même intercalé au plus bel endroit une ode
+composée dans mon oeuf. Bien entendu d'ailleurs que je ne négligeais pas
+de traiter en passant le grand sujet qui préoccupe maintenant tant de
+monde: à savoir, l'avenir de l'humanité. Ce problème m'avait paru
+intéressant; j'en ébauchai, dans un moment de loisir, une solution qui
+passa généralement pour satisfaisante.
+
+On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de
+félicitation et des déclarations d'amour anonymes. Quant aux visites,
+je suivais rigoureusement le plan que je m'étais tracé; ma porte était
+fermée à tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir
+deux étrangers qui s'étaient annoncés comme étant de mes parents. L'un
+était un merle du Sénégal, et l'autre un merle de la Chine.
+
+--Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant à m'étouffer, que vous
+êtes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre poème
+immortel, la profonde souffrance du génie méconu! Si nous n'étions pas
+déjà aussi incompris que possible, nous le deviendrions après vous avoir
+lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime
+mépris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons par
+nous-mêmes, les peines secrètes que vous avez chantées! Voici deux
+sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous
+prions d'agréer.
+
+--Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon épouse a
+composée sur un passage de votre préface. Elle rend merveilleusement
+l'intention de l'auteur.
+
+--Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez
+doués d'un grand coeur et d'un esprit plein de lumières. Mais
+pardonnez-moi de vous faire une question. D'où vient votre mélancolie?
+
+--Eh! monsieur, répondit l'habitant du Sénégal, regardez comme je suis
+bâti. Mon plumage, il est vrai, est agréable à voir, et je suis revêtu
+de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais
+mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue
+je suis affublé! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux tiers.
+N'y a-t-il pas là de quoi se donner au diable?
+
+--Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus
+pénible. La queue de mon confrère balaye les rues; mais les polissons me
+montrent au doigt, à cause que je n'en ai point[2].
+
+[Note 2: Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du
+Sénégal sont exactes.]
+
+--Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon âme; il est toujours
+fâcheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais permettez-moi
+de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui
+vous ressemblent, et qui demeurent là depuis longtemps, fort
+paisiblement empaillées. De même qu'il ne suffit pas à une femme de
+lettres d'être dévergondée pour faire un bon livre, ce n'est pas non
+plus assez pour un merle d'être mécontent pour avoir du génie. Je suis
+seul de mon espèce, et je m'en afflige; j'ai peut-être tort, mais c'est
+mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que
+vous saurez dire.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Malgré la résolution que j'avais prise et le calme que j'affectais, je
+n'étais pas heureux. Mon isolement, pour être glorieux, ne m'en semblait
+pas moins pénible, et je ne pouvais songer sans effroi à la nécessité où
+je me trouvais de passer ma vie entière dans le célibat. Le retour du
+printemps, en particulier, me causait une gêne mortelle, et je
+commençais à tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu'une
+circonstance imprévue décida de ma vie entière.
+
+Il va sans dire que mes écrits avaient traversé la Manche, et que les
+Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce
+qu'ils comprennent. Je reçus un jour, de Londres, une lettre signée
+d'une jeune merlette:
+
+«J'ai lu votre poème, me disait-elle, et l'admiration que j'ai éprouvée
+m'a fait prendre la résolution de vous offrir ma main et ma personne.
+Dieu nous a créés l'un pour l'autre! Je suis semblable à vous, je suis
+une merlette blanche!...»
+
+On suppose aisément ma surprise et ma joie.--Une merlette blanche! me
+dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre!
+Je me hâtai de répondre à la belle inconnue, et je le fis d'une manière
+qui témoignait assez combien sa proposition m'agréait. Je la pressais de
+venir à Paris ou de me permettre de voler près d'elle. Elle me répondit
+qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle
+mettait ordre à ses affaires et que je la verrais bientôt.
+
+Elle vint, en effet, quelques jours après. O bonheur! c'était la plus
+jolie merlette du monde, et elle était encore plus blanche que moi.
+
+--Ah! mademoiselle, m'écriai-je, ou plutôt madame, car je vous considère
+des à présent comme mon épouse légitime, est-il croyable qu'une créature
+si charmante se trouvât sur la terre sans que la renommée m'apprît son
+existence? Bénis soient les malheurs que j'ai éprouvés et les coups de
+bec que m'a donnés mon père, puisque le ciel me réservait une
+consolation si inespérée! Jusqu'à ce jour, je me croyais condamné à une
+solitude éternelle, et, à vous parler franchement, c'était un rude
+fardeau à porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les
+qualités d'un père de famille. Acceptez ma main sans délai; marions-nous
+à l'anglaise, sans cérémonie, et partons ensemble pour la Suisse.
+
+--Je ne l'entends pas ainsi, me répondit la jeune merlette; je veux que
+nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de
+merles un peu bien nés y soient solennellement rassemblés. Des gens
+comme nous doivent à leur propre gloire de ne pas se marier comme des
+chats de gouttière. J'ai apporté une provision de _bank-notes_. Faites
+vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lésinez pas sur les
+rafraîchissements.
+
+Je me conformai aveuglément aux ordres de la blanche merlette. Nos noces
+furent d'un luxe écrasant; on y mangea dix mille mouches. Nous reçûmes
+la bénédiction nuptiale d'un révérend père Cormoran, qui était
+archevêque _in partibus_. Un bal superbe termina la journée; enfin, rien
+ne manqua à mon bonheur.
+
+Plus j'approfondissais le caractère de ma charmante femme, plus mon
+amour augmentait. Elle réunissait, dans sa petite personne, tous les
+agréments de l'âme et du corps. Elle était seulement un peu bégueule;
+mais j'attribuai cela à l'influence du brouillard anglais dans lequel
+elle avait vécu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat de la
+France ne dissipât bientôt ce léger nuage.
+
+Une chose qui m'inquiétait plus sérieusement, c'était une sorte de
+mystère dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur singulière,
+s'enfermant à clef avec ses caméristes, et passant ainsi des heures
+entières pour faire sa toilette, à ce qu'elle prétendait. Les maris
+n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur ménage. Il m'était arrivé
+vingt fois de frapper à l'appartement de ma femme sans pouvoir obtenir
+qu'on m'ouvrît la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un jour, entre
+autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit obligée
+de céder et de m'ouvrir un peu à la hâte, non sans se plaindre fort de
+mon importunité. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille pleine
+d'une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc d'Espagne. Je
+demandai à ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me répondit
+que c'était un opiat pour des engelures qu'elle avait.
+
+Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle défiance pouvait
+m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'était donnée à moi
+avec tant d'enthousiasme et une sincérité si parfaite? J'ignorais
+d'abord que ma bien-aimée fût une femme de plume; elle me l'avoua au
+bout de quelque temps, et elle alla même jusqu'à me montrer le manuscrit
+d'un roman où elle avait imité à la fois Walter Scott et Scarron. Je
+laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non
+seulement je me voyais possesseur d'une beauté incomparable, mais
+j'acquérais encore la certitude que l'intelligence de ma compagne était
+digne en tout point de mon génie. Dès cet instant, nous travaillâmes
+ensemble. Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait des
+rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la
+gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. Elle pondait ses
+romans avec une facilité presque égale à la mienne, choisissant toujours
+les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des
+meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant toujours soin, en
+passant, d'attaquer le gouvernement et de prêcher l'émancipation des
+merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son esprit, aucun tour
+de force à sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni
+de faire un plan avant de se mettre à l'oeuvre. C'était le type de la
+merlette lettrée.
+
+Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur inaccoutumée, je
+m'aperçus qu'elle suait à grosses gouttes, et je fus étonné devoir en
+même temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos.
+
+--Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous êtes malade?
+
+Elle parut d'abord un peu effrayée et même penaude; mais la grande
+habitude qu'elle avait du monde l'aida bientôt à reprendre l'empire
+admirable qu'elle gardait toujours sur elle-même. Elle me dit que
+c'était une tache d'encre, et qu'elle y était fort sujette dans ses
+moments d'inspiration.
+
+--Est-ce que ma femme déteint? me dis-je tout bas. Cette pensée
+m'empêcha de dormir. La bouteille de colle me revint en mémoire.--O
+ciel! m'écriai-je, quel soupçon! Cette créature céleste ne serait-elle
+qu'une peinture, un léger badigeon? se serait-elle vernie pour abuser de
+moi?... Quand je croyais presser sur mon coeur la soeur de mon âme, l'être
+prévilégié créé pour moi seul, n'aurais-je donc épousé que de la farine?
+
+Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en
+affranchir. Je fis l'achat d'un baromètre, et j'attendis avidement qu'il
+vint à faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme à la
+campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'épreuve d'une
+lessive. Mais nous étions en plein juillet; il faisait un beau temps
+effroyable.
+
+L'apparence du bonheur et l'habitude d'écrire avaient fort excité ma
+sensibilité. Naïf comme j'étais, il m'arrivait parfois, en travaillant,
+que le sentiment fût plus fort que l'idée, et de me mettre à pleurer en
+attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute
+faiblesse masculine enchante l'orgueil féminin. Une certaine nuit que je
+limais une rature, selon le précepte de Boileau, il advint à mon coeur de
+s'ouvrir.
+
+--O Loi! dis-je à ma chère merlette, toi, la seule et la plus aimée!
+toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire,
+métamorphosent pour moi l'univers, vie de mon coeur, sais-tu combien je
+t'aime? Pour mettre en vers une idée banale déjà usée par d'autres
+poètes, un peu d'étude et d'attention me font aisément trouver des
+paroles; mais où en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta beauté
+m'inspire? Le souvenir même de mes peines passées pourrait-il me fournir
+un mot pour te parler de mon bonheur présent? Avant que tu fusses venue
+à moi, mon isolement était celui d'un orphelin exilé; aujourd'hui, c'est
+celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre jusqu'à ce
+que la mort en fasse un débris, dans cette petite cervelle enfiévrée, où
+fermente une inutile pensée, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma belle,
+que rien ne peut être qui ne soit à toi? Écoute ce que mon cerveau peut
+dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon génie fût
+une perle, et que tu fusses Cléopâtre!
+
+En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle déteignait
+visiblement. À chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une
+plume, non pas même noire, mais du plus vieux roux (je crois qu'elle
+avait déjà déteint autre part). Après quelques minutes
+d'attendrissement, je me trouvai vis-à-vis d'un oiseau décollé et
+désenfariné, identiquement semblable aux merles les plus plats et les
+plus ordinaires.
+
+Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche était inutile.
+J'aurais bien pu, à la vérité, considérer le cas comme rédhibitoire, et
+faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte? N'était-ce
+pas assez de mon malheur? Je pris mon courage à deux pattes, je résolus
+de quitter le monde, d'abandonner la carrière des lettres, de fuir dans
+un désert, s'il était possible, d'éviter à jamais l'aspect d'une
+créature vivante, et de chercher, comme Alceste,
+
+ Un endroit écarté,
+ Où d'être un merle blanc on eût la liberté!
+
+
+
+
+X
+
+
+Je m'envolai là-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui est le hasard
+des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette
+fois, on était couché.--Quel mariage! me disais-je, quelle équipée!
+C'est certainement à bonne intention que cette pauvre enfant s'est mis
+du blanc; mais je n'en suis pas moins à plaindre, ni elle moins rousse.
+
+Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait à
+plein coeur du bienfait de Dieu qui le rend si supérieur aux poètes, et
+donnait librement sa pensée au silence qui l'entourait. Je ne pus
+résister à la tentation d'aller à lui et de lui parler.
+
+--Que vous êtes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez tant que
+vous voulez, et très bien, et tout le monde écoute; mais vous avez une
+femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, la
+pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien auprès de
+vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chanté aussi,
+monsieur, et c'est pitoyable. J'ai rangé des mots en bataille comme des
+soldats prussiens, et j'ai coordonné des fadaises pendant que vous
+étiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre?
+
+--Oui, me répondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous croyez.
+Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose:
+Sadi, le Persan, en a parlé. Je m'égosille toute la nuit pour elle, mais
+elle dort et ne m'entend pas. Son calice est fermé à l'heure qu'il est:
+elle y berce un vieux scarabée,--et demain matin, quand je regagnerai
+mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle
+s'épanouira, pour qu'une abeille lui mange le coeur!
+
+
+FIN DE L'HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
+
+
+Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la forme
+d'une piquante allégorie, quelque peinture de moeurs d'une vérité
+frappante, ou quelque trait de critique littéraire plein de raison et de
+verve gauloise. Les souffrances, les déceptions, les chagrins des poètes
+en général, et ceux de l'auteur en particulier, y sont présentés
+gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au
+lecteur l'injure de lui en donner l'explication.
+
+L'_Histoire d'un merle blanc_ a paru pour la première fois dans les
+_Scènes de la vie privée des animaux_, ouvrage publié par livraisons et
+illustré par le crayon de Grandville.
+
+
+
+
+PIERRE ET CAMILLE
+
+1844
+
+I
+
+
+Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitté le service
+en 1760. Bien qu'il fût jeune encore, et que sa fortune lui permît de
+paraître avantageusement à la cour, il s'était lassé de bonne heure de
+la vie de garçon et des plaisirs de Paris. Il se retira près du Mans,
+dans une jolie maison de campagne. Là, au bout de peu de temps, la
+solitude, qui lui avait d'abord été agréable, lui sembla pénible. Il
+sentit qu'il lui était difficile de rompre tout à coup avec les
+habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitté le monde;
+mais, ne pouvant se résoudre à vivre seul, il prit le parti de se
+marier, et de trouver, s'il était possible, une femme qui partageât son
+goût pour le repos et pour la vie sédentaire qu'il était décidé à mener.
+
+Il ne voulait point que sa femme fût belle; il ne la voulait pas laide,
+non plus; il désirait qu'elle eût de l'instruction et de l'intelligence,
+avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout,
+c'était de la gaieté et une humeur égale, qu'il regardait, dans une
+femme, comme les premières des qualités.
+
+La fille d'un négociant retiré, qui demeurait dans le voisinage, lui
+plut. Comme le chevalier ne dépendait de personne, il ne s'arrêta pas à
+la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un
+marchand. Il adressa à la famille une demande qui fut accueillie avec
+empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut
+conclu.
+
+Jamais alliance ne fut formée sous de meilleurs et de plus heureux
+auspices. À mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier découvrit
+en elle de nouvelles qualités et une douceur de caractère inaltérable.
+Elle, de son côté, se prit pour son mari d'un amour extrême. Elle ne
+vivait qu'en lui, ne songeait qu'à lui complaire, et, bien loin de
+regretter les plaisirs de son âge qu'elle lui sacrifiait, elle
+souhaitait que son existence entière pût s'écouler dans une solitude
+qui, de jour en jour, lui devenait plus chère.
+
+Cette solitude n'était cependant pas complète. Quelques voyages à la
+ville, la visite régulière de quelques amis y faisaient diversion de
+temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir fréquemment les
+parents de sa femme, en sorte qu'il semblait à celle-ci qu'elle n'avait
+pas quitté la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras de son
+mari pour se retrouver dans ceux de sa mère, et jouissait ainsi d'une
+faveur que la Providence accorde à bien peu de gens, car il est rare
+qu'un bonheur nouveau ne détruise pas un ancien bonheur.
+
+M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bonté que sa femme; mais
+les passions de sa jeunesse, l'expérience qu'il paraissait avoir faite
+des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la mélancolie. Cécile
+(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces
+moments de tristesse. Quoiqu'il n'y eût en elle, à ce sujet, ni
+réflexion ni calcul, son coeur l'avertissait aisément de ne pas se
+plaindre de ces légers nuages qui détruisent tout dès qu'on les regarde,
+et qui ne sont rien quand on les laisse passer.
+
+La famille de Cécile était composée de bonnes gens, marchands enrichis
+par le travail, et dont la vieillesse était, pour ainsi dire, un
+perpétuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaieté du repos, achetée
+par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des moeurs de
+Versailles et même des soupers de mademoiselle Quinault, il se plaisait
+à ces façons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles pour lui.
+Cécile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore, qui
+s'appelait Giraud. Il avait été maître maçon, puis il était devenu peu à
+peu architecte; à tout cela il avait gagné une vingtaine de mille livres
+de rente. La maison du chevalier était fort à son goût, et il y était
+toujours bien reçu, quoiqu'il y arrivât quelquefois couvert de plâtre
+et de poussière; car, en dépit des ans et de ses vingt mille livres, il
+ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle.
+Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il pérorât
+au dessert.--Vous êtes heureux, mon neveu, disait-il souvent au
+chevalier: vous êtes riche, jeune, vous avez une bonne petite femme, une
+maison pas trop mal bâtie; il ne vous manque rien, il n'y a rien à dire;
+tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et répète que vous
+êtes heureux.
+
+Un jour, Cécile, entendant ces mots, et se penchant vers son
+mari:--N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai,
+pour que tu te le laisses dire en face?
+
+Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle était
+enceinte. Il y avait derrière la maison une petite colline d'où l'on
+découvrait tout le domaine. Les deux époux s'y promenaient souvent
+ensemble. Un soir qu'ils y étaient assis sur l'herbe:
+
+--Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit Cécile. Penses-tu
+cependant qu'il eût tout à fait raison? Es-tu parfaitement heureux?
+
+--Autant qu'un homme peut l'être, répondit le chevalier, et je ne vois
+rien qui puisse ajouter à mon bonheur.
+
+--Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit Cécile, car il me serait
+aisé de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous est
+absolument nécessaire.
+
+Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle
+voulait prendre un détour pour lui confier un caprice de femme. Il fit,
+en plaisantant, mille conjectures, et à chaque question, les rires de
+Cécile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils s'étaient levés et ils
+descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invité par la
+pente rapide, il allait entraîner sa femme, lorsque celle-ci s'arrêta,
+et s'appuyant sur l'épaule du chevalier:
+
+--Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si vite.
+Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons là sous mes
+paniers.
+
+Presque tous leurs entretiens, à compter de ce jour, n'eurent plus qu'un
+sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins à lui donner, de
+la manière dont ils l'élèveraient, des projets qu'ils formaient déjà
+pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme prît toutes les
+précautions possibles pour conserver le trésor qu'elle portait. Il
+redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura la
+grossesse de Cécile ne fut qu'une longue et délicieuse ivresse, pleine
+des plus douces espérances.
+
+Le terme fixé par la nature arriva; un enfant vint au monde, beau comme
+le jour. C'était une fille, qu'on appela Camille. Malgré l'usage général
+et contre l'avis même des médecins, Cécile voulut la nourrir elle-même.
+Son orgueil maternel était si flatté de la beauté de sa fille, qu'il fut
+impossible de l'en séparer; il était vrai que l'on n'avait vu que bien
+rarement à un enfant nouveau-né des traits aussi réguliers et aussi
+remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent à la lumière,
+brillèrent d'un éclat extraordinaire. Cécile, qui avait été élevée au
+couvent, était extrêmement pieuse. Ses premiers pas, dès qu'elle put se
+lever, furent pour aller à l'église rendre grâces à Dieu.
+
+Cependant, l'enfant commença à prendre des forces et à se développer. À
+mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une
+immobilité étrange. Aucun bruit ne semblait la frapper; elle était
+insensible à ces mille discours que les mères adressent à leurs
+nourrissons; tandis qu'on chantait en la berçant, elle restait les yeux
+fixes et ouverts, regardant avidement la clarté de la lampe, et ne
+paraissant rien entendre. Un jour qu'elle était endormie, une servante
+renversa un meuble; la mère accourut aussitôt, et vit avec étonnement
+que l'enfant ne s'était pas réveillée. Le chevalier fut effrayé de ces
+indices trop clairs pour qu'on pût s'y tromper. Dès qu'il les eut
+observés avec attention, il comprit à quel malheur sa fille était
+condamnée. La mère voulut en vain s'abuser, et, par tous les moyens
+imaginables, détourner les craintes de son mari. Le médecin fut appelé,
+et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre
+Camille était privée de l'ouïe, et par conséquent de la parole.
+
+
+
+
+II
+
+
+La première pensée de la mère avait été de demander si le mal était sans
+remède, et on lui avait répondu qu'il y avait des exemples de guérison.
+Pendant un an, malgré l'évidence, elle conserva quelque espoir; mais
+toutes les ressources de l'art échouèrent, et, après les avoir épuisées,
+il fallut enfin y renoncer.
+
+Malheureusement à cette époque, où tant de préjugés furent détruits et
+remplacés, il en existait un impitoyable contre ces pauvres créatures
+qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants distingués ou
+des hommes seulement poussés par un sentiment charitable, avaient, il
+est vrai, dès longtemps, protesté contre cette barbarie. Chose bizarre,
+c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizième siècle, a deviné et
+essayé cette tâche, crue alors impossible, d'apprendre aux muets à
+parler sans parole. Son exemple avait été suivi en Italie, en Angleterre
+et en France, à différentes reprises. Bonnet, Wallis, Bulwer, Van
+Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention
+chez eux avait été meilleure que l'effet; un peu de bien avait été opéré
+çà et là, à l'insu du monde, presque au hasard, sans aucun fruit.
+Partout, même à Paris, au sein de la civilisation la plus avancée, les
+sourds-muets étaient regardés comme une espèce d'êtres à part, marqués
+du sceau de la colère céleste. Privés de la parole, on leur refusait la
+pensée. Le cloître pour ceux qui naissaient riches, l'abandon pour les
+pauvres, tel était leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que de
+pitié.
+
+Le chevalier tomba peu à peu dans le plus profond chagrin. Il passait la
+plus grande partie du jour seul, enfermé dans son cabinet, ou se
+promenait dans les bois. Il s'efforçait, lorsqu'il voyait sa femme, de
+montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain.
+Madame des Arcis, de son côté, n'était pas moins triste. Un malheur
+mérité peut faire verser des larmes, presque toujours tardives et
+inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en décourageant
+la piété.
+
+Ces deux nouveaux mariés, faits pour s'aimer et qui s'aimaient,
+commencèrent ainsi à se voir avec peine et à s'éviter dans les mêmes
+allées où ils venaient de se parler d'un espoir si prochain, si
+tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa
+maison de campagne, n'avait pensé qu'au repos; le bonheur avait semblé
+l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison;
+l'amour était venu, il était réciproque. Un obstacle terrible se plaçait
+tout à coup entre eux, et cet obstacle était précisément l'objet même
+qui eût dû être un lien sacré.
+
+Ce qui causa cette séparation soudaine et tacite, plus affreuse qu'un
+divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la mère, en dépit
+du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier,
+quoi qu'il voulût faire, malgré sa patience et sa bonté, ne pouvait
+vaincre l'horreur que lui inspirait cette malédiction de Dieu tombée sur
+lui.
+
+--Pourrais-je donc haïr ma fille? se demandait-il souvent durant ses
+promenades solitaires. Est-ce sa faute si la colère du ciel l'a frappée?
+Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher à adoucir la douleur
+de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? À quelle
+triste existence est-elle réservée si moi, son père, je l'abandonne? que
+deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est à moi de me résigner.
+Qui en prendra soin? qui relèvera? qui la protégera? Elle n'a au monde
+que sa mère et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura jamais
+ni frère ni soeur; c'est assez d'une malheureuse de plus au monde. Sous
+peine de manquer de coeur, je dois consacrer ma vie à lui faire supporter
+la sienne.
+
+Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait à la maison avec la ferme
+intention de remplir ses devoirs de père et de mari; il trouvait son
+enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait
+les mains de Cécile entre les siennes: on lui avait parlé, disait-il,
+d'un médecin célèbre, qu'il allait faire venir; rien n'était encore
+décidé; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant ainsi, il
+soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais
+d'affreuses pensées le saisissaient malgré lui; l'idée de l'avenir, la
+vue de ce silence, de cet être inachevé, dont les sens étaient fermés,
+la réprobation, le dégoût, la pitié, le mépris du monde, l'accablaient.
+Son visage pâlissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant à sa
+mère, et se détournait pour cacher ses larmes.
+
+C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son
+coeur avec une sorte de tendresse désespérée et ce plein regard de
+l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle
+ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre,
+posait Camille dans son berceau, et passait des heures entières, muette
+comme elle, à la regarder.
+
+Cette espèce d'exaltation sombre et passionnée devint si forte, qu'il
+n'était pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le plus
+absolu pendant des journées. On lui adressait en vain la parole. Il
+semblait qu'elle voulût savoir par elle-même ce que c'était que cette
+nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre.
+
+Elle parlait par signes à l'enfant et savait seule se faire comprendre.
+Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-même, semblaient
+étrangers à Camille. La mère de madame des Arcis, femme d'un esprit
+assez vulgaire, ne venait guère à Chardonneux[3] (ainsi se nommait la
+terre du chevalier) que pour déplorer le malheur arrivé à son gendre et
+à sa chère Cécile. Croyant faire preuve de sensibilité, elle s'apitoyait
+sans relâche sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui
+échappa de dire un jour:--Mieux eût valu pour elle ne pas être
+née.--Qu'auriez-vous donc fait si j'étais ainsi? répliqua Cécile presque
+avec l'accent de la colère.
+
+[Note 3: Il y a près du Mans un château de ce nom. L'auteur y passa
+quelques jours en septembre 1829.]
+
+L'oncle Giraud, le maître maçon, ne trouvait pas grand mal à ce que sa
+petite nièce fût muette:--J'ai eu, disait-il, une femme si bavarde, que
+je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme préférable.
+Cette petite-là est sûre d'avance de ne jamais tenir de mauvais propos,
+ni d'en écouter, de ne pas impatienter toute une maison en chantant de
+vieux airs d'opéra, qui sont tous pareils; elle ne sera pas querelleuse,
+elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait
+jamais; elle ne s'éveillera pas si son mari tousse, ou bien s'il se lève
+plus tôt qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne rêvera pas tout
+haut, elle sera discrète; elle y verra clair, les sourds ont de bons
+yeux; elle pourra régler un mémoire, quand elle ne ferait que compter
+sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner,
+comme les propriétaires à propos de la moindre bâtisse; elle saura
+d'elle-même une chose très bonne qui ne s'apprend d'ordinaire que
+difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le coeur
+à sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du miel au
+bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle
+n'entendra pas, à dîner, les rabat-joie qui font des périodes; elle sera
+jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera
+pas obligée, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se promener. Ma
+foi, si j'étais jeune, je l'épouserais très bien quand elle sera grande,
+et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais très
+bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait.
+
+Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de gaieté
+rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient
+s'empêcher de sourire tous deux à cette bonhomie un peu brusque, mais
+respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part.
+Mais le mal était là; tout le reste de la famille regardait avec des
+yeux effrayés et curieux ce malheur, qui était une rareté. Quand ils
+venaient en carriole du gué de Mauny[4], ces braves gens se mettaient en
+cercle avant dîner, tâchant de voir et de raisonner, examinant tout d'un
+air d'intérêt, prenant un visage composé, se consultant tout bas pour
+savoir quoi dire, tentant quelquefois de détourner la pensée commune par
+une grosse remarque sur un fétu. La mère restait devant eux, sa fille
+sur ses genoux, sa gorge découverte, quelques gouttes de lait coulant
+encore. Si Raphaël eût été de la famille, la Vierge à la Chaise aurait
+pu avoir une soeur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en était
+d'autant plus belle.
+
+[Note 4: Le gué de Mauny est un site pittoresque des environs du
+Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.]
+
+
+
+
+III
+
+
+La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa
+tâche, mais fidèlement. Camille n'avait que ses yeux au service de son
+âme; ses premiers gestes furent, comme l'avaient été ses premiers
+regards, dirigés vers la lumière. Le plus pâle rayon de soleil lui
+causait des transports de joie.
+
+Lorsqu'elle commença à se tenir debout et à marcher, une curiosité très
+marquée lui fit examiner et toucher tous les objets qui l'environnaient,
+avec une délicatesse mêlée de crainte et de plaisir, qui tenait de la
+vivacité de l'enfant, et déjà de la pudeur de la femme. Son premier
+mouvement était de courir vers tout ce qui lui était nouveau, comme pour
+le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours à
+moitié chemin en regardant sa mère, comme pour la consulter. Elle
+ressemblait alors à l'hermine, qui, dit-on, s'arrête et renonce à la
+route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de
+gravier pourrait tacher sa fourrure.
+
+Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le
+jardin. C'était une chose étrange que la manière dont elle les
+regardait parler. Ces enfants, à peu près du même âge qu'elle,
+essayaient, bien entendu, de répéter des mots estropiés par leurs
+bonnes, et tâchaient, en ouvrant les lèvres, d'exercer leur intelligence
+au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement à la pauvre fille.
+Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle étendait les mains
+vers ses petites compagnes, qui, de leur côté, reculaient effrayées
+devant cette autre expression de leur propre pensée.
+
+Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec anxiété
+les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle eût
+pu deviner que l'abbé de l'Épée allait bientôt venir et apporter la
+lumière dans ce monde de ténèbres, quelle n'eût pas été sa joie! Mais
+elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard,
+que le courage et la piété d'un homme allaient détruire. Singulière
+chose qu'un prêtre en voie plus qu'une mère, et que l'esprit, qui
+discerne, trouve ce qui manque au coeur, qui souffre!
+
+Quand les petites amies de Camille furent en âge de recevoir les
+premières instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant commença à
+témoigner une très grande tristesse de ce qu'on n'en faisait pas autant
+pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille
+institutrice anglaise qui faisait épeler à grand'peine un enfant et le
+traitait sévèrement. Camille assistait à la leçon, regardait avec
+étonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et tâchant,
+pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il était
+grondé.
+
+Les leçons de musique furent pour elle le sujet d'une peine bien plus
+vive. Debout près du piano, elle roidissait et remuait ses petits doigts
+en regardant la maîtresse de tous ses grands yeux, qui étaient très
+noirs et très beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait là, et
+frappait quelquefois sur les touches d'une façon en même temps douce et
+irritée.
+
+L'impression que les êtres ou les objets extérieurs produisaient sur les
+autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les
+choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se
+montrer du doigt ces mêmes objets et échanger entre eux ce mouvement des
+lèvres qui lui était inintelligible, alors recommençait son chagrin.
+Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de
+bois, elle traçait presque machinalement sur le sable quelques lettres
+majuscules qu'elle avait vu épeler à d'autres, et qu'elle considérait
+attentivement.
+
+La prière du soir, que le voisin faisait faire régulièrement à ses
+enfants tous les jours, était pour Camille une énigme qui ressemblait à
+un mystère. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les mains
+sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation:
+
+--Ôtez-moi cette petite, disait-il; épargnez-moi cette singerie.--Je
+prends sur moi d'en demander pardon à Dieu, répondit un jour la mère.
+
+Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre faculté que
+les Écossais appellent la double vue, que les partisans du magnétisme
+veulent faire admettre, et que les médecins rangent, la plupart du
+temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir
+ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien
+eût pu l'avertir de leur arrivée.
+
+Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec une
+certaine crainte, mais ils l'évitaient quelquefois d'un air de mépris.
+Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de pitié dont parle La
+Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en
+riant, lui demandant de répondre. Ces petites rondes des enfants, qui se
+danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait à
+la promenade, déjà à demi jeune fille, et quand venait le vieux refrain:
+
+ Entrez dans la danse,
+ Voyez comme on danse...
+
+seule à l'écart, appuyée sur un banc, elle suivait la mesure, en
+balançant sa jolie tête, sans essayer de se mêler au groupe, mais avec
+assez de tristesse et de gentillesse pour faire pitié.
+
+L'une des plus grandes tâches qu'essaya cet esprit maltraité fut de
+vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait l'arithmétique. Il
+s'agissait d'un calcul fort aisé et fort court. La voisine se débattait
+contre quelques chiffres un peu embrouillés. Le total ne se montait
+guère à plus de douze ou quinze unités. La voisine comptait sur ses
+doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider, étendit
+ses deux mains ouvertes. On lui avait donné, à elle aussi, les premières
+et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre.
+Un animal intelligent, un oiseau même, compte d'une façon ou d'une
+autre, que nous ne savons pas, jusqu'à deux ou trois. Une pie, dit-on, a
+compté jusqu'à cinq. Camille, dans cette circonstance, aurait eu à
+compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'à dix. Elle les tenait
+ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne volonté,
+qu'on l'eût prise pour un honnête homme qui ne peut pas payer.
+
+La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille n'en
+donnait aucun indice.--C'est pourtant drôle, disait le chevalier, qu'une
+petite fille ne comprenne pas un bonnet! À de pareils propos, madame des
+Arcis souriait tristement.--Elle est pourtant belle! disait-elle à son
+mari; et en même temps, avec douceur, elle poussait un peu Camille pour
+la faire marcher devant son père, afin qu'il vît mieux sa taille, qui
+commençait à se former, et sa démarche encore enfantine, qui était
+charmante.
+
+À mesure qu'elle avançait en âge, Camille se prit de passion, non pour
+la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les églises, qu'elle
+voyait. Peut-être avait-elle dans l'âme cet instinct invincible qui fait
+qu'un enfant de dix ans conçoit et garde le projet de prendre une robe
+de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer
+ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indifférents et même des
+philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais
+elle existe.
+
+«Lorsque j'étais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne voyais que le
+ciel,» est certainement un mot sublime, écrit, comme on sait, par un
+sourd-muet. Camille était bien loin de tant de force. L'image grossière
+de la Vierge, badigeonnée de blanc de céruse, sur un fond de plâtre
+frotté de bleu, à peu près comme l'enseigne d'une boutique; un enfant de
+choeur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont la
+voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans
+que Camille en pût rien entendre; la démarche du suisse, les airs du
+bedeau,--qui sait ce qui fait lever les yeux à un enfant? Mais
+qu'importe, dès que ces yeux se lèvent?
+
+
+
+
+IV
+
+
+--Elle est pourtant belle! se répétait le chevalier, et Camille l'était
+en effet. Dans le parfait ovale d'un visage régulier, sur des traits
+d'une pureté et d'une fraîcheur admirables, brillait, pour ainsi dire,
+la clarté d'un bon coeur. Camille était petite, non point pâle, mais très
+blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son
+naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance dès que le
+malheur venait la toucher; pleine de grâce dans tous ses mouvements,
+d'esprit et quelquefois d'énergie dans sa petite pantomime,
+singulièrement industrieuse à se faire entendre, vive à comprendre,
+toujours obéissante dès qu'elle avait compris. Le chevalier restait
+aussi parfois, comme madame des Arcis, à regarder sa fille sans parler.
+Tant de grâce et de beauté, joint à tant de malheur et d'horreur, était
+près de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent Camille avec
+une sorte de transport, en disant tout haut:--Je ne suis cependant pas
+un méchant homme!
+
+Il y avait une allée dans le bois, au fond du jardin, où le chevalier
+avait l'habitude de se promener après le déjeuner. De la fenêtre de sa
+chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir derrière les
+arbres. Elle n'osait guère l'y aller retrouver. Elle regardait, avec un
+chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait été pour elle plutôt un
+amant qu'un époux, dont elle n'avait jamais reçu un reproche, à qui elle
+n'en avait jamais eu un seul à faire, et qui n'avait plus le courage de
+l'aimer parce qu'elle était mère.
+
+Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle
+comme un ange, le coeur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui
+devait avoir lieu dans un château voisin. Madame des Arcis voulait y
+mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le
+monde et sur son mari la beauté de sa fille. Elle avait passé des nuits
+sans sommeil à chercher quelle robe elle lui mettrait; elle avait formé
+sur ce projet les plus douces espérances.--Il faudra bien, se
+disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour
+toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la
+plus belle.
+
+Dès que le chevalier vit sa femme venir à lui, il s'avança au-devant
+d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une
+galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne s'écartait
+jamais, malgré sa bonhomie naturelle. Ils commencèrent par échanger
+quelques mots insignifiants, puis ils se mirent à marcher l'un à côté de
+l'autre.
+
+Madame des Arcis cherchait de quelle manière elle proposerait à son mari
+de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une
+détermination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille, celle
+de ne plus voir le monde. La seule pensée d'exposer son malheur aux yeux
+des indifférents ou des malveillants mettait le chevalier presque hors
+de lui. Il avait annoncé formellement sa volonté sur ce sujet. Il
+fallait donc que madame des Arcis trouvât un biais, un prétexte
+quelconque, non seulement pour exécuter son dessein, mais pour en
+parler.
+
+Pendant ce temps-là, le chevalier paraissait réfléchir beaucoup de son
+côté. Il fut le premier à rompre le silence. Une affaire survenue à un
+de ses parents, dit-il à sa femme, venait d'occasionner de grands
+dérangements de fortune dans sa famille; il était important pour lui de
+surveiller les gens chargés des mesures à prendre; ses intérêts, et par
+conséquent ceux de madame des Arcis elle-même, couraient le risque
+d'être compromis faute de soin. Bref, il annonça qu'il était obligé de
+faire un court voyage en Hollande, où il devait s'entendre avec son
+banquier; il ajouta que l'affaire était extrêmement pressée, et qu'il
+comptait partir dès le lendemain matin.
+
+Il n'était que trop facile à madame des Arcis de comprendre le motif de
+ce voyage. Le chevalier était bien éloigné de songer à abandonner sa
+femme; mais, en dépit de lui-même, il éprouvait un besoin irrésistible
+de s'isoler tout à fait pendant quelque temps, ne fût-ce que pour
+revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du temps,
+ce besoin de solitude à l'homme comme la souffrance physique aux
+animaux.
+
+Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne répondit que
+par ces phrases banales qu'on a toujours sur les lèvres quand on ne peut
+pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le
+chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette
+démarche, et ne s'y opposait en aucune façon. Tandis qu'elle parlait, la
+douleur lui serrait le coeur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et
+s'assit sur un banc.
+
+Là, elle resta plongée dans une rêverie profonde, les regards fixes, les
+mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande
+joie ni grands plaisirs. Sans être une femme d'un esprit élevé, elle
+sentait assez fortement et elle était d'une famille assez commune pour
+avoir quelque peu souffert. Son mariage avait été pour elle un bonheur
+tout à fait imprévu, tout à fait nouveau; un éclair avait brillé devant
+ses yeux au milieu de longues et froides journées, maintenant la nuit la
+saisissait.
+
+Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier détournait les yeux, et
+semblait impatient de rentrer à la maison. Il se levait et se rasseyait.
+Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils
+rentrèrent ensemble.
+
+L'heure du dîner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se trouvait
+malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre était un
+prie-Dieu où elle resta à genoux jusqu'au soir. Sa femme de chambre
+entra plusieurs fois, ayant reçu du chevalier l'ordre secret de veiller
+sur elle; elle ne répondit pas à ce qu'on lui disait. Vers huit heures
+du soir elle sonna, demanda la robe commandée à l'avance pour sa fille,
+et qu'on mit le cheval à la voiture. Elle fit avertir en même temps le
+chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y
+accompagnât.
+
+Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus
+légère. Sur ce corps bien-aimé, dont les contours commençaient à se
+dessiner, la mère posa une petite parure simple et fraîche. Une robe de
+mousseline blanche brodée, des petits souliers de satin blanc, un
+collier de graines d'Amérique sur le cou, une couronne de bluets sur la
+tête, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec orgueil et
+sautait de joie. La mère, vêtue d'une robe de velours, comme quelqu'un
+qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psyché, et
+l'embrassait coup sur coup, en répétant: Tu es belle, tu es belle!
+lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune émotion
+apparente, demanda à son domestique si on avait attelé, et à son mari
+s'il venait. Le chevalier donna la main à sa femme, et l'on alla au bal.
+
+C'était la première fois qu'on voyait Camille. On avait beaucoup entendu
+parler d'elle. La curiosité dirigea tous les regards vers la petite
+fille dès qu'elle parut. On pouvait s'attendre à ce que madame des
+Arcis montrât quelque embarras et quelque inquiétude; il n'en fut rien.
+Après les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus calme, et
+tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espèce
+d'étonnement ou un air d'intérêt affecté, elle la laissait aller par la
+chambre sans paraître y songer.
+
+Camille retrouvait là ses petites compagnes; elle courait tour à tour
+vers l'une ou vers l'autre, comme si elle eût été au jardin. Toutes,
+cependant, la recevaient avec réserve et avec froideur. Le chevalier,
+debout à l'écart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent à lui,
+vantèrent la beauté de sa fille; des personnes étrangères, ou même
+inconnues, l'abordèrent avec l'intention de lui faire compliment. Il
+sentait qu'on le consolait, et ce n'était guère de son goût. Cependant
+un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu à
+peu quelque joie au coeur. Après avoir parlé par gestes presque à tout le
+monde, Camille était restée debout entre les genoux de sa mère. On
+venait de la voir aller de côté et d'autre; on s'attendait à quelque
+chose d'étrange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien fait que
+de dire bonsoir aux gens avec une grande révérence, donner un petit
+_shake-hand_ à des demoiselles anglaises, envoyer des baisers aux mères
+de ses petites amies, le tout peut-être appris par coeur, mais fait avec
+grâce et naïveté. Revenue tranquillement à sa place, on commença à
+l'admirer. Rien, en effet, n'était plus beau que cette enveloppe dont
+ne pouvait sortir cette pauvre âme. Sa taille, son visage, ses longs
+cheveux bouclés, ses yeux surtout d'un éclat incomparable, surprenaient
+tout le monde. En même temps que ses regards essayaient de tout deviner,
+et ses gestes de tout dire, son air réfléchi et mélancolique prêtait à
+ses moindres mouvements, à ses allures d'enfant et à ses poses un
+certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en eût
+été frappé. On s'approcha de madame des Arcis, on l'entoura, on fit
+mille questions par gestes à Camille; à l'étonnement et à la répugnance
+avaient succédé une bienveillance sincère, une franche sympathie.
+L'exagération, qui arrive toujours dès que le voisin parle après le
+voisin pour répéter la même chose, s'en mêla bientôt. On n'avait jamais
+vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'était si beau
+qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle était loin
+de rien comprendre.
+
+Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut ce
+soir-là un battement de coeur qui lui était dû, le plus heureux, le plus
+pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire échangé, qui
+valait bien des larmes.
+
+Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse. Les
+enfants se prirent par la main, se mirent en place et commencèrent à
+exécuter les pas que le maître de danse de l'endroit leur avait appris.
+Les parents, d'autre part, commencèrent à se complimenter
+réciproquement, à trouver charmante cette petite fête, et à se faire
+remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs progénitures. Ce
+fut bientôt un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries de café
+entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes filles,
+de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les
+mamans, bref un bal d'enfants en province.
+
+Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense bien,
+n'était pas de la contredanse. Camille regardait la fête avec une
+attention un peu triste. Un petit garçon vint l'inviter. Elle secoua la
+tête pour toute réponse; quelques bluets tombèrent de sa couronne, qui
+n'était pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut bientôt
+réparé, avec quelques épingles, le désordre de cette coiffure qu'elle
+avait faite elle-même; mais elle chercha vainement ensuite son mari: il
+n'était plus dans la salle. Elle fit demander s'il était parti, et s'il
+avait pris la voiture. On lui répondit qu'il était retourné chez lui à
+pied.
+
+
+
+
+V
+
+
+Le chevalier avait résolu de s'éloigner sans dire adieu à sa femme. Il
+craignait et fuyait toute explication fâcheuse, et comme, d'ailleurs,
+son dessein était de revenir dans peu de temps, il crut agir plus
+sagement en laissant seulement une lettre. Il n'était pas tout à fait
+vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage
+pouvait lui être avantageux. Un de ses amis écrivit à Chardonneux pour
+presser son départ; c'était un prétexte convenu. Il prit, en rentrant,
+le semblant d'un homme obligé de s'en aller à l'improviste. Il fit faire
+ses paquets en toute hâte, les envoya à la ville, monta à cheval et
+partit.
+
+Une hésitation involontaire et un très grand regret s'emparèrent
+cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit
+d'avoir obéi trop vite à un sentiment qu'il pouvait maîtriser, de faire
+verser à sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver ailleurs le
+repos qu'il ôtait peut-être à sa maison.--Mais qui sait, pensa-t-il, si
+je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait
+si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas
+des jours plus heureux? Je suis frappé d'un malheur dont Dieu seul
+connaît la cause; je m'éloigne pour quelques jours du lieu où je
+souffre. Le changement, le voyage, la fatigue même, calmeront peut-être
+mes ennuis; je vais m'occuper de choses matérielles, importantes,
+nécessaires; je reviendrai le coeur plus tranquille, plus content;
+j'aurai réfléchi, je saurai mieux ce que j'ai à faire.--Cependant Cécile
+va souffrir, se disait-il au fond du coeur. Mais, son parti une fois
+pris, il continua sa route.
+
+Madame des Arcis avait quitté le bal vers onze heures. Elle était montée
+en voiture avec sa fille, qui s'endormit bientôt sur ses genoux. Bien
+qu'elle ignorât que le chevalier eût exécuté si promptement son projet
+de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'être sortie seule de chez ses
+voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'égards devient
+une douleur sensible à qui en soupçonne le motif. Le chevalier n'avait
+pu supporter le spectacle public de son malheur. La mère avait voulu
+montrer ce malheur pour tâcher de le vaincre et d'en avoir raison. Elle
+eut aisément pardonné à son mari un mouvement de tristesse ou de
+mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle manière de
+laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inouïe; et la
+moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche,
+lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas là, a fait, quelquefois
+plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de
+bien.
+
+Tandis que la voiture se traînait lentement sur les cailloux d'un
+chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille
+endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant Camille,
+de façon à ce que les cahots ne pussent l'éveiller, elle songeait, avec
+cette force que la nuit donne à la pensée, à la fatalité qui semblait la
+poursuivre jusque dans cette joie légitime qu'elle venait d'avoir à ce
+bal. Une étrange disposition d'esprit la faisait se reporter tour à
+tour, tantôt vers son propre passé, tantôt vers l'avenir de sa
+fille.--Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'éloigne de moi;
+s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes
+efforts, toutes mes prières ne serviront qu'à l'importuner; son amour
+est mort, sa pitié subsiste, mais son chagrin est plus fort que lui et
+que moi-même. Ma fille est belle, mais vouée au malheur; qu'y puis-je
+faire? que puis-je prévoir ou empêcher? Si je m'attache à cette pauvre
+enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer à
+voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais, au
+contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son
+ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-être de me séparer de ma
+fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voulût confier Camille à des
+étrangers, et se délivrer d'un spectacle qui l'afflige?
+
+En se parlant ainsi à elle-même, madame des Arcis embrassait Camille.
+
+--Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au prix
+de ton repos, de ta vie peut-être, l'apparence d'un bonheur qui me
+fuirait à mon tour! cesser d'être mère pour être épouse! Quand une
+pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y
+songer?
+
+Puis elle revenait à ses conjectures.--Que va-t-il arriver? se
+demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille
+sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que
+deviendra cette enfant?
+
+À quelque distance de Chardonneux, il y avait un gué à passer. Il avait
+beaucoup plu depuis un mois à peu près, en sorte que la rivière
+débordait et couvrait les prés d'alentour. Le _passeux_ refusa d'abord
+de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait dételer, qu'il
+se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le
+carrosse. Madame des Arcis, pressée de revoir son mari, ne voulut pas
+descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'était un trajet de
+quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois.
+
+Au milieu du gué, le bateau commença à dévier, poussé par le courant. Le
+_passeux_ demanda aide au cocher pour empêcher, disait-il, d'aller à
+l'écluse. Il y avait, en effet, à deux ou trois cents pas plus bas, un
+moulin avec une écluse, faite de soliveaux, de pieux et de planches
+rassemblées, mais vieille, brisée par l'eau, et devenue une espèce de
+cascade, ou plutôt de précipice. Il était clair que, si l'on se
+laissait entraîner jusque-là, on devait s'attendre à un accident
+terrible.
+
+Le cocher était descendu de son siège; il aurait voulu être bon à
+quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le
+_passeux_, de son côté, faisait ce qu'il pouvait, mais la nuit était
+sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui tantôt se
+relayaient, tantôt réunissaient leurs forces, pour couper l'eau et
+gagner la rive.
+
+À mesure que le bruit de l'écluse se rapprochait, le danger devenait
+plus effrayant. Le bateau, lourdement chargé, et défendu contre le
+courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche
+était bien enfoncée et bien tenue à l'avant, le bac s'arrêtait, allait
+de côté, ou tournait sur lui-même; mais le flot était trop fort. Madame
+des Arcis, qui était restée dans la voiture avec l'enfant, ouvrit la
+glace avec une terreur affreuse:
+
+--Est-ce que nous sommes perdus? s'écria-t-elle.
+
+En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tombèrent dans le bateau,
+épuisés, et les mains meurtries.
+
+Le _passeux_ savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait pas de temps
+à perdre:
+
+--Père Georgeot, dit madame des Arcis au _passeux_ (c'était son nom),
+peux-tu me sauver, ma fille et moi?
+
+Le père Georgeot jeta un coup, d'oeil sur l'eau, puis sur la rive:
+
+--Certainement, répondit-il en haussant les épaules d'un air presque
+offensé qu'on lui adressât une pareille question.
+
+--Que faut-il faire? dit madame des Arcis.
+
+--Vous mettre sur mes épaules, répliqua le _passeux_. Gardez votre robe,
+ça vous soutiendra. Empoignez-moi le cou à deux bras, mais n'ayez pas
+peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noyés; ne criez pas, ça
+vous ferait boire. Quant à la petite, je la prendrai d'une main par la
+taille, je nagerai de l'autre à la marinière, et je la passerai en l'air
+sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de
+terre qui sont dans ce champ-là.
+
+--Et Jean? dit madame des Arcis, désignant le cocher.
+
+--Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille à l'écluse et
+qu'il attende, je le retrouverai.
+
+Le père Georgeot s'élança dans l'eau, chargé de son double fardeau, mais
+il avait trop préjugé de ses forces. Il n'était plus jeune, tant s'en
+fallait. La rive était plus loin qu'il ne disait, et le courant plus
+fort qu'il ne l'avait pensé. Il fit cependant tout ce qu'il put pour
+arriver à terre, mais il fut bientôt entraîné. Le tronc d'un saule
+couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les ténèbres, l'arrêta
+tout à coup: il s'y était violemment frappé au front. Son sang coula, sa
+vue s'obscurcit.
+
+--Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le vôtre;
+je n'en puis plus.
+
+--Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la mère.
+
+-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le _passeux_.
+
+Madame des Arcis, pour toute réponse, ouvrit les bras, lâcha le cou du
+_passeux_, et se laissa aller au fond de l'eau.
+
+Lorsque le _passeux_ eut déposé à terre la petite Camille saine et
+sauve, le cocher, qui avait été tiré de la rivière par un paysan, l'aida
+à chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le
+lendemain matin, près du rivage.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Un an après cet événement, dans une chambre d'un hôtel garni situé rue
+du Bouloi, à Paris, dans le quartier des diligences, une jeune fille en
+deuil était assise près d'une table, au coin du feu. Sur cette table
+était une bouteille de vin d'ordinaire, à moitié vide, et un verre. Un
+homme courbé par l'âge, mais d'une physionomie ouverte et franche, vêtu
+à peu près comme un ouvrier, se promenait à grands pas dans la chambre.
+De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arrêtait devant
+elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors,
+étendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement mêlé d'une
+sorte de répugnance involontaire, et remplissait le verre. Le vieillard
+buvait un petit coup, puis recommençait à marcher, tout en gesticulant
+d'une façon singulière et presque ridicule, pendant que la jeune fille,
+souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention.
+
+Il eût été difficile, à qui se fût trouvé là, de deviner quelles étaient
+ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais
+pleine de grâce et de distinction, portant sur son visage et dans ses
+moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la beauté;
+l'autre, d'une apparence tout à fait vulgaire, les habits en désordre,
+le chapeau sur la tête, buvant du gros vin de cabaret, et faisant
+résonner sur le parquet les clous de ses souliers. C'était un étrange
+contraste.
+
+Ces deux personnes étaient pourtant liées par une amitié bien vive et
+bien tendre. C'était Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme était
+venu à Chardonneux lorsque madame des Arcis avait été portée d'abord à
+l'église, puis à sa dernière demeure. Sa mère étant morte et son père
+absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce monde.
+Le chevalier, ayant une fois quitté sa maison, distrait par son voyage,
+appelé par ses affaires et obligé de parcourir plusieurs villes de la
+Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte
+qu'il se passa près d'un mois, pendant lequel Camille resta, pour ainsi
+dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, à la maison une sorte de
+gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la
+mère, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi était une
+sinécure; la gouvernante connaissait à peine Camille, et ne pouvait lui
+être d'aucun secours dans une pareille circonstance.
+
+La douleur de la jeune fille à la mort de sa mère avait été si violente,
+qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame
+des Arcis avait été retiré de l'eau et apporté à la maison, Camille
+accompagnait ce cortège funèbre en poussant des cris de désespoir si
+déchirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y avait, en
+effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet être qu'on était habitué à
+voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout à coup de son silence
+en présence de la mort. Les sons inarticulés qui s'échappaient de ses
+lèvres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose de
+sauvage; ce n'étaient ni des paroles ni des sanglots, mais une sorte de
+langage horrible, qui semblait inventé par la douleur. Pendant un jour
+et une nuit, ces cris affreux ne cessèrent de remplir la maison; Camille
+courait de tous côtés, s'arrachant les cheveux et frappant les
+murailles. On essaya en vain de l'arrêter; la force même fut inutile. Ce
+ne fut que la nature épuisée qui la fit enfin tomber au pied du lit où
+le corps de sa mère était couché.
+
+Presque aussitôt, elle avait paru reprendre sa tranquillité accoutumée,
+et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle était restée quelque temps dans
+un calme apparent, marchant toute la journée, au hasard, d'un pas lent
+et distrait, ne se refusant à aucun des soins qu'on prenait pour elle;
+on la croyait revenue à elle-même, et le médecin, qui avait été appelé,
+s'y trompa comme tout le monde; mais une fièvre nerveuse se déclara
+bientôt avec les plus graves symptômes. Il fallut veiller constamment
+sur la malade; sa raison semblait entièrement perdue.
+
+C'était alors que l'oncle Giraud avait pris la résolution de venir à
+tout prix au secours de sa nièce.--Puisqu'elle n'a plus ni père ni mère
+dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me déclare
+pour son oncle véritable, chargé de la soigner et d'empêcher qu'il ne
+lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent demandé
+à son père de me la donner pour me faire rire. Je ne veux pas l'en
+priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. À son
+retour, je la lui rendrai fidèlement.
+
+L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux médecins, par une assez bonne
+raison, c'est qu'il croyait à peine aux maladies, n'ayant jamais
+lui-même été malade. Une fièvre nerveuse surtout lui paraissait une
+chimère, un pur dérangement d'idées, qu'un peu de distraction devait
+guérir. Il s'était donc décidé à amener Camille à Paris.--Vous voyez,
+disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que
+pleurer, et elle a raison; une mère ne vous meurt pas deux fois. Mais il
+ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de partir;
+il faut tâcher qu'elle pense à autre chose. On dit que Paris est très
+bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi
+donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien à tous les deux.
+D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui être
+très bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois que
+j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours
+ragaillardi.
+
+De cette façon, Camille et son oncle étaient venus à Paris. Le
+chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud,
+l'approuva. Au retour de sa tournée en Hollande, il avait rapporté à
+Chardonneux une mélancolie tellement profonde, qu'il lui était presque
+impossible de voir qui que ce fût, même sa fille. Il semblait vouloir
+fuir tout être vivant, et chercher à se fuir lui-même. Presque toujours
+seul, à cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre mesure pour
+donner quelque repos à son âme. Un chagrin caché, incurable, le
+dévorait. Il se reprochait au fond du coeur d'avoir rendu sa femme
+malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribué à sa mort.--Si j'avais
+été là, se disait-il, elle vivrait, et je devais y être. Cette pensée,
+qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie.
+
+Il désirait que Camille fût heureuse; il était prêt, dans l'occasion, à
+faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa première idée, en
+revenant à Chardonneux, avait été d'essayer de remplacer près de sa
+fille celle qui n'était plus, et de payer avec usure cette dette de coeur
+qu'il avait contractée; mais le souvenir de la ressemblance de la mère
+et de l'enfant lui causait à l'avance une douleur intolérable. C'était
+en vain qu'il cherchait à se tromper sur cette douleur même, et qu'il
+voulait se persuader que ce serait plutôt à ses yeux une consolation, un
+adoucissement à sa peine, de retrouver ainsi sur un visage aimé les
+traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgré tout, était
+pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur,
+qu'il ne se sentait pas la force de supporter.
+
+L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'à égayer sa
+nièce et à lui rendre la vie agréable. Malheureusement ce n'était pas
+facile. Camille s'était laissé emmener sans résistance, mais elle ne
+voulait prendre part à aucun des plaisirs que le bonhomme tâchait de lui
+proposer. Ni promenades, ni fêtes, ni spectacles, ne pouvaient la
+tenter; pour toute réponse, elle montrait sa robe noire.
+
+Le vieux maître maçon était obstiné. Il avait loué, comme on l'a vu, un
+appartement garni dans une auberge des Messageries, la première qu'un
+commissionnaire de la rue lui avait indiquée, ne comptant y rester qu'un
+mois ou deux. Il y était avec Camille depuis près d'un an. Pendant un
+an, Camille s'était refusée à toutes ses propositions de partie de
+plaisir, et, comme il était en même temps aussi bon et aussi patient
+qu'entêté, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il aimait cette
+pauvre fille de toute son âme, sans qu'il en sût lui même la cause, par
+un de ces charmes inexplicables qui attachent la bonté au malheur.
+
+--Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa bouteille,
+ce qui peut t'empêcher de venir à l'Opéra avec moi. Cela coûte fort
+cher; j'ai le billet dans ma poche; voilà ton deuil fini d'hier; tu as
+là deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'à mettre ton capuchon, et...
+
+Il s'interrompit.--Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais pas
+pensé. Mais qu'importe? ce n'est pas nécessaire dans ces endroits-là. Tu
+n'entends pas, moi, je n'écoute pas. Nous regarderons danser, voilà
+tout.
+
+Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il avait
+quelque chose d'intéressant à dire, que sa nièce ne pouvait l'entendre
+ni lui répondre. Il causait avec elle malgré lui. D'une autre part,
+quand il essayait de s'exprimer par signes, c'était encore pire; elle le
+comprenait encore moins. Aussi avait-il adopté l'habitude de lui parler
+comme à tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes ses
+forces; Camille s'était faite à cette pantomime parlante, et trouvait
+moyen d'y répondre à sa façon.
+
+Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le
+bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes à sa nièce, et les lui
+présentait d'un air à la fois si tendre et si suppliant, qu'elle lui
+sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse
+calme qu'on lui voyait toujours.
+
+--Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles
+robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces
+robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant
+danser les robes comme des marionnettes.
+
+Camille avait assez pleuré pour qu'un moment de joie lui fût permis.
+Pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle se leva, se plaça
+devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait,
+le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de tête
+pour dire: Oui.
+
+À ce signe, le bonhomme Giraud se mit à sauter comme un enfant, avec ses
+gros souliers. Il triomphait: l'heure était enfin venue où il
+accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui,
+venir à l'Opéra, voir le monde: il ne se tenait pas d'aise à cette
+pensée, et il embrassait sa nièce coup sur coup, tout en criant après la
+femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison.
+
+La toilette achevée, Camille était si belle, qu'elle sembla le
+reconnaître elle-même, et sourit à sa propre image.--La voiture est en
+bas, dit l'oncle Giraud, tâchant d'imiter avec ses bras le geste d'un
+cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un
+carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle
+venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire,
+et partit.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Si l'oncle Giraud n'était pas élégant de sa personne, il se piquait du
+moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits,
+toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas
+être gêné, l'enveloppassent comme bon leur semblait, que ses bas drapés
+fussent mal tirés, et que sa perruque lui tombât sur les yeux. Mais
+quand il se mêlait de régaler les autres, il prenait d'abord ce qu'il y
+avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce soir-là,
+pour lui et pour Camille, une bonne loge découverte, bien en évidence,
+afin que sa nièce pût être vue de tout le monde. Aux premiers regards
+que Camille jeta sur le théâtre et dans la salle, elle fut éblouie; cela
+ne pouvait manquer: une jeune fille à peine âgée de seize ans, élevée au
+fond d'une campagne, et se trouvant tout à coup transportée au milieu du
+séjour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire qu'elle
+rêvait. On jouait un ballet: Camille suivait avec curiosité les
+attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que
+c'était une pantomime, et, comme elle devait s'y connaître, elle
+cherchait à s'en expliquer le sens. À tout moment, elle se retournait
+vers son oncle d'un air stupéfait, comme pour le consulter; mais il n'y
+comprenait guère plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de soie
+offrant des fleurs à leurs bergères, des amours voltigeant au bout d'une
+corde, des dieux assis sur des nuages. Les décorations, les lumières, le
+lustre surtout, dont l'éclat la charmait, les parures des femmes, les
+broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour
+elle la jetait dans un doux étonnement.
+
+De son côté, elle devint bientôt elle-même l'objet d'une curiosité
+presque générale; sa parure était simple, mais du meilleur goût. Seule,
+en grande loge, à côté d'un homme aussi peu musqué que l'était l'oncle
+Giraud, belle comme un astre et fraîche comme une rose, avec ses grands
+yeux noirs et son air naïf, elle devait nécessairement attirer les
+regards. Les hommes commencèrent à se la montrer, les femmes à
+l'observer; les marquis s'approchèrent, et les compliments les plus
+flatteurs, faits à haute voix, à la mode du temps, furent adressés à la
+nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces
+hommages, qu'il savourait avec délices.
+
+Cependant Camille, peu à peu, reprit d'abord son air tranquille, puis un
+mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il était cruel
+d'être isolée au milieu de cette foule. Ces gens qui causaient dans
+leurs loges, ces musiciens dont les instruments réglaient la mesure des
+pas des acteurs, ce vaste échange de pensées entre le théâtre et la
+salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-même.--Nous
+parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous
+écoutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous jouissons de
+tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule
+n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un être qui ne fait qu'assister à
+la vie.
+
+Camille ferma les yeux pour se délivrer de ce spectacle; elle se souvint
+de ce bal d'enfants où elle avait vu danser ses compagnes, et où elle
+était restée près de sa mère. Elle revint par la pensée à la maison
+natale, a son enfance si malheureuse, à ses longues souffrances, à ses
+larmes secrètes, à la mort de sa mère, enfin à ce deuil qu'elle venait
+de quitter, et qu'elle résolut de reprendre en rentrant. Puisqu'elle
+était à jamais condamnée, il lui sembla qu'il valait mieux pour elle ne
+jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amèrement qu'elle ne
+l'avait encore fait que tout effort de sa part pour résister à la
+malédiction céleste était inutile. Remplie de cette pensée, elle ne put
+retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait à en
+deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le
+bonhomme, surpris et inquiet, hésitait et ne savait que faire; Camille
+se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donnât son
+mantelet.
+
+En ce moment, elle aperçut au-dessous d'elle, à la galerie, un jeune
+homme de bonne mine, très richement vêtu, qui tenait à la main un
+morceau d'ardoise, sur lequel il traçait des lettres et des figures avec
+un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise à son voisin,
+plus âgé que lui; celui-ci paraissait le comprendre aussitôt, et lui
+répondait de la même manière avec une très grande promptitude. Tous deux
+échangeaient en même temps, en ouvrant ou fermant les doigts, certains
+signes qui semblaient leur servir à se mieux communiquer leurs idées.
+
+Camille ne comprit rien, ni à ces dessins qu'elle distinguait à peine,
+ni à ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait remarqué, du
+premier coup d'oeil, que ce jeune homme ne remuait pas les lèvres;--prête
+à sortir, elle s'arrêta. Elle voyait qu'il parlait un langage qui
+n'était celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer sans ce
+fatal mouvement de la parole, si incompréhensible pour elle, et qui
+faisait le tourment de sa pensée. Quel que fut ce langage étrange, une
+surprise extrême, un désir invincible d'en voir davantage lui firent
+reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de
+la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant
+de nouveau écrire sur l'ardoise et la présenter à son voisin, elle fit
+un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. À ce
+mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille à son tour. À
+peine leurs yeux se furent-ils rencontrés, qu'ils restèrent tous deux
+d'abord immobiles et indécis, comme s'ils eussent cherché à se
+reconnaître; puis, en un instant, ils se devinèrent, et se dirent d'un
+regard: Nous sommes muets tous deux.
+
+L'oncle Giraud apportait à sa nièce son mantelet, sa canne et son loup,
+mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et
+resta accoudée sur la balustrade.
+
+L'abbé de l'Épée venait, alors de commencer à se faire connaître.
+
+Faisant une visite à une dame, dans la rue des Fossés-Saint-Victor,
+touché de pitié pour deux sourdes-muettes qu'il avait vues, par hasard,
+travailler à l'aiguille, la charité qui remplissait son âme s'était
+éveillée tout à coup, et opérait déjà des prodiges. Dans la pantomime
+informe de ces êtres misérables et méprisés, il avait trouvé les germes
+d'une langue féconde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle, plus
+vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes
+de génie, il avait peut-être dépassé son but, le voyant trop grand; mais
+c'était déjà beaucoup d'en voir la grandeur. Quelle que pût être
+l'ambition de sa bonté, il apprenait aux sourds-muets à lire et à
+écrire. Il les replaçait au nombre des hommes. Seul et sans aide, par sa
+propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces malheureux,
+et il se préparait à sacrifier à ce projet sa vie et sa fortune, en
+attendant que le roi jetât les yeux sur eux.
+
+Le jeune homme assis près de la loge de Camille était un des élèves
+formés par l'abbé. Né gentilhomme et d'une ancienne maison, doué d'une
+vive intelligence, mais frappé de la _demi-mort_, comme on disait alors,
+il avait reçu, l'un des premiers, la même éducation à peu près que le
+célèbre comte de Solar, avec cette différence qu'il était riche, et
+qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension du
+duc de Penthièvre[5]. Indépendamment des leçons de l'abbé, on lui avait
+donné un gouverneur, qui, étant une personne laïque, pouvait
+l'accompagner partout, chargé, bien entendu, de veiller sur ses actions
+et de diriger ses pensées (c'était le voisin qui lisait sur l'ardoise).
+Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces
+études journalières qui exerçaient son esprit sur toute chose, à la
+lecture comme au manège, à l'Opéra comme à la messe; cependant un peu de
+fierté native et une indépendance de caractère très prononcée luttaient
+en lui contre cette application pénible. Il ne savait rien des maux qui
+auraient pu l'atteindre, s'il fût né dans une classe inférieure ou
+seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'à Paris. L'une des
+premières choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait commencé à
+épeler, avait été le nom de son père, le marquis de Maubray. Il savait
+donc qu'il était, à la fois, différent des autres hommes par le
+privilège de la naissance et par une disgrâce de la nature. L'orgueil et
+l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur, ou
+peut-être par nécessité, n'en était pas moins resté simple.
+
+[Note 5: L'histoire romanesque de ce prétendu comte de Solar est
+restée un mystère. Un enfant sourd-muet, abandonné de ses parents, en
+1773, fut recueilli par l'abbé de l'Épée. Après lui avoir appris à
+s'exprimer dans le langage des signes, l'abbé crut reconnaître en lui
+l'héritier des comtes de Solar, lui fit obtenir à ce titre une pension
+du duc de Penthièvre, et l'engagea à faire valoir ses droits. Il y eut
+procès.--Un jugement du Châtelet, de 1781, donna gain de cause au jeune
+sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le procès
+demeura en suspens, l'abbé de l'Épée mourut, et la révolution survint.
+Enfin le 24 juillet 1792, un arrêt définitif cassa le jugement du
+Châtelet et interdit au nommé Joseph de porter à l'avenir le nom de
+Solar. M. Bouilli a écrit sur ce sujet un drame en cinq actes intitulé
+_l'Abbé de l'Épée_, qui a obtenu dans son temps un succès de larmes.]
+
+Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi fier
+qu'eux tous, et qui avait aussi, auprès de son gouverneur, sur les
+grands parquets de Versailles, traîné ses talons rouges à fleur de
+terre, selon l'usage, était lorgné par plus d'une jolie femme, mais il
+ne quittait pas des yeux Camille; de son côté, elle le voyait très bien,
+sans le regarder davantage. L'opéra fini, elle prit le bras de son
+oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient seulement
+le nom de l'abbé de l'Épée; encore moins se doutaient-ils de la
+découverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets. Le
+chevalier aurait pu connaître cette découverte; sa femme l'eût
+certainement connue si elle eût vécu; mais Chardonneux était loin de
+Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait, ne
+la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou
+la mort, peuvent produire le même résultat.
+
+Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une idée: ce que ses gestes et
+ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer à son oncle
+qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme
+Giraud ne fut point embarrassé par cette demande, bien qu'elle lui fût
+adressée un peu tard, car il était temps de souper; il courut à sa
+chambre, et, persuadé qu'il avait compris, il rapporta en triomphe à sa
+nièce une petite planche et un morceau de craie, reliques précieuses de
+son ancien amour pour la bâtisse et la charpente.
+
+Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son désir rempli de
+cette façon; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit asseoir son
+oncle à côté d'elle; puis elle lui fit prendre la craie, et lui saisit
+la main comme pour le guider, en même temps que ses regards inquiets
+s'apprêtaient à suivre ses moindres mouvements.
+
+L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'écrire quelque
+chose, mais quoi? Il l'ignorait.--Est-ce le nom de ta mère? Est-ce le
+mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du
+doigt, le plus doucement qu'il put, sur le coeur de la jeune fille. Elle
+inclina aussitôt la tête; le bonhomme crut qu'il avait deviné; il
+écrivit donc en grosses lettres le nom de Camille; après quoi, satisfait
+de lui-même et de la manière dont il avait passé sa soirée, le souper
+étant prêt, il se mit à table sans attendre sa nièce, qui n'était pas de
+force à lui tenir tête.
+
+Camille ne se retirait jamais que son oncle n'eût achevé sa bouteille;
+elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra
+chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras.
+
+Aussitôt son verrou tiré, elle se mit à son tour à écrire. Débarrassée
+de sa coiffure et de ses paniers, elle commença à copier, avec un soin
+et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et à
+barbouiller de blanc une grande table qui était au milieu de la chambre.
+Après plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez bien à
+reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut
+fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut
+compté une à une les lettres qui lui avaient servi de modèle, elle se
+promena autour de la table, le coeur palpitant d'aise comme si elle eût
+remporté une victoire. Ce mot de _Camille_ qu'elle venait d'écrire lui
+paraissait admirable à voir, et devait certainement, à son sens,
+exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui
+semblait voir une multitude de pensées, toutes plus douces, plus
+mystérieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle était loin
+de croire que ce n'était que son nom.
+
+On était au mois de juillet, l'air était pur et la nuit superbe. Camille
+avait ouvert sa fenêtre; elle s'y arrêtait de temps en temps, et là,
+rêvant, les cheveux dénoués, les bras croisés, les yeux brillants, belle
+de cette pâleur que la clarté des nuits donne aux femmes, elle regardait
+l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux:
+l'étroite cour d'une longue maison où se trouvait logée une entreprise
+de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un
+rayon de soleil n'avait pénétré; la hauteur des étages, entassés l'un
+sur l'autre, défendait contre la lumière cette espèce de cave. Quatre ou
+cinq grosses voitures, serrées sous un hangar, présentaient leurs timons
+à qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laissées dans la cour, faute
+de place, semblaient attendre les chevaux, dont le piétinement dans
+l'écurie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une porte
+strictement fermée dès minuit pour les locataires, mais toujours prête
+à s'ouvrir avec bruit à toute heure au claquement du fouet d'un cocher,
+s'élevaient d'énormes murailles, garnies d'une cinquantaine de croisées,
+où jamais, passé dix heures, une chandelle ne brillait, à moins de
+circonstances extraordinaires.
+
+Camille allait quitter sa fenêtre, quand tout à coup, dans l'ombre que
+projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme
+humaine, revêtue d'un habit brillant, se promenant à pas lents. Le
+frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi, car
+son oncle était là, et la surveillance du bonhomme se révélait par son
+bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un assassin
+vint se promener dans cette cour en pareil costume?
+
+L'homme y était pourtant, et Camille le voyait. Il marchait derrière la
+voiture, regardant la fenêtre où elle se tenait. Après quelques
+instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa lumière, et
+avançant le bras hors de la croisée, éclaira subitement la cour; en même
+temps elle y jeta un regard à demi effrayé, à demi menaçant. L'ombre de
+la voiture s'étant effacée, le marquis de Maubray, car c'était lui, vit
+qu'il était complètement découvert, et, pour toute réponse, posa un
+genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans l'attitude
+du plus profond respect.
+
+Ils restèrent quelque temps ainsi, Camille à la fenêtre, tenant sa
+lumière, le marquis à genoux devant elle. Si Roméo et Juliette, qui ne
+s'étaient vus qu'un soir dans un bal masqué, ont échangé dès la première
+fois tant de serments, fidèlement tenus, que l'on songe à ce que purent
+être les premiers gestes et les premiers regards de deux amants qui ne
+pouvaient se dire que par la pensée ces mêmes choses, éternelles devant
+Dieu, et que le génie de Shakspeare a immortalisées sur la terre.
+
+Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois
+marchepieds pour grimper sur l'impériale d'une voiture, en s'arrêtant à
+chaque effort qu'on est obligé de faire, pour savoir si l'on doit
+continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste brodée
+risque d'avoir mauvaise grâce lorsqu'il s'agit de sauter de cette
+impériale sur le rebord d'une croisée. Tout cela est incontestable, à
+moins, qu'on n'aime.
+
+Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il
+commença par lui faire un salut aussi cérémonieux que s'il l'eût
+rencontrée aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-être lui eût-il
+raconté comme quoi il avait échappé à la vigilance de son gouverneur,
+pour venir, au moyen de quelque argent donné à un laquais, passer la
+nuit sous sa fenêtre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle avait
+quitté l'Opéra; comment un regard d'elle avait changé sa vie entière;
+comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre
+bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela était écrit
+sur ses lèvres; mais la révérence de Camille, en lui rendant son salut,
+lui fit comprendre combien un tel récit eût été inutile et qu'il lui
+importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle, dès
+l'instant qu'il y était venu.
+
+M. de Maubray, malgré l'espèce d'audace dont il avait fait preuve pour
+parvenir jusqu'à celle qu'il aimait, était, nous l'avons dit, simple et
+réservé. Après avoir salué Camille, il cherchait vainement de quelle
+façon lui demander si elle voulait de lui pour époux; elle ne comprenait
+rien à ce qu'il tâchait de lui expliquer. Il vit sur la table la
+planchette où était écrit le nom de _Camille_. Il prit le morceau de
+craie, et, à côté de ce nom, il écrivit le sien: _Pierre_.
+
+--Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse
+taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par où vous
+êtes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans cette
+maison?
+
+C'était l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de chambre,
+d'un air furieux.
+
+--Voilà une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je dormais, et
+que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre
+langue. Qu'est-ce que c'est que des êtres pareils, qui ne trouvent rien
+de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention? Abîmer
+une voiture, briser tout, faire du dégât, et après cela, quoi?
+Déshonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur d'honnêtes
+gens!...
+
+Celui-là, non plus, ne m'entend pas encore, s'écria l'oncle Giraud
+désolé. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de papier, et
+écrivit cette espèce de lettre:
+
+«J'aime mademoiselle Camille, je veux l'épouser, j'ai vingt mille livres
+de rente. Voulez-vous me la donner?»
+
+--Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour
+mener les affaires aussi vite.
+
+--Mais, dites donc, s'écria-t-il après quelques moments de réflexion, je
+ne suis pas son père, je ne suis que l'oncle. Il faut demander la
+permission au papa.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Ce n'était pas une chose facile que d'obtenir du chevalier son
+consentement à un pareil mariage, non qu'il ne fût disposé, comme on l'a
+vu, à faire tout ce qui était possible pour rendre sa fille moins
+malheureuse; mais il y avait dans la circonstance présente une
+difficulté presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une femme,
+atteinte d'une horrible infirmité, à un homme frappé de la même
+disgrâce, et, si une telle union devait avoir des fruits, il était
+probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortuné de plus au
+monde.
+
+Le chevalier, retiré dans sa terre, toujours en proie au plus noir
+chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait
+été enterrée dans le parc, quelques saules pleureurs entouraient sa
+tombe, et annonçaient de loin aux passants la modeste place où elle
+reposait. C'était vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous les jours
+ses promenades. Là, il passait de longues heures, dévoré de regrets et
+de tristesse, et se livrant à tous les souvenirs qui pouvaient nourrir
+sa douleur.
+
+Ce fut là que l'oncle Giraud vint le trouver tout à coup un matin. Dès
+le lendemain du jour où il avait surpris les deux amants ensemble, le
+bonhomme avait quitté Paris avec sa nièce, avait ramené Camille au Mans,
+et l'avait laissée dans sa propre maison, pour y attendre le résultat de
+la démarche qu'il allait faire.
+
+Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'être fidèle et de rester
+prêt à tenir sa parole. Orphelin dès longtemps, maître de sa fortune,
+n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volonté n'avait à
+craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son côté, voulait bien servir
+de médiateur et tâcher de marier les deux jeunes gens, mais il
+n'entendait pas que cette première entrevue, qui lui semblait
+passablement étrange, pût se renouveler autrement qu'avec la permission
+du père et du notaire.
+
+Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on le
+pense, le plus grand étonnement. Lorsque le bonhomme commença à lui
+raconter cette rencontre à l'Opéra, cette scène bizarre et cette
+proposition plus singulière encore, il eut peine à concevoir qu'un tel
+roman fût possible. Forcé cependant de reconnaître qu'on lui parlait
+sérieusement, les objections auxquelles on s'attendait se présentèrent
+aussitôt à son esprit:
+
+--Que voulez-vous? dit-il à Giraud. Unir deux êtres également
+malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre
+créature dont je suis le père? Faut-il encore augmenter notre malheur en
+lui donnant un mari semblable à elle? Suis-je destiné à me voir entouré
+d'êtres réprouvés du monde, objets de mépris et de pitié? Dois-je passer
+ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence, avoir
+les yeux fermés par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas vanité,
+Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon père, dois-je le laisser
+à des infortunés qui ne pourront ni le signer ni le prononcer?
+
+--Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose.
+
+--Le signer! s'écria le chevalier. Êtes-vous privé de raison?
+
+--Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait écrire, répliqua
+l'oncle. Je vous témoigne et vous certifie qu'il écrit même fort bien et
+même très couramment, comme sa proposition, que j'ai dans ma poche et
+qui est fort honnête, en fait foi.
+
+Le bonhomme montra en même temps au chevalier le papier sur lequel le
+marquis de Maubray avait tracé le peu de mots qui exposaient, d'une
+manière laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa demande.
+
+--Que signifie cela? dit le père. Depuis quand les sourds-muets
+tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud?
+
+--Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille
+chose peut se faire. La vérité est que mon intention était tout
+bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce
+que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouvé être là, et
+il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait
+très lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on était
+muet, c'était pour ne rien dire; mais pas du tout. Il paraît
+qu'aujourd'hui on a fait une découverte au moyen de laquelle tout ce
+monde-là se comprend et fait très bien la conversation. On dit que c'est
+un abbé, dont je ne sais plus le nom, qui a inventé ce moyen-là. Quant à
+moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne qu'à
+mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins!
+
+--Est-ce sérieux, ce que vous dites?
+
+--Très sérieux. Ce petit marquis est riche, joli garçon; c'est un
+gentilhomme et un galant homme; je réponds de lui. Songez, je vous en
+prie, à une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle ne parle
+pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle
+devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voilà un homme qui
+l'aime; cet homme-là, si vous la lui donnez, ne se dégoûtera jamais
+d'elle à cause du défaut qu'elle a au bout de la langue; il sait ce qui
+en est par lui-même. Ils se comprennent, ces enfants, ils s'entendent,
+sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et
+écrire; Camille apprendra à en faire autant; cela ne lui sera pas plus
+difficile qu'à l'autre. Vous sentez bien que, si je vous proposais de
+marier votre fille à un aveugle, vous auriez le droit de me rire au nez;
+mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que,
+depuis seize ans que vous avez cette petite-là, vous ne vous en êtes
+jamais bien consolé. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme tout le
+monde s'en arrange, si vous, qui êtes son père, vous ne pouvez pas en
+prendre votre parti?
+
+Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un
+regard du côté du tombeau de sa femme, et semblait réfléchir
+profondément.
+
+--Rendre à ma fille l'usage de la pensée! dit-il après un long silence;
+Dieu le permettrait-il? est-ce possible?
+
+En ce moment, le curé d'un village voisin entrait dans le jardin, venant
+dîner au château. Le chevalier le salua d'un air distrait, puis, sortant
+tout à coup de sa rêverie:
+
+-L'abbé, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les nouvelles, et vous
+recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un prêtre qui a
+entrepris l'éducation des sourds-muets?
+
+Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait était
+un véritable curé de campagne de ce temps-là, homme simple et bon, mais
+fort ignorant, et partageant tous les préjugés d'un siècle où il y en
+avait tant, et de si funestes.
+
+--Je ne sais ce que monseigneur veut dire, répondit-il (traitant le
+chevalier en seigneur de village), à moins qu'il ne soit question de
+l'abbé de l'Épée.
+
+--Précisément, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on m'a dit; je ne
+m'en souvenais plus.
+
+--Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire?
+
+--Je ne saurais, répliqua le curé, parler avec trop de circonspection
+d'une matière sur laquelle je ne puis me donner encore pour complètement
+édifié. Mais je suis fondé à croire, d'après le peu de renseignements
+qu'il m'a été loisible de recueillir à ce sujet, que ce monsieur de
+l'Épée, qui paraît être, d'ailleurs, une personne tout à fait vénérable,
+n'a point atteint le but qu'il s'était proposé.
+
+--Qu'entendez-vous par là? dit l'oncle Giraud.
+
+--J'entends, dit le prêtre, que l'intention la plus pure peut
+quelquefois faillir par le résultat. Il est hors de doute, d'après ce
+que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont été faits;
+mais j'ai tout lieu de croire que la prétention d'apprendre à lire aux
+sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout à fait chimérique.
+
+--Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui écrit.
+
+--Je suis bien éloigné, répliqua le curé, de vouloir vous contredire en
+aucune façon; mais des personnes savantes et distinguées, parmi
+lesquelles je pourrais même citer des docteurs de la Faculté de Paris,
+m'ont assuré d'une manière péremptoire que la chose était impossible.
+
+--Une chose qu'on voit ne peut pas être impossible, reprit le bonhomme
+impatienté. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma poche,
+pour le montrer au chevalier; le voilà, c'est clair comme le jour.
+
+En parlant ainsi, le vieux maître maçon avait de nouveau tiré son
+papier, et l'avait mis sous les yeux du curé. Celui-ci, à demi étonné, à
+demi piqué, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs fois à
+haute voix, et le rendit à l'oncle, ne sachant trop quoi dire.
+
+Le chevalier avait semblé étranger à la discussion; il continuait de
+marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant.
+
+--Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque à mon
+devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se présente
+où cette pauvre fille, à qui je n'ai donné que l'apparence de la vie,
+trouve une main qui recherche la sienne dans les ténèbres où elle est
+plongée. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour toujours, elle
+peut rêver qu'elle est heureuse. De quel droit l'en empêcherais-je? Que
+dirait sa mère, si elle était là?...
+
+Les regards du chevalier se reportèrent encore une fois vers le tombeau,
+puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas à l'écart avec
+lui, et lui dit à voix basse: Faites ce que vous voudrez.
+
+--À la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous l'amène;
+elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant.
+
+--Jamais! répondit le père. Tâchons ensemble qu'elle soit heureuse; mais
+la revoir, je ne le peux pas.
+
+Pierre et Camille furent mariés à Paris, à l'église des Petits-Pères.
+Le gouverneur et l'oncle furent les seuls témoins. Lorsque le prêtre
+officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez
+appris pour savoir à quel moment il fallait s'incliner en signe
+d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un rôle qui était pourtant
+difficile à remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien
+comprendre; elle regarda son mari, et baissa la tête comme lui.
+
+Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez, pourrait-on
+dire. Lorsqu'ils sortirent de l'église, en se tenant la main pour
+toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait
+une assez grande maison. Camille, après la messe, monta dans un brillant
+équipage, qu'elle regardait avec une curiosité enfantine. L'hôtel dans
+lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet d'étonnement. Ces
+appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient être à elle, lui
+semblaient une merveille. Il était convenu, du reste, que ce mariage se
+ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la fête.
+
+
+
+
+X
+
+
+Camille devint mère. Un jour que le chevalier faisait sa triste
+promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre écrite
+d'une main qui lui était inconnue, et où se trouvait un singulier
+mélange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et
+renfermait ce qui suit:
+
+«O mon père! je parle, non pas avec ma bouche, mais avec ma main. Mes
+pauvres lèvres sont toujours fermées, et cependant je sais parler. Celui
+qui est mon maître m'a appris à pouvoir vous écrire. Il m'a fait
+enseigner comme pour lui, par la même personne qui l'avait élevé, car
+vous savez qu'il est resté comme moi très longtemps. J'ai eu beaucoup de
+peine à apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler avec les
+doigts, ensuite on apprend des figures écrites. Il y en a de toutes
+sortes, qui expriment la peur, la colère, et tout en général. On est
+très long à connaître tout, et encore plus à mettre des mots, à cause
+des figures qui ne sont pas la même chose, mais enfin on en vient à
+bout, comme vous voyez. L'abbé de l'Épée est un homme très bon et très
+doux, de même que le père Vanin, de la Doctrine chrétienne.
+
+«J'ai un enfant qui est très beau; je n'osais pas vous en parler avant
+de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu résister au plaisir que
+j'ai à vous écrire, malgré notre peine car vous pensez bien que mon mari
+et moi nous sommes très inquiets, surtout parce que nous ne pouvons pas
+entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne
+se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il
+ouvrira les lèvres et s'il les remuera avec le bruit des
+entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulté des
+médecins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux personnes
+aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont bien
+dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire.
+
+Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis
+longtemps, et comme nous sommes embarrassés lorsqu'il ouvre ses petites
+lèvres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit! Soyez
+sûr, mon père, que je pense bien à ma mère, car elle a dû s'inquiéter
+comme moi. Vous l'avez bien aimée, comme moi aussi j'aime mon enfant;
+mais je n'ai été pour vous qu'un sujet de chagrin. Maintenant que je
+sais lire et écrire, je comprends combien ma mère a dû souffrir.
+
+Si vous étiez tout à fait bon pour moi, cher père, vous viendriez nous
+voir à Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance pour votre
+fille respectueuse.
+
+CAMILLE.»
+
+Après avoir lu cette lettre, le chevalier hésita longtemps. Il avait eu
+d'abord peine à s'en fier à ses yeux, et à croire que c'était Camille
+elle-même qui lui avait écrit; mais il fallait se rendre à l'évidence.
+Qu'allait-il faire? S'il cédait à sa fille, et s'il allait en effet à
+Paris, il s'exposait à retrouver, dans une douleur nouvelle, tous les
+souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas, il
+est vrai, mais qui n'en était pas moins le fils de sa fille, pouvait lui
+rendre les chagrins du passé. Camille pouvait lui rappeler Cécile, et
+cependant il ne pouvait s'empêcher en même temps de partager
+l'inquiétude de cette jeune mère attendant une parole de son enfant.
+
+--Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta.
+C'est moi qui ai fait ce mariage-là, et je le tiens pour bon et durable.
+Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez,
+soit dit sans reproche, d'avoir oublié votre femme au bal, moyennant
+quoi elle est tombée à l'eau? Oubliez-vous aussi cette petite?
+Pensez-vous que ce soit tout d'être triste? Vous l'êtes, j'en conviens,
+et même plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas autre chose
+à faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais avec
+vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appelé aussi.
+Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frappé à ma porte, moi qui
+lui ai toujours ouvert.
+
+--Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et
+cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laissée mourir
+d'une mort affreuse quand j'aurais dû l'en préserver. Si je dois en être
+puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais
+m'en plaindre; quelque pénible que soit pour moi ce spectacle, je dois
+m'y résoudre et m'y condamner. Ce châtiment m'est dû. Que la fille me
+punisse d'avoir abandonné la mère! J'irai à Paris, je verrai cet enfant.
+J'ai délaissé ce que j'aimais, je me suis éloigné du malheur; je veux
+prendre maintenant un amer plaisir à le contempler.
+
+Dans un joli boudoir boisé, à l'entre-sol d'un bon hôtel situé dans le
+faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque
+le père et l'oncle arrivèrent. Sur une table étaient des dessins, des
+livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait
+sur le tapis.
+
+Le marquis s'était levé; Camille courut à son père, qui l'embrassa
+tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du
+chevalier se reportèrent aussitôt sur l'enfant. Malgré lui, l'horreur
+qu'il avait eue autrefois pour l'infirmité de Camille reprenait place
+dans son coeur, à la vue de cet être qui allait hériter de la malédiction
+qu'il lui avait léguée. Il recula lorsqu'on le lui présenta.
+
+--Encore un muet! s'écria-t-il.
+
+Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait compris.
+Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt
+sur ses petites lèvres, en les frottant un peu, comme pour l'inviter à
+parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis prononça bien
+distinctement ces deux mots, que la mère lui avait fait apprendre
+d'avance:--Bonjour, papa.
+
+--Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle
+Giraud.
+
+FIN DE PIERRE ET CAMILLE.
+
+
+
+
+LE
+
+SECRET DE JAVOTTE
+
+1844
+
+[Illustration: LE SECRET DE JAVOTTE
+
+... deux jeunes gens, revenant de la chasse suivaient à cheval la route
+de Noisy...]
+
+
+
+I
+
+
+L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens revenant
+de la chasse suivaient à cheval la route de Noisy, à quelque distance de
+Luzarches. Derrière eux marchait un piqueur menant les chiens. Le soleil
+se couchait et dorait au loin la belle forêt de Carenelle, où le feu duc
+de Bourbon aimait à chasser. Tandis que le plus jeune des deux
+cavaliers, âgé d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa
+monture, et s'amusait à sauter les haies, l'autre paraissait distrait et
+préoccupé. Tantôt il excitait son cheval et le frappait avec impatience,
+tantôt il s'arrêtait tout à coup et restait au pas en arrière, comme
+absorbé par ses pensées. À peine répondait-il aux joyeux discours de son
+compagnon, qui, de son côté, le raillait de son silence. En un mot, il
+semblait livré à cette rêverie bizarre, particulière aux savants et aux
+amoureux, qui sont rarement où ils paraissent être. Arrivé à un
+carrefour, il mit pied à terre, et s'avançant au bord d'un fossé, il
+ramassa une petite branche de saule qui était enfoncée dans le sable
+assez profondément; il détacha une feuille de cette branche, et, sans
+qu'on l'aperçût, la glissa furtivement dans son sein; puis, remontant
+aussitôt à cheval:
+
+--Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux
+Clignets par le village; nous rentrerons, mon frère et moi, par la
+garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me
+ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque
+troupeau de bestiaux rentrant à la ferme.
+
+Le piqueur obéit et prit avec ses chiens un sentier tracé dans les
+roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le
+moins âgé des deux frères) partit d'un grand éclat de rire:
+
+--Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable ce
+soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit dévorée par un mouton? Mais tu
+as beau faire; je parierais que, malgré toutes tes précautions, cette
+pauvre bête, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvais tour
+d'ici à une demi-heure.
+
+--Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque irrité.
+
+--Mais, apparemment, répondit Armand en se rapprochant de son frère,
+parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta
+jument est sujette à caracoler quand elle voit la grille. Heureusement,
+ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est là, et
+que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une
+jambe.
+
+--Mauvaise langue, dit Tristan souriant à son tour un peu à contre-coeur,
+qu'est-ce qui pourra donc te déshabituer de tes méchantes plaisanteries?
+
+--Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il à
+cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil, c'est
+de son âge. N'as-tu pas l'honneur d'être au service du roi dans le
+régiment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime aussi la
+chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta
+veste rouge, est-ce que c'est un péché mortel?
+
+--Écoute, écervelé, dit Tristan. Que tu badines ainsi entre nous, si
+cela te plaît, rien de mieux; mais pense sérieusement à ce que tu dis
+quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de
+notre mère; sa maison est une des seules ressources que nous ayons dans
+le pays pour nous désennuyer de cette vie monotone qui t'amuse, toi,
+avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La
+marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances...
+
+--La plus agréable, ajouta Armand.
+
+--Tant que tu voudras. Tu n'es pas fâché, toi-même, d'aller à Renonval,
+lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre
+part que de nous brouiller avec ces gens-là, et c'est ce que tes
+discours finiront par faire, si tu continues à jaser au hasard. Tu sais
+très bien que je n'ai pas plus qu'un autre la prétention de plaire à
+madame de Vernage...
+
+--Prends garde à Gitana! s'écria Armand. Regarde comme elle dresse les
+oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue.
+
+--Trêve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et tâche d'y
+penser sérieusement.
+
+--Je pense, dit Armand, et très sérieusement, que la marquise est très
+bien en manches plates, et que le noir lui va à merveille.
+
+
+--À
+quel propos cela?
+
+--À propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit rien dans
+ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne t'ai
+pas entendu très clairement dire que le noir était ta couleur, et cette
+bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la grâce de
+monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la
+plus noire de toutes ses robes?
+
+--Qu'y a-t-il d'étonnant? n'est-il pas tout simple de changer de
+toilette pour dîner?
+
+--Prends garde à Gitana, te dis-je; elle est capable de s'emporter, et
+de te mener tout droit, malgré toi, à l'écurie de Renonval. Et la
+semaine dernière, à la fête, cette même marquise, toujours de noir
+vêtue, n'a-t-elle pas trouvé naturel de m'installer dans la grande
+calèche avec mon chien et monsieur le curé, pour grimper dans ton
+tilbury, au risque de montrer sa jambe?
+
+--Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux subît
+cette corvée?
+
+--Oui, mais cet _un_, c'est toujours moi. Je ne m'en plains pas, je ne
+suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse,
+n'a-t-elle pas imaginé de quitter sa voiture et de me prendre mon propre
+cheval, que je lui ai cédé avec un désintéressement admirable, pour
+qu'elle pût galoper dans les bois à côté de monsieur l'officier?
+Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer
+dans tes dénégations, tu me devrais, honnêtement parlant, ta confiance
+et tes secrets.
+
+--Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un étourdi tel que toi, et
+quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes
+contes?
+
+--Prends garde à Gitana, mon frère.
+
+--Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que j'eusse
+fantaisie d'aller ce soir faire une visite à Renonval, qu'y aurait-il
+d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un prétexte pour te prier d'y venir
+avec moi ou de rentrer seul à la maison?
+
+--Non, certainement; de même que, si nous venions à rencontrer madame de
+Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de
+surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, il
+est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de
+moins en comparaison de l'éternité? La marquise doit nous avoir entendus
+sonner du cor; il serait bien juste qu'elle prît le frais sur la route,
+en compagnie de son inévitable adorateur et voisin, M. de la
+Bretonnière.
+
+--J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de la
+Bretonnière m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une femme
+d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot
+et traîne partout une pareille ombre?
+
+--Il est certain, répondit Armand, que le personnage est lourd et
+indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme, créé et mis
+au monde pour l'état de voisin. Voisiner est son lot; c'est même presque
+sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu
+un homme mieux établi que lui hors de chez soi. Si on va dîner chez
+madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il
+chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et
+remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et classique,
+qui se croit obligé de rire si la maîtresse du logis dit un bon mot; il
+serait plutôt disposé, s'il osait, à tout blâmer et tout contrecarrer.
+S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver
+que le baromètre est à variable. Si quelqu'un cite une anecdote, ou
+parle d'une curiosité, il a vu quelque chose de bien mieux; mais il ne
+daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tête avec une modestie
+à le souffleter. L'assommante créature! je ne sais pas, en vérité, s'il
+est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage,
+quand il est là, sans que sa tête inquiète et effarouchée vienne se
+placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas
+d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur
+spéciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, d'être plus
+ennuyeux qu'un bavard, rien que par la façon dont il regarde parler les
+autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste à la vie, et
+tâche de gêner, de décourager et d'impatienter les vivants. Avec tout
+cela, la marquise le supporte; elle a la charité de l'écouter, de
+l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en
+débarrassera jamais.
+
+--Qu'entends-tu par là? demanda Tristan, un peu troublé à ce dernier
+mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable?
+
+--Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifférence railleuse.
+Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est garçon
+et fort à l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite meute,
+et un grand vieux carrosse. Il possède sur tout autre, près de la
+marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans
+et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en
+congé, permets-moi de te le dire tout bas, peut éblouir et plaire en
+passant; mais celui qui est là tous les jours a quinte et quatorze par
+état, sans compter l'industrie, comme dit Basile.
+
+Tandis que les deux frères causaient ainsi, ils avaient laissé les bois
+derrière eux et commençaient à entrer dans les vignes. Déjà ils
+apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval.
+
+--Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualités; mais c'est
+une coquette. Elle passe pour dévote, et elle a un chapelet bénit
+accroché à son étagère; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t'en
+déplaise, c'est, à mon avis, une femme difficile à deviner et
+passablement dangereuse.
+
+--Cela est possible, dit Tristan.
+
+--Et même probable, reprit son frère. Je ne suis pas fâché que tu le
+penses comme moi, et je te dirai volontiers à mon tour: Parlons
+sérieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la connaître et de
+l'étudier de près. Toi, tu viens ici pour quelques jours; tu es un jeune
+et beau garçon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne sais que
+faire, elle te plaît, tu lui en contes, et elle te laisse dire. Moi, qui
+la vois l'hiver comme l'été, à Paris comme à la campagne, je suis moins
+confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval
+et me laisse en tête-à-tête avec le curé. Ses grands yeux noirs, qu'elle
+baisse vers la terre avec une modestie parfois si sévère, savent se
+relever vers toi, j'en suis bien sûr, lorsque vous courez la forêt, et
+je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a tourné la
+tête, à ma connaissance, à trois ou quatre pauvres petits garçons qui
+ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma pensée?
+Je te dirai, en style de Scudéry, qu'on pénètre assez facilement jusqu'à
+l'antichambre de son coeur, mais que l'appartement est toujours fermé,
+peut-être parce qu'il n'y a personne.
+
+--Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain
+caractère.
+
+--Non pas à son avis: qu'a-t-on à lui reprocher? Est-ce sa faute si on
+devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait guère plus de trente ans,
+elle dit à qui veut l'entendre qu'elle a renoncé, depuis qu'elle est
+veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre,
+monter à cheval et prier Dieu. Elle fait l'aumône et va à confesse; or,
+toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sincèrement et
+véritablement religieuse, est la pire espèce de coquette que la
+civilisation ait inventée. Une femme pareille, sûre d'elle-même, belle
+encore et jouissant volontiers des petits privilèges de la beauté, sait
+composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine
+confession. Aux moments mêmes où elle semble se livrer avec le plus
+charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si
+le bout de son pied est suffisamment caché sous sa robe, et calcule la
+place où elle peut laisser prendre, sans péché, un baiser sur sa
+mitaine. À quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne pas
+être franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer à la
+tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne
+saurait dire qu'elle soit sincère ni hypocrite; elle est ainsi et elle
+plaît; ses victimes passent et disparaissent. La Bretonnière, le
+silencieux, restera jusqu'à sa mort, très probablement, sur le seuil du
+temple où ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire
+l'encens.
+
+Tristan, pendant que son frère parlait, avait arrêté son cheval. La
+grille du château de Renonval n'était plus éloignée que d'une centaine
+de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait prévu, madame de
+Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle était seule, contre
+l'ordinaire. Tristan changea tout à coup de visage.
+
+--Écoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es homme et tu as
+du coeur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni
+loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on m'a
+dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugué par cette
+femme; elle est si charmante, si aimable, si séduisante, quand elle
+veut...
+
+--Je le sais très bien, dit Armand.
+
+--Non, s'écria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de grâce, de
+douceur, de piété, car enfin elle fait l'aumône, comme tu dis, et
+remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les
+dehors de la franchise et de la bonté, elle puisse être telle que tu te
+l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en
+chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier à ta parole. Je vais
+à Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mère s'inquiète de ne
+pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon
+cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte
+visite, et je reviendrai sur-le-champ.
+
+--Pourquoi ce mystère, s'il en est ainsi?
+
+--Parce que la marquise elle-même reconnaît que c'est le plus sage. Les
+gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes
+ensemble. Garde-moi le secret; à ce soir.
+
+Sans attendre une réponse, Tristan partit au galop.
+
+Demeuré seul, Armand changea de route, et prit un chemin de traverse qui
+le menait plus vite chez lui. Ce n'était pas, on le pense bien, sans
+déplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son frère
+s'éloigner. Jeune d'années, mais déjà mûri par une précoce expérience du
+monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent léger en apparence,
+avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier
+distingué dans l'armée, courait en Algérie les chances de la guerre, et
+se livrait parfois aux dangereux écarts d'une imagination vive et
+passionnée, Armand restait à la maison et tenait compagnie à sa vieille
+mère. Tristan le raillait parfois de ses goûts sédentaires, et
+l'appelait monsieur l'abbé, prétendant que, sans la Révolution, il
+aurait porté la tonsure, en sa qualité de cadet; mais cela ne le fâchait
+pas.--Va pour le titre, répondait-il, mais donne-moi le bénéfice. La
+baronne de Berville, la mère, veuve depuis longtemps, habitait le Marais
+en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce
+n'était pas une maison assez riche pour entretenir un grand équipage,
+mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait
+ses enfants, on avait fait venir des _foxhounds_ d'Angleterre; quelques
+voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes réunies formaient
+de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la
+forêt de Carenelle. Ainsi s'étaient établies rapidement, entre les
+habitants des Clignets et ceux de deux ou trois châteaux des environs,
+des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on
+vient de le voir, était la reine du canton. Depuis le sieur de
+Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'à l'élégant un peu
+arriéré de Luzarches, tout rendait hommage à la belle marquise, voire
+même le curé de Noisy. Renonval était le rendez-vous de ce qu'il y avait
+de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes étaient
+d'accord pour vanter, comme Tristan, la grâce et la bonté de la
+châtelaine. Personne ne résistait à l'empire souverain qu'elle exerçait,
+comme on dit, sur les coeurs; et c'est précisément pourquoi Armand était
+fâché que son frère ne revînt pas souper avec lui.
+
+Il ne lui fut pas difficile de trouver un prétexte pour justifier cette
+absence, et de dire à la baronne en rentrant que Tristan s'était arrêté
+chez un fermier, avec lequel il était en marché pour un coin de terre.
+Madame de Berville, qui ne dînait qu'à neuf heures quand ses enfants
+allaient à la chasse, afin de prendre son repas en famille, voulut
+attendre pour se mettre à table que son fils aîné fut revenu. Armand,
+mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son métier,
+parut médiocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait. Peut-être
+craignait-il, à part lui, que la visite à Renonval ne se prolongeât plus
+longtemps qu'il n'avait été dit. Quoi qu'il en fût, il prit d'abord,
+pour se donner un peu de patience, un à-compte sur le dîner, puis il
+alla visiter ses chiens et jeter à l'écurie le coup d'oeil du maître, et
+revint s'étendre sur un canapé, déjà à moitié endormi par la fatigue de
+la journée.
+
+La nuit était venue, et le temps s'était mis à l'orage. Madame de
+Berville, assise, comme de coutume, devant son métier à tapisserie,
+regardait la pendule, puis la fenêtre, où ruisselait la pluie. Une
+demi-heure s'écoula lentement, et bientôt vint l'inquiétude.
+
+--Que fait donc ton frère? disait la baronne; il est impossible qu'à
+cette heure et par un temps semblable il s'arrête si longtemps en route;
+quelque accident lui sera arrivé: je vais envoyer à sa rencontre.
+
+--C'est inutile, répondait Armand; je vous jure qu'il se porte aussi
+bien que nous, et peut-être mieux; car, voyant cette pluie, il se sera
+sans doute fait donner à souper dans quelque cabaret de Noisy, pendant
+que nous sommes à l'attendre.
+
+L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit le
+dîner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de laisser
+ainsi sa mère dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait inutile;
+mais il avait donné sa parole. De son côté, madame de Berville voyait
+aisément, sur le visage de son fils, l'inquiétude qui l'agitait; elle
+n'en pénétrait pas la cause, mais l'effet ne lui échappait pas. Habituée
+à toute la tendresse et aux confidences même d'Armand, elle sentait que,
+s'il gardait le silence, c'est qu'il y était obligé. Par quelle raison?
+elle l'ignorait, mais elle respectait cette réserve, tout en ne pouvant
+s'empêcher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air
+craintif et presque suppliant, puis elle écoutait gronder la foudre, et
+haussait les épaules en soupirant. Ses mains tremblaient, malgré elle,
+de l'effort qu'elle faisait pour paraître tranquille. À mesure que
+l'heure avançait, Armand se sentait de moins en moins le courage de
+tenir sa promesse. Le dîner terminé, il n'osait se lever; la mère et le
+fils restèrent longtemps seuls, appuyés sur la table desservie, et se
+comprenant sans ouvrir les lèvres.
+
+Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne étant venue apporter
+les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir à son fils, et se
+retira dans son appartement pour dire ses prières accoutumées.
+
+--Que fait-il, en effet, cet étourdi garçon? se disait Armand, tout en
+se débarrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de chasseur.
+Rien de bien inquiétant, cela est probable. Il fait les yeux doux à
+madame de Vernage, et subit le silence imposant de la Bretonnière.
+Est-ce bien sûr? Il me semble qu'à cette heure-ci la Bretonnière doit
+être dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai que
+Tristan est peut-être en route aussi; j'en doute, pourtant; le chemin
+n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter à cheval. D'une autre
+part, il y a d'excellents lits à Renonval, et une marquise si polie peut
+certainement offrir un asile à un capitaine surpris par l'orage. Il est
+probable, tout bien considéré, que Tristan ne reviendra que demain. Cela
+est fâcheux, pour deux raisons: d'abord cela inquiète notre mère, et
+puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouvés chez une
+voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit passée sous
+le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont
+on rêve. Quelquefois même, on ne dort pas du tout. Que va-t-il advenir
+de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du coeur
+pour deux, mais tant pis. Elle trouvera aisé de le jouer, trop aisé,
+peut-être, c'est là mon espoir. Elle dédaignera d'en agir faussement
+envers un si loyal caractère. Mais, après tout, se disait encore Armand,
+en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau
+et brave. Il s'est tiré d'affaire à Constantine, il s'en tirera à
+Renonval.
+
+Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence
+régnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se fit
+entendre sur la route. Il était deux heures du matin; une voix
+impérieuse cria qu'on ouvrît, et tandis que le garçon d'écurie levait
+lourdement, l'une après l'autre, les barres de fer qui retenaient la
+grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, à pousser de
+longs gémissements. Armand, qui dormait de tout son coeur, réveillé en
+sursaut, vit tout à coup devant lui son frère tenant un flambeau et
+enveloppé d'un manteau dégouttant de pluie.
+
+--Tu rentres à cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou bien
+matin.
+
+Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec l'accent
+d'une colère presque furieuse:
+
+--Tu avais raison, c'est la dernière des femmes, et je ne la reverrai de
+ma vie.
+
+Après quoi il sortit brusquement.
+
+
+
+
+II
+
+
+Malgré toutes les questions, toutes les instances que put faire Armand,
+Tristan ne voulut donner à son frère aucune explication des étranges
+paroles qu'il avait prononcées en rentrant. Le lendemain, il annonça à
+sa mère que ses affaires le forçaient d'aller à Paris pour quelques
+jours, et donna ses ordres en conséquence; il avait le dessein de partir
+le soir même.
+
+--Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une façon
+un peu cavalière. Tu me fais la moitié d'une confidence, et tu t'en vas
+d'un jour à l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que je
+pense de ce départ impromptu?
+
+--Ce qu'il te plaira, répondit Tristan avec une indifférence si
+tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunté, tu ne feras qu'y
+perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de colère, il est vrai, pour une
+bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras
+l'appeler. La Bretonnière m'a ennuyé; la marquise était de mauvaise
+humeur; l'orage m'a contrarié; je suis revenu je ne sais pourquoi, et je
+t'ai parlé sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si tu
+veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais, à la
+première occasion, tu nous verras amis comme devant.
+
+--Tout cela est bel et bon, répliquait Armand, mais tu ne parlais pas
+hier par énigme, quand tu m'as dit: C'est la dernière des femmes. Il n'y
+a là mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrivé que tu caches.
+
+--Et que veux-tu qu'il me soit arrivé? demandait Tristan.
+
+À cette question, Armand baissait la tête, et restait muet; car en
+pareille circonstance, du moment que son frère se taisait, toute
+supposition, même faite en plaisantant, pouvait être aisément blessante.
+
+Vers le milieu de la journée, une calèche découverte entra dans la cour
+des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, à l'air gauche
+et endimanché, descendit aussitôt de la voiture, baissa lui-même le
+marchepied et présenta la main à une grande et belle femme, mise
+simplement et avec goût. C'était madame de Vernage et la Bretonnière qui
+venaient faire visite à la baronne. Tandis qu'ils montaient le perron,
+où madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le visage de son
+frère avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais Tristan le
+regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de
+nouveau.
+
+À la tournure aisée que prit la conversation, aux politesses froides,
+mais sans nulle contrainte, qu'échangèrent Tristan et la marquise, il ne
+semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se fût passé la
+veille. La marquise apportait à madame de Berville, qui aimait les
+oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonnière l'avait dans son
+chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la volière. La
+Bretonnière, bien entendu, donna le bras à la baronne; les deux jeunes
+gens restèrent près de madame de Vernage. Elle paraissait plus gaie que
+de coutume; elle marchait au hasard de côté et d'autre sans respect pour
+les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage.
+
+--Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous?
+
+Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son
+départ. Il l'annonça effectivement du ton le plus calme; mais, en même
+temps, il fixa sur la marquise un regard pénétrant, presque dur et
+offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda même
+pas quand il comptait revenir.
+
+--En ce cas-là, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le seul
+représentant des Berville que nous verrons à Renonval; car je suppose
+que nous vous aurons. La Bretonnière dit qu'il a découvert, avec les
+lunettes de mon garde, une espèce de cochon sauvage à qui la barbe vient
+comme aux oiseaux les plumes...
+
+--Point du tout, dit la Bretonnière, c'est une sorte de truie chinoise,
+de couleur noire, appelée tonkin. Lorsque ces animaux quittent la
+basse-cour et s'habituent à vivre dans les bois...
+
+--Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, à force de manger
+du gland, les défenses leur poussent au bout du museau.
+
+--C'est de toute vérité, répondit la Bretonnière, non pas, il est vrai,
+à la première, ni même à la seconde génération; mais il suffit que le
+fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait.
+
+--Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de
+faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une forêt, il en
+résulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la tête. Et
+c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la
+main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne réussit
+à personne.
+
+--Cela est encore vrai, dit la Bretonnière; la sauvagerie est un grand
+défaut.
+
+--Elle vaut pourtant mieux, répondit Tristan, qu'une certaine espèce de
+domesticité.
+
+La Bretonnière ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il devait se
+fâcher.
+
+--Oui, dit madame de Berville à la marquise, vous avez bien raison.
+Grondez-moi ce méchant garçon, qui est toujours sur les grands chemins,
+et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller à Paris. Défendez-lui
+donc de partir.
+
+Madame de Vernage, qui, tout à l'heure, n'avait pas dit un mot pour
+essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi priée de le faire, y mit
+aussitôt toute l'insistance et toute la bonne grâce dont elle était
+capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour
+dire à Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires à Paris,
+que la curiosité d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur tout au
+monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir déjeuner le
+lendemain à Renonval. Tristan répondait à chacun de ses compliments par
+un de ces petits saluts insignifiants qu'ont inventés les gens qui ne
+savent quoi dire: il était clair que sa patience était mise à une
+cruelle épreuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus qu'elle
+prévoyait, et, dès qu'elle eut cessé de parler, elle se retourna et
+s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle eût répété une comédie
+et que son rôle eût été fini.
+
+--Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui qui
+en veut à l'autre? Est-ce mon frère? est-ce la Bretonnière? Que vient
+faire ici la marquise?
+
+La façon d'être de madame de Vernage était, en effet, difficile à
+comprendre. Tantôt elle témoignait à Tristan une froideur et une
+indifférence marquées; tantôt elle paraissait le traiter avec plus de
+familiarité et de coquetterie qu'à l'ordinaire.--Cassez-moi donc cette
+branche-là, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du monde ce
+soir, je veux être toute en fleurs; je compte mettre une robe
+botanique, et avoir un jardin sur la tête.
+
+Tristan obéissait: il le fallait bien. La marquise se trouva bientôt
+avoir une véritable botte de fleurs, mais aucune ne lui plaisait.--Vous
+n'êtes pas connaisseur, disait-elle, vous êtes un mauvais jardinier;
+vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez
+les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir.
+
+En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait
+tomber à terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce dédain
+sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du
+monde.
+
+Il y avait au milieu du parc une petite rivière avec un pont de bois qui
+était brisé, mais dont il restait encore quelques planches. La
+Bretonnière, selon sa manie, déclara qu'il y avait danger à s'y
+hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise
+voulut passer, et commençait à prendre les devants, quand la baronne lui
+représenta qu'en effet ce pont était vermoulu, et qu'elle courait le
+risque d'une chute assez grave.
+
+--Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire les
+honneurs de la profondeur de votre rivière; et si je faisais comme
+Condé, qu'est-ce qu'il arriverait donc?
+
+Devant monter à cheval, au retour, elle avait à la main une cravache.
+Elle la jeta de l'autre côté de l'eau, dans une petite
+île:--Maintenant, messieurs, reprit-elle, voilà mon bâton jeté à
+l'ennemi. Qui de vous ira le chercher?
+
+--C'est fort imprudent, dit la Bretonnière; cette cravache est fort
+jolie, la pomme en est très bien ciselée.
+
+--Y aura-t-il du moins une récompense honnête? demanda Armand.
+
+--Fi donc! s'écria la marquise. Vous marchandez avec la gloire! Et vous,
+monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan,
+qu'est-ce que vous dites? passerez-vous?
+
+Tristan semblait hésiter, non par crainte du danger ni du ridicule, mais
+par un sentiment de répugnance à se voir ainsi provoqué pour une
+semblable bagatelle. Il fronça le sourcil et répondit froidement:
+
+--Non, madame.
+
+--Hélas! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre Phanor était
+là, il m'aurait déjà rendu ma cravache.
+
+La Bretonnière, tâtant le pont avec sa canne, le contemplait d'un air de
+réflexion profonde; appuyée nonchalamment sur la poutre brisée qui
+servait de rampe, la marquise s'amusait à faire plier les planches en se
+balançant au-dessus de l'eau: elle s'élança tout à coup, traversa le
+pont avec une vivacité et une légèreté charmantes, et se mit à courir
+dans l'île. Armand avait voulu la prévenir, mais son frère lui prit le
+bras, et, se mettant à marcher à grands pas, l'entraîna à l'écart dans
+une allée; là, dès que les deux jeunes gens furent seuls:
+
+--La patience m'échappe, dit Tristan. J'espère que tu ne me crois pas
+assez sot pour me fâcher d'une plaisanterie; mais cette plaisanterie a
+un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver,
+jouer avec ma colère, et voir jusqu'à quel point j'endurerai son audace;
+elle sait ce que signifie son froid persiflage. Misérable coeur!
+méprisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me laisser
+m'éloigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite vanité, et se
+faire une sorte de triomphe d'une discrétion qu'on ne lui doit pas!
+
+--Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il?
+
+--Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es intéressé, puisque tu es mon
+frère. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et que tu
+me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au
+carrefour des Roches. Il y avait à terre une branche de saule, que tu ne
+m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'était madame de Vernage
+qui l'avait enfoncée dans le sable, en se promenant le matin. Elle riait
+tout à l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais celle-là
+avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de la
+marquise étaient allés chez son oncle à Beaumont, que la Bretonnière ne
+viendrait pas dîner, et que, si je craignais d'éveiller les gens en
+sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval chez
+le bonhomme du Héloy.
+
+--Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule!
+
+--Oui, et plût à Dieu que j'eusse repoussé du pied ce brin de saule
+comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et tu
+l'as vu toi-même, je l'aimais, j'étais sous le charme. Quelle
+bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'étais tout amour, j'aurais
+donné mon sang pour elle, et aujourd'hui...
+
+--Eh bien, aujourd'hui?
+
+--Écoute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches d'abord une
+petite aventure qui m'est arrivée l'an passé. Tu sauras donc qu'au bal
+de l'Opéra j'ai rencontré une espèce de grisette, de modiste, je ne sais
+quoi. Je suis venu à faire sa connaissance par un hasard assez
+singulier. Elle était assise à côté de moi, et je ne faisais nulle
+attention à elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me dire
+bonsoir. Au même instant, ma voisine, comme effrayée, cacha sa tête
+derrière mon épaule; elle me dit à l'oreille qu'elle me suppliait de la
+tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je
+ne pouvais guère m'y refuser. Je me levai avec elle, et je quittai
+Saint-Aubin. Elle me conta là-dessus qu'il était son amant, qu'elle
+avait peur de lui, qu'il était jaloux, enfin, qu'elle le fuyait. Je me
+trouvais ainsi tout à coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le rôle d'un
+rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un
+air mécontent. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre à peu
+près au sérieux ce rôle que l'occasion m'offrait. J'emmenai souper la
+petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se
+fâcher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine à lui faire entendre
+raison. Il convint de bonne grâce qu'il n'était guère possible de se
+couper la gorge pour une demoiselle qui se réfugiait au bal masqué pour
+fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et
+l'affaire fut oubliée; tu vois que le mal n'est pas grand.
+
+--Non, certes; il n'y a là rien de bien grave.
+
+--Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit
+quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et à Renonval. Or, cette
+nuit, au moment même où la marquise, assise près de moi, écoutait de son
+grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la tête, et
+essayait, en souriant, cette bague qui, grâce au ciel, est encore à mon
+doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal
+lui a été contée, qu'elle la sait de bonne source, que Saint-Aubin
+adorait cette grisette, qu'il a été au désespoir de l'avoir perdue,
+qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demandé raison, que j'ai reculé, et
+qu'alors...
+
+Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux frères
+marchèrent en silence.
+
+--Qu'as-tu répondu? dit enfin Armand.
+
+--Je lui ai répondu une chose très simple. Je lui ai dit tout
+bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme
+lève la main sur lui impunément s'appelle un lâche, vous le savez très
+bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la
+maîtresse de ce lâche, s'appelle aussi d'un certain nom qu'il est
+inutile de vous dire. Là-dessus, j'ai pris mon chapeau.
+
+--Et elle ne t'a pas retenu?
+
+--Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me dire
+que je me fâchais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a demandé
+pardon de m'avoir offensé sans dessein; je ne sais même pas si elle n'a
+pas essayé de pleurer. À tout cela, je n'ai rien répliqué, sinon que je
+n'attachais aucune importance à une indignité qui ne pouvait
+m'atteindre, qu'elle était libre de croire et de penser tout ce que bon
+lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui
+ôter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans, mes
+camarades qui me connaissent auraient quelque peine à admettre votre
+conte, et par conséquent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut pour le
+mépriser.
+
+--Est-ce là réellement ta pensée?
+
+--Y songes-tu? Si je pouvais hésiter à savoir ce que j'ai à faire, c'est
+précisément parce que je suis soldat que je n'aurais pas deux partis à
+prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans coeur plaisanter avec mon
+honneur, et répéter demain sa misérable histoire à une coquette de son
+bord, ou à quelqu'un de ces petits garçons à qui tu prétends qu'elle
+tourne la tête? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre mère,
+puisse devenir un objet de risée? Seigneur Dieu! cela fait frémir!
+
+--Oui, dit Armand, et voilà cependant les petits badinages pleins de
+grâce qu'inventent ces dames pour se désennuyer. Faire d'une niaiserie
+un roman bien noir, bien scandaleux, voilà le bon plaisir de leur
+cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant?
+
+--Je compte aller ce soir à Paris. Saint-Aubin est aussi un soldat;
+c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en préserve! qu'un mot de
+sa part ait jamais pu donner l'idée de cette fable fabriquée par quelque
+femme de chambre; mais, à coup sûr, je le ramènerai ici, et il ne lui
+sera pas plus difficile de dire tout haut la vérité, qu'il ne me le
+sera, à moi, de l'entendre. C'est une démarche fâcheuse, pénible, que je
+ferai là, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller trouver un
+camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manqué de coeur. Mais
+n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit être permis.
+Je te le répète, c'est notre nom que je défends, et s'il ne devait pas
+sortir de là pur comme de l'or, je m'arracherais moi-même la croix que
+je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma
+présence, qu'on lui a répété un sot conte, et que ceux qui l'ont forgé
+en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la
+marquise m'entende aussi à mon tour; il faut que je lui donne bien
+discrètement, en termes bien polis, en tête-à-tête, une leçon qu'elle
+n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer
+nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je
+ne prétends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, après avoir exposé sa
+vie pour aller chercher le bouquet de sa maîtresse, le lui jeta à la
+figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole
+produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te
+réponds que d'ici à quelque temps, du moins, la marquise sera moins
+fière, moins coquette et moins hypocrite.
+
+--Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec toi.
+Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le
+permets, je serai dans la coulisse.
+
+La marquise se disposait à retourner chez elle lorsque les deux frères
+reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait été pour
+quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait
+rien; jamais, au contraire, elle n'avait semblé plus calme et plus
+contente d'elle-même. Ainsi qu'il a été dit, elle s'en allait à cheval.
+Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre
+le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marché sur le sable
+mouillé, son brodequin était humide, en sorte que l'empreinte en resta
+marquée sur le gant de Tristan. Dès que madame de Vernage fut partie,
+Tristan ôta ce gant et le jeta à terre.
+
+--Hier, je l'aurais baisé, dit-il à son frère.
+
+Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et
+allèrent coucher à Paris. Madame de Berville, toujours inquiète et
+toujours indulgente, comme une vraie mère qu'elle était, fit semblant de
+croire aux raisons qu'ils prétendirent avoir pour partir. Dès le
+lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller
+demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue
+Neuve-Saint-Augustin, à l'hôtel garni où il logeait habituellement quand
+il était en congé.
+
+--Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est peut-être en
+garnison bien loin.
+
+--Quand il serait à Alger, répondait Tristan, il faut qu'il parle, ou du
+moins qu'il écrive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je le
+trouverai, ou il dira pourquoi.
+
+Le garçon de l'hôtel était un Anglais, chose fort commode peut-être pour
+les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez
+gênante pour les Parisiens. À la première parole de Tristan, il répondit
+par l'exclamation la plus britannique:
+
+--Oh!
+
+--Voilà qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que son frère;
+mais M. de Saint-Aubin est-il ici?
+
+--Oh! no.
+
+--N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure?
+
+--Oh! yes.
+
+--Il est donc sorti?
+
+--Oh! no.
+
+--Expliquez-vous. Peut-on lui parler?
+
+--No, sir, impossible.
+
+--Pourquoi, impossible?
+
+--Parce qu'il est... Comment dites-vous?
+
+--Il est malade.
+
+--Oh! no, il est mort.
+
+
+
+
+III
+
+
+Il serait difficile de peindre l'espèce de consternation qui frappa
+Tristan et son frère en apprenant la mort de l'homme qu'ils avaient un
+si grand désir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en dise, une
+chose indifférente que la mort. On ne la brave pas sans courage, on ne
+la voit pas sans horreur, et il est même douteux qu'un gros héritage
+puisse rendre vraiment agréable sa hideuse figure, dans le moment où
+elle se présente. Mais quand elle nous enlève subitement quelque bien ou
+quelque espérance, quand elle se mêle de nos affaires et nous prend dans
+les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa
+puissance, et que l'homme reste muet devant le silence éternel.
+
+Saint-Aubin avait été tué en Algérie, dans une razzia. Après s'être fait
+raconter, tant bien que mal, par les gens de l'hôtel, les détails de cet
+événement, les deux frères reprirent tristement le chemin de la maison
+qu'ils habitaient à Paris.
+
+--Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir
+d'embarras, qu'un mot à dire à un honnête homme, et il n'est plus.
+Pauvre garçon! je m'en veux à moi-même de ce qu'un motif d'intérêt
+personnel se mêle au chagrin que me cause sa mort. C'était un brave et
+digne officier; nous avions bivouaqué et trinqué ensemble. Ayez donc
+trente ans, une vie sans reproche, une bonne tête et un sabre au côté,
+pour aller vous faire assassiner par un Bédouin en embuscade! Tout est
+fini, je ne songe plus à rien, je ne veux pas m'occuper d'un conte quand
+j'ai à pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent ce qui
+leur plaira.
+
+--Ton chagrin est juste, répondit Armand; je le partage et je le
+respecte; mais, tout en regrettant un ami et en méprisant une coquette,
+il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est là, avec ses lois; il ne
+voit ni ton dédain ni tes larmes; il faut lui répondre dans sa langue,
+ou, tout au moins, l'obliger à se taire.
+
+--Et que veux-tu que j'imagine? Où veux-tu que je trouve un témoin, une
+preuve quelconque, un être ou une chose qui puisse parler pour moi? Tu
+comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour
+s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas
+amené avec lui tout son régiment. Les choses se sont passées en
+tête-à-tête; si elles eussent dû devenir sérieuses, certes, alors, les
+témoins seraient là; mais nous nous sommes donné une poignée de main, et
+nous avons déjeuné ensemble; nous n'avions que faire d'inviter personne.
+
+--Mais il n'est guère probable, reprit Armand, que cette sorte de
+querelle et de réconciliation soit demeurée tout à fait secrète.
+Quelques amis communs ont dû la connaître. Rappelle-toi, cherche dans
+les souvenirs.
+
+--Et à quoi bon? quand même, en cherchant bien, je pourrais retrouver
+quelqu'un qui se souvînt de cette vieille histoire, ne veux-tu pas que
+j'aille me faire donner par le premier venu une espèce d'attestation
+comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir
+sans crainte; tout se demande à un ami. Mais quel rôle jouerais-je, à
+l'heure qu'il est, en allant dire à un de nos camarades: Vous
+rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an passé? On
+se moquerait de moi, et on aurait raison.
+
+--C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une
+femme orgueilleuse, vindicative et offensée, tenir impunément de
+méchants propos.
+
+--Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. À une insulte faite
+par un homme on répond par un coup d'épée. Contre toute espèce d'injure,
+publique ou non,... même imprimée, on peut se défendre; mais quelle
+ressource a-t-on contre une calomnie sourde, répétée dans l'ombre, à
+voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est là le
+triomphe de la lâcheté. C'est là qu'une pareille créature, dans toute la
+perfidie du mensonge, dans toute la sécurité de l'impudence, vous
+assassine à coups d'épingle; c'est là qu'elle ment avec tout l'orgueil,
+toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est là qu'elle glisse à
+loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie étudiée,
+revue et augmentée par l'auteur; et cette infamie fait son chemin, cela
+se répète, se commente, et l'honneur, le bien du soldat, l'héritage des
+aïeux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une telle
+misère!
+
+Tristan parut réfléchir pendant quelque temps, puis il ajouta d'un ton à
+demi sérieux, à demi plaisant:
+
+--J'ai envie de me battre avec la Bretonnière.
+
+--À propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'empêcher de rire. Que t'a
+fait ce pauvre diable dans tout cela?
+
+--Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est très possible qu'il soit au courant
+de mes affaires. Il est assez dans les initiés, et passablement curieux
+de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le prît
+pour confident.
+
+--Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte une
+histoire, et qu'il n'en est pas responsable.
+
+--Bah! et s'il s'en fait l'éditeur? Cet homme-là, qui n'est qu'une
+mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que s'il
+était son mari; et, en supposant qu'elle lui récite ce beau roman
+inventé sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse à en garder le secret?
+
+--À la bonne heure, mais encore faudrait-il être sûr d'abord qu'il en
+parle, et même, dans ce cas-là, je ne vois guère qu'il puisse être
+juste de chercher querelle à quelqu'un parce qu'il répète ce qu'il a
+entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs à faire peur à la
+Bretonnière? Il ne se battrait certainement pas, et, franchement, il
+serait dans son droit.
+
+--Il se battrait. Ce garçon-là me gêne; il est ennuyeux, il est de trop
+dans ce monde.
+
+--En vérité, mon cher Tristan, tu parles comme un homme qui ne sait à
+qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, à t'entendre, que tu cherches une
+affaire d'honneur pour rétablir ta réputation, ou que tu as besoin d'une
+balafre pour la montrer à ta maîtresse, comme un étudiant allemand?
+
+--Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment
+intolérable. On m'accuse, on me déshonore, et je n'ai pas un moyen de me
+venger! Si je croyais réellement...
+
+Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard, devant
+la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arrêta de nouveau, tout à coup,
+pour regarder un bracelet placé dans l'étalage.
+
+--Voilà une chose étrange, dit-il.
+
+--Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de
+comptoir?
+
+--Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En
+voici un qui se présente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du reste,
+n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le
+moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce
+même marchand, dans cette boutique, un bracelet comme celui-là, lequel
+bracelet était destiné à cette grisette dont il s'occupait, et qui avait
+failli nous brouiller; lorsque, après notre querelle vidée, nous eûmes
+déjeuné ensemble:--Parbleu, me dit-il en riant, tu viens de m'enlever la
+reine de mes pensées à l'instant où je me disposais à lui faire un
+cadeau; c'était un petit bracelet avec mon nom gravé en dedans; mais, ma
+foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le cède;
+puisque tu es le préféré, il faut que tu payes ta bienvenue.--Faisons
+mieux, répondis-je; soyons de moitié dans l'envoi que tu comptais lui
+faire.--Tu as raison, reprit-il; mon nom est déjà sur la plaque, il faut
+que le tien y soit gravé aussi, et, en signe de bonne amitié, nous y
+ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les
+deux noms, écrits sur le bracelet, furent envoyés à la demoiselle, et
+doivent actuellement exister quelque part en la possession de
+mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre héroïne), à moins qu'elle ne
+l'ait vendu pour aller dîner.
+
+--À merveille! s'écria Armand; cette preuve que tu cherchais est toute
+trouvée. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut que la
+marquise voie les deux signatures, et le jour bien spécifié. Il faut que
+mademoiselle Javotte elle-même témoigne au besoin de la vérité et de
+l'identité de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver clairement
+que rien de sérieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi? Certes,
+deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau à une femme
+qu'ils se disputent, ne sont pas bien en colère l'un contre l'autre, et
+il devient alors évident...
+
+--Oui, tout cela est très bien, dit Tristan; ta tête va plus vite que la
+mienne; mais pour exécuter cette grande entreprise, ne vois-tu pas
+qu'avant de retrouver ce bracelet si précieux, il faudrait commencer par
+retrouver Javotte? Malheureusement ces deux découvertes semblent
+également difficiles. Si, d'un côté, la jeune personne est sujette à
+perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de s'égarer fort
+elle-même. Chercher, après un an d'intervalle, une grisette perdue sur
+le pavé de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage d'amour
+fabriqué en métal, cela me paraît au-dessus de la puissance humaine;
+c'est un rêve impossible à réaliser.
+
+--Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard, de
+lui-même, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais oublié ce
+bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le
+rappelle. Tu cherchais un témoin, le voilà, il est irrécusable; ce
+bracelet dit tout, ton amitié pour Saint-Aubin, son estime pour toi, le
+peu de gravité de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher; quand elle
+fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen
+d'imposer silence à madame de Vernage; mademoiselle Javotte et son
+serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand, c'est
+vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord, où
+demeurait jadis cette demoiselle?
+
+--À te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'était, je crois, dans un
+passage, une espèce de _square_, de cité.
+
+--Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont
+quelquefois une mémoire incroyable; ils se souviennent des gens après
+des années, surtout de ceux qui ne les payent pas très bien.
+
+Tristan se laissa conduire par son frère; tous deux entrèrent dans la
+boutique. Ce n'était pas une chose facile que de rappeler au marchand un
+objet de peu de valeur acheté chez lui il y avait longtemps. Il ne
+l'avait pourtant pas oublié, à cause de la singularité des deux noms
+réunis.
+
+--Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux jeunes
+gens m'ont commandé l'hiver dernier, et je reconnais bien monsieur. Mais
+quant à savoir où ce bracelet a été porté, et à qui, je n'en peux rien
+dire.
+
+--C'était à une demoiselle Javotte, dit Armand, qui devait demeurer dans
+un passage.
+
+--Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta,
+réfléchit, se consulta, et finit par dire: C'est cela même; mais ce
+n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom
+de madame de Monval, cité Bergère, 4.
+
+--Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom
+de Monval m'était sorti de la tête; peut-être avait-elle le droit de le
+porter, car son titre de Javotte n'était, je crois, qu'un sobriquet.
+Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle acheté autre
+chose?
+
+--Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une chaîne d'argent
+cassée qu'elle avait.
+
+--Mais point de bracelet?
+
+--Non, monsieur.
+
+--Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant à nous, en
+route pour la cité Bergère.
+
+--Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de
+prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait changé
+plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue.
+
+Cette prévision était fondée. La portière de la cité Bergère apprit aux
+deux frères que madame de Monval avait déménagé depuis longtemps,
+qu'elle s'appelait à présent mademoiselle Durand, ouvrière en robes, et
+qu'elle demeurait rue Saint-Jacques.
+
+--Est-elle à son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand, poursuivi
+par la crainte du bracelet vendu.
+
+--Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de dépense; elle avait ici un
+logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle
+voyait beaucoup de militaires, toutes personnes décorées et très comme
+il faut. Elle donnait quelquefois de très jolis dîners qu'on faisait
+venir du café Vachette. Tous ces messieurs étaient bien gais, et il y en
+avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai
+artiste de l'Académie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu rien à
+dire sur le compte de madame de Monval. Elle étudiait aussi pour être
+artiste; c'était moi qui faisais son ménage, et elle ne sortait jamais
+qu'en citadine.
+
+--Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques.
+
+--Mademoiselle Durand ne loge plus ici, répondit la seconde portière; il
+y a six mois qu'elle s'en est allée, et nous ne savons guère trop où
+elle est. Ce ne doit pas être dans un palais, car elle n'est pas partie
+en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose.
+
+--Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse?
+
+--Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'était guère à l'aise, cette
+demoiselle. Elle demeurait là au fond de l'allée, sur la cour, derrière
+la fruitière. Elle travaillait toute la sainte journée; elle ne gagnait
+guère et elle avait bien du mal. Elle allait au marché le matin, et elle
+faisait sa soupe elle-même sur un petit fourneau qu'elle avait. On ne
+peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les
+choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de
+ses tantes, qui l'a emmenée; nous croyons qu'elle s'est mise aux soeurs
+du Bon-Pasteur. La lingère du coin vous dira peut-être cela: c'était
+elle qui l'employait.
+
+--Allons chez la lingère, dit Armand; mais les choux sont de mauvais
+augure.
+
+Le troisième renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas d'abord plus
+satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa
+famille avait trouvé moyen de fournir, elle était entrée, en effet, au
+couvent des soeurs du Bon-Pasteur, et y avait passé environ trois mois.
+Comme sa conduite était bonne, la protection de quelques personnes
+charitables l'avait fait admettre par les soeurs, qui lui montraient
+beaucoup de bonté et qui n'avaient qu'à se louer de son
+obéissance.--Malheureusement, disait la lingère, cette pauvre enfant a
+une tête si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en place.
+C'était une grande faveur pour elle que d'avoir été reçue comme
+pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle,
+et elle remplissait régulièrement ses devoirs de religion, en même temps
+qu'elle travaillait très bien, car c'est une bonne ouvrière. Mais tout
+d'un coup sa tête est partie; elle a demandé à s'en aller. Vous
+comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une
+prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envolée.
+
+--Et vous ignorez ce qu'elle est devenue?
+
+--Pas tout à fait, répondit en riant la lingère. Il y a une de mes
+demoiselles qui l'a rencontrée au Ranelagh. Elle se fait appeler
+maintenant Amélina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de Bréda, et
+qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques.
+
+Tristan commençait à se décourager.--Laissons tout cela, dit-il à son
+frère. À la tournure que prennent les choses, nous n'en aurons jamais
+fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame
+Rosenval, n'est pas en Chine ou à Quimper-Corentin?
+
+--Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait
+pour nous arrêter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point de
+découvrir notre voyageuse? Ouvrière ou artiste, nonne ou figurante, je
+la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parié de
+traverser pieds nus un bassin gelé au mois de janvier, et qui, arrivé à
+moitié chemin, trouva que c'était trop froid et revint sur ses pas.
+
+Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut
+découverte rue de Bréda; mais il ne s'agissait plus, à cette nouvelle
+adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle
+était naguère, madame Rosenval était devenue tout à coup, par la grâce
+du hasard et d'un ancien préfet, personnage important et protecteur des
+arts, _prima donna_ d'un théâtre de province. Elle habitait depuis
+quelque temps une assez grande ville du midi de la France, où son
+talent, nouvellement découvert, mais généreusement encouragé, faisait
+les délices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la garnison.
+Elle se trouvait à Paris en passant, pour contracter, si faire se
+pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens, il
+est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient être reçus; mais ils
+furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez
+riche, d'un goût peu sévère, orné de statuettes, de glaces et de
+cartons-pâtes, à peu près comme un café. La maîtresse du lieu était à sa
+toilette; elle fit dire qu'on attendît, et qu'elle allait recevoir M. de
+Berville.
+
+--À présent, je te laisse, dit Armand à son frère; tu vois que nous
+sommes venus à bout de notre campagne. C'est à toi de faire le reste;
+décide madame Rosenval à te rendre ton bracelet; qu'elle l'accompagne
+d'un mot de sa main qui donne plus de poids à cette restitution; reviens
+armé de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise.
+
+Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul à se promener dans
+le somptueux salon de Javotte. Il y était depuis un quart d'heure,
+lorsque la porte de la chambre à coucher s'ouvrit. Un gros et grand
+monsieur, à la démarche grave, à la tête grisonnante, portant des
+lunettes, une chaîne, un binocle et des breloques de montre, le tout en
+or, s'avança d'un air affable et majestueux.--Monsieur, dit-il à
+Tristan, j'apprends que vous êtes le parent de madame Rosenval. Si vous
+voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet.
+
+Il fit un léger salut et se retira.
+
+--Peste! se dit Tristan, il paraît que Javotte voit à présent meilleure
+compagnie que dans l'allée de la rue Saint-Jacques.
+
+Soulevant une portière de soie chamarrée, que lui avait indiquée le
+monsieur aux lunettes d'or, il pénétra dans un boudoir tendu en
+mousseline rose, où madame Rosenval, étendue sur un canapé, le reçut
+d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme
+qu'on a aimée, fût-ce Amélina, fût-ce même Javotte, surtout lorsque l'on
+s'est donné tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec
+empressement la main fort blanche de son ancienne conquête, puis il prit
+place à côté d'elle, et débuta, comme cela se devait, par lui faire ses
+compliments sur ce qu'elle était embellie, qu'il la revoyait plus
+charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit à toute femme
+qu'on retrouve, fût-elle devenue plus laide qu'un péché mortel).
+
+--Permettez-moi, ma chère, ajouta-t-il, de vous féliciter sur l'heureux
+changement qui me semble s'être opéré dans vos petites affaires. Vous
+êtes logée ici comme un grand seigneur.
+
+--Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville?
+répondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un
+pied-à-terre; mais je me fais arranger quelque chose là-bas, car vous
+savez que je perche au diable.
+
+--Oui, j'ai appris que vous étiez au théâtre.
+
+--Mon Dieu, oui, je me suis décidée. Vous savez que la grande musique,
+la musique sérieuse, a été l'occupation de toute ma vie. M. le baron,
+que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes
+bons amis, m'a persécutée pour prendre un engagement. Que voulez-vous!
+je me suis laissé faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le drame,
+le vaudeville, l'opéra.
+
+--On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai à vous parler d'une affaire
+assez sérieuse, et, comme votre temps doit être précieux, trouvez bon
+que je me hâte de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire mes
+confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?...
+
+Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la
+cheminée; la première chose qu'il y remarqua fut la carte de visite de
+la Bretonnière, accrochée à la glace.
+
+--Est-ce que vous connaissez ce personnage-là? demanda-t-il avec
+surprise.
+
+--Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je crois
+même qu'il dîne à la maison aujourd'hui. Mais, de grâce, continuez donc,
+je vous en prie, et je vous écoute.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il y aurait peut-être pour le philosophe ou pour le psychologue, comme
+on dit, une curieuse étude à faire sur le chapitre des distractions.
+Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent
+le plus à la personne dont il aie plus à craindre ou à espérer, à un
+avocat, à une femme ou à un ministre. Quel degré d'influence exercera
+sur lui une épingle qui le pique au milieu de son discours, une
+boutonnière qui se déchire, un voisin qui se met à jouer de la flûte?
+Que fera un acteur, récitant une tirade, et apercevant tout à coup un de
+ses créanciers dans la salle? Jusqu'à quel point, enfin, peut-on parler
+d'une chose, et en même temps penser à une autre?
+
+Tristan se trouvait à peu près dans une situation de ce genre. D'une
+part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur à lunettes
+d'or pouvait reparaître à tout moment. D'ailleurs, dans l'oreille d'une
+femme qui vous écoute, il y a une mouche qu'il faut prendre au vol; dès
+qu'il n'est plus trop tôt avec elle, presque toujours il est trop tard.
+Tristan attachait assez de prix à ce qu'il venait demander à Javotte
+pour y employer toute son éloquence. Plus la démarche qu'il faisait
+pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la nécessité
+de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les
+yeux la carte de la Bretonnière, ses regards ne pouvaient s'en détacher;
+et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se répétait à
+lui-même:--Je retrouverai donc cet homme-là partout?
+
+--Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous êtes distrait comme un poète
+en couches.
+
+Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif secret,
+ni prononcer le nom de la marquise.
+
+--Je ne puis rien vous expliquer, répondit-il. Je ne puis que vous dire
+une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant le
+bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donné, s'il est encore
+en votre possession.
+
+--Mais qu'est-ce que vous voulez en faire?
+
+--Rien qui puisse vous inquiéter, je vous en donne ma parole.
+
+--Je vous crois, Berville, vous êtes homme d'honneur. Le diable
+m'emporte, je vous crois.
+
+(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait conservé quelques
+expressions qui sentaient encore un peu les choux.)
+
+--Je suis enchanté, dit Tristan, que vous ayez de moi un si bon
+souvenir; vous n'oubliez pas vos amis.
+
+--Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand j'étais
+sans le sou, je me plais à le reconnaître. J'avais deux paires de bas à
+jour qui se succédaient l'une à l'autre, et je mangeais la soupe dans
+une cuillère de bois. Maintenant je dîne dans de l'argent massif, avec
+un laquais par derrière et plusieurs dindons par devant; mais mon coeur
+est toujours le même. Savez-vous que dans notre jeune temps nous nous
+amusions pour de bon? À présent, je m'ennuie comme un roi... Vous
+souvenez-vous d'un jour,... à Montmorency?... Non, ce n'était pas vous,
+je me trompe; mais c'est égal, c'était charmant. Ah! les bonnes cerises!
+et ces côtelettes de veau que nous avons mangées chez le père Duval, au
+Château de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco, picorait
+du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez bêtes pour
+faire boire de l'eau-de-vie à ce pauvre animal, et il en est mort.
+Avez-vous su cela?
+
+Lorsque Javotte parlait ainsi à peu près naturellement, c'était avec une
+volubilité extrême; mais quand ses grands airs la reprenaient, elle se
+mettait tout à coup à traîner ses phrases avec un air de rêverie et de
+distraction.
+
+--Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse enrhumée, je me
+souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au passé.
+
+--C'est à merveille, ma chère Amélina; mais, répondez, de grâce, à mes
+questions. Avez-vous conservé ce bracelet?
+
+--Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire?
+
+--Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous vous
+avions donné?
+
+--Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher.
+
+--Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il s'agit
+d'un service fort important que vous pouvez me rendre. Réfléchissez, je
+vous en conjuré, et répondez-moi sérieusement. Si ce n'est que le
+bracelet qui vous tient au coeur, je m'engage bien volontiers à vous en
+mettre un autre à chaque bras, en échange de celui dont j'ai besoin.
+
+--C'est fort galant de votre part.
+
+--Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici que
+dans mon intérêt.
+
+--Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de l'éventail, il
+faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce
+bracelet. Je ne peux pas me fier à un homme qui n'a pas lui-même
+confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a quelque
+femme, quelque tricherie là-dessous. Tenez, je parierais que c'est
+quelque ancienne maîtresse à vous ou à Saint-Aubin, qui veut me
+dépouiller de mes ustensiles de ménage. Il y a quelque brouille, quelque
+jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc.
+
+--S'il faut absolument vous dire mon motif, répondit Tristan, voulant se
+débarrasser de ces questions, la vérité est que Saint-Aubin est mort;
+nous étions fort liés, vous le savez, et je désirerais garder ce
+bracelet où nos deux noms sont écrits ensemble.
+
+--Bah! quelle histoire vous me fabriquez là! Saint-Aubin est mort?
+Depuis quand?
+
+--Il est mort en Afrique, il y a peu de temps.
+
+--Vrai? Pauvre garçon! je l'aimais bien aussi. C'était un gentil coeur,
+et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beauté rose.--Voilà
+ma beauté rose, disait-il. Je trouve ce nom-là très-joli. Vous
+rappelez-vous comme il était drôle un jour que nous étions à
+Ermenonville, et que nous avions tout cassé dans l'auberge? Il ne
+restait seulement plus une assiette. Nous avions jeté les chaises par
+les fenêtres à travers les carreaux, et le matin, tout justement, voilà
+qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient
+visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir
+leur café au lait.
+
+--Tête de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par hasard, faire
+attention à ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou non?
+
+--Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites à
+bout portant.
+
+--Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit
+quelconque à mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce coffre; je ne
+vous en demande pas davantage.
+
+Javotte sembla un peu réfléchir, se rassit près de Tristan, et lui prit
+la main:
+
+--Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est
+nécessaire, je ne tiens pas à une pareille misère. J'ai de l'amitié pour
+vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais
+vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est
+possible que, d'un jour à l'autre, j'entre à l'Opéra, dans les choeurs.
+Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un ancien
+préfet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la
+Bretonnière, de son côté...
+
+--La Bretonnière! s'écria Tristan impatienté; et que diantre fait-il
+ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'être en même temps à Paris et à la
+campagne. Il ne nous quitte pas là-bas, et je le retrouve chez vous!
+
+--Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort distingué
+que M. de la Bretonnière. Il est vrai qu'il a une campagne près de la
+vôtre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez
+probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom.
+
+--Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire?
+
+--Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas
+vrai? Il a son couvert à sa table; elle s'appelle Vernage, ou quelque
+chose comme ça; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que les
+voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc?
+
+--Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la Bretonnière et
+la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de
+ces jours.
+
+--Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous touche,
+je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'échange. Votre confidence pour mon
+bracelet.
+
+--Vous l'avez donc, ce bracelet?
+
+--Vous l'aimez donc, cette marquise?
+
+--Ne plaisantons pas. L'avez-vous?
+
+--Non pas, je ne dis pas cela. Je vous répète que ma position...
+
+--Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez à l'Opéra,
+et quand vous seriez figurante à vingt sous par jour...
+
+--Figurante! s'écria Javotte en colère. Pour qui me prenez-vous, s'il
+vous plaît? Je chanterai dans les choeurs, savez-vous!
+
+--Pas plus que moi; on vous prêtera un maillot et une toque, et vous
+irez en procession derrière la princesse Isabelle; ou bien on vous
+donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout
+d'une poulie dans le ballet de _la Sylphide_. Qu'est-ce que vous
+entendez avec votre position?
+
+--J'entends et je prétends que, pour rien au monde, je ne voudrais que
+monsieur le baron pût voir mon nom mêlé à une mauvaise affaire. Vous
+voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous étiez mon parent.
+Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous
+plaît pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue que
+sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon père
+a vendue. J'ai des maîtres, mon cher, j'étudie, et je ne veux rien faire
+qui compromette mon avenir.
+
+Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la résistance
+et de l'étrange légèreté de Javotte. Évidemment le bracelet était là,
+dans cette chambre peut-être; mais où le trouver? Tristan se sentait par
+moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace pour
+parvenir à son but. Un peu de douceur et de patience lui semblait
+pourtant préférable.
+
+--Ma brave Javotte, dit-il, ne nous fâchons pas. Je crois fermement à
+tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune façon, vous
+compromettre; chantez à l'Opéra tant que vous voudrez, dansez même, si
+bon vous semble. Mon intention n'est nullement...
+
+--Danser! moi qui ai joué Célimène! oui, mon petit, j'ai joué Célimène à
+Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M.
+Poupinel, qui a assisté à la représentation, m'a engagée tout de suite
+pour les troisièmes Dugazon. J'ai été ensuite seconde grande première
+coquette, premier rôle marqué, et forte première chanteuse; et c'est
+Brochard lui-même, qui est ténor léger, qui m'a fait résilier, et
+Gustave, qui est laruette, a voyagé avec moi en Auvergne. Nous faisions
+quatre ou cinq cents francs avec _la Tour de Nesle_, et _Adolphe et
+Clara_; nous ne jouions que ces deux pièces-là partout. Si vous croyez
+que je vais danser!
+
+--Ne nous fâchons pas, ma belle, je vous en conjure!
+
+--Savez-vous que j'ai joué avec Frédérick? Oui, j'ai joué avec
+Frédérick, en province, au bénéfice d'un homme de lettres. Il est vrai
+que je n'avais pas un grand rôle; je faisais un page dans _Lucrèce
+Borgia_, mais toujours j'ai joué avec Frédérick.
+
+--Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de
+m'excuser; mais, ma chère, le temps se passe, et vous répondez à
+beaucoup de choses, excepté à ce que je vous demande. Finissons-en, s'il
+est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller à l'instant
+même chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une chaîne, une bague, ce qui
+vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous le
+rapporter, selon votre fantaisie; en échange de quoi vous me renverrez
+ou vous me rendrez à moi-même cette bagatelle que je vous demande, et à
+laquelle vous ne tenez pas sans doute?
+
+--Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons à peu
+de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets.
+
+--Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est pas
+ce qu'il y a d'écrit dessus qui vous le rend précieux?
+
+La vanité masculine, d'une part, et la coquetterie féminine, d'une
+autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si
+bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'empêcher de se rapprocher de
+Javotte en faisant cette question. Il avait entouré doucement de son
+bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la tête penchée
+sur son éventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la
+moustache du jeune hussard effleurait déjà ses cheveux blonds; le
+souvenir du passé et l'idée d'un bracelet neuf lui faisaient palpiter le
+coeur.
+
+--Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout à fait franc. Je suis bonne
+fille; n'ayez pas peur. Dites-moi où ira mon serpentin bleu.
+
+--Eh bien! mon enfant, répondit le jeune homme, je vais tout vous
+avouer: je suis amoureux.
+
+--Est-elle belle?
+
+--Vous êtes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce bracelet; il lui
+est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aimée...
+
+--Menteur!
+
+--Non, c'est la vérité; vous étiez, ma chère, vous êtes encore si
+parfaitement gentille, fraîche et coquette, une petite fleur; vos dents
+ont l'air de perles tombées dans une rose; vos yeux, votre pied...
+
+--Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours.
+
+--Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se préparait
+peut-être à répondre de sa voix la plus tendre: Eh bien! mon ami, allez
+chez Fossin, lorsqu'elle s'écria tout à coup:
+
+--Prenez garde, vous m'égratignez!
+
+La carte de visite de la Bretonnière était encore dans la main de
+Tristan, et le coin du carton corné avait, en effet, touché l'épaule de
+madame Rosenval. Au même instant on frappa doucement à la porte; la
+tapisserie se souleva, et la Bretonnière lui-même entra dans la chambre.
+
+--Pardieu! monsieur, s'écria Tristan, ne pouvant contenir un mouvement
+de dépit, vous arrivez comme mars en carême.
+
+--Comme mars en toute saison, dit la Bretonnière, enchanté de son
+calembour.
+
+--On pourrait voir cela, reprit Tristan.
+
+--Quand il vous plaira, dit la Bretonnière.
+
+--Demain vous aurez de mes nouvelles.
+
+Tristan se leva, prit Javotte à part:--Je compte sur vous, n'est-ce pas?
+lui dit-il à voix basse; dans une heure, j'enverrai ici.
+
+Puis il sortit, sans plus de façon, en répétant encore: À demain!
+
+--Que veut dire cela? demanda Javotte.
+
+--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière.
+
+
+
+
+V
+
+
+Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour de
+son frère, afin d'apprendre le résultat de l'entretien avec Javotte.
+Tristan rentra chez lui tout joyeux.
+
+--Victoire! mon cher, s'écria-t-il; nous avons gagné la bataille, et
+mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde à la
+fois.
+
+--Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaieté qui fait
+plaisir à voir.
+
+--Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a hésité; elle a
+bavardé; elle m'a fait des discours à dormir debout; mais enfin elle
+cédera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous aurons mon
+bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec
+la Bretonnière.
+
+--Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup?
+
+--Non, en vérité, je n'ai plus de rancune contre lui. Je l'ai rencontré,
+je l'ai envoyé promener, je lui donnerai un coup d'épée, et je lui
+pardonne.
+
+--Où l'as-tu donc vu? chez ta belle?
+
+--Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-là se fourre
+partout?
+
+--Et comment la querelle est-elle venue?
+
+--Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une misère; nous en
+causerons. Commençons maintenant par aller chez Fossin acheter quelque
+chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un échange; car on ne
+donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et même sans cela.
+
+--Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu à ton
+but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant,
+mon cher ami, réfléchissons, je t'en prie, sur la seconde partie de ta
+vengeance projetée. Elle me semble plus qu'étrange.
+
+--Trêve de mots, dit Tristan, c'est un point résolu. Que j'aie tort ou
+raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter là-dessus; à présent
+le vin est tiré, il faut le boire.
+
+--Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te répéter que je ne conçois
+pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut
+trouver du plaisir à ces duels sans motif, ces affaires d'enfant, ces
+bravades d'écolier, qui ont peut-être été à la mode, mais dont tout le
+monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de cocarde
+peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler
+plaisant à un républicain de ferrailler avec un royaliste, uniquement
+parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut
+s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blâme. Si ton projet
+est sérieux, je n'hésite pas à te dire qu'en pareil cas je refuserais de
+servir de témoin à mon meilleur ami.
+
+--Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez
+Fossin.
+
+--Allons où tu voudras, je n'en démordrai pas. Prendre en grippe un
+homme importun, cela arrive à tout le monde: le fuir ou s'en railler,
+passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible.
+
+--Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage. Un
+petit coup d'épée, voilà tout. Je veux mettre en écharpe le bras du
+cavalier servant de la marquise, en même temps que je lui offrirai
+humblement, à elle, le bracelet de ma grisette.
+
+--Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton honneur,
+qu'as-tu à faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu à faire
+de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas.
+
+--Je t'aime beaucoup, mais cela sera.
+
+En parlant ainsi, les deux frères arrivèrent chez Fossin. Tristan, ne
+voulant pas que Javotte pût se repentir de son marché, choisit pour elle
+une jolie châtelaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant dessein de la
+porter lui-même et d'attendre la réponse, s'il n'était pas reçu. Armand,
+ayant autre chose en tête et voyant son frère plus joyeux encore à
+l'idée de revenir promptement avec le bracelet en question, ne lui
+proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient le
+soir.
+
+Au moment où ils allaient se séparer, la roue d'une calèche découverte,
+courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue
+Richelieu. Une livrée bizarre, qui attirait les yeux, fit retourner les
+passants. Dans cette voiture était madame de Vernage, seule,
+nonchalamment étendue. Elle aperçut les deux jeunes gens, et les salua
+d'un petit signe de tête, avec une indolence protectrice.
+
+--Ah! dit Tristan, pâlissant malgré lui, il paraît que l'ennemi est venu
+observer la place. Elle a renoncé à sa fameuse chasse, cette belle dame,
+pour faire un tour aux Champs-Élysées et respirer la poussière de Paris.
+Qu'elle aille en paix! elle arrive à point. Je suis vraiment flatté de
+la voir ici. Si j'étais un fat, je croirais qu'elle vient savoir de mes
+nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller
+aristocratique, supérieur même à celui de Javotte, elle a daigné nous
+remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces femmes-là
+cherchent le danger, comme les papillons la lumière. Que son sommeil de
+ce soir lui soit léger! Je me présenterai demain à son petit lever, et
+nous en aurons des nouvelles. Je me fais une véritable fête de vaincre
+un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai là, dans
+mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je suis
+en droit de lui dire: Vos belles lèvres en ont menti et vos baisers
+sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-être moins
+superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, à ce soir.
+
+Si Armand n'avait pas plus longuement insisté pour dissuader son frère
+de se battre, ce n'était pas qu'il crût impossible de l'en empêcher;
+mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour
+essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un autre
+moyen. La Bretonnière, qu'il connaissait de longue main, lui paraissait
+avoir un caractère plus calme et plus facile à aborder: il l'avait vu
+chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, résolu à voir si de
+ce côté il n'y aurait pas plus de chances de réconciliation. La
+Bretonnière était seul, dans sa chambre, entouré de liasses de papiers,
+comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout le
+regret qu'il éprouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du reste,
+disait-il) pouvait amener deux gens de coeur à aller sur le terrain, et
+de là en prison.
+
+--Qu'avez-vous donc fait à mon frère? lui demanda-t-il.
+
+--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière, se levant et s'asseyant
+tour à tour d'un air un peu embarrassé, tout en conservant sa gravité
+ordinaire: votre frère, depuis longtemps, me semble mal disposé à mon
+égard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue que
+j'ignore absolument pourquoi.
+
+--N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalité? Ne faites-vous pas la
+cour à quelque femme?...
+
+--Non, en vérité, pour ce qui me regarde, je ne fais la cour à personne,
+et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi à
+votre frère les bornes de la politesse.
+
+--Ne vous êtes-vous jamais disputés ensemble?
+
+--Jamais, une seule fois exceptée, c'était du temps du choléra: M. de
+Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse
+était toujours épidémique, et il prétendait baser sur ce faux principe
+la différence qu'on a établie entre le mot épidémique et le mot
+endémique. Je ne pouvais, vous le sentez, être de son avis, et je lui
+démontrai fort bien qu'une maladie épidémique pouvait devenir fort
+dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mîmes à cette
+discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens...
+
+--Est-ce là tout?
+
+--Autant que je me le rappelle. Peut-être cependant a-t-il été blessé,
+il y a quelque temps, de ce que j'ai cédé à l'un de mes parents deux
+bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce
+parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve ces
+bassets...
+
+--Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les yeux.
+
+--Non, à mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute
+conscience, que je ne comprends exactement rien à la provocation qu'il
+vient de m'adresser.
+
+--Mais si vous ne faites la cour à personne, il est peut-être amoureux,
+lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser?
+
+--Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance
+d'avoir jamais remarqué que la marquise de Vernage pût souffrir ou
+encourager des assiduités condamnables.
+
+--Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a du
+mal à être amoureux?
+
+--Je ne discute pas cette question; je me borne à vous dire que je ne le
+suis point, et que je ne saurais, par conséquent, être le rival de
+personne.
+
+--En ce cas, vous ne vous battrez pas?
+
+--Je vous demande pardon; je suis provoqué de la manière la plus
+positive. Il m'a dit, lorsque je suis entré, que j'arrivais comme mars
+en carême. De tels discours ne se tolèrent pas; il me faut une
+réparation.
+
+--Vous vous couperez la gorge pour un mot?
+
+--Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les raisons
+qui ont amené ce défi; je m'en étonne parce qu'il me semble étrange,
+mais je ne puis faire autrement que de l'accepter.
+
+--Un duel pareil est-il possible? Vous n'êtes pourtant pas fou, ni
+Berville non plus. Voyons, la Bretonnière, raisonnons. Croyez-vous que
+cela m'amuse de vous voir faire une étourderie semblable?
+
+--Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un
+homme sanguinaire. Si votre frère me propose des excuses, pourvu
+qu'elles soient bonnes et valables, je suis prêt à les recevoir. Sinon,
+voici mon testament que je suis en train d'écrire, comme cela se doit.
+
+--Qu'entendez vous par des excuses valables?
+
+--J'entends... cela se comprend.
+
+--Mais encore?
+
+--De bonnes excuses.
+
+--Mais enfin, à peu près, parlez.
+
+--Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en carême, et je crois
+lui avoir dignement répondu. Il faut qu'il rétracte ce mot, et qu'il me
+dise, devant témoins, que j'arrivais tout simplement comme M. de la
+Bretonnière.
+
+--Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela.
+
+Armand sortit de cette conférence non pas entièrement satisfait, mais
+moins inquiet qu'il n'était venu. C'était au boulevard de Gand, entre
+onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son frère. Il le
+trouva, marchant à grands pas d'un air agité, et il s'apprêtait à
+négocier son accommodement dans les termes voulus par la Bretonnière,
+lorsque Tristan lui prit le bras en s'écriant:
+
+--Tout est manqué! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon bracelet.
+
+--Pourquoi?
+
+--Pourquoi? que sais-je? une idée d'hirondelle. Je suis allé chez elle
+tout droit; on me répond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en effet
+elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laissé pour moi; la
+chambrière me regarde avec étonnement. À force de questions, j'apprends
+que madame Rosenval a dîné avec son baron à lunettes et une autre
+personne, sans doute ce damné la Bretonnière; qu'ils se sont séparés
+ensuite, la Bretonnière pour rentrer chez lui, Javotte et le baron pour
+aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le théâtre; et je ne
+sais quoi encore d'incompréhensible; le tout mêlé de verbiages de
+servante:--Madame avait reçu une bonne nouvelle; madame paraissait très
+contente; elle était pressée, on n'avait pas eu le temps de manger le
+dessert, mais on avait envoyé chercher à la cave du vin de Champagne.
+Cependant je tire de ma poche la petite boîte de Fossin, que je remets à
+la chambrière, en la priant de donner cela ce soir à sa maîtresse, et en
+confidence. Sans chercher à comprendre ce que je ne peux savoir, je
+joins à mon cadeau un billet écrit à la hâte. Là-dessus, je rentre, je
+compte les minutes, et la réponse n'arrive pas. Voilà où en sont les
+choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en tête, s'en
+détournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a soufflé sur cette
+girouette?
+
+--Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien, à cette
+girouette, le temps nécessaire pour lire et répondre, chercher ce
+bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout à l'heure.
+Songe donc que Javotte ne peut décemment accepter ton cadeau qu'à titre
+d'échange. Quant à ton duel, n'y songe plus.
+
+--Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais.
+
+--Fou que tu es! et notre mère?
+
+Tristan baissa la tête sans répondre, et les deux frères rentrèrent chez
+eux.
+
+Javotte n'était pourtant pas aussi méchante qu'on pourrait le croire.
+Elle avait passé la journée dans une perplexité singulière. Ce bracelet
+redemandé, cette insistance, ce duel projeté, tout cela lui semblait
+autant de rêveries incompréhensibles; elle cherchait ce qu'elle avait à
+faire, et sentait que le plus sage eût été de demeurer indifférente à
+des événements qui ne la regardaient pas. Mais si madame Rosenval avait
+toute la fierté d'une reine de théâtre, Javotte, au fond, avait bon
+coeur. Berville était jeune et aimable; le nom de cette marquise mêlé à
+tout cela, ce mystère, ces demi confidences, plaisaient à l'imagination
+de la grisette parvenue.
+
+--S'il était vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et qu'une
+marquise fût jalouse de moi, y aurait-il grand risque à donner ce
+bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte
+jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal à
+personne?
+
+Tout en réfléchissant, elle avait ouvert un petit secrétaire dont la
+clef était suspendue à son cou. Là étaient entassés, pêle-mêle, tous
+les joyaux de sa couronne: un diadème en clinquant pour _la Tour de
+Nesle_, des colliers en strass, des émeraudes en verre qui avaient
+besoin des quinquets pour briller d'un éclat douteux; du milieu de ce
+trésor, elle tira le bracelet de Tristan et considéra attentivement les
+deux noms gravés sur la plaque.
+
+--Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut être l'idée de
+Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si
+l'inconnue me connaît, je suis compromise. Ces deux noms à côté l'un de
+l'autre, ce n'est pas autorisé. Si Berville n'a eu pour moi qu'un
+caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera
+drôle.
+
+Javotte allait peut-être envoyer le bracelet, lorsqu'un coup de sonnette
+vint l'interrompre dans ses réflexions. C'était le monsieur aux lunettes
+d'or.
+
+--Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succès: vous êtes des choeurs.
+Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extrêmement brillante; trente
+sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans l'étrier. Dès
+ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqué de _Gustave_.
+
+-Voilà une nouvelle! s'écria Javotte en sautant de joie. Choriste à
+l'Opéra! choriste tout de suite! j'ai justement repassé mon chant; je
+suis en voix; ce soir, _Gustave_!... Ah, mon Dieu!
+
+Après le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva la gravité
+qui convient à une cantatrice.
+
+--Baron, dit-elle, vous êtes un homme charmant. Il n'y a que vous, et je
+sens ma vocation; dînons: allons à l'Opéra, à la gloire; rentrons,
+soupons, allez-vous-en; je dors déjà sur mes lauriers.
+
+Le convive attendu arriva bientôt. On brusqua le dîner, et Javotte ne
+manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tôt qu'il n'était nécessaire.
+Le coeur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux,
+sombre et petit corridor où Taglioni, peut-être, a marché. Comme le
+ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut
+avoir contribué au succès. Elle rentra chez elle fort émue, et, dans
+l'ivresse du triomphe, ses pensées étaient à cent, lieues de Tristan,
+lorsque sa femme de chambre lui remit la petite boîte soigneusement
+enveloppée par Fossin, et un billet où elle trouva ces mots: «Il ne faut
+pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin
+d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre réponse avec
+impatience.»
+
+--Ce pauvre garçon, dit madame Rosenval, je l'avais oublié. Il m'envoie
+une châtelaine; il y a plusieurs turquoises....
+
+Javotte se mit au lit, et ne dormit guère. Elle songea bien plus à son
+engagement et à sa brillante destinée qu'à la demande de Tristan. Mais
+le jour la retrouva dans ses bonnes pensées.
+
+-Allons, dit-elle, il faut s'exécuter. Ma journée d'hier a été
+heureuse; il faut que tout le monde soit content.
+
+Il était huit heures du matin quand Javotte prit son bracelet, mit son
+châle et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de coeur, et presque
+encore grisette. Arrivée à la maison de Tristan, elle vit, devant la
+loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes.
+
+--M. de Berville? demanda Javotte.
+
+--Hélas! répondit la grosse femme.
+
+--Y est-il, s'il vous plaît? Est-ce ici?
+
+--Hélas! madame,... il s'est battu,... on vient de le rapporter... Il
+est mort!
+
+Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les choeurs de
+l'Opéra, sous un quatrième nom qu'elle avait choisi: celui de madame
+Amaldi.
+
+FIN DU SECRET DE JAVOTTE.
+
+_Pierre et Camille_ et _le Secret de Javotte_ ont été publiés pour la
+première fois dans le _Constitutionnel_, à peu de distance l'un de
+l'autre (avril et juin 1844).
+
+
+
+
+MIMI PINSON
+
+PROFIL DE GRISETTE
+
+1845
+
+[Illustration: Dessin de Hida. Gravé par G. Levy
+
+Elle a les yeux et les mains prestes.
+Les carabins matin et soir,
+Usent les manches de leurs vestes,
+Landerirette!
+À son comptoir.]
+
+
+I
+
+
+Parmi les étudiants qui suivaient; l'an passé, les cours de l'École de
+médecine, se trouvait un jeune homme nommé Eugène Aubert. C'était un
+garçon de bonne famille, qui avait à peu près dix-neuf ans. Ses parents
+vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui lui
+suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un
+caractère fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute circonstance, on
+le trouvait bon et serviable, la main généreuse et le coeur ouvert. Le
+seul défaut qu'on lui reprochait était un singulier penchant à la
+rêverie et à la solitude, et une réserve si excessive dans son langage
+et ses moindres actions, qu'on l'avait surnommé la _Petite Fille_,
+surnom, du reste, dont il riait lui-même, et auquel ses amis
+n'attachaient aucune idée qui pût l'offenser, le sachant aussi brave
+qu'un autre au besoin; mais il était vrai que sa conduite justifiait un
+peu ce sobriquet, surtout par la façon dont elle contrastait avec les
+moeurs de ses compagnons. Tant qu'il n'était question que de travail, il
+était le premier à l'oeuvre; mais, s'il s'agissait d'une partie de
+plaisir, d'un dîner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse à la
+Chaumière, la _Petite Fille_ secouait la tête et regagnait sa chambrette
+garnie. Chose presque monstrueuse parmi les étudiants: non seulement
+Eugène n'avait pas de maîtresse, quoique son âge et sa figure eussent pu
+lui valoir des succès, mais on ne l'avait jamais vu faire le galant au
+comptoir d'une grisette, usage immémorial au quartier Latin. Les beautés
+qui peuplent la montagne Sainte-Geneviève et se partagent les amours des
+écoles, lui inspiraient une sorte de répugnance qui allait jusqu'à
+l'aversion. Il les regardait comme une espèce à part, dangereuse,
+ingrate et dépravée, née pour laisser partout le mal et le malheur en
+échange de quelques plaisirs.--Gardez-vous de ces femmes-là, disait-il:
+ce sont des poupées de fer rouge. Et il ne trouvait malheureusement que
+trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les
+querelles, les désordres, quelquefois même la ruine qu'entraînent ces
+liaisons passagères, dont les dehors ressemblent au bonheur, n'étaient
+que trop faciles à citer, l'année dernière comme aujourd'hui, et
+probablement comme l'année prochaine.
+
+Il va sans dire que les amis d'Eugène le raillaient continuellement sur
+sa morale et ses scrupules.--Que prétends-tu? lui demandait souvent un
+de ses camarades, nommé Marcel, qui faisait profession d'être un bon
+vivant; que prouve une faute, ou un accident arrivé une fois par hasard?
+
+--Qu'il faut s'abstenir, répondait Eugène, de peur que cela n'arrive une
+seconde fois.
+
+--Faux raisonnement, répliquait Marcel, argument de capucin de carte,
+qui tombe si le compagnon trébuche. De quoi vas-tu t'inquiéter? Tel
+d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine? L'un
+n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fraîche; est-ce qu'Élise en perd
+l'appétit? À qui la faute si le voisin porte sa montre au mont-de-piété
+pour aller se casser un bras à Montmorency? la voisine n'en est pas
+manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup d'épée; elle te
+tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce sont
+de ces petits inconvénients dont l'existence est parsemée, et ils sont
+plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau
+temps, que de bonnes paires d'amis dans les cafés, les promenades et les
+guinguettes! Considère-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien bourrés
+de grisettes, qui vont au Ranelagh ou à Belleville. Compte ce qui sort,
+un jour de fête seulement, du quartier Saint-Jacques: les bataillons de
+modistes, les armées de lingères, les nuées de marchandes de tabac; tout
+cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de
+Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volées de friquets.
+S'il pleut, cela va au mélodrame manger des oranges et pleurer; car cela
+mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi très volontiers: c'est ce
+qui prouve un bon caractère. Mais quel mal font ces pauvres filles, qui
+ont cousu, bâti, ourlé, piqué et ravaudé toute la semaine, en prêchant
+d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que
+peut faire de mieux un honnête homme qui, de son côté, vient de passer
+huit jours à disséquer des choses peu agréables, que de se débarbouiller
+la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle
+nature?
+
+--Sépulcres blanchis! disait Eugène.
+
+--Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire
+l'éloge des grisettes, et qu'un usage modéré en est bon. Premièrement,
+elles sont vertueuses, car elles passent la journée à confectionner les
+vêtements les plus indispensables à la pudeur et à la modestie; en
+second lieu, elles sont honnêtes, car il n'y a pas de maîtresse lingère
+ou autre qui ne recommande à ses filles de boutique de parler au monde
+poliment; troisièmement, elles sont très soigneuses et très propres,
+attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des étoffes
+qu'il ne faut pas qu'elles gâtent, sous peine d'être moins bien payées;
+quatrièmement, elles sont sincères, parce qu'elles boivent du ratafia;
+en cinquième lieu, elles sont économes et frugales, parce qu'elles ont
+beaucoup de peine à gagner trente sous, et s'il se trouve des occasions
+où elles se montrent gourmandes et dépensières, ce n'est jamais avec
+leurs propres deniers; sixièmement, elles sont très gaies, parce que le
+travail qui les occupe est en général ennuyeux à mourir, et qu'elles
+frétillent comme le poisson dans l'eau dès que l'ouvrage est terminé. Un
+autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point
+gênantes, vu qu'elles passent leur vie clouées sur une chaise dont elles
+ne peuvent pas bouger, et que par conséquent il leur est impossible de
+courir après leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En outre,
+elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont obligées de compter
+leurs points. Elles ne dépensent pas grand'chose pour leurs chaussures,
+parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est rare
+qu'on leur fasse crédit. Si on les accuse d'inconstance, ce n'est pas
+parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par méchanceté naturelle;
+cela tient au grand nombre de personnes différentes qui passent devant
+leurs boutiques; d'un autre côté, elles prouvent suffisamment qu'elles
+sont capables de passions véritables, par la grande quantité d'entre
+elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la fenêtre, ou
+qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai,
+l'inconvénient d'avoir presque toujours faim et soif, précisément à
+cause de leur grande tempérance; mais il est notoire qu'elles peuvent
+se contenter, en guise de repas, d'un verre de bière et d'un cigare:
+qualité précieuse qu'on rencontre bien rarement en ménage. Bref, je
+soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fidèles et désintéressées, et
+que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent à l'hôpital.
+
+Lorsque Marcel parlait ainsi, c'était la plupart du temps au café, quand
+il s'était un peu échauffé la tête; il remplissait alors le verre de son
+ami, et voulait le faire boire à la santé de mademoiselle Pinson,
+ouvrière en linge, qui était leur voisine; mais Eugène prenait son
+chapeau, et, tandis que Marcel continuait à pérorer devant ses
+camarades, il s'esquivait doucement.
+
+
+
+
+II
+
+
+Mademoiselle Pinson n'était pas précisément ce qu'on appelle une jolie
+femme. Il y a beaucoup de différence entre une jolie femme et une jolie
+grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi nommée en
+langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de
+guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de
+paraître une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un
+chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est
+nullement forcée d'être une jolie femme; bien au contraire, il est
+probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle
+sera dans son droit. La différence consiste donc dans les conditions où
+vivent ces deux êtres, et principalement dans ce morceau de carton
+roulé, recouvert d'étoffe et appelé chapeau, que les femmes ont jugé à
+propos de s'appliquer de chaque côté de la tête, à peu près comme les
+oeillères des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les oeillères
+empêchent les chevaux de regarder de côté et d'autre, et que le morceau
+de carton n'empêche rien du tout.)
+
+Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez retroussé, qui, à
+son tour, veut une bouche bien fendue, à laquelle il faut de belles
+dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux
+brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les
+sourcils à l'avenant. Les cheveux sont _ad libitum_, attendu que les
+yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est
+loin de la beauté proprement dite. C'est ce qu'on appelle une figure
+chiffonnée, figure classique de grisette, qui serait peut-être laide
+sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante, et
+plus jolie que la beauté. Ainsi était mademoiselle Pinson.
+
+Marcel s'était mis dans la tête qu'Eugène devait faire la cour à cette
+demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il était
+lui-même l'adorateur de mademoiselle Zélia, amie intime de mademoiselle
+Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses à
+son goût, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne sont
+pas rares, et réussissent assez souvent, l'occasion, depuis que le monde
+existe, étant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut dire ce
+qu'ont fait naître d'événements heureux ou malheureux, d'amours, de
+querelles, de joies ou de désespoirs, deux portes voisines, un escalier
+secret, un corridor, un carreau cassé?
+
+Certains caractères, pourtant, se refusent à ces jeux du hasard. Ils
+veulent conquérir leurs jouissances, non les gagner à la loterie, et ne
+se sentent pas disposés à aimer parce qu'ils se trouvent en diligence à
+côté d'une jolie femme. Tel était Eugène, et Marcel le savait; aussi
+avait-il formé depuis longtemps un projet assez simple, qu'il croyait
+merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la résistance de son
+compagnon.
+
+Il avait résolu de donner un souper, et ne trouva rien de mieux que de
+choisir pour prétexte le jour de sa propre fête. Il fit donc apporter
+chez lui deux douzaines de bouteilles de bière, un gros morceau de veau
+froid avec de la salade, une énorme galette de plomb, et une bouteille
+de vin de Champagne. Il invita d'abord deux étudiants de ses amis, puis
+il fit savoir à mademoiselle Zélia qu'il y avait le soir gala à la
+maison, et qu'elle eût à amener mademoiselle Pinson. Elles n'eurent
+garde d'y manquer. Marcel passait, à juste titre, pour un des talons
+rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept
+heures du soir venaient à peine de sonner, que les deux grisettes
+frappaient à la porte de l'étudiant, mademoiselle Zélia en robe courte,
+en brodequins gris et en bonnet à fleurs, mademoiselle Pinson, plus
+modeste, vêtue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui lui
+donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se
+montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les
+secrets desseins de leur hôte.
+
+Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eugène d'avance; il eût
+été trop sûr d'un refus de sa part. Ce fut seulement lorsque ces
+demoiselles eurent pris place à table, et après le premier verre vidé,
+qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller
+chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait
+Eugène; il le trouva, comme d'ordinaire, à son travail, seul, entouré de
+ses livres. Après quelques propos insignifiants, il commença à lui faire
+tout doucement ses reproches accoutumés, qu'il se fatiguait trop, qu'il
+avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un tour
+de promenade. Eugène, un peu las, en effet, ayant étudié toute la
+journée, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il ne fut
+pas difficile à Marcel, après quelques tours d'allée au Luxembourg,
+d'obliger son ami à entrer chez lui.
+
+Les deux grisettes, restées seules, et ennuyées probablement d'attendre,
+avaient débuté par se mettre à l'aise; elles avaient ôté leurs châles et
+leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans faire,
+de temps en temps, honneur aux provisions, par manière d'essai. Les yeux
+déjà brillants et le visage animé, elles s'arrêtèrent joyeuses et un peu
+essoufflées, lorsque Eugène les salua d'un air à la fois timide et
+surpris. Attendu ses moeurs solitaires, il était à peine connu d'elles;
+aussi l'eurent-elles bientôt dévisagé des pieds à la tête avec cette
+curiosité intrépide qui est le privilège de leur caste; puis elles
+reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'était. Le
+nouveau venu, à demi déconcerté, faisait déjà quelques pas en arrière
+songeant peut-être à la retraite, lorsque Marcel, ayant fermé la porte à
+double tour, jeta bruyamment la clef sur la table.
+
+--Personne encore! s'écria-t-il. Que font donc nos amis? Mais n'importe,
+le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous présente le plus
+vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui désire depuis
+longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est,
+particulièrement, grand admirateur de mademoiselle Pinson.
+
+La contredanse s'arrêta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un léger
+salut, et reprit son bonnet.
+
+--Eugène! s'écria Marcel, c'est aujourd'hui ma fête; ces deux dames ont
+bien voulu venir la célébrer avec nous. Je t'ai presque amené de force,
+c'est vrai; mais j'espère que tu resteras de bon gré, à notre commune
+prière. Il est à présent huit heures à peu près; nous avons le temps de
+fumer une pipe en attendant que l'appétit nous vienne.
+
+Parlant ainsi, il jeta un regard significatif à mademoiselle Pinson,
+qui, le comprenant aussitôt, s'inclina une seconde fois en souriant, et
+dit d'une voix douce à Eugène: Oui, monsieur, nous vous en prions.
+
+En ce moment les deux étudiants que Marcel avait invités frappèrent à la
+porte. Eugène vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop de
+mauvaise grâce, et, se résignant, prit place avec les autres.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commencé par remplir
+la chambre d'un nuage de fumée, buvaient d'autant pour se rafraîchir.
+Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et égayaient la
+compagnie de propos plus ou moins piquants aux dépens de leurs amis et
+connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tirées des
+arrière-boutiques. Si la matière manquait de vraisemblance, du moins
+n'était-elle pas stérile. Deux clercs d'avoué, à les en croire, avaient
+gagné vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et les
+avaient mangés en six semaines avec deux marchandes de gants. Le fils
+d'un des plus riches banquiers de Paris avait proposé à une célèbre
+lingère une loge à l'Opéra et une maison de campagne, qu'elle avait
+refusées, aimant mieux soigner ses parents et rester fidèle à un commis
+des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui
+était forcé par son rang à s'envelopper du plus grand mystère, venait
+incognito rendre visite à une brodeuse du passage du Pont-Neuf, laquelle
+avait été enlevée tout à coup par ordre supérieur, mise dans une chaise
+de poste à minuit, avec un portefeuille plein de billets de banque, et
+envoyée aux État-Unis, etc.
+
+--Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Zélia improvise, et quant à
+mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit
+comité), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs d'avoué n'ont
+gagné qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre banquier a
+offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux États-Unis, qu'elle
+est visible tous les jours, de midi à quatre heures, à l'hôpital de la
+Charité, où elle a pris un logement par suite de manque de comestibles.
+
+Eugène était assis auprès de mademoiselle Pinson. Il crut remarquer, à
+ce dernier mot, prononcé avec une indifférence complète, qu'elle
+pâlissait. Mais, presque aussitôt, elle se leva, alluma une cigarette,
+et, s'écria d'un air délibéré:
+
+--Silence à votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur Marcel ne
+croit pas aux fables, je vais raconter une histoire véritable, _et
+quorum pars magna fui._
+
+--Vous parlez latin? dit Eugène.
+
+--Comme vous voyez, répondit mademoiselle Pinson; cette sentence me
+vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napoléon, et qui n'a
+jamais manqué de la dire avant de réciter une bataille. Si vous ignorez
+ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela
+veut dire: «Je vous en donne ma parole d'honneur.» Vous saurez donc
+que, la semaine passée, je m'étais rendue, avec deux de mes amies,
+Blanchette et Rougette, au théâtre de l'Odéon.
+
+--Attendez que je coupe la galette, dit Marcel.
+
+--Coupez, mais écoutez, reprit mademoiselle Pinson. J'étais donc allée
+avec Blanchette et Rougette à l'Odéon, voir une tragédie. Rougette,
+comme vous savez, vient de perdre sa grand'mère; elle a hérité de quatre
+cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois étudiants se
+trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous avisèrent, et, sous
+prétexte que nous étions seules, nous invitèrent à souper.
+
+--De but en blanc? demanda Marcel; en vérité, c'est très galant. Et vous
+avez refusé, je suppose.
+
+--Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous acceptâmes, et, à
+l'entr'acte, sans attendre la fin de la pièce, nous nous transportâmes
+chez Viot.
+
+--Avec vos cavaliers?
+
+--Avec nos cavaliers. Le garçon commença, bien entendu, par nous dire
+qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance n'était pas
+faite pour nous arrêter. Nous ordonnâmes qu'on allât par la ville
+chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un
+festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets, des
+moules, des oeufs à la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des
+marmites. Nos jeunes inconnus, à dire vrai, faisaient légèrement la
+grimace...
+
+--Je le crois parbleu bien! dit Marcel.
+
+--Nous n'en tînmes compte. La chose apportée, nous commençâmes à faire
+les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous dégoûtait. À
+peine un plat était-il entamé, que nous le renvoyions pour en demander
+un autre.--Garçon, emportez cela; ce n'est pas tolérable; où avez-vous
+pris des horreurs pareilles? Nos inconnus désirèrent manger, mais il ne
+leur fut pas loisible. Bref, nous soupâmes comme dînait Sancho, et la
+colère nous porta même à briser quelques ustensiles.
+
+--Belle conduite! et comment payer?
+
+--Voilà précisément la question que les trois inconnus s'adressèrent.
+Par l'entretien qu'ils eurent à voix basse, l'un d'eux nous parut
+posséder six francs, l'autre infiniment moins, et le troisième n'avait
+que sa montre, qu'il tira généreusement de sa poche. En cet état, les
+trois infortunés se présentèrent au comptoir, dans le but d'obtenir un
+délai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur répondit?
+
+--Je pense, répliqua Marcel, que l'on vous a gardées en gage, et qu'on
+les a conduits au violon.
+
+--C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le
+cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout était payé d'avance.
+Imaginez le coup de théâtre, à cette réponse de Viot: Messieurs, tout
+est payé! Nos inconnus nous regardèrent comme jamais trois chiens n'ont
+regardé trois évêques, avec une stupéfaction piteuse mêlée d'un pur
+attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous
+descendîmes et fîmes venir un fiacre.--Chère marquise, me dit Rougette,
+il faut reconduire ces messieurs chez eux.--Volontiers, chère comtesse,
+répondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je vous
+demande s'ils étaient penauds! ils se défendaient de notre politesse,
+ils ne voulaient pas qu'on les reconduisît, ils refusaient de dire leur
+adresse... Je le crois bien! Ils étaient convaincus qu'ils avaient
+affaire à des femmes du monde, et ils demeuraient rue du Chat-Qui-Pêche!
+
+Les deux étudiants, amis de Marcel, qui, jusque-là, n'avaient guère fait
+que fumer et boire en silence, semblèrent peu satisfaits de cette
+histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-être en savaient-ils
+autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils
+jetèrent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en riant:
+
+--Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine
+dernière, il n'y a plus d'inconvénient.
+
+--Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais lui
+faire tort dans sa carrière, jamais!
+
+--Vous avez raison, dit Eugène, et vous agissez en cela plus sagement
+peut-être que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui peuplent les
+écoles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait derrière lui quelque
+faute ou quelque folie, et cependant c'est de là que sortent tous les
+jours ce qu'il y a en France de plus distingué et de plus respectable:
+des médecins, des magistrats...
+
+--Oui, reprit Marcel, c'est la vérité. Il y a des pairs de France en
+herbe qui dînent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de quoi
+payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'oeil, n'avez-vous pas
+revu vos inconnus?
+
+--Pour qui nous prenez-vous? répondit mademoiselle Pinson d'un air
+sérieux et presque offensé. Connaissez-vous Blanchette et Rougette? et
+supposez-vous que moi-même...
+
+--C'est bon, dit Marcel, ne vous fâchez pas. Mais voilà, en somme, une
+belle équipée. Trois écervelées qui n'avaient peut-être pas de quoi
+dîner le lendemain, et qui jettent l'argent par les fenêtres pour le
+plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais!
+
+--Pourquoi nous invitent-ils à souper? répondit mademoiselle Pinson.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de
+Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla
+chanson.--Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervantès, Zélia qui
+tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le
+trouvent bon, c'est moi qu'on fête, et qui par conséquent prie
+mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrouée par son anecdote, de nous
+honorer d'un couplet. Eugène, continua-t-il, sois donc un peu galant,
+trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi.
+
+Eugène rougit et obéit. De même que mademoiselle Pinson n'avait pas
+dédaigné de le faire pour l'engager lui-même à rester, il s'inclina, et
+lui dit timidement:
+
+--Oui, mademoiselle, nous vous en prions.
+
+En même temps il souleva son verre, et toucha celui de la grisette. De
+ce léger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle Pinson
+saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fraîche la continua
+longtemps en cadence.
+
+--Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le _la_.
+Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas bégueule, je
+vous en préviens, mais je ne sais pas de couplets de corps de garde. Je
+ne m'encanaille pas la mémoire.
+
+--Connu, dit Marcel, vous êtes une vertu; allez votre train, les
+opinions sont libres.
+
+--Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter à la bonne
+venue des couplets qu'on a faits sur moi.
+
+--Attention! Quel est l'auteur?
+
+--Mes camarades du magasin. C'est de la poésie faite à l'aiguille; ainsi
+je réclame l'indulgence.
+
+--Y a-t-il un refrain à votre chanson?
+
+--Certainement; la belle demande!
+
+--En ce cas-là, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au refrain, tapons
+sur la table, mais tâchons d'aller en mesure. Zélia peut s'abstenir si
+elle veut.
+
+--Pourquoi cela, malhonnête garçon? demanda Zélia en colère?
+
+--Pour cause, répondit Marcel; mais si vous désirez être de la partie,
+tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconvénients pour nos
+oreilles et pour vos blanches mains.
+
+Marcel avait rangé en rond les verres et les assiettes, et s'était assis
+au milieu de la table, son couteau à la main. Les deux étudiants du
+souper de Rougette, un peu ragaillardis, ôtèrent le fourneau de leurs
+pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eugène rêvait, Zélia boudait.
+Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la
+casser, ce à quoi Marcel répondit par un geste d'assentiment, en sorte
+que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des
+castagnettes, commença ainsi les couplets que ses compagnes avaient
+composés, après s'être excusée d'avance de ce qu'ils pouvaient contenir
+de trop flatteur pour elle:
+
+ Mimi Pinson est une blonde,
+ Une blonde que l'on connaît.
+ Elle n'a qu'une robe au monde,
+ Landerirette!
+ Et qu'un bonnet.
+ Le Grand Turc en a davantage.
+ Dieu voulut, de cette façon,
+ La rendre sage.
+ On ne peut pas la mettre en gage,
+ La robe de Mimi Pinson.
+
+ Mimi Pinson porte une rose,
+ Une rose blanche au côté.
+ Cette fleur dans son coeur éclose,
+ Landerirette!
+ C'est la gaieté.
+ Quand un bon souper la réveille,
+ Elle fait sortir la chanson
+ De la bouteille.
+ Parfois il penche sur l'oreille,
+ Le bonnet de Mimi Pinson.
+
+ Elle a les yeux et la main prestes.
+ Les carabins, matin et soir,
+ Usent les manches de leurs vestes,
+ Landerirette!
+ À son comptoir.
+ Quoique sans maltraiter personne,
+ Mimi leur fait mieux la leçon
+ Qu'à la Sorbonne.
+ Il ne faut pas qu'on la chiffonne,
+ La robe de Mimi Pinson.
+
+ Mimi Pinson peut rester fille;
+ Si Dieu le veut, c'est dans son droit.
+ Elle aura toujours son aiguille,
+ Landerirette!
+ Au bout du doigt.
+ Pour entreprendre sa conquête,
+ Ce n'est pas tout qu'un beau garçon;
+ Faut être honnête.
+ Car il n'est pas loin de sa tête,
+ Le bonnet de Mimi Pinson.
+
+ D'un gros bouquet de fleurs d'orange
+ Si l'amour veut la couronner,
+ Elle a quelque chose en échange,
+ Landerirette!
+ À lui donner.
+ Ce n'est pas, on se l'imagine,
+ Un manteau sur un écusson
+ Fourré d'hermine;
+ C'est l'étui d'une perle fine,
+ La robe de Mimi Pinson.
+
+ Mimi n'a pas l'âme vulgaire,
+ Mais son coeur est républicain;
+ Aux trois jours elle a fait la guerre,
+ Landerirette!
+ En casaquin.
+ À défaut d'une hallebarde,
+ On l'a vue avec son poinçon
+ Monter la garde.
+ Heureux qui mettra sa cocarde
+ Au bonnet de Mimi Pinson!
+
+Les couteaux et les pipes, voire même les chaises, avaient fait leur
+tapage, comme de raison, à la fin de chaque couplet. Les verres
+dansaient sur la table, et les bouteilles, à moitié pleines, se
+balançaient joyeusement en se donnant de petits coups d'épaule.
+
+--Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette
+chanson-là! Il y a un teinturier; c'est trop musqué. Parlez-moi de ces
+bons airs où on dit les choses!
+
+Et il entonna d'une voix forte:
+
+ Nanette n'avait pas encore quinze ans...
+
+--Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plutôt, faisons un tour
+de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque?
+
+--J'ai ce qu'il vous faut, répondit Marcel; j'ai une guitare; mais,
+continua-t-il en décrochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce qu'il
+lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes.
+
+--Mais voilà un piano, dit Zélia; Marcel va nous faire danser.
+
+Marcel lança à sa maîtresse un regard aussi furieux que si elle l'eût
+accusé d'un crime. Il était vrai qu'il en savait assez pour jouer une
+contredanse; mais c'était pour lui, comme pour bien d'autres, une espèce
+de torture à laquelle il se soumettait peu volontiers. Zélia, en le
+trahissant, se vengeait du bouchon.
+
+--Êtes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano n'est là que
+pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'écorchiez, Dieu le sait.
+Où avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que _la
+Marseillaise_, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez à
+Eugène, à la bonne heure, voilà un garçon qui s'y entend! mais je ne
+veux pas l'ennuyer à ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a que vous
+ici d'assez indiscrète pour faire des choses pareilles sans crier gare.
+
+Pour la troisième fois, Eugène rougit, et s'apprêta à faire ce qu'on lui
+demandait d'une façon si politique et si détournée. Il se mit donc au
+piano, et un quadrille s'organisa.
+
+Ce fut presque aussi long que le souper. Après la contredanse vint une
+valse; après la valse, le galop, car on galope encore au quartier Latin.
+Ces dames surtout étaient infatigables, et faisaient des gambades et des
+éclats de rire à réveiller tout le voisinage. Bientôt Eugène, doublement
+fatigué par le bruit et par la veillée, tomba, tout en jouant
+machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui
+dorment à cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant lui
+comme des fantômes dans un rêve; et, comme rien n'est plus aisément
+triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la mélancolie, à
+laquelle il était sujet, ne tarda pas à s'emparer de lui.--Triste joie,
+pensait-il, misérables plaisirs! instants qu'on croit volés au malheur!
+Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement
+devant moi, est sûre, comme disait Marcel, d'avoir de quoi dîner demain?
+
+Comme il faisait cette réflexion, mademoiselle Pinson passa près de lui;
+il crut la voir, tout en galopant, prendre à la dérobée un morceau de
+galette resté sur la table, et le mettre discrètement dans sa poche.
+
+
+
+
+V
+
+
+Le jour commençait à paraître quand la compagnie se sépara. Eugène,
+avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour
+respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes pensées, il
+se répétait tout bas, malgré lui, la chanson de la grisette:
+
+ Elle n'a qu'une robe au monde
+ Et qu'un bonnet.
+
+--Est-ce possible? se demandait-il. La misère peut-elle être poussée à
+ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-même? Peut-on
+rire de ce qu'on manque de pain?
+
+Le morceau de galette emporté n'était pas un indice douteux. Eugène ne
+pouvait s'empêcher d'en sourire, et en même temps d'être ému de
+pitié.--Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette et non
+du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est
+peut-être l'enfant d'une voisine à qui elle veut rapporter un gâteau,
+peut-être une portière bavarde, qui raconterait qu'elle a passé la nuit
+dehors, un Cerbère qu'il faut apaiser.
+
+Ne regardant pas où il allait, Eugène s'était engagé par hasard dans ce
+dédale de petites rues qui sont derrière le carrefour Buci, et dans
+lesquelles une voiture passe à peine. Au moment où il allait revenir sur
+ses pas, une femme, enveloppée dans un mauvais peignoir, la tête nue,
+les cheveux en désordre, pâle et défaite, sortit d'une vieille maison.
+Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait à peine marcher; ses
+genoux fléchissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et paraissait
+vouloir se diriger vers une porte voisine, où se trouvait une boîte aux
+lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait à la main. Surpris et
+effrayé, Eugène s'approcha d'elle et lui demanda où elle allait, ce
+qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En même temps il étendit le
+bras pour la soutenir, car elle était près de tomber sur une borne.
+Mais, sans lui répondre, elle recula avec une sorte de crainte et de
+fierté. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la boîte, et
+paraissant rassembler toutes ses forces:--Là! dit-elle seulement; puis,
+continuant à se traîner aux murs, elle regagna sa maison. Eugène essaya
+en vain de l'obliger à prendre son bras et de renouveler ses questions.
+Elle rentra lentement dans l'allée sombre et étroite dont elle était
+sortie.
+
+Eugène avait ramassé la lettre; il fit d'abord quelques pas pour la
+mettre à la poste, mais il s'arrêta bientôt. Cette étrange rencontre
+l'avait si fort troublé, et il se sentait frappé d'une sorte d'horreur
+mêlée d'une compassion si vive, que, avant de prendre le temps de la
+réflexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui semblait
+odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen, à
+pénétrer un tel mystère. Évidemment cette femme était mourante; était-ce
+de maladie ou de faim? Ce devait être, en tout cas, de misère. Eugène
+ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: «À monsieur le baron de
+***,» et renfermait ce qui suit:
+
+«Lisez cette lettre, monsieur, et, par pitié, ne rejetez pas ma prière.
+Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous
+dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera
+bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a ôté le peu de
+force et de courage que j'avais. Le mois d'août, je rentre en magasin;
+mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la
+certitude qu'avant samedi je me trouverai tout à fait sans asile. J'ai
+si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la résolution de me
+jeter à l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis près de vingt-quatre
+heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu
+au coeur. N'est-ce pas que je ne me suis pas trompée? Monsieur, je vous
+en supplie à genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera respirer
+encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que
+vingt-trois ans! Je viendrai peut-être à bout, avec un peu d'aide,
+d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter
+votre pitié, je vous les dirais, mais rien ne me vient à l'idée. Je ne
+puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez
+de ma lettre comme on fait quand on en reçoit trop souvent de pareilles:
+vous la déchirerez sans penser qu'une pauvre femme est là qui attend les
+heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pensé qu'il serait
+par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas
+l'idée de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous, qui vous
+retiendra, j'en suis persuadée; aussi il me semble que rien ne vous est
+plus facile que de plier votre aumône dans un papier, et de mettre sur
+l'adresse: «À mademoiselle Bertin, rue de l'Éperon.» J'ai changé de nom
+depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma
+mère. En sortant de chez vous, donnez cela à un commissionnaire.
+J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu
+vous rende humain.
+
+«Il me vient à l'idée que vous ne croyez pas à tant de misère; mais si
+vous me voyiez, vous seriez convaincu.
+
+«ROUGETTE.»
+
+Si Eugène avait d'abord été touché en lisant ces lignes, son étonnement
+redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi c'était
+cette même fille qui avait follement dépensé son argent en parties de
+plaisir, et imaginé ce souper ridicule raconté par mademoiselle Pinson,
+c'était elle que le malheur réduisait à cette souffrance et à une
+semblable prière! Tant d'imprévoyance et de folie semblait à Eugène un
+rêve incroyable. Mais point de doute, la signature était là; et
+mademoiselle Pinson, dans le courant de la soirée, avait également
+prononcé le nom de guerre de son amie Rougette, devenue mademoiselle
+Bertin. Comment se trouvait-elle tout à coup abandonnée, sans secours,
+sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille,
+pendant qu'elle expirait peut-être dans quelque grenier de cette maison?
+Et qu'était-ce que cette maison même où l'on pouvait mourir ainsi?
+
+Ce n'était pas le moment de faire des conjectures; le plus pressé était
+de venir au secours de la faim.
+
+Eugène commença par entrer dans la boutique d'un restaurateur qui venait
+de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il
+s'achemina, suivi du garçon, vers le logis de Rougette; mais il
+éprouvait de l'embarras à se présenter brusquement ainsi. L'air de
+fierté qu'il avait trouvé à cette pauvre fille lui faisait craindre,
+sinon un refus, du moins un mouvement de vanité blessée; comment lui
+avouer qu'il avait lu sa lettre?
+
+Lorsqu'il fut arrivé devant la porte:
+
+--Connaissez-vous, dit-il au garçon, une jeune personne qui demeure dans
+cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin?
+
+--Oh que oui! monsieur, répondit le garçon. C'est nous qui portons
+habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour.
+Actuellement elle est à la campagne.
+
+--Qui vous l'a dit? demanda Eugène.
+
+--Pardi! monsieur, c'est la portière. Mademoiselle Rougette aime à bien
+dîner, mais elle n'aime pas beaucoup à payer. Elle a plus tôt fait de
+commander des poulets rôtis et des homards que rien du tout; mais, pour
+voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi
+nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est
+pas...
+
+--Elle est revenue, reprit Eugène. Montez chez elle, laissez-lui ce que
+vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien
+aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui
+lui envoie ceci, vous lui répondrez que c'est le baron de ***.
+
+Sur ces mots, Eugène s'éloigna. Chemin faisant, il rajusta comme il put
+le cachet de la lettre, et la mit à la poste.--Après tout, pensa-t-il,
+Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la réponse à son billet
+a été un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Les étudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches tous les
+jours. Eugène comprenait très bien que, pour donner un air de
+vraisemblance à la petite fable que le garçon devait faire, il eût fallu
+joindre à son envoi le louis que demandait Rougette; mais là était la
+difficulté. Les louis ne sont pas précisément la monnaie courante de la
+rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eugène venait de s'engager à payer
+le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, n'était
+guère mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans différer le
+chemin de la place du Panthéon.
+
+En ce temps-là demeurait encore sur cette place ce fameux barbier qui a
+fait banqueroute, et s'est ruiné en ruinant les autres. Là, dans
+l'arrière-boutique, où se faisait en secret la grande et la petite
+usure, venait tous les jours l'étudiant pauvre et sans souci, amoureux
+peut-être, emprunter à énorme intérêt quelques pièces dépensées gaiement
+le soir et chèrement payées le lendemain. Là entrait furtivement la
+grisette, la tête basse, le regard honteux, venant louer pour une partie
+de campagne un chapeau fané, un châle reteint, une chemise achetée au
+mont-de-piété. Là, des jeunes gens de bonne maison, ayant besoin de
+vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de
+lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des
+étourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur avenir.
+Depuis la courtisane titrée, à qui un bracelet tourne la tête, jusqu'au
+cuistre nécessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de lentilles,
+tout venait là comme aux sources du Pactole, et l'usurier barbier, fier
+de sa clientèle et de ses exploits jusqu'à s'en vanter, entretenait la
+prison de Clichy en attendant qu'il y allât lui-même.
+
+Telle était la triste ressource à laquelle Eugène, bien qu'avec
+répugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour être du
+moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouvé que la
+demande adressée au baron produisît l'effet désirable. C'était de la
+part d'un étudiant beaucoup de charité, à vrai dire, que de s'engager
+ainsi pour une inconnue; mais Eugène croyait en Dieu: toute bonne action
+lui semblait nécessaire.
+
+Le premier visage qu'il aperçut, en entrant chez le barbier, fut celui
+de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et
+feignant de se faire coiffer. Le pauvre garçon venait peut-être chercher
+de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort préoccupé, et
+fronçait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le coiffeur,
+feignant de son côté de lui passer dans les cheveux un fer parfaitement
+froid, lui parlait à demi-voix dans son accent gascon. Devant une autre
+toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, également affublé
+d'une serviette, un étranger fort inquiet, regardant sans cesse de côté
+et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arrière-boutique, on
+apercevait, dans une vieille psyché, la silhouette passablement maigre
+d'une jeune fille, qui, aidée de la femme du coiffeur, essayait une robe
+à carreaux écossais.
+
+--Que viens-tu faire ici à cette heure? s'écria Marcel, dont la figure
+reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, dès qu'il reconnut
+son ami.
+
+Eugène s'assit près de la toilette, et expliqua en peu de mots la
+rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait.
+
+--Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te mêles-tu, puisqu'il
+y a un baron? Tu as vu une jeune fille intéressante qui éprouvait le
+besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as payé un poulet froid,
+c'est digne de toi; il n'y a rien à dire. Tu n'exiges d'elle aucune
+reconnaissance, l'incognito te plaît; c'est héroïque. Mais aller plus
+loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour une
+lingère que protège un baron, et que l'on n'a pas l'honneur de
+fréquenter, cela ne s'est pratiqué, de mémoire humaine, que dans la
+Bibliothèque bleue.
+
+--Ris de moi si tu veux, répondit Eugène. Je sais qu'il y a dans ce
+monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que
+je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je
+l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester indifférent
+devant la souffrance. Ma charité ne va pas jusqu'à chercher les pauvres,
+je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais
+l'aumône.
+
+--En ce cas, reprit Marcel, tu as fort à faire; il n'en manque pas dans
+ce pays-ci.
+
+--Qu'importe? dit Eugène, encore ému du spectacle dont il venait d'être
+témoin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son chemin?
+Cette malheureuse est une étourdie, une folle, tout ce que tu voudras;
+elle ne mérite peut-être pas la compassion qu'elle fait naître; mais
+cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes amies,
+qui déjà ne semblent pas plus se soucier d'elle que si elle n'était plus
+au monde, et qui l'aidaient hier à se ruiner? À qui peut-elle avoir
+recours? à un étranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou à
+mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son
+coeur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher
+Marcel, que tout cela, bien sincèrement, me fait horreur. Cette petite
+évaporée d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, riant et
+babillant chez toi, au moment même où l'autre, l'héroïne de son conte,
+expire dans un grenier, me soulève le coeur. Vivre ainsi en amies,
+presque en soeurs, pendant des jours et des semaines, courir les
+théâtres, les bals, les cafés, et ne pas savoir le lendemain si l'une
+est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indifférence des égoïstes,
+c'est l'insensibilité de la brute. Ta demoiselle Pinson est un monstre,
+et tes grisettes que tu vantes, ces moeurs sans vergogne, ces amitiés
+sans âme, je ne sais rien de si méprisable!
+
+Le barbier, qui, pendant ces discours, avait écouté en silence, et
+continué de promener son fer froid sur la tête de Marcel, sourit d'un
+air malin lorsque Eugène se tut. Tour à tour bavard comme une pie, ou
+plutôt comme un perruquier qu'il était, lorsqu'il s'agissait de méchants
+propos, taciturne et laconique comme un Spartiate dès que les affaires
+étaient en jeu, il avait adopté la prudente habitude de laisser toujours
+d'abord parler ses pratiques, avant de mêler son mot à la conversation.
+L'indignation qu'exprimait Eugène en termes si violents lui fit
+toutefois rompre le silence.
+
+--Vous êtes sévère, monsieur, dit-il en riant et en gasconnant. J'ai
+l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort
+excellente personne.
+
+--Oui, dit Eugène, excellente en effet, s'il est question de boire et de
+fumer.
+
+--Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes personnes,
+ça rit, ça chante, ça fume, mais il y en a qui ont du coeur.
+
+--Où voulez-vous en venir, père Cadédis? demanda Marcel. Pas tant de
+diplomatie; expliquez-vous tout net.
+
+--Je veux dire, répliqua le barbier en montrant l'arrière-boutique,
+qu'il y a là, pendue à un clou, une petite robe de soie noire que ces
+messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la propriétaire, car
+elle ne possède pas une garde-robe très compliquée. Mademoiselle Mimi
+m'a envoyé cette robe ce matin au petit jour; et je présume que, si elle
+n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est qu'elle-même ne
+roule pas sur l'or.
+
+--Voilà qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans
+l'arrière-boutique, sans égard pour la pauvre femme aux carreaux
+écossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa robe en
+gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites à présent? Elle ne
+va donc pas dans le monde aujourd'hui?
+
+Eugène avait suivi son ami.
+
+Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu
+d'autres hardes de toute espèce, était humblement et tristement
+suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson.
+
+--C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce vêtement pour l'avoir vu
+tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et
+l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir à la manche gauche une
+petite tache grosse comme une pièce de cinq sous, causée parle vin de
+Champagne. Et combien avez-vous prêté là-dessus, père Cadédis? car je
+suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans ce
+boudoir qu'en qualité de nantissement.
+
+--J'ai prêté quatre francs, répondit le barbier; et je vous assure,
+monsieur, que c'est pure charité. À toute autre je n'aurais pas avancé
+plus de quarante sous, car la pièce est diablement mûre; on y voit à
+travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi
+me payera; elle est bonne pour quatre francs.
+
+--Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet
+qu'elle n'a emprunté cette petite somme que pour l'envoyer à Rougette.
+
+--Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eugène.
+
+--Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se
+dépouiller pour un créancier.
+
+--Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans une
+position meilleure que celle où elle se trouve actuellement; elle avait
+alors un grand nombre de dettes. On se présentait journellement chez
+elle pour saisir ce qu'elle possédait, et on avait fini, en effet, par
+lui prendre tous ses meubles, excepté son lit, car ces messieurs savent
+sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un débiteur. Or, mademoiselle
+Mimi avait dans ce temps-là quatre robes fort convenables. Elle les
+mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour
+qu'on ne les saisît pas; c'est pourquoi je serais surpris si, n'ayant
+plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer
+quelqu'un.
+
+--Pauvre Mimi! répéta Marcel. Mais, en vérité, comment
+s'arrange-t-elle? Elle a donc trompé ses amis? elle possède donc un
+vêtement inconnu? Peut-être se trouve-t-elle malade d'avoir trop mangé
+de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de
+s'habiller. N'importe, père Cadédis, cette robe me fait peine, avec ses
+manches pendantes qui ont l'air de demander grâce; tenez, retranchez-moi
+quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer, et
+mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte à cette
+enfant. Eh bien! Eugène, continua-t-il, que dit à cela ta charité
+chrétienne?
+
+--Que tu as raison, répondit Eugène, de parler et d'agir comme tu fais,
+mais que je n'ai peut-être pas tort; j'en fais le pari, si tu veux.
+
+--Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du Jockey-Club.
+Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous
+sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis
+curieux de la voir.
+
+Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique.
+
+
+
+
+VII
+
+
+--Mademoiselle est allée à la messe, répondit la portière aux deux
+étudiants, lorsqu'ils furent arrivés chez mademoiselle Pinson.
+
+--À la messe! dit Eugène surpris.
+
+--À la messe! répéta Marcel. C'est impossible, elle n'est pas sortie.
+Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis.
+
+--Je vous assure, monsieur, répondit la portière, qu'elle est sortie
+pour aller à la messe, il y a environ trois quarts d'heure.
+
+--Et à quelle église est-elle allée?
+
+--À Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un matin.
+
+--Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble
+bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui.
+
+--La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez
+vous-même.
+
+Mademoiselle Pinson, sortant de l'église, revenait chez elle, en effet.
+Marcel ne l'eut pas plus tôt aperçue, qu'il courut à elle, impatient de
+voir de près sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon
+d'indienne foncée, à demi caché sous un rideau de serge verte dont elle
+s'était fait, tant bien que mal, un châle. De cet accoutrement
+singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, à cause de sa
+couleur sombre, sortaient sa tête gracieuse coiffée de son bonnet blanc,
+et ses petits pieds chaussés de brodequins. Elle s'était enveloppée dans
+son rideau avec tant d'art et de précaution, qu'il ressemblait vraiment
+à un vieux châle et qu'on ne voyait presque pas la bordure. En un mot,
+elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de prouver,
+une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie.
+
+--Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en écartant un
+peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serrée dans son
+corset. C'est un déshabillé du matin que Palmyre vient de m'apporter.
+
+--Vous êtes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais cru qu'on
+pût avoir si bonne mine avec le châle d'une fenêtre.
+
+--En vérité? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant l'air un peu
+paquet.
+
+--Paquet de roses, répondit Marcel. J'ai presque regret maintenant de
+vous avoir rapporté votre robe.
+
+--Ma robe? Où l'avez-vous trouvée?
+
+--Où elle était, apparemment.
+
+--Et vous l'avez tirée de l'esclavage?
+
+--Eh, mon Dieu! oui, j'ai payé sa rançon. M'en voulez-vous de cette
+audace?
+
+--Non pas! à charge de revanche. Je suis bien aise de revoir ma robe;
+car, à vous dire vrai, voilà déjà longtemps que nous vivons toutes les
+deux ensemble, et je m'y suis attachée insensiblement.
+
+En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq étages
+qui conduisaient à sa chambrette, où les deux amis entrèrent avec elle.
+
+--Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe qu'à une
+condition.
+
+--Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en
+veux pas.
+
+--J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez
+franchement pourquoi cette robe était en gage.
+
+--Laissez-moi donc d'abord la remettre, répondit mademoiselle Pinson; je
+vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous préviens que, si vous ne
+voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la gouttière, il
+faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face
+comme Agamemnon.
+
+--Qu'à cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus honnêtes qu'on ne
+pense, et je ne hasarderai pas même un oeil.
+
+--Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance,
+mais la sagesse des nations nous dit que deux précautions valent mieux
+qu'une.
+
+En même temps elle se débarrassa de son rideau, et l'étendit
+délicatement sur la tête des deux amis, de manière à les rendre
+complètement aveugles.
+
+--Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant.
+
+--Prenez garde à vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau, je ne
+réponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre parole, par
+conséquent elle est dégagée.
+
+--Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma
+taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre.
+Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un
+plaisir à me sentir dedans!
+
+--Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez sincère,
+nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne comme
+vous, sage, rangée, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher ainsi,
+d'un seul coup, toute sa garde-robe à un clou?
+
+-Pourquoi?... pourquoi?... répondit mademoiselle Pinson, paraissant
+hésiter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras, et leur
+dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez.
+
+Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de l'Éperon.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Marcel avait gagné son pari. Les quatre francs et le morceau de galette
+de mademoiselle Pinson étaient sur la table de Rougette, avec les débris
+du poulet d'Eugène.
+
+La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le lit;
+et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu,
+elle fit dire à ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait de
+l'excuser, et qu'elle n'était pas en état de les recevoir.
+
+--Que je la reconnais bien là, dit Marcel; elle mourrait sur la paille
+dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-à-vis de son pot
+à l'eau.
+
+Les deux amis, bien qu'à regret, furent donc obligés de s'en retourner
+chez eux comme ils étaient venus, non sans rire entre eux de cette
+fierté et de cette discrétion si étrangement nichées dans une mansarde.
+
+Après avoir été à l'École de médecine suivre les leçons du jour, ils
+dînèrent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de promenade au
+boulevard Italien. Là, tout en fumant le cigare qu'il avait gagné le
+matin:
+
+--Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas forcé de convenir que j'ai
+raison d'aimer, au fond, et même d'estimer ces pauvres créatures?
+Considérons sainement les choses sous un point de vue philosophique.
+Cette petite Mimi, que tu as tant calomniée, ne fait-elle pas, en se
+dépouillant de sa robe, une oeuvre plus louable, plus méritoire, j'ose
+même dire plus chrétienne, que le bon roi Robert en laissant un pauvre
+couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait
+évidemment quantité de manteaux; d'un autre côté, il était à table, dit
+l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se traînant à
+quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de
+son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne monarque,
+il est vrai, pardonna généreusement au coupeur de franges; mais
+peut-être avait-il bien dîné. Vois quelle distance entre lui et Mimi!
+Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assurément était à
+jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait emporté de
+chez moi était destiné par avance à composer son propre repas. Or, que
+fait-elle? Au lieu de déjeuner, elle va à la messe, et en ceci elle se
+montre encore au moins l'égale du roi Robert, qui était fort pieux, j'en
+conviens, mais qui perdait son temps à chanter au lutrin, pendant que
+les Normands faisaient le diable à quatre. Le roi Robert abandonne sa
+frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout
+entière au père Cadédis, action incomparable en ce que Mimi est femme,
+jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est
+nécessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, à son magasin,
+gagner le pain de sa journée. Non seulement donc elle se prive du
+morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met
+volontairement dans le cas de ne pas dîner. Observons en outre que le
+père Cadédis est fort éloigné d'être un mendiant, et de se traîner à
+quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renonçant à sa frange, ne
+fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coupée d'avance,
+et c'est à savoir si cette frange était coupée de travers ou non, et en
+état d'être recousue; tandis que Mimi, de son propre mouvement, bien
+loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-même de dessus son
+pauvre corps ce vêtement, plus précieux, plus utile que le clinquant de
+tous les passementiers de Paris. Elle sort vêtue d'un rideau; mais sois
+sûr qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que l'église. Elle se
+ferait plutôt couper un bras que de se laisser voir ainsi fagotée au
+Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer à Dieu, parce
+qu'il est l'heure où elle prie tous les jours. Crois-moi, Eugène, dans
+ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue
+de Tournon et la rue du Petit-Lion, où elle connaît tout le monde, il y
+a plus de courage, d'humilité et de religion véritable que dans toutes
+les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis
+le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra inconnue
+dans son cinquième étage, entre un pot de fleurs et un ourlet.
+
+--Tant mieux pour elle, dit Eugène.
+
+--Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer à comparer, je
+pourrais te faire un parallèle entre Mucius Scævola et Rougette.
+Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile à un Romain du temps de
+Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un réchaud
+allumé, qu'à une grisette contemporaine de rester vingt-quatre heures
+sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont crié, mais examine par quels
+motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en présence d'un roi étrusque
+qu'il a voulu assassiner; il a manqué son coup d'une manière pitoyable,
+il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade. Pour
+qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un tison
+(car rien ne prouve que le brasier fût bien chaud, ni que le poing soit
+tombé en cendres). Là-dessus, le digne Porsenna, stupéfait de sa
+fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est à parier que
+ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que
+Scævola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa tête.
+Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus
+lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est
+seule au fond d'un grenier, et elle n'a là pour l'admirer ni Porsenna,
+c'est-à-dire le baron, ni les Romains, c'est-à-dire les voisins, ni les
+Étrusques, c'est-à-dire ses créanciers, ni même le brasier, car son
+poêle est éteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se plaindre? Par
+vanité d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le même cas; par
+grandeur d'âme ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste muette
+derrière son verrou, c'est précisément pour que ses amis ne sachent pas
+qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas pitié de son courage, pour que sa
+camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute dévouée, ne soit pas
+obligée, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa galette.
+Mucius, à la place de Rougette, eût fait semblant de mourir en silence
+mais c'eût été dans un carrefour ou à la porte de Flicoteaux. Son
+taciturne et sublime orgueil eût été une manière délicate de demander à
+l'assistance un verre de vin et un croûton. Rougette, il est vrai, a
+demandé un louis au baron, que je persiste à comparer à Porsenna. Mais
+ne vois-tu pas que le baron doit évidemment être redevable à Rougette de
+quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins
+clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarqué, il se peut
+que le baron soit à la campagne, et dès lors Rougette est perdue. Et ne
+crois pas pouvoir me répondre ici par cette vaine objection qu'on oppose
+à toutes les belles actions des femmes, à savoir qu'elles ne savent ce
+qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les
+gouttières. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de près au
+pont d'Iéna, car elle s'est déjà jetée à l'eau une fois, et je lui ai
+demandé si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle n'avait
+rien senti, excepté au moment où on l'avait repêchée, parce que les
+bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, à ce
+qu'elle disait, _raclé_ la tête sur le bord du bateau.
+
+--Assez! dit Eugène, fais-moi grâce de tes affreuses plaisanteries.
+Réponds-moi sérieusement: crois-tu que de si horribles épreuves, tant de
+fois répétées, toujours menaçantes, puissent enfin porter quelque fruit?
+Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans appui, sans conseil,
+ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'expérience? Y a-t-il un
+démon, attaché à elles, qui les voue à tout jamais au malheur et à la
+folie, ou, malgré tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au bien?
+En voilà une qui prie Dieu, dis-tu? elle va à l'église, elle remplit ses
+devoirs, elle vit honnêtement de son travail; ses compagnes paraissent
+l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas
+vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. En voilà une autre qui passe
+sans cesse de l'étourderie à la misère, de la prodigalité aux horreurs
+de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les leçons cruelles
+qu'elle reçoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite réglée,
+un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des êtres raisonnables?
+S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre à nous. Allons de ce
+pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien
+souffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me décourage pas,
+laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de
+leur parler un langage sincère; je ne veux leur faire ni sermon ni
+reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur
+dire...
+
+En ce moment, les deux amis passaient devant le café Tortoni. La
+silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces près d'une
+fenêtre, se dessinait à la clarté des lustres. L'une d'elles agita son
+mouchoir, et l'autre partit d'un éclat de rire.
+
+--Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire
+d'aller si loin, car les voilà, Dieu me pardonne! Je reconnais Mimi à sa
+robe, et Rougette à son panache blanc, toujours sur le chemin de la
+friandise. Il paraît que monsieur le baron a bien fait les choses.
+
+--Et une pareille folie, dit Eugène, ne t'épouvante pas?
+
+--Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des
+grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a conté
+une histoire à souper, elle a engagé sa robe pour quatre francs, elle
+s'est fait un châle avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui donne
+ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas obligé à davantage.
+
+FIN DE MIMI PINSON.
+
+Ce _profil de grisette_, comme l'appelle l'auteur, a été composé pour le
+_Diable à Paris_, ouvrage publié par livraisons et orné de dessins par
+Gavarni.
+
+Ce conte est entièrement de pure invention.
+
+
+
+
+LA MOUCHE
+
+1853
+
+[Illustration: LA MOUCHE
+
+... immobile, debout derrière elle, le Chevalier observait la Marquise
+qui écrivait...]
+
+I
+
+
+En 1756, lorsque Louis XV, fatigué des querelles entre la magistrature
+et le grand conseil à propos de l'impôt des deux sous[6], prit le parti
+de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs
+offices. Seize de ces démissions furent acceptées, sur quoi il y eut
+autant d'exils.--Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour à l'un
+des présidents, pourriez-vous voir de sang-froid une poignée d'hommes
+résister à l'autorité d'un roi de France? N'en auriez-vous pas mauvaise
+opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le président, et vous
+verrez tout cela comme je le vois.
+
+Ce ne furent pas seulement les exilés qui portèrent la peine de leur
+mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le
+_décachetage_ amusait le roi. Pour se désennuyer de ses plaisirs, il se
+faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux à la
+poste. Bien entendu que, sous le prétexte de faire lui-même sa police
+secrète, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient ainsi
+sous les yeux; mais quiconque, de près ou de loin, tenait aux chefs des
+factions, était presque toujours perdu. On sait que Louis XV, avec
+toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle d'être
+inexorable.
+
+[Note 6: Deux sous pour livre du dixième du revenu. (_Note de
+l'auteur_.)]
+
+Un soir qu'il était devant le feu, les pieds sur le manteau de la
+cheminée, mélancolique à son ordinaire, la marquise, parcourant un
+paquet de lettres, haussait les épaules en riant. Le roi demanda ce
+qu'il y avait.
+
+-C'est que je trouve là, répondit-elle, une lettre qui n'a pas le sens
+commun, mais c'est une chose touchante et qui fait pitié.
+
+-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi.
+
+-Point de nom: c'est une lettre d'amour.
+
+-Et qu'y a-t-il dessus?
+
+-Voilà le plaisant. C'est qu'elle est adressée à mademoiselle
+d'Annebault, la nièce de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est
+apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourrée avec ces papiers.
+
+-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi.
+
+-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de Vauvert
+et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-là? Votre Majesté
+les connaît-elle?
+
+Le roi se piquait de savoir la France par coeur, c'est-à-dire la noblesse
+de France. L'étiquette de sa cour, qu'il avait étudiée, ne lui était pas
+plus familière que les blasons de son royaume: science assez courte, le
+reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanité, et la hiérarchie
+était, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son palais; il y
+voulait marcher en maître. Après avoir rêvé quelques instants, il fronça
+le sourcil comme frappé d'un mauvais souvenir, puis, faisant signe à la
+marquise de lire, il se rejeta dans sa bergère, en disant avec un
+sourire:
+
+--Va toujours, la fille est jolie.
+
+Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement railleur,
+commença à lire une longue lettre toute remplie de tirades amoureuses:
+
+«Voyez un peu, disait l'écrivain, comme les destins me persécutent! Tout
+semblait disposé à remplir mes voeux, et vous-même, ma tendre amie, ne
+m'aviez-vous pas fait espérer le bonheur? Il faut pourtant que j'y
+renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas un
+excès de cruauté de m'avoir permis d'entrevoir les cieux, pour me
+précipiter dans l'abîme? Lorsqu'un infortuné est dévoué à la mort, se
+fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui
+doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je n'ai
+plus d'autre asile, d'autre espérance que le tombeau, car, dès
+l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer à votre main.
+Quand la fortune me souriait, tout mon espoir était que vous fussiez à
+moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y
+songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en
+mourant d'amour, je vous défends de m'aimer...»
+
+La marquise souriait à ces derniers mots.
+
+--Madame, dit le roi, voilà un honnête homme. Mais, qu'est-ce qui
+l'empêche d'épouser sa maîtresse?
+
+--Permettez, Sire, que je continue:
+
+«Cette injustice qui m'accable, me surprend de la part du meilleur des
+rois. Vous savez que mon père demandait pour moi une place de cornette
+ou d'enseigne aux gardes, et que cette place décidait de ma vie,
+puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir à vous. Le duc de Biron
+m'avait proposé; mais le roi m'a rejeté d'une façon dont le souvenir
+m'est bien amer, car si mon père a sa manière de voir (je veux que ce
+soit une faute), dois-je toutefois en être puni? Mon dévouement au roi
+est aussi véritable, aussi sincère que mon amour pour vous. On verrait
+clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'épée. Il est
+désespérant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit sans raison
+valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgrâce, c'est ce qui est
+opposé à la bonté bien connue de Sa Majesté...»
+
+--Oui-da, dit le roi, ceci m'intéresse.
+
+«Si vous saviez combien nous sommes tristes! Ah! mon amie, cette terre
+de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y promène seul
+tout le jour. J'ai défendu de ratisser; l'odieux jardinier est venu hier
+avec son manche à balai ferré. Il allait toucher le sable... La trace de
+vos pas, plus légère que le vent, n'était pourtant pas effacée. Le bout
+de vos petits pieds et vos grands talons blancs étaient encore marqués
+dans l'allée: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je suivais
+votre belle image, et ce charmant fantôme s'animait par instants, comme
+s'il se fût posé sur l'empreinte fugitive. C'est là, c'est en causant le
+long du parterre qu'il m'a été donné de vous connaître, de vous
+apprécier. Une éducation admirable dans l'esprit d'un ange, la dignité
+d'une reine avec la grâce des nymphes, des pensées dignes de Leibnitz
+avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les lèvres de Diane,
+tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce
+temps-là ces fleurs bien-aimées s'épanouissaient autour de nous. Je les
+ai respirées en vous écoutant: dans leur parfum vivait votre souvenir.
+Elles courbent à présent la tête; elles me montrent la mort...»
+
+--C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous
+cela?
+
+--Parce que Votre Majesté me l'a ordonné pour les beaux yeux de
+mademoiselle d'Annebault.
+
+--Cela est vrai, elle a de beaux yeux.
+
+«Et quand je rentre de ces promenades, je trouve mon père seul, dans le
+grand salon, accoudé auprès d'une chandelle, au milieu de ces dorures
+fanées qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec
+peine,... mon chagrin dérange le sien... Athénaïs! au fond de ce salon,
+près de la fenêtre, est le clavecin où voltigeaient vos doigts
+délicieux, qu'une seule fois ma bouche a touchés, pendant que la vôtre
+s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien que
+vos chants n'étaient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce Rameau, ce
+Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les aimez,
+ils sont dans votre mémoire; leur souffle a passé sur vos lèvres. Je
+m'assieds aussi à ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs qui
+vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et
+les écoute mourir, tandis que l'écho s'en perd sous cette voûte lugubre.
+Mon père se retourne et me voit désolé; qu'y peut-il faire? Un propos de
+ruelle, d'antichambre, a fermé nos grilles. Il me voit jeune, ardent,
+plein de vie, ne demandant qu'à être au monde; il est mon père et n'y
+peut rien...»
+
+--Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce garçon s'en allait en chasse, et
+qu'on lui tue son faucon sur le poing? À qui en a-t-il, par hasard?
+
+«Il est bien vrai, reprit la marquise, continuant la lecture d'un ton
+plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents
+éloignés de l'abbé Chauvelin...»
+
+--Voilà donc ce que c'est! dit Louis XV en bâillant. Encore quelque
+neveu des enquêtes et requêtes. Mon parlement abuse de ma bonté; il a
+vraiment trop de famille.
+
+--Mais si ce n'est qu'un parent éloigné!...
+
+--Bon, ce monde-là ne vaut rien du tout. Cet abbé Chauvelin est un
+janséniste; c'est un bon diable, mais c'est un démis. Jetez cette lettre
+au feu, et qu'on ne m'en parle plus.
+
+
+
+
+II
+
+
+Les derniers mots prononcés par le roi n'étaient pas tout à fait un
+arrêt de mort, mais c'était à peu près une défense de vivre. Que pouvait
+faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas
+entendre parler? Tâcher d'être commis, ou se faire philosophe, poète
+peut-être, mais sans dédicace, et le métier, en ce cas, ne valait rien.
+
+Telle n'était pas, à beaucoup près, la vocation du chevalier de Vauvert,
+qui venait d'écrire avec des larmes la lettre dont le roi se moquait.
+Pendant ce temps-là, seul, avec son père, au fond du vieux château de
+Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux.
+
+--Je veux aller à Versailles, disait-il.
+
+--Et qu'y ferez-vous?
+
+--Je n'en sais rien; mais que fais-je ici.
+
+--Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas être
+fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune façon. Mais
+oubliez-vous que votre mère est morte?
+
+--Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que vous
+m'avez donnée. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais plus
+rester dans ces lieux.
+
+--D'où vient cela?
+
+--D'un amour extrême. J'aime éperdûment mademoiselle d'Annebault.
+
+--Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Molière qui fasse des
+mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgrâce?
+
+--Eh! monsieur, votre disgrâce, me serait-il permis, sans m'écarter du
+plus profond respect, de vous demander ce qui l'a causée? Nous ne sommes
+pas du parlement. Nous payons l'impôt, nous ne le faisons pas. Si le
+parlement lésine sur les deniers du roi, c'est son affaire et non la
+nôtre. Pourquoi M. l'abbé Chauvelin nous entraîne-t-il dans sa ruine?
+
+--M. l'abbé Chauvelin agit en honnête homme. Il refuse d'approuver le
+dixième, parce qu'il est révolté des dilapidations de la cour. Rien de
+pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Châteauroux. Elle était
+belle, au moins, celle-là, et elle ne coûtait rien, pas même ce qu'elle
+donnait si généreusement. Elle était maîtresse et souveraine, et elle se
+disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot
+lorsqu'il lui retirerait ses bonnes grâces. Mais cette Étioles, cette Le
+Normand, cette Poisson insatiable!
+
+--Et qu'importe?
+
+--Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous seulement
+que, à présent, tandis que le roi nous gruge, la fortune de sa grisette
+est incalculable? Elle s'était fait donner au début cent quatre-vingt
+mille livres de rente; mais ce n'était qu'une bagatelle, cela ne compte
+plus maintenant; on ne saurait se faire une idée des sommes effrayantes
+que le roi lui jette à la tête; il ne se passe pas trois mois de l'année
+où elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent mille
+livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du
+trésorier des écuries; avec les logements qu'elle a dans toutes les
+maisons royales, elle achète la Selle, Cressy, Aulnay, Brinborion,
+Marigny, Saint-Rémi, Bellevue, et tant d'autres terres, des hôtels à
+Paris, à Fontainebleau, à Versailles, à Compiègne, sans compter une
+fortune secrète placée en tous pays dans toutes les banques d'Europe, en
+cas de disgrâce probablement, ou de la mort du souverain. Et qui paye
+tout cela, s'il vous plaît?
+
+--Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi.
+
+--C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple qui
+sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de Pigalle.
+Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux
+impôts. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre dernier écu
+était prêt; nous ne songions pas à marchander. Le roi victorieux a pu
+voir clairement qu'il était aimé par tout le royaume, plus clairement
+encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute
+faction, toute rancune; la France entière se mit à genoux devant le lit
+du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses soldats
+ou ses médecins, nous ne voulons plus payer ses maîtresses, et nous
+avons autre chose à faire que d'entretenir madame de Pompadour.
+
+--Je ne la défends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni tort ni
+raison; je ne l'ai jamais vue.
+
+--Sans doute; et vous ne seriez pas fâché de la voir, n'est-il pas vrai,
+pour avoir là-dessus quelque opinion? Car, à votre âge, la tête juge par
+les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-là vous sera
+refusé.
+
+--Pourquoi, monsieur?
+
+--Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi
+invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans
+son sérail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez. Que
+voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un
+aventurier?
+
+--Non pas, mais comme un amoureux. Je ne prétends point solliciter,
+monsieur, mais réclamer contre une injustice. J'avais une espérance
+fondée, presque une promesse de M. de Biron; j'étais à la veille de
+posséder ce que j'aime, et cet amour n'est point déraisonnable; vous ne
+l'avez pas désapprouvé. Souffrez donc que je tente de plaider ma cause.
+Aurai-je affaire au roi ou à madame de Pompadour, je l'ignore, mais je
+veux partir.
+
+--Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y
+présenter!
+
+--Eh! j'y serai peut-être reçu plus aisément par cette raison que j'y
+suis inconnu.
+
+--Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le vôtre!...
+Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez être inconnu.
+
+--Eh bien donc! le roi m'écoutera.
+
+--Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous rêvez Versailles, et
+vous croirez y être quand votre postillon s'arrêtera... Supposons que
+vous parveniez jusqu'à l'antichambre, à la galerie, à l'Oeil-de-Boeuf:
+vous ne verrez entre Sa Majesté et vous que le battant d'une porte: il y
+aura un abîme. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais, des
+protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de
+Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture
+pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par
+un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le
+silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous répondre,
+il vous dévisage en passant et vous anéantit? Après la Grève et la
+Bastille, c'est un certain degré de supplice qui, moins cruel en
+apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le condamné, il
+est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer à s'approcher ni
+d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni d'une
+caserne. Devant lui tout se ferme ou se détourne, et il se promène
+ainsi au hasard dans une prison invisible.
+
+--Je m'y remuerai tant que j'en sortirai.
+
+--Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meynières n'était pas plus
+coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus
+légitimes espérances. Son père, le plus dévoué sujet de Sa Majesté, le
+plus honnête homme du royaume, repoussé par le roi, est allé, avec ses
+cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette.
+Savez-vous ce qu'elle a répondu? Voici ses propres paroles, que M. de
+Meynières m'envoie dans une lettre: «Le roi est le maître; il ne juge
+pas à propos de vous marquer son mécontentement personnellement; il se
+contente de vous le faire éprouver en privant monsieur votre fils d'un
+état; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et il n'en
+veut pas; il faut respecter ses volontés. Je vous plains cependant,
+j'entre dans vos peines, j'ai été mère; je sais ce qu'il doit vous en
+coûter pour laisser votre fils sans état.» Voilà le style de cette
+créature, et vous voulez vous mettre à ses pieds!
+
+--On dit qu'ils sont charmants, monsieur.
+
+--Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le
+sait. Il cède, il plie devant cette femme. Pour maintenir son étrange
+pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa tête de bois.
+
+--On prétend qu'elle a tant d'esprit!
+
+--Et point de coeur; le beau mérite!
+
+--Point de coeur! elle qui sait si bien déclamer les vers de Voltaire,
+chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est
+impossible, je ne le croirai jamais.
+
+--Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne pas,
+mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup
+cette demoiselle d'Annebault?
+
+--Plus que ma vie.
+
+--Allez, monsieur.
+
+
+
+
+III
+
+
+On a dit que les voyages font tort à l'amour, parce qu'ils donnent des
+distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils laissent
+le temps d'y rêver. Le chevalier était trop jeune pour faire de si
+savantes distinctions. Las de la voiture, à moitié chemin, il avait pris
+un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir à
+l'auberge du Soleil, enseigne passée de mode, du temps de Louis XIV.
+
+Il y avait à Versailles un vieux prêtre qui avait été curé près de
+Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce curé, simple et
+pauvre, avait un neveu à bénéfices, abbé de cour, qui pouvait être
+utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme d'importance,
+plongé dans son rabat, reçut fort bien le nouveau venu et ne dédaigna
+pas d'écouter sa requête.
+
+--Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir opéra à la
+cour, une espèce de fête, de je ne sais quoi. Je n'y vais pas, parce que
+je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici justement
+un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demandé pour quelqu'un,
+je ne sais plus qui. Allez là. Vous n'êtes pas encore présenté, il est
+vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas nécessaire. Tâchez de vous
+trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre
+fortune est faite.
+
+Le chevalier remercia l'abbé, et, fatigué d'une nuit mal dormie et d'une
+journée à cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une de ces
+toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu
+expérimentée l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit de poudre son
+habit pailleté. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait vingt ans.
+
+La nuit tombait lorsqu'il arriva au château. Il s'avança timidement vers
+la grille et demanda son chemin à la sentinelle. On lui montra le grand
+escalier. Là, il apprit du suisse que l'opéra venait de commencer, et
+que le roi, c'est-à-dire tout le monde, était dans la salle[7].
+
+[Note 7: Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par
+Louis XV, ou plutôt par madame de Pompadour, mais terminée seulement en
+1769 et inaugurée en 1770, pour le mariage du duc de Berri (Louis XVI)
+avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de théâtre mobile qu'on
+transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de
+Louis XIV. (Note de l'auteur.)]
+
+--Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse (à
+tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un
+instant. S'il aime mieux passer par les appartements....
+
+Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosité lui fit
+répondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis, comme un
+laquais se disposait à le suivre pour le guider, un mouvement de vanité
+lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'être accompagné. Il s'avança
+seul donc, non sans quelque émotion.
+
+Versailles resplendissait de lumière. Du rez-de-chaussée jusqu'au faîte,
+les lustres, les girandoles, les meubles dorés, les marbres
+étincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux battants
+étaient ouverts partout. À mesure que le chevalier marchait, il était
+frappé d'un étonnement et d'une admiration difficiles à imaginer; car ce
+qui rendait tout à fait merveilleux le spectacle qui s'offrait à lui, ce
+n'était pas seulement la beauté, l'éclat de ce spectacle même, c'était
+la complète solitude où il se trouvait dans cette sorte de désert
+enchanté.
+
+À se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce soit dans un
+temple, un cloître ou un château, il y a quelque chose de bizarre, et,
+pour ainsi dire, de mystérieux. Le monument semble peser sur l'homme:
+les murs le regardent; les échos l'écoutent; le bruit de ses pas trouble
+un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et n'ose
+marcher qu'avec respect.
+
+Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bientôt la curiosité prit le dessus
+et l'entraîna. Les candélabres de la galerie des Glaces, en se mirant,
+se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de
+nymphes et de bergères se jouaient alors sur les lambris, voltigeaient
+aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais
+tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours semé
+d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur
+majestueuse du grand roi; là des ottomanes chiffonnées, des pliants en
+désordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons toujours
+vides, où la magnificence éclatait d'autant mieux qu'elle semblait plus
+inutile; de temps en temps des portes secrètes s'ouvrant sur des
+corridors à perte de vue; mille escaliers, mille passages se croisant
+comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des
+géants; des boudoirs enchevêtrés comme des cachettes d'enfants; une
+énorme toile de Vanloo près d'une cheminée de porphyre; une boîte à
+mouches oubliée à côté d'un magot de la Chine; tantôt une grandeur
+écrasante, tantôt une grâce efféminée; et partout, au milieu du luxe, de
+la prodigalité et de la mollesse, mille odeurs enivrantes, étranges et
+diverses, les parfums mêlés des fleurs et des femmes, une tiédeur
+énervante, l'air de la volupté.
+
+Être en pareil lieu à vingt ans, au milieu de ces merveilles, et s'y
+trouver seul, il y avait à coup sûr de quoi être ébloui. Le chevalier
+avançait au hasard, comme dans un rêve.
+
+--Vrai palais de fées, murmurait-il; et, en effet, il lui semblait voir
+se réaliser pour lui un de ces contes où les princes égarés découvrent
+des châteaux magiques.
+
+Était-ce bien des créatures mortelles qui habitaient ce séjour sans
+pareil? Était-ce des femmes véritables qui venaient de s'asseoir dans
+ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laissé à ces
+coussins cette empreinte légère, pleine encore d'indolence? Qui sait?
+derrière ces rideaux épais, au fond de quelque immense et brillante
+galerie, peut-être allait-il apparaître une princesse endormie depuis
+cent ans, une fée en paniers, une Armide en paillettes, ou quelque
+hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un
+lambris doré!
+
+Étourdi, malgré lui, par toutes ces chimères, le chevalier, pour mieux
+rêver, s'était jeté sur un sofa, et il s'y serait peut-être oublié
+longtemps, s'il ne s'était souvenu qu'il était amoureux. Que faisait,
+pendant ce temps-là, mademoiselle d'Annebault, sa bien-aimée, restée,
+elle, dans un vieux château?
+
+--Athénaïs! s'écria-t-il tout à coup, que fais-je ici à perdre mon
+temps? Ma raison est-elle égarée? Où suis-je donc, grand Dieu! et que se
+passe-t-il en moi?
+
+Il se leva et continua son chemin à travers ce pays nouveau, et il s'y
+perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant à voix basse,
+lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avança vers eux et leur
+demanda sa route pour aller à la comédie.
+
+--Si monsieur le marquis, lui répondit-on (toujours d'après la même
+formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et de
+suivre la galerie à droite, il trouvera au bout trois marches à monter;
+il tournera alors à gauche, et quand il aura traversé le salon de Diane,
+celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra
+encore six marches; puis, en laissant à droite la salle des gardes,
+comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de
+rencontrer là d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin.
+
+--Bien obligé, dit le chevalier, et, avec de si bons renseignements, ce
+sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas.
+
+Il se remit en marche avec courage, s'arrêtant toujours malgré lui pour
+regarder de côté et d'autre, puis se rappelant de nouveau ses amours;
+enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait
+annoncé, il trouva de nouveaux laquais.
+
+--Monsieur le marquis s'est trompé, lui dirent ceux-ci, c'est par
+l'autre aile du château qu'il aurait fallu prendre; mais rien n'est plus
+facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'à descendre cet escalier,
+puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'Été, celui de...
+
+--Je vous remercie, dit le chevalier.
+
+Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens
+comme un badaud. Je me déshonore en pure perte, et quand, par
+impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, à quoi me sert leur
+nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne
+connais pas un?
+
+Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se
+pourrait.--Car, après tout, se disait-il, ce palais est fort beau, il
+est très grand, mais il n'est pas sans bornes, et, fût-il long comme
+trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin.
+
+Mais il n'est pas facile, à Versailles, d'aller longtemps droit devant
+soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une garenne
+déplut peut-être aux nymphes de l'endroit, car elles recommencèrent de
+plus belle à égarer le pauvre amoureux, et, sans doute pour le punir,
+elles prirent plaisir à le faire tourner et retourner sur ses propres
+pas, le ramenant sans cesse à la même place, justement comme un
+campagnard fourvoyé dans une charmille; c'est ainsi qu'elles
+l'enveloppaient dans leur dédale de marbre et d'or.
+
+Dans les _Antiquités de Rome_, de Piranési, il y a une série de gravures
+que l'artiste appelle «ses rêves», et qui sont un souvenir de ses
+propres visions durant le délire d'une fièvre. Ces gravures représentent
+de vastes salles gothiques: sur le pavé sont toutes sortes d'engins et
+de machines, roues, câbles, poulies, leviers, catapultes, etc., etc.,
+expression d'énorme puissance mise en action et de résistance
+formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet
+escalier, grimpant, non sans peine, Piranési lui-même. Suivez les
+marches un peu plus haut, elles s'arrêtent tout à coup devant un abîme.
+Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranési, vous le croyez du moins au
+bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber;
+mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui s'élève en
+l'air, et, sur cet escalier encore, Piranési sur le bord d'un autre
+précipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus aérien
+se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranési continuant son
+ascension, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'éternel escalier et
+Piranési disparaissent ensemble dans les nues, c'est-à-dire dans le bord
+de la gravure.
+
+Cette fiévreuse allégorie représente assez exactement l'ennui d'une
+peine inutile, et l'espèce de vertige que donne l'impatience. Le
+chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en
+galerie, fut pris d'une sorte de colère.
+
+--Parbleu! dit-il, voilà qui est cruel. Après avoir été si charmé, si
+ravi, si enthousiasmé de me trouver seul dans ce maudit palais (ce
+n'était plus le palais des fées), je n'en pourrai donc pas sortir! Peste
+soit de la fatuité qui m'a inspiré cette idée d'entrer ici comme le
+prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au
+premier laquais venu de me conduire tout bonnement à la salle de
+spectacle!
+
+Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier était, comme
+Piranési, à la moitié d'un escalier, sur un palier, entre trois portes.
+Derrière celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si doux, si
+léger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put s'empêcher
+d'écouter. Au moment où il s'avançait, tremblant de prêter une oreille
+indiscrète, cette porte s'ouvrit à deux battants. Une bouffée d'air
+embaumée de mille parfums, un torrent de lumière à faire pâlir la
+galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de
+quelques pas.
+
+--Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait
+ouvert la porte.
+
+--Je voudrais aller à la comédie, répondit le chevalier.
+
+--Elle vient de finir à l'instant même.
+
+En même temps, de fort belles dames, délicatement plâtrées de blanc et
+de carmin, donnant, non pas le bras, ni même la main, mais le bout des
+doigts à de vieux et jeunes seigneurs, commençaient à sortir de la salle
+de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas gâter
+leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait à voix basse, avec une
+demi-gaieté, mêlée de crainte et de respect.
+
+--Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard
+l'avait conduit précisément au petit foyer.
+
+--Le roi va passer, répondit l'huissier.
+
+Il y a une sorte d'intrépidité qui ne doute de rien, elle n'est que trop
+facile: c'est le courage des gens mal élevés. Notre jeune provincial,
+bien qu'il fût raisonnablement brave, ne possédait pas cette faculté. À
+ces seuls mots: «Le roi va passer,» il resta immobile et presque
+effrayé.
+
+Le roi Louis XV, qui faisait à cheval, à la chasse, une douzaine de
+lieues sans y prendre garde, était, comme l'on sait, souverainement
+nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'être le premier
+gentilhomme de France; et ses maîtresses lui disaient, non sans cause,
+qu'il en était le mieux fait et le plus beau. C'était une chose
+considérable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner marcher en
+personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras posé ou plutôt
+étendu sur l'épaule de M. d'Argenson, pendant que son talon rouge
+glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse à la mode), toutes
+les chuchoteries cessèrent; les courtisans baissaient la tête, n'osant
+pas saluer tout à fait, et les belles dames, se repliant doucement sur
+leurs jarretières couleur de feu, au fond de leurs immenses falbalas,
+hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'mères appelaient une
+révérence, et que notre siècle a remplacé par le brutal «shakehand» des
+Anglais.
+
+Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui
+plaisait. Alfiéri était peut-être là, qui raconte ainsi sa présentation
+à Versailles, dans ses Mémoires:
+
+«Je savais que le roi ne parlait jamais aux étrangers qui n'étaient pas
+marquants; je ne pus cependant me faire à l'impassible et sourcilleux
+maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui présentait de la tête
+aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me
+semble cependant que, si l'on disait à un géant: _Voici une fourmi que
+je vous présente_, en la regardant il sourirait, ou dirait peut-être:
+Ah! le petit animal!»
+
+Le taciturne monarque passa donc à travers ces fleurs, ces belles
+dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule.
+Il ne fallut pas au chevalier de longues réflexions pour comprendre
+qu'il n'avait rien à espérer du roi, et que le récit de ses amours
+n'obtiendrait là aucun succès.
+
+--Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon père n'avait que trop raison
+lorsqu'il me disait qu'à deux pas du roi je verrais un abîme entre lui
+et moi. Quand bien même je me hasarderais à demander une audience, qui
+me protégera? qui me présentera? Le voilà, ce maître absolu qui peut
+d'un mot changer ma destinée, assurer ma fortune, combler tous mes
+souhaits. Il est là, devant moi; en étendant la main, je pourrais
+toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si j'étais
+encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder?
+Qui viendra donc à mon secours?
+
+Pendant que le chevalier se désolait ainsi, il vit entrer une jeune dame
+assez jolie, d'un air plein de grâce et de finesse; elle était vêtue
+fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec
+une rose sur l'oreille. Elle donnait la main à un seigneur _tout à
+l'ambre_, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas derrière son
+éventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en gesticulant,
+cet éventail vint à lui échapper et à tomber sous un fauteuil,
+précisément devant le chevalier. Il se précipita aussitôt pour le
+ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune
+dame lui parut si charmante, qu'il lui présenta l'éventail sans se
+relever. Elle s'arrêta, sourit et passa, remerciant d'un léger signe de
+tête; mais, au regard qu'elle avait jeté sur le chevalier, il sentit
+battre son coeur sans savoir pourquoi.--Il avait raison.--Cette jeune
+dame était la petite d'Étioles, comme l'appelaient encore les
+mécontents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient «la
+Marquise» comme on dit «la Reine».
+
+
+
+
+IV
+
+
+--Celle-là me protégera, celle-là viendra à mon secours! Ah! que l'abbé
+avait raison de me dire qu'un regard déciderait de ma vie! Oui, ces yeux
+si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et délicieuse, ce
+petit pied noyé dans un pompon... Voilà ma bonne fée!
+
+Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant à son auberge.
+D'où lui venait cette espérance subite? Sa jeunesse seule parlait-elle,
+ou les yeux de la marquise avaient-ils parlé?
+
+Mais la difficulté restait toujours la même. S'il ne songeait plus
+maintenant à être présenté au roi, qui le présenterait à la marquise?
+
+Il passa une grande partie de la nuit à écrire à mademoiselle
+d'Annebault une lettre à peu près pareille à celle qu'avait lue madame
+de Pompadour.
+
+Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a que
+les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en répétant toujours la
+même chose.
+
+Dès le matin le chevalier sortit et se mit à marcher, en rêvant dans les
+rues. Il ne lui vint pas à l'esprit d'avoir encore recours à l'abbé
+protecteur, et il ne serait pas aisé de dire la raison qui l'en
+empêchait. C'était comme un mélange de crainte et d'audace, de fausse
+honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait répondu l'abbé,
+s'il lui avait conté son histoire de la veille?--Vous vous êtes trouvé à
+propos pour ramasser un éventail; avez-vous su en profiter? Qu'avez-vous
+dit à la marquise?--Rien.--Vous auriez dû lui parler.--J'étais troublé,
+j'avais perdu la tête.--Cela est un tort; il faut savoir saisir
+l'occasion; mais cela peut se réparer. Voulez-vous que je vous présente
+à monsieur un tel? il est de mes amis; à madame une telle? elle est
+mieux encore. Nous tâcherons de vous faire parvenir jusqu'à cette
+marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc.
+
+Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait qu'en
+racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire, gâtée et déflorée.
+Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inouïe,
+incroyable, et que ce devait être un secret entre lui et la fortune;
+confier ce secret au premier venu, c'était, à son avis, en ôter tout le
+prix et s'en montrer indigne.--Je suis allé seul hier au château de
+Versailles, pensait-il; j'irai bien seul à Trianon (c'était en ce moment
+le séjour de la favorite).
+
+Une telle façon de penser peut et doit même paraître extravagante aux
+esprits calculateurs, qui ne négligent rien et laissent le moins
+possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont été jeunes
+(tout le monde ne l'est pas, même au temps de la jeunesse), ont pu
+connaître ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et séduisant,
+qui nous entraîne vers la destinée: on se sent aveugle, et on veut
+l'être; on ne sait où l'on va, et l'on marche. Le charme est dans cette
+insouciance et dans cette ignorance même; c'est le plaisir de l'artiste
+qui rêve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fenêtres de sa
+maîtresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui du
+joueur.
+
+Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de
+Trianon. Sans être fort paré, comme on disait alors, il ne manquait ni
+d'élégance, ni de cette façon d'être qui fait qu'un laquais, vous
+rencontrant en route, ne vous demande pas où vous allez. Il ne lui fut
+donc pas difficile, grâce à quelques indications prises à son auberge,
+d'arriver jusqu'à la grille du château, si l'on peut appeler ainsi cette
+bonbonnière de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et d'ennuis.
+Malheureusement, la grille était fermée, et un gros suisse, vêtu d'une
+simple houppelande, se promenait, les mains derrière le dos, dans
+l'avenue intérieure, comme quelqu'un qui n'attend personne.
+
+--Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas.
+Évidemment, quand les portes sont closes et que les valets se promènent,
+les maîtres sont enfermés ou sortis.
+
+Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance et
+de courage, autant il éprouvait tout à coup de trouble et de
+désappointement. Cette seule pensée: «Le roi est ici!» l'effrayait plus
+que n'avaient fait la veille ces trois mots: «Le roi va passer!» car ce
+n'était alors que de l'imprévu, et maintenant il connaissait ce froid
+regard, cette majesté impassible.
+
+--Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en étourdi, de
+pénétrer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face à face devant ce
+monarque superbe, prenant son café au bord d'un ruisseau?
+
+Aussitôt se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette
+désobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il avait
+gardée de cette marquise passant en souriant, il vit des donjons, des
+cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de
+Latude. Peu à peu venait la réflexion, et peu à peu s'envolait
+l'espérance.
+
+--Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi non
+plus. Je réclame contre une injustice; je n'ai jamais chansonné
+personne. On m'a si bien reçu hier à Versailles, et les laquais ont été
+si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres
+qui répareront celle-là.
+
+Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle n'était pas tout
+à fait fermée. Il l'ouvrit et entra résolument. Le suisse se retourna
+d'un air ennuyé.
+
+--Que demandez-vous? où allez-vous?
+
+--Je vais chez madame de Pompadour.
+
+--Avez-vous une audience?
+
+--Oui.
+
+--Où est votre lettre?
+
+Ce n'était plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il n'y avait
+plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et
+s'aperçut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin étaient
+couverts de poussière. Il avait commis la faute de venir à pied dans un
+pays où l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, et le
+toisa, non de la tête aux pieds, mais des pieds à la tête. L'habit lui
+parut propre, mais le chapeau était un peu de travers et la coiffure
+dépoudrée:
+
+--Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous?
+
+--Je voudrais parler à madame de Pompadour.
+
+--Vraiment! et vous croyez que ça se fait comme ça?
+
+--Je n'en sais rien. Le roi est-il ici?
+
+--Peut-être. Sortez, et laissez-moi en repos.
+
+Le chevalier ne voulait pas se mettre en colère; mais, malgré lui, cette
+insolence le fit pâlir.
+
+--J'ai dit quelquefois à un laquais de sortir, répondit-il, mais un
+laquais ne me l'a jamais dit.
+
+--Laquais! moi? un laquais! s'écria le suisse furieux.
+
+--Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et
+très peu m'importe.
+
+Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crispés et le visage
+en feu. Le chevalier, rendu à lui-même par l'apparence d'une menace,
+souleva légèrement la poignée de son épée.
+
+--Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en coûte trente-six
+livres pour envoyer en terre un rustre comme vous.
+
+--Si vous êtes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi; je ne
+fais que mon devoir, et ne croyez pas...
+
+En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de
+Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'écho. Le chevalier
+laissa son épée retomber dans le fourreau, et, ne songeant plus à la
+querelle commencée:
+
+--Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne me
+le disiez-vous tout de suite?
+
+--Cela ne me regarde pas, ni vous non plus.
+
+--Écoutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas là, je n'ai pas de lettre,
+je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer.
+
+Il tira de sa poche quelques pièces d'or. Le suisse le toisa de nouveau
+avec un souverain mépris.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il dédaigneusement. Cherche-t-on ainsi
+à s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire sortir,
+prenez garde que je ne vous y enferme.
+
+--Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa colère et
+reprenant son épée.
+
+--Oui, moi, répéta le gros homme.
+
+Mais, pendant cette conversation, où l'historien regrette d'avoir
+compromis son héros, d'épais nuages avaient obscurci le ciel; un orage
+se préparait. Un éclair rapide brilla, suivi d'un violent coup de
+tonnerre, et la pluie commençait à tomber lourdement. Le chevalier, qui
+tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux,
+grande comme un petit écu.
+
+--Peste! dit-il, mettons-nous à l'abri. Il ne s'agit pas de se laisser
+mouiller.
+
+Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerbère, ou, si l'on veut, la
+maison du concierge; puis là, se jetant sans façon dans le grand
+fauteuil du concierge même:
+
+--Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous me
+prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma
+poche un placet pour Sa Majesté! Je suis de province, mais vous n'êtes
+qu'un sot.
+
+Le suisse, pour toute réponse, alla dans un coin prendre sa hallebarde,
+et resta ainsi debout, l'arme au poing.
+
+--Quand partirez-vous? s'écria-t-il d'une voix de Stentor.
+
+La querelle, tour à tour oubliée et reprise, semblait cette fois devenir
+tout à fait sérieuse, et déjà les deux grosses mains du suisse
+tremblaient étrangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je ne sais,
+lorsque, tournant tout à coup la tête: Ah! dit le chevalier, qui vient
+là?
+
+Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce
+temps-là les jambes maigres n'étaient pas à la mode), accourait à toute
+bride et au triple galop. Le chemin était trempé par la pluie; la grille
+n'était qu'entr'ouverte. Il y eut une hésitation; le suisse s'avança et
+ouvrit la grille. Le page donna de l'éperon; le cheval, arrêté un
+instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la terre
+humide et tomba.
+
+Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un cheval
+tombé à terre. Il n'y a cravache qui tienne. La gesticulation des jambes
+de la bête, qui fait ce qu'elle peut, est extrêmement désagréable,
+surtout lorsque l'on a soi-même une jambe aussi prise sous la selle.
+
+Le chevalier, toutefois, vint à l'aide sans réfléchir à ces
+inconvénients, et il s'y prit si adroitement que bientôt le cheval fut
+redressé et le cavalier dégagé. Mais celui-ci était couvert de boue, et
+ne pouvait qu'à peine marcher en boitant. Transporté, tant bien que mal,
+dans la maison du suisse, et assis à son tour dans le grand fauteuil:
+
+--Monsieur, dit-il au chevalier, vous êtes gentilhomme, à coup sûr. Vous
+m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus
+grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce
+message est très pressé, comme vous le voyez, puisque mon cheval et moi,
+pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous
+comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe écloppée, je ne
+saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter
+moi-même. Voulez-vous y aller à ma place?
+
+En même temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe dorée
+d'arabesques, accompagnée du sceau royal.
+
+--Très volontiers, monsieur, répondit le chevalier, prenant l'enveloppe.
+Et, leste et léger comme une plume, il partit en courant sur la pointe
+du pied.
+
+
+
+
+V
+
+
+Quand le chevalier arriva au château, un suisse était encore devant le
+péristyle:
+
+--Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait plus
+les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers
+d'une demi-douzaine de laquais.
+
+Un grand huissier, planté au milieu du vestibule, voyant l'ordre et le
+sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courbé par le vent,
+puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin
+d'une boiserie.
+
+Une petite porte battante, masquée par une tapisserie, s'ouvrit aussitôt
+comme d'elle-même. L'homme osseux fit un signe obligeant: le chevalier
+entra et la tapisserie, qui s'était entr'ouverte, retomba mollement
+derrière lui.
+
+Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon, puis
+dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets,
+puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant.
+
+--Suis-je encore ici au château de Versailles? se demandait le
+chevalier. Allons-nous recommencer à jouer à cligne-musette?
+
+Trianon n'était, à cette époque, ni ce qu'il est maintenant, ni ce qu'il
+avait été. On a dit que madame de Maintenon avait fait de Versailles un
+oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon
+que _ce petit château de porcelaine_ était le boudoir de Madame de
+Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il paraît que Louis
+XV en mettait partout. Telle galerie où son aïeul se promenait
+majestueusement était alors bizarrement divisée en une infinité de
+compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait
+papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.--Trouvez-vous de
+bon goût mes petits appartements meublés? demanda-t-il un jour à la
+belle comtesse de Séran.--Non, dit-elle, je les voudrais bleus. Comme le
+bleu était la couleur du roi, cette réponse le flatta. Au second
+rendez-vous, madame de Séran trouva le salon meublé en bleu, comme elle
+l'avait désiré.
+
+Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul, n'était
+ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une
+jolie femme qui a une jolie taille gagne à laisser ainsi son image se
+répéter sous mille aspects. Elle éblouit, elle enveloppe, pour ainsi
+dire, celui à qui elle veut plaire. De quelque côté qu'il regarde, il la
+voit; comment l'éviter? Il ne lui reste plus qu'à s'enfuir, ou à
+s'avouer subjugué.
+
+Le chevalier regardait aussi le jardin. Là, derrière les charmilles et
+les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commençait à
+poindre le goût pastoral, que la marquise allait mettre à la mode, et
+que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient
+pousser à un si haut degré de perfection. Déjà apparaissaient les
+fantaisies champêtres où se réfugiait le caprice blasé. Déjà les tritons
+boursouflés, les graves déesses et les nymphes savantes, les bustes à
+grandes perruques, glacés d'horreur dans leurs niches de verdure,
+voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs étonnés.
+Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient
+bientôt détrôner l'Olympe pour le remplacer par une laiterie, étrange
+parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai
+jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un maître indolent, qui ne
+savait comment se désennuyer de Versailles dans Versailles même.
+
+Mais le chevalier était trop charmé, trop ravi de se trouver là pour
+qu'une réflexion critique pût se présenter à son esprit. Il était, au
+contraire, prêt à tout admirer, et il admirait en effet, tournant sa
+missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau,
+lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement:
+
+--Venez, monsieur.
+
+Il la suivit, et après avoir passé de nouveau par plusieurs corridors
+plus ou moins mystérieux, elle le fit entrer dans une grande chambre où
+les volets étaient à demi fermés. Là, elle s'arrêta et parut écouter.
+
+--Toujours cligne-musette, se disait le chevalier.
+
+Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore, et
+une autre fille de chambre qui semblait devoir être aussi jolie que la
+première, répéta du même ton les mêmes paroles:
+
+--Venez, monsieur.
+
+S'il avait été ému à Versailles, il l'était maintenant bien autrement,
+car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la
+divinité. Il s'avança le coeur palpitant; une douce lumière, faiblement
+voilée par de légers rideaux de gaze, succéda à l'obscurité; un parfum
+délicieux, presque imperceptible, se répandit dans l'air autour de lui;
+la fille de chambre écarta timidement le coin d'une portière de soie,
+et, au fond d'un grand cabinet de la plus élégante simplicité, il
+aperçut la dame à l'éventail, c'est-à-dire la toute-puissante marquise.
+
+Elle était seule, assise devant une table, enveloppée d'un peignoir, la
+tête appuyée sur sa main, et paraissant très préoccupée. En voyant
+entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme
+involontaire.
+
+--Vous venez de la part du roi?
+
+Le chevalier aurait pu répondre, mais il ne trouva rien de mieux que de
+s'incliner profondément, en présentant à la marquise la lettre qu'il
+lui apportait. Elle la prit, ou plutôt s'en empara avec une extrême
+vivacité. Pendant qu'elle la décachetait, ses mains tremblaient sur
+l'enveloppe.
+
+Cette lettre, écrite de la main du roi, était assez longue. Elle la
+dévora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'oeil, puis elle la lut
+avidement avec une attention profonde, le sourcil froncé et serrant les
+lèvres. Elle n'était pas belle ainsi, et ne ressemblait plus à
+l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle sembla
+réfléchir. Peu à peu, son visage, qui avait pâli, se colora d'un léger
+incarnat (à cette heure-là elle n'avait pas de rouge): non seulement la
+grâce lui revint, mais un éclair de vraie beauté passa sur ses traits
+délicats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de rose.
+Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se
+retournant vers le chevalier:
+
+--Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus charmant
+sourire, mais c'est que je n'étais pas levée, et je ne le suis même pas
+encore. Voilà pourquoi j'ai été forcée de vous faire venir par les
+cachettes; car je suis assiégée ici presque autant que si j'étais chez
+moi. Je voudrais répondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de faire ma
+commission?
+
+Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de
+reprendre un peu de courage.
+
+--Hélas! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de grâce que vous me
+faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter.
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Je n'ai pas l'honneur d'appartenir à Sa Majesté.
+
+--Comment donc êtes-vous venu ici?
+
+--Par un hasard. J'ai rencontré en route un page qui s'est jeté par
+terre, et qui m'a prié...
+
+--Comment, jeté par terre! répéta la marquise en éclatant de rire. (Elle
+paraissait si heureuse en ce moment, que la gaieté lui venait sans
+peine.)
+
+--Oui, madame, il est tombé de cheval à la grille. Je me suis trouvé là,
+heureusement, pour l'aider à se relever, et, comme son habit était fort
+gâté, il m'a prié de me charger de son message.
+
+--Et par quel hasard vous êtes-vous trouvé là?
+
+--Madame, c'est que j'ai un placet à présenter à Sa Majesté.
+
+--Sa Majesté demeure à Versailles.
+
+--Oui, mais vous demeurez ici.
+
+--Oui-da! En sorte que c'était vous qui vouliez me charger d'une
+commission.
+
+--Madame, je vous supplie de croire...
+
+--Ne vous effrayez pas, vous n'êtes pas le premier. Mais à propos de
+quoi vous adresser à moi? Je ne suis qu'une femme... comme une autre.
+
+En prononçant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un regard
+triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire.
+
+--Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours ouï dire que les hommes
+exerçaient le pouvoir, et que les femmes...
+
+--En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine de
+France.
+
+--Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis _trouvé là_ ce
+matin.
+
+La marquise était plus qu'habituée à de semblables compliments, bien
+qu'on ne les lui fît qu'à voix basse; mais dans la circonstance
+présente, celui-ci parut lui plaire très singulièrement.
+
+--Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru
+pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur un
+cheval qui tombe en chemin.
+
+--Madame, je croyais,... j'espérais...
+
+--Qu'espériez-vous?
+
+--J'espérais que le hasard... pourrait faire...
+
+--Toujours le hasard! Il est de vos amis, à ce qu'il paraît; mais je
+vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste
+recommandation.
+
+Peut-être la fortune offensée voulut-elle se venger de cette
+irrévérence; mais le chevalier, que ces dernières questions avaient de
+plus en plus troublé, aperçut tout à coup, sur le coin de la table,
+précisément le même éventail qu'il avait ramassé la veille. Il le prit,
+et, comme la veille, il le présenta à la marquise, en fléchissant le
+genou devant elle.
+
+--Voilà, madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici.
+
+La marquise parut d'abord étonnée, hésita un moment, regardant tantôt
+l'éventail, tantôt le chevalier.
+
+--Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous
+reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, après la comédie, avec M. de
+Richelieu. J'ai laissé tomber cet éventail, et vous vous êtes _trouvé
+là_, comme vous disiez.
+
+--Oui, madame.
+
+--Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne vous
+ai pas remercié, mais j'ai toujours été persuadée que celui qui sait,
+d'aussi bonne grâce, relever un éventail, sait aussi, au besoin, relever
+le gant; et nous aimons assez cela, nous autres.
+
+--Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout à l'heure,
+j'ai failli avoir un duel avec le suisse.
+
+--Miséricorde! dit la marquise, prise d'un second accès de gaieté, avec
+le suisse! et pour quoi faire?
+
+--Il ne voulait pas me laisser entrer.
+
+--C'eût été dommage. Mais, monsieur, qui êtes-vous? que demandez-vous?
+
+--Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait demandé
+pour moi une place de cornette aux gardes.
+
+--Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous êtes
+amoureux de mademoiselle d'Annebault...
+
+--Madame, qui a pu vous dire?...
+
+--Oh! je vous préviens que je suis fort à craindre. Quand la mémoire me
+manque, je devine. Vous êtes parent de l'abbé Chauvelin, et refusé pour
+cela, n'est-ce pas? Où est votre placet?
+
+--Le voilà, madame; mais, en vérité, je ne puis comprendre...
+
+--À quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier sur cette
+table. Je vais répondre au roi; vous lui porterez en même temps votre
+demande et ma lettre.
+
+--Mais, madame, je croyais vous avoir dit...
+
+--Vous irez. Vous êtes entré ici de par le roi, n'est-il pas vrai? Eh
+bien! vous entrerez là-bas de par la marquise de Pompadour, dame du
+palais de la reine.
+
+Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de stupéfaction.
+Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses
+et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle
+avait montrée pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui rapporta rien
+qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le
+désirait; elle le voulait, elle avait réussi. M. de Vauvert, qu'elle ne
+connaissait pas, bien qu'elle connût ses amours, lui plaisait comme une
+bonne nouvelle.
+
+Immobile, debout derrière elle, le chevalier observait la marquise qui
+écrivait, d'abord de tout son coeur, avec passion, puis qui
+réfléchissait, s'arrêtait et passait sa main sur son petit nez, fin
+comme l'ambre. Elle s'impatientait: un témoin la gênait. Enfin elle se
+décida et fit une rature; il fallait avouer que ce n'était plus qu'un
+brouillon.
+
+En face du chevalier, de l'autre côté de la table, brillait un beau
+miroir de Venise. Le très timide messager osait à peine lever les yeux.
+Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir, par-dessus
+la tête de la marquise, le visage inquiet et charmant de la nouvelle
+dame du palais.
+
+--Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois
+amoureux d'une autre; mais Athénaïs est plus belle, et d'ailleurs ce
+serait, de ma part, une si affreuse déloyauté!...
+
+--De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa coutume,
+avait pensé tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites?
+
+--Moi, madame? j'attends.
+
+--Voilà qui est fait, répondit la marquise, prenant une autre feuille de
+papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se
+retourner, le peignoir avait glissé sur son épaule.
+
+La mode est une chose étrange. Nos grand'mères trouvaient tout simple
+d'aller à la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur gorge
+presque découverte, et l'on ne voyait à cela nulle indécence; mais elles
+cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui
+montrent au bal ou à l'Opéra. C'est une beauté nouvellement inventée.
+
+Sur l'épaule frêle, blanche et mignonne de madame de Pompadour, il y
+avait un petit signe noir qui ressemblait à une mouche tombée dans du
+lait. Le chevalier, sérieux comme un étourdi qui veut avoir bonne
+contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en
+l'air, regardait le chevalier dans la glace.
+
+Dans cette glace, un coup d'oeil rapide fut échangé, coup d'oeil auquel
+les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: «Vous êtes
+charmante» et de l'autre: «Je n'en suis pas fâchée.»
+
+Toutefois la marquise rajusta son peignoir.
+
+--Vous regardez ma mouche, monsieur?
+
+--Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire.
+
+--Tenez, voilà ma lettre; portez-la au roi avec votre placet.
+
+--Mais, madame...
+
+--Quoi donc?
+
+--Sa Majesté est à la chasse; je viens d'entendre sonner dans le bois de
+Satory.
+
+--C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain, après-demain, peu
+importe.--Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela à Lebel. Adieu,
+monsieur. Tâchez de vous souvenir que cette mouche que vous venez de
+voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant à
+votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume à ne
+pas jaser tout seul aussi haut que tout à l'heure. Adieu, chevalier.
+
+Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de
+dentelles, tendit au jeune homme son bras nu.
+
+Il s'inclina encore, et du bout des lèvres effleura à peine les ongles
+roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut,
+mais un peu trop de modestie.
+
+Aussitôt reparurent les petites filles de chambre (les grandes n'étaient
+pas levées), et derrières elles, debout comme un clocher au milieu d'un
+troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le
+chemin.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Seul, plongé dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite chambre, à
+l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le
+surlendemain; point de nouvelles.
+
+--Singulière femme! douce et impérieuse, bonne et méchante, la plus
+frivole et la plus entêtée! Elle m'a oublié. Oh, misère! Elle a raison,
+elle peut tout, et je ne suis rien.
+
+Il s'était levé, et se promenait par la chambre.
+
+--Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon père disait vrai!
+La marquise s'est moquée de moi; c'est tout simple, pendant que je la
+regardais, c'est sa beauté qui lui a plu. Elle a bien été aise de voir
+dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi,
+sont véritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits, mais quelle
+grâce! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait la
+poussière de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande, mais sa
+taille est bien prise.--Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie
+chérie! est-ce que moi aussi j'oublierais?
+
+Deux ou trois petits coups secs frappés sur la porte le réveillèrent de
+son chagrin.
+
+--Qu'est-ce?
+
+L'homme osseux, tout de noir vêtu, avec une belle paire de bas de soie,
+qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut.
+
+--Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masqué à la cour, et madame
+la marquise m'envoie vous dire que vous êtes invité.
+
+--Cela suffit, monsieur, grand merci.
+
+Dès que l'homme osseux se fut retiré, le chevalier courut à la sonnette:
+la même servante qui, trois jours auparavant, l'avait accommodé de son
+mieux, l'aida à mettre le même habit pailleté, tâchant de l'accommoder
+mieux encore.
+
+Après quoi le jeune homme s'achemina vers le palais, invité cette fois
+et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que
+lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui.
+
+Étourdi, presque autant que la première fois, par toutes les splendeurs
+de Versailles, qui, ce soir-là, n'était pas désert, le chevalier
+marchait dans la grande galerie, regardant de tous les côtés, tâchant de
+savoir pourquoi il était là; mais personne ne semblait songer à
+l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque
+deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette, l'arrêtèrent
+au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il eût tenu un
+pistolet; l'autre se leva et vint à lui:
+
+--Il paraît, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le bras
+nonchalamment, que vous êtes assez bien avec notre marquise.
+
+--Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous?
+
+--Vous le savez bien.
+
+--Pas le moins du monde.
+
+--Oh! si fait.
+
+--Point du tout.
+
+--Toute la cour le sait.
+
+--Je ne suis pas de la cour.
+
+--Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait.
+
+--Cela se peut, madame, mais je l'ignore.
+
+--Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est tombé de
+cheval à la grille de Trianon. N'étiez-vous pas là, par hasard?
+
+--Oui, madame.
+
+--Ne l'avez-vous pas aidé à se relever?
+
+--Oui, madame.
+
+--Et n'êtes-vous pas entré au château?
+
+--Sans doute.
+
+--Et ne vous a-t-on pas donné un papier?
+
+--Oui, madame.
+
+--Et ne l'avez-vous pas porté au roi?
+
+--Assurément.
+
+--Le roi n'était pas à Trianon; il était à la chasse, la marquise était
+seule,... n'est-ce pas?
+
+--Oui, madame.
+
+--Elle venait de se réveiller; elle était à peine vêtue, excepté, à ce
+qu'on dit, d'un grand peignoir.
+
+--Les gens qu'on ne peut pas empêcher de parler disent ce qui leur passe
+par la tête.
+
+--Fort bien, mais il paraît qu'il a passé entre sa tête et la vôtre un
+regard qui ne l'a pas fâchée.
+
+--Qu'entendez-vous par là, madame?
+
+--Que vous ne lui avez pas déplu.
+
+--Je n'en sais rien, et je serais au désespoir qu'une bienveillance si
+douce et si rare, à laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a touché
+jusqu'au fond du coeur, pût devenir la cause d'un mauvais propos.
+
+--Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez
+provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde.
+
+--Mais, madame, si ce page est tombé, et si j'ai porté son message....
+Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interrogé.
+
+Le masque lui serra le bras et lui dit:--Monsieur, écoutez.
+
+--Tout ce qui vous plaira, madame.
+
+--Voici à quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la marquise,
+et personne ne croit qu'il l'ait jamais aimée. Elle vient de commettre
+une imprudence; elle s'est mis à dos tout le parlement, avec ses deux
+sous d'impôt, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus grande
+puissance, la compagnie de Jésus. Elle y succombera; mais elle a des
+armes, et, avant de périr, elle se défendra.
+
+--Eh bien! madame, qu'y puis-je faire?
+
+--Je vais vous le dire. M. de Choiseul est à moitié brouillé avec M. de
+Bernis; ils ne sont sûrs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils voudraient
+essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de vous
+peut en décider.
+
+--En quelle façon, madame, je vous prie?
+
+--En laissant raconter votre visite de l'autre jour.
+
+--Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les jésuites et le
+parlement?
+
+--Écrivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas que le
+plus vif intérêt, la plus entière reconnaissance....
+
+--Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une lâcheté que
+vous me demandez là.
+
+--Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique?
+
+--Je ne me connais pas à tout cela. Madame de Pompadour a laissé tomber
+son éventail devant moi; je l'ai ramassé, je le lui ai rendu; elle m'a
+remercié, elle m'a permis, avec cette grâce qu'elle a, de la remercier à
+mon tour.
+
+--Trêve de façons: le temps se passe: je me nomme la comtesse
+d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma nièce;... ne dites
+pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous
+l'aurez demain, et, si Athénaïs vous plaît, vous serez bientôt mon
+neveu.
+
+--Oh! madame, quel excès de bonté!
+
+--Mais il faut parler.
+
+--Non, madame.
+
+--On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille.
+
+--Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer devant
+elle, il faut que mon honneur y soit aussi.
+
+--Vous êtes bien entêté, chevalier! Est-ce là votre dernière réponse?
+
+--C'est la dernière, comme la première.
+
+--Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma nièce?
+
+--Oui, madame, si c'est à ce prix.
+
+Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard perçant, plein de
+curiosité; puis, ne voyant sur son visage aucun signe d'hésitation, elle
+s'éloigna lentement et se perdit dans la foule.
+
+Le chevalier, ne pouvant rien comprendre à cette singulière aventure,
+alla s'asseoir dans un coin de la galerie.
+
+--Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit être un peu
+folle. Elle veut bouleverser l'État au moyen d'une sotte calomnie, et,
+pour mériter la main de sa nièce, elle me propose de me déshonorer! Mais
+Athénaïs ne voudrait plus de moi, ou, si elle se prêtait à une pareille
+intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! tâcher de nuire à
+cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais!
+
+Toujours fidèle à ses distractions, le chevalier, très probablement,
+allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de
+rose, lui loucha légèrement l'épaule. Il leva les yeux, et vit devant
+lui les deux masques pareils qui l'avaient arrêté.
+
+--Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques,
+déguisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout à fait
+semblables, et que tout parût calculé pour donner le change, le
+chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'étaient plus les
+mêmes.
+
+--Répondrez-vous, monsieur?
+
+--Non, madame.
+
+--Écrirez-vous?
+
+--Pas davantage.
+
+--C'est vrai que vous êtes obstiné. Bonsoir, lieutenant.
+
+--Que dites-vous, madame?
+
+--Voilà votre brevet, et votre contrat de mariage.
+
+Et elle lui jeta son éventail.
+
+C'était celui que le chevalier avait déjà ramassé deux fois. Les petits
+amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre
+dorée. Il n'y avait pas à en douter, c'était l'éventail de madame de
+Pompadour.
+
+--O ciel! marquise, est-il possible?...
+
+--Très possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa petite
+dentelle noire.
+
+--Je ne sais, madame, comment répondre....
+
+--Il n'est pas nécessaire. Vous êtes un galant homme, et nous nous
+reverrons, car vous êtes chez nous. Le roi vous a placé dans la cornette
+blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus
+grande éloquence que de savoir se taire à propos....
+
+Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si, avant de
+vous donner notre nièce, nous avons pris des renseignements[8].
+
+[Note 8: Madame d'Estrades, peu de temps après, fut disgraciée avec
+M. d'Argenson, pour avoir conspiré, sérieusement cette fois, contre
+madame de Pompadour. (_Note de l'auteur_.)]
+
+
+FIN DE LA MOUCHE.
+
+
+
+
+Ce conte a paru pour la première fois en 1853, dans le feuilleton du
+_Moniteur_.--C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait été
+publié de son vivant.
+
+
+FIN DU TOME SEPTIÈME.
+
+
+
+
+TABLE DU TOME SEPTIÈME
+
+
+CROISILLES
+
+HISTOIRE D'UN MERLE BLANC
+
+PIERRE ET CAMILLE
+
+LE SECRET DE JAVOTTE
+
+MIMI PINSON
+
+LA MOUCHE
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Œuvres Complètes De Alfred De Musset
+(Tome Septième), by Alfred De Musset
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE ALFRED ***
+
+***** This file should be named 13221-8.txt or 13221-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/3/2/2/13221/
+
+Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Mallière and Distributed
+Proofreaders Europe. This file was produced from images generously
+made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica).
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
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+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+
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+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
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+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
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+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
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+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
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+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
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+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Transitional//EN" "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-transitional.dtd">
+<html lang="en">
+<head>
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+ <title>The Project Gutenberg eBook of Nouvelles et Contes, tome 2, by Alfred De Musset.</title>
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+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Œuvres Complètes De Alfred De Musset (Tome
+Septième), by Alfred De Musset
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Œuvres Complètes De Alfred De Musset (Tome Septième)
+
+Author: Alfred De Musset
+
+Release Date: August 19, 2004 [EBook #13221]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE ALFRED ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Mallière and Distributed
+Proofreaders Europe. This file was produced from images generously
+made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica).
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+<h3>&#338;UVRES COMPL&Egrave;TES</h3>
+<h3>DE</h3>
+<h1>ALFRED DE MUSSET</h1>
+<h3>&Eacute;DITION ORN&Eacute;E DE 28 GRAVURES</h3>
+<h3>D' APR&Egrave;S LES DESSINS DE BIDA</h3>
+<h3>D'UN PORTRAIT GRAV&Eacute; PAR FLAMENG D'APR&Egrave;S L'ORIGINAL DE
+LANDELLE</h3>
+<h3>ET ACCOMPAGN&Eacute;E D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON
+FR&Egrave;RE</h3>
+<h2>TOME SEPTI&Egrave;ME</h2>
+<h1>NOUVELLES ET CONTES</h1>
+<h1>II</h1>
+<h4><br />
+&lt;&gt;</h4>
+<h4>&lt;&gt;PARIS</h4>
+<h4>&lt;&gt;&Eacute;DITION CHARPENTIER</h4>
+<h4>L. H&Eacute;BERT, LIBRAIRE 7, RUE PERRONET, 7</h4>
+<h4>1888</h4>
+<hr style="width: 65%;" />
+<a name="CROISILLES"></a>
+<h2>CROISILLES</h2>
+<h2>1839</h2>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>Au commencement du r&egrave;gne de Louis XV, un jeune homme
+nomm&eacute; Croisilles,
+fils d'un orf&egrave;vre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale.
+Il avait
+&eacute;t&eacute; charg&eacute; par son p&egrave;re d'une affaire de
+commerce, et cette affaire
+s'&eacute;tait termin&eacute;e &agrave; son gr&eacute;. La joie
+d'apporter une bonne nouvelle le
+faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car,
+bien qu'il e&ucirc;t dans ses poches une somme d'argent assez
+consid&eacute;rable, il
+voyageait &agrave; pied pour son plaisir. C'&eacute;tait un
+gar&ccedil;on de bonne humeur, et
+qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et
+&eacute;tourdi, qu'on
+le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonn&eacute; de travers, sa
+perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la
+Seine, tant&ocirc;t r&ecirc;vant, tant&ocirc;t chantant, lev&eacute;
+d&egrave;s le matin, soupant au
+cabaret, et charm&eacute; de traverser ainsi l'une des plus belles
+contr&eacute;es de
+la France. Tout en d&eacute;vastant, au passage, les pommiers de la
+Normandie,
+il cherchait des rimes dans sa t&ecirc;te (car tout &eacute;tourdi est
+un peu po&egrave;te),
+et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son
+pays; ce n'&eacute;tait pas moins que la fille d'un fermier
+g&eacute;n&eacute;ral,
+mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche h&eacute;riti&egrave;re
+fort courtis&eacute;e.
+Croisilles n'&eacute;tait point re&ccedil;u chez M. Godeau autrement
+que par hasard,
+c'est-&agrave;-dire qu'il y avait port&eacute; quelquefois des bijoux
+achet&eacute;s chez son
+p&egrave;re. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait
+mal une
+immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et
+se montrait, en toute occasion, &eacute;norm&eacute;ment et
+impitoyablement riche. Il
+n'&eacute;tait donc pas homme &agrave; laisser entrer dans son salon le
+fils d'un
+orf&egrave;vre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux
+yeux du
+monde, que Croisilles n'&eacute;tait pas mal tourn&eacute;, et que rien
+n'emp&ecirc;che un
+joli gar&ccedil;on de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles
+adorait
+mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas f&acirc;ch&eacute;e. Il
+pensait donc &agrave;
+elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais
+r&eacute;fl&eacute;chi &agrave;
+rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le
+s&eacute;paraient de
+sa bien-aim&eacute;e, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom
+de
+bapt&ecirc;me qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et
+la
+rime &eacute;tait ais&eacute;e &agrave; trouver. Croisilles,
+arriv&eacute; &agrave; Honfleur, s'embarqua le
+c&#339;ur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, d&egrave;s
+qu'il eut
+touch&eacute; le rivage, il courut &agrave; la maison paternelle.</p>
+<p>Il trouva la boutique ferm&eacute;e; il y frappa &agrave; plusieurs
+reprises, non sans
+&eacute;tonnement ni sans crainte, car ce n'&eacute;tait point un jour
+de f&ecirc;te;
+personne ne venait. Il appela son p&egrave;re, mais en vain. Il entra
+chez un
+voisin pour demander ce qui &eacute;tait arriv&eacute;; au lieu de lui
+r&eacute;pondre, le
+voisin d&eacute;tourna la t&ecirc;te, comme ne voulant pas le
+reconna&icirc;tre. Croisilles
+r&eacute;p&eacute;ta ses questions; il apprit que son p&egrave;re,
+depuis longtemps g&ecirc;n&eacute; dans
+ses affaires, venait de faire faillite, et s'&eacute;tait enfui en
+Am&eacute;rique,
+abandonnant &agrave; ses cr&eacute;anciers tout ce qu'il
+poss&eacute;dait.</p>
+<p>Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord
+frapp&eacute; de
+l'id&eacute;e qu'il ne reverrait peut-&ecirc;tre jamais son
+p&egrave;re. Il lui paraissait
+impossible de se trouver ainsi abandonn&eacute; tout &agrave; coup; il
+voulut &agrave; toute
+force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les
+scell&eacute;s
+&eacute;taient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant &agrave;
+sa douleur, il
+se mit &agrave; pleurer &agrave; chaudes larmes, sourd aux consolations
+de ceux qui
+l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son p&egrave;re, quoiqu'il
+le s&ucirc;t
+d&eacute;j&agrave; bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la
+foule s'attrouper
+autour de lui, et, dans le plus profond d&eacute;sespoir, il se dirigea
+vers le
+port.</p>
+<p>Arriv&eacute; sur la jet&eacute;e, il marcha devant lui comme un
+homme &eacute;gar&eacute; qui ne
+sait o&ugrave; il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans
+ressources,
+n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus
+d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tent&eacute; de mourir
+en s'y
+pr&eacute;cipitant. Au moment o&ugrave;, c&eacute;dant &agrave; cette
+pens&eacute;e, il s'avan&ccedil;ait vers un
+rempart &eacute;lev&eacute;, un vieux domestique, nomm&eacute; Jean,
+qui servait sa famille
+depuis nombre d'ann&eacute;es, s'approcha de lui.</p>
+<p>&#8212;Ah! mon pauvre Jean! s'&eacute;cria-t-il, tu sais ce qui s'est
+pass&eacute; depuis
+mon d&eacute;part. Est-il possible que mon p&egrave;re nous quitte sans
+avertissement,
+sans adieu?</p>
+<p>&#8212;Il est parti, r&eacute;pondit Jean, mais non pas sans vous dire
+adieu.</p>
+<p>En m&ecirc;me temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna
+&agrave; son jeune
+ma&icirc;tre. Croisilles reconnut l'&eacute;criture de son p&egrave;re,
+et, avant d'ouvrir
+la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que
+quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la
+trouva confirm&eacute;e. Honn&ecirc;te jusque-l&agrave; et connu pour
+tel, ruin&eacute; par un
+malheur impr&eacute;vu (la banqueroute d'un associ&eacute;), le vieil
+orf&egrave;vre n'avait
+laiss&eacute; &agrave; son fils que quelques paroles banales de
+consolation, et nul
+espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien,
+dit-on, qui se perde.</p>
+<p>&#8212;Jean, mon ami, tu m'as berc&eacute;, dit Croisilles apr&egrave;s
+avoir lu la lettre,
+et tu es certainement aujourd'hui le seul &ecirc;tre qui puisse m'aimer
+un
+peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est f&acirc;cheuse
+pour
+toi; car, aussi vrai que mon p&egrave;re s'est embarqu&eacute;
+l&agrave;, je vais me jeter
+dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais
+un jour ou l'autre, car je suis perdu.</p>
+<p>&#8212;Que voulez-vous y faire? r&eacute;pliqua Jean, n'ayant point l'air
+d'avoir
+entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que
+voulez-vous y faire, mon cher ma&icirc;tre? Votre p&egrave;re a
+&eacute;t&eacute; tromp&eacute;; il
+attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'&eacute;tait pas peu
+de
+chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune
+depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son
+commerce, et les &eacute;cus arriver un &agrave; un chez vous. C'est un
+honn&ecirc;te homme,
+et habile; on a cruellement abus&eacute; de lui. Ces jours derniers,
+j'&eacute;tais
+encore l&agrave;, et comme les &eacute;cus &eacute;taient
+arriv&eacute;s, je les ai vus partir du
+logis. Votre p&egrave;re a pay&eacute; tout ce qu'il a pu pendant une
+journ&eacute;e enti&egrave;re;
+et, lorsque son secr&eacute;taire a &eacute;t&eacute; vide, il n'a pu
+s'emp&ecirc;cher de me dire,
+en me montrant un tiroir o&ugrave; il ne restait que six francs:
+&laquo;Il y avait
+ici cent mille francs ce matin!&raquo; Ce n'est pas l&agrave; une
+banqueroute,
+monsieur, ce n'est point une chose qui d&eacute;shonore!</p>
+<p>&#8212;Je ne doute pas plus de la probit&eacute; de mon p&egrave;re,
+r&eacute;pondit Croisilles,
+que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais
+j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis
+point fait &agrave; la mis&egrave;re, je n'ai pas l'esprit
+n&eacute;cessaire pour recommencer
+ma fortune. Et quand je l'aurais? mon p&egrave;re est parti. S'il a mis
+trente
+ans &agrave; s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour r&eacute;parer
+ce coup? Bien
+davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra
+l&agrave;-bas, et je
+ne puis pas m&ecirc;me l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en
+mourant aussi.</p>
+<p>Tout d&eacute;sol&eacute; qu'&eacute;tait Croisilles, il avait
+beaucoup de religion. Quoique
+son d&eacute;sespoir lui fit d&eacute;sirer la mort, il h&eacute;sitait
+&agrave; se la donner. D&egrave;s
+les premiers mots de cet entretien, il s'&eacute;tait appuy&eacute; sur
+le bras de
+Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent
+entr&eacute;s
+dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:</p>
+<p>&#8212;Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a
+le
+droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre
+p&egrave;re ne
+s'est pas tu&eacute;, Dieu merci, comment pouvez-vous songer &agrave;
+mourir?
+Puisqu'il n'y a point de d&eacute;shonneur, et toute la ville le sait,
+que
+penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvret&eacute;.
+Ce ne
+serait ni brave ni chr&eacute;tien; car, au fond, qu'est-ce qui vous
+effraye?
+Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni
+p&egrave;re ni
+m&egrave;re. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais
+enfin il
+n'y a rien d'impossible &agrave; Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en
+pareil cas?
+Votre p&egrave;re n'&eacute;tait pas n&eacute; riche, tant s'en faut,
+sans vous offenser, et
+c'est peut-&ecirc;tre ce qui le console. Si vous aviez
+&eacute;t&eacute; ici depuis un mois,
+cela vous aurait donn&eacute; du courage. Oui, monsieur, on peut se
+ruiner,
+personne n'est &agrave; l'abri d'une banqueroute; mais votre
+p&egrave;re, j'ose le
+dire, a &eacute;t&eacute; un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite.
+Mais que
+voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un b&acirc;timent pour
+l'Am&eacute;rique. Je l'ai accompagn&eacute; jusque sur le port, et si
+vous aviez vu
+sa tristesse! comme il m'a recommand&eacute; d'avoir soin de vous, de
+lui
+donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine id&eacute;e que
+vous
+avez de jeter le manche apr&egrave;s la cogn&eacute;e. Chacun a son
+temps d'&eacute;preuve
+ici-bas, et j'ai &eacute;t&eacute; soldat avant d'&ecirc;tre
+domestique. J'ai rudement
+souffert, mais j'&eacute;tais jeune; j'avais votre &acirc;ge, monsieur,
+&agrave; cette
+&eacute;poque-l&agrave;, et il me semblait que la Providence ne peut
+pas dire son
+dernier mot &agrave; un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous
+emp&ecirc;cher
+le bon Dieu de r&eacute;parer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le
+temps, et
+tout s'arrangera. S'il m'&eacute;tait permis de vous conseiller, vous
+attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en
+trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde.
+Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment?</p>
+<p>Pendant que Jean s'&eacute;vertuait &agrave; persuader son
+ma&icirc;tre, celui-ci marchait
+en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de
+c&ocirc;t&eacute; et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui
+p&ucirc;t le rattacher
+&agrave; la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle
+Godeau,
+la fille du fermier g&eacute;n&eacute;ral, vint &agrave; passer avec sa
+gouvernante. L'h&ocirc;tel
+qu'elle habitait n'&eacute;tait pas &eacute;loign&eacute; de l&agrave;;
+Croisilles la vit entrer
+chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les
+raisonnements du monde. J'ai dit qu'il &eacute;tait un peu fou, et
+qu'il c&eacute;dait
+presque toujours &agrave; un premier mouvement. Sans h&eacute;siter
+plus longtemps et
+sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla
+frapper &agrave; la porte de M. Godeau.</p>
+<hr style="height: 2px; width: 35%;" /><br />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>Quand on se repr&eacute;sente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un
+financier,
+on imagine un ventre &eacute;norme, de courtes jambes, une immense
+perruque,
+une large face &agrave; triple menton, et ce n'est pas sans raison
+qu'on s'est
+habitu&eacute; &agrave; se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde
+sait &agrave; quels
+abus ont donn&eacute; lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait
+une loi
+de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui
+s'engraissent non seulement de leur propre oisivet&eacute;, mais encore
+du
+travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, &eacute;tait des
+plus
+classiques qu'on p&ucirc;t voir, c'est-&agrave;-dire des plus, gros;
+pour l'instant
+il avait la goutte, chose fort &agrave; la mode en ce temps-l&agrave;,
+comme l'est &agrave;
+pr&eacute;sent la migraine. Couch&eacute; sur une chaise longue, les
+yeux &agrave; demi
+ferm&eacute;s, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de
+glaces qui
+l'environnaient r&eacute;p&eacute;taient majestueusement de toutes
+parts son &eacute;norme
+personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les
+meubles, les lambris, les portes, les serrures, la chemin&eacute;e, le
+plafond,
+&eacute;taient dor&eacute;s; son habit l'&eacute;tait; je ne sais si sa
+cervelle ne l'&eacute;tait
+pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait
+manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en
+sourire tout seul, lorsqu'on lui annon&ccedil;a Croisilles, qui entra
+d'un air
+humble mais r&eacute;solu, et dans tout le d&eacute;sordre qu'on peut
+supposer d'un
+homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de
+cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque
+emplette; il fut confirm&eacute; dans cette pens&eacute;e en la voyant
+para&icirc;tre
+presque en m&ecirc;me temps que le jeune homme. Il fit signe &agrave;
+Croisilles, non
+pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa,
+et Croisilles, rest&eacute; debout, s'exprima &agrave; peu pr&egrave;s
+en ces termes:</p>
+<p>&#8212;Monsieur, mon p&egrave;re vient de faire faillite. La banqueroute
+d'un
+associ&eacute; l'a forc&eacute; &agrave; suspendre ses payements, et,
+ne pouvant assister &agrave;
+sa propre honte, il s'est enfui en Am&eacute;rique, apr&egrave;s avoir
+donn&eacute; &agrave; ses
+cr&eacute;anciers jusqu'&agrave; son dernier sou. J'&eacute;tais absent
+lorsque cela s'est
+pass&eacute;; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet
+&eacute;v&eacute;nement. Je
+suis absolument sans ressources et d&eacute;termin&eacute; &agrave;
+mourir. Il est tr&egrave;s
+probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter &agrave; l'eau. Je
+l'aurais d&eacute;j&agrave; fait, selon toute apparence, si le hasard
+ne m'avait fait
+rencontrer mademoiselle votre fille tout &agrave; l'heure. Je l'aime,
+monsieur,
+du plus profond de mon c&#339;ur; il y a deux ans que je suis amoureux
+d'elle, et je me suis tu jusqu'ici &agrave; cause du respect que je lui
+dois;
+mais aujourd'hui, en vous le d&eacute;clarant, je remplis un devoir
+indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la
+mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'&eacute;pouse
+mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre esp&eacute;rance que vous
+m'accordiez cette demande, mais je dois n&eacute;anmoins vous la faire;
+car je
+suis bon chr&eacute;tien, monsieur, et lorsqu'un bon chr&eacute;tien se
+voit arriv&eacute; &agrave;
+un tel degr&eacute; de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de
+souffrir la
+vie, il doit du moins, pour att&eacute;nuer son crime, &eacute;puiser
+toutes les
+chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti.</p>
+<p>Au commencement de ce discours, M. Godeau avait suppos&eacute; qu'on
+venait lui
+emprunter de l'argent, et il avait jet&eacute; prudemment son mouchoir
+sur les
+sacs plac&eacute;s aupr&egrave;s de lui, pr&eacute;parant d'avance un
+refus poli, car il
+avait toujours eu de la bienveillance pour le p&egrave;re de
+Croisilles. Mais
+quand il eut &eacute;cout&eacute; jusqu'au bout, et qu'il eut compris
+de quoi il
+s'agissait, il ne douta pas que le pauvre gar&ccedil;on ne f&ucirc;t
+devenu
+compl&egrave;tement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de
+le faire
+mettre &agrave; la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un
+visage
+si d&eacute;termin&eacute;, qu'il eut piti&eacute; d'une d&eacute;mence
+si tranquille. Il se
+contenta de dire &agrave; sa fille de se retirer, afin de ne pas
+l'exposer plus
+longtemps &agrave; entendre de pareilles inconvenances.</p>
+<p>Pendant que Croisilles avait parl&eacute;, mademoiselle Godeau
+&eacute;tait devenue
+rouge comme une p&egrave;che au mois d'ao&ucirc;t. Sur l'ordre de son
+p&egrave;re, elle se
+retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas
+s'apercevoir. Demeur&eacute; seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se
+souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'effor&ccedil;ant de
+prendre
+un air paternel:</p>
+<p>&#8212;Mon gar&ccedil;on, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques
+pas de moi
+et que tu as r&eacute;ellement perdu la t&ecirc;te. Non seulement
+j'excuse ta
+d&eacute;marche, mais je consens &agrave; ne point t'en punir. Je suis
+f&acirc;ch&eacute; que ton
+pauvre diable de p&egrave;re ait fait banqueroute et qu'il ait
+d&eacute;camp&eacute;; c'est
+fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourn&eacute; la
+cervelle. Je
+veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi
+l&agrave;.</p>
+<p>&#8212;C'est inutile, monsieur, r&eacute;pondit Croisilles; du moment que
+vous me
+refusez, je n'ai plus qu'&agrave; prendre cong&eacute; de vous. Je vous
+souhaite
+toutes sortes de prosp&eacute;rit&eacute;s.</p>
+<p>&#8212;Et o&ugrave; t'en vas-tu?</p>
+<p>&#8212;&Eacute;crire &agrave; mon p&egrave;re et lui dire adieu.</p>
+<p>&#8212;Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou
+le
+diable m'emporte.</p>
+<p>&#8212;Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne
+pas.</p>
+<p>&#8212;La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je,
+et
+&eacute;coute-moi.</p>
+<p>M. Godeau venait de faire une r&eacute;flexion fort juste, c'est
+qu'il n'est
+jamais agr&eacute;able qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est
+jet&eacute; &agrave;
+l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa
+tabati&egrave;re,
+jeta un regard distrait sur son jabot, et continua.</p>
+<p>&#8212;Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce
+que
+tu dis. Tu es ruin&eacute;, voil&agrave; ton affaire. Mais, mon cher
+ami, tout cela ne
+suffit pas; il faut r&eacute;fl&eacute;chir aux choses de ce monde. Si
+tu venais me
+demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais
+qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille?</p>
+<p>&#8212;Oui, monsieur, et je vous r&eacute;p&egrave;te que je suis bien
+&eacute;loign&eacute; de supposer
+que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela
+au monde qui pourrait m'emp&ecirc;cher de mourir, si vous croyez en
+Dieu,
+comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'am&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends
+pas
+qu'on m'interroge; r&eacute;ponds d'abord: O&ugrave; as-tu vu ma fille?</p>
+<p>&#8212;Dans la boutique de mon p&egrave;re et dans cette maison, lorsque
+j'y ai
+apport&eacute; des bijoux pour mademoiselle Julie.</p>
+<p>&#8212;Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y
+reconna&icirc;t
+plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte,
+sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser pr&eacute;tendre &agrave;
+la main de la
+fille d'un fermier g&eacute;n&eacute;ral?</p>
+<p>&#8212;Non, je l'ignore absolument, &agrave; moins que ce ne soit
+d'&ecirc;tre aussi riche
+qu'elle.</p>
+<p>&#8212;Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! je m'appelle Croisilles.</p>
+<p>&#8212;Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles?</p>
+<p>&#8212;Ma foi, monsieur, en mon &acirc;me et conscience, c'est un aussi
+beau nom
+que Godeau.</p>
+<p>&#8212;Tu es un impertinent, et tu me le payeras.</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous f&acirc;chez pas; je n'ai pas la
+moindre
+envie de vous offenser. Si vous voyez l&agrave; quelque chose qui vous
+blesse,
+et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en
+col&egrave;re: en sortant d'ici, je vais me noyer.</p>
+<p>Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus
+doucement possible, afin d'&eacute;viter tout scandale, sa prudence ne
+pouvait
+r&eacute;sister &agrave; l'impatience de l'orgueil offens&eacute;;
+l'entretien auquel il
+essayait de se r&eacute;signer lui paraissait monstrueux en
+lui-m&ecirc;me; je laisse
+&agrave; penser ce qu'il &eacute;prouvait en s'entendant parler de la
+sorte.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coute, dit-il presque hors de lui et r&eacute;solu &agrave;
+en finir &agrave; tout prix,
+tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens
+commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce
+que
+c'est que la fr&eacute;n&eacute;sie qui t'am&egrave;ne? Tu viens me
+tracasser, tu crois faire
+un coup de t&ecirc;te; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu
+veux me
+rendre responsable de ta mort. As-tu &agrave; te plaindre de moi?
+dois-je un
+sou &agrave; ton p&egrave;re? Est-ce ma faute si tu en es l&agrave;?
+Eh, mordieu! on se noie
+et on se tait.</p>
+<p>&#8212;C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre tr&egrave;s
+humble
+serviteur.</p>
+<p>&#8212;Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours
+&agrave; moi.
+Tiens, mon gar&ccedil;on, voil&agrave; quatre louis d'or; va-t'en
+d&icirc;ner &agrave; la cuisine,
+et que je n'entende plus parler de toi.</p>
+<p>&#8212;Bien oblig&eacute;, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre
+argent!</p>
+<p>Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa
+conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se
+renfon&ccedil;a de
+plus belle dans sa chaise et reprit ses m&eacute;ditations.</p>
+<p>Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-l&agrave;, n'&eacute;tait pas
+si loin qu'on
+pouvait le croire; elle s'&eacute;tait, il est vrai, retir&eacute;e par
+ob&eacute;issance
+pour son p&egrave;re; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle
+&eacute;tait rest&eacute;e &agrave;
+&eacute;couter derri&egrave;re la porte. Si l'extravagance de
+Croisilles lui
+paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car
+l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais pass&eacute; pour
+offense; d'un
+autre c&ocirc;t&eacute;, comme il n'&eacute;tait pas possible de douter
+du d&eacute;sespoir du
+jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise &agrave; la fois par
+les
+deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la
+curiosit&eacute;. Lorsqu'elle vit l'entretien termin&eacute; et
+Croisilles pr&ecirc;t &agrave;
+sortir, elle traversa rapidement le salon o&ugrave; elle se trouvait,
+ne
+voulant pas &ecirc;tre surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son
+appartement; mais presque aussit&ocirc;t elle revint sur ses pas.
+L'id&eacute;e que
+Croisilles allait peut-&ecirc;tre r&eacute;ellement se donner la mort
+lui troubla le
+c&#339;ur malgr&eacute; elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait,
+elle
+marcha &agrave; sa rencontre; le salon &eacute;tait vaste, et les deux
+jeunes gens
+vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles &eacute;tait
+p&acirc;le comme
+la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui
+p&ucirc;t exprimer ce qu'elle sentait. En passant &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de lui, elle laissa
+tomber &agrave; terre un bouquet de violettes qu'elle tenait &agrave;
+la main. Il se
+baissa aussit&ocirc;t, ramassa le bouquet et le pr&eacute;senta
+&agrave; la jeune fille pour
+le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route
+sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son p&egrave;re.
+Croisilles,
+rest&eacute; seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison
+le c&#339;ur
+agit&eacute;, ne sachant trop que penser de cette aventure.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>&Agrave; peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit
+accourir son
+fid&egrave;le Jean, dont le visage exprimait la joie.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-il arriv&eacute;? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle
+&agrave;
+m'apprendre?</p>
+<p>&#8212;Monsieur, r&eacute;pondit Jean, j'ai &agrave; vous apprendre que
+les scell&eacute;s sont
+lev&eacute;s, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes
+de votre
+p&egrave;re pay&eacute;es, vous restez propri&eacute;taire de la
+maison. Il est bien vrai
+qu'on a emport&eacute; tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et
+qu'on a
+m&ecirc;me enlev&eacute; les meubles; mais enfin la maison vous
+appartient, et vous
+n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce
+que vous &eacute;tiez devenu, et j'esp&egrave;re, mon cher
+ma&icirc;tre, que vous serez
+assez sage pour prendre un parti raisonnable.</p>
+<p>&#8212;Quel parti veux-tu que je prenne?</p>
+<p>&#8212;Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle,
+vaut
+une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de
+faim; et qui vous emp&ecirc;cherait d'acheter un petit fonds de
+commerce qui
+ne manquerait pas de prosp&eacute;rer?</p>
+<p>&#8212;Nous verrons cela, r&eacute;pondit Croisilles, tout en se
+h&acirc;tant de prendre
+le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais,
+lorsqu'il y fut arriv&eacute;, un si triste spectacle s'offrit &agrave;
+lui, qu'il eut
+&agrave; peine le courage d'entrer. La boutique en d&eacute;sordre, les
+chambres
+d&eacute;sertes, l'alc&ocirc;ve de son p&egrave;re vide, tout
+pr&eacute;sentait &agrave; ses regards la
+nudit&eacute; de la mis&egrave;re. Il ne restait pas une chaise; tous
+les tiroirs
+avaient &eacute;t&eacute; fouill&eacute;s, le comptoir bris&eacute;, la
+caisse emport&eacute;e; rien
+n'avait &eacute;chapp&eacute; aux recherches avides des
+cr&eacute;anciers et de la justice,
+qui, apr&egrave;s avoir pill&eacute; la maison, &eacute;taient partis,
+laissant les portes
+ouvertes, comme pour t&eacute;moigner aux passants que leur besogne
+&eacute;tait
+accomplie.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; donc, s'&eacute;cria Croisilles, voil&agrave; donc ce
+qui reste de trente ans
+de travail et de la plus honn&ecirc;te existence, faute d'avoir eu
+&agrave; temps, au
+jour fixe, de quoi faire honneur &agrave; une signature imprudemment
+engag&eacute;e!
+Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livr&eacute;
+aux plus
+tristes pens&eacute;es, Jean paraissait fort embarrass&eacute;. Il
+supposait que son
+ma&icirc;tre &eacute;tait sans argent, et qu'il pouvait m&ecirc;me
+n'avoir pas d&icirc;n&eacute;. Il
+cherchait donc quelque moyen pour le questionner l&agrave;-dessus, et
+pour lui
+offrir, en cas de besoin, une part de ses &eacute;conomies.
+Apr&egrave;s s'&ecirc;tre mis
+l'esprit &agrave; la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un
+biais
+convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de
+Croisilles,
+et de lui demander d'une voix attendrie:</p>
+<p>&#8212;Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?</p>
+<p>Le pauvre homme avait prononc&eacute; ces mots avec un accent
+&agrave; la fois si
+burlesque et si touchant, que Croisilles, malgr&eacute; sa tristesse,
+ne put
+s'emp&ecirc;cher d'en rire.</p>
+<p>&#8212;Et &agrave; propos de quoi cette question? dit-il.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, r&eacute;pondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire
+une pour
+mon d&icirc;ner, et si par hasard vous les aimiez toujours...</p>
+<p>Croisilles avait enti&egrave;rement oubli&eacute; jusqu'&agrave; ce
+moment la somme qu'il
+rapportait &agrave; son p&egrave;re; la proposition de Jean le fit se
+ressouvenir que
+ses poches &eacute;taient pleines d'or.</p>
+<p>&#8212;Je te remercie de tout mon c&#339;ur, dit-il au vieillard, et j'accepte
+avec plaisir ton d&icirc;ner; mais, si tu es inquiet de ma fortune,
+rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir
+un
+bon souper que tu partageras &agrave; ton tour avec moi.</p>
+<p>En parlant ainsi, il posa sur la chemin&eacute;e quatre bourses bien
+garnies,
+qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis.</p>
+<p>&#8212;Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en
+user
+pour un jour ou deux. &Agrave; qui faut-il que je m'adresse pour la
+faire tenir
+&agrave; mon p&egrave;re?</p>
+<p>&#8212;Monsieur, r&eacute;pondit Jean avec empressement, votre p&egrave;re
+m'a bien
+recommand&eacute; de vous dire que cet argent vous appartenait; et si
+je ne
+vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle
+mani&egrave;re vos
+affaires de Paris s'&eacute;taient termin&eacute;es. Votre p&egrave;re
+ne manquera de rien
+l&agrave;-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra
+de son
+mieux; il a d'ailleurs emport&eacute; ce qu'il lui faut, car il
+&eacute;tait bien s&ucirc;r
+d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laiss&eacute;, monsieur,
+tout ce
+qu'il a laiss&eacute;, est &agrave; vous, il vous le marque
+lui-m&ecirc;me dans sa lettre,
+et je suis express&eacute;ment charg&eacute; de vous le
+r&eacute;p&eacute;ter. Cet or est donc aussi
+l&eacute;gitimement votre bien que cette maison o&ugrave; nous sommes.
+Je puis vous
+rapporter les paroles m&ecirc;mes que votre p&egrave;re, m'a dites en
+partant: &laquo;Que
+mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour
+m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera
+apr&egrave;s mes dettes pay&eacute;es, comme si c'&eacute;tait mon
+h&eacute;ritage.&raquo; Voil&agrave;,
+monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre
+poche,
+et puisque vous voulez bien de mon d&icirc;ner, allons, je vous prie,
+&agrave; la
+maison.</p>
+<p>La joie et la sinc&eacute;rit&eacute; qui brillaient dans les yeux
+de Jean ne
+laissaient aucun doute &agrave; Croisilles. Les paroles de son
+p&egrave;re l'avaient
+&eacute;mu &agrave; tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre
+part, dans un
+pareil moment, quatre mille francs n'&eacute;taient pas une bagatelle.
+Pour ce
+qui regardait la maison, ce n'&eacute;tait point une ressource
+certaine, car on
+ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et
+difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un
+changement consid&eacute;rable &agrave; la situation dans laquelle se
+trouvait le
+jeune homme; il se sentit tout &agrave; coup attendri,
+&eacute;branl&eacute; dans sa funeste
+r&eacute;solution, et, pour ainsi dire, &agrave; la fois plus triste et
+moins d&eacute;sol&eacute;.
+Apr&egrave;s avoir ferm&eacute; les volets de la boutique, il sortit de
+la maison avec
+Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'emp&ecirc;cher
+de
+songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles
+servent quelquefois &agrave; nous faire trouver une joie
+impr&eacute;vue dans la plus
+faible lueur d'esp&eacute;rance. Ce fut avec cette pens&eacute;e qu'il
+se mit &agrave; table
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; de son vieux serviteur, qui ne manqua point,
+durant le repas, de
+faire tous ses efforts pour l'&eacute;gayer.</p>
+<p>Les &eacute;tourdis ont un heureux d&eacute;faut: ils se
+d&eacute;solent ais&eacute;ment, mais ils
+n'ont m&ecirc;me pas le temps de se consoler, tant il leur est facile
+de se
+distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou
+&eacute;go&iuml;stes; ils
+sentent peut-&ecirc;tre plus vivement que d'autres, et ils sont
+tr&egrave;s capables
+de se br&ucirc;ler la cervelle dans un moment de d&eacute;sespoir;
+mais, ce moment
+pass&eacute;, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent
+d&icirc;ner, qu'ils
+boivent et mangent comme &agrave; l'ordinaire, pour fondre ensuite en
+larmes en
+se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les
+traversent comme des fl&egrave;ches: bonne et violente nature qui sait
+souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout
+&agrave; nu,
+non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente
+comme le cristal de roche.</p>
+<p>Apr&egrave;s avoir trinqu&eacute; avec Jean, Croisilles, au lieu de
+se noyer, s'en
+alla &agrave; la com&eacute;die. Debout dans le fond du parterre, il
+tira de son sein
+le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le
+parfum dans un profond recueillement, il commen&ccedil;a &agrave;
+penser d'un esprit
+plus calme &agrave; son aventure du matin. D&egrave;s qu'il y eut
+r&eacute;fl&eacute;chi quelque
+temps, il vit clairement la v&eacute;rit&eacute;, c'est-&agrave;-dire
+que la jeune fille, en
+lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le
+reprendre,
+avait voulu lui donner une marque d'int&eacute;r&ecirc;t; car autrement
+ce refus et
+ce silence n'auraient &eacute;t&eacute; qu'une preuve de m&eacute;pris,
+et cette supposition
+n'&eacute;tait pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle
+Godeau
+avait le c&#339;ur moins dur que monsieur son p&egrave;re, et il n'eut pas
+de peine
+&agrave; se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait
+travers&eacute;
+le salon, avait exprim&eacute; une &eacute;motion d'autant plus vraie
+qu'elle semblait
+involontaire. Mais cette &eacute;motion &eacute;tait-elle de l'amour ou
+seulement de
+la piti&eacute;, ou moins encore peut-&ecirc;tre, de l'humanit&eacute;?
+Mademoiselle Godeau
+avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement
+d'&ecirc;tre la cause de la mort d'un homme, quel qu'il f&ucirc;t? Bien
+que fan&eacute; et
+&agrave; demi effeuill&eacute;, le bouquet avait encore une odeur si
+exquise et une si
+galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne
+put se d&eacute;fendre d'esp&eacute;rer. C'&eacute;tait une guirlande
+de roses autour d'une
+touffe de violettes. Combien de sentiments et de myst&egrave;res un
+Turc aurait
+lus dans ces fleurs, en interpr&eacute;tant leur langage! Mais il n'y a
+que
+faire d'&ecirc;tre Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui
+tombent du
+sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais
+muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu,
+lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un
+amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une
+ressemblance avec l'amour, et il y a m&ecirc;me des gens qui pensent
+que
+l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui
+l'exhale est la plus belle de la cr&eacute;ation.</p>
+<p>Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif &agrave;
+la trag&eacute;die
+qu'on repr&eacute;sentait pendant ce temps-l&agrave;, mademoiselle
+Godeau elle-m&ecirc;me
+parut dans une loge en face de lui. L'id&eacute;e ne lui vint pas que,
+si elle
+l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir l&agrave;
+apr&egrave;s
+ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour
+se
+rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris
+&eacute;tait venue en poste jouer M&eacute;rope, et la foule
+&eacute;tait si serr&eacute;e, qu'il
+n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de
+fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des
+yeux. Il remarqua qu'elle semblait pr&eacute;occup&eacute;e, maussade,
+et qu'elle ne
+parlait &agrave; personne qu'avec une sorte de r&eacute;pugnance. Sa
+loge &eacute;tait
+entour&eacute;e, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de
+petits-ma&icirc;tres normands dans la ville; chacun venait &agrave; son
+tour passer
+devant elle &agrave; la galerie, car, pour entrer dans la loge
+m&ecirc;me qu'elle
+occupait, cela n'&eacute;tait pas possible, attendu que monsieur son
+p&egrave;re en
+remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles
+remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'&eacute;coutait
+pas la
+pi&egrave;ce. Le coude appuy&eacute; sur la balustrade, le menton dans
+sa main, le
+regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une
+statue
+de V&eacute;nus d&eacute;guis&eacute;e en marquise; l'&eacute;talage de
+sa robe et de sa coiffure,
+son rouge, sous lequel on devinait sa p&acirc;leur, toute la pompe de
+sa
+toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilit&eacute;.
+Jamais
+Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouv&eacute; moyen, pendant
+l'entr'acte, de s'&eacute;chapper de la cohue, il courut regarder au
+carreau de
+la loge, et, chose &eacute;trange, &agrave; peine y eut-il mis la
+t&ecirc;te, que
+mademoiselle Godeau, qui n'avait pas boug&eacute; depuis une heure, se
+retourna. Elle tressaillit l&eacute;g&egrave;rement en l'apercevant, et
+ne jeta sur
+lui qu'un coup d'&#339;il; puis elle reprit sa premi&egrave;re posture. Si
+ce coup
+d'&#339;il exprimait la surprise, l'inqui&eacute;tude, le plaisir de
+l'amour; s'il
+voulait dire: &laquo;Quoi! vous n'&ecirc;tes pas mort!&raquo; ou:
+&laquo;Dieu soit b&eacute;ni! vous
+voil&agrave; vivant!&raquo; je ne me charge pas de le
+d&eacute;m&ecirc;ler; toujours est-il que,
+sur ce coup d'&#339;il, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire
+aimer.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<a name="IV"></a>
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>De tous les obstacles qui nuisent &agrave; l'amour, l'un des plus
+grands est
+sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une
+tr&egrave;s v&eacute;ritable. Croisilles n'avait pas ce triste
+d&eacute;faut que donnent
+l'orgueil et la timidit&eacute;; il n'&eacute;tait pas de ceux qui
+tournent pendant
+des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour
+d'un oiseau en cage. D&egrave;s qu'il eut renonc&eacute; &agrave; se
+noyer, il ne songea plus
+qu'&agrave; faire savoir &agrave; sa ch&egrave;re Julie qu'il vivait
+uniquement pour elle;
+mais comment le lui dire? S'il se pr&eacute;sentait une seconde fois
+&agrave; l'h&ocirc;tel
+du fermier g&eacute;n&eacute;ral, il n'&eacute;tait pas douteux que M.
+Godeau ne le fit
+mettre au moins &agrave; la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une
+femme de
+chambre, quand il lui arrivait d'aller &agrave; pied; il &eacute;tait
+donc inutile
+d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les crois&eacute;es
+de sa
+ma&icirc;tresse est une folie ch&egrave;re aux amoureux, mais qui, dans
+le cas
+pr&eacute;sent, &eacute;tait plus inutile encore. J'ai dit que
+Croisilles &eacute;tait fort
+religieux; il ne lui vint donc pas &agrave; l'esprit de chercher
+&agrave; rencontrer
+sa belle &agrave; l'&eacute;glise. Comme le meilleur parti, quoique le
+plus dangereux,
+est d'&eacute;crire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler
+soi-m&ecirc;me, il
+&eacute;crivit d&egrave;s le lendemain. Sa lettre n'avait, bien
+entendu, ni ordre ni
+raison. Elle &eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s con&ccedil;ue en ces
+termes:</p>
+<br />
+<div class="blkquot">
+<p style="margin-left: 80px;">&laquo;Mademoiselle,</p>
+<br />
+<p>&laquo;Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait
+poss&eacute;der de
+fortune pour pouvoir pr&eacute;tendre &agrave; vous &eacute;pouser. Je
+vous fais l&agrave; une
+&eacute;trange question; mais je vous aime si &eacute;perdument qu'il
+m'est impossible
+de ne pas la faire, et vous &ecirc;tes la seule personne au monde
+&agrave; qui je
+puisse l'adresser. Il m'a sembl&eacute;, hier au soir, que vous me
+regardiez au
+spectacle. Je voulais mourir; pl&ucirc;t &agrave; Dieu que je fusse
+mort, en effet,
+si je me trompe et si ce regard n'&eacute;tait pas pour moi! Dites-moi
+si le
+hasard peut &ecirc;tre assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une
+mani&egrave;re &agrave; la
+fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre.
+Vous
+&ecirc;tes riche, belle, je le sais; votre p&egrave;re est orgueilleux
+et avare, et
+vous avez le droit d'&ecirc;tre fi&egrave;re; mais je vous aime, et le
+reste est un
+songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez &agrave; ce que peut
+l'amour,
+puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens
+une inexprimable jouissance &agrave; vous &eacute;crire cette folle
+lettre qui
+m'attirera peut-&ecirc;tre votre col&egrave;re; mais pensez aussi,
+mademoiselle,
+qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous
+laiss&eacute; ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut,
+&agrave; ma place;
+j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire.
+Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour
+&ecirc;tre
+certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir &eacute;couter mon
+amour
+avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'&agrave; vous. Quoi que vous
+fassiez, votre image m'est rest&eacute;e; vous ne l'effacerez qu'en
+m'arrachant
+le c&#339;ur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce
+bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on,
+aime, je conserverai quelque esp&eacute;rance.&raquo;</p>
+</div>
+<p>Apr&egrave;s avoir cachet&eacute; sa lettre, Croisilles s'en alla
+devant l'h&ocirc;tel
+Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'&agrave; ce
+qu'il v&icirc;t
+sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en
+cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de
+chambre de mademoiselle Julie e&ucirc;t r&eacute;solu ce jour-l&agrave;
+de faire emplette
+d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque
+Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se
+charger de sa lettre. Le march&eacute; fut bient&ocirc;t conclu; la
+servante prit
+l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par
+reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint &agrave; sa maison et
+s'assit
+devant sa porte, attendant la r&eacute;ponse.</p>
+<p>Avant de parler de cette r&eacute;ponse, il faut dire un mot de
+mademoiselle
+Godeau. Elle n'&eacute;tait pas tout &agrave; fait exempte de la
+vanit&eacute; de son p&egrave;re,
+mais son bon naturel y rem&eacute;diait. Elle &eacute;tait, dans la
+force du terme, ce
+qu'on nomme un enfant g&acirc;t&eacute;. D'habitude elle parlait fort
+peu, et jamais
+on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journ&eacute;es
+&agrave; sa
+toilette, et les soir&eacute;es sur un sofa, n'ayant pas l'air
+d'entendre la
+conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle &eacute;tait
+prodigieusement coquette, et son propre visage &eacute;tait &agrave;
+coup s&ucirc;r ce
+qu'elle avait le plus consid&eacute;r&eacute; en ce monde. Un pli
+&agrave; sa collerette, une
+tache d'encre &agrave; son doigt, l'auraient d&eacute;sol&eacute;e;
+aussi, quand sa robe lui
+plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur
+sa
+glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni go&ucirc;t ni
+aversion
+pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle
+allait
+volontiers au bal, et elle y renon&ccedil;ait sans humeur, quelquefois
+sans
+motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement.
+Quand son p&egrave;re, qui l'adorait, lui proposait de lui faire
+quelque cadeau
+&agrave; son choix, elle &eacute;tait une heure &agrave; se
+d&eacute;cider, ne pouvant se trouver un
+d&eacute;sir. Quand M. Godeau recevait ou donnait &agrave; d&icirc;ner,
+il arrivait que
+Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soir&eacute;e,
+pendant ce
+temps-l&agrave;, seule dans sa chambre, en grande toilette, &agrave; se
+promener de
+long en large, son &eacute;ventail &agrave; la main. Si on lui
+adressait un
+compliment, elle d&eacute;tournait la t&ecirc;te, et si on tentait de
+lui faire la
+cour, elle ne r&eacute;pondait que par un regard &agrave; la fois si
+brillant et si
+s&eacute;rieux, qu'elle d&eacute;concertait le plus hardi. Jamais un
+bon mot ne
+l'avait fait rire; jamais un air d'op&eacute;ra, une tirade de
+trag&eacute;die, ne
+l'avaient &eacute;mue; jamais, enfin, son c&#339;ur n'avait donn&eacute;
+signe de vie, et,
+en la voyant passer dans tout l'&eacute;clat de sa nonchalante
+beaut&eacute;, on
+aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde
+en r&ecirc;vant.</p>
+<p>Tant d'indiff&eacute;rence et de coquetterie ne semblait pas
+ais&eacute; &agrave; comprendre.
+Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait
+qu'elle-m&ecirc;me. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son
+caract&egrave;re: elle attendait. Depuis l'&acirc;ge de quatorze ans,
+elle avait
+entendu r&eacute;p&eacute;ter sans cesse que rien n'&eacute;tait aussi
+charmant qu'elle; elle
+en &eacute;tait persuad&eacute;e; c'est pourquoi elle prenait grand
+soin de sa parure:
+en manquant de respect &agrave; sa personne, elle aurait cru commettre
+un
+sacril&egrave;ge. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa
+beaut&eacute;, comme un
+enfant dans ses habits de f&ecirc;te; mais elle &eacute;tait bien loin
+de croire que
+cette beaut&eacute; d&ucirc;t rester inutile; sous son apparente
+insouciance se
+cachait une volont&eacute; secr&egrave;te, inflexible, et d'autant plus
+forte qu'elle
+&eacute;tait mieux dissimul&eacute;e. La coquetterie des femmes
+ordinaires, qui se
+d&eacute;pense en &#339;illades, en minauderies et en sourires, lui semblait
+une
+escarmouche pu&eacute;rile, vaine, presque m&eacute;prisable. Elle se
+sentait en
+possession d'un tr&eacute;sor, et elle d&eacute;daignait de le hasarder
+au jeu pi&egrave;ce &agrave;
+pi&egrave;ce: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop
+habitu&eacute;e &agrave;
+voir ses d&eacute;sirs pr&eacute;venus, elle ne cherchait pas cet
+adversaire; on peut
+m&ecirc;me dire davantage, elle &eacute;tait &eacute;tonn&eacute;e
+qu'il se fit attendre. Depuis
+quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle
+&eacute;talait
+consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles
+&eacute;paules, il
+lui paraissait inconcevable qu'elle n'e&ucirc;t point encore
+inspir&eacute; une
+grande passion. Si elle e&ucirc;t dit le fond de sa pens&eacute;e, elle
+e&ucirc;t
+volontiers r&eacute;pondu &agrave; ceux qui lui faisaient des
+compliments: &laquo;Eh bien!
+s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous br&ucirc;lez-vous la
+cervelle
+pour moi?&raquo; R&eacute;ponse que, du reste, pourraient faire bien
+des jeunes
+filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du c&#339;ur,
+quelquefois sur le bord des l&egrave;vres.</p>
+<p>Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme
+que
+d'&ecirc;tre jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se
+voir
+par&eacute;e, digne en tout point de plaire, toute dispos&eacute;e
+&agrave; se laisser aimer,
+et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve
+charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse,
+mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irr&eacute;prochable, mon
+visage
+le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chauss&eacute;;
+et tout
+cela ne me sert &agrave; rien qu'&agrave; aller b&acirc;iller dans le
+coin d'un salon! Si un
+jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en
+mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant,
+c'est un fat de province; d&egrave;s que je parais quelque part,
+j'excite un
+murmure d'admiration, mais personne ne me dit, &agrave; moi seule, un
+mot qui
+me fasse battre le c&#339;ur. J'entends des impertinents qui me louent tout
+haut, &agrave; deux pas de moi, et pas un regard modeste et
+sinc&egrave;re ne cherche
+le mien. Je porte une &acirc;me ardente, pleine de vie, et je ne suis,
+&agrave; tout
+prendre, qu'une jolie poup&eacute;e qu'on prom&egrave;ne, qu'on fait
+sauter au bal,
+qu'une gouvernante habille le matin et d&eacute;coiffe le soir, pour
+recommencer le lendemain.</p>
+<p>Voil&agrave; ce que mademoiselle Godeau s'&eacute;tait dit bien des
+fois &agrave; elle-m&ecirc;me,
+et il y avait de certains jours o&ugrave; cette pens&eacute;e lui
+inspirait un si
+sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une
+journ&eacute;e
+enti&egrave;re. Lorsque Croisilles lui &eacute;crivit, elle
+&eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment dans un
+acc&egrave;s d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat,
+et elle
+r&ecirc;vait profond&eacute;ment, &eacute;tendue dans une
+berg&egrave;re, lorsque sa femme de
+chambre entra et lui remit la lettre d'un air myst&eacute;rieux. Elle
+regarda
+l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'&eacute;criture, elle retomba
+dans sa
+distraction. La femme de chambre se vit alors forc&eacute;e d'expliquer
+de quoi
+il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez d&eacute;concert&eacute;,
+ne sachant trop
+comment la jeune fille prendrait cette d&eacute;marche. Mademoiselle
+Godeau
+&eacute;couta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta
+seulement un
+coup d'&#339;il; elle demanda aussit&ocirc;t une feuille de papier, et
+&eacute;crivit
+nonchalamment ce peu de mots:</p>
+<p>&laquo;Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fi&egrave;re. Si
+vous aviez
+seulement cent mille &eacute;cus, je vous &eacute;pouserais tr&egrave;s
+volontiers.&raquo;</p>
+<p>Telle fut la r&eacute;ponse que la femme de chambre rapporta
+sur-le-champ &agrave;
+Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Cent mille &eacute;cus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas
+dans le pas
+d'un &acirc;ne; et si Croisilles e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+d&eacute;fiant, il e&ucirc;t pu croire, en lisant
+la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle &eacute;tait folle ou qu'elle
+se
+moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien
+autre chose, sinon que sa ch&egrave;re Julie l'aimait, qu'il lui
+fallait cent
+mille &eacute;cus, et il ne songea, d&egrave;s ce moment, qu'&agrave;
+t&acirc;cher de se les
+procurer.</p>
+<p>Il poss&eacute;dait deux cents louis comptant, plus une maison qui,
+comme je
+l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire?
+Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en
+devinssent tout &agrave; coup trois cent mille? La premi&egrave;re
+id&eacute;e qui vint &agrave;
+l'esprit du jeune homme fut de trouver une mani&egrave;re quelconque de
+jouer &agrave;
+croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la
+maison. Croisilles commen&ccedil;a donc par coller sur sa porte un
+&eacute;criteau
+portant que sa maison &eacute;tait &agrave; vendre; puis, tout en
+r&ecirc;vant &agrave; ce qu'il
+ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur.</p>
+<p>Une semaine s'&eacute;coula, puis une autre; pas un acheteur ne se
+pr&eacute;senta.
+Croisilles passait ses journ&eacute;es &agrave; se d&eacute;soler avec
+Jean, et le d&eacute;sespoir
+s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna &agrave; sa porte.</p>
+<p>&#8212;Cette maison est &agrave; vendre, monsieur. En &ecirc;tes-vous le
+propri&eacute;taire?</p>
+<p>&#8212;Oui, monsieur.</p>
+<p>&#8212;Et combien vaut-elle?</p>
+<p>&#8212;Trente mille francs, &agrave; ce que je crois; du moins je l'ai
+entendu dire
+&agrave; mon p&egrave;re.</p>
+<p>Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit
+&agrave; la
+cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit
+tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures,
+ouvrit et ferma les fen&ecirc;tres; puis enfin, apr&egrave;s avoir tout
+bien examin&eacute;,
+sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua
+Croisilles et se retira.</p>
+<p>Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le c&#339;ur palpitant,
+ne
+fut pas, comme on pense, peu d&eacute;sappoint&eacute; de cette
+retraite silencieuse.
+Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de
+r&eacute;fl&eacute;chir, et
+qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours,
+n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant &agrave; la
+fen&ecirc;tre
+du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean,
+fid&egrave;le &agrave; son triste r&ocirc;le de raisonneur, faisait,
+comme on dit, de la
+morale &agrave; son ma&icirc;tre, pour le dissuader de vendre sa maison
+d'une mani&egrave;re
+si pr&eacute;cipit&eacute;e et dans un but si extravagant. Mourant
+d'impatience,
+d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et
+sortit, r&eacute;solu &agrave; tenter la fortune avec cette somme,
+puisqu'il n'en
+pouvait avoir davantage.</p>
+<p>Les tripots, dans ce temps-l&agrave;, n'&eacute;taient pas publics,
+et l'on n'avait
+pas encore invent&eacute; ce raffinement de civilisation qui permet au
+premier
+venu de se ruiner &agrave; toute heure, d&egrave;s que l'envie lui en
+passe par la
+t&ecirc;te. &Agrave; peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il
+s'arr&ecirc;ta, ne sachant
+o&ugrave; aller risquer son argent. Il regardait les maisons du
+voisinage, et
+les toisait les unes apr&egrave;s les autres, t&acirc;chant de leur
+trouver une
+apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de
+bonne mine, v&ecirc;tu d'un habit magnifique, vint &agrave; passer.
+&Agrave; en juger par
+les dehors, ce ne pouvait &ecirc;tre qu'un fils de famille. Croisilles
+l'aborda poliment.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la libert&eacute;
+que je
+prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les
+perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque
+honn&ecirc;te endroit o&ugrave; se font ces sortes de choses?</p>
+<p>&Agrave; ce discours assez &eacute;trange, le jeune homme partit
+d'un &eacute;clat de rire.</p>
+<p>&#8212;Ma foi! monsieur, r&eacute;pondit-il, si vous cherchez un mauvais
+lieu, vous
+n'avez qu'&agrave; me suivre, car j'y vais.</p>
+<p>Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils
+entr&egrave;rent tous deux
+dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent re&ccedil;us
+le mieux
+du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs
+jeunes gens &eacute;taient d&eacute;j&agrave; assis autour d'un tapis
+vert: Croisilles y prit
+modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis
+furent perdus.</p>
+<p>Il sortit aussi triste que peut l'&ecirc;tre un amoureux qui se
+croit aim&eacute;. Il
+ne lui restait pas de quoi d&icirc;ner, mais ce n'&eacute;tait pas ce
+qui
+l'inqui&eacute;tait.</p>
+<p>&#8212;Comment ferai-je &agrave; pr&eacute;sent, se demanda-t-il, pour me
+procurer de
+l'argent? &Agrave; qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me
+pr&ecirc;ter
+seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre?</p>
+<p>Pendant qu'il &eacute;tait dans cet embarras, il rencontra son
+brocanteur juif.
+Il n'h&eacute;sita pas &agrave; s'adresser &agrave; lui, et, en sa
+qualit&eacute; d'&eacute;tourdi, il ne
+manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif
+n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'&eacute;tait venu la
+voir
+que par curiosit&eacute;, ou, pour mieux dire, par acquit de
+conscience, comme
+un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte,
+pour voir s'il n'y a rien &agrave; voler; mais il vit Croisilles si
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;,
+si triste, si d&eacute;nu&eacute; de toute ressource, qu'il ne put
+r&eacute;sister &agrave; la
+tentation de profiter de sa mis&egrave;re, au risque de se g&ecirc;ner
+un peu pour
+payer la maison. Il lui en offrit donc &agrave; peu pr&egrave;s le
+quart de ce qu'elle
+valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur,
+signa aveugl&eacute;ment un march&eacute; &agrave; faire dresser les
+cheveux sur la t&ecirc;te, et,
+d&egrave;s le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il
+se
+dirigea de rechef vers le tripot o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute;
+si poliment et si
+lestement ruin&eacute; la veille.</p>
+<p>En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir;
+le
+vent &eacute;tait doux, l'Oc&eacute;an tranquille. De toutes parts, des
+n&eacute;gociants,
+des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et
+venaient.
+Des crocheteurs transportaient d'&eacute;normes ballots pleins de
+marchandises.
+Les passagers faisaient leurs adieux; de l&eacute;g&egrave;res barques
+flottaient de
+tous c&ocirc;t&eacute;s; sur tous les visages on lisait la crainte,
+l'impatience ou
+l'esp&eacute;rance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le
+majestueux
+navire se balan&ccedil;ait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses.</p>
+<p>&#8212;Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce
+qu'on poss&egrave;de, et d'aller chercher au del&agrave; des mers une
+p&eacute;rilleuse
+fortune! Quelle &eacute;motion de regarder partir ce vaisseau
+charg&eacute; de tant de
+richesses, du bien-&ecirc;tre de tant de familles! Quelle joie de le
+voir
+revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confi&eacute;, rentrant
+plus
+fier et plus riche qu'il n'&eacute;tait parti! Que ne suis-je un de ces
+marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel
+tapis
+vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi
+n'ach&egrave;terais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries?
+qui m'en
+emp&ecirc;che, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine
+refuserait-il de se
+charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette
+pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la
+triplerais peut-&ecirc;tre par une honn&ecirc;te industrie. Si Julie
+m'aime
+v&eacute;ritablement, elle attendra quelques ann&eacute;es, et elle me
+restera fid&egrave;le
+jusqu'&agrave; ce que je puisse l'&eacute;pouser. Le commerce produit
+quelquefois des
+b&eacute;n&eacute;fices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas
+d'exemples, en ce
+monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagn&eacute;es ainsi sur ces
+flots
+changeants: pourquoi la Providence ne b&eacute;nirait-elle pas une
+tentative
+faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces
+marchands qui ont tant amass&eacute; et qui envoient des navires aux
+deux bouts
+de la terre, plus d'un a commenc&eacute; par une moindre somme que
+celle que
+j'ai l&agrave;. Ils ont prosp&eacute;r&eacute; avec l'aide de Dieu;
+pourquoi ne pourrais-je
+pas prosp&eacute;rer &agrave; mon tour? Il me semble qu'un bon vent
+souffle dans ces
+voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est
+jet&eacute;, je vais m'adresser &agrave; ce capitaine qui me
+para&icirc;t aussi de bonne
+mine, j'&eacute;crirai ensuite &agrave; Julie, et je veux devenir un
+habile n&eacute;gociant.</p>
+<p>Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un
+peu
+fous, c'est de le devenir tout &agrave; fait par instants. Le pauvre
+gar&ccedil;on,
+sans r&eacute;fl&eacute;chir davantage, mit son caprice &agrave;
+ex&eacute;cution. Trouver des
+marchandises &agrave; acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y
+conna&icirc;t
+pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour
+obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui
+vendit
+autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans
+une charrette, fut promptement transport&eacute; &agrave; bord.
+Croisilles, ravi et
+plein d'esp&eacute;rance, avait &eacute;crit lui-m&ecirc;me en grosses
+lettres son nom sur
+ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable;
+l'heure du d&eacute;part arriva bient&ocirc;t, et le navire
+s'&eacute;loigna de la c&ocirc;te.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles
+n'avait
+rien gard&eacute;. D'un autre c&ocirc;t&eacute;, sa maison &eacute;tait
+vendue; il ne lui restait
+pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de
+g&icirc;te,
+et pas un denier. Avec toute la bonne volont&eacute; possible, Jean ne
+pouvait
+supposer que son ma&icirc;tre f&ucirc;t r&eacute;duit &agrave; un tel
+d&eacute;n&ucirc;ment; Croisilles &eacute;tait,
+non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti
+de coucher &agrave; la belle &eacute;toile, et, quant aux repas, voici
+le calcul qu'il
+fit: il pr&eacute;sumait que le vaisseau qui portait sa fortune
+mettrait six
+mois &agrave; revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre
+d'or que
+son p&egrave;re lui avait donn&eacute;e, et qu'il avait heureusement
+gard&eacute;e; il en eut
+trente-six livres. C'&eacute;tait de quoi vivre &agrave; peu
+pr&egrave;s six mois avec quatre
+sous par jour. Il ne douta pas que ce ne f&ucirc;t assez, et,
+rassur&eacute; par le
+pr&eacute;sent, il &eacute;crivit &agrave; mademoiselle Godeau pour
+l'informer de ce qu'il
+avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa
+d&eacute;tresse; il lui annon&ccedil;a, au contraire, qu'il avait
+entrepris une
+op&eacute;ration de commerce magnifique, dont les r&eacute;sultats
+&eacute;taient prochains
+et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la <i>Fleurette</i>,
+vaisseau &agrave;
+fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et
+ses soieries; il la supplia de lui rester fid&egrave;le pendant un an,
+se
+r&eacute;servant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa
+part, il lui
+jura un &eacute;ternel amour.</p>
+<p>Lorsque mademoiselle Godeau re&ccedil;ut cette lettre, elle
+&eacute;tait au coin de
+son feu, et elle tenait &agrave; la main, en guise d'&eacute;cran, un
+de ces bulletins
+qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entr&eacute;e et la sortie
+des
+navires, et en m&ecirc;me temps annoncent les d&eacute;sastres. Il ne
+lui &eacute;tait
+jamais arriv&eacute;, comme on peut penser, de prendre
+int&eacute;r&ecirc;t &agrave; ces sortes de
+choses, et elle n'avait jamais jet&eacute; les yeux sur une seule de
+ces
+feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin
+qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut
+pr&eacute;cis&eacute;ment le
+nom de la <i>Fleurette</i>; le navire avait &eacute;chou&eacute; sur
+les c&ocirc;tes de France
+dans la nuit m&ecirc;me qui avait suivi son d&eacute;part.
+L'&eacute;quipage s'&eacute;tait sauv&eacute; &agrave;
+grand'peine, mais toutes les marchandises avaient &eacute;t&eacute;
+perdues.</p>
+<p>Mademoiselle Godeau, &agrave; cette nouvelle, ne se souvint plus que
+Croisilles
+avait fait devant elle l'aveu de sa pauvret&eacute;; elle en fut aussi
+d&eacute;sol&eacute;e
+que s'il se f&ucirc;t agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une
+temp&ecirc;te, les vents en furie, les cris des noy&eacute;s, la ruine
+d'un homme qui
+l'aimait, toute une sc&egrave;ne de roman, se
+pr&eacute;sent&egrave;rent &agrave; sa pens&eacute;e; le
+bulletin et la lettre lui tomb&egrave;rent des mains; elle se leva dans
+un
+trouble extr&ecirc;me, et, le sein palpitant, les yeux pr&ecirc;ts
+&agrave; pleurer, elle
+se promena &agrave; grands pas, r&eacute;solue &agrave; agir dans cette
+occasion, et se
+demandant ce qu'elle devait faire.</p>
+<p>Il y a une justice &agrave; rendre &agrave; l'amour, c'est que plus
+les motifs qui le
+combattent sont forts, clairs, simples, irr&eacute;cusables, en un mot,
+moins
+il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est
+une belle chose sous le ciel que cette d&eacute;raison du c&#339;ur; nous ne
+vaudrions pas grand'chose sans elle. Apr&egrave;s s'&ecirc;tre
+promen&eacute;e dans sa
+chambre, sans oublier ni son cher &eacute;ventail, ni le coup d'&#339;il
+&agrave; la glace
+en passant, Julie se laissa retomber dans sa berg&egrave;re. Qui
+l'e&ucirc;t pu voir
+en ce moment e&ucirc;t joui d'un beau spectacle: ses yeux
+&eacute;tincelaient, ses
+joues &eacute;taient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec
+une
+joie et une douleur d&eacute;licieuses:</p>
+<p>&#8212;Pauvre gar&ccedil;on! il s'est ruin&eacute; pour moi!</p>
+<p>Ind&eacute;pendamment de la fortune qu'elle devait attendre de son
+p&egrave;re,
+mademoiselle Godeau avait, &agrave; elle appartenant, le bien que sa
+m&egrave;re lui
+avait laiss&eacute;. Elle n'y avait jamais song&eacute;; en ce moment,
+pour la
+premi&egrave;re fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait
+disposer de
+cinq cent mille francs. Cette pens&eacute;e la fit sourire; un projet
+bizarre,
+hardi, tout f&eacute;minin, presque aussi fou que Croisilles
+lui-m&ecirc;me, lui
+traversa l'esprit; elle ber&ccedil;a quelque temps son id&eacute;e dans
+sa t&ecirc;te, puis
+se d&eacute;cida &agrave; l'ex&eacute;cuter.</p>
+<p>Elle commen&ccedil;a par s'enqu&eacute;rir si Croisilles n'avait pas
+quelque parent
+ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien
+examin&eacute;, on d&eacute;couvrit, au quatri&egrave;me &eacute;tage
+d'une vieille maison, une
+tante &agrave; demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil,
+et qui
+n'&eacute;tait pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre
+femme, fort
+&acirc;g&eacute;e, semblait avoir &eacute;t&eacute; mise ou
+plut&ocirc;t laiss&eacute;e au monde comme un
+&eacute;chantillon des mis&egrave;res humaines. Aveugle, goutteuse,
+presque sourde,
+elle vivait seule dans un grenier; mais une gaiet&eacute; plus forte
+que le
+malheur et la maladie la soutenait &agrave; quatre-vingts ans et lui
+faisait
+encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte
+sans entrer chez elle, et les airs surann&eacute;s qu'elle fredonnait
+&eacute;gayaient
+toutes les filles du quartier. Elle poss&eacute;dait une petite rente
+viag&egrave;re
+qui suffisait &agrave; l'entretenir; tant que durait le jour, elle
+tricotait;
+pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'&eacute;tait pass&eacute;
+depuis la mort de
+Louis XIV.</p>
+<p>Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en
+secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles,
+rubans, diamants, rien ne fut &eacute;pargn&eacute;: elle voulait
+s&eacute;duire; mais sa
+vraie beaut&eacute; en cette circonstance fut le caprice qui
+l'entra&icirc;nait. Elle
+monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et,
+apr&egrave;s le salut le plus gracieux, elle parla &agrave; peu
+pr&egrave;s ainsi:</p>
+<p>&#8212;Vous avez, madame, un neveu nomm&eacute; Croisilles, qui m'aime et
+qui a
+demand&eacute; ma main; je l'aime aussi et voudrais l'&eacute;pouser;
+mais mon p&egrave;re,
+M. Godeau, fermier g&eacute;n&eacute;ral de cette ville, refuse de nous
+marier, parce
+que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde
+&ecirc;tre
+l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine &agrave; personne; je
+ne
+saurais donc avoir la pens&eacute;e de disposer de moi sans le
+consentement de
+ma famille. Je viens vous demander une gr&acirc;ce que je vous supplie
+de
+m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-m&ecirc;me proposer ce
+mariage
+&agrave; mon p&egrave;re. J'ai, gr&acirc;ce &agrave; Dieu, une petite
+fortune qui est toute &agrave; votre
+service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs
+chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient &agrave; votre
+neveu,
+et elle lui appartient en effet; ce n'est point un pr&eacute;sent que
+je veux
+lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la
+ruine de Croisilles, et il est juste que je la r&eacute;pare. Mon
+p&egrave;re ne
+c&eacute;dera pas ais&eacute;ment; il faudra que vous insistiez et que
+vous ayez un
+peu de courage; je n'en manquerai pas de mon c&ocirc;t&eacute;. Comme
+personne au
+monde, except&eacute; moi, n'a de droit sur la somme dont je vous
+parle,
+personne ne saura jamais de quelle mani&egrave;re elle aura
+pass&eacute; entre vos
+mains. Vous n'&ecirc;tes pas tr&egrave;s riche non plus, je le sais, et
+vous pouvez
+craindre qu'on ne s'&eacute;tonne de vous voir doter ainsi votre neveu;
+mais
+songez que mon p&egrave;re ne vous conna&icirc;t pas, que vous vous
+montrez fort peu
+par la ville, et que par cons&eacute;quent il vous sera facile de
+feindre que
+vous arrivez de quelque voyage. Cette d&eacute;marche vous
+co&ucirc;tera sans doute,
+il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous
+ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour,
+j'esp&egrave;re que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce
+discours, avait &eacute;t&eacute; tour &agrave; tour surprise,
+inqui&egrave;te, attendrie et
+charm&eacute;e. Le dernier mot la persuada.</p>
+<p>&#8212;Oui, mon enfant, r&eacute;p&eacute;ta-t-elle plusieurs fois, je
+sais ce que c'est,
+je sais ce que c'est!</p>
+<p>En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes
+affaiblies la soutenaient &agrave; peine; Julie s'avan&ccedil;a
+rapidement, et lui
+tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire,
+elles se trouv&egrave;rent en un instant dans les bras l'une de
+l'autre. Le
+trait&eacute; fut aussit&ocirc;t conclu; un cordial baiser le scella
+d'avance, et
+toutes les confidences n&eacute;cessaires s'ensuivirent sans peine.</p>
+<p>Toutes les explications &eacute;tant faites, la bonne dame tira de
+son armoire
+une v&eacute;n&eacute;rable robe de taffetas qui avait
+&eacute;t&eacute; sa robe de noce. Ce meuble
+antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un
+grain de poussi&egrave;re ne l'avait d&eacute;flor&eacute;; Julie en
+fut dans l'admiration.
+On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui f&ucirc;t
+dans
+toute la ville. La bonne dame pr&eacute;para le discours qu'elle devait
+tenir &agrave;
+M. Godeau; Julie lui apprit de quelle fa&ccedil;on il fallait toucher
+le c&#339;ur
+de son p&egrave;re, et n'h&eacute;sita pas &agrave; avouer que la
+vanit&eacute; &eacute;tait son c&ocirc;t&eacute;
+vuln&eacute;rable.</p>
+<p>&#8212;Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce
+penchant,
+nous aurions partie gagn&eacute;e.</p>
+<p>La bonne dame r&eacute;fl&eacute;chit profond&eacute;ment, acheva sa
+toilette sans mot dire,
+serra la main de sa future ni&egrave;ce, et monta en voiture. Elle
+arriva
+bient&ocirc;t &agrave; l'h&ocirc;tel Godeau; l&agrave;, elle se
+redressa, si bien en entrant,
+qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le
+salon o&ugrave; &eacute;tait tomb&eacute; le bouquet de Julie, et,
+quand la porte du boudoir
+s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la
+pr&eacute;c&eacute;dait:</p>
+<p>&#8212;Annoncez la baronne douairi&egrave;re de Croisilles.</p>
+<p>Ce mot d&eacute;cida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut
+&eacute;bloui. Bien
+que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il
+consentit &agrave; tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le
+fut; qui
+e&ucirc;t os&eacute; lui en contester le titre? &Agrave; mon avis, elle
+l'avait bien gagn&eacute;.</p>
+<br />
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE CROISILLES.</p>
+<br />
+<div class="blkquot">Cette nouvelle a &eacute;t&eacute; publi&eacute;e
+pour la
+premi&egrave;re fois dans le num&eacute;ro de la
+<i>Revue des Deux Mondes</i> du 15 f&eacute;vrier 1839.</div>
+<hr style="width: 65%;" />
+<a name="HISTOIRE"></a>
+<h2>HISTOIRE</h2>
+<h2>D'UN</h2>
+<h2>>MERLE BLANC</h2>
+<h2>1842</h2>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>Qu'il est glorieux, mais qu'il est p&eacute;nible d'&ecirc;tre en ce
+monde un merle
+exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a
+d&eacute;crit. Mais, h&eacute;las! je suis extr&ecirc;mement rare et
+tr&egrave;s difficile &agrave;
+trouver. Pl&ucirc;t au ciel que je fusse tout &agrave; fait impossible!</p>
+<p>Mon p&egrave;re et ma m&egrave;re &eacute;taient deux bonnes gens
+qui vivaient, depuis nombre
+d'ann&eacute;es, au fond d'un vieux jardin retir&eacute; du Marais.
+C'&eacute;tait un m&eacute;nage
+exemplaire. Pendant que ma m&egrave;re, assise dans un buisson
+fourr&eacute;, pondait
+r&eacute;guli&egrave;rement trois fois par an, et couvait, tout en
+sommeillant, avec
+une religion patriarcale, mon p&egrave;re, encore fort propre et fort
+p&eacute;tulant,
+malgr&eacute; son grand &acirc;ge, picorait autour d'elle toute la
+journ&eacute;e, lui
+apportant de beaux insectes qu'il saisissait d&eacute;licatement par le
+bout
+de la queue pour ne pas d&eacute;go&ucirc;ter sa femme, et, la nuit
+venue, il ne
+manquait jamais, quand il faisait beau, de la r&eacute;galer d'une
+chanson qui
+r&eacute;jouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le
+moindre
+nuage n'avait troubl&eacute; cette douce union.</p>
+<p>&Agrave; peine fus-je venu au monde, que, pour l&agrave;
+premi&egrave;re fois de sa vie, mon
+p&egrave;re commen&ccedil;a &agrave; montrer de la mauvaise humeur.
+Bien que je ne fusse
+encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur,
+ni la tournure de sa nombreuse post&eacute;rit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant
+de
+travers; il faut que ce gamin-l&agrave; aille apparemment se fourrer
+dans tous
+les pl&acirc;tras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour
+&ecirc;tre toujours
+si laid et si crott&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! mon ami, r&eacute;pondait ma m&egrave;re, toujours
+roul&eacute;e en boule
+dans une vieille &eacute;cuelle dont elle avait fait son nid, ne
+voyez-vous pas
+que c'est de son &acirc;ge? Et vous-m&ecirc;me, dans votre jeune temps,
+n'avez-vous
+pas &eacute;t&eacute; un charmant vaurien? Laissez grandir notre
+merlichon, et vous
+verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus.</p>
+<p>Tout en prenant ainsi ma d&eacute;fense, ma m&egrave;re ne s'y
+trompait pas; elle
+voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une
+monstruosit&eacute;;
+mais elle faisait comme toutes les m&egrave;res qui s'attachent souvent
+&agrave; leurs
+enfants par cela m&ecirc;me qu'ils sont maltrait&eacute;s de la nature,
+comme si la
+faute en &eacute;tait &agrave; elles, ou comme si elles repoussaient
+d'avance
+l'injustice du sort qui doit les frapper.</p>
+<p>Quand vint le temps de ma premi&egrave;re mue, mon p&egrave;re
+devint tout &agrave; fait
+pensif et me consid&eacute;ra attentivement. Tant que mes plumes
+tomb&egrave;rent, il
+me traita encore avec assez de bont&eacute; et me donna m&ecirc;me la
+p&acirc;t&eacute;e, me
+voyant grelotter presque nu dans un coin; mais d&egrave;s que mes
+pauvres
+ailerons transis commenc&egrave;rent &agrave; se recouvrir de duvet,
+&agrave; chaque plume
+blanche qu'il vit para&icirc;tre, il entra dans une telle
+col&egrave;re, que je
+craignis qu'il ne me plum&acirc;t pour le reste de mes jours!
+H&eacute;las! je
+n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me
+demandais pourquoi le meilleur des p&egrave;res se montrait pour moi si
+barbare.</p>
+<p>Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient
+mis,
+malgr&eacute; moi, le c&#339;ur en joie, comme je voltigeais dans une
+all&eacute;e, je me
+mis, pour mon malheur, &agrave; chanter. &Agrave; la premi&egrave;re
+note qu'il entendit, mon
+p&egrave;re sauta en l'air comme une fus&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que j'entends-l&agrave;? s'&eacute;cria-t-il; est-ce
+ainsi qu'un merle
+siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce l&agrave; siffler?</p>
+<p>Et, s'abattant pr&egrave;s de ma m&egrave;re avec la contenance la
+plus terrible:</p>
+<p>&#8212;Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid?</p>
+<p>&Agrave; ces mots, ma m&egrave;re indign&eacute;e
+s'&eacute;lan&ccedil;a de son &eacute;cuelle, non sans se faire
+du mal &agrave; une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la
+suffoquaient, elle tomba &agrave; terre &agrave; demi
+p&acirc;m&eacute;e. Je la vis pr&egrave;s d'expirer;
+&eacute;pouvant&eacute; et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de
+mon p&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;O mon p&egrave;re! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je
+suis mal
+v&ecirc;tu, que ma m&egrave;re n'en soit point punie! Est-ce sa faute
+si la nature
+m'a refus&eacute; une voix comme la v&ocirc;tre? Est-ce sa faute si je
+n'ai pas votre
+beau bec jaune et votre bel habit noir &agrave; la fran&ccedil;aise,
+qui vous donnent
+l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a
+fait
+de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois
+du moins le seul malheureux!</p>
+<p>&#8212;Il ne s'agit pas de cela, dit mon p&egrave;re; que signifie la
+mani&egrave;re
+absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris
+&agrave;
+siffler ainsi contre tous les usages et toutes les r&egrave;gles?</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! monsieur, r&eacute;pondis-je humblement, j'ai
+siffl&eacute; comme je pouvais,
+me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-&ecirc;tre
+mang&eacute; trop de
+mouches.</p>
+<p>&#8212;On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon p&egrave;re hors
+de lui.
+Il y a des si&egrave;cles que nous sifflons de p&egrave;re en fils, et,
+lorsque je
+fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier
+&eacute;tage,
+un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs
+fen&ecirc;tres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les
+yeux
+l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air
+enfarin&eacute;
+comme un paillasse de la foire? Si je n'&eacute;tais le plus pacifique
+des
+merles, je t'aurais d&eacute;j&agrave; cent fois mis &agrave; nu, ni
+plus ni moins qu'un
+poulet de basse-cour pr&ecirc;t &agrave; &ecirc;tre embroch&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! m'&eacute;criai-je, r&eacute;volt&eacute; de l'injustice
+de mon p&egrave;re, s'il en est
+ainsi, monsieur, qu'&agrave; cela ne tienne! je me d&eacute;roberai
+&agrave; votre pr&eacute;sence,
+je d&eacute;livrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche,
+par
+laquelle vous me tirez toute la journ&eacute;e. Je partirai, monsieur,
+je
+fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma
+m&egrave;re pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma
+mis&egrave;re, et
+peut-&ecirc;tre, ajoutai-je en sanglotant, peut-&ecirc;tre
+trouverai-je, dans le
+potager du voisin ou sur les goutti&egrave;res, quelques vers de terre
+ou
+quelques araign&eacute;es pour soutenir ma triste existence.</p>
+<p>&#8212;Comme tu voudras, r&eacute;pliqua mon p&egrave;re, loin de
+s'attendrir &agrave; ce
+discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un
+merle.</p>
+<p>&#8212;Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous pla&icirc;t?</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Apr&egrave;s ces
+paroles
+foudroyantes, mon p&egrave;re s'&eacute;loigna &agrave; pas lents. Ma
+m&egrave;re se releva
+tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son
+&eacute;cuelle.
+Pour moi, confus et d&eacute;sol&eacute;, je pris mon vol du mieux que
+je pus, et
+j'allai, comme je l'avais annonc&eacute;, me percher sur la
+goutti&egrave;re d'une
+maison voisine.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>Mon p&egrave;re eut l'inhumanit&eacute; de me laisser pendant
+plusieurs jours dans
+cette situation mortifiante. Malgr&eacute; sa violence, il avait bon
+c&#339;ur, et,
+aux regards d&eacute;tourn&eacute;s qu'il me lan&ccedil;ait, je voyais
+bien qu'il aurait
+voulu me pardonner et me rappeler; ma m&egrave;re, surtout, levait sans
+cesse
+vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait m&ecirc;me
+parfois &agrave;
+m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur
+inspirait, malgr&eacute; eux, une r&eacute;pugnance et un effroi
+auxquels je vis bien
+qu'il n'y avait point de rem&egrave;de.</p>
+<p>&#8212;Je ne suis point un merle! me r&eacute;p&eacute;tais-je; et, en
+effet, en
+m'&eacute;pluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la
+goutti&egrave;re, je ne
+reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu &agrave;
+ma
+famille.&#8212;O ciel! r&eacute;p&eacute;tais-je encore, apprends-moi donc ce
+que je suis!</p>
+<p>Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir
+ext&eacute;nu&eacute; de
+faim et de chagrin, lorsque je vis se poser pr&egrave;s de moi un
+oiseau plus
+mouill&eacute;, plus p&acirc;le et plus maigre que je ne le croyais
+possible. Il
+&eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s de ma couleur, autant que j'en
+pus juger &agrave; travers la
+pluie qui nous inondait; &agrave; peine avait-il sur le corps assez de
+plumes
+pour habiller un moineau, et il &eacute;tait plus gros que moi. Il me
+sembla,
+au premier abord, un oiseau tout &agrave; fait pauvre et
+n&eacute;cessiteux; mais il
+gardait, en d&eacute;pit de l'orage qui maltraitait son front presque
+tondu, un
+air d&eacute;sert&eacute; qui me charma. Je lui fis modestement une
+grande r&eacute;v&eacute;rence,
+&agrave; laquelle il r&eacute;pondit par un coup de bec qui faillit me
+jeter &agrave; bas de
+la goutti&egrave;re. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me
+retirais
+avec componction sans essayer de lui r&eacute;pondre en sa langue:</p>
+<p>&#8212;Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrou&eacute;e que son
+cr&acirc;ne
+&eacute;tait chauve.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! monseigneur, r&eacute;pondis-je (craignant une
+seconde estocade), je
+n'en sais rien. Je croyais &ecirc;tre un merle, mais l'on m'a convaincu
+que je
+n'en suis pas un.</p>
+<p>La singularit&eacute; de ma r&eacute;ponse et mon air de
+sinc&eacute;rit&eacute; l'int&eacute;ress&egrave;rent. Il
+s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai
+avec toute la tristesse et toute l'humilit&eacute; qui convenaient
+&agrave; ma
+position et au temps affreux qu'il faisait.</p>
+<p>&#8212;Si tu &eacute;tais un ramier comme moi, me dit-il apr&egrave;s
+m'avoir &eacute;cout&eacute;, les
+niaiseries dont tu t'affliges ne t'inqui&eacute;teraient pas un moment.
+Nous
+voyageons, c'est l&agrave; notre vie, et nous avons bien nos amours,
+mais je ne
+sais qui est mon p&egrave;re. Fendre l'air, traverser l'espace, voir
+&agrave; nos
+pieds les monts et les plaines, respirer l'azur m&ecirc;me des cieux,
+et non
+les exhalaisons de la terre, courir comme la fl&egrave;che &agrave; un
+but marqu&eacute; qui
+ne nous &eacute;chappe jamais, voil&agrave; notre plaisir et notre
+existence. Je fais
+plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix.</p>
+<p>&#8212;Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous &ecirc;tes un
+oiseau
+boh&eacute;mien.</p>
+<p>&#8212;C'est encore une chose dont je ne me soucie gu&egrave;re,
+reprit-il. Je n'ai
+point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et
+mes petits. O&ugrave; est ma femme, l&agrave; est ma patrie.</p>
+<p>&#8212;Mais qu'avez-vous l&agrave; qui vous pend au cou? C'est comme une
+vieille
+papillotte chiffonn&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Ce sont des papiers d'importance, r&eacute;pondit-il en se
+rengorgeant; je
+vais &agrave; Bruxelles de ce pas, et je porte au c&eacute;l&egrave;bre
+banquier *** une
+nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit
+centimes.</p>
+<p>&#8212;Juste Dieu! m'&eacute;criai-je, c'est une belle existence que la
+v&ocirc;tre, et
+Bruxelles, j'en suis s&ucirc;r, doit &ecirc;tre une ville bien curieuse
+&agrave; voir. Ne
+pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle,
+je suis peut-&ecirc;tre un pigeon ramier.</p>
+<p>&#8212;Si tu en &eacute;tais un, r&eacute;pliqua-t-il, tu m'aurais rendu
+le coup de bec que
+je t'ai donn&eacute; tout &agrave; l'heure.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour
+si
+peu de chose. Voil&agrave; le matin qui para&icirc;t et l'orage qui
+s'apaise. De
+gr&acirc;ce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien
+au
+monde;&#8212;si vous me refusez, il ne me reste plus qu'&agrave; me noyer
+dans
+cette goutti&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Eh bien, en route! suis-moi si tu peux.</p>
+<p>Je jetai un dernier regard sur le jardin o&ugrave; dormait ma
+m&egrave;re. Une larme
+coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emport&egrave;rent. J'ouvris
+mes ailes
+et je partis.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>Mes ailes, je l'ai dit, n'&eacute;taient pas encore bien robustes.
+Tandis que
+mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais &agrave; ses
+c&ocirc;t&eacute;s; je
+tins bon pendant quelque temps, mais bient&ocirc;t il me prit un
+&eacute;blouissement
+si violent, que je me sentis pr&egrave;s de d&eacute;faillir.</p>
+<p>&#8212;Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible.</p>
+<p>&#8212;Non, me r&eacute;pondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons
+plus que
+soixante lieues &agrave; faire.</p>
+<p>J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une
+poule
+mouill&eacute;e, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le
+coup,
+j'&eacute;tais rendu.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, b&eacute;gayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas
+s'arr&ecirc;ter un
+instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant
+sur un arbre...</p>
+<p>&#8212;Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me r&eacute;pondit le
+ramier en
+col&egrave;re.</p>
+<p>Et, sans daigner tourner la t&ecirc;te, il continua son voyage
+enrag&eacute;. Quant &agrave;
+moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de
+bl&eacute;.</p>
+<p>J'ignore combien de temps dura mon &eacute;vanouissement. Lorsque je
+repris
+connaissance, ce qui me revint d'abord en m&eacute;moire fut la
+derni&egrave;re
+parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.&#8212;O mes chers
+parents! pensai-je, vous vous &ecirc;tes donc tromp&eacute;s! Je vais
+retourner pr&egrave;s
+de vous; vous me reconna&icirc;trez pour votre vrai et l&eacute;gitime
+enfant, et
+vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous
+l'&eacute;cuelle de ma m&egrave;re.</p>
+<p>Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la
+douleur
+que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres.
+&Agrave; peine
+me fus-je dress&eacute; sur mes pattes, que la d&eacute;faillance me
+reprit, et je
+retombai sur le flanc.</p>
+<p>L'affreuse pens&eacute;e de la mort se pr&eacute;sentait
+d&eacute;j&agrave; &agrave; mon esprit, lorsque, &agrave;
+travers les bluets et les coquelicots, je vis venir &agrave; moi, sur
+la pointe
+du pied, deux charmantes personnes. L'une &eacute;tait une petite pie
+fort bien
+mouchet&eacute;e et extr&ecirc;mement coquette, et l'autre une
+tourterelle couleur de
+rose. La tourterelle s'arr&ecirc;ta &agrave; quelques pas de distance,
+avec un grand
+air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie
+s'approcha en sautillant de la mani&egrave;re la plus agr&eacute;able
+du monde.</p>
+<p>&#8212;Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous l&agrave;? me
+demanda-t-elle
+d'une voix fol&acirc;tre et argentine.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! madame la marquise, r&eacute;pondis-je (car c'en
+devait &ecirc;tre une pour
+le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a
+laiss&eacute; en route, et je suis en train de mourir de faim.</p>
+<p>&#8212;Sainte Vierge! que me dites-vous? r&eacute;pondit-elle.</p>
+<p>Et aussit&ocirc;t elle se mit &agrave; voltiger &ccedil;&agrave; et
+l&agrave; sur les buissons qui nous
+entouraient, allant et venant de c&ocirc;t&eacute; et d'autre,
+m'apportant quantit&eacute;
+de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas pr&egrave;s de moi,
+tout en
+continuant ses questions.</p>
+<p>&#8212;Mais qui &ecirc;tes-vous? mais d'o&ugrave; venez-vous? C'est une
+chose incroyable
+que votre aventure! Et o&ugrave; alliez-vous? Voyager seul, si jeune,
+car vous
+sortez de votre premi&egrave;re mue! Que font vos parents? d'o&ugrave;
+sont-ils?
+comment vous laissent-ils aller dans cet &eacute;tat-l&agrave;? Mais
+c'est &agrave; faire
+dresser les plumes sur la t&ecirc;te!</p>
+<p>Pendant qu'elle parlait, je m'&eacute;tais soulev&eacute; un peu de
+c&ocirc;t&eacute;, et je
+mangeais de grand app&eacute;tit. La tourterelle restait immobile, me
+regardant
+toujours d'un &#339;il de piti&eacute;. Cependant elle remarqua que je
+retournais la
+t&ecirc;te d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De
+la pluie
+tomb&eacute;e dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron;
+elle
+recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute
+fra&icirc;che. Certainement, si je n'eusse pas &eacute;t&eacute; si
+malade, une personne si
+r&eacute;serv&eacute;e ne se serait jamais permis une pareille
+d&eacute;marche.</p>
+<p>Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon c&#339;ur
+battait
+violemment. Partag&eacute; entre deux &eacute;motions diverses,
+j'&eacute;tais p&eacute;n&eacute;tr&eacute; d'un
+charme inexplicable. Ma paneti&egrave;re &eacute;tait si gaie, mon
+&eacute;chanson si
+expansif et si doux, que j'aurais voulu d&eacute;jeuner ainsi pendant
+toute
+l'&eacute;ternit&eacute;. Malheureusement, tout a un terme, m&ecirc;me
+l'app&eacute;tit d'un
+convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la
+curiosit&eacute; de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec
+autant de
+sinc&eacute;rit&eacute; que je l'avais fait la veille devant le pigeon.
+La pie
+m'&eacute;couta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui
+appartenir,
+et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde
+sensibilit&eacute;. Mais, lorsque j'en fus &agrave; toucher le point
+capital qui
+causait ma peine, c'est-&agrave;-dire l'ignorance o&ugrave;
+j'&eacute;tais de moi-m&ecirc;me:</p>
+<p>&#8212;Plaisantez-vous? s'&eacute;cria la pie; vous, un merle! vous, un
+pigeon! Fi
+donc! vous &ecirc;tes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et
+tr&egrave;s
+gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme
+qui dirait un coup d'&eacute;ventail.</p>
+<p>--- Mais, madame la marquise, r&eacute;pondis-je, il me semble que,
+pour une
+pie, je suis d'une couleur, ne vous en d&eacute;plaise...</p>
+<p>&#8212;Une pie russe, mon cher, vous &ecirc;tes une pie russe! Vous ne
+savez pas
+qu'elles sont blanches? Pauvre gar&ccedil;on, quelle innocence<a
+ name="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1"><sup>1</sup></a>!</p>
+<p>&#8212;Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe,
+&eacute;tant n&eacute; au
+fond du Marais, dans une vieille &eacute;cuelle cass&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;Ah! le bon enfant! Vous &ecirc;tes de l'invasion, mon cher;
+croyez-vous
+qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous &agrave; moi, et laissez-vous faire;
+je veux
+vous emmener tout &agrave; l'heure et vous montrer les plus belles
+choses de la
+terre.</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; cela, madame, s'il vous pla&icirc;t?</p>
+<p>&#8212;Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y
+m&egrave;ne.
+Vous n'aurez pas plus t&ocirc;t &eacute;t&eacute; pie un quart d'heure,
+que vous ne voudrez
+plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes l&agrave; une centaine,
+non pas
+de ces grosses pies de village qui demandent l'aum&ocirc;ne sur les
+grands
+chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effil&eacute;es,
+lestes, et
+pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de
+sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose
+invariable, et nous m&eacute;prisons le reste du monde. Les marques
+noires vous
+manquent, il est vrai, mais votre qualit&eacute; de Russe suffira pour
+vous
+faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous
+attifer. Depuis le matin jusqu'&agrave; midi, nous nous attifons, et,
+depuis
+midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un
+arbre,
+le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la for&ecirc;t
+s'&eacute;l&egrave;ve un
+ch&ecirc;ne immense, inhabit&eacute;, h&eacute;las! C'&eacute;tait la
+demeure du feu roi Pie X, o&ugrave;
+nous allons en p&egrave;lerinage en poussant de bien gros soupirs;
+mais, &agrave; part
+ce l&eacute;ger chagrin, nous passons le temps &agrave; merveille. Nos
+femmes, ne sont
+pas plus b&eacute;gueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos
+plaisirs sont
+purs et honn&ecirc;tes, parce que notre c&#339;ur est aussi noble que notre
+langage
+est libre et joyeux. Notre fiert&eacute; n'a pas de bornes, et, si un
+geai ou
+toute autre canaille vient par hasard &agrave; s'introduire chez nous,
+nous le
+plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures
+gens du monde, et les passereaux, les m&eacute;sanges, les
+chardonnerets qui
+vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours pr&ecirc;tes &agrave;
+les aider, &agrave;
+les nourrir et &agrave; les d&eacute;fendre. Nulle part il n'y a plus
+de caquetage que
+chez nous, et nulle part moins de m&eacute;disance. Nous ne manquons
+pas de
+vieilles pies d&eacute;votes qui disent leurs paten&ocirc;tres toute la
+journ&eacute;e, mais
+la plus &eacute;vent&eacute;e de nos jeunes comm&egrave;res peut
+passer, sans crainte d'un
+coup de bec, pr&egrave;s de la plus s&eacute;v&egrave;re
+douairi&egrave;re. En un mot, nous vivons
+de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; qui est fort beau, madame, r&eacute;pliquai-je, et je
+serais
+certainement mal appris de ne point ob&eacute;ir aux ordres d'une
+personne
+comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi,
+de gr&acirc;ce, de dire un mot &agrave; cette bonne demoiselle qui est
+ici.&#8212;Mademoiselle, continuai-je en m'adressant &agrave; la tourterelle,
+parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois
+v&eacute;ritablement une pie russe?</p>
+<p>&Agrave; cette question, la tourterelle baissa la t&ecirc;te, et
+devint rouge p&acirc;le,
+comme les rubans de Lolotte.</p>
+<p>&#8212;Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis...</p>
+<p>&#8212;Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui
+puisse
+vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si
+charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon c&#339;ur et ma patte
+&agrave;
+celle de vous qui en voudra, d&egrave;s l'instant que je saurai si je
+suis pie
+ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus
+bas &agrave; la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de
+tourtereau qui me
+tourmente singuli&egrave;rement.</p>
+<p>&#8212;Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage,
+je
+ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous &agrave;
+travers ces
+coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une
+l&eacute;g&egrave;re teinte...</p>
+<p>Elle n'osa en dire plus long.</p>
+<p>&#8212;O perplexit&eacute;! m'&eacute;criai-je, comment savoir &agrave;
+quoi m'en tenir? comment
+donner mon c&#339;ur &agrave; l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement
+d&eacute;chir&eacute;? O
+Socrate! quel pr&eacute;cepte admirable, mais difficile &agrave;
+suivre, tu nous as
+donn&eacute;, quand tu as dit: &laquo;Connais-toi toi-m&ecirc;me!&raquo;</p>
+<p>Depuis le jour o&ugrave; une malheureuse chanson avait si fort
+contrari&eacute; mon
+p&egrave;re, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me
+vint &agrave;
+l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la
+v&eacute;rit&eacute;.
+&laquo;Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon p&egrave;re m'a mis
+&agrave; la porte d&egrave;s le
+premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque
+effet sur ces dames.&raquo; Ayant donc commenc&eacute; par m'incliner
+poliment, comme
+pour r&eacute;clamer l'indulgence, &agrave; cause de la pluie que
+j'avais re&ccedil;ue, je me
+mis d'abord &agrave; siffler, puis &agrave; gazouiller, puis &agrave;
+faire des roulades,
+puis enfin &agrave; chanter &agrave; tue-t&ecirc;te, comme un muletier
+espagnol en plein
+vent.</p>
+<p>&Agrave; mesure que je chantais, la petite pie s'&eacute;loignait de
+moi d'un air de
+surprise qui devint bient&ocirc;t de la stup&eacute;faction, puis qui
+passa &agrave; un
+sentiment d'effroi accompagn&eacute; d'un profond ennui. Elle
+d&eacute;crivait des
+cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop
+chaud qui vient de le br&ucirc;ler, mais auquel il voudrait pourtant
+go&ucirc;ter
+encore. Voyant l'effet de mon &eacute;preuve, et voulant la pousser
+jusqu'au
+bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je
+m'&eacute;gosillais &agrave; chanter. Elle r&eacute;sista pendant
+vingt-cinq minutes &agrave; mes
+m&eacute;lodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola
+&agrave; grand
+bruit, et regagna son palais de verdure. Quant &agrave; la tourterelle,
+elle
+s'&eacute;tait, presque d&egrave;s le commencement, profond&eacute;ment
+endormie.</p>
+<p>&#8212;Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! &ocirc;
+&eacute;cuelle
+maternelle! plus que jamais je reviens &agrave; vous!</p>
+<p>Au moment o&ugrave; je m'&eacute;lan&ccedil;ais pour partir, la
+tourterelle rouvrit les yeux.</p>
+<p>&#8212;Adieu, dit-elle, &eacute;tranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom
+est
+Gourouli; souviens-toi de moi!</p>
+<p>&#8212;Belle Gourouli, lui r&eacute;pondis-je, vous &ecirc;tes bonne,
+douce et charmante;
+je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous &ecirc;tes couleur de
+rose;
+tant de bonheur n'est pas fait pour moi!</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de
+m'attrister.&#8212;H&eacute;las! musique, h&eacute;las! po&eacute;sie, me
+r&eacute;p&eacute;tais-je en regagnant
+Paris, qu'il y a peu de c&#339;urs qui vous comprennent!</p>
+<p>En faisant ces r&eacute;flexions, je me cognai la t&ecirc;te contre
+celle d'un oiseau
+qui volait dans le sens oppos&eacute; au mien. Le choc fut si rude et
+si
+impr&eacute;vu, que nous tomb&acirc;mes tous deux sur la cime d'un
+arbre qui, par
+bonheur, se trouva l&agrave;. Apr&egrave;s que nous nous f&ucirc;mes un
+peu secou&eacute;s, je
+regardai le nouveau venu, m'attendant &agrave; une querelle. Je vis
+avec
+surprise qu'il &eacute;tait blanc. &Agrave; la v&eacute;rit&eacute;, il
+avait la t&ecirc;te un peu plus
+grosse que moi, et, sur le front, une esp&egrave;ce de panache qui lui
+donnait
+un air h&eacute;ro&iuml;-comique; de plus, il portait sa queue fort en
+l'air, avec
+une grande magnanimit&eacute;: du reste, il ne me parut nullement
+dispos&eacute; &agrave; la
+bataille. Nous nous abord&acirc;mes fort civilement, et nous nous
+f&icirc;mes de
+mutuelles excuses, apr&egrave;s quoi nous entr&acirc;mes en
+conversation. Je pris la
+libert&eacute; de lui demander son nom et de quel pays il &eacute;tait.</p>
+<p>&#8212;Je suis &eacute;tonn&eacute;, me dit-il, que vous ne me connaissiez
+pas. Est-ce que
+vous n'&ecirc;tes pas des n&ocirc;tres?</p>
+<p>&#8212;En v&eacute;rit&eacute;, monsieur, r&eacute;pondis-je, je ne sais
+pas desquels je suis.
+Tout le monde me demande et me dit la m&ecirc;me chose; il faut que ce
+soit
+une gageure qu'on ait faite.</p>
+<p>&#8212;Vous voulez rire, r&eacute;pliqua-t-il; votre plumage vous sied
+trop bien
+pour que je m&eacute;connaisse un confr&egrave;re. Vous appartenez
+infailliblement &agrave;
+cette race illustre et v&eacute;n&eacute;rable qu'on nomme en latin <i>cacuata</i>,
+en
+langue savante <i>kakato&egrave;s</i>, et en jargon vulgaire catacois.</p>
+<p>&#8212;Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur
+pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en &eacute;tais
+pas, et
+daignez m'apprendre &agrave; qui j'ai la gloire de parler.</p>
+<p>&#8212;Je suis, r&eacute;pondit l'inconnu, le grand po&egrave;te
+Kacatogan. J'ai fait de
+puissants voyages, monsieur, des travers&eacute;es arides et de
+cruelles
+p&eacute;r&eacute;grinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma
+muse a eu des
+malheurs. J'ai fredonn&eacute; sous Louis XVI, monsieur, j'ai
+braill&eacute; pour la
+R&eacute;publique, j'ai noblement chant&eacute; l'Empire, j'ai
+discr&egrave;tement lou&eacute; la
+Restauration, j'ai m&ecirc;me fait un effort dans ces derniers temps,
+et je me
+suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce si&egrave;cle sans
+go&ucirc;t. J'ai
+lanc&eacute; dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes,
+de
+gracieux dithyrambes, de pieuses &eacute;l&eacute;gies, des drames
+chevelus, des
+romans cr&eacute;pus, des vaudevilles poudr&eacute;s et des
+trag&eacute;dies chauves. En un
+mot, je puis me flatter d'avoir ajout&eacute; au temple des Muses
+quelques
+festons galants, quelques sombres cr&eacute;neaux et quelques
+ing&eacute;nieuses
+arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore
+vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je r&ecirc;vais
+&agrave; un po&euml;me en
+un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez
+fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous &ecirc;tre bon
+&agrave; quelque
+chose, je suis tout &agrave; votre service.</p>
+<p>&#8212;Vraiment, monsieur, vous le pouvez, r&eacute;pliquai-je, car vous
+me voyez en
+ce moment dans un grand embarras po&eacute;tique. Je n'ose dire que je
+sois un
+po&egrave;te, ni surtout un aussi grand po&egrave;te que vous,
+ajoutai-je en le
+saluant, mais j'ai re&ccedil;u de la nature un gosier qui me
+d&eacute;mange quand je
+me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. &Agrave; vous dire la
+v&eacute;rit&eacute;,
+j'ignore absolument les r&egrave;gles.</p>
+<p>&#8212;Je les ai oubli&eacute;es, dit Kacatogan, ne vous inqui&eacute;tez
+pas de cela.</p>
+<p>&#8212;Mais il m'arrive, repris-je, une chose f&acirc;cheuse: c'est que ma
+voix
+produit sur ceux qui l'entendent &agrave; peu pr&egrave;s le m&ecirc;me
+effet que celle d'un
+certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire?</p>
+<p>&#8212;Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-m&ecirc;me cet effet
+bizarre.
+La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! monsieur, vous qui me semblez &ecirc;tre le Nestor de la
+po&eacute;sie,
+sauriez-vous, je vous prie, un rem&egrave;de &agrave; ce p&eacute;nible
+inconv&eacute;nient?</p>
+<p>&#8212;Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je
+m'en suis fort tourment&eacute; &eacute;tant jeune, &agrave; cause
+qu'on me sifflait
+toujours; mais, &agrave; l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois
+que
+cette r&eacute;pugnance vient de ce que le public en lit d'autres que
+nous:
+cela le distrait..</p>
+<p>&#8212;Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est
+dur, pour une cr&eacute;ature bien intentionn&eacute;e, de mettre les
+gens en fuite
+d&egrave;s qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le
+service
+de m'&eacute;couter, et me dire sinc&egrave;rement votre avis?</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles.</p>
+<p>Je me mis &agrave; chanter aussit&ocirc;t, et j'eus la satisfaction
+de voir que
+Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement,
+et,
+de temps en temps, il inclinait la t&ecirc;te d'un air d'approbation,
+avec une
+esp&egrave;ce de murmure flatteur. Mais je m'aper&ccedil;us
+bient&ocirc;t qu'il ne
+m'&eacute;coutait pas, et qu'il r&ecirc;vait &agrave; son po&egrave;me.
+Profitant d'un moment o&ugrave; je
+reprenais haleine, il m'interrompit tout &agrave; coup.</p>
+<p>&#8212;Je l'ai pourtant trouv&eacute;e, cette rime! dit-il en souriant et
+en
+branlant la t&ecirc;te; c'est la soixante mille sept cent
+quatorzi&egrave;me qui sort
+de cette cervelle-l&agrave;! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais
+lire
+cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en
+dira!</p>
+<p>Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se
+souvenir
+de m'avoir rencontr&eacute;.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Rest&eacute; seul et d&eacute;sappoint&eacute;, je n'avais rien de
+mieux &agrave; faire que de
+profiter du reste du jour et de voler &agrave; tire-d'aile vers Paris.
+Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon
+avait &eacute;t&eacute; trop peu agr&eacute;able pour me laisser un
+souvenir exact; en sorte
+que, au lieu d'aller tout droit, je tournai &agrave; gauche au Bourget,
+et,
+surpris par la nuit, je fus oblig&eacute; de chercher un g&icirc;te
+dans les bois de
+Mortefontaine.</p>
+<p>Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais,
+qui,
+comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se
+chamaillaient de tous les c&ocirc;t&eacute;s. Dans les buissons
+piaillaient les
+moineaux, en pi&eacute;tinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau
+marchaient gravement deux h&eacute;rons, perch&eacute;s sur leurs
+longues &eacute;chasses;
+dans l'attitude de la m&eacute;ditation, Georges Dandins du lieu,
+attendant
+patiemment leurs femmes. D'&eacute;normes corbeaux, &agrave;
+moiti&eacute; endormis, se
+posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus
+&eacute;lev&eacute;s, et
+nasillaient leurs pri&egrave;res du soir. Plus bas, les m&eacute;sanges
+amoureuses se
+pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert
+&eacute;bouriff&eacute;
+poussait son m&eacute;nage par derri&egrave;re, pour le faire entrer
+dans le creux
+d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant
+en l'air comme des bouff&eacute;es de fum&eacute;e, et se
+pr&eacute;cipitaient sur un
+arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes,
+des rouges-gorges, se groupaient l&eacute;g&egrave;rement sur des
+branches d&eacute;coup&eacute;es,
+comme des cristaux sur une girandole. De toute part r&eacute;sonnaient
+des voix
+qui disaient bien distinctement:&#8212;Allons, ma femme!&#8212;Allons, ma
+fille!&#8212;Venez, ma belle!&#8212;Par ici, ma mie!&#8212;Me voil&agrave;, mon
+cher!&#8212;Bonsoir, ma ma&icirc;tresse!&#8212;Adieu,&#8212;mes amis!&#8212;Dormez bien, mes
+enfants!</p>
+<p>Quelle position pour un c&eacute;libataire que de coucher dans une
+pareille
+auberge! J'eus la tentation de me joindre &agrave; quelques oiseaux de
+ma
+taille, et de leur demander l'hospitalit&eacute;.&#8212;La nuit, pensais-je,
+tous
+les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que
+de
+dormir poliment pr&egrave;s d'eux?</p>
+<p>Je me dirigeai d'abord vers un foss&eacute; o&ugrave; se
+rassemblaient des &eacute;tourneaux.
+Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et
+je
+remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dor&eacute;es et
+les
+pattes vernies: c'&eacute;taient les dandies de la for&ecirc;t: Ils
+&eacute;taient assez
+bons enfants, et ne m'honor&egrave;rent d'aucune attention. Mais leurs
+propos
+&eacute;taient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuit&eacute;
+leurs
+tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement
+l'un &agrave; l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir.</p>
+<p>J'allai ensuite me percher sur une branche o&ugrave; s'alignaient
+une
+demi-douzaine d'oiseaux de diff&eacute;rentes esp&egrave;ces. Je pris
+modestement la
+derni&egrave;re place, &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; de la
+branche, esp&eacute;rant qu'on m'y
+souffrirait. Par malheur, ma voisine &eacute;tait une vieille colombe,
+aussi
+s&egrave;che qu'une girouette rouill&eacute;e. Au moment o&ugrave; je
+m'approchai d'elle, le
+peu de plumes qui couvraient ses os &eacute;taient l'objet de sa
+sollicitude;
+elle feignait de les &eacute;plucher, mais elle e&ucirc;t trop craint
+d'en arracher
+une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son
+compte. &Agrave; peine l'eus-je touch&eacute;e du bout de l'aile,
+qu'elle se redressa
+majestueusement.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en
+pin&ccedil;ant le
+bec avec une pudeur britannique.</p>
+<p>Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta &agrave; bas
+avec une
+vigueur qui e&ucirc;t fait honneur &agrave; un portefaix.</p>
+<p>Je tombai dans une bruy&egrave;re o&ugrave; dormait une grosse
+gelinotte. Ma m&egrave;re
+elle-m&ecirc;me, dans son &eacute;cuelle, n'avait pas un tel air de
+b&eacute;atitude. Elle
+&eacute;tait si rebondie, si &eacute;panouie, si bien assise sur son
+triple ventre,
+qu'on l'e&ucirc;t prise pour un p&acirc;t&eacute; dont on avait
+mang&eacute; la cro&ucirc;te. Je me
+glissai furtivement pr&egrave;s d'elle.</p>
+<p>&#8212;Elle ne s'&eacute;veillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une
+si bonne
+grosse maman ne peut pas &ecirc;tre bien m&eacute;chante. Elle ne le
+fut pas en
+effet. Elle ouvrit les yeux &agrave; demi, et me dit en poussant un
+l&eacute;ger
+soupir:</p>
+<p>&#8212;Tu me g&ecirc;nes, mon petit, va-t'en de l&agrave;.</p>
+<p>Au m&ecirc;me instant, je m'entendis appeler: c'&eacute;taient des
+grives qui, du
+haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir &agrave;
+elles.&#8212;Voil&agrave; enfin de
+bonnes &acirc;mes, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des
+folles,
+et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplum&eacute; qu'un
+billet
+doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas &agrave; juger que ces
+dames
+avaient mang&eacute; plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le
+faire; elles
+se soutenaient &agrave; peine sur les branches, et leurs plaisanteries
+de
+mauvaise compagnie, leurs &eacute;clats de rire et leurs chansons
+grivoises me
+forc&egrave;rent de m'&eacute;loigner.</p>
+<p>Je commen&ccedil;ais &agrave; d&eacute;sesp&eacute;rer, et j'allais
+m'endormir dans un coin
+solitaire, lorsqu'un rossignol se mit &agrave; chanter. Tout le monde
+aussit&ocirc;t
+fit silence. H&eacute;las! que sa voix &eacute;tait pure! que sa
+m&eacute;lancolie m&ecirc;me
+paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords
+semblaient le bercer. Personne ne songeait &agrave; le faire taire,
+personne ne
+trouvait mauvais qu'il chant&acirc;t sa chanson &agrave; pareille
+heure; son p&egrave;re ne
+le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite.</p>
+<p>&#8212;Il n'y a donc que moi, m'&eacute;criai-je, &agrave; qui il soit
+d&eacute;fendu d'&ecirc;tre
+heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route
+dans les t&eacute;n&egrave;bres, au risque d'&ecirc;tre aval&eacute;
+par quelque hibou, que de me
+laisser d&eacute;chirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres!</p>
+<p>Sur cette pens&eacute;e, je me remis en chemin et j'errai longtemps
+au hasard.
+Aux premi&egrave;res clart&eacute;s du jour, j'aper&ccedil;us les tours
+de Notre-Dame. En un
+clin d'&#339;il j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards
+avant de reconna&icirc;tre notre jardin. J'y volai plus vite que
+l'&eacute;clair...
+H&eacute;las! il &eacute;tait vide... J'appelai en vain mes parents:
+personne ne me
+r&eacute;pondit. L'arbre o&ugrave; se tenait mon p&egrave;re, le
+buisson maternel, l'&eacute;cuelle
+ch&eacute;rie, tout avait disparu. La cogn&eacute;e avait tout
+d&eacute;truit; au lieu de
+l'all&eacute;e verte o&ugrave; j'&eacute;tais n&eacute;, il ne restait
+qu'un cent de fagots.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<br />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour,
+mais
+ce fut peine perdue; ils s'&eacute;taient sans doute
+r&eacute;fugi&eacute;s dans quelque
+quartier &eacute;loign&eacute;, et je ne pus jamais savoir de leurs
+nouvelles.</p>
+<p>P&eacute;n&eacute;tr&eacute; d'une tristesse affreuse, j'allai me
+percher sur la goutti&egrave;re o&ugrave;
+la col&egrave;re de mon p&egrave;re m'avait d'abord exil&eacute;. J'y
+passais les jours et
+les nuits &agrave; d&eacute;plorer ma triste existence. Je ne dormais
+plus, je
+mangeais &agrave; peine: j'&eacute;tais pr&egrave;s de mourir de
+douleur.</p>
+<p>Un jour que je me lamentais comme &agrave; l'ordinaire:</p>
+<p>&#8212;Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque
+mon p&egrave;re me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tomb&eacute;
+en route quand
+j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite
+marquise s'est bouch&eacute; les oreilles d&egrave;s que j'ai ouvert le
+bec; ni une
+tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-m&ecirc;me,
+ronflait
+comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan
+n'a
+pas daign&eacute; m'&eacute;couter; ni un oiseau quelconque, enfin,
+puisque, &agrave;
+Mortefontaine, on m'a laiss&eacute; coucher tout seul. Et cependant
+j'ai des
+plumes sur le corps; voil&agrave; des pattes et voil&agrave; des ailes.
+Je ne suis
+point un monstre, t&eacute;moin Gourouli, et cette petite marquise
+elle-m&ecirc;me,
+qui me trouvaient assez &agrave; leur gr&eacute;. Par quel
+myst&egrave;re inexplicable ces
+plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble
+auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?...</p>
+<p>J'allais poursuivre mes dol&eacute;ances, lorsque je fus interrompu
+par deux
+porti&egrave;res qui se disputaient dans la rue.</p>
+<p>&#8212;Ah, parbleu! dit l'une d'elles &agrave; l'autre, si tu en viens
+jamais &agrave;
+bout, je te fais cadeau d'un merle blanc!</p>
+<p>&#8212;Dieu juste! m'&eacute;criai-je, voil&agrave; mon affaire. O
+Providence! je suis fils
+d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc!</p>
+<p>Cette d&eacute;couverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes
+id&eacute;es. Au lieu
+de continuer &agrave; me plaindre, je commen&ccedil;ai &agrave; me
+rengorger et &agrave; marcher
+fi&egrave;rement le long de la goutti&egrave;re, en regardant l'espace
+d'un air
+victorieux.</p>
+<p>&#8212;C'est quelque chose, me dis-je, que d'&ecirc;tre un merle blanc:
+cela ne se
+trouve point dans le pas d'un &acirc;ne. J'&eacute;tais bien bon de
+m'affliger de ne
+pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du g&eacute;nie, c'est le
+mien! Je
+voulais fuir le monde, je veux l'&eacute;tonner! Puisque je suis cet
+oiseau
+sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et
+pr&eacute;tends me
+comporter comme tel, ni plus ni moins que le ph&eacute;nix, et
+m&eacute;priser le
+reste des volatiles. Il faut que j'ach&egrave;te les M&eacute;moires
+d'Alfieri et les
+po&egrave;mes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera
+un
+noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donn&eacute;. Oui, je
+veux
+ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait
+rare, je me ferai myst&eacute;rieux. Ce sera une faveur, une gloire de
+me
+voir.&#8212;Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout
+bonnement pour de l'argent?</p>
+<p>&#8212;Fi donc! quelle indigne pens&eacute;e! Je veux faire un
+po&egrave;me comme
+Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les
+grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des
+notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je
+ne manquerai pas, dans mes vers, de d&eacute;plorer mon isolement; mais
+ce sera
+de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le
+ciel
+m'a refus&eacute; une femelle, je dirai un mal affreux de celles des
+autres. Je
+prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les
+rossignols n'ont qu'&agrave; se bien tenir; je d&eacute;montrerai,
+comme deux et deux
+font quatre, que leurs complaintes font mal au c&#339;ur, et que leur
+marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je
+veux me cr&eacute;er tout d'abord une puissante position
+litt&eacute;raire. J'entends
+avoir autour de moi une cour compos&eacute;e, non pas seulement de
+journalistes, mais d'auteurs v&eacute;ritables et m&ecirc;me de femmes
+de lettres.
+J'&eacute;crirai un r&ocirc;le pour mademoiselle Rachel, et, si elle
+refuse de le
+jouer, je publierai &agrave; son de trompe que son talent est bien
+inf&eacute;rieur &agrave;
+celui d'une vieille actrice de province. J'irai &agrave; Venise, et je
+louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cit&eacute;
+f&eacute;erique,
+le beau palais Mocenigo, qui co&ucirc;te quatre livres dix sous par
+jour; l&agrave;,
+je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de <i>Lara</i> doit
+y
+avoir laiss&eacute;s. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un
+d&eacute;luge
+de rimes crois&eacute;es, calqu&eacute;es sur la strophe de Spencer,
+o&ugrave; je soulagerai
+ma grande &acirc;me; je ferai soupirer toutes les m&eacute;sanges,
+roucouler toutes
+les tourterelles, fondre en larmes toutes les b&eacute;casses, et
+hurler toutes
+les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me
+montrerai inexorable et inaccessible &agrave; l'amour. En vain me
+pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir piti&eacute; des
+infortun&eacute;es qu'auront
+s&eacute;duites mes chants sublimes; &agrave; tout cela, je
+r&eacute;pondrai: Foin! O exc&egrave;s
+de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres
+traverseront les mers; la renomm&eacute;e, la fortune, me suivront
+partout;
+seul, je semblera! indiff&eacute;rent aux murmures de la foule qui
+m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un
+v&eacute;ritable
+&eacute;crivain excentrique, f&ecirc;t&eacute;, choy&eacute;,
+admir&eacute;, envi&eacute;, mais compl&egrave;tement
+grognon et insupportable.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VII</h3>
+<br />
+<p>Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon
+premier
+ouvrage. C'&eacute;tait, comme je me l'&eacute;tais promis, un
+po&euml;me en quarante-huit
+chants. Il s'y trouvait bien quelques n&eacute;gligences, &agrave;
+cause de la
+prodigieuse f&eacute;condit&eacute; avec laquelle je l'avais
+&eacute;crit; mais je pensai que
+le public d'aujourd'hui, accoutum&eacute; &agrave; la belle
+litt&eacute;rature qui s'imprime
+au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.</p>
+<p>J'eus un succ&egrave;s digne de moi, c'est-&agrave;-dire sans
+pareil. Le sujet de mon
+ouvrage n'&eacute;tait autre que moi-m&ecirc;me: je me conformai en
+cela &agrave; la grande
+mode de notre temps. Je racontais mes souffrances pass&eacute;es avec
+une
+fatuit&eacute; charmante; je mettais le lecteur au fait de mille
+d&eacute;tails
+domestiques du plus piquant int&eacute;r&ecirc;t; la description de
+l'&eacute;cuelle de ma
+m&egrave;re ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais
+compt&eacute; les
+rainures, les trous, les bosses, les &eacute;clats, les
+&eacute;chardes, les clous,
+les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans,
+le dehors, les bords, le fond, les c&ocirc;t&eacute;s, les plans
+inclin&eacute;s, les plans
+droits; passant au contenu, j'avais &eacute;tudi&eacute; les brins
+d'herbe, les
+pailles, les feuilles s&egrave;ches, les petits morceaux de bois, les
+graviers, les gouttes d'eau, les d&eacute;bris de mouches, les pattes
+de
+hannetons cass&eacute;es qui s'y trouvaient: c'&eacute;tait une
+description
+ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprim&eacute;e tout
+d'une venue;
+il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient saut&eacute;e. Je
+l'avais
+habilement coup&eacute;e par morceaux, et entrem&ecirc;l&eacute;e au
+r&eacute;cit, afin que rien
+n'en f&ucirc;t perdu; en sorte qu'au moment le plus int&eacute;ressant
+et le plus
+dramatique arrivaient tout &agrave; coup quinze pages d'&eacute;cuelle.
+Voil&agrave;, je
+crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point
+d'avarice, en profitera qui voudra.</p>
+<p>L'Europe enti&egrave;re fut &eacute;mue &agrave; l'apparition de mon
+livre; elle d&eacute;vora les
+r&eacute;v&eacute;lations intimes que je daignais lui communiquer.
+Comment en e&ucirc;t-il
+&eacute;t&eacute; autrement? Non seulement j'&eacute;num&eacute;rais
+tous les faits qui se
+rattachaient &agrave; ma personne, mais je donnais encore au public un
+tableau
+complet de toutes les r&ecirc;vasseries qui m'avaient pass&eacute; par
+la t&ecirc;te depuis
+l'&acirc;ge de deux mois; j'avais m&ecirc;me intercal&eacute; au plus
+bel endroit une ode
+compos&eacute;e dans mon &#339;uf. Bien entendu d'ailleurs que je ne
+n&eacute;gligeais pas
+de traiter en passant le grand sujet qui pr&eacute;occupe maintenant
+tant de
+monde: &agrave; savoir, l'avenir de l'humanit&eacute;. Ce
+probl&egrave;me m'avait paru
+int&eacute;ressant; j'en &eacute;bauchai, dans un moment de loisir, une
+solution qui
+passa g&eacute;n&eacute;ralement pour satisfaisante.</p>
+<p>On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de
+f&eacute;licitation et des d&eacute;clarations d'amour anonymes. Quant
+aux visites,
+je suivais rigoureusement le plan que je m'&eacute;tais trac&eacute;;
+ma porte &eacute;tait
+ferm&eacute;e &agrave; tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser
+de recevoir
+deux &eacute;trangers qui s'&eacute;taient annonc&eacute;s comme
+&eacute;tant de mes parents. L'un
+&eacute;tait un merle du S&eacute;n&eacute;gal, et l'autre un merle de
+la Chine.</p>
+<p>&#8212;Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant &agrave;
+m'&eacute;touffer, que vous
+&ecirc;tes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre
+po&egrave;me
+immortel, la profonde souffrance du g&eacute;nie m&eacute;conu! Si nous
+n'&eacute;tions pas
+d&eacute;j&agrave; aussi incompris que possible, nous le deviendrions
+apr&egrave;s vous avoir
+lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime
+m&eacute;pris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons
+par
+nous-m&ecirc;mes, les peines secr&egrave;tes que vous avez
+chant&eacute;es! Voici deux
+sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous
+prions d'agr&eacute;er.</p>
+<p>&#8212;Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon
+&eacute;pouse a
+compos&eacute;e sur un passage de votre pr&eacute;face. Elle rend
+merveilleusement
+l'intention de l'auteur.</p>
+<p>&#8212;Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez
+dou&eacute;s d'un grand c&#339;ur et d'un esprit plein de lumi&egrave;res.
+Mais
+pardonnez-moi de vous faire une question. D'o&ugrave; vient votre
+m&eacute;lancolie?</p>
+<p>&#8212;Eh! monsieur, r&eacute;pondit l'habitant du S&eacute;n&eacute;gal,
+regardez comme je suis
+b&acirc;ti. Mon plumage, il est vrai, est agr&eacute;able &agrave;
+voir, et je suis rev&ecirc;tu
+de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais
+mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue
+je suis affubl&eacute;! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux
+tiers.
+N'y a-t-il pas l&agrave; de quoi se donner au diable?</p>
+<p>&#8212;Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus
+p&eacute;nible. La queue de mon confr&egrave;re balaye les rues; mais
+les polissons me
+montrent au doigt, &agrave; cause que je n'en ai point<a
+ name="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2"><sup>2</sup></a>.</p>
+<p>&#8212;Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon &acirc;me; il est
+toujours
+f&acirc;cheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais
+permettez-moi
+de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui
+vous ressemblent, et qui demeurent l&agrave; depuis longtemps, fort
+paisiblement empaill&eacute;es. De m&ecirc;me qu'il ne suffit pas
+&agrave; une femme de
+lettres d'&ecirc;tre d&eacute;vergond&eacute;e pour faire un bon livre,
+ce n'est pas non
+plus assez pour un merle d'&ecirc;tre m&eacute;content pour avoir du
+g&eacute;nie. Je suis
+seul de mon esp&egrave;ce, et je m'en afflige; j'ai peut-&ecirc;tre
+tort, mais c'est
+mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que
+vous saurez dire.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VIII</h3>
+<br />
+<p>Malgr&eacute; la r&eacute;solution que j'avais prise et le calme que
+j'affectais, je
+n'&eacute;tais pas heureux. Mon isolement, pour &ecirc;tre glorieux, ne
+m'en semblait
+pas moins p&eacute;nible, et je ne pouvais songer sans effroi &agrave;
+la n&eacute;cessit&eacute; o&ugrave;
+je me trouvais de passer ma vie enti&egrave;re dans le c&eacute;libat.
+Le retour du
+printemps, en particulier, me causait une g&ecirc;ne mortelle, et je
+commen&ccedil;ais &agrave; tomber de nouveau dans la tristesse,
+lorsqu'une
+circonstance impr&eacute;vue d&eacute;cida de ma vie enti&egrave;re.</p>
+<p>Il va sans dire que mes &eacute;crits avaient travers&eacute; la
+Manche, et que les
+Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce
+qu'ils comprennent. Je re&ccedil;us un jour, de Londres, une lettre
+sign&eacute;e
+d'une jeune merlette:</p>
+<p>&laquo;J'ai lu votre po&egrave;me, me disait-elle, et l'admiration
+que j'ai &eacute;prouv&eacute;e
+m'a fait prendre la r&eacute;solution de vous offrir ma main et ma
+personne.
+Dieu nous a cr&eacute;&eacute;s l'un pour l'autre! Je suis semblable
+&agrave; vous, je suis
+une merlette blanche!...&raquo;</p>
+<p>On suppose ais&eacute;ment ma surprise et ma joie.&#8212;Une merlette
+blanche! me
+dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre!
+Je me h&acirc;tai de r&eacute;pondre &agrave; la belle inconnue, et je
+le fis d'une mani&egrave;re
+qui t&eacute;moignait assez combien sa proposition m'agr&eacute;ait. Je
+la pressais de
+venir &agrave; Paris ou de me permettre de voler pr&egrave;s d'elle.
+Elle me r&eacute;pondit
+qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle
+mettait ordre &agrave; ses affaires et que je la verrais bient&ocirc;t.</p>
+<p>Elle vint, en effet, quelques jours apr&egrave;s. O bonheur!
+c'&eacute;tait la plus
+jolie merlette du monde, et elle &eacute;tait encore plus blanche que
+moi.</p>
+<p>&#8212;Ah! mademoiselle, m'&eacute;criai-je, ou plut&ocirc;t madame, car
+je vous consid&egrave;re
+des &agrave; pr&eacute;sent comme mon &eacute;pouse l&eacute;gitime,
+est-il croyable qu'une cr&eacute;ature
+si charmante se trouv&acirc;t sur la terre sans que la renomm&eacute;e
+m'appr&icirc;t son
+existence? B&eacute;nis soient les malheurs que j'ai
+&eacute;prouv&eacute;s et les coups de
+bec que m'a donn&eacute;s mon p&egrave;re, puisque le ciel me
+r&eacute;servait une
+consolation si inesp&eacute;r&eacute;e! Jusqu'&agrave; ce jour, je me
+croyais condamn&eacute; &agrave; une
+solitude &eacute;ternelle, et, &agrave; vous parler franchement,
+c'&eacute;tait un rude
+fardeau &agrave; porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les
+qualit&eacute;s d'un p&egrave;re de famille. Acceptez ma main sans
+d&eacute;lai; marions-nous
+&agrave; l'anglaise, sans c&eacute;r&eacute;monie, et partons ensemble
+pour la Suisse.</p>
+<p>&#8212;Je ne l'entends pas ainsi, me r&eacute;pondit la jeune merlette; je
+veux que
+nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de
+merles un peu bien n&eacute;s y soient solennellement
+rassembl&eacute;s. Des gens
+comme nous doivent &agrave; leur propre gloire de ne pas se marier
+comme des
+chats de goutti&egrave;re. J'ai apport&eacute; une provision de <i>bank-notes</i>.
+Faites
+vos invitations, allez chez vos marchands, et ne l&eacute;sinez pas sur
+les
+rafra&icirc;chissements.</p>
+<p>Je me conformai aveugl&eacute;ment aux ordres de la blanche
+merlette. Nos noces
+furent d'un luxe &eacute;crasant; on y mangea dix mille mouches. Nous
+re&ccedil;&ucirc;mes
+la b&eacute;n&eacute;diction nuptiale d'un r&eacute;v&eacute;rend
+p&egrave;re Cormoran, qui &eacute;tait
+archev&ecirc;que <i>in partibus</i>. Un bal superbe termina la
+journ&eacute;e; enfin, rien
+ne manqua &agrave; mon bonheur.</p>
+<p>Plus j'approfondissais le caract&egrave;re de ma charmante femme,
+plus mon
+amour augmentait. Elle r&eacute;unissait, dans sa petite personne, tous
+les
+agr&eacute;ments de l'&acirc;me et du corps. Elle &eacute;tait
+seulement un peu b&eacute;gueule;
+mais j'attribuai cela &agrave; l'influence du brouillard anglais dans
+lequel
+elle avait v&eacute;cu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat
+de la
+France ne dissip&acirc;t bient&ocirc;t ce l&eacute;ger nuage.</p>
+<p>Une chose qui m'inqui&eacute;tait plus s&eacute;rieusement,
+c'&eacute;tait une sorte de
+myst&egrave;re dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur
+singuli&egrave;re,
+s'enfermant &agrave; clef avec ses cam&eacute;ristes, et passant ainsi
+des heures
+enti&egrave;res pour faire sa toilette, &agrave; ce qu'elle
+pr&eacute;tendait. Les maris
+n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur m&eacute;nage. Il
+m'&eacute;tait arriv&eacute;
+vingt fois de frapper &agrave; l'appartement de ma femme sans pouvoir
+obtenir
+qu'on m'ouvr&icirc;t la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un
+jour, entre
+autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit
+oblig&eacute;e
+de c&eacute;der et de m'ouvrir un peu &agrave; la h&acirc;te, non sans
+se plaindre fort de
+mon importunit&eacute;. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille
+pleine
+d'une esp&egrave;ce de colle faite avec de la farine et du blanc
+d'Espagne. Je
+demandai &agrave; ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me
+r&eacute;pondit
+que c'&eacute;tait un opiat pour des engelures qu'elle avait.</p>
+<p>Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle
+d&eacute;fiance pouvait
+m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'&eacute;tait
+donn&eacute;e &agrave; moi
+avec tant d'enthousiasme et une sinc&eacute;rit&eacute; si parfaite?
+J'ignorais
+d'abord que ma bien-aim&eacute;e f&ucirc;t une femme de plume; elle me
+l'avoua au
+bout de quelque temps, et elle alla m&ecirc;me jusqu'&agrave; me
+montrer le manuscrit
+d'un roman o&ugrave; elle avait imit&eacute; &agrave; la fois Walter
+Scott et Scarron. Je
+laisse &agrave; penser le plaisir que me causa une si aimable surprise.
+Non
+seulement je me voyais possesseur d'une beaut&eacute; incomparable,
+mais
+j'acqu&eacute;rais encore la certitude que l'intelligence de ma
+compagne &eacute;tait
+digne en tout point de mon g&eacute;nie. D&egrave;s cet instant, nous
+travaill&acirc;mes
+ensemble. Tandis que je composais mes po&egrave;mes, elle barbouillait
+des
+rames de papier. Je lui r&eacute;citais mes vers &agrave; haute voix,
+et cela ne la
+g&ecirc;nait nullement pour &eacute;crire pendant ce temps-l&agrave;.
+Elle pondait ses
+romans avec une facilit&eacute; presque &eacute;gale &agrave; la
+mienne, choisissant toujours
+les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des
+meurtres, et m&ecirc;me jusqu'&agrave; des filouteries, ayant toujours
+soin, en
+passant, d'attaquer le gouvernement et de pr&ecirc;cher
+l'&eacute;mancipation des
+merlettes. En un mot, aucun effort ne co&ucirc;tait &agrave; son
+esprit, aucun tour
+de force &agrave; sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une
+ligne, ni
+de faire un plan avant de se mettre &agrave; l'&#339;uvre. C'&eacute;tait le
+type de la
+merlette lettr&eacute;e.</p>
+<p>Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur
+inaccoutum&eacute;e, je
+m'aper&ccedil;us qu'elle suait &agrave; grosses gouttes, et je fus
+&eacute;tonn&eacute; devoir en
+m&ecirc;me temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos.</p>
+<p>&#8212;Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous
+&ecirc;tes malade?</p>
+<p>Elle parut d'abord un peu effray&eacute;e et m&ecirc;me penaude;
+mais la grande
+habitude qu'elle avait du monde l'aida bient&ocirc;t &agrave; reprendre
+l'empire
+admirable qu'elle gardait toujours sur elle-m&ecirc;me. Elle me dit que
+c'&eacute;tait une tache d'encre, et qu'elle y &eacute;tait fort
+sujette dans ses
+moments d'inspiration.</p>
+<p>&#8212;Est-ce que ma femme d&eacute;teint? me dis-je tout bas. Cette
+pens&eacute;e
+m'emp&ecirc;cha de dormir. La bouteille de colle me revint en
+m&eacute;moire.&#8212;O
+ciel! m'&eacute;criai-je, quel soup&ccedil;on! Cette cr&eacute;ature
+c&eacute;leste ne serait-elle
+qu'une peinture, un l&eacute;ger badigeon? se serait-elle vernie pour
+abuser de
+moi?... Quand je croyais presser sur mon c&#339;ur la s&#339;ur de mon &acirc;me,
+l'&ecirc;tre
+pr&eacute;vil&eacute;gi&eacute; cr&eacute;&eacute; pour moi seul,
+n'aurais-je donc &eacute;pous&eacute; que de la farine?</p>
+<p>Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en
+affranchir. Je fis l'achat d'un barom&egrave;tre, et j'attendis
+avidement qu'il
+vint &agrave; faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme
+&agrave; la
+campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'&eacute;preuve d'une
+lessive. Mais nous &eacute;tions en plein juillet; il faisait un beau
+temps
+effroyable.</p>
+<p>L'apparence du bonheur et l'habitude d'&eacute;crire avaient fort
+excit&eacute; ma
+sensibilit&eacute;. Na&iuml;f comme j'&eacute;tais, il m'arrivait
+parfois, en travaillant,
+que le sentiment f&ucirc;t plus fort que l'id&eacute;e, et de me mettre
+&agrave; pleurer en
+attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute
+faiblesse masculine enchante l'orgueil f&eacute;minin. Une certaine
+nuit que je
+limais une rature, selon le pr&eacute;cepte de Boileau, il advint
+&agrave; mon c&#339;ur de
+s'ouvrir.</p>
+<p>&#8212;O Loi! dis-je &agrave; ma ch&egrave;re merlette, toi, la seule et
+la plus aim&eacute;e!
+toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire,
+m&eacute;tamorphosent pour moi l'univers, vie de mon c&#339;ur, sais-tu
+combien je
+t'aime? Pour mettre en vers une id&eacute;e banale d&eacute;j&agrave;
+us&eacute;e par d'autres
+po&egrave;tes, un peu d'&eacute;tude et d'attention me font
+ais&eacute;ment trouver des
+paroles; mais o&ugrave; en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta
+beaut&eacute;
+m'inspire? Le souvenir m&ecirc;me de mes peines pass&eacute;es
+pourrait-il me fournir
+un mot pour te parler de mon bonheur pr&eacute;sent? Avant que tu
+fusses venue
+&agrave; moi, mon isolement &eacute;tait celui d'un orphelin
+exil&eacute;; aujourd'hui, c'est
+celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre
+jusqu'&agrave; ce
+que la mort en fasse un d&eacute;bris, dans cette petite cervelle
+enfi&eacute;vr&eacute;e, o&ugrave;
+fermente une inutile pens&eacute;e, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma
+belle,
+que rien ne peut &ecirc;tre qui ne soit &agrave; toi? &Eacute;coute ce
+que mon cerveau peut
+dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon
+g&eacute;nie f&ucirc;t
+une perle, et que tu fusses Cl&eacute;op&acirc;tre!</p>
+<p>En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle
+d&eacute;teignait
+visiblement. &Agrave; chaque larme qui tombait de mes yeux,
+apparaissait une
+plume, non pas m&ecirc;me noire, mais du plus vieux roux (je crois
+qu'elle
+avait d&eacute;j&agrave; d&eacute;teint autre part). Apr&egrave;s
+quelques minutes
+d'attendrissement, je me trouvai vis-&agrave;-vis d'un oiseau
+d&eacute;coll&eacute; et
+d&eacute;senfarin&eacute;, identiquement semblable aux merles les plus
+plats et les
+plus ordinaires.</p>
+<p>Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche &eacute;tait
+inutile.
+J'aurais bien pu, &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, consid&eacute;rer
+le cas comme r&eacute;dhibitoire, et
+faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte?
+N'&eacute;tait-ce
+pas assez de mon malheur? Je pris mon courage &agrave; deux pattes, je
+r&eacute;solus
+de quitter le monde, d'abandonner la carri&egrave;re des lettres, de
+fuir dans
+un d&eacute;sert, s'il &eacute;tait possible, d'&eacute;viter &agrave;
+jamais l'aspect d'une
+cr&eacute;ature vivante, et de chercher, comme Alceste,</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span class="i4">Un endroit &eacute;cart&eacute;,<br />
+</span><span>O&ugrave; d'&ecirc;tre un merle blanc on e&ucirc;t la
+libert&eacute;!</span>
+</div>
+</div>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+
+<br />
+
+<h3>X</h3>
+<br />
+<p>Je m'envolai l&agrave;-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui
+est le hasard
+des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette
+fois, on &eacute;tait couch&eacute;.&#8212;Quel mariage! me disais-je, quelle
+&eacute;quip&eacute;e!
+C'est certainement &agrave; bonne intention que cette pauvre enfant
+s'est mis
+du blanc; mais je n'en suis pas moins &agrave; plaindre, ni elle moins
+rousse.</p>
+<p>Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait
+&agrave;
+plein c&#339;ur du bienfait de Dieu qui le rend si sup&eacute;rieur aux
+po&egrave;tes, et
+donnait librement sa pens&eacute;e au silence qui l'entourait. Je ne
+pus
+r&eacute;sister &agrave; la tentation d'aller &agrave; lui et de lui
+parler.</p>
+<p>&#8212;Que vous &ecirc;tes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez
+tant que
+vous voulez, et tr&egrave;s bien, et tout le monde &eacute;coute; mais
+vous avez une
+femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse,
+la
+pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien
+aupr&egrave;s de
+vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chant&eacute;
+aussi,
+monsieur, et c'est pitoyable. J'ai rang&eacute; des mots en bataille
+comme des
+soldats prussiens, et j'ai coordonn&eacute; des fadaises pendant que
+vous
+&eacute;tiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre?</p>
+<p>&#8212;Oui, me r&eacute;pondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous
+croyez.
+Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose:
+Sadi, le Persan, en a parl&eacute;. Je m'&eacute;gosille toute la nuit
+pour elle, mais
+elle dort et ne m'entend pas. Son calice est ferm&eacute; &agrave;
+l'heure qu'il est:
+elle y berce un vieux scarab&eacute;e,&#8212;et demain matin, quand je
+regagnerai
+mon lit, &eacute;puis&eacute; de souffrance et de fatigue, c'est alors
+qu'elle
+s'&eacute;panouira, pour qu'une abeille lui mange le c&#339;ur!</p>
+<br />
+<p style="text-align: center; font-weight: bold;">FIN DE L'HISTOIRE
+D'UN MERLE BLANC.</p>
+<br />
+<div class="blkquot">
+<p>Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la
+forme
+d'une piquante all&eacute;gorie, quelque peinture de m&#339;urs d'une
+v&eacute;rit&eacute;
+frappante, ou quelque trait de critique litt&eacute;raire plein de
+raison et de
+verve gauloise. Les souffrances, les d&eacute;ceptions, les chagrins
+des po&egrave;tes
+en g&eacute;n&eacute;ral, et ceux de l'auteur en particulier, y sont
+pr&eacute;sent&eacute;s
+gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au
+lecteur l'injure de lui en donner l'explication.</p>
+<p>L'<i>Histoire d'un merle blanc</i> a paru pour la premi&egrave;re
+fois dans les
+<i>Sc&egrave;nes de la vie priv&eacute;e des animaux</i>, ouvrage
+publi&eacute; par livraisons et
+illustr&eacute; par le crayon de Grandville.</p>
+</div>
+<hr style="width: 65%;" /><a name="PIERRE_ET_CAMILLE"></a>
+<h2>PIERRE ET CAMILLE</h2>
+<h2>1844</h2>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitt&eacute;
+le service
+en 1760. Bien qu'il f&ucirc;t jeune encore, et que sa fortune lui
+perm&icirc;t de
+para&icirc;tre avantageusement &agrave; la cour, il s'&eacute;tait
+lass&eacute; de bonne heure de
+la vie de gar&ccedil;on et des plaisirs de Paris. Il se retira
+pr&egrave;s du Mans,
+dans une jolie maison de campagne. L&agrave;, au bout de peu de temps,
+la
+solitude, qui lui avait d'abord &eacute;t&eacute; agr&eacute;able, lui
+sembla p&eacute;nible. Il
+sentit qu'il lui &eacute;tait difficile de rompre tout &agrave; coup
+avec les
+habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitt&eacute;
+le monde;
+mais, ne pouvant se r&eacute;soudre &agrave; vivre seul, il prit le
+parti de se
+marier, et de trouver, s'il &eacute;tait possible, une femme qui
+partage&acirc;t son
+go&ucirc;t pour le repos et pour la vie s&eacute;dentaire qu'il
+&eacute;tait d&eacute;cid&eacute; &agrave; mener.</p>
+<p>Il ne voulait point que sa femme f&ucirc;t belle; il ne la voulait
+pas laide,
+non plus; il d&eacute;sirait qu'elle e&ucirc;t de l'instruction et de
+l'intelligence,
+avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout,
+c'&eacute;tait de la gaiet&eacute; et une humeur &eacute;gale, qu'il
+regardait, dans une
+femme, comme les premi&egrave;res des qualit&eacute;s.</p>
+<p>La fille d'un n&eacute;gociant retir&eacute;, qui demeurait dans le
+voisinage, lui
+plut. Comme le chevalier ne d&eacute;pendait de personne, il ne
+s'arr&ecirc;ta pas &agrave;
+la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un
+marchand. Il adressa &agrave; la famille une demande qui fut accueillie
+avec
+empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut
+conclu.</p>
+<p>Jamais alliance ne fut form&eacute;e sous de meilleurs et de plus
+heureux
+auspices. &Agrave; mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier
+d&eacute;couvrit
+en elle de nouvelles qualit&eacute;s et une douceur de caract&egrave;re
+inalt&eacute;rable.
+Elle, de son c&ocirc;t&eacute;, se prit pour son mari d'un amour
+extr&ecirc;me. Elle ne
+vivait qu'en lui, ne songeait qu'&agrave; lui complaire, et, bien loin
+de
+regretter les plaisirs de son &acirc;ge qu'elle lui sacrifiait, elle
+souhaitait que son existence enti&egrave;re p&ucirc;t s'&eacute;couler
+dans une solitude
+qui, de jour en jour, lui devenait plus ch&egrave;re.</p>
+<p>Cette solitude n'&eacute;tait cependant pas compl&egrave;te.
+Quelques voyages &agrave; la
+ville, la visite r&eacute;guli&egrave;re de quelques amis y faisaient
+diversion de
+temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir fr&eacute;quemment
+les
+parents de sa femme, en sorte qu'il semblait &agrave; celle-ci qu'elle
+n'avait
+pas quitt&eacute; la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras
+de son
+mari pour se retrouver dans ceux de sa m&egrave;re, et jouissait ainsi
+d'une
+faveur que la Providence accorde &agrave; bien peu de gens, car il est
+rare
+qu'un bonheur nouveau ne d&eacute;truise pas un ancien bonheur.</p>
+<p>M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bont&eacute; que sa
+femme; mais
+les passions de sa jeunesse, l'exp&eacute;rience qu'il paraissait avoir
+faite
+des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la m&eacute;lancolie.
+C&eacute;cile
+(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces
+moments de tristesse. Quoiqu'il n'y e&ucirc;t en elle, &agrave; ce
+sujet, ni
+r&eacute;flexion ni calcul, son c&#339;ur l'avertissait ais&eacute;ment de
+ne pas se
+plaindre de ces l&eacute;gers nuages qui d&eacute;truisent tout
+d&egrave;s qu'on les regarde,
+et qui ne sont rien quand on les laisse passer.</p>
+<p>La famille de C&eacute;cile &eacute;tait compos&eacute;e de bonnes
+gens, marchands enrichis
+par le travail, et dont la vieillesse &eacute;tait, pour ainsi dire, un
+perp&eacute;tuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaiet&eacute; du
+repos, achet&eacute;e
+par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des m&#339;urs de
+Versailles et m&ecirc;me des soupers de mademoiselle Quinault, il se
+plaisait
+&agrave; ces fa&ccedil;ons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles
+pour lui.
+C&eacute;cile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore,
+qui
+s'appelait Giraud. Il avait &eacute;t&eacute; ma&icirc;tre
+ma&ccedil;on, puis il &eacute;tait devenu peu &agrave;
+peu architecte; &agrave; tout cela il avait gagn&eacute; une vingtaine
+de mille livres
+de rente. La maison du chevalier &eacute;tait fort &agrave; son
+go&ucirc;t, et il y &eacute;tait
+toujours bien re&ccedil;u, quoiqu'il y arriv&acirc;t quelquefois
+couvert de pl&acirc;tre
+et de poussi&egrave;re; car, en d&eacute;pit des ans et de ses vingt
+mille livres, il
+ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle.
+Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il
+p&eacute;ror&acirc;t
+au dessert.&#8212;Vous &ecirc;tes heureux, mon neveu, disait-il souvent au
+chevalier: vous &ecirc;tes riche, jeune, vous avez une bonne petite
+femme, une
+maison pas trop mal b&acirc;tie; il ne vous manque rien, il n'y a rien
+&agrave; dire;
+tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et
+r&eacute;p&egrave;te que vous
+&ecirc;tes heureux.</p>
+<p>Un jour, C&eacute;cile, entendant ces mots, et se penchant vers son
+mari:&#8212;N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai,
+pour que tu te le laisses dire en face?</p>
+<p>Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle
+&eacute;tait
+enceinte. Il y avait derri&egrave;re la maison une petite colline
+d'o&ugrave; l'on
+d&eacute;couvrait tout le domaine. Les deux &eacute;poux s'y
+promenaient souvent
+ensemble. Un soir qu'ils y &eacute;taient assis sur l'herbe:</p>
+<p>&#8212;Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit C&eacute;cile.
+Penses-tu
+cependant qu'il e&ucirc;t tout &agrave; fait raison? Es-tu parfaitement
+heureux?</p>
+<p>&#8212;Autant qu'un homme peut l'&ecirc;tre, r&eacute;pondit le chevalier,
+et je ne vois
+rien qui puisse ajouter &agrave; mon bonheur.</p>
+<p>&#8212;Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit C&eacute;cile, car il
+me serait
+ais&eacute; de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous
+est
+absolument n&eacute;cessaire.</p>
+<p>Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle
+voulait prendre un d&eacute;tour pour lui confier un caprice de femme.
+Il fit,
+en plaisantant, mille conjectures, et &agrave; chaque question, les
+rires de
+C&eacute;cile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils
+s'&eacute;taient lev&eacute;s et ils
+descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invit&eacute;
+par la
+pente rapide, il allait entra&icirc;ner sa femme, lorsque celle-ci
+s'arr&ecirc;ta,
+et s'appuyant sur l'&eacute;paule du chevalier:</p>
+<p>&#8212;Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si
+vite.
+Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons l&agrave;
+sous mes
+paniers.</p>
+<p>Presque tous leurs entretiens, &agrave; compter de ce jour, n'eurent
+plus qu'un
+sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins &agrave; lui
+donner, de
+la mani&egrave;re dont ils l'&eacute;l&egrave;veraient, des projets
+qu'ils formaient d&eacute;j&agrave;
+pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme pr&icirc;t toutes les
+pr&eacute;cautions possibles pour conserver le tr&eacute;sor qu'elle
+portait. Il
+redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura
+la
+grossesse de C&eacute;cile ne fut qu'une longue et d&eacute;licieuse
+ivresse, pleine
+des plus douces esp&eacute;rances.</p>
+<p>Le terme fix&eacute; par la nature arriva; un enfant vint au monde,
+beau comme
+le jour. C'&eacute;tait une fille, qu'on appela Camille. Malgr&eacute;
+l'usage g&eacute;n&eacute;ral
+et contre l'avis m&ecirc;me des m&eacute;decins, C&eacute;cile voulut
+la nourrir elle-m&ecirc;me.
+Son orgueil maternel &eacute;tait si flatt&eacute; de la beaut&eacute;
+de sa fille, qu'il fut
+impossible de l'en s&eacute;parer; il &eacute;tait vrai que l'on
+n'avait vu que bien
+rarement &agrave; un enfant nouveau-n&eacute; des traits aussi
+r&eacute;guliers et aussi
+remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent &agrave; la
+lumi&egrave;re,
+brill&egrave;rent d'un &eacute;clat extraordinaire. C&eacute;cile, qui
+avait &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;e au
+couvent, &eacute;tait extr&ecirc;mement pieuse. Ses premiers pas,
+d&egrave;s qu'elle put se
+lever, furent pour aller &agrave; l'&eacute;glise rendre gr&acirc;ces
+&agrave; Dieu.</p>
+<p>Cependant, l'enfant commen&ccedil;a &agrave; prendre des forces et
+&agrave; se d&eacute;velopper. &Agrave;
+mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une
+immobilit&eacute; &eacute;trange. Aucun bruit ne semblait la frapper;
+elle &eacute;tait
+insensible &agrave; ces mille discours que les m&egrave;res adressent
+&agrave; leurs
+nourrissons; tandis qu'on chantait en la ber&ccedil;ant, elle restait
+les yeux
+fixes et ouverts, regardant avidement la clart&eacute; de la lampe, et
+ne
+paraissant rien entendre. Un jour qu'elle &eacute;tait endormie, une
+servante
+renversa un meuble; la m&egrave;re accourut aussit&ocirc;t, et vit avec
+&eacute;tonnement
+que l'enfant ne s'&eacute;tait pas r&eacute;veill&eacute;e. Le
+chevalier fut effray&eacute; de ces
+indices trop clairs pour qu'on p&ucirc;t s'y tromper. D&egrave;s qu'il
+les eut
+observ&eacute;s avec attention, il comprit &agrave; quel malheur sa
+fille &eacute;tait
+condamn&eacute;e. La m&egrave;re voulut en vain s'abuser, et, par tous
+les moyens
+imaginables, d&eacute;tourner les craintes de son mari. Le
+m&eacute;decin fut appel&eacute;,
+et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre
+Camille &eacute;tait priv&eacute;e de l'ou&iuml;e, et par
+cons&eacute;quent de la parole.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>La premi&egrave;re pens&eacute;e de la m&egrave;re avait
+&eacute;t&eacute; de demander si le mal &eacute;tait sans
+rem&egrave;de, et on lui avait r&eacute;pondu qu'il y avait des
+exemples de gu&eacute;rison.
+Pendant un an, malgr&eacute; l'&eacute;vidence, elle conserva quelque
+espoir; mais
+toutes les ressources de l'art &eacute;chou&egrave;rent, et,
+apr&egrave;s les avoir &eacute;puis&eacute;es,
+il fallut enfin y renoncer.</p>
+<p>Malheureusement &agrave; cette &eacute;poque, o&ugrave; tant de
+pr&eacute;jug&eacute;s furent d&eacute;truits et
+remplac&eacute;s, il en existait un impitoyable contre ces pauvres
+cr&eacute;atures
+qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants
+distingu&eacute;s ou
+des hommes seulement pouss&eacute;s par un sentiment charitable,
+avaient, il
+est vrai, d&egrave;s longtemps, protest&eacute; contre cette barbarie.
+Chose bizarre,
+c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizi&egrave;me
+si&egrave;cle, a devin&eacute; et
+essay&eacute; cette t&acirc;che, crue alors impossible, d'apprendre aux
+muets &agrave;
+parler sans parole. Son exemple avait &eacute;t&eacute; suivi en
+Italie, en Angleterre
+et en France, &agrave; diff&eacute;rentes reprises. Bonnet, Wallis,
+Bulwer, Van
+Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention
+chez eux avait &eacute;t&eacute; meilleure que l'effet; un peu de bien
+avait &eacute;t&eacute; op&eacute;r&eacute;
+&ccedil;&agrave; et l&agrave;, &agrave; l'insu du monde, presque au
+hasard, sans aucun fruit.
+Partout, m&ecirc;me &agrave; Paris, au sein de la civilisation la plus
+avanc&eacute;e, les
+sourds-muets &eacute;taient regard&eacute;s comme une esp&egrave;ce
+d'&ecirc;tres &agrave; part, marqu&eacute;s
+du sceau de la col&egrave;re c&eacute;leste. Priv&eacute;s de la
+parole, on leur refusait la
+pens&eacute;e. Le clo&icirc;tre pour ceux qui naissaient riches,
+l'abandon pour les
+pauvres, tel &eacute;tait leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que
+de
+piti&eacute;.</p>
+<p>Le chevalier tomba peu &agrave; peu dans le plus profond chagrin. Il
+passait la
+plus grande partie du jour seul, enferm&eacute; dans son cabinet, ou se
+promenait dans les bois. Il s'effor&ccedil;ait, lorsqu'il voyait sa
+femme, de
+montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain.
+Madame des Arcis, de son c&ocirc;t&eacute;, n'&eacute;tait pas moins
+triste. Un malheur
+m&eacute;rit&eacute; peut faire verser des larmes, presque toujours
+tardives et
+inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en
+d&eacute;courageant
+la pi&eacute;t&eacute;.</p>
+<p>Ces deux nouveaux mari&eacute;s, faits pour s'aimer et qui
+s'aimaient,
+commenc&egrave;rent ainsi &agrave; se voir avec peine et &agrave;
+s'&eacute;viter dans les m&ecirc;mes
+all&eacute;es o&ugrave; ils venaient de se parler d'un espoir si
+prochain, si
+tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa
+maison de campagne, n'avait pens&eacute; qu'au repos; le bonheur avait
+sembl&eacute;
+l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison;
+l'amour &eacute;tait venu, il &eacute;tait r&eacute;ciproque. Un
+obstacle terrible se pla&ccedil;ait
+tout &agrave; coup entre eux, et cet obstacle &eacute;tait
+pr&eacute;cis&eacute;ment l'objet m&ecirc;me
+qui e&ucirc;t d&ucirc; &ecirc;tre un lien sacr&eacute;.</p>
+<p>Ce qui causa cette s&eacute;paration soudaine et tacite, plus
+affreuse qu'un
+divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la m&egrave;re,
+en d&eacute;pit
+du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier,
+quoi qu'il voul&ucirc;t faire, malgr&eacute; sa patience et sa
+bont&eacute;, ne pouvait
+vaincre l'horreur que lui inspirait cette mal&eacute;diction de Dieu
+tomb&eacute;e sur
+lui.</p>
+<p>&#8212;Pourrais-je donc ha&iuml;r ma fille? se demandait-il souvent durant
+ses
+promenades solitaires. Est-ce sa faute si la col&egrave;re du ciel l'a
+frapp&eacute;e?
+Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher &agrave; adoucir la
+douleur
+de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? &Agrave;
+quelle
+triste existence est-elle r&eacute;serv&eacute;e si moi, son
+p&egrave;re, je l'abandonne? que
+deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est &agrave; moi de me
+r&eacute;signer.
+Qui en prendra soin? qui rel&egrave;vera? qui la prot&eacute;gera? Elle
+n'a au monde
+que sa m&egrave;re et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura
+jamais
+ni fr&egrave;re ni s&#339;ur; c'est assez d'une malheureuse de plus au
+monde. Sous
+peine de manquer de c&#339;ur, je dois consacrer ma vie &agrave; lui faire
+supporter
+la sienne.</p>
+<p>Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait &agrave; la maison avec
+la ferme
+intention de remplir ses devoirs de p&egrave;re et de mari; il trouvait
+son
+enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait
+les mains de C&eacute;cile entre les siennes: on lui avait
+parl&eacute;, disait-il,
+d'un m&eacute;decin c&eacute;l&egrave;bre, qu'il allait faire venir;
+rien n'&eacute;tait encore
+d&eacute;cid&eacute;; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant
+ainsi, il
+soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais
+d'affreuses pens&eacute;es le saisissaient malgr&eacute; lui;
+l'id&eacute;e de l'avenir, la
+vue de ce silence, de cet &ecirc;tre inachev&eacute;, dont les sens
+&eacute;taient ferm&eacute;s,
+la r&eacute;probation, le d&eacute;go&ucirc;t, la piti&eacute;, le
+m&eacute;pris du monde, l'accablaient.
+Son visage p&acirc;lissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant
+&agrave; sa
+m&egrave;re, et se d&eacute;tournait pour cacher ses larmes.</p>
+<p>C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son
+c&#339;ur avec une sorte de tendresse d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e et ce
+plein regard de
+l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle
+ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre,
+posait Camille dans son berceau, et passait des heures enti&egrave;res,
+muette
+comme elle, &agrave; la regarder.</p>
+<p>Cette esp&egrave;ce d'exaltation sombre et passionn&eacute;e devint
+si forte, qu'il
+n'&eacute;tait pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le
+plus
+absolu pendant des journ&eacute;es. On lui adressait en vain la parole.
+Il
+semblait qu'elle voul&ucirc;t savoir par elle-m&ecirc;me ce que
+c'&eacute;tait que cette
+nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre.</p>
+<p>Elle parlait par signes &agrave; l'enfant et savait seule se faire
+comprendre.
+Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-m&ecirc;me,
+semblaient
+&eacute;trangers &agrave; Camille. La m&egrave;re de madame des Arcis,
+femme d'un esprit
+assez vulgaire, ne venait gu&egrave;re &agrave; Chardonneux<a
+ name="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3"><sup>3</sup></a>
+(ainsi se nommait la
+terre du chevalier) que pour d&eacute;plorer le malheur arriv&eacute;
+&agrave; son gendre et
+&agrave; sa ch&egrave;re C&eacute;cile. Croyant faire preuve de
+sensibilit&eacute;, elle s'apitoyait
+sans rel&acirc;che sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui
+&eacute;chappa de dire un jour:&#8212;Mieux e&ucirc;t valu pour elle ne pas
+&ecirc;tre
+n&eacute;e.&#8212;Qu'auriez-vous donc fait si j'&eacute;tais ainsi?
+r&eacute;pliqua C&eacute;cile presque
+avec l'accent de la col&egrave;re.</p>
+L'oncle Giraud, le ma&icirc;tre ma&ccedil;on, ne trouvait pas grand
+mal &agrave; ce que sa
+petite ni&egrave;ce f&ucirc;t muette:&#8212;J'ai eu, disait-il, une femme si
+bavarde, que
+je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme
+pr&eacute;f&eacute;rable.
+Cette petite-l&agrave; est s&ucirc;re d'avance de ne jamais tenir de
+mauvais propos,
+ni d'en &eacute;couter, de ne pas impatienter toute une maison en
+chantant de
+vieux airs d'op&eacute;ra, qui sont tous pareils; elle ne sera pas
+querelleuse,
+elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait
+jamais; elle ne s'&eacute;veillera pas si son mari tousse, ou bien s'il
+se l&egrave;ve
+plus t&ocirc;t qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne
+r&ecirc;vera pas tout
+haut, elle sera discr&egrave;te; elle y verra clair, les sourds ont de
+bons
+yeux; elle pourra r&eacute;gler un m&eacute;moire, quand elle ne ferait
+que compter
+sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner,
+comme les propri&eacute;taires &agrave; propos de la moindre
+b&acirc;tisse; elle saura
+d'elle-m&ecirc;me une chose tr&egrave;s bonne qui ne s'apprend
+d'ordinaire que
+difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le c&#339;ur
+&agrave; sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du
+miel au
+bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle
+n'entendra pas, &agrave; d&icirc;ner, les rabat-joie qui font des
+p&eacute;riodes; elle sera
+jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera
+pas oblig&eacute;e, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se
+promener. Ma
+foi, si j'&eacute;tais jeune, je l'&eacute;pouserais tr&egrave;s bien
+quand elle sera grande,
+et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais
+tr&egrave;s
+bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait.
+<p>Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de
+gaiet&eacute;
+rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient
+s'emp&ecirc;cher de sourire tous deux &agrave; cette bonhomie un peu
+brusque, mais
+respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part.
+Mais le mal &eacute;tait l&agrave;; tout le reste de la famille
+regardait avec des
+yeux effray&eacute;s et curieux ce malheur, qui &eacute;tait une
+raret&eacute;. Quand ils
+venaient en carriole du gu&eacute; de Mauny<a name="FNanchor_4_4"></a><a
+ href="#Footnote_4_4"><sup>4</sup></a>, ces braves gens se mettaient
+en
+cercle avant d&icirc;ner, t&acirc;chant de voir et de raisonner,
+examinant tout d'un
+air d'int&eacute;r&ecirc;t, prenant un visage compos&eacute;, se
+consultant tout bas pour
+savoir quoi dire, tentant quelquefois de d&eacute;tourner la
+pens&eacute;e commune par
+une grosse remarque sur un f&eacute;tu. La m&egrave;re restait devant
+eux, sa fille
+sur ses genoux, sa gorge d&eacute;couverte, quelques gouttes de lait
+coulant
+encore. Si Rapha&euml;l e&ucirc;t &eacute;t&eacute; de la famille, la
+Vierge &agrave; la Chaise aurait
+pu avoir une s&#339;ur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en
+&eacute;tait
+d'autant plus belle.</p>
+<hr style="width: 35%;" /><br />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa
+t&acirc;che, mais fid&egrave;lement. Camille n'avait que ses yeux au
+service de son
+&acirc;me; ses premiers gestes furent, comme l'avaient
+&eacute;t&eacute; ses premiers
+regards, dirig&eacute;s vers la lumi&egrave;re. Le plus p&acirc;le
+rayon de soleil lui
+causait des transports de joie.</p>
+<p>Lorsqu'elle commen&ccedil;a &agrave; se tenir debout et &agrave;
+marcher, une curiosit&eacute; tr&egrave;s
+marqu&eacute;e lui fit examiner et toucher tous les objets qui
+l'environnaient,
+avec une d&eacute;licatesse m&ecirc;l&eacute;e de crainte et de
+plaisir, qui tenait de la
+vivacit&eacute; de l'enfant, et d&eacute;j&agrave; de la pudeur de la
+femme. Son premier
+mouvement &eacute;tait de courir vers tout ce qui lui &eacute;tait
+nouveau, comme pour
+le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours
+&agrave;
+moiti&eacute; chemin en regardant sa m&egrave;re, comme pour la
+consulter. Elle
+ressemblait alors &agrave; l'hermine, qui, dit-on, s'arr&ecirc;te et
+renonce &agrave; la
+route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de
+gravier pourrait tacher sa fourrure.</p>
+<p>Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le
+jardin. C'&eacute;tait une chose &eacute;trange que la mani&egrave;re
+dont elle les
+regardait parler. Ces enfants, &agrave; peu pr&egrave;s du m&ecirc;me
+&acirc;ge qu'elle,
+essayaient, bien entendu, de r&eacute;p&eacute;ter des mots
+estropi&eacute;s par leurs
+bonnes, et t&acirc;chaient, en ouvrant les l&egrave;vres, d'exercer
+leur intelligence
+au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement &agrave; la pauvre
+fille.
+Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle &eacute;tendait les
+mains
+vers ses petites compagnes, qui, de leur c&ocirc;t&eacute;, reculaient
+effray&eacute;es
+devant cette autre expression de leur propre pens&eacute;e.</p>
+<p>Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec
+anxi&eacute;t&eacute;
+les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle
+e&ucirc;t
+pu deviner que l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e allait
+bient&ocirc;t venir et apporter la
+lumi&egrave;re dans ce monde de t&eacute;n&egrave;bres, quelle
+n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; sa joie! Mais
+elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard,
+que le courage et la pi&eacute;t&eacute; d'un homme allaient
+d&eacute;truire. Singuli&egrave;re
+chose qu'un pr&ecirc;tre en voie plus qu'une m&egrave;re, et que
+l'esprit, qui
+discerne, trouve ce qui manque au c&#339;ur, qui souffre!</p>
+<p>Quand les petites amies de Camille furent en &acirc;ge de recevoir
+les
+premi&egrave;res instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant
+commen&ccedil;a &agrave;
+t&eacute;moigner une tr&egrave;s grande tristesse de ce qu'on n'en
+faisait pas autant
+pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille
+institutrice anglaise qui faisait &eacute;peler &agrave; grand'peine un
+enfant et le
+traitait s&eacute;v&egrave;rement. Camille assistait &agrave; la
+le&ccedil;on, regardait avec
+&eacute;tonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et
+t&acirc;chant,
+pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il
+&eacute;tait
+grond&eacute;.</p>
+<p>Les le&ccedil;ons de musique furent pour elle le sujet d'une peine
+bien plus
+vive. Debout pr&egrave;s du piano, elle roidissait et remuait ses
+petits doigts
+en regardant la ma&icirc;tresse de tous ses grands yeux, qui
+&eacute;taient tr&egrave;s
+noirs et tr&egrave;s beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait
+l&agrave;, et
+frappait quelquefois sur les touches d'une fa&ccedil;on en m&ecirc;me
+temps douce et
+irrit&eacute;e.</p>
+<p>L'impression que les &ecirc;tres ou les objets ext&eacute;rieurs
+produisaient sur les
+autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les
+choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se
+montrer du doigt ces m&ecirc;mes objets et &eacute;changer entre eux ce
+mouvement des
+l&egrave;vres qui lui &eacute;tait inintelligible, alors
+recommen&ccedil;ait son chagrin.
+Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de
+bois, elle tra&ccedil;ait presque machinalement sur le sable quelques
+lettres
+majuscules qu'elle avait vu &eacute;peler &agrave; d'autres, et qu'elle
+consid&eacute;rait
+attentivement.</p>
+<p>La pri&egrave;re du soir, que le voisin faisait faire
+r&eacute;guli&egrave;rement &agrave; ses
+enfants tous les jours, &eacute;tait pour Camille une &eacute;nigme qui
+ressemblait &agrave;
+un myst&egrave;re. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les
+mains
+sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation:</p>
+<p>&#8212;&Ocirc;tez-moi cette petite, disait-il; &eacute;pargnez-moi cette
+singerie.&#8212;Je
+prends sur moi d'en demander pardon &agrave; Dieu, r&eacute;pondit un
+jour la m&egrave;re.</p>
+<p>Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre
+facult&eacute; que
+les &Eacute;cossais appellent la double vue, que les partisans du
+magn&eacute;tisme
+veulent faire admettre, et que les m&eacute;decins rangent, la plupart
+du
+temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir
+ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien
+e&ucirc;t pu l'avertir de leur arriv&eacute;e.</p>
+<p>Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec
+une
+certaine crainte, mais ils l'&eacute;vitaient quelquefois d'un air de
+m&eacute;pris.
+Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de piti&eacute; dont parle
+La
+Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en
+riant, lui demandant de r&eacute;pondre. Ces petites rondes des
+enfants, qui se
+danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait
+&agrave;
+la promenade, d&eacute;j&agrave; &agrave; demi jeune fille, et quand
+venait le vieux refrain:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span>Entrez dans la danse,<br />
+</span><span>Voyez comme on danse...<br />
+</span></div>
+</div>
+<p>seule &agrave; l'&eacute;cart, appuy&eacute;e sur un banc, elle
+suivait la mesure, en
+balan&ccedil;ant sa jolie t&ecirc;te, sans essayer de se m&ecirc;ler au
+groupe, mais avec
+assez de tristesse et de gentillesse pour faire piti&eacute;.</p>
+<p>L'une des plus grandes t&acirc;ches qu'essaya cet esprit
+maltrait&eacute; fut de
+vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait
+l'arithm&eacute;tique. Il
+s'agissait d'un calcul fort ais&eacute; et fort court. La voisine se
+d&eacute;battait
+contre quelques chiffres un peu embrouill&eacute;s. Le total ne se
+montait
+gu&egrave;re &agrave; plus de douze ou quinze unit&eacute;s. La voisine
+comptait sur ses
+doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider,
+&eacute;tendit
+ses deux mains ouvertes. On lui avait donn&eacute;, &agrave; elle
+aussi, les premi&egrave;res
+et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre.
+Un animal intelligent, un oiseau m&ecirc;me, compte d'une fa&ccedil;on
+ou d'une
+autre, que nous ne savons pas, jusqu'&agrave; deux ou trois. Une pie,
+dit-on, a
+compt&eacute; jusqu'&agrave; cinq. Camille, dans cette circonstance,
+aurait eu &agrave;
+compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'&agrave; dix. Elle
+les tenait
+ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne
+volont&eacute;,
+qu'on l'e&ucirc;t prise pour un honn&ecirc;te homme qui ne peut pas
+payer.</p>
+<p>La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille
+n'en
+donnait aucun indice.&#8212;C'est pourtant dr&ocirc;le, disait le chevalier,
+qu'une
+petite fille ne comprenne pas un bonnet! &Agrave; de pareils propos,
+madame des
+Arcis souriait tristement.&#8212;Elle est pourtant belle! disait-elle
+&agrave; son
+mari; et en m&ecirc;me temps, avec douceur, elle poussait un peu
+Camille pour
+la faire marcher devant son p&egrave;re, afin qu'il v&icirc;t mieux sa
+taille, qui
+commen&ccedil;ait &agrave; se former, et sa d&eacute;marche encore
+enfantine, qui &eacute;tait
+charmante.</p>
+<p>&Agrave; mesure qu'elle avan&ccedil;ait en &acirc;ge, Camille se
+prit de passion, non pour
+la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les &eacute;glises,
+qu'elle
+voyait. Peut-&ecirc;tre avait-elle dans l'&acirc;me cet instinct
+invincible qui fait
+qu'un enfant de dix ans con&ccedil;oit et garde le projet de prendre
+une robe
+de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer
+ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indiff&eacute;rents et
+m&ecirc;me des
+philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais
+elle existe.</p>
+<p>&laquo;Lorsque j'&eacute;tais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne
+voyais que le
+ciel,&raquo; est certainement un mot sublime, &eacute;crit, comme on
+sait, par un
+sourd-muet. Camille &eacute;tait bien loin de tant de force. L'image
+grossi&egrave;re
+de la Vierge, badigeonn&eacute;e de blanc de c&eacute;ruse, sur un fond
+de pl&acirc;tre
+frott&eacute; de bleu, &agrave; peu pr&egrave;s comme l'enseigne d'une
+boutique; un enfant de
+ch&#339;ur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont
+la
+voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans
+que Camille en p&ucirc;t rien entendre; la d&eacute;marche du suisse,
+les airs du
+bedeau,&#8212;qui sait ce qui fait lever les yeux &agrave; un enfant? Mais
+qu'importe, d&egrave;s que ces yeux se l&egrave;vent?</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>&#8212;Elle est pourtant belle! se r&eacute;p&eacute;tait le chevalier, et
+Camille l'&eacute;tait
+en effet. Dans le parfait ovale d'un visage r&eacute;gulier, sur des
+traits
+d'une puret&eacute; et d'une fra&icirc;cheur admirables, brillait, pour
+ainsi dire,
+la clart&eacute; d'un bon c&#339;ur. Camille &eacute;tait petite, non point
+p&acirc;le, mais tr&egrave;s
+blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son
+naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance d&egrave;s que
+le
+malheur venait la toucher; pleine de gr&acirc;ce dans tous ses
+mouvements,
+d'esprit et quelquefois d'&eacute;nergie dans sa petite pantomime,
+singuli&egrave;rement industrieuse &agrave; se faire entendre, vive
+&agrave; comprendre,
+toujours ob&eacute;issante d&egrave;s qu'elle avait compris. Le
+chevalier restait
+aussi parfois, comme madame des Arcis, &agrave; regarder sa fille sans
+parler.
+Tant de gr&acirc;ce et de beaut&eacute;, joint &agrave; tant de malheur
+et d'horreur, &eacute;tait
+pr&egrave;s de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent
+Camille avec
+une sorte de transport, en disant tout haut:&#8212;Je ne suis cependant pas
+un m&eacute;chant homme!</p>
+<p>Il y avait une all&eacute;e dans le bois, au fond du jardin,
+o&ugrave; le chevalier
+avait l'habitude de se promener apr&egrave;s le d&eacute;jeuner. De la
+fen&ecirc;tre de sa
+chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir
+derri&egrave;re les
+arbres. Elle n'osait gu&egrave;re l'y aller retrouver. Elle regardait,
+avec un
+chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait &eacute;t&eacute; pour
+elle plut&ocirc;t un
+amant qu'un &eacute;poux, dont elle n'avait jamais re&ccedil;u un
+reproche, &agrave; qui elle
+n'en avait jamais eu un seul &agrave; faire, et qui n'avait plus le
+courage de
+l'aimer parce qu'elle &eacute;tait m&egrave;re.</p>
+<p>Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle
+comme un ange, le c&#339;ur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui
+devait avoir lieu dans un ch&acirc;teau voisin. Madame des Arcis
+voulait y
+mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le
+monde et sur son mari la beaut&eacute; de sa fille. Elle avait
+pass&eacute; des nuits
+sans sommeil &agrave; chercher quelle robe elle lui mettrait; elle
+avait form&eacute;
+sur ce projet les plus douces esp&eacute;rances.&#8212;Il faudra bien, se
+disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour
+toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la
+plus belle.</p>
+<p>D&egrave;s que le chevalier vit sa femme venir &agrave; lui, il
+s'avan&ccedil;a au-devant
+d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une
+galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne
+s'&eacute;cartait
+jamais, malgr&eacute; sa bonhomie naturelle. Ils commenc&egrave;rent
+par &eacute;changer
+quelques mots insignifiants, puis ils se mirent &agrave; marcher l'un
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+l'autre.</p>
+<p>Madame des Arcis cherchait de quelle mani&egrave;re elle proposerait
+&agrave; son mari
+de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une
+d&eacute;termination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille,
+celle
+de ne plus voir le monde. La seule pens&eacute;e d'exposer son malheur
+aux yeux
+des indiff&eacute;rents ou des malveillants mettait le chevalier
+presque hors
+de lui. Il avait annonc&eacute; formellement sa volont&eacute; sur ce
+sujet. Il
+fallait donc que madame des Arcis trouv&acirc;t un biais, un
+pr&eacute;texte
+quelconque, non seulement pour ex&eacute;cuter son dessein, mais pour
+en
+parler.</p>
+<p>Pendant ce temps-l&agrave;, le chevalier paraissait
+r&eacute;fl&eacute;chir beaucoup de son
+c&ocirc;t&eacute;. Il fut le premier &agrave; rompre le silence. Une
+affaire survenue &agrave; un
+de ses parents, dit-il &agrave; sa femme, venait d'occasionner de
+grands
+d&eacute;rangements de fortune dans sa famille; il &eacute;tait
+important pour lui de
+surveiller les gens charg&eacute;s des mesures &agrave; prendre; ses
+int&eacute;r&ecirc;ts, et par
+cons&eacute;quent ceux de madame des Arcis elle-m&ecirc;me, couraient
+le risque
+d'&ecirc;tre compromis faute de soin. Bref, il annon&ccedil;a qu'il
+&eacute;tait oblig&eacute; de
+faire un court voyage en Hollande, o&ugrave; il devait s'entendre avec
+son
+banquier; il ajouta que l'affaire &eacute;tait extr&ecirc;mement
+press&eacute;e, et qu'il
+comptait partir d&egrave;s le lendemain matin.</p>
+<p>Il n'&eacute;tait que trop facile &agrave; madame des Arcis de
+comprendre le motif de
+ce voyage. Le chevalier &eacute;tait bien &eacute;loign&eacute; de
+songer &agrave; abandonner sa
+femme; mais, en d&eacute;pit de lui-m&ecirc;me, il &eacute;prouvait un
+besoin irr&eacute;sistible
+de s'isoler tout &agrave; fait pendant quelque temps, ne f&ucirc;t-ce
+que pour
+revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du
+temps,
+ce besoin de solitude &agrave; l'homme comme la souffrance physique aux
+animaux.</p>
+<p>Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne
+r&eacute;pondit que
+par ces phrases banales qu'on a toujours sur les l&egrave;vres quand on
+ne peut
+pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le
+chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette
+d&eacute;marche, et ne s'y opposait en aucune fa&ccedil;on. Tandis
+qu'elle parlait, la
+douleur lui serrait le c&#339;ur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et
+s'assit sur un banc.</p>
+<p>L&agrave;, elle resta plong&eacute;e dans une r&ecirc;verie
+profonde, les regards fixes, les
+mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande
+joie ni grands plaisirs. Sans &ecirc;tre une femme d'un esprit
+&eacute;lev&eacute;, elle
+sentait assez fortement et elle &eacute;tait d'une famille assez
+commune pour
+avoir quelque peu souffert. Son mariage avait &eacute;t&eacute; pour
+elle un bonheur
+tout &agrave; fait impr&eacute;vu, tout &agrave; fait nouveau; un
+&eacute;clair avait brill&eacute; devant
+ses yeux au milieu de longues et froides journ&eacute;es, maintenant la
+nuit la
+saisissait.</p>
+<p>Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier d&eacute;tournait les
+yeux, et
+semblait impatient de rentrer &agrave; la maison. Il se levait et se
+rasseyait.
+Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils
+rentr&egrave;rent ensemble.</p>
+<p>L'heure du d&icirc;ner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se
+trouvait
+malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre &eacute;tait un
+prie-Dieu o&ugrave; elle resta &agrave; genoux jusqu'au soir. Sa femme
+de chambre
+entra plusieurs fois, ayant re&ccedil;u du chevalier l'ordre secret de
+veiller
+sur elle; elle ne r&eacute;pondit pas &agrave; ce qu'on lui disait.
+Vers huit heures
+du soir elle sonna, demanda la robe command&eacute;e &agrave; l'avance
+pour sa fille,
+et qu'on mit le cheval &agrave; la voiture. Elle fit avertir en
+m&ecirc;me temps le
+chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y
+accompagn&acirc;t.</p>
+<p>Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus
+l&eacute;g&egrave;re. Sur ce corps bien-aim&eacute;, dont les contours
+commen&ccedil;aient &agrave; se
+dessiner, la m&egrave;re posa une petite parure simple et
+fra&icirc;che. Une robe de
+mousseline blanche brod&eacute;e, des petits souliers de satin blanc,
+un
+collier de graines d'Am&eacute;rique sur le cou, une couronne de bluets
+sur la
+t&ecirc;te, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec
+orgueil et
+sautait de joie. La m&egrave;re, v&ecirc;tue d'une robe de velours,
+comme quelqu'un
+qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psych&eacute;, et
+l'embrassait coup sur coup, en r&eacute;p&eacute;tant: Tu es belle, tu
+es belle!
+lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune
+&eacute;motion
+apparente, demanda &agrave; son domestique si on avait attel&eacute;,
+et &agrave; son mari
+s'il venait. Le chevalier donna la main &agrave; sa femme, et l'on alla
+au bal.</p>
+<p>C'&eacute;tait la premi&egrave;re fois qu'on voyait Camille. On
+avait beaucoup entendu
+parler d'elle. La curiosit&eacute; dirigea tous les regards vers la
+petite
+fille d&egrave;s qu'elle parut. On pouvait s'attendre &agrave; ce que
+madame des
+Arcis montr&acirc;t quelque embarras et quelque inqui&eacute;tude; il
+n'en fut rien.
+Apr&egrave;s les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus
+calme, et
+tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une esp&egrave;ce
+d'&eacute;tonnement ou un air d'int&eacute;r&ecirc;t affect&eacute;,
+elle la laissait aller par la
+chambre sans para&icirc;tre y songer.</p>
+<p>Camille retrouvait l&agrave; ses petites compagnes; elle courait
+tour &agrave; tour
+vers l'une ou vers l'autre, comme si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+au jardin. Toutes,
+cependant, la recevaient avec r&eacute;serve et avec froideur. Le
+chevalier,
+debout &agrave; l'&eacute;cart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent
+&agrave; lui,
+vant&egrave;rent la beaut&eacute; de sa fille; des personnes
+&eacute;trang&egrave;res, ou m&ecirc;me
+inconnues, l'abord&egrave;rent avec l'intention de lui faire
+compliment. Il
+sentait qu'on le consolait, et ce n'&eacute;tait gu&egrave;re de son
+go&ucirc;t. Cependant
+un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu
+&agrave;
+peu quelque joie au c&#339;ur. Apr&egrave;s avoir parl&eacute; par gestes
+presque &agrave; tout le
+monde, Camille &eacute;tait rest&eacute;e debout entre les genoux de sa
+m&egrave;re. On
+venait de la voir aller de c&ocirc;t&eacute; et d'autre; on s'attendait
+&agrave; quelque
+chose d'&eacute;trange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien
+fait que
+de dire bonsoir aux gens avec une grande r&eacute;v&eacute;rence,
+donner un petit
+<i>shake-hand</i> &agrave; des demoiselles anglaises, envoyer des
+baisers aux m&egrave;res
+de ses petites amies, le tout peut-&ecirc;tre appris par c&#339;ur, mais
+fait avec
+gr&acirc;ce et na&iuml;vet&eacute;. Revenue tranquillement &agrave; sa
+place, on commen&ccedil;a &agrave;
+l'admirer. Rien, en effet, n'&eacute;tait plus beau que cette enveloppe
+dont
+ne pouvait sortir cette pauvre &acirc;me. Sa taille, son visage, ses
+longs
+cheveux boucl&eacute;s, ses yeux surtout d'un &eacute;clat
+incomparable, surprenaient
+tout le monde. En m&ecirc;me temps que ses regards essayaient de tout
+deviner,
+et ses gestes de tout dire, son air r&eacute;fl&eacute;chi et
+m&eacute;lancolique pr&ecirc;tait &agrave;
+ses moindres mouvements, &agrave; ses allures d'enfant et &agrave; ses
+poses un
+certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en
+e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; frapp&eacute;. On s'approcha de madame des Arcis, on
+l'entoura, on fit
+mille questions par gestes &agrave; Camille; &agrave;
+l'&eacute;tonnement et &agrave; la r&eacute;pugnance
+avaient succ&eacute;d&eacute; une bienveillance sinc&egrave;re, une
+franche sympathie.
+L'exag&eacute;ration, qui arrive toujours d&egrave;s que le voisin
+parle apr&egrave;s le
+voisin pour r&eacute;p&eacute;ter la m&ecirc;me chose, s'en m&ecirc;la
+bient&ocirc;t. On n'avait jamais
+vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'&eacute;tait
+si beau
+qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle
+&eacute;tait loin
+de rien comprendre.</p>
+<p>Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut
+ce
+soir-l&agrave; un battement de c&#339;ur qui lui &eacute;tait d&ucirc;, le
+plus heureux, le plus
+pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire
+&eacute;chang&eacute;, qui
+valait bien des larmes.</p>
+<p>Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse.
+Les
+enfants se prirent par la main, se mirent en place et
+commenc&egrave;rent &agrave;
+ex&eacute;cuter les pas que le ma&icirc;tre de danse de l'endroit leur
+avait appris.
+Les parents, d'autre part, commenc&egrave;rent &agrave; se complimenter
+r&eacute;ciproquement, &agrave; trouver charmante cette petite
+f&ecirc;te, et &agrave; se faire
+remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs
+prog&eacute;nitures. Ce
+fut bient&ocirc;t un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries
+de caf&eacute;
+entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes
+filles,
+de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les
+mamans, bref un bal d'enfants en province.</p>
+<p>Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense
+bien,
+n'&eacute;tait pas de la contredanse. Camille regardait la f&ecirc;te
+avec une
+attention un peu triste. Un petit gar&ccedil;on vint l'inviter. Elle
+secoua la
+t&ecirc;te pour toute r&eacute;ponse; quelques bluets tomb&egrave;rent
+de sa couronne, qui
+n'&eacute;tait pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut
+bient&ocirc;t
+r&eacute;par&eacute;, avec quelques &eacute;pingles, le d&eacute;sordre
+de cette coiffure qu'elle
+avait faite elle-m&ecirc;me; mais elle chercha vainement ensuite son
+mari: il
+n'&eacute;tait plus dans la salle. Elle fit demander s'il &eacute;tait
+parti, et s'il
+avait pris la voiture. On lui r&eacute;pondit qu'il &eacute;tait
+retourn&eacute; chez lui &agrave;
+pied.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Le chevalier avait r&eacute;solu de s'&eacute;loigner sans dire
+adieu &agrave; sa femme. Il
+craignait et fuyait toute explication f&acirc;cheuse, et comme,
+d'ailleurs,
+son dessein &eacute;tait de revenir dans peu de temps, il crut agir
+plus
+sagement en laissant seulement une lettre. Il n'&eacute;tait pas tout
+&agrave; fait
+vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage
+pouvait lui &ecirc;tre avantageux. Un de ses amis &eacute;crivit
+&agrave; Chardonneux pour
+presser son d&eacute;part; c'&eacute;tait un pr&eacute;texte convenu.
+Il prit, en rentrant,
+le semblant d'un homme oblig&eacute; de s'en aller &agrave;
+l'improviste. Il fit faire
+ses paquets en toute h&acirc;te, les envoya &agrave; la ville, monta
+&agrave; cheval et
+partit.</p>
+<p>Une h&eacute;sitation involontaire et un tr&egrave;s grand regret
+s'empar&egrave;rent
+cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit
+d'avoir ob&eacute;i trop vite &agrave; un sentiment qu'il pouvait
+ma&icirc;triser, de faire
+verser &agrave; sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver
+ailleurs le
+repos qu'il &ocirc;tait peut-&ecirc;tre &agrave; sa maison.&#8212;Mais qui
+sait, pensa-t-il, si
+je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait
+si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas
+des jours plus heureux? Je suis frapp&eacute; d'un malheur dont Dieu
+seul
+conna&icirc;t la cause; je m'&eacute;loigne pour quelques jours du lieu
+o&ugrave; je
+souffre. Le changement, le voyage, la fatigue m&ecirc;me, calmeront
+peut-&ecirc;tre
+mes ennuis; je vais m'occuper de choses mat&eacute;rielles,
+importantes,
+n&eacute;cessaires; je reviendrai le c&#339;ur plus tranquille, plus
+content;
+j'aurai r&eacute;fl&eacute;chi, je saurai mieux ce que j'ai &agrave;
+faire.&#8212;Cependant C&eacute;cile
+va souffrir, se disait-il au fond du c&#339;ur. Mais, son parti une fois
+pris, il continua sa route.</p>
+<p>Madame des Arcis avait quitt&eacute; le bal vers onze heures. Elle
+&eacute;tait mont&eacute;e
+en voiture avec sa fille, qui s'endormit bient&ocirc;t sur ses genoux.
+Bien
+qu'elle ignor&acirc;t que le chevalier e&ucirc;t ex&eacute;cut&eacute;
+si promptement son projet
+de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'&ecirc;tre sortie seule de
+chez ses
+voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'&eacute;gards
+devient
+une douleur sensible &agrave; qui en soup&ccedil;onne le motif. Le
+chevalier n'avait
+pu supporter le spectacle public de son malheur. La m&egrave;re avait
+voulu
+montrer ce malheur pour t&acirc;cher de le vaincre et d'en avoir
+raison. Elle
+eut ais&eacute;ment pardonn&eacute; &agrave; son mari un mouvement de
+tristesse ou de
+mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle
+mani&egrave;re de
+laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inou&iuml;e;
+et la
+moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche,
+lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas l&agrave;, a fait,
+quelquefois
+plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de
+bien.</p>
+<p>Tandis que la voiture se tra&icirc;nait lentement sur les cailloux
+d'un
+chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille
+endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant
+Camille,
+de fa&ccedil;on &agrave; ce que les cahots ne pussent
+l'&eacute;veiller, elle songeait, avec
+cette force que la nuit donne &agrave; la pens&eacute;e, &agrave; la
+fatalit&eacute; qui semblait la
+poursuivre jusque dans cette joie l&eacute;gitime qu'elle venait
+d'avoir &agrave; ce
+bal. Une &eacute;trange disposition d'esprit la faisait se reporter
+tour &agrave;
+tour, tant&ocirc;t vers son propre pass&eacute;, tant&ocirc;t vers
+l'avenir de sa
+fille.&#8212;Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'&eacute;loigne
+de moi;
+s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes
+efforts, toutes mes pri&egrave;res ne serviront qu'&agrave;
+l'importuner; son amour
+est mort, sa piti&eacute; subsiste, mais son chagrin est plus fort que
+lui et
+que moi-m&ecirc;me. Ma fille est belle, mais vou&eacute;e au malheur;
+qu'y puis-je
+faire? que puis-je pr&eacute;voir ou emp&ecirc;cher? Si je m'attache
+&agrave; cette pauvre
+enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer
+&agrave;
+voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais,
+au
+contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son
+ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-&ecirc;tre de me
+s&eacute;parer de ma
+fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voul&ucirc;t confier Camille
+&agrave; des
+&eacute;trangers, et se d&eacute;livrer d'un spectacle qui l'afflige?</p>
+<p>En se parlant ainsi &agrave; elle-m&ecirc;me, madame des Arcis
+embrassait Camille.</p>
+<p>&#8212;Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au
+prix
+de ton repos, de ta vie peut-&ecirc;tre, l'apparence d'un bonheur qui
+me
+fuirait &agrave; mon tour! cesser d'&ecirc;tre m&egrave;re pour
+&ecirc;tre &eacute;pouse! Quand une
+pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y
+songer?</p>
+<p>Puis elle revenait &agrave; ses conjectures.&#8212;Que va-t-il arriver? se
+demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille
+sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que
+deviendra cette enfant?</p>
+<p>&Agrave; quelque distance de Chardonneux, il y avait un gu&eacute;
+&agrave; passer. Il avait
+beaucoup plu depuis un mois &agrave; peu pr&egrave;s, en sorte que la
+rivi&egrave;re
+d&eacute;bordait et couvrait les pr&eacute;s d'alentour. Le <i>passeux</i>
+refusa d'abord
+de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait
+d&eacute;teler, qu'il
+se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le
+carrosse. Madame des Arcis, press&eacute;e de revoir son mari, ne
+voulut pas
+descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'&eacute;tait un
+trajet de
+quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois.</p>
+<p>Au milieu du gu&eacute;, le bateau commen&ccedil;a &agrave;
+d&eacute;vier, pouss&eacute; par le courant. Le
+<i>passeux</i> demanda aide au cocher pour emp&ecirc;cher, disait-il,
+d'aller &agrave;
+l'&eacute;cluse. Il y avait, en effet, &agrave; deux ou trois cents pas
+plus bas, un
+moulin avec une &eacute;cluse, faite de soliveaux, de pieux et de
+planches
+rassembl&eacute;es, mais vieille, bris&eacute;e par l'eau, et devenue
+une esp&egrave;ce de
+cascade, ou plut&ocirc;t de pr&eacute;cipice. Il &eacute;tait clair
+que, si l'on se
+laissait entra&icirc;ner jusque-l&agrave;, on devait s'attendre
+&agrave; un accident
+terrible.</p>
+<p>Le cocher &eacute;tait descendu de son si&egrave;ge; il aurait voulu
+&ecirc;tre bon &agrave;
+quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le
+<i>passeux</i>, de son c&ocirc;t&eacute;, faisait ce qu'il pouvait,
+mais la nuit &eacute;tait
+sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui
+tant&ocirc;t se
+relayaient, tant&ocirc;t r&eacute;unissaient leurs forces, pour couper
+l'eau et
+gagner la rive.</p>
+<p>&Agrave; mesure que le bruit de l'&eacute;cluse se rapprochait, le
+danger devenait
+plus effrayant. Le bateau, lourdement charg&eacute;, et d&eacute;fendu
+contre le
+courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche
+&eacute;tait bien enfonc&eacute;e et bien tenue &agrave; l'avant, le
+bac s'arr&ecirc;tait, allait
+de c&ocirc;t&eacute;, ou tournait sur lui-m&ecirc;me; mais le flot
+&eacute;tait trop fort. Madame
+des Arcis, qui &eacute;tait rest&eacute;e dans la voiture avec
+l'enfant, ouvrit la
+glace avec une terreur affreuse:</p>
+<p>&#8212;Est-ce que nous sommes perdus? s'&eacute;cria-t-elle.</p>
+<p>En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tomb&egrave;rent dans
+le bateau,
+&eacute;puis&eacute;s, et les mains meurtries.</p>
+<p>Le <i>passeux</i> savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait
+pas de temps
+&agrave; perdre:</p>
+<p>&#8212;P&egrave;re Georgeot, dit madame des Arcis au <i>passeux</i>
+(c'&eacute;tait son nom),
+peux-tu me sauver, ma fille et moi?</p>
+<p>Le p&egrave;re Georgeot jeta un coup, d'&#339;il sur l'eau, puis sur la
+rive:</p>
+<p>&#8212;Certainement, r&eacute;pondit-il en haussant les &eacute;paules
+d'un air presque
+offens&eacute; qu'on lui adress&acirc;t une pareille question.</p>
+<p>&#8212;Que faut-il faire? dit madame des Arcis.</p>
+<p>&#8212;Vous mettre sur mes &eacute;paules, r&eacute;pliqua le <i>passeux</i>.
+Gardez votre robe,
+&ccedil;a vous soutiendra. Empoignez-moi le cou &agrave; deux bras,
+mais n'ayez pas
+peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noy&eacute;s; ne criez
+pas, &ccedil;a
+vous ferait boire. Quant &agrave; la petite, je la prendrai d'une main
+par la
+taille, je nagerai de l'autre &agrave; la marini&egrave;re, et je la
+passerai en l'air
+sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de
+terre qui sont dans ce champ-l&agrave;.</p>
+<p>&#8212;Et Jean? dit madame des Arcis, d&eacute;signant le cocher.</p>
+<p>&#8212;Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille &agrave;
+l'&eacute;cluse et
+qu'il attende, je le retrouverai.</p>
+<p>Le p&egrave;re Georgeot s'&eacute;lan&ccedil;a dans l'eau,
+charg&eacute; de son double fardeau, mais
+il avait trop pr&eacute;jug&eacute; de ses forces. Il n'&eacute;tait
+plus jeune, tant s'en
+fallait. La rive &eacute;tait plus loin qu'il ne disait, et le courant
+plus
+fort qu'il ne l'avait pens&eacute;. Il fit cependant tout ce qu'il put
+pour
+arriver &agrave; terre, mais il fut bient&ocirc;t
+entra&icirc;n&eacute;. Le tronc d'un saule
+couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les
+t&eacute;n&egrave;bres, l'arr&ecirc;ta
+tout &agrave; coup: il s'y &eacute;tait violemment frapp&eacute; au
+front. Son sang coula, sa
+vue s'obscurcit.</p>
+<p>&#8212;Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le
+v&ocirc;tre;
+je n'en puis plus.</p>
+<p>&#8212;Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la
+m&egrave;re.</p>
+<p>-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le <i>passeux</i>.</p>
+<p>Madame des Arcis, pour toute r&eacute;ponse, ouvrit les bras,
+l&acirc;cha le cou du
+<i>passeux</i>, et se laissa aller au fond de l'eau.</p>
+<p>Lorsque le <i>passeux</i> eut d&eacute;pos&eacute; &agrave; terre
+la petite Camille saine et
+sauve, le cocher, qui avait &eacute;t&eacute; tir&eacute; de la
+rivi&egrave;re par un paysan, l'aida
+&agrave; chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le
+lendemain matin, pr&egrave;s du rivage.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Un an apr&egrave;s cet &eacute;v&eacute;nement, dans une chambre
+d'un h&ocirc;tel garni situ&eacute; rue
+du Bouloi, &agrave; Paris, dans le quartier des diligences, une jeune
+fille en
+deuil &eacute;tait assise pr&egrave;s d'une table, au coin du feu. Sur
+cette table
+&eacute;tait une bouteille de vin d'ordinaire, &agrave; moiti&eacute;
+vide, et un verre. Un
+homme courb&eacute; par l'&acirc;ge, mais d'une physionomie ouverte et
+franche, v&ecirc;tu
+&agrave; peu pr&egrave;s comme un ouvrier, se promenait &agrave; grands
+pas dans la chambre.
+De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arr&ecirc;tait
+devant
+elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors,
+&eacute;tendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement
+m&ecirc;l&eacute; d'une
+sorte de r&eacute;pugnance involontaire, et remplissait le verre. Le
+vieillard
+buvait un petit coup, puis recommen&ccedil;ait &agrave; marcher, tout
+en gesticulant
+d'une fa&ccedil;on singuli&egrave;re et presque ridicule, pendant que
+la jeune fille,
+souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention.</p>
+<p>Il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; difficile, &agrave; qui se f&ucirc;t
+trouv&eacute; l&agrave;, de deviner quelles &eacute;taient
+ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais
+pleine de gr&acirc;ce et de distinction, portant sur son visage et dans
+ses
+moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la
+beaut&eacute;;
+l'autre, d'une apparence tout &agrave; fait vulgaire, les habits en
+d&eacute;sordre,
+le chapeau sur la t&ecirc;te, buvant du gros vin de cabaret, et faisant
+r&eacute;sonner sur le parquet les clous de ses souliers.
+C'&eacute;tait un &eacute;trange
+contraste.</p>
+<p>Ces deux personnes &eacute;taient pourtant li&eacute;es par une
+amiti&eacute; bien vive et
+bien tendre. C'&eacute;tait Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme
+&eacute;tait
+venu &agrave; Chardonneux lorsque madame des Arcis avait
+&eacute;t&eacute; port&eacute;e d'abord &agrave;
+l'&eacute;glise, puis &agrave; sa derni&egrave;re demeure. Sa
+m&egrave;re &eacute;tant morte et son p&egrave;re
+absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce
+monde.
+Le chevalier, ayant une fois quitt&eacute; sa maison, distrait par son
+voyage,
+appel&eacute; par ses affaires et oblig&eacute; de parcourir plusieurs
+villes de la
+Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte
+qu'il se passa pr&egrave;s d'un mois, pendant lequel Camille resta,
+pour ainsi
+dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, &agrave; la maison une
+sorte de
+gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la
+m&egrave;re, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi
+&eacute;tait une
+sin&eacute;cure; la gouvernante connaissait &agrave; peine Camille, et
+ne pouvait lui
+&ecirc;tre d'aucun secours dans une pareille circonstance.</p>
+<p>La douleur de la jeune fille &agrave; la mort de sa m&egrave;re
+avait &eacute;t&eacute; si violente,
+qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame
+des Arcis avait &eacute;t&eacute; retir&eacute; de l'eau et
+apport&eacute; &agrave; la maison, Camille
+accompagnait ce cort&egrave;ge fun&egrave;bre en poussant des cris de
+d&eacute;sespoir si
+d&eacute;chirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y
+avait, en
+effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet &ecirc;tre qu'on
+&eacute;tait habitu&eacute; &agrave;
+voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout &agrave; coup de son
+silence
+en pr&eacute;sence de la mort. Les sons inarticul&eacute;s qui
+s'&eacute;chappaient de ses
+l&egrave;vres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose
+de
+sauvage; ce n'&eacute;taient ni des paroles ni des sanglots, mais une
+sorte de
+langage horrible, qui semblait invent&eacute; par la douleur. Pendant
+un jour
+et une nuit, ces cris affreux ne cess&egrave;rent de remplir la maison;
+Camille
+courait de tous c&ocirc;t&eacute;s, s'arrachant les cheveux et frappant
+les
+murailles. On essaya en vain de l'arr&ecirc;ter; la force m&ecirc;me
+fut inutile. Ce
+ne fut que la nature &eacute;puis&eacute;e qui la fit enfin tomber au
+pied du lit o&ugrave;
+le corps de sa m&egrave;re &eacute;tait couch&eacute;.</p>
+<p>Presque aussit&ocirc;t, elle avait paru reprendre sa
+tranquillit&eacute; accoutum&eacute;e,
+et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle &eacute;tait rest&eacute;e
+quelque temps dans
+un calme apparent, marchant toute la journ&eacute;e, au hasard, d'un
+pas lent
+et distrait, ne se refusant &agrave; aucun des soins qu'on prenait pour
+elle;
+on la croyait revenue &agrave; elle-m&ecirc;me, et le m&eacute;decin,
+qui avait &eacute;t&eacute; appel&eacute;,
+s'y trompa comme tout le monde; mais une fi&egrave;vre nerveuse se
+d&eacute;clara
+bient&ocirc;t avec les plus graves sympt&ocirc;mes. Il fallut veiller
+constamment
+sur la malade; sa raison semblait enti&egrave;rement perdue.</p>
+<p>C'&eacute;tait alors que l'oncle Giraud avait pris la
+r&eacute;solution de venir &agrave;
+tout prix au secours de sa ni&egrave;ce.&#8212;Puisqu'elle n'a plus ni
+p&egrave;re ni m&egrave;re
+dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me
+d&eacute;clare
+pour son oncle v&eacute;ritable, charg&eacute; de la soigner et
+d'emp&ecirc;cher qu'il ne
+lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent
+demand&eacute;
+&agrave; son p&egrave;re de me la donner pour me faire rire. Je ne veux
+pas l'en
+priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. &Agrave;
+son
+retour, je la lui rendrai fid&egrave;lement.</p>
+<p>L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux m&eacute;decins, par une
+assez bonne
+raison, c'est qu'il croyait &agrave; peine aux maladies, n'ayant jamais
+lui-m&ecirc;me &eacute;t&eacute; malade. Une fi&egrave;vre nerveuse
+surtout lui paraissait une
+chim&egrave;re, un pur d&eacute;rangement d'id&eacute;es, qu'un peu de
+distraction devait
+gu&eacute;rir. Il s'&eacute;tait donc d&eacute;cid&eacute; &agrave;
+amener Camille &agrave; Paris.&#8212;Vous voyez,
+disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que
+pleurer, et elle a raison; une m&egrave;re ne vous meurt pas deux fois.
+Mais il
+ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de
+partir;
+il faut t&acirc;cher qu'elle pense &agrave; autre chose. On dit que
+Paris est tr&egrave;s
+bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi
+donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien &agrave; tous les deux.
+D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui
+&ecirc;tre
+tr&egrave;s bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois
+que
+j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours
+ragaillardi.</p>
+<p>De cette fa&ccedil;on, Camille et son oncle &eacute;taient venus
+&agrave; Paris. Le
+chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud,
+l'approuva. Au retour de sa tourn&eacute;e en Hollande, il avait
+rapport&eacute; &agrave;
+Chardonneux une m&eacute;lancolie tellement profonde, qu'il lui
+&eacute;tait presque
+impossible de voir qui que ce f&ucirc;t, m&ecirc;me sa fille. Il
+semblait vouloir
+fuir tout &ecirc;tre vivant, et chercher &agrave; se fuir
+lui-m&ecirc;me. Presque toujours
+seul, &agrave; cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre
+mesure pour
+donner quelque repos &agrave; son &acirc;me. Un chagrin cach&eacute;,
+incurable, le
+d&eacute;vorait. Il se reprochait au fond du c&#339;ur d'avoir rendu sa
+femme
+malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribu&eacute; &agrave; sa
+mort.&#8212;Si j'avais
+&eacute;t&eacute; l&agrave;, se disait-il, elle vivrait, et je devais y
+&ecirc;tre. Cette pens&eacute;e,
+qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie.</p>
+<p>Il d&eacute;sirait que Camille f&ucirc;t heureuse; il &eacute;tait
+pr&ecirc;t, dans l'occasion, &agrave;
+faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa premi&egrave;re
+id&eacute;e, en
+revenant &agrave; Chardonneux, avait &eacute;t&eacute; d'essayer de
+remplacer pr&egrave;s de sa
+fille celle qui n'&eacute;tait plus, et de payer avec usure cette dette
+de c&#339;ur
+qu'il avait contract&eacute;e; mais le souvenir de la ressemblance de
+la m&egrave;re
+et de l'enfant lui causait &agrave; l'avance une douleur
+intol&eacute;rable. C'&eacute;tait
+en vain qu'il cherchait &agrave; se tromper sur cette douleur
+m&ecirc;me, et qu'il
+voulait se persuader que ce serait plut&ocirc;t &agrave; ses yeux une
+consolation, un
+adoucissement &agrave; sa peine, de retrouver ainsi sur un visage
+aim&eacute; les
+traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgr&eacute; tout,
+&eacute;tait
+pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur,
+qu'il ne se sentait pas la force de supporter.</p>
+<p>L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'&agrave;
+&eacute;gayer sa
+ni&egrave;ce et &agrave; lui rendre la vie agr&eacute;able.
+Malheureusement ce n'&eacute;tait pas
+facile. Camille s'&eacute;tait laiss&eacute; emmener sans
+r&eacute;sistance, mais elle ne
+voulait prendre part &agrave; aucun des plaisirs que le bonhomme
+t&acirc;chait de lui
+proposer. Ni promenades, ni f&ecirc;tes, ni spectacles, ne pouvaient la
+tenter; pour toute r&eacute;ponse, elle montrait sa robe noire.</p>
+<p>Le vieux ma&icirc;tre ma&ccedil;on &eacute;tait obstin&eacute;. Il
+avait lou&eacute;, comme on l'a vu, un
+appartement garni dans une auberge des Messageries, la premi&egrave;re
+qu'un
+commissionnaire de la rue lui avait indiqu&eacute;e, ne comptant y
+rester qu'un
+mois ou deux. Il y &eacute;tait avec Camille depuis pr&egrave;s d'un
+an. Pendant un
+an, Camille s'&eacute;tait refus&eacute;e &agrave; toutes ses
+propositions de partie de
+plaisir, et, comme il &eacute;tait en m&ecirc;me temps aussi bon et
+aussi patient
+qu'ent&ecirc;t&eacute;, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il
+aimait cette
+pauvre fille de toute son &acirc;me, sans qu'il en s&ucirc;t lui
+m&ecirc;me la cause, par
+un de ces charmes inexplicables qui attachent la bont&eacute; au
+malheur.</p>
+<p>&#8212;Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa
+bouteille,
+ce qui peut t'emp&ecirc;cher de venir &agrave; l'Op&eacute;ra avec moi.
+Cela co&ucirc;te fort
+cher; j'ai le billet dans ma poche; voil&agrave; ton deuil fini d'hier;
+tu as
+l&agrave; deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'&agrave; mettre ton
+capuchon, et...</p>
+<p>Il s'interrompit.&#8212;Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais
+pas
+pens&eacute;. Mais qu'importe? ce n'est pas n&eacute;cessaire dans ces
+endroits-l&agrave;. Tu
+n'entends pas, moi, je n'&eacute;coute pas. Nous regarderons danser,
+voil&agrave;
+tout.</p>
+<p>Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il
+avait
+quelque chose d'int&eacute;ressant &agrave; dire, que sa ni&egrave;ce
+ne pouvait l'entendre
+ni lui r&eacute;pondre. Il causait avec elle malgr&eacute; lui. D'une
+autre part,
+quand il essayait de s'exprimer par signes, c'&eacute;tait encore pire;
+elle le
+comprenait encore moins. Aussi avait-il adopt&eacute; l'habitude de lui
+parler
+comme &agrave; tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes
+ses
+forces; Camille s'&eacute;tait faite &agrave; cette pantomime parlante,
+et trouvait
+moyen d'y r&eacute;pondre &agrave; sa fa&ccedil;on.</p>
+<p>Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le
+bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes &agrave; sa
+ni&egrave;ce, et les lui
+pr&eacute;sentait d'un air &agrave; la fois si tendre et si suppliant,
+qu'elle lui
+sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse
+calme qu'on lui voyait toujours.</p>
+<p>&#8212;Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles
+robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces
+robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant
+danser les robes comme des marionnettes.</p>
+<p>Camille avait assez pleur&eacute; pour qu'un moment de joie lui
+f&ucirc;t permis.
+Pour la premi&egrave;re fois depuis la mort de sa m&egrave;re, elle se
+leva, se pla&ccedil;a
+devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait,
+le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de
+t&ecirc;te
+pour dire: Oui.</p>
+<p>&Agrave; ce signe, le bonhomme Giraud se mit &agrave; sauter comme
+un enfant, avec ses
+gros souliers. Il triomphait: l'heure &eacute;tait enfin venue
+o&ugrave; il
+accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui,
+venir &agrave; l'Op&eacute;ra, voir le monde: il ne se tenait pas
+d'aise &agrave; cette
+pens&eacute;e, et il embrassait sa ni&egrave;ce coup sur coup, tout en
+criant apr&egrave;s la
+femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison.</p>
+<p>La toilette achev&eacute;e, Camille &eacute;tait si belle, qu'elle
+sembla le
+reconna&icirc;tre elle-m&ecirc;me, et sourit &agrave; sa propre
+image.&#8212;La voiture est en
+bas, dit l'oncle Giraud, t&acirc;chant d'imiter avec ses bras le geste
+d'un
+cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un
+carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle
+venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire,
+et partit.</p>
+<hr style="width: 35%;" />
+<br />
+<h3>VII</h3>
+<br />
+<p>Si l'oncle Giraud n'&eacute;tait pas &eacute;l&eacute;gant de sa
+personne, il se piquait du
+moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits,
+toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas
+&ecirc;tre g&ecirc;n&eacute;, l'enveloppassent comme bon leur semblait,
+que ses bas drap&eacute;s
+fussent mal tir&eacute;s, et que sa perruque lui tomb&acirc;t sur les
+yeux. Mais
+quand il se m&ecirc;lait de r&eacute;galer les autres, il prenait
+d'abord ce qu'il y
+avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce
+soir-l&agrave;,
+pour lui et pour Camille, une bonne loge d&eacute;couverte, bien en
+&eacute;vidence,
+afin que sa ni&egrave;ce p&ucirc;t &ecirc;tre vue de tout le monde. Aux
+premiers regards
+que Camille jeta sur le th&eacute;&acirc;tre et dans la salle, elle fut
+&eacute;blouie; cela
+ne pouvait manquer: une jeune fille &agrave; peine &acirc;g&eacute;e de
+seize ans, &eacute;lev&eacute;e au
+fond d'une campagne, et se trouvant tout &agrave; coup
+transport&eacute;e au milieu du
+s&eacute;jour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire
+qu'elle
+r&ecirc;vait. On jouait un ballet: Camille suivait avec
+curiosit&eacute; les
+attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que
+c'&eacute;tait une pantomime, et, comme elle devait s'y
+conna&icirc;tre, elle
+cherchait &agrave; s'en expliquer le sens. &Agrave; tout moment, elle
+se retournait
+vers son oncle d'un air stup&eacute;fait, comme pour le consulter; mais
+il n'y
+comprenait gu&egrave;re plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de
+soie
+offrant des fleurs &agrave; leurs berg&egrave;res, des amours
+voltigeant au bout d'une
+corde, des dieux assis sur des nuages. Les d&eacute;corations, les
+lumi&egrave;res, le
+lustre surtout, dont l'&eacute;clat la charmait, les parures des
+femmes, les
+broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour
+elle la jetait dans un doux &eacute;tonnement.</p>
+<p>De son c&ocirc;t&eacute;, elle devint bient&ocirc;t elle-m&ecirc;me
+l'objet d'une curiosit&eacute;
+presque g&eacute;n&eacute;rale; sa parure &eacute;tait simple, mais du
+meilleur go&ucirc;t. Seule,
+en grande loge, &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'un homme aussi peu
+musqu&eacute; que l'&eacute;tait l'oncle
+Giraud, belle comme un astre et fra&icirc;che comme une rose, avec ses
+grands
+yeux noirs et son air na&iuml;f, elle devait n&eacute;cessairement
+attirer les
+regards. Les hommes commenc&egrave;rent &agrave; se la montrer, les
+femmes &agrave;
+l'observer; les marquis s'approch&egrave;rent, et les compliments les
+plus
+flatteurs, faits &agrave; haute voix, &agrave; la mode du temps, furent
+adress&eacute;s &agrave; la
+nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces
+hommages, qu'il savourait avec d&eacute;lices.</p>
+<p>Cependant Camille, peu &agrave; peu, reprit d'abord son air
+tranquille, puis un
+mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il &eacute;tait
+cruel
+d'&ecirc;tre isol&eacute;e au milieu de cette foule. Ces gens qui
+causaient dans
+leurs loges, ces musiciens dont les instruments r&eacute;glaient la
+mesure des
+pas des acteurs, ce vaste &eacute;change de pens&eacute;es entre le
+th&eacute;&acirc;tre et la
+salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-m&ecirc;me.&#8212;Nous
+parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous
+&eacute;coutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous
+jouissons de
+tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule
+n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un &ecirc;tre qui ne fait
+qu'assister &agrave;
+la vie.</p>
+<p>Camille ferma les yeux pour se d&eacute;livrer de ce spectacle; elle
+se souvint
+de ce bal d'enfants o&ugrave; elle avait vu danser ses compagnes, et
+o&ugrave; elle
+&eacute;tait rest&eacute;e pr&egrave;s de sa m&egrave;re. Elle revint
+par la pens&eacute;e &agrave; la maison
+natale, a son enfance si malheureuse, &agrave; ses longues souffrances,
+&agrave; ses
+larmes secr&egrave;tes, &agrave; la mort de sa m&egrave;re, enfin
+&agrave; ce deuil qu'elle venait
+de quitter, et qu'elle r&eacute;solut de reprendre en rentrant.
+Puisqu'elle
+&eacute;tait &agrave; jamais condamn&eacute;e, il lui sembla qu'il
+valait mieux pour elle ne
+jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus am&egrave;rement
+qu'elle ne
+l'avait encore fait que tout effort de sa part pour r&eacute;sister
+&agrave; la
+mal&eacute;diction c&eacute;leste &eacute;tait inutile. Remplie de
+cette pens&eacute;e, elle ne put
+retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait
+&agrave; en
+deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le
+bonhomme, surpris et inquiet, h&eacute;sitait et ne savait que faire;
+Camille
+se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donn&acirc;t
+son
+mantelet.</p>
+<p>En ce moment, elle aper&ccedil;ut au-dessous d'elle, &agrave; la
+galerie, un jeune
+homme de bonne mine, tr&egrave;s richement v&ecirc;tu, qui tenait
+&agrave; la main un
+morceau d'ardoise, sur lequel il tra&ccedil;ait des lettres et des
+figures avec
+un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise &agrave; son
+voisin,
+plus &acirc;g&eacute; que lui; celui-ci paraissait le comprendre
+aussit&ocirc;t, et lui
+r&eacute;pondait de la m&ecirc;me mani&egrave;re avec une tr&egrave;s
+grande promptitude. Tous deux
+&eacute;changeaient en m&ecirc;me temps, en ouvrant ou fermant les
+doigts, certains
+signes qui semblaient leur servir &agrave; se mieux communiquer leurs
+id&eacute;es.</p>
+<p>Camille ne comprit rien, ni &agrave; ces dessins qu'elle distinguait
+&agrave; peine,
+ni &agrave; ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait
+remarqu&eacute;, du
+premier coup d'&#339;il, que ce jeune homme ne remuait pas les
+l&egrave;vres;&#8212;pr&ecirc;te
+&agrave; sortir, elle s'arr&ecirc;ta. Elle voyait qu'il parlait un
+langage qui
+n'&eacute;tait celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer
+sans ce
+fatal mouvement de la parole, si incompr&eacute;hensible pour elle, et
+qui
+faisait le tourment de sa pens&eacute;e. Quel que fut ce langage
+&eacute;trange, une
+surprise extr&ecirc;me, un d&eacute;sir invincible d'en voir davantage
+lui firent
+reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de
+la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant
+de nouveau &eacute;crire sur l'ardoise et la pr&eacute;senter &agrave;
+son voisin, elle fit
+un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. &Agrave; ce
+mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille &agrave; son
+tour. &Agrave;
+peine leurs yeux se furent-ils rencontr&eacute;s, qu'ils
+rest&egrave;rent tous deux
+d'abord immobiles et ind&eacute;cis, comme s'ils eussent cherch&eacute;
+&agrave; se
+reconna&icirc;tre; puis, en un instant, ils se devin&egrave;rent, et se
+dirent d'un
+regard: Nous sommes muets tous deux.</p>
+<p>L'oncle Giraud apportait &agrave; sa ni&egrave;ce son mantelet, sa
+canne et son loup,
+mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et
+resta accoud&eacute;e sur la balustrade.</p>
+<p>L'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e venait, alors de commencer
+&agrave; se faire conna&icirc;tre.</p>
+<p>Faisant une visite &agrave; une dame, dans la rue des
+Foss&eacute;s-Saint-Victor,
+touch&eacute; de piti&eacute; pour deux sourdes-muettes qu'il avait
+vues, par hasard,
+travailler &agrave; l'aiguille, la charit&eacute; qui remplissait son
+&acirc;me s'&eacute;tait
+&eacute;veill&eacute;e tout &agrave; coup, et op&eacute;rait
+d&eacute;j&agrave; des prodiges. Dans la pantomime
+informe de ces &ecirc;tres mis&eacute;rables et m&eacute;pris&eacute;s,
+il avait trouv&eacute; les germes
+d'une langue f&eacute;conde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle,
+plus
+vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes
+de g&eacute;nie, il avait peut-&ecirc;tre d&eacute;pass&eacute; son
+but, le voyant trop grand; mais
+c'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; beaucoup d'en voir la grandeur.
+Quelle que p&ucirc;t &ecirc;tre
+l'ambition de sa bont&eacute;, il apprenait aux sourds-muets &agrave;
+lire et &agrave;
+&eacute;crire. Il les repla&ccedil;ait au nombre des hommes. Seul et
+sans aide, par sa
+propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces
+malheureux,
+et il se pr&eacute;parait &agrave; sacrifier &agrave; ce projet sa vie
+et sa fortune, en
+attendant que le roi jet&acirc;t les yeux sur eux.</p>
+<p>Le jeune homme assis pr&egrave;s de la loge de Camille &eacute;tait
+un des &eacute;l&egrave;ves
+form&eacute;s par l'abb&eacute;. N&eacute; gentilhomme et d'une
+ancienne maison, dou&eacute; d'une
+vive intelligence, mais frapp&eacute; de la <i>demi-mort</i>, comme on
+disait alors,
+il avait re&ccedil;u, l'un des premiers, la m&ecirc;me &eacute;ducation
+&agrave; peu pr&egrave;s que le
+c&eacute;l&egrave;bre comte de Solar, avec cette diff&eacute;rence
+qu'il &eacute;tait riche, et
+qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension
+du
+duc de Penthi&egrave;vre<a name="FNanchor_5_5"></a><a
+ href="#Footnote_5_5"><sup>5</sup></a>. Ind&eacute;pendamment des
+le&ccedil;ons de l'abb&eacute;, on lui avait
+donn&eacute; un gouverneur, qui, &eacute;tant une personne la&iuml;que,
+pouvait
+l'accompagner partout, charg&eacute;, bien entendu, de veiller sur ses
+actions
+et de diriger ses pens&eacute;es (c'&eacute;tait le voisin qui lisait
+sur l'ardoise).
+Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces
+&eacute;tudes journali&egrave;res qui exer&ccedil;aient son esprit sur
+toute chose, &agrave; la
+lecture comme au man&egrave;ge, &agrave; l'Op&eacute;ra comme &agrave;
+la messe; cependant un peu de
+fiert&eacute; native et une ind&eacute;pendance de caract&egrave;re
+tr&egrave;s prononc&eacute;e luttaient
+en lui contre cette application p&eacute;nible. Il ne savait rien des
+maux qui
+auraient pu l'atteindre, s'il f&ucirc;t n&eacute; dans une classe
+inf&eacute;rieure ou
+seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'&agrave; Paris. L'une
+des
+premi&egrave;res choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait
+commenc&eacute; &agrave;
+&eacute;peler, avait &eacute;t&eacute; le nom de son p&egrave;re, le
+marquis de Maubray. Il savait
+donc qu'il &eacute;tait, &agrave; la fois, diff&eacute;rent des autres
+hommes par le
+privil&egrave;ge de la naissance et par une disgr&acirc;ce de la
+nature. L'orgueil et
+l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur,
+ou
+peut-&ecirc;tre par n&eacute;cessit&eacute;, n'en &eacute;tait pas
+moins rest&eacute; simple.</p>
+Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi
+fier
+qu'eux tous, et qui avait aussi, aupr&egrave;s de son gouverneur, sur
+les
+grands parquets de Versailles, tra&icirc;n&eacute; ses talons rouges
+&agrave; fleur de
+terre, selon l'usage, &eacute;tait lorgn&eacute; par plus d'une jolie
+femme, mais il
+ne quittait pas des yeux Camille; de son c&ocirc;t&eacute;, elle le
+voyait tr&egrave;s bien,
+sans le regarder davantage. L'op&eacute;ra fini, elle prit le bras de
+son
+oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive.
+<hr style="width: 35%;" /><br />
+<h3>VIII</h3>
+<br />
+<p>Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient
+seulement
+le nom de l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e; encore moins se
+doutaient-ils de la
+d&eacute;couverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets.
+Le
+chevalier aurait pu conna&icirc;tre cette d&eacute;couverte; sa femme
+l'e&ucirc;t
+certainement connue si elle e&ucirc;t v&eacute;cu; mais Chardonneux
+&eacute;tait loin de
+Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait,
+ne
+la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou
+la mort, peuvent produire le m&ecirc;me r&eacute;sultat.</p>
+<p>Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une id&eacute;e: ce que
+ses gestes et
+ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer &agrave; son
+oncle
+qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme
+Giraud ne fut point embarrass&eacute; par cette demande, bien qu'elle
+lui f&ucirc;t
+adress&eacute;e un peu tard, car il &eacute;tait temps de souper; il
+courut &agrave; sa
+chambre, et, persuad&eacute; qu'il avait compris, il rapporta en
+triomphe &agrave; sa
+ni&egrave;ce une petite planche et un morceau de craie, reliques
+pr&eacute;cieuses de
+son ancien amour pour la b&acirc;tisse et la charpente.</p>
+<p>Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son d&eacute;sir
+rempli de
+cette fa&ccedil;on; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit
+asseoir son
+oncle &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle; puis elle lui fit prendre la
+craie, et lui saisit
+la main comme pour le guider, en m&ecirc;me temps que ses regards
+inquiets
+s'appr&ecirc;taient &agrave; suivre ses moindres mouvements.</p>
+<p>L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'&eacute;crire
+quelque
+chose, mais quoi? Il l'ignorait.&#8212;Est-ce le nom de ta m&egrave;re?
+Est-ce le
+mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du
+doigt, le plus doucement qu'il put, sur le c&#339;ur de la jeune fille. Elle
+inclina aussit&ocirc;t la t&ecirc;te; le bonhomme crut qu'il avait
+devin&eacute;; il
+&eacute;crivit donc en grosses lettres le nom de Camille; apr&egrave;s
+quoi, satisfait
+de lui-m&ecirc;me et de la mani&egrave;re dont il avait pass&eacute; sa
+soir&eacute;e, le souper
+&eacute;tant pr&ecirc;t, il se mit &agrave; table sans attendre sa
+ni&egrave;ce, qui n'&eacute;tait pas de
+force &agrave; lui tenir t&ecirc;te.</p>
+<p>Camille ne se retirait jamais que son oncle n'e&ucirc;t
+achev&eacute; sa bouteille;
+elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra
+chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras.</p>
+<p>Aussit&ocirc;t son verrou tir&eacute;, elle se mit &agrave; son tour
+&agrave; &eacute;crire. D&eacute;barrass&eacute;e
+de sa coiffure et de ses paniers, elle commen&ccedil;a &agrave; copier,
+avec un soin
+et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et
+&agrave;
+barbouiller de blanc une grande table qui &eacute;tait au milieu de la
+chambre.
+Apr&egrave;s plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez
+bien &agrave;
+reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut
+fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut
+compt&eacute; une &agrave; une les lettres qui lui avaient servi de
+mod&egrave;le, elle se
+promena autour de la table, le c&#339;ur palpitant d'aise comme si elle
+e&ucirc;t
+remport&eacute; une victoire. Ce mot de <i>Camille</i> qu'elle venait
+d'&eacute;crire lui
+paraissait admirable &agrave; voir, et devait certainement, &agrave;
+son sens,
+exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui
+semblait voir une multitude de pens&eacute;es, toutes plus douces, plus
+myst&eacute;rieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle
+&eacute;tait loin
+de croire que ce n'&eacute;tait que son nom.</p>
+<p>On &eacute;tait au mois de juillet, l'air &eacute;tait pur et la
+nuit superbe. Camille
+avait ouvert sa fen&ecirc;tre; elle s'y arr&ecirc;tait de temps en
+temps, et l&agrave;,
+r&ecirc;vant, les cheveux d&eacute;nou&eacute;s, les bras
+crois&eacute;s, les yeux brillants, belle
+de cette p&acirc;leur que la clart&eacute; des nuits donne aux femmes,
+elle regardait
+l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux:
+l'&eacute;troite cour d'une longue maison o&ugrave; se trouvait
+log&eacute;e une entreprise
+de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un
+rayon de soleil n'avait p&eacute;n&eacute;tr&eacute;; la hauteur des
+&eacute;tages, entass&eacute;s l'un
+sur l'autre, d&eacute;fendait contre la lumi&egrave;re cette
+esp&egrave;ce de cave. Quatre ou
+cinq grosses voitures, serr&eacute;es sous un hangar,
+pr&eacute;sentaient leurs timons
+&agrave; qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laiss&eacute;es dans
+la cour, faute
+de place, semblaient attendre les chevaux, dont le pi&eacute;tinement
+dans
+l'&eacute;curie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une
+porte
+strictement ferm&eacute;e d&egrave;s minuit pour les locataires, mais
+toujours pr&ecirc;te
+&agrave; s'ouvrir avec bruit &agrave; toute heure au claquement du
+fouet d'un cocher,
+s'&eacute;levaient d'&eacute;normes murailles, garnies d'une
+cinquantaine de crois&eacute;es,
+o&ugrave; jamais, pass&eacute; dix heures, une chandelle ne brillait,
+&agrave; moins de
+circonstances extraordinaires.</p>
+<p>Camille allait quitter sa fen&ecirc;tre, quand tout &agrave; coup,
+dans l'ombre que
+projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme
+humaine, rev&ecirc;tue d'un habit brillant, se promenant &agrave; pas
+lents. Le
+frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi,
+car
+son oncle &eacute;tait l&agrave;, et la surveillance du bonhomme se
+r&eacute;v&eacute;lait par son
+bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un
+assassin
+vint se promener dans cette cour en pareil costume?</p>
+<p>L'homme y &eacute;tait pourtant, et Camille le voyait. Il marchait
+derri&egrave;re la
+voiture, regardant la fen&ecirc;tre o&ugrave; elle se tenait.
+Apr&egrave;s quelques
+instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa
+lumi&egrave;re, et
+avan&ccedil;ant le bras hors de la crois&eacute;e, &eacute;claira
+subitement la cour; en m&ecirc;me
+temps elle y jeta un regard &agrave; demi effray&eacute;, &agrave; demi
+mena&ccedil;ant. L'ombre de
+la voiture s'&eacute;tant effac&eacute;e, le marquis de Maubray, car
+c'&eacute;tait lui, vit
+qu'il &eacute;tait compl&egrave;tement d&eacute;couvert, et, pour toute
+r&eacute;ponse, posa un
+genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans
+l'attitude
+du plus profond respect.</p>
+<p>Ils rest&egrave;rent quelque temps ainsi, Camille &agrave; la
+fen&ecirc;tre, tenant sa
+lumi&egrave;re, le marquis &agrave; genoux devant elle. Si Rom&eacute;o
+et Juliette, qui ne
+s'&eacute;taient vus qu'un soir dans un bal masqu&eacute;, ont
+&eacute;chang&eacute; d&egrave;s la premi&egrave;re
+fois tant de serments, fid&egrave;lement tenus, que l'on songe &agrave;
+ce que purent
+&ecirc;tre les premiers gestes et les premiers regards de deux amants
+qui ne
+pouvaient se dire que par la pens&eacute;e ces m&ecirc;mes choses,
+&eacute;ternelles devant
+Dieu, et que le g&eacute;nie de Shakspeare a immortalis&eacute;es sur
+la terre.</p>
+<p>Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois
+marchepieds pour grimper sur l'imp&eacute;riale d'une voiture, en
+s'arr&ecirc;tant &agrave;
+chaque effort qu'on est oblig&eacute; de faire, pour savoir si l'on
+doit
+continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste
+brod&eacute;e
+risque d'avoir mauvaise gr&acirc;ce lorsqu'il s'agit de sauter de cette
+imp&eacute;riale sur le rebord d'une crois&eacute;e. Tout cela est
+incontestable, &agrave;
+moins, qu'on n'aime.</p>
+<p>Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il
+commen&ccedil;a par lui faire un salut aussi c&eacute;r&eacute;monieux
+que s'il l'e&ucirc;t
+rencontr&eacute;e aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-&ecirc;tre
+lui e&ucirc;t-il
+racont&eacute; comme quoi il avait &eacute;chapp&eacute; &agrave; la
+vigilance de son gouverneur,
+pour venir, au moyen de quelque argent donn&eacute; &agrave; un
+laquais, passer la
+nuit sous sa fen&ecirc;tre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle
+avait
+quitt&eacute; l'Op&eacute;ra; comment un regard d'elle avait
+chang&eacute; sa vie enti&egrave;re;
+comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre
+bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela &eacute;tait
+&eacute;crit
+sur ses l&egrave;vres; mais la r&eacute;v&eacute;rence de Camille, en
+lui rendant son salut,
+lui fit comprendre combien un tel r&eacute;cit e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; inutile et qu'il lui
+importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle,
+d&egrave;s
+l'instant qu'il y &eacute;tait venu.</p>
+<p>M. de Maubray, malgr&eacute; l'esp&egrave;ce d'audace dont il avait
+fait preuve pour
+parvenir jusqu'&agrave; celle qu'il aimait, &eacute;tait, nous l'avons
+dit, simple et
+r&eacute;serv&eacute;. Apr&egrave;s avoir salu&eacute; Camille, il
+cherchait vainement de quelle
+fa&ccedil;on lui demander si elle voulait de lui pour &eacute;poux;
+elle ne comprenait
+rien &agrave; ce qu'il t&acirc;chait de lui expliquer. Il vit sur la
+table la
+planchette o&ugrave; &eacute;tait &eacute;crit le nom de <i>Camille</i>.
+Il prit le morceau de
+craie, et, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de ce nom, il &eacute;crivit le
+sien: <i>Pierre</i>.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse
+taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par o&ugrave;
+vous
+&ecirc;tes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans
+cette
+maison?</p>
+<p>C'&eacute;tait l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de
+chambre,
+d'un air furieux.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je
+dormais, et
+que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre
+langue. Qu'est-ce que c'est que des &ecirc;tres pareils, qui ne
+trouvent rien
+de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention?
+Ab&icirc;mer
+une voiture, briser tout, faire du d&eacute;g&acirc;t, et apr&egrave;s
+cela, quoi?
+D&eacute;shonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur
+d'honn&ecirc;tes
+gens!...</p>
+<p>Celui-l&agrave;, non plus, ne m'entend pas encore, s'&eacute;cria
+l'oncle Giraud
+d&eacute;sol&eacute;. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de
+papier, et
+&eacute;crivit cette esp&egrave;ce de lettre:</p>
+<p>&laquo;J'aime mademoiselle Camille, je veux l'&eacute;pouser, j'ai
+vingt mille livres
+de rente. Voulez-vous me la donner?&raquo;</p>
+<p>&#8212;Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour
+mener les affaires aussi vite.</p>
+<p>&#8212;Mais, dites donc, s'&eacute;cria-t-il apr&egrave;s quelques moments
+de r&eacute;flexion, je
+ne suis pas son p&egrave;re, je ne suis que l'oncle. Il faut demander
+la
+permission au papa.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br />
+<h3>IX</h3>
+<br />
+<p>Ce n'&eacute;tait pas une chose facile que d'obtenir du chevalier
+son
+consentement &agrave; un pareil mariage, non qu'il ne f&ucirc;t
+dispos&eacute;, comme on l'a
+vu, &agrave; faire tout ce qui &eacute;tait possible pour rendre sa
+fille moins
+malheureuse; mais il y avait dans la circonstance pr&eacute;sente une
+difficult&eacute; presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une
+femme,
+atteinte d'une horrible infirmit&eacute;, &agrave; un homme
+frapp&eacute; de la m&ecirc;me
+disgr&acirc;ce, et, si une telle union devait avoir des fruits, il
+&eacute;tait
+probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortun&eacute; de plus
+au
+monde.</p>
+<p>Le chevalier, retir&eacute; dans sa terre, toujours en proie au plus
+noir
+chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait
+&eacute;t&eacute; enterr&eacute;e dans le parc, quelques saules
+pleureurs entouraient sa
+tombe, et annon&ccedil;aient de loin aux passants la modeste place
+o&ugrave; elle
+reposait. C'&eacute;tait vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous
+les jours
+ses promenades. L&agrave;, il passait de longues heures,
+d&eacute;vor&eacute; de regrets et
+de tristesse, et se livrant &agrave; tous les souvenirs qui pouvaient
+nourrir
+sa douleur.</p>
+<p>Ce fut l&agrave; que l'oncle Giraud vint le trouver tout &agrave;
+coup un matin. D&egrave;s
+le lendemain du jour o&ugrave; il avait surpris les deux amants
+ensemble, le
+bonhomme avait quitt&eacute; Paris avec sa ni&egrave;ce, avait
+ramen&eacute; Camille au Mans,
+et l'avait laiss&eacute;e dans sa propre maison, pour y attendre le
+r&eacute;sultat de
+la d&eacute;marche qu'il allait faire.</p>
+<p>Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'&ecirc;tre fid&egrave;le
+et de rester
+pr&ecirc;t &agrave; tenir sa parole. Orphelin d&egrave;s longtemps,
+ma&icirc;tre de sa fortune,
+n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volont&eacute;
+n'avait &agrave;
+craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son c&ocirc;t&eacute;, voulait
+bien servir
+de m&eacute;diateur et t&acirc;cher de marier les deux jeunes gens,
+mais il
+n'entendait pas que cette premi&egrave;re entrevue, qui lui semblait
+passablement &eacute;trange, p&ucirc;t se renouveler autrement qu'avec
+la permission
+du p&egrave;re et du notaire.</p>
+<p>Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on
+le
+pense, le plus grand &eacute;tonnement. Lorsque le bonhomme
+commen&ccedil;a &agrave; lui
+raconter cette rencontre &agrave; l'Op&eacute;ra, cette sc&egrave;ne
+bizarre et cette
+proposition plus singuli&egrave;re encore, il eut peine &agrave;
+concevoir qu'un tel
+roman f&ucirc;t possible. Forc&eacute; cependant de reconna&icirc;tre
+qu'on lui parlait
+s&eacute;rieusement, les objections auxquelles on s'attendait se
+pr&eacute;sent&egrave;rent
+aussit&ocirc;t &agrave; son esprit:</p>
+<p>&#8212;Que voulez-vous? dit-il &agrave; Giraud. Unir deux &ecirc;tres
+&eacute;galement
+malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre
+cr&eacute;ature dont je suis le p&egrave;re? Faut-il encore augmenter
+notre malheur en
+lui donnant un mari semblable &agrave; elle? Suis-je destin&eacute;
+&agrave; me voir entour&eacute;
+d'&ecirc;tres r&eacute;prouv&eacute;s du monde, objets de m&eacute;pris
+et de piti&eacute;? Dois-je passer
+ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence,
+avoir
+les yeux ferm&eacute;s par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas
+vanit&eacute;,
+Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon p&egrave;re, dois-je le
+laisser
+&agrave; des infortun&eacute;s qui ne pourront ni le signer ni le
+prononcer?</p>
+<p>&#8212;Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose.</p>
+<p>&#8212;Le signer! s'&eacute;cria le chevalier. &Ecirc;tes-vous
+priv&eacute; de raison?</p>
+<p>&#8212;Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait &eacute;crire,
+r&eacute;pliqua
+l'oncle. Je vous t&eacute;moigne et vous certifie qu'il &eacute;crit
+m&ecirc;me fort bien et
+m&ecirc;me tr&egrave;s couramment, comme sa proposition, que j'ai dans
+ma poche et
+qui est fort honn&ecirc;te, en fait foi.</p>
+<p>Le bonhomme montra en m&ecirc;me temps au chevalier le papier sur
+lequel le
+marquis de Maubray avait trac&eacute; le peu de mots qui exposaient,
+d'une
+mani&egrave;re laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa
+demande.</p>
+<p>&#8212;Que signifie cela? dit le p&egrave;re. Depuis quand les
+sourds-muets
+tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud?</p>
+<p>&#8212;Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille
+chose peut se faire. La v&eacute;rit&eacute; est que mon intention
+&eacute;tait tout
+bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce
+que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouv&eacute;
+&ecirc;tre l&agrave;, et
+il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait
+tr&egrave;s lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on
+&eacute;tait
+muet, c'&eacute;tait pour ne rien dire; mais pas du tout. Il
+para&icirc;t
+qu'aujourd'hui on a fait une d&eacute;couverte au moyen de laquelle
+tout ce
+monde-l&agrave; se comprend et fait tr&egrave;s bien la conversation.
+On dit que c'est
+un abb&eacute;, dont je ne sais plus le nom, qui a invent&eacute; ce
+moyen-l&agrave;. Quant &agrave;
+moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne
+qu'&agrave;
+mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins!</p>
+<p>&#8212;Est-ce s&eacute;rieux, ce que vous dites?</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s s&eacute;rieux. Ce petit marquis est riche, joli
+gar&ccedil;on; c'est un
+gentilhomme et un galant homme; je r&eacute;ponds de lui. Songez, je
+vous en
+prie, &agrave; une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle
+ne parle
+pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle
+devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voil&agrave; un homme
+qui
+l'aime; cet homme-l&agrave;, si vous la lui donnez, ne se
+d&eacute;go&ucirc;tera jamais
+d'elle &agrave; cause du d&eacute;faut qu'elle a au bout de la langue;
+il sait ce qui
+en est par lui-m&ecirc;me. Ils se comprennent, ces enfants, ils
+s'entendent,
+sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et
+&eacute;crire; Camille apprendra &agrave; en faire autant; cela ne lui
+sera pas plus
+difficile qu'&agrave; l'autre. Vous sentez bien que, si je vous
+proposais de
+marier votre fille &agrave; un aveugle, vous auriez le droit de me rire
+au nez;
+mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que,
+depuis seize ans que vous avez cette petite-l&agrave;, vous ne vous en
+&ecirc;tes
+jamais bien consol&eacute;. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme
+tout le
+monde s'en arrange, si vous, qui &ecirc;tes son p&egrave;re, vous ne
+pouvez pas en
+prendre votre parti?</p>
+<p>Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un
+regard du c&ocirc;t&eacute; du tombeau de sa femme, et semblait
+r&eacute;fl&eacute;chir
+profond&eacute;ment.</p>
+<p>&#8212;Rendre &agrave; ma fille l'usage de la pens&eacute;e! dit-il
+apr&egrave;s un long silence;
+Dieu le permettrait-il? est-ce possible?</p>
+<p>En ce moment, le cur&eacute; d'un village voisin entrait dans le
+jardin, venant
+d&icirc;ner au ch&acirc;teau. Le chevalier le salua d'un air distrait,
+puis, sortant
+tout &agrave; coup de sa r&ecirc;verie:</p>
+<p>-L'abb&eacute;, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les
+nouvelles, et vous
+recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un pr&ecirc;tre qui a
+entrepris l'&eacute;ducation des sourds-muets?</p>
+<p>Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait
+&eacute;tait
+un v&eacute;ritable cur&eacute; de campagne de ce temps-l&agrave;,
+homme simple et bon, mais
+fort ignorant, et partageant tous les pr&eacute;jug&eacute;s d'un
+si&egrave;cle o&ugrave; il y en
+avait tant, et de si funestes.</p>
+<p>&#8212;Je ne sais ce que monseigneur veut dire, r&eacute;pondit-il
+(traitant le
+chevalier en seigneur de village), &agrave; moins qu'il ne soit
+question de
+l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Pr&eacute;cis&eacute;ment, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on
+m'a dit; je ne
+m'en souvenais plus.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire?</p>
+<p>&#8212;Je ne saurais, r&eacute;pliqua le cur&eacute;, parler avec trop de
+circonspection
+d'une mati&egrave;re sur laquelle je ne puis me donner encore pour
+compl&egrave;tement
+&eacute;difi&eacute;. Mais je suis fond&eacute; &agrave; croire,
+d'apr&egrave;s le peu de renseignements
+qu'il m'a &eacute;t&eacute; loisible de recueillir &agrave; ce sujet,
+que ce monsieur de
+l'&Eacute;p&eacute;e, qui para&icirc;t &ecirc;tre, d'ailleurs, une
+personne tout &agrave; fait v&eacute;n&eacute;rable,
+n'a point atteint le but qu'il s'&eacute;tait propos&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Qu'entendez-vous par l&agrave;? dit l'oncle Giraud.</p>
+<p>&#8212;J'entends, dit le pr&ecirc;tre, que l'intention la plus pure peut
+quelquefois faillir par le r&eacute;sultat. Il est hors de doute,
+d'apr&egrave;s ce
+que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont
+&eacute;t&eacute; faits;
+mais j'ai tout lieu de croire que la pr&eacute;tention d'apprendre
+&agrave; lire aux
+sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout &agrave; fait
+chim&eacute;rique.</p>
+<p>&#8212;Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui
+&eacute;crit.</p>
+<p>&#8212;Je suis bien &eacute;loign&eacute;, r&eacute;pliqua le cur&eacute;,
+de vouloir vous contredire en
+aucune fa&ccedil;on; mais des personnes savantes et distingu&eacute;es,
+parmi
+lesquelles je pourrais m&ecirc;me citer des docteurs de la
+Facult&eacute; de Paris,
+m'ont assur&eacute; d'une mani&egrave;re p&eacute;remptoire que la
+chose &eacute;tait impossible.</p>
+<p>&#8212;Une chose qu'on voit ne peut pas &ecirc;tre impossible, reprit le
+bonhomme
+impatient&eacute;. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma
+poche,
+pour le montrer au chevalier; le voil&agrave;, c'est clair comme le
+jour.</p>
+<p>En parlant ainsi, le vieux ma&icirc;tre ma&ccedil;on avait de
+nouveau tir&eacute; son
+papier, et l'avait mis sous les yeux du cur&eacute;. Celui-ci, &agrave;
+demi &eacute;tonn&eacute;, &agrave;
+demi piqu&eacute;, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs
+fois &agrave;
+haute voix, et le rendit &agrave; l'oncle, ne sachant trop quoi dire.</p>
+<p>Le chevalier avait sembl&eacute; &eacute;tranger &agrave; la
+discussion; il continuait de
+marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant.</p>
+<p>&#8212;Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque &agrave;
+mon
+devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se
+pr&eacute;sente
+o&ugrave; cette pauvre fille, &agrave; qui je n'ai donn&eacute; que
+l'apparence de la vie,
+trouve une main qui recherche la sienne dans les t&eacute;n&egrave;bres
+o&ugrave; elle est
+plong&eacute;e. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour
+toujours, elle
+peut r&ecirc;ver qu'elle est heureuse. De quel droit l'en
+emp&ecirc;cherais-je? Que
+dirait sa m&egrave;re, si elle &eacute;tait l&agrave;?...</p>
+<p>Les regards du chevalier se report&egrave;rent encore une fois vers
+le tombeau,
+puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas &agrave;
+l'&eacute;cart avec
+lui, et lui dit &agrave; voix basse: Faites ce que vous voudrez.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous
+l'am&egrave;ne;
+elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant.</p>
+<p>&#8212;Jamais! r&eacute;pondit le p&egrave;re. T&acirc;chons ensemble
+qu'elle soit heureuse; mais
+la revoir, je ne le peux pas.</p>
+<p>Pierre et Camille furent mari&eacute;s &agrave; Paris, &agrave;
+l'&eacute;glise des Petits-P&egrave;res.
+Le gouverneur et l'oncle furent les seuls t&eacute;moins. Lorsque le
+pr&ecirc;tre
+officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez
+appris pour savoir &agrave; quel moment il fallait s'incliner en signe
+d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un r&ocirc;le qui &eacute;tait
+pourtant
+difficile &agrave; remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien
+comprendre; elle regarda son mari, et baissa la t&ecirc;te comme lui.</p>
+<p>Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez,
+pourrait-on
+dire. Lorsqu'ils sortirent de l'&eacute;glise, en se tenant la main
+pour
+toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait
+une assez grande maison. Camille, apr&egrave;s la messe, monta dans un
+brillant
+&eacute;quipage, qu'elle regardait avec une curiosit&eacute; enfantine.
+L'h&ocirc;tel dans
+lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet
+d'&eacute;tonnement. Ces
+appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient &ecirc;tre &agrave;
+elle, lui
+semblaient une merveille. Il &eacute;tait convenu, du reste, que ce
+mariage se
+ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la f&ecirc;te.<br />
+</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>X</h3>
+<br />
+<p>Camille devint m&egrave;re. Un jour que le chevalier faisait sa
+triste
+promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre
+&eacute;crite
+d'une main qui lui &eacute;tait inconnue, et o&ugrave; se trouvait un
+singulier
+m&eacute;lange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et
+renfermait ce qui suit:</p>
+<p>&laquo;O mon p&egrave;re! je parle, non pas avec ma bouche, mais
+avec ma main. Mes
+pauvres l&egrave;vres sont toujours ferm&eacute;es, et cependant je
+sais parler. Celui
+qui est mon ma&icirc;tre m'a appris &agrave; pouvoir vous
+&eacute;crire. Il m'a fait
+enseigner comme pour lui, par la m&ecirc;me personne qui l'avait
+&eacute;lev&eacute;, car
+vous savez qu'il est rest&eacute; comme moi tr&egrave;s longtemps. J'ai
+eu beaucoup de
+peine &agrave; apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler
+avec les
+doigts, ensuite on apprend des figures &eacute;crites. Il y en a de
+toutes
+sortes, qui expriment la peur, la col&egrave;re, et tout en
+g&eacute;n&eacute;ral. On est
+tr&egrave;s long &agrave; conna&icirc;tre tout, et encore plus &agrave;
+mettre des mots, &agrave; cause
+des figures qui ne sont pas la m&ecirc;me chose, mais enfin on en vient
+&agrave;
+bout, comme vous voyez. L'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e est un
+homme tr&egrave;s bon et tr&egrave;s
+doux, de m&ecirc;me que le p&egrave;re Vanin, de la Doctrine
+chr&eacute;tienne.</p>
+<div class="blkquot">
+<p>&laquo;J'ai un enfant qui est tr&egrave;s beau; je n'osais pas vous
+en parler avant
+de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu r&eacute;sister au
+plaisir que
+j'ai &agrave; vous &eacute;crire, malgr&eacute; notre peine car vous
+pensez bien que mon mari
+et moi nous sommes tr&egrave;s inquiets, surtout parce que nous ne
+pouvons pas
+entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne
+se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il
+ouvrira les l&egrave;vres et s'il les remuera avec le bruit des
+entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consult&eacute;
+des
+m&eacute;decins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux
+personnes
+aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont
+bien
+dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire.</p>
+<p>Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis
+longtemps, et comme nous sommes embarrass&eacute;s lorsqu'il ouvre ses
+petites
+l&egrave;vres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit!
+Soyez
+s&ucirc;r, mon p&egrave;re, que je pense bien &agrave; ma m&egrave;re,
+car elle a d&ucirc; s'inqui&eacute;ter
+comme moi. Vous l'avez bien aim&eacute;e, comme moi aussi j'aime mon
+enfant;
+mais je n'ai &eacute;t&eacute; pour vous qu'un sujet de chagrin.
+Maintenant que je
+sais lire et &eacute;crire, je comprends combien ma m&egrave;re a
+d&ucirc; souffrir.</p>
+<p>Si vous &eacute;tiez tout &agrave; fait bon pour moi, cher
+p&egrave;re, vous viendriez nous
+voir &agrave; Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance
+pour votre
+fille respectueuse.</p>
+<p style="text-align: right;">CAMILLE.&raquo;</p>
+</div>
+<p>Apr&egrave;s avoir lu cette lettre, le chevalier h&eacute;sita
+longtemps. Il avait eu
+d'abord peine &agrave; s'en fier &agrave; ses yeux, et &agrave; croire
+que c'&eacute;tait Camille
+elle-m&ecirc;me qui lui avait &eacute;crit; mais il fallait se rendre
+&agrave; l'&eacute;vidence.
+Qu'allait-il faire? S'il c&eacute;dait &agrave; sa fille, et s'il
+allait en effet &agrave;
+Paris, il s'exposait &agrave; retrouver, dans une douleur nouvelle,
+tous les
+souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas,
+il
+est vrai, mais qui n'en &eacute;tait pas moins le fils de sa fille,
+pouvait lui
+rendre les chagrins du pass&eacute;. Camille pouvait lui rappeler
+C&eacute;cile, et
+cependant il ne pouvait s'emp&ecirc;cher en m&ecirc;me temps de
+partager
+l'inqui&eacute;tude de cette jeune m&egrave;re attendant une parole de
+son enfant.</p>
+<p>&#8212;Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta.
+C'est moi qui ai fait ce mariage-l&agrave;, et je le tiens pour bon et
+durable.
+Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez,
+soit dit sans reproche, d'avoir oubli&eacute; votre femme au bal,
+moyennant
+quoi elle est tomb&eacute;e &agrave; l'eau? Oubliez-vous aussi cette
+petite?
+Pensez-vous que ce soit tout d'&ecirc;tre triste? Vous l'&ecirc;tes,
+j'en conviens,
+et m&ecirc;me plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas
+autre chose
+&agrave; faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais
+avec
+vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appel&eacute;
+aussi.
+Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frapp&eacute; &agrave; ma
+porte, moi qui
+lui ai toujours ouvert.</p>
+<p>&#8212;Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et
+cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laiss&eacute;e
+mourir
+d'une mort affreuse quand j'aurais d&ucirc; l'en pr&eacute;server. Si
+je dois en &ecirc;tre
+puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais
+m'en plaindre; quelque p&eacute;nible que soit pour moi ce spectacle,
+je dois
+m'y r&eacute;soudre et m'y condamner. Ce ch&acirc;timent m'est
+d&ucirc;. Que la fille me
+punisse d'avoir abandonn&eacute; la m&egrave;re! J'irai &agrave; Paris,
+je verrai cet enfant.
+J'ai d&eacute;laiss&eacute; ce que j'aimais, je me suis
+&eacute;loign&eacute; du malheur; je veux
+prendre maintenant un amer plaisir &agrave; le contempler.</p>
+<p>Dans un joli boudoir bois&eacute;, &agrave; l'entre-sol d'un bon
+h&ocirc;tel situ&eacute; dans le
+faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque
+le p&egrave;re et l'oncle arriv&egrave;rent. Sur une table
+&eacute;taient des dessins, des
+livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait
+sur le tapis.</p>
+<p>Le marquis s'&eacute;tait lev&eacute;; Camille courut &agrave; son
+p&egrave;re, qui l'embrassa
+tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du
+chevalier se report&egrave;rent aussit&ocirc;t sur l'enfant.
+Malgr&eacute; lui, l'horreur
+qu'il avait eue autrefois pour l'infirmit&eacute; de Camille reprenait
+place
+dans son c&#339;ur, &agrave; la vue de cet &ecirc;tre qui allait
+h&eacute;riter de la mal&eacute;diction
+qu'il lui avait l&eacute;gu&eacute;e. Il recula lorsqu'on le lui
+pr&eacute;senta.</p>
+<p>&#8212;Encore un muet! s'&eacute;cria-t-il.</p>
+<p>Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait
+compris.
+Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt
+sur ses petites l&egrave;vres, en les frottant un peu, comme pour
+l'inviter &agrave;
+parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis pronon&ccedil;a
+bien
+distinctement ces deux mots, que la m&egrave;re lui avait fait
+apprendre
+d'avance:&#8212;Bonjour, papa.</p>
+<p>&#8212;Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle
+Giraud.<br />
+<br />
+</p>
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE PIERRE ET
+CAMILLE.<br />
+<br />
+</p>
+<hr style="width: 65%;" />
+<a name="LE_SECRET_DE_JAVOTTE"></a>
+<h2>LE</h2>
+<h2>SECRET DE JAVOTTE</h2>
+<h2>1844</h2>
+<p style="text-align: center;"><img alt="LE SECRET DE JAVOTTE"
+ title="LE SECRET DE JAVOTTE" src="images/imag001.jpg"
+ style="width: 407px; height: 600px;" /><br />
+</p>
+<h5>LE SECRET DE JAVOTTE</h5>
+<h5>... deux jeunes gens,
+revenant de la chasse suivaient &agrave;
+cheval la route
+de Noisy...</h5>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens
+revenant
+de la chasse suivaient &agrave; cheval la route de Noisy, &agrave;
+quelque distance de
+Luzarches. Derri&egrave;re eux marchait un piqueur menant les chiens.
+Le soleil
+se couchait et dorait au loin la belle for&ecirc;t de Carenelle,
+o&ugrave; le feu duc
+de Bourbon aimait &agrave; chasser. Tandis que le plus jeune des deux
+cavaliers, &acirc;g&eacute; d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement
+sur sa
+monture, et s'amusait &agrave; sauter les haies, l'autre paraissait
+distrait et
+pr&eacute;occup&eacute;. Tant&ocirc;t il excitait son cheval et le
+frappait avec impatience,
+tant&ocirc;t il s'arr&ecirc;tait tout &agrave; coup et restait au pas
+en arri&egrave;re, comme
+absorb&eacute; par ses pens&eacute;es. &Agrave; peine
+r&eacute;pondait-il aux joyeux discours de son
+compagnon, qui, de son c&ocirc;t&eacute;, le raillait de son silence.
+En un mot, il
+semblait livr&eacute; &agrave; cette r&ecirc;verie bizarre,
+particuli&egrave;re aux savants et aux
+amoureux, qui sont rarement o&ugrave; ils paraissent &ecirc;tre.
+Arriv&eacute; &agrave; un
+carrefour, il mit pied &agrave; terre, et s'avan&ccedil;ant au bord
+d'un foss&eacute;, il
+ramassa une petite branche de saule qui &eacute;tait enfonc&eacute;e
+dans le sable
+assez profond&eacute;ment; il d&eacute;tacha une feuille de cette
+branche, et, sans
+qu'on l'aper&ccedil;&ucirc;t, la glissa furtivement dans son sein;
+puis, remontant
+aussit&ocirc;t &agrave; cheval:</p>
+<p>&#8212;Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux
+Clignets par le village; nous rentrerons, mon fr&egrave;re et moi, par
+la
+garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me
+ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux
+quelque
+troupeau de bestiaux rentrant &agrave; la ferme.</p>
+<p>Le piqueur ob&eacute;it et prit avec ses chiens un sentier
+trac&eacute; dans les
+roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le
+moins &acirc;g&eacute; des deux fr&egrave;res) partit d'un grand
+&eacute;clat de rire:</p>
+<p>&#8212;Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable
+ce
+soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit d&eacute;vor&eacute;e par un
+mouton? Mais tu
+as beau faire; je parierais que, malgr&eacute; toutes tes
+pr&eacute;cautions, cette
+pauvre b&ecirc;te, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque
+mauvais tour
+d'ici &agrave; une demi-heure.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque
+irrit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Mais, apparemment, r&eacute;pondit Armand en se rapprochant de son
+fr&egrave;re,
+parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta
+jument est sujette &agrave; caracoler quand elle voit la grille.
+Heureusement,
+ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est
+l&agrave;, et
+que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une
+jambe.</p>
+<p>&#8212;Mauvaise langue, dit Tristan souriant &agrave; son tour un peu
+&agrave; contre-c&#339;ur,
+qu'est-ce qui pourra donc te d&eacute;shabituer de tes m&eacute;chantes
+plaisanteries?</p>
+<p>&#8212;Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il
+&agrave;
+cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil,
+c'est
+de son &acirc;ge. N'as-tu pas l'honneur d'&ecirc;tre au service du roi
+dans le
+r&eacute;giment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime
+aussi la
+chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta
+veste rouge, est-ce que c'est un p&eacute;ch&eacute; mortel?</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coute, &eacute;cervel&eacute;, dit Tristan. Que tu badines
+ainsi entre nous, si
+cela te pla&icirc;t, rien de mieux; mais pense s&eacute;rieusement
+&agrave; ce que tu dis
+quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de
+notre m&egrave;re; sa maison est une des seules ressources que nous
+ayons dans
+le pays pour nous d&eacute;sennuyer de cette vie monotone qui t'amuse,
+toi,
+avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La
+marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances...</p>
+<p>&#8212;La plus agr&eacute;able, ajouta Armand.</p>
+<p>&#8212;Tant que tu voudras. Tu n'es pas f&acirc;ch&eacute;,
+toi-m&ecirc;me, d'aller &agrave; Renonval,
+lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre
+part que de nous brouiller avec ces gens-l&agrave;, et c'est ce que tes
+discours finiront par faire, si tu continues &agrave; jaser au hasard.
+Tu sais
+tr&egrave;s bien que je n'ai pas plus qu'un autre la pr&eacute;tention
+de plaire &agrave;
+madame de Vernage...</p>
+<p>&#8212;Prends garde &agrave; Gitana! s'&eacute;cria Armand. Regarde comme
+elle dresse les
+oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue.</p>
+<p>&#8212;Tr&ecirc;ve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et
+t&acirc;che d'y
+penser s&eacute;rieusement.</p>
+<p>&#8212;Je pense, dit Armand, et tr&egrave;s s&eacute;rieusement, que la
+marquise est tr&egrave;s
+bien en manches plates, et que le noir lui va &agrave; merveille.</p>
+&#8212;&Agrave;
+quel propos cela?
+<p>&#8212;&Agrave; propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit
+rien dans
+ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne
+t'ai
+pas entendu tr&egrave;s clairement dire que le noir &eacute;tait ta
+couleur, et cette
+bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la gr&acirc;ce
+de
+monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la
+plus noire de toutes ses robes?</p>
+<p>&#8212;Qu'y a-t-il d'&eacute;tonnant? n'est-il pas tout simple de changer
+de
+toilette pour d&icirc;ner?</p>
+<p>&#8212;Prends garde &agrave; Gitana, te dis-je; elle est capable de
+s'emporter, et
+de te mener tout droit, malgr&eacute; toi, &agrave; l'&eacute;curie de
+Renonval. Et la
+semaine derni&egrave;re, &agrave; la f&ecirc;te, cette m&ecirc;me
+marquise, toujours de noir
+v&ecirc;tue, n'a-t-elle pas trouv&eacute; naturel de m'installer dans
+la grande
+cal&egrave;che avec mon chien et monsieur le cur&eacute;, pour grimper
+dans ton
+tilbury, au risque de montrer sa jambe?</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux
+sub&icirc;t
+cette corv&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;Oui, mais cet <i>un</i>, c'est toujours moi. Je ne m'en plains
+pas, je ne
+suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse,
+n'a-t-elle pas imagin&eacute; de quitter sa voiture et de me prendre
+mon propre
+cheval, que je lui ai c&eacute;d&eacute; avec un
+d&eacute;sint&eacute;ressement admirable, pour
+qu'elle p&ucirc;t galoper dans les bois &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+monsieur l'officier?
+Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer
+dans tes d&eacute;n&eacute;gations, tu me devrais, honn&ecirc;tement
+parlant, ta confiance
+et tes secrets.</p>
+<p>&#8212;Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un &eacute;tourdi tel que
+toi, et
+quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes
+contes?</p>
+<p>&#8212;Prends garde &agrave; Gitana, mon fr&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que
+j'eusse
+fantaisie d'aller ce soir faire une visite &agrave; Renonval, qu'y
+aurait-il
+d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un pr&eacute;texte pour te prier
+d'y venir
+avec moi ou de rentrer seul &agrave; la maison?</p>
+<p>&#8212;Non, certainement; de m&ecirc;me que, si nous venions &agrave;
+rencontrer madame de
+Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de
+surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long,
+il
+est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de
+moins en comparaison de l'&eacute;ternit&eacute;? La marquise doit nous
+avoir entendus
+sonner du cor; il serait bien juste qu'elle pr&icirc;t le frais sur la
+route,
+en compagnie de son in&eacute;vitable adorateur et voisin, M. de la
+Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de
+la
+Bretonni&egrave;re m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une
+femme
+d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot
+et tra&icirc;ne partout une pareille ombre?</p>
+<p>&#8212;Il est certain, r&eacute;pondit Armand, que le personnage est lourd
+et
+indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme,
+cr&eacute;&eacute; et mis
+au monde pour l'&eacute;tat de voisin. Voisiner est son lot; c'est
+m&ecirc;me presque
+sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu
+un homme mieux &eacute;tabli que lui hors de chez soi. Si on va
+d&icirc;ner chez
+madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il
+chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et
+remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et
+classique,
+qui se croit oblig&eacute; de rire si la ma&icirc;tresse du logis dit
+un bon mot; il
+serait plut&ocirc;t dispos&eacute;, s'il osait, &agrave; tout
+bl&acirc;mer et tout contrecarrer.
+S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver
+que le barom&egrave;tre est &agrave; variable. Si quelqu'un cite une
+anecdote, ou
+parle d'une curiosit&eacute;, il a vu quelque chose de bien mieux; mais
+il ne
+daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la t&ecirc;te avec une
+modestie
+&agrave; le souffleter. L'assommante cr&eacute;ature! je ne sais pas,
+en v&eacute;rit&eacute;, s'il
+est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage,
+quand il est l&agrave;, sans que sa t&ecirc;te inqui&egrave;te et
+effarouch&eacute;e vienne se
+placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas
+d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur
+sp&eacute;ciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant,
+d'&ecirc;tre plus
+ennuyeux qu'un bavard, rien que par la fa&ccedil;on dont il regarde
+parler les
+autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste &agrave; la
+vie, et
+t&acirc;che de g&ecirc;ner, de d&eacute;courager et d'impatienter les
+vivants. Avec tout
+cela, la marquise le supporte; elle a la charit&eacute; de
+l'&eacute;couter, de
+l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en
+d&eacute;barrassera jamais.</p>
+<p>&#8212;Qu'entends-tu par l&agrave;? demanda Tristan, un peu troubl&eacute;
+&agrave; ce dernier
+mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable?</p>
+<p>&#8212;Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indiff&eacute;rence
+railleuse.
+Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est
+gar&ccedil;on
+et fort &agrave; l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite
+meute,
+et un grand vieux carrosse. Il poss&egrave;de sur tout autre,
+pr&egrave;s de la
+marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans
+et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en
+cong&eacute;, permets-moi de te le dire tout bas, peut &eacute;blouir
+et plaire en
+passant; mais celui qui est l&agrave; tous les jours a quinte et
+quatorze par
+&eacute;tat, sans compter l'industrie, comme dit Basile.</p>
+<p>Tandis que les deux fr&egrave;res causaient ainsi, ils avaient
+laiss&eacute; les bois
+derri&egrave;re eux et commen&ccedil;aient &agrave; entrer dans les
+vignes. D&eacute;j&agrave; ils
+apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval.</p>
+<p>&#8212;Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualit&eacute;s;
+mais c'est
+une coquette. Elle passe pour d&eacute;vote, et elle a un chapelet
+b&eacute;nit
+accroch&eacute; &agrave; son &eacute;tag&egrave;re; mais elle aime
+assez les fleurettes. Ne t'en
+d&eacute;plaise, c'est, &agrave; mon avis, une femme difficile &agrave;
+deviner et
+passablement dangereuse.</p>
+<p>&#8212;Cela est possible, dit Tristan.</p>
+<p>&#8212;Et m&ecirc;me probable, reprit son fr&egrave;re. Je ne suis pas
+f&acirc;ch&eacute; que tu le
+penses comme moi, et je te dirai volontiers &agrave; mon tour: Parlons
+s&eacute;rieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la
+conna&icirc;tre et de
+l'&eacute;tudier de pr&egrave;s. Toi, tu viens ici pour quelques jours;
+tu es un jeune
+et beau gar&ccedil;on, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne
+sais que
+faire, elle te pla&icirc;t, tu lui en contes, et elle te laisse dire.
+Moi, qui
+la vois l'hiver comme l'&eacute;t&eacute;, &agrave; Paris comme
+&agrave; la campagne, je suis moins
+confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval
+et me laisse en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te avec le cur&eacute;. Ses
+grands yeux noirs, qu'elle
+baisse vers la terre avec une modestie parfois si s&eacute;v&egrave;re,
+savent se
+relever vers toi, j'en suis bien s&ucirc;r, lorsque vous courez la
+for&ecirc;t, et
+je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a
+tourn&eacute; la
+t&ecirc;te, &agrave; ma connaissance, &agrave; trois ou quatre pauvres
+petits gar&ccedil;ons qui
+ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma
+pens&eacute;e?
+Je te dirai, en style de Scud&eacute;ry, qu'on p&eacute;n&egrave;tre
+assez facilement jusqu'&agrave;
+l'antichambre de son c&#339;ur, mais que l'appartement est toujours
+ferm&eacute;,
+peut-&ecirc;tre parce qu'il n'y a personne.</p>
+<p>&#8212;Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain
+caract&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Non pas &agrave; son avis: qu'a-t-on &agrave; lui reprocher? Est-ce
+sa faute si on
+devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait gu&egrave;re plus de trente
+ans,
+elle dit &agrave; qui veut l'entendre qu'elle a renonc&eacute;, depuis
+qu'elle est
+veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre,
+monter &agrave; cheval et prier Dieu. Elle fait l'aum&ocirc;ne et va
+&agrave; confesse; or,
+toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sinc&egrave;rement
+et
+v&eacute;ritablement religieuse, est la pire esp&egrave;ce de coquette
+que la
+civilisation ait invent&eacute;e. Une femme pareille, s&ucirc;re
+d'elle-m&ecirc;me, belle
+encore et jouissant volontiers des petits privil&egrave;ges de la
+beaut&eacute;, sait
+composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine
+confession. Aux moments m&ecirc;mes o&ugrave; elle semble se livrer
+avec le plus
+charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si
+le bout de son pied est suffisamment cach&eacute; sous sa robe, et
+calcule la
+place o&ugrave; elle peut laisser prendre, sans p&eacute;ch&eacute;, un
+baiser sur sa
+mitaine. &Agrave; quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne
+pas
+&ecirc;tre franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer
+&agrave; la
+tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne
+saurait dire qu'elle soit sinc&egrave;re ni hypocrite; elle est ainsi
+et elle
+pla&icirc;t; ses victimes passent et disparaissent. La
+Bretonni&egrave;re, le
+silencieux, restera jusqu'&agrave; sa mort, tr&egrave;s probablement,
+sur le seuil du
+temple o&ugrave; ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire
+l'encens.</p>
+<p>Tristan, pendant que son fr&egrave;re parlait, avait
+arr&ecirc;t&eacute; son cheval. La
+grille du ch&acirc;teau de Renonval n'&eacute;tait plus
+&eacute;loign&eacute;e que d'une centaine
+de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait pr&eacute;vu, madame
+de
+Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle &eacute;tait seule,
+contre
+l'ordinaire. Tristan changea tout &agrave; coup de visage.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es
+homme et tu as
+du c&#339;ur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni
+loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on
+m'a
+dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugu&eacute;
+par cette
+femme; elle est si charmante, si aimable, si s&eacute;duisante, quand
+elle
+veut...</p>
+<p>&#8212;Je le sais tr&egrave;s bien, dit Armand.</p>
+<p>&#8212;Non, s'&eacute;cria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de
+gr&acirc;ce, de
+douceur, de pi&eacute;t&eacute;, car enfin elle fait l'aum&ocirc;ne,
+comme tu dis, et
+remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les
+dehors de la franchise et de la bont&eacute;, elle puisse &ecirc;tre
+telle que tu te
+l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en
+chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier &agrave; ta parole.
+Je vais
+&agrave; Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne m&egrave;re
+s'inqui&egrave;te de ne
+pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon
+cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte
+visite, et je reviendrai sur-le-champ.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi ce myst&egrave;re, s'il en est ainsi?</p>
+<p>&#8212;Parce que la marquise elle-m&ecirc;me reconna&icirc;t que c'est le
+plus sage. Les
+gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes
+ensemble. Garde-moi le secret; &agrave; ce soir.</p>
+<p>Sans attendre une r&eacute;ponse, Tristan partit au galop.</p>
+<p>Demeur&eacute; seul, Armand changea de route, et prit un chemin de
+traverse qui
+le menait plus vite chez lui. Ce n'&eacute;tait pas, on le pense bien,
+sans
+d&eacute;plaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son
+fr&egrave;re
+s'&eacute;loigner. Jeune d'ann&eacute;es, mais d&eacute;j&agrave;
+m&ucirc;ri par une pr&eacute;coce exp&eacute;rience du
+monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent l&eacute;ger en
+apparence,
+avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier
+distingu&eacute; dans l'arm&eacute;e, courait en Alg&eacute;rie les
+chances de la guerre, et
+se livrait parfois aux dangereux &eacute;carts d'une imagination vive
+et
+passionn&eacute;e, Armand restait &agrave; la maison et tenait
+compagnie &agrave; sa vieille
+m&egrave;re. Tristan le raillait parfois de ses go&ucirc;ts
+s&eacute;dentaires, et
+l'appelait monsieur l'abb&eacute;, pr&eacute;tendant que, sans la
+R&eacute;volution, il
+aurait port&eacute; la tonsure, en sa qualit&eacute; de cadet; mais
+cela ne le f&acirc;chait
+pas.&#8212;Va pour le titre, r&eacute;pondait-il, mais donne-moi le
+b&eacute;n&eacute;fice. La
+baronne de Berville, la m&egrave;re, veuve depuis longtemps, habitait
+le Marais
+en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce
+n'&eacute;tait pas une maison assez riche pour entretenir un grand
+&eacute;quipage,
+mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait
+ses enfants, on avait fait venir des <i>foxhounds</i> d'Angleterre;
+quelques
+voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes r&eacute;unies
+formaient
+de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la
+for&ecirc;t de Carenelle. Ainsi s'&eacute;taient &eacute;tablies
+rapidement, entre les
+habitants des Clignets et ceux de deux ou trois ch&acirc;teaux des
+environs,
+des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on
+vient de le voir, &eacute;tait la reine du canton. Depuis le sieur de
+Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'&agrave;
+l'&eacute;l&eacute;gant un peu
+arri&eacute;r&eacute; de Luzarches, tout rendait hommage &agrave; la
+belle marquise, voire
+m&ecirc;me le cur&eacute; de Noisy. Renonval &eacute;tait le
+rendez-vous de ce qu'il y avait
+de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes
+&eacute;taient
+d'accord pour vanter, comme Tristan, la gr&acirc;ce et la bont&eacute;
+de la
+ch&acirc;telaine. Personne ne r&eacute;sistait &agrave; l'empire
+souverain qu'elle exer&ccedil;ait,
+comme on dit, sur les c&#339;urs; et c'est pr&eacute;cis&eacute;ment
+pourquoi Armand &eacute;tait
+f&acirc;ch&eacute; que son fr&egrave;re ne rev&icirc;nt pas souper avec
+lui.</p>
+<p>Il ne lui fut pas difficile de trouver un pr&eacute;texte pour
+justifier cette
+absence, et de dire &agrave; la baronne en rentrant que Tristan
+s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;
+chez un fermier, avec lequel il &eacute;tait en march&eacute; pour un
+coin de terre.
+Madame de Berville, qui ne d&icirc;nait qu'&agrave; neuf heures quand
+ses enfants
+allaient &agrave; la chasse, afin de prendre son repas en famille,
+voulut
+attendre pour se mettre &agrave; table que son fils a&icirc;n&eacute;
+fut revenu. Armand,
+mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son
+m&eacute;tier,
+parut m&eacute;diocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait.
+Peut-&ecirc;tre
+craignait-il, &agrave; part lui, que la visite &agrave; Renonval ne se
+prolonge&acirc;t plus
+longtemps qu'il n'avait &eacute;t&eacute; dit. Quoi qu'il en f&ucirc;t,
+il prit d'abord,
+pour se donner un peu de patience, un &agrave;-compte sur le
+d&icirc;ner, puis il
+alla visiter ses chiens et jeter &agrave; l'&eacute;curie le coup d'&#339;il
+du ma&icirc;tre, et
+revint s'&eacute;tendre sur un canap&eacute;, d&eacute;j&agrave;
+&agrave; moiti&eacute; endormi par la fatigue de
+la journ&eacute;e.</p>
+<p>La nuit &eacute;tait venue, et le temps s'&eacute;tait mis &agrave;
+l'orage. Madame de
+Berville, assise, comme de coutume, devant son m&eacute;tier &agrave;
+tapisserie,
+regardait la pendule, puis la fen&ecirc;tre, o&ugrave; ruisselait la
+pluie. Une
+demi-heure s'&eacute;coula lentement, et bient&ocirc;t vint
+l'inqui&eacute;tude.</p>
+<p>&#8212;Que fait donc ton fr&egrave;re? disait la baronne; il est
+impossible qu'&agrave;
+cette heure et par un temps semblable il s'arr&ecirc;te si longtemps en
+route;
+quelque accident lui sera arriv&eacute;: je vais envoyer &agrave; sa
+rencontre.</p>
+<p>&#8212;C'est inutile, r&eacute;pondait Armand; je vous jure qu'il se porte
+aussi
+bien que nous, et peut-&ecirc;tre mieux; car, voyant cette pluie, il se
+sera
+sans doute fait donner &agrave; souper dans quelque cabaret de Noisy,
+pendant
+que nous sommes &agrave; l'attendre.</p>
+<p>L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit
+le
+d&icirc;ner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de
+laisser
+ainsi sa m&egrave;re dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait
+inutile;
+mais il avait donn&eacute; sa parole. De son c&ocirc;t&eacute;, madame
+de Berville voyait
+ais&eacute;ment, sur le visage de son fils, l'inqui&eacute;tude qui
+l'agitait; elle
+n'en p&eacute;n&eacute;trait pas la cause, mais l'effet ne lui
+&eacute;chappait pas. Habitu&eacute;e
+&agrave; toute la tendresse et aux confidences m&ecirc;me d'Armand,
+elle sentait que,
+s'il gardait le silence, c'est qu'il y &eacute;tait oblig&eacute;. Par
+quelle raison?
+elle l'ignorait, mais elle respectait cette r&eacute;serve, tout en ne
+pouvant
+s'emp&ecirc;cher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air
+craintif et presque suppliant, puis elle &eacute;coutait gronder la
+foudre, et
+haussait les &eacute;paules en soupirant. Ses mains tremblaient,
+malgr&eacute; elle,
+de l'effort qu'elle faisait pour para&icirc;tre tranquille. &Agrave;
+mesure que
+l'heure avan&ccedil;ait, Armand se sentait de moins en moins le courage
+de
+tenir sa promesse. Le d&icirc;ner termin&eacute;, il n'osait se lever;
+la m&egrave;re et le
+fils rest&egrave;rent longtemps seuls, appuy&eacute;s sur la table
+desservie, et se
+comprenant sans ouvrir les l&egrave;vres.</p>
+<p>Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne &eacute;tant
+venue apporter
+les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir &agrave; son
+fils, et se
+retira dans son appartement pour dire ses pri&egrave;res
+accoutum&eacute;es.</p>
+<p>&#8212;Que fait-il, en effet, cet &eacute;tourdi gar&ccedil;on? se disait
+Armand, tout en
+se d&eacute;barrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de
+chasseur.
+Rien de bien inqui&eacute;tant, cela est probable. Il fait les yeux
+doux &agrave;
+madame de Vernage, et subit le silence imposant de la
+Bretonni&egrave;re.
+Est-ce bien s&ucirc;r? Il me semble qu'&agrave; cette heure-ci la
+Bretonni&egrave;re doit
+&ecirc;tre dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai
+que
+Tristan est peut-&ecirc;tre en route aussi; j'en doute, pourtant; le
+chemin
+n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter &agrave; cheval. D'une
+autre
+part, il y a d'excellents lits &agrave; Renonval, et une marquise si
+polie peut
+certainement offrir un asile &agrave; un capitaine surpris par l'orage.
+Il est
+probable, tout bien consid&eacute;r&eacute;, que Tristan ne reviendra
+que demain. Cela
+est f&acirc;cheux, pour deux raisons: d'abord cela inqui&egrave;te
+notre m&egrave;re, et
+puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouv&eacute;s
+chez une
+voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit
+pass&eacute;e sous
+le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont
+on r&ecirc;ve. Quelquefois m&ecirc;me, on ne dort pas du tout. Que
+va-t-il advenir
+de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du c&#339;ur
+pour deux, mais tant pis. Elle trouvera ais&eacute; de le jouer, trop
+ais&eacute;,
+peut-&ecirc;tre, c'est l&agrave; mon espoir. Elle d&eacute;daignera
+d'en agir faussement
+envers un si loyal caract&egrave;re. Mais, apr&egrave;s tout, se disait
+encore Armand,
+en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau
+et brave. Il s'est tir&eacute; d'affaire &agrave; Constantine, il s'en
+tirera &agrave;
+Renonval.</p>
+<p>Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence
+r&eacute;gnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se
+fit
+entendre sur la route. Il &eacute;tait deux heures du matin; une voix
+imp&eacute;rieuse cria qu'on ouvr&icirc;t, et tandis que le
+gar&ccedil;on d'&eacute;curie levait
+lourdement, l'une apr&egrave;s l'autre, les barres de fer qui
+retenaient la
+grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, &agrave;
+pousser de
+longs g&eacute;missements. Armand, qui dormait de tout son c&#339;ur,
+r&eacute;veill&eacute; en
+sursaut, vit tout &agrave; coup devant lui son fr&egrave;re tenant un
+flambeau et
+envelopp&eacute; d'un manteau d&eacute;gouttant de pluie.</p>
+<p>&#8212;Tu rentres &agrave; cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou
+bien
+matin.</p>
+<p>Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec
+l'accent
+d'une col&egrave;re presque furieuse:</p>
+<p>&#8212;Tu avais raison, c'est la derni&egrave;re des femmes, et je ne la
+reverrai de
+ma vie.</p>
+<p>Apr&egrave;s quoi il sortit brusquement.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3><br />
+</h3>
+<h3>II
+</h3>
+<p>Malgr&eacute; toutes les questions, toutes les instances que put
+faire Armand,
+Tristan ne voulut donner &agrave; son fr&egrave;re aucune explication
+des &eacute;tranges
+paroles qu'il avait prononc&eacute;es en rentrant. Le lendemain, il
+annon&ccedil;a &agrave;
+sa m&egrave;re que ses affaires le for&ccedil;aient d'aller &agrave;
+Paris pour quelques
+jours, et donna ses ordres en cons&eacute;quence; il avait le dessein
+de partir
+le soir m&ecirc;me.</p>
+<p>&#8212;Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une
+fa&ccedil;on
+un peu cavali&egrave;re. Tu me fais la moiti&eacute; d'une confidence,
+et tu t'en vas
+d'un jour &agrave; l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que
+je
+pense de ce d&eacute;part impromptu?</p>
+<p>&#8212;Ce qu'il te plaira, r&eacute;pondit Tristan avec une
+indiff&eacute;rence si
+tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunt&eacute;, tu ne feras
+qu'y
+perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de col&egrave;re, il est vrai,
+pour une
+bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras
+l'appeler. La Bretonni&egrave;re m'a ennuy&eacute;; la marquise
+&eacute;tait de mauvaise
+humeur; l'orage m'a contrari&eacute;; je suis revenu je ne sais
+pourquoi, et je
+t'ai parl&eacute; sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si
+tu
+veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais,
+&agrave; la
+premi&egrave;re occasion, tu nous verras amis comme devant.</p>
+<p>&#8212;Tout cela est bel et bon, r&eacute;pliquait Armand, mais tu ne
+parlais pas
+hier par &eacute;nigme, quand tu m'as dit: C'est la derni&egrave;re des
+femmes. Il n'y
+a l&agrave; mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arriv&eacute;
+que tu caches.</p>
+<p>&#8212;Et que veux-tu qu'il me soit arriv&eacute;? demandait Tristan.</p>
+<p>&Agrave; cette question, Armand baissait la t&ecirc;te, et restait
+muet; car en
+pareille circonstance, du moment que son fr&egrave;re se taisait, toute
+supposition, m&ecirc;me faite en plaisantant, pouvait &ecirc;tre
+ais&eacute;ment blessante.</p>
+<p>Vers le milieu de la journ&eacute;e, une cal&egrave;che
+d&eacute;couverte entra dans la cour
+des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, &agrave; l'air
+gauche
+et endimanch&eacute;, descendit aussit&ocirc;t de la voiture, baissa
+lui-m&ecirc;me le
+marchepied et pr&eacute;senta la main &agrave; une grande et belle
+femme, mise
+simplement et avec go&ucirc;t. C'&eacute;tait madame de Vernage et la
+Bretonni&egrave;re qui
+venaient faire visite &agrave; la baronne. Tandis qu'ils montaient le
+perron,
+o&ugrave; madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le
+visage de son
+fr&egrave;re avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais
+Tristan le
+regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de
+nouveau.</p>
+<p>&Agrave; la tournure ais&eacute;e que prit la conversation, aux
+politesses froides,
+mais sans nulle contrainte, qu'&eacute;chang&egrave;rent Tristan et la
+marquise, il ne
+semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se f&ucirc;t
+pass&eacute; la
+veille. La marquise apportait &agrave; madame de Berville, qui aimait
+les
+oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonni&egrave;re l'avait dans
+son
+chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la voli&egrave;re.
+La
+Bretonni&egrave;re, bien entendu, donna le bras &agrave; la baronne;
+les deux jeunes
+gens rest&egrave;rent pr&egrave;s de madame de Vernage. Elle paraissait
+plus gaie que
+de coutume; elle marchait au hasard de c&ocirc;t&eacute; et d'autre
+sans respect pour
+les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous?</p>
+<p>Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son
+d&eacute;part. Il l'annon&ccedil;a effectivement du ton le plus calme;
+mais, en m&ecirc;me
+temps, il fixa sur la marquise un regard p&eacute;n&eacute;trant,
+presque dur et
+offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda
+m&ecirc;me
+pas quand il comptait revenir.</p>
+<p>&#8212;En ce cas-l&agrave;, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le
+seul
+repr&eacute;sentant des Berville que nous verrons &agrave; Renonval;
+car je suppose
+que nous vous aurons. La Bretonni&egrave;re dit qu'il a
+d&eacute;couvert, avec les
+lunettes de mon garde, une esp&egrave;ce de cochon sauvage &agrave; qui
+la barbe vient
+comme aux oiseaux les plumes...</p>
+<p>&#8212;Point du tout, dit la Bretonni&egrave;re, c'est une sorte de truie
+chinoise,
+de couleur noire, appel&eacute;e tonkin. Lorsque ces animaux quittent
+la
+basse-cour et s'habituent &agrave; vivre dans les bois...</p>
+<p>&#8212;Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, &agrave; force
+de manger
+du gland, les d&eacute;fenses leur poussent au bout du museau.</p>
+<p>&#8212;C'est de toute v&eacute;rit&eacute;, r&eacute;pondit la
+Bretonni&egrave;re, non pas, il est vrai,
+&agrave; la premi&egrave;re, ni m&ecirc;me &agrave; la seconde
+g&eacute;n&eacute;ration; mais il suffit que le
+fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait.</p>
+<p>&#8212;Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de
+faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une for&ecirc;t,
+il en
+r&eacute;sulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la
+t&ecirc;te. Et
+c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la
+main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne
+r&eacute;ussit
+&agrave; personne.</p>
+<p>&#8212;Cela est encore vrai, dit la Bretonni&egrave;re; la sauvagerie est
+un grand
+d&eacute;faut.</p>
+<p>&#8212;Elle vaut pourtant mieux, r&eacute;pondit Tristan, qu'une certaine
+esp&egrave;ce de
+domesticit&eacute;.</p>
+<p>La Bretonni&egrave;re ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il
+devait se
+f&acirc;cher.</p>
+<p>&#8212;Oui, dit madame de Berville &agrave; la marquise, vous avez bien
+raison.
+Grondez-moi ce m&eacute;chant gar&ccedil;on, qui est toujours sur les
+grands chemins,
+et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller &agrave; Paris.
+D&eacute;fendez-lui
+donc de partir.</p>
+<p>Madame de Vernage, qui, tout &agrave; l'heure, n'avait pas dit un
+mot pour
+essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi pri&eacute;e de le faire, y
+mit
+aussit&ocirc;t toute l'insistance et toute la bonne gr&acirc;ce dont
+elle &eacute;tait
+capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour
+dire &agrave; Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires
+&agrave; Paris,
+que la curiosit&eacute; d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur
+tout au
+monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir d&eacute;jeuner
+le
+lendemain &agrave; Renonval. Tristan r&eacute;pondait &agrave; chacun
+de ses compliments par
+un de ces petits saluts insignifiants qu'ont invent&eacute;s les gens
+qui ne
+savent quoi dire: il &eacute;tait clair que sa patience &eacute;tait
+mise &agrave; une
+cruelle &eacute;preuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus
+qu'elle
+pr&eacute;voyait, et, d&egrave;s qu'elle eut cess&eacute; de parler,
+elle se retourna et
+s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle e&ucirc;t
+r&eacute;p&eacute;t&eacute; une com&eacute;die
+et que son r&ocirc;le e&ucirc;t &eacute;t&eacute; fini.</p>
+<p>&#8212;Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui
+qui
+en veut &agrave; l'autre? Est-ce mon fr&egrave;re? est-ce la
+Bretonni&egrave;re? Que vient
+faire ici la marquise?</p>
+<p>La fa&ccedil;on d'&ecirc;tre de madame de Vernage &eacute;tait, en
+effet, difficile &agrave;
+comprendre. Tant&ocirc;t elle t&eacute;moignait &agrave; Tristan une
+froideur et une
+indiff&eacute;rence marqu&eacute;es; tant&ocirc;t elle paraissait le
+traiter avec plus de
+familiarit&eacute; et de coquetterie qu'&agrave;
+l'ordinaire.&#8212;Cassez-moi donc cette
+branche-l&agrave;, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du
+monde ce
+soir, je veux &ecirc;tre toute en fleurs; je compte mettre une robe
+botanique, et avoir un jardin sur la t&ecirc;te.</p>
+<p>Tristan ob&eacute;issait: il le fallait bien. La marquise se trouva
+bient&ocirc;t
+avoir une v&eacute;ritable botte de fleurs, mais aucune ne lui
+plaisait.&#8212;Vous
+n'&ecirc;tes pas connaisseur, disait-elle, vous &ecirc;tes un mauvais
+jardinier;
+vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez
+les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir.</p>
+<p>En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait
+tomber &agrave; terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce
+d&eacute;dain
+sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du
+monde.</p>
+<p>Il y avait au milieu du parc une petite rivi&egrave;re avec un pont
+de bois qui
+&eacute;tait bris&eacute;, mais dont il restait encore quelques
+planches. La
+Bretonni&egrave;re, selon sa manie, d&eacute;clara qu'il y avait danger
+&agrave; s'y
+hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise
+voulut passer, et commen&ccedil;ait &agrave; prendre les devants, quand
+la baronne lui
+repr&eacute;senta qu'en effet ce pont &eacute;tait vermoulu, et qu'elle
+courait le
+risque d'une chute assez grave.</p>
+<p>&#8212;Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire
+les
+honneurs de la profondeur de votre rivi&egrave;re; et si je faisais
+comme
+Cond&eacute;, qu'est-ce qu'il arriverait donc?</p>
+<p>Devant monter &agrave; cheval, au retour, elle avait &agrave; la
+main une cravache.
+Elle la jeta de l'autre c&ocirc;t&eacute; de l'eau, dans une petite
+&icirc;le:&#8212;Maintenant, messieurs, reprit-elle, voil&agrave; mon
+b&acirc;ton jet&eacute; &agrave;
+l'ennemi. Qui de vous ira le chercher?</p>
+<p>&#8212;C'est fort imprudent, dit la Bretonni&egrave;re; cette cravache est
+fort
+jolie, la pomme en est tr&egrave;s bien cisel&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Y aura-t-il du moins une r&eacute;compense honn&ecirc;te? demanda
+Armand.</p>
+<p>&#8212;Fi donc! s'&eacute;cria la marquise. Vous marchandez avec la
+gloire! Et vous,
+monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan,
+qu'est-ce que vous dites? passerez-vous?</p>
+<p>Tristan semblait h&eacute;siter, non par crainte du danger ni du
+ridicule, mais
+par un sentiment de r&eacute;pugnance &agrave; se voir ainsi
+provoqu&eacute; pour une
+semblable bagatelle. Il fron&ccedil;a le sourcil et r&eacute;pondit
+froidement:</p>
+<p>&#8212;Non, madame.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre
+Phanor &eacute;tait
+l&agrave;, il m'aurait d&eacute;j&agrave; rendu ma cravache.</p>
+<p>La Bretonni&egrave;re, t&acirc;tant le pont avec sa canne, le
+contemplait d'un air de
+r&eacute;flexion profonde; appuy&eacute;e nonchalamment sur la poutre
+bris&eacute;e qui
+servait de rampe, la marquise s'amusait &agrave; faire plier les
+planches en se
+balan&ccedil;ant au-dessus de l'eau: elle s'&eacute;lan&ccedil;a tout
+&agrave; coup, traversa le
+pont avec une vivacit&eacute; et une l&eacute;g&egrave;ret&eacute;
+charmantes, et se mit &agrave; courir
+dans l'&icirc;le. Armand avait voulu la pr&eacute;venir, mais son
+fr&egrave;re lui prit le
+bras, et, se mettant &agrave; marcher &agrave; grands pas,
+l'entra&icirc;na &agrave; l'&eacute;cart dans
+une all&eacute;e; l&agrave;, d&egrave;s que les deux jeunes gens furent
+seuls:</p>
+<p>&#8212;La patience m'&eacute;chappe, dit Tristan. J'esp&egrave;re que tu
+ne me crois pas
+assez sot pour me f&acirc;cher d'une plaisanterie; mais cette
+plaisanterie a
+un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver,
+jouer avec ma col&egrave;re, et voir jusqu'&agrave; quel point
+j'endurerai son audace;
+elle sait ce que signifie son froid persiflage. Mis&eacute;rable c&#339;ur!
+m&eacute;prisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me
+laisser
+m'&eacute;loigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite
+vanit&eacute;, et se
+faire une sorte de triomphe d'une discr&eacute;tion qu'on ne lui doit
+pas!</p>
+<p>&#8212;Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il?</p>
+<p>&#8212;Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es int&eacute;ress&eacute;,
+puisque tu es mon
+fr&egrave;re. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et
+que tu
+me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au
+carrefour des Roches. Il y avait &agrave; terre une branche de saule,
+que tu ne
+m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'&eacute;tait madame de
+Vernage
+qui l'avait enfonc&eacute;e dans le sable, en se promenant le matin.
+Elle riait
+tout &agrave; l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais
+celle-l&agrave;
+avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de
+la
+marquise &eacute;taient all&eacute;s chez son oncle &agrave; Beaumont,
+que la Bretonni&egrave;re ne
+viendrait pas d&icirc;ner, et que, si je craignais d'&eacute;veiller
+les gens en
+sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval
+chez
+le bonhomme du H&eacute;loy.</p>
+<p>&#8212;Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule!</p>
+<p>&#8212;Oui, et pl&ucirc;t &agrave; Dieu que j'eusse repouss&eacute; du
+pied ce brin de saule
+comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et
+tu
+l'as vu toi-m&ecirc;me, je l'aimais, j'&eacute;tais sous le charme.
+Quelle
+bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'&eacute;tais tout amour,
+j'aurais
+donn&eacute; mon sang pour elle, et aujourd'hui...</p>
+<p>&#8212;Eh bien, aujourd'hui?</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches
+d'abord une
+petite aventure qui m'est arriv&eacute;e l'an pass&eacute;. Tu sauras
+donc qu'au bal
+de l'Op&eacute;ra j'ai rencontr&eacute; une esp&egrave;ce de grisette,
+de modiste, je ne sais
+quoi. Je suis venu &agrave; faire sa connaissance par un hasard assez
+singulier. Elle &eacute;tait assise &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi,
+et je ne faisais nulle
+attention &agrave; elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me
+dire
+bonsoir. Au m&ecirc;me instant, ma voisine, comme effray&eacute;e,
+cacha sa t&ecirc;te
+derri&egrave;re mon &eacute;paule; elle me dit &agrave; l'oreille
+qu'elle me suppliait de la
+tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je
+ne pouvais gu&egrave;re m'y refuser. Je me levai avec elle, et je
+quittai
+Saint-Aubin. Elle me conta l&agrave;-dessus qu'il &eacute;tait son
+amant, qu'elle
+avait peur de lui, qu'il &eacute;tait jaloux, enfin, qu'elle le fuyait.
+Je me
+trouvais ainsi tout &agrave; coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le
+r&ocirc;le d'un
+rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un
+air m&eacute;content. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre
+&agrave; peu
+pr&egrave;s au s&eacute;rieux ce r&ocirc;le que l'occasion m'offrait.
+J'emmenai souper la
+petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se
+f&acirc;cher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine &agrave; lui
+faire entendre
+raison. Il convint de bonne gr&acirc;ce qu'il n'&eacute;tait
+gu&egrave;re possible de se
+couper la gorge pour une demoiselle qui se r&eacute;fugiait au bal
+masqu&eacute; pour
+fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et
+l'affaire fut oubli&eacute;e; tu vois que le mal n'est pas grand.</p>
+<p>&#8212;Non, certes; il n'y a l&agrave; rien de bien grave.</p>
+<p>&#8212;Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit
+quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et &agrave; Renonval.
+Or, cette
+nuit, au moment m&ecirc;me o&ugrave; la marquise, assise pr&egrave;s de
+moi, &eacute;coutait de son
+grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la
+t&ecirc;te, et
+essayait, en souriant, cette bague qui, gr&acirc;ce au ciel, est encore
+&agrave; mon
+doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal
+lui a &eacute;t&eacute; cont&eacute;e, qu'elle la sait de bonne source,
+que Saint-Aubin
+adorait cette grisette, qu'il a &eacute;t&eacute; au d&eacute;sespoir
+de l'avoir perdue,
+qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demand&eacute; raison, que j'ai
+recul&eacute;, et
+qu'alors...</p>
+<p>Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux
+fr&egrave;res
+march&egrave;rent en silence.</p>
+<p>&#8212;Qu'as-tu r&eacute;pondu? dit enfin Armand.</p>
+<p>&#8212;Je lui ai r&eacute;pondu une chose tr&egrave;s simple. Je lui ai
+dit tout
+bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme
+l&egrave;ve la main sur lui impun&eacute;ment s'appelle un l&acirc;che,
+vous le savez tr&egrave;s
+bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la
+ma&icirc;tresse de ce l&acirc;che, s'appelle aussi d'un certain nom
+qu'il est
+inutile de vous dire. L&agrave;-dessus, j'ai pris mon chapeau.</p>
+<p>&#8212;Et elle ne t'a pas retenu?</p>
+<p>&#8212;Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me
+dire
+que je me f&acirc;chais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a
+demand&eacute;
+pardon de m'avoir offens&eacute; sans dessein; je ne sais m&ecirc;me
+pas si elle n'a
+pas essay&eacute; de pleurer. &Agrave; tout cela, je n'ai rien
+r&eacute;pliqu&eacute;, sinon que je
+n'attachais aucune importance &agrave; une indignit&eacute; qui ne
+pouvait
+m'atteindre, qu'elle &eacute;tait libre de croire et de penser tout ce
+que bon
+lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui
+&ocirc;ter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans,
+mes
+camarades qui me connaissent auraient quelque peine &agrave; admettre
+votre
+conte, et par cons&eacute;quent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut
+pour le
+m&eacute;priser.</p>
+<p>&#8212;Est-ce l&agrave; r&eacute;ellement ta pens&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;Y songes-tu? Si je pouvais h&eacute;siter &agrave; savoir ce que
+j'ai &agrave; faire, c'est
+pr&eacute;cis&eacute;ment parce que je suis soldat que je n'aurais pas
+deux partis &agrave;
+prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans c&#339;ur plaisanter avec mon
+honneur, et r&eacute;p&eacute;ter demain sa mis&eacute;rable histoire
+&agrave; une coquette de son
+bord, ou &agrave; quelqu'un de ces petits gar&ccedil;ons &agrave; qui
+tu pr&eacute;tends qu'elle
+tourne la t&ecirc;te? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre
+m&egrave;re,
+puisse devenir un objet de ris&eacute;e? Seigneur Dieu! cela fait
+fr&eacute;mir!</p>
+<p>&#8212;Oui, dit Armand, et voil&agrave; cependant les petits badinages
+pleins de
+gr&acirc;ce qu'inventent ces dames pour se d&eacute;sennuyer. Faire
+d'une niaiserie
+un roman bien noir, bien scandaleux, voil&agrave; le bon plaisir de
+leur
+cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant?</p>
+<p>&#8212;Je compte aller ce soir &agrave; Paris. Saint-Aubin est aussi un
+soldat;
+c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en pr&eacute;serve!
+qu'un mot de
+sa part ait jamais pu donner l'id&eacute;e de cette fable
+fabriqu&eacute;e par quelque
+femme de chambre; mais, &agrave; coup s&ucirc;r, je le ram&egrave;nerai
+ici, et il ne lui
+sera pas plus difficile de dire tout haut la v&eacute;rit&eacute;,
+qu'il ne me le
+sera, &agrave; moi, de l'entendre. C'est une d&eacute;marche
+f&acirc;cheuse, p&eacute;nible, que je
+ferai l&agrave;, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller
+trouver un
+camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manqu&eacute; de c&#339;ur.
+Mais
+n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit &ecirc;tre
+permis.
+Je te le r&eacute;p&egrave;te, c'est notre nom que je d&eacute;fends,
+et s'il ne devait pas
+sortir de l&agrave; pur comme de l'or, je m'arracherais moi-m&ecirc;me
+la croix que
+je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma
+pr&eacute;sence, qu'on lui a r&eacute;p&eacute;t&eacute; un sot conte,
+et que ceux qui l'ont forg&eacute;
+en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la
+marquise m'entende aussi &agrave; mon tour; il faut que je lui donne
+bien
+discr&egrave;tement, en termes bien polis, en
+t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te, une le&ccedil;on qu'elle
+n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer
+nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je
+ne pr&eacute;tends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, apr&egrave;s
+avoir expos&eacute; sa
+vie pour aller chercher le bouquet de sa ma&icirc;tresse, le lui jeta
+&agrave; la
+figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole
+produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te
+r&eacute;ponds que d'ici &agrave; quelque temps, du moins, la marquise
+sera moins
+fi&egrave;re, moins coquette et moins hypocrite.</p>
+<p>&#8212;Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec
+toi.
+Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le
+permets, je serai dans la coulisse.</p>
+<p>La marquise se disposait &agrave; retourner chez elle lorsque les
+deux fr&egrave;res
+reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait
+&eacute;t&eacute; pour
+quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait
+rien; jamais, au contraire, elle n'avait sembl&eacute; plus calme et
+plus
+contente d'elle-m&ecirc;me. Ainsi qu'il a &eacute;t&eacute; dit, elle
+s'en allait &agrave; cheval.
+Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre
+le pied et la mettre en selle. Comme elle avait march&eacute; sur le
+sable
+mouill&eacute;, son brodequin &eacute;tait humide, en sorte que
+l'empreinte en resta
+marqu&eacute;e sur le gant de Tristan. D&egrave;s que madame de Vernage
+fut partie,
+Tristan &ocirc;ta ce gant et le jeta &agrave; terre.</p>
+<p>&#8212;Hier, je l'aurais bais&eacute;, dit-il &agrave; son fr&egrave;re.</p>
+<p>Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et
+all&egrave;rent coucher &agrave; Paris. Madame de Berville, toujours
+inqui&egrave;te et
+toujours indulgente, comme une vraie m&egrave;re qu'elle &eacute;tait,
+fit semblant de
+croire aux raisons qu'ils pr&eacute;tendirent avoir pour partir.
+D&egrave;s le
+lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller
+demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue
+Neuve-Saint-Augustin, &agrave; l'h&ocirc;tel garni o&ugrave; il logeait
+habituellement quand
+il &eacute;tait en cong&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est
+peut-&ecirc;tre en
+garnison bien loin.</p>
+<p>&#8212;Quand il serait &agrave; Alger, r&eacute;pondait Tristan, il faut
+qu'il parle, ou du
+moins qu'il &eacute;crive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je
+le
+trouverai, ou il dira pourquoi.</p>
+<p>Le gar&ccedil;on de l'h&ocirc;tel &eacute;tait un Anglais, chose
+fort commode peut-&ecirc;tre pour
+les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez
+g&ecirc;nante pour les Parisiens. &Agrave; la premi&egrave;re parole de
+Tristan, il r&eacute;pondit
+par l'exclamation la plus britannique:</p>
+<p>&#8212;Oh!</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que
+son fr&egrave;re;
+mais M. de Saint-Aubin est-il ici?</p>
+<p>&#8212;Oh! no.</p>
+<p>&#8212;N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure?</p>
+<p>&#8212;Oh! yes.</p>
+<p>&#8212;Il est donc sorti?</p>
+<p>&#8212;Oh! no.</p>
+<p>&#8212;Expliquez-vous. Peut-on lui parler?</p>
+<p>&#8212;No, sir, impossible.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi, impossible?</p>
+<p>&#8212;Parce qu'il est... Comment dites-vous?</p>
+<p>&#8212;Il est malade.</p>
+<p>&#8212;Oh! no, il est mort.</p>
+<br />
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>Il serait difficile de peindre l'esp&egrave;ce de consternation qui
+frappa
+Tristan et son fr&egrave;re en apprenant la mort de l'homme qu'ils
+avaient un
+si grand d&eacute;sir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en
+dise, une
+chose indiff&eacute;rente que la mort. On ne la brave pas sans courage,
+on ne
+la voit pas sans horreur, et il est m&ecirc;me douteux qu'un gros
+h&eacute;ritage
+puisse rendre vraiment agr&eacute;able sa hideuse figure, dans le
+moment o&ugrave;
+elle se pr&eacute;sente. Mais quand elle nous enl&egrave;ve subitement
+quelque bien ou
+quelque esp&eacute;rance, quand elle se m&ecirc;le de nos affaires et
+nous prend dans
+les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa
+puissance, et que l'homme reste muet devant le silence &eacute;ternel.</p>
+<p>Saint-Aubin avait &eacute;t&eacute; tu&eacute; en Alg&eacute;rie,
+dans une razzia. Apr&egrave;s s'&ecirc;tre fait
+raconter, tant bien que mal, par les gens de l'h&ocirc;tel, les
+d&eacute;tails de cet
+&eacute;v&eacute;nement, les deux fr&egrave;res reprirent tristement le
+chemin de la maison
+qu'ils habitaient &agrave; Paris.</p>
+<p>&#8212;Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir
+d'embarras, qu'un mot &agrave; dire &agrave; un honn&ecirc;te homme, et
+il n'est plus.
+Pauvre gar&ccedil;on! je m'en veux &agrave; moi-m&ecirc;me de ce qu'un
+motif d'int&eacute;r&ecirc;t
+personnel se m&ecirc;le au chagrin que me cause sa mort. C'&eacute;tait
+un brave et
+digne officier; nous avions bivouaqu&eacute; et trinqu&eacute;
+ensemble. Ayez donc
+trente ans, une vie sans reproche, une bonne t&ecirc;te et un sabre au
+c&ocirc;t&eacute;,
+pour aller vous faire assassiner par un B&eacute;douin en embuscade!
+Tout est
+fini, je ne songe plus &agrave; rien, je ne veux pas m'occuper d'un
+conte quand
+j'ai &agrave; pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent
+ce qui
+leur plaira.</p>
+<p>&#8212;Ton chagrin est juste, r&eacute;pondit Armand; je le partage et je
+le
+respecte; mais, tout en regrettant un ami et en m&eacute;prisant une
+coquette,
+il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est l&agrave;, avec ses
+lois; il ne
+voit ni ton d&eacute;dain ni tes larmes; il faut lui r&eacute;pondre
+dans sa langue,
+ou, tout au moins, l'obliger &agrave; se taire.</p>
+<p>&#8212;Et que veux-tu que j'imagine? O&ugrave; veux-tu que je trouve un
+t&eacute;moin, une
+preuve quelconque, un &ecirc;tre ou une chose qui puisse parler pour
+moi? Tu
+comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour
+s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas
+amen&eacute; avec lui tout son r&eacute;giment. Les choses se sont
+pass&eacute;es en
+t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te; si elles eussent d&ucirc; devenir
+s&eacute;rieuses, certes, alors, les
+t&eacute;moins seraient l&agrave;; mais nous nous sommes donn&eacute;
+une poign&eacute;e de main, et
+nous avons d&eacute;jeun&eacute; ensemble; nous n'avions que faire
+d'inviter personne.</p>
+<p>&#8212;Mais il n'est gu&egrave;re probable, reprit Armand, que cette sorte
+de
+querelle et de r&eacute;conciliation soit demeur&eacute;e tout &agrave;
+fait secr&egrave;te.
+Quelques amis communs ont d&ucirc; la conna&icirc;tre. Rappelle-toi,
+cherche dans
+les souvenirs.</p>
+<p>&#8212;Et &agrave; quoi bon? quand m&ecirc;me, en cherchant bien, je
+pourrais retrouver
+quelqu'un qui se souv&icirc;nt de cette vieille histoire, ne veux-tu
+pas que
+j'aille me faire donner par le premier venu une esp&egrave;ce
+d'attestation
+comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir
+sans crainte; tout se demande &agrave; un ami. Mais quel r&ocirc;le
+jouerais-je, &agrave;
+l'heure qu'il est, en allant dire &agrave; un de nos camarades: Vous
+rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an
+pass&eacute;? On
+se moquerait de moi, et on aurait raison.</p>
+<p>&#8212;C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une
+femme orgueilleuse, vindicative et offens&eacute;e, tenir
+impun&eacute;ment de
+m&eacute;chants propos.</p>
+<p>&#8212;Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. &Agrave; une
+insulte faite
+par un homme on r&eacute;pond par un coup d'&eacute;p&eacute;e. Contre
+toute esp&egrave;ce d'injure,
+publique ou non,... m&ecirc;me imprim&eacute;e, on peut se
+d&eacute;fendre; mais quelle
+ressource a-t-on contre une calomnie sourde,
+r&eacute;p&eacute;t&eacute;e dans l'ombre, &agrave;
+voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est
+l&agrave; le
+triomphe de la l&acirc;chet&eacute;. C'est l&agrave; qu'une pareille
+cr&eacute;ature, dans toute la
+perfidie du mensonge, dans toute la s&eacute;curit&eacute; de
+l'impudence, vous
+assassine &agrave; coups d'&eacute;pingle; c'est l&agrave; qu'elle ment
+avec tout l'orgueil,
+toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est l&agrave; qu'elle
+glisse &agrave;
+loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie
+&eacute;tudi&eacute;e,
+revue et augment&eacute;e par l'auteur; et cette infamie fait son
+chemin, cela
+se r&eacute;p&egrave;te, se commente, et l'honneur, le bien du soldat,
+l'h&eacute;ritage des
+a&iuml;eux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une
+telle
+mis&egrave;re!</p>
+<p>Tristan parut r&eacute;fl&eacute;chir pendant quelque temps, puis il
+ajouta d'un ton &agrave;
+demi s&eacute;rieux, &agrave; demi plaisant:</p>
+<p>&#8212;J'ai envie de me battre avec la Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'emp&ecirc;cher de
+rire. Que t'a
+fait ce pauvre diable dans tout cela?</p>
+<p>&#8212;Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est tr&egrave;s possible qu'il soit
+au courant
+de mes affaires. Il est assez dans les initi&eacute;s, et passablement
+curieux
+de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le
+pr&icirc;t
+pour confident.</p>
+<p>&#8212;Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte
+une
+histoire, et qu'il n'en est pas responsable.</p>
+<p>&#8212;Bah! et s'il s'en fait l'&eacute;diteur? Cet homme-l&agrave;, qui
+n'est qu'une
+mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que
+s'il
+&eacute;tait son mari; et, en supposant qu'elle lui r&eacute;cite ce
+beau roman
+invent&eacute; sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse &agrave; en
+garder le secret?</p>
+<p>&#8212;&Agrave; la bonne heure, mais encore faudrait-il &ecirc;tre
+s&ucirc;r d'abord qu'il en
+parle, et m&ecirc;me, dans ce cas-l&agrave;, je ne vois gu&egrave;re
+qu'il puisse &ecirc;tre
+juste de chercher querelle &agrave; quelqu'un parce qu'il
+r&eacute;p&egrave;te ce qu'il a
+entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs &agrave; faire peur
+&agrave; la
+Bretonni&egrave;re? Il ne se battrait certainement pas, et,
+franchement, il
+serait dans son droit.</p>
+<p>&#8212;Il se battrait. Ce gar&ccedil;on-l&agrave; me g&ecirc;ne; il est
+ennuyeux, il est de trop
+dans ce monde.</p>
+<p>&#8212;En v&eacute;rit&eacute;, mon cher Tristan, tu parles comme un homme
+qui ne sait &agrave;
+qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, &agrave; t'entendre, que tu
+cherches une
+affaire d'honneur pour r&eacute;tablir ta r&eacute;putation, ou que tu
+as besoin d'une
+balafre pour la montrer &agrave; ta ma&icirc;tresse, comme un
+&eacute;tudiant allemand?</p>
+<p>&#8212;Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment
+intol&eacute;rable. On m'accuse, on me d&eacute;shonore, et je n'ai pas
+un moyen de me
+venger! Si je croyais r&eacute;ellement...</p>
+<p>Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard,
+devant
+la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arr&ecirc;ta de nouveau, tout
+&agrave; coup,
+pour regarder un bracelet plac&eacute; dans l'&eacute;talage.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; une chose &eacute;trange, dit-il.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de
+comptoir?</p>
+<p>&#8212;Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En
+voici un qui se pr&eacute;sente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du
+reste,
+n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le
+moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce
+m&ecirc;me marchand, dans cette boutique, un bracelet comme
+celui-l&agrave;, lequel
+bracelet &eacute;tait destin&eacute; &agrave; cette grisette dont il
+s'occupait, et qui avait
+failli nous brouiller; lorsque, apr&egrave;s notre querelle
+vid&eacute;e, nous e&ucirc;mes
+d&eacute;jeun&eacute; ensemble:&#8212;Parbleu, me dit-il en riant, tu viens
+de m'enlever la
+reine de mes pens&eacute;es &agrave; l'instant o&ugrave; je me
+disposais &agrave; lui faire un
+cadeau; c'&eacute;tait un petit bracelet avec mon nom grav&eacute; en
+dedans; mais, ma
+foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le
+c&egrave;de;
+puisque tu es le pr&eacute;f&eacute;r&eacute;, il faut que tu payes ta
+bienvenue.&#8212;Faisons
+mieux, r&eacute;pondis-je; soyons de moiti&eacute; dans l'envoi que tu
+comptais lui
+faire.&#8212;Tu as raison, reprit-il; mon nom est d&eacute;j&agrave; sur la
+plaque, il faut
+que le tien y soit grav&eacute; aussi, et, en signe de bonne
+amiti&eacute;, nous y
+ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les
+deux noms, &eacute;crits sur le bracelet, furent envoy&eacute;s
+&agrave; la demoiselle, et
+doivent actuellement exister quelque part en la possession de
+mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre h&eacute;ro&iuml;ne),
+&agrave; moins qu'elle ne
+l'ait vendu pour aller d&icirc;ner.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; merveille! s'&eacute;cria Armand; cette preuve que tu
+cherchais est toute
+trouv&eacute;e. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut
+que la
+marquise voie les deux signatures, et le jour bien
+sp&eacute;cifi&eacute;. Il faut que
+mademoiselle Javotte elle-m&ecirc;me t&eacute;moigne au besoin de la
+v&eacute;rit&eacute; et de
+l'identit&eacute; de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver
+clairement
+que rien de s&eacute;rieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi?
+Certes,
+deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau &agrave; une
+femme
+qu'ils se disputent, ne sont pas bien en col&egrave;re l'un contre
+l'autre, et
+il devient alors &eacute;vident...</p>
+<p>&#8212;Oui, tout cela est tr&egrave;s bien, dit Tristan; ta t&ecirc;te va
+plus vite que la
+mienne; mais pour ex&eacute;cuter cette grande entreprise, ne vois-tu
+pas
+qu'avant de retrouver ce bracelet si pr&eacute;cieux, il faudrait
+commencer par
+retrouver Javotte? Malheureusement ces deux d&eacute;couvertes semblent
+&eacute;galement difficiles. Si, d'un c&ocirc;t&eacute;, la jeune
+personne est sujette &agrave;
+perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de
+s'&eacute;garer fort
+elle-m&ecirc;me. Chercher, apr&egrave;s un an d'intervalle, une
+grisette perdue sur
+le pav&eacute; de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage
+d'amour
+fabriqu&eacute; en m&eacute;tal, cela me para&icirc;t au-dessus de la
+puissance humaine;
+c'est un r&ecirc;ve impossible &agrave; r&eacute;aliser.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard,
+de
+lui-m&ecirc;me, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais
+oubli&eacute; ce
+bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le
+rappelle. Tu cherchais un t&eacute;moin, le voil&agrave;, il est
+irr&eacute;cusable; ce
+bracelet dit tout, ton amiti&eacute; pour Saint-Aubin, son estime pour
+toi, le
+peu de gravit&eacute; de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher;
+quand elle
+fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen
+d'imposer silence &agrave; madame de Vernage; mademoiselle Javotte et
+son
+serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand,
+c'est
+vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord,
+o&ugrave;
+demeurait jadis cette demoiselle?</p>
+<p>&#8212;&Agrave; te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'&eacute;tait, je
+crois, dans un
+passage, une esp&egrave;ce de <i>square</i>, de cit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont
+quelquefois une m&eacute;moire incroyable; ils se souviennent des gens
+apr&egrave;s
+des ann&eacute;es, surtout de ceux qui ne les payent pas tr&egrave;s
+bien.</p>
+<p>Tristan se laissa conduire par son fr&egrave;re; tous deux
+entr&egrave;rent dans la
+boutique. Ce n'&eacute;tait pas une chose facile que de rappeler au
+marchand un
+objet de peu de valeur achet&eacute; chez lui il y avait longtemps. Il
+ne
+l'avait pourtant pas oubli&eacute;, &agrave; cause de la
+singularit&eacute; des deux noms
+r&eacute;unis.</p>
+<p>&#8212;Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux
+jeunes
+gens m'ont command&eacute; l'hiver dernier, et je reconnais bien
+monsieur. Mais
+quant &agrave; savoir o&ugrave; ce bracelet a &eacute;t&eacute;
+port&eacute;, et &agrave; qui, je n'en peux rien
+dire.</p>
+<p>&#8212;C'&eacute;tait &agrave; une demoiselle Javotte, dit Armand, qui
+devait demeurer dans
+un passage.</p>
+<p>&#8212;Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta,
+r&eacute;fl&eacute;chit, se consulta, et finit par dire: C'est cela
+m&ecirc;me; mais ce
+n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom
+de madame de Monval, cit&eacute; Berg&egrave;re, 4.</p>
+<p>&#8212;Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom
+de Monval m'&eacute;tait sorti de la t&ecirc;te; peut-&ecirc;tre
+avait-elle le droit de le
+porter, car son titre de Javotte n'&eacute;tait, je crois, qu'un
+sobriquet.
+Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle
+achet&eacute; autre
+chose?</p>
+<p>&#8212;Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une cha&icirc;ne
+d'argent
+cass&eacute;e qu'elle avait.</p>
+<p>&#8212;Mais point de bracelet?</p>
+<p>&#8212;Non, monsieur.</p>
+<p>&#8212;Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant
+&agrave; nous, en
+route pour la cit&eacute; Berg&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de
+prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait
+chang&eacute;
+plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue.</p>
+<p>Cette pr&eacute;vision &eacute;tait fond&eacute;e. La
+porti&egrave;re de la cit&eacute; Berg&egrave;re apprit aux
+deux fr&egrave;res que madame de Monval avait
+d&eacute;m&eacute;nag&eacute; depuis longtemps,
+qu'elle s'appelait &agrave; pr&eacute;sent mademoiselle Durand,
+ouvri&egrave;re en robes, et
+qu'elle demeurait rue Saint-Jacques.</p>
+<p>&#8212;Est-elle &agrave; son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand,
+poursuivi
+par la crainte du bracelet vendu.</p>
+<p>&#8212;Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de d&eacute;pense; elle avait
+ici un
+logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle
+voyait beaucoup de militaires, toutes personnes d&eacute;cor&eacute;es
+et tr&egrave;s comme
+il faut. Elle donnait quelquefois de tr&egrave;s jolis d&icirc;ners
+qu'on faisait
+venir du caf&eacute; Vachette. Tous ces messieurs &eacute;taient bien
+gais, et il y en
+avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai
+artiste de l'Acad&eacute;mie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu
+rien &agrave;
+dire sur le compte de madame de Monval. Elle &eacute;tudiait aussi pour
+&ecirc;tre
+artiste; c'&eacute;tait moi qui faisais son m&eacute;nage, et elle ne
+sortait jamais
+qu'en citadine.</p>
+<p>&#8212;Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques.</p>
+<p>&#8212;Mademoiselle Durand ne loge plus ici, r&eacute;pondit la seconde
+porti&egrave;re; il
+y a six mois qu'elle s'en est all&eacute;e, et nous ne savons
+gu&egrave;re trop o&ugrave;
+elle est. Ce ne doit pas &ecirc;tre dans un palais, car elle n'est pas
+partie
+en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose.</p>
+<p>&#8212;Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse?</p>
+<p>&#8212;Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'&eacute;tait gu&egrave;re
+&agrave; l'aise, cette
+demoiselle. Elle demeurait l&agrave; au fond de l'all&eacute;e, sur la
+cour, derri&egrave;re
+la fruiti&egrave;re. Elle travaillait toute la sainte journ&eacute;e;
+elle ne gagnait
+gu&egrave;re et elle avait bien du mal. Elle allait au march&eacute; le
+matin, et elle
+faisait sa soupe elle-m&ecirc;me sur un petit fourneau qu'elle avait.
+On ne
+peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les
+choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de
+ses tantes, qui l'a emmen&eacute;e; nous croyons qu'elle s'est mise aux
+s&#339;urs
+du Bon-Pasteur. La ling&egrave;re du coin vous dira peut-&ecirc;tre
+cela: c'&eacute;tait
+elle qui l'employait.</p>
+<p>&#8212;Allons chez la ling&egrave;re, dit Armand; mais les choux sont de
+mauvais
+augure.</p>
+<p>Le troisi&egrave;me renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas
+d'abord plus
+satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa
+famille avait trouv&eacute; moyen de fournir, elle &eacute;tait
+entr&eacute;e, en effet, au
+couvent des s&#339;urs du Bon-Pasteur, et y avait pass&eacute; environ trois
+mois.
+Comme sa conduite &eacute;tait bonne, la protection de quelques
+personnes
+charitables l'avait fait admettre par les s&#339;urs, qui lui montraient
+beaucoup de bont&eacute; et qui n'avaient qu'&agrave; se louer de son
+ob&eacute;issance.&#8212;Malheureusement, disait la ling&egrave;re, cette
+pauvre enfant a
+une t&ecirc;te si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en
+place.
+C'&eacute;tait une grande faveur pour elle que d'avoir
+&eacute;t&eacute; re&ccedil;ue comme
+pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle,
+et elle remplissait r&eacute;guli&egrave;rement ses devoirs de
+religion, en m&ecirc;me temps
+qu'elle travaillait tr&egrave;s bien, car c'est une bonne
+ouvri&egrave;re. Mais tout
+d'un coup sa t&ecirc;te est partie; elle a demand&eacute; &agrave; s'en
+aller. Vous
+comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une
+prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envol&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Et vous ignorez ce qu'elle est devenue?</p>
+<p>&#8212;Pas tout &agrave; fait, r&eacute;pondit en riant la ling&egrave;re.
+Il y a une de mes
+demoiselles qui l'a rencontr&eacute;e au Ranelagh. Elle se fait appeler
+maintenant Am&eacute;lina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de
+Br&eacute;da, et
+qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques.</p>
+<p>Tristan commen&ccedil;ait &agrave; se d&eacute;courager.&#8212;Laissons
+tout cela, dit-il &agrave; son
+fr&egrave;re. &Agrave; la tournure que prennent les choses, nous n'en
+aurons jamais
+fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame
+Rosenval, n'est pas en Chine ou &agrave; Quimper-Corentin?</p>
+<p>&#8212;Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait
+pour nous arr&ecirc;ter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point
+de
+d&eacute;couvrir notre voyageuse? Ouvri&egrave;re ou artiste, nonne ou
+figurante, je
+la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait pari&eacute; de
+traverser pieds nus un bassin gel&eacute; au mois de janvier, et qui,
+arriv&eacute; &agrave;
+moiti&eacute; chemin, trouva que c'&eacute;tait trop froid et revint
+sur ses pas.</p>
+<p>Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut
+d&eacute;couverte rue de Br&eacute;da; mais il ne s'agissait plus,
+&agrave; cette nouvelle
+adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle
+&eacute;tait nagu&egrave;re, madame Rosenval &eacute;tait devenue tout
+&agrave; coup, par la gr&acirc;ce
+du hasard et d'un ancien pr&eacute;fet, personnage important et
+protecteur des
+arts, <i>prima donna</i> d'un th&eacute;&acirc;tre de province. Elle
+habitait depuis
+quelque temps une assez grande ville du midi de la France, o&ugrave;
+son
+talent, nouvellement d&eacute;couvert, mais g&eacute;n&eacute;reusement
+encourag&eacute;, faisait
+les d&eacute;lices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la
+garnison.
+Elle se trouvait &agrave; Paris en passant, pour contracter, si faire
+se
+pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens,
+il
+est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient &ecirc;tre re&ccedil;us;
+mais ils
+furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez
+riche, d'un go&ucirc;t peu s&eacute;v&egrave;re, orn&eacute; de
+statuettes, de glaces et de
+cartons-p&acirc;tes, &agrave; peu pr&egrave;s comme un caf&eacute;. La
+ma&icirc;tresse du lieu &eacute;tait &agrave; sa
+toilette; elle fit dire qu'on attend&icirc;t, et qu'elle allait
+recevoir M. de
+Berville.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; pr&eacute;sent, je te laisse, dit Armand &agrave; son
+fr&egrave;re; tu vois que nous
+sommes venus &agrave; bout de notre campagne. C'est &agrave; toi de
+faire le reste;
+d&eacute;cide madame Rosenval &agrave; te rendre ton bracelet; qu'elle
+l'accompagne
+d'un mot de sa main qui donne plus de poids &agrave; cette restitution;
+reviens
+arm&eacute; de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise.</p>
+<p>Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul &agrave; se
+promener dans
+le somptueux salon de Javotte. Il y &eacute;tait depuis un quart
+d'heure,
+lorsque la porte de la chambre &agrave; coucher s'ouvrit. Un gros et
+grand
+monsieur, &agrave; la d&eacute;marche grave, &agrave; la t&ecirc;te
+grisonnante, portant des
+lunettes, une cha&icirc;ne, un binocle et des breloques de montre, le
+tout en
+or, s'avan&ccedil;a d'un air affable et majestueux.&#8212;Monsieur, dit-il
+&agrave;
+Tristan, j'apprends que vous &ecirc;tes le parent de madame Rosenval.
+Si vous
+voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet.</p>
+<p>Il fit un l&eacute;ger salut et se retira.</p>
+<p>&#8212;Peste! se dit Tristan, il para&icirc;t que Javotte voit &agrave;
+pr&eacute;sent meilleure
+compagnie que dans l'all&eacute;e de la rue Saint-Jacques.</p>
+<p>Soulevant une porti&egrave;re de soie chamarr&eacute;e, que lui
+avait indiqu&eacute;e le
+monsieur aux lunettes d'or, il p&eacute;n&eacute;tra dans un boudoir
+tendu en
+mousseline rose, o&ugrave; madame Rosenval, &eacute;tendue sur un
+canap&eacute;, le re&ccedil;ut
+d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme
+qu'on a aim&eacute;e, f&ucirc;t-ce Am&eacute;lina, f&ucirc;t-ce
+m&ecirc;me Javotte, surtout lorsque l'on
+s'est donn&eacute; tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec
+empressement la main fort blanche de son ancienne conqu&ecirc;te, puis
+il prit
+place &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle, et d&eacute;buta, comme cela
+se devait, par lui faire ses
+compliments sur ce qu'elle &eacute;tait embellie, qu'il la revoyait
+plus
+charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit &agrave; toute
+femme
+qu'on retrouve, f&ucirc;t-elle devenue plus laide qu'un
+p&eacute;ch&eacute; mortel).</p>
+<p>&#8212;Permettez-moi, ma ch&egrave;re, ajouta-t-il, de vous
+f&eacute;liciter sur l'heureux
+changement qui me semble s'&ecirc;tre op&eacute;r&eacute; dans vos
+petites affaires. Vous
+&ecirc;tes log&eacute;e ici comme un grand seigneur.</p>
+<p>&#8212;Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville?
+r&eacute;pondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un
+pied-&agrave;-terre; mais je me fais arranger quelque chose
+l&agrave;-bas, car vous
+savez que je perche au diable.</p>
+<p>&#8212;Oui, j'ai appris que vous &eacute;tiez au th&eacute;&acirc;tre.</p>
+<p>&#8212;Mon Dieu, oui, je me suis d&eacute;cid&eacute;e. Vous savez que la
+grande musique,
+la musique s&eacute;rieuse, a &eacute;t&eacute; l'occupation de toute
+ma vie. M. le baron,
+que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes
+bons amis, m'a pers&eacute;cut&eacute;e pour prendre un engagement. Que
+voulez-vous!
+je me suis laiss&eacute; faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le
+drame,
+le vaudeville, l'op&eacute;ra.</p>
+<p>&#8212;On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai &agrave; vous parler
+d'une affaire
+assez s&eacute;rieuse, et, comme votre temps doit &ecirc;tre
+pr&eacute;cieux, trouvez bon
+que je me h&acirc;te de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire
+mes
+confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?...</p>
+<p>Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la
+chemin&eacute;e; la premi&egrave;re chose qu'il y remarqua fut la carte
+de visite de
+la Bretonni&egrave;re, accroch&eacute;e &agrave; la glace.</p>
+<p>&#8212;Est-ce que vous connaissez ce personnage-l&agrave;? demanda-t-il
+avec
+surprise.</p>
+<p>&#8212;Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je
+crois
+m&ecirc;me qu'il d&icirc;ne &agrave; la maison aujourd'hui. Mais, de
+gr&acirc;ce, continuez donc,
+je vous en prie, et je vous &eacute;coute.</p>
+<br />
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" /><br />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>Il y aurait peut-&ecirc;tre pour le philosophe ou pour le
+psychologue, comme
+on dit, une curieuse &eacute;tude &agrave; faire sur le chapitre des
+distractions.
+Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent
+le plus &agrave; la personne dont il aie plus &agrave; craindre ou
+&agrave; esp&eacute;rer, &agrave; un
+avocat, &agrave; une femme ou &agrave; un ministre. Quel degr&eacute;
+d'influence exercera
+sur lui une &eacute;pingle qui le pique au milieu de son discours, une
+boutonni&egrave;re qui se d&eacute;chire, un voisin qui se met &agrave;
+jouer de la fl&ucirc;te?
+Que fera un acteur, r&eacute;citant une tirade, et apercevant tout
+&agrave; coup un de
+ses cr&eacute;anciers dans la salle? Jusqu'&agrave; quel point, enfin,
+peut-on parler
+d'une chose, et en m&ecirc;me temps penser &agrave; une autre?</p>
+<p>Tristan se trouvait &agrave; peu pr&egrave;s dans une situation de
+ce genre. D'une
+part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur &agrave;
+lunettes
+d'or pouvait repara&icirc;tre &agrave; tout moment. D'ailleurs, dans
+l'oreille d'une
+femme qui vous &eacute;coute, il y a une mouche qu'il faut prendre au
+vol; d&egrave;s
+qu'il n'est plus trop t&ocirc;t avec elle, presque toujours il est trop
+tard.
+Tristan attachait assez de prix &agrave; ce qu'il venait demander
+&agrave; Javotte
+pour y employer toute son &eacute;loquence. Plus la d&eacute;marche
+qu'il faisait
+pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la
+n&eacute;cessit&eacute;
+de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les
+yeux la carte de la Bretonni&egrave;re, ses regards ne pouvaient s'en
+d&eacute;tacher;
+et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se
+r&eacute;p&eacute;tait &agrave;
+lui-m&ecirc;me:&#8212;Je retrouverai donc cet homme-l&agrave; partout?</p>
+<p>&#8212;Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous &ecirc;tes distrait comme
+un po&egrave;te
+en couches.</p>
+<p>Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif
+secret,
+ni prononcer le nom de la marquise.</p>
+<p>&#8212;Je ne puis rien vous expliquer, r&eacute;pondit-il. Je ne puis que
+vous dire
+une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant
+le
+bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donn&eacute;, s'il est
+encore
+en votre possession.</p>
+<p>&#8212;Mais qu'est-ce que vous voulez en faire?</p>
+<p>&#8212;Rien qui puisse vous inqui&eacute;ter, je vous en donne ma parole.</p>
+<p>&#8212;Je vous crois, Berville, vous &ecirc;tes homme d'honneur. Le diable
+m'emporte, je vous crois.</p>
+<p>(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait
+conserv&eacute; quelques
+expressions qui sentaient encore un peu les choux.)</p>
+<p>&#8212;Je suis enchant&eacute;, dit Tristan, que vous ayez de moi un si
+bon
+souvenir; vous n'oubliez pas vos amis.</p>
+<p>&#8212;Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand
+j'&eacute;tais
+sans le sou, je me plais &agrave; le reconna&icirc;tre. J'avais deux
+paires de bas &agrave;
+jour qui se succ&eacute;daient l'une &agrave; l'autre, et je mangeais
+la soupe dans
+une cuill&egrave;re de bois. Maintenant je d&icirc;ne dans de l'argent
+massif, avec
+un laquais par derri&egrave;re et plusieurs dindons par devant; mais
+mon c&#339;ur
+est toujours le m&ecirc;me. Savez-vous que dans notre jeune temps nous
+nous
+amusions pour de bon? &Agrave; pr&eacute;sent, je m'ennuie comme un
+roi... Vous
+souvenez-vous d'un jour,... &agrave; Montmorency?... Non, ce
+n'&eacute;tait pas vous,
+je me trompe; mais c'est &eacute;gal, c'&eacute;tait charmant. Ah! les
+bonnes cerises!
+et ces c&ocirc;telettes de veau que nous avons mang&eacute;es chez le
+p&egrave;re Duval, au
+Ch&acirc;teau de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco,
+picorait
+du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez b&ecirc;tes
+pour
+faire boire de l'eau-de-vie &agrave; ce pauvre animal, et il en est
+mort.
+Avez-vous su cela?</p>
+<p>Lorsque Javotte parlait ainsi &agrave; peu pr&egrave;s
+naturellement, c'&eacute;tait avec une
+volubilit&eacute; extr&ecirc;me; mais quand ses grands airs la
+reprenaient, elle se
+mettait tout &agrave; coup &agrave; tra&icirc;ner ses phrases avec un
+air de r&ecirc;verie et de
+distraction.</p>
+<p>&#8212;Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse
+enrhum&eacute;e, je me
+souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au
+pass&eacute;.</p>
+<p>&#8212;C'est &agrave; merveille, ma ch&egrave;re Am&eacute;lina; mais,
+r&eacute;pondez, de gr&acirc;ce, &agrave; mes
+questions. Avez-vous conserv&eacute; ce bracelet?</p>
+<p>&#8212;Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire?</p>
+<p>&#8212;Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous
+vous
+avions donn&eacute;?</p>
+<p>&#8212;Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher.</p>
+<p>&#8212;Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il
+s'agit
+d'un service fort important que vous pouvez me rendre.
+R&eacute;fl&eacute;chissez, je
+vous en conjur&eacute;, et r&eacute;pondez-moi s&eacute;rieusement. Si
+ce n'est que le
+bracelet qui vous tient au c&#339;ur, je m'engage bien volontiers &agrave;
+vous en
+mettre un autre &agrave; chaque bras, en &eacute;change de celui dont
+j'ai besoin.</p>
+<p>&#8212;C'est fort galant de votre part.</p>
+<p>&#8212;Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici
+que
+dans mon int&eacute;r&ecirc;t.</p>
+<p>&#8212;Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de
+l'&eacute;ventail, il
+faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce
+bracelet. Je ne peux pas me fier &agrave; un homme qui n'a pas
+lui-m&ecirc;me
+confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a
+quelque
+femme, quelque tricherie l&agrave;-dessous. Tenez, je parierais que
+c'est
+quelque ancienne ma&icirc;tresse &agrave; vous ou &agrave; Saint-Aubin,
+qui veut me
+d&eacute;pouiller de mes ustensiles de m&eacute;nage. Il y a quelque
+brouille, quelque
+jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc.</p>
+<p>&#8212;S'il faut absolument vous dire mon motif, r&eacute;pondit Tristan,
+voulant se
+d&eacute;barrasser de ces questions, la v&eacute;rit&eacute; est que
+Saint-Aubin est mort;
+nous &eacute;tions fort li&eacute;s, vous le savez, et je
+d&eacute;sirerais garder ce
+bracelet o&ugrave; nos deux noms sont &eacute;crits ensemble.</p>
+<p>&#8212;Bah! quelle histoire vous me fabriquez l&agrave;! Saint-Aubin est
+mort?
+Depuis quand?</p>
+<p>&#8212;Il est mort en Afrique, il y a peu de temps.</p>
+<p>&#8212;Vrai? Pauvre gar&ccedil;on! je l'aimais bien aussi. C'&eacute;tait
+un gentil c&#339;ur,
+et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beaut&eacute;
+rose.&#8212;Voil&agrave;
+ma beaut&eacute; rose, disait-il. Je trouve ce nom-l&agrave;
+tr&egrave;s-joli. Vous
+rappelez-vous comme il &eacute;tait dr&ocirc;le un jour que nous
+&eacute;tions &agrave;
+Ermenonville, et que nous avions tout cass&eacute; dans l'auberge? Il
+ne
+restait seulement plus une assiette. Nous avions jet&eacute; les
+chaises par
+les fen&ecirc;tres &agrave; travers les carreaux, et le matin, tout
+justement, voil&agrave;
+qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient
+visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir
+leur caf&eacute; au lait.</p>
+<p>&#8212;T&ecirc;te de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par
+hasard, faire
+attention &agrave; ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou
+non?</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites
+&agrave;
+bout portant.</p>
+<p>&#8212;Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit
+quelconque &agrave; mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce
+coffre; je ne
+vous en demande pas davantage.</p>
+<p>Javotte sembla un peu r&eacute;fl&eacute;chir, se rassit pr&egrave;s
+de Tristan, et lui prit
+la main:</p>
+<p>&#8212;Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est
+n&eacute;cessaire, je ne tiens pas &agrave; une pareille mis&egrave;re.
+J'ai de l'amiti&eacute; pour
+vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais
+vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est
+possible que, d'un jour &agrave; l'autre, j'entre &agrave;
+l'Op&eacute;ra, dans les ch&#339;urs.
+Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un
+ancien
+pr&eacute;fet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la
+Bretonni&egrave;re, de son c&ocirc;t&eacute;...</p>
+<p>&#8212;La Bretonni&egrave;re! s'&eacute;cria Tristan impatient&eacute;; et
+que diantre fait-il
+ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'&ecirc;tre en m&ecirc;me temps
+&agrave; Paris et &agrave; la
+campagne. Il ne nous quitte pas l&agrave;-bas, et je le retrouve chez
+vous!</p>
+<p>&#8212;Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort
+distingu&eacute;
+que M. de la Bretonni&egrave;re. Il est vrai qu'il a une campagne
+pr&egrave;s de la
+v&ocirc;tre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez
+probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom.</p>
+<p>&#8212;Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire?</p>
+<p>&#8212;Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas
+vrai? Il a son couvert &agrave; sa table; elle s'appelle Vernage, ou
+quelque
+chose comme &ccedil;a; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que
+les
+voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc?</p>
+<p>&#8212;Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la
+Bretonni&egrave;re et
+la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de
+ces jours.</p>
+<p>&#8212;Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous
+touche,
+je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'&eacute;change. Votre confidence
+pour mon
+bracelet.</p>
+<p>&#8212;Vous l'avez donc, ce bracelet?</p>
+<p>&#8212;Vous l'aimez donc, cette marquise?</p>
+<p>&#8212;Ne plaisantons pas. L'avez-vous?</p>
+<p>&#8212;Non pas, je ne dis pas cela. Je vous r&eacute;p&egrave;te que ma
+position...</p>
+<p>&#8212;Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez
+&agrave; l'Op&eacute;ra,
+et quand vous seriez figurante &agrave; vingt sous par jour...</p>
+<p>&#8212;Figurante! s'&eacute;cria Javotte en col&egrave;re. Pour qui me
+prenez-vous, s'il
+vous pla&icirc;t? Je chanterai dans les ch&#339;urs, savez-vous!</p>
+<p>&#8212;Pas plus que moi; on vous pr&ecirc;tera un maillot et une toque, et
+vous
+irez en procession derri&egrave;re la princesse Isabelle; ou bien on
+vous
+donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout
+d'une poulie dans le ballet de <i>la Sylphide</i>. Qu'est-ce que vous
+entendez avec votre position?</p>
+<p>&#8212;J'entends et je pr&eacute;tends que, pour rien au monde, je ne
+voudrais que
+monsieur le baron p&ucirc;t voir mon nom m&ecirc;l&eacute; &agrave; une
+mauvaise affaire. Vous
+voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous &eacute;tiez mon
+parent.
+Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous
+pla&icirc;t pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue
+que
+sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon
+p&egrave;re
+a vendue. J'ai des ma&icirc;tres, mon cher, j'&eacute;tudie, et je ne
+veux rien faire
+qui compromette mon avenir.</p>
+<p>Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la
+r&eacute;sistance
+et de l'&eacute;trange l&eacute;g&egrave;ret&eacute; de Javotte.
+&Eacute;videmment le bracelet &eacute;tait l&agrave;,
+dans cette chambre peut-&ecirc;tre; mais o&ugrave; le trouver? Tristan
+se sentait par
+moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace
+pour
+parvenir &agrave; son but. Un peu de douceur et de patience lui
+semblait
+pourtant pr&eacute;f&eacute;rable.</p>
+<p>&#8212;Ma brave Javotte, dit-il, ne nous f&acirc;chons pas. Je crois
+fermement &agrave;
+tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune fa&ccedil;on,
+vous
+compromettre; chantez &agrave; l'Op&eacute;ra tant que vous voudrez,
+dansez m&ecirc;me, si
+bon vous semble. Mon intention n'est nullement...</p>
+<p>&#8212;Danser! moi qui ai jou&eacute; C&eacute;lim&egrave;ne! oui, mon
+petit, j'ai jou&eacute; C&eacute;lim&egrave;ne &agrave;
+Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M.
+Poupinel, qui a assist&eacute; &agrave; la repr&eacute;sentation, m'a
+engag&eacute;e tout de suite
+pour les troisi&egrave;mes Dugazon. J'ai &eacute;t&eacute; ensuite
+seconde grande premi&egrave;re
+coquette, premier r&ocirc;le marqu&eacute;, et forte premi&egrave;re
+chanteuse; et c'est
+Brochard lui-m&ecirc;me, qui est t&eacute;nor l&eacute;ger, qui m'a
+fait r&eacute;silier, et
+Gustave, qui est laruette, a voyag&eacute; avec moi en Auvergne. Nous
+faisions
+quatre ou cinq cents francs avec <i>la Tour de Nesle</i>, et <i>Adolphe
+et
+Clara</i>; nous ne jouions que ces deux pi&egrave;ces-l&agrave;
+partout. Si vous croyez
+que je vais danser!</p>
+<p>&#8212;Ne nous f&acirc;chons pas, ma belle, je vous en conjure!</p>
+<p>&#8212;Savez-vous que j'ai jou&eacute; avec Fr&eacute;d&eacute;rick? Oui,
+j'ai jou&eacute; avec
+Fr&eacute;d&eacute;rick, en province, au b&eacute;n&eacute;fice d'un
+homme de lettres. Il est vrai
+que je n'avais pas un grand r&ocirc;le; je faisais un page dans <i>Lucr&egrave;ce
+Borgia</i>, mais toujours j'ai jou&eacute; avec Fr&eacute;d&eacute;rick.</p>
+<p>&#8212;Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de
+m'excuser; mais, ma ch&egrave;re, le temps se passe, et vous
+r&eacute;pondez &agrave;
+beaucoup de choses, except&eacute; &agrave; ce que je vous demande.
+Finissons-en, s'il
+est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller &agrave;
+l'instant
+m&ecirc;me chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une cha&icirc;ne, une
+bague, ce qui
+vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous
+le
+rapporter, selon votre fantaisie; en &eacute;change de quoi vous me
+renverrez
+ou vous me rendrez &agrave; moi-m&ecirc;me cette bagatelle que je vous
+demande, et &agrave;
+laquelle vous ne tenez pas sans doute?</p>
+<p>&#8212;Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons
+&agrave; peu
+de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets.</p>
+<p>&#8212;Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est
+pas
+ce qu'il y a d'&eacute;crit dessus qui vous le rend pr&eacute;cieux?</p>
+<p>La vanit&eacute; masculine, d'une part, et la coquetterie
+f&eacute;minine, d'une
+autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si
+bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'emp&ecirc;cher de se
+rapprocher de
+Javotte en faisant cette question. Il avait entour&eacute; doucement de
+son
+bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la t&ecirc;te
+pench&eacute;e
+sur son &eacute;ventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la
+moustache du jeune hussard effleurait d&eacute;j&agrave; ses cheveux
+blonds; le
+souvenir du pass&eacute; et l'id&eacute;e d'un bracelet neuf lui
+faisaient palpiter le
+c&#339;ur.</p>
+<p>&#8212;Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout &agrave; fait franc. Je suis
+bonne
+fille; n'ayez pas peur. Dites-moi o&ugrave; ira mon serpentin bleu.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! mon enfant, r&eacute;pondit le jeune homme, je vais tout
+vous
+avouer: je suis amoureux.</p>
+<p>&#8212;Est-elle belle?</p>
+<p>&#8212;Vous &ecirc;tes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce
+bracelet; il lui
+est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aim&eacute;e...</p>
+<p>&#8212;Menteur!</p>
+<p>&#8212;Non, c'est la v&eacute;rit&eacute;; vous &eacute;tiez, ma
+ch&egrave;re, vous &ecirc;tes encore si
+parfaitement gentille, fra&icirc;che et coquette, une petite fleur; vos
+dents
+ont l'air de perles tomb&eacute;es dans une rose; vos yeux, votre
+pied...</p>
+<p>&#8212;Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se
+pr&eacute;parait
+peut-&ecirc;tre &agrave; r&eacute;pondre de sa voix la plus tendre: Eh
+bien! mon ami, allez
+chez Fossin, lorsqu'elle s'&eacute;cria tout &agrave; coup:</p>
+<p>&#8212;Prenez garde, vous m'&eacute;gratignez!</p>
+<p>La carte de visite de la Bretonni&egrave;re &eacute;tait encore dans
+la main de
+Tristan, et le coin du carton corn&eacute; avait, en effet,
+touch&eacute; l'&eacute;paule de
+madame Rosenval. Au m&ecirc;me instant on frappa doucement &agrave; la
+porte; la
+tapisserie se souleva, et la Bretonni&egrave;re lui-m&ecirc;me entra
+dans la chambre.</p>
+<p>&#8212;Pardieu! monsieur, s'&eacute;cria Tristan, ne pouvant contenir un
+mouvement
+de d&eacute;pit, vous arrivez comme mars en car&ecirc;me.</p>
+<p>&#8212;Comme mars en toute saison, dit la Bretonni&egrave;re,
+enchant&eacute; de son
+calembour.</p>
+<p>&#8212;On pourrait voir cela, reprit Tristan.</p>
+<p>&#8212;Quand il vous plaira, dit la Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Demain vous aurez de mes nouvelles.</p>
+<p>Tristan se leva, prit Javotte &agrave; part:&#8212;Je compte sur vous,
+n'est-ce pas?
+lui dit-il &agrave; voix basse; dans une heure, j'enverrai ici.</p>
+<p>Puis il sortit, sans plus de fa&ccedil;on, en r&eacute;p&eacute;tant
+encore: &Agrave; demain!</p>
+<p>&#8212;Que veut dire cela? demanda Javotte.</p>
+<p>&#8212;Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonni&egrave;re.</p>
+<br />
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h2><br />
+</h2>
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour
+de
+son fr&egrave;re, afin d'apprendre le r&eacute;sultat de l'entretien
+avec Javotte.
+Tristan rentra chez lui tout joyeux.</p>
+<p>&#8212;Victoire! mon cher, s'&eacute;cria-t-il; nous avons gagn&eacute; la
+bataille, et
+mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde
+&agrave; la
+fois.</p>
+<p>&#8212;Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaiet&eacute;
+qui fait
+plaisir &agrave; voir.</p>
+<p>&#8212;Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a
+h&eacute;sit&eacute;; elle a
+bavard&eacute;; elle m'a fait des discours &agrave; dormir debout; mais
+enfin elle
+c&eacute;dera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous
+aurons mon
+bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec
+la Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup?</p>
+<p>&#8212;Non, en v&eacute;rit&eacute;, je n'ai plus de rancune contre lui.
+Je l'ai rencontr&eacute;,
+je l'ai envoy&eacute; promener, je lui donnerai un coup
+d'&eacute;p&eacute;e, et je lui
+pardonne.</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; l'as-tu donc vu? chez ta belle?</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-l&agrave; se
+fourre
+partout?</p>
+<p>&#8212;Et comment la querelle est-elle venue?</p>
+<p>&#8212;Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une mis&egrave;re;
+nous en
+causerons. Commen&ccedil;ons maintenant par aller chez Fossin acheter
+quelque
+chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un &eacute;change; car
+on ne
+donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et m&ecirc;me sans
+cela.</p>
+<p>&#8212;Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu
+&agrave; ton
+but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant,
+mon cher ami, r&eacute;fl&eacute;chissons, je t'en prie, sur la seconde
+partie de ta
+vengeance projet&eacute;e. Elle me semble plus qu'&eacute;trange.</p>
+<p>&#8212;Tr&ecirc;ve de mots, dit Tristan, c'est un point r&eacute;solu. Que
+j'aie tort ou
+raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter l&agrave;-dessus;
+&agrave; pr&eacute;sent
+le vin est tir&eacute;, il faut le boire.</p>
+<p>&#8212;Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te r&eacute;p&eacute;ter
+que je ne con&ccedil;ois
+pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut
+trouver du plaisir &agrave; ces duels sans motif, ces affaires
+d'enfant, ces
+bravades d'&eacute;colier, qui ont peut-&ecirc;tre &eacute;t&eacute;
+&agrave; la mode, mais dont tout le
+monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de
+cocarde
+peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler
+plaisant &agrave; un r&eacute;publicain de ferrailler avec un
+royaliste, uniquement
+parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut
+s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te bl&acirc;me. Si ton
+projet
+est s&eacute;rieux, je n'h&eacute;site pas &agrave; te dire qu'en
+pareil cas je refuserais de
+servir de t&eacute;moin &agrave; mon meilleur ami.</p>
+<p>&#8212;Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez
+Fossin.</p>
+<p>&#8212;Allons o&ugrave; tu voudras, je n'en d&eacute;mordrai pas. Prendre
+en grippe un
+homme importun, cela arrive &agrave; tout le monde: le fuir ou s'en
+railler,
+passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible.</p>
+<p>&#8212;Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage.
+Un
+petit coup d'&eacute;p&eacute;e, voil&agrave; tout. Je veux mettre en
+&eacute;charpe le bras du
+cavalier servant de la marquise, en m&ecirc;me temps que je lui
+offrirai
+humblement, &agrave; elle, le bracelet de ma grisette.</p>
+<p>&#8212;Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton
+honneur,
+qu'as-tu &agrave; faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu
+&agrave; faire
+de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas.</p>
+<p>&#8212;Je t'aime beaucoup, mais cela sera.</p>
+<p>En parlant ainsi, les deux fr&egrave;res arriv&egrave;rent chez
+Fossin. Tristan, ne
+voulant pas que Javotte p&ucirc;t se repentir de son march&eacute;,
+choisit pour elle
+une jolie ch&acirc;telaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant
+dessein de la
+porter lui-m&ecirc;me et d'attendre la r&eacute;ponse, s'il
+n'&eacute;tait pas re&ccedil;u. Armand,
+ayant autre chose en t&ecirc;te et voyant son fr&egrave;re plus joyeux
+encore &agrave;
+l'id&eacute;e de revenir promptement avec le bracelet en question, ne
+lui
+proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient
+le
+soir.</p>
+<p>Au moment o&ugrave; ils allaient se s&eacute;parer, la roue d'une
+cal&egrave;che d&eacute;couverte,
+courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue
+Richelieu. Une livr&eacute;e bizarre, qui attirait les yeux, fit
+retourner les
+passants. Dans cette voiture &eacute;tait madame de Vernage, seule,
+nonchalamment &eacute;tendue. Elle aper&ccedil;ut les deux jeunes gens,
+et les salua
+d'un petit signe de t&ecirc;te, avec une indolence protectrice.</p>
+<p>&#8212;Ah! dit Tristan, p&acirc;lissant malgr&eacute; lui, il para&icirc;t
+que l'ennemi est venu
+observer la place. Elle a renonc&eacute; &agrave; sa fameuse chasse,
+cette belle dame,
+pour faire un tour aux Champs-&Eacute;lys&eacute;es et respirer la
+poussi&egrave;re de Paris.
+Qu'elle aille en paix! elle arrive &agrave; point. Je suis vraiment
+flatt&eacute; de
+la voir ici. Si j'&eacute;tais un fat, je croirais qu'elle vient savoir
+de mes
+nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller
+aristocratique, sup&eacute;rieur m&ecirc;me &agrave; celui de Javotte,
+elle a daign&eacute; nous
+remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces
+femmes-l&agrave;
+cherchent le danger, comme les papillons la lumi&egrave;re. Que son
+sommeil de
+ce soir lui soit l&eacute;ger! Je me pr&eacute;senterai demain &agrave;
+son petit lever, et
+nous en aurons des nouvelles. Je me fais une v&eacute;ritable
+f&ecirc;te de vaincre
+un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai l&agrave;,
+dans
+mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je
+suis
+en droit de lui dire: Vos belles l&egrave;vres en ont menti et vos
+baisers
+sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-&ecirc;tre moins
+superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, &agrave; ce soir.</p>
+<p>Si Armand n'avait pas plus longuement insist&eacute; pour dissuader
+son fr&egrave;re
+de se battre, ce n'&eacute;tait pas qu'il cr&ucirc;t impossible de l'en
+emp&ecirc;cher;
+mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour
+essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un
+autre
+moyen. La Bretonni&egrave;re, qu'il connaissait de longue main, lui
+paraissait
+avoir un caract&egrave;re plus calme et plus facile &agrave; aborder:
+il l'avait vu
+chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, r&eacute;solu
+&agrave; voir si de
+ce c&ocirc;t&eacute; il n'y aurait pas plus de chances de
+r&eacute;conciliation. La
+Bretonni&egrave;re &eacute;tait seul, dans sa chambre, entour&eacute;
+de liasses de papiers,
+comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout
+le
+regret qu'il &eacute;prouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du
+reste,
+disait-il) pouvait amener deux gens de c&#339;ur &agrave; aller sur le
+terrain, et
+de l&agrave; en prison.</p>
+<p>&#8212;Qu'avez-vous donc fait &agrave; mon fr&egrave;re? lui demanda-t-il.</p>
+<p>&#8212;Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonni&egrave;re, se levant et
+s'asseyant
+tour &agrave; tour d'un air un peu embarrass&eacute;, tout en
+conservant sa gravit&eacute;
+ordinaire: votre fr&egrave;re, depuis longtemps, me semble mal
+dispos&eacute; &agrave; mon
+&eacute;gard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue
+que
+j'ignore absolument pourquoi.</p>
+<p>&#8212;N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalit&eacute;? Ne faites-vous
+pas la
+cour &agrave; quelque femme?...</p>
+<p>&#8212;Non, en v&eacute;rit&eacute;, pour ce qui me regarde, je ne fais la
+cour &agrave; personne,
+et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi
+&agrave;
+votre fr&egrave;re les bornes de la politesse.</p>
+<p>&#8212;Ne vous &ecirc;tes-vous jamais disput&eacute;s ensemble?</p>
+<p>&#8212;Jamais, une seule fois except&eacute;e, c'&eacute;tait du temps du
+chol&eacute;ra: M. de
+Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse
+&eacute;tait toujours &eacute;pid&eacute;mique, et il pr&eacute;tendait
+baser sur ce faux principe
+la diff&eacute;rence qu'on a &eacute;tablie entre le mot
+&eacute;pid&eacute;mique et le mot
+end&eacute;mique. Je ne pouvais, vous le sentez, &ecirc;tre de son
+avis, et je lui
+d&eacute;montrai fort bien qu'une maladie &eacute;pid&eacute;mique
+pouvait devenir fort
+dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous m&icirc;mes
+&agrave; cette
+discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens...</p>
+<p>&#8212;Est-ce l&agrave; tout?</p>
+<p>&#8212;Autant que je me le rappelle. Peut-&ecirc;tre cependant a-t-il
+&eacute;t&eacute; bless&eacute;,
+il y a quelque temps, de ce que j'ai c&eacute;d&eacute; &agrave; l'un
+de mes parents deux
+bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce
+parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve
+ces
+bassets...</p>
+<p>&#8212;Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les
+yeux.</p>
+<p>&#8212;Non, &agrave; mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute
+conscience, que je ne comprends exactement rien &agrave; la provocation
+qu'il
+vient de m'adresser.</p>
+<p>&#8212;Mais si vous ne faites la cour &agrave; personne, il est
+peut-&ecirc;tre amoureux,
+lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser?</p>
+<p>&#8212;Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance
+d'avoir jamais remarqu&eacute; que la marquise de Vernage p&ucirc;t
+souffrir ou
+encourager des assiduit&eacute;s condamnables.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a
+du
+mal &agrave; &ecirc;tre amoureux?</p>
+<p>&#8212;Je ne discute pas cette question; je me borne &agrave; vous dire
+que je ne le
+suis point, et que je ne saurais, par cons&eacute;quent, &ecirc;tre le
+rival de
+personne.</p>
+<p>&#8212;En ce cas, vous ne vous battrez pas?</p>
+<p>&#8212;Je vous demande pardon; je suis provoqu&eacute; de la
+mani&egrave;re la plus
+positive. Il m'a dit, lorsque je suis entr&eacute;, que j'arrivais
+comme mars
+en car&ecirc;me. De tels discours ne se tol&egrave;rent pas; il me faut
+une
+r&eacute;paration.</p>
+<p>&#8212;Vous vous couperez la gorge pour un mot?</p>
+<p>&#8212;Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les
+raisons
+qui ont amen&eacute; ce d&eacute;fi; je m'en &eacute;tonne parce qu'il
+me semble &eacute;trange,
+mais je ne puis faire autrement que de l'accepter.</p>
+<p>&#8212;Un duel pareil est-il possible? Vous n'&ecirc;tes pourtant pas fou,
+ni
+Berville non plus. Voyons, la Bretonni&egrave;re, raisonnons.
+Croyez-vous que
+cela m'amuse de vous voir faire une &eacute;tourderie semblable?</p>
+<p>&#8212;Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un
+homme sanguinaire. Si votre fr&egrave;re me propose des excuses, pourvu
+qu'elles soient bonnes et valables, je suis pr&ecirc;t &agrave; les
+recevoir. Sinon,
+voici mon testament que je suis en train d'&eacute;crire, comme cela se
+doit.</p>
+<p>&#8212;Qu'entendez vous par des excuses valables?</p>
+<p>&#8212;J'entends... cela se comprend.</p>
+<p>&#8212;Mais encore?</p>
+<p>&#8212;De bonnes excuses.</p>
+<p>&#8212;Mais enfin, &agrave; peu pr&egrave;s, parlez.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en car&ecirc;me, et
+je crois
+lui avoir dignement r&eacute;pondu. Il faut qu'il r&eacute;tracte ce
+mot, et qu'il me
+dise, devant t&eacute;moins, que j'arrivais tout simplement comme M. de
+la
+Bretonni&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela.</p>
+<p>Armand sortit de cette conf&eacute;rence non pas enti&egrave;rement
+satisfait, mais
+moins inquiet qu'il n'&eacute;tait venu. C'&eacute;tait au boulevard de
+Gand, entre
+onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son fr&egrave;re.
+Il le
+trouva, marchant &agrave; grands pas d'un air agit&eacute;, et il
+s'appr&ecirc;tait &agrave;
+n&eacute;gocier son accommodement dans les termes voulus par la
+Bretonni&egrave;re,
+lorsque Tristan lui prit le bras en s'&eacute;criant:</p>
+<p>&#8212;Tout est manqu&eacute;! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon
+bracelet.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi?</p>
+<p>&#8212;Pourquoi? que sais-je? une id&eacute;e d'hirondelle. Je suis
+all&eacute; chez elle
+tout droit; on me r&eacute;pond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en
+effet
+elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laiss&eacute; pour
+moi; la
+chambri&egrave;re me regarde avec &eacute;tonnement. &Agrave; force de
+questions, j'apprends
+que madame Rosenval a d&icirc;n&eacute; avec son baron &agrave;
+lunettes et une autre
+personne, sans doute ce damn&eacute; la Bretonni&egrave;re; qu'ils se
+sont s&eacute;par&eacute;s
+ensuite, la Bretonni&egrave;re pour rentrer chez lui, Javotte et le
+baron pour
+aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le
+th&eacute;&acirc;tre; et je ne
+sais quoi encore d'incompr&eacute;hensible; le tout m&ecirc;l&eacute;
+de verbiages de
+servante:&#8212;Madame avait re&ccedil;u une bonne nouvelle; madame
+paraissait tr&egrave;s
+contente; elle &eacute;tait press&eacute;e, on n'avait pas eu le temps
+de manger le
+dessert, mais on avait envoy&eacute; chercher &agrave; la cave du vin
+de Champagne.
+Cependant je tire de ma poche la petite bo&icirc;te de Fossin, que je
+remets &agrave;
+la chambri&egrave;re, en la priant de donner cela ce soir &agrave; sa
+ma&icirc;tresse, et en
+confidence. Sans chercher &agrave; comprendre ce que je ne peux savoir,
+je
+joins &agrave; mon cadeau un billet &eacute;crit &agrave; la
+h&acirc;te. L&agrave;-dessus, je rentre, je
+compte les minutes, et la r&eacute;ponse n'arrive pas. Voil&agrave;
+o&ugrave; en sont les
+choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en t&ecirc;te,
+s'en
+d&eacute;tournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a souffl&eacute; sur
+cette
+girouette?</p>
+<p>&#8212;Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien,
+&agrave; cette
+girouette, le temps n&eacute;cessaire pour lire et r&eacute;pondre,
+chercher ce
+bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout &agrave;
+l'heure.
+Songe donc que Javotte ne peut d&eacute;cemment accepter ton cadeau
+qu'&agrave; titre
+d'&eacute;change. Quant &agrave; ton duel, n'y songe plus.</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais.</p>
+<p>&#8212;Fou que tu es! et notre m&egrave;re?</p>
+<p>Tristan baissa la t&ecirc;te sans r&eacute;pondre, et les deux
+fr&egrave;res rentr&egrave;rent chez
+eux.</p>
+<p>Javotte n'&eacute;tait pourtant pas aussi m&eacute;chante qu'on
+pourrait le croire.
+Elle avait pass&eacute; la journ&eacute;e dans une perplexit&eacute;
+singuli&egrave;re. Ce bracelet
+redemand&eacute;, cette insistance, ce duel projet&eacute;, tout cela
+lui semblait
+autant de r&ecirc;veries incompr&eacute;hensibles; elle cherchait ce
+qu'elle avait &agrave;
+faire, et sentait que le plus sage e&ucirc;t &eacute;t&eacute; de
+demeurer indiff&eacute;rente &agrave;
+des &eacute;v&eacute;nements qui ne la regardaient pas. Mais si madame
+Rosenval avait
+toute la fiert&eacute; d'une reine de th&eacute;&acirc;tre, Javotte, au
+fond, avait bon
+c&#339;ur. Berville &eacute;tait jeune et aimable; le nom de cette marquise
+m&ecirc;l&eacute; &agrave;
+tout cela, ce myst&egrave;re, ces demi confidences, plaisaient &agrave;
+l'imagination
+de la grisette parvenue.</p>
+<p>&#8212;S'il &eacute;tait vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et
+qu'une
+marquise f&ucirc;t jalouse de moi, y aurait-il grand risque &agrave;
+donner ce
+bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte
+jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal &agrave;
+personne?</p>
+<p>Tout en r&eacute;fl&eacute;chissant, elle avait ouvert un petit
+secr&eacute;taire dont la
+clef &eacute;tait suspendue &agrave; son cou. L&agrave; &eacute;taient
+entass&eacute;s, p&ecirc;le-m&ecirc;le, tous
+les joyaux de sa couronne: un diad&egrave;me en clinquant pour <i>la
+Tour de
+Nesle</i>, des colliers en strass, des &eacute;meraudes en verre qui
+avaient
+besoin des quinquets pour briller d'un &eacute;clat douteux; du milieu
+de ce
+tr&eacute;sor, elle tira le bracelet de Tristan et consid&eacute;ra
+attentivement les
+deux noms grav&eacute;s sur la plaque.</p>
+<p>&#8212;Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut &ecirc;tre
+l'id&eacute;e de
+Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si
+l'inconnue me conna&icirc;t, je suis compromise. Ces deux noms &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; l'un de
+l'autre, ce n'est pas autoris&eacute;. Si Berville n'a eu pour moi
+qu'un
+caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera
+dr&ocirc;le.</p>
+<p>Javotte allait peut-&ecirc;tre envoyer le bracelet, lorsqu'un coup
+de sonnette
+vint l'interrompre dans ses r&eacute;flexions. C'&eacute;tait le
+monsieur aux lunettes
+d'or.</p>
+<p>&#8212;Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succ&egrave;s: vous
+&ecirc;tes des ch&#339;urs.
+Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extr&ecirc;mement brillante;
+trente
+sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans
+l'&eacute;trier. D&egrave;s
+ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqu&eacute; de <i>Gustave</i>.</p>
+<p>-Voil&agrave; une nouvelle! s'&eacute;cria Javotte en sautant de
+joie. Choriste &agrave;
+l'Op&eacute;ra! choriste tout de suite! j'ai justement repass&eacute;
+mon chant; je
+suis en voix; ce soir, <i>Gustave</i>!... Ah, mon Dieu!</p>
+<p>Apr&egrave;s le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva
+la gravit&eacute;
+qui convient &agrave; une cantatrice.</p>
+<p>&#8212;Baron, dit-elle, vous &ecirc;tes un homme charmant. Il n'y a que
+vous, et je
+sens ma vocation; d&icirc;nons: allons &agrave; l'Op&eacute;ra,
+&agrave; la gloire; rentrons,
+soupons, allez-vous-en; je dors d&eacute;j&agrave; sur mes lauriers.</p>
+<p>Le convive attendu arriva bient&ocirc;t. On brusqua le d&icirc;ner,
+et Javotte ne
+manqua pas de vouloir partir beaucoup plus t&ocirc;t qu'il
+n'&eacute;tait n&eacute;cessaire.
+Le c&#339;ur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux,
+sombre et petit corridor o&ugrave; Taglioni, peut-&ecirc;tre, a
+march&eacute;. Comme le
+ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut
+avoir contribu&eacute; au succ&egrave;s. Elle rentra chez elle fort
+&eacute;mue, et, dans
+l'ivresse du triomphe, ses pens&eacute;es &eacute;taient &agrave; cent,
+lieues de Tristan,
+lorsque sa femme de chambre lui remit la petite bo&icirc;te
+soigneusement
+envelopp&eacute;e par Fossin, et un billet o&ugrave; elle trouva ces
+mots: &laquo;Il ne faut
+pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin
+d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre
+r&eacute;ponse avec
+impatience.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ce pauvre gar&ccedil;on, dit madame Rosenval, je l'avais
+oubli&eacute;. Il m'envoie
+une ch&acirc;telaine; il y a plusieurs turquoises....</p>
+<p>Javotte se mit au lit, et ne dormit gu&egrave;re. Elle songea bien
+plus &agrave; son
+engagement et &agrave; sa brillante destin&eacute;e qu'&agrave; la
+demande de Tristan. Mais
+le jour la retrouva dans ses bonnes pens&eacute;es.</p>
+<p>-Allons, dit-elle, il faut s'ex&eacute;cuter. Ma journ&eacute;e
+d'hier a &eacute;t&eacute;
+heureuse; il faut que tout le monde soit content.</p>
+<p>Il &eacute;tait huit heures du matin quand Javotte prit son
+bracelet, mit son
+ch&acirc;le et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de c&#339;ur, et
+presque
+encore grisette. Arriv&eacute;e &agrave; la maison de Tristan, elle
+vit, devant la
+loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes.</p>
+<p>&#8212;M. de Berville? demanda Javotte.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! r&eacute;pondit la grosse femme.</p>
+<p>&#8212;Y est-il, s'il vous pla&icirc;t? Est-ce ici?</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! madame,... il s'est battu,... on vient de le
+rapporter... Il
+est mort!</p>
+<p>Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les ch&#339;urs
+de
+l'Op&eacute;ra, sous un quatri&egrave;me nom qu'elle avait choisi:
+celui de madame
+Amaldi.<br />
+<br />
+</p>
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DU SECRET DE
+JAVOTTE.<br />
+<br />
+</p>
+<div class="blkquot"><i>Pierre et Camille</i> et <i>le Secret de
+Javotte</i> ont
+&eacute;t&eacute; publi&eacute;s pour la
+premi&egrave;re fois dans le <i>Constitutionnel</i>, &agrave; peu de
+distance l'un de
+l'autre (avril et juin 1844).</div>
+<hr style="width: 65%;" />
+<br />
+<h2><a name="MIMI_PINSON"></a>MIMI PINSON</h2>
+<h2>PROFIL DE GRISETTE</h2>
+<h2>1845</h2>
+<p style="text-align: center;"><img alt="Mimi Pinson"
+ title="Mimi Pinson" src="images/imag002.jpg"
+ style="width: 411px; height: 600px;" /><br />
+</p>
+<h5>MIMI PINSON</h5>
+<div class="poem">
+<h5><span>Elle a les yeux et les mains prestes.</span>
+<span>Les carabins matin et soir,</span>
+<span>Usent les manches de leurs vestes,</span>
+<span>Landerirette!</span>
+<span>&Agrave; son comptoir.</span></h5></div>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>Parmi les &eacute;tudiants qui suivaient; l'an pass&eacute;, les
+cours de l'&Eacute;cole de
+m&eacute;decine, se trouvait un jeune homme nomm&eacute; Eug&egrave;ne
+Aubert. C'&eacute;tait un
+gar&ccedil;on de bonne famille, qui avait &agrave; peu pr&egrave;s
+dix-neuf ans. Ses parents
+vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui
+lui
+suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un
+caract&egrave;re fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute
+circonstance, on
+le trouvait bon et serviable, la main g&eacute;n&eacute;reuse et le
+c&#339;ur ouvert. Le
+seul d&eacute;faut qu'on lui reprochait &eacute;tait un singulier
+penchant &agrave; la
+r&ecirc;verie et &agrave; la solitude, et une r&eacute;serve si
+excessive dans son langage
+et ses moindres actions, qu'on l'avait surnomm&eacute; la <i>Petite
+Fille</i>,
+surnom, du reste, dont il riait lui-m&ecirc;me, et auquel ses amis
+n'attachaient aucune id&eacute;e qui p&ucirc;t l'offenser, le sachant
+aussi brave
+qu'un autre au besoin; mais il &eacute;tait vrai que sa conduite
+justifiait un
+peu ce sobriquet, surtout par la fa&ccedil;on dont elle contrastait
+avec les
+m&#339;urs de ses compagnons. Tant qu'il n'&eacute;tait question que de
+travail, il
+&eacute;tait le premier &agrave; l'&#339;uvre; mais, s'il s'agissait d'une
+partie de
+plaisir, d'un d&icirc;ner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse
+&agrave; la
+Chaumi&egrave;re, la <i>Petite Fille</i> secouait la t&ecirc;te et
+regagnait sa chambrette
+garnie. Chose presque monstrueuse parmi les &eacute;tudiants: non
+seulement
+Eug&egrave;ne n'avait pas de ma&icirc;tresse, quoique son &acirc;ge et
+sa figure eussent pu
+lui valoir des succ&egrave;s, mais on ne l'avait jamais vu faire le
+galant au
+comptoir d'une grisette, usage imm&eacute;morial au quartier Latin. Les
+beaut&eacute;s
+qui peuplent la montagne Sainte-Genevi&egrave;ve et se partagent les
+amours des
+&eacute;coles, lui inspiraient une sorte de r&eacute;pugnance qui
+allait jusqu'&agrave;
+l'aversion. Il les regardait comme une esp&egrave;ce &agrave; part,
+dangereuse,
+ingrate et d&eacute;prav&eacute;e, n&eacute;e pour laisser partout le
+mal et le malheur en
+&eacute;change de quelques plaisirs.&#8212;Gardez-vous de ces
+femmes-l&agrave;, disait-il:
+ce sont des poup&eacute;es de fer rouge. Et il ne trouvait
+malheureusement que
+trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les
+querelles, les d&eacute;sordres, quelquefois m&ecirc;me la ruine
+qu'entra&icirc;nent ces
+liaisons passag&egrave;res, dont les dehors ressemblent au bonheur,
+n'&eacute;taient
+que trop faciles &agrave; citer, l'ann&eacute;e derni&egrave;re comme
+aujourd'hui, et
+probablement comme l'ann&eacute;e prochaine.</p>
+<p>Il va sans dire que les amis d'Eug&egrave;ne le raillaient
+continuellement sur
+sa morale et ses scrupules.&#8212;Que pr&eacute;tends-tu? lui demandait
+souvent un
+de ses camarades, nomm&eacute; Marcel, qui faisait profession
+d'&ecirc;tre un bon
+vivant; que prouve une faute, ou un accident arriv&eacute; une fois par
+hasard?</p>
+<p>&#8212;Qu'il faut s'abstenir, r&eacute;pondait Eug&egrave;ne, de peur que
+cela n'arrive une
+seconde fois.</p>
+<p>&#8212;Faux raisonnement, r&eacute;pliquait Marcel, argument de capucin de
+carte,
+qui tombe si le compagnon tr&eacute;buche. De quoi vas-tu
+t'inqui&eacute;ter? Tel
+d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine?
+L'un
+n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fra&icirc;che; est-ce
+qu'&Eacute;lise en perd
+l'app&eacute;tit? &Agrave; qui la faute si le voisin porte sa montre au
+mont-de-pi&eacute;t&eacute;
+pour aller se casser un bras &agrave; Montmorency? la voisine n'en est
+pas
+manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup
+d'&eacute;p&eacute;e; elle te
+tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce
+sont
+de ces petits inconv&eacute;nients dont l'existence est
+parsem&eacute;e, et ils sont
+plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau
+temps, que de bonnes paires d'amis dans les caf&eacute;s, les
+promenades et les
+guinguettes! Consid&egrave;re-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien
+bourr&eacute;s
+de grisettes, qui vont au Ranelagh ou &agrave; Belleville. Compte ce
+qui sort,
+un jour de f&ecirc;te seulement, du quartier Saint-Jacques: les
+bataillons de
+modistes, les arm&eacute;es de ling&egrave;res, les nu&eacute;es de
+marchandes de tabac; tout
+cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de
+Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des vol&eacute;es de
+friquets.
+S'il pleut, cela va au m&eacute;lodrame manger des oranges et pleurer;
+car cela
+mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi tr&egrave;s volontiers:
+c'est ce
+qui prouve un bon caract&egrave;re. Mais quel mal font ces pauvres
+filles, qui
+ont cousu, b&acirc;ti, ourl&eacute;, piqu&eacute; et ravaud&eacute;
+toute la semaine, en pr&ecirc;chant
+d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que
+peut faire de mieux un honn&ecirc;te homme qui, de son
+c&ocirc;t&eacute;, vient de passer
+huit jours &agrave; diss&eacute;quer des choses peu agr&eacute;ables,
+que de se d&eacute;barbouiller
+la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle
+nature?</p>
+<p>&#8212;S&eacute;pulcres blanchis! disait Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire
+l'&eacute;loge des grisettes, et qu'un usage mod&eacute;r&eacute; en
+est bon. Premi&egrave;rement,
+elles sont vertueuses, car elles passent la journ&eacute;e &agrave;
+confectionner les
+v&ecirc;tements les plus indispensables &agrave; la pudeur et &agrave;
+la modestie; en
+second lieu, elles sont honn&ecirc;tes, car il n'y a pas de
+ma&icirc;tresse ling&egrave;re
+ou autre qui ne recommande &agrave; ses filles de boutique de parler au
+monde
+poliment; troisi&egrave;mement, elles sont tr&egrave;s soigneuses et
+tr&egrave;s propres,
+attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des
+&eacute;toffes
+qu'il ne faut pas qu'elles g&acirc;tent, sous peine d'&ecirc;tre moins
+bien pay&eacute;es;
+quatri&egrave;mement, elles sont sinc&egrave;res, parce qu'elles
+boivent du ratafia;
+en cinqui&egrave;me lieu, elles sont &eacute;conomes et frugales, parce
+qu'elles ont
+beaucoup de peine &agrave; gagner trente sous, et s'il se trouve des
+occasions
+o&ugrave; elles se montrent gourmandes et d&eacute;pensi&egrave;res, ce
+n'est jamais avec
+leurs propres deniers; sixi&egrave;mement, elles sont tr&egrave;s
+gaies, parce que le
+travail qui les occupe est en g&eacute;n&eacute;ral ennuyeux &agrave;
+mourir, et qu'elles
+fr&eacute;tillent comme le poisson dans l'eau d&egrave;s que l'ouvrage
+est termin&eacute;. Un
+autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point
+g&ecirc;nantes, vu qu'elles passent leur vie clou&eacute;es sur une
+chaise dont elles
+ne peuvent pas bouger, et que par cons&eacute;quent il leur est
+impossible de
+courir apr&egrave;s leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En
+outre,
+elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont oblig&eacute;es de
+compter
+leurs points. Elles ne d&eacute;pensent pas grand'chose pour leurs
+chaussures,
+parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est
+rare
+qu'on leur fasse cr&eacute;dit. Si on les accuse d'inconstance, ce
+n'est pas
+parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par m&eacute;chancet&eacute;
+naturelle;
+cela tient au grand nombre de personnes diff&eacute;rentes qui passent
+devant
+leurs boutiques; d'un autre c&ocirc;t&eacute;, elles prouvent
+suffisamment qu'elles
+sont capables de passions v&eacute;ritables, par la grande
+quantit&eacute; d'entre
+elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la
+fen&ecirc;tre, ou
+qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai,
+l'inconv&eacute;nient d'avoir presque toujours faim et soif,
+pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave;
+cause de leur grande temp&eacute;rance; mais il est notoire qu'elles
+peuvent
+se contenter, en guise de repas, d'un verre de bi&egrave;re et d'un
+cigare:
+qualit&eacute; pr&eacute;cieuse qu'on rencontre bien rarement en
+m&eacute;nage. Bref, je
+soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fid&egrave;les et
+d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;es, et
+que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent &agrave;
+l'h&ocirc;pital.</p>
+<p>Lorsque Marcel parlait ainsi, c'&eacute;tait la plupart du temps au
+caf&eacute;, quand
+il s'&eacute;tait un peu &eacute;chauff&eacute; la t&ecirc;te; il
+remplissait alors le verre de son
+ami, et voulait le faire boire &agrave; la sant&eacute; de mademoiselle
+Pinson,
+ouvri&egrave;re en linge, qui &eacute;tait leur voisine; mais
+Eug&egrave;ne prenait son
+chapeau, et, tandis que Marcel continuait &agrave; p&eacute;rorer
+devant ses
+camarades, il s'esquivait doucement.<br />
+</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>Mademoiselle Pinson n'&eacute;tait pas pr&eacute;cis&eacute;ment ce
+qu'on appelle une jolie
+femme. Il y a beaucoup de diff&eacute;rence entre une jolie femme et
+une jolie
+grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi
+nomm&eacute;e en
+langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de
+guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de
+para&icirc;tre une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un
+chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est
+nullement forc&eacute;e d'&ecirc;tre une jolie femme; bien au
+contraire, il est
+probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle
+sera dans son droit. La diff&eacute;rence consiste donc dans les
+conditions o&ugrave;
+vivent ces deux &ecirc;tres, et principalement dans ce morceau de
+carton
+roul&eacute;, recouvert d'&eacute;toffe et appel&eacute; chapeau, que
+les femmes ont jug&eacute; &agrave;
+propos de s'appliquer de chaque c&ocirc;t&eacute; de la t&ecirc;te,
+&agrave; peu pr&egrave;s comme les
+&#339;ill&egrave;res des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les
+&#339;ill&egrave;res
+emp&ecirc;chent les chevaux de regarder de c&ocirc;t&eacute; et
+d'autre, et que le morceau
+de carton n'emp&ecirc;che rien du tout.)</p>
+<p>Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez
+retrouss&eacute;, qui, &agrave;
+son tour, veut une bouche bien fendue, &agrave; laquelle il faut de
+belles
+dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux
+brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les
+sourcils &agrave; l'avenant. Les cheveux sont <i>ad libitum</i>,
+attendu que les
+yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est
+loin de la beaut&eacute; proprement dite. C'est ce qu'on appelle une
+figure
+chiffonn&eacute;e, figure classique de grisette, qui serait
+peut-&ecirc;tre laide
+sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante,
+et
+plus jolie que la beaut&eacute;. Ainsi &eacute;tait mademoiselle Pinson.</p>
+<p>Marcel s'&eacute;tait mis dans la t&ecirc;te qu'Eug&egrave;ne devait
+faire la cour &agrave; cette
+demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il &eacute;tait
+lui-m&ecirc;me l'adorateur de mademoiselle Z&eacute;lia, amie intime de
+mademoiselle
+Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses
+&agrave;
+son go&ucirc;t, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne
+sont
+pas rares, et r&eacute;ussissent assez souvent, l'occasion, depuis que
+le monde
+existe, &eacute;tant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut
+dire ce
+qu'ont fait na&icirc;tre d'&eacute;v&eacute;nements heureux ou
+malheureux, d'amours, de
+querelles, de joies ou de d&eacute;sespoirs, deux portes voisines, un
+escalier
+secret, un corridor, un carreau cass&eacute;?</p>
+<p>Certains caract&egrave;res, pourtant, se refusent &agrave; ces jeux
+du hasard. Ils
+veulent conqu&eacute;rir leurs jouissances, non les gagner &agrave; la
+loterie, et ne
+se sentent pas dispos&eacute;s &agrave; aimer parce qu'ils se trouvent
+en diligence &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; d'une jolie femme. Tel &eacute;tait Eug&egrave;ne, et
+Marcel le savait; aussi
+avait-il form&eacute; depuis longtemps un projet assez simple, qu'il
+croyait
+merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la r&eacute;sistance de
+son
+compagnon.</p>
+<p>Il avait r&eacute;solu de donner un souper, et ne trouva rien de
+mieux que de
+choisir pour pr&eacute;texte le jour de sa propre f&ecirc;te. Il fit
+donc apporter
+chez lui deux douzaines de bouteilles de bi&egrave;re, un gros morceau
+de veau
+froid avec de la salade, une &eacute;norme galette de plomb, et une
+bouteille
+de vin de Champagne. Il invita d'abord deux &eacute;tudiants de ses
+amis, puis
+il fit savoir &agrave; mademoiselle Z&eacute;lia qu'il y avait le soir
+gala &agrave; la
+maison, et qu'elle e&ucirc;t &agrave; amener mademoiselle Pinson. Elles
+n'eurent
+garde d'y manquer. Marcel passait, &agrave; juste titre, pour un des
+talons
+rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept
+heures du soir venaient &agrave; peine de sonner, que les deux
+grisettes
+frappaient &agrave; la porte de l'&eacute;tudiant, mademoiselle
+Z&eacute;lia en robe courte,
+en brodequins gris et en bonnet &agrave; fleurs, mademoiselle Pinson,
+plus
+modeste, v&ecirc;tue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui
+lui
+donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se
+montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les
+secrets desseins de leur h&ocirc;te.</p>
+<p>Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eug&egrave;ne
+d'avance; il e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; trop s&ucirc;r d'un refus de sa part. Ce fut
+seulement lorsque ces
+demoiselles eurent pris place &agrave; table, et apr&egrave;s le
+premier verre vid&eacute;,
+qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller
+chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait
+Eug&egrave;ne; il le trouva, comme d'ordinaire, &agrave; son travail,
+seul, entour&eacute; de
+ses livres. Apr&egrave;s quelques propos insignifiants, il
+commen&ccedil;a &agrave; lui faire
+tout doucement ses reproches accoutum&eacute;s, qu'il se fatiguait
+trop, qu'il
+avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un
+tour
+de promenade. Eug&egrave;ne, un peu las, en effet, ayant
+&eacute;tudi&eacute; toute la
+journ&eacute;e, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il
+ne fut
+pas difficile &agrave; Marcel, apr&egrave;s quelques tours
+d'all&eacute;e au Luxembourg,
+d'obliger son ami &agrave; entrer chez lui.</p>
+<p>Les deux grisettes, rest&eacute;es seules, et ennuy&eacute;es
+probablement d'attendre,
+avaient d&eacute;but&eacute; par se mettre &agrave; l'aise; elles
+avaient &ocirc;t&eacute; leurs ch&acirc;les et
+leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans
+faire,
+de temps en temps, honneur aux provisions, par mani&egrave;re d'essai.
+Les yeux
+d&eacute;j&agrave; brillants et le visage anim&eacute;, elles
+s'arr&ecirc;t&egrave;rent joyeuses et un peu
+essouffl&eacute;es, lorsque Eug&egrave;ne les salua d'un air &agrave;
+la fois timide et
+surpris. Attendu ses m&#339;urs solitaires, il &eacute;tait &agrave; peine
+connu d'elles;
+aussi l'eurent-elles bient&ocirc;t d&eacute;visag&eacute; des pieds
+&agrave; la t&ecirc;te avec cette
+curiosit&eacute; intr&eacute;pide qui est le privil&egrave;ge de leur
+caste; puis elles
+reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'&eacute;tait.
+Le
+nouveau venu, &agrave; demi d&eacute;concert&eacute;, faisait
+d&eacute;j&agrave; quelques pas en arri&egrave;re
+songeant peut-&ecirc;tre &agrave; la retraite, lorsque Marcel, ayant
+ferm&eacute; la porte &agrave;
+double tour, jeta bruyamment la clef sur la table.</p>
+<p>&#8212;Personne encore! s'&eacute;cria-t-il. Que font donc nos amis? Mais
+n'importe,
+le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous pr&eacute;sente le
+plus
+vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui d&eacute;sire depuis
+longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est,
+particuli&egrave;rement, grand admirateur de mademoiselle Pinson.</p>
+<p>La contredanse s'arr&ecirc;ta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un
+l&eacute;ger
+salut, et reprit son bonnet.</p>
+<p>&#8212;Eug&egrave;ne! s'&eacute;cria Marcel, c'est aujourd'hui ma
+f&ecirc;te; ces deux dames ont
+bien voulu venir la c&eacute;l&eacute;brer avec nous. Je t'ai presque
+amen&eacute; de force,
+c'est vrai; mais j'esp&egrave;re que tu resteras de bon gr&eacute;,
+&agrave; notre commune
+pri&egrave;re. Il est &agrave; pr&eacute;sent huit heures &agrave; peu
+pr&egrave;s; nous avons le temps de
+fumer une pipe en attendant que l'app&eacute;tit nous vienne.</p>
+<p>Parlant ainsi, il jeta un regard significatif &agrave; mademoiselle
+Pinson,
+qui, le comprenant aussit&ocirc;t, s'inclina une seconde fois en
+souriant, et
+dit d'une voix douce &agrave; Eug&egrave;ne: Oui, monsieur, nous vous
+en prions.</p>
+<p>En ce moment les deux &eacute;tudiants que Marcel avait
+invit&eacute;s frapp&egrave;rent &agrave; la
+porte. Eug&egrave;ne vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop
+de
+mauvaise gr&acirc;ce, et, se r&eacute;signant, prit place avec les
+autres.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commenc&eacute;
+par remplir
+la chambre d'un nuage de fum&eacute;e, buvaient d'autant pour se
+rafra&icirc;chir.
+Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et &eacute;gayaient
+la
+compagnie de propos plus ou moins piquants aux d&eacute;pens de leurs
+amis et
+connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tir&eacute;es
+des
+arri&egrave;re-boutiques. Si la mati&egrave;re manquait de
+vraisemblance, du moins
+n'&eacute;tait-elle pas st&eacute;rile. Deux clercs d'avou&eacute;,
+&agrave; les en croire, avaient
+gagn&eacute; vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et
+les
+avaient mang&eacute;s en six semaines avec deux marchandes de gants. Le
+fils
+d'un des plus riches banquiers de Paris avait propos&eacute; &agrave;
+une c&eacute;l&egrave;bre
+ling&egrave;re une loge &agrave; l'Op&eacute;ra et une maison de
+campagne, qu'elle avait
+refus&eacute;es, aimant mieux soigner ses parents et rester
+fid&egrave;le &agrave; un commis
+des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui
+&eacute;tait forc&eacute; par son rang &agrave; s'envelopper du plus
+grand myst&egrave;re, venait
+incognito rendre visite &agrave; une brodeuse du passage du Pont-Neuf,
+laquelle
+avait &eacute;t&eacute; enlev&eacute;e tout &agrave; coup par ordre
+sup&eacute;rieur, mise dans une chaise
+de poste &agrave; minuit, avec un portefeuille plein de billets de
+banque, et
+envoy&eacute;e aux &Eacute;tat-Unis, etc.</p>
+<p>&#8212;Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Z&eacute;lia improvise,
+et quant &agrave;
+mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit
+comit&eacute;), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs
+d'avou&eacute; n'ont
+gagn&eacute; qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre
+banquier a
+offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux &Eacute;tats-Unis,
+qu'elle
+est visible tous les jours, de midi &agrave; quatre heures, &agrave;
+l'h&ocirc;pital de la
+Charit&eacute;, o&ugrave; elle a pris un logement par suite de manque
+de comestibles.</p>
+<p>Eug&egrave;ne &eacute;tait assis aupr&egrave;s de mademoiselle
+Pinson. Il crut remarquer, &agrave;
+ce dernier mot, prononc&eacute; avec une indiff&eacute;rence
+compl&egrave;te, qu'elle
+p&acirc;lissait. Mais, presque aussit&ocirc;t, elle se leva, alluma une
+cigarette,
+et, s'&eacute;cria d'un air d&eacute;lib&eacute;r&eacute;:</p>
+<p>&#8212;Silence &agrave; votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur
+Marcel ne
+croit pas aux fables, je vais raconter une histoire v&eacute;ritable, <i>et
+quorum pars magna fui.</i></p>
+<p>&#8212;Vous parlez latin? dit Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Comme vous voyez, r&eacute;pondit mademoiselle Pinson; cette
+sentence me
+vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napol&eacute;on, et qui
+n'a
+jamais manqu&eacute; de la dire avant de r&eacute;citer une bataille.
+Si vous ignorez
+ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela
+veut dire: &laquo;Je vous en donne ma parole d'honneur.&raquo; Vous
+saurez donc
+que, la semaine pass&eacute;e, je m'&eacute;tais rendue, avec deux de
+mes amies,
+Blanchette et Rougette, au th&eacute;&acirc;tre de l'Od&eacute;on.</p>
+<p>&#8212;Attendez que je coupe la galette, dit Marcel.</p>
+<p>&#8212;Coupez, mais &eacute;coutez, reprit mademoiselle Pinson.
+J'&eacute;tais donc all&eacute;e
+avec Blanchette et Rougette &agrave; l'Od&eacute;on, voir une
+trag&eacute;die. Rougette,
+comme vous savez, vient de perdre sa grand'm&egrave;re; elle a
+h&eacute;rit&eacute; de quatre
+cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois &eacute;tudiants se
+trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous avis&egrave;rent, et, sous
+pr&eacute;texte que nous &eacute;tions seules, nous invit&egrave;rent
+&agrave; souper.</p>
+<p>&#8212;De but en blanc? demanda Marcel; en v&eacute;rit&eacute;, c'est
+tr&egrave;s galant. Et vous
+avez refus&eacute;, je suppose.</p>
+<p>&#8212;Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous accept&acirc;mes, et,
+&agrave;
+l'entr'acte, sans attendre la fin de la pi&egrave;ce, nous nous
+transport&acirc;mes
+chez Viot.</p>
+<p>&#8212;Avec vos cavaliers?</p>
+<p>&#8212;Avec nos cavaliers. Le gar&ccedil;on commen&ccedil;a, bien entendu,
+par nous dire
+qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance
+n'&eacute;tait pas
+faite pour nous arr&ecirc;ter. Nous ordonn&acirc;mes qu'on all&acirc;t
+par la ville
+chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un
+festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets,
+des
+moules, des &#339;ufs &agrave; la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des
+marmites. Nos jeunes inconnus, &agrave; dire vrai, faisaient
+l&eacute;g&egrave;rement la
+grimace...</p>
+<p>&#8212;Je le crois parbleu bien! dit Marcel.</p>
+<p>&#8212;Nous n'en t&icirc;nmes compte. La chose apport&eacute;e, nous
+commen&ccedil;&acirc;mes &agrave; faire
+les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous
+d&eacute;go&ucirc;tait. &Agrave;
+peine un plat &eacute;tait-il entam&eacute;, que nous le renvoyions
+pour en demander
+un autre.&#8212;Gar&ccedil;on, emportez cela; ce n'est pas tol&eacute;rable;
+o&ugrave; avez-vous
+pris des horreurs pareilles? Nos inconnus d&eacute;sir&egrave;rent
+manger, mais il ne
+leur fut pas loisible. Bref, nous soup&acirc;mes comme d&icirc;nait
+Sancho, et la
+col&egrave;re nous porta m&ecirc;me &agrave; briser quelques ustensiles.</p>
+<p>&#8212;Belle conduite! et comment payer?</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; pr&eacute;cis&eacute;ment la question que les trois
+inconnus s'adress&egrave;rent.
+Par l'entretien qu'ils eurent &agrave; voix basse, l'un d'eux nous
+parut
+poss&eacute;der six francs, l'autre infiniment moins, et le
+troisi&egrave;me n'avait
+que sa montre, qu'il tira g&eacute;n&eacute;reusement de sa poche. En
+cet &eacute;tat, les
+trois infortun&eacute;s se pr&eacute;sent&egrave;rent au comptoir, dans
+le but d'obtenir un
+d&eacute;lai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur r&eacute;pondit?</p>
+<p>&#8212;Je pense, r&eacute;pliqua Marcel, que l'on vous a gard&eacute;es en
+gage, et qu'on
+les a conduits au violon.</p>
+<p>&#8212;C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le
+cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout &eacute;tait
+pay&eacute; d'avance.
+Imaginez le coup de th&eacute;&acirc;tre, &agrave; cette r&eacute;ponse
+de Viot: Messieurs, tout
+est pay&eacute;! Nos inconnus nous regard&egrave;rent comme jamais
+trois chiens n'ont
+regard&eacute; trois &eacute;v&ecirc;ques, avec une stup&eacute;faction
+piteuse m&ecirc;l&eacute;e d'un pur
+attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous
+descend&icirc;mes et f&icirc;mes venir un fiacre.&#8212;Ch&egrave;re
+marquise, me dit Rougette,
+il faut reconduire ces messieurs chez eux.&#8212;Volontiers, ch&egrave;re
+comtesse,
+r&eacute;pondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je
+vous
+demande s'ils &eacute;taient penauds! ils se d&eacute;fendaient de
+notre politesse,
+ils ne voulaient pas qu'on les reconduis&icirc;t, ils refusaient de
+dire leur
+adresse... Je le crois bien! Ils &eacute;taient convaincus qu'ils
+avaient
+affaire &agrave; des femmes du monde, et ils demeuraient rue du
+Chat-Qui-P&ecirc;che!</p>
+<p>Les deux &eacute;tudiants, amis de Marcel, qui, jusque-l&agrave;,
+n'avaient gu&egrave;re fait
+que fumer et boire en silence, sembl&egrave;rent peu satisfaits de
+cette
+histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-&ecirc;tre en
+savaient-ils
+autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils
+jet&egrave;rent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en
+riant:</p>
+<p>&#8212;Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine
+derni&egrave;re, il n'y a plus d'inconv&eacute;nient.</p>
+<p>&#8212;Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais
+lui
+faire tort dans sa carri&egrave;re, jamais!</p>
+<p>&#8212;Vous avez raison, dit Eug&egrave;ne, et vous agissez en cela plus
+sagement
+peut-&ecirc;tre que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui
+peuplent les
+&eacute;coles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait
+derri&egrave;re lui quelque
+faute ou quelque folie, et cependant c'est de l&agrave; que sortent
+tous les
+jours ce qu'il y a en France de plus distingu&eacute; et de plus
+respectable:
+des m&eacute;decins, des magistrats...</p>
+<p>&#8212;Oui, reprit Marcel, c'est la v&eacute;rit&eacute;. Il y a des pairs
+de France en
+herbe qui d&icirc;nent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de
+quoi
+payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'&#339;il, n'avez-vous pas
+revu vos inconnus?</p>
+<p>&#8212;Pour qui nous prenez-vous? r&eacute;pondit mademoiselle Pinson d'un
+air
+s&eacute;rieux et presque offens&eacute;. Connaissez-vous Blanchette et
+Rougette? et
+supposez-vous que moi-m&ecirc;me...</p>
+<p>&#8212;C'est bon, dit Marcel, ne vous f&acirc;chez pas. Mais voil&agrave;,
+en somme, une
+belle &eacute;quip&eacute;e. Trois &eacute;cervel&eacute;es qui
+n'avaient peut-&ecirc;tre pas de quoi
+d&icirc;ner le lendemain, et qui jettent l'argent par les
+fen&ecirc;tres pour le
+plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais!</p>
+<p>&#8212;Pourquoi nous invitent-ils &agrave; souper? r&eacute;pondit
+mademoiselle Pinson.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de
+Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla
+chanson.&#8212;Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervant&egrave;s,
+Z&eacute;lia qui
+tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le
+trouvent bon, c'est moi qu'on f&ecirc;te, et qui par cons&eacute;quent
+prie
+mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrou&eacute;e par son anecdote,
+de nous
+honorer d'un couplet. Eug&egrave;ne, continua-t-il, sois donc un peu
+galant,
+trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi.</p>
+<p>Eug&egrave;ne rougit et ob&eacute;it. De m&ecirc;me que mademoiselle
+Pinson n'avait pas
+d&eacute;daign&eacute; de le faire pour l'engager lui-m&ecirc;me
+&agrave; rester, il s'inclina, et
+lui dit timidement:</p>
+<p>&#8212;Oui, mademoiselle, nous vous en prions.</p>
+<p>En m&ecirc;me temps il souleva son verre, et toucha celui de la
+grisette. De
+ce l&eacute;ger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle
+Pinson
+saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fra&icirc;che la
+continua
+longtemps en cadence.</p>
+<p>&#8212;Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le <i>la</i>.
+Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas
+b&eacute;gueule, je
+vous en pr&eacute;viens, mais je ne sais pas de couplets de corps de
+garde. Je
+ne m'encanaille pas la m&eacute;moire.</p>
+<p>&#8212;Connu, dit Marcel, vous &ecirc;tes une vertu; allez votre train,
+les
+opinions sont libres.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter &agrave;
+la bonne
+venue des couplets qu'on a faits sur moi.</p>
+<p>&#8212;Attention! Quel est l'auteur?</p>
+<p>&#8212;Mes camarades du magasin. C'est de la po&eacute;sie faite &agrave;
+l'aiguille; ainsi
+je r&eacute;clame l'indulgence.</p>
+<p>&#8212;Y a-t-il un refrain &agrave; votre chanson?</p>
+<p>&#8212;Certainement; la belle demande!</p>
+<p>&#8212;En ce cas-l&agrave;, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au
+refrain, tapons
+sur la table, mais t&acirc;chons d'aller en mesure. Z&eacute;lia peut
+s'abstenir si
+elle veut.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi cela, malhonn&ecirc;te gar&ccedil;on? demanda Z&eacute;lia
+en col&egrave;re?</p>
+<p>&#8212;Pour cause, r&eacute;pondit Marcel; mais si vous d&eacute;sirez
+&ecirc;tre de la partie,
+tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconv&eacute;nients
+pour nos
+oreilles et pour vos blanches mains.</p>
+<p>Marcel avait rang&eacute; en rond les verres et les assiettes, et
+s'&eacute;tait assis
+au milieu de la table, son couteau &agrave; la main. Les deux
+&eacute;tudiants du
+souper de Rougette, un peu ragaillardis, &ocirc;t&egrave;rent le
+fourneau de leurs
+pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eug&egrave;ne r&ecirc;vait,
+Z&eacute;lia boudait.
+Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la
+casser, ce &agrave; quoi Marcel r&eacute;pondit par un geste
+d'assentiment, en sorte
+que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des
+castagnettes, commen&ccedil;a ainsi les couplets que ses compagnes
+avaient
+compos&eacute;s, apr&egrave;s s'&ecirc;tre excus&eacute;e d'avance de
+ce qu'ils pouvaient contenir
+de trop flatteur pour elle:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span>Mimi Pinson est une blonde,<br />
+</span><span>Une blonde que l'on conna&icirc;t.<br />
+</span><span>Elle n'a qu'une robe au monde,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>Et qu'un bonnet.<br />
+</span><span>Le Grand Turc en a davantage.<br />
+</span><span>Dieu voulut, de cette fa&ccedil;on,<br />
+</span><span>La rendre sage.<br />
+</span><span>On ne peut pas la mettre en gage,<br />
+</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>Mimi Pinson porte une rose,<br />
+</span><span>Une rose blanche au c&ocirc;t&eacute;.<br />
+</span><span>Cette fleur dans son c&#339;ur &eacute;close,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>C'est la gaiet&eacute;.<br />
+</span><span>Quand un bon souper la r&eacute;veille,<br />
+</span><span>Elle fait sortir la chanson<br />
+</span><span>De la bouteille.<br />
+</span><span>Parfois il penche sur l'oreille,<br />
+</span><span>Le bonnet de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>Elle a les yeux et la main prestes.<br />
+</span><span>Les carabins, matin et soir,<br />
+</span><span>Usent les manches de leurs vestes,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>&Agrave; son comptoir.<br />
+</span><span>Quoique sans maltraiter personne,<br />
+</span><span>Mimi leur fait mieux la le&ccedil;on<br />
+</span><span>Qu'&agrave; la Sorbonne.<br />
+</span><span>Il ne faut pas qu'on la chiffonne,<br />
+</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>Mimi Pinson peut rester fille;<br />
+</span><span>Si Dieu le veut, c'est dans son droit.<br />
+</span><span>Elle aura toujours son aiguille,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>Au bout du doigt.<br />
+</span><span>Pour entreprendre sa conqu&ecirc;te,<br />
+</span><span>Ce n'est pas tout qu'un beau gar&ccedil;on;<br />
+</span><span>Faut &ecirc;tre honn&ecirc;te.<br />
+</span><span>Car il n'est pas loin de sa t&ecirc;te,<br />
+</span><span>Le bonnet de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>D'un gros bouquet de fleurs d'orange<br />
+</span><span>Si l'amour veut la couronner,<br />
+</span><span>Elle a quelque chose en &eacute;change,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>&Agrave; lui donner.<br />
+</span><span>Ce n'est pas, on se l'imagine,<br />
+</span><span>Un manteau sur un &eacute;cusson<br />
+</span><span>Fourr&eacute; d'hermine;<br />
+</span><span>C'est l'&eacute;tui d'une perle fine,<br />
+</span><span>La robe de Mimi Pinson.<br />
+</span></div>
+<div class="stanza"><span>Mimi n'a pas l'&acirc;me vulgaire,<br />
+</span><span>Mais son c&#339;ur est r&eacute;publicain;<br />
+</span><span>Aux trois jours elle a fait la guerre,<br />
+</span><span>Landerirette!<br />
+</span><span>En casaquin.<br />
+</span><span>&Agrave; d&eacute;faut d'une hallebarde,<br />
+</span><span>On l'a vue avec son poin&ccedil;on<br />
+</span><span>Monter la garde.<br />
+</span><span>Heureux qui mettra sa cocarde<br />
+</span><span>Au bonnet de Mimi Pinson!<br />
+</span></div>
+</div>
+<p>Les couteaux et les pipes, voire m&ecirc;me les chaises, avaient
+fait leur
+tapage, comme de raison, &agrave; la fin de chaque couplet. Les verres
+dansaient sur la table, et les bouteilles, &agrave; moiti&eacute;
+pleines, se
+balan&ccedil;aient joyeusement en se donnant de petits coups
+d'&eacute;paule.</p>
+<p>&#8212;Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette
+chanson-l&agrave;! Il y a un teinturier; c'est trop musqu&eacute;.
+Parlez-moi de ces
+bons airs o&ugrave; on dit les choses!</p>
+<p>Et il entonna d'une voix forte:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span>Nanette n'avait pas encore quinze ans...<br />
+</span></div>
+</div>
+<p>&#8212;Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plut&ocirc;t,
+faisons un tour
+de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque?</p>
+<p>&#8212;J'ai ce qu'il vous faut, r&eacute;pondit Marcel; j'ai une guitare;
+mais,
+continua-t-il en d&eacute;crochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce
+qu'il
+lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes.</p>
+<p>&#8212;Mais voil&agrave; un piano, dit Z&eacute;lia; Marcel va nous faire
+danser.</p>
+<p>Marcel lan&ccedil;a &agrave; sa ma&icirc;tresse un regard aussi
+furieux que si elle l'e&ucirc;t
+accus&eacute; d'un crime. Il &eacute;tait vrai qu'il en savait assez
+pour jouer une
+contredanse; mais c'&eacute;tait pour lui, comme pour bien d'autres,
+une esp&egrave;ce
+de torture &agrave; laquelle il se soumettait peu volontiers.
+Z&eacute;lia, en le
+trahissant, se vengeait du bouchon.</p>
+<p>&#8212;&Ecirc;tes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano
+n'est l&agrave; que
+pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'&eacute;corchiez, Dieu le
+sait.
+O&ugrave; avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que <i>la
+Marseillaise</i>, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez
+&agrave;
+Eug&egrave;ne, &agrave; la bonne heure, voil&agrave; un gar&ccedil;on
+qui s'y entend! mais je ne
+veux pas l'ennuyer &agrave; ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a
+que vous
+ici d'assez indiscr&egrave;te pour faire des choses pareilles sans
+crier gare.</p>
+<p>Pour la troisi&egrave;me fois, Eug&egrave;ne rougit, et
+s'appr&ecirc;ta &agrave; faire ce qu'on lui
+demandait d'une fa&ccedil;on si politique et si
+d&eacute;tourn&eacute;e. Il se mit donc au
+piano, et un quadrille s'organisa.</p>
+<p>Ce fut presque aussi long que le souper. Apr&egrave;s la contredanse
+vint une
+valse; apr&egrave;s la valse, le galop, car on galope encore au
+quartier Latin.
+Ces dames surtout &eacute;taient infatigables, et faisaient des
+gambades et des
+&eacute;clats de rire &agrave; r&eacute;veiller tout le voisinage.
+Bient&ocirc;t Eug&egrave;ne, doublement
+fatigu&eacute; par le bruit et par la veill&eacute;e, tomba, tout en
+jouant
+machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui
+dorment &agrave; cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant
+lui
+comme des fant&ocirc;mes dans un r&ecirc;ve; et, comme rien n'est plus
+ais&eacute;ment
+triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la m&eacute;lancolie,
+&agrave;
+laquelle il &eacute;tait sujet, ne tarda pas &agrave; s'emparer de
+lui.&#8212;Triste joie,
+pensait-il, mis&eacute;rables plaisirs! instants qu'on croit
+vol&eacute;s au malheur!
+Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement
+devant moi, est s&ucirc;re, comme disait Marcel, d'avoir de quoi
+d&icirc;ner demain?</p>
+<p>Comme il faisait cette r&eacute;flexion, mademoiselle Pinson passa
+pr&egrave;s de lui;
+il crut la voir, tout en galopant, prendre &agrave; la
+d&eacute;rob&eacute;e un morceau de
+galette rest&eacute; sur la table, et le mettre discr&egrave;tement
+dans sa poche.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Le jour commen&ccedil;ait &agrave; para&icirc;tre quand la compagnie
+se s&eacute;para. Eug&egrave;ne,
+avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour
+respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes
+pens&eacute;es, il
+se r&eacute;p&eacute;tait tout bas, malgr&eacute; lui, la chanson de la
+grisette:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span>Elle n'a qu'une robe au monde<br />
+</span><span>Et qu'un bonnet.<br />
+</span></div>
+</div>
+<p>&#8212;Est-ce possible? se demandait-il. La mis&egrave;re peut-elle
+&ecirc;tre pouss&eacute;e &agrave;
+ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-m&ecirc;me?
+Peut-on
+rire de ce qu'on manque de pain?</p>
+<p>Le morceau de galette emport&eacute; n'&eacute;tait pas un indice
+douteux. Eug&egrave;ne ne
+pouvait s'emp&ecirc;cher d'en sourire, et en m&ecirc;me temps
+d'&ecirc;tre &eacute;mu de
+piti&eacute;.&#8212;Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette
+et non
+du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est
+peut-&ecirc;tre l'enfant d'une voisine &agrave; qui elle veut rapporter
+un g&acirc;teau,
+peut-&ecirc;tre une porti&egrave;re bavarde, qui raconterait qu'elle a
+pass&eacute; la nuit
+dehors, un Cerb&egrave;re qu'il faut apaiser.</p>
+<p>Ne regardant pas o&ugrave; il allait, Eug&egrave;ne s'&eacute;tait
+engag&eacute; par hasard dans ce
+d&eacute;dale de petites rues qui sont derri&egrave;re le carrefour
+Buci, et dans
+lesquelles une voiture passe &agrave; peine. Au moment o&ugrave; il
+allait revenir sur
+ses pas, une femme, envelopp&eacute;e dans un mauvais peignoir, la
+t&ecirc;te nue,
+les cheveux en d&eacute;sordre, p&acirc;le et d&eacute;faite, sortit
+d'une vieille maison.
+Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait &agrave; peine marcher;
+ses
+genoux fl&eacute;chissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et
+paraissait
+vouloir se diriger vers une porte voisine, o&ugrave; se trouvait une
+bo&icirc;te aux
+lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait &agrave; la main.
+Surpris et
+effray&eacute;, Eug&egrave;ne s'approcha d'elle et lui demanda
+o&ugrave; elle allait, ce
+qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En m&ecirc;me temps il
+&eacute;tendit le
+bras pour la soutenir, car elle &eacute;tait pr&egrave;s de tomber sur
+une borne.
+Mais, sans lui r&eacute;pondre, elle recula avec une sorte de crainte
+et de
+fiert&eacute;. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la
+bo&icirc;te, et
+paraissant rassembler toutes ses forces:&#8212;L&agrave;! dit-elle seulement;
+puis,
+continuant &agrave; se tra&icirc;ner aux murs, elle regagna sa maison.
+Eug&egrave;ne essaya
+en vain de l'obliger &agrave; prendre son bras et de renouveler ses
+questions.
+Elle rentra lentement dans l'all&eacute;e sombre et &eacute;troite dont
+elle &eacute;tait
+sortie.</p>
+<p>Eug&egrave;ne avait ramass&eacute; la lettre; il fit d'abord
+quelques pas pour la
+mettre &agrave; la poste, mais il s'arr&ecirc;ta bient&ocirc;t. Cette
+&eacute;trange rencontre
+l'avait si fort troubl&eacute;, et il se sentait frapp&eacute; d'une
+sorte d'horreur
+m&ecirc;l&eacute;e d'une compassion si vive, que, avant de prendre le
+temps de la
+r&eacute;flexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui
+semblait
+odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen,
+&agrave;
+p&eacute;n&eacute;trer un tel myst&egrave;re. &Eacute;videmment cette
+femme &eacute;tait mourante; &eacute;tait-ce
+de maladie ou de faim? Ce devait &ecirc;tre, en tout cas, de
+mis&egrave;re. Eug&egrave;ne
+ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: &laquo;&Agrave; monsieur
+le baron de
+***,&raquo; et renfermait ce qui suit:</p>
+<p>&laquo;Lisez cette lettre, monsieur, et, par piti&eacute;, ne
+rejetez pas ma pri&egrave;re.
+Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous
+dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera
+bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a
+&ocirc;t&eacute; le peu de
+force et de courage que j'avais. Le mois d'ao&ucirc;t, je rentre en
+magasin;
+mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la
+certitude qu'avant samedi je me trouverai tout &agrave; fait sans
+asile. J'ai
+si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la
+r&eacute;solution de me
+jeter &agrave; l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis pr&egrave;s
+de vingt-quatre
+heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu
+au c&#339;ur. N'est-ce pas que je ne me suis pas tromp&eacute;e? Monsieur,
+je vous
+en supplie &agrave; genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera
+respirer
+encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que
+vingt-trois ans! Je viendrai peut-&ecirc;tre &agrave; bout, avec un peu
+d'aide,
+d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter
+votre piti&eacute;, je vous les dirais, mais rien ne me vient &agrave;
+l'id&eacute;e. Je ne
+puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez
+de ma lettre comme on fait quand on en re&ccedil;oit trop souvent de
+pareilles:
+vous la d&eacute;chirerez sans penser qu'une pauvre femme est l&agrave;
+qui attend les
+heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pens&eacute; qu'il
+serait
+par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas
+l'id&eacute;e de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous,
+qui vous
+retiendra, j'en suis persuad&eacute;e; aussi il me semble que rien ne
+vous est
+plus facile que de plier votre aum&ocirc;ne dans un papier, et de
+mettre sur
+l'adresse: &laquo;&Agrave; mademoiselle Bertin, rue de
+l'&Eacute;peron.&raquo; J'ai chang&eacute; de nom
+depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma
+m&egrave;re. En sortant de chez vous, donnez cela &agrave; un
+commissionnaire.
+J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu
+vous rende humain.</p>
+<div class="blkquot">
+<p>&laquo;Il me vient &agrave; l'id&eacute;e que vous ne croyez pas
+&agrave; tant de mis&egrave;re; mais si
+vous me voyiez, vous seriez convaincu.</p>
+<p style="text-align: right;">&laquo;ROUGETTE.&raquo;</p>
+</div>
+<p>Si Eug&egrave;ne avait d'abord &eacute;t&eacute; touch&eacute; en
+lisant ces lignes, son &eacute;tonnement
+redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi
+c'&eacute;tait
+cette m&ecirc;me fille qui avait follement d&eacute;pens&eacute; son
+argent en parties de
+plaisir, et imagin&eacute; ce souper ridicule racont&eacute; par
+mademoiselle Pinson,
+c'&eacute;tait elle que le malheur r&eacute;duisait &agrave; cette
+souffrance et &agrave; une
+semblable pri&egrave;re! Tant d'impr&eacute;voyance et de folie
+semblait &agrave; Eug&egrave;ne un
+r&ecirc;ve incroyable. Mais point de doute, la signature &eacute;tait
+l&agrave;; et
+mademoiselle Pinson, dans le courant de la soir&eacute;e, avait
+&eacute;galement
+prononc&eacute; le nom de guerre de son amie Rougette, devenue
+mademoiselle
+Bertin. Comment se trouvait-elle tout &agrave; coup abandonn&eacute;e,
+sans secours,
+sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille,
+pendant qu'elle expirait peut-&ecirc;tre dans quelque grenier de cette
+maison?
+Et qu'&eacute;tait-ce que cette maison m&ecirc;me o&ugrave; l'on
+pouvait mourir ainsi?</p>
+<p>Ce n'&eacute;tait pas le moment de faire des conjectures; le plus
+press&eacute; &eacute;tait
+de venir au secours de la faim.</p>
+<p>Eug&egrave;ne commen&ccedil;a par entrer dans la boutique d'un
+restaurateur qui venait
+de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il
+s'achemina, suivi du gar&ccedil;on, vers le logis de Rougette; mais il
+&eacute;prouvait de l'embarras &agrave; se pr&eacute;senter brusquement
+ainsi. L'air de
+fiert&eacute; qu'il avait trouv&eacute; &agrave; cette pauvre fille lui
+faisait craindre,
+sinon un refus, du moins un mouvement de vanit&eacute; bless&eacute;e;
+comment lui
+avouer qu'il avait lu sa lettre?</p>
+<p>Lorsqu'il fut arriv&eacute; devant la porte:</p>
+<p>&#8212;Connaissez-vous, dit-il au gar&ccedil;on, une jeune personne qui
+demeure dans
+cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin?</p>
+<p>&#8212;Oh que oui! monsieur, r&eacute;pondit le gar&ccedil;on. C'est nous
+qui portons
+habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour.
+Actuellement elle est &agrave; la campagne.</p>
+<p>&#8212;Qui vous l'a dit? demanda Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Pardi! monsieur, c'est la porti&egrave;re. Mademoiselle Rougette
+aime &agrave; bien
+d&icirc;ner, mais elle n'aime pas beaucoup &agrave; payer. Elle a plus
+t&ocirc;t fait de
+commander des poulets r&ocirc;tis et des homards que rien du tout;
+mais, pour
+voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi
+nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est
+pas...</p>
+<p>&#8212;Elle est revenue, reprit Eug&egrave;ne. Montez chez elle,
+laissez-lui ce que
+vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien
+aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui
+lui envoie ceci, vous lui r&eacute;pondrez que c'est le baron de ***.</p>
+<p>Sur ces mots, Eug&egrave;ne s'&eacute;loigna. Chemin faisant, il
+rajusta comme il put
+le cachet de la lettre, et la mit &agrave; la poste.&#8212;Apr&egrave;s tout,
+pensa-t-il,
+Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la r&eacute;ponse
+&agrave; son billet
+a &eacute;t&eacute; un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Les &eacute;tudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches
+tous les
+jours. Eug&egrave;ne comprenait tr&egrave;s bien que, pour donner un
+air de
+vraisemblance &agrave; la petite fable que le gar&ccedil;on devait
+faire, il e&ucirc;t fallu
+joindre &agrave; son envoi le louis que demandait Rougette; mais
+l&agrave; &eacute;tait la
+difficult&eacute;. Les louis ne sont pas pr&eacute;cis&eacute;ment la
+monnaie courante de la
+rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eug&egrave;ne venait de s'engager
+&agrave; payer
+le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment,
+n'&eacute;tait
+gu&egrave;re mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans
+diff&eacute;rer le
+chemin de la place du Panth&eacute;on.</p>
+<p>En ce temps-l&agrave; demeurait encore sur cette place ce fameux
+barbier qui a
+fait banqueroute, et s'est ruin&eacute; en ruinant les autres.
+L&agrave;, dans
+l'arri&egrave;re-boutique, o&ugrave; se faisait en secret la grande et
+la petite
+usure, venait tous les jours l'&eacute;tudiant pauvre et sans souci,
+amoureux
+peut-&ecirc;tre, emprunter &agrave; &eacute;norme int&eacute;r&ecirc;t
+quelques pi&egrave;ces d&eacute;pens&eacute;es gaiement
+le soir et ch&egrave;rement pay&eacute;es le lendemain. L&agrave;
+entrait furtivement la
+grisette, la t&ecirc;te basse, le regard honteux, venant louer pour une
+partie
+de campagne un chapeau fan&eacute;, un ch&acirc;le reteint, une chemise
+achet&eacute;e au
+mont-de-pi&eacute;t&eacute;. L&agrave;, des jeunes gens de bonne
+maison, ayant besoin de
+vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de
+lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des
+&eacute;tourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur
+avenir.
+Depuis la courtisane titr&eacute;e, &agrave; qui un bracelet tourne la
+t&ecirc;te, jusqu'au
+cuistre n&eacute;cessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de
+lentilles,
+tout venait l&agrave; comme aux sources du Pactole, et l'usurier
+barbier, fier
+de sa client&egrave;le et de ses exploits jusqu'&agrave; s'en vanter,
+entretenait la
+prison de Clichy en attendant qu'il y all&acirc;t lui-m&ecirc;me.</p>
+<p>Telle &eacute;tait la triste ressource &agrave; laquelle
+Eug&egrave;ne, bien qu'avec
+r&eacute;pugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour
+&ecirc;tre du
+moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouv&eacute;
+que la
+demande adress&eacute;e au baron produis&icirc;t l'effet
+d&eacute;sirable. C'&eacute;tait de la
+part d'un &eacute;tudiant beaucoup de charit&eacute;, &agrave; vrai
+dire, que de s'engager
+ainsi pour une inconnue; mais Eug&egrave;ne croyait en Dieu: toute
+bonne action
+lui semblait n&eacute;cessaire.</p>
+<p>Le premier visage qu'il aper&ccedil;ut, en entrant chez le barbier,
+fut celui
+de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et
+feignant de se faire coiffer. Le pauvre gar&ccedil;on venait
+peut-&ecirc;tre chercher
+de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort
+pr&eacute;occup&eacute;, et
+fron&ccedil;ait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le
+coiffeur,
+feignant de son c&ocirc;t&eacute; de lui passer dans les cheveux un fer
+parfaitement
+froid, lui parlait &agrave; demi-voix dans son accent gascon. Devant
+une autre
+toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, &eacute;galement
+affubl&eacute;
+d'une serviette, un &eacute;tranger fort inquiet, regardant sans cesse
+de c&ocirc;t&eacute;
+et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arri&egrave;re-boutique,
+on
+apercevait, dans une vieille psych&eacute;, la silhouette passablement
+maigre
+d'une jeune fille, qui, aid&eacute;e de la femme du coiffeur, essayait
+une robe
+&agrave; carreaux &eacute;cossais.</p>
+<p>&#8212;Que viens-tu faire ici &agrave; cette heure? s'&eacute;cria Marcel,
+dont la figure
+reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, d&egrave;s qu'il
+reconnut
+son ami.</p>
+<p>Eug&egrave;ne s'assit pr&egrave;s de la toilette, et expliqua en peu
+de mots la
+rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait.</p>
+<p>&#8212;Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te m&ecirc;les-tu,
+puisqu'il
+y a un baron? Tu as vu une jeune fille int&eacute;ressante qui
+&eacute;prouvait le
+besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as pay&eacute; un poulet
+froid,
+c'est digne de toi; il n'y a rien &agrave; dire. Tu n'exiges d'elle
+aucune
+reconnaissance, l'incognito te pla&icirc;t; c'est h&eacute;ro&iuml;que.
+Mais aller plus
+loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour
+une
+ling&egrave;re que prot&egrave;ge un baron, et que l'on n'a pas
+l'honneur de
+fr&eacute;quenter, cela ne s'est pratiqu&eacute;, de m&eacute;moire
+humaine, que dans la
+Biblioth&egrave;que bleue.</p>
+<p>&#8212;Ris de moi si tu veux, r&eacute;pondit Eug&egrave;ne. Je sais qu'il
+y a dans ce
+monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que
+je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je
+l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester
+indiff&eacute;rent
+devant la souffrance. Ma charit&eacute; ne va pas jusqu'&agrave;
+chercher les pauvres,
+je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais
+l'aum&ocirc;ne.</p>
+<p>&#8212;En ce cas, reprit Marcel, tu as fort &agrave; faire; il n'en manque
+pas dans
+ce pays-ci.</p>
+<p>&#8212;Qu'importe? dit Eug&egrave;ne, encore &eacute;mu du spectacle dont
+il venait d'&ecirc;tre
+t&eacute;moin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son
+chemin?
+Cette malheureuse est une &eacute;tourdie, une folle, tout ce que tu
+voudras;
+elle ne m&eacute;rite peut-&ecirc;tre pas la compassion qu'elle fait
+na&icirc;tre; mais
+cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes
+amies,
+qui d&eacute;j&agrave; ne semblent pas plus se soucier d'elle que si
+elle n'&eacute;tait plus
+au monde, et qui l'aidaient hier &agrave; se ruiner? &Agrave; qui
+peut-elle avoir
+recours? &agrave; un &eacute;tranger qui allumera un cigare avec sa
+lettre, ou &agrave;
+mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout
+son
+c&#339;ur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher
+Marcel, que tout cela, bien sinc&egrave;rement, me fait horreur. Cette
+petite
+&eacute;vapor&eacute;e d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets,
+riant et
+babillant chez toi, au moment m&ecirc;me o&ugrave; l'autre,
+l'h&eacute;ro&iuml;ne de son conte,
+expire dans un grenier, me soul&egrave;ve le c&#339;ur. Vivre ainsi en
+amies,
+presque en s&#339;urs, pendant des jours et des semaines, courir les
+th&eacute;&acirc;tres, les bals, les caf&eacute;s, et ne pas savoir le
+lendemain si l'une
+est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indiff&eacute;rence des
+&eacute;go&iuml;stes,
+c'est l'insensibilit&eacute; de la brute. Ta demoiselle Pinson est un
+monstre,
+et tes grisettes que tu vantes, ces m&#339;urs sans vergogne, ces
+amiti&eacute;s
+sans &acirc;me, je ne sais rien de si m&eacute;prisable!</p>
+<p>Le barbier, qui, pendant ces discours, avait &eacute;cout&eacute; en
+silence, et
+continu&eacute; de promener son fer froid sur la t&ecirc;te de Marcel,
+sourit d'un
+air malin lorsque Eug&egrave;ne se tut. Tour &agrave; tour bavard comme
+une pie, ou
+plut&ocirc;t comme un perruquier qu'il &eacute;tait, lorsqu'il
+s'agissait de m&eacute;chants
+propos, taciturne et laconique comme un Spartiate d&egrave;s que les
+affaires
+&eacute;taient en jeu, il avait adopt&eacute; la prudente habitude de
+laisser toujours
+d'abord parler ses pratiques, avant de m&ecirc;ler son mot &agrave; la
+conversation.
+L'indignation qu'exprimait Eug&egrave;ne en termes si violents lui fit
+toutefois rompre le silence.</p>
+<p>&#8212;Vous &ecirc;tes s&eacute;v&egrave;re, monsieur, dit-il en riant et
+en gasconnant. J'ai
+l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort
+excellente personne.</p>
+<p>&#8212;Oui, dit Eug&egrave;ne, excellente en effet, s'il est question de
+boire et de
+fumer.</p>
+<p>&#8212;Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes
+personnes,
+&ccedil;a rit, &ccedil;a chante, &ccedil;a fume, mais il y en a qui ont
+du c&#339;ur.</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; voulez-vous en venir, p&egrave;re Cad&eacute;dis? demanda
+Marcel. Pas tant de
+diplomatie; expliquez-vous tout net.</p>
+<p>&#8212;Je veux dire, r&eacute;pliqua le barbier en montrant
+l'arri&egrave;re-boutique,
+qu'il y a l&agrave;, pendue &agrave; un clou, une petite robe de soie
+noire que ces
+messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la
+propri&eacute;taire, car
+elle ne poss&egrave;de pas une garde-robe tr&egrave;s
+compliqu&eacute;e. Mademoiselle Mimi
+m'a envoy&eacute; cette robe ce matin au petit jour; et je
+pr&eacute;sume que, si elle
+n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est
+qu'elle-m&ecirc;me ne
+roule pas sur l'or.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans
+l'arri&egrave;re-boutique, sans &eacute;gard pour la pauvre femme aux
+carreaux
+&eacute;cossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa
+robe en
+gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites &agrave;
+pr&eacute;sent? Elle ne
+va donc pas dans le monde aujourd'hui?</p>
+<p>Eug&egrave;ne avait suivi son ami.</p>
+<p>Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu
+d'autres hardes de toute esp&egrave;ce, &eacute;tait humblement et
+tristement
+suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson.</p>
+<p>&#8212;C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce v&ecirc;tement pour
+l'avoir vu
+tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et
+l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir &agrave; la manche gauche
+une
+petite tache grosse comme une pi&egrave;ce de cinq sous, caus&eacute;e
+parle vin de
+Champagne. Et combien avez-vous pr&ecirc;t&eacute; l&agrave;-dessus,
+p&egrave;re Cad&eacute;dis? car je
+suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans
+ce
+boudoir qu'en qualit&eacute; de nantissement.</p>
+<p>&#8212;J'ai pr&ecirc;t&eacute; quatre francs, r&eacute;pondit le barbier;
+et je vous assure,
+monsieur, que c'est pure charit&eacute;. &Agrave; toute autre je
+n'aurais pas avanc&eacute;
+plus de quarante sous, car la pi&egrave;ce est diablement m&ucirc;re;
+on y voit &agrave;
+travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi
+me payera; elle est bonne pour quatre francs.</p>
+<p>&#8212;Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet
+qu'elle n'a emprunt&eacute; cette petite somme que pour l'envoyer
+&agrave; Rougette.</p>
+<p>&#8212;Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se
+d&eacute;pouiller pour un cr&eacute;ancier.</p>
+<p>&#8212;Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans
+une
+position meilleure que celle o&ugrave; elle se trouve actuellement;
+elle avait
+alors un grand nombre de dettes. On se pr&eacute;sentait journellement
+chez
+elle pour saisir ce qu'elle poss&eacute;dait, et on avait fini, en
+effet, par
+lui prendre tous ses meubles, except&eacute; son lit, car ces messieurs
+savent
+sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un d&eacute;biteur. Or,
+mademoiselle
+Mimi avait dans ce temps-l&agrave; quatre robes fort convenables. Elle
+les
+mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour
+qu'on ne les sais&icirc;t pas; c'est pourquoi je serais surpris si,
+n'ayant
+plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer
+quelqu'un.</p>
+<p>&#8212;Pauvre Mimi! r&eacute;p&eacute;ta Marcel. Mais, en
+v&eacute;rit&eacute;, comment
+s'arrange-t-elle? Elle a donc tromp&eacute; ses amis? elle
+poss&egrave;de donc un
+v&ecirc;tement inconnu? Peut-&ecirc;tre se trouve-t-elle malade d'avoir
+trop mang&eacute;
+de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de
+s'habiller. N'importe, p&egrave;re Cad&eacute;dis, cette robe me fait
+peine, avec ses
+manches pendantes qui ont l'air de demander gr&acirc;ce; tenez,
+retranchez-moi
+quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer,
+et
+mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte &agrave;
+cette
+enfant. Eh bien! Eug&egrave;ne, continua-t-il, que dit &agrave; cela ta
+charit&eacute;
+chr&eacute;tienne?</p>
+<p>&#8212;Que tu as raison, r&eacute;pondit Eug&egrave;ne, de parler et
+d'agir comme tu fais,
+mais que je n'ai peut-&ecirc;tre pas tort; j'en fais le pari, si tu
+veux.</p>
+<p>&#8212;Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du
+Jockey-Club.
+Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous
+sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis
+curieux de la voir.</p>
+<p>Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>VII</h3>
+<br />
+<p>&#8212;Mademoiselle est all&eacute;e &agrave; la messe, r&eacute;pondit la
+porti&egrave;re aux deux
+&eacute;tudiants, lorsqu'ils furent arriv&eacute;s chez mademoiselle
+Pinson.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; la messe! dit Eug&egrave;ne surpris.</p>
+<p>&#8212;&Agrave; la messe! r&eacute;p&eacute;ta Marcel. C'est impossible,
+elle n'est pas sortie.
+Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis.</p>
+<p>&#8212;Je vous assure, monsieur, r&eacute;pondit la porti&egrave;re,
+qu'elle est sortie
+pour aller &agrave; la messe, il y a environ trois quarts d'heure.</p>
+<p>&#8212;Et &agrave; quelle &eacute;glise est-elle all&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;&Agrave; Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un
+matin.</p>
+<p>&#8212;Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble
+bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui.</p>
+<p>&#8212;La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez
+vous-m&ecirc;me.</p>
+<p>Mademoiselle Pinson, sortant de l'&eacute;glise, revenait chez elle,
+en effet.
+Marcel ne l'eut pas plus t&ocirc;t aper&ccedil;ue, qu'il courut
+&agrave; elle, impatient de
+voir de pr&egrave;s sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon
+d'indienne fonc&eacute;e, &agrave; demi cach&eacute; sous un rideau de
+serge verte dont elle
+s'&eacute;tait fait, tant bien que mal, un ch&acirc;le. De cet
+accoutrement
+singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, &agrave;
+cause de sa
+couleur sombre, sortaient sa t&ecirc;te gracieuse coiff&eacute;e de son
+bonnet blanc,
+et ses petits pieds chauss&eacute;s de brodequins. Elle s'&eacute;tait
+envelopp&eacute;e dans
+son rideau avec tant d'art et de pr&eacute;caution, qu'il ressemblait
+vraiment
+&agrave; un vieux ch&acirc;le et qu'on ne voyait presque pas la
+bordure. En un mot,
+elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de
+prouver,
+une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie.</p>
+<p>&#8212;Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en
+&eacute;cartant un
+peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serr&eacute;e dans
+son
+corset. C'est un d&eacute;shabill&eacute; du matin que Palmyre vient de
+m'apporter.</p>
+<p>&#8212;Vous &ecirc;tes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais
+cru qu'on
+p&ucirc;t avoir si bonne mine avec le ch&acirc;le d'une fen&ecirc;tre.</p>
+<p>&#8212;En v&eacute;rit&eacute;? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant
+l'air un peu
+paquet.</p>
+<p>&#8212;Paquet de roses, r&eacute;pondit Marcel. J'ai presque regret
+maintenant de
+vous avoir rapport&eacute; votre robe.</p>
+<p>&#8212;Ma robe? O&ugrave; l'avez-vous trouv&eacute;e?</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; elle &eacute;tait, apparemment.</p>
+<p>&#8212;Et vous l'avez tir&eacute;e de l'esclavage?</p>
+<p>&#8212;Eh, mon Dieu! oui, j'ai pay&eacute; sa ran&ccedil;on. M'en
+voulez-vous de cette
+audace?</p>
+<p>&#8212;Non pas! &agrave; charge de revanche. Je suis bien aise de revoir
+ma robe;
+car, &agrave; vous dire vrai, voil&agrave; d&eacute;j&agrave; longtemps
+que nous vivons toutes les
+deux ensemble, et je m'y suis attach&eacute;e insensiblement.</p>
+<p>En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq
+&eacute;tages
+qui conduisaient &agrave; sa chambrette, o&ugrave; les deux amis
+entr&egrave;rent avec elle.</p>
+<p>&#8212;Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe
+qu'&agrave; une
+condition.</p>
+<p>&#8212;Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en
+veux pas.</p>
+<p>&#8212;J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez
+franchement pourquoi cette robe &eacute;tait en gage.</p>
+<p>&#8212;Laissez-moi donc d'abord la remettre, r&eacute;pondit mademoiselle
+Pinson; je
+vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous pr&eacute;viens que, si
+vous ne
+voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la
+goutti&egrave;re, il
+faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face
+comme Agamemnon.</p>
+<p>&#8212;Qu'&agrave; cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus
+honn&ecirc;tes qu'on ne
+pense, et je ne hasarderai pas m&ecirc;me un &#339;il.</p>
+<p>&#8212;Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance,
+mais la sagesse des nations nous dit que deux pr&eacute;cautions valent
+mieux
+qu'une.</p>
+<p>En m&ecirc;me temps elle se d&eacute;barrassa de son rideau, et
+l'&eacute;tendit
+d&eacute;licatement sur la t&ecirc;te des deux amis, de mani&egrave;re
+&agrave; les rendre
+compl&egrave;tement aveugles.</p>
+<p>&#8212;Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant.</p>
+<p>&#8212;Prenez garde &agrave; vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau,
+je ne
+r&eacute;ponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre
+parole, par
+cons&eacute;quent elle est d&eacute;gag&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma
+taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre.
+Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un
+plaisir &agrave; me sentir dedans!</p>
+<p>&#8212;Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez
+sinc&egrave;re,
+nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne
+comme
+vous, sage, rang&eacute;e, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher
+ainsi,
+d'un seul coup, toute sa garde-robe &agrave; un clou?</p>
+<p>-Pourquoi?... pourquoi?... r&eacute;pondit mademoiselle Pinson,
+paraissant
+h&eacute;siter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras,
+et leur
+dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez.</p>
+<p>Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de
+l'&Eacute;peron.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>VIII</h3>
+<br />
+<p>Marcel avait gagn&eacute; son pari. Les quatre francs et le morceau
+de galette
+de mademoiselle Pinson &eacute;taient sur la table de Rougette, avec
+les d&eacute;bris
+du poulet d'Eug&egrave;ne.</p>
+<p>La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le
+lit;
+et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu,
+elle fit dire &agrave; ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait
+de
+l'excuser, et qu'elle n'&eacute;tait pas en &eacute;tat de les recevoir.</p>
+<p>&#8212;Que je la reconnais bien l&agrave;, dit Marcel; elle mourrait sur
+la paille
+dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-&agrave;-vis de
+son pot
+&agrave; l'eau.</p>
+<p>Les deux amis, bien qu'&agrave; regret, furent donc oblig&eacute;s
+de s'en retourner
+chez eux comme ils &eacute;taient venus, non sans rire entre eux de
+cette
+fiert&eacute; et de cette discr&eacute;tion si &eacute;trangement
+nich&eacute;es dans une mansarde.</p>
+<p>Apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; &agrave; l'&Eacute;cole de
+m&eacute;decine suivre les le&ccedil;ons du jour, ils
+d&icirc;n&egrave;rent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de
+promenade au
+boulevard Italien. L&agrave;, tout en fumant le cigare qu'il avait
+gagn&eacute; le
+matin:</p>
+<p>&#8212;Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas forc&eacute; de convenir
+que j'ai
+raison d'aimer, au fond, et m&ecirc;me d'estimer ces pauvres
+cr&eacute;atures?
+Consid&eacute;rons sainement les choses sous un point de vue
+philosophique.
+Cette petite Mimi, que tu as tant calomni&eacute;e, ne fait-elle pas,
+en se
+d&eacute;pouillant de sa robe, une &#339;uvre plus louable, plus
+m&eacute;ritoire, j'ose
+m&ecirc;me dire plus chr&eacute;tienne, que le bon roi Robert en
+laissant un pauvre
+couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait
+&eacute;videmment quantit&eacute; de manteaux; d'un autre
+c&ocirc;t&eacute;, il &eacute;tait &agrave; table, dit
+l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se tra&icirc;nant
+&agrave;
+quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de
+son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne
+monarque,
+il est vrai, pardonna g&eacute;n&eacute;reusement au coupeur de
+franges; mais
+peut-&ecirc;tre avait-il bien d&icirc;n&eacute;. Vois quelle distance
+entre lui et Mimi!
+Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assur&eacute;ment
+&eacute;tait &agrave;
+jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait
+emport&eacute; de
+chez moi &eacute;tait destin&eacute; par avance &agrave; composer son
+propre repas. Or, que
+fait-elle? Au lieu de d&eacute;jeuner, elle va &agrave; la messe, et en
+ceci elle se
+montre encore au moins l'&eacute;gale du roi Robert, qui &eacute;tait
+fort pieux, j'en
+conviens, mais qui perdait son temps &agrave; chanter au lutrin,
+pendant que
+les Normands faisaient le diable &agrave; quatre. Le roi Robert
+abandonne sa
+frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout
+enti&egrave;re au p&egrave;re Cad&eacute;dis, action incomparable en ce
+que Mimi est femme,
+jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est
+n&eacute;cessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, &agrave;
+son magasin,
+gagner le pain de sa journ&eacute;e. Non seulement donc elle se prive
+du
+morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met
+volontairement dans le cas de ne pas d&icirc;ner. Observons en outre
+que le
+p&egrave;re Cad&eacute;dis est fort &eacute;loign&eacute; d'&ecirc;tre
+un mendiant, et de se tra&icirc;ner &agrave;
+quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renon&ccedil;ant &agrave;
+sa frange, ne
+fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coup&eacute;e
+d'avance,
+et c'est &agrave; savoir si cette frange &eacute;tait coup&eacute;e de
+travers ou non, et en
+&eacute;tat d'&ecirc;tre recousue; tandis que Mimi, de son propre
+mouvement, bien
+loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-m&ecirc;me de
+dessus son
+pauvre corps ce v&ecirc;tement, plus pr&eacute;cieux, plus utile que le
+clinquant de
+tous les passementiers de Paris. Elle sort v&ecirc;tue d'un rideau;
+mais sois
+s&ucirc;r qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que
+l'&eacute;glise. Elle se
+ferait plut&ocirc;t couper un bras que de se laisser voir ainsi
+fagot&eacute;e au
+Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer &agrave; Dieu,
+parce
+qu'il est l'heure o&ugrave; elle prie tous les jours. Crois-moi,
+Eug&egrave;ne, dans
+ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue
+de Tournon et la rue du Petit-Lion, o&ugrave; elle conna&icirc;t tout
+le monde, il y
+a plus de courage, d'humilit&eacute; et de religion v&eacute;ritable
+que dans toutes
+les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis
+le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra
+inconnue
+dans son cinqui&egrave;me &eacute;tage, entre un pot de fleurs et un
+ourlet.</p>
+<p>&#8212;Tant mieux pour elle, dit Eug&egrave;ne.</p>
+<p>&#8212;Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer &agrave; comparer,
+je
+pourrais te faire un parall&egrave;le entre Mucius Sc&aelig;vola et
+Rougette.
+Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile &agrave; un Romain du
+temps de
+Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un
+r&eacute;chaud
+allum&eacute;, qu'&agrave; une grisette contemporaine de rester
+vingt-quatre heures
+sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont cri&eacute;, mais examine par
+quels
+motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en pr&eacute;sence d'un roi
+&eacute;trusque
+qu'il a voulu assassiner; il a manqu&eacute; son coup d'une
+mani&egrave;re pitoyable,
+il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade.
+Pour
+qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un
+tison
+(car rien ne prouve que le brasier f&ucirc;t bien chaud, ni que le
+poing soit
+tomb&eacute; en cendres). L&agrave;-dessus, le digne Porsenna,
+stup&eacute;fait de sa
+fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est &agrave;
+parier que
+ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que
+Sc&aelig;vola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa
+t&ecirc;te.
+Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus
+lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est
+seule au fond d'un grenier, et elle n'a l&agrave; pour l'admirer ni
+Porsenna,
+c'est-&agrave;-dire le baron, ni les Romains, c'est-&agrave;-dire les
+voisins, ni les
+&Eacute;trusques, c'est-&agrave;-dire ses cr&eacute;anciers, ni
+m&ecirc;me le brasier, car son
+po&ecirc;le est &eacute;teint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se
+plaindre? Par
+vanit&eacute; d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le
+m&ecirc;me cas; par
+grandeur d'&acirc;me ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste
+muette
+derri&egrave;re son verrou, c'est pr&eacute;cis&eacute;ment pour que
+ses amis ne sachent pas
+qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas piti&eacute; de son courage,
+pour que sa
+camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute d&eacute;vou&eacute;e, ne
+soit pas
+oblig&eacute;e, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa
+galette.
+Mucius, &agrave; la place de Rougette, e&ucirc;t fait semblant de
+mourir en silence
+mais c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; dans un carrefour ou &agrave; la
+porte de Flicoteaux. Son
+taciturne et sublime orgueil e&ucirc;t &eacute;t&eacute; une
+mani&egrave;re d&eacute;licate de demander &agrave;
+l'assistance un verre de vin et un cro&ucirc;ton. Rougette, il est
+vrai, a
+demand&eacute; un louis au baron, que je persiste &agrave; comparer
+&agrave; Porsenna. Mais
+ne vois-tu pas que le baron doit &eacute;videmment &ecirc;tre redevable
+&agrave; Rougette de
+quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins
+clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarqu&eacute;, il se
+peut
+que le baron soit &agrave; la campagne, et d&egrave;s lors Rougette est
+perdue. Et ne
+crois pas pouvoir me r&eacute;pondre ici par cette vaine objection
+qu'on oppose
+&agrave; toutes les belles actions des femmes, &agrave; savoir qu'elles
+ne savent ce
+qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les
+goutti&egrave;res. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de
+pr&egrave;s au
+pont d'I&eacute;na, car elle s'est d&eacute;j&agrave; jet&eacute;e
+&agrave; l'eau une fois, et je lui ai
+demand&eacute; si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle
+n'avait
+rien senti, except&eacute; au moment o&ugrave; on l'avait
+rep&ecirc;ch&eacute;e, parce que les
+bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, &agrave;
+ce
+qu'elle disait, <i>racl&eacute;</i> la t&ecirc;te sur le bord du
+bateau.</p>
+<p>&#8212;Assez! dit Eug&egrave;ne, fais-moi gr&acirc;ce de tes affreuses
+plaisanteries.
+R&eacute;ponds-moi s&eacute;rieusement: crois-tu que de si horribles
+&eacute;preuves, tant de
+fois r&eacute;p&eacute;t&eacute;es, toujours mena&ccedil;antes,
+puissent enfin porter quelque fruit?
+Ces pauvres filles, livr&eacute;es &agrave; elles-m&ecirc;mes, sans
+appui, sans conseil,
+ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'exp&eacute;rience? Y a-t-il
+un
+d&eacute;mon, attach&eacute; &agrave; elles, qui les voue &agrave; tout
+jamais au malheur et &agrave; la
+folie, ou, malgr&eacute; tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au
+bien?
+En voil&agrave; une qui prie Dieu, dis-tu? elle va &agrave;
+l'&eacute;glise, elle remplit ses
+devoirs, elle vit honn&ecirc;tement de son travail; ses compagnes
+paraissent
+l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas
+vous-m&ecirc;mes avec votre l&eacute;g&egrave;ret&eacute; habituelle.
+En voil&agrave; une autre qui passe
+sans cesse de l'&eacute;tourderie &agrave; la mis&egrave;re, de la
+prodigalit&eacute; aux horreurs
+de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les le&ccedil;ons
+cruelles
+qu'elle re&ccedil;oit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite
+r&eacute;gl&eacute;e,
+un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des &ecirc;tres
+raisonnables?
+S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre &agrave; nous.
+Allons de ce
+pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien
+souffrante, et son amie veille &agrave; son chevet. Ne me
+d&eacute;courage pas,
+laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de
+leur parler un langage sinc&egrave;re; je ne veux leur faire ni sermon
+ni
+reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur
+dire...</p>
+<p>En ce moment, les deux amis passaient devant le caf&eacute; Tortoni.
+La
+silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces pr&egrave;s
+d'une
+fen&ecirc;tre, se dessinait &agrave; la clart&eacute; des lustres.
+L'une d'elles agita son
+mouchoir, et l'autre partit d'un &eacute;clat de rire.</p>
+<p>&#8212;Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire
+d'aller si loin, car les voil&agrave;, Dieu me pardonne! Je reconnais
+Mimi &agrave; sa
+robe, et Rougette &agrave; son panache blanc, toujours sur le chemin de
+la
+friandise. Il para&icirc;t que monsieur le baron a bien fait les choses.</p>
+<p>&#8212;Et une pareille folie, dit Eug&egrave;ne, ne t'&eacute;pouvante pas?</p>
+<p>&#8212;Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des
+grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a
+cont&eacute;
+une histoire &agrave; souper, elle a engag&eacute; sa robe pour quatre
+francs, elle
+s'est fait un ch&acirc;le avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui
+donne
+ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas oblig&eacute; &agrave;
+davantage.<br />
+<br />
+</p>
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE MIMI PINSON.<br />
+<br />
+</p>
+<div class="blkquot">
+<p>Ce <i>profil de grisette</i>, comme l'appelle l'auteur, a
+&eacute;t&eacute; compos&eacute; pour le
+<i>Diable &agrave; Paris</i>, ouvrage publi&eacute; par livraisons et
+orn&eacute; de dessins par
+Gavarni.</p>
+<p>Ce conte est enti&egrave;rement de pure invention.</p>
+</div>
+<hr style="width: 65%;" /><a name="LA_MOUCHE"></a>
+<h2>LA MOUCHE</h2>
+<h2>1853</h2>
+<div style="text-align: center;"><img alt="LA MOUCHE" title="LA MOUCHE"
+ src="images/imag003.jpg" style="width: 407px; height: 600px;" /><br />
+</div>
+<h5>LA MOUCH</h5>
+<h5>... immobile, debout
+derri&egrave;re elle, le Chevalier observait la
+Marquise
+qui &eacute;crivait...</h5>
+<h3>I</h3>
+<br />
+<p>En 1756, lorsque Louis XV, fatigu&eacute; des querelles entre la
+magistrature
+et le grand conseil &agrave; propos de l'imp&ocirc;t des deux sous<a
+ name="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6"><sup>6</sup></a>,
+prit le parti
+de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs
+offices. Seize de ces d&eacute;missions furent accept&eacute;es, sur
+quoi il y eut
+autant d'exils.&#8212;Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour &agrave;
+l'un
+des pr&eacute;sidents, pourriez-vous voir de sang-froid une
+poign&eacute;e d'hommes
+r&eacute;sister &agrave; l'autorit&eacute; d'un roi de France? N'en
+auriez-vous pas mauvaise
+opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le pr&eacute;sident, et
+vous
+verrez tout cela comme je le vois.</p>
+<p>Ce ne furent pas seulement les exil&eacute;s qui port&egrave;rent la
+peine de leur
+mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le
+<i>d&eacute;cachetage</i> amusait le roi. Pour se d&eacute;sennuyer de
+ses plaisirs, il se
+faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux &agrave;
+la
+poste. Bien entendu que, sous le pr&eacute;texte de faire
+lui-m&ecirc;me sa police
+secr&egrave;te, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient
+ainsi
+sous les yeux; mais quiconque, de pr&egrave;s ou de loin, tenait aux
+chefs des
+factions, &eacute;tait presque toujours perdu. On sait que Louis XV,
+avec
+toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle
+d'&ecirc;tre
+inexorable.</p>
+Un soir qu'il &eacute;tait devant le feu, les pieds sur le manteau
+de la
+chemin&eacute;e, m&eacute;lancolique &agrave; son ordinaire, la
+marquise, parcourant un
+paquet de lettres, haussait les &eacute;paules en riant. Le roi demanda
+ce
+qu'il y avait.
+<p>-C'est que je trouve l&agrave;, r&eacute;pondit-elle, une lettre qui
+n'a pas le sens
+commun, mais c'est une chose touchante et qui fait piti&eacute;.</p>
+<p>-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi.</p>
+<p>-Point de nom: c'est une lettre d'amour.</p>
+<p>-Et qu'y a-t-il dessus?</p>
+<p>-Voil&agrave; le plaisant. C'est qu'elle est adress&eacute;e
+&agrave; mademoiselle
+d'Annebault, la ni&egrave;ce de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est
+apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourr&eacute;e avec ces
+papiers.</p>
+<p>-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi.</p>
+<p>-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de
+Vauvert
+et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-l&agrave;? Votre
+Majest&eacute;
+les conna&icirc;t-elle?</p>
+<p>Le roi se piquait de savoir la France par c&#339;ur, c'est-&agrave;-dire
+la noblesse
+de France. L'&eacute;tiquette de sa cour, qu'il avait
+&eacute;tudi&eacute;e, ne lui &eacute;tait pas
+plus famili&egrave;re que les blasons de son royaume: science assez
+courte, le
+reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanit&eacute;, et la
+hi&eacute;rarchie
+&eacute;tait, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son
+palais; il y
+voulait marcher en ma&icirc;tre. Apr&egrave;s avoir r&ecirc;v&eacute;
+quelques instants, il fron&ccedil;a
+le sourcil comme frapp&eacute; d'un mauvais souvenir, puis, faisant
+signe &agrave; la
+marquise de lire, il se rejeta dans sa berg&egrave;re, en disant avec
+un
+sourire:</p>
+<p>&#8212;Va toujours, la fille est jolie.</p>
+<p>Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement
+railleur,
+commen&ccedil;a &agrave; lire une longue lettre toute remplie de
+tirades amoureuses:</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Voyez un peu, disait l'&eacute;crivain,
+comme les destins me
+pers&eacute;cutent! Tout
+semblait dispos&eacute; &agrave; remplir mes v&#339;ux, et vous-m&ecirc;me,
+ma tendre amie, ne
+m'aviez-vous pas fait esp&eacute;rer le bonheur? Il faut pourtant que
+j'y
+renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas
+un
+exc&egrave;s de cruaut&eacute; de m'avoir permis d'entrevoir les cieux,
+pour me
+pr&eacute;cipiter dans l'ab&icirc;me? Lorsqu'un infortun&eacute; est
+d&eacute;vou&eacute; &agrave; la mort, se
+fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui
+doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je
+n'ai
+plus d'autre asile, d'autre esp&eacute;rance que le tombeau, car,
+d&egrave;s
+l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer &agrave; votre
+main.
+Quand la fortune me souriait, tout mon espoir &eacute;tait que vous
+fussiez &agrave;
+moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y
+songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en
+mourant d'amour, je vous d&eacute;fends de m'aimer...&raquo;</div>
+<p>La marquise souriait &agrave; ces derniers mots.</p>
+<p>&#8212;Madame, dit le roi, voil&agrave; un honn&ecirc;te homme. Mais,
+qu'est-ce qui
+l'emp&ecirc;che d'&eacute;pouser sa ma&icirc;tresse?</p>
+<p>&#8212;Permettez, Sire, que je continue:</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Cette injustice qui m'accable, me surprend
+de la part du
+meilleur des
+rois. Vous savez que mon p&egrave;re demandait pour moi une place de
+cornette
+ou d'enseigne aux gardes, et que cette place d&eacute;cidait de ma vie,
+puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir &agrave; vous. Le duc de
+Biron
+m'avait propos&eacute;; mais le roi m'a rejet&eacute; d'une
+fa&ccedil;on dont le souvenir
+m'est bien amer, car si mon p&egrave;re a sa mani&egrave;re de voir (je
+veux que ce
+soit une faute), dois-je toutefois en &ecirc;tre puni? Mon
+d&eacute;vouement au roi
+est aussi v&eacute;ritable, aussi sinc&egrave;re que mon amour pour
+vous. On verrait
+clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'&eacute;p&eacute;e.
+Il est
+d&eacute;sesp&eacute;rant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit
+sans raison
+valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgr&acirc;ce, c'est ce
+qui est
+oppos&eacute; &agrave; la bont&eacute; bien connue de Sa
+Majest&eacute;...&raquo;</div>
+<p>&#8212;Oui-da, dit le roi, ceci m'int&eacute;resse.</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Si vous saviez combien nous sommes tristes!
+Ah! mon amie,
+cette terre
+de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y
+prom&egrave;ne seul
+tout le jour. J'ai d&eacute;fendu de ratisser; l'odieux jardinier est
+venu hier
+avec son manche &agrave; balai ferr&eacute;. Il allait toucher le
+sable... La trace de
+vos pas, plus l&eacute;g&egrave;re que le vent, n'&eacute;tait pourtant
+pas effac&eacute;e. Le bout
+de vos petits pieds et vos grands talons blancs &eacute;taient encore
+marqu&eacute;s
+dans l'all&eacute;e: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je
+suivais
+votre belle image, et ce charmant fant&ocirc;me s'animait par instants,
+comme
+s'il se f&ucirc;t pos&eacute; sur l'empreinte fugitive. C'est
+l&agrave;, c'est en causant le
+long du parterre qu'il m'a &eacute;t&eacute; donn&eacute; de vous
+conna&icirc;tre, de vous
+appr&eacute;cier. Une &eacute;ducation admirable dans l'esprit d'un
+ange, la dignit&eacute;
+d'une reine avec la gr&acirc;ce des nymphes, des pens&eacute;es dignes
+de Leibnitz
+avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les l&egrave;vres de
+Diane,
+tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce
+temps-l&agrave; ces fleurs bien-aim&eacute;es s'&eacute;panouissaient
+autour de nous. Je les
+ai respir&eacute;es en vous &eacute;coutant: dans leur parfum vivait
+votre souvenir.
+Elles courbent &agrave; pr&eacute;sent la t&ecirc;te; elles me montrent
+la mort...&raquo;</div>
+<p>&#8212;C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous
+cela?</p>
+<p>&#8212;Parce que Votre Majest&eacute; me l'a ordonn&eacute; pour les beaux
+yeux de
+mademoiselle d'Annebault.</p>
+<p>&#8212;Cela est vrai, elle a de beaux yeux.</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Et quand je rentre de ces promenades, je
+trouve mon
+p&egrave;re seul, dans le
+grand salon, accoud&eacute; aupr&egrave;s d'une chandelle, au milieu de
+ces dorures
+fan&eacute;es qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec
+peine,... mon chagrin d&eacute;range le sien... Ath&eacute;na&iuml;s!
+au fond de ce salon,
+pr&egrave;s de la fen&ecirc;tre, est le clavecin o&ugrave; voltigeaient
+vos doigts
+d&eacute;licieux, qu'une seule fois ma bouche a touch&eacute;s, pendant
+que la v&ocirc;tre
+s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien
+que
+vos chants n'&eacute;taient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce
+Rameau, ce
+Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les
+aimez,
+ils sont dans votre m&eacute;moire; leur souffle a pass&eacute; sur vos
+l&egrave;vres. Je
+m'assieds aussi &agrave; ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs
+qui
+vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et
+les &eacute;coute mourir, tandis que l'&eacute;cho s'en perd sous cette
+vo&ucirc;te lugubre.
+Mon p&egrave;re se retourne et me voit d&eacute;sol&eacute;; qu'y
+peut-il faire? Un propos de
+ruelle, d'antichambre, a ferm&eacute; nos grilles. Il me voit jeune,
+ardent,
+plein de vie, ne demandant qu'&agrave; &ecirc;tre au monde; il est mon
+p&egrave;re et n'y
+peut rien...&raquo;</div>
+<p>&#8212;Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce gar&ccedil;on s'en allait en
+chasse, et
+qu'on lui tue son faucon sur le poing? &Agrave; qui en a-t-il, par
+hasard?</p>
+<div class="blkquot">&laquo;Il est bien vrai, reprit la marquise,
+continuant la lecture
+d'un ton
+plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents
+&eacute;loign&eacute;s de l'abb&eacute; Chauvelin...&raquo;</div>
+<p>&#8212;Voil&agrave; donc ce que c'est! dit Louis XV en b&acirc;illant.
+Encore quelque
+neveu des enqu&ecirc;tes et requ&ecirc;tes. Mon parlement abuse de ma
+bont&eacute;; il a
+vraiment trop de famille.</p>
+<p>&#8212;Mais si ce n'est qu'un parent &eacute;loign&eacute;!...</p>
+<p>&#8212;Bon, ce monde-l&agrave; ne vaut rien du tout. Cet abb&eacute;
+Chauvelin est un
+jans&eacute;niste; c'est un bon diable, mais c'est un d&eacute;mis.
+Jetez cette lettre
+au feu, et qu'on ne m'en parle plus.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>II</h3>
+<br />
+<p>Les derniers mots prononc&eacute;s par le roi n'&eacute;taient pas
+tout &agrave; fait un
+arr&ecirc;t de mort, mais c'&eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s une
+d&eacute;fense de vivre. Que pouvait
+faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas
+entendre parler? T&acirc;cher d'&ecirc;tre commis, ou se faire
+philosophe, po&egrave;te
+peut-&ecirc;tre, mais sans d&eacute;dicace, et le m&eacute;tier, en ce
+cas, ne valait rien.</p>
+<p>Telle n'&eacute;tait pas, &agrave; beaucoup pr&egrave;s, la vocation
+du chevalier de Vauvert,
+qui venait d'&eacute;crire avec des larmes la lettre dont le roi se
+moquait.
+Pendant ce temps-l&agrave;, seul, avec son p&egrave;re, au fond du
+vieux ch&acirc;teau de
+Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux.</p>
+<p>&#8212;Je veux aller &agrave; Versailles, disait-il.</p>
+<p>&#8212;Et qu'y ferez-vous?</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien; mais que fais-je ici.</p>
+<p>&#8212;Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas
+&ecirc;tre
+fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune fa&ccedil;on.
+Mais
+oubliez-vous que votre m&egrave;re est morte?</p>
+<p>&#8212;Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que
+vous
+m'avez donn&eacute;e. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais
+plus
+rester dans ces lieux.</p>
+<p>&#8212;D'o&ugrave; vient cela?</p>
+<p>&#8212;D'un amour extr&ecirc;me. J'aime &eacute;perd&ucirc;ment
+mademoiselle d'Annebault.</p>
+<p>&#8212;Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Moli&egrave;re qui fasse
+des
+mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgr&acirc;ce?</p>
+<p>&#8212;Eh! monsieur, votre disgr&acirc;ce, me serait-il permis, sans
+m'&eacute;carter du
+plus profond respect, de vous demander ce qui l'a caus&eacute;e? Nous
+ne sommes
+pas du parlement. Nous payons l'imp&ocirc;t, nous ne le faisons pas. Si
+le
+parlement l&eacute;sine sur les deniers du roi, c'est son affaire et
+non la
+n&ocirc;tre. Pourquoi M. l'abb&eacute; Chauvelin nous
+entra&icirc;ne-t-il dans sa ruine?</p>
+<p>&#8212;M. l'abb&eacute; Chauvelin agit en honn&ecirc;te homme. Il refuse
+d'approuver le
+dixi&egrave;me, parce qu'il est r&eacute;volt&eacute; des dilapidations
+de la cour. Rien de
+pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Ch&acirc;teauroux. Elle
+&eacute;tait
+belle, au moins, celle-l&agrave;, et elle ne co&ucirc;tait rien, pas
+m&ecirc;me ce qu'elle
+donnait si g&eacute;n&eacute;reusement. Elle &eacute;tait
+ma&icirc;tresse et souveraine, et elle se
+disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot
+lorsqu'il lui retirerait ses bonnes gr&acirc;ces. Mais cette
+&Eacute;tioles, cette Le
+Normand, cette Poisson insatiable!</p>
+<p>&#8212;Et qu'importe?</p>
+<p>&#8212;Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous
+seulement
+que, &agrave; pr&eacute;sent, tandis que le roi nous gruge, la fortune
+de sa grisette
+est incalculable? Elle s'&eacute;tait fait donner au d&eacute;but cent
+quatre-vingt
+mille livres de rente; mais ce n'&eacute;tait qu'une bagatelle, cela ne
+compte
+plus maintenant; on ne saurait se faire une id&eacute;e des sommes
+effrayantes
+que le roi lui jette &agrave; la t&ecirc;te; il ne se passe pas trois
+mois de l'ann&eacute;e
+o&ugrave; elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent
+mille
+livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du
+tr&eacute;sorier des &eacute;curies; avec les logements qu'elle a dans
+toutes les
+maisons royales, elle ach&egrave;te la Selle, Cressy, Aulnay,
+Brinborion,
+Marigny, Saint-R&eacute;mi, Bellevue, et tant d'autres terres, des
+h&ocirc;tels &agrave;
+Paris, &agrave; Fontainebleau, &agrave; Versailles, &agrave;
+Compi&egrave;gne, sans compter une
+fortune secr&egrave;te plac&eacute;e en tous pays dans toutes les
+banques d'Europe, en
+cas de disgr&acirc;ce probablement, ou de la mort du souverain. Et qui
+paye
+tout cela, s'il vous pla&icirc;t?</p>
+<p>&#8212;Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi.</p>
+<p>&#8212;C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple
+qui
+sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de
+Pigalle.
+Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux
+imp&ocirc;ts. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre
+dernier &eacute;cu
+&eacute;tait pr&ecirc;t; nous ne songions pas &agrave; marchander. Le
+roi victorieux a pu
+voir clairement qu'il &eacute;tait aim&eacute; par tout le royaume,
+plus clairement
+encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute
+faction, toute rancune; la France enti&egrave;re se mit &agrave; genoux
+devant le lit
+du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses
+soldats
+ou ses m&eacute;decins, nous ne voulons plus payer ses
+ma&icirc;tresses, et nous
+avons autre chose &agrave; faire que d'entretenir madame de Pompadour.</p>
+<p>&#8212;Je ne la d&eacute;fends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni
+tort ni
+raison; je ne l'ai jamais vue.</p>
+<p>&#8212;Sans doute; et vous ne seriez pas f&acirc;ch&eacute; de la voir,
+n'est-il pas vrai,
+pour avoir l&agrave;-dessus quelque opinion? Car, &agrave; votre
+&acirc;ge, la t&ecirc;te juge par
+les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-l&agrave;
+vous sera
+refus&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi, monsieur?</p>
+<p>&#8212;Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi
+invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans
+son s&eacute;rail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez.
+Que
+voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un
+aventurier?</p>
+<p>&#8212;Non pas, mais comme un amoureux. Je ne pr&eacute;tends point
+solliciter,
+monsieur, mais r&eacute;clamer contre une injustice. J'avais une
+esp&eacute;rance
+fond&eacute;e, presque une promesse de M. de Biron; j'&eacute;tais
+&agrave; la veille de
+poss&eacute;der ce que j'aime, et cet amour n'est point
+d&eacute;raisonnable; vous ne
+l'avez pas d&eacute;sapprouv&eacute;. Souffrez donc que je tente de
+plaider ma cause.
+Aurai-je affaire au roi ou &agrave; madame de Pompadour, je l'ignore,
+mais je
+veux partir.</p>
+<p>&#8212;Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y
+pr&eacute;senter!</p>
+<p>&#8212;Eh! j'y serai peut-&ecirc;tre re&ccedil;u plus ais&eacute;ment par
+cette raison que j'y
+suis inconnu.</p>
+<p>&#8212;Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le
+v&ocirc;tre!...
+Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez &ecirc;tre
+inconnu.</p>
+<p>&#8212;Eh bien donc! le roi m'&eacute;coutera.</p>
+<p>&#8212;Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous r&ecirc;vez
+Versailles, et
+vous croirez y &ecirc;tre quand votre postillon s'arr&ecirc;tera...
+Supposons que
+vous parveniez jusqu'&agrave; l'antichambre, &agrave; la galerie,
+&agrave; l'Oeil-de-B&#339;uf:
+vous ne verrez entre Sa Majest&eacute; et vous que le battant d'une
+porte: il y
+aura un ab&icirc;me. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais,
+des
+protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de
+Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture
+pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par
+un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le
+silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous
+r&eacute;pondre,
+il vous d&eacute;visage en passant et vous an&eacute;antit?
+Apr&egrave;s la Gr&egrave;ve et la
+Bastille, c'est un certain degr&eacute; de supplice qui, moins cruel en
+apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le
+condamn&eacute;, il
+est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer &agrave;
+s'approcher ni
+d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni
+d'une
+caserne. Devant lui tout se ferme ou se d&eacute;tourne, et il se
+prom&egrave;ne
+ainsi au hasard dans une prison invisible.</p>
+<p>&#8212;Je m'y remuerai tant que j'en sortirai.</p>
+<p>&#8212;Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meyni&egrave;res
+n'&eacute;tait pas plus
+coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus
+l&eacute;gitimes esp&eacute;rances. Son p&egrave;re, le plus
+d&eacute;vou&eacute; sujet de Sa Majest&eacute;, le
+plus honn&ecirc;te homme du royaume, repouss&eacute; par le roi, est
+all&eacute;, avec ses
+cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette.
+Savez-vous ce qu'elle a r&eacute;pondu? Voici ses propres paroles, que
+M. de
+Meyni&egrave;res m'envoie dans une lettre: &laquo;Le roi est le
+ma&icirc;tre; il ne juge
+pas &agrave; propos de vous marquer son m&eacute;contentement
+personnellement; il se
+contente de vous le faire &eacute;prouver en privant monsieur votre
+fils d'un
+&eacute;tat; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et
+il n'en
+veut pas; il faut respecter ses volont&eacute;s. Je vous plains
+cependant,
+j'entre dans vos peines, j'ai &eacute;t&eacute; m&egrave;re; je sais ce
+qu'il doit vous en
+co&ucirc;ter pour laisser votre fils sans &eacute;tat.&raquo;
+Voil&agrave; le style de cette
+cr&eacute;ature, et vous voulez vous mettre &agrave; ses pieds!</p>
+<p>&#8212;On dit qu'ils sont charmants, monsieur.</p>
+<p>&#8212;Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le
+sait. Il c&egrave;de, il plie devant cette femme. Pour maintenir son
+&eacute;trange
+pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa t&ecirc;te de bois.</p>
+<p>&#8212;On pr&eacute;tend qu'elle a tant d'esprit!</p>
+<p>&#8212;Et point de c&#339;ur; le beau m&eacute;rite!</p>
+<p>&#8212;Point de c&#339;ur! elle qui sait si bien d&eacute;clamer les vers de
+Voltaire,
+chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est
+impossible, je ne le croirai jamais.</p>
+<p>&#8212;Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne
+pas,
+mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup
+cette demoiselle d'Annebault?</p>
+<p>&#8212;Plus que ma vie.</p>
+<p>&#8212;Allez, monsieur.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>III</h3>
+<br />
+<p>On a dit que les voyages font tort &agrave; l'amour, parce qu'ils
+donnent des
+distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils
+laissent
+le temps d'y r&ecirc;ver. Le chevalier &eacute;tait trop jeune pour
+faire de si
+savantes distinctions. Las de la voiture, &agrave; moiti&eacute;
+chemin, il avait pris
+un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir &agrave;
+l'auberge du Soleil, enseigne pass&eacute;e de mode, du temps de Louis
+XIV.</p>
+<p>Il y avait &agrave; Versailles un vieux pr&ecirc;tre qui avait
+&eacute;t&eacute; cur&eacute; pr&egrave;s de
+Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce cur&eacute;,
+simple et
+pauvre, avait un neveu &agrave; b&eacute;n&eacute;fices, abb&eacute; de
+cour, qui pouvait &ecirc;tre
+utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme
+d'importance,
+plong&eacute; dans son rabat, re&ccedil;ut fort bien le nouveau venu et
+ne d&eacute;daigna
+pas d'&eacute;couter sa requ&ecirc;te.</p>
+<p>&#8212;Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir
+op&eacute;ra &agrave; la
+cour, une esp&egrave;ce de f&ecirc;te, de je ne sais quoi. Je n'y vais
+pas, parce que
+je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici
+justement
+un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demand&eacute; pour
+quelqu'un,
+je ne sais plus qui. Allez l&agrave;. Vous n'&ecirc;tes pas encore
+pr&eacute;sent&eacute;, il est
+vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas n&eacute;cessaire.
+T&acirc;chez de vous
+trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre
+fortune est faite.</p>
+<p>Le chevalier remercia l'abb&eacute;, et, fatigu&eacute; d'une nuit
+mal dormie et d'une
+journ&eacute;e &agrave; cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une
+de ces
+toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu
+exp&eacute;riment&eacute;e l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit
+de poudre son
+habit paillet&eacute;. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait
+vingt ans.</p>
+<p>La nuit tombait lorsqu'il arriva au ch&acirc;teau. Il
+s'avan&ccedil;a timidement vers
+la grille et demanda son chemin &agrave; la sentinelle. On lui montra
+le grand
+escalier. L&agrave;, il apprit du suisse que l'op&eacute;ra venait de
+commencer, et
+que le roi, c'est-&agrave;-dire tout le monde, &eacute;tait dans la
+salle<a name="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7"><sup>7</sup></a>.</p>
+&#8212;Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse
+(&agrave;
+tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un
+instant. S'il aime mieux passer par les appartements....
+<p>Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosit&eacute; lui
+fit
+r&eacute;pondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis,
+comme un
+laquais se disposait &agrave; le suivre pour le guider, un mouvement de
+vanit&eacute;
+lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'&ecirc;tre accompagn&eacute;.
+Il s'avan&ccedil;a
+seul donc, non sans quelque &eacute;motion.</p>
+<p>Versailles resplendissait de lumi&egrave;re. Du
+rez-de-chauss&eacute;e jusqu'au fa&icirc;te,
+les lustres, les girandoles, les meubles dor&eacute;s, les marbres
+&eacute;tincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux
+battants
+&eacute;taient ouverts partout. &Agrave; mesure que le chevalier
+marchait, il &eacute;tait
+frapp&eacute; d'un &eacute;tonnement et d'une admiration difficiles
+&agrave; imaginer; car ce
+qui rendait tout &agrave; fait merveilleux le spectacle qui s'offrait
+&agrave; lui, ce
+n'&eacute;tait pas seulement la beaut&eacute;, l'&eacute;clat de ce
+spectacle m&ecirc;me, c'&eacute;tait
+la compl&egrave;te solitude o&ugrave; il se trouvait dans cette sorte
+de d&eacute;sert
+enchant&eacute;.</p>
+<p>&Agrave; se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce
+soit dans un
+temple, un clo&icirc;tre ou un ch&acirc;teau, il y a quelque chose de
+bizarre, et,
+pour ainsi dire, de myst&eacute;rieux. Le monument semble peser sur
+l'homme:
+les murs le regardent; les &eacute;chos l'&eacute;coutent; le bruit de
+ses pas trouble
+un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et
+n'ose
+marcher qu'avec respect.</p>
+<p>Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bient&ocirc;t la
+curiosit&eacute; prit le dessus
+et l'entra&icirc;na. Les cand&eacute;labres de la galerie des Glaces,
+en se mirant,
+se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de
+nymphes et de berg&egrave;res se jouaient alors sur les lambris,
+voltigeaient
+aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais
+tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours
+sem&eacute;
+d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur
+majestueuse du grand roi; l&agrave; des ottomanes chiffonn&eacute;es,
+des pliants en
+d&eacute;sordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons
+toujours
+vides, o&ugrave; la magnificence &eacute;clatait d'autant mieux qu'elle
+semblait plus
+inutile; de temps en temps des portes secr&egrave;tes s'ouvrant sur des
+corridors &agrave; perte de vue; mille escaliers, mille passages se
+croisant
+comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des
+g&eacute;ants; des boudoirs enchev&ecirc;tr&eacute;s comme des
+cachettes d'enfants; une
+&eacute;norme toile de Vanloo pr&egrave;s d'une chemin&eacute;e de
+porphyre; une bo&icirc;te &agrave;
+mouches oubli&eacute;e &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'un magot de la
+Chine; tant&ocirc;t une grandeur
+&eacute;crasante, tant&ocirc;t une gr&acirc;ce eff&eacute;min&eacute;e;
+et partout, au milieu du luxe, de
+la prodigalit&eacute; et de la mollesse, mille odeurs enivrantes,
+&eacute;tranges et
+diverses, les parfums m&ecirc;l&eacute;s des fleurs et des femmes, une
+ti&eacute;deur
+&eacute;nervante, l'air de la volupt&eacute;.</p>
+<p>&Ecirc;tre en pareil lieu &agrave; vingt ans, au milieu de ces
+merveilles, et s'y
+trouver seul, il y avait &agrave; coup s&ucirc;r de quoi &ecirc;tre
+&eacute;bloui. Le chevalier
+avan&ccedil;ait au hasard, comme dans un r&ecirc;ve.</p>
+<p>&#8212;Vrai palais de f&eacute;es, murmurait-il; et, en effet, il lui
+semblait voir
+se r&eacute;aliser pour lui un de ces contes o&ugrave; les princes
+&eacute;gar&eacute;s d&eacute;couvrent
+des ch&acirc;teaux magiques.</p>
+<p>&Eacute;tait-ce bien des cr&eacute;atures mortelles qui habitaient
+ce s&eacute;jour sans
+pareil? &Eacute;tait-ce des femmes v&eacute;ritables qui venaient de
+s'asseoir dans
+ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laiss&eacute;
+&agrave; ces
+coussins cette empreinte l&eacute;g&egrave;re, pleine encore
+d'indolence? Qui sait?
+derri&egrave;re ces rideaux &eacute;pais, au fond de quelque immense et
+brillante
+galerie, peut-&ecirc;tre allait-il appara&icirc;tre une princesse
+endormie depuis
+cent ans, une f&eacute;e en paniers, une Armide en paillettes, ou
+quelque
+hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un
+lambris dor&eacute;!</p>
+<p>&Eacute;tourdi, malgr&eacute; lui, par toutes ces chim&egrave;res,
+le chevalier, pour mieux
+r&ecirc;ver, s'&eacute;tait jet&eacute; sur un sofa, et il s'y serait
+peut-&ecirc;tre oubli&eacute;
+longtemps, s'il ne s'&eacute;tait souvenu qu'il &eacute;tait amoureux.
+Que faisait,
+pendant ce temps-l&agrave;, mademoiselle d'Annebault, sa
+bien-aim&eacute;e, rest&eacute;e,
+elle, dans un vieux ch&acirc;teau?</p>
+<p>&#8212;Ath&eacute;na&iuml;s! s'&eacute;cria-t-il tout &agrave; coup, que
+fais-je ici &agrave; perdre mon
+temps? Ma raison est-elle &eacute;gar&eacute;e? O&ugrave; suis-je donc,
+grand Dieu! et que se
+passe-t-il en moi?</p>
+<p>Il se leva et continua son chemin &agrave; travers ce pays nouveau,
+et il s'y
+perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant &agrave; voix
+basse,
+lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avan&ccedil;a vers eux et
+leur
+demanda sa route pour aller &agrave; la com&eacute;die.</p>
+<p>&#8212;Si monsieur le marquis, lui r&eacute;pondit-on (toujours
+d'apr&egrave;s la m&ecirc;me
+formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et
+de
+suivre la galerie &agrave; droite, il trouvera au bout trois marches
+&agrave; monter;
+il tournera alors &agrave; gauche, et quand il aura travers&eacute; le
+salon de Diane,
+celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra
+encore six marches; puis, en laissant &agrave; droite la salle des
+gardes,
+comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de
+rencontrer l&agrave; d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin.</p>
+<p>&#8212;Bien oblig&eacute;, dit le chevalier, et, avec de si bons
+renseignements, ce
+sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas.</p>
+<p>Il se remit en marche avec courage, s'arr&ecirc;tant toujours
+malgr&eacute; lui pour
+regarder de c&ocirc;t&eacute; et d'autre, puis se rappelant de nouveau
+ses amours;
+enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait
+annonc&eacute;, il trouva de nouveaux laquais.</p>
+<p>&#8212;Monsieur le marquis s'est tromp&eacute;, lui dirent ceux-ci, c'est
+par
+l'autre aile du ch&acirc;teau qu'il aurait fallu prendre; mais rien
+n'est plus
+facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'&agrave; descendre cet
+escalier,
+puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'&Eacute;t&eacute;,
+celui de...</p>
+<p>&#8212;Je vous remercie, dit le chevalier.</p>
+<p>Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens
+comme un badaud. Je me d&eacute;shonore en pure perte, et quand, par
+impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, &agrave; quoi me sert
+leur
+nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne
+connais pas un?</p>
+<p>Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se
+pourrait.&#8212;Car, apr&egrave;s tout, se disait-il, ce palais est fort
+beau, il
+est tr&egrave;s grand, mais il n'est pas sans bornes, et, f&ucirc;t-il
+long comme
+trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin.</p>
+<p>Mais il n'est pas facile, &agrave; Versailles, d'aller longtemps
+droit devant
+soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une
+garenne
+d&eacute;plut peut-&ecirc;tre aux nymphes de l'endroit, car elles
+recommenc&egrave;rent de
+plus belle &agrave; &eacute;garer le pauvre amoureux, et, sans doute
+pour le punir,
+elles prirent plaisir &agrave; le faire tourner et retourner sur ses
+propres
+pas, le ramenant sans cesse &agrave; la m&ecirc;me place, justement
+comme un
+campagnard fourvoy&eacute; dans une charmille; c'est ainsi qu'elles
+l'enveloppaient dans leur d&eacute;dale de marbre et d'or.</p>
+<p>Dans les <i>Antiquit&eacute;s de Rome</i>, de Piran&eacute;si, il y
+a une s&eacute;rie de gravures
+que l'artiste appelle &laquo;ses r&ecirc;ves&raquo;, et qui sont un
+souvenir de ses
+propres visions durant le d&eacute;lire d'une fi&egrave;vre. Ces
+gravures repr&eacute;sentent
+de vastes salles gothiques: sur le pav&eacute; sont toutes sortes
+d'engins et
+de machines, roues, c&acirc;bles, poulies, leviers, catapultes, etc.,
+etc.,
+expression d'&eacute;norme puissance mise en action et de
+r&eacute;sistance
+formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet
+escalier, grimpant, non sans peine, Piran&eacute;si lui-m&ecirc;me.
+Suivez les
+marches un peu plus haut, elles s'arr&ecirc;tent tout &agrave; coup
+devant un ab&icirc;me.
+Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piran&eacute;si, vous le croyez du
+moins au
+bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber;
+mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui
+s'&eacute;l&egrave;ve en
+l'air, et, sur cet escalier encore, Piran&eacute;si sur le bord d'un
+autre
+pr&eacute;cipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus
+a&eacute;rien
+se dresse devant vous, et encore le pauvre Piran&eacute;si continuant
+son
+ascension, et ainsi de suite, jusqu'&agrave; ce que l'&eacute;ternel
+escalier et
+Piran&eacute;si disparaissent ensemble dans les nues,
+c'est-&agrave;-dire dans le bord
+de la gravure.</p>
+<p>Cette fi&eacute;vreuse all&eacute;gorie repr&eacute;sente assez
+exactement l'ennui d'une
+peine inutile, et l'esp&egrave;ce de vertige que donne l'impatience. Le
+chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en
+galerie, fut pris d'une sorte de col&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Parbleu! dit-il, voil&agrave; qui est cruel. Apr&egrave;s avoir
+&eacute;t&eacute; si charm&eacute;, si
+ravi, si enthousiasm&eacute; de me trouver seul dans ce maudit palais
+(ce
+n'&eacute;tait plus le palais des f&eacute;es), je n'en pourrai donc
+pas sortir! Peste
+soit de la fatuit&eacute; qui m'a inspir&eacute; cette id&eacute;e
+d'entrer ici comme le
+prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au
+premier laquais venu de me conduire tout bonnement &agrave; la salle de
+spectacle!</p>
+<p>Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier &eacute;tait,
+comme
+Piran&eacute;si, &agrave; la moiti&eacute; d'un escalier, sur un
+palier, entre trois portes.
+Derri&egrave;re celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si
+doux, si
+l&eacute;ger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put
+s'emp&ecirc;cher
+d'&eacute;couter. Au moment o&ugrave; il s'avan&ccedil;ait, tremblant
+de pr&ecirc;ter une oreille
+indiscr&egrave;te, cette porte s'ouvrit &agrave; deux battants. Une
+bouff&eacute;e d'air
+embaum&eacute;e de mille parfums, un torrent de lumi&egrave;re &agrave;
+faire p&acirc;lir la
+galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de
+quelques pas.</p>
+<p>&#8212;Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait
+ouvert la porte.</p>
+<p>&#8212;Je voudrais aller &agrave; la com&eacute;die, r&eacute;pondit le
+chevalier.</p>
+<p>&#8212;Elle vient de finir &agrave; l'instant m&ecirc;me.</p>
+<p>En m&ecirc;me temps, de fort belles dames, d&eacute;licatement
+pl&acirc;tr&eacute;es de blanc et
+de carmin, donnant, non pas le bras, ni m&ecirc;me la main, mais le
+bout des
+doigts &agrave; de vieux et jeunes seigneurs, commen&ccedil;aient
+&agrave; sortir de la salle
+de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas
+g&acirc;ter
+leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait &agrave; voix basse, avec
+une
+demi-gaiet&eacute;, m&ecirc;l&eacute;e de crainte et de respect.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard
+l'avait conduit pr&eacute;cis&eacute;ment au petit foyer.</p>
+<p>&#8212;Le roi va passer, r&eacute;pondit l'huissier.</p>
+<p>Il y a une sorte d'intr&eacute;pidit&eacute; qui ne doute de rien,
+elle n'est que trop
+facile: c'est le courage des gens mal &eacute;lev&eacute;s. Notre jeune
+provincial,
+bien qu'il f&ucirc;t raisonnablement brave, ne poss&eacute;dait pas
+cette facult&eacute;. &Agrave;
+ces seuls mots: &laquo;Le roi va passer,&raquo; il resta immobile et
+presque
+effray&eacute;.</p>
+<p>Le roi Louis XV, qui faisait &agrave; cheval, &agrave; la chasse,
+une douzaine de
+lieues sans y prendre garde, &eacute;tait, comme l'on sait,
+souverainement
+nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'&ecirc;tre le premier
+gentilhomme de France; et ses ma&icirc;tresses lui disaient, non sans
+cause,
+qu'il en &eacute;tait le mieux fait et le plus beau. C'&eacute;tait une
+chose
+consid&eacute;rable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner
+marcher en
+personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras pos&eacute; ou
+plut&ocirc;t
+&eacute;tendu sur l'&eacute;paule de M. d'Argenson, pendant que son
+talon rouge
+glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse &agrave; la mode),
+toutes
+les chuchoteries cess&egrave;rent; les courtisans baissaient la
+t&ecirc;te, n'osant
+pas saluer tout &agrave; fait, et les belles dames, se repliant
+doucement sur
+leurs jarreti&egrave;res couleur de feu, au fond de leurs immenses
+falbalas,
+hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'm&egrave;res appelaient une
+r&eacute;v&eacute;rence, et que notre si&egrave;cle a remplac&eacute;
+par le brutal &laquo;shakehand&raquo; des
+Anglais.</p>
+<p>Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui
+plaisait. Alfi&eacute;ri &eacute;tait peut-&ecirc;tre l&agrave;, qui
+raconte ainsi sa pr&eacute;sentation
+&agrave; Versailles, dans ses M&eacute;moires:</p>
+<p>&laquo;Je savais que le roi ne parlait jamais aux &eacute;trangers
+qui n'&eacute;taient pas
+marquants; je ne pus cependant me faire &agrave; l'impassible et
+sourcilleux
+maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui pr&eacute;sentait de
+la t&ecirc;te
+aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me
+semble cependant que, si l'on disait &agrave; un g&eacute;ant: <i>Voici
+une fourmi que
+je vous pr&eacute;sente</i>, en la regardant il sourirait, ou dirait
+peut-&ecirc;tre:
+Ah! le petit animal!&raquo;</p>
+<p>Le taciturne monarque passa donc &agrave; travers ces fleurs, ces
+belles
+dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule.
+Il ne fallut pas au chevalier de longues r&eacute;flexions pour
+comprendre
+qu'il n'avait rien &agrave; esp&eacute;rer du roi, et que le
+r&eacute;cit de ses amours
+n'obtiendrait l&agrave; aucun succ&egrave;s.</p>
+<p>&#8212;Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon p&egrave;re n'avait que
+trop raison
+lorsqu'il me disait qu'&agrave; deux pas du roi je verrais un
+ab&icirc;me entre lui
+et moi. Quand bien m&ecirc;me je me hasarderais &agrave; demander une
+audience, qui
+me prot&eacute;gera? qui me pr&eacute;sentera? Le voil&agrave;, ce
+ma&icirc;tre absolu qui peut
+d'un mot changer ma destin&eacute;e, assurer ma fortune, combler tous
+mes
+souhaits. Il est l&agrave;, devant moi; en &eacute;tendant la main, je
+pourrais
+toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si
+j'&eacute;tais
+encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder?
+Qui viendra donc &agrave; mon secours?</p>
+<p>Pendant que le chevalier se d&eacute;solait ainsi, il vit entrer une
+jeune dame
+assez jolie, d'un air plein de gr&acirc;ce et de finesse; elle
+&eacute;tait v&ecirc;tue
+fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec
+une rose sur l'oreille. Elle donnait la main &agrave; un seigneur <i>tout
+&agrave;
+l'ambre</i>, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas
+derri&egrave;re son
+&eacute;ventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en
+gesticulant,
+cet &eacute;ventail vint &agrave; lui &eacute;chapper et &agrave;
+tomber sous un fauteuil,
+pr&eacute;cis&eacute;ment devant le chevalier. Il se pr&eacute;cipita
+aussit&ocirc;t pour le
+ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune
+dame lui parut si charmante, qu'il lui pr&eacute;senta
+l'&eacute;ventail sans se
+relever. Elle s'arr&ecirc;ta, sourit et passa, remerciant d'un
+l&eacute;ger signe de
+t&ecirc;te; mais, au regard qu'elle avait jet&eacute; sur le chevalier,
+il sentit
+battre son c&#339;ur sans savoir pourquoi.&#8212;Il avait raison.&#8212;Cette jeune
+dame &eacute;tait la petite d'&Eacute;tioles, comme l'appelaient encore
+les
+m&eacute;contents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient
+&laquo;la
+Marquise&raquo; comme on dit &laquo;la Reine&raquo;.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>IV</h3>
+<br />
+<p>&#8212;Celle-l&agrave; me prot&eacute;gera, celle-l&agrave; viendra
+&agrave; mon secours! Ah! que l'abb&eacute;
+avait raison de me dire qu'un regard d&eacute;ciderait de ma vie! Oui,
+ces yeux
+si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et d&eacute;licieuse,
+ce
+petit pied noy&eacute; dans un pompon... Voil&agrave; ma bonne
+f&eacute;e!</p>
+<p>Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant &agrave; son
+auberge.
+D'o&ugrave; lui venait cette esp&eacute;rance subite? Sa jeunesse seule
+parlait-elle,
+ou les yeux de la marquise avaient-ils parl&eacute;?</p>
+<p>Mais la difficult&eacute; restait toujours la m&ecirc;me. S'il ne
+songeait plus
+maintenant &agrave; &ecirc;tre pr&eacute;sent&eacute; au roi, qui le
+pr&eacute;senterait &agrave; la marquise?</p>
+<p>Il passa une grande partie de la nuit &agrave; &eacute;crire
+&agrave; mademoiselle
+d'Annebault une lettre &agrave; peu pr&egrave;s pareille &agrave; celle
+qu'avait lue madame
+de Pompadour.</p>
+<p>Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a
+que
+les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en
+r&eacute;p&eacute;tant toujours la
+m&ecirc;me chose.</p>
+<p>D&egrave;s le matin le chevalier sortit et se mit &agrave; marcher,
+en r&ecirc;vant dans les
+rues. Il ne lui vint pas &agrave; l'esprit d'avoir encore recours
+&agrave; l'abb&eacute;
+protecteur, et il ne serait pas ais&eacute; de dire la raison qui l'en
+emp&ecirc;chait. C'&eacute;tait comme un m&eacute;lange de crainte et
+d'audace, de fausse
+honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait r&eacute;pondu
+l'abb&eacute;,
+s'il lui avait cont&eacute; son histoire de la veille?&#8212;Vous vous
+&ecirc;tes trouv&eacute; &agrave;
+propos pour ramasser un &eacute;ventail; avez-vous su en profiter?
+Qu'avez-vous
+dit &agrave; la marquise?&#8212;Rien.&#8212;Vous auriez d&ucirc; lui
+parler.&#8212;J'&eacute;tais troubl&eacute;,
+j'avais perdu la t&ecirc;te.&#8212;Cela est un tort; il faut savoir saisir
+l'occasion; mais cela peut se r&eacute;parer. Voulez-vous que je vous
+pr&eacute;sente
+&agrave; monsieur un tel? il est de mes amis; &agrave; madame une
+telle? elle est
+mieux encore. Nous t&acirc;cherons de vous faire parvenir
+jusqu'&agrave; cette
+marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc.</p>
+<p>Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait
+qu'en
+racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire,
+g&acirc;t&eacute;e et d&eacute;flor&eacute;e.
+Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inou&iuml;e,
+incroyable, et que ce devait &ecirc;tre un secret entre lui et la
+fortune;
+confier ce secret au premier venu, c'&eacute;tait, &agrave; son avis,
+en &ocirc;ter tout le
+prix et s'en montrer indigne.&#8212;Je suis all&eacute; seul hier au
+ch&acirc;teau de
+Versailles, pensait-il; j'irai bien seul &agrave; Trianon
+(c'&eacute;tait en ce moment
+le s&eacute;jour de la favorite).</p>
+<p>Une telle fa&ccedil;on de penser peut et doit m&ecirc;me
+para&icirc;tre extravagante aux
+esprits calculateurs, qui ne n&eacute;gligent rien et laissent le moins
+possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont
+&eacute;t&eacute; jeunes
+(tout le monde ne l'est pas, m&ecirc;me au temps de la jeunesse), ont
+pu
+conna&icirc;tre ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et
+s&eacute;duisant,
+qui nous entra&icirc;ne vers la destin&eacute;e: on se sent aveugle, et
+on veut
+l'&ecirc;tre; on ne sait o&ugrave; l'on va, et l'on marche. Le charme
+est dans cette
+insouciance et dans cette ignorance m&ecirc;me; c'est le plaisir de
+l'artiste
+qui r&ecirc;ve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fen&ecirc;tres
+de sa
+ma&icirc;tresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui
+du
+joueur.</p>
+<p>Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de
+Trianon. Sans &ecirc;tre fort par&eacute;, comme on disait alors, il ne
+manquait ni
+d'&eacute;l&eacute;gance, ni de cette fa&ccedil;on d'&ecirc;tre qui
+fait qu'un laquais, vous
+rencontrant en route, ne vous demande pas o&ugrave; vous allez. Il ne
+lui fut
+donc pas difficile, gr&acirc;ce &agrave; quelques indications prises
+&agrave; son auberge,
+d'arriver jusqu'&agrave; la grille du ch&acirc;teau, si l'on peut
+appeler ainsi cette
+bonbonni&egrave;re de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et
+d'ennuis.
+Malheureusement, la grille &eacute;tait ferm&eacute;e, et un gros
+suisse, v&ecirc;tu d'une
+simple houppelande, se promenait, les mains derri&egrave;re le dos,
+dans
+l'avenue int&eacute;rieure, comme quelqu'un qui n'attend personne.</p>
+<p>&#8212;Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas.
+&Eacute;videmment, quand les portes sont closes et que les valets se
+prom&egrave;nent,
+les ma&icirc;tres sont enferm&eacute;s ou sortis.</p>
+<p>Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance
+et
+de courage, autant il &eacute;prouvait tout &agrave; coup de trouble et
+de
+d&eacute;sappointement. Cette seule pens&eacute;e: &laquo;Le roi est
+ici!&raquo; l'effrayait plus
+que n'avaient fait la veille ces trois mots: &laquo;Le roi va
+passer!&raquo; car ce
+n'&eacute;tait alors que de l'impr&eacute;vu, et maintenant il
+connaissait ce froid
+regard, cette majest&eacute; impassible.</p>
+<p>&#8212;Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en
+&eacute;tourdi, de
+p&eacute;n&eacute;trer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face
+&agrave; face devant ce
+monarque superbe, prenant son caf&eacute; au bord d'un ruisseau?</p>
+<p>Aussit&ocirc;t se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette
+d&eacute;sobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il
+avait
+gard&eacute;e de cette marquise passant en souriant, il vit des
+donjons, des
+cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de
+Latude. Peu &agrave; peu venait la r&eacute;flexion, et peu &agrave;
+peu s'envolait
+l'esp&eacute;rance.</p>
+<p>&#8212;Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi
+non
+plus. Je r&eacute;clame contre une injustice; je n'ai jamais
+chansonn&eacute;
+personne. On m'a si bien re&ccedil;u hier &agrave; Versailles, et les
+laquais ont &eacute;t&eacute;
+si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres
+qui r&eacute;pareront celle-l&agrave;.</p>
+<p>Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle
+n'&eacute;tait pas tout
+&agrave; fait ferm&eacute;e. Il l'ouvrit et entra r&eacute;solument. Le
+suisse se retourna
+d'un air ennuy&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Que demandez-vous? o&ugrave; allez-vous?</p>
+<p>&#8212;Je vais chez madame de Pompadour.</p>
+<p>&#8212;Avez-vous une audience?</p>
+<p>&#8212;Oui.</p>
+<p>&#8212;O&ugrave; est votre lettre?</p>
+<p>Ce n'&eacute;tait plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il
+n'y avait
+plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et
+s'aper&ccedil;ut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin
+&eacute;taient
+couverts de poussi&egrave;re. Il avait commis la faute de venir
+&agrave; pied dans un
+pays o&ugrave; l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi,
+et le
+toisa, non de la t&ecirc;te aux pieds, mais des pieds &agrave; la
+t&ecirc;te. L'habit lui
+parut propre, mais le chapeau &eacute;tait un peu de travers et la
+coiffure
+d&eacute;poudr&eacute;e:</p>
+<p>&#8212;Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous?</p>
+<p>&#8212;Je voudrais parler &agrave; madame de Pompadour.</p>
+<p>&#8212;Vraiment! et vous croyez que &ccedil;a se fait comme &ccedil;a?</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien. Le roi est-il ici?</p>
+<p>&#8212;Peut-&ecirc;tre. Sortez, et laissez-moi en repos.</p>
+<p>Le chevalier ne voulait pas se mettre en col&egrave;re; mais,
+malgr&eacute; lui, cette
+insolence le fit p&acirc;lir.</p>
+<p>&#8212;J'ai dit quelquefois &agrave; un laquais de sortir,
+r&eacute;pondit-il, mais un
+laquais ne me l'a jamais dit.</p>
+<p>&#8212;Laquais! moi? un laquais! s'&eacute;cria le suisse furieux.</p>
+<p>&#8212;Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et
+tr&egrave;s peu m'importe.</p>
+<p>Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crisp&eacute;s et
+le visage
+en feu. Le chevalier, rendu &agrave; lui-m&ecirc;me par l'apparence
+d'une menace,
+souleva l&eacute;g&egrave;rement la poign&eacute;e de son
+&eacute;p&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en co&ucirc;te
+trente-six
+livres pour envoyer en terre un rustre comme vous.</p>
+<p>&#8212;Si vous &ecirc;tes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi;
+je ne
+fais que mon devoir, et ne croyez pas...</p>
+<p>En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de
+Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'&eacute;cho. Le
+chevalier
+laissa son &eacute;p&eacute;e retomber dans le fourreau, et, ne
+songeant plus &agrave; la
+querelle commenc&eacute;e:</p>
+<p>&#8212;Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne
+me
+le disiez-vous tout de suite?</p>
+<p>&#8212;Cela ne me regarde pas, ni vous non plus.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas l&agrave;, je
+n'ai pas de lettre,
+je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer.</p>
+<p>Il tira de sa poche quelques pi&egrave;ces d'or. Le suisse le toisa
+de nouveau
+avec un souverain m&eacute;pris.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que c'est que &ccedil;a? dit-il d&eacute;daigneusement.
+Cherche-t-on ainsi
+&agrave; s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire
+sortir,
+prenez garde que je ne vous y enferme.</p>
+<p>&#8212;Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa col&egrave;re
+et
+reprenant son &eacute;p&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Oui, moi, r&eacute;p&eacute;ta le gros homme.</p>
+<p>Mais, pendant cette conversation, o&ugrave; l'historien regrette
+d'avoir
+compromis son h&eacute;ros, d'&eacute;pais nuages avaient obscurci le
+ciel; un orage
+se pr&eacute;parait. Un &eacute;clair rapide brilla, suivi d'un violent
+coup de
+tonnerre, et la pluie commen&ccedil;ait &agrave; tomber lourdement. Le
+chevalier, qui
+tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux,
+grande comme un petit &eacute;cu.</p>
+<p>&#8212;Peste! dit-il, mettons-nous &agrave; l'abri. Il ne s'agit pas de se
+laisser
+mouiller.</p>
+<p>Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerb&egrave;re, ou, si
+l'on veut, la
+maison du concierge; puis l&agrave;, se jetant sans fa&ccedil;on dans
+le grand
+fauteuil du concierge m&ecirc;me:</p>
+<p>&#8212;Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous
+me
+prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma
+poche un placet pour Sa Majest&eacute;! Je suis de province, mais vous
+n'&ecirc;tes
+qu'un sot.</p>
+<p>Le suisse, pour toute r&eacute;ponse, alla dans un coin prendre sa
+hallebarde,
+et resta ainsi debout, l'arme au poing.</p>
+<p>&#8212;Quand partirez-vous? s'&eacute;cria-t-il d'une voix de Stentor.</p>
+<p>La querelle, tour &agrave; tour oubli&eacute;e et reprise, semblait
+cette fois devenir
+tout &agrave; fait s&eacute;rieuse, et d&eacute;j&agrave; les deux
+grosses mains du suisse
+tremblaient &eacute;trangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je
+ne sais,
+lorsque, tournant tout &agrave; coup la t&ecirc;te: Ah! dit le
+chevalier, qui vient
+l&agrave;?</p>
+<p>Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce
+temps-l&agrave; les jambes maigres n'&eacute;taient pas &agrave; la
+mode), accourait &agrave; toute
+bride et au triple galop. Le chemin &eacute;tait tremp&eacute; par la
+pluie; la grille
+n'&eacute;tait qu'entr'ouverte. Il y eut une h&eacute;sitation; le
+suisse s'avan&ccedil;a et
+ouvrit la grille. Le page donna de l'&eacute;peron; le cheval,
+arr&ecirc;t&eacute; un
+instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la
+terre
+humide et tomba.</p>
+<p>Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un
+cheval
+tomb&eacute; &agrave; terre. Il n'y a cravache qui tienne. La
+gesticulation des jambes
+de la b&ecirc;te, qui fait ce qu'elle peut, est extr&ecirc;mement
+d&eacute;sagr&eacute;able,
+surtout lorsque l'on a soi-m&ecirc;me une jambe aussi prise sous la
+selle.</p>
+<p>Le chevalier, toutefois, vint &agrave; l'aide sans
+r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ces
+inconv&eacute;nients, et il s'y prit si adroitement que bient&ocirc;t
+le cheval fut
+redress&eacute; et le cavalier d&eacute;gag&eacute;. Mais celui-ci
+&eacute;tait couvert de boue, et
+ne pouvait qu'&agrave; peine marcher en boitant. Transport&eacute;,
+tant bien que mal,
+dans la maison du suisse, et assis &agrave; son tour dans le grand
+fauteuil:</p>
+<p>&#8212;Monsieur, dit-il au chevalier, vous &ecirc;tes gentilhomme,
+&agrave; coup s&ucirc;r. Vous
+m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus
+grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce
+message est tr&egrave;s press&eacute;, comme vous le voyez, puisque mon
+cheval et moi,
+pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous
+comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe
+&eacute;clopp&eacute;e, je ne
+saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter
+moi-m&ecirc;me. Voulez-vous y aller &agrave; ma place?</p>
+<p>En m&ecirc;me temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe
+dor&eacute;e
+d'arabesques, accompagn&eacute;e du sceau royal.</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s volontiers, monsieur, r&eacute;pondit le chevalier,
+prenant l'enveloppe.
+Et, leste et l&eacute;ger comme une plume, il partit en courant sur la
+pointe
+du pied.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>V</h3>
+<br />
+<p>Quand le chevalier arriva au ch&acirc;teau, un suisse &eacute;tait
+encore devant le
+p&eacute;ristyle:</p>
+<p>&#8212;Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait
+plus
+les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers
+d'une demi-douzaine de laquais.</p>
+<p>Un grand huissier, plant&eacute; au milieu du vestibule, voyant
+l'ordre et le
+sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courb&eacute; par
+le vent,
+puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin
+d'une boiserie.</p>
+<p>Une petite porte battante, masqu&eacute;e par une tapisserie,
+s'ouvrit aussit&ocirc;t
+comme d'elle-m&ecirc;me. L'homme osseux fit un signe obligeant: le
+chevalier
+entra et la tapisserie, qui s'&eacute;tait entr'ouverte, retomba
+mollement
+derri&egrave;re lui.</p>
+<p>Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon,
+puis
+dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets,
+puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant.</p>
+<p>&#8212;Suis-je encore ici au ch&acirc;teau de Versailles? se demandait le
+chevalier. Allons-nous recommencer &agrave; jouer &agrave;
+cligne-musette?</p>
+<p>Trianon n'&eacute;tait, &agrave; cette &eacute;poque, ni ce qu'il
+est maintenant, ni ce qu'il
+avait &eacute;t&eacute;. On a dit que madame de Maintenon avait fait de
+Versailles un
+oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon
+que <i>ce petit ch&acirc;teau de porcelaine</i> &eacute;tait le
+boudoir de Madame de
+Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il para&icirc;t que
+Louis
+XV en mettait partout. Telle galerie o&ugrave; son a&iuml;eul se
+promenait
+majestueusement &eacute;tait alors bizarrement divis&eacute;e en une
+infinit&eacute; de
+compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait
+papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.&#8212;Trouvez-vous de
+bon go&ucirc;t mes petits appartements meubl&eacute;s? demanda-t-il un
+jour &agrave; la
+belle comtesse de S&eacute;ran.&#8212;Non, dit-elle, je les voudrais bleus.
+Comme le
+bleu &eacute;tait la couleur du roi, cette r&eacute;ponse le flatta. Au
+second
+rendez-vous, madame de S&eacute;ran trouva le salon meubl&eacute; en
+bleu, comme elle
+l'avait d&eacute;sir&eacute;.</p>
+<p>Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul,
+n'&eacute;tait
+ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une
+jolie femme qui a une jolie taille gagne &agrave; laisser ainsi son
+image se
+r&eacute;p&eacute;ter sous mille aspects. Elle &eacute;blouit, elle
+enveloppe, pour ainsi
+dire, celui &agrave; qui elle veut plaire. De quelque c&ocirc;t&eacute;
+qu'il regarde, il la
+voit; comment l'&eacute;viter? Il ne lui reste plus qu'&agrave;
+s'enfuir, ou &agrave;
+s'avouer subjugu&eacute;.</p>
+<p>Le chevalier regardait aussi le jardin. L&agrave;, derri&egrave;re
+les charmilles et
+les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commen&ccedil;ait
+&agrave;
+poindre le go&ucirc;t pastoral, que la marquise allait mettre &agrave;
+la mode, et
+que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient
+pousser &agrave; un si haut degr&eacute; de perfection.
+D&eacute;j&agrave; apparaissaient les
+fantaisies champ&ecirc;tres o&ugrave; se r&eacute;fugiait le caprice
+blas&eacute;. D&eacute;j&agrave; les tritons
+boursoufl&eacute;s, les graves d&eacute;esses et les nymphes savantes,
+les bustes &agrave;
+grandes perruques, glac&eacute;s d'horreur dans leurs niches de
+verdure,
+voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs
+&eacute;tonn&eacute;s.
+Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient
+bient&ocirc;t d&eacute;tr&ocirc;ner l'Olympe pour le remplacer par une
+laiterie, &eacute;trange
+parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai
+jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un ma&icirc;tre indolent,
+qui ne
+savait comment se d&eacute;sennuyer de Versailles dans Versailles
+m&ecirc;me.</p>
+<p>Mais le chevalier &eacute;tait trop charm&eacute;, trop ravi de se
+trouver l&agrave; pour
+qu'une r&eacute;flexion critique p&ucirc;t se pr&eacute;senter &agrave;
+son esprit. Il &eacute;tait, au
+contraire, pr&ecirc;t &agrave; tout admirer, et il admirait en effet,
+tournant sa
+missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau,
+lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement:</p>
+<p>&#8212;Venez, monsieur.</p>
+<p>Il la suivit, et apr&egrave;s avoir pass&eacute; de nouveau par
+plusieurs corridors
+plus ou moins myst&eacute;rieux, elle le fit entrer dans une grande
+chambre o&ugrave;
+les volets &eacute;taient &agrave; demi ferm&eacute;s. L&agrave;, elle
+s'arr&ecirc;ta et parut &eacute;couter.</p>
+<p>&#8212;Toujours cligne-musette, se disait le chevalier.</p>
+<p>Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore,
+et
+une autre fille de chambre qui semblait devoir &ecirc;tre aussi jolie
+que la
+premi&egrave;re, r&eacute;p&eacute;ta du m&ecirc;me ton les m&ecirc;mes
+paroles:</p>
+<p>&#8212;Venez, monsieur.</p>
+<p>S'il avait &eacute;t&eacute; &eacute;mu &agrave; Versailles, il
+l'&eacute;tait maintenant bien autrement,
+car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la
+divinit&eacute;. Il s'avan&ccedil;a le c&#339;ur palpitant; une douce
+lumi&egrave;re, faiblement
+voil&eacute;e par de l&eacute;gers rideaux de gaze, succ&eacute;da
+&agrave; l'obscurit&eacute;; un parfum
+d&eacute;licieux, presque imperceptible, se r&eacute;pandit dans l'air
+autour de lui;
+la fille de chambre &eacute;carta timidement le coin d'une
+porti&egrave;re de soie,
+et, au fond d'un grand cabinet de la plus &eacute;l&eacute;gante
+simplicit&eacute;, il
+aper&ccedil;ut la dame &agrave; l'&eacute;ventail, c'est-&agrave;-dire
+la toute-puissante marquise.</p>
+<p>Elle &eacute;tait seule, assise devant une table, envelopp&eacute;e
+d'un peignoir, la
+t&ecirc;te appuy&eacute;e sur sa main, et paraissant tr&egrave;s
+pr&eacute;occup&eacute;e. En voyant
+entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme
+involontaire.</p>
+<p>&#8212;Vous venez de la part du roi?</p>
+<p>Le chevalier aurait pu r&eacute;pondre, mais il ne trouva rien de
+mieux que de
+s'incliner profond&eacute;ment, en pr&eacute;sentant &agrave; la
+marquise la lettre qu'il
+lui apportait. Elle la prit, ou plut&ocirc;t s'en empara avec une
+extr&ecirc;me
+vivacit&eacute;. Pendant qu'elle la d&eacute;cachetait, ses mains
+tremblaient sur
+l'enveloppe.</p>
+<p>Cette lettre, &eacute;crite de la main du roi, &eacute;tait assez
+longue. Elle la
+d&eacute;vora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'&#339;il, puis elle la
+lut
+avidement avec une attention profonde, le sourcil fronc&eacute; et
+serrant les
+l&egrave;vres. Elle n'&eacute;tait pas belle ainsi, et ne ressemblait
+plus &agrave;
+l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle
+sembla
+r&eacute;fl&eacute;chir. Peu &agrave; peu, son visage, qui avait
+p&acirc;li, se colora d'un l&eacute;ger
+incarnat (&agrave; cette heure-l&agrave; elle n'avait pas de rouge):
+non seulement la
+gr&acirc;ce lui revint, mais un &eacute;clair de vraie beaut&eacute;
+passa sur ses traits
+d&eacute;licats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de
+rose.
+Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se
+retournant vers le chevalier:</p>
+<p>&#8212;Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus
+charmant
+sourire, mais c'est que je n'&eacute;tais pas lev&eacute;e, et je ne le
+suis m&ecirc;me pas
+encore. Voil&agrave; pourquoi j'ai &eacute;t&eacute; forc&eacute;e de
+vous faire venir par les
+cachettes; car je suis assi&eacute;g&eacute;e ici presque autant que si
+j'&eacute;tais chez
+moi. Je voudrais r&eacute;pondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de
+faire ma
+commission?</p>
+<p>Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de
+reprendre un peu de courage.</p>
+<p>&#8212;H&eacute;las! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de
+gr&acirc;ce que vous me
+faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi cela?</p>
+<p>&#8212;Je n'ai pas l'honneur d'appartenir &agrave; Sa Majest&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Comment donc &ecirc;tes-vous venu ici?</p>
+<p>&#8212;Par un hasard. J'ai rencontr&eacute; en route un page qui s'est
+jet&eacute; par
+terre, et qui m'a pri&eacute;...</p>
+<p>&#8212;Comment, jet&eacute; par terre! r&eacute;p&eacute;ta la marquise en
+&eacute;clatant de rire. (Elle
+paraissait si heureuse en ce moment, que la gaiet&eacute; lui venait
+sans
+peine.)</p>
+<p>&#8212;Oui, madame, il est tomb&eacute; de cheval &agrave; la grille. Je
+me suis trouv&eacute; l&agrave;,
+heureusement, pour l'aider &agrave; se relever, et, comme son habit
+&eacute;tait fort
+g&acirc;t&eacute;, il m'a pri&eacute; de me charger de son message.</p>
+<p>&#8212;Et par quel hasard vous &ecirc;tes-vous trouv&eacute; l&agrave;?</p>
+<p>&#8212;Madame, c'est que j'ai un placet &agrave; pr&eacute;senter &agrave;
+Sa Majest&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Sa Majest&eacute; demeure &agrave; Versailles.</p>
+<p>&#8212;Oui, mais vous demeurez ici.</p>
+<p>&#8212;Oui-da! En sorte que c'&eacute;tait vous qui vouliez me charger
+d'une
+commission.</p>
+<p>&#8212;Madame, je vous supplie de croire...</p>
+<p>&#8212;Ne vous effrayez pas, vous n'&ecirc;tes pas le premier. Mais
+&agrave; propos de
+quoi vous adresser &agrave; moi? Je ne suis qu'une femme... comme une
+autre.</p>
+<p>En pronon&ccedil;ant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un
+regard
+triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire.</p>
+<p>&#8212;Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours ou&iuml; dire que les
+hommes
+exer&ccedil;aient le pouvoir, et que les femmes...</p>
+<p>&#8212;En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine
+de
+France.</p>
+<p>&#8212;Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis <i>trouv&eacute;
+l&agrave;</i> ce
+matin.</p>
+<p>La marquise &eacute;tait plus qu'habitu&eacute;e &agrave; de
+semblables compliments, bien
+qu'on ne les lui f&icirc;t qu'&agrave; voix basse; mais dans la
+circonstance
+pr&eacute;sente, celui-ci parut lui plaire tr&egrave;s
+singuli&egrave;rement.</p>
+<p>&#8212;Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru
+pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur
+un
+cheval qui tombe en chemin.</p>
+<p>&#8212;Madame, je croyais,... j'esp&eacute;rais...</p>
+<p>&#8212;Qu'esp&eacute;riez-vous?</p>
+<p>&#8212;J'esp&eacute;rais que le hasard... pourrait faire...</p>
+<p>&#8212;Toujours le hasard! Il est de vos amis, &agrave; ce qu'il
+para&icirc;t; mais je
+vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste
+recommandation.</p>
+<p>Peut-&ecirc;tre la fortune offens&eacute;e voulut-elle se venger de
+cette
+irr&eacute;v&eacute;rence; mais le chevalier, que ces derni&egrave;res
+questions avaient de
+plus en plus troubl&eacute;, aper&ccedil;ut tout &agrave; coup, sur le
+coin de la table,
+pr&eacute;cis&eacute;ment le m&ecirc;me &eacute;ventail qu'il avait
+ramass&eacute; la veille. Il le prit,
+et, comme la veille, il le pr&eacute;senta &agrave; la marquise, en
+fl&eacute;chissant le
+genou devant elle.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave;, madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici.</p>
+<p>La marquise parut d'abord &eacute;tonn&eacute;e, h&eacute;sita un
+moment, regardant tant&ocirc;t
+l'&eacute;ventail, tant&ocirc;t le chevalier.</p>
+<p>&#8212;Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous
+reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, apr&egrave;s la com&eacute;die,
+avec M. de
+Richelieu. J'ai laiss&eacute; tomber cet &eacute;ventail, et vous vous
+&ecirc;tes <i>trouv&eacute;
+l&agrave;</i>, comme vous disiez.</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne
+vous
+ai pas remerci&eacute;, mais j'ai toujours &eacute;t&eacute;
+persuad&eacute;e que celui qui sait,
+d'aussi bonne gr&acirc;ce, relever un &eacute;ventail, sait aussi, au
+besoin, relever
+le gant; et nous aimons assez cela, nous autres.</p>
+<p>&#8212;Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout &agrave;
+l'heure,
+j'ai failli avoir un duel avec le suisse.</p>
+<p>&#8212;Mis&eacute;ricorde! dit la marquise, prise d'un second acc&egrave;s
+de gaiet&eacute;, avec
+le suisse! et pour quoi faire?</p>
+<p>&#8212;Il ne voulait pas me laisser entrer.</p>
+<p>&#8212;C'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; dommage. Mais, monsieur, qui
+&ecirc;tes-vous? que demandez-vous?</p>
+<p>&#8212;Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait
+demand&eacute;
+pour moi une place de cornette aux gardes.</p>
+<p>&#8212;Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous
+&ecirc;tes
+amoureux de mademoiselle d'Annebault...</p>
+<p>&#8212;Madame, qui a pu vous dire?...</p>
+<p>&#8212;Oh! je vous pr&eacute;viens que je suis fort &agrave; craindre.
+Quand la m&eacute;moire me
+manque, je devine. Vous &ecirc;tes parent de l'abb&eacute; Chauvelin,
+et refus&eacute; pour
+cela, n'est-ce pas? O&ugrave; est votre placet?</p>
+<p>&#8212;Le voil&agrave;, madame; mais, en v&eacute;rit&eacute;, je ne puis
+comprendre...</p>
+<p>&#8212;&Agrave; quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier
+sur cette
+table. Je vais r&eacute;pondre au roi; vous lui porterez en m&ecirc;me
+temps votre
+demande et ma lettre.</p>
+<p>&#8212;Mais, madame, je croyais vous avoir dit...</p>
+<p>&#8212;Vous irez. Vous &ecirc;tes entr&eacute; ici de par le roi, n'est-il
+pas vrai? Eh
+bien! vous entrerez l&agrave;-bas de par la marquise de Pompadour, dame
+du
+palais de la reine.</p>
+<p>Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de
+stup&eacute;faction.
+Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses
+et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle
+avait montr&eacute;e pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui
+rapporta rien
+qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le
+d&eacute;sirait; elle le voulait, elle avait r&eacute;ussi. M. de
+Vauvert, qu'elle ne
+connaissait pas, bien qu'elle conn&ucirc;t ses amours, lui plaisait
+comme une
+bonne nouvelle.</p>
+<p>Immobile, debout derri&egrave;re elle, le chevalier observait la
+marquise qui
+&eacute;crivait, d'abord de tout son c&#339;ur, avec passion, puis qui
+r&eacute;fl&eacute;chissait, s'arr&ecirc;tait et passait sa main sur
+son petit nez, fin
+comme l'ambre. Elle s'impatientait: un t&eacute;moin la g&ecirc;nait.
+Enfin elle se
+d&eacute;cida et fit une rature; il fallait avouer que ce
+n'&eacute;tait plus qu'un
+brouillon.</p>
+<p>En face du chevalier, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la table,
+brillait un beau
+miroir de Venise. Le tr&egrave;s timide messager osait &agrave; peine
+lever les yeux.
+Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir,
+par-dessus
+la t&ecirc;te de la marquise, le visage inquiet et charmant de la
+nouvelle
+dame du palais.</p>
+<p>&#8212;Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois
+amoureux d'une autre; mais Ath&eacute;na&iuml;s est plus belle, et
+d'ailleurs ce
+serait, de ma part, une si affreuse d&eacute;loyaut&eacute;!...</p>
+<p>&#8212;De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa
+coutume,
+avait pens&eacute; tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites?</p>
+<p>&#8212;Moi, madame? j'attends.</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; qui est fait, r&eacute;pondit la marquise, prenant une
+autre feuille de
+papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se
+retourner, le peignoir avait gliss&eacute; sur son &eacute;paule.</p>
+<p>La mode est une chose &eacute;trange. Nos grand'm&egrave;res
+trouvaient tout simple
+d'aller &agrave; la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur
+gorge
+presque d&eacute;couverte, et l'on ne voyait &agrave; cela nulle
+ind&eacute;cence; mais elles
+cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui
+montrent au bal ou &agrave; l'Op&eacute;ra. C'est une beaut&eacute;
+nouvellement invent&eacute;e.</p>
+<p>Sur l'&eacute;paule fr&ecirc;le, blanche et mignonne de madame de
+Pompadour, il y
+avait un petit signe noir qui ressemblait &agrave; une mouche
+tomb&eacute;e dans du
+lait. Le chevalier, s&eacute;rieux comme un &eacute;tourdi qui veut
+avoir bonne
+contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en
+l'air, regardait le chevalier dans la glace.</p>
+<p>Dans cette glace, un coup d'&#339;il rapide fut &eacute;chang&eacute;,
+coup d'&#339;il auquel
+les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: &laquo;Vous
+&ecirc;tes
+charmante&raquo; et de l'autre: &laquo;Je n'en suis pas
+f&acirc;ch&eacute;e.&raquo;</p>
+<p>Toutefois la marquise rajusta son peignoir.</p>
+<p>&#8212;Vous regardez ma mouche, monsieur?</p>
+<p>&#8212;Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire.</p>
+<p>&#8212;Tenez, voil&agrave; ma lettre; portez-la au roi avec votre placet.</p>
+<p>&#8212;Mais, madame...</p>
+<p>&#8212;Quoi donc?</p>
+<p>&#8212;Sa Majest&eacute; est &agrave; la chasse; je viens d'entendre
+sonner dans le bois de
+Satory.</p>
+<p>&#8212;C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain,
+apr&egrave;s-demain, peu
+importe.&#8212;Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela &agrave; Lebel.
+Adieu,
+monsieur. T&acirc;chez de vous souvenir que cette mouche que vous venez
+de
+voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant
+&agrave;
+votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume
+&agrave; ne
+pas jaser tout seul aussi haut que tout &agrave; l'heure. Adieu,
+chevalier.</p>
+<p>Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de
+dentelles, tendit au jeune homme son bras nu.</p>
+<p>Il s'inclina encore, et du bout des l&egrave;vres effleura &agrave;
+peine les ongles
+roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut,
+mais un peu trop de modestie.</p>
+<p>Aussit&ocirc;t reparurent les petites filles de chambre (les grandes
+n'&eacute;taient
+pas lev&eacute;es), et derri&egrave;res elles, debout comme un clocher
+au milieu d'un
+troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le
+chemin.</p>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;" />
+<h3>VI</h3>
+<br />
+<p>Seul, plong&eacute; dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite
+chambre, &agrave;
+l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le
+surlendemain; point de nouvelles.</p>
+<p>&#8212;Singuli&egrave;re femme! douce et imp&eacute;rieuse, bonne et
+m&eacute;chante, la plus
+frivole et la plus ent&ecirc;t&eacute;e! Elle m'a oubli&eacute;. Oh,
+mis&egrave;re! Elle a raison,
+elle peut tout, et je ne suis rien.</p>
+<p>Il s'&eacute;tait lev&eacute;, et se promenait par la chambre.</p>
+<p>&#8212;Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon p&egrave;re
+disait vrai!
+La marquise s'est moqu&eacute;e de moi; c'est tout simple, pendant que
+je la
+regardais, c'est sa beaut&eacute; qui lui a plu. Elle a bien
+&eacute;t&eacute; aise de voir
+dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi,
+sont v&eacute;ritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits,
+mais quelle
+gr&acirc;ce! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait
+la
+poussi&egrave;re de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande,
+mais sa
+taille est bien prise.&#8212;Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie
+ch&eacute;rie! est-ce que moi aussi j'oublierais?</p>
+<p>Deux ou trois petits coups secs frapp&eacute;s sur la porte le
+r&eacute;veill&egrave;rent de
+son chagrin.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce?</p>
+<p>L'homme osseux, tout de noir v&ecirc;tu, avec une belle paire de bas
+de soie,
+qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut.</p>
+<p>&#8212;Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masqu&eacute; &agrave;
+la cour, et madame
+la marquise m'envoie vous dire que vous &ecirc;tes invit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Cela suffit, monsieur, grand merci.</p>
+<p>D&egrave;s que l'homme osseux se fut retir&eacute;, le chevalier
+courut &agrave; la sonnette:
+la m&ecirc;me servante qui, trois jours auparavant, l'avait
+accommod&eacute; de son
+mieux, l'aida &agrave; mettre le m&ecirc;me habit paillet&eacute;,
+t&acirc;chant de l'accommoder
+mieux encore.</p>
+<p>Apr&egrave;s quoi le jeune homme s'achemina vers le palais,
+invit&eacute; cette fois
+et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que
+lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui.</p>
+<p>&Eacute;tourdi, presque autant que la premi&egrave;re fois, par
+toutes les splendeurs
+de Versailles, qui, ce soir-l&agrave;, n'&eacute;tait pas
+d&eacute;sert, le chevalier
+marchait dans la grande galerie, regardant de tous les
+c&ocirc;t&eacute;s, t&acirc;chant de
+savoir pourquoi il &eacute;tait l&agrave;; mais personne ne semblait
+songer &agrave;
+l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque
+deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette,
+l'arr&ecirc;t&egrave;rent
+au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il e&ucirc;t tenu
+un
+pistolet; l'autre se leva et vint &agrave; lui:</p>
+<p>&#8212;Il para&icirc;t, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le
+bras
+nonchalamment, que vous &ecirc;tes assez bien avec notre marquise.</p>
+<p>&#8212;Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous?</p>
+<p>&#8212;Vous le savez bien.</p>
+<p>&#8212;Pas le moins du monde.</p>
+<p>&#8212;Oh! si fait.</p>
+<p>&#8212;Point du tout.</p>
+<p>&#8212;Toute la cour le sait.</p>
+<p>&#8212;Je ne suis pas de la cour.</p>
+<p>&#8212;Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait.</p>
+<p>&#8212;Cela se peut, madame, mais je l'ignore.</p>
+<p>&#8212;Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est
+tomb&eacute; de
+cheval &agrave; la grille de Trianon. N'&eacute;tiez-vous pas
+l&agrave;, par hasard?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Ne l'avez-vous pas aid&eacute; &agrave; se relever?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Et n'&ecirc;tes-vous pas entr&eacute; au ch&acirc;teau?</p>
+<p>&#8212;Sans doute.</p>
+<p>&#8212;Et ne vous a-t-on pas donn&eacute; un papier?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Et ne l'avez-vous pas port&eacute; au roi?</p>
+<p>&#8212;Assur&eacute;ment.</p>
+<p>&#8212;Le roi n'&eacute;tait pas &agrave; Trianon; il &eacute;tait
+&agrave; la chasse, la marquise &eacute;tait
+seule,... n'est-ce pas?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame.</p>
+<p>&#8212;Elle venait de se r&eacute;veiller; elle &eacute;tait &agrave;
+peine v&ecirc;tue, except&eacute;, &agrave; ce
+qu'on dit, d'un grand peignoir.</p>
+<p>&#8212;Les gens qu'on ne peut pas emp&ecirc;cher de parler disent ce qui
+leur passe
+par la t&ecirc;te.</p>
+<p>&#8212;Fort bien, mais il para&icirc;t qu'il a pass&eacute; entre sa
+t&ecirc;te et la v&ocirc;tre un
+regard qui ne l'a pas f&acirc;ch&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Qu'entendez-vous par l&agrave;, madame?</p>
+<p>&#8212;Que vous ne lui avez pas d&eacute;plu.</p>
+<p>&#8212;Je n'en sais rien, et je serais au d&eacute;sespoir qu'une
+bienveillance si
+douce et si rare, &agrave; laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a
+touch&eacute;
+jusqu'au fond du c&#339;ur, p&ucirc;t devenir la cause d'un mauvais propos.</p>
+<p>&#8212;Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez
+provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde.</p>
+<p>&#8212;Mais, madame, si ce page est tomb&eacute;, et si j'ai port&eacute;
+son message....
+Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interrog&eacute;.</p>
+<p>Le masque lui serra le bras et lui dit:&#8212;Monsieur, &eacute;coutez.</p>
+<p>&#8212;Tout ce qui vous plaira, madame.</p>
+<p>&#8212;Voici &agrave; quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la
+marquise,
+et personne ne croit qu'il l'ait jamais aim&eacute;e. Elle vient de
+commettre
+une imprudence; elle s'est mis &agrave; dos tout le parlement, avec ses
+deux
+sous d'imp&ocirc;t, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus
+grande
+puissance, la compagnie de J&eacute;sus. Elle y succombera; mais elle a
+des
+armes, et, avant de p&eacute;rir, elle se d&eacute;fendra.</p>
+<p>&#8212;Eh bien! madame, qu'y puis-je faire?</p>
+<p>&#8212;Je vais vous le dire. M. de Choiseul est &agrave; moiti&eacute;
+brouill&eacute; avec M. de
+Bernis; ils ne sont s&ucirc;rs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils
+voudraient
+essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de
+vous
+peut en d&eacute;cider.</p>
+<p>&#8212;En quelle fa&ccedil;on, madame, je vous prie?</p>
+<p>&#8212;En laissant raconter votre visite de l'autre jour.</p>
+<p>&#8212;Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les j&eacute;suites
+et le
+parlement?</p>
+<p>&#8212;&Eacute;crivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas
+que le
+plus vif int&eacute;r&ecirc;t, la plus enti&egrave;re reconnaissance....</p>
+<p>&#8212;Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une
+l&acirc;chet&eacute; que
+vous me demandez l&agrave;.</p>
+<p>&#8212;Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique?</p>
+<p>&#8212;Je ne me connais pas &agrave; tout cela. Madame de Pompadour a
+laiss&eacute; tomber
+son &eacute;ventail devant moi; je l'ai ramass&eacute;, je le lui ai
+rendu; elle m'a
+remerci&eacute;, elle m'a permis, avec cette gr&acirc;ce qu'elle a, de
+la remercier &agrave;
+mon tour.</p>
+<p>&#8212;Tr&ecirc;ve de fa&ccedil;ons: le temps se passe: je me nomme la
+comtesse
+d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma ni&egrave;ce;... ne
+dites
+pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous
+l'aurez demain, et, si Ath&eacute;na&iuml;s vous pla&icirc;t, vous
+serez bient&ocirc;t mon
+neveu.</p>
+<p>&#8212;Oh! madame, quel exc&egrave;s de bont&eacute;!</p>
+<p>&#8212;Mais il faut parler.</p>
+<p>&#8212;Non, madame.</p>
+<p>&#8212;On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille.</p>
+<p>&#8212;Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer
+devant
+elle, il faut que mon honneur y soit aussi.</p>
+<p>&#8212;Vous &ecirc;tes bien ent&ecirc;t&eacute;, chevalier! Est-ce
+l&agrave; votre derni&egrave;re r&eacute;ponse?</p>
+<p>&#8212;C'est la derni&egrave;re, comme la premi&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma
+ni&egrave;ce?</p>
+<p>&#8212;Oui, madame, si c'est &agrave; ce prix.</p>
+<p>Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard per&ccedil;ant,
+plein de
+curiosit&eacute;; puis, ne voyant sur son visage aucun signe
+d'h&eacute;sitation, elle
+s'&eacute;loigna lentement et se perdit dans la foule.</p>
+<p>Le chevalier, ne pouvant rien comprendre &agrave; cette
+singuli&egrave;re aventure,
+alla s'asseoir dans un coin de la galerie.</p>
+<p>&#8212;Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit &ecirc;tre un
+peu
+folle. Elle veut bouleverser l'&Eacute;tat au moyen d'une sotte
+calomnie, et,
+pour m&eacute;riter la main de sa ni&egrave;ce, elle me propose de me
+d&eacute;shonorer! Mais
+Ath&eacute;na&iuml;s ne voudrait plus de moi, ou, si elle se
+pr&ecirc;tait &agrave; une pareille
+intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! t&acirc;cher de nuire
+&agrave;
+cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais!</p>
+<p>Toujours fid&egrave;le &agrave; ses distractions, le chevalier,
+tr&egrave;s probablement,
+allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de
+rose, lui loucha l&eacute;g&egrave;rement l'&eacute;paule. Il leva les
+yeux, et vit devant
+lui les deux masques pareils qui l'avaient arr&ecirc;t&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques,
+d&eacute;guisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout
+&agrave; fait
+semblables, et que tout par&ucirc;t calcul&eacute; pour donner le
+change, le
+chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'&eacute;taient
+plus les
+m&ecirc;mes.</p>
+<p>&#8212;R&eacute;pondrez-vous, monsieur?</p>
+<p>&#8212;Non, madame.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;crirez-vous?</p>
+<p>&#8212;Pas davantage.</p>
+<p>&#8212;C'est vrai que vous &ecirc;tes obstin&eacute;. Bonsoir, lieutenant.</p>
+<p>&#8212;Que dites-vous, madame?</p>
+<p>&#8212;Voil&agrave; votre brevet, et votre contrat de mariage.</p>
+<p>Et elle lui jeta son &eacute;ventail.</p>
+<p>C'&eacute;tait celui que le chevalier avait d&eacute;j&agrave;
+ramass&eacute; deux fois. Les petits
+amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre
+dor&eacute;e. Il n'y avait pas &agrave; en douter, c'&eacute;tait
+l'&eacute;ventail de madame de
+Pompadour.</p>
+<p>&#8212;O ciel! marquise, est-il possible?...</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa
+petite
+dentelle noire.</p>
+<p>&#8212;Je ne sais, madame, comment r&eacute;pondre....</p>
+<p>&#8212;Il n'est pas n&eacute;cessaire. Vous &ecirc;tes un galant homme, et
+nous nous
+reverrons, car vous &ecirc;tes chez nous. Le roi vous a plac&eacute;
+dans la cornette
+blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus
+grande &eacute;loquence que de savoir se taire &agrave; propos....</p>
+<p>Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si,
+avant de
+vous donner notre ni&egrave;ce, nous avons pris des renseignements<a
+ name="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8"><sup>8</sup></a>.</p>
+<br />
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DE LA MOUCHE.<br />
+</p>
+<div class="blkquot">
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;"><br />
+</p>
+<p>Ce conte a paru pour la premi&egrave;re fois en 1853, dans le
+feuilleton du
+<i>Moniteur</i>.&#8212;C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait
+&eacute;t&eacute;
+publi&eacute; de son vivant.</p>
+</div>
+<br />
+<hr style="width: 65%;" /><span style="font-weight: bold;"><br />
+<br />
+NOTES:<br />
+<br />
+</span><a name="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1">1</a>
+<div class="note">
+<p> On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2">2</a>
+<div class="note">
+<p> Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du
+S&eacute;n&eacute;gal sont exactes.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3">3</a>
+<div class="note">
+<p> Il y a pr&egrave;s du Mans un ch&acirc;teau de ce nom. L'auteur y
+passa
+quelques jours en septembre 1829.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4">4</a>
+<div class="note">
+<p> Le gu&eacute; de Mauny est un site pittoresque des environs du
+Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5">5</a>
+<div class="note">
+<p> L'histoire romanesque de ce pr&eacute;tendu comte de Solar est
+rest&eacute;e un myst&egrave;re. Un enfant sourd-muet, abandonn&eacute;
+de ses parents, en
+1773, fut recueilli par l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e.
+Apr&egrave;s lui avoir appris &agrave;
+s'exprimer dans le langage des signes, l'abb&eacute; crut
+reconna&icirc;tre en lui
+l'h&eacute;ritier des comtes de Solar, lui fit obtenir &agrave; ce
+titre une pension
+du duc de Penthi&egrave;vre, et l'engagea &agrave; faire valoir ses
+droits. Il y eut
+proc&egrave;s.&#8212;Un jugement du Ch&acirc;telet, de 1781, donna gain de
+cause au jeune
+sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le
+proc&egrave;s
+demeura en suspens, l'abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e mourut, et la
+r&eacute;volution survint.
+Enfin le 24 juillet 1792, un arr&ecirc;t d&eacute;finitif cassa le
+jugement du
+Ch&acirc;telet et interdit au nomm&eacute; Joseph de porter &agrave;
+l'avenir le nom de
+Solar. M. Bouilli a &eacute;crit sur ce sujet un drame en cinq actes
+intitul&eacute;
+<i>l'Abb&eacute; de l'&Eacute;p&eacute;e</i>, qui a obtenu dans son
+temps un succ&egrave;s de larmes.</p>
+</div>
+<a name="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6">6</a>
+<div class="note">
+<p> Deux sous pour livre du dixi&egrave;me du revenu. (<i>Note de
+l'auteur</i>.)</p>
+</div>
+<a name="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7">7</a>
+<div class="note">
+<p> Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par
+Louis XV, ou plut&ocirc;t par madame de Pompadour, mais termin&eacute;e
+seulement en
+1769 et inaugur&eacute;e en 1770, pour le mariage du duc de Berri
+(Louis XVI)
+avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de th&eacute;&acirc;tre
+mobile qu'on
+transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de
+Louis XIV. (Note de l'auteur.)</p>
+</div>
+<a name="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8">8</a>
+<div class="note">
+<p> Madame d'Estrades, peu de temps apr&egrave;s, fut disgraci&eacute;e
+avec
+M. d'Argenson, pour avoir conspir&eacute;, s&eacute;rieusement cette
+fois, contre
+madame de Pompadour. (<i>Note de l'auteur</i>.)</p>
+</div>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DU TOME
+SEPTI&Egrave;ME.</p>
+<hr style="width: 65%;" />
+<br />
+<h2>TABLE DU TOME SEPTI&Egrave;ME</h2>
+<br />
+<ul style="margin-left: 160px;">
+ <li><a href="#CROISILLES">CROISILLES</a></li>
+ <li><a href="#HISTOIRE">HISTOIRE D'UN MERLE BLANC</a></li>
+ <li><a href="#PIERRE_ET_CAMILLE">PIERRE ET CAMILLE</a></li>
+ <li><a href="#LE_SECRET_DE_JAVOTTE">LE SECRET DE JAVOTTE</a></li>
+ <li><a href="#MIMI_PINSON">MIMI PINSON</a></li>
+ <li><a href="#LA_MOUCHE">LA MOUCHE</a></li>
+</ul>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Œuvres Complètes De Alfred De Musset
+(Tome Septième), by Alfred De Musset
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+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE ALFRED ***
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+***** This file should be named 13221-h.htm or 13221-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/3/2/2/13221/
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+Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Mallière and Distributed
+Proofreaders Europe. This file was produced from images generously
+made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica).
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+redistribution.
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+</pre>
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+</body>
+</html>
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--- /dev/null
+++ b/old/13221.txt
@@ -0,0 +1,8813 @@
+The Project Gutenberg EBook of OEuvres Completes De Alfred De Musset (Tome
+Septieme), by Alfred De Musset
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: OEuvres Completes De Alfred De Musset (Tome Septieme)
+
+Author: Alfred De Musset
+
+Release Date: August 19, 2004 [EBook #13221]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE ALFRED ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Malliere and Distributed
+Proofreaders Europe. This file was produced from images generously
+made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica).
+
+
+
+
+
+OEUVRES COMPLETES
+
+DE
+
+ALFRED DE MUSSET
+
+EDITION ORNEE DE 28 GRAVURES
+
+D' APRES LES DESSINS DE BIDA
+
+D'UN PORTRAIT GRAVE PAR FLAMENG D'APRES L'ORIGINAL DE LANDELLE
+
+ET ACCOMPAGNEE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRERE
+
+TOME SEPTIEME
+
+NOUVELLES ET CONTES
+
+II
+
+PARIS
+
+EDITION CHARPENTIER
+
+L. HEBERT, LIBRAIRE
+
+7, RUE PERRONET, 7
+
+1888
+
+
+
+
+CROISILLES
+
+1839
+
+I
+
+
+Au commencement du regne de Louis XV, un jeune homme nomme Croisilles,
+fils d'un orfevre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. Il avait
+ete charge par son pere d'une affaire de commerce, et cette affaire
+s'etait terminee a son gre. La joie d'apporter une bonne nouvelle le
+faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car,
+bien qu'il eut dans ses poches une somme d'argent assez considerable, il
+voyageait a pied pour son plaisir. C'etait un garcon de bonne humeur, et
+qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et etourdi, qu'on
+le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonne de travers, sa
+perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la
+Seine, tantot revant, tantot chantant, leve des le matin, soupant au
+cabaret, et charme de traverser ainsi l'une des plus belles contrees de
+la France. Tout en devastant, au passage, les pommiers de la Normandie,
+il cherchait des rimes dans sa tete (car tout etourdi est un peu poete),
+et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son
+pays; ce n'etait pas moins que la fille d'un fermier general,
+mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche heritiere fort courtisee.
+Croisilles n'etait point recu chez M. Godeau autrement que par hasard,
+c'est-a-dire qu'il y avait porte quelquefois des bijoux achetes chez son
+pere. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait mal une
+immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et
+se montrait, en toute occasion, enormement et impitoyablement riche. Il
+n'etait donc pas homme a laisser entrer dans son salon le fils d'un
+orfevre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du
+monde, que Croisilles n'etait pas mal tourne, et que rien n'empeche un
+joli garcon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles adorait
+mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas fachee. Il pensait donc a
+elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais reflechi a
+rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le separaient de
+sa bien-aimee, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom de
+bapteme qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et la
+rime etait aisee a trouver. Croisilles, arrive a Honfleur, s'embarqua le
+coeur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, des qu'il eut
+touche le rivage, il courut a la maison paternelle.
+
+Il trouva la boutique fermee; il y frappa a plusieurs reprises, non sans
+etonnement ni sans crainte, car ce n'etait point un jour de fete;
+personne ne venait. Il appela son pere, mais en vain. Il entra chez un
+voisin pour demander ce qui etait arrive; au lieu de lui repondre, le
+voisin detourna la tete, comme ne voulant pas le reconnaitre. Croisilles
+repeta ses questions; il apprit que son pere, depuis longtemps gene dans
+ses affaires, venait de faire faillite, et s'etait enfui en Amerique,
+abandonnant a ses creanciers tout ce qu'il possedait.
+
+Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord frappe de
+l'idee qu'il ne reverrait peut-etre jamais son pere. Il lui paraissait
+impossible de se trouver ainsi abandonne tout a coup; il voulut a toute
+force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les scelles
+etaient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant a sa douleur, il
+se mit a pleurer a chaudes larmes, sourd aux consolations de ceux qui
+l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son pere, quoiqu'il le sut
+deja bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la foule s'attrouper
+autour de lui, et, dans le plus profond desespoir, il se dirigea vers le
+port.
+
+Arrive sur la jetee, il marcha devant lui comme un homme egare qui ne
+sait ou il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans ressources,
+n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus
+d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tente de mourir en s'y
+precipitant. Au moment ou, cedant a cette pensee, il s'avancait vers un
+rempart eleve, un vieux domestique, nomme Jean, qui servait sa famille
+depuis nombre d'annees, s'approcha de lui.
+
+--Ah! mon pauvre Jean! s'ecria-t-il, tu sais ce qui s'est passe depuis
+mon depart. Est-il possible que mon pere nous quitte sans avertissement,
+sans adieu?
+
+--Il est parti, repondit Jean, mais non pas sans vous dire adieu.
+
+En meme temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna a son jeune
+maitre. Croisilles reconnut l'ecriture de son pere, et, avant d'ouvrir
+la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que
+quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la
+trouva confirmee. Honnete jusque-la et connu pour tel, ruine par un
+malheur imprevu (la banqueroute d'un associe), le vieil orfevre n'avait
+laisse a son fils que quelques paroles banales de consolation, et nul
+espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien,
+dit-on, qui se perde.
+
+--Jean, mon ami, tu m'as berce, dit Croisilles apres avoir lu la lettre,
+et tu es certainement aujourd'hui le seul etre qui puisse m'aimer un
+peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est facheuse pour
+toi; car, aussi vrai que mon pere s'est embarque la, je vais me jeter
+dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais
+un jour ou l'autre, car je suis perdu.
+
+--Que voulez-vous y faire? repliqua Jean, n'ayant point l'air d'avoir
+entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que
+voulez-vous y faire, mon cher maitre? Votre pere a ete trompe; il
+attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'etait pas peu de
+chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune
+depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son
+commerce, et les ecus arriver un a un chez vous. C'est un honnete homme,
+et habile; on a cruellement abuse de lui. Ces jours derniers, j'etais
+encore la, et comme les ecus etaient arrives, je les ai vus partir du
+logis. Votre pere a paye tout ce qu'il a pu pendant une journee entiere;
+et, lorsque son secretaire a ete vide, il n'a pu s'empecher de me dire,
+en me montrant un tiroir ou il ne restait que six francs: "Il y avait
+ici cent mille francs ce matin!" Ce n'est pas la une banqueroute,
+monsieur, ce n'est point une chose qui deshonore!
+
+--Je ne doute pas plus de la probite de mon pere, repondit Croisilles,
+que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais
+j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis
+point fait a la misere, je n'ai pas l'esprit necessaire pour recommencer
+ma fortune. Et quand je l'aurais? mon pere est parti. S'il a mis trente
+ans a s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour reparer ce coup? Bien
+davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra la-bas, et je
+ne puis pas meme l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en
+mourant aussi.
+
+Tout desole qu'etait Croisilles, il avait beaucoup de religion. Quoique
+son desespoir lui fit desirer la mort, il hesitait a se la donner. Des
+les premiers mots de cet entretien, il s'etait appuye sur le bras de
+Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entres
+dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:
+
+--Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a le
+droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre pere ne
+s'est pas tue, Dieu merci, comment pouvez-vous songer a mourir?
+Puisqu'il n'y a point de deshonneur, et toute la ville le sait, que
+penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvrete. Ce ne
+serait ni brave ni chretien; car, au fond, qu'est-ce qui vous effraye?
+Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni pere ni
+mere. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il
+n'y a rien d'impossible a Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en pareil cas?
+Votre pere n'etait pas ne riche, tant s'en faut, sans vous offenser, et
+c'est peut-etre ce qui le console. Si vous aviez ete ici depuis un mois,
+cela vous aurait donne du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner,
+personne n'est a l'abri d'une banqueroute; mais votre pere, j'ose le
+dire, a ete un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite. Mais que
+voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un batiment pour
+l'Amerique. Je l'ai accompagne jusque sur le port, et si vous aviez vu
+sa tristesse! comme il m'a recommande d'avoir soin de vous, de lui
+donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idee que vous
+avez de jeter le manche apres la cognee. Chacun a son temps d'epreuve
+ici-bas, et j'ai ete soldat avant d'etre domestique. J'ai rudement
+souffert, mais j'etais jeune; j'avais votre age, monsieur, a cette
+epoque-la, et il me semblait que la Providence ne peut pas dire son
+dernier mot a un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empecher
+le bon Dieu de reparer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le temps, et
+tout s'arrangera. S'il m'etait permis de vous conseiller, vous
+attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en
+trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde.
+Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment?
+
+Pendant que Jean s'evertuait a persuader son maitre, celui-ci marchait
+en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de
+cote et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui put le rattacher
+a la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle Godeau,
+la fille du fermier general, vint a passer avec sa gouvernante. L'hotel
+qu'elle habitait n'etait pas eloigne de la; Croisilles la vit entrer
+chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les
+raisonnements du monde. J'ai dit qu'il etait un peu fou, et qu'il cedait
+presque toujours a un premier mouvement. Sans hesiter plus longtemps et
+sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla
+frapper a la porte de M. Godeau.
+
+
+
+
+II
+
+
+Quand on se represente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un financier,
+on imagine un ventre enorme, de courtes jambes, une immense perruque,
+une large face a triple menton, et ce n'est pas sans raison qu'on s'est
+habitue a se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait a quels
+abus ont donne lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait une loi
+de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui
+s'engraissent non seulement de leur propre oisivete, mais encore du
+travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, etait des plus
+classiques qu'on put voir, c'est-a-dire des plus, gros; pour l'instant
+il avait la goutte, chose fort a la mode en ce temps-la, comme l'est a
+present la migraine. Couche sur une chaise longue, les yeux a demi
+fermes, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de glaces qui
+l'environnaient repetaient majestueusement de toutes parts son enorme
+personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les
+meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminee, le plafond,
+etaient dores; son habit l'etait; je ne sais si sa cervelle ne l'etait
+pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait
+manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en
+sourire tout seul, lorsqu'on lui annonca Croisilles, qui entra d'un air
+humble mais resolu, et dans tout le desordre qu'on peut supposer d'un
+homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de
+cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque
+emplette; il fut confirme dans cette pensee en la voyant paraitre
+presque en meme temps que le jeune homme. Il fit signe a Croisilles, non
+pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa,
+et Croisilles, reste debout, s'exprima a peu pres en ces termes:
+
+--Monsieur, mon pere vient de faire faillite. La banqueroute d'un
+associe l'a force a suspendre ses payements, et, ne pouvant assister a
+sa propre honte, il s'est enfui en Amerique, apres avoir donne a ses
+creanciers jusqu'a son dernier sou. J'etais absent lorsque cela s'est
+passe; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet evenement. Je
+suis absolument sans ressources et determine a mourir. Il est tres
+probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter a l'eau. Je
+l'aurais deja fait, selon toute apparence, si le hasard ne m'avait fait
+rencontrer mademoiselle votre fille tout a l'heure. Je l'aime, monsieur,
+du plus profond de mon coeur; il y a deux ans que je suis amoureux
+d'elle, et je me suis tu jusqu'ici a cause du respect que je lui dois;
+mais aujourd'hui, en vous le declarant, je remplis un devoir
+indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la
+mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'epouse
+mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre esperance que vous
+m'accordiez cette demande, mais je dois neanmoins vous la faire; car je
+suis bon chretien, monsieur, et lorsqu'un bon chretien se voit arrive a
+un tel degre de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de souffrir la
+vie, il doit du moins, pour attenuer son crime, epuiser toutes les
+chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti.
+
+Au commencement de ce discours, M. Godeau avait suppose qu'on venait lui
+emprunter de l'argent, et il avait jete prudemment son mouchoir sur les
+sacs places aupres de lui, preparant d'avance un refus poli, car il
+avait toujours eu de la bienveillance pour le pere de Croisilles. Mais
+quand il eut ecoute jusqu'au bout, et qu'il eut compris de quoi il
+s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garcon ne fut devenu
+completement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de le faire
+mettre a la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un visage
+si determine, qu'il eut pitie d'une demence si tranquille. Il se
+contenta de dire a sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus
+longtemps a entendre de pareilles inconvenances.
+
+Pendant que Croisilles avait parle, mademoiselle Godeau etait devenue
+rouge comme une peche au mois d'aout. Sur l'ordre de son pere, elle se
+retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas
+s'apercevoir. Demeure seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se
+souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforcant de prendre
+un air paternel:
+
+--Mon garcon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques pas de moi
+et que tu as reellement perdu la tete. Non seulement j'excuse ta
+demarche, mais je consens a ne point t'en punir. Je suis fache que ton
+pauvre diable de pere ait fait banqueroute et qu'il ait decampe; c'est
+fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourne la cervelle. Je
+veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi la.
+
+--C'est inutile, monsieur, repondit Croisilles; du moment que vous me
+refusez, je n'ai plus qu'a prendre conge de vous. Je vous souhaite
+toutes sortes de prosperites.
+
+--Et ou t'en vas-tu?
+
+--Ecrire a mon pere et lui dire adieu.
+
+--Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou le
+diable m'emporte.
+
+--Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne pas.
+
+--La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je, et
+ecoute-moi.
+
+M. Godeau venait de faire une reflexion fort juste, c'est qu'il n'est
+jamais agreable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jete a
+l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatiere,
+jeta un regard distrait sur son jabot, et continua.
+
+--Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce que
+tu dis. Tu es ruine, voila ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne
+suffit pas; il faut reflechir aux choses de ce monde. Si tu venais me
+demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais
+qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille?
+
+--Oui, monsieur, et je vous repete que je suis bien eloigne de supposer
+que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela
+au monde qui pourrait m'empecher de mourir, si vous croyez en Dieu,
+comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'amene.
+
+--Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends pas
+qu'on m'interroge; reponds d'abord: Ou as-tu vu ma fille?
+
+--Dans la boutique de mon pere et dans cette maison, lorsque j'y ai
+apporte des bijoux pour mademoiselle Julie.
+
+--Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y reconnait
+plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte,
+sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser pretendre a la main de la
+fille d'un fermier general?
+
+--Non, je l'ignore absolument, a moins que ce ne soit d'etre aussi riche
+qu'elle.
+
+--Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.
+
+--Eh bien! je m'appelle Croisilles.
+
+--Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles?
+
+--Ma foi, monsieur, en mon ame et conscience, c'est un aussi beau nom
+que Godeau.
+
+--Tu es un impertinent, et tu me le payeras.
+
+--Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fachez pas; je n'ai pas la moindre
+envie de vous offenser. Si vous voyez la quelque chose qui vous blesse,
+et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en
+colere: en sortant d'ici, je vais me noyer.
+
+Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus
+doucement possible, afin d'eviter tout scandale, sa prudence ne pouvait
+resister a l'impatience de l'orgueil offense; l'entretien auquel il
+essayait de se resigner lui paraissait monstrueux en lui-meme; je laisse
+a penser ce qu'il eprouvait en s'entendant parler de la sorte.
+
+--Ecoute, dit-il presque hors de lui et resolu a en finir a tout prix,
+tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens
+commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce que
+c'est que la frenesie qui t'amene? Tu viens me tracasser, tu crois faire
+un coup de tete; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu veux me
+rendre responsable de ta mort. As-tu a te plaindre de moi? dois-je un
+sou a ton pere? Est-ce ma faute si tu en es la? Eh, mordieu! on se noie
+et on se tait.
+
+--C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre tres humble
+serviteur.
+
+--Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours a moi.
+Tiens, mon garcon, voila quatre louis d'or; va-t'en diner a la cuisine,
+et que je n'entende plus parler de toi.
+
+--Bien oblige, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre argent!
+
+Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa
+conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se renfonca de
+plus belle dans sa chaise et reprit ses meditations.
+
+Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-la, n'etait pas si loin qu'on
+pouvait le croire; elle s'etait, il est vrai, retiree par obeissance
+pour son pere; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle etait restee a
+ecouter derriere la porte. Si l'extravagance de Croisilles lui
+paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car
+l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passe pour offense; d'un
+autre cote, comme il n'etait pas possible de douter du desespoir du
+jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise a la fois par les
+deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la
+curiosite. Lorsqu'elle vit l'entretien termine et Croisilles pret a
+sortir, elle traversa rapidement le salon ou elle se trouvait, ne
+voulant pas etre surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son
+appartement; mais presque aussitot elle revint sur ses pas. L'idee que
+Croisilles allait peut-etre reellement se donner la mort lui troubla le
+coeur malgre elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle
+marcha a sa rencontre; le salon etait vaste, et les deux jeunes gens
+vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles etait pale comme
+la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui
+put exprimer ce qu'elle sentait. En passant a cote de lui, elle laissa
+tomber a terre un bouquet de violettes qu'elle tenait a la main. Il se
+baissa aussitot, ramassa le bouquet et le presenta a la jeune fille pour
+le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route
+sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son pere. Croisilles,
+reste seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison le coeur
+agite, ne sachant trop que penser de cette aventure.
+
+
+
+
+III
+
+
+A peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit accourir son
+fidele Jean, dont le visage exprimait la joie.
+
+--Qu'est-il arrive? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle a
+m'apprendre?
+
+--Monsieur, repondit Jean, j'ai a vous apprendre que les scelles sont
+leves, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes de votre
+pere payees, vous restez proprietaire de la maison. Il est bien vrai
+qu'on a emporte tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et qu'on a
+meme enleve les meubles; mais enfin la maison vous appartient, et vous
+n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce
+que vous etiez devenu, et j'espere, mon cher maitre, que vous serez
+assez sage pour prendre un parti raisonnable.
+
+--Quel parti veux-tu que je prenne?
+
+--Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle, vaut
+une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de
+faim; et qui vous empecherait d'acheter un petit fonds de commerce qui
+ne manquerait pas de prosperer?
+
+--Nous verrons cela, repondit Croisilles, tout en se hatant de prendre
+le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais,
+lorsqu'il y fut arrive, un si triste spectacle s'offrit a lui, qu'il eut
+a peine le courage d'entrer. La boutique en desordre, les chambres
+desertes, l'alcove de son pere vide, tout presentait a ses regards la
+nudite de la misere. Il ne restait pas une chaise; tous les tiroirs
+avaient ete fouilles, le comptoir brise, la caisse emportee; rien
+n'avait echappe aux recherches avides des creanciers et de la justice,
+qui, apres avoir pille la maison, etaient partis, laissant les portes
+ouvertes, comme pour temoigner aux passants que leur besogne etait
+accomplie.
+
+--Voila donc, s'ecria Croisilles, voila donc ce qui reste de trente ans
+de travail et de la plus honnete existence, faute d'avoir eu a temps, au
+jour fixe, de quoi faire honneur a une signature imprudemment engagee!
+Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livre aux plus
+tristes pensees, Jean paraissait fort embarrasse. Il supposait que son
+maitre etait sans argent, et qu'il pouvait meme n'avoir pas dine. Il
+cherchait donc quelque moyen pour le questionner la-dessus, et pour lui
+offrir, en cas de besoin, une part de ses economies. Apres s'etre mis
+l'esprit a la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un biais
+convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles,
+et de lui demander d'une voix attendrie:
+
+--Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?
+
+Le pauvre homme avait prononce ces mots avec un accent a la fois si
+burlesque et si touchant, que Croisilles, malgre sa tristesse, ne put
+s'empecher d'en rire.
+
+--Et a propos de quoi cette question? dit-il.
+
+--Monsieur, repondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire une pour
+mon diner, et si par hasard vous les aimiez toujours...
+
+Croisilles avait entierement oublie jusqu'a ce moment la somme qu'il
+rapportait a son pere; la proposition de Jean le fit se ressouvenir que
+ses poches etaient pleines d'or.
+
+--Je te remercie de tout mon coeur, dit-il au vieillard, et j'accepte
+avec plaisir ton diner; mais, si tu es inquiet de ma fortune,
+rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir un
+bon souper que tu partageras a ton tour avec moi.
+
+En parlant ainsi, il posa sur la cheminee quatre bourses bien garnies,
+qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis.
+
+--Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user
+pour un jour ou deux. A qui faut-il que je m'adresse pour la faire tenir
+a mon pere?
+
+--Monsieur, repondit Jean avec empressement, votre pere m'a bien
+recommande de vous dire que cet argent vous appartenait; et si je ne
+vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle maniere vos
+affaires de Paris s'etaient terminees. Votre pere ne manquera de rien
+la-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra de son
+mieux; il a d'ailleurs emporte ce qu'il lui faut, car il etait bien sur
+d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laisse, monsieur, tout ce
+qu'il a laisse, est a vous, il vous le marque lui-meme dans sa lettre,
+et je suis expressement charge de vous le repeter. Cet or est donc aussi
+legitimement votre bien que cette maison ou nous sommes. Je puis vous
+rapporter les paroles memes que votre pere, m'a dites en partant: "Que
+mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour
+m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera
+apres mes dettes payees, comme si c'etait mon heritage." Voila,
+monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre poche,
+et puisque vous voulez bien de mon diner, allons, je vous prie, a la
+maison.
+
+La joie et la sincerite qui brillaient dans les yeux de Jean ne
+laissaient aucun doute a Croisilles. Les paroles de son pere l'avaient
+emu a tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre part, dans un
+pareil moment, quatre mille francs n'etaient pas une bagatelle. Pour ce
+qui regardait la maison, ce n'etait point une ressource certaine, car on
+ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et
+difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un
+changement considerable a la situation dans laquelle se trouvait le
+jeune homme; il se sentit tout a coup attendri, ebranle dans sa funeste
+resolution, et, pour ainsi dire, a la fois plus triste et moins desole.
+Apres avoir ferme les volets de la boutique, il sortit de la maison avec
+Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'empecher de
+songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles
+servent quelquefois a nous faire trouver une joie imprevue dans la plus
+faible lueur d'esperance. Ce fut avec cette pensee qu'il se mit a table
+a cote de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de
+faire tous ses efforts pour l'egayer.
+
+Les etourdis ont un heureux defaut: ils se desolent aisement, mais ils
+n'ont meme pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se
+distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou egoistes; ils
+sentent peut-etre plus vivement que d'autres, et ils sont tres capables
+de se bruler la cervelle dans un moment de desespoir; mais, ce moment
+passe, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent diner, qu'ils
+boivent et mangent comme a l'ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en
+se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les
+traversent comme des fleches: bonne et violente nature qui sait
+souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout a nu,
+non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente
+comme le cristal de roche.
+
+Apres avoir trinque avec Jean, Croisilles, au lieu de se noyer, s'en
+alla a la comedie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein
+le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le
+parfum dans un profond recueillement, il commenca a penser d'un esprit
+plus calme a son aventure du matin. Des qu'il y eut reflechi quelque
+temps, il vit clairement la verite, c'est-a-dire que la jeune fille, en
+lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre,
+avait voulu lui donner une marque d'interet; car autrement ce refus et
+ce silence n'auraient ete qu'une preuve de mepris, et cette supposition
+n'etait pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle Godeau
+avait le coeur moins dur que monsieur son pere, et il n'eut pas de peine
+a se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traverse
+le salon, avait exprime une emotion d'autant plus vraie qu'elle semblait
+involontaire. Mais cette emotion etait-elle de l'amour ou seulement de
+la pitie, ou moins encore peut-etre, de l'humanite? Mademoiselle Godeau
+avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement
+d'etre la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fut? Bien que fane et
+a demi effeuille, le bouquet avait encore une odeur si exquise et une si
+galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne
+put se defendre d'esperer. C'etait une guirlande de roses autour d'une
+touffe de violettes. Combien de sentiments et de mysteres un Turc aurait
+lus dans ces fleurs, en interpretant leur langage! Mais il n'y a que
+faire d'etre Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui tombent du
+sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais
+muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu,
+lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un
+amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une
+ressemblance avec l'amour, et il y a meme des gens qui pensent que
+l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui
+l'exhale est la plus belle de la creation.
+
+Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif a la tragedie
+qu'on representait pendant ce temps-la, mademoiselle Godeau elle-meme
+parut dans une loge en face de lui. L'idee ne lui vint pas que, si elle
+l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir la apres
+ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se
+rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris
+etait venue en poste jouer Merope, et la foule etait si serree, qu'il
+n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de
+fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des
+yeux. Il remarqua qu'elle semblait preoccupee, maussade, et qu'elle ne
+parlait a personne qu'avec une sorte de repugnance. Sa loge etait
+entouree, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de
+petits-maitres normands dans la ville; chacun venait a son tour passer
+devant elle a la galerie, car, pour entrer dans la loge meme qu'elle
+occupait, cela n'etait pas possible, attendu que monsieur son pere en
+remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles
+remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'ecoutait pas la
+piece. Le coude appuye sur la balustrade, le menton dans sa main, le
+regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une statue
+de Venus deguisee en marquise; l'etalage de sa robe et de sa coiffure,
+son rouge, sous lequel on devinait sa paleur, toute la pompe de sa
+toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilite. Jamais
+Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouve moyen, pendant
+l'entr'acte, de s'echapper de la cohue, il courut regarder au carreau de
+la loge, et, chose etrange, a peine y eut-il mis la tete, que
+mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bouge depuis une heure, se
+retourna. Elle tressaillit legerement en l'apercevant, et ne jeta sur
+lui qu'un coup d'oeil; puis elle reprit sa premiere posture. Si ce coup
+d'oeil exprimait la surprise, l'inquietude, le plaisir de l'amour; s'il
+voulait dire: "Quoi! vous n'etes pas mort!" ou: "Dieu soit beni! vous
+voila vivant!" je ne me charge pas de le demeler; toujours est-il que,
+sur ce coup d'oeil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire
+aimer.
+
+
+
+
+IV
+
+
+De tous les obstacles qui nuisent a l'amour, l'un des plus grands est
+sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une
+tres veritable. Croisilles n'avait pas ce triste defaut que donnent
+l'orgueil et la timidite; il n'etait pas de ceux qui tournent pendant
+des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour
+d'un oiseau en cage. Des qu'il eut renonce a se noyer, il ne songea plus
+qu'a faire savoir a sa chere Julie qu'il vivait uniquement pour elle;
+mais comment le lui dire? S'il se presentait une seconde fois a l'hotel
+du fermier general, il n'etait pas douteux que M. Godeau ne le fit
+mettre au moins a la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une femme de
+chambre, quand il lui arrivait d'aller a pied; il etait donc inutile
+d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisees de sa
+maitresse est une folie chere aux amoureux, mais qui, dans le cas
+present, etait plus inutile encore. J'ai dit que Croisilles etait fort
+religieux; il ne lui vint donc pas a l'esprit de chercher a rencontrer
+sa belle a l'eglise. Comme le meilleur parti, quoique le plus dangereux,
+est d'ecrire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler soi-meme, il
+ecrivit des le lendemain. Sa lettre n'avait, bien entendu, ni ordre ni
+raison. Elle etait a peu pres concue en ces termes:
+
+
+"Mademoiselle,
+
+
+"Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait posseder de
+fortune pour pouvoir pretendre a vous epouser. Je vous fais la une
+etrange question; mais je vous aime si eperdument qu'il m'est impossible
+de ne pas la faire, et vous etes la seule personne au monde a qui je
+puisse l'adresser. Il m'a semble, hier au soir, que vous me regardiez au
+spectacle. Je voulais mourir; plut a Dieu que je fusse mort, en effet,
+si je me trompe et si ce regard n'etait pas pour moi! Dites-moi si le
+hasard peut etre assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une maniere a la
+fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre. Vous
+etes riche, belle, je le sais; votre pere est orgueilleux et avare, et
+vous avez le droit d'etre fiere; mais je vous aime, et le reste est un
+songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez a ce que peut l'amour,
+puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens
+une inexprimable jouissance a vous ecrire cette folle lettre qui
+m'attirera peut-etre votre colere; mais pensez aussi, mademoiselle,
+qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous
+laisse ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, a ma place;
+j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire.
+Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour etre
+certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir ecouter mon amour
+avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'a vous. Quoi que vous
+fassiez, votre image m'est restee; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant
+le coeur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce
+bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on,
+aime, je conserverai quelque esperance."
+
+Apres avoir cachete sa lettre, Croisilles s'en alla devant l'hotel
+Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'a ce qu'il vit
+sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en
+cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de
+chambre de mademoiselle Julie eut resolu ce jour-la de faire emplette
+d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque
+Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se
+charger de sa lettre. Le marche fut bientot conclu; la servante prit
+l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par
+reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint a sa maison et s'assit
+devant sa porte, attendant la reponse.
+
+Avant de parler de cette reponse, il faut dire un mot de mademoiselle
+Godeau. Elle n'etait pas tout a fait exempte de la vanite de son pere,
+mais son bon naturel y remediait. Elle etait, dans la force du terme, ce
+qu'on nomme un enfant gate. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais
+on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journees a sa
+toilette, et les soirees sur un sofa, n'ayant pas l'air d'entendre la
+conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle etait
+prodigieusement coquette, et son propre visage etait a coup sur ce
+qu'elle avait le plus considere en ce monde. Un pli a sa collerette, une
+tache d'encre a son doigt, l'auraient desolee; aussi, quand sa robe lui
+plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur sa
+glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni gout ni aversion
+pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle allait
+volontiers au bal, et elle y renoncait sans humeur, quelquefois sans
+motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement.
+Quand son pere, qui l'adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau
+a son choix, elle etait une heure a se decider, ne pouvant se trouver un
+desir. Quand M. Godeau recevait ou donnait a diner, il arrivait que
+Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soiree, pendant ce
+temps-la, seule dans sa chambre, en grande toilette, a se promener de
+long en large, son eventail a la main. Si on lui adressait un
+compliment, elle detournait la tete, et si on tentait de lui faire la
+cour, elle ne repondait que par un regard a la fois si brillant et si
+serieux, qu'elle deconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne
+l'avait fait rire; jamais un air d'opera, une tirade de tragedie, ne
+l'avaient emue; jamais, enfin, son coeur n'avait donne signe de vie, et,
+en la voyant passer dans tout l'eclat de sa nonchalante beaute, on
+aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde
+en revant.
+
+Tant d'indifference et de coquetterie ne semblait pas aise a comprendre.
+Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait
+qu'elle-meme. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son
+caractere: elle attendait. Depuis l'age de quatorze ans, elle avait
+entendu repeter sans cesse que rien n'etait aussi charmant qu'elle; elle
+en etait persuadee; c'est pourquoi elle prenait grand soin de sa parure:
+en manquant de respect a sa personne, elle aurait cru commettre un
+sacrilege. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa beaute, comme un
+enfant dans ses habits de fete; mais elle etait bien loin de croire que
+cette beaute dut rester inutile; sous son apparente insouciance se
+cachait une volonte secrete, inflexible, et d'autant plus forte qu'elle
+etait mieux dissimulee. La coquetterie des femmes ordinaires, qui se
+depense en oeillades, en minauderies et en sourires, lui semblait une
+escarmouche puerile, vaine, presque meprisable. Elle se sentait en
+possession d'un tresor, et elle dedaignait de le hasarder au jeu piece a
+piece: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop habituee a
+voir ses desirs prevenus, elle ne cherchait pas cet adversaire; on peut
+meme dire davantage, elle etait etonnee qu'il se fit attendre. Depuis
+quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle etalait
+consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles epaules, il
+lui paraissait inconcevable qu'elle n'eut point encore inspire une
+grande passion. Si elle eut dit le fond de sa pensee, elle eut
+volontiers repondu a ceux qui lui faisaient des compliments: "Eh bien!
+s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brulez-vous la cervelle
+pour moi?" Reponse que, du reste, pourraient faire bien des jeunes
+filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du coeur,
+quelquefois sur le bord des levres.
+
+Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme que
+d'etre jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se voir
+paree, digne en tout point de plaire, toute disposee a se laisser aimer,
+et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve
+charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse,
+mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irreprochable, mon visage
+le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chausse; et tout
+cela ne me sert a rien qu'a aller bailler dans le coin d'un salon! Si un
+jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en
+mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant,
+c'est un fat de province; des que je parais quelque part, j'excite un
+murmure d'admiration, mais personne ne me dit, a moi seule, un mot qui
+me fasse battre le coeur. J'entends des impertinents qui me louent tout
+haut, a deux pas de moi, et pas un regard modeste et sincere ne cherche
+le mien. Je porte une ame ardente, pleine de vie, et je ne suis, a tout
+prendre, qu'une jolie poupee qu'on promene, qu'on fait sauter au bal,
+qu'une gouvernante habille le matin et decoiffe le soir, pour
+recommencer le lendemain.
+
+Voila ce que mademoiselle Godeau s'etait dit bien des fois a elle-meme,
+et il y avait de certains jours ou cette pensee lui inspirait un si
+sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journee
+entiere. Lorsque Croisilles lui ecrivit, elle etait precisement dans un
+acces d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et elle
+revait profondement, etendue dans une bergere, lorsque sa femme de
+chambre entra et lui remit la lettre d'un air mysterieux. Elle regarda
+l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'ecriture, elle retomba dans sa
+distraction. La femme de chambre se vit alors forcee d'expliquer de quoi
+il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez deconcerte, ne sachant trop
+comment la jeune fille prendrait cette demarche. Mademoiselle Godeau
+ecouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta seulement un
+coup d'oeil; elle demanda aussitot une feuille de papier, et ecrivit
+nonchalamment ce peu de mots:
+
+"Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fiere. Si vous aviez
+seulement cent mille ecus, je vous epouserais tres volontiers."
+
+Telle fut la reponse que la femme de chambre rapporta sur-le-champ a
+Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine.
+
+
+
+
+V
+
+
+Cent mille ecus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas dans le pas
+d'un ane; et si Croisilles eut ete defiant, il eut pu croire, en lisant
+la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle etait folle ou qu'elle se
+moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien
+autre chose, sinon que sa chere Julie l'aimait, qu'il lui fallait cent
+mille ecus, et il ne songea, des ce moment, qu'a tacher de se les
+procurer.
+
+Il possedait deux cents louis comptant, plus une maison qui, comme je
+l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire?
+Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en
+devinssent tout a coup trois cent mille? La premiere idee qui vint a
+l'esprit du jeune homme fut de trouver une maniere quelconque de jouer a
+croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la
+maison. Croisilles commenca donc par coller sur sa porte un ecriteau
+portant que sa maison etait a vendre; puis, tout en revant a ce qu'il
+ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur.
+
+Une semaine s'ecoula, puis une autre; pas un acheteur ne se presenta.
+Croisilles passait ses journees a se desoler avec Jean, et le desespoir
+s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna a sa porte.
+
+--Cette maison est a vendre, monsieur. En etes-vous le proprietaire?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Et combien vaut-elle?
+
+--Trente mille francs, a ce que je crois; du moins je l'ai entendu dire
+a mon pere.
+
+Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit a la
+cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit
+tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures,
+ouvrit et ferma les fenetres; puis enfin, apres avoir tout bien examine,
+sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua
+Croisilles et se retira.
+
+Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le coeur palpitant, ne
+fut pas, comme on pense, peu desappointe de cette retraite silencieuse.
+Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de reflechir, et
+qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours,
+n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant a la fenetre
+du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean,
+fidele a son triste role de raisonneur, faisait, comme on dit, de la
+morale a son maitre, pour le dissuader de vendre sa maison d'une maniere
+si precipitee et dans un but si extravagant. Mourant d'impatience,
+d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et
+sortit, resolu a tenter la fortune avec cette somme, puisqu'il n'en
+pouvait avoir davantage.
+
+Les tripots, dans ce temps-la, n'etaient pas publics, et l'on n'avait
+pas encore invente ce raffinement de civilisation qui permet au premier
+venu de se ruiner a toute heure, des que l'envie lui en passe par la
+tete. A peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il s'arreta, ne sachant
+ou aller risquer son argent. Il regardait les maisons du voisinage, et
+les toisait les unes apres les autres, tachant de leur trouver une
+apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de
+bonne mine, vetu d'un habit magnifique, vint a passer. A en juger par
+les dehors, ce ne pouvait etre qu'un fils de famille. Croisilles
+l'aborda poliment.
+
+--Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la liberte que je
+prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les
+perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque
+honnete endroit ou se font ces sortes de choses?
+
+A ce discours assez etrange, le jeune homme partit d'un eclat de rire.
+
+--Ma foi! monsieur, repondit-il, si vous cherchez un mauvais lieu, vous
+n'avez qu'a me suivre, car j'y vais.
+
+Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils entrerent tous deux
+dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent recus le mieux
+du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs
+jeunes gens etaient deja assis autour d'un tapis vert: Croisilles y prit
+modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis
+furent perdus.
+
+Il sortit aussi triste que peut l'etre un amoureux qui se croit aime. Il
+ne lui restait pas de quoi diner, mais ce n'etait pas ce qui
+l'inquietait.
+
+--Comment ferai-je a present, se demanda-t-il, pour me procurer de
+l'argent? A qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me preter
+seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre?
+
+Pendant qu'il etait dans cet embarras, il rencontra son brocanteur juif.
+Il n'hesita pas a s'adresser a lui, et, en sa qualite d'etourdi, il ne
+manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif
+n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'etait venu la voir
+que par curiosite, ou, pour mieux dire, par acquit de conscience, comme
+un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte,
+pour voir s'il n'y a rien a voler; mais il vit Croisilles si desespere,
+si triste, si denue de toute ressource, qu'il ne put resister a la
+tentation de profiter de sa misere, au risque de se gener un peu pour
+payer la maison. Il lui en offrit donc a peu pres le quart de ce qu'elle
+valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur,
+signa aveuglement un marche a faire dresser les cheveux sur la tete, et,
+des le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il se
+dirigea de rechef vers le tripot ou il avait ete si poliment et si
+lestement ruine la veille.
+
+En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; le
+vent etait doux, l'Ocean tranquille. De toutes parts, des negociants,
+des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et venaient.
+Des crocheteurs transportaient d'enormes ballots pleins de marchandises.
+Les passagers faisaient leurs adieux; de legeres barques flottaient de
+tous cotes; sur tous les visages on lisait la crainte, l'impatience ou
+l'esperance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le majestueux
+navire se balancait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses.
+
+--Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce
+qu'on possede, et d'aller chercher au dela des mers une perilleuse
+fortune! Quelle emotion de regarder partir ce vaisseau charge de tant de
+richesses, du bien-etre de tant de familles! Quelle joie de le voir
+revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confie, rentrant plus
+fier et plus riche qu'il n'etait parti! Que ne suis-je un de ces
+marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel tapis
+vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi
+n'acheterais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries? qui m'en
+empeche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine refuserait-il de se
+charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette
+pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la
+triplerais peut-etre par une honnete industrie. Si Julie m'aime
+veritablement, elle attendra quelques annees, et elle me restera fidele
+jusqu'a ce que je puisse l'epouser. Le commerce produit quelquefois des
+benefices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas d'exemples, en ce
+monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagnees ainsi sur ces flots
+changeants: pourquoi la Providence ne benirait-elle pas une tentative
+faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces
+marchands qui ont tant amasse et qui envoient des navires aux deux bouts
+de la terre, plus d'un a commence par une moindre somme que celle que
+j'ai la. Ils ont prospere avec l'aide de Dieu; pourquoi ne pourrais-je
+pas prosperer a mon tour? Il me semble qu'un bon vent souffle dans ces
+voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est
+jete, je vais m'adresser a ce capitaine qui me parait aussi de bonne
+mine, j'ecrirai ensuite a Julie, et je veux devenir un habile negociant.
+
+Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un peu
+fous, c'est de le devenir tout a fait par instants. Le pauvre garcon,
+sans reflechir davantage, mit son caprice a execution. Trouver des
+marchandises a acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y connait
+pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour
+obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui vendit
+autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans
+une charrette, fut promptement transporte a bord. Croisilles, ravi et
+plein d'esperance, avait ecrit lui-meme en grosses lettres son nom sur
+ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable;
+l'heure du depart arriva bientot, et le navire s'eloigna de la cote.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles n'avait
+rien garde. D'un autre cote, sa maison etait vendue; il ne lui restait
+pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de gite,
+et pas un denier. Avec toute la bonne volonte possible, Jean ne pouvait
+supposer que son maitre fut reduit a un tel denument; Croisilles etait,
+non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti
+de coucher a la belle etoile, et, quant aux repas, voici le calcul qu'il
+fit: il presumait que le vaisseau qui portait sa fortune mettrait six
+mois a revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre d'or que
+son pere lui avait donnee, et qu'il avait heureusement gardee; il en eut
+trente-six livres. C'etait de quoi vivre a peu pres six mois avec quatre
+sous par jour. Il ne douta pas que ce ne fut assez, et, rassure par le
+present, il ecrivit a mademoiselle Godeau pour l'informer de ce qu'il
+avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa
+detresse; il lui annonca, au contraire, qu'il avait entrepris une
+operation de commerce magnifique, dont les resultats etaient prochains
+et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la _Fleurette_, vaisseau a
+fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et
+ses soieries; il la supplia de lui rester fidele pendant un an, se
+reservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa part, il lui
+jura un eternel amour.
+
+Lorsque mademoiselle Godeau recut cette lettre, elle etait au coin de
+son feu, et elle tenait a la main, en guise d'ecran, un de ces bulletins
+qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entree et la sortie des
+navires, et en meme temps annoncent les desastres. Il ne lui etait
+jamais arrive, comme on peut penser, de prendre interet a ces sortes de
+choses, et elle n'avait jamais jete les yeux sur une seule de ces
+feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin
+qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut precisement le
+nom de la _Fleurette_; le navire avait echoue sur les cotes de France
+dans la nuit meme qui avait suivi son depart. L'equipage s'etait sauve a
+grand'peine, mais toutes les marchandises avaient ete perdues.
+
+Mademoiselle Godeau, a cette nouvelle, ne se souvint plus que Croisilles
+avait fait devant elle l'aveu de sa pauvrete; elle en fut aussi desolee
+que s'il se fut agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une
+tempete, les vents en furie, les cris des noyes, la ruine d'un homme qui
+l'aimait, toute une scene de roman, se presenterent a sa pensee; le
+bulletin et la lettre lui tomberent des mains; elle se leva dans un
+trouble extreme, et, le sein palpitant, les yeux prets a pleurer, elle
+se promena a grands pas, resolue a agir dans cette occasion, et se
+demandant ce qu'elle devait faire.
+
+Il y a une justice a rendre a l'amour, c'est que plus les motifs qui le
+combattent sont forts, clairs, simples, irrecusables, en un mot, moins
+il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est
+une belle chose sous le ciel que cette deraison du coeur; nous ne
+vaudrions pas grand'chose sans elle. Apres s'etre promenee dans sa
+chambre, sans oublier ni son cher eventail, ni le coup d'oeil a la glace
+en passant, Julie se laissa retomber dans sa bergere. Qui l'eut pu voir
+en ce moment eut joui d'un beau spectacle: ses yeux etincelaient, ses
+joues etaient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec une
+joie et une douleur delicieuses:
+
+--Pauvre garcon! il s'est ruine pour moi!
+
+Independamment de la fortune qu'elle devait attendre de son pere,
+mademoiselle Godeau avait, a elle appartenant, le bien que sa mere lui
+avait laisse. Elle n'y avait jamais songe; en ce moment, pour la
+premiere fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait disposer de
+cinq cent mille francs. Cette pensee la fit sourire; un projet bizarre,
+hardi, tout feminin, presque aussi fou que Croisilles lui-meme, lui
+traversa l'esprit; elle berca quelque temps son idee dans sa tete, puis
+se decida a l'executer.
+
+Elle commenca par s'enquerir si Croisilles n'avait pas quelque parent
+ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien
+examine, on decouvrit, au quatrieme etage d'une vieille maison, une
+tante a demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et qui
+n'etait pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre femme, fort
+agee, semblait avoir ete mise ou plutot laissee au monde comme un
+echantillon des miseres humaines. Aveugle, goutteuse, presque sourde,
+elle vivait seule dans un grenier; mais une gaiete plus forte que le
+malheur et la maladie la soutenait a quatre-vingts ans et lui faisait
+encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte
+sans entrer chez elle, et les airs surannes qu'elle fredonnait egayaient
+toutes les filles du quartier. Elle possedait une petite rente viagere
+qui suffisait a l'entretenir; tant que durait le jour, elle tricotait;
+pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'etait passe depuis la mort de
+Louis XIV.
+
+Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en
+secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles,
+rubans, diamants, rien ne fut epargne: elle voulait seduire; mais sa
+vraie beaute en cette circonstance fut le caprice qui l'entrainait. Elle
+monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et,
+apres le salut le plus gracieux, elle parla a peu pres ainsi:
+
+--Vous avez, madame, un neveu nomme Croisilles, qui m'aime et qui a
+demande ma main; je l'aime aussi et voudrais l'epouser; mais mon pere,
+M. Godeau, fermier general de cette ville, refuse de nous marier, parce
+que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde etre
+l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine a personne; je ne
+saurais donc avoir la pensee de disposer de moi sans le consentement de
+ma famille. Je viens vous demander une grace que je vous supplie de
+m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-meme proposer ce mariage
+a mon pere. J'ai, grace a Dieu, une petite fortune qui est toute a votre
+service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs
+chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient a votre neveu,
+et elle lui appartient en effet; ce n'est point un present que je veux
+lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la
+ruine de Croisilles, et il est juste que je la repare. Mon pere ne
+cedera pas aisement; il faudra que vous insistiez et que vous ayez un
+peu de courage; je n'en manquerai pas de mon cote. Comme personne au
+monde, excepte moi, n'a de droit sur la somme dont je vous parle,
+personne ne saura jamais de quelle maniere elle aura passe entre vos
+mains. Vous n'etes pas tres riche non plus, je le sais, et vous pouvez
+craindre qu'on ne s'etonne de vous voir doter ainsi votre neveu; mais
+songez que mon pere ne vous connait pas, que vous vous montrez fort peu
+par la ville, et que par consequent il vous sera facile de feindre que
+vous arrivez de quelque voyage. Cette demarche vous coutera sans doute,
+il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous
+ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour,
+j'espere que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce
+discours, avait ete tour a tour surprise, inquiete, attendrie et
+charmee. Le dernier mot la persuada.
+
+--Oui, mon enfant, repeta-t-elle plusieurs fois, je sais ce que c'est,
+je sais ce que c'est!
+
+En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes
+affaiblies la soutenaient a peine; Julie s'avanca rapidement, et lui
+tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire,
+elles se trouverent en un instant dans les bras l'une de l'autre. Le
+traite fut aussitot conclu; un cordial baiser le scella d'avance, et
+toutes les confidences necessaires s'ensuivirent sans peine.
+
+Toutes les explications etant faites, la bonne dame tira de son armoire
+une venerable robe de taffetas qui avait ete sa robe de noce. Ce meuble
+antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un
+grain de poussiere ne l'avait deflore; Julie en fut dans l'admiration.
+On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui fut dans
+toute la ville. La bonne dame prepara le discours qu'elle devait tenir a
+M. Godeau; Julie lui apprit de quelle facon il fallait toucher le coeur
+de son pere, et n'hesita pas a avouer que la vanite etait son cote
+vulnerable.
+
+--Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce penchant,
+nous aurions partie gagnee.
+
+La bonne dame reflechit profondement, acheva sa toilette sans mot dire,
+serra la main de sa future niece, et monta en voiture. Elle arriva
+bientot a l'hotel Godeau; la, elle se redressa, si bien en entrant,
+qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le
+salon ou etait tombe le bouquet de Julie, et, quand la porte du boudoir
+s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la precedait:
+
+--Annoncez la baronne douairiere de Croisilles.
+
+Ce mot decida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut ebloui. Bien
+que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il
+consentit a tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le fut; qui
+eut ose lui en contester le titre? A mon avis, elle l'avait bien gagne.
+
+
+
+FIN DE CROISILLES.
+
+
+
+Cette nouvelle a ete publiee pour la premiere fois dans le numero de la
+_Revue des Deux Mondes_ du 15 fevrier 1839.
+
+
+
+
+HISTOIRE
+
+D'UN
+
+MERLE BLANC
+
+1842
+
+I
+
+
+Qu'il est glorieux, mais qu'il est penible d'etre en ce monde un merle
+exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a
+decrit. Mais, helas! je suis extremement rare et tres difficile a
+trouver. Plut au ciel que je fusse tout a fait impossible!
+
+Mon pere et ma mere etaient deux bonnes gens qui vivaient, depuis nombre
+d'annees, au fond d'un vieux jardin retire du Marais. C'etait un menage
+exemplaire. Pendant que ma mere, assise dans un buisson fourre, pondait
+regulierement trois fois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec
+une religion patriarcale, mon pere, encore fort propre et fort petulant,
+malgre son grand age, picorait autour d'elle toute la journee, lui
+apportant de beaux insectes qu'il saisissait delicatement par le bout
+de la queue pour ne pas degouter sa femme, et, la nuit venue, il ne
+manquait jamais, quand il faisait beau, de la regaler d'une chanson qui
+rejouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre
+nuage n'avait trouble cette douce union.
+
+A peine fus-je venu au monde, que, pour la premiere fois de sa vie, mon
+pere commenca a montrer de la mauvaise humeur. Bien que je ne fusse
+encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur,
+ni la tournure de sa nombreuse posterite.
+
+--Voila un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant de
+travers; il faut que ce gamin-la aille apparemment se fourrer dans tous
+les platras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour etre toujours
+si laid et si crotte.
+
+--Eh, mon Dieu! mon ami, repondait ma mere, toujours roulee en boule
+dans une vieille ecuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous pas
+que c'est de son age? Et vous-meme, dans votre jeune temps, n'avez-vous
+pas ete un charmant vaurien? Laissez grandir notre merlichon, et vous
+verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus.
+
+Tout en prenant ainsi ma defense, ma mere ne s'y trompait pas; elle
+voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosite;
+mais elle faisait comme toutes les meres qui s'attachent souvent a leurs
+enfants par cela meme qu'ils sont maltraites de la nature, comme si la
+faute en etait a elles, ou comme si elles repoussaient d'avance
+l'injustice du sort qui doit les frapper.
+
+Quand vint le temps de ma premiere mue, mon pere devint tout a fait
+pensif et me considera attentivement. Tant que mes plumes tomberent, il
+me traita encore avec assez de bonte et me donna meme la patee, me
+voyant grelotter presque nu dans un coin; mais des que mes pauvres
+ailerons transis commencerent a se recouvrir de duvet, a chaque plume
+blanche qu'il vit paraitre, il entra dans une telle colere, que je
+craignis qu'il ne me plumat pour le reste de mes jours! Helas! je
+n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me
+demandais pourquoi le meilleur des peres se montrait pour moi si
+barbare.
+
+Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient mis,
+malgre moi, le coeur en joie, comme je voltigeais dans une allee, je me
+mis, pour mon malheur, a chanter. A la premiere note qu'il entendit, mon
+pere sauta en l'air comme une fusee.
+
+--Qu'est-ce que j'entends-la? s'ecria-t-il; est-ce ainsi qu'un merle
+siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce la siffler?
+
+Et, s'abattant pres de ma mere avec la contenance la plus terrible:
+
+--Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid?
+
+A ces mots, ma mere indignee s'elanca de son ecuelle, non sans se faire
+du mal a une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la
+suffoquaient, elle tomba a terre a demi pamee. Je la vis pres d'expirer;
+epouvante et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon pere.
+
+--O mon pere! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal
+vetu, que ma mere n'en soit point punie! Est-ce sa faute si la nature
+m'a refuse une voix comme la votre? Est-ce sa faute si je n'ai pas votre
+beau bec jaune et votre bel habit noir a la francaise, qui vous donnent
+l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a fait
+de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois
+du moins le seul malheureux!
+
+--Il ne s'agit pas de cela, dit mon pere; que signifie la maniere
+absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris a
+siffler ainsi contre tous les usages et toutes les regles?
+
+--Helas! monsieur, repondis-je humblement, j'ai siffle comme je pouvais,
+me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-etre mange trop de
+mouches.
+
+--On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon pere hors de lui.
+Il y a des siecles que nous sifflons de pere en fils, et, lorsque je
+fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier etage,
+un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs
+fenetres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les yeux
+l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air enfarine
+comme un paillasse de la foire? Si je n'etais le plus pacifique des
+merles, je t'aurais deja cent fois mis a nu, ni plus ni moins qu'un
+poulet de basse-cour pret a etre embroche.
+
+--Eh bien! m'ecriai-je, revolte de l'injustice de mon pere, s'il en est
+ainsi, monsieur, qu'a cela ne tienne! je me deroberai a votre presence,
+je delivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, par
+laquelle vous me tirez toute la journee. Je partirai, monsieur, je
+fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma
+mere pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma misere, et
+peut-etre, ajoutai-je en sanglotant, peut-etre trouverai-je, dans le
+potager du voisin ou sur les gouttieres, quelques vers de terre ou
+quelques araignees pour soutenir ma triste existence.
+
+--Comme tu voudras, repliqua mon pere, loin de s'attendrir a ce
+discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un
+merle.
+
+--Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plait?
+
+--Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Apres ces paroles
+foudroyantes, mon pere s'eloigna a pas lents. Ma mere se releva
+tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son ecuelle.
+Pour moi, confus et desole, je pris mon vol du mieux que je pus, et
+j'allai, comme je l'avais annonce, me percher sur la gouttiere d'une
+maison voisine.
+
+
+
+
+II
+
+
+Mon pere eut l'inhumanite de me laisser pendant plusieurs jours dans
+cette situation mortifiante. Malgre sa violence, il avait bon coeur, et,
+aux regards detournes qu'il me lancait, je voyais bien qu'il aurait
+voulu me pardonner et me rappeler; ma mere, surtout, levait sans cesse
+vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait meme parfois a
+m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur
+inspirait, malgre eux, une repugnance et un effroi auxquels je vis bien
+qu'il n'y avait point de remede.
+
+--Je ne suis point un merle! me repetais-je; et, en effet, en
+m'epluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la gouttiere, je ne
+reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu a ma
+famille.--O ciel! repetais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis!
+
+Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir extenue de
+faim et de chagrin, lorsque je vis se poser pres de moi un oiseau plus
+mouille, plus pale et plus maigre que je ne le croyais possible. Il
+etait a peu pres de ma couleur, autant que j'en pus juger a travers la
+pluie qui nous inondait; a peine avait-il sur le corps assez de plumes
+pour habiller un moineau, et il etait plus gros que moi. Il me sembla,
+au premier abord, un oiseau tout a fait pauvre et necessiteux; mais il
+gardait, en depit de l'orage qui maltraitait son front presque tondu, un
+air deserte qui me charma. Je lui fis modestement une grande reverence,
+a laquelle il repondit par un coup de bec qui faillit me jeter a bas de
+la gouttiere. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me retirais
+avec componction sans essayer de lui repondre en sa langue:
+
+--Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouee que son crane
+etait chauve.
+
+--Helas! monseigneur, repondis-je (craignant une seconde estocade), je
+n'en sais rien. Je croyais etre un merle, mais l'on m'a convaincu que je
+n'en suis pas un.
+
+La singularite de ma reponse et mon air de sincerite l'interesserent. Il
+s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai
+avec toute la tristesse et toute l'humilite qui convenaient a ma
+position et au temps affreux qu'il faisait.
+
+--Si tu etais un ramier comme moi, me dit-il apres m'avoir ecoute, les
+niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquieteraient pas un moment. Nous
+voyageons, c'est la notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne
+sais qui est mon pere. Fendre l'air, traverser l'espace, voir a nos
+pieds les monts et les plaines, respirer l'azur meme des cieux, et non
+les exhalaisons de la terre, courir comme la fleche a un but marque qui
+ne nous echappe jamais, voila notre plaisir et notre existence. Je fais
+plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix.
+
+--Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous etes un oiseau
+bohemien.
+
+--C'est encore une chose dont je ne me soucie guere, reprit-il. Je n'ai
+point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et
+mes petits. Ou est ma femme, la est ma patrie.
+
+--Mais qu'avez-vous la qui vous pend au cou? C'est comme une vieille
+papillotte chiffonnee.
+
+--Ce sont des papiers d'importance, repondit-il en se rengorgeant; je
+vais a Bruxelles de ce pas, et je porte au celebre banquier *** une
+nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit
+centimes.
+
+--Juste Dieu! m'ecriai-je, c'est une belle existence que la votre, et
+Bruxelles, j'en suis sur, doit etre une ville bien curieuse a voir. Ne
+pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle,
+je suis peut-etre un pigeon ramier.
+
+--Si tu en etais un, repliqua-t-il, tu m'aurais rendu le coup de bec que
+je t'ai donne tout a l'heure.
+
+--Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour si
+peu de chose. Voila le matin qui parait et l'orage qui s'apaise. De
+grace, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien au
+monde;--si vous me refusez, il ne me reste plus qu'a me noyer dans
+cette gouttiere.
+
+--Eh bien, en route! suis-moi si tu peux.
+
+Je jetai un dernier regard sur le jardin ou dormait ma mere. Une larme
+coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emporterent. J'ouvris mes ailes
+et je partis.
+
+
+
+
+III
+
+
+Mes ailes, je l'ai dit, n'etaient pas encore bien robustes. Tandis que
+mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais a ses cotes; je
+tins bon pendant quelque temps, mais bientot il me prit un eblouissement
+si violent, que je me sentis pres de defaillir.
+
+--Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible.
+
+--Non, me repondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons plus que
+soixante lieues a faire.
+
+J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une poule
+mouillee, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le coup,
+j'etais rendu.
+
+--Monsieur, begayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas s'arreter un
+instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant
+sur un arbre...
+
+--Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me repondit le ramier en
+colere.
+
+Et, sans daigner tourner la tete, il continua son voyage enrage. Quant a
+moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de ble.
+
+J'ignore combien de temps dura mon evanouissement. Lorsque je repris
+connaissance, ce qui me revint d'abord en memoire fut la derniere
+parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.--O mes chers
+parents! pensai-je, vous vous etes donc trompes! Je vais retourner pres
+de vous; vous me reconnaitrez pour votre vrai et legitime enfant, et
+vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous
+l'ecuelle de ma mere.
+
+Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la douleur
+que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. A peine
+me fus-je dresse sur mes pattes, que la defaillance me reprit, et je
+retombai sur le flanc.
+
+L'affreuse pensee de la mort se presentait deja a mon esprit, lorsque, a
+travers les bluets et les coquelicots, je vis venir a moi, sur la pointe
+du pied, deux charmantes personnes. L'une etait une petite pie fort bien
+mouchetee et extremement coquette, et l'autre une tourterelle couleur de
+rose. La tourterelle s'arreta a quelques pas de distance, avec un grand
+air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie
+s'approcha en sautillant de la maniere la plus agreable du monde.
+
+--Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous la? me demanda-t-elle
+d'une voix folatre et argentine.
+
+--Helas! madame la marquise, repondis-je (car c'en devait etre une pour
+le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a
+laisse en route, et je suis en train de mourir de faim.
+
+--Sainte Vierge! que me dites-vous? repondit-elle.
+
+Et aussitot elle se mit a voltiger ca et la sur les buissons qui nous
+entouraient, allant et venant de cote et d'autre, m'apportant quantite
+de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas pres de moi, tout en
+continuant ses questions.
+
+--Mais qui etes-vous? mais d'ou venez-vous? C'est une chose incroyable
+que votre aventure! Et ou alliez-vous? Voyager seul, si jeune, car vous
+sortez de votre premiere mue! Que font vos parents? d'ou sont-ils?
+comment vous laissent-ils aller dans cet etat-la? Mais c'est a faire
+dresser les plumes sur la tete!
+
+Pendant qu'elle parlait, je m'etais souleve un peu de cote, et je
+mangeais de grand appetit. La tourterelle restait immobile, me regardant
+toujours d'un oeil de pitie. Cependant elle remarqua que je retournais la
+tete d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De la pluie
+tombee dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; elle
+recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute
+fraiche. Certainement, si je n'eusse pas ete si malade, une personne si
+reservee ne se serait jamais permis une pareille demarche.
+
+Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon coeur battait
+violemment. Partage entre deux emotions diverses, j'etais penetre d'un
+charme inexplicable. Ma panetiere etait si gaie, mon echanson si
+expansif et si doux, que j'aurais voulu dejeuner ainsi pendant toute
+l'eternite. Malheureusement, tout a un terme, meme l'appetit d'un
+convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la
+curiosite de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec autant de
+sincerite que je l'avais fait la veille devant le pigeon. La pie
+m'ecouta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui appartenir,
+et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde
+sensibilite. Mais, lorsque j'en fus a toucher le point capital qui
+causait ma peine, c'est-a-dire l'ignorance ou j'etais de moi-meme:
+
+--Plaisantez-vous? s'ecria la pie; vous, un merle! vous, un pigeon! Fi
+donc! vous etes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et tres
+gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme
+qui dirait un coup d'eventail.
+
+--- Mais, madame la marquise, repondis-je, il me semble que, pour une
+pie, je suis d'une couleur, ne vous en deplaise...
+
+--Une pie russe, mon cher, vous etes une pie russe! Vous ne savez pas
+qu'elles sont blanches? Pauvre garcon, quelle innocence[1]!
+
+[Note 1: On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.]
+
+--Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe, etant ne au
+fond du Marais, dans une vieille ecuelle cassee?
+
+--Ah! le bon enfant! Vous etes de l'invasion, mon cher; croyez-vous
+qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous a moi, et laissez-vous faire; je veux
+vous emmener tout a l'heure et vous montrer les plus belles choses de la
+terre.
+
+--Ou cela, madame, s'il vous plait?
+
+--Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y mene.
+Vous n'aurez pas plus tot ete pie un quart d'heure, que vous ne voudrez
+plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes la une centaine, non pas
+de ces grosses pies de village qui demandent l'aumone sur les grands
+chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilees, lestes, et
+pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de
+sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose
+invariable, et nous meprisons le reste du monde. Les marques noires vous
+manquent, il est vrai, mais votre qualite de Russe suffira pour vous
+faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous
+attifer. Depuis le matin jusqu'a midi, nous nous attifons, et, depuis
+midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un arbre,
+le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la foret s'eleve un
+chene immense, inhabite, helas! C'etait la demeure du feu roi Pie X, ou
+nous allons en pelerinage en poussant de bien gros soupirs; mais, a part
+ce leger chagrin, nous passons le temps a merveille. Nos femmes, ne sont
+pas plus begueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos plaisirs sont
+purs et honnetes, parce que notre coeur est aussi noble que notre langage
+est libre et joyeux. Notre fierte n'a pas de bornes, et, si un geai ou
+toute autre canaille vient par hasard a s'introduire chez nous, nous le
+plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures
+gens du monde, et les passereaux, les mesanges, les chardonnerets qui
+vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours pretes a les aider, a
+les nourrir et a les defendre. Nulle part il n'y a plus de caquetage que
+chez nous, et nulle part moins de medisance. Nous ne manquons pas de
+vieilles pies devotes qui disent leurs patenotres toute la journee, mais
+la plus eventee de nos jeunes commeres peut passer, sans crainte d'un
+coup de bec, pres de la plus severe douairiere. En un mot, nous vivons
+de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons.
+
+--Voila qui est fort beau, madame, repliquai-je, et je serais
+certainement mal appris de ne point obeir aux ordres d'une personne
+comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi,
+de grace, de dire un mot a cette bonne demoiselle qui est
+ici.--Mademoiselle, continuai-je en m'adressant a la tourterelle,
+parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois
+veritablement une pie russe?
+
+A cette question, la tourterelle baissa la tete, et devint rouge pale,
+comme les rubans de Lolotte.
+
+--Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis...
+
+--Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui puisse
+vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si
+charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon coeur et ma patte a
+celle de vous qui en voudra, des l'instant que je saurai si je suis pie
+ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus
+bas a la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de tourtereau qui me
+tourmente singulierement.
+
+--Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage, je
+ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous a travers ces
+coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une legere teinte...
+
+Elle n'osa en dire plus long.
+
+--O perplexite! m'ecriai-je, comment savoir a quoi m'en tenir? comment
+donner mon coeur a l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement dechire? O
+Socrate! quel precepte admirable, mais difficile a suivre, tu nous as
+donne, quand tu as dit: "Connais-toi toi-meme!"
+
+Depuis le jour ou une malheureuse chanson avait si fort contrarie mon
+pere, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me vint a
+l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la verite.
+"Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon pere m'a mis a la porte des le
+premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque
+effet sur ces dames." Ayant donc commence par m'incliner poliment, comme
+pour reclamer l'indulgence, a cause de la pluie que j'avais recue, je me
+mis d'abord a siffler, puis a gazouiller, puis a faire des roulades,
+puis enfin a chanter a tue-tete, comme un muletier espagnol en plein
+vent.
+
+A mesure que je chantais, la petite pie s'eloignait de moi d'un air de
+surprise qui devint bientot de la stupefaction, puis qui passa a un
+sentiment d'effroi accompagne d'un profond ennui. Elle decrivait des
+cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop
+chaud qui vient de le bruler, mais auquel il voudrait pourtant gouter
+encore. Voyant l'effet de mon epreuve, et voulant la pousser jusqu'au
+bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je
+m'egosillais a chanter. Elle resista pendant vingt-cinq minutes a mes
+melodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola a grand
+bruit, et regagna son palais de verdure. Quant a la tourterelle, elle
+s'etait, presque des le commencement, profondement endormie.
+
+--Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! o ecuelle
+maternelle! plus que jamais je reviens a vous!
+
+Au moment ou je m'elancais pour partir, la tourterelle rouvrit les yeux.
+
+--Adieu, dit-elle, etranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom est
+Gourouli; souviens-toi de moi!
+
+--Belle Gourouli, lui repondis-je, vous etes bonne, douce et charmante;
+je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous etes couleur de rose;
+tant de bonheur n'est pas fait pour moi!
+
+
+
+
+IV
+
+
+Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de
+m'attrister.--Helas! musique, helas! poesie, me repetais-je en regagnant
+Paris, qu'il y a peu de coeurs qui vous comprennent!
+
+En faisant ces reflexions, je me cognai la tete contre celle d'un oiseau
+qui volait dans le sens oppose au mien. Le choc fut si rude et si
+imprevu, que nous tombames tous deux sur la cime d'un arbre qui, par
+bonheur, se trouva la. Apres que nous nous fumes un peu secoues, je
+regardai le nouveau venu, m'attendant a une querelle. Je vis avec
+surprise qu'il etait blanc. A la verite, il avait la tete un peu plus
+grosse que moi, et, sur le front, une espece de panache qui lui donnait
+un air heroi-comique; de plus, il portait sa queue fort en l'air, avec
+une grande magnanimite: du reste, il ne me parut nullement dispose a la
+bataille. Nous nous abordames fort civilement, et nous nous fimes de
+mutuelles excuses, apres quoi nous entrames en conversation. Je pris la
+liberte de lui demander son nom et de quel pays il etait.
+
+--Je suis etonne, me dit-il, que vous ne me connaissiez pas. Est-ce que
+vous n'etes pas des notres?
+
+--En verite, monsieur, repondis-je, je ne sais pas desquels je suis.
+Tout le monde me demande et me dit la meme chose; il faut que ce soit
+une gageure qu'on ait faite.
+
+--Vous voulez rire, repliqua-t-il; votre plumage vous sied trop bien
+pour que je meconnaisse un confrere. Vous appartenez infailliblement a
+cette race illustre et venerable qu'on nomme en latin _cacuata_, en
+langue savante _kakatoes_, et en jargon vulgaire catacois.
+
+--Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur
+pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en etais pas, et
+daignez m'apprendre a qui j'ai la gloire de parler.
+
+--Je suis, repondit l'inconnu, le grand poete Kacatogan. J'ai fait de
+puissants voyages, monsieur, des traversees arides et de cruelles
+peregrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma muse a eu des
+malheurs. J'ai fredonne sous Louis XVI, monsieur, j'ai braille pour la
+Republique, j'ai noblement chante l'Empire, j'ai discretement loue la
+Restauration, j'ai meme fait un effort dans ces derniers temps, et je me
+suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siecle sans gout. J'ai
+lance dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, de
+gracieux dithyrambes, de pieuses elegies, des drames chevelus, des
+romans crepus, des vaudevilles poudres et des tragedies chauves. En un
+mot, je puis me flatter d'avoir ajoute au temple des Muses quelques
+festons galants, quelques sombres creneaux et quelques ingenieuses
+arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore
+vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je revais a un poeme en
+un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez
+fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous etre bon a quelque
+chose, je suis tout a votre service.
+
+--Vraiment, monsieur, vous le pouvez, repliquai-je, car vous me voyez en
+ce moment dans un grand embarras poetique. Je n'ose dire que je sois un
+poete, ni surtout un aussi grand poete que vous, ajoutai-je en le
+saluant, mais j'ai recu de la nature un gosier qui me demange quand je
+me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. A vous dire la verite,
+j'ignore absolument les regles.
+
+--Je les ai oubliees, dit Kacatogan, ne vous inquietez pas de cela.
+
+--Mais il m'arrive, repris-je, une chose facheuse: c'est que ma voix
+produit sur ceux qui l'entendent a peu pres le meme effet que celle d'un
+certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire?
+
+--Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-meme cet effet bizarre.
+La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable.
+
+--Eh bien! monsieur, vous qui me semblez etre le Nestor de la poesie,
+sauriez-vous, je vous prie, un remede a ce penible inconvenient?
+
+--Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je
+m'en suis fort tourmente etant jeune, a cause qu'on me sifflait
+toujours; mais, a l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois que
+cette repugnance vient de ce que le public en lit d'autres que nous:
+cela le distrait..
+
+--Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est
+dur, pour une creature bien intentionnee, de mettre les gens en fuite
+des qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le service
+de m'ecouter, et me dire sincerement votre avis?
+
+--Tres volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles.
+
+Je me mis a chanter aussitot, et j'eus la satisfaction de voir que
+Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, et,
+de temps en temps, il inclinait la tete d'un air d'approbation, avec une
+espece de murmure flatteur. Mais je m'apercus bientot qu'il ne
+m'ecoutait pas, et qu'il revait a son poeme. Profitant d'un moment ou je
+reprenais haleine, il m'interrompit tout a coup.
+
+--Je l'ai pourtant trouvee, cette rime! dit-il en souriant et en
+branlant la tete; c'est la soixante mille sept cent quatorzieme qui sort
+de cette cervelle-la! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais lire
+cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en
+dira!
+
+Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir
+de m'avoir rencontre.
+
+
+
+
+V
+
+
+Reste seul et desappointe, je n'avais rien de mieux a faire que de
+profiter du reste du jour et de voler a tire-d'aile vers Paris.
+Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon
+avait ete trop peu agreable pour me laisser un souvenir exact; en sorte
+que, au lieu d'aller tout droit, je tournai a gauche au Bourget, et,
+surpris par la nuit, je fus oblige de chercher un gite dans les bois de
+Mortefontaine.
+
+Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais, qui,
+comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se
+chamaillaient de tous les cotes. Dans les buissons piaillaient les
+moineaux, en pietinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau
+marchaient gravement deux herons, perches sur leurs longues echasses;
+dans l'attitude de la meditation, Georges Dandins du lieu, attendant
+patiemment leurs femmes. D'enormes corbeaux, a moitie endormis, se
+posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus eleves, et
+nasillaient leurs prieres du soir. Plus bas, les mesanges amoureuses se
+pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert ebouriffe
+poussait son menage par derriere, pour le faire entrer dans le creux
+d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant
+en l'air comme des bouffees de fumee, et se precipitaient sur un
+arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes,
+des rouges-gorges, se groupaient legerement sur des branches decoupees,
+comme des cristaux sur une girandole. De toute part resonnaient des voix
+qui disaient bien distinctement:--Allons, ma femme!--Allons, ma
+fille!--Venez, ma belle!--Par ici, ma mie!--Me voila, mon
+cher!--Bonsoir, ma maitresse!--Adieu,--mes amis!--Dormez bien, mes
+enfants!
+
+Quelle position pour un celibataire que de coucher dans une pareille
+auberge! J'eus la tentation de me joindre a quelques oiseaux de ma
+taille, et de leur demander l'hospitalite.--La nuit, pensais-je, tous
+les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que de
+dormir poliment pres d'eux?
+
+Je me dirigeai d'abord vers un fosse ou se rassemblaient des etourneaux.
+Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et je
+remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorees et les
+pattes vernies: c'etaient les dandies de la foret: Ils etaient assez
+bons enfants, et ne m'honorerent d'aucune attention. Mais leurs propos
+etaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuite leurs
+tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement
+l'un a l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir.
+
+J'allai ensuite me percher sur une branche ou s'alignaient une
+demi-douzaine d'oiseaux de differentes especes. Je pris modestement la
+derniere place, a l'extremite de la branche, esperant qu'on m'y
+souffrirait. Par malheur, ma voisine etait une vieille colombe, aussi
+seche qu'une girouette rouillee. Au moment ou je m'approchai d'elle, le
+peu de plumes qui couvraient ses os etaient l'objet de sa sollicitude;
+elle feignait de les eplucher, mais elle eut trop craint d'en arracher
+une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son
+compte. A peine l'eus-je touchee du bout de l'aile, qu'elle se redressa
+majestueusement.
+
+--Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en pincant le
+bec avec une pudeur britannique.
+
+Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta a bas avec une
+vigueur qui eut fait honneur a un portefaix.
+
+Je tombai dans une bruyere ou dormait une grosse gelinotte. Ma mere
+elle-meme, dans son ecuelle, n'avait pas un tel air de beatitude. Elle
+etait si rebondie, si epanouie, si bien assise sur son triple ventre,
+qu'on l'eut prise pour un pate dont on avait mange la croute. Je me
+glissai furtivement pres d'elle.
+
+--Elle ne s'eveillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une si bonne
+grosse maman ne peut pas etre bien mechante. Elle ne le fut pas en
+effet. Elle ouvrit les yeux a demi, et me dit en poussant un leger
+soupir:
+
+--Tu me genes, mon petit, va-t'en de la.
+
+Au meme instant, je m'entendis appeler: c'etaient des grives qui, du
+haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir a elles.--Voila enfin de
+bonnes ames, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des folles,
+et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplume qu'un billet
+doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas a juger que ces dames
+avaient mange plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le faire; elles
+se soutenaient a peine sur les branches, et leurs plaisanteries de
+mauvaise compagnie, leurs eclats de rire et leurs chansons grivoises me
+forcerent de m'eloigner.
+
+Je commencais a desesperer, et j'allais m'endormir dans un coin
+solitaire, lorsqu'un rossignol se mit a chanter. Tout le monde aussitot
+fit silence. Helas! que sa voix etait pure! que sa melancolie meme
+paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords
+semblaient le bercer. Personne ne songeait a le faire taire, personne ne
+trouvait mauvais qu'il chantat sa chanson a pareille heure; son pere ne
+le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite.
+
+--Il n'y a donc que moi, m'ecriai-je, a qui il soit defendu d'etre
+heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route
+dans les tenebres, au risque d'etre avale par quelque hibou, que de me
+laisser dechirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres!
+
+Sur cette pensee, je me remis en chemin et j'errai longtemps au hasard.
+Aux premieres clartes du jour, j'apercus les tours de Notre-Dame. En un
+clin d'oeil j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards
+avant de reconnaitre notre jardin. J'y volai plus vite que l'eclair...
+Helas! il etait vide... J'appelai en vain mes parents: personne ne me
+repondit. L'arbre ou se tenait mon pere, le buisson maternel, l'ecuelle
+cherie, tout avait disparu. La cognee avait tout detruit; au lieu de
+l'allee verte ou j'etais ne, il ne restait qu'un cent de fagots.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour, mais
+ce fut peine perdue; ils s'etaient sans doute refugies dans quelque
+quartier eloigne, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles.
+
+Penetre d'une tristesse affreuse, j'allai me percher sur la gouttiere ou
+la colere de mon pere m'avait d'abord exile. J'y passais les jours et
+les nuits a deplorer ma triste existence. Je ne dormais plus, je
+mangeais a peine: j'etais pres de mourir de douleur.
+
+Un jour que je me lamentais comme a l'ordinaire:
+
+--Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque
+mon pere me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tombe en route quand
+j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite
+marquise s'est bouche les oreilles des que j'ai ouvert le bec; ni une
+tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-meme, ronflait
+comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan n'a
+pas daigne m'ecouter; ni un oiseau quelconque, enfin, puisque, a
+Mortefontaine, on m'a laisse coucher tout seul. Et cependant j'ai des
+plumes sur le corps; voila des pattes et voila des ailes. Je ne suis
+point un monstre, temoin Gourouli, et cette petite marquise elle-meme,
+qui me trouvaient assez a leur gre. Par quel mystere inexplicable ces
+plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble
+auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?...
+
+J'allais poursuivre mes doleances, lorsque je fus interrompu par deux
+portieres qui se disputaient dans la rue.
+
+--Ah, parbleu! dit l'une d'elles a l'autre, si tu en viens jamais a
+bout, je te fais cadeau d'un merle blanc!
+
+--Dieu juste! m'ecriai-je, voila mon affaire. O Providence! je suis fils
+d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc!
+
+Cette decouverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes idees. Au lieu
+de continuer a me plaindre, je commencai a me rengorger et a marcher
+fierement le long de la gouttiere, en regardant l'espace d'un air
+victorieux.
+
+--C'est quelque chose, me dis-je, que d'etre un merle blanc: cela ne se
+trouve point dans le pas d'un ane. J'etais bien bon de m'affliger de ne
+pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du genie, c'est le mien! Je
+voulais fuir le monde, je veux l'etonner! Puisque je suis cet oiseau
+sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et pretends me
+comporter comme tel, ni plus ni moins que le phenix, et mepriser le
+reste des volatiles. Il faut que j'achete les Memoires d'Alfieri et les
+poemes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera un
+noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donne. Oui, je veux
+ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait
+rare, je me ferai mysterieux. Ce sera une faveur, une gloire de me
+voir.--Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout
+bonnement pour de l'argent?
+
+--Fi donc! quelle indigne pensee! Je veux faire un poeme comme
+Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les
+grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des
+notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je
+ne manquerai pas, dans mes vers, de deplorer mon isolement; mais ce sera
+de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel
+m'a refuse une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je
+prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les
+rossignols n'ont qu'a se bien tenir; je demontrerai, comme deux et deux
+font quatre, que leurs complaintes font mal au coeur, et que leur
+marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je
+veux me creer tout d'abord une puissante position litteraire. J'entends
+avoir autour de moi une cour composee, non pas seulement de
+journalistes, mais d'auteurs veritables et meme de femmes de lettres.
+J'ecrirai un role pour mademoiselle Rachel, et, si elle refuse de le
+jouer, je publierai a son de trompe que son talent est bien inferieur a
+celui d'une vieille actrice de province. J'irai a Venise, et je
+louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cite feerique,
+le beau palais Mocenigo, qui coute quatre livres dix sous par jour; la,
+je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de _Lara_ doit y
+avoir laisses. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un deluge
+de rimes croisees, calquees sur la strophe de Spencer, ou je soulagerai
+ma grande ame; je ferai soupirer toutes les mesanges, roucouler toutes
+les tourterelles, fondre en larmes toutes les becasses, et hurler toutes
+les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me
+montrerai inexorable et inaccessible a l'amour. En vain me
+pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir pitie des infortunees qu'auront
+seduites mes chants sublimes; a tout cela, je repondrai: Foin! O exces
+de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres
+traverseront les mers; la renommee, la fortune, me suivront partout;
+seul, je semblera! indifferent aux murmures de la foule qui
+m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un veritable
+ecrivain excentrique, fete, choye, admire, envie, mais completement
+grognon et insupportable.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon premier
+ouvrage. C'etait, comme je me l'etais promis, un poeme en quarante-huit
+chants. Il s'y trouvait bien quelques negligences, a cause de la
+prodigieuse fecondite avec laquelle je l'avais ecrit; mais je pensai que
+le public d'aujourd'hui, accoutume a la belle litterature qui s'imprime
+au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.
+
+J'eus un succes digne de moi, c'est-a-dire sans pareil. Le sujet de mon
+ouvrage n'etait autre que moi-meme: je me conformai en cela a la grande
+mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passees avec une
+fatuite charmante; je mettais le lecteur au fait de mille details
+domestiques du plus piquant interet; la description de l'ecuelle de ma
+mere ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais compte les
+rainures, les trous, les bosses, les eclats, les echardes, les clous,
+les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans,
+le dehors, les bords, le fond, les cotes, les plans inclines, les plans
+droits; passant au contenu, j'avais etudie les brins d'herbe, les
+pailles, les feuilles seches, les petits morceaux de bois, les
+graviers, les gouttes d'eau, les debris de mouches, les pattes de
+hannetons cassees qui s'y trouvaient: c'etait une description
+ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimee tout d'une venue;
+il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautee. Je l'avais
+habilement coupee par morceaux, et entremelee au recit, afin que rien
+n'en fut perdu; en sorte qu'au moment le plus interessant et le plus
+dramatique arrivaient tout a coup quinze pages d'ecuelle. Voila, je
+crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point
+d'avarice, en profitera qui voudra.
+
+L'Europe entiere fut emue a l'apparition de mon livre; elle devora les
+revelations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en eut-il
+ete autrement? Non seulement j'enumerais tous les faits qui se
+rattachaient a ma personne, mais je donnais encore au public un tableau
+complet de toutes les revasseries qui m'avaient passe par la tete depuis
+l'age de deux mois; j'avais meme intercale au plus bel endroit une ode
+composee dans mon oeuf. Bien entendu d'ailleurs que je ne negligeais pas
+de traiter en passant le grand sujet qui preoccupe maintenant tant de
+monde: a savoir, l'avenir de l'humanite. Ce probleme m'avait paru
+interessant; j'en ebauchai, dans un moment de loisir, une solution qui
+passa generalement pour satisfaisante.
+
+On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de
+felicitation et des declarations d'amour anonymes. Quant aux visites,
+je suivais rigoureusement le plan que je m'etais trace; ma porte etait
+fermee a tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir
+deux etrangers qui s'etaient annonces comme etant de mes parents. L'un
+etait un merle du Senegal, et l'autre un merle de la Chine.
+
+--Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant a m'etouffer, que vous
+etes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre poeme
+immortel, la profonde souffrance du genie meconu! Si nous n'etions pas
+deja aussi incompris que possible, nous le deviendrions apres vous avoir
+lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime
+mepris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons par
+nous-memes, les peines secretes que vous avez chantees! Voici deux
+sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous
+prions d'agreer.
+
+--Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon epouse a
+composee sur un passage de votre preface. Elle rend merveilleusement
+l'intention de l'auteur.
+
+--Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez
+doues d'un grand coeur et d'un esprit plein de lumieres. Mais
+pardonnez-moi de vous faire une question. D'ou vient votre melancolie?
+
+--Eh! monsieur, repondit l'habitant du Senegal, regardez comme je suis
+bati. Mon plumage, il est vrai, est agreable a voir, et je suis revetu
+de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais
+mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue
+je suis affuble! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux tiers.
+N'y a-t-il pas la de quoi se donner au diable?
+
+--Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus
+penible. La queue de mon confrere balaye les rues; mais les polissons me
+montrent au doigt, a cause que je n'en ai point[2].
+
+[Note 2: Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du
+Senegal sont exactes.]
+
+--Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon ame; il est toujours
+facheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais permettez-moi
+de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui
+vous ressemblent, et qui demeurent la depuis longtemps, fort
+paisiblement empaillees. De meme qu'il ne suffit pas a une femme de
+lettres d'etre devergondee pour faire un bon livre, ce n'est pas non
+plus assez pour un merle d'etre mecontent pour avoir du genie. Je suis
+seul de mon espece, et je m'en afflige; j'ai peut-etre tort, mais c'est
+mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que
+vous saurez dire.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Malgre la resolution que j'avais prise et le calme que j'affectais, je
+n'etais pas heureux. Mon isolement, pour etre glorieux, ne m'en semblait
+pas moins penible, et je ne pouvais songer sans effroi a la necessite ou
+je me trouvais de passer ma vie entiere dans le celibat. Le retour du
+printemps, en particulier, me causait une gene mortelle, et je
+commencais a tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu'une
+circonstance imprevue decida de ma vie entiere.
+
+Il va sans dire que mes ecrits avaient traverse la Manche, et que les
+Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce
+qu'ils comprennent. Je recus un jour, de Londres, une lettre signee
+d'une jeune merlette:
+
+"J'ai lu votre poeme, me disait-elle, et l'admiration que j'ai eprouvee
+m'a fait prendre la resolution de vous offrir ma main et ma personne.
+Dieu nous a crees l'un pour l'autre! Je suis semblable a vous, je suis
+une merlette blanche!..."
+
+On suppose aisement ma surprise et ma joie.--Une merlette blanche! me
+dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre!
+Je me hatai de repondre a la belle inconnue, et je le fis d'une maniere
+qui temoignait assez combien sa proposition m'agreait. Je la pressais de
+venir a Paris ou de me permettre de voler pres d'elle. Elle me repondit
+qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle
+mettait ordre a ses affaires et que je la verrais bientot.
+
+Elle vint, en effet, quelques jours apres. O bonheur! c'etait la plus
+jolie merlette du monde, et elle etait encore plus blanche que moi.
+
+--Ah! mademoiselle, m'ecriai-je, ou plutot madame, car je vous considere
+des a present comme mon epouse legitime, est-il croyable qu'une creature
+si charmante se trouvat sur la terre sans que la renommee m'apprit son
+existence? Benis soient les malheurs que j'ai eprouves et les coups de
+bec que m'a donnes mon pere, puisque le ciel me reservait une
+consolation si inesperee! Jusqu'a ce jour, je me croyais condamne a une
+solitude eternelle, et, a vous parler franchement, c'etait un rude
+fardeau a porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les
+qualites d'un pere de famille. Acceptez ma main sans delai; marions-nous
+a l'anglaise, sans ceremonie, et partons ensemble pour la Suisse.
+
+--Je ne l'entends pas ainsi, me repondit la jeune merlette; je veux que
+nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de
+merles un peu bien nes y soient solennellement rassembles. Des gens
+comme nous doivent a leur propre gloire de ne pas se marier comme des
+chats de gouttiere. J'ai apporte une provision de _bank-notes_. Faites
+vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lesinez pas sur les
+rafraichissements.
+
+Je me conformai aveuglement aux ordres de la blanche merlette. Nos noces
+furent d'un luxe ecrasant; on y mangea dix mille mouches. Nous recumes
+la benediction nuptiale d'un reverend pere Cormoran, qui etait
+archeveque _in partibus_. Un bal superbe termina la journee; enfin, rien
+ne manqua a mon bonheur.
+
+Plus j'approfondissais le caractere de ma charmante femme, plus mon
+amour augmentait. Elle reunissait, dans sa petite personne, tous les
+agrements de l'ame et du corps. Elle etait seulement un peu begueule;
+mais j'attribuai cela a l'influence du brouillard anglais dans lequel
+elle avait vecu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat de la
+France ne dissipat bientot ce leger nuage.
+
+Une chose qui m'inquietait plus serieusement, c'etait une sorte de
+mystere dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur singuliere,
+s'enfermant a clef avec ses cameristes, et passant ainsi des heures
+entieres pour faire sa toilette, a ce qu'elle pretendait. Les maris
+n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur menage. Il m'etait arrive
+vingt fois de frapper a l'appartement de ma femme sans pouvoir obtenir
+qu'on m'ouvrit la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un jour, entre
+autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit obligee
+de ceder et de m'ouvrir un peu a la hate, non sans se plaindre fort de
+mon importunite. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille pleine
+d'une espece de colle faite avec de la farine et du blanc d'Espagne. Je
+demandai a ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me repondit
+que c'etait un opiat pour des engelures qu'elle avait.
+
+Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle defiance pouvait
+m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'etait donnee a moi
+avec tant d'enthousiasme et une sincerite si parfaite? J'ignorais
+d'abord que ma bien-aimee fut une femme de plume; elle me l'avoua au
+bout de quelque temps, et elle alla meme jusqu'a me montrer le manuscrit
+d'un roman ou elle avait imite a la fois Walter Scott et Scarron. Je
+laisse a penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non
+seulement je me voyais possesseur d'une beaute incomparable, mais
+j'acquerais encore la certitude que l'intelligence de ma compagne etait
+digne en tout point de mon genie. Des cet instant, nous travaillames
+ensemble. Tandis que je composais mes poemes, elle barbouillait des
+rames de papier. Je lui recitais mes vers a haute voix, et cela ne la
+genait nullement pour ecrire pendant ce temps-la. Elle pondait ses
+romans avec une facilite presque egale a la mienne, choisissant toujours
+les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des
+meurtres, et meme jusqu'a des filouteries, ayant toujours soin, en
+passant, d'attaquer le gouvernement et de precher l'emancipation des
+merlettes. En un mot, aucun effort ne coutait a son esprit, aucun tour
+de force a sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni
+de faire un plan avant de se mettre a l'oeuvre. C'etait le type de la
+merlette lettree.
+
+Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur inaccoutumee, je
+m'apercus qu'elle suait a grosses gouttes, et je fus etonne devoir en
+meme temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos.
+
+--Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous etes malade?
+
+Elle parut d'abord un peu effrayee et meme penaude; mais la grande
+habitude qu'elle avait du monde l'aida bientot a reprendre l'empire
+admirable qu'elle gardait toujours sur elle-meme. Elle me dit que
+c'etait une tache d'encre, et qu'elle y etait fort sujette dans ses
+moments d'inspiration.
+
+--Est-ce que ma femme deteint? me dis-je tout bas. Cette pensee
+m'empecha de dormir. La bouteille de colle me revint en memoire.--O
+ciel! m'ecriai-je, quel soupcon! Cette creature celeste ne serait-elle
+qu'une peinture, un leger badigeon? se serait-elle vernie pour abuser de
+moi?... Quand je croyais presser sur mon coeur la soeur de mon ame, l'etre
+previlegie cree pour moi seul, n'aurais-je donc epouse que de la farine?
+
+Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en
+affranchir. Je fis l'achat d'un barometre, et j'attendis avidement qu'il
+vint a faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme a la
+campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'epreuve d'une
+lessive. Mais nous etions en plein juillet; il faisait un beau temps
+effroyable.
+
+L'apparence du bonheur et l'habitude d'ecrire avaient fort excite ma
+sensibilite. Naif comme j'etais, il m'arrivait parfois, en travaillant,
+que le sentiment fut plus fort que l'idee, et de me mettre a pleurer en
+attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute
+faiblesse masculine enchante l'orgueil feminin. Une certaine nuit que je
+limais une rature, selon le precepte de Boileau, il advint a mon coeur de
+s'ouvrir.
+
+--O Loi! dis-je a ma chere merlette, toi, la seule et la plus aimee!
+toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire,
+metamorphosent pour moi l'univers, vie de mon coeur, sais-tu combien je
+t'aime? Pour mettre en vers une idee banale deja usee par d'autres
+poetes, un peu d'etude et d'attention me font aisement trouver des
+paroles; mais ou en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta beaute
+m'inspire? Le souvenir meme de mes peines passees pourrait-il me fournir
+un mot pour te parler de mon bonheur present? Avant que tu fusses venue
+a moi, mon isolement etait celui d'un orphelin exile; aujourd'hui, c'est
+celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre jusqu'a ce
+que la mort en fasse un debris, dans cette petite cervelle enfievree, ou
+fermente une inutile pensee, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma belle,
+que rien ne peut etre qui ne soit a toi? Ecoute ce que mon cerveau peut
+dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon genie fut
+une perle, et que tu fusses Cleopatre!
+
+En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle deteignait
+visiblement. A chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une
+plume, non pas meme noire, mais du plus vieux roux (je crois qu'elle
+avait deja deteint autre part). Apres quelques minutes
+d'attendrissement, je me trouvai vis-a-vis d'un oiseau decolle et
+desenfarine, identiquement semblable aux merles les plus plats et les
+plus ordinaires.
+
+Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche etait inutile.
+J'aurais bien pu, a la verite, considerer le cas comme redhibitoire, et
+faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte? N'etait-ce
+pas assez de mon malheur? Je pris mon courage a deux pattes, je resolus
+de quitter le monde, d'abandonner la carriere des lettres, de fuir dans
+un desert, s'il etait possible, d'eviter a jamais l'aspect d'une
+creature vivante, et de chercher, comme Alceste,
+
+ Un endroit ecarte,
+ Ou d'etre un merle blanc on eut la liberte!
+
+
+
+
+X
+
+
+Je m'envolai la-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui est le hasard
+des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette
+fois, on etait couche.--Quel mariage! me disais-je, quelle equipee!
+C'est certainement a bonne intention que cette pauvre enfant s'est mis
+du blanc; mais je n'en suis pas moins a plaindre, ni elle moins rousse.
+
+Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait a
+plein coeur du bienfait de Dieu qui le rend si superieur aux poetes, et
+donnait librement sa pensee au silence qui l'entourait. Je ne pus
+resister a la tentation d'aller a lui et de lui parler.
+
+--Que vous etes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez tant que
+vous voulez, et tres bien, et tout le monde ecoute; mais vous avez une
+femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, la
+pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien aupres de
+vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chante aussi,
+monsieur, et c'est pitoyable. J'ai range des mots en bataille comme des
+soldats prussiens, et j'ai coordonne des fadaises pendant que vous
+etiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre?
+
+--Oui, me repondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous croyez.
+Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose:
+Sadi, le Persan, en a parle. Je m'egosille toute la nuit pour elle, mais
+elle dort et ne m'entend pas. Son calice est ferme a l'heure qu'il est:
+elle y berce un vieux scarabee,--et demain matin, quand je regagnerai
+mon lit, epuise de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle
+s'epanouira, pour qu'une abeille lui mange le coeur!
+
+
+FIN DE L'HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
+
+
+Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la forme
+d'une piquante allegorie, quelque peinture de moeurs d'une verite
+frappante, ou quelque trait de critique litteraire plein de raison et de
+verve gauloise. Les souffrances, les deceptions, les chagrins des poetes
+en general, et ceux de l'auteur en particulier, y sont presentes
+gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au
+lecteur l'injure de lui en donner l'explication.
+
+L'_Histoire d'un merle blanc_ a paru pour la premiere fois dans les
+_Scenes de la vie privee des animaux_, ouvrage publie par livraisons et
+illustre par le crayon de Grandville.
+
+
+
+
+PIERRE ET CAMILLE
+
+1844
+
+I
+
+
+Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitte le service
+en 1760. Bien qu'il fut jeune encore, et que sa fortune lui permit de
+paraitre avantageusement a la cour, il s'etait lasse de bonne heure de
+la vie de garcon et des plaisirs de Paris. Il se retira pres du Mans,
+dans une jolie maison de campagne. La, au bout de peu de temps, la
+solitude, qui lui avait d'abord ete agreable, lui sembla penible. Il
+sentit qu'il lui etait difficile de rompre tout a coup avec les
+habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitte le monde;
+mais, ne pouvant se resoudre a vivre seul, il prit le parti de se
+marier, et de trouver, s'il etait possible, une femme qui partageat son
+gout pour le repos et pour la vie sedentaire qu'il etait decide a mener.
+
+Il ne voulait point que sa femme fut belle; il ne la voulait pas laide,
+non plus; il desirait qu'elle eut de l'instruction et de l'intelligence,
+avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout,
+c'etait de la gaiete et une humeur egale, qu'il regardait, dans une
+femme, comme les premieres des qualites.
+
+La fille d'un negociant retire, qui demeurait dans le voisinage, lui
+plut. Comme le chevalier ne dependait de personne, il ne s'arreta pas a
+la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un
+marchand. Il adressa a la famille une demande qui fut accueillie avec
+empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut
+conclu.
+
+Jamais alliance ne fut formee sous de meilleurs et de plus heureux
+auspices. A mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier decouvrit
+en elle de nouvelles qualites et une douceur de caractere inalterable.
+Elle, de son cote, se prit pour son mari d'un amour extreme. Elle ne
+vivait qu'en lui, ne songeait qu'a lui complaire, et, bien loin de
+regretter les plaisirs de son age qu'elle lui sacrifiait, elle
+souhaitait que son existence entiere put s'ecouler dans une solitude
+qui, de jour en jour, lui devenait plus chere.
+
+Cette solitude n'etait cependant pas complete. Quelques voyages a la
+ville, la visite reguliere de quelques amis y faisaient diversion de
+temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir frequemment les
+parents de sa femme, en sorte qu'il semblait a celle-ci qu'elle n'avait
+pas quitte la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras de son
+mari pour se retrouver dans ceux de sa mere, et jouissait ainsi d'une
+faveur que la Providence accorde a bien peu de gens, car il est rare
+qu'un bonheur nouveau ne detruise pas un ancien bonheur.
+
+M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bonte que sa femme; mais
+les passions de sa jeunesse, l'experience qu'il paraissait avoir faite
+des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la melancolie. Cecile
+(ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces
+moments de tristesse. Quoiqu'il n'y eut en elle, a ce sujet, ni
+reflexion ni calcul, son coeur l'avertissait aisement de ne pas se
+plaindre de ces legers nuages qui detruisent tout des qu'on les regarde,
+et qui ne sont rien quand on les laisse passer.
+
+La famille de Cecile etait composee de bonnes gens, marchands enrichis
+par le travail, et dont la vieillesse etait, pour ainsi dire, un
+perpetuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaiete du repos, achetee
+par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des moeurs de
+Versailles et meme des soupers de mademoiselle Quinault, il se plaisait
+a ces facons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles pour lui.
+Cecile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore, qui
+s'appelait Giraud. Il avait ete maitre macon, puis il etait devenu peu a
+peu architecte; a tout cela il avait gagne une vingtaine de mille livres
+de rente. La maison du chevalier etait fort a son gout, et il y etait
+toujours bien recu, quoiqu'il y arrivat quelquefois couvert de platre
+et de poussiere; car, en depit des ans et de ses vingt mille livres, il
+ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle.
+Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il perorat
+au dessert.--Vous etes heureux, mon neveu, disait-il souvent au
+chevalier: vous etes riche, jeune, vous avez une bonne petite femme, une
+maison pas trop mal batie; il ne vous manque rien, il n'y a rien a dire;
+tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et repete que vous
+etes heureux.
+
+Un jour, Cecile, entendant ces mots, et se penchant vers son
+mari:--N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai,
+pour que tu te le laisses dire en face?
+
+Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle etait
+enceinte. Il y avait derriere la maison une petite colline d'ou l'on
+decouvrait tout le domaine. Les deux epoux s'y promenaient souvent
+ensemble. Un soir qu'ils y etaient assis sur l'herbe:
+
+--Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit Cecile. Penses-tu
+cependant qu'il eut tout a fait raison? Es-tu parfaitement heureux?
+
+--Autant qu'un homme peut l'etre, repondit le chevalier, et je ne vois
+rien qui puisse ajouter a mon bonheur.
+
+--Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit Cecile, car il me serait
+aise de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous est
+absolument necessaire.
+
+Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle
+voulait prendre un detour pour lui confier un caprice de femme. Il fit,
+en plaisantant, mille conjectures, et a chaque question, les rires de
+Cecile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils s'etaient leves et ils
+descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invite par la
+pente rapide, il allait entrainer sa femme, lorsque celle-ci s'arreta,
+et s'appuyant sur l'epaule du chevalier:
+
+--Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si vite.
+Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons la sous mes
+paniers.
+
+Presque tous leurs entretiens, a compter de ce jour, n'eurent plus qu'un
+sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins a lui donner, de
+la maniere dont ils l'eleveraient, des projets qu'ils formaient deja
+pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme prit toutes les
+precautions possibles pour conserver le tresor qu'elle portait. Il
+redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura la
+grossesse de Cecile ne fut qu'une longue et delicieuse ivresse, pleine
+des plus douces esperances.
+
+Le terme fixe par la nature arriva; un enfant vint au monde, beau comme
+le jour. C'etait une fille, qu'on appela Camille. Malgre l'usage general
+et contre l'avis meme des medecins, Cecile voulut la nourrir elle-meme.
+Son orgueil maternel etait si flatte de la beaute de sa fille, qu'il fut
+impossible de l'en separer; il etait vrai que l'on n'avait vu que bien
+rarement a un enfant nouveau-ne des traits aussi reguliers et aussi
+remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent a la lumiere,
+brillerent d'un eclat extraordinaire. Cecile, qui avait ete elevee au
+couvent, etait extremement pieuse. Ses premiers pas, des qu'elle put se
+lever, furent pour aller a l'eglise rendre graces a Dieu.
+
+Cependant, l'enfant commenca a prendre des forces et a se developper. A
+mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une
+immobilite etrange. Aucun bruit ne semblait la frapper; elle etait
+insensible a ces mille discours que les meres adressent a leurs
+nourrissons; tandis qu'on chantait en la bercant, elle restait les yeux
+fixes et ouverts, regardant avidement la clarte de la lampe, et ne
+paraissant rien entendre. Un jour qu'elle etait endormie, une servante
+renversa un meuble; la mere accourut aussitot, et vit avec etonnement
+que l'enfant ne s'etait pas reveillee. Le chevalier fut effraye de ces
+indices trop clairs pour qu'on put s'y tromper. Des qu'il les eut
+observes avec attention, il comprit a quel malheur sa fille etait
+condamnee. La mere voulut en vain s'abuser, et, par tous les moyens
+imaginables, detourner les craintes de son mari. Le medecin fut appele,
+et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre
+Camille etait privee de l'ouie, et par consequent de la parole.
+
+
+
+
+II
+
+
+La premiere pensee de la mere avait ete de demander si le mal etait sans
+remede, et on lui avait repondu qu'il y avait des exemples de guerison.
+Pendant un an, malgre l'evidence, elle conserva quelque espoir; mais
+toutes les ressources de l'art echouerent, et, apres les avoir epuisees,
+il fallut enfin y renoncer.
+
+Malheureusement a cette epoque, ou tant de prejuges furent detruits et
+remplaces, il en existait un impitoyable contre ces pauvres creatures
+qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants distingues ou
+des hommes seulement pousses par un sentiment charitable, avaient, il
+est vrai, des longtemps, proteste contre cette barbarie. Chose bizarre,
+c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizieme siecle, a devine et
+essaye cette tache, crue alors impossible, d'apprendre aux muets a
+parler sans parole. Son exemple avait ete suivi en Italie, en Angleterre
+et en France, a differentes reprises. Bonnet, Wallis, Bulwer, Van
+Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention
+chez eux avait ete meilleure que l'effet; un peu de bien avait ete opere
+ca et la, a l'insu du monde, presque au hasard, sans aucun fruit.
+Partout, meme a Paris, au sein de la civilisation la plus avancee, les
+sourds-muets etaient regardes comme une espece d'etres a part, marques
+du sceau de la colere celeste. Prives de la parole, on leur refusait la
+pensee. Le cloitre pour ceux qui naissaient riches, l'abandon pour les
+pauvres, tel etait leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que de
+pitie.
+
+Le chevalier tomba peu a peu dans le plus profond chagrin. Il passait la
+plus grande partie du jour seul, enferme dans son cabinet, ou se
+promenait dans les bois. Il s'efforcait, lorsqu'il voyait sa femme, de
+montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain.
+Madame des Arcis, de son cote, n'etait pas moins triste. Un malheur
+merite peut faire verser des larmes, presque toujours tardives et
+inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en decourageant
+la piete.
+
+Ces deux nouveaux maries, faits pour s'aimer et qui s'aimaient,
+commencerent ainsi a se voir avec peine et a s'eviter dans les memes
+allees ou ils venaient de se parler d'un espoir si prochain, si
+tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa
+maison de campagne, n'avait pense qu'au repos; le bonheur avait semble
+l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison;
+l'amour etait venu, il etait reciproque. Un obstacle terrible se placait
+tout a coup entre eux, et cet obstacle etait precisement l'objet meme
+qui eut du etre un lien sacre.
+
+Ce qui causa cette separation soudaine et tacite, plus affreuse qu'un
+divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la mere, en depit
+du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier,
+quoi qu'il voulut faire, malgre sa patience et sa bonte, ne pouvait
+vaincre l'horreur que lui inspirait cette malediction de Dieu tombee sur
+lui.
+
+--Pourrais-je donc hair ma fille? se demandait-il souvent durant ses
+promenades solitaires. Est-ce sa faute si la colere du ciel l'a frappee?
+Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher a adoucir la douleur
+de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? A quelle
+triste existence est-elle reservee si moi, son pere, je l'abandonne? que
+deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est a moi de me resigner.
+Qui en prendra soin? qui relevera? qui la protegera? Elle n'a au monde
+que sa mere et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura jamais
+ni frere ni soeur; c'est assez d'une malheureuse de plus au monde. Sous
+peine de manquer de coeur, je dois consacrer ma vie a lui faire supporter
+la sienne.
+
+Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait a la maison avec la ferme
+intention de remplir ses devoirs de pere et de mari; il trouvait son
+enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait
+les mains de Cecile entre les siennes: on lui avait parle, disait-il,
+d'un medecin celebre, qu'il allait faire venir; rien n'etait encore
+decide; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant ainsi, il
+soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais
+d'affreuses pensees le saisissaient malgre lui; l'idee de l'avenir, la
+vue de ce silence, de cet etre inacheve, dont les sens etaient fermes,
+la reprobation, le degout, la pitie, le mepris du monde, l'accablaient.
+Son visage palissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant a sa
+mere, et se detournait pour cacher ses larmes.
+
+C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son
+coeur avec une sorte de tendresse desesperee et ce plein regard de
+l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle
+ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre,
+posait Camille dans son berceau, et passait des heures entieres, muette
+comme elle, a la regarder.
+
+Cette espece d'exaltation sombre et passionnee devint si forte, qu'il
+n'etait pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le plus
+absolu pendant des journees. On lui adressait en vain la parole. Il
+semblait qu'elle voulut savoir par elle-meme ce que c'etait que cette
+nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre.
+
+Elle parlait par signes a l'enfant et savait seule se faire comprendre.
+Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-meme, semblaient
+etrangers a Camille. La mere de madame des Arcis, femme d'un esprit
+assez vulgaire, ne venait guere a Chardonneux[3] (ainsi se nommait la
+terre du chevalier) que pour deplorer le malheur arrive a son gendre et
+a sa chere Cecile. Croyant faire preuve de sensibilite, elle s'apitoyait
+sans relache sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui
+echappa de dire un jour:--Mieux eut valu pour elle ne pas etre
+nee.--Qu'auriez-vous donc fait si j'etais ainsi? repliqua Cecile presque
+avec l'accent de la colere.
+
+[Note 3: Il y a pres du Mans un chateau de ce nom. L'auteur y passa
+quelques jours en septembre 1829.]
+
+L'oncle Giraud, le maitre macon, ne trouvait pas grand mal a ce que sa
+petite niece fut muette:--J'ai eu, disait-il, une femme si bavarde, que
+je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme preferable.
+Cette petite-la est sure d'avance de ne jamais tenir de mauvais propos,
+ni d'en ecouter, de ne pas impatienter toute une maison en chantant de
+vieux airs d'opera, qui sont tous pareils; elle ne sera pas querelleuse,
+elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait
+jamais; elle ne s'eveillera pas si son mari tousse, ou bien s'il se leve
+plus tot qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne revera pas tout
+haut, elle sera discrete; elle y verra clair, les sourds ont de bons
+yeux; elle pourra regler un memoire, quand elle ne ferait que compter
+sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner,
+comme les proprietaires a propos de la moindre batisse; elle saura
+d'elle-meme une chose tres bonne qui ne s'apprend d'ordinaire que
+difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le coeur
+a sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du miel au
+bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle
+n'entendra pas, a diner, les rabat-joie qui font des periodes; elle sera
+jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera
+pas obligee, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se promener. Ma
+foi, si j'etais jeune, je l'epouserais tres bien quand elle sera grande,
+et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais tres
+bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait.
+
+Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de gaiete
+rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient
+s'empecher de sourire tous deux a cette bonhomie un peu brusque, mais
+respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part.
+Mais le mal etait la; tout le reste de la famille regardait avec des
+yeux effrayes et curieux ce malheur, qui etait une rarete. Quand ils
+venaient en carriole du gue de Mauny[4], ces braves gens se mettaient en
+cercle avant diner, tachant de voir et de raisonner, examinant tout d'un
+air d'interet, prenant un visage compose, se consultant tout bas pour
+savoir quoi dire, tentant quelquefois de detourner la pensee commune par
+une grosse remarque sur un fetu. La mere restait devant eux, sa fille
+sur ses genoux, sa gorge decouverte, quelques gouttes de lait coulant
+encore. Si Raphael eut ete de la famille, la Vierge a la Chaise aurait
+pu avoir une soeur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en etait
+d'autant plus belle.
+
+[Note 4: Le gue de Mauny est un site pittoresque des environs du
+Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.]
+
+
+
+
+III
+
+
+La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa
+tache, mais fidelement. Camille n'avait que ses yeux au service de son
+ame; ses premiers gestes furent, comme l'avaient ete ses premiers
+regards, diriges vers la lumiere. Le plus pale rayon de soleil lui
+causait des transports de joie.
+
+Lorsqu'elle commenca a se tenir debout et a marcher, une curiosite tres
+marquee lui fit examiner et toucher tous les objets qui l'environnaient,
+avec une delicatesse melee de crainte et de plaisir, qui tenait de la
+vivacite de l'enfant, et deja de la pudeur de la femme. Son premier
+mouvement etait de courir vers tout ce qui lui etait nouveau, comme pour
+le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours a
+moitie chemin en regardant sa mere, comme pour la consulter. Elle
+ressemblait alors a l'hermine, qui, dit-on, s'arrete et renonce a la
+route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de
+gravier pourrait tacher sa fourrure.
+
+Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le
+jardin. C'etait une chose etrange que la maniere dont elle les
+regardait parler. Ces enfants, a peu pres du meme age qu'elle,
+essayaient, bien entendu, de repeter des mots estropies par leurs
+bonnes, et tachaient, en ouvrant les levres, d'exercer leur intelligence
+au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement a la pauvre fille.
+Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle etendait les mains
+vers ses petites compagnes, qui, de leur cote, reculaient effrayees
+devant cette autre expression de leur propre pensee.
+
+Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec anxiete
+les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle eut
+pu deviner que l'abbe de l'Epee allait bientot venir et apporter la
+lumiere dans ce monde de tenebres, quelle n'eut pas ete sa joie! Mais
+elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard,
+que le courage et la piete d'un homme allaient detruire. Singuliere
+chose qu'un pretre en voie plus qu'une mere, et que l'esprit, qui
+discerne, trouve ce qui manque au coeur, qui souffre!
+
+Quand les petites amies de Camille furent en age de recevoir les
+premieres instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant commenca a
+temoigner une tres grande tristesse de ce qu'on n'en faisait pas autant
+pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille
+institutrice anglaise qui faisait epeler a grand'peine un enfant et le
+traitait severement. Camille assistait a la lecon, regardait avec
+etonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et tachant,
+pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il etait
+gronde.
+
+Les lecons de musique furent pour elle le sujet d'une peine bien plus
+vive. Debout pres du piano, elle roidissait et remuait ses petits doigts
+en regardant la maitresse de tous ses grands yeux, qui etaient tres
+noirs et tres beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait la, et
+frappait quelquefois sur les touches d'une facon en meme temps douce et
+irritee.
+
+L'impression que les etres ou les objets exterieurs produisaient sur les
+autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les
+choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se
+montrer du doigt ces memes objets et echanger entre eux ce mouvement des
+levres qui lui etait inintelligible, alors recommencait son chagrin.
+Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de
+bois, elle tracait presque machinalement sur le sable quelques lettres
+majuscules qu'elle avait vu epeler a d'autres, et qu'elle considerait
+attentivement.
+
+La priere du soir, que le voisin faisait faire regulierement a ses
+enfants tous les jours, etait pour Camille une enigme qui ressemblait a
+un mystere. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les mains
+sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation:
+
+--Otez-moi cette petite, disait-il; epargnez-moi cette singerie.--Je
+prends sur moi d'en demander pardon a Dieu, repondit un jour la mere.
+
+Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre faculte que
+les Ecossais appellent la double vue, que les partisans du magnetisme
+veulent faire admettre, et que les medecins rangent, la plupart du
+temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir
+ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien
+eut pu l'avertir de leur arrivee.
+
+Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec une
+certaine crainte, mais ils l'evitaient quelquefois d'un air de mepris.
+Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de pitie dont parle La
+Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en
+riant, lui demandant de repondre. Ces petites rondes des enfants, qui se
+danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait a
+la promenade, deja a demi jeune fille, et quand venait le vieux refrain:
+
+ Entrez dans la danse,
+ Voyez comme on danse...
+
+seule a l'ecart, appuyee sur un banc, elle suivait la mesure, en
+balancant sa jolie tete, sans essayer de se meler au groupe, mais avec
+assez de tristesse et de gentillesse pour faire pitie.
+
+L'une des plus grandes taches qu'essaya cet esprit maltraite fut de
+vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait l'arithmetique. Il
+s'agissait d'un calcul fort aise et fort court. La voisine se debattait
+contre quelques chiffres un peu embrouilles. Le total ne se montait
+guere a plus de douze ou quinze unites. La voisine comptait sur ses
+doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider, etendit
+ses deux mains ouvertes. On lui avait donne, a elle aussi, les premieres
+et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre.
+Un animal intelligent, un oiseau meme, compte d'une facon ou d'une
+autre, que nous ne savons pas, jusqu'a deux ou trois. Une pie, dit-on, a
+compte jusqu'a cinq. Camille, dans cette circonstance, aurait eu a
+compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'a dix. Elle les tenait
+ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne volonte,
+qu'on l'eut prise pour un honnete homme qui ne peut pas payer.
+
+La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille n'en
+donnait aucun indice.--C'est pourtant drole, disait le chevalier, qu'une
+petite fille ne comprenne pas un bonnet! A de pareils propos, madame des
+Arcis souriait tristement.--Elle est pourtant belle! disait-elle a son
+mari; et en meme temps, avec douceur, elle poussait un peu Camille pour
+la faire marcher devant son pere, afin qu'il vit mieux sa taille, qui
+commencait a se former, et sa demarche encore enfantine, qui etait
+charmante.
+
+A mesure qu'elle avancait en age, Camille se prit de passion, non pour
+la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les eglises, qu'elle
+voyait. Peut-etre avait-elle dans l'ame cet instinct invincible qui fait
+qu'un enfant de dix ans concoit et garde le projet de prendre une robe
+de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer
+ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indifferents et meme des
+philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais
+elle existe.
+
+"Lorsque j'etais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne voyais que le
+ciel," est certainement un mot sublime, ecrit, comme on sait, par un
+sourd-muet. Camille etait bien loin de tant de force. L'image grossiere
+de la Vierge, badigeonnee de blanc de ceruse, sur un fond de platre
+frotte de bleu, a peu pres comme l'enseigne d'une boutique; un enfant de
+choeur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont la
+voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans
+que Camille en put rien entendre; la demarche du suisse, les airs du
+bedeau,--qui sait ce qui fait lever les yeux a un enfant? Mais
+qu'importe, des que ces yeux se levent?
+
+
+
+
+IV
+
+
+--Elle est pourtant belle! se repetait le chevalier, et Camille l'etait
+en effet. Dans le parfait ovale d'un visage regulier, sur des traits
+d'une purete et d'une fraicheur admirables, brillait, pour ainsi dire,
+la clarte d'un bon coeur. Camille etait petite, non point pale, mais tres
+blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son
+naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance des que le
+malheur venait la toucher; pleine de grace dans tous ses mouvements,
+d'esprit et quelquefois d'energie dans sa petite pantomime,
+singulierement industrieuse a se faire entendre, vive a comprendre,
+toujours obeissante des qu'elle avait compris. Le chevalier restait
+aussi parfois, comme madame des Arcis, a regarder sa fille sans parler.
+Tant de grace et de beaute, joint a tant de malheur et d'horreur, etait
+pres de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent Camille avec
+une sorte de transport, en disant tout haut:--Je ne suis cependant pas
+un mechant homme!
+
+Il y avait une allee dans le bois, au fond du jardin, ou le chevalier
+avait l'habitude de se promener apres le dejeuner. De la fenetre de sa
+chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir derriere les
+arbres. Elle n'osait guere l'y aller retrouver. Elle regardait, avec un
+chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait ete pour elle plutot un
+amant qu'un epoux, dont elle n'avait jamais recu un reproche, a qui elle
+n'en avait jamais eu un seul a faire, et qui n'avait plus le courage de
+l'aimer parce qu'elle etait mere.
+
+Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle
+comme un ange, le coeur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui
+devait avoir lieu dans un chateau voisin. Madame des Arcis voulait y
+mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le
+monde et sur son mari la beaute de sa fille. Elle avait passe des nuits
+sans sommeil a chercher quelle robe elle lui mettrait; elle avait forme
+sur ce projet les plus douces esperances.--Il faudra bien, se
+disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour
+toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la
+plus belle.
+
+Des que le chevalier vit sa femme venir a lui, il s'avanca au-devant
+d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une
+galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne s'ecartait
+jamais, malgre sa bonhomie naturelle. Ils commencerent par echanger
+quelques mots insignifiants, puis ils se mirent a marcher l'un a cote de
+l'autre.
+
+Madame des Arcis cherchait de quelle maniere elle proposerait a son mari
+de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une
+determination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille, celle
+de ne plus voir le monde. La seule pensee d'exposer son malheur aux yeux
+des indifferents ou des malveillants mettait le chevalier presque hors
+de lui. Il avait annonce formellement sa volonte sur ce sujet. Il
+fallait donc que madame des Arcis trouvat un biais, un pretexte
+quelconque, non seulement pour executer son dessein, mais pour en
+parler.
+
+Pendant ce temps-la, le chevalier paraissait reflechir beaucoup de son
+cote. Il fut le premier a rompre le silence. Une affaire survenue a un
+de ses parents, dit-il a sa femme, venait d'occasionner de grands
+derangements de fortune dans sa famille; il etait important pour lui de
+surveiller les gens charges des mesures a prendre; ses interets, et par
+consequent ceux de madame des Arcis elle-meme, couraient le risque
+d'etre compromis faute de soin. Bref, il annonca qu'il etait oblige de
+faire un court voyage en Hollande, ou il devait s'entendre avec son
+banquier; il ajouta que l'affaire etait extremement pressee, et qu'il
+comptait partir des le lendemain matin.
+
+Il n'etait que trop facile a madame des Arcis de comprendre le motif de
+ce voyage. Le chevalier etait bien eloigne de songer a abandonner sa
+femme; mais, en depit de lui-meme, il eprouvait un besoin irresistible
+de s'isoler tout a fait pendant quelque temps, ne fut-ce que pour
+revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du temps,
+ce besoin de solitude a l'homme comme la souffrance physique aux
+animaux.
+
+Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne repondit que
+par ces phrases banales qu'on a toujours sur les levres quand on ne peut
+pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le
+chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette
+demarche, et ne s'y opposait en aucune facon. Tandis qu'elle parlait, la
+douleur lui serrait le coeur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et
+s'assit sur un banc.
+
+La, elle resta plongee dans une reverie profonde, les regards fixes, les
+mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande
+joie ni grands plaisirs. Sans etre une femme d'un esprit eleve, elle
+sentait assez fortement et elle etait d'une famille assez commune pour
+avoir quelque peu souffert. Son mariage avait ete pour elle un bonheur
+tout a fait imprevu, tout a fait nouveau; un eclair avait brille devant
+ses yeux au milieu de longues et froides journees, maintenant la nuit la
+saisissait.
+
+Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier detournait les yeux, et
+semblait impatient de rentrer a la maison. Il se levait et se rasseyait.
+Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils
+rentrerent ensemble.
+
+L'heure du diner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se trouvait
+malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre etait un
+prie-Dieu ou elle resta a genoux jusqu'au soir. Sa femme de chambre
+entra plusieurs fois, ayant recu du chevalier l'ordre secret de veiller
+sur elle; elle ne repondit pas a ce qu'on lui disait. Vers huit heures
+du soir elle sonna, demanda la robe commandee a l'avance pour sa fille,
+et qu'on mit le cheval a la voiture. Elle fit avertir en meme temps le
+chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y
+accompagnat.
+
+Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus
+legere. Sur ce corps bien-aime, dont les contours commencaient a se
+dessiner, la mere posa une petite parure simple et fraiche. Une robe de
+mousseline blanche brodee, des petits souliers de satin blanc, un
+collier de graines d'Amerique sur le cou, une couronne de bluets sur la
+tete, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec orgueil et
+sautait de joie. La mere, vetue d'une robe de velours, comme quelqu'un
+qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psyche, et
+l'embrassait coup sur coup, en repetant: Tu es belle, tu es belle!
+lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune emotion
+apparente, demanda a son domestique si on avait attele, et a son mari
+s'il venait. Le chevalier donna la main a sa femme, et l'on alla au bal.
+
+C'etait la premiere fois qu'on voyait Camille. On avait beaucoup entendu
+parler d'elle. La curiosite dirigea tous les regards vers la petite
+fille des qu'elle parut. On pouvait s'attendre a ce que madame des
+Arcis montrat quelque embarras et quelque inquietude; il n'en fut rien.
+Apres les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus calme, et
+tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espece
+d'etonnement ou un air d'interet affecte, elle la laissait aller par la
+chambre sans paraitre y songer.
+
+Camille retrouvait la ses petites compagnes; elle courait tour a tour
+vers l'une ou vers l'autre, comme si elle eut ete au jardin. Toutes,
+cependant, la recevaient avec reserve et avec froideur. Le chevalier,
+debout a l'ecart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent a lui,
+vanterent la beaute de sa fille; des personnes etrangeres, ou meme
+inconnues, l'aborderent avec l'intention de lui faire compliment. Il
+sentait qu'on le consolait, et ce n'etait guere de son gout. Cependant
+un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu a
+peu quelque joie au coeur. Apres avoir parle par gestes presque a tout le
+monde, Camille etait restee debout entre les genoux de sa mere. On
+venait de la voir aller de cote et d'autre; on s'attendait a quelque
+chose d'etrange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien fait que
+de dire bonsoir aux gens avec une grande reverence, donner un petit
+_shake-hand_ a des demoiselles anglaises, envoyer des baisers aux meres
+de ses petites amies, le tout peut-etre appris par coeur, mais fait avec
+grace et naivete. Revenue tranquillement a sa place, on commenca a
+l'admirer. Rien, en effet, n'etait plus beau que cette enveloppe dont
+ne pouvait sortir cette pauvre ame. Sa taille, son visage, ses longs
+cheveux boucles, ses yeux surtout d'un eclat incomparable, surprenaient
+tout le monde. En meme temps que ses regards essayaient de tout deviner,
+et ses gestes de tout dire, son air reflechi et melancolique pretait a
+ses moindres mouvements, a ses allures d'enfant et a ses poses un
+certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en eut
+ete frappe. On s'approcha de madame des Arcis, on l'entoura, on fit
+mille questions par gestes a Camille; a l'etonnement et a la repugnance
+avaient succede une bienveillance sincere, une franche sympathie.
+L'exageration, qui arrive toujours des que le voisin parle apres le
+voisin pour repeter la meme chose, s'en mela bientot. On n'avait jamais
+vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'etait si beau
+qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle etait loin
+de rien comprendre.
+
+Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut ce
+soir-la un battement de coeur qui lui etait du, le plus heureux, le plus
+pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire echange, qui
+valait bien des larmes.
+
+Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse. Les
+enfants se prirent par la main, se mirent en place et commencerent a
+executer les pas que le maitre de danse de l'endroit leur avait appris.
+Les parents, d'autre part, commencerent a se complimenter
+reciproquement, a trouver charmante cette petite fete, et a se faire
+remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs progenitures. Ce
+fut bientot un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries de cafe
+entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes filles,
+de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les
+mamans, bref un bal d'enfants en province.
+
+Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense bien,
+n'etait pas de la contredanse. Camille regardait la fete avec une
+attention un peu triste. Un petit garcon vint l'inviter. Elle secoua la
+tete pour toute reponse; quelques bluets tomberent de sa couronne, qui
+n'etait pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut bientot
+repare, avec quelques epingles, le desordre de cette coiffure qu'elle
+avait faite elle-meme; mais elle chercha vainement ensuite son mari: il
+n'etait plus dans la salle. Elle fit demander s'il etait parti, et s'il
+avait pris la voiture. On lui repondit qu'il etait retourne chez lui a
+pied.
+
+
+
+
+V
+
+
+Le chevalier avait resolu de s'eloigner sans dire adieu a sa femme. Il
+craignait et fuyait toute explication facheuse, et comme, d'ailleurs,
+son dessein etait de revenir dans peu de temps, il crut agir plus
+sagement en laissant seulement une lettre. Il n'etait pas tout a fait
+vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage
+pouvait lui etre avantageux. Un de ses amis ecrivit a Chardonneux pour
+presser son depart; c'etait un pretexte convenu. Il prit, en rentrant,
+le semblant d'un homme oblige de s'en aller a l'improviste. Il fit faire
+ses paquets en toute hate, les envoya a la ville, monta a cheval et
+partit.
+
+Une hesitation involontaire et un tres grand regret s'emparerent
+cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit
+d'avoir obei trop vite a un sentiment qu'il pouvait maitriser, de faire
+verser a sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver ailleurs le
+repos qu'il otait peut-etre a sa maison.--Mais qui sait, pensa-t-il, si
+je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait
+si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas
+des jours plus heureux? Je suis frappe d'un malheur dont Dieu seul
+connait la cause; je m'eloigne pour quelques jours du lieu ou je
+souffre. Le changement, le voyage, la fatigue meme, calmeront peut-etre
+mes ennuis; je vais m'occuper de choses materielles, importantes,
+necessaires; je reviendrai le coeur plus tranquille, plus content;
+j'aurai reflechi, je saurai mieux ce que j'ai a faire.--Cependant Cecile
+va souffrir, se disait-il au fond du coeur. Mais, son parti une fois
+pris, il continua sa route.
+
+Madame des Arcis avait quitte le bal vers onze heures. Elle etait montee
+en voiture avec sa fille, qui s'endormit bientot sur ses genoux. Bien
+qu'elle ignorat que le chevalier eut execute si promptement son projet
+de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'etre sortie seule de chez ses
+voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'egards devient
+une douleur sensible a qui en soupconne le motif. Le chevalier n'avait
+pu supporter le spectacle public de son malheur. La mere avait voulu
+montrer ce malheur pour tacher de le vaincre et d'en avoir raison. Elle
+eut aisement pardonne a son mari un mouvement de tristesse ou de
+mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle maniere de
+laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inouie; et la
+moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche,
+lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas la, a fait, quelquefois
+plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de
+bien.
+
+Tandis que la voiture se trainait lentement sur les cailloux d'un
+chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille
+endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant Camille,
+de facon a ce que les cahots ne pussent l'eveiller, elle songeait, avec
+cette force que la nuit donne a la pensee, a la fatalite qui semblait la
+poursuivre jusque dans cette joie legitime qu'elle venait d'avoir a ce
+bal. Une etrange disposition d'esprit la faisait se reporter tour a
+tour, tantot vers son propre passe, tantot vers l'avenir de sa
+fille.--Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'eloigne de moi;
+s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes
+efforts, toutes mes prieres ne serviront qu'a l'importuner; son amour
+est mort, sa pitie subsiste, mais son chagrin est plus fort que lui et
+que moi-meme. Ma fille est belle, mais vouee au malheur; qu'y puis-je
+faire? que puis-je prevoir ou empecher? Si je m'attache a cette pauvre
+enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer a
+voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais, au
+contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son
+ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-etre de me separer de ma
+fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voulut confier Camille a des
+etrangers, et se delivrer d'un spectacle qui l'afflige?
+
+En se parlant ainsi a elle-meme, madame des Arcis embrassait Camille.
+
+--Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au prix
+de ton repos, de ta vie peut-etre, l'apparence d'un bonheur qui me
+fuirait a mon tour! cesser d'etre mere pour etre epouse! Quand une
+pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y
+songer?
+
+Puis elle revenait a ses conjectures.--Que va-t-il arriver? se
+demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille
+sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que
+deviendra cette enfant?
+
+A quelque distance de Chardonneux, il y avait un gue a passer. Il avait
+beaucoup plu depuis un mois a peu pres, en sorte que la riviere
+debordait et couvrait les pres d'alentour. Le _passeux_ refusa d'abord
+de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait deteler, qu'il
+se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le
+carrosse. Madame des Arcis, pressee de revoir son mari, ne voulut pas
+descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'etait un trajet de
+quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois.
+
+Au milieu du gue, le bateau commenca a devier, pousse par le courant. Le
+_passeux_ demanda aide au cocher pour empecher, disait-il, d'aller a
+l'ecluse. Il y avait, en effet, a deux ou trois cents pas plus bas, un
+moulin avec une ecluse, faite de soliveaux, de pieux et de planches
+rassemblees, mais vieille, brisee par l'eau, et devenue une espece de
+cascade, ou plutot de precipice. Il etait clair que, si l'on se
+laissait entrainer jusque-la, on devait s'attendre a un accident
+terrible.
+
+Le cocher etait descendu de son siege; il aurait voulu etre bon a
+quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le
+_passeux_, de son cote, faisait ce qu'il pouvait, mais la nuit etait
+sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui tantot se
+relayaient, tantot reunissaient leurs forces, pour couper l'eau et
+gagner la rive.
+
+A mesure que le bruit de l'ecluse se rapprochait, le danger devenait
+plus effrayant. Le bateau, lourdement charge, et defendu contre le
+courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche
+etait bien enfoncee et bien tenue a l'avant, le bac s'arretait, allait
+de cote, ou tournait sur lui-meme; mais le flot etait trop fort. Madame
+des Arcis, qui etait restee dans la voiture avec l'enfant, ouvrit la
+glace avec une terreur affreuse:
+
+--Est-ce que nous sommes perdus? s'ecria-t-elle.
+
+En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tomberent dans le bateau,
+epuises, et les mains meurtries.
+
+Le _passeux_ savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait pas de temps
+a perdre:
+
+--Pere Georgeot, dit madame des Arcis au _passeux_ (c'etait son nom),
+peux-tu me sauver, ma fille et moi?
+
+Le pere Georgeot jeta un coup, d'oeil sur l'eau, puis sur la rive:
+
+--Certainement, repondit-il en haussant les epaules d'un air presque
+offense qu'on lui adressat une pareille question.
+
+--Que faut-il faire? dit madame des Arcis.
+
+--Vous mettre sur mes epaules, repliqua le _passeux_. Gardez votre robe,
+ca vous soutiendra. Empoignez-moi le cou a deux bras, mais n'ayez pas
+peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noyes; ne criez pas, ca
+vous ferait boire. Quant a la petite, je la prendrai d'une main par la
+taille, je nagerai de l'autre a la mariniere, et je la passerai en l'air
+sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de
+terre qui sont dans ce champ-la.
+
+--Et Jean? dit madame des Arcis, designant le cocher.
+
+--Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille a l'ecluse et
+qu'il attende, je le retrouverai.
+
+Le pere Georgeot s'elanca dans l'eau, charge de son double fardeau, mais
+il avait trop prejuge de ses forces. Il n'etait plus jeune, tant s'en
+fallait. La rive etait plus loin qu'il ne disait, et le courant plus
+fort qu'il ne l'avait pense. Il fit cependant tout ce qu'il put pour
+arriver a terre, mais il fut bientot entraine. Le tronc d'un saule
+couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les tenebres, l'arreta
+tout a coup: il s'y etait violemment frappe au front. Son sang coula, sa
+vue s'obscurcit.
+
+--Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le votre;
+je n'en puis plus.
+
+--Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la mere.
+
+-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le _passeux_.
+
+Madame des Arcis, pour toute reponse, ouvrit les bras, lacha le cou du
+_passeux_, et se laissa aller au fond de l'eau.
+
+Lorsque le _passeux_ eut depose a terre la petite Camille saine et
+sauve, le cocher, qui avait ete tire de la riviere par un paysan, l'aida
+a chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le
+lendemain matin, pres du rivage.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Un an apres cet evenement, dans une chambre d'un hotel garni situe rue
+du Bouloi, a Paris, dans le quartier des diligences, une jeune fille en
+deuil etait assise pres d'une table, au coin du feu. Sur cette table
+etait une bouteille de vin d'ordinaire, a moitie vide, et un verre. Un
+homme courbe par l'age, mais d'une physionomie ouverte et franche, vetu
+a peu pres comme un ouvrier, se promenait a grands pas dans la chambre.
+De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arretait devant
+elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors,
+etendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement mele d'une
+sorte de repugnance involontaire, et remplissait le verre. Le vieillard
+buvait un petit coup, puis recommencait a marcher, tout en gesticulant
+d'une facon singuliere et presque ridicule, pendant que la jeune fille,
+souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention.
+
+Il eut ete difficile, a qui se fut trouve la, de deviner quelles etaient
+ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais
+pleine de grace et de distinction, portant sur son visage et dans ses
+moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la beaute;
+l'autre, d'une apparence tout a fait vulgaire, les habits en desordre,
+le chapeau sur la tete, buvant du gros vin de cabaret, et faisant
+resonner sur le parquet les clous de ses souliers. C'etait un etrange
+contraste.
+
+Ces deux personnes etaient pourtant liees par une amitie bien vive et
+bien tendre. C'etait Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme etait
+venu a Chardonneux lorsque madame des Arcis avait ete portee d'abord a
+l'eglise, puis a sa derniere demeure. Sa mere etant morte et son pere
+absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce monde.
+Le chevalier, ayant une fois quitte sa maison, distrait par son voyage,
+appele par ses affaires et oblige de parcourir plusieurs villes de la
+Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte
+qu'il se passa pres d'un mois, pendant lequel Camille resta, pour ainsi
+dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, a la maison une sorte de
+gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la
+mere, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi etait une
+sinecure; la gouvernante connaissait a peine Camille, et ne pouvait lui
+etre d'aucun secours dans une pareille circonstance.
+
+La douleur de la jeune fille a la mort de sa mere avait ete si violente,
+qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame
+des Arcis avait ete retire de l'eau et apporte a la maison, Camille
+accompagnait ce cortege funebre en poussant des cris de desespoir si
+dechirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y avait, en
+effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet etre qu'on etait habitue a
+voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout a coup de son silence
+en presence de la mort. Les sons inarticules qui s'echappaient de ses
+levres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose de
+sauvage; ce n'etaient ni des paroles ni des sanglots, mais une sorte de
+langage horrible, qui semblait invente par la douleur. Pendant un jour
+et une nuit, ces cris affreux ne cesserent de remplir la maison; Camille
+courait de tous cotes, s'arrachant les cheveux et frappant les
+murailles. On essaya en vain de l'arreter; la force meme fut inutile. Ce
+ne fut que la nature epuisee qui la fit enfin tomber au pied du lit ou
+le corps de sa mere etait couche.
+
+Presque aussitot, elle avait paru reprendre sa tranquillite accoutumee,
+et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle etait restee quelque temps dans
+un calme apparent, marchant toute la journee, au hasard, d'un pas lent
+et distrait, ne se refusant a aucun des soins qu'on prenait pour elle;
+on la croyait revenue a elle-meme, et le medecin, qui avait ete appele,
+s'y trompa comme tout le monde; mais une fievre nerveuse se declara
+bientot avec les plus graves symptomes. Il fallut veiller constamment
+sur la malade; sa raison semblait entierement perdue.
+
+C'etait alors que l'oncle Giraud avait pris la resolution de venir a
+tout prix au secours de sa niece.--Puisqu'elle n'a plus ni pere ni mere
+dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me declare
+pour son oncle veritable, charge de la soigner et d'empecher qu'il ne
+lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent demande
+a son pere de me la donner pour me faire rire. Je ne veux pas l'en
+priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. A son
+retour, je la lui rendrai fidelement.
+
+L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux medecins, par une assez bonne
+raison, c'est qu'il croyait a peine aux maladies, n'ayant jamais
+lui-meme ete malade. Une fievre nerveuse surtout lui paraissait une
+chimere, un pur derangement d'idees, qu'un peu de distraction devait
+guerir. Il s'etait donc decide a amener Camille a Paris.--Vous voyez,
+disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que
+pleurer, et elle a raison; une mere ne vous meurt pas deux fois. Mais il
+ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de partir;
+il faut tacher qu'elle pense a autre chose. On dit que Paris est tres
+bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi
+donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien a tous les deux.
+D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui etre
+tres bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois que
+j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours
+ragaillardi.
+
+De cette facon, Camille et son oncle etaient venus a Paris. Le
+chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud,
+l'approuva. Au retour de sa tournee en Hollande, il avait rapporte a
+Chardonneux une melancolie tellement profonde, qu'il lui etait presque
+impossible de voir qui que ce fut, meme sa fille. Il semblait vouloir
+fuir tout etre vivant, et chercher a se fuir lui-meme. Presque toujours
+seul, a cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre mesure pour
+donner quelque repos a son ame. Un chagrin cache, incurable, le
+devorait. Il se reprochait au fond du coeur d'avoir rendu sa femme
+malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribue a sa mort.--Si j'avais
+ete la, se disait-il, elle vivrait, et je devais y etre. Cette pensee,
+qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie.
+
+Il desirait que Camille fut heureuse; il etait pret, dans l'occasion, a
+faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa premiere idee, en
+revenant a Chardonneux, avait ete d'essayer de remplacer pres de sa
+fille celle qui n'etait plus, et de payer avec usure cette dette de coeur
+qu'il avait contractee; mais le souvenir de la ressemblance de la mere
+et de l'enfant lui causait a l'avance une douleur intolerable. C'etait
+en vain qu'il cherchait a se tromper sur cette douleur meme, et qu'il
+voulait se persuader que ce serait plutot a ses yeux une consolation, un
+adoucissement a sa peine, de retrouver ainsi sur un visage aime les
+traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgre tout, etait
+pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur,
+qu'il ne se sentait pas la force de supporter.
+
+L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'a egayer sa
+niece et a lui rendre la vie agreable. Malheureusement ce n'etait pas
+facile. Camille s'etait laisse emmener sans resistance, mais elle ne
+voulait prendre part a aucun des plaisirs que le bonhomme tachait de lui
+proposer. Ni promenades, ni fetes, ni spectacles, ne pouvaient la
+tenter; pour toute reponse, elle montrait sa robe noire.
+
+Le vieux maitre macon etait obstine. Il avait loue, comme on l'a vu, un
+appartement garni dans une auberge des Messageries, la premiere qu'un
+commissionnaire de la rue lui avait indiquee, ne comptant y rester qu'un
+mois ou deux. Il y etait avec Camille depuis pres d'un an. Pendant un
+an, Camille s'etait refusee a toutes ses propositions de partie de
+plaisir, et, comme il etait en meme temps aussi bon et aussi patient
+qu'entete, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il aimait cette
+pauvre fille de toute son ame, sans qu'il en sut lui meme la cause, par
+un de ces charmes inexplicables qui attachent la bonte au malheur.
+
+--Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa bouteille,
+ce qui peut t'empecher de venir a l'Opera avec moi. Cela coute fort
+cher; j'ai le billet dans ma poche; voila ton deuil fini d'hier; tu as
+la deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'a mettre ton capuchon, et...
+
+Il s'interrompit.--Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais pas
+pense. Mais qu'importe? ce n'est pas necessaire dans ces endroits-la. Tu
+n'entends pas, moi, je n'ecoute pas. Nous regarderons danser, voila
+tout.
+
+Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il avait
+quelque chose d'interessant a dire, que sa niece ne pouvait l'entendre
+ni lui repondre. Il causait avec elle malgre lui. D'une autre part,
+quand il essayait de s'exprimer par signes, c'etait encore pire; elle le
+comprenait encore moins. Aussi avait-il adopte l'habitude de lui parler
+comme a tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes ses
+forces; Camille s'etait faite a cette pantomime parlante, et trouvait
+moyen d'y repondre a sa facon.
+
+Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le
+bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes a sa niece, et les lui
+presentait d'un air a la fois si tendre et si suppliant, qu'elle lui
+sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse
+calme qu'on lui voyait toujours.
+
+--Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles
+robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces
+robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant
+danser les robes comme des marionnettes.
+
+Camille avait assez pleure pour qu'un moment de joie lui fut permis.
+Pour la premiere fois depuis la mort de sa mere, elle se leva, se placa
+devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait,
+le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de tete
+pour dire: Oui.
+
+A ce signe, le bonhomme Giraud se mit a sauter comme un enfant, avec ses
+gros souliers. Il triomphait: l'heure etait enfin venue ou il
+accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui,
+venir a l'Opera, voir le monde: il ne se tenait pas d'aise a cette
+pensee, et il embrassait sa niece coup sur coup, tout en criant apres la
+femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison.
+
+La toilette achevee, Camille etait si belle, qu'elle sembla le
+reconnaitre elle-meme, et sourit a sa propre image.--La voiture est en
+bas, dit l'oncle Giraud, tachant d'imiter avec ses bras le geste d'un
+cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un
+carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle
+venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire,
+et partit.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Si l'oncle Giraud n'etait pas elegant de sa personne, il se piquait du
+moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits,
+toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas
+etre gene, l'enveloppassent comme bon leur semblait, que ses bas drapes
+fussent mal tires, et que sa perruque lui tombat sur les yeux. Mais
+quand il se melait de regaler les autres, il prenait d'abord ce qu'il y
+avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce soir-la,
+pour lui et pour Camille, une bonne loge decouverte, bien en evidence,
+afin que sa niece put etre vue de tout le monde. Aux premiers regards
+que Camille jeta sur le theatre et dans la salle, elle fut eblouie; cela
+ne pouvait manquer: une jeune fille a peine agee de seize ans, elevee au
+fond d'une campagne, et se trouvant tout a coup transportee au milieu du
+sejour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire qu'elle
+revait. On jouait un ballet: Camille suivait avec curiosite les
+attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que
+c'etait une pantomime, et, comme elle devait s'y connaitre, elle
+cherchait a s'en expliquer le sens. A tout moment, elle se retournait
+vers son oncle d'un air stupefait, comme pour le consulter; mais il n'y
+comprenait guere plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de soie
+offrant des fleurs a leurs bergeres, des amours voltigeant au bout d'une
+corde, des dieux assis sur des nuages. Les decorations, les lumieres, le
+lustre surtout, dont l'eclat la charmait, les parures des femmes, les
+broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour
+elle la jetait dans un doux etonnement.
+
+De son cote, elle devint bientot elle-meme l'objet d'une curiosite
+presque generale; sa parure etait simple, mais du meilleur gout. Seule,
+en grande loge, a cote d'un homme aussi peu musque que l'etait l'oncle
+Giraud, belle comme un astre et fraiche comme une rose, avec ses grands
+yeux noirs et son air naif, elle devait necessairement attirer les
+regards. Les hommes commencerent a se la montrer, les femmes a
+l'observer; les marquis s'approcherent, et les compliments les plus
+flatteurs, faits a haute voix, a la mode du temps, furent adresses a la
+nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces
+hommages, qu'il savourait avec delices.
+
+Cependant Camille, peu a peu, reprit d'abord son air tranquille, puis un
+mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il etait cruel
+d'etre isolee au milieu de cette foule. Ces gens qui causaient dans
+leurs loges, ces musiciens dont les instruments reglaient la mesure des
+pas des acteurs, ce vaste echange de pensees entre le theatre et la
+salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-meme.--Nous
+parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous
+ecoutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous jouissons de
+tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule
+n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un etre qui ne fait qu'assister a
+la vie.
+
+Camille ferma les yeux pour se delivrer de ce spectacle; elle se souvint
+de ce bal d'enfants ou elle avait vu danser ses compagnes, et ou elle
+etait restee pres de sa mere. Elle revint par la pensee a la maison
+natale, a son enfance si malheureuse, a ses longues souffrances, a ses
+larmes secretes, a la mort de sa mere, enfin a ce deuil qu'elle venait
+de quitter, et qu'elle resolut de reprendre en rentrant. Puisqu'elle
+etait a jamais condamnee, il lui sembla qu'il valait mieux pour elle ne
+jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amerement qu'elle ne
+l'avait encore fait que tout effort de sa part pour resister a la
+malediction celeste etait inutile. Remplie de cette pensee, elle ne put
+retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait a en
+deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le
+bonhomme, surpris et inquiet, hesitait et ne savait que faire; Camille
+se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donnat son
+mantelet.
+
+En ce moment, elle apercut au-dessous d'elle, a la galerie, un jeune
+homme de bonne mine, tres richement vetu, qui tenait a la main un
+morceau d'ardoise, sur lequel il tracait des lettres et des figures avec
+un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise a son voisin,
+plus age que lui; celui-ci paraissait le comprendre aussitot, et lui
+repondait de la meme maniere avec une tres grande promptitude. Tous deux
+echangeaient en meme temps, en ouvrant ou fermant les doigts, certains
+signes qui semblaient leur servir a se mieux communiquer leurs idees.
+
+Camille ne comprit rien, ni a ces dessins qu'elle distinguait a peine,
+ni a ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait remarque, du
+premier coup d'oeil, que ce jeune homme ne remuait pas les levres;--prete
+a sortir, elle s'arreta. Elle voyait qu'il parlait un langage qui
+n'etait celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer sans ce
+fatal mouvement de la parole, si incomprehensible pour elle, et qui
+faisait le tourment de sa pensee. Quel que fut ce langage etrange, une
+surprise extreme, un desir invincible d'en voir davantage lui firent
+reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de
+la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant
+de nouveau ecrire sur l'ardoise et la presenter a son voisin, elle fit
+un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. A ce
+mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille a son tour. A
+peine leurs yeux se furent-ils rencontres, qu'ils resterent tous deux
+d'abord immobiles et indecis, comme s'ils eussent cherche a se
+reconnaitre; puis, en un instant, ils se devinerent, et se dirent d'un
+regard: Nous sommes muets tous deux.
+
+L'oncle Giraud apportait a sa niece son mantelet, sa canne et son loup,
+mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et
+resta accoudee sur la balustrade.
+
+L'abbe de l'Epee venait, alors de commencer a se faire connaitre.
+
+Faisant une visite a une dame, dans la rue des Fosses-Saint-Victor,
+touche de pitie pour deux sourdes-muettes qu'il avait vues, par hasard,
+travailler a l'aiguille, la charite qui remplissait son ame s'etait
+eveillee tout a coup, et operait deja des prodiges. Dans la pantomime
+informe de ces etres miserables et meprises, il avait trouve les germes
+d'une langue feconde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle, plus
+vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes
+de genie, il avait peut-etre depasse son but, le voyant trop grand; mais
+c'etait deja beaucoup d'en voir la grandeur. Quelle que put etre
+l'ambition de sa bonte, il apprenait aux sourds-muets a lire et a
+ecrire. Il les replacait au nombre des hommes. Seul et sans aide, par sa
+propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces malheureux,
+et il se preparait a sacrifier a ce projet sa vie et sa fortune, en
+attendant que le roi jetat les yeux sur eux.
+
+Le jeune homme assis pres de la loge de Camille etait un des eleves
+formes par l'abbe. Ne gentilhomme et d'une ancienne maison, doue d'une
+vive intelligence, mais frappe de la _demi-mort_, comme on disait alors,
+il avait recu, l'un des premiers, la meme education a peu pres que le
+celebre comte de Solar, avec cette difference qu'il etait riche, et
+qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension du
+duc de Penthievre[5]. Independamment des lecons de l'abbe, on lui avait
+donne un gouverneur, qui, etant une personne laique, pouvait
+l'accompagner partout, charge, bien entendu, de veiller sur ses actions
+et de diriger ses pensees (c'etait le voisin qui lisait sur l'ardoise).
+Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces
+etudes journalieres qui exercaient son esprit sur toute chose, a la
+lecture comme au manege, a l'Opera comme a la messe; cependant un peu de
+fierte native et une independance de caractere tres prononcee luttaient
+en lui contre cette application penible. Il ne savait rien des maux qui
+auraient pu l'atteindre, s'il fut ne dans une classe inferieure ou
+seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'a Paris. L'une des
+premieres choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait commence a
+epeler, avait ete le nom de son pere, le marquis de Maubray. Il savait
+donc qu'il etait, a la fois, different des autres hommes par le
+privilege de la naissance et par une disgrace de la nature. L'orgueil et
+l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur, ou
+peut-etre par necessite, n'en etait pas moins reste simple.
+
+[Note 5: L'histoire romanesque de ce pretendu comte de Solar est
+restee un mystere. Un enfant sourd-muet, abandonne de ses parents, en
+1773, fut recueilli par l'abbe de l'Epee. Apres lui avoir appris a
+s'exprimer dans le langage des signes, l'abbe crut reconnaitre en lui
+l'heritier des comtes de Solar, lui fit obtenir a ce titre une pension
+du duc de Penthievre, et l'engagea a faire valoir ses droits. Il y eut
+proces.--Un jugement du Chatelet, de 1781, donna gain de cause au jeune
+sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le proces
+demeura en suspens, l'abbe de l'Epee mourut, et la revolution survint.
+Enfin le 24 juillet 1792, un arret definitif cassa le jugement du
+Chatelet et interdit au nomme Joseph de porter a l'avenir le nom de
+Solar. M. Bouilli a ecrit sur ce sujet un drame en cinq actes intitule
+_l'Abbe de l'Epee_, qui a obtenu dans son temps un succes de larmes.]
+
+Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi fier
+qu'eux tous, et qui avait aussi, aupres de son gouverneur, sur les
+grands parquets de Versailles, traine ses talons rouges a fleur de
+terre, selon l'usage, etait lorgne par plus d'une jolie femme, mais il
+ne quittait pas des yeux Camille; de son cote, elle le voyait tres bien,
+sans le regarder davantage. L'opera fini, elle prit le bras de son
+oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient seulement
+le nom de l'abbe de l'Epee; encore moins se doutaient-ils de la
+decouverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets. Le
+chevalier aurait pu connaitre cette decouverte; sa femme l'eut
+certainement connue si elle eut vecu; mais Chardonneux etait loin de
+Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait, ne
+la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou
+la mort, peuvent produire le meme resultat.
+
+Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une idee: ce que ses gestes et
+ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer a son oncle
+qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme
+Giraud ne fut point embarrasse par cette demande, bien qu'elle lui fut
+adressee un peu tard, car il etait temps de souper; il courut a sa
+chambre, et, persuade qu'il avait compris, il rapporta en triomphe a sa
+niece une petite planche et un morceau de craie, reliques precieuses de
+son ancien amour pour la batisse et la charpente.
+
+Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son desir rempli de
+cette facon; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit asseoir son
+oncle a cote d'elle; puis elle lui fit prendre la craie, et lui saisit
+la main comme pour le guider, en meme temps que ses regards inquiets
+s'appretaient a suivre ses moindres mouvements.
+
+L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'ecrire quelque
+chose, mais quoi? Il l'ignorait.--Est-ce le nom de ta mere? Est-ce le
+mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du
+doigt, le plus doucement qu'il put, sur le coeur de la jeune fille. Elle
+inclina aussitot la tete; le bonhomme crut qu'il avait devine; il
+ecrivit donc en grosses lettres le nom de Camille; apres quoi, satisfait
+de lui-meme et de la maniere dont il avait passe sa soiree, le souper
+etant pret, il se mit a table sans attendre sa niece, qui n'etait pas de
+force a lui tenir tete.
+
+Camille ne se retirait jamais que son oncle n'eut acheve sa bouteille;
+elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra
+chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras.
+
+Aussitot son verrou tire, elle se mit a son tour a ecrire. Debarrassee
+de sa coiffure et de ses paniers, elle commenca a copier, avec un soin
+et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et a
+barbouiller de blanc une grande table qui etait au milieu de la chambre.
+Apres plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez bien a
+reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut
+fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut
+compte une a une les lettres qui lui avaient servi de modele, elle se
+promena autour de la table, le coeur palpitant d'aise comme si elle eut
+remporte une victoire. Ce mot de _Camille_ qu'elle venait d'ecrire lui
+paraissait admirable a voir, et devait certainement, a son sens,
+exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui
+semblait voir une multitude de pensees, toutes plus douces, plus
+mysterieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle etait loin
+de croire que ce n'etait que son nom.
+
+On etait au mois de juillet, l'air etait pur et la nuit superbe. Camille
+avait ouvert sa fenetre; elle s'y arretait de temps en temps, et la,
+revant, les cheveux denoues, les bras croises, les yeux brillants, belle
+de cette paleur que la clarte des nuits donne aux femmes, elle regardait
+l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux:
+l'etroite cour d'une longue maison ou se trouvait logee une entreprise
+de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un
+rayon de soleil n'avait penetre; la hauteur des etages, entasses l'un
+sur l'autre, defendait contre la lumiere cette espece de cave. Quatre ou
+cinq grosses voitures, serrees sous un hangar, presentaient leurs timons
+a qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laissees dans la cour, faute
+de place, semblaient attendre les chevaux, dont le pietinement dans
+l'ecurie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une porte
+strictement fermee des minuit pour les locataires, mais toujours prete
+a s'ouvrir avec bruit a toute heure au claquement du fouet d'un cocher,
+s'elevaient d'enormes murailles, garnies d'une cinquantaine de croisees,
+ou jamais, passe dix heures, une chandelle ne brillait, a moins de
+circonstances extraordinaires.
+
+Camille allait quitter sa fenetre, quand tout a coup, dans l'ombre que
+projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme
+humaine, revetue d'un habit brillant, se promenant a pas lents. Le
+frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi, car
+son oncle etait la, et la surveillance du bonhomme se revelait par son
+bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un assassin
+vint se promener dans cette cour en pareil costume?
+
+L'homme y etait pourtant, et Camille le voyait. Il marchait derriere la
+voiture, regardant la fenetre ou elle se tenait. Apres quelques
+instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa lumiere, et
+avancant le bras hors de la croisee, eclaira subitement la cour; en meme
+temps elle y jeta un regard a demi effraye, a demi menacant. L'ombre de
+la voiture s'etant effacee, le marquis de Maubray, car c'etait lui, vit
+qu'il etait completement decouvert, et, pour toute reponse, posa un
+genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans l'attitude
+du plus profond respect.
+
+Ils resterent quelque temps ainsi, Camille a la fenetre, tenant sa
+lumiere, le marquis a genoux devant elle. Si Romeo et Juliette, qui ne
+s'etaient vus qu'un soir dans un bal masque, ont echange des la premiere
+fois tant de serments, fidelement tenus, que l'on songe a ce que purent
+etre les premiers gestes et les premiers regards de deux amants qui ne
+pouvaient se dire que par la pensee ces memes choses, eternelles devant
+Dieu, et que le genie de Shakspeare a immortalisees sur la terre.
+
+Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois
+marchepieds pour grimper sur l'imperiale d'une voiture, en s'arretant a
+chaque effort qu'on est oblige de faire, pour savoir si l'on doit
+continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste brodee
+risque d'avoir mauvaise grace lorsqu'il s'agit de sauter de cette
+imperiale sur le rebord d'une croisee. Tout cela est incontestable, a
+moins, qu'on n'aime.
+
+Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il
+commenca par lui faire un salut aussi ceremonieux que s'il l'eut
+rencontree aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-etre lui eut-il
+raconte comme quoi il avait echappe a la vigilance de son gouverneur,
+pour venir, au moyen de quelque argent donne a un laquais, passer la
+nuit sous sa fenetre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle avait
+quitte l'Opera; comment un regard d'elle avait change sa vie entiere;
+comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre
+bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela etait ecrit
+sur ses levres; mais la reverence de Camille, en lui rendant son salut,
+lui fit comprendre combien un tel recit eut ete inutile et qu'il lui
+importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle, des
+l'instant qu'il y etait venu.
+
+M. de Maubray, malgre l'espece d'audace dont il avait fait preuve pour
+parvenir jusqu'a celle qu'il aimait, etait, nous l'avons dit, simple et
+reserve. Apres avoir salue Camille, il cherchait vainement de quelle
+facon lui demander si elle voulait de lui pour epoux; elle ne comprenait
+rien a ce qu'il tachait de lui expliquer. Il vit sur la table la
+planchette ou etait ecrit le nom de _Camille_. Il prit le morceau de
+craie, et, a cote de ce nom, il ecrivit le sien: _Pierre_.
+
+--Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse
+taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par ou vous
+etes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans cette
+maison?
+
+C'etait l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de chambre,
+d'un air furieux.
+
+--Voila une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je dormais, et
+que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre
+langue. Qu'est-ce que c'est que des etres pareils, qui ne trouvent rien
+de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention? Abimer
+une voiture, briser tout, faire du degat, et apres cela, quoi?
+Deshonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur d'honnetes
+gens!...
+
+Celui-la, non plus, ne m'entend pas encore, s'ecria l'oncle Giraud
+desole. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de papier, et
+ecrivit cette espece de lettre:
+
+"J'aime mademoiselle Camille, je veux l'epouser, j'ai vingt mille livres
+de rente. Voulez-vous me la donner?"
+
+--Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour
+mener les affaires aussi vite.
+
+--Mais, dites donc, s'ecria-t-il apres quelques moments de reflexion, je
+ne suis pas son pere, je ne suis que l'oncle. Il faut demander la
+permission au papa.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Ce n'etait pas une chose facile que d'obtenir du chevalier son
+consentement a un pareil mariage, non qu'il ne fut dispose, comme on l'a
+vu, a faire tout ce qui etait possible pour rendre sa fille moins
+malheureuse; mais il y avait dans la circonstance presente une
+difficulte presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une femme,
+atteinte d'une horrible infirmite, a un homme frappe de la meme
+disgrace, et, si une telle union devait avoir des fruits, il etait
+probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortune de plus au
+monde.
+
+Le chevalier, retire dans sa terre, toujours en proie au plus noir
+chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait
+ete enterree dans le parc, quelques saules pleureurs entouraient sa
+tombe, et annoncaient de loin aux passants la modeste place ou elle
+reposait. C'etait vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous les jours
+ses promenades. La, il passait de longues heures, devore de regrets et
+de tristesse, et se livrant a tous les souvenirs qui pouvaient nourrir
+sa douleur.
+
+Ce fut la que l'oncle Giraud vint le trouver tout a coup un matin. Des
+le lendemain du jour ou il avait surpris les deux amants ensemble, le
+bonhomme avait quitte Paris avec sa niece, avait ramene Camille au Mans,
+et l'avait laissee dans sa propre maison, pour y attendre le resultat de
+la demarche qu'il allait faire.
+
+Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'etre fidele et de rester
+pret a tenir sa parole. Orphelin des longtemps, maitre de sa fortune,
+n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volonte n'avait a
+craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son cote, voulait bien servir
+de mediateur et tacher de marier les deux jeunes gens, mais il
+n'entendait pas que cette premiere entrevue, qui lui semblait
+passablement etrange, put se renouveler autrement qu'avec la permission
+du pere et du notaire.
+
+Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on le
+pense, le plus grand etonnement. Lorsque le bonhomme commenca a lui
+raconter cette rencontre a l'Opera, cette scene bizarre et cette
+proposition plus singuliere encore, il eut peine a concevoir qu'un tel
+roman fut possible. Force cependant de reconnaitre qu'on lui parlait
+serieusement, les objections auxquelles on s'attendait se presenterent
+aussitot a son esprit:
+
+--Que voulez-vous? dit-il a Giraud. Unir deux etres egalement
+malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre
+creature dont je suis le pere? Faut-il encore augmenter notre malheur en
+lui donnant un mari semblable a elle? Suis-je destine a me voir entoure
+d'etres reprouves du monde, objets de mepris et de pitie? Dois-je passer
+ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence, avoir
+les yeux fermes par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas vanite,
+Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon pere, dois-je le laisser
+a des infortunes qui ne pourront ni le signer ni le prononcer?
+
+--Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose.
+
+--Le signer! s'ecria le chevalier. Etes-vous prive de raison?
+
+--Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait ecrire, repliqua
+l'oncle. Je vous temoigne et vous certifie qu'il ecrit meme fort bien et
+meme tres couramment, comme sa proposition, que j'ai dans ma poche et
+qui est fort honnete, en fait foi.
+
+Le bonhomme montra en meme temps au chevalier le papier sur lequel le
+marquis de Maubray avait trace le peu de mots qui exposaient, d'une
+maniere laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa demande.
+
+--Que signifie cela? dit le pere. Depuis quand les sourds-muets
+tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud?
+
+--Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille
+chose peut se faire. La verite est que mon intention etait tout
+bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce
+que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouve etre la, et
+il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait
+tres lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on etait
+muet, c'etait pour ne rien dire; mais pas du tout. Il parait
+qu'aujourd'hui on a fait une decouverte au moyen de laquelle tout ce
+monde-la se comprend et fait tres bien la conversation. On dit que c'est
+un abbe, dont je ne sais plus le nom, qui a invente ce moyen-la. Quant a
+moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne qu'a
+mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins!
+
+--Est-ce serieux, ce que vous dites?
+
+--Tres serieux. Ce petit marquis est riche, joli garcon; c'est un
+gentilhomme et un galant homme; je reponds de lui. Songez, je vous en
+prie, a une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle ne parle
+pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle
+devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voila un homme qui
+l'aime; cet homme-la, si vous la lui donnez, ne se degoutera jamais
+d'elle a cause du defaut qu'elle a au bout de la langue; il sait ce qui
+en est par lui-meme. Ils se comprennent, ces enfants, ils s'entendent,
+sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et
+ecrire; Camille apprendra a en faire autant; cela ne lui sera pas plus
+difficile qu'a l'autre. Vous sentez bien que, si je vous proposais de
+marier votre fille a un aveugle, vous auriez le droit de me rire au nez;
+mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que,
+depuis seize ans que vous avez cette petite-la, vous ne vous en etes
+jamais bien console. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme tout le
+monde s'en arrange, si vous, qui etes son pere, vous ne pouvez pas en
+prendre votre parti?
+
+Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un
+regard du cote du tombeau de sa femme, et semblait reflechir
+profondement.
+
+--Rendre a ma fille l'usage de la pensee! dit-il apres un long silence;
+Dieu le permettrait-il? est-ce possible?
+
+En ce moment, le cure d'un village voisin entrait dans le jardin, venant
+diner au chateau. Le chevalier le salua d'un air distrait, puis, sortant
+tout a coup de sa reverie:
+
+-L'abbe, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les nouvelles, et vous
+recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un pretre qui a
+entrepris l'education des sourds-muets?
+
+Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait etait
+un veritable cure de campagne de ce temps-la, homme simple et bon, mais
+fort ignorant, et partageant tous les prejuges d'un siecle ou il y en
+avait tant, et de si funestes.
+
+--Je ne sais ce que monseigneur veut dire, repondit-il (traitant le
+chevalier en seigneur de village), a moins qu'il ne soit question de
+l'abbe de l'Epee.
+
+--Precisement, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on m'a dit; je ne
+m'en souvenais plus.
+
+--Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire?
+
+--Je ne saurais, repliqua le cure, parler avec trop de circonspection
+d'une matiere sur laquelle je ne puis me donner encore pour completement
+edifie. Mais je suis fonde a croire, d'apres le peu de renseignements
+qu'il m'a ete loisible de recueillir a ce sujet, que ce monsieur de
+l'Epee, qui parait etre, d'ailleurs, une personne tout a fait venerable,
+n'a point atteint le but qu'il s'etait propose.
+
+--Qu'entendez-vous par la? dit l'oncle Giraud.
+
+--J'entends, dit le pretre, que l'intention la plus pure peut
+quelquefois faillir par le resultat. Il est hors de doute, d'apres ce
+que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont ete faits;
+mais j'ai tout lieu de croire que la pretention d'apprendre a lire aux
+sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout a fait chimerique.
+
+--Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui ecrit.
+
+--Je suis bien eloigne, repliqua le cure, de vouloir vous contredire en
+aucune facon; mais des personnes savantes et distinguees, parmi
+lesquelles je pourrais meme citer des docteurs de la Faculte de Paris,
+m'ont assure d'une maniere peremptoire que la chose etait impossible.
+
+--Une chose qu'on voit ne peut pas etre impossible, reprit le bonhomme
+impatiente. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma poche,
+pour le montrer au chevalier; le voila, c'est clair comme le jour.
+
+En parlant ainsi, le vieux maitre macon avait de nouveau tire son
+papier, et l'avait mis sous les yeux du cure. Celui-ci, a demi etonne, a
+demi pique, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs fois a
+haute voix, et le rendit a l'oncle, ne sachant trop quoi dire.
+
+Le chevalier avait semble etranger a la discussion; il continuait de
+marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant.
+
+--Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque a mon
+devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se presente
+ou cette pauvre fille, a qui je n'ai donne que l'apparence de la vie,
+trouve une main qui recherche la sienne dans les tenebres ou elle est
+plongee. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour toujours, elle
+peut rever qu'elle est heureuse. De quel droit l'en empecherais-je? Que
+dirait sa mere, si elle etait la?...
+
+Les regards du chevalier se reporterent encore une fois vers le tombeau,
+puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas a l'ecart avec
+lui, et lui dit a voix basse: Faites ce que vous voudrez.
+
+--A la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous l'amene;
+elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant.
+
+--Jamais! repondit le pere. Tachons ensemble qu'elle soit heureuse; mais
+la revoir, je ne le peux pas.
+
+Pierre et Camille furent maries a Paris, a l'eglise des Petits-Peres.
+Le gouverneur et l'oncle furent les seuls temoins. Lorsque le pretre
+officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez
+appris pour savoir a quel moment il fallait s'incliner en signe
+d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un role qui etait pourtant
+difficile a remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien
+comprendre; elle regarda son mari, et baissa la tete comme lui.
+
+Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez, pourrait-on
+dire. Lorsqu'ils sortirent de l'eglise, en se tenant la main pour
+toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait
+une assez grande maison. Camille, apres la messe, monta dans un brillant
+equipage, qu'elle regardait avec une curiosite enfantine. L'hotel dans
+lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet d'etonnement. Ces
+appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient etre a elle, lui
+semblaient une merveille. Il etait convenu, du reste, que ce mariage se
+ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la fete.
+
+
+
+
+X
+
+
+Camille devint mere. Un jour que le chevalier faisait sa triste
+promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre ecrite
+d'une main qui lui etait inconnue, et ou se trouvait un singulier
+melange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et
+renfermait ce qui suit:
+
+"O mon pere! je parle, non pas avec ma bouche, mais avec ma main. Mes
+pauvres levres sont toujours fermees, et cependant je sais parler. Celui
+qui est mon maitre m'a appris a pouvoir vous ecrire. Il m'a fait
+enseigner comme pour lui, par la meme personne qui l'avait eleve, car
+vous savez qu'il est reste comme moi tres longtemps. J'ai eu beaucoup de
+peine a apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler avec les
+doigts, ensuite on apprend des figures ecrites. Il y en a de toutes
+sortes, qui expriment la peur, la colere, et tout en general. On est
+tres long a connaitre tout, et encore plus a mettre des mots, a cause
+des figures qui ne sont pas la meme chose, mais enfin on en vient a
+bout, comme vous voyez. L'abbe de l'Epee est un homme tres bon et tres
+doux, de meme que le pere Vanin, de la Doctrine chretienne.
+
+"J'ai un enfant qui est tres beau; je n'osais pas vous en parler avant
+de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu resister au plaisir que
+j'ai a vous ecrire, malgre notre peine car vous pensez bien que mon mari
+et moi nous sommes tres inquiets, surtout parce que nous ne pouvons pas
+entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne
+se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il
+ouvrira les levres et s'il les remuera avec le bruit des
+entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulte des
+medecins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux personnes
+aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont bien
+dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire.
+
+Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis
+longtemps, et comme nous sommes embarrasses lorsqu'il ouvre ses petites
+levres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit! Soyez
+sur, mon pere, que je pense bien a ma mere, car elle a du s'inquieter
+comme moi. Vous l'avez bien aimee, comme moi aussi j'aime mon enfant;
+mais je n'ai ete pour vous qu'un sujet de chagrin. Maintenant que je
+sais lire et ecrire, je comprends combien ma mere a du souffrir.
+
+Si vous etiez tout a fait bon pour moi, cher pere, vous viendriez nous
+voir a Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance pour votre
+fille respectueuse.
+
+CAMILLE."
+
+Apres avoir lu cette lettre, le chevalier hesita longtemps. Il avait eu
+d'abord peine a s'en fier a ses yeux, et a croire que c'etait Camille
+elle-meme qui lui avait ecrit; mais il fallait se rendre a l'evidence.
+Qu'allait-il faire? S'il cedait a sa fille, et s'il allait en effet a
+Paris, il s'exposait a retrouver, dans une douleur nouvelle, tous les
+souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas, il
+est vrai, mais qui n'en etait pas moins le fils de sa fille, pouvait lui
+rendre les chagrins du passe. Camille pouvait lui rappeler Cecile, et
+cependant il ne pouvait s'empecher en meme temps de partager
+l'inquietude de cette jeune mere attendant une parole de son enfant.
+
+--Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta.
+C'est moi qui ai fait ce mariage-la, et je le tiens pour bon et durable.
+Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez,
+soit dit sans reproche, d'avoir oublie votre femme au bal, moyennant
+quoi elle est tombee a l'eau? Oubliez-vous aussi cette petite?
+Pensez-vous que ce soit tout d'etre triste? Vous l'etes, j'en conviens,
+et meme plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas autre chose
+a faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais avec
+vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appele aussi.
+Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frappe a ma porte, moi qui
+lui ai toujours ouvert.
+
+--Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et
+cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laissee mourir
+d'une mort affreuse quand j'aurais du l'en preserver. Si je dois en etre
+puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais
+m'en plaindre; quelque penible que soit pour moi ce spectacle, je dois
+m'y resoudre et m'y condamner. Ce chatiment m'est du. Que la fille me
+punisse d'avoir abandonne la mere! J'irai a Paris, je verrai cet enfant.
+J'ai delaisse ce que j'aimais, je me suis eloigne du malheur; je veux
+prendre maintenant un amer plaisir a le contempler.
+
+Dans un joli boudoir boise, a l'entre-sol d'un bon hotel situe dans le
+faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque
+le pere et l'oncle arriverent. Sur une table etaient des dessins, des
+livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait
+sur le tapis.
+
+Le marquis s'etait leve; Camille courut a son pere, qui l'embrassa
+tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du
+chevalier se reporterent aussitot sur l'enfant. Malgre lui, l'horreur
+qu'il avait eue autrefois pour l'infirmite de Camille reprenait place
+dans son coeur, a la vue de cet etre qui allait heriter de la malediction
+qu'il lui avait leguee. Il recula lorsqu'on le lui presenta.
+
+--Encore un muet! s'ecria-t-il.
+
+Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait compris.
+Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt
+sur ses petites levres, en les frottant un peu, comme pour l'inviter a
+parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis prononca bien
+distinctement ces deux mots, que la mere lui avait fait apprendre
+d'avance:--Bonjour, papa.
+
+--Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle
+Giraud.
+
+FIN DE PIERRE ET CAMILLE.
+
+
+
+
+LE
+
+SECRET DE JAVOTTE
+
+1844
+
+[Illustration: LE SECRET DE JAVOTTE
+
+... deux jeunes gens, revenant de la chasse suivaient a cheval la route
+de Noisy...]
+
+
+
+I
+
+
+L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens revenant
+de la chasse suivaient a cheval la route de Noisy, a quelque distance de
+Luzarches. Derriere eux marchait un piqueur menant les chiens. Le soleil
+se couchait et dorait au loin la belle foret de Carenelle, ou le feu duc
+de Bourbon aimait a chasser. Tandis que le plus jeune des deux
+cavaliers, age d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa
+monture, et s'amusait a sauter les haies, l'autre paraissait distrait et
+preoccupe. Tantot il excitait son cheval et le frappait avec impatience,
+tantot il s'arretait tout a coup et restait au pas en arriere, comme
+absorbe par ses pensees. A peine repondait-il aux joyeux discours de son
+compagnon, qui, de son cote, le raillait de son silence. En un mot, il
+semblait livre a cette reverie bizarre, particuliere aux savants et aux
+amoureux, qui sont rarement ou ils paraissent etre. Arrive a un
+carrefour, il mit pied a terre, et s'avancant au bord d'un fosse, il
+ramassa une petite branche de saule qui etait enfoncee dans le sable
+assez profondement; il detacha une feuille de cette branche, et, sans
+qu'on l'apercut, la glissa furtivement dans son sein; puis, remontant
+aussitot a cheval:
+
+--Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux
+Clignets par le village; nous rentrerons, mon frere et moi, par la
+garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me
+ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque
+troupeau de bestiaux rentrant a la ferme.
+
+Le piqueur obeit et prit avec ses chiens un sentier trace dans les
+roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le
+moins age des deux freres) partit d'un grand eclat de rire:
+
+--Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable ce
+soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit devoree par un mouton? Mais tu
+as beau faire; je parierais que, malgre toutes tes precautions, cette
+pauvre bete, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvais tour
+d'ici a une demi-heure.
+
+--Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque irrite.
+
+--Mais, apparemment, repondit Armand en se rapprochant de son frere,
+parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta
+jument est sujette a caracoler quand elle voit la grille. Heureusement,
+ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est la, et
+que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une
+jambe.
+
+--Mauvaise langue, dit Tristan souriant a son tour un peu a contre-coeur,
+qu'est-ce qui pourra donc te deshabituer de tes mechantes plaisanteries?
+
+--Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il a
+cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil, c'est
+de son age. N'as-tu pas l'honneur d'etre au service du roi dans le
+regiment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime aussi la
+chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta
+veste rouge, est-ce que c'est un peche mortel?
+
+--Ecoute, ecervele, dit Tristan. Que tu badines ainsi entre nous, si
+cela te plait, rien de mieux; mais pense serieusement a ce que tu dis
+quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de
+notre mere; sa maison est une des seules ressources que nous ayons dans
+le pays pour nous desennuyer de cette vie monotone qui t'amuse, toi,
+avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La
+marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances...
+
+--La plus agreable, ajouta Armand.
+
+--Tant que tu voudras. Tu n'es pas fache, toi-meme, d'aller a Renonval,
+lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre
+part que de nous brouiller avec ces gens-la, et c'est ce que tes
+discours finiront par faire, si tu continues a jaser au hasard. Tu sais
+tres bien que je n'ai pas plus qu'un autre la pretention de plaire a
+madame de Vernage...
+
+--Prends garde a Gitana! s'ecria Armand. Regarde comme elle dresse les
+oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue.
+
+--Treve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et tache d'y
+penser serieusement.
+
+--Je pense, dit Armand, et tres serieusement, que la marquise est tres
+bien en manches plates, et que le noir lui va a merveille.
+
+
+--A
+quel propos cela?
+
+--A propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit rien dans
+ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne t'ai
+pas entendu tres clairement dire que le noir etait ta couleur, et cette
+bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la grace de
+monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la
+plus noire de toutes ses robes?
+
+--Qu'y a-t-il d'etonnant? n'est-il pas tout simple de changer de
+toilette pour diner?
+
+--Prends garde a Gitana, te dis-je; elle est capable de s'emporter, et
+de te mener tout droit, malgre toi, a l'ecurie de Renonval. Et la
+semaine derniere, a la fete, cette meme marquise, toujours de noir
+vetue, n'a-t-elle pas trouve naturel de m'installer dans la grande
+caleche avec mon chien et monsieur le cure, pour grimper dans ton
+tilbury, au risque de montrer sa jambe?
+
+--Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux subit
+cette corvee?
+
+--Oui, mais cet _un_, c'est toujours moi. Je ne m'en plains pas, je ne
+suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse,
+n'a-t-elle pas imagine de quitter sa voiture et de me prendre mon propre
+cheval, que je lui ai cede avec un desinteressement admirable, pour
+qu'elle put galoper dans les bois a cote de monsieur l'officier?
+Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer
+dans tes denegations, tu me devrais, honnetement parlant, ta confiance
+et tes secrets.
+
+--Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un etourdi tel que toi, et
+quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes
+contes?
+
+--Prends garde a Gitana, mon frere.
+
+--Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que j'eusse
+fantaisie d'aller ce soir faire une visite a Renonval, qu'y aurait-il
+d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un pretexte pour te prier d'y venir
+avec moi ou de rentrer seul a la maison?
+
+--Non, certainement; de meme que, si nous venions a rencontrer madame de
+Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de
+surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, il
+est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de
+moins en comparaison de l'eternite? La marquise doit nous avoir entendus
+sonner du cor; il serait bien juste qu'elle prit le frais sur la route,
+en compagnie de son inevitable adorateur et voisin, M. de la
+Bretonniere.
+
+--J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de la
+Bretonniere m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une femme
+d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot
+et traine partout une pareille ombre?
+
+--Il est certain, repondit Armand, que le personnage est lourd et
+indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme, cree et mis
+au monde pour l'etat de voisin. Voisiner est son lot; c'est meme presque
+sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu
+un homme mieux etabli que lui hors de chez soi. Si on va diner chez
+madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il
+chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et
+remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et classique,
+qui se croit oblige de rire si la maitresse du logis dit un bon mot; il
+serait plutot dispose, s'il osait, a tout blamer et tout contrecarrer.
+S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver
+que le barometre est a variable. Si quelqu'un cite une anecdote, ou
+parle d'une curiosite, il a vu quelque chose de bien mieux; mais il ne
+daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tete avec une modestie
+a le souffleter. L'assommante creature! je ne sais pas, en verite, s'il
+est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage,
+quand il est la, sans que sa tete inquiete et effarouchee vienne se
+placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas
+d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur
+speciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, d'etre plus
+ennuyeux qu'un bavard, rien que par la facon dont il regarde parler les
+autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste a la vie, et
+tache de gener, de decourager et d'impatienter les vivants. Avec tout
+cela, la marquise le supporte; elle a la charite de l'ecouter, de
+l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en
+debarrassera jamais.
+
+--Qu'entends-tu par la? demanda Tristan, un peu trouble a ce dernier
+mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable?
+
+--Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifference railleuse.
+Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est garcon
+et fort a l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite meute,
+et un grand vieux carrosse. Il possede sur tout autre, pres de la
+marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans
+et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en
+conge, permets-moi de te le dire tout bas, peut eblouir et plaire en
+passant; mais celui qui est la tous les jours a quinte et quatorze par
+etat, sans compter l'industrie, comme dit Basile.
+
+Tandis que les deux freres causaient ainsi, ils avaient laisse les bois
+derriere eux et commencaient a entrer dans les vignes. Deja ils
+apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval.
+
+--Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualites; mais c'est
+une coquette. Elle passe pour devote, et elle a un chapelet benit
+accroche a son etagere; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t'en
+deplaise, c'est, a mon avis, une femme difficile a deviner et
+passablement dangereuse.
+
+--Cela est possible, dit Tristan.
+
+--Et meme probable, reprit son frere. Je ne suis pas fache que tu le
+penses comme moi, et je te dirai volontiers a mon tour: Parlons
+serieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la connaitre et de
+l'etudier de pres. Toi, tu viens ici pour quelques jours; tu es un jeune
+et beau garcon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne sais que
+faire, elle te plait, tu lui en contes, et elle te laisse dire. Moi, qui
+la vois l'hiver comme l'ete, a Paris comme a la campagne, je suis moins
+confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval
+et me laisse en tete-a-tete avec le cure. Ses grands yeux noirs, qu'elle
+baisse vers la terre avec une modestie parfois si severe, savent se
+relever vers toi, j'en suis bien sur, lorsque vous courez la foret, et
+je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a tourne la
+tete, a ma connaissance, a trois ou quatre pauvres petits garcons qui
+ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma pensee?
+Je te dirai, en style de Scudery, qu'on penetre assez facilement jusqu'a
+l'antichambre de son coeur, mais que l'appartement est toujours ferme,
+peut-etre parce qu'il n'y a personne.
+
+--Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain
+caractere.
+
+--Non pas a son avis: qu'a-t-on a lui reprocher? Est-ce sa faute si on
+devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait guere plus de trente ans,
+elle dit a qui veut l'entendre qu'elle a renonce, depuis qu'elle est
+veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre,
+monter a cheval et prier Dieu. Elle fait l'aumone et va a confesse; or,
+toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sincerement et
+veritablement religieuse, est la pire espece de coquette que la
+civilisation ait inventee. Une femme pareille, sure d'elle-meme, belle
+encore et jouissant volontiers des petits privileges de la beaute, sait
+composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine
+confession. Aux moments memes ou elle semble se livrer avec le plus
+charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si
+le bout de son pied est suffisamment cache sous sa robe, et calcule la
+place ou elle peut laisser prendre, sans peche, un baiser sur sa
+mitaine. A quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne pas
+etre franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer a la
+tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne
+saurait dire qu'elle soit sincere ni hypocrite; elle est ainsi et elle
+plait; ses victimes passent et disparaissent. La Bretonniere, le
+silencieux, restera jusqu'a sa mort, tres probablement, sur le seuil du
+temple ou ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire
+l'encens.
+
+Tristan, pendant que son frere parlait, avait arrete son cheval. La
+grille du chateau de Renonval n'etait plus eloignee que d'une centaine
+de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait prevu, madame de
+Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle etait seule, contre
+l'ordinaire. Tristan changea tout a coup de visage.
+
+--Ecoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es homme et tu as
+du coeur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni
+loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on m'a
+dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugue par cette
+femme; elle est si charmante, si aimable, si seduisante, quand elle
+veut...
+
+--Je le sais tres bien, dit Armand.
+
+--Non, s'ecria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de grace, de
+douceur, de piete, car enfin elle fait l'aumone, comme tu dis, et
+remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les
+dehors de la franchise et de la bonte, elle puisse etre telle que tu te
+l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en
+chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier a ta parole. Je vais
+a Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mere s'inquiete de ne
+pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon
+cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte
+visite, et je reviendrai sur-le-champ.
+
+--Pourquoi ce mystere, s'il en est ainsi?
+
+--Parce que la marquise elle-meme reconnait que c'est le plus sage. Les
+gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes
+ensemble. Garde-moi le secret; a ce soir.
+
+Sans attendre une reponse, Tristan partit au galop.
+
+Demeure seul, Armand changea de route, et prit un chemin de traverse qui
+le menait plus vite chez lui. Ce n'etait pas, on le pense bien, sans
+deplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son frere
+s'eloigner. Jeune d'annees, mais deja muri par une precoce experience du
+monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent leger en apparence,
+avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier
+distingue dans l'armee, courait en Algerie les chances de la guerre, et
+se livrait parfois aux dangereux ecarts d'une imagination vive et
+passionnee, Armand restait a la maison et tenait compagnie a sa vieille
+mere. Tristan le raillait parfois de ses gouts sedentaires, et
+l'appelait monsieur l'abbe, pretendant que, sans la Revolution, il
+aurait porte la tonsure, en sa qualite de cadet; mais cela ne le fachait
+pas.--Va pour le titre, repondait-il, mais donne-moi le benefice. La
+baronne de Berville, la mere, veuve depuis longtemps, habitait le Marais
+en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce
+n'etait pas une maison assez riche pour entretenir un grand equipage,
+mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait
+ses enfants, on avait fait venir des _foxhounds_ d'Angleterre; quelques
+voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes reunies formaient
+de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la
+foret de Carenelle. Ainsi s'etaient etablies rapidement, entre les
+habitants des Clignets et ceux de deux ou trois chateaux des environs,
+des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on
+vient de le voir, etait la reine du canton. Depuis le sieur de
+Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'a l'elegant un peu
+arriere de Luzarches, tout rendait hommage a la belle marquise, voire
+meme le cure de Noisy. Renonval etait le rendez-vous de ce qu'il y avait
+de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes etaient
+d'accord pour vanter, comme Tristan, la grace et la bonte de la
+chatelaine. Personne ne resistait a l'empire souverain qu'elle exercait,
+comme on dit, sur les coeurs; et c'est precisement pourquoi Armand etait
+fache que son frere ne revint pas souper avec lui.
+
+Il ne lui fut pas difficile de trouver un pretexte pour justifier cette
+absence, et de dire a la baronne en rentrant que Tristan s'etait arrete
+chez un fermier, avec lequel il etait en marche pour un coin de terre.
+Madame de Berville, qui ne dinait qu'a neuf heures quand ses enfants
+allaient a la chasse, afin de prendre son repas en famille, voulut
+attendre pour se mettre a table que son fils aine fut revenu. Armand,
+mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son metier,
+parut mediocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait. Peut-etre
+craignait-il, a part lui, que la visite a Renonval ne se prolongeat plus
+longtemps qu'il n'avait ete dit. Quoi qu'il en fut, il prit d'abord,
+pour se donner un peu de patience, un a-compte sur le diner, puis il
+alla visiter ses chiens et jeter a l'ecurie le coup d'oeil du maitre, et
+revint s'etendre sur un canape, deja a moitie endormi par la fatigue de
+la journee.
+
+La nuit etait venue, et le temps s'etait mis a l'orage. Madame de
+Berville, assise, comme de coutume, devant son metier a tapisserie,
+regardait la pendule, puis la fenetre, ou ruisselait la pluie. Une
+demi-heure s'ecoula lentement, et bientot vint l'inquietude.
+
+--Que fait donc ton frere? disait la baronne; il est impossible qu'a
+cette heure et par un temps semblable il s'arrete si longtemps en route;
+quelque accident lui sera arrive: je vais envoyer a sa rencontre.
+
+--C'est inutile, repondait Armand; je vous jure qu'il se porte aussi
+bien que nous, et peut-etre mieux; car, voyant cette pluie, il se sera
+sans doute fait donner a souper dans quelque cabaret de Noisy, pendant
+que nous sommes a l'attendre.
+
+L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit le
+diner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de laisser
+ainsi sa mere dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait inutile;
+mais il avait donne sa parole. De son cote, madame de Berville voyait
+aisement, sur le visage de son fils, l'inquietude qui l'agitait; elle
+n'en penetrait pas la cause, mais l'effet ne lui echappait pas. Habituee
+a toute la tendresse et aux confidences meme d'Armand, elle sentait que,
+s'il gardait le silence, c'est qu'il y etait oblige. Par quelle raison?
+elle l'ignorait, mais elle respectait cette reserve, tout en ne pouvant
+s'empecher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air
+craintif et presque suppliant, puis elle ecoutait gronder la foudre, et
+haussait les epaules en soupirant. Ses mains tremblaient, malgre elle,
+de l'effort qu'elle faisait pour paraitre tranquille. A mesure que
+l'heure avancait, Armand se sentait de moins en moins le courage de
+tenir sa promesse. Le diner termine, il n'osait se lever; la mere et le
+fils resterent longtemps seuls, appuyes sur la table desservie, et se
+comprenant sans ouvrir les levres.
+
+Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne etant venue apporter
+les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir a son fils, et se
+retira dans son appartement pour dire ses prieres accoutumees.
+
+--Que fait-il, en effet, cet etourdi garcon? se disait Armand, tout en
+se debarrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de chasseur.
+Rien de bien inquietant, cela est probable. Il fait les yeux doux a
+madame de Vernage, et subit le silence imposant de la Bretonniere.
+Est-ce bien sur? Il me semble qu'a cette heure-ci la Bretonniere doit
+etre dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai que
+Tristan est peut-etre en route aussi; j'en doute, pourtant; le chemin
+n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter a cheval. D'une autre
+part, il y a d'excellents lits a Renonval, et une marquise si polie peut
+certainement offrir un asile a un capitaine surpris par l'orage. Il est
+probable, tout bien considere, que Tristan ne reviendra que demain. Cela
+est facheux, pour deux raisons: d'abord cela inquiete notre mere, et
+puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouves chez une
+voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit passee sous
+le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont
+on reve. Quelquefois meme, on ne dort pas du tout. Que va-t-il advenir
+de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du coeur
+pour deux, mais tant pis. Elle trouvera aise de le jouer, trop aise,
+peut-etre, c'est la mon espoir. Elle dedaignera d'en agir faussement
+envers un si loyal caractere. Mais, apres tout, se disait encore Armand,
+en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau
+et brave. Il s'est tire d'affaire a Constantine, il s'en tirera a
+Renonval.
+
+Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence
+regnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se fit
+entendre sur la route. Il etait deux heures du matin; une voix
+imperieuse cria qu'on ouvrit, et tandis que le garcon d'ecurie levait
+lourdement, l'une apres l'autre, les barres de fer qui retenaient la
+grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, a pousser de
+longs gemissements. Armand, qui dormait de tout son coeur, reveille en
+sursaut, vit tout a coup devant lui son frere tenant un flambeau et
+enveloppe d'un manteau degouttant de pluie.
+
+--Tu rentres a cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou bien
+matin.
+
+Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec l'accent
+d'une colere presque furieuse:
+
+--Tu avais raison, c'est la derniere des femmes, et je ne la reverrai de
+ma vie.
+
+Apres quoi il sortit brusquement.
+
+
+
+
+II
+
+
+Malgre toutes les questions, toutes les instances que put faire Armand,
+Tristan ne voulut donner a son frere aucune explication des etranges
+paroles qu'il avait prononcees en rentrant. Le lendemain, il annonca a
+sa mere que ses affaires le forcaient d'aller a Paris pour quelques
+jours, et donna ses ordres en consequence; il avait le dessein de partir
+le soir meme.
+
+--Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une facon
+un peu cavaliere. Tu me fais la moitie d'une confidence, et tu t'en vas
+d'un jour a l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que je
+pense de ce depart impromptu?
+
+--Ce qu'il te plaira, repondit Tristan avec une indifference si
+tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunte, tu ne feras qu'y
+perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de colere, il est vrai, pour une
+bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras
+l'appeler. La Bretonniere m'a ennuye; la marquise etait de mauvaise
+humeur; l'orage m'a contrarie; je suis revenu je ne sais pourquoi, et je
+t'ai parle sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si tu
+veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais, a la
+premiere occasion, tu nous verras amis comme devant.
+
+--Tout cela est bel et bon, repliquait Armand, mais tu ne parlais pas
+hier par enigme, quand tu m'as dit: C'est la derniere des femmes. Il n'y
+a la mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrive que tu caches.
+
+--Et que veux-tu qu'il me soit arrive? demandait Tristan.
+
+A cette question, Armand baissait la tete, et restait muet; car en
+pareille circonstance, du moment que son frere se taisait, toute
+supposition, meme faite en plaisantant, pouvait etre aisement blessante.
+
+Vers le milieu de la journee, une caleche decouverte entra dans la cour
+des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, a l'air gauche
+et endimanche, descendit aussitot de la voiture, baissa lui-meme le
+marchepied et presenta la main a une grande et belle femme, mise
+simplement et avec gout. C'etait madame de Vernage et la Bretonniere qui
+venaient faire visite a la baronne. Tandis qu'ils montaient le perron,
+ou madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le visage de son
+frere avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais Tristan le
+regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de
+nouveau.
+
+A la tournure aisee que prit la conversation, aux politesses froides,
+mais sans nulle contrainte, qu'echangerent Tristan et la marquise, il ne
+semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se fut passe la
+veille. La marquise apportait a madame de Berville, qui aimait les
+oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonniere l'avait dans son
+chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la voliere. La
+Bretonniere, bien entendu, donna le bras a la baronne; les deux jeunes
+gens resterent pres de madame de Vernage. Elle paraissait plus gaie que
+de coutume; elle marchait au hasard de cote et d'autre sans respect pour
+les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage.
+
+--Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous?
+
+Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son
+depart. Il l'annonca effectivement du ton le plus calme; mais, en meme
+temps, il fixa sur la marquise un regard penetrant, presque dur et
+offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda meme
+pas quand il comptait revenir.
+
+--En ce cas-la, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le seul
+representant des Berville que nous verrons a Renonval; car je suppose
+que nous vous aurons. La Bretonniere dit qu'il a decouvert, avec les
+lunettes de mon garde, une espece de cochon sauvage a qui la barbe vient
+comme aux oiseaux les plumes...
+
+--Point du tout, dit la Bretonniere, c'est une sorte de truie chinoise,
+de couleur noire, appelee tonkin. Lorsque ces animaux quittent la
+basse-cour et s'habituent a vivre dans les bois...
+
+--Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, a force de manger
+du gland, les defenses leur poussent au bout du museau.
+
+--C'est de toute verite, repondit la Bretonniere, non pas, il est vrai,
+a la premiere, ni meme a la seconde generation; mais il suffit que le
+fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait.
+
+--Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de
+faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une foret, il en
+resulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la tete. Et
+c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la
+main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne reussit
+a personne.
+
+--Cela est encore vrai, dit la Bretonniere; la sauvagerie est un grand
+defaut.
+
+--Elle vaut pourtant mieux, repondit Tristan, qu'une certaine espece de
+domesticite.
+
+La Bretonniere ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il devait se
+facher.
+
+--Oui, dit madame de Berville a la marquise, vous avez bien raison.
+Grondez-moi ce mechant garcon, qui est toujours sur les grands chemins,
+et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller a Paris. Defendez-lui
+donc de partir.
+
+Madame de Vernage, qui, tout a l'heure, n'avait pas dit un mot pour
+essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi priee de le faire, y mit
+aussitot toute l'insistance et toute la bonne grace dont elle etait
+capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour
+dire a Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires a Paris,
+que la curiosite d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur tout au
+monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir dejeuner le
+lendemain a Renonval. Tristan repondait a chacun de ses compliments par
+un de ces petits saluts insignifiants qu'ont inventes les gens qui ne
+savent quoi dire: il etait clair que sa patience etait mise a une
+cruelle epreuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus qu'elle
+prevoyait, et, des qu'elle eut cesse de parler, elle se retourna et
+s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle eut repete une comedie
+et que son role eut ete fini.
+
+--Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui qui
+en veut a l'autre? Est-ce mon frere? est-ce la Bretonniere? Que vient
+faire ici la marquise?
+
+La facon d'etre de madame de Vernage etait, en effet, difficile a
+comprendre. Tantot elle temoignait a Tristan une froideur et une
+indifference marquees; tantot elle paraissait le traiter avec plus de
+familiarite et de coquetterie qu'a l'ordinaire.--Cassez-moi donc cette
+branche-la, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du monde ce
+soir, je veux etre toute en fleurs; je compte mettre une robe
+botanique, et avoir un jardin sur la tete.
+
+Tristan obeissait: il le fallait bien. La marquise se trouva bientot
+avoir une veritable botte de fleurs, mais aucune ne lui plaisait.--Vous
+n'etes pas connaisseur, disait-elle, vous etes un mauvais jardinier;
+vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez
+les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir.
+
+En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait
+tomber a terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce dedain
+sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du
+monde.
+
+Il y avait au milieu du parc une petite riviere avec un pont de bois qui
+etait brise, mais dont il restait encore quelques planches. La
+Bretonniere, selon sa manie, declara qu'il y avait danger a s'y
+hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise
+voulut passer, et commencait a prendre les devants, quand la baronne lui
+representa qu'en effet ce pont etait vermoulu, et qu'elle courait le
+risque d'une chute assez grave.
+
+--Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire les
+honneurs de la profondeur de votre riviere; et si je faisais comme
+Conde, qu'est-ce qu'il arriverait donc?
+
+Devant monter a cheval, au retour, elle avait a la main une cravache.
+Elle la jeta de l'autre cote de l'eau, dans une petite
+ile:--Maintenant, messieurs, reprit-elle, voila mon baton jete a
+l'ennemi. Qui de vous ira le chercher?
+
+--C'est fort imprudent, dit la Bretonniere; cette cravache est fort
+jolie, la pomme en est tres bien ciselee.
+
+--Y aura-t-il du moins une recompense honnete? demanda Armand.
+
+--Fi donc! s'ecria la marquise. Vous marchandez avec la gloire! Et vous,
+monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan,
+qu'est-ce que vous dites? passerez-vous?
+
+Tristan semblait hesiter, non par crainte du danger ni du ridicule, mais
+par un sentiment de repugnance a se voir ainsi provoque pour une
+semblable bagatelle. Il fronca le sourcil et repondit froidement:
+
+--Non, madame.
+
+--Helas! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre Phanor etait
+la, il m'aurait deja rendu ma cravache.
+
+La Bretonniere, tatant le pont avec sa canne, le contemplait d'un air de
+reflexion profonde; appuyee nonchalamment sur la poutre brisee qui
+servait de rampe, la marquise s'amusait a faire plier les planches en se
+balancant au-dessus de l'eau: elle s'elanca tout a coup, traversa le
+pont avec une vivacite et une legerete charmantes, et se mit a courir
+dans l'ile. Armand avait voulu la prevenir, mais son frere lui prit le
+bras, et, se mettant a marcher a grands pas, l'entraina a l'ecart dans
+une allee; la, des que les deux jeunes gens furent seuls:
+
+--La patience m'echappe, dit Tristan. J'espere que tu ne me crois pas
+assez sot pour me facher d'une plaisanterie; mais cette plaisanterie a
+un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver,
+jouer avec ma colere, et voir jusqu'a quel point j'endurerai son audace;
+elle sait ce que signifie son froid persiflage. Miserable coeur!
+meprisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me laisser
+m'eloigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite vanite, et se
+faire une sorte de triomphe d'une discretion qu'on ne lui doit pas!
+
+--Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il?
+
+--Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es interesse, puisque tu es mon
+frere. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et que tu
+me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au
+carrefour des Roches. Il y avait a terre une branche de saule, que tu ne
+m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'etait madame de Vernage
+qui l'avait enfoncee dans le sable, en se promenant le matin. Elle riait
+tout a l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais celle-la
+avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de la
+marquise etaient alles chez son oncle a Beaumont, que la Bretonniere ne
+viendrait pas diner, et que, si je craignais d'eveiller les gens en
+sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval chez
+le bonhomme du Heloy.
+
+--Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule!
+
+--Oui, et plut a Dieu que j'eusse repousse du pied ce brin de saule
+comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et tu
+l'as vu toi-meme, je l'aimais, j'etais sous le charme. Quelle
+bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'etais tout amour, j'aurais
+donne mon sang pour elle, et aujourd'hui...
+
+--Eh bien, aujourd'hui?
+
+--Ecoute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches d'abord une
+petite aventure qui m'est arrivee l'an passe. Tu sauras donc qu'au bal
+de l'Opera j'ai rencontre une espece de grisette, de modiste, je ne sais
+quoi. Je suis venu a faire sa connaissance par un hasard assez
+singulier. Elle etait assise a cote de moi, et je ne faisais nulle
+attention a elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me dire
+bonsoir. Au meme instant, ma voisine, comme effrayee, cacha sa tete
+derriere mon epaule; elle me dit a l'oreille qu'elle me suppliait de la
+tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je
+ne pouvais guere m'y refuser. Je me levai avec elle, et je quittai
+Saint-Aubin. Elle me conta la-dessus qu'il etait son amant, qu'elle
+avait peur de lui, qu'il etait jaloux, enfin, qu'elle le fuyait. Je me
+trouvais ainsi tout a coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le role d'un
+rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un
+air mecontent. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre a peu
+pres au serieux ce role que l'occasion m'offrait. J'emmenai souper la
+petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se
+facher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine a lui faire entendre
+raison. Il convint de bonne grace qu'il n'etait guere possible de se
+couper la gorge pour une demoiselle qui se refugiait au bal masque pour
+fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et
+l'affaire fut oubliee; tu vois que le mal n'est pas grand.
+
+--Non, certes; il n'y a la rien de bien grave.
+
+--Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit
+quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et a Renonval. Or, cette
+nuit, au moment meme ou la marquise, assise pres de moi, ecoutait de son
+grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la tete, et
+essayait, en souriant, cette bague qui, grace au ciel, est encore a mon
+doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal
+lui a ete contee, qu'elle la sait de bonne source, que Saint-Aubin
+adorait cette grisette, qu'il a ete au desespoir de l'avoir perdue,
+qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demande raison, que j'ai recule, et
+qu'alors...
+
+Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux freres
+marcherent en silence.
+
+--Qu'as-tu repondu? dit enfin Armand.
+
+--Je lui ai repondu une chose tres simple. Je lui ai dit tout
+bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme
+leve la main sur lui impunement s'appelle un lache, vous le savez tres
+bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la
+maitresse de ce lache, s'appelle aussi d'un certain nom qu'il est
+inutile de vous dire. La-dessus, j'ai pris mon chapeau.
+
+--Et elle ne t'a pas retenu?
+
+--Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me dire
+que je me fachais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a demande
+pardon de m'avoir offense sans dessein; je ne sais meme pas si elle n'a
+pas essaye de pleurer. A tout cela, je n'ai rien replique, sinon que je
+n'attachais aucune importance a une indignite qui ne pouvait
+m'atteindre, qu'elle etait libre de croire et de penser tout ce que bon
+lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui
+oter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans, mes
+camarades qui me connaissent auraient quelque peine a admettre votre
+conte, et par consequent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut pour le
+mepriser.
+
+--Est-ce la reellement ta pensee?
+
+--Y songes-tu? Si je pouvais hesiter a savoir ce que j'ai a faire, c'est
+precisement parce que je suis soldat que je n'aurais pas deux partis a
+prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans coeur plaisanter avec mon
+honneur, et repeter demain sa miserable histoire a une coquette de son
+bord, ou a quelqu'un de ces petits garcons a qui tu pretends qu'elle
+tourne la tete? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre mere,
+puisse devenir un objet de risee? Seigneur Dieu! cela fait fremir!
+
+--Oui, dit Armand, et voila cependant les petits badinages pleins de
+grace qu'inventent ces dames pour se desennuyer. Faire d'une niaiserie
+un roman bien noir, bien scandaleux, voila le bon plaisir de leur
+cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant?
+
+--Je compte aller ce soir a Paris. Saint-Aubin est aussi un soldat;
+c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en preserve! qu'un mot de
+sa part ait jamais pu donner l'idee de cette fable fabriquee par quelque
+femme de chambre; mais, a coup sur, je le ramenerai ici, et il ne lui
+sera pas plus difficile de dire tout haut la verite, qu'il ne me le
+sera, a moi, de l'entendre. C'est une demarche facheuse, penible, que je
+ferai la, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller trouver un
+camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manque de coeur. Mais
+n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit etre permis.
+Je te le repete, c'est notre nom que je defends, et s'il ne devait pas
+sortir de la pur comme de l'or, je m'arracherais moi-meme la croix que
+je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma
+presence, qu'on lui a repete un sot conte, et que ceux qui l'ont forge
+en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la
+marquise m'entende aussi a mon tour; il faut que je lui donne bien
+discretement, en termes bien polis, en tete-a-tete, une lecon qu'elle
+n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer
+nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je
+ne pretends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, apres avoir expose sa
+vie pour aller chercher le bouquet de sa maitresse, le lui jeta a la
+figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole
+produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te
+reponds que d'ici a quelque temps, du moins, la marquise sera moins
+fiere, moins coquette et moins hypocrite.
+
+--Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec toi.
+Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le
+permets, je serai dans la coulisse.
+
+La marquise se disposait a retourner chez elle lorsque les deux freres
+reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait ete pour
+quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait
+rien; jamais, au contraire, elle n'avait semble plus calme et plus
+contente d'elle-meme. Ainsi qu'il a ete dit, elle s'en allait a cheval.
+Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre
+le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marche sur le sable
+mouille, son brodequin etait humide, en sorte que l'empreinte en resta
+marquee sur le gant de Tristan. Des que madame de Vernage fut partie,
+Tristan ota ce gant et le jeta a terre.
+
+--Hier, je l'aurais baise, dit-il a son frere.
+
+Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et
+allerent coucher a Paris. Madame de Berville, toujours inquiete et
+toujours indulgente, comme une vraie mere qu'elle etait, fit semblant de
+croire aux raisons qu'ils pretendirent avoir pour partir. Des le
+lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller
+demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue
+Neuve-Saint-Augustin, a l'hotel garni ou il logeait habituellement quand
+il etait en conge.
+
+--Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est peut-etre en
+garnison bien loin.
+
+--Quand il serait a Alger, repondait Tristan, il faut qu'il parle, ou du
+moins qu'il ecrive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je le
+trouverai, ou il dira pourquoi.
+
+Le garcon de l'hotel etait un Anglais, chose fort commode peut-etre pour
+les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez
+genante pour les Parisiens. A la premiere parole de Tristan, il repondit
+par l'exclamation la plus britannique:
+
+--Oh!
+
+--Voila qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que son frere;
+mais M. de Saint-Aubin est-il ici?
+
+--Oh! no.
+
+--N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure?
+
+--Oh! yes.
+
+--Il est donc sorti?
+
+--Oh! no.
+
+--Expliquez-vous. Peut-on lui parler?
+
+--No, sir, impossible.
+
+--Pourquoi, impossible?
+
+--Parce qu'il est... Comment dites-vous?
+
+--Il est malade.
+
+--Oh! no, il est mort.
+
+
+
+
+III
+
+
+Il serait difficile de peindre l'espece de consternation qui frappa
+Tristan et son frere en apprenant la mort de l'homme qu'ils avaient un
+si grand desir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en dise, une
+chose indifferente que la mort. On ne la brave pas sans courage, on ne
+la voit pas sans horreur, et il est meme douteux qu'un gros heritage
+puisse rendre vraiment agreable sa hideuse figure, dans le moment ou
+elle se presente. Mais quand elle nous enleve subitement quelque bien ou
+quelque esperance, quand elle se mele de nos affaires et nous prend dans
+les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa
+puissance, et que l'homme reste muet devant le silence eternel.
+
+Saint-Aubin avait ete tue en Algerie, dans une razzia. Apres s'etre fait
+raconter, tant bien que mal, par les gens de l'hotel, les details de cet
+evenement, les deux freres reprirent tristement le chemin de la maison
+qu'ils habitaient a Paris.
+
+--Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir
+d'embarras, qu'un mot a dire a un honnete homme, et il n'est plus.
+Pauvre garcon! je m'en veux a moi-meme de ce qu'un motif d'interet
+personnel se mele au chagrin que me cause sa mort. C'etait un brave et
+digne officier; nous avions bivouaque et trinque ensemble. Ayez donc
+trente ans, une vie sans reproche, une bonne tete et un sabre au cote,
+pour aller vous faire assassiner par un Bedouin en embuscade! Tout est
+fini, je ne songe plus a rien, je ne veux pas m'occuper d'un conte quand
+j'ai a pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent ce qui
+leur plaira.
+
+--Ton chagrin est juste, repondit Armand; je le partage et je le
+respecte; mais, tout en regrettant un ami et en meprisant une coquette,
+il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est la, avec ses lois; il ne
+voit ni ton dedain ni tes larmes; il faut lui repondre dans sa langue,
+ou, tout au moins, l'obliger a se taire.
+
+--Et que veux-tu que j'imagine? Ou veux-tu que je trouve un temoin, une
+preuve quelconque, un etre ou une chose qui puisse parler pour moi? Tu
+comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour
+s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas
+amene avec lui tout son regiment. Les choses se sont passees en
+tete-a-tete; si elles eussent du devenir serieuses, certes, alors, les
+temoins seraient la; mais nous nous sommes donne une poignee de main, et
+nous avons dejeune ensemble; nous n'avions que faire d'inviter personne.
+
+--Mais il n'est guere probable, reprit Armand, que cette sorte de
+querelle et de reconciliation soit demeuree tout a fait secrete.
+Quelques amis communs ont du la connaitre. Rappelle-toi, cherche dans
+les souvenirs.
+
+--Et a quoi bon? quand meme, en cherchant bien, je pourrais retrouver
+quelqu'un qui se souvint de cette vieille histoire, ne veux-tu pas que
+j'aille me faire donner par le premier venu une espece d'attestation
+comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir
+sans crainte; tout se demande a un ami. Mais quel role jouerais-je, a
+l'heure qu'il est, en allant dire a un de nos camarades: Vous
+rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an passe? On
+se moquerait de moi, et on aurait raison.
+
+--C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une
+femme orgueilleuse, vindicative et offensee, tenir impunement de
+mechants propos.
+
+--Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. A une insulte faite
+par un homme on repond par un coup d'epee. Contre toute espece d'injure,
+publique ou non,... meme imprimee, on peut se defendre; mais quelle
+ressource a-t-on contre une calomnie sourde, repetee dans l'ombre, a
+voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est la le
+triomphe de la lachete. C'est la qu'une pareille creature, dans toute la
+perfidie du mensonge, dans toute la securite de l'impudence, vous
+assassine a coups d'epingle; c'est la qu'elle ment avec tout l'orgueil,
+toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est la qu'elle glisse a
+loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie etudiee,
+revue et augmentee par l'auteur; et cette infamie fait son chemin, cela
+se repete, se commente, et l'honneur, le bien du soldat, l'heritage des
+aieux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une telle
+misere!
+
+Tristan parut reflechir pendant quelque temps, puis il ajouta d'un ton a
+demi serieux, a demi plaisant:
+
+--J'ai envie de me battre avec la Bretonniere.
+
+--A propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'empecher de rire. Que t'a
+fait ce pauvre diable dans tout cela?
+
+--Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est tres possible qu'il soit au courant
+de mes affaires. Il est assez dans les inities, et passablement curieux
+de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le prit
+pour confident.
+
+--Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte une
+histoire, et qu'il n'en est pas responsable.
+
+--Bah! et s'il s'en fait l'editeur? Cet homme-la, qui n'est qu'une
+mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que s'il
+etait son mari; et, en supposant qu'elle lui recite ce beau roman
+invente sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse a en garder le secret?
+
+--A la bonne heure, mais encore faudrait-il etre sur d'abord qu'il en
+parle, et meme, dans ce cas-la, je ne vois guere qu'il puisse etre
+juste de chercher querelle a quelqu'un parce qu'il repete ce qu'il a
+entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs a faire peur a la
+Bretonniere? Il ne se battrait certainement pas, et, franchement, il
+serait dans son droit.
+
+--Il se battrait. Ce garcon-la me gene; il est ennuyeux, il est de trop
+dans ce monde.
+
+--En verite, mon cher Tristan, tu parles comme un homme qui ne sait a
+qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, a t'entendre, que tu cherches une
+affaire d'honneur pour retablir ta reputation, ou que tu as besoin d'une
+balafre pour la montrer a ta maitresse, comme un etudiant allemand?
+
+--Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment
+intolerable. On m'accuse, on me deshonore, et je n'ai pas un moyen de me
+venger! Si je croyais reellement...
+
+Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard, devant
+la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arreta de nouveau, tout a coup,
+pour regarder un bracelet place dans l'etalage.
+
+--Voila une chose etrange, dit-il.
+
+--Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de
+comptoir?
+
+--Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En
+voici un qui se presente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du reste,
+n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le
+moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce
+meme marchand, dans cette boutique, un bracelet comme celui-la, lequel
+bracelet etait destine a cette grisette dont il s'occupait, et qui avait
+failli nous brouiller; lorsque, apres notre querelle videe, nous eumes
+dejeune ensemble:--Parbleu, me dit-il en riant, tu viens de m'enlever la
+reine de mes pensees a l'instant ou je me disposais a lui faire un
+cadeau; c'etait un petit bracelet avec mon nom grave en dedans; mais, ma
+foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le cede;
+puisque tu es le prefere, il faut que tu payes ta bienvenue.--Faisons
+mieux, repondis-je; soyons de moitie dans l'envoi que tu comptais lui
+faire.--Tu as raison, reprit-il; mon nom est deja sur la plaque, il faut
+que le tien y soit grave aussi, et, en signe de bonne amitie, nous y
+ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les
+deux noms, ecrits sur le bracelet, furent envoyes a la demoiselle, et
+doivent actuellement exister quelque part en la possession de
+mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre heroine), a moins qu'elle ne
+l'ait vendu pour aller diner.
+
+--A merveille! s'ecria Armand; cette preuve que tu cherchais est toute
+trouvee. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut que la
+marquise voie les deux signatures, et le jour bien specifie. Il faut que
+mademoiselle Javotte elle-meme temoigne au besoin de la verite et de
+l'identite de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver clairement
+que rien de serieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi? Certes,
+deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau a une femme
+qu'ils se disputent, ne sont pas bien en colere l'un contre l'autre, et
+il devient alors evident...
+
+--Oui, tout cela est tres bien, dit Tristan; ta tete va plus vite que la
+mienne; mais pour executer cette grande entreprise, ne vois-tu pas
+qu'avant de retrouver ce bracelet si precieux, il faudrait commencer par
+retrouver Javotte? Malheureusement ces deux decouvertes semblent
+egalement difficiles. Si, d'un cote, la jeune personne est sujette a
+perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de s'egarer fort
+elle-meme. Chercher, apres un an d'intervalle, une grisette perdue sur
+le pave de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage d'amour
+fabrique en metal, cela me parait au-dessus de la puissance humaine;
+c'est un reve impossible a realiser.
+
+--Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard, de
+lui-meme, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais oublie ce
+bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le
+rappelle. Tu cherchais un temoin, le voila, il est irrecusable; ce
+bracelet dit tout, ton amitie pour Saint-Aubin, son estime pour toi, le
+peu de gravite de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher; quand elle
+fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen
+d'imposer silence a madame de Vernage; mademoiselle Javotte et son
+serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand, c'est
+vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord, ou
+demeurait jadis cette demoiselle?
+
+--A te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'etait, je crois, dans un
+passage, une espece de _square_, de cite.
+
+--Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont
+quelquefois une memoire incroyable; ils se souviennent des gens apres
+des annees, surtout de ceux qui ne les payent pas tres bien.
+
+Tristan se laissa conduire par son frere; tous deux entrerent dans la
+boutique. Ce n'etait pas une chose facile que de rappeler au marchand un
+objet de peu de valeur achete chez lui il y avait longtemps. Il ne
+l'avait pourtant pas oublie, a cause de la singularite des deux noms
+reunis.
+
+--Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux jeunes
+gens m'ont commande l'hiver dernier, et je reconnais bien monsieur. Mais
+quant a savoir ou ce bracelet a ete porte, et a qui, je n'en peux rien
+dire.
+
+--C'etait a une demoiselle Javotte, dit Armand, qui devait demeurer dans
+un passage.
+
+--Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta,
+reflechit, se consulta, et finit par dire: C'est cela meme; mais ce
+n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom
+de madame de Monval, cite Bergere, 4.
+
+--Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom
+de Monval m'etait sorti de la tete; peut-etre avait-elle le droit de le
+porter, car son titre de Javotte n'etait, je crois, qu'un sobriquet.
+Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle achete autre
+chose?
+
+--Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une chaine d'argent
+cassee qu'elle avait.
+
+--Mais point de bracelet?
+
+--Non, monsieur.
+
+--Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant a nous, en
+route pour la cite Bergere.
+
+--Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de
+prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait change
+plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue.
+
+Cette prevision etait fondee. La portiere de la cite Bergere apprit aux
+deux freres que madame de Monval avait demenage depuis longtemps,
+qu'elle s'appelait a present mademoiselle Durand, ouvriere en robes, et
+qu'elle demeurait rue Saint-Jacques.
+
+--Est-elle a son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand, poursuivi
+par la crainte du bracelet vendu.
+
+--Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de depense; elle avait ici un
+logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle
+voyait beaucoup de militaires, toutes personnes decorees et tres comme
+il faut. Elle donnait quelquefois de tres jolis diners qu'on faisait
+venir du cafe Vachette. Tous ces messieurs etaient bien gais, et il y en
+avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai
+artiste de l'Academie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu rien a
+dire sur le compte de madame de Monval. Elle etudiait aussi pour etre
+artiste; c'etait moi qui faisais son menage, et elle ne sortait jamais
+qu'en citadine.
+
+--Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques.
+
+--Mademoiselle Durand ne loge plus ici, repondit la seconde portiere; il
+y a six mois qu'elle s'en est allee, et nous ne savons guere trop ou
+elle est. Ce ne doit pas etre dans un palais, car elle n'est pas partie
+en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose.
+
+--Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse?
+
+--Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'etait guere a l'aise, cette
+demoiselle. Elle demeurait la au fond de l'allee, sur la cour, derriere
+la fruitiere. Elle travaillait toute la sainte journee; elle ne gagnait
+guere et elle avait bien du mal. Elle allait au marche le matin, et elle
+faisait sa soupe elle-meme sur un petit fourneau qu'elle avait. On ne
+peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les
+choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de
+ses tantes, qui l'a emmenee; nous croyons qu'elle s'est mise aux soeurs
+du Bon-Pasteur. La lingere du coin vous dira peut-etre cela: c'etait
+elle qui l'employait.
+
+--Allons chez la lingere, dit Armand; mais les choux sont de mauvais
+augure.
+
+Le troisieme renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas d'abord plus
+satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa
+famille avait trouve moyen de fournir, elle etait entree, en effet, au
+couvent des soeurs du Bon-Pasteur, et y avait passe environ trois mois.
+Comme sa conduite etait bonne, la protection de quelques personnes
+charitables l'avait fait admettre par les soeurs, qui lui montraient
+beaucoup de bonte et qui n'avaient qu'a se louer de son
+obeissance.--Malheureusement, disait la lingere, cette pauvre enfant a
+une tete si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en place.
+C'etait une grande faveur pour elle que d'avoir ete recue comme
+pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle,
+et elle remplissait regulierement ses devoirs de religion, en meme temps
+qu'elle travaillait tres bien, car c'est une bonne ouvriere. Mais tout
+d'un coup sa tete est partie; elle a demande a s'en aller. Vous
+comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une
+prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envolee.
+
+--Et vous ignorez ce qu'elle est devenue?
+
+--Pas tout a fait, repondit en riant la lingere. Il y a une de mes
+demoiselles qui l'a rencontree au Ranelagh. Elle se fait appeler
+maintenant Amelina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de Breda, et
+qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques.
+
+Tristan commencait a se decourager.--Laissons tout cela, dit-il a son
+frere. A la tournure que prennent les choses, nous n'en aurons jamais
+fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame
+Rosenval, n'est pas en Chine ou a Quimper-Corentin?
+
+--Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait
+pour nous arreter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point de
+decouvrir notre voyageuse? Ouvriere ou artiste, nonne ou figurante, je
+la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parie de
+traverser pieds nus un bassin gele au mois de janvier, et qui, arrive a
+moitie chemin, trouva que c'etait trop froid et revint sur ses pas.
+
+Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut
+decouverte rue de Breda; mais il ne s'agissait plus, a cette nouvelle
+adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle
+etait naguere, madame Rosenval etait devenue tout a coup, par la grace
+du hasard et d'un ancien prefet, personnage important et protecteur des
+arts, _prima donna_ d'un theatre de province. Elle habitait depuis
+quelque temps une assez grande ville du midi de la France, ou son
+talent, nouvellement decouvert, mais genereusement encourage, faisait
+les delices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la garnison.
+Elle se trouvait a Paris en passant, pour contracter, si faire se
+pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens, il
+est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient etre recus; mais ils
+furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez
+riche, d'un gout peu severe, orne de statuettes, de glaces et de
+cartons-pates, a peu pres comme un cafe. La maitresse du lieu etait a sa
+toilette; elle fit dire qu'on attendit, et qu'elle allait recevoir M. de
+Berville.
+
+--A present, je te laisse, dit Armand a son frere; tu vois que nous
+sommes venus a bout de notre campagne. C'est a toi de faire le reste;
+decide madame Rosenval a te rendre ton bracelet; qu'elle l'accompagne
+d'un mot de sa main qui donne plus de poids a cette restitution; reviens
+arme de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise.
+
+Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul a se promener dans
+le somptueux salon de Javotte. Il y etait depuis un quart d'heure,
+lorsque la porte de la chambre a coucher s'ouvrit. Un gros et grand
+monsieur, a la demarche grave, a la tete grisonnante, portant des
+lunettes, une chaine, un binocle et des breloques de montre, le tout en
+or, s'avanca d'un air affable et majestueux.--Monsieur, dit-il a
+Tristan, j'apprends que vous etes le parent de madame Rosenval. Si vous
+voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet.
+
+Il fit un leger salut et se retira.
+
+--Peste! se dit Tristan, il parait que Javotte voit a present meilleure
+compagnie que dans l'allee de la rue Saint-Jacques.
+
+Soulevant une portiere de soie chamarree, que lui avait indiquee le
+monsieur aux lunettes d'or, il penetra dans un boudoir tendu en
+mousseline rose, ou madame Rosenval, etendue sur un canape, le recut
+d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme
+qu'on a aimee, fut-ce Amelina, fut-ce meme Javotte, surtout lorsque l'on
+s'est donne tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec
+empressement la main fort blanche de son ancienne conquete, puis il prit
+place a cote d'elle, et debuta, comme cela se devait, par lui faire ses
+compliments sur ce qu'elle etait embellie, qu'il la revoyait plus
+charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit a toute femme
+qu'on retrouve, fut-elle devenue plus laide qu'un peche mortel).
+
+--Permettez-moi, ma chere, ajouta-t-il, de vous feliciter sur l'heureux
+changement qui me semble s'etre opere dans vos petites affaires. Vous
+etes logee ici comme un grand seigneur.
+
+--Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville?
+repondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un
+pied-a-terre; mais je me fais arranger quelque chose la-bas, car vous
+savez que je perche au diable.
+
+--Oui, j'ai appris que vous etiez au theatre.
+
+--Mon Dieu, oui, je me suis decidee. Vous savez que la grande musique,
+la musique serieuse, a ete l'occupation de toute ma vie. M. le baron,
+que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes
+bons amis, m'a persecutee pour prendre un engagement. Que voulez-vous!
+je me suis laisse faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le drame,
+le vaudeville, l'opera.
+
+--On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai a vous parler d'une affaire
+assez serieuse, et, comme votre temps doit etre precieux, trouvez bon
+que je me hate de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire mes
+confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?...
+
+Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la
+cheminee; la premiere chose qu'il y remarqua fut la carte de visite de
+la Bretonniere, accrochee a la glace.
+
+--Est-ce que vous connaissez ce personnage-la? demanda-t-il avec
+surprise.
+
+--Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je crois
+meme qu'il dine a la maison aujourd'hui. Mais, de grace, continuez donc,
+je vous en prie, et je vous ecoute.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il y aurait peut-etre pour le philosophe ou pour le psychologue, comme
+on dit, une curieuse etude a faire sur le chapitre des distractions.
+Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent
+le plus a la personne dont il aie plus a craindre ou a esperer, a un
+avocat, a une femme ou a un ministre. Quel degre d'influence exercera
+sur lui une epingle qui le pique au milieu de son discours, une
+boutonniere qui se dechire, un voisin qui se met a jouer de la flute?
+Que fera un acteur, recitant une tirade, et apercevant tout a coup un de
+ses creanciers dans la salle? Jusqu'a quel point, enfin, peut-on parler
+d'une chose, et en meme temps penser a une autre?
+
+Tristan se trouvait a peu pres dans une situation de ce genre. D'une
+part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur a lunettes
+d'or pouvait reparaitre a tout moment. D'ailleurs, dans l'oreille d'une
+femme qui vous ecoute, il y a une mouche qu'il faut prendre au vol; des
+qu'il n'est plus trop tot avec elle, presque toujours il est trop tard.
+Tristan attachait assez de prix a ce qu'il venait demander a Javotte
+pour y employer toute son eloquence. Plus la demarche qu'il faisait
+pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la necessite
+de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les
+yeux la carte de la Bretonniere, ses regards ne pouvaient s'en detacher;
+et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se repetait a
+lui-meme:--Je retrouverai donc cet homme-la partout?
+
+--Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous etes distrait comme un poete
+en couches.
+
+Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif secret,
+ni prononcer le nom de la marquise.
+
+--Je ne puis rien vous expliquer, repondit-il. Je ne puis que vous dire
+une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant le
+bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donne, s'il est encore
+en votre possession.
+
+--Mais qu'est-ce que vous voulez en faire?
+
+--Rien qui puisse vous inquieter, je vous en donne ma parole.
+
+--Je vous crois, Berville, vous etes homme d'honneur. Le diable
+m'emporte, je vous crois.
+
+(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait conserve quelques
+expressions qui sentaient encore un peu les choux.)
+
+--Je suis enchante, dit Tristan, que vous ayez de moi un si bon
+souvenir; vous n'oubliez pas vos amis.
+
+--Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand j'etais
+sans le sou, je me plais a le reconnaitre. J'avais deux paires de bas a
+jour qui se succedaient l'une a l'autre, et je mangeais la soupe dans
+une cuillere de bois. Maintenant je dine dans de l'argent massif, avec
+un laquais par derriere et plusieurs dindons par devant; mais mon coeur
+est toujours le meme. Savez-vous que dans notre jeune temps nous nous
+amusions pour de bon? A present, je m'ennuie comme un roi... Vous
+souvenez-vous d'un jour,... a Montmorency?... Non, ce n'etait pas vous,
+je me trompe; mais c'est egal, c'etait charmant. Ah! les bonnes cerises!
+et ces cotelettes de veau que nous avons mangees chez le pere Duval, au
+Chateau de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco, picorait
+du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez betes pour
+faire boire de l'eau-de-vie a ce pauvre animal, et il en est mort.
+Avez-vous su cela?
+
+Lorsque Javotte parlait ainsi a peu pres naturellement, c'etait avec une
+volubilite extreme; mais quand ses grands airs la reprenaient, elle se
+mettait tout a coup a trainer ses phrases avec un air de reverie et de
+distraction.
+
+--Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse enrhumee, je me
+souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au passe.
+
+--C'est a merveille, ma chere Amelina; mais, repondez, de grace, a mes
+questions. Avez-vous conserve ce bracelet?
+
+--Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire?
+
+--Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous vous
+avions donne?
+
+--Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher.
+
+--Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il s'agit
+d'un service fort important que vous pouvez me rendre. Reflechissez, je
+vous en conjure, et repondez-moi serieusement. Si ce n'est que le
+bracelet qui vous tient au coeur, je m'engage bien volontiers a vous en
+mettre un autre a chaque bras, en echange de celui dont j'ai besoin.
+
+--C'est fort galant de votre part.
+
+--Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici que
+dans mon interet.
+
+--Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de l'eventail, il
+faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce
+bracelet. Je ne peux pas me fier a un homme qui n'a pas lui-meme
+confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a quelque
+femme, quelque tricherie la-dessous. Tenez, je parierais que c'est
+quelque ancienne maitresse a vous ou a Saint-Aubin, qui veut me
+depouiller de mes ustensiles de menage. Il y a quelque brouille, quelque
+jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc.
+
+--S'il faut absolument vous dire mon motif, repondit Tristan, voulant se
+debarrasser de ces questions, la verite est que Saint-Aubin est mort;
+nous etions fort lies, vous le savez, et je desirerais garder ce
+bracelet ou nos deux noms sont ecrits ensemble.
+
+--Bah! quelle histoire vous me fabriquez la! Saint-Aubin est mort?
+Depuis quand?
+
+--Il est mort en Afrique, il y a peu de temps.
+
+--Vrai? Pauvre garcon! je l'aimais bien aussi. C'etait un gentil coeur,
+et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beaute rose.--Voila
+ma beaute rose, disait-il. Je trouve ce nom-la tres-joli. Vous
+rappelez-vous comme il etait drole un jour que nous etions a
+Ermenonville, et que nous avions tout casse dans l'auberge? Il ne
+restait seulement plus une assiette. Nous avions jete les chaises par
+les fenetres a travers les carreaux, et le matin, tout justement, voila
+qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient
+visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir
+leur cafe au lait.
+
+--Tete de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par hasard, faire
+attention a ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou non?
+
+--Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites a
+bout portant.
+
+--Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit
+quelconque a mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce coffre; je ne
+vous en demande pas davantage.
+
+Javotte sembla un peu reflechir, se rassit pres de Tristan, et lui prit
+la main:
+
+--Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est
+necessaire, je ne tiens pas a une pareille misere. J'ai de l'amitie pour
+vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais
+vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est
+possible que, d'un jour a l'autre, j'entre a l'Opera, dans les choeurs.
+Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un ancien
+prefet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la
+Bretonniere, de son cote...
+
+--La Bretonniere! s'ecria Tristan impatiente; et que diantre fait-il
+ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'etre en meme temps a Paris et a la
+campagne. Il ne nous quitte pas la-bas, et je le retrouve chez vous!
+
+--Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort distingue
+que M. de la Bretonniere. Il est vrai qu'il a une campagne pres de la
+votre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez
+probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom.
+
+--Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire?
+
+--Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas
+vrai? Il a son couvert a sa table; elle s'appelle Vernage, ou quelque
+chose comme ca; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que les
+voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc?
+
+--Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la Bretonniere et
+la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de
+ces jours.
+
+--Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous touche,
+je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'echange. Votre confidence pour mon
+bracelet.
+
+--Vous l'avez donc, ce bracelet?
+
+--Vous l'aimez donc, cette marquise?
+
+--Ne plaisantons pas. L'avez-vous?
+
+--Non pas, je ne dis pas cela. Je vous repete que ma position...
+
+--Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez a l'Opera,
+et quand vous seriez figurante a vingt sous par jour...
+
+--Figurante! s'ecria Javotte en colere. Pour qui me prenez-vous, s'il
+vous plait? Je chanterai dans les choeurs, savez-vous!
+
+--Pas plus que moi; on vous pretera un maillot et une toque, et vous
+irez en procession derriere la princesse Isabelle; ou bien on vous
+donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout
+d'une poulie dans le ballet de _la Sylphide_. Qu'est-ce que vous
+entendez avec votre position?
+
+--J'entends et je pretends que, pour rien au monde, je ne voudrais que
+monsieur le baron put voir mon nom mele a une mauvaise affaire. Vous
+voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous etiez mon parent.
+Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous
+plait pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue que
+sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon pere
+a vendue. J'ai des maitres, mon cher, j'etudie, et je ne veux rien faire
+qui compromette mon avenir.
+
+Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la resistance
+et de l'etrange legerete de Javotte. Evidemment le bracelet etait la,
+dans cette chambre peut-etre; mais ou le trouver? Tristan se sentait par
+moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace pour
+parvenir a son but. Un peu de douceur et de patience lui semblait
+pourtant preferable.
+
+--Ma brave Javotte, dit-il, ne nous fachons pas. Je crois fermement a
+tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune facon, vous
+compromettre; chantez a l'Opera tant que vous voudrez, dansez meme, si
+bon vous semble. Mon intention n'est nullement...
+
+--Danser! moi qui ai joue Celimene! oui, mon petit, j'ai joue Celimene a
+Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M.
+Poupinel, qui a assiste a la representation, m'a engagee tout de suite
+pour les troisiemes Dugazon. J'ai ete ensuite seconde grande premiere
+coquette, premier role marque, et forte premiere chanteuse; et c'est
+Brochard lui-meme, qui est tenor leger, qui m'a fait resilier, et
+Gustave, qui est laruette, a voyage avec moi en Auvergne. Nous faisions
+quatre ou cinq cents francs avec _la Tour de Nesle_, et _Adolphe et
+Clara_; nous ne jouions que ces deux pieces-la partout. Si vous croyez
+que je vais danser!
+
+--Ne nous fachons pas, ma belle, je vous en conjure!
+
+--Savez-vous que j'ai joue avec Frederick? Oui, j'ai joue avec
+Frederick, en province, au benefice d'un homme de lettres. Il est vrai
+que je n'avais pas un grand role; je faisais un page dans _Lucrece
+Borgia_, mais toujours j'ai joue avec Frederick.
+
+--Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de
+m'excuser; mais, ma chere, le temps se passe, et vous repondez a
+beaucoup de choses, excepte a ce que je vous demande. Finissons-en, s'il
+est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller a l'instant
+meme chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une chaine, une bague, ce qui
+vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous le
+rapporter, selon votre fantaisie; en echange de quoi vous me renverrez
+ou vous me rendrez a moi-meme cette bagatelle que je vous demande, et a
+laquelle vous ne tenez pas sans doute?
+
+--Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons a peu
+de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets.
+
+--Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est pas
+ce qu'il y a d'ecrit dessus qui vous le rend precieux?
+
+La vanite masculine, d'une part, et la coquetterie feminine, d'une
+autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si
+bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'empecher de se rapprocher de
+Javotte en faisant cette question. Il avait entoure doucement de son
+bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la tete penchee
+sur son eventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la
+moustache du jeune hussard effleurait deja ses cheveux blonds; le
+souvenir du passe et l'idee d'un bracelet neuf lui faisaient palpiter le
+coeur.
+
+--Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout a fait franc. Je suis bonne
+fille; n'ayez pas peur. Dites-moi ou ira mon serpentin bleu.
+
+--Eh bien! mon enfant, repondit le jeune homme, je vais tout vous
+avouer: je suis amoureux.
+
+--Est-elle belle?
+
+--Vous etes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce bracelet; il lui
+est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aimee...
+
+--Menteur!
+
+--Non, c'est la verite; vous etiez, ma chere, vous etes encore si
+parfaitement gentille, fraiche et coquette, une petite fleur; vos dents
+ont l'air de perles tombees dans une rose; vos yeux, votre pied...
+
+--Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours.
+
+--Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se preparait
+peut-etre a repondre de sa voix la plus tendre: Eh bien! mon ami, allez
+chez Fossin, lorsqu'elle s'ecria tout a coup:
+
+--Prenez garde, vous m'egratignez!
+
+La carte de visite de la Bretonniere etait encore dans la main de
+Tristan, et le coin du carton corne avait, en effet, touche l'epaule de
+madame Rosenval. Au meme instant on frappa doucement a la porte; la
+tapisserie se souleva, et la Bretonniere lui-meme entra dans la chambre.
+
+--Pardieu! monsieur, s'ecria Tristan, ne pouvant contenir un mouvement
+de depit, vous arrivez comme mars en careme.
+
+--Comme mars en toute saison, dit la Bretonniere, enchante de son
+calembour.
+
+--On pourrait voir cela, reprit Tristan.
+
+--Quand il vous plaira, dit la Bretonniere.
+
+--Demain vous aurez de mes nouvelles.
+
+Tristan se leva, prit Javotte a part:--Je compte sur vous, n'est-ce pas?
+lui dit-il a voix basse; dans une heure, j'enverrai ici.
+
+Puis il sortit, sans plus de facon, en repetant encore: A demain!
+
+--Que veut dire cela? demanda Javotte.
+
+--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonniere.
+
+
+
+
+V
+
+
+Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour de
+son frere, afin d'apprendre le resultat de l'entretien avec Javotte.
+Tristan rentra chez lui tout joyeux.
+
+--Victoire! mon cher, s'ecria-t-il; nous avons gagne la bataille, et
+mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde a la
+fois.
+
+--Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaiete qui fait
+plaisir a voir.
+
+--Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a hesite; elle a
+bavarde; elle m'a fait des discours a dormir debout; mais enfin elle
+cedera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous aurons mon
+bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec
+la Bretonniere.
+
+--Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup?
+
+--Non, en verite, je n'ai plus de rancune contre lui. Je l'ai rencontre,
+je l'ai envoye promener, je lui donnerai un coup d'epee, et je lui
+pardonne.
+
+--Ou l'as-tu donc vu? chez ta belle?
+
+--Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-la se fourre
+partout?
+
+--Et comment la querelle est-elle venue?
+
+--Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une misere; nous en
+causerons. Commencons maintenant par aller chez Fossin acheter quelque
+chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un echange; car on ne
+donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et meme sans cela.
+
+--Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu a ton
+but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant,
+mon cher ami, reflechissons, je t'en prie, sur la seconde partie de ta
+vengeance projetee. Elle me semble plus qu'etrange.
+
+--Treve de mots, dit Tristan, c'est un point resolu. Que j'aie tort ou
+raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter la-dessus; a present
+le vin est tire, il faut le boire.
+
+--Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te repeter que je ne concois
+pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut
+trouver du plaisir a ces duels sans motif, ces affaires d'enfant, ces
+bravades d'ecolier, qui ont peut-etre ete a la mode, mais dont tout le
+monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de cocarde
+peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler
+plaisant a un republicain de ferrailler avec un royaliste, uniquement
+parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut
+s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blame. Si ton projet
+est serieux, je n'hesite pas a te dire qu'en pareil cas je refuserais de
+servir de temoin a mon meilleur ami.
+
+--Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez
+Fossin.
+
+--Allons ou tu voudras, je n'en demordrai pas. Prendre en grippe un
+homme importun, cela arrive a tout le monde: le fuir ou s'en railler,
+passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible.
+
+--Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage. Un
+petit coup d'epee, voila tout. Je veux mettre en echarpe le bras du
+cavalier servant de la marquise, en meme temps que je lui offrirai
+humblement, a elle, le bracelet de ma grisette.
+
+--Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton honneur,
+qu'as-tu a faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu a faire
+de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas.
+
+--Je t'aime beaucoup, mais cela sera.
+
+En parlant ainsi, les deux freres arriverent chez Fossin. Tristan, ne
+voulant pas que Javotte put se repentir de son marche, choisit pour elle
+une jolie chatelaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant dessein de la
+porter lui-meme et d'attendre la reponse, s'il n'etait pas recu. Armand,
+ayant autre chose en tete et voyant son frere plus joyeux encore a
+l'idee de revenir promptement avec le bracelet en question, ne lui
+proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient le
+soir.
+
+Au moment ou ils allaient se separer, la roue d'une caleche decouverte,
+courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue
+Richelieu. Une livree bizarre, qui attirait les yeux, fit retourner les
+passants. Dans cette voiture etait madame de Vernage, seule,
+nonchalamment etendue. Elle apercut les deux jeunes gens, et les salua
+d'un petit signe de tete, avec une indolence protectrice.
+
+--Ah! dit Tristan, palissant malgre lui, il parait que l'ennemi est venu
+observer la place. Elle a renonce a sa fameuse chasse, cette belle dame,
+pour faire un tour aux Champs-Elysees et respirer la poussiere de Paris.
+Qu'elle aille en paix! elle arrive a point. Je suis vraiment flatte de
+la voir ici. Si j'etais un fat, je croirais qu'elle vient savoir de mes
+nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller
+aristocratique, superieur meme a celui de Javotte, elle a daigne nous
+remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces femmes-la
+cherchent le danger, comme les papillons la lumiere. Que son sommeil de
+ce soir lui soit leger! Je me presenterai demain a son petit lever, et
+nous en aurons des nouvelles. Je me fais une veritable fete de vaincre
+un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai la, dans
+mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je suis
+en droit de lui dire: Vos belles levres en ont menti et vos baisers
+sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-etre moins
+superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, a ce soir.
+
+Si Armand n'avait pas plus longuement insiste pour dissuader son frere
+de se battre, ce n'etait pas qu'il crut impossible de l'en empecher;
+mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour
+essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un autre
+moyen. La Bretonniere, qu'il connaissait de longue main, lui paraissait
+avoir un caractere plus calme et plus facile a aborder: il l'avait vu
+chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, resolu a voir si de
+ce cote il n'y aurait pas plus de chances de reconciliation. La
+Bretonniere etait seul, dans sa chambre, entoure de liasses de papiers,
+comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout le
+regret qu'il eprouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du reste,
+disait-il) pouvait amener deux gens de coeur a aller sur le terrain, et
+de la en prison.
+
+--Qu'avez-vous donc fait a mon frere? lui demanda-t-il.
+
+--Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonniere, se levant et s'asseyant
+tour a tour d'un air un peu embarrasse, tout en conservant sa gravite
+ordinaire: votre frere, depuis longtemps, me semble mal dispose a mon
+egard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue que
+j'ignore absolument pourquoi.
+
+--N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalite? Ne faites-vous pas la
+cour a quelque femme?...
+
+--Non, en verite, pour ce qui me regarde, je ne fais la cour a personne,
+et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi a
+votre frere les bornes de la politesse.
+
+--Ne vous etes-vous jamais disputes ensemble?
+
+--Jamais, une seule fois exceptee, c'etait du temps du cholera: M. de
+Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse
+etait toujours epidemique, et il pretendait baser sur ce faux principe
+la difference qu'on a etablie entre le mot epidemique et le mot
+endemique. Je ne pouvais, vous le sentez, etre de son avis, et je lui
+demontrai fort bien qu'une maladie epidemique pouvait devenir fort
+dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mimes a cette
+discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens...
+
+--Est-ce la tout?
+
+--Autant que je me le rappelle. Peut-etre cependant a-t-il ete blesse,
+il y a quelque temps, de ce que j'ai cede a l'un de mes parents deux
+bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce
+parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve ces
+bassets...
+
+--Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les yeux.
+
+--Non, a mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute
+conscience, que je ne comprends exactement rien a la provocation qu'il
+vient de m'adresser.
+
+--Mais si vous ne faites la cour a personne, il est peut-etre amoureux,
+lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser?
+
+--Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance
+d'avoir jamais remarque que la marquise de Vernage put souffrir ou
+encourager des assiduites condamnables.
+
+--Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a du
+mal a etre amoureux?
+
+--Je ne discute pas cette question; je me borne a vous dire que je ne le
+suis point, et que je ne saurais, par consequent, etre le rival de
+personne.
+
+--En ce cas, vous ne vous battrez pas?
+
+--Je vous demande pardon; je suis provoque de la maniere la plus
+positive. Il m'a dit, lorsque je suis entre, que j'arrivais comme mars
+en careme. De tels discours ne se tolerent pas; il me faut une
+reparation.
+
+--Vous vous couperez la gorge pour un mot?
+
+--Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les raisons
+qui ont amene ce defi; je m'en etonne parce qu'il me semble etrange,
+mais je ne puis faire autrement que de l'accepter.
+
+--Un duel pareil est-il possible? Vous n'etes pourtant pas fou, ni
+Berville non plus. Voyons, la Bretonniere, raisonnons. Croyez-vous que
+cela m'amuse de vous voir faire une etourderie semblable?
+
+--Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un
+homme sanguinaire. Si votre frere me propose des excuses, pourvu
+qu'elles soient bonnes et valables, je suis pret a les recevoir. Sinon,
+voici mon testament que je suis en train d'ecrire, comme cela se doit.
+
+--Qu'entendez vous par des excuses valables?
+
+--J'entends... cela se comprend.
+
+--Mais encore?
+
+--De bonnes excuses.
+
+--Mais enfin, a peu pres, parlez.
+
+--Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en careme, et je crois
+lui avoir dignement repondu. Il faut qu'il retracte ce mot, et qu'il me
+dise, devant temoins, que j'arrivais tout simplement comme M. de la
+Bretonniere.
+
+--Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela.
+
+Armand sortit de cette conference non pas entierement satisfait, mais
+moins inquiet qu'il n'etait venu. C'etait au boulevard de Gand, entre
+onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son frere. Il le
+trouva, marchant a grands pas d'un air agite, et il s'appretait a
+negocier son accommodement dans les termes voulus par la Bretonniere,
+lorsque Tristan lui prit le bras en s'ecriant:
+
+--Tout est manque! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon bracelet.
+
+--Pourquoi?
+
+--Pourquoi? que sais-je? une idee d'hirondelle. Je suis alle chez elle
+tout droit; on me repond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en effet
+elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laisse pour moi; la
+chambriere me regarde avec etonnement. A force de questions, j'apprends
+que madame Rosenval a dine avec son baron a lunettes et une autre
+personne, sans doute ce damne la Bretonniere; qu'ils se sont separes
+ensuite, la Bretonniere pour rentrer chez lui, Javotte et le baron pour
+aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le theatre; et je ne
+sais quoi encore d'incomprehensible; le tout mele de verbiages de
+servante:--Madame avait recu une bonne nouvelle; madame paraissait tres
+contente; elle etait pressee, on n'avait pas eu le temps de manger le
+dessert, mais on avait envoye chercher a la cave du vin de Champagne.
+Cependant je tire de ma poche la petite boite de Fossin, que je remets a
+la chambriere, en la priant de donner cela ce soir a sa maitresse, et en
+confidence. Sans chercher a comprendre ce que je ne peux savoir, je
+joins a mon cadeau un billet ecrit a la hate. La-dessus, je rentre, je
+compte les minutes, et la reponse n'arrive pas. Voila ou en sont les
+choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en tete, s'en
+detournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a souffle sur cette
+girouette?
+
+--Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien, a cette
+girouette, le temps necessaire pour lire et repondre, chercher ce
+bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout a l'heure.
+Songe donc que Javotte ne peut decemment accepter ton cadeau qu'a titre
+d'echange. Quant a ton duel, n'y songe plus.
+
+--Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais.
+
+--Fou que tu es! et notre mere?
+
+Tristan baissa la tete sans repondre, et les deux freres rentrerent chez
+eux.
+
+Javotte n'etait pourtant pas aussi mechante qu'on pourrait le croire.
+Elle avait passe la journee dans une perplexite singuliere. Ce bracelet
+redemande, cette insistance, ce duel projete, tout cela lui semblait
+autant de reveries incomprehensibles; elle cherchait ce qu'elle avait a
+faire, et sentait que le plus sage eut ete de demeurer indifferente a
+des evenements qui ne la regardaient pas. Mais si madame Rosenval avait
+toute la fierte d'une reine de theatre, Javotte, au fond, avait bon
+coeur. Berville etait jeune et aimable; le nom de cette marquise mele a
+tout cela, ce mystere, ces demi confidences, plaisaient a l'imagination
+de la grisette parvenue.
+
+--S'il etait vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et qu'une
+marquise fut jalouse de moi, y aurait-il grand risque a donner ce
+bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte
+jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal a
+personne?
+
+Tout en reflechissant, elle avait ouvert un petit secretaire dont la
+clef etait suspendue a son cou. La etaient entasses, pele-mele, tous
+les joyaux de sa couronne: un diademe en clinquant pour _la Tour de
+Nesle_, des colliers en strass, des emeraudes en verre qui avaient
+besoin des quinquets pour briller d'un eclat douteux; du milieu de ce
+tresor, elle tira le bracelet de Tristan et considera attentivement les
+deux noms graves sur la plaque.
+
+--Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut etre l'idee de
+Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si
+l'inconnue me connait, je suis compromise. Ces deux noms a cote l'un de
+l'autre, ce n'est pas autorise. Si Berville n'a eu pour moi qu'un
+caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera
+drole.
+
+Javotte allait peut-etre envoyer le bracelet, lorsqu'un coup de sonnette
+vint l'interrompre dans ses reflexions. C'etait le monsieur aux lunettes
+d'or.
+
+--Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succes: vous etes des choeurs.
+Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extremement brillante; trente
+sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans l'etrier. Des
+ce soir, vous porterez un domino dans le bal masque de _Gustave_.
+
+-Voila une nouvelle! s'ecria Javotte en sautant de joie. Choriste a
+l'Opera! choriste tout de suite! j'ai justement repasse mon chant; je
+suis en voix; ce soir, _Gustave_!... Ah, mon Dieu!
+
+Apres le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva la gravite
+qui convient a une cantatrice.
+
+--Baron, dit-elle, vous etes un homme charmant. Il n'y a que vous, et je
+sens ma vocation; dinons: allons a l'Opera, a la gloire; rentrons,
+soupons, allez-vous-en; je dors deja sur mes lauriers.
+
+Le convive attendu arriva bientot. On brusqua le diner, et Javotte ne
+manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tot qu'il n'etait necessaire.
+Le coeur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux,
+sombre et petit corridor ou Taglioni, peut-etre, a marche. Comme le
+ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut
+avoir contribue au succes. Elle rentra chez elle fort emue, et, dans
+l'ivresse du triomphe, ses pensees etaient a cent, lieues de Tristan,
+lorsque sa femme de chambre lui remit la petite boite soigneusement
+enveloppee par Fossin, et un billet ou elle trouva ces mots: "Il ne faut
+pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin
+d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre reponse avec
+impatience."
+
+--Ce pauvre garcon, dit madame Rosenval, je l'avais oublie. Il m'envoie
+une chatelaine; il y a plusieurs turquoises....
+
+Javotte se mit au lit, et ne dormit guere. Elle songea bien plus a son
+engagement et a sa brillante destinee qu'a la demande de Tristan. Mais
+le jour la retrouva dans ses bonnes pensees.
+
+-Allons, dit-elle, il faut s'executer. Ma journee d'hier a ete
+heureuse; il faut que tout le monde soit content.
+
+Il etait huit heures du matin quand Javotte prit son bracelet, mit son
+chale et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de coeur, et presque
+encore grisette. Arrivee a la maison de Tristan, elle vit, devant la
+loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes.
+
+--M. de Berville? demanda Javotte.
+
+--Helas! repondit la grosse femme.
+
+--Y est-il, s'il vous plait? Est-ce ici?
+
+--Helas! madame,... il s'est battu,... on vient de le rapporter... Il
+est mort!
+
+Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les choeurs de
+l'Opera, sous un quatrieme nom qu'elle avait choisi: celui de madame
+Amaldi.
+
+FIN DU SECRET DE JAVOTTE.
+
+_Pierre et Camille_ et _le Secret de Javotte_ ont ete publies pour la
+premiere fois dans le _Constitutionnel_, a peu de distance l'un de
+l'autre (avril et juin 1844).
+
+
+
+
+MIMI PINSON
+
+PROFIL DE GRISETTE
+
+1845
+
+[Illustration: Dessin de Hida. Grave par G. Levy
+
+Elle a les yeux et les mains prestes.
+Les carabins matin et soir,
+Usent les manches de leurs vestes,
+Landerirette!
+A son comptoir.]
+
+
+I
+
+
+Parmi les etudiants qui suivaient; l'an passe, les cours de l'Ecole de
+medecine, se trouvait un jeune homme nomme Eugene Aubert. C'etait un
+garcon de bonne famille, qui avait a peu pres dix-neuf ans. Ses parents
+vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui lui
+suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un
+caractere fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute circonstance, on
+le trouvait bon et serviable, la main genereuse et le coeur ouvert. Le
+seul defaut qu'on lui reprochait etait un singulier penchant a la
+reverie et a la solitude, et une reserve si excessive dans son langage
+et ses moindres actions, qu'on l'avait surnomme la _Petite Fille_,
+surnom, du reste, dont il riait lui-meme, et auquel ses amis
+n'attachaient aucune idee qui put l'offenser, le sachant aussi brave
+qu'un autre au besoin; mais il etait vrai que sa conduite justifiait un
+peu ce sobriquet, surtout par la facon dont elle contrastait avec les
+moeurs de ses compagnons. Tant qu'il n'etait question que de travail, il
+etait le premier a l'oeuvre; mais, s'il s'agissait d'une partie de
+plaisir, d'un diner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse a la
+Chaumiere, la _Petite Fille_ secouait la tete et regagnait sa chambrette
+garnie. Chose presque monstrueuse parmi les etudiants: non seulement
+Eugene n'avait pas de maitresse, quoique son age et sa figure eussent pu
+lui valoir des succes, mais on ne l'avait jamais vu faire le galant au
+comptoir d'une grisette, usage immemorial au quartier Latin. Les beautes
+qui peuplent la montagne Sainte-Genevieve et se partagent les amours des
+ecoles, lui inspiraient une sorte de repugnance qui allait jusqu'a
+l'aversion. Il les regardait comme une espece a part, dangereuse,
+ingrate et depravee, nee pour laisser partout le mal et le malheur en
+echange de quelques plaisirs.--Gardez-vous de ces femmes-la, disait-il:
+ce sont des poupees de fer rouge. Et il ne trouvait malheureusement que
+trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les
+querelles, les desordres, quelquefois meme la ruine qu'entrainent ces
+liaisons passageres, dont les dehors ressemblent au bonheur, n'etaient
+que trop faciles a citer, l'annee derniere comme aujourd'hui, et
+probablement comme l'annee prochaine.
+
+Il va sans dire que les amis d'Eugene le raillaient continuellement sur
+sa morale et ses scrupules.--Que pretends-tu? lui demandait souvent un
+de ses camarades, nomme Marcel, qui faisait profession d'etre un bon
+vivant; que prouve une faute, ou un accident arrive une fois par hasard?
+
+--Qu'il faut s'abstenir, repondait Eugene, de peur que cela n'arrive une
+seconde fois.
+
+--Faux raisonnement, repliquait Marcel, argument de capucin de carte,
+qui tombe si le compagnon trebuche. De quoi vas-tu t'inquieter? Tel
+d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine? L'un
+n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fraiche; est-ce qu'Elise en perd
+l'appetit? A qui la faute si le voisin porte sa montre au mont-de-piete
+pour aller se casser un bras a Montmorency? la voisine n'en est pas
+manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup d'epee; elle te
+tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce sont
+de ces petits inconvenients dont l'existence est parsemee, et ils sont
+plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau
+temps, que de bonnes paires d'amis dans les cafes, les promenades et les
+guinguettes! Considere-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien bourres
+de grisettes, qui vont au Ranelagh ou a Belleville. Compte ce qui sort,
+un jour de fete seulement, du quartier Saint-Jacques: les bataillons de
+modistes, les armees de lingeres, les nuees de marchandes de tabac; tout
+cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de
+Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volees de friquets.
+S'il pleut, cela va au melodrame manger des oranges et pleurer; car cela
+mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi tres volontiers: c'est ce
+qui prouve un bon caractere. Mais quel mal font ces pauvres filles, qui
+ont cousu, bati, ourle, pique et ravaude toute la semaine, en prechant
+d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que
+peut faire de mieux un honnete homme qui, de son cote, vient de passer
+huit jours a dissequer des choses peu agreables, que de se debarbouiller
+la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle
+nature?
+
+--Sepulcres blanchis! disait Eugene.
+
+--Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire
+l'eloge des grisettes, et qu'un usage modere en est bon. Premierement,
+elles sont vertueuses, car elles passent la journee a confectionner les
+vetements les plus indispensables a la pudeur et a la modestie; en
+second lieu, elles sont honnetes, car il n'y a pas de maitresse lingere
+ou autre qui ne recommande a ses filles de boutique de parler au monde
+poliment; troisiemement, elles sont tres soigneuses et tres propres,
+attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des etoffes
+qu'il ne faut pas qu'elles gatent, sous peine d'etre moins bien payees;
+quatriemement, elles sont sinceres, parce qu'elles boivent du ratafia;
+en cinquieme lieu, elles sont economes et frugales, parce qu'elles ont
+beaucoup de peine a gagner trente sous, et s'il se trouve des occasions
+ou elles se montrent gourmandes et depensieres, ce n'est jamais avec
+leurs propres deniers; sixiemement, elles sont tres gaies, parce que le
+travail qui les occupe est en general ennuyeux a mourir, et qu'elles
+fretillent comme le poisson dans l'eau des que l'ouvrage est termine. Un
+autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point
+genantes, vu qu'elles passent leur vie clouees sur une chaise dont elles
+ne peuvent pas bouger, et que par consequent il leur est impossible de
+courir apres leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En outre,
+elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont obligees de compter
+leurs points. Elles ne depensent pas grand'chose pour leurs chaussures,
+parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est rare
+qu'on leur fasse credit. Si on les accuse d'inconstance, ce n'est pas
+parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par mechancete naturelle;
+cela tient au grand nombre de personnes differentes qui passent devant
+leurs boutiques; d'un autre cote, elles prouvent suffisamment qu'elles
+sont capables de passions veritables, par la grande quantite d'entre
+elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la fenetre, ou
+qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai,
+l'inconvenient d'avoir presque toujours faim et soif, precisement a
+cause de leur grande temperance; mais il est notoire qu'elles peuvent
+se contenter, en guise de repas, d'un verre de biere et d'un cigare:
+qualite precieuse qu'on rencontre bien rarement en menage. Bref, je
+soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fideles et desinteressees, et
+que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent a l'hopital.
+
+Lorsque Marcel parlait ainsi, c'etait la plupart du temps au cafe, quand
+il s'etait un peu echauffe la tete; il remplissait alors le verre de son
+ami, et voulait le faire boire a la sante de mademoiselle Pinson,
+ouvriere en linge, qui etait leur voisine; mais Eugene prenait son
+chapeau, et, tandis que Marcel continuait a perorer devant ses
+camarades, il s'esquivait doucement.
+
+
+
+
+II
+
+
+Mademoiselle Pinson n'etait pas precisement ce qu'on appelle une jolie
+femme. Il y a beaucoup de difference entre une jolie femme et une jolie
+grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi nommee en
+langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de
+guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de
+paraitre une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un
+chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est
+nullement forcee d'etre une jolie femme; bien au contraire, il est
+probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle
+sera dans son droit. La difference consiste donc dans les conditions ou
+vivent ces deux etres, et principalement dans ce morceau de carton
+roule, recouvert d'etoffe et appele chapeau, que les femmes ont juge a
+propos de s'appliquer de chaque cote de la tete, a peu pres comme les
+oeilleres des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les oeilleres
+empechent les chevaux de regarder de cote et d'autre, et que le morceau
+de carton n'empeche rien du tout.)
+
+Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez retrousse, qui, a
+son tour, veut une bouche bien fendue, a laquelle il faut de belles
+dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux
+brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les
+sourcils a l'avenant. Les cheveux sont _ad libitum_, attendu que les
+yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est
+loin de la beaute proprement dite. C'est ce qu'on appelle une figure
+chiffonnee, figure classique de grisette, qui serait peut-etre laide
+sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante, et
+plus jolie que la beaute. Ainsi etait mademoiselle Pinson.
+
+Marcel s'etait mis dans la tete qu'Eugene devait faire la cour a cette
+demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il etait
+lui-meme l'adorateur de mademoiselle Zelia, amie intime de mademoiselle
+Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses a
+son gout, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne sont
+pas rares, et reussissent assez souvent, l'occasion, depuis que le monde
+existe, etant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut dire ce
+qu'ont fait naitre d'evenements heureux ou malheureux, d'amours, de
+querelles, de joies ou de desespoirs, deux portes voisines, un escalier
+secret, un corridor, un carreau casse?
+
+Certains caracteres, pourtant, se refusent a ces jeux du hasard. Ils
+veulent conquerir leurs jouissances, non les gagner a la loterie, et ne
+se sentent pas disposes a aimer parce qu'ils se trouvent en diligence a
+cote d'une jolie femme. Tel etait Eugene, et Marcel le savait; aussi
+avait-il forme depuis longtemps un projet assez simple, qu'il croyait
+merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la resistance de son
+compagnon.
+
+Il avait resolu de donner un souper, et ne trouva rien de mieux que de
+choisir pour pretexte le jour de sa propre fete. Il fit donc apporter
+chez lui deux douzaines de bouteilles de biere, un gros morceau de veau
+froid avec de la salade, une enorme galette de plomb, et une bouteille
+de vin de Champagne. Il invita d'abord deux etudiants de ses amis, puis
+il fit savoir a mademoiselle Zelia qu'il y avait le soir gala a la
+maison, et qu'elle eut a amener mademoiselle Pinson. Elles n'eurent
+garde d'y manquer. Marcel passait, a juste titre, pour un des talons
+rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept
+heures du soir venaient a peine de sonner, que les deux grisettes
+frappaient a la porte de l'etudiant, mademoiselle Zelia en robe courte,
+en brodequins gris et en bonnet a fleurs, mademoiselle Pinson, plus
+modeste, vetue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui lui
+donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se
+montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les
+secrets desseins de leur hote.
+
+Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eugene d'avance; il eut
+ete trop sur d'un refus de sa part. Ce fut seulement lorsque ces
+demoiselles eurent pris place a table, et apres le premier verre vide,
+qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller
+chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait
+Eugene; il le trouva, comme d'ordinaire, a son travail, seul, entoure de
+ses livres. Apres quelques propos insignifiants, il commenca a lui faire
+tout doucement ses reproches accoutumes, qu'il se fatiguait trop, qu'il
+avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un tour
+de promenade. Eugene, un peu las, en effet, ayant etudie toute la
+journee, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il ne fut
+pas difficile a Marcel, apres quelques tours d'allee au Luxembourg,
+d'obliger son ami a entrer chez lui.
+
+Les deux grisettes, restees seules, et ennuyees probablement d'attendre,
+avaient debute par se mettre a l'aise; elles avaient ote leurs chales et
+leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans faire,
+de temps en temps, honneur aux provisions, par maniere d'essai. Les yeux
+deja brillants et le visage anime, elles s'arreterent joyeuses et un peu
+essoufflees, lorsque Eugene les salua d'un air a la fois timide et
+surpris. Attendu ses moeurs solitaires, il etait a peine connu d'elles;
+aussi l'eurent-elles bientot devisage des pieds a la tete avec cette
+curiosite intrepide qui est le privilege de leur caste; puis elles
+reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'etait. Le
+nouveau venu, a demi deconcerte, faisait deja quelques pas en arriere
+songeant peut-etre a la retraite, lorsque Marcel, ayant ferme la porte a
+double tour, jeta bruyamment la clef sur la table.
+
+--Personne encore! s'ecria-t-il. Que font donc nos amis? Mais n'importe,
+le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous presente le plus
+vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui desire depuis
+longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est,
+particulierement, grand admirateur de mademoiselle Pinson.
+
+La contredanse s'arreta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un leger
+salut, et reprit son bonnet.
+
+--Eugene! s'ecria Marcel, c'est aujourd'hui ma fete; ces deux dames ont
+bien voulu venir la celebrer avec nous. Je t'ai presque amene de force,
+c'est vrai; mais j'espere que tu resteras de bon gre, a notre commune
+priere. Il est a present huit heures a peu pres; nous avons le temps de
+fumer une pipe en attendant que l'appetit nous vienne.
+
+Parlant ainsi, il jeta un regard significatif a mademoiselle Pinson,
+qui, le comprenant aussitot, s'inclina une seconde fois en souriant, et
+dit d'une voix douce a Eugene: Oui, monsieur, nous vous en prions.
+
+En ce moment les deux etudiants que Marcel avait invites frapperent a la
+porte. Eugene vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop de
+mauvaise grace, et, se resignant, prit place avec les autres.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commence par remplir
+la chambre d'un nuage de fumee, buvaient d'autant pour se rafraichir.
+Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et egayaient la
+compagnie de propos plus ou moins piquants aux depens de leurs amis et
+connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tirees des
+arriere-boutiques. Si la matiere manquait de vraisemblance, du moins
+n'etait-elle pas sterile. Deux clercs d'avoue, a les en croire, avaient
+gagne vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et les
+avaient manges en six semaines avec deux marchandes de gants. Le fils
+d'un des plus riches banquiers de Paris avait propose a une celebre
+lingere une loge a l'Opera et une maison de campagne, qu'elle avait
+refusees, aimant mieux soigner ses parents et rester fidele a un commis
+des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui
+etait force par son rang a s'envelopper du plus grand mystere, venait
+incognito rendre visite a une brodeuse du passage du Pont-Neuf, laquelle
+avait ete enlevee tout a coup par ordre superieur, mise dans une chaise
+de poste a minuit, avec un portefeuille plein de billets de banque, et
+envoyee aux Etat-Unis, etc.
+
+--Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Zelia improvise, et quant a
+mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit
+comite), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs d'avoue n'ont
+gagne qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre banquier a
+offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux Etats-Unis, qu'elle
+est visible tous les jours, de midi a quatre heures, a l'hopital de la
+Charite, ou elle a pris un logement par suite de manque de comestibles.
+
+Eugene etait assis aupres de mademoiselle Pinson. Il crut remarquer, a
+ce dernier mot, prononce avec une indifference complete, qu'elle
+palissait. Mais, presque aussitot, elle se leva, alluma une cigarette,
+et, s'ecria d'un air delibere:
+
+--Silence a votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur Marcel ne
+croit pas aux fables, je vais raconter une histoire veritable, _et
+quorum pars magna fui._
+
+--Vous parlez latin? dit Eugene.
+
+--Comme vous voyez, repondit mademoiselle Pinson; cette sentence me
+vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napoleon, et qui n'a
+jamais manque de la dire avant de reciter une bataille. Si vous ignorez
+ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela
+veut dire: "Je vous en donne ma parole d'honneur." Vous saurez donc
+que, la semaine passee, je m'etais rendue, avec deux de mes amies,
+Blanchette et Rougette, au theatre de l'Odeon.
+
+--Attendez que je coupe la galette, dit Marcel.
+
+--Coupez, mais ecoutez, reprit mademoiselle Pinson. J'etais donc allee
+avec Blanchette et Rougette a l'Odeon, voir une tragedie. Rougette,
+comme vous savez, vient de perdre sa grand'mere; elle a herite de quatre
+cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois etudiants se
+trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous aviserent, et, sous
+pretexte que nous etions seules, nous inviterent a souper.
+
+--De but en blanc? demanda Marcel; en verite, c'est tres galant. Et vous
+avez refuse, je suppose.
+
+--Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous acceptames, et, a
+l'entr'acte, sans attendre la fin de la piece, nous nous transportames
+chez Viot.
+
+--Avec vos cavaliers?
+
+--Avec nos cavaliers. Le garcon commenca, bien entendu, par nous dire
+qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance n'etait pas
+faite pour nous arreter. Nous ordonnames qu'on allat par la ville
+chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un
+festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets, des
+moules, des oeufs a la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des
+marmites. Nos jeunes inconnus, a dire vrai, faisaient legerement la
+grimace...
+
+--Je le crois parbleu bien! dit Marcel.
+
+--Nous n'en tinmes compte. La chose apportee, nous commencames a faire
+les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous degoutait. A
+peine un plat etait-il entame, que nous le renvoyions pour en demander
+un autre.--Garcon, emportez cela; ce n'est pas tolerable; ou avez-vous
+pris des horreurs pareilles? Nos inconnus desirerent manger, mais il ne
+leur fut pas loisible. Bref, nous soupames comme dinait Sancho, et la
+colere nous porta meme a briser quelques ustensiles.
+
+--Belle conduite! et comment payer?
+
+--Voila precisement la question que les trois inconnus s'adresserent.
+Par l'entretien qu'ils eurent a voix basse, l'un d'eux nous parut
+posseder six francs, l'autre infiniment moins, et le troisieme n'avait
+que sa montre, qu'il tira genereusement de sa poche. En cet etat, les
+trois infortunes se presenterent au comptoir, dans le but d'obtenir un
+delai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur repondit?
+
+--Je pense, repliqua Marcel, que l'on vous a gardees en gage, et qu'on
+les a conduits au violon.
+
+--C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le
+cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout etait paye d'avance.
+Imaginez le coup de theatre, a cette reponse de Viot: Messieurs, tout
+est paye! Nos inconnus nous regarderent comme jamais trois chiens n'ont
+regarde trois eveques, avec une stupefaction piteuse melee d'un pur
+attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous
+descendimes et fimes venir un fiacre.--Chere marquise, me dit Rougette,
+il faut reconduire ces messieurs chez eux.--Volontiers, chere comtesse,
+repondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je vous
+demande s'ils etaient penauds! ils se defendaient de notre politesse,
+ils ne voulaient pas qu'on les reconduisit, ils refusaient de dire leur
+adresse... Je le crois bien! Ils etaient convaincus qu'ils avaient
+affaire a des femmes du monde, et ils demeuraient rue du Chat-Qui-Peche!
+
+Les deux etudiants, amis de Marcel, qui, jusque-la, n'avaient guere fait
+que fumer et boire en silence, semblerent peu satisfaits de cette
+histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-etre en savaient-ils
+autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils
+jeterent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en riant:
+
+--Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine
+derniere, il n'y a plus d'inconvenient.
+
+--Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais lui
+faire tort dans sa carriere, jamais!
+
+--Vous avez raison, dit Eugene, et vous agissez en cela plus sagement
+peut-etre que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui peuplent les
+ecoles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait derriere lui quelque
+faute ou quelque folie, et cependant c'est de la que sortent tous les
+jours ce qu'il y a en France de plus distingue et de plus respectable:
+des medecins, des magistrats...
+
+--Oui, reprit Marcel, c'est la verite. Il y a des pairs de France en
+herbe qui dinent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de quoi
+payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'oeil, n'avez-vous pas
+revu vos inconnus?
+
+--Pour qui nous prenez-vous? repondit mademoiselle Pinson d'un air
+serieux et presque offense. Connaissez-vous Blanchette et Rougette? et
+supposez-vous que moi-meme...
+
+--C'est bon, dit Marcel, ne vous fachez pas. Mais voila, en somme, une
+belle equipee. Trois ecervelees qui n'avaient peut-etre pas de quoi
+diner le lendemain, et qui jettent l'argent par les fenetres pour le
+plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais!
+
+--Pourquoi nous invitent-ils a souper? repondit mademoiselle Pinson.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de
+Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla
+chanson.--Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervantes, Zelia qui
+tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le
+trouvent bon, c'est moi qu'on fete, et qui par consequent prie
+mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrouee par son anecdote, de nous
+honorer d'un couplet. Eugene, continua-t-il, sois donc un peu galant,
+trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi.
+
+Eugene rougit et obeit. De meme que mademoiselle Pinson n'avait pas
+dedaigne de le faire pour l'engager lui-meme a rester, il s'inclina, et
+lui dit timidement:
+
+--Oui, mademoiselle, nous vous en prions.
+
+En meme temps il souleva son verre, et toucha celui de la grisette. De
+ce leger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle Pinson
+saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fraiche la continua
+longtemps en cadence.
+
+--Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le _la_.
+Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas begueule, je
+vous en previens, mais je ne sais pas de couplets de corps de garde. Je
+ne m'encanaille pas la memoire.
+
+--Connu, dit Marcel, vous etes une vertu; allez votre train, les
+opinions sont libres.
+
+--Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter a la bonne
+venue des couplets qu'on a faits sur moi.
+
+--Attention! Quel est l'auteur?
+
+--Mes camarades du magasin. C'est de la poesie faite a l'aiguille; ainsi
+je reclame l'indulgence.
+
+--Y a-t-il un refrain a votre chanson?
+
+--Certainement; la belle demande!
+
+--En ce cas-la, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au refrain, tapons
+sur la table, mais tachons d'aller en mesure. Zelia peut s'abstenir si
+elle veut.
+
+--Pourquoi cela, malhonnete garcon? demanda Zelia en colere?
+
+--Pour cause, repondit Marcel; mais si vous desirez etre de la partie,
+tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconvenients pour nos
+oreilles et pour vos blanches mains.
+
+Marcel avait range en rond les verres et les assiettes, et s'etait assis
+au milieu de la table, son couteau a la main. Les deux etudiants du
+souper de Rougette, un peu ragaillardis, oterent le fourneau de leurs
+pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eugene revait, Zelia boudait.
+Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la
+casser, ce a quoi Marcel repondit par un geste d'assentiment, en sorte
+que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des
+castagnettes, commenca ainsi les couplets que ses compagnes avaient
+composes, apres s'etre excusee d'avance de ce qu'ils pouvaient contenir
+de trop flatteur pour elle:
+
+ Mimi Pinson est une blonde,
+ Une blonde que l'on connait.
+ Elle n'a qu'une robe au monde,
+ Landerirette!
+ Et qu'un bonnet.
+ Le Grand Turc en a davantage.
+ Dieu voulut, de cette facon,
+ La rendre sage.
+ On ne peut pas la mettre en gage,
+ La robe de Mimi Pinson.
+
+ Mimi Pinson porte une rose,
+ Une rose blanche au cote.
+ Cette fleur dans son coeur eclose,
+ Landerirette!
+ C'est la gaiete.
+ Quand un bon souper la reveille,
+ Elle fait sortir la chanson
+ De la bouteille.
+ Parfois il penche sur l'oreille,
+ Le bonnet de Mimi Pinson.
+
+ Elle a les yeux et la main prestes.
+ Les carabins, matin et soir,
+ Usent les manches de leurs vestes,
+ Landerirette!
+ A son comptoir.
+ Quoique sans maltraiter personne,
+ Mimi leur fait mieux la lecon
+ Qu'a la Sorbonne.
+ Il ne faut pas qu'on la chiffonne,
+ La robe de Mimi Pinson.
+
+ Mimi Pinson peut rester fille;
+ Si Dieu le veut, c'est dans son droit.
+ Elle aura toujours son aiguille,
+ Landerirette!
+ Au bout du doigt.
+ Pour entreprendre sa conquete,
+ Ce n'est pas tout qu'un beau garcon;
+ Faut etre honnete.
+ Car il n'est pas loin de sa tete,
+ Le bonnet de Mimi Pinson.
+
+ D'un gros bouquet de fleurs d'orange
+ Si l'amour veut la couronner,
+ Elle a quelque chose en echange,
+ Landerirette!
+ A lui donner.
+ Ce n'est pas, on se l'imagine,
+ Un manteau sur un ecusson
+ Fourre d'hermine;
+ C'est l'etui d'une perle fine,
+ La robe de Mimi Pinson.
+
+ Mimi n'a pas l'ame vulgaire,
+ Mais son coeur est republicain;
+ Aux trois jours elle a fait la guerre,
+ Landerirette!
+ En casaquin.
+ A defaut d'une hallebarde,
+ On l'a vue avec son poincon
+ Monter la garde.
+ Heureux qui mettra sa cocarde
+ Au bonnet de Mimi Pinson!
+
+Les couteaux et les pipes, voire meme les chaises, avaient fait leur
+tapage, comme de raison, a la fin de chaque couplet. Les verres
+dansaient sur la table, et les bouteilles, a moitie pleines, se
+balancaient joyeusement en se donnant de petits coups d'epaule.
+
+--Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette
+chanson-la! Il y a un teinturier; c'est trop musque. Parlez-moi de ces
+bons airs ou on dit les choses!
+
+Et il entonna d'une voix forte:
+
+ Nanette n'avait pas encore quinze ans...
+
+--Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plutot, faisons un tour
+de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque?
+
+--J'ai ce qu'il vous faut, repondit Marcel; j'ai une guitare; mais,
+continua-t-il en decrochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce qu'il
+lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes.
+
+--Mais voila un piano, dit Zelia; Marcel va nous faire danser.
+
+Marcel lanca a sa maitresse un regard aussi furieux que si elle l'eut
+accuse d'un crime. Il etait vrai qu'il en savait assez pour jouer une
+contredanse; mais c'etait pour lui, comme pour bien d'autres, une espece
+de torture a laquelle il se soumettait peu volontiers. Zelia, en le
+trahissant, se vengeait du bouchon.
+
+--Etes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano n'est la que
+pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'ecorchiez, Dieu le sait.
+Ou avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que _la
+Marseillaise_, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez a
+Eugene, a la bonne heure, voila un garcon qui s'y entend! mais je ne
+veux pas l'ennuyer a ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a que vous
+ici d'assez indiscrete pour faire des choses pareilles sans crier gare.
+
+Pour la troisieme fois, Eugene rougit, et s'appreta a faire ce qu'on lui
+demandait d'une facon si politique et si detournee. Il se mit donc au
+piano, et un quadrille s'organisa.
+
+Ce fut presque aussi long que le souper. Apres la contredanse vint une
+valse; apres la valse, le galop, car on galope encore au quartier Latin.
+Ces dames surtout etaient infatigables, et faisaient des gambades et des
+eclats de rire a reveiller tout le voisinage. Bientot Eugene, doublement
+fatigue par le bruit et par la veillee, tomba, tout en jouant
+machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui
+dorment a cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant lui
+comme des fantomes dans un reve; et, comme rien n'est plus aisement
+triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la melancolie, a
+laquelle il etait sujet, ne tarda pas a s'emparer de lui.--Triste joie,
+pensait-il, miserables plaisirs! instants qu'on croit voles au malheur!
+Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement
+devant moi, est sure, comme disait Marcel, d'avoir de quoi diner demain?
+
+Comme il faisait cette reflexion, mademoiselle Pinson passa pres de lui;
+il crut la voir, tout en galopant, prendre a la derobee un morceau de
+galette reste sur la table, et le mettre discretement dans sa poche.
+
+
+
+
+V
+
+
+Le jour commencait a paraitre quand la compagnie se separa. Eugene,
+avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour
+respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes pensees, il
+se repetait tout bas, malgre lui, la chanson de la grisette:
+
+ Elle n'a qu'une robe au monde
+ Et qu'un bonnet.
+
+--Est-ce possible? se demandait-il. La misere peut-elle etre poussee a
+ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-meme? Peut-on
+rire de ce qu'on manque de pain?
+
+Le morceau de galette emporte n'etait pas un indice douteux. Eugene ne
+pouvait s'empecher d'en sourire, et en meme temps d'etre emu de
+pitie.--Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette et non
+du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est
+peut-etre l'enfant d'une voisine a qui elle veut rapporter un gateau,
+peut-etre une portiere bavarde, qui raconterait qu'elle a passe la nuit
+dehors, un Cerbere qu'il faut apaiser.
+
+Ne regardant pas ou il allait, Eugene s'etait engage par hasard dans ce
+dedale de petites rues qui sont derriere le carrefour Buci, et dans
+lesquelles une voiture passe a peine. Au moment ou il allait revenir sur
+ses pas, une femme, enveloppee dans un mauvais peignoir, la tete nue,
+les cheveux en desordre, pale et defaite, sortit d'une vieille maison.
+Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait a peine marcher; ses
+genoux flechissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et paraissait
+vouloir se diriger vers une porte voisine, ou se trouvait une boite aux
+lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait a la main. Surpris et
+effraye, Eugene s'approcha d'elle et lui demanda ou elle allait, ce
+qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En meme temps il etendit le
+bras pour la soutenir, car elle etait pres de tomber sur une borne.
+Mais, sans lui repondre, elle recula avec une sorte de crainte et de
+fierte. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la boite, et
+paraissant rassembler toutes ses forces:--La! dit-elle seulement; puis,
+continuant a se trainer aux murs, elle regagna sa maison. Eugene essaya
+en vain de l'obliger a prendre son bras et de renouveler ses questions.
+Elle rentra lentement dans l'allee sombre et etroite dont elle etait
+sortie.
+
+Eugene avait ramasse la lettre; il fit d'abord quelques pas pour la
+mettre a la poste, mais il s'arreta bientot. Cette etrange rencontre
+l'avait si fort trouble, et il se sentait frappe d'une sorte d'horreur
+melee d'une compassion si vive, que, avant de prendre le temps de la
+reflexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui semblait
+odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen, a
+penetrer un tel mystere. Evidemment cette femme etait mourante; etait-ce
+de maladie ou de faim? Ce devait etre, en tout cas, de misere. Eugene
+ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: "A monsieur le baron de
+***," et renfermait ce qui suit:
+
+"Lisez cette lettre, monsieur, et, par pitie, ne rejetez pas ma priere.
+Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous
+dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera
+bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a ote le peu de
+force et de courage que j'avais. Le mois d'aout, je rentre en magasin;
+mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la
+certitude qu'avant samedi je me trouverai tout a fait sans asile. J'ai
+si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la resolution de me
+jeter a l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis pres de vingt-quatre
+heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu
+au coeur. N'est-ce pas que je ne me suis pas trompee? Monsieur, je vous
+en supplie a genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera respirer
+encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que
+vingt-trois ans! Je viendrai peut-etre a bout, avec un peu d'aide,
+d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter
+votre pitie, je vous les dirais, mais rien ne me vient a l'idee. Je ne
+puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez
+de ma lettre comme on fait quand on en recoit trop souvent de pareilles:
+vous la dechirerez sans penser qu'une pauvre femme est la qui attend les
+heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pense qu'il serait
+par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas
+l'idee de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous, qui vous
+retiendra, j'en suis persuadee; aussi il me semble que rien ne vous est
+plus facile que de plier votre aumone dans un papier, et de mettre sur
+l'adresse: "A mademoiselle Bertin, rue de l'Eperon." J'ai change de nom
+depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma
+mere. En sortant de chez vous, donnez cela a un commissionnaire.
+J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu
+vous rende humain.
+
+"Il me vient a l'idee que vous ne croyez pas a tant de misere; mais si
+vous me voyiez, vous seriez convaincu.
+
+"ROUGETTE."
+
+Si Eugene avait d'abord ete touche en lisant ces lignes, son etonnement
+redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi c'etait
+cette meme fille qui avait follement depense son argent en parties de
+plaisir, et imagine ce souper ridicule raconte par mademoiselle Pinson,
+c'etait elle que le malheur reduisait a cette souffrance et a une
+semblable priere! Tant d'imprevoyance et de folie semblait a Eugene un
+reve incroyable. Mais point de doute, la signature etait la; et
+mademoiselle Pinson, dans le courant de la soiree, avait egalement
+prononce le nom de guerre de son amie Rougette, devenue mademoiselle
+Bertin. Comment se trouvait-elle tout a coup abandonnee, sans secours,
+sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille,
+pendant qu'elle expirait peut-etre dans quelque grenier de cette maison?
+Et qu'etait-ce que cette maison meme ou l'on pouvait mourir ainsi?
+
+Ce n'etait pas le moment de faire des conjectures; le plus presse etait
+de venir au secours de la faim.
+
+Eugene commenca par entrer dans la boutique d'un restaurateur qui venait
+de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il
+s'achemina, suivi du garcon, vers le logis de Rougette; mais il
+eprouvait de l'embarras a se presenter brusquement ainsi. L'air de
+fierte qu'il avait trouve a cette pauvre fille lui faisait craindre,
+sinon un refus, du moins un mouvement de vanite blessee; comment lui
+avouer qu'il avait lu sa lettre?
+
+Lorsqu'il fut arrive devant la porte:
+
+--Connaissez-vous, dit-il au garcon, une jeune personne qui demeure dans
+cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin?
+
+--Oh que oui! monsieur, repondit le garcon. C'est nous qui portons
+habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour.
+Actuellement elle est a la campagne.
+
+--Qui vous l'a dit? demanda Eugene.
+
+--Pardi! monsieur, c'est la portiere. Mademoiselle Rougette aime a bien
+diner, mais elle n'aime pas beaucoup a payer. Elle a plus tot fait de
+commander des poulets rotis et des homards que rien du tout; mais, pour
+voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi
+nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est
+pas...
+
+--Elle est revenue, reprit Eugene. Montez chez elle, laissez-lui ce que
+vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien
+aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui
+lui envoie ceci, vous lui repondrez que c'est le baron de ***.
+
+Sur ces mots, Eugene s'eloigna. Chemin faisant, il rajusta comme il put
+le cachet de la lettre, et la mit a la poste.--Apres tout, pensa-t-il,
+Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la reponse a son billet
+a ete un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Les etudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches tous les
+jours. Eugene comprenait tres bien que, pour donner un air de
+vraisemblance a la petite fable que le garcon devait faire, il eut fallu
+joindre a son envoi le louis que demandait Rougette; mais la etait la
+difficulte. Les louis ne sont pas precisement la monnaie courante de la
+rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eugene venait de s'engager a payer
+le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, n'etait
+guere mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans differer le
+chemin de la place du Pantheon.
+
+En ce temps-la demeurait encore sur cette place ce fameux barbier qui a
+fait banqueroute, et s'est ruine en ruinant les autres. La, dans
+l'arriere-boutique, ou se faisait en secret la grande et la petite
+usure, venait tous les jours l'etudiant pauvre et sans souci, amoureux
+peut-etre, emprunter a enorme interet quelques pieces depensees gaiement
+le soir et cherement payees le lendemain. La entrait furtivement la
+grisette, la tete basse, le regard honteux, venant louer pour une partie
+de campagne un chapeau fane, un chale reteint, une chemise achetee au
+mont-de-piete. La, des jeunes gens de bonne maison, ayant besoin de
+vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de
+lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des
+etourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur avenir.
+Depuis la courtisane titree, a qui un bracelet tourne la tete, jusqu'au
+cuistre necessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de lentilles,
+tout venait la comme aux sources du Pactole, et l'usurier barbier, fier
+de sa clientele et de ses exploits jusqu'a s'en vanter, entretenait la
+prison de Clichy en attendant qu'il y allat lui-meme.
+
+Telle etait la triste ressource a laquelle Eugene, bien qu'avec
+repugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour etre du
+moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouve que la
+demande adressee au baron produisit l'effet desirable. C'etait de la
+part d'un etudiant beaucoup de charite, a vrai dire, que de s'engager
+ainsi pour une inconnue; mais Eugene croyait en Dieu: toute bonne action
+lui semblait necessaire.
+
+Le premier visage qu'il apercut, en entrant chez le barbier, fut celui
+de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et
+feignant de se faire coiffer. Le pauvre garcon venait peut-etre chercher
+de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort preoccupe, et
+froncait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le coiffeur,
+feignant de son cote de lui passer dans les cheveux un fer parfaitement
+froid, lui parlait a demi-voix dans son accent gascon. Devant une autre
+toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, egalement affuble
+d'une serviette, un etranger fort inquiet, regardant sans cesse de cote
+et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arriere-boutique, on
+apercevait, dans une vieille psyche, la silhouette passablement maigre
+d'une jeune fille, qui, aidee de la femme du coiffeur, essayait une robe
+a carreaux ecossais.
+
+--Que viens-tu faire ici a cette heure? s'ecria Marcel, dont la figure
+reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, des qu'il reconnut
+son ami.
+
+Eugene s'assit pres de la toilette, et expliqua en peu de mots la
+rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait.
+
+--Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te meles-tu, puisqu'il
+y a un baron? Tu as vu une jeune fille interessante qui eprouvait le
+besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as paye un poulet froid,
+c'est digne de toi; il n'y a rien a dire. Tu n'exiges d'elle aucune
+reconnaissance, l'incognito te plait; c'est heroique. Mais aller plus
+loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour une
+lingere que protege un baron, et que l'on n'a pas l'honneur de
+frequenter, cela ne s'est pratique, de memoire humaine, que dans la
+Bibliotheque bleue.
+
+--Ris de moi si tu veux, repondit Eugene. Je sais qu'il y a dans ce
+monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que
+je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je
+l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester indifferent
+devant la souffrance. Ma charite ne va pas jusqu'a chercher les pauvres,
+je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais
+l'aumone.
+
+--En ce cas, reprit Marcel, tu as fort a faire; il n'en manque pas dans
+ce pays-ci.
+
+--Qu'importe? dit Eugene, encore emu du spectacle dont il venait d'etre
+temoin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son chemin?
+Cette malheureuse est une etourdie, une folle, tout ce que tu voudras;
+elle ne merite peut-etre pas la compassion qu'elle fait naitre; mais
+cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes amies,
+qui deja ne semblent pas plus se soucier d'elle que si elle n'etait plus
+au monde, et qui l'aidaient hier a se ruiner? A qui peut-elle avoir
+recours? a un etranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou a
+mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son
+coeur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher
+Marcel, que tout cela, bien sincerement, me fait horreur. Cette petite
+evaporee d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, riant et
+babillant chez toi, au moment meme ou l'autre, l'heroine de son conte,
+expire dans un grenier, me souleve le coeur. Vivre ainsi en amies,
+presque en soeurs, pendant des jours et des semaines, courir les
+theatres, les bals, les cafes, et ne pas savoir le lendemain si l'une
+est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indifference des egoistes,
+c'est l'insensibilite de la brute. Ta demoiselle Pinson est un monstre,
+et tes grisettes que tu vantes, ces moeurs sans vergogne, ces amities
+sans ame, je ne sais rien de si meprisable!
+
+Le barbier, qui, pendant ces discours, avait ecoute en silence, et
+continue de promener son fer froid sur la tete de Marcel, sourit d'un
+air malin lorsque Eugene se tut. Tour a tour bavard comme une pie, ou
+plutot comme un perruquier qu'il etait, lorsqu'il s'agissait de mechants
+propos, taciturne et laconique comme un Spartiate des que les affaires
+etaient en jeu, il avait adopte la prudente habitude de laisser toujours
+d'abord parler ses pratiques, avant de meler son mot a la conversation.
+L'indignation qu'exprimait Eugene en termes si violents lui fit
+toutefois rompre le silence.
+
+--Vous etes severe, monsieur, dit-il en riant et en gasconnant. J'ai
+l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort
+excellente personne.
+
+--Oui, dit Eugene, excellente en effet, s'il est question de boire et de
+fumer.
+
+--Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes personnes,
+ca rit, ca chante, ca fume, mais il y en a qui ont du coeur.
+
+--Ou voulez-vous en venir, pere Cadedis? demanda Marcel. Pas tant de
+diplomatie; expliquez-vous tout net.
+
+--Je veux dire, repliqua le barbier en montrant l'arriere-boutique,
+qu'il y a la, pendue a un clou, une petite robe de soie noire que ces
+messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la proprietaire, car
+elle ne possede pas une garde-robe tres compliquee. Mademoiselle Mimi
+m'a envoye cette robe ce matin au petit jour; et je presume que, si elle
+n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est qu'elle-meme ne
+roule pas sur l'or.
+
+--Voila qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans
+l'arriere-boutique, sans egard pour la pauvre femme aux carreaux
+ecossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa robe en
+gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites a present? Elle ne
+va donc pas dans le monde aujourd'hui?
+
+Eugene avait suivi son ami.
+
+Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu
+d'autres hardes de toute espece, etait humblement et tristement
+suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson.
+
+--C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce vetement pour l'avoir vu
+tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et
+l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir a la manche gauche une
+petite tache grosse comme une piece de cinq sous, causee parle vin de
+Champagne. Et combien avez-vous prete la-dessus, pere Cadedis? car je
+suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans ce
+boudoir qu'en qualite de nantissement.
+
+--J'ai prete quatre francs, repondit le barbier; et je vous assure,
+monsieur, que c'est pure charite. A toute autre je n'aurais pas avance
+plus de quarante sous, car la piece est diablement mure; on y voit a
+travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi
+me payera; elle est bonne pour quatre francs.
+
+--Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet
+qu'elle n'a emprunte cette petite somme que pour l'envoyer a Rougette.
+
+--Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eugene.
+
+--Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se
+depouiller pour un creancier.
+
+--Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans une
+position meilleure que celle ou elle se trouve actuellement; elle avait
+alors un grand nombre de dettes. On se presentait journellement chez
+elle pour saisir ce qu'elle possedait, et on avait fini, en effet, par
+lui prendre tous ses meubles, excepte son lit, car ces messieurs savent
+sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un debiteur. Or, mademoiselle
+Mimi avait dans ce temps-la quatre robes fort convenables. Elle les
+mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour
+qu'on ne les saisit pas; c'est pourquoi je serais surpris si, n'ayant
+plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer
+quelqu'un.
+
+--Pauvre Mimi! repeta Marcel. Mais, en verite, comment
+s'arrange-t-elle? Elle a donc trompe ses amis? elle possede donc un
+vetement inconnu? Peut-etre se trouve-t-elle malade d'avoir trop mange
+de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de
+s'habiller. N'importe, pere Cadedis, cette robe me fait peine, avec ses
+manches pendantes qui ont l'air de demander grace; tenez, retranchez-moi
+quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer, et
+mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte a cette
+enfant. Eh bien! Eugene, continua-t-il, que dit a cela ta charite
+chretienne?
+
+--Que tu as raison, repondit Eugene, de parler et d'agir comme tu fais,
+mais que je n'ai peut-etre pas tort; j'en fais le pari, si tu veux.
+
+--Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du Jockey-Club.
+Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous
+sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis
+curieux de la voir.
+
+Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique.
+
+
+
+
+VII
+
+
+--Mademoiselle est allee a la messe, repondit la portiere aux deux
+etudiants, lorsqu'ils furent arrives chez mademoiselle Pinson.
+
+--A la messe! dit Eugene surpris.
+
+--A la messe! repeta Marcel. C'est impossible, elle n'est pas sortie.
+Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis.
+
+--Je vous assure, monsieur, repondit la portiere, qu'elle est sortie
+pour aller a la messe, il y a environ trois quarts d'heure.
+
+--Et a quelle eglise est-elle allee?
+
+--A Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un matin.
+
+--Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble
+bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui.
+
+--La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez
+vous-meme.
+
+Mademoiselle Pinson, sortant de l'eglise, revenait chez elle, en effet.
+Marcel ne l'eut pas plus tot apercue, qu'il courut a elle, impatient de
+voir de pres sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon
+d'indienne foncee, a demi cache sous un rideau de serge verte dont elle
+s'etait fait, tant bien que mal, un chale. De cet accoutrement
+singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, a cause de sa
+couleur sombre, sortaient sa tete gracieuse coiffee de son bonnet blanc,
+et ses petits pieds chausses de brodequins. Elle s'etait enveloppee dans
+son rideau avec tant d'art et de precaution, qu'il ressemblait vraiment
+a un vieux chale et qu'on ne voyait presque pas la bordure. En un mot,
+elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de prouver,
+une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie.
+
+--Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en ecartant un
+peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serree dans son
+corset. C'est un deshabille du matin que Palmyre vient de m'apporter.
+
+--Vous etes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais cru qu'on
+put avoir si bonne mine avec le chale d'une fenetre.
+
+--En verite? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant l'air un peu
+paquet.
+
+--Paquet de roses, repondit Marcel. J'ai presque regret maintenant de
+vous avoir rapporte votre robe.
+
+--Ma robe? Ou l'avez-vous trouvee?
+
+--Ou elle etait, apparemment.
+
+--Et vous l'avez tiree de l'esclavage?
+
+--Eh, mon Dieu! oui, j'ai paye sa rancon. M'en voulez-vous de cette
+audace?
+
+--Non pas! a charge de revanche. Je suis bien aise de revoir ma robe;
+car, a vous dire vrai, voila deja longtemps que nous vivons toutes les
+deux ensemble, et je m'y suis attachee insensiblement.
+
+En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq etages
+qui conduisaient a sa chambrette, ou les deux amis entrerent avec elle.
+
+--Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe qu'a une
+condition.
+
+--Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en
+veux pas.
+
+--J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez
+franchement pourquoi cette robe etait en gage.
+
+--Laissez-moi donc d'abord la remettre, repondit mademoiselle Pinson; je
+vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous previens que, si vous ne
+voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la gouttiere, il
+faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face
+comme Agamemnon.
+
+--Qu'a cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus honnetes qu'on ne
+pense, et je ne hasarderai pas meme un oeil.
+
+--Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance,
+mais la sagesse des nations nous dit que deux precautions valent mieux
+qu'une.
+
+En meme temps elle se debarrassa de son rideau, et l'etendit
+delicatement sur la tete des deux amis, de maniere a les rendre
+completement aveugles.
+
+--Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant.
+
+--Prenez garde a vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau, je ne
+reponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre parole, par
+consequent elle est degagee.
+
+--Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma
+taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre.
+Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un
+plaisir a me sentir dedans!
+
+--Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez sincere,
+nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne comme
+vous, sage, rangee, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher ainsi,
+d'un seul coup, toute sa garde-robe a un clou?
+
+-Pourquoi?... pourquoi?... repondit mademoiselle Pinson, paraissant
+hesiter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras, et leur
+dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez.
+
+Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de l'Eperon.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Marcel avait gagne son pari. Les quatre francs et le morceau de galette
+de mademoiselle Pinson etaient sur la table de Rougette, avec les debris
+du poulet d'Eugene.
+
+La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le lit;
+et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu,
+elle fit dire a ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait de
+l'excuser, et qu'elle n'etait pas en etat de les recevoir.
+
+--Que je la reconnais bien la, dit Marcel; elle mourrait sur la paille
+dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-a-vis de son pot
+a l'eau.
+
+Les deux amis, bien qu'a regret, furent donc obliges de s'en retourner
+chez eux comme ils etaient venus, non sans rire entre eux de cette
+fierte et de cette discretion si etrangement nichees dans une mansarde.
+
+Apres avoir ete a l'Ecole de medecine suivre les lecons du jour, ils
+dinerent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de promenade au
+boulevard Italien. La, tout en fumant le cigare qu'il avait gagne le
+matin:
+
+--Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas force de convenir que j'ai
+raison d'aimer, au fond, et meme d'estimer ces pauvres creatures?
+Considerons sainement les choses sous un point de vue philosophique.
+Cette petite Mimi, que tu as tant calomniee, ne fait-elle pas, en se
+depouillant de sa robe, une oeuvre plus louable, plus meritoire, j'ose
+meme dire plus chretienne, que le bon roi Robert en laissant un pauvre
+couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait
+evidemment quantite de manteaux; d'un autre cote, il etait a table, dit
+l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se trainant a
+quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de
+son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne monarque,
+il est vrai, pardonna genereusement au coupeur de franges; mais
+peut-etre avait-il bien dine. Vois quelle distance entre lui et Mimi!
+Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assurement etait a
+jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait emporte de
+chez moi etait destine par avance a composer son propre repas. Or, que
+fait-elle? Au lieu de dejeuner, elle va a la messe, et en ceci elle se
+montre encore au moins l'egale du roi Robert, qui etait fort pieux, j'en
+conviens, mais qui perdait son temps a chanter au lutrin, pendant que
+les Normands faisaient le diable a quatre. Le roi Robert abandonne sa
+frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout
+entiere au pere Cadedis, action incomparable en ce que Mimi est femme,
+jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est
+necessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, a son magasin,
+gagner le pain de sa journee. Non seulement donc elle se prive du
+morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met
+volontairement dans le cas de ne pas diner. Observons en outre que le
+pere Cadedis est fort eloigne d'etre un mendiant, et de se trainer a
+quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renoncant a sa frange, ne
+fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coupee d'avance,
+et c'est a savoir si cette frange etait coupee de travers ou non, et en
+etat d'etre recousue; tandis que Mimi, de son propre mouvement, bien
+loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-meme de dessus son
+pauvre corps ce vetement, plus precieux, plus utile que le clinquant de
+tous les passementiers de Paris. Elle sort vetue d'un rideau; mais sois
+sur qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que l'eglise. Elle se
+ferait plutot couper un bras que de se laisser voir ainsi fagotee au
+Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer a Dieu, parce
+qu'il est l'heure ou elle prie tous les jours. Crois-moi, Eugene, dans
+ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue
+de Tournon et la rue du Petit-Lion, ou elle connait tout le monde, il y
+a plus de courage, d'humilite et de religion veritable que dans toutes
+les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis
+le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra inconnue
+dans son cinquieme etage, entre un pot de fleurs et un ourlet.
+
+--Tant mieux pour elle, dit Eugene.
+
+--Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer a comparer, je
+pourrais te faire un parallele entre Mucius Scaevola et Rougette.
+Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile a un Romain du temps de
+Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un rechaud
+allume, qu'a une grisette contemporaine de rester vingt-quatre heures
+sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont crie, mais examine par quels
+motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en presence d'un roi etrusque
+qu'il a voulu assassiner; il a manque son coup d'une maniere pitoyable,
+il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade. Pour
+qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un tison
+(car rien ne prouve que le brasier fut bien chaud, ni que le poing soit
+tombe en cendres). La-dessus, le digne Porsenna, stupefait de sa
+fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est a parier que
+ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que
+Scaevola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa tete.
+Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus
+lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est
+seule au fond d'un grenier, et elle n'a la pour l'admirer ni Porsenna,
+c'est-a-dire le baron, ni les Romains, c'est-a-dire les voisins, ni les
+Etrusques, c'est-a-dire ses creanciers, ni meme le brasier, car son
+poele est eteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se plaindre? Par
+vanite d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le meme cas; par
+grandeur d'ame ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste muette
+derriere son verrou, c'est precisement pour que ses amis ne sachent pas
+qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas pitie de son courage, pour que sa
+camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute devouee, ne soit pas
+obligee, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa galette.
+Mucius, a la place de Rougette, eut fait semblant de mourir en silence
+mais c'eut ete dans un carrefour ou a la porte de Flicoteaux. Son
+taciturne et sublime orgueil eut ete une maniere delicate de demander a
+l'assistance un verre de vin et un crouton. Rougette, il est vrai, a
+demande un louis au baron, que je persiste a comparer a Porsenna. Mais
+ne vois-tu pas que le baron doit evidemment etre redevable a Rougette de
+quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins
+clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarque, il se peut
+que le baron soit a la campagne, et des lors Rougette est perdue. Et ne
+crois pas pouvoir me repondre ici par cette vaine objection qu'on oppose
+a toutes les belles actions des femmes, a savoir qu'elles ne savent ce
+qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les
+gouttieres. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de pres au
+pont d'Iena, car elle s'est deja jetee a l'eau une fois, et je lui ai
+demande si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle n'avait
+rien senti, excepte au moment ou on l'avait repechee, parce que les
+bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, a ce
+qu'elle disait, _racle_ la tete sur le bord du bateau.
+
+--Assez! dit Eugene, fais-moi grace de tes affreuses plaisanteries.
+Reponds-moi serieusement: crois-tu que de si horribles epreuves, tant de
+fois repetees, toujours menacantes, puissent enfin porter quelque fruit?
+Ces pauvres filles, livrees a elles-memes, sans appui, sans conseil,
+ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'experience? Y a-t-il un
+demon, attache a elles, qui les voue a tout jamais au malheur et a la
+folie, ou, malgre tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au bien?
+En voila une qui prie Dieu, dis-tu? elle va a l'eglise, elle remplit ses
+devoirs, elle vit honnetement de son travail; ses compagnes paraissent
+l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas
+vous-memes avec votre legerete habituelle. En voila une autre qui passe
+sans cesse de l'etourderie a la misere, de la prodigalite aux horreurs
+de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les lecons cruelles
+qu'elle recoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite reglee,
+un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des etres raisonnables?
+S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre a nous. Allons de ce
+pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien
+souffrante, et son amie veille a son chevet. Ne me decourage pas,
+laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de
+leur parler un langage sincere; je ne veux leur faire ni sermon ni
+reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur
+dire...
+
+En ce moment, les deux amis passaient devant le cafe Tortoni. La
+silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces pres d'une
+fenetre, se dessinait a la clarte des lustres. L'une d'elles agita son
+mouchoir, et l'autre partit d'un eclat de rire.
+
+--Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire
+d'aller si loin, car les voila, Dieu me pardonne! Je reconnais Mimi a sa
+robe, et Rougette a son panache blanc, toujours sur le chemin de la
+friandise. Il parait que monsieur le baron a bien fait les choses.
+
+--Et une pareille folie, dit Eugene, ne t'epouvante pas?
+
+--Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des
+grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a conte
+une histoire a souper, elle a engage sa robe pour quatre francs, elle
+s'est fait un chale avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui donne
+ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas oblige a davantage.
+
+FIN DE MIMI PINSON.
+
+Ce _profil de grisette_, comme l'appelle l'auteur, a ete compose pour le
+_Diable a Paris_, ouvrage publie par livraisons et orne de dessins par
+Gavarni.
+
+Ce conte est entierement de pure invention.
+
+
+
+
+LA MOUCHE
+
+1853
+
+[Illustration: LA MOUCHE
+
+... immobile, debout derriere elle, le Chevalier observait la Marquise
+qui ecrivait...]
+
+I
+
+
+En 1756, lorsque Louis XV, fatigue des querelles entre la magistrature
+et le grand conseil a propos de l'impot des deux sous[6], prit le parti
+de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs
+offices. Seize de ces demissions furent acceptees, sur quoi il y eut
+autant d'exils.--Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour a l'un
+des presidents, pourriez-vous voir de sang-froid une poignee d'hommes
+resister a l'autorite d'un roi de France? N'en auriez-vous pas mauvaise
+opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le president, et vous
+verrez tout cela comme je le vois.
+
+Ce ne furent pas seulement les exiles qui porterent la peine de leur
+mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le
+_decachetage_ amusait le roi. Pour se desennuyer de ses plaisirs, il se
+faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux a la
+poste. Bien entendu que, sous le pretexte de faire lui-meme sa police
+secrete, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient ainsi
+sous les yeux; mais quiconque, de pres ou de loin, tenait aux chefs des
+factions, etait presque toujours perdu. On sait que Louis XV, avec
+toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle d'etre
+inexorable.
+
+[Note 6: Deux sous pour livre du dixieme du revenu. (_Note de
+l'auteur_.)]
+
+Un soir qu'il etait devant le feu, les pieds sur le manteau de la
+cheminee, melancolique a son ordinaire, la marquise, parcourant un
+paquet de lettres, haussait les epaules en riant. Le roi demanda ce
+qu'il y avait.
+
+-C'est que je trouve la, repondit-elle, une lettre qui n'a pas le sens
+commun, mais c'est une chose touchante et qui fait pitie.
+
+-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi.
+
+-Point de nom: c'est une lettre d'amour.
+
+-Et qu'y a-t-il dessus?
+
+-Voila le plaisant. C'est qu'elle est adressee a mademoiselle
+d'Annebault, la niece de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est
+apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourree avec ces papiers.
+
+-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi.
+
+-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de Vauvert
+et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-la? Votre Majeste
+les connait-elle?
+
+Le roi se piquait de savoir la France par coeur, c'est-a-dire la noblesse
+de France. L'etiquette de sa cour, qu'il avait etudiee, ne lui etait pas
+plus familiere que les blasons de son royaume: science assez courte, le
+reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanite, et la hierarchie
+etait, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son palais; il y
+voulait marcher en maitre. Apres avoir reve quelques instants, il fronca
+le sourcil comme frappe d'un mauvais souvenir, puis, faisant signe a la
+marquise de lire, il se rejeta dans sa bergere, en disant avec un
+sourire:
+
+--Va toujours, la fille est jolie.
+
+Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement railleur,
+commenca a lire une longue lettre toute remplie de tirades amoureuses:
+
+"Voyez un peu, disait l'ecrivain, comme les destins me persecutent! Tout
+semblait dispose a remplir mes voeux, et vous-meme, ma tendre amie, ne
+m'aviez-vous pas fait esperer le bonheur? Il faut pourtant que j'y
+renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas un
+exces de cruaute de m'avoir permis d'entrevoir les cieux, pour me
+precipiter dans l'abime? Lorsqu'un infortune est devoue a la mort, se
+fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui
+doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je n'ai
+plus d'autre asile, d'autre esperance que le tombeau, car, des
+l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer a votre main.
+Quand la fortune me souriait, tout mon espoir etait que vous fussiez a
+moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y
+songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en
+mourant d'amour, je vous defends de m'aimer..."
+
+La marquise souriait a ces derniers mots.
+
+--Madame, dit le roi, voila un honnete homme. Mais, qu'est-ce qui
+l'empeche d'epouser sa maitresse?
+
+--Permettez, Sire, que je continue:
+
+"Cette injustice qui m'accable, me surprend de la part du meilleur des
+rois. Vous savez que mon pere demandait pour moi une place de cornette
+ou d'enseigne aux gardes, et que cette place decidait de ma vie,
+puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir a vous. Le duc de Biron
+m'avait propose; mais le roi m'a rejete d'une facon dont le souvenir
+m'est bien amer, car si mon pere a sa maniere de voir (je veux que ce
+soit une faute), dois-je toutefois en etre puni? Mon devouement au roi
+est aussi veritable, aussi sincere que mon amour pour vous. On verrait
+clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'epee. Il est
+desesperant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit sans raison
+valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgrace, c'est ce qui est
+oppose a la bonte bien connue de Sa Majeste..."
+
+--Oui-da, dit le roi, ceci m'interesse.
+
+"Si vous saviez combien nous sommes tristes! Ah! mon amie, cette terre
+de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y promene seul
+tout le jour. J'ai defendu de ratisser; l'odieux jardinier est venu hier
+avec son manche a balai ferre. Il allait toucher le sable... La trace de
+vos pas, plus legere que le vent, n'etait pourtant pas effacee. Le bout
+de vos petits pieds et vos grands talons blancs etaient encore marques
+dans l'allee: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je suivais
+votre belle image, et ce charmant fantome s'animait par instants, comme
+s'il se fut pose sur l'empreinte fugitive. C'est la, c'est en causant le
+long du parterre qu'il m'a ete donne de vous connaitre, de vous
+apprecier. Une education admirable dans l'esprit d'un ange, la dignite
+d'une reine avec la grace des nymphes, des pensees dignes de Leibnitz
+avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les levres de Diane,
+tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce
+temps-la ces fleurs bien-aimees s'epanouissaient autour de nous. Je les
+ai respirees en vous ecoutant: dans leur parfum vivait votre souvenir.
+Elles courbent a present la tete; elles me montrent la mort..."
+
+--C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous
+cela?
+
+--Parce que Votre Majeste me l'a ordonne pour les beaux yeux de
+mademoiselle d'Annebault.
+
+--Cela est vrai, elle a de beaux yeux.
+
+"Et quand je rentre de ces promenades, je trouve mon pere seul, dans le
+grand salon, accoude aupres d'une chandelle, au milieu de ces dorures
+fanees qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec
+peine,... mon chagrin derange le sien... Athenais! au fond de ce salon,
+pres de la fenetre, est le clavecin ou voltigeaient vos doigts
+delicieux, qu'une seule fois ma bouche a touches, pendant que la votre
+s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien que
+vos chants n'etaient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce Rameau, ce
+Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les aimez,
+ils sont dans votre memoire; leur souffle a passe sur vos levres. Je
+m'assieds aussi a ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs qui
+vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et
+les ecoute mourir, tandis que l'echo s'en perd sous cette voute lugubre.
+Mon pere se retourne et me voit desole; qu'y peut-il faire? Un propos de
+ruelle, d'antichambre, a ferme nos grilles. Il me voit jeune, ardent,
+plein de vie, ne demandant qu'a etre au monde; il est mon pere et n'y
+peut rien..."
+
+--Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce garcon s'en allait en chasse, et
+qu'on lui tue son faucon sur le poing? A qui en a-t-il, par hasard?
+
+"Il est bien vrai, reprit la marquise, continuant la lecture d'un ton
+plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents
+eloignes de l'abbe Chauvelin..."
+
+--Voila donc ce que c'est! dit Louis XV en baillant. Encore quelque
+neveu des enquetes et requetes. Mon parlement abuse de ma bonte; il a
+vraiment trop de famille.
+
+--Mais si ce n'est qu'un parent eloigne!...
+
+--Bon, ce monde-la ne vaut rien du tout. Cet abbe Chauvelin est un
+janseniste; c'est un bon diable, mais c'est un demis. Jetez cette lettre
+au feu, et qu'on ne m'en parle plus.
+
+
+
+
+II
+
+
+Les derniers mots prononces par le roi n'etaient pas tout a fait un
+arret de mort, mais c'etait a peu pres une defense de vivre. Que pouvait
+faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas
+entendre parler? Tacher d'etre commis, ou se faire philosophe, poete
+peut-etre, mais sans dedicace, et le metier, en ce cas, ne valait rien.
+
+Telle n'etait pas, a beaucoup pres, la vocation du chevalier de Vauvert,
+qui venait d'ecrire avec des larmes la lettre dont le roi se moquait.
+Pendant ce temps-la, seul, avec son pere, au fond du vieux chateau de
+Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux.
+
+--Je veux aller a Versailles, disait-il.
+
+--Et qu'y ferez-vous?
+
+--Je n'en sais rien; mais que fais-je ici.
+
+--Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas etre
+fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune facon. Mais
+oubliez-vous que votre mere est morte?
+
+--Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que vous
+m'avez donnee. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais plus
+rester dans ces lieux.
+
+--D'ou vient cela?
+
+--D'un amour extreme. J'aime eperdument mademoiselle d'Annebault.
+
+--Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Moliere qui fasse des
+mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgrace?
+
+--Eh! monsieur, votre disgrace, me serait-il permis, sans m'ecarter du
+plus profond respect, de vous demander ce qui l'a causee? Nous ne sommes
+pas du parlement. Nous payons l'impot, nous ne le faisons pas. Si le
+parlement lesine sur les deniers du roi, c'est son affaire et non la
+notre. Pourquoi M. l'abbe Chauvelin nous entraine-t-il dans sa ruine?
+
+--M. l'abbe Chauvelin agit en honnete homme. Il refuse d'approuver le
+dixieme, parce qu'il est revolte des dilapidations de la cour. Rien de
+pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Chateauroux. Elle etait
+belle, au moins, celle-la, et elle ne coutait rien, pas meme ce qu'elle
+donnait si genereusement. Elle etait maitresse et souveraine, et elle se
+disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot
+lorsqu'il lui retirerait ses bonnes graces. Mais cette Etioles, cette Le
+Normand, cette Poisson insatiable!
+
+--Et qu'importe?
+
+--Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous seulement
+que, a present, tandis que le roi nous gruge, la fortune de sa grisette
+est incalculable? Elle s'etait fait donner au debut cent quatre-vingt
+mille livres de rente; mais ce n'etait qu'une bagatelle, cela ne compte
+plus maintenant; on ne saurait se faire une idee des sommes effrayantes
+que le roi lui jette a la tete; il ne se passe pas trois mois de l'annee
+ou elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent mille
+livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du
+tresorier des ecuries; avec les logements qu'elle a dans toutes les
+maisons royales, elle achete la Selle, Cressy, Aulnay, Brinborion,
+Marigny, Saint-Remi, Bellevue, et tant d'autres terres, des hotels a
+Paris, a Fontainebleau, a Versailles, a Compiegne, sans compter une
+fortune secrete placee en tous pays dans toutes les banques d'Europe, en
+cas de disgrace probablement, ou de la mort du souverain. Et qui paye
+tout cela, s'il vous plait?
+
+--Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi.
+
+--C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple qui
+sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de Pigalle.
+Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux
+impots. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre dernier ecu
+etait pret; nous ne songions pas a marchander. Le roi victorieux a pu
+voir clairement qu'il etait aime par tout le royaume, plus clairement
+encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute
+faction, toute rancune; la France entiere se mit a genoux devant le lit
+du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses soldats
+ou ses medecins, nous ne voulons plus payer ses maitresses, et nous
+avons autre chose a faire que d'entretenir madame de Pompadour.
+
+--Je ne la defends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni tort ni
+raison; je ne l'ai jamais vue.
+
+--Sans doute; et vous ne seriez pas fache de la voir, n'est-il pas vrai,
+pour avoir la-dessus quelque opinion? Car, a votre age, la tete juge par
+les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-la vous sera
+refuse.
+
+--Pourquoi, monsieur?
+
+--Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi
+invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans
+son serail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez. Que
+voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un
+aventurier?
+
+--Non pas, mais comme un amoureux. Je ne pretends point solliciter,
+monsieur, mais reclamer contre une injustice. J'avais une esperance
+fondee, presque une promesse de M. de Biron; j'etais a la veille de
+posseder ce que j'aime, et cet amour n'est point deraisonnable; vous ne
+l'avez pas desapprouve. Souffrez donc que je tente de plaider ma cause.
+Aurai-je affaire au roi ou a madame de Pompadour, je l'ignore, mais je
+veux partir.
+
+--Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y
+presenter!
+
+--Eh! j'y serai peut-etre recu plus aisement par cette raison que j'y
+suis inconnu.
+
+--Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le votre!...
+Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez etre inconnu.
+
+--Eh bien donc! le roi m'ecoutera.
+
+--Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous revez Versailles, et
+vous croirez y etre quand votre postillon s'arretera... Supposons que
+vous parveniez jusqu'a l'antichambre, a la galerie, a l'Oeil-de-Boeuf:
+vous ne verrez entre Sa Majeste et vous que le battant d'une porte: il y
+aura un abime. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais, des
+protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de
+Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture
+pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par
+un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le
+silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous repondre,
+il vous devisage en passant et vous aneantit? Apres la Greve et la
+Bastille, c'est un certain degre de supplice qui, moins cruel en
+apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le condamne, il
+est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer a s'approcher ni
+d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni d'une
+caserne. Devant lui tout se ferme ou se detourne, et il se promene
+ainsi au hasard dans une prison invisible.
+
+--Je m'y remuerai tant que j'en sortirai.
+
+--Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meynieres n'etait pas plus
+coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus
+legitimes esperances. Son pere, le plus devoue sujet de Sa Majeste, le
+plus honnete homme du royaume, repousse par le roi, est alle, avec ses
+cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette.
+Savez-vous ce qu'elle a repondu? Voici ses propres paroles, que M. de
+Meynieres m'envoie dans une lettre: "Le roi est le maitre; il ne juge
+pas a propos de vous marquer son mecontentement personnellement; il se
+contente de vous le faire eprouver en privant monsieur votre fils d'un
+etat; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et il n'en
+veut pas; il faut respecter ses volontes. Je vous plains cependant,
+j'entre dans vos peines, j'ai ete mere; je sais ce qu'il doit vous en
+couter pour laisser votre fils sans etat." Voila le style de cette
+creature, et vous voulez vous mettre a ses pieds!
+
+--On dit qu'ils sont charmants, monsieur.
+
+--Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le
+sait. Il cede, il plie devant cette femme. Pour maintenir son etrange
+pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa tete de bois.
+
+--On pretend qu'elle a tant d'esprit!
+
+--Et point de coeur; le beau merite!
+
+--Point de coeur! elle qui sait si bien declamer les vers de Voltaire,
+chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est
+impossible, je ne le croirai jamais.
+
+--Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne pas,
+mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup
+cette demoiselle d'Annebault?
+
+--Plus que ma vie.
+
+--Allez, monsieur.
+
+
+
+
+III
+
+
+On a dit que les voyages font tort a l'amour, parce qu'ils donnent des
+distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils laissent
+le temps d'y rever. Le chevalier etait trop jeune pour faire de si
+savantes distinctions. Las de la voiture, a moitie chemin, il avait pris
+un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir a
+l'auberge du Soleil, enseigne passee de mode, du temps de Louis XIV.
+
+Il y avait a Versailles un vieux pretre qui avait ete cure pres de
+Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce cure, simple et
+pauvre, avait un neveu a benefices, abbe de cour, qui pouvait etre
+utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme d'importance,
+plonge dans son rabat, recut fort bien le nouveau venu et ne dedaigna
+pas d'ecouter sa requete.
+
+--Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir opera a la
+cour, une espece de fete, de je ne sais quoi. Je n'y vais pas, parce que
+je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici justement
+un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demande pour quelqu'un,
+je ne sais plus qui. Allez la. Vous n'etes pas encore presente, il est
+vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas necessaire. Tachez de vous
+trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre
+fortune est faite.
+
+Le chevalier remercia l'abbe, et, fatigue d'une nuit mal dormie et d'une
+journee a cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une de ces
+toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu
+experimentee l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit de poudre son
+habit paillete. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait vingt ans.
+
+La nuit tombait lorsqu'il arriva au chateau. Il s'avanca timidement vers
+la grille et demanda son chemin a la sentinelle. On lui montra le grand
+escalier. La, il apprit du suisse que l'opera venait de commencer, et
+que le roi, c'est-a-dire tout le monde, etait dans la salle[7].
+
+[Note 7: Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par
+Louis XV, ou plutot par madame de Pompadour, mais terminee seulement en
+1769 et inauguree en 1770, pour le mariage du duc de Berri (Louis XVI)
+avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de theatre mobile qu'on
+transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de
+Louis XIV. (Note de l'auteur.)]
+
+--Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse (a
+tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un
+instant. S'il aime mieux passer par les appartements....
+
+Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosite lui fit
+repondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis, comme un
+laquais se disposait a le suivre pour le guider, un mouvement de vanite
+lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'etre accompagne. Il s'avanca
+seul donc, non sans quelque emotion.
+
+Versailles resplendissait de lumiere. Du rez-de-chaussee jusqu'au faite,
+les lustres, les girandoles, les meubles dores, les marbres
+etincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux battants
+etaient ouverts partout. A mesure que le chevalier marchait, il etait
+frappe d'un etonnement et d'une admiration difficiles a imaginer; car ce
+qui rendait tout a fait merveilleux le spectacle qui s'offrait a lui, ce
+n'etait pas seulement la beaute, l'eclat de ce spectacle meme, c'etait
+la complete solitude ou il se trouvait dans cette sorte de desert
+enchante.
+
+A se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce soit dans un
+temple, un cloitre ou un chateau, il y a quelque chose de bizarre, et,
+pour ainsi dire, de mysterieux. Le monument semble peser sur l'homme:
+les murs le regardent; les echos l'ecoutent; le bruit de ses pas trouble
+un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et n'ose
+marcher qu'avec respect.
+
+Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bientot la curiosite prit le dessus
+et l'entraina. Les candelabres de la galerie des Glaces, en se mirant,
+se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de
+nymphes et de bergeres se jouaient alors sur les lambris, voltigeaient
+aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais
+tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours seme
+d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur
+majestueuse du grand roi; la des ottomanes chiffonnees, des pliants en
+desordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons toujours
+vides, ou la magnificence eclatait d'autant mieux qu'elle semblait plus
+inutile; de temps en temps des portes secretes s'ouvrant sur des
+corridors a perte de vue; mille escaliers, mille passages se croisant
+comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des
+geants; des boudoirs enchevetres comme des cachettes d'enfants; une
+enorme toile de Vanloo pres d'une cheminee de porphyre; une boite a
+mouches oubliee a cote d'un magot de la Chine; tantot une grandeur
+ecrasante, tantot une grace effeminee; et partout, au milieu du luxe, de
+la prodigalite et de la mollesse, mille odeurs enivrantes, etranges et
+diverses, les parfums meles des fleurs et des femmes, une tiedeur
+enervante, l'air de la volupte.
+
+Etre en pareil lieu a vingt ans, au milieu de ces merveilles, et s'y
+trouver seul, il y avait a coup sur de quoi etre ebloui. Le chevalier
+avancait au hasard, comme dans un reve.
+
+--Vrai palais de fees, murmurait-il; et, en effet, il lui semblait voir
+se realiser pour lui un de ces contes ou les princes egares decouvrent
+des chateaux magiques.
+
+Etait-ce bien des creatures mortelles qui habitaient ce sejour sans
+pareil? Etait-ce des femmes veritables qui venaient de s'asseoir dans
+ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laisse a ces
+coussins cette empreinte legere, pleine encore d'indolence? Qui sait?
+derriere ces rideaux epais, au fond de quelque immense et brillante
+galerie, peut-etre allait-il apparaitre une princesse endormie depuis
+cent ans, une fee en paniers, une Armide en paillettes, ou quelque
+hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un
+lambris dore!
+
+Etourdi, malgre lui, par toutes ces chimeres, le chevalier, pour mieux
+rever, s'etait jete sur un sofa, et il s'y serait peut-etre oublie
+longtemps, s'il ne s'etait souvenu qu'il etait amoureux. Que faisait,
+pendant ce temps-la, mademoiselle d'Annebault, sa bien-aimee, restee,
+elle, dans un vieux chateau?
+
+--Athenais! s'ecria-t-il tout a coup, que fais-je ici a perdre mon
+temps? Ma raison est-elle egaree? Ou suis-je donc, grand Dieu! et que se
+passe-t-il en moi?
+
+Il se leva et continua son chemin a travers ce pays nouveau, et il s'y
+perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant a voix basse,
+lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avanca vers eux et leur
+demanda sa route pour aller a la comedie.
+
+--Si monsieur le marquis, lui repondit-on (toujours d'apres la meme
+formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et de
+suivre la galerie a droite, il trouvera au bout trois marches a monter;
+il tournera alors a gauche, et quand il aura traverse le salon de Diane,
+celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra
+encore six marches; puis, en laissant a droite la salle des gardes,
+comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de
+rencontrer la d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin.
+
+--Bien oblige, dit le chevalier, et, avec de si bons renseignements, ce
+sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas.
+
+Il se remit en marche avec courage, s'arretant toujours malgre lui pour
+regarder de cote et d'autre, puis se rappelant de nouveau ses amours;
+enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait
+annonce, il trouva de nouveaux laquais.
+
+--Monsieur le marquis s'est trompe, lui dirent ceux-ci, c'est par
+l'autre aile du chateau qu'il aurait fallu prendre; mais rien n'est plus
+facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'a descendre cet escalier,
+puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'Ete, celui de...
+
+--Je vous remercie, dit le chevalier.
+
+Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens
+comme un badaud. Je me deshonore en pure perte, et quand, par
+impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, a quoi me sert leur
+nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne
+connais pas un?
+
+Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se
+pourrait.--Car, apres tout, se disait-il, ce palais est fort beau, il
+est tres grand, mais il n'est pas sans bornes, et, fut-il long comme
+trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin.
+
+Mais il n'est pas facile, a Versailles, d'aller longtemps droit devant
+soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une garenne
+deplut peut-etre aux nymphes de l'endroit, car elles recommencerent de
+plus belle a egarer le pauvre amoureux, et, sans doute pour le punir,
+elles prirent plaisir a le faire tourner et retourner sur ses propres
+pas, le ramenant sans cesse a la meme place, justement comme un
+campagnard fourvoye dans une charmille; c'est ainsi qu'elles
+l'enveloppaient dans leur dedale de marbre et d'or.
+
+Dans les _Antiquites de Rome_, de Piranesi, il y a une serie de gravures
+que l'artiste appelle "ses reves", et qui sont un souvenir de ses
+propres visions durant le delire d'une fievre. Ces gravures representent
+de vastes salles gothiques: sur le pave sont toutes sortes d'engins et
+de machines, roues, cables, poulies, leviers, catapultes, etc., etc.,
+expression d'enorme puissance mise en action et de resistance
+formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet
+escalier, grimpant, non sans peine, Piranesi lui-meme. Suivez les
+marches un peu plus haut, elles s'arretent tout a coup devant un abime.
+Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranesi, vous le croyez du moins au
+bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber;
+mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui s'eleve en
+l'air, et, sur cet escalier encore, Piranesi sur le bord d'un autre
+precipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus aerien
+se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranesi continuant son
+ascension, et ainsi de suite, jusqu'a ce que l'eternel escalier et
+Piranesi disparaissent ensemble dans les nues, c'est-a-dire dans le bord
+de la gravure.
+
+Cette fievreuse allegorie represente assez exactement l'ennui d'une
+peine inutile, et l'espece de vertige que donne l'impatience. Le
+chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en
+galerie, fut pris d'une sorte de colere.
+
+--Parbleu! dit-il, voila qui est cruel. Apres avoir ete si charme, si
+ravi, si enthousiasme de me trouver seul dans ce maudit palais (ce
+n'etait plus le palais des fees), je n'en pourrai donc pas sortir! Peste
+soit de la fatuite qui m'a inspire cette idee d'entrer ici comme le
+prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au
+premier laquais venu de me conduire tout bonnement a la salle de
+spectacle!
+
+Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier etait, comme
+Piranesi, a la moitie d'un escalier, sur un palier, entre trois portes.
+Derriere celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si doux, si
+leger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put s'empecher
+d'ecouter. Au moment ou il s'avancait, tremblant de preter une oreille
+indiscrete, cette porte s'ouvrit a deux battants. Une bouffee d'air
+embaumee de mille parfums, un torrent de lumiere a faire palir la
+galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de
+quelques pas.
+
+--Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait
+ouvert la porte.
+
+--Je voudrais aller a la comedie, repondit le chevalier.
+
+--Elle vient de finir a l'instant meme.
+
+En meme temps, de fort belles dames, delicatement platrees de blanc et
+de carmin, donnant, non pas le bras, ni meme la main, mais le bout des
+doigts a de vieux et jeunes seigneurs, commencaient a sortir de la salle
+de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas gater
+leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait a voix basse, avec une
+demi-gaiete, melee de crainte et de respect.
+
+--Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard
+l'avait conduit precisement au petit foyer.
+
+--Le roi va passer, repondit l'huissier.
+
+Il y a une sorte d'intrepidite qui ne doute de rien, elle n'est que trop
+facile: c'est le courage des gens mal eleves. Notre jeune provincial,
+bien qu'il fut raisonnablement brave, ne possedait pas cette faculte. A
+ces seuls mots: "Le roi va passer," il resta immobile et presque
+effraye.
+
+Le roi Louis XV, qui faisait a cheval, a la chasse, une douzaine de
+lieues sans y prendre garde, etait, comme l'on sait, souverainement
+nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'etre le premier
+gentilhomme de France; et ses maitresses lui disaient, non sans cause,
+qu'il en etait le mieux fait et le plus beau. C'etait une chose
+considerable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner marcher en
+personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras pose ou plutot
+etendu sur l'epaule de M. d'Argenson, pendant que son talon rouge
+glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse a la mode), toutes
+les chuchoteries cesserent; les courtisans baissaient la tete, n'osant
+pas saluer tout a fait, et les belles dames, se repliant doucement sur
+leurs jarretieres couleur de feu, au fond de leurs immenses falbalas,
+hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'meres appelaient une
+reverence, et que notre siecle a remplace par le brutal "shakehand" des
+Anglais.
+
+Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui
+plaisait. Alfieri etait peut-etre la, qui raconte ainsi sa presentation
+a Versailles, dans ses Memoires:
+
+"Je savais que le roi ne parlait jamais aux etrangers qui n'etaient pas
+marquants; je ne pus cependant me faire a l'impassible et sourcilleux
+maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui presentait de la tete
+aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me
+semble cependant que, si l'on disait a un geant: _Voici une fourmi que
+je vous presente_, en la regardant il sourirait, ou dirait peut-etre:
+Ah! le petit animal!"
+
+Le taciturne monarque passa donc a travers ces fleurs, ces belles
+dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule.
+Il ne fallut pas au chevalier de longues reflexions pour comprendre
+qu'il n'avait rien a esperer du roi, et que le recit de ses amours
+n'obtiendrait la aucun succes.
+
+--Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon pere n'avait que trop raison
+lorsqu'il me disait qu'a deux pas du roi je verrais un abime entre lui
+et moi. Quand bien meme je me hasarderais a demander une audience, qui
+me protegera? qui me presentera? Le voila, ce maitre absolu qui peut
+d'un mot changer ma destinee, assurer ma fortune, combler tous mes
+souhaits. Il est la, devant moi; en etendant la main, je pourrais
+toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si j'etais
+encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder?
+Qui viendra donc a mon secours?
+
+Pendant que le chevalier se desolait ainsi, il vit entrer une jeune dame
+assez jolie, d'un air plein de grace et de finesse; elle etait vetue
+fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec
+une rose sur l'oreille. Elle donnait la main a un seigneur _tout a
+l'ambre_, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas derriere son
+eventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en gesticulant,
+cet eventail vint a lui echapper et a tomber sous un fauteuil,
+precisement devant le chevalier. Il se precipita aussitot pour le
+ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune
+dame lui parut si charmante, qu'il lui presenta l'eventail sans se
+relever. Elle s'arreta, sourit et passa, remerciant d'un leger signe de
+tete; mais, au regard qu'elle avait jete sur le chevalier, il sentit
+battre son coeur sans savoir pourquoi.--Il avait raison.--Cette jeune
+dame etait la petite d'Etioles, comme l'appelaient encore les
+mecontents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient "la
+Marquise" comme on dit "la Reine".
+
+
+
+
+IV
+
+
+--Celle-la me protegera, celle-la viendra a mon secours! Ah! que l'abbe
+avait raison de me dire qu'un regard deciderait de ma vie! Oui, ces yeux
+si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et delicieuse, ce
+petit pied noye dans un pompon... Voila ma bonne fee!
+
+Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant a son auberge.
+D'ou lui venait cette esperance subite? Sa jeunesse seule parlait-elle,
+ou les yeux de la marquise avaient-ils parle?
+
+Mais la difficulte restait toujours la meme. S'il ne songeait plus
+maintenant a etre presente au roi, qui le presenterait a la marquise?
+
+Il passa une grande partie de la nuit a ecrire a mademoiselle
+d'Annebault une lettre a peu pres pareille a celle qu'avait lue madame
+de Pompadour.
+
+Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a que
+les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en repetant toujours la
+meme chose.
+
+Des le matin le chevalier sortit et se mit a marcher, en revant dans les
+rues. Il ne lui vint pas a l'esprit d'avoir encore recours a l'abbe
+protecteur, et il ne serait pas aise de dire la raison qui l'en
+empechait. C'etait comme un melange de crainte et d'audace, de fausse
+honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait repondu l'abbe,
+s'il lui avait conte son histoire de la veille?--Vous vous etes trouve a
+propos pour ramasser un eventail; avez-vous su en profiter? Qu'avez-vous
+dit a la marquise?--Rien.--Vous auriez du lui parler.--J'etais trouble,
+j'avais perdu la tete.--Cela est un tort; il faut savoir saisir
+l'occasion; mais cela peut se reparer. Voulez-vous que je vous presente
+a monsieur un tel? il est de mes amis; a madame une telle? elle est
+mieux encore. Nous tacherons de vous faire parvenir jusqu'a cette
+marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc.
+
+Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait qu'en
+racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire, gatee et defloree.
+Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inouie,
+incroyable, et que ce devait etre un secret entre lui et la fortune;
+confier ce secret au premier venu, c'etait, a son avis, en oter tout le
+prix et s'en montrer indigne.--Je suis alle seul hier au chateau de
+Versailles, pensait-il; j'irai bien seul a Trianon (c'etait en ce moment
+le sejour de la favorite).
+
+Une telle facon de penser peut et doit meme paraitre extravagante aux
+esprits calculateurs, qui ne negligent rien et laissent le moins
+possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont ete jeunes
+(tout le monde ne l'est pas, meme au temps de la jeunesse), ont pu
+connaitre ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et seduisant,
+qui nous entraine vers la destinee: on se sent aveugle, et on veut
+l'etre; on ne sait ou l'on va, et l'on marche. Le charme est dans cette
+insouciance et dans cette ignorance meme; c'est le plaisir de l'artiste
+qui reve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fenetres de sa
+maitresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui du
+joueur.
+
+Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de
+Trianon. Sans etre fort pare, comme on disait alors, il ne manquait ni
+d'elegance, ni de cette facon d'etre qui fait qu'un laquais, vous
+rencontrant en route, ne vous demande pas ou vous allez. Il ne lui fut
+donc pas difficile, grace a quelques indications prises a son auberge,
+d'arriver jusqu'a la grille du chateau, si l'on peut appeler ainsi cette
+bonbonniere de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et d'ennuis.
+Malheureusement, la grille etait fermee, et un gros suisse, vetu d'une
+simple houppelande, se promenait, les mains derriere le dos, dans
+l'avenue interieure, comme quelqu'un qui n'attend personne.
+
+--Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas.
+Evidemment, quand les portes sont closes et que les valets se promenent,
+les maitres sont enfermes ou sortis.
+
+Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance et
+de courage, autant il eprouvait tout a coup de trouble et de
+desappointement. Cette seule pensee: "Le roi est ici!" l'effrayait plus
+que n'avaient fait la veille ces trois mots: "Le roi va passer!" car ce
+n'etait alors que de l'imprevu, et maintenant il connaissait ce froid
+regard, cette majeste impassible.
+
+--Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en etourdi, de
+penetrer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face a face devant ce
+monarque superbe, prenant son cafe au bord d'un ruisseau?
+
+Aussitot se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette
+desobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il avait
+gardee de cette marquise passant en souriant, il vit des donjons, des
+cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de
+Latude. Peu a peu venait la reflexion, et peu a peu s'envolait
+l'esperance.
+
+--Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi non
+plus. Je reclame contre une injustice; je n'ai jamais chansonne
+personne. On m'a si bien recu hier a Versailles, et les laquais ont ete
+si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres
+qui repareront celle-la.
+
+Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle n'etait pas tout
+a fait fermee. Il l'ouvrit et entra resolument. Le suisse se retourna
+d'un air ennuye.
+
+--Que demandez-vous? ou allez-vous?
+
+--Je vais chez madame de Pompadour.
+
+--Avez-vous une audience?
+
+--Oui.
+
+--Ou est votre lettre?
+
+Ce n'etait plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il n'y avait
+plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et
+s'apercut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin etaient
+couverts de poussiere. Il avait commis la faute de venir a pied dans un
+pays ou l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, et le
+toisa, non de la tete aux pieds, mais des pieds a la tete. L'habit lui
+parut propre, mais le chapeau etait un peu de travers et la coiffure
+depoudree:
+
+--Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous?
+
+--Je voudrais parler a madame de Pompadour.
+
+--Vraiment! et vous croyez que ca se fait comme ca?
+
+--Je n'en sais rien. Le roi est-il ici?
+
+--Peut-etre. Sortez, et laissez-moi en repos.
+
+Le chevalier ne voulait pas se mettre en colere; mais, malgre lui, cette
+insolence le fit palir.
+
+--J'ai dit quelquefois a un laquais de sortir, repondit-il, mais un
+laquais ne me l'a jamais dit.
+
+--Laquais! moi? un laquais! s'ecria le suisse furieux.
+
+--Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et
+tres peu m'importe.
+
+Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crispes et le visage
+en feu. Le chevalier, rendu a lui-meme par l'apparence d'une menace,
+souleva legerement la poignee de son epee.
+
+--Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en coute trente-six
+livres pour envoyer en terre un rustre comme vous.
+
+--Si vous etes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi; je ne
+fais que mon devoir, et ne croyez pas...
+
+En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de
+Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'echo. Le chevalier
+laissa son epee retomber dans le fourreau, et, ne songeant plus a la
+querelle commencee:
+
+--Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne me
+le disiez-vous tout de suite?
+
+--Cela ne me regarde pas, ni vous non plus.
+
+--Ecoutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas la, je n'ai pas de lettre,
+je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer.
+
+Il tira de sa poche quelques pieces d'or. Le suisse le toisa de nouveau
+avec un souverain mepris.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ca? dit-il dedaigneusement. Cherche-t-on ainsi
+a s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire sortir,
+prenez garde que je ne vous y enferme.
+
+--Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa colere et
+reprenant son epee.
+
+--Oui, moi, repeta le gros homme.
+
+Mais, pendant cette conversation, ou l'historien regrette d'avoir
+compromis son heros, d'epais nuages avaient obscurci le ciel; un orage
+se preparait. Un eclair rapide brilla, suivi d'un violent coup de
+tonnerre, et la pluie commencait a tomber lourdement. Le chevalier, qui
+tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux,
+grande comme un petit ecu.
+
+--Peste! dit-il, mettons-nous a l'abri. Il ne s'agit pas de se laisser
+mouiller.
+
+Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerbere, ou, si l'on veut, la
+maison du concierge; puis la, se jetant sans facon dans le grand
+fauteuil du concierge meme:
+
+--Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous me
+prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma
+poche un placet pour Sa Majeste! Je suis de province, mais vous n'etes
+qu'un sot.
+
+Le suisse, pour toute reponse, alla dans un coin prendre sa hallebarde,
+et resta ainsi debout, l'arme au poing.
+
+--Quand partirez-vous? s'ecria-t-il d'une voix de Stentor.
+
+La querelle, tour a tour oubliee et reprise, semblait cette fois devenir
+tout a fait serieuse, et deja les deux grosses mains du suisse
+tremblaient etrangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je ne sais,
+lorsque, tournant tout a coup la tete: Ah! dit le chevalier, qui vient
+la?
+
+Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce
+temps-la les jambes maigres n'etaient pas a la mode), accourait a toute
+bride et au triple galop. Le chemin etait trempe par la pluie; la grille
+n'etait qu'entr'ouverte. Il y eut une hesitation; le suisse s'avanca et
+ouvrit la grille. Le page donna de l'eperon; le cheval, arrete un
+instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la terre
+humide et tomba.
+
+Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un cheval
+tombe a terre. Il n'y a cravache qui tienne. La gesticulation des jambes
+de la bete, qui fait ce qu'elle peut, est extremement desagreable,
+surtout lorsque l'on a soi-meme une jambe aussi prise sous la selle.
+
+Le chevalier, toutefois, vint a l'aide sans reflechir a ces
+inconvenients, et il s'y prit si adroitement que bientot le cheval fut
+redresse et le cavalier degage. Mais celui-ci etait couvert de boue, et
+ne pouvait qu'a peine marcher en boitant. Transporte, tant bien que mal,
+dans la maison du suisse, et assis a son tour dans le grand fauteuil:
+
+--Monsieur, dit-il au chevalier, vous etes gentilhomme, a coup sur. Vous
+m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus
+grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce
+message est tres presse, comme vous le voyez, puisque mon cheval et moi,
+pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous
+comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe ecloppee, je ne
+saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter
+moi-meme. Voulez-vous y aller a ma place?
+
+En meme temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe doree
+d'arabesques, accompagnee du sceau royal.
+
+--Tres volontiers, monsieur, repondit le chevalier, prenant l'enveloppe.
+Et, leste et leger comme une plume, il partit en courant sur la pointe
+du pied.
+
+
+
+
+V
+
+
+Quand le chevalier arriva au chateau, un suisse etait encore devant le
+peristyle:
+
+--Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait plus
+les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers
+d'une demi-douzaine de laquais.
+
+Un grand huissier, plante au milieu du vestibule, voyant l'ordre et le
+sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courbe par le vent,
+puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin
+d'une boiserie.
+
+Une petite porte battante, masquee par une tapisserie, s'ouvrit aussitot
+comme d'elle-meme. L'homme osseux fit un signe obligeant: le chevalier
+entra et la tapisserie, qui s'etait entr'ouverte, retomba mollement
+derriere lui.
+
+Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon, puis
+dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets,
+puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant.
+
+--Suis-je encore ici au chateau de Versailles? se demandait le
+chevalier. Allons-nous recommencer a jouer a cligne-musette?
+
+Trianon n'etait, a cette epoque, ni ce qu'il est maintenant, ni ce qu'il
+avait ete. On a dit que madame de Maintenon avait fait de Versailles un
+oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon
+que _ce petit chateau de porcelaine_ etait le boudoir de Madame de
+Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il parait que Louis
+XV en mettait partout. Telle galerie ou son aieul se promenait
+majestueusement etait alors bizarrement divisee en une infinite de
+compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait
+papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.--Trouvez-vous de
+bon gout mes petits appartements meubles? demanda-t-il un jour a la
+belle comtesse de Seran.--Non, dit-elle, je les voudrais bleus. Comme le
+bleu etait la couleur du roi, cette reponse le flatta. Au second
+rendez-vous, madame de Seran trouva le salon meuble en bleu, comme elle
+l'avait desire.
+
+Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul, n'etait
+ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une
+jolie femme qui a une jolie taille gagne a laisser ainsi son image se
+repeter sous mille aspects. Elle eblouit, elle enveloppe, pour ainsi
+dire, celui a qui elle veut plaire. De quelque cote qu'il regarde, il la
+voit; comment l'eviter? Il ne lui reste plus qu'a s'enfuir, ou a
+s'avouer subjugue.
+
+Le chevalier regardait aussi le jardin. La, derriere les charmilles et
+les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commencait a
+poindre le gout pastoral, que la marquise allait mettre a la mode, et
+que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient
+pousser a un si haut degre de perfection. Deja apparaissaient les
+fantaisies champetres ou se refugiait le caprice blase. Deja les tritons
+boursoufles, les graves deesses et les nymphes savantes, les bustes a
+grandes perruques, glaces d'horreur dans leurs niches de verdure,
+voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs etonnes.
+Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient
+bientot detroner l'Olympe pour le remplacer par une laiterie, etrange
+parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai
+jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un maitre indolent, qui ne
+savait comment se desennuyer de Versailles dans Versailles meme.
+
+Mais le chevalier etait trop charme, trop ravi de se trouver la pour
+qu'une reflexion critique put se presenter a son esprit. Il etait, au
+contraire, pret a tout admirer, et il admirait en effet, tournant sa
+missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau,
+lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement:
+
+--Venez, monsieur.
+
+Il la suivit, et apres avoir passe de nouveau par plusieurs corridors
+plus ou moins mysterieux, elle le fit entrer dans une grande chambre ou
+les volets etaient a demi fermes. La, elle s'arreta et parut ecouter.
+
+--Toujours cligne-musette, se disait le chevalier.
+
+Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore, et
+une autre fille de chambre qui semblait devoir etre aussi jolie que la
+premiere, repeta du meme ton les memes paroles:
+
+--Venez, monsieur.
+
+S'il avait ete emu a Versailles, il l'etait maintenant bien autrement,
+car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la
+divinite. Il s'avanca le coeur palpitant; une douce lumiere, faiblement
+voilee par de legers rideaux de gaze, succeda a l'obscurite; un parfum
+delicieux, presque imperceptible, se repandit dans l'air autour de lui;
+la fille de chambre ecarta timidement le coin d'une portiere de soie,
+et, au fond d'un grand cabinet de la plus elegante simplicite, il
+apercut la dame a l'eventail, c'est-a-dire la toute-puissante marquise.
+
+Elle etait seule, assise devant une table, enveloppee d'un peignoir, la
+tete appuyee sur sa main, et paraissant tres preoccupee. En voyant
+entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme
+involontaire.
+
+--Vous venez de la part du roi?
+
+Le chevalier aurait pu repondre, mais il ne trouva rien de mieux que de
+s'incliner profondement, en presentant a la marquise la lettre qu'il
+lui apportait. Elle la prit, ou plutot s'en empara avec une extreme
+vivacite. Pendant qu'elle la decachetait, ses mains tremblaient sur
+l'enveloppe.
+
+Cette lettre, ecrite de la main du roi, etait assez longue. Elle la
+devora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'oeil, puis elle la lut
+avidement avec une attention profonde, le sourcil fronce et serrant les
+levres. Elle n'etait pas belle ainsi, et ne ressemblait plus a
+l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle sembla
+reflechir. Peu a peu, son visage, qui avait pali, se colora d'un leger
+incarnat (a cette heure-la elle n'avait pas de rouge): non seulement la
+grace lui revint, mais un eclair de vraie beaute passa sur ses traits
+delicats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de rose.
+Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se
+retournant vers le chevalier:
+
+--Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus charmant
+sourire, mais c'est que je n'etais pas levee, et je ne le suis meme pas
+encore. Voila pourquoi j'ai ete forcee de vous faire venir par les
+cachettes; car je suis assiegee ici presque autant que si j'etais chez
+moi. Je voudrais repondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de faire ma
+commission?
+
+Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de
+reprendre un peu de courage.
+
+--Helas! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de grace que vous me
+faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter.
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Je n'ai pas l'honneur d'appartenir a Sa Majeste.
+
+--Comment donc etes-vous venu ici?
+
+--Par un hasard. J'ai rencontre en route un page qui s'est jete par
+terre, et qui m'a prie...
+
+--Comment, jete par terre! repeta la marquise en eclatant de rire. (Elle
+paraissait si heureuse en ce moment, que la gaiete lui venait sans
+peine.)
+
+--Oui, madame, il est tombe de cheval a la grille. Je me suis trouve la,
+heureusement, pour l'aider a se relever, et, comme son habit etait fort
+gate, il m'a prie de me charger de son message.
+
+--Et par quel hasard vous etes-vous trouve la?
+
+--Madame, c'est que j'ai un placet a presenter a Sa Majeste.
+
+--Sa Majeste demeure a Versailles.
+
+--Oui, mais vous demeurez ici.
+
+--Oui-da! En sorte que c'etait vous qui vouliez me charger d'une
+commission.
+
+--Madame, je vous supplie de croire...
+
+--Ne vous effrayez pas, vous n'etes pas le premier. Mais a propos de
+quoi vous adresser a moi? Je ne suis qu'une femme... comme une autre.
+
+En prononcant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un regard
+triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire.
+
+--Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours oui dire que les hommes
+exercaient le pouvoir, et que les femmes...
+
+--En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine de
+France.
+
+--Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis _trouve la_ ce
+matin.
+
+La marquise etait plus qu'habituee a de semblables compliments, bien
+qu'on ne les lui fit qu'a voix basse; mais dans la circonstance
+presente, celui-ci parut lui plaire tres singulierement.
+
+--Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru
+pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur un
+cheval qui tombe en chemin.
+
+--Madame, je croyais,... j'esperais...
+
+--Qu'esperiez-vous?
+
+--J'esperais que le hasard... pourrait faire...
+
+--Toujours le hasard! Il est de vos amis, a ce qu'il parait; mais je
+vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste
+recommandation.
+
+Peut-etre la fortune offensee voulut-elle se venger de cette
+irreverence; mais le chevalier, que ces dernieres questions avaient de
+plus en plus trouble, apercut tout a coup, sur le coin de la table,
+precisement le meme eventail qu'il avait ramasse la veille. Il le prit,
+et, comme la veille, il le presenta a la marquise, en flechissant le
+genou devant elle.
+
+--Voila, madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici.
+
+La marquise parut d'abord etonnee, hesita un moment, regardant tantot
+l'eventail, tantot le chevalier.
+
+--Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous
+reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, apres la comedie, avec M. de
+Richelieu. J'ai laisse tomber cet eventail, et vous vous etes _trouve
+la_, comme vous disiez.
+
+--Oui, madame.
+
+--Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne vous
+ai pas remercie, mais j'ai toujours ete persuadee que celui qui sait,
+d'aussi bonne grace, relever un eventail, sait aussi, au besoin, relever
+le gant; et nous aimons assez cela, nous autres.
+
+--Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout a l'heure,
+j'ai failli avoir un duel avec le suisse.
+
+--Misericorde! dit la marquise, prise d'un second acces de gaiete, avec
+le suisse! et pour quoi faire?
+
+--Il ne voulait pas me laisser entrer.
+
+--C'eut ete dommage. Mais, monsieur, qui etes-vous? que demandez-vous?
+
+--Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait demande
+pour moi une place de cornette aux gardes.
+
+--Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous etes
+amoureux de mademoiselle d'Annebault...
+
+--Madame, qui a pu vous dire?...
+
+--Oh! je vous previens que je suis fort a craindre. Quand la memoire me
+manque, je devine. Vous etes parent de l'abbe Chauvelin, et refuse pour
+cela, n'est-ce pas? Ou est votre placet?
+
+--Le voila, madame; mais, en verite, je ne puis comprendre...
+
+--A quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier sur cette
+table. Je vais repondre au roi; vous lui porterez en meme temps votre
+demande et ma lettre.
+
+--Mais, madame, je croyais vous avoir dit...
+
+--Vous irez. Vous etes entre ici de par le roi, n'est-il pas vrai? Eh
+bien! vous entrerez la-bas de par la marquise de Pompadour, dame du
+palais de la reine.
+
+Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de stupefaction.
+Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses
+et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle
+avait montree pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui rapporta rien
+qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le
+desirait; elle le voulait, elle avait reussi. M. de Vauvert, qu'elle ne
+connaissait pas, bien qu'elle connut ses amours, lui plaisait comme une
+bonne nouvelle.
+
+Immobile, debout derriere elle, le chevalier observait la marquise qui
+ecrivait, d'abord de tout son coeur, avec passion, puis qui
+reflechissait, s'arretait et passait sa main sur son petit nez, fin
+comme l'ambre. Elle s'impatientait: un temoin la genait. Enfin elle se
+decida et fit une rature; il fallait avouer que ce n'etait plus qu'un
+brouillon.
+
+En face du chevalier, de l'autre cote de la table, brillait un beau
+miroir de Venise. Le tres timide messager osait a peine lever les yeux.
+Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir, par-dessus
+la tete de la marquise, le visage inquiet et charmant de la nouvelle
+dame du palais.
+
+--Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois
+amoureux d'une autre; mais Athenais est plus belle, et d'ailleurs ce
+serait, de ma part, une si affreuse deloyaute!...
+
+--De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa coutume,
+avait pense tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites?
+
+--Moi, madame? j'attends.
+
+--Voila qui est fait, repondit la marquise, prenant une autre feuille de
+papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se
+retourner, le peignoir avait glisse sur son epaule.
+
+La mode est une chose etrange. Nos grand'meres trouvaient tout simple
+d'aller a la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur gorge
+presque decouverte, et l'on ne voyait a cela nulle indecence; mais elles
+cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui
+montrent au bal ou a l'Opera. C'est une beaute nouvellement inventee.
+
+Sur l'epaule frele, blanche et mignonne de madame de Pompadour, il y
+avait un petit signe noir qui ressemblait a une mouche tombee dans du
+lait. Le chevalier, serieux comme un etourdi qui veut avoir bonne
+contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en
+l'air, regardait le chevalier dans la glace.
+
+Dans cette glace, un coup d'oeil rapide fut echange, coup d'oeil auquel
+les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: "Vous etes
+charmante" et de l'autre: "Je n'en suis pas fachee."
+
+Toutefois la marquise rajusta son peignoir.
+
+--Vous regardez ma mouche, monsieur?
+
+--Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire.
+
+--Tenez, voila ma lettre; portez-la au roi avec votre placet.
+
+--Mais, madame...
+
+--Quoi donc?
+
+--Sa Majeste est a la chasse; je viens d'entendre sonner dans le bois de
+Satory.
+
+--C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain, apres-demain, peu
+importe.--Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela a Lebel. Adieu,
+monsieur. Tachez de vous souvenir que cette mouche que vous venez de
+voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant a
+votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume a ne
+pas jaser tout seul aussi haut que tout a l'heure. Adieu, chevalier.
+
+Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de
+dentelles, tendit au jeune homme son bras nu.
+
+Il s'inclina encore, et du bout des levres effleura a peine les ongles
+roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut,
+mais un peu trop de modestie.
+
+Aussitot reparurent les petites filles de chambre (les grandes n'etaient
+pas levees), et derrieres elles, debout comme un clocher au milieu d'un
+troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le
+chemin.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Seul, plonge dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite chambre, a
+l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le
+surlendemain; point de nouvelles.
+
+--Singuliere femme! douce et imperieuse, bonne et mechante, la plus
+frivole et la plus entetee! Elle m'a oublie. Oh, misere! Elle a raison,
+elle peut tout, et je ne suis rien.
+
+Il s'etait leve, et se promenait par la chambre.
+
+--Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon pere disait vrai!
+La marquise s'est moquee de moi; c'est tout simple, pendant que je la
+regardais, c'est sa beaute qui lui a plu. Elle a bien ete aise de voir
+dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi,
+sont veritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits, mais quelle
+grace! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait la
+poussiere de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande, mais sa
+taille est bien prise.--Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie
+cherie! est-ce que moi aussi j'oublierais?
+
+Deux ou trois petits coups secs frappes sur la porte le reveillerent de
+son chagrin.
+
+--Qu'est-ce?
+
+L'homme osseux, tout de noir vetu, avec une belle paire de bas de soie,
+qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut.
+
+--Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masque a la cour, et madame
+la marquise m'envoie vous dire que vous etes invite.
+
+--Cela suffit, monsieur, grand merci.
+
+Des que l'homme osseux se fut retire, le chevalier courut a la sonnette:
+la meme servante qui, trois jours auparavant, l'avait accommode de son
+mieux, l'aida a mettre le meme habit paillete, tachant de l'accommoder
+mieux encore.
+
+Apres quoi le jeune homme s'achemina vers le palais, invite cette fois
+et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que
+lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui.
+
+Etourdi, presque autant que la premiere fois, par toutes les splendeurs
+de Versailles, qui, ce soir-la, n'etait pas desert, le chevalier
+marchait dans la grande galerie, regardant de tous les cotes, tachant de
+savoir pourquoi il etait la; mais personne ne semblait songer a
+l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque
+deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette, l'arreterent
+au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il eut tenu un
+pistolet; l'autre se leva et vint a lui:
+
+--Il parait, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le bras
+nonchalamment, que vous etes assez bien avec notre marquise.
+
+--Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous?
+
+--Vous le savez bien.
+
+--Pas le moins du monde.
+
+--Oh! si fait.
+
+--Point du tout.
+
+--Toute la cour le sait.
+
+--Je ne suis pas de la cour.
+
+--Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait.
+
+--Cela se peut, madame, mais je l'ignore.
+
+--Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est tombe de
+cheval a la grille de Trianon. N'etiez-vous pas la, par hasard?
+
+--Oui, madame.
+
+--Ne l'avez-vous pas aide a se relever?
+
+--Oui, madame.
+
+--Et n'etes-vous pas entre au chateau?
+
+--Sans doute.
+
+--Et ne vous a-t-on pas donne un papier?
+
+--Oui, madame.
+
+--Et ne l'avez-vous pas porte au roi?
+
+--Assurement.
+
+--Le roi n'etait pas a Trianon; il etait a la chasse, la marquise etait
+seule,... n'est-ce pas?
+
+--Oui, madame.
+
+--Elle venait de se reveiller; elle etait a peine vetue, excepte, a ce
+qu'on dit, d'un grand peignoir.
+
+--Les gens qu'on ne peut pas empecher de parler disent ce qui leur passe
+par la tete.
+
+--Fort bien, mais il parait qu'il a passe entre sa tete et la votre un
+regard qui ne l'a pas fachee.
+
+--Qu'entendez-vous par la, madame?
+
+--Que vous ne lui avez pas deplu.
+
+--Je n'en sais rien, et je serais au desespoir qu'une bienveillance si
+douce et si rare, a laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a touche
+jusqu'au fond du coeur, put devenir la cause d'un mauvais propos.
+
+--Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez
+provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde.
+
+--Mais, madame, si ce page est tombe, et si j'ai porte son message....
+Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interroge.
+
+Le masque lui serra le bras et lui dit:--Monsieur, ecoutez.
+
+--Tout ce qui vous plaira, madame.
+
+--Voici a quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la marquise,
+et personne ne croit qu'il l'ait jamais aimee. Elle vient de commettre
+une imprudence; elle s'est mis a dos tout le parlement, avec ses deux
+sous d'impot, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus grande
+puissance, la compagnie de Jesus. Elle y succombera; mais elle a des
+armes, et, avant de perir, elle se defendra.
+
+--Eh bien! madame, qu'y puis-je faire?
+
+--Je vais vous le dire. M. de Choiseul est a moitie brouille avec M. de
+Bernis; ils ne sont surs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils voudraient
+essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de vous
+peut en decider.
+
+--En quelle facon, madame, je vous prie?
+
+--En laissant raconter votre visite de l'autre jour.
+
+--Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les jesuites et le
+parlement?
+
+--Ecrivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas que le
+plus vif interet, la plus entiere reconnaissance....
+
+--Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une lachete que
+vous me demandez la.
+
+--Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique?
+
+--Je ne me connais pas a tout cela. Madame de Pompadour a laisse tomber
+son eventail devant moi; je l'ai ramasse, je le lui ai rendu; elle m'a
+remercie, elle m'a permis, avec cette grace qu'elle a, de la remercier a
+mon tour.
+
+--Treve de facons: le temps se passe: je me nomme la comtesse
+d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma niece;... ne dites
+pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous
+l'aurez demain, et, si Athenais vous plait, vous serez bientot mon
+neveu.
+
+--Oh! madame, quel exces de bonte!
+
+--Mais il faut parler.
+
+--Non, madame.
+
+--On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille.
+
+--Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer devant
+elle, il faut que mon honneur y soit aussi.
+
+--Vous etes bien entete, chevalier! Est-ce la votre derniere reponse?
+
+--C'est la derniere, comme la premiere.
+
+--Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma niece?
+
+--Oui, madame, si c'est a ce prix.
+
+Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard percant, plein de
+curiosite; puis, ne voyant sur son visage aucun signe d'hesitation, elle
+s'eloigna lentement et se perdit dans la foule.
+
+Le chevalier, ne pouvant rien comprendre a cette singuliere aventure,
+alla s'asseoir dans un coin de la galerie.
+
+--Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit etre un peu
+folle. Elle veut bouleverser l'Etat au moyen d'une sotte calomnie, et,
+pour meriter la main de sa niece, elle me propose de me deshonorer! Mais
+Athenais ne voudrait plus de moi, ou, si elle se pretait a une pareille
+intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! tacher de nuire a
+cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais!
+
+Toujours fidele a ses distractions, le chevalier, tres probablement,
+allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de
+rose, lui loucha legerement l'epaule. Il leva les yeux, et vit devant
+lui les deux masques pareils qui l'avaient arrete.
+
+--Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques,
+deguisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout a fait
+semblables, et que tout parut calcule pour donner le change, le
+chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'etaient plus les
+memes.
+
+--Repondrez-vous, monsieur?
+
+--Non, madame.
+
+--Ecrirez-vous?
+
+--Pas davantage.
+
+--C'est vrai que vous etes obstine. Bonsoir, lieutenant.
+
+--Que dites-vous, madame?
+
+--Voila votre brevet, et votre contrat de mariage.
+
+Et elle lui jeta son eventail.
+
+C'etait celui que le chevalier avait deja ramasse deux fois. Les petits
+amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre
+doree. Il n'y avait pas a en douter, c'etait l'eventail de madame de
+Pompadour.
+
+--O ciel! marquise, est-il possible?...
+
+--Tres possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa petite
+dentelle noire.
+
+--Je ne sais, madame, comment repondre....
+
+--Il n'est pas necessaire. Vous etes un galant homme, et nous nous
+reverrons, car vous etes chez nous. Le roi vous a place dans la cornette
+blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus
+grande eloquence que de savoir se taire a propos....
+
+Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si, avant de
+vous donner notre niece, nous avons pris des renseignements[8].
+
+[Note 8: Madame d'Estrades, peu de temps apres, fut disgraciee avec
+M. d'Argenson, pour avoir conspire, serieusement cette fois, contre
+madame de Pompadour. (_Note de l'auteur_.)]
+
+
+FIN DE LA MOUCHE.
+
+
+
+
+Ce conte a paru pour la premiere fois en 1853, dans le feuilleton du
+_Moniteur_.--C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait ete
+publie de son vivant.
+
+
+FIN DU TOME SEPTIEME.
+
+
+
+
+TABLE DU TOME SEPTIEME
+
+
+CROISILLES
+
+HISTOIRE D'UN MERLE BLANC
+
+PIERRE ET CAMILLE
+
+LE SECRET DE JAVOTTE
+
+MIMI PINSON
+
+LA MOUCHE
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of OEuvres Completes De Alfred De Musset
+(Tome Septieme), by Alfred De Musset
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE ALFRED ***
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+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
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+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
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+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
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+
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+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
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+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
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+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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