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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:49:00 -0700 |
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This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + FRANÇOIS COPPÉE + + + Henriette + + + [Illustration] + + + PARIS + ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR + 23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31 + + M DCCC LXXXIX + + _A + mon cher biographe et ami + M. DE LESCURE + je dédie bien affectueusement + cette simple histoire._ + + F.C. + +[Illustration] + + + + +HENRIETTE + + + + +I + + +Quand le curé eut donné l'absoute et quand les amis et connaissances +du défunt, sortis les premiers de l'église après avoir jeté l'eau +bénite, se furent formés en petits groupes sur la place Saint-Thomas +d'Aquin, des conversations s'engagèrent entre ces hommes du monde, +heureux de respirer l'air vif, au clair soleil de mars, après l'ennui +d'une messe interminable, dans l'atmosphère suffocante de l'encens et +du calorifère. + +--Ce pauvre Bernard... C'est dur, tout de même... Boucler sa malle à +quarante-deux ans! + +--Sans doute. Mais il ne s'est pas assez ménagé, convenez-en. En voilà +un qui aura fait la fête, hein!... + +--Et dit souvent: «J'en donne», à l'écarté. + +--Et usé le tapis de l'escalier de Bignon. + +--Il y a eu de l'albuminerie dans son affaire, n'est-ce pas? + +--Une vie brûlée, quoi!... Le jeu, les femmes, la bonne chère... +L'équipage du diable... Est-ce qu'il n'était pas un peu ruiné? + +--Pas du tout. Il venait encore de réaliser une vieille tante de cinq +à six cent mille francs. Il doit, au contraire, laisser à sa veuve et +à son fils une très jolie fortune. + +--Alors, la belle madame Bernard se remariera. + +--Qui sait? Peut-être pas, à cause du petit. Il paraît qu'elle adore +son fils. + +En somme, on regrettait peu ce mort de première classe, porté en +terre avec tout le luxe dont sont capables les Pompes funèbres: +messe chantée, fleurs de Nice, torchères à flamme verte autour du +catafalque. Et le plus beau maître des cérémonies! Oh! un gaillard +superbe, avec l'air de morgue et les favoris blancs d'un vieux pair +d'Angleterre, un homme précieux que l'administration ne sortait que +dans les grands jours et qui avait joué autrefois les pères-nobles en +province, s'il vous plaît! Mais, malgré tout cet apparat, le défunt, +M. Bernard des Vignes, député et membre du conseil général de +la Mayenne, ancien officier de cavalerie, chevalier de la Légion +d'honneur, etc., était traité selon ses mérites dans les entretiens +échangés à voix basse, derrière les mains gantées de noir. + +Et, de fait, il n'avait été qu'un viveur vulgaire, sans grâce, sans +élégance, resté provincial malgré ses quinze ans de Paris. Rien de +plus banal que son histoire. Riche, il épousait à vingt-huit ans la +fille d'un sénateur corse, ami personnel de Napoléon III, l'admirable +Mlle Antonini, dont la beauté de transtévérine faisait alors sensation +aux Tuileries et à Compiègne. Pendant quelque temps, il l'aimait, à +sa manière. Puis, tout à coup, sottement et injustement jaloux de +sa femme, il démissionnait de son grade de lieutenant aux dragons de +l'Impératrice, s'enfouissait dans ses terres, y prenait de lourdes +habitudes, ne quittait plus ses bottes de chasse et fumait sa pipe +à table, après le café, en sirotant des petits verres. Un fils lui +naissait, seule consolation de Mme Bernard, bientôt négligée par +l'ancien libertin de garnison, qui, après deux ans de ménage, allait +souvent à Paris tirer une bordée de matelot, et qui, dans ses sorties +de chasse, tout en déjeunant d'une rustique omelette sur un coin de +table, prenait la taille des filles de ferme. + +Le premier coup de canon de la guerre de 1870 éveilla pourtant un écho +dans l'âme de ce grossier jouisseur et lui rappela qu'il avait été +soldat. Commandant de mobiles, il se battit avec crânerie, attrapa une +blessure et la croix, et, aux élections, fut envoyé à la Chambre par +son département. En grosse bête qu'il était, il suivit les majorités. +De réactionnaire, il devint tour à tour centre droit, centre gauche, +opportuniste, n'ouvrit jamais la bouche que pour demander la clôture, +fut toujours réélu. Mais, contraint par ses fonctions d'habiter Paris, +il lâcha les rênes à son tempérament et se rua dans le plaisir. + +Mme Bernard fut alors tout à fait abandonnée et ne vit plus que +rarement et à peine, aux heures des repas, ce mari qu'elle n'avait +jamais aimé et qu'à présent elle méprisait. Trop honnête pour se +venger, trop fière pour se plaindre, elle fuyait le monde, et, presque +toujours seule dans son vaste appartement du quai Malaquais, elle se +consacrait tout entière à son fils, qui suivait, comme externe, +les cours du lycée Louis-le-Grand et donnait déjà les signes d'une +intelligence singulièrement précoce. Elle était de ces mères qui +apprennent le grec et le latin pour corriger les devoirs de leur +enfant et lui faire réciter ses leçons. On parlait d'elle avec +admiration; car les quelques femmes admises dans son intimité, +n'avaient aucun sujet de jalousie contre cette beauté qui se cachait, +beauté demeurée intacte cependant, sur laquelle la trentaine avait +mis la chaude pâleur d'un beau marbre et que le temps ni le chagrin +n'avaient marquée d'un seul coup d'ongle. Ce malheur, subi avec tant +de courage et de dignité, était cité partout comme un exemple, et la +médisance parisienne ne soulignait même pas d'un sourire le nom du +colonel de Voris, un camarade de promotion du mari, dont le sentiment +respectueux pour Mme Bernard des Vignes osait à peine se manifester +par de timides visites. + +Enfin, il était fini, le long supplice de cette pauvre femme. Bernard, +le gros Bernard, comme l'appelaient ses amis du club, n'avait pu +résister à sa dernière indigestion de truffes; et, sur le seuil de +l'église, autour du volumineux cercueil qu'attendait le fourgon des +Pompes funèbres, on formait le cercle, pour écouter les discours. + +Mais, tandis que défilaient les mensonges oratoires, «bon Français, +intrépide soldat, patriote éclairé», tous ces mondains, importunés +par ce mort dont il était trop longtemps question, pensaient tout +au plus--s'ils pensaient à quelque chose--à la belle et riche veuve, +enfin libre; et, lorsque la cérémonie fut terminée et que l'assistance +se dispersa, cette phrase fut maintes fois prononcée dans les +dialogues d'adieux: + +--La belle madame Bernard se remariera avant un an d'ici... +Voulez-vous le parier? + + + + +II + + +Quelques semaines après l'enterrement, Mme Bernard des Vignes, en +deuil, était assise devant son métier à tapisserie, près de la fenêtre +de son boudoir. Ses yeux absorbés, sans regard, erraient sur le +paysage du quai, si charmant par un beau jour. Mais elle ne voyait +ni le ciel de l'avant-printemps, d'un bleu si tendre, ni le fleuve en +marche sillonné par les joyeux bateaux et miroitant au soleil, ni +la noble façade du Louvre, ni le svelte bouquet d'arbres, au coin du +Pont-Royal, où déjà courait, dans les branches noires, comme une fumée +de verdure. S'abandonnant dans son fauteuil, accoudée, deux doigts +sur la tempe, la belle veuve, son buste de déesse étreint par la +robe noire bien ajustée, évoquait en une longue rêverie toute sa vie +passée. + +Elle se revoyait aux Tuileries, traversant pour la première fois, +au bras de son père, les salons magnifiques. Elle entendait derrière +elle, dans le sillage de sa robe de bal, un murmure d'admiration. +Elle voyait sur le visage de tous ceux qui la regardaient passer un +demi-sourire, une expression subitement heureuse, qui la remerciaient +d'être si belle. Elle le retrouvait, cet éclair des regards charmés, +dans les yeux mêmes de l'Empereur et de l'Impératrice, au moment de la +présentation; et comme, tout à coup, l'orchestre attaquait le brillant +prélude d'une valse, il lui semblait que cet air triomphal éclatait en +son honneur. + +Puis c'étaient plusieurs mois de fête, d'éblouissement. Elle +s'épanouissait, rose victorieuse, dans le groupe des jeunes filles de +la cour. Reine des amazones, à travers les taillis d'or et de flamme +de la forêt automnale, elle suivait au galop les chasses de Compiègne. +Elle était la célèbre Mlle Bianca Antonini, et la souveraine, +conquise par cet effluve de sympathie, qui émane des êtres +parfaitement beaux, ne passait jamais devant elle sans lui adresser +quelques paroles douces et flatteuses, qu'elle écoutait les yeux +baissés, avec une révérence confuse. + +Mais voilà ! pas de fortune. Point de dot, ou à peu près. Sans doute, +l'Empereur avait récompensé par un siège au Sénat les services du +vieil Antonini,--une de ces fidélités où se combinent l'instinct du +caniche et le fanatisme du mameluck, un de ces dévouements toujours +prêts à se jeter entre la poitrine du maître et le poignard des +assassins. Mais, excepté son traitement de sénateur, le vieux Corse ne +possédait rien qu'une maison en ruines et quelques hectares de maquis +dans le sauvage pays de Sartène. + +D'une probité robuste, ce conspirateur, dont les yeux de bon chien +et le sourire attendri sous une rude et grise moustache de gendarme +faisaient plaisir à Napoléon III en lui rappelant sa jeunesse et +ses mauvais jours, cet ancien sous-officier, qui avait risqué, dans +l'affaire de Strasbourg, le conseil de guerre et les balles du peloton +d'exécution pouvait montrer, au milieu des tripotages de l'époque, +des mains absolument pures. On savait que Mlle Antonini était pauvre. +Aussi, lorsque Bernard des Vignes, le beau lieutenant de dragons, +l'eut fait valser trois fois de suite au bal des Tuileries, tout le +monde l'estima très heureuse de rencontrer un parti de cent mille +francs de rente. + +Elle se mariait, sans entraînement, par raison, pour rassurer son père +inquiet de l'avenir; et, brusquement, tout son bonheur disparaissait +comme un décor qu'on enlève. C'était l'absurde jalousie de son mari, +l'exil en province, l'amer dégoût de découvrir dans l'homme à qui +elle avait lié sa vie un grossier viveur, bassement libertin, presque +ivrogne. Sans son nouveau-né, sans ce fils qu'elle avait elle-même +allaité et dont la venue lui avait empli de maternité le cÅ“ur et les +entrailles, cette Corse, qui était bien de son pays, fière, chaste, +vindicative, eût certainement quitté son indigne époux. Elle se +résignait pourtant, à cause de l'enfant. Mais de nouveaux malheurs +venaient alors la frapper. L'Empire s'écroulait, son père mourait, +tué raide d'un coup d'apoplexie par la nouvelle de la capitulation +de Sedan. Enfin, après la guerre, son mari, élu député, la remenait à +Paris... Et elle se rappelait les longues années d'ennui, de solitude, +passées dans ce même boudoir, près de cette même fenêtre, devant ce +fleuve qui coulait toujours, si lent, si monotone, comme sa vie! + +Sans doute, elle avait son fils, qu'elle aimait d'une tendresse +passionnée et qui, à treize ans, était déjà un compagnon pour elle, un +petit homme. N'avait-elle pas vécu jusqu'alors pour lui seul? Eh bien, +elle continuerait, voilà tout! Elle vieillirait auprès de lui, +le marierait, deviendrait grand'mère. Son cher petit Armand! Elle +l'attendait. Il allait revenir du lycée. Et elle s'attendrissait à +la pensée qu'il entrerait tout à l'heure dans cette chambre, frêle en +habits de deuil, qu'il se jetterait à son cou, qu'elle le baiserait +longuement, ardemment, sur son front pâle d'écolier laborieux, et +qu'elle le retiendrait ainsi dans ses bras, le regardant avec amour +bien au fond de ses profonds yeux noirs qu'il tenait d'elle, de ses +yeux si lumineux, si purs, où brûlait une flamme de pensée. + +Cependant un autre souvenir vient de traverser la rêverie de Mme +Bernard. + +Elle songe maintenant au seul ami de son mari qui soit devenu le sien, +au seul homme qui fasse s'émouvoir en elle une sympathie tendre. + +Voilà plusieurs années que, tous les jeudis,--c'est son «jour»,--vers +les six heures, moment où elle n'est jamais seule, le colonel de +Voris se présente chez elle, froid, correct, un peu raide même dans sa +redingote militairement boutonnée, qu'il s'assied dans le cercle des +dames, se mêle avec effort aux banalités de la conversation, refuse +une tasse de thé et se retire, après une visite d'un quart d'heure. +Il l'aime, elle en est certaine, et tant de respect, de timidité, +la touche, surtout chez le héros de Saint-Privat, qui, ayant eu son +cheval tué sous lui, avait ramassé un fusil de munition, comme Ney +en Russie, et ramené au combat ses troupes débandées. Il l'aime! Au +«shake-hand» de l'adieu, elle a toujours senti trembler la main droite +du colonel, cette main trouée d'un coup de lance allemande, que par +pudeur de sa cicatrice il ne dégante presque jamais... Si elle voulait +se remarier, pourtant? Cet homme d'honneur et de courage, ce paladin +au cÅ“ur jeune et aux tempes grises, serait pour Armand un protecteur, +un guide dans la vie, un nouveau et meilleur père. + +Tandis que l'esprit de la veuve suit la pente de cet espoir, une +douceur infinie se répand sur son beau visage. Qu'a-t-elle donc? +Pourquoi son cÅ“ur bat-il plus fort et plus vite? + +Tout à coup, un domestique annonce le colonel de Voris. + +Assurément, il doit à Mme Bernard une visite de sympathie, et sa +qualité d'ancien ami lui permet de se présenter à un jour, à une heure +quelconques. Mais pourquoi précisément aujourd'hui, pourquoi à ce +moment où elle est avec lui en pensée? Cette complicité du hasard, +n'est-ce pas étrange? + +Et, en voyant entrer le colonel,--l'air toujours jeune, la taille +mince, la moustache semblant très noire par le contraste des cheveux +gris,--Mme Bernard est toute troublée. Il s'approche, lui tend la +main,--sa main mutilée sous le gant,--s'assied près d'elle; lui parle +de son deuil. + +--J'étais de cÅ“ur avec vous dans votre douleur, lui dit-il, vous n'en +doutez pas. + +Rien de plus sur ce pénible sujet. Il a la délicatesse de comprendre +qu'elle serait choquée par des doléances hypocrites. Il s'informe +alors d'Armand, et sa voix devient amicale quand il prononce le nom de +l'enfant. + +Mais comme l'entretien languit, coupé de silences: + +--Je venais aussi, madame, dit le colonel avec un peu d'hésitation, +vous demander un conseil. + +--Un conseil? A moi?... Et lequel? + +--Avant votre deuil, j'avais l'intention de retourner en Algérie. +Je voulais m'éloigner, j'avais une peine intime... Or, à présent, +le nouveau ministre de la guerre m'offre de faire partie de son +état-major, de rester à Paris... Le chagrin qui me poussait à fuir +n'existe plus, ou du moins il n'est plus sans espoir... J'hésite... +Dois-je rester, ou partir? Je le demande simplement, franchement, à +votre amitié. + +Mme Bernard a compris. Sous cette forme à peine voilée, le colonel lui +demande s'il peut attendre la récompense de sa silencieuse fidélité. +Elle n'a qu'à dire un mot, «restez», et, dans un an, elle sera la +femme d'un homme qu'elle estime, qui la consolera de toutes les +misères du passé, qui sera paternel pour son cher Armand. Elle pourra +connaître le bonheur, aimer, vivre!... + +Mais la porte s'ouvre brusquement, une fraîche voix d'enfant crie: +«Bonjour, mère!» Mme Bernard tressaille. C'est son fils qui revient +du collège, et qui, ayant jeté ses livres sur la table, lui saute +joyeusement au cou. + +--Bonjour, mon enfant, dit le colonel, voulez-vous me donner une +poignée de main? + +Armand connaît à peine ce visiteur à l'air grave. Il est de nature un +peu sauvage. Cependant, il touche la main qui lui est offerte, mais +par obéissance polie, et dans ses grands yeux noirs passe un regard +d'inquiétude, presque de soupçon. Mme Bernard a observé son fils. Elle +voit combien cet homme et cet enfant sont étrangers l'un à l'autre, +et, profondément remuée par l'admirable, par le tout puissant instinct +maternel, elle rougit, elle sent à ses oreilles une chaleur de honte. +A quoi pensait-elle donc tout à l'heure, grand Dieu? + +Alors, se levant de son fauteuil, elle attire Armand tout près d'elle, +pose avec un geste caressant, une de ses mains sur la tête de son +fils, et, d'une voix calme, les yeux baissés, elle dit au colonel +debout devant elle: + +--Je vous dois une réponse, mon cher monsieur de Voris, et elle sera +aussi loyale que votre demande. Je crois... oui, je crois que vous +feriez mieux d'aller en Algérie. + +Et ayant salué respectueusement, le colonel s'éloigne d'un pas ferme, +comme un soldat à qui son chef a dit d'aller se faire tuer, et qui y +va. + +C'est décidé. La belle Mme Bernard des Vignes ne se remariera pas. + + + + +III + + +A partir de cette heure décisive, l'amour de la veuve pour son fils +s'accrut en raison du sacrifice qu'elle lui avait fait, et devint +encore plus passionné, presque jaloux. Elle ne pouvait plus se passer +de la présence d'Armand. Elle avait besoin sinon de le tenir sous +ses yeux, du moins de le savoir à la maison, tout près d'elle. Elle +souffrait de ses absences, pourtant assez courtes, puisqu'il n'allait +au lycée que pour en suivre les cours, et parfois, prise d'un +impérieux désir de le revoir une demi-heure plus tôt, elle demandait +sa voiture et se faisait conduire à la porte de Louis-le-Grand. Elle +arrivait là bien en avance, s'impatientait, jetait sur la porte du +lycée des regards d'amoureuse venue la première au rendez-vous. Enfin, +elle entendait le roulement de tambour annonçant la fin de la +classe, et si l'enfant sortait un des derniers, elle en souffrait +positivement, songeait presque à lui reprocher de ne pas avoir +pressenti qu'elle était là . Vite, elle le faisait monter dans le +coupé, l'étreignait pour le baiser au front, comme s'il fût revenu +d'un long voyage, et pendant tout le temps du retour le retenait ainsi +contre elle, avec un geste d'avare. + +Quelquefois Armand sortait du lycée, riant et causant avec un +camarade, et Mme Bernard, soudain inquiétée, posait à son fils vingt +questions pressantes: «Comment s'appelle-t-il? Qui est-il? Que font +ses parents? Veux-tu vraiment en faire ton ami?». Et si Armand, avec +le facile enthousiasme de son âge, parlait chaleureusement de son +jeune condisciple, vantait son esprit ou sa bonté, Mme Bernard +éprouvait une sensation pénible, se méfiait déjà de ce nouveau venu +qui lui prenait un peu de son enfant. C'était injuste, elle le savait, +elle s'en accusait. N'aurait-elle pas dû se réjouir, au contraire, +qu'Armand fût affectueux et cordial? + +--Invite ce jeune homme à venir à la maison, disait-elle en faisant un +effort. Je serai charmée de le recevoir. + +Et, quand elle revoyait le camarade, elle tâchait d'être très +gracieuse, comme pour se punir de son mauvais sentiment. Mais elle y +réussissait mal; c'était plus fort qu'elle; et elle ne retrouvait +la possession d'elle-même que lorsque l'autre était parti et qu'elle +avait de nouveau son fils tout entier, à elle toute seule. + +Armand se rendait parfaitement compte de ce que la tendresse de sa +mère avait d'exclusif et d'ombrageux. Car tout en lui, intelligence et +sensibilité, s'était prématurément développé, et cela même à cause de +l'éducation spéciale de son enfance, très solitaire, très caressée, +dans la tiédeur des jupes maternelles. Il ne restait déjà plus, dans +cette nature d'élite, aucun des instincts égoïstes, brutaux, ingrats, +qui sont, hélas! naturels chez les très jeunes gens. Cet enfant +extraordinaire, qui faisait des études excellentes et cueillait, en se +jouant, tous les lauriers universitaires, comprit, excusa, admira le +cÅ“ur maternel qui l'aimait d'un amour si aigu, jusqu'à la +souffrance, et il n'y toucha que d'une main pieuse et légère, avec les +délicatesses d'un homme fait. + +Ce fut une immense joie pour Mme Bernard quand elle reconnut qu'elle +était tant et si bien aimée. Alors elle se reprocha d'absorber son +fils, de le trop garder près d'elle. Elle attira dans sa maison et +reçut avec bonté les camarades de son Armand, voulut lui donner +plus de liberté. Mais loin d'en abuser, comme l'eût fait tout autre +adolescent, il redoublait d'assiduité, de touchantes attentions. +Pendant plusieurs années, elle fut la plus heureuse des mères. + +Un de ses très vifs plaisirs était de sortir à pied, dans Paris, au +bras de son fils. Il finissait sa dernière année de collège, était +devenu un svelte et charmant jeune homme, s'habillant bien, sans +gaucherie. Quant à Mme Bernard, elle avait franchi victorieusement la +trente-sixième année. Bien des têtes se retournaient sur leur passage; +mais la belle veuve ne remarquait même pas que tous les hommes avaient +encore pour elle un regard soudainement charmé, tout occupée qu'elle +était de chercher, dans les yeux des femmes, un instant fixés sur son +fils, ce sourire fugitif qui signifie clairement: «Le joli garçon!» Il +ne paraissait pas y prendre garde, d'ailleurs, et c'était une douceur +de plus pour cette mère, de se dire que son cher fils, si intelligent, +si précoce, était en même temps si pur et ignorait à ce point sa +beauté. + +Elle y songeait bien quelquefois, à cette crise solennelle de la +puberté, à cette redoutable métamorphose qui, de l'adolescent, fait +un homme. Oui, un jour viendrait--jour maudit!--où son Armand aimerait +une autre femme autrement et plus qu'elle. Cette pensée la faisait si +douloureusement souffrir que, prise de lâcheté, elle ne voulait pas +s'y arrêter, la chassait de son esprit. A coup sûr,--mais plus tard, +oh! bien plus tard,--quand Armand aurait fait son droit, entrepris une +carrière, il se marierait. Cela, c'était tout naturel. Et alors elle +serait raisonnable, l'aiderait à choisir une compagne qui pût le +rendre heureux. Mais la maîtresse, la voleuse de jeunes cÅ“urs, celle +qui prend un fils à sa mère et le lui renvoie les sens troublés et +les yeux meurtris, celle-là était, pour la Corse rancunière, pour +la chaste veuve du débauché, pour la mère exigeante et jalousé, une +ennemie d'avance exécrée, à laquelle elle ne pouvait penser sans +serrer les dents et sans trembler de colère. + + + + +IV + + +Cette rivale future, Mme Bernard des Vignes l'introduisit elle-même +dans sa maison, au moment où son fils, qui venait d'atteindre sa +vingtième année, commençait ses études de droit. + +Elle s'appelait Henriette Perrin et était une simple ouvrière en +journées. Une amie de Mme Bernard, personne extrêmement charitable, +lui avait chaudement recommandé cette jeune fille. A peine âgée de +dix-neuf ans, orpheline de père et de mère, elle n'avait pour vivre +que son gain,--trois francs par jour et nourrie,--et trouvait encore +moyen, avec d'aussi faibles ressources, d'aider une tante très âgée +chez qui elle demeurait. Mme Bernard fut séduite au premier abord par +cette jolie enfant, si gracieuse, si décente, et s'habillant avec le +goût instinctif des fillettes de Paris, qui vous ont tout de suite +l'air d'une dame dans une robe à vingt sous le mètre, chiffonnée de +leurs mains industrieuses. L'ouvrière fut aussi prise en amitié +par Léontine, la vieille femme de charge, qui fit sur elle, à sa +maîtresse, les rapports les plus favorables. + +--Cette pauvre petite! disait-elle à Mme Bernard. Ça vous arrive +à pied, du fond de Vaugirard, dès huit heures du matin, et à jeun +encore. Je lui donne son café au lait, et bien vite elle s'installe +au petit salon, dans l'embrasure de la fenêtre, tranquille comme +Baptiste, sans faire plus de bruit qu'une souris. Ah! c'est mam'zelle +Silencieuse! Toute la journée, elle tire son aiguille. Et je te couds, +et je te couds... Jolie avec ça. Madame a remarqué ses beaux cheveux +blonds... Et une taille à tenir dans les deux mains... Comme Madame +me l'a permis, je lui apporte ses repas sur un guéridon. Car Madame +a bien raison: pour une jeunesse, ça ne vaut rien, l'office et la +société des domestiques. Elle mange très proprement, sans laisser +tomber une miette de pain. Alors, des fois, nous faisons un bout de +causette. Elle a bien du mal, allez! madame. Figurez-vous que, +sans elle, sa tante serait, à l'heure qu'il est, avec les vieilles +priseuses qu'on voit se chauffer au soleil, sur les bancs, devant la +Salpêtrière. Si jeune, si courageuse, et des charges de famille! Si ça +ne fait pas pitié! + +Mme Bernard reconnut bientôt par elle-même que la jeune ouvrière +méritait réellement tout ces éloges, trouva toujours en elle un petit +être doux, timide, laborieux, touchant, et, pour lui marquer son +intérêt, lui assura trois journées de travail par semaine. Elle prit +l'habitude, quand elle traversait le petit salon, de voir, près de la +fenêtre, cette gentille tête blonde penchée sur son ouvrage, et +elle s'arrêtait souvent pour adresser à Henriette quelques paroles +encourageantes. Il y avait même apparemment un charme qui émanait +de cette enfant, car lorsque Mme Bernard ne la voyait pas à sa place +accoutumée, elle songeait, avec une nuance de regret: + +--Tiens! ce n'est pas son jour. + +C'était ainsi depuis quelques mois, quand Mme Bernard reçut une +lettre d'une orthographe incertaine et d'une écriture maladroite, par +laquelle Henriette prenait congé d'elle, la remerciait de ses bontés +et lui annonçait qu'elle avait trouvé un emploi régulier chez une +couturière en vogue. + +--Cette petite aurait bien pu venir m'annoncer cela elle-même, se dit +Mme Bernard, un peu choquée. Il me semble que j'ai été assez bonne +pour elle... Après tout, le temps de ces gens-là est précieux. C'est +leur gagne-pain. Tant mieux si elle a trouvé une bonne place. + +Et elle n'y pensa plus. + +Mais, quelques jours plus tard, étant entrée dans la chambre de son +fils pour renouveler les fleurs des jardinières, elle vit une lettre +tombée sur le tapis, la ramassa pour la poser sur le bureau, jeta +machinalement un regard sur l'enveloppe, y lut le nom d'Armand Bernard +et reconnut avec stupéfaction la calligraphie enfantine de l'ouvrière. +Un soupçon soudain lui glaça le cÅ“ur. Avait-elle ou non le droit de +lire cette lettre? Elle ne s'arrêta pas même trois secondes devant +ce scrupule. Il s'agissait de son fils, pour qui elle eût commis un +parjure, un meurtre, n'importe quel crime. Elle arracha vivement le +papier de son enveloppe, le déplia, et ces mots lui éclaboussèrent et +lui brûlèrent les yeux, comme un jet de vitriol. + +«Mon Armand bien aimé, viens _m'attendre_ ce soir à la sortie du +magasin. Nous passerons la _soirée_ ensemble. + +Je t'adore, + +HENRIETTE» + +Congestionnée, foudroyée, une sensation de brûlure à la racine de +chacun de ses cheveux, les genoux cassés par le choc de l'émotion, Mme +Bernard tomba, s'écroula dans le fauteuil de travail de son fils. + +Ainsi, ce qu'elle redoutait, ce qu'elle osait à peine prévoir,--et +seulement dans un lointain avenir,--était un fait accompli. Son fils +avait une maîtresse. Et laquelle? La couturière de la maison! Pourquoi +pas la bonne, la laveuse de vaisselle? Oui! son Armand que, la +veille encore, elle croyait pur comme une primevère, son exquis et +aristocratique enfant, pâle et mince, ayant l'air d'un petit prince de +sang royal, appartenait à cette gamine des faubourgs, à cette fille +du ruisseau de Paris. Il l'aimait sans doute, et il avait peut-être +couvert de baisers cette horrible lettre, qui était écrite comme une +note de blanchisseuse. Et elle n'avait rien vu, elle ne s'était méfiée +de rien! Oh! l'aveugle, la stupide! + +Comment! c'était elle-même qui, par imbécile bonté, avait laissé +pénétrer sous son toit, protégé cette drôlesse? Mais voilà qui était +plus fort. A présent, elle se rappelait avoir attiré l'attention +d'Armand sur l'ouvrière, avoir parlé d'elle devant lui avec sympathie. +Alors, c'était pour cela qu'elle avait consacré à Armand toutes les +minutes de son existence, pour cela qu'elle avait supporté sans une +plainte les longues années d'outrage et d'abandon de son mariage, pour +cela qu'elle avait renoncé à l'espoir, à la certitude du bonheur en +éloignant le colonel de Voris! C'était pour que cet enfant surveillé +comme un trésor d'avare, soigné comme une fleur de serre, pour que +ce chef-d'Å“uvre maternel, sorti et créé de ses entrailles, de son +dévouement, de son amour, devînt, en un instant, au premier appel +du sexe, à la première poussée des sens, le régal d'une grisette, le +caprice et l'amusement d'une fille! Et elle avait eu la naïveté, la +bêtise de le croire meilleur, plus délicat que les autres hommes! +Allons donc! Il l'avait bien dans les veines, le sang de son père, le +sang de vice et de débauche qui donnait au gros Bernard des apoplexies +de désir devant la pire des maritornes. Eh bien, là , vraiment! c'était +du propre! + +Brisée, navrée, un cloaque d'amertume et de dégoût dans le cÅ“ur, Mme +Bernard des Vignes restait assise, les yeux sur la fatale lettre, +dans cette jolie chambre, où tout,--les meubles élégants, la lumière +discrète, les livres bien reliés, jusqu'au fin parfum des menus objets +en cuir de Vienne placés en ordre sur le bureau,--tout lui rappelait +les habitudes raffinées, l'enfance pure et studieuse de son fils. +Et cette lettre qu'elle tenait à la main, cette lettre pareille à +un crapaud rencontré dans le sable ratissé d'un parc anglais, cette +lettre qui puait le peuple, bousillée sur du papier acheté chez +l'épicier, avec ses deux grossières fautes d'orthographe et sa +vulgaire écriture d'enfant des écoles primaires, faisait monter une +nausée aux lèvres de l'honnête femme. + +Tout à coup, Armand entra, son portefeuille d'étudiant sous le bras, +insoucieux, léger, une belle flamme de jeunesse dans les yeux, et, +surpris de trouver sa mère chez lui: + +--Tiens! tu es ici! s'écria-t-il joyeusement. Bonjour, maman. + +Mais Mme Bernard s'était levée, raide, toute pâle. Elle jeta la lettre +d'Henriette sur le bureau, la montra à son fils d'un doigt frémissant; +et, d'une voix qu'il ne lui connaissait pas, d'une voix sonnant le +métal et chargée d'insulte et de colère: + +--J'ai lu, dit-elle. Une autre fois, aie soin de ne pas laisser +traîner les lettres de ta maîtresse. + +Elle ajouta encore, comme suffoquant: + +--Une pareille fille! + +Et, laissant le jeune homme stupéfait et pourpre de honte, la mère +irritée sortit en faisant claquer la porte. + + + + +V + + +Pourtant ces pauvres enfants étaient bien excusables. + +Tout comme sa mère, Armand, quand il traversait le petit salon, +s'était intéressé à ce gentil profil, qui s'inclinait légèrement pour +le saluer. Mais il n'avait pas vu, l'innocent qu'il était, le regard +vite détourné, mais si tendre, qu'on lui jetait au passage, ni la +rougeur qui montait alors au visage de l'ouvrière. Quant à elle, la +première fois qu'elle avait aperçu Armand,--oh! du premier choc, sans +se défendre,--elle était tombée amoureuse de lui, et ce beau et fin +jeune homme, aux gestes harmonieux, aux yeux si ardents et si doux, +lui était apparu comme un être d'une essence supérieure. Henriette +était sage, non pas ignorante. Dès l'apprentissage, les conversations +entre camarades l'avaient instruite. Mais jamais son désir n'eût été +assez audacieux pour s'élever jusqu'à l'objet de son naissant amour. + +A ses yeux, Armand était un «riche», un de ceux que les pauvres ne +peuvent connaître, ne voient que de loin. Elle était sûre qu'il avait +une «bonne amie», car on ne suppose pas, au faubourg, qu'un homme +puisse demeurer pur jusqu'à vingt ans;--mais celle qu'il aimait devait +être une femme de son monde, une «belle dame», et, sans la connaître, +mais ne doutant pas de son existence, Henriette la trouvait bien +heureuse et lui enviait la joie de passer ses doigts chargés de bagues +dans la noire et rebelle chevelure, toujours un peu en désordre, +du jeune patricien. Elle, la pauvre fille! devait se contenter +de l'admirer à distance, respectueusement. Quand il lui disait en +passant: «Bonjour, mademoiselle», c'était quelque chose d'exquis +qu'Henriette sentait se fondre dans son cÅ“ur. Mais s'imaginer qu'elle +pût fixer l'attention d'Armand, lui paraître jolie!... Non! elle +n'était pas si folle. + +Il la trouvait délicieuse. Il était entraîné vers elle par toutes ses +curiosités, toutes ses ardeurs d'ingénu en qui venait d'éclater et +de s'épanouir avec violence la fleur intacte du désir. Sans doute, il +était resté chaste, n'ayant connu ni les turpitudes des dortoirs +de collège, ni les brutales initiations de la Cythère vénale. Mais +l'heure de la crise avait sonné. A la seule pensée que cette charmante +fille était là , sous le même toit que lui, Armand succombait sous le +poids d'une soudaine langueur, devenait incapable de tout travail. +Laissant brusquement ses livres ouverts, il trouvait hypocritement +pour lui-même un prétexte de circuler dans l'appartement, de traverser +la pièce où se tenait Henriette assise et cousant, de l'envelopper +d'un rapide regard, de recevoir l'éclair fugitif de ses yeux. Puis il +rentrait dans sa chambre d'étudiant, se jetait avec fatigue sur son +canapé et restait là , accablé, le front chaud, les mains inquiètes, +avec des bâillements et des envies de pleurer. + +Mieux informée sur la vie, Henriette finit par s'apercevoir du trouble +du jeune homme en sa présence. Était-ce possible? Elle lui plaisait! +Ce «petit monsieur», si délicat, si «mignon», comme elle se le disait +en pensée dans son langage populaire, cet Armand qui lui semblait être +d'une autre race qu'elle-même, qui lui faisait l'effet d'une sorte de +demi-dieu, daignait prendre garde à elle! Dans son humilité sincère, +elle en fut d'abord toute confuse. Puis une tendresse infinie inonda +son cÅ“ur. + +Ah! Armand n'avait qu'à faire un signe. Tout ce qu'il voudrait, +tout de suite! Très simple, purement instinctive, elle ignorait la +coquetterie, les manèges d'amour. Oui! sur un clin d'Å“il, elle était +prête à s'offrir, elle et sa jeunesse fleurie, prête à donner son +cÅ“ur surtout, au fond duquel elle sentait une force mystérieuse, +irrésistible, qui la soulevait, qui la poussait dans les bras +d'Armand. Déjà , elle se reprochait de ne pas lui faire les premières +avances. Elle le voyait si timide, elle aurait voulu l'encourager. +Mais elle ne pouvait vaincre un reste obstiné de pudeur. C'eût été si +facile pourtant de répondre au regard d'Armand par un regard, à son +sourire par un sourire. La sotte! Maintenant, quand il passait près +d'elle, elle n'avait même plus le courage de lever la tête. De sorte +que les jours et les jours s'écoulaient sans que le jeune homme adoré +se doutât qu'il le fût, et sans que ce maladroit Daphnis comprît qu'il +était attendu comme Jupiter. + + + + +VI + + +Mais la catastrophe était inévitable. + +Par un beau dimanche,--on était à la fin du mois de mai,--par un +dimanche de ciel bleu, de soleil et de robes claires, Armand, qui +devait dîner chez un de ses camarades, avait pris congé de sa mère +vers quatre heures et était allé se promener au hasard. + +Une fois dehors, malgré l'air tiède et l'éclatante lumière, il se +sentit affreusement triste. Il enviait tout le petit monde qui passait +par couples, avec un air de fête. Quel Parisien, dans les heures +troublées de la prime jeunesse, n'a pas connu ces flâneries +épuisantes, cette sensation si douloureuse de solitude et d'angoisse +au milieu de la foule? + +Il remonta, en traînant ses pas, toute la rue des Saints-Pères +jusqu'au bout, tourna à droite par la rue de Sèvres, dépassa le square +planté de platanes, les devantures fermées du Bon Marché, et continua +son chemin sur le spacieux trottoir qui longe le vieux mur de +l'hôpital Laënnec. A cette heure-là , le dimanche, en été, cette +large rue du faubourg clérical est à peu près déserte. Les boutiques +d'objets de piété sont closes. Les dévotes et les bandes d'orphelines +sont déjà revenues des vêpres. Quelques rares passants, ouvriers +et petits bourgeois endimanchés. Ça et là , deux pioupious gantés de +blanc, la soutane noire d'un prêtre qui se hâte. C'est tout. Et de dix +minutes en dix minutes, au milieu de la chaussée, l'omnibus passe avec +de lourds cahots, comme endormi. + +Mais, autour de la porte de l'hôpital, les mesquins étalages de +fleurs, de biscuits et d'oranges, l'entrée et la sortie des visiteurs, +entretiennent un peu d'animation. Ce fut au milieu de ce rassemblement +que, tout à coup, Armand aperçut Henriette à quelques pas devant lui. + +Elle était vêtue d'une robe de rien du tout, bleue à pois blancs, mais +qui moulait sa souple et svelte taille. Sur son méchant chapeau de +paille brune frissonnait un gentil bouquet de bleuets, et, de sa main +bien gantée, elle tenait sur son épaule son ombrelle ouverte. Elle +était charmante ainsi, la Parisienne, et c'était la jeunesse même. En +reconnaissant Armand, elle devint toute rose, et sa bouche épanouie, +ses dents étincelantes, ses yeux de myosotis mouillés de rosée, sa +chevelure blonde où pétillaient des points d'or, jusqu'à son humble et +fraîche toilette, tout en elle sembla sourire. + +Armand avait soulevé son chapeau, et, bien que son cÅ“ur battît +à coups profonds, il allait passer outre, le niais! Mais elle lui +adressa un si gracieux: «Bonjour, monsieur», qu'il s'arrêta, et, +voulant engager la conversation, ne sachant trop que dire, il lui +demanda, d'une voix un peu frémissante, d'où elle venait ainsi. + +Elle lui répondit avec un égal embarras, parlant pour parler, très +vite. + +Elle sortait de cet hôpital, où elle était allée porter quelques +douceurs à sa tante, malade depuis quinze jours. Mais ce ne serait +rien. La bonne femme allait déjà mieux et devait être envoyée bientôt +à l'asile des convalescents. Henriette s'en réjouissait, car c'était +bien triste pour elle de trouver tous les soirs, comme elle disait, +«la maison seule». + +Ils ne pensaient, ni l'un ni l'autre, à leurs paroles. Ils se +regardaient au fond des yeux, émus à en trembler. Cette rencontre, cet +entretien, leur paraissaient à tous deux un événement extraordinaire. +Parler ainsi, en pleine rue, à cette jeune fille, qu'après tout il +connaissait à peine, était pour Armand l'action la plus téméraire de +sa vie; et quant à la grisette amoureuse, elle était éperdue comme +une bergère de conte féerique à qui le fils du roi vient, en grand +équipage, demander sa main. + +Sans s'en apercevoir, les deux jeunes gens s'étaient mis à marcher +côte à côte. Armand, la bouche sèche, un battement de sang aux deux +tempes, cherchait vainement quelque chose à dire. + +--Et alors, mademoiselle... à présent... vous allez vous promener? + +--Oh! mon Dieu, non, monsieur. Je vais rentrer tout doucement à la +maison, faire mon petit dîner... Allez! ce ne sera pas long... Et puis +on se couchera de bonne heure. Il faut que je sois levée à sept heures +du matin, vous savez bien. + +Armand frémit à la pensée qu'elle allait le quitter, s'éloigner, +n'être plus là . Un projet, d'une audace énorme de sa part, lui +traversa la pensée; et, tout en balbutiant, pris de l'héroïsme des +poltrons: + +--Vous me disiez tout à l'heure, mademoiselle, que c'était bien triste +pour vous de passer la soirée toute seule. Eh bien, puisque vous êtes +libre... si vous vouliez me faire un grand plaisir... oh! mais, je +vous assure, un très grand plaisir... vous viendriez... dîner avec +moi. + +Henriette eut un étourdissement de surprise et de joie. Elle croyait +rêver. Le conte de fée continuait. + +--Comment! vous voudriez, monsieur Armand?...--et déjà une nuance +d'intimité s'établissait entre eux par ce prénom d'Armand qu'elle +prononçait pour la première fois.--C'est sérieusement?... vous +m'invitez à dîner? + +Il crut qu'elle allait refuser, et cette crainte l'enhardit encore. + +--Mais oui. Dînons ensemble... Là , comme deux camarades... Je suis +attendu chez un ami. Mais qu'importe! Je m'excuserai. J'enverrai un +mot, du restaurant... Oh! acceptez. Vous me rendrez si heureux. + +Puis il ajouta, perdant la tête: + +--Vous êtes si charmante! Je voudrais tant vous connaître mieux, +devenir un peu votre ami!... + +Et il osa lui offrir le bras. + +Henriette le prit. Elle se sentait défaillir, et ravie, livrant aussi +son secret, elle murmura: + +--Quel bonheur! Moi qui ne fais que penser à vous! + +Pauvres enfants! Depuis un quart d'heure à peine, ils pouvaient se +parler librement, et déjà , dans leur sincérité naïve, ils avaient +échangé leurs aveux. Ébahis et muets de bonheur, ils allaient devant +eux, sans savoir où. Ils avaient atteint le boulevard Montparnasse, où +circulaient de nombreux promeneurs, et les bonnes gens se retournaient +avec un sourire pour suivre ce joli couple si bien appareillé, si +gracieux et si jeune. Mais les amoureux n'y prenaient pas garde, +absorbés qu'ils étaient dans leur joie intime. Ils se remirent à +causer. Ils se rappelèrent les jours de timidité et de contrainte. + +--Ainsi, c'est vrai? demandait Armand. Vous aviez depuis longtemps un +peu de sympathie pour moi? + +--C'est-à -dire, répondait Henriette, que je ne vivais plus que pour +les minutes où vous traversiez le petit salon... Quand je voyais +seulement le bouton de la porte qui tournait... allez! je devinais +bien si c'était vous... Oh! si vous saviez!... + +--Est-ce possible?... Et je ne me suis aperçu de rien! + +--Oh! moi, disait alors Henriette avec une toute petite malice dans le +regard, j'avais bien remarqué que vous passiez près de moi souvent. + +--Et dire, reprenait Armand qui s'exaltait, que les choses auraient pu +durer toujours ainsi, et que, sans notre rencontre de ce soir... Mais +c'est fini, tout cela, heureusement! C'est bien fini! Quel bon hasard +que je vous aie rencontrée!... Pour un rien, j'allais passer sans vous +dire un mot. Je suis si peu hardi! Mais j'ai vu tout de suite dans vos +yeux qu'il fallait vous parler, que cela vous ferait plaisir... +Nous nous connaissons, à présent, n'est-ce pas? Et nous allons nous +arranger pour nous revoir... souvent, oh! le plus souvent possible!... +et vous deviendrez ma petite amie, voulez-vous? + +Et la fillette, avec sa franchise populaire, qu'un sceptique eût prise +pour de l'effronterie, mais qui semblait adorable à Armand, répondait, +la voix sourde et les yeux baissés: + +--Vous le voyez bien... que je veux! + + + + +VII + + +Près de la gare Montparnasse, ils entrèrent au restaurant Lavenue, +qu'Armand connaissait un peu pour y avoir déjeuné avec des amis de +l'École de Droit, et ils s'installèrent dans le prétendu jardin, qui +n'est guère planté que de candélabres à gaz et de patères à chapeaux, +mais où, ce jour-là , un acacia fleuri du voisinage répandait son +parfum printanier. Armand envoya d'abord, par un commissionnaire, un +billet d'excuse dans la maison où il était invité, puis il commanda, +ou, pour mieux dire, accepta le menu qui lui fut imposé par un maître +d'hôtel plein d'autorité. Qu'importait aux deux jeunes gens la sole +Joinville ou le filet Rossini? Ils étaient assis l'un en face de +l'autre, se dévorant des yeux, bavardant comme les oiseaux chantent, +et, dans les phrases les plus banales qu'ils échangeaient: «De l'eau, +tout plein, je vous prie», ou «Encore un peu de poisson», il y avait +du désir et de la tendresse. + +Armand fit causer sa nouvelle amie. Elle lui conta son humble +histoire. Non, bien sûr, elle n'avait pas été élevée dans du coton. +Pourtant, quand elle était toute petite, la vie n'avait pas été trop +dure. Son père,--un veuf,--bon ouvrier mécanicien, gagnait un assez +gros salaire et pouvait subvenir aux besoins de sa petite fille et +d'une vieille sÅ“ur à lui, qui prenait soin de l'enfant. Mais, un +jour, le pauvre homme était pris, déchiré dans un engrenage, mourait +misérablement. Et la voilà toute seule avec sa tante, une femme de la +campagne, qui n'avait pas d'état. L'ancien patron du père servait +bien une petite pension à l'orpheline; la vieille femme faisait des +ménages. Mais, tout de même, on avait été bien malheureux. L'enfant, +qui venait de faire sa première communion, avait dû tout de suite +entrer en apprentissage, quitter l'école, où, du reste, elle n'avait +pas appris grand'chose. + +--Oh! monsieur Armand, si vous voyiez mon griffonnage, et les vilaines +fautes que je fais... J'en ai honte! + +Et elle disait les longues années de vache enragée, le pauvre petit +luxe du ménage s'en allant pièce à pièce, la pendule si souvent mise +au Mont-de-Piété pour acheter un pot-au-feu, les anxiétés périodiques +à l'approche du terme. Par bonheur, elle était devenue assez vite très +habile dans son métier, et maintenant on avait de quoi vivre, oh! +tout juste, mais enfin on vivait. Et puis son sort allait probablement +s'améliorer encore. On avait parlé d'elle à Mme Paméla, la grande +couturière, chez qui il y avait une place libre; et, dans peu de +jours, demain peut-être, elle avait l'espoir d'entrer dans cette +fameuse maison, où elle pourrait gagner des cent cinquante, deux cents +francs par mois. + +Armand l'écoutait, ému de pitié pour cette enfant qui avait déjà tant +travaillé, tant souffert. A cette existence de privations, dont +la jeune fille racontait les pires heures presque avec gaîté, il +comparait son enfance si choyée et si facile. Il songeait que le louis +dont il allait payer le dîner eût suffi jadis à Henriette et à sa +tante pour vivre toute une semaine. Armand avait un excellent cÅ“ur, +et des larmes lui montaient aux yeux, tandis que l'ouvrière, en son +langage pittoresque et plein de détails douloureux et vrais, lui +révélait les vertus d'habitude et les résignations quotidiennes du bon +peuple, si vaillant, si ingénieux dans sa misère. + +Le jour tombait, quand on leur servit le café. Ils sortirent du +restaurant. Les flammes blêmes du gaz s'allumaient sur le couchant +rouge. Quand Henriette reprit le bras d'Armand tout naturellement, +avec un geste confiant et conjugal, il éprouva une sensation très +douce. + +Mais un cocher de Victoria, arrêtant son cheval au bord du trottoir, +leur fit signe. + +--La soirée est bien belle, dit l'étudiant. Si nous allions faire un +tour au Bois? + +--Oh! oui, s'écria joyeusement la grisette. C'est si bon de voir de +vrais arbres! + +Elle lui avoua qu'elle ne s'était pas promenée quatre fois dans sa +vie, peut-être, en voiture découverte. Aussi elle s'en amusa d'abord +beaucoup et bavarda comme une gamine. + +La campagne? Elle ne la connaissait pour ainsi dire pas. En été, +le dimanche soir, quand il faisait beau, sa tante emportait dans un +panier une bouteille d'eau rougie et quelque chose de froid, et elles +allaient dîner, en respirant le «bon air», sur les fortifications. + +--Mais, n'est-ce pas, disait-elle, tant qu'il y a des cloches à melons +et des grands tuyaux d'usines, ce n'est pas la vraie campagne? + +Quant au bois de Boulogne, elle y avait vu des sauvages très laids, au +Jardin d'Acclimatation. Il y avait trop de foule, trop de poussière, +et puis, il fallait attendre si longtemps pour reprendre le tramway! +Mais, le soir, cela devait être charmant. + +Ils arrivèrent, à la nuit close, au rond-point de l'Arc de Triomphe, +et lorsque Henriette aperçut devant elle, sous le vaste ciel étoilé, +la large et ténébreuse avenue de l'Impératrice, où d'innombrables +lanternes de voitures glissaient comme d'énormes feux follets, elle +poussa un long soupir d'admiration et se tut, émerveillée. + +Armand se rapprocha de son amie et lui prit la main. Comme elle +la retirait, il craignit d'abord une résistance. Mais Henriette se +déganta, lui abandonna doucement ses deux mains nues, et, à ce premier +contact, ils eurent un frisson de volupté. L'air fraîchissait, un +souffle forestier qui sentait la verdure leur caressait le visage. Le +roulement de toutes les voitures en marche, où le trot rythmique des +chevaux mettait une cadence confuse, les berçait mollement, et ils se +sentaient emportés comme par un flot. Alors le jeune homme se pencha +vers l'oreille d'Henriette et murmura avec ardeur: «Je vous aime!» +Puis il chercha dans l'ombre le regard de son amie, qui se fixa sur le +sien, tendre et pensif. + +Henriette songeait. Cette heure était la plus exquise, mais aussi la +plus grave de sa vie. Tout à l'heure, Armand la reconduirait jusqu'à +sa maison, dans Vaugirard, au bout de la rue Lecourbe. La vieille +tante n'était pas là ; et, s'il lui demandait de l'accompagner jusque +dans son logis, elle ne dirait pas non, elle n'aurait pas la force +de lui rien refuser. D'ailleurs, ce soir même, ou demain, ou plus +tard,--qu'importe!--elle allait être à lui. + +Hélas! elle ne se faisait pas d'illusions, la fille du peuple. Ce +jeune homme, qu'elle jugeait à présent bien plus innocent qu'elle +n'avait cru naguère, était épris d'elle, sans doute. Mais combien de +temps l'aimerait-il? Elle n'avait à lui donner que sa jeunesse et +son pauvre cÅ“ur. Certainement, il aurait bientôt honte d'une amie si +simple, si «ordinaire». C'est seulement dans les contes de grand'mères +que les princes Charmants épousent les Peau-d'Âne et les Cendrillons. +Dût-elle même lui inspirer plus et mieux qu'un caprice, l'attacher à +elle par un sentiment durable, malgré tout, il faudrait, tôt ou tard, +se séparer. + +C'était l'histoire de beaucoup de ses petites amies. Une, deux, trois +belles années de folie avec un amant aux mains blanches, et puis, +adieu pour toujours! Non! ce n'était pas sage, ce qu'elle faisait +là . Un jour, elle serait quittée comme les autres, ses camarades +d'atelier. La plupart d'entre elles, les paresseuses, les gourmandes, +les coquettes, étaient devenues de «vilaines femmes». Quelques-unes, +plus raisonnables, avaient fini par se marier avec un homme de leur +condition, un ouvrier vulgaire et mal embouché, qui faisait le lundi +et, quelquefois, les battait. + +Mais pourquoi se forger du chagrin d'avance? Sa destinée n'était-elle +pas, après tout, celle de presque toutes les pauvres filles? La +jeunesse passait comme une fleur, et puis, toute la vie à trimer! +Heureuses celles qui avaient eu un peu d'amour pas trop brutal, +quelques brèves joies dans leur avril, un gentil roman! Henriette +devait même s'estimer une des plus favorisées; car, au moins, elle +était jolie, assez jolie pour plaire à ce beau jeune homme qui lui +serrait les mains si fort et lui soufflait si doucement dans le cou +des paroles brûlantes. Comme tout la séduisait, comme tout flattait +ses délicatesses de femme, dans ce fils de famille, dans cet enfant +de riche, au teint mat et pur, à la voix caressante, aux élégantes +attitudes! + +Il ne se doutait pas qu'il fût à ce point désiré, le maladroit +débutant, l'écolier d'amour, trop content déjà de toucher cette chair, +de sentir cette odeur de femme. La vierge sans ignorance vers qui +montait son désir était encore plus enivrée que lui. Elle aurait +voulu l'embrasser, l'étreindre, le respirer comme un bouquet. Elle +se contraignit longtemps; mais enfin, n'y tenant plus, après s'être +assurée, par un regard circulaire dans l'ombre, que personne, parmi le +défilé des voitures, ne les observait, Henriette posa silencieusement +ses lèvres sur les lèvres du jeune homme, et les deux amants, +inaperçus dans la foule nocturne, échangèrent leur premier baiser sous +la solennelle rêverie des étoiles. + + + + +VIII + + +Ce soir-là , Armand ne rentra chez sa mère que bien après minuit. + +Il revint du fond de Vaugirard, enivré de son premier triomphe +d'amour, et, par la claire nuit de mai, ses pas victorieux éveillaient +les échos des rues silencieuses. + +L'inoubliable soirée! Il était encore, par le souvenir, confondu de +son audace. Était-ce bien lui qui avait osé demander à Henriette de +monter chez elle? Était-ce bien lui qu'elle avait guidé, en le tenant +par la main, à travers l'escalier ténébreux? + +Oh! ce logis, il ne l'oublierait jamais. Elles étaient pourtant bien +pauvres, les deux chambres au quatrième étage. Bien laide, cette salle +à manger exiguë, qu'encombraient un poêle à tuyau coudé, une table +ronde, une machine à coudre et le lit-canapé, replié dans un coin, +de la vieille tante absente. Bien misérable aussi, le réduit de la +grisette, où deux images coloriées,--Gambetta et Garibaldi,--souvenir +des opinions politiques du défunt père, faisaient bon ménage avec le +crucifix de cuivre et le rameau de buis flétri, suspendus au-dessus de +l'étroite couchette. + +Mais, dans ce taudis de misère, Armand avait vu s'ouvrir pour lui un +paradis inconnu. Il en sortait; il vibrait encore du mystère révélé, +et il emportait dans ses vêtements, sur ses mains, dans sa barbe +naissante, le voluptueux parfum de cette jeune femme amoureuse, qui, +tout à l'heure, dans un charmant désordre, les yeux brillants de +bonheur et de larmes, l'enlaçait sur le seuil pour le retenir un +dernier moment et prolongeait sur sa bouche l'ardent baiser du départ. + +Les amants s'étaient promis de se revoir le plus tôt possible. Mais +Henriette ne pourrait plus recevoir Armand chez elle à l'avenir. En +y consentant, elle avait même commis une grave imprudence. S'il ne +s'était agi que d'elle, ah! mon Dieu, elle se serait pas mal moquée +des voisins et du qu'en dira-t-on. Mais sa tante allait bientôt +revenir de l'asile des convalescents, rentrer au logis; et c'était +une excellente femme, qu'elle respectait et à qui elle ne voulait pas +faire de peine. + +Armand devait donc, sans retard, se mettre en quête d'un abri pour +ses amours. Par bonheur, sa bourse d'étudiant studieux et rangé était +assez bien garnie; mais il n'en était pas moins embarrassé, dans son +ignorance des ressources de Paris en pareille matière. Il prit le +parti de s'adresser à l'un de ses camarades de l'École de Droit, nommé +Théodore Verdier. + +Cet aimable garçon, un peu plus âgé qu'Armand, avait l'habitude de le +plaisanter sur ses mÅ“urs austères, et parfois l'appelait en riant: +«Mademoiselle Bernard». Il demeurait, lui aussi, chez ses parents. +Mais c'était un fils trop chéri, à qui l'indulgence maternelle +laissait toute liberté, et qui, naturellement, en abusait. Déjà +répandu au quartier Latin, il fumait d'innombrables cigarettes, +faisait des vers selon la dernière formule décadente, paraissait à +Bullier le «jour chic», était même fameux dans plusieurs tavernes +style Louis XIII où des femmes trop bruyantes servaient d'exécrable +bière; et, quoiqu'il fût bien élevé et sût garder, quand il le +fallait, le ton de la bonne compagnie, il avait tout d'abord éveillé +chez Mme Bernard des Vignes une méfiance instinctive, et souvent elle +avait dit à son fils: + +--Je ne l'aime pas beaucoup, ton ami... Il m'a tout l'air d'un mauvais +sujet. + +Dès le lendemain de son aventure, Armand courut chez Théodore Verdier, +et le trouva en train de chercher, dans le dictionnaire, une quatrième +rime en «erbe» pour un sonnet inflammatoire, destiné à rendre rêveuse +une forte brune du nom de Flo,--abréviation de Florestine,--laquelle +embellissait, pour le quart d'heure, une petite brasserie de la rue +Monsieur-le-Prince, décorée dans le goût japonais et fréquentée par un +groupe de jeunes poètes symbolistes. + +Théodore accueillit par un joyeux éclat de rire la demi-confidence que +lui fit, en rougissant, son camarade. + +--Bravo! «mademoiselle»! s'écria-t-il. Tous mes compliments!... +Tu tombes bien, d'ailleurs. Mon avant-dernière maîtresse +était précisément en puissance de jaloux, et si notre asile +d'autrefois--quartier lointain, maison discrète--est encore +disponible, c'est absolument ce qu'il te faut. Allons voir ça. + +C'était une chambre assez vaste, propre, suffisamment meublée, où +l'air et la lumière pénétraient par deux fenêtres donnant sur une des +larges avenues qui environnent les Invalides, «une chambre d'officier +supérieur», suivant l'expression de la logeuse qui avait souvent +affaire à des militaires. Sur le conseil de Théodore, Armand fit +enlever de la muraille un affligeant «chromo» représentant M. Thiers +désigné, par trois cents bras de députés, comme le libérateur du +territoire; il donna l'ordre d'ajouter au mobilier, afin de le rendre +plus intime et plus confortable, deux lampes, un tapis, quelques +plantes vertes; puis, ayant payé le premier mois d'avance et après +avoir remercié son ami avec effusion, il rentra chez lui, ravi de +s'être assuré de ce gîte. + +La concierge lui remit la première lettre d'Henriette. + +Bonne nouvelle! Elle venait d'obtenir l'emploi qu'elle désirait chez +Paméla, la grande couturière; elle y entrerait dès le lendemain, +mardi.--Ce qu'elle ne disait pas, c'est qu'elle était bien contente +aussi de n'avoir plus à reparaître chez Mme Bernard, car elle n'aurait +pu revoir la mère d'Armand sans mourir de honte.--Si, à huit heures et +demie du soir, quand elle sortirait de l'atelier, Armand était libre, +elle le rejoindrait sous les arcades de la rue de Rivoli, devant +l'Hôtel Continental. La lettre finissait par quelques mots d'amour et +de caresse qu'Armand lut avec un délicieux battement de cÅ“ur et +sans se soucier, croyez-le bien! de l'orthographe indépendante et de +l'écriture de nourrice. + +Armand sortait rarement le soir. Pour que sa mère ne s'étonnât point +de le voir changer d'habitudes, il mentit, hélas! pour la première +fois de sa vie, inventa le prétexte d'une conférence, d'une réunion +d'étudiants; et, le lendemain, il fut exact au rendez-vous. + +Henriette avait passé toute la journée à travailler dans le célèbre +atelier de la rue Castiglione, que connaissent bien les élégantes. +Mais, dès que le repas fut terminé,--les ouvrières étaient +nourries,--elle eut bien vite, en deux temps trois mouvements, plié +sa serviette, mis son chapeau, dit bonsoir à tout le monde, et, +filant comme une hirondelle, elle s'enfuit sous les arcades. Armand +l'attendait depuis un quart d'heure. Elle reconnut de loin sa mince +silhouette. Et tout de suite, bras dessus, bras dessous, unissant +leurs mains, se touchant le plus possible, ils partirent, légers comme +en rêve, vers leur nid d'amour. + +Pendant une quinzaine, ils se retrouvèrent ainsi presque tous les +soirs et ils vécurent des heures enchantées. + +Comme ils s'aimaient! Comme ils s'aimaient bien! Oh! certes, avec la +joie et la folie de leurs jeunes sens, avec de rapides voluptés de +colombes. Mais si tendrement aussi! Pour Armand, Henriette n'était pas +seulement la Femme, la Chimère qui incendie de son vol de flamme les +rêves de tous les adultes, et qu'il avait enfin saisie et conquise. +Elle était déjà la bien-aimée, la seule aimée, celle qu'on évoque, +quand on est loin d'elle, seulement en fermant les yeux, celle dont le +souvenir à toute heure vous poursuit, vous possède, vous court dans +le sang et vous enveloppe le cÅ“ur. Tout émouvait l'étudiant, tout +le touchait dans la personne de sa chère maîtresse. A ses ardeurs de +jeune coq, à l'enthousiasme de ses désirs devant ce corps féminin, si +frêle et si pur, où flottait encore une grâce d'enfance, s'ajoutait +un sentiment d'une profonde douceur, fait de reconnaissance et de +généreuse pitié, pour cette vierge naïve et désintéressée, sans calcul +et sans défense, qui lui avait donné, dès le premier sourire, comme on +donne une rose, son unique trésor, la fleur de ses vingt ans. Et il se +jurait, le droit et honnête enfant, de l'aimer pour toute la vie. + +Quant à Henriette, elle s'abandonnait à son amour avec cette précieuse +faculté de ne vivre que pour l'heure présente, avec cette insouciance +pleine de sagesse, privilège des simples et des ignorants. Le jour, +l'inévitable jour où elle serait séparée d'Armand, eh bien, il n'y +aurait plus au monde de bonheur pour elle, voilà tout! En attendant, +elle en jouissait éperdument, de ce bonheur. Et il était tel que, +parfois, cela lui semblait trop beau. C'était comme un objet d'un +grand prix, qu'on lui aurait mis dans la main, mais dont elle eût +ignoré l'usage. Pauvre fille! elle restait stupéfaite comme un +mendiant à qui l'on ferait l'aumône d'une étoile. + +Adorée comme la plus chérie des maîtresses, elle gardait la soumission +craintive de l'esclave. Pendant plusieurs jours, elle n'avait pu +se décider à tutoyer son amant. Il l'en plaisantait avec gaîté, +et c'était pour lui un plaisir exquis que les maladroits essais +d'Henriette pour devenir plus familière. Quand, dans un moment +d'expansion, elle lui avait donné un nom d'amitié un peu vulgaire, +quand elle avait lâché un «mon chéri», ou même un «mon trésor», qui +sentait le faubourg et qu'Armand trouvait pourtant très doux, elle +était soudain prise de honte et se jetait sur la poitrine du jeune +homme ou le baisait dans le cou, afin de lui cacher sa rougeur. Elle +avait si peur de n'être pas assez «comme il faut» pour lui! Malgré +la possession, elle savait bien qu'elle n'était pas son égale. Bien +souvent elle lui prenait doucement la main, sa fine et nerveuse main +d'aristocrate; elle la considérait longuement, avec la sensation +de toucher quelque chose de très rare, d'extraordinaire, et elle +finissait toujours par la porter à ses lèvres et par y mettre un +délicat, un respectueux baiser. + +Et, la voyant si humble, si timide, si désarmée devant la vie, +l'adolescent d'hier, dont elle avait fait un homme, songeait, avec une +fierté attendrie, que cette faible créature était à lui, dépendait +de lui, et que c'était désormais son devoir de la défendre et de la +protéger. + +Comme ils s'aimaient! Qu'ils étaient heureux! Pour augmenter leur +enivrement, le hasard permit que leur jeune idylle eût pour milieu et +pour décor de sublimes nuits d'été, où le sombre azur découvrait ses +profondeurs infinies, où, parmi des fleuves de lait lumineux, les +planètes brillaient comme des phares, où les astres développaient +leurs légions étincelantes. + +Vers onze heures, les deux amants sortaient de leur asile secret, et +Armand reconduisait Henriette du côté de son logis, par les boulevards +de la banlieue, larges et vides. L'air était tiède, les longues files +d'arbres, en pleine frondaison, exhalaient une odeur fraîche. Le dôme +des Invalides, d'un bleu sombre, et dont brillaient vaguement les +écailles d'or, se dressait pompeusement dans le ciel. Sauf la rumeur +de la grande ville, entendue au loin comme un bourdonnement d'abeille, +quel silence! Enlacés, marchant à pas très lents, délicieusement las, +les amoureux s'avançaient dans les solitudes. La plénitude de leur +bonheur était telle qu'ils croyaient que toute la nature devait +s'y associer; et, quand ils s'arrêtaient pendant un moment, il leur +semblait que tout ce qui les environnait, les grandes avenues, les +hauts édifices, les profonds feuillages et le Zodiaque épanouissant +ses fleurs de lumière, poussaient en même temps qu'eux un immense +soupir de joie et de volupté. + + + + +IX + + +C'est à ce beau rêve qu'Armand venait d'être brusquement arraché. + +Sa mère savait tout, sa mère admirable, qu'il aimait de tout son +cÅ“ur, mais dont il connaissait bien le caractère jaloux, les +sentiments despotiques et passionnés. Il eut la prévision que ce +serait terrible, qu'il allait souffrir et faire souffrir. + +En effet, la lutte s'engagea tout de suite. + +Un peu avant l'heure du dîner, Armand, selon son habitude, alla +rejoindre sa mère dans son boudoir. Il y entra, pour la première +fois, ce jour-là , les yeux baissés, le front lourd, le cÅ“ur plein +d'angoisse et de confusion. Mais, lorsqu'il vit Mme Bernard assise à +sa place ordinaire, devant son canevas de tapisserie, il revécut, dans +un éclair d'imagination et de mémoire, toute son heureuse enfance; +et, ne pouvant supporter l'idée qu'il y avait un obstacle, un rempart +entre sa mère et lui, et qu'il n'était plus le fils unique et bien +aimé d'autrefois, il s'élança vers elle, les bras tendus, les mains +tremblantes, avec un regard qui demandait pardon. + +Mais elle l'arrêta d'un geste bref, d'un geste de refus, et lui jeta +un «non, je t'en prie», qui rappela le jeune homme à la douloureuse +réalité et lui glaça le sang dans les veines. + +Le domestique ayant annoncé que le dîner était servi, ils passèrent +dans la salle à manger et se mirent silencieusement à table. + +Ce repas du soir avait toujours été pour eux un bon moment. Ils y +parlaient des menus faits du jour, faisaient des projets pour le +lendemain, se reposaient en une douce et confiante causerie. Mais, ce +jour-là , deux convives invisibles, la colère et la honte, avaient pris +place à la table de famille. Le fils et la mère touchèrent à peine aux +plats qu'on leur servit, et ne s'adressèrent pas une parole. + +Ils revinrent au boudoir, où deux lampes, allumées trop tôt, +brillaient faiblement dans le crépuscule triste des longs jours; et +quand le domestique, après avoir servi le café, les eut laissés seuls, +Mme Bernard rompit brusquement le silence et dit à son fils, d'une +voix amère: + +--Tu vas, ce soir, à ta conférence, n'est-ce pas? + +Il avait, en effet, rendez-vous avec Henriette, et, rougissant dans +l'ombre, il ne sut que balbutier, dans son trouble: + +--Ma mère!... + +Alors, Mme Bernard éclata. + +--Va, s'écria-t-elle en tremblant d'indignation, va retrouver ta +maîtresse! Désormais, pour cela, tu n'auras plus besoin de mentir. Car +tu m'as menti, tu m'as indignement trompée! Ah! cela commence bien, +tes amours! Cette fille t'a déjà fait commettre une bassesse. Je +frémis en me demandant ce que cette malheureuse fera de toi, et +jusqu'où elle pourra te mener. Va la retrouver, mon garçon. Je ne te +retiens pas. + +Mais elle s'interrompit en entendant son fils qui sanglotait. + +--Tu pleures! dit-elle d'une voix plus douce. + +Il se jeta à ses pieds, lui couvrit les mains de baisers et de larmes. + +--Pardonne-moi, ma mère chérie, murmura-t-il. Pardonne-moi, maman, de +te faire de la peine... Mais, si tu savais!... Je l'aime!... + +Ce mot arrêta net, chez Mme Bernard, l'attendrissement qui commençait +à la gagner. + +--Tu l'aimes! dit-elle,--et son accent vibrait d'une farouche +ironie,--tu aimes ma couturière! Mais, malheureux enfant, ce n'est pas +sérieux. Tu es fou!... J'avais espéré, oui, j'avais eu la niaiserie +de croire que tu passerais purement et fièrement ta première jeunesse, +jusqu'au jour où je t'aurais marié à quelque belle jeune fille. Cela, +c'était mon illusion, je l'avoue, et tu la brises bien cruellement. +Pourtant, je n'étais pas déraisonnable. J'étais prête à comprendre, à +excuser un entraînement, un coup de passion. Vingt ans sont vingt ans, +je le sais bien... Mais toi! toi! suivre le premier jupon venu! Faire +attention à cette ouvrière, si commune, à peine jolie! Vraiment, je +t'aurais cru plus dégoûté!... En voilà assez! Je compromettrais ma +dignité de mère et d'honnête femme à parler plus longtemps d'une telle +turpitude. Avec ta permission, nous n'ouvrirons plus la bouche sur +ce sujet. J'ai même eu tort de m'emporter, de te faire des reproches. +Laisse-moi espérer que tu ne tarderas pas à t'en adresser toi-même, et +de plus sévères que les miens... Une drôlesse pour qui j'ai eu de la +bonté! Une misérable petite intrigante que j'avais protégée, attirée +chez moi, et qui débauche mon fils!... Non! Armand, ce n'est pas +sérieux. Tu ne sais ce que tu dis. Et bientôt, demain peut-être, quand +tu auras un peu réfléchi, quand ton détestable caprice aura passé, tu +rougiras d'avoir osé me dire que tu aimais cette fille! + +Comme elle s'y prenait mal, la pauvre femme! Comme elle avait tort +d'offenser son fils dans son amour! Déjà , il n'était plus à ses +genoux, il ne pleurait plus sur ses mains, avec des cajoleries de +petit enfant. Tout frémissant, il s'était relevé, et, respectueux, +mais les yeux secs, la voix enrouée: + +--Je t'en supplie, ma mère, lui disait-il, ne parle plus ainsi! Tu ne +connais pas la pauvre fille, tu es injuste pour elle!... Et, puisque +je ne puis la défendre qu'en t'avouant tout... sache donc... que je +suis le premier... + +Mais il ne put achever sa phrase. Mme Bernard venait d'éclater d'un +rire insultant, épouvantable. Puis, se redressant de toute sa taille, +hautaine, impérieuse, le regard noir et méchant: + +--Plus un mot là -dessus, ordonna-t-elle, entendez-vous, mon fils?--Et +ce «vous», qu'elle lui disait pour la première fois, frappa le jeune +homme comme un coup de couteau.--Plus un mot là -dessus! Je vois que +vous êtes encore plus dupé, plus aveuglé que je ne supposais. Gardez +pour vous vos confidences, et laissez-moi. Cette demoiselle vous +attend, sans doute, et un gentleman ne doit jamais être en retard. + +Et laissant Armand prostré de douleur, Mme Bernard s'enfuit dans sa +chambre à coucher. + +Elle y resta assez longtemps, dans les ténèbres. Elle sentait monter, +gronder, dans son cÅ“ur et dans son cerveau, un soulèvement de colère, +une tempête de haine contre cette Henriette, contre cette femme de +rien qui lui avait pris l'innocence et aussi, croyait-elle, l'amour de +son fils. A présent, elle revoyait par le souvenir le joli profil de +l'ouvrière, son air de réserve, sa grâce naturelle. Non! cette petite +n'était ni laide, ni vulgaire. Elle pouvait plaire, être aimée. +Cette pensée remplissait de rage la mère au cÅ“ur exigeant, la veuve +autrefois dédaignée par son mari. Elle détestait Henriette comme une +ennemie, comme une rivale. + +Alors, pendant quelques instants, Mme Bernard des Vignes, la femme +pieuse et bien élevée, qui avait vécu dans le monde et brillé jadis à +la cour, redevint la sauvage paysanne des maquis de Sartène, la fille +du vieil Antonini, et sentit courir dans ses veines le sang corse, le +sang brûlé de rancune et prompt à la _vendetta_. Si, par impossible, +elle avait vu paraître à ses yeux, en ce moment, la maîtresse de son +fils, elle se serait jetée sur elle comme une bête furieuse; et lui +aurait balafré le visage d'une croix au stylet. + +Ce désir affreux la réveilla en sursaut, pour ainsi dire. Elle le +chassa avec horreur, eut dégoût et pitié d'elle-même. Puis elle pensa +tout à coup à son fils avec une soudaine indulgence, une faiblesse +toute maternelle. Elle avait été trop sévère. Il faut que jeunesse +se passe. Son Armand était bon, l'aimait, malgré tout. Quand même il +aurait un petit sentiment pour cette Henriette, cela ne pouvait durer. +D'ailleurs, jamais elle n'admettrait qu'Armand eût été le premier +amant de cette fille. Une ouvrière en journées, allant où elle veut, +sortant quand elle veut! A Paris! Allons donc! Son fils se lasserait +vite d'une pareille liaison. Les goûts, les habitudes de cette +faubourienne le choqueraient tôt ou tard. + +Qui sait? C'est peut-être déjà fait. Et puis, n'est-il pas capable +de sacrifier ce caprice au repos de sa mère? Mais oui, cent fois oui! +Peut-être y songe-t-il déjà ? Peut-être, tandis qu'elle se désole, +est-il encore là , à deux pas d'elle, dévoré de regrets, le pauvre +enfant! et prêt à promettre, à jurer que c'est bien fini? + +Grisée de cette subite espérance, elle retourne, elle court à son +boudoir. Armand n'y est plus. Et comme le domestique arrive, apportant +les journaux du soir: + +--Monsieur Armand est donc sorti? demande-t-elle, espérant qu'on lui +dira non, qu'il est encore à la maison, qu'il vient de rentrer dans sa +chambre. + +--Oui, madame, lui répond la voix froide du laquais. Monsieur Armand +est sorti, il y a un quart d'heure. + +Profondément découragée, Mme Bernard se laisse tomber alors sur sa +chaise longue et s'abandonne au fil de sa tristesse. Il lui semble--et +c'est une sensation presque physiquement douloureuse--que quelque +chose s'est écroulé et brisé dans son cÅ“ur. Sur le panneau, devant +elle, elle regarde machinalement son propre portrait en grande +toilette de bal, que, pendant sa courte lune de miel, son mari a fait +peindre autrefois par Dubufe. Et, dans le tableau baigné d'ombre, elle +voit se dresser le spectre de sa jeunesse et de sa beauté. Pourquoi +donc lui passe-t-il par la tête, le prélude de cette valse de +Strauss, qu'on jouait le jour où son père l'a présentée au bal des +Tuileries?... + +Allons! du courage! Il faut secouer cet accablement, penser à autre +chose. Elle fait sauter la bande d'un journal, le déplie, mais, sur +la première page, un nom lui saute aux yeux, un nom qui la fait +tressaillir. + +Le colonel de Voris, qui est actuellement au Tonkin, où il commande +une des colonnes du corps expéditionnaire, vient d'être nommé +général, à la suite d'une série de brillants faits d'armes contre les +Pavillons-Noirs. + +M. de Voris! Comme elle a été dure pour ce noble soldat, pour +ce parfait gentilhomme! Elle se rappelle sa longue fidélité, sa +respectueuse attente. C'est le seul homme qui se soit autant approché +de son cÅ“ur. Et pourtant, à cause d'Armand, elle l'a repoussé, exilé +loin d'elle. Qu'est-il allé chercher sous ce climat meurtrier, dans +cette guerre obscure et sans gloire? L'oubli, peut-être la mort. Un +de ces jours,--oh! c'est affreux!--elle apprendra que ce héros qui +l'a tant aimée est mort là -bas dans les fétides marécages, lentement +consumé par la fièvre, ou bien qu'il a été hideusement torturé et +mutilé par les hommes jaunes. Et ce sera sa faute, à elle! Car c'est +elle qui a désespéré M. de Voris, pour se dévouer toute à ce fils +ingrat qui l'abandonne aujourd'hui. + +Ah! cruel enfant! + +Elle touche le fond de la mélancolie. Elle a laissé tomber le journal +sur le tapis. Devant elle, dans la demi-obscurité qui le transfigure, +le grand portrait la regarde avec des yeux tristes et sévères, semble +pleurer sur elle et lui reprocher d'avoir ainsi perdu, gâché sa vie. +Au dehors, la grande ville, qui ne s'endort jamais, pousse son éternel +murmure. Et Mme Bernard revient encore à son idée fixe. A cette heure, +quelque part dans ce grand Paris, son fils est dans les bras d'une +maîtresse, d'une femme qu'il aime mieux qu'elle. Et, se cachant tout à +coup le visage dans ses mains, la pauvre mère pleure à chaudes larmes. + +Hélas! hélas! C'est la loi de nature. Le petit oiseau a pris des +forces, ses plumes ont poussé, ses ailes frémissent. Impatient de +liberté, il se penche au bord du nid, et, malgré les petits cris de sa +mère éperdue, il s'envole, il s'est envolé! + + + + +X + + +Des jours, des semaines ont passé, et la douloureuse situation reste +le même entre Mme Bernard et Armand. + +En apparence, ils ont fait la paix. La seconde fois qu'elle l'a vu +revenir vers elle, les bras ouverts, elle n'a pas eu le cÅ“ur de le +repousser. Ils se donnent le baiser du matin et du soir. Mais, pour +l'un comme pour l'autre, ce baiser est maintenant un supplice. Elle ne +peut se défendre d'un frisson de répugnance au contact des lèvres +de son fils, pourtant si fraîches sous la barbe légère. Elle croit +y trouver, elle y trouve le goût des caresses de «l'autre», de cette +femme qu'elle hait tant. Parfois, elle a besoin de se contenir pour ne +pas s'essuyer la figure. Quant à lui, lorsqu'il embrasse sa mère, +il ne sent plus la bonne et cordiale chaleur d'autrefois sur ce +pâle visage, sur cette joue insensible qu'on lui présente d'un air +contraint, presque résigné. + +Mme Bernard ne parle plus à son fils de sa liaison. Elle ne prononce +jamais le nom d'Henriette. Pourquoi? Par pudeur de femme, par fierté +maternelle? Par politique aussi, peut-être. Elle craint d'irriter le +jeune homme, d'augmenter encore la désunion qui s'est mise entre eux; +elle estime plus sage de se taire, de prendre patience. Elle ne lui +parle jamais de ses amours; mais il devine, il sait qu'elle ne pense +qu'à cela, qu'elle y pense sans cesse, et dans les moindres paroles de +sa mère il soupçonne un double sens, une allusion, croit découvrir une +plainte ou une ironie. + +Un moment est surtout pénible. C'est le soir, après le dîner, à +cette même heure où ils ont eu leur première explication. Mme Bernard +s'assied à son éternelle tapisserie, et, sans lever les yeux de +son ouvrage, elle dit à Armand d'une voix étouffée, où il y a de la +crainte et de la prière: + +--Tu sors?... + +Le plus souvent, il répond doucement: + +--Non, maman. + +Car il a espacé ses rendez-vous avec Henriette. Oui, il a eu ce +courage. Il a donné pour raison à son humble amie, qui consent à tout, +accepte tout, les études de droit négligées depuis quelque temps à +cause d'elle, un examen à préparer. Mais Mme Bernard semble ne +savoir aucun gré à son fils de cette concession, qu'il juge héroïque +cependant, et elle a l'air de trouver tout simple qu'il reste au +logis. + +D'ailleurs, ils n'ont plus rien à se dire, ils échangent des paroles +quelconques sur des choses insignifiantes. C'est un effort, une peine +même, que cet entretien d'où la confiance est bannie. + +Au bout d'une demi-heure, Armand finit par dire: + +--Adieu, maman, je vais travailler. + +Elle lui tend sa joue de marbre, et il se retire, plein d'ennui, dans +sa chambre. + +Mais, comme Henriette est occupée tout le jour chez Paméla, il ne +peut la voir que dans la soirée; et, bien des fois, à la redoutable +question: «Tu sors?» il est obligé de répondre: «Oui». Sa mère pousse +alors un soupir qui le crucifie, et il s'en va sachant qu'il la laisse +solitaire et désolée, et s'accusant d'être un mauvais fils. + +Le pauvre enfant n'était qu'un amoureux. Dès qu'il arrivait au +rendez-vous, dès qu'il apercevait Henriette accourant vers lui sous +les arcades et souriant de loin,--ah! il faut bien le dire,--tout +était oublié. Il ne vivait plus que pour les heures adorables +qu'il passait auprès de sa jeune amie. Tout d'abord, pour ne pas +l'inquiéter, il ne lui avait rien dit de son dissentiment avec sa +mère. Mais deux amants vraiment épris peuvent-ils garder longtemps un +secret l'un pour l'autre? Un jour qu'Armand avait le cÅ“ur trop gros, +il confia tout à Henriette. + +Elle fut consternée. Entre elle et Mme Bernard la lutte lui semblait +trop inégale. Elle se rappelait avec terreur cette mère imposante, +cette belle dame aux yeux sévères, qu'elle avait offensée, après tout, +et qui devait avoir tant de moyens de ramener son fils à l'obéissance +et de la vaincre, elle, la pauvre petite. Certes, Armand protestait +de sa constance, lui jurait de l'aimer toujours, malgré tous les +obstacles. Néanmoins, il ne parlait jamais de sa mère qu'avec une +grande tendresse, un respect profond. Elle aurait toujours sur lui +beaucoup d'influence, finirait, un jour ou l'autre, par le décider à +une rupture. A cette pensée, Henriette se sentait mourir. Ne plus voir +Armand! le perdre! Mais ce serait, pour elle, comme si on éteignait le +soleil! + +Cependant elle cachait ses craintes, s'efforçait de ne jamais montrer +à son amant qu'un visage joyeux. Puis, il était si bon, si aimant. Peu +à peu, elle se rassura. Enfin, une épreuve décisive--l'absence--lui +permit de mesurer l'étendue de son pouvoir sur le cÅ“ur d'Armand. + +On était au commencement du mois d'août. L'étudiant venait de subir +avec succès son deuxième examen de droit, et l'époque était venue où +Mme Bernard des Vignes et son fils devaient, comme tous les ans, +aller passer trois mois aux Trembleaux, propriété considérable qu'ils +possédaient dans la Mayenne. + +Les deux femmes attendaient avec anxiété l'heure de cette séparation. +C'était pour la mère un motif d'espérance, pour la maîtresse un sujet +d'inquiétude. + +--S'il l'oubliait? songeait l'une, dans une minute de sombre joie. + +--S'il m'oubliait? se disait l'autre, le cÅ“ur soudain gonflé d'un +sanglot. + +Armand avait doucement préparé Henriette à ce départ. C'était aussi +cruel, aussi dur pour lui que pour sa maîtresse de renoncer aux haltes +délicieuses dans le réduit d'amour, aux chères promenades à deux dans +l'hospitalière bonté des nuits d'étoiles. Et comme il serait long, +cet exil! Mais le fils soumis ne pouvait se dispenser d'accompagner +sa mère, et, après une soirée d'adieux où furent échangées d'ardentes +promesses et versées de bien douces larmes, il dut partir. + +Oh! comme elle s'ennuie, comme elle est triste, la pauvre Henriette, +dans ce Paris sec et brûlé de la canicule, aux rues presque vides, +aux maisons muettes et aveugles! Qu'elle est monotone, qu'elle est +fastidieuse, cette interminable journée de travail dans l'atelier +à l'atmosphère de bain russe, où les ouvrières en sueur chantonnent +ensemble, à demi-voix, une bête et traînarde romance de café-concert! +Aujourd'hui pourtant, la grisette n'a plus hâte de s'en aller, après +le repas du soir. Personne ne l'attend sous les arcades. Où donc est +son «chéri», à présent? Que fait-il? Pense-t-il à elle? Pour regagner +sa demeure, elle prend encore par le plus long, par le chemin qu'elle +suivait au bras d'Armand, par _leur_ chemin. Mais il a perdu tout son +charme. Elle les trouvait si beaux, naguère, dans le soleil couchant, +le décor triomphal de la place de la Concorde, le grand fleuve coulant +sous le pont monumental, la vaste esplanade dominée par le gigantesque +casque d'or des Invalides! Ce n'est plus qu'une fatigue pour elle, +maintenant, ce long chemin à faire. + +A la nuit tombante, elle passe devant la maison où elle a vécu les +seules belles heures de son existence. Elle s'arrête un instant, lève +les yeux sur les volets fermés de _leur_ chambre. Ah! les âmes +du Purgatoire doivent avoir ce regard-là devant la porte close du +Paradis! Il lui semble qu'il y a une éternité qu'Armand est parti, et +cependant--oui, elle compte sur ses doigts--cela fait seulement +huit jours. Quand remonteront-ils encore tous deux, en s'embrassant, +l'escalier obscur? Quand s'enfermeront-ils à double tour dans +«la chambre de l'officier supérieur», comme le disait Armand par +plaisanterie, en répétant le mot de la logeuse? Quand reverra-t-elle +le meuble de velours rouge, revêtu d'ornements au crochet, et le +Galilée de la pendule qui indique une sphère terrestre de son doigt +de zinc doré? Quand reconnaîtra-t-elle, sur la muraille, dans leurs +cadres piqués des mouches, la _Veille d'Austerlitz_ et les _Adieux de +Fontainebleau_? + +Puis, comme les becs de gaz s'allument, elle se remet en marche. +Parfois, un jeune lieutenant en bourgeois, qui vient du côté de +l'École militaire et descend dans Paris en quête d'amour, ralentit +le pas en croisant cette gentille Parisienne; mais, quand il voit ses +yeux si tristes, il passe outre, sans tenter l'aventure. Et Henriette +continue son chemin par les avenues désertes, où le souffle chaud +du vent d'orage fait courir et voltiger autour d'elle les premières +feuilles sèches, les feuilles mortes si mélancoliques du précoce +automne de Paris. + +Elle s'étiolerait, elle finirait par tomber malade de chagrin, si, +toutes les semaines, elle ne recevait une lettre d'Armand. Il ne peut +la lui adresser chez elle, à cause de la vieille tante. Mais, chaque +dimanche, Henriette, qui est libre ce jour-là , court chercher +sa lettre, sa chère lettre, à la poste restante, devant le +Petit-Luxembourg, et va bien vite la lire dans le jardin. Ah! les +calicots endimanchés qui se promènent de ce côté-là peuvent se montrer +en riant cette jolie fille, absorbée dans sa lecture. Henriette se +soucie bien d'eux! Marchant lentement sous les marronniers à demi +dépouillés, le long des terrasses florentines, devant des reines de +marbre, elle lit, elle relit vingt fois les quatre pages où l'absent +bien aimé a répandu toutes ses tendresses. C'est son soutien, son +viatique, à la pauvre fille, cette lettre dont chaque mot lui caresse +le cÅ“ur. Elle la gardera dans son corset toute la semaine, et la +relira, chaque soir, avant de s'endormir. + +La grosse affaire, par exemple, c'est de répondre. Du Luxembourg, +Henriette retourne chez elle, et, dans l'après-midi, pendant que +la tante est aux vêpres, elle s'installe sur un coin de la table à +manger, dispose le papier, la petite bouteille d'encre, choisit une +plume neuve, la mouille entre ses lèvres, puis tombe dans une rêverie +et ne sait que dire. Elle n'a plus tant de honte, à présent, de sa +grosse écriture et de ses fautes d'orthographe. Armand lui a dit tant +de fois qu'il les aimait, qu'il aimait tout ce qui venait d'elle! +Mais, comme lui, elle ne saura jamais inventer ces jolis mots, ces +mignonnes façons de dire: «Je t'aime!» Aussi les premières lignes de +sa réponse sont toujours maladroites, embarrassées. Mais bientôt elle +se laisse entraîner par son sentiment, elle écrit à son amoureux comme +s'il était là , comme si elle lui parlait; et alors, au hasard de la +plume, sans s'en douter, elle rencontre de saisissantes images, de +charmantes trouvailles de style. Ainsi,--un jour qu'elle veut +rassurer Armand, qui, presque jaloux dans son exil, lui a demandé avec +inquiétude: «Es-tu vraiment bien à moi?»--elle répond, éloquente de +passion: «Je suis à toi, mon bien-aimé, comme un couteau que tu aurais +dans ta poche, bon pour tuer un homme ou pour éplucher un fruit». + +Comme elle serait heureuse, si elle savait à quel point, là -bas, aux +Trembleaux, Armand languit et souffre d'être privé d'elle! Car le +fidèle enfant, lui aussi, compte les journées et les heures. C'est +à cause d'Henriette qu'il s'isole, qu'il refuse autant que possible +d'aller aux fêtes des châteaux voisins, où sa mère voudrait qu'il +parût. C'est avec le souvenir de sa chère petite amie qu'il s'enferme +dans la vieille bibliothèque et marche de long en large devant les +rayons poudreux, ou qu'il erre, pendant des après-midi entières, sous +les hêtres solennels du grand parc. C'est parce que Henriette est +loin qu'il n'aime plus ce beau paysage et cet ancien logis, qui lui +rappellent pourtant les plus doux souvenirs de son enfance; c'est +parce que Henriette est absente que le gracieux château de la +Renaissance, dont l'élégante façade se mire dans un étang où nagent +deux cygnes, semble à Armand lugubre et morne comme une prison ceinte +de fossés. + +Quant à Mme Bernard des Vignes, elle est toujours malheureuse et +troublée. Armand est pour elle plein d'égards, mais elle sent qu'il +pense toujours à sa maîtresse, que cette séparation n'a rien changé à +l'état de son cÅ“ur, que l'ennemie n'est pas vaincue. La mère jalouse +en est désespérée. Plusieurs fois, en causant avec son fils, elle +a essayé d'aborder de nouveau ce pénible sujet, d'y faire au moins +allusion. Mais Armand s'est alors enfermé dans un silence respectueux +et sournois, a seulement rougi et baissé les yeux. + +Cependant septembre a rempli les vergers de fruits mûrs. Les raisins +se sont dorés sur les treilles. Octobre arrive avec ses brumes +matinales. Il passe, il s'écoule. Déjà les arbres ont des feuilles +jaunes. Puis, un matin, voici les pluies de la Toussaint, les pluies +d'automne, lourdes et froides. + +Mme Bernard n'a plus de raisons à donner à son fils pour le retenir +davantage à la campagne. Les cours de l'École de Droit vont rouvrir. +Il faut revenir à Paris, rentrer dans l'appartement du quai Malaquais. + +Et, dès le lendemain du retour, la lutte sourde recommence. + +On vient de se lever de table; Mme Bernard s'assied à sa tapisserie. + +--Tu sors? + +--Oui, maman. + +Son fils est toujours l'amant de cette Henriette!... Oh! comme elle la +hait! + + + + +XI + + +Mais il s'agit bien d'amour aujourd'hui. Armand est malade, gravement +malade! Armand est en péril de mort! + +Cela lui a pris, six semaines après son retour à Paris. Mme Bernard +se rappelle parfaitement que, depuis quelques jours, il avait l'air +inquiet, excité. Il a commencé par se plaindre de migraines, par +porter à chaque instant sa main à son front, comme s'il lui devenait +par trop pesant. + +--Qu'est-ce que tu as donc? lui disait sa mère effrayée. Tu as trop de +couleurs... Je n'aime pas cela... Ce n'est pas naturel. + +Mais il répondait insoucieusement: «Bah! cela se passera», secouait sa +belle chevelure comme pour chasser le mal, et, malgré les observations +réitérées de sa mère, continuait à sortir le soir pour aller retrouver +cette Henriette,--oh! cette fille!--et cela par la boue humide, par le +temps pourri de décembre. + +Enfin, l'autre matin,--n'était-il pas encore rentré à plus de minuit, +le malheureux enfant?--il a sonné Louis, le valet de chambre, dès le +petit jour, et il lui a dit, en parlant avec effort: + +--J'ai passé une mauvaise nuit... Je ne suis pas bien, décidément... +Allez chercher ma mère... J'ai soif, j'ai la fièvre... Oh! comme ma +tête me fait mal. + +Aussitôt prévenue, Mme Bernard a passé un peignoir à la hâte et est +accourue auprès de son fils. Il avait le visage très rouge, le front +brûlant, et il grelottait sous les couvertures, claquant des dents, +secoué de continuels frissons. + +La fièvre typhoïde! Si c'était la fièvre typhoïde! En ce moment, +elle est à Paris, à l'état épidémique. Mme Bernard a lu cela dans +les journaux, elle s'en souvient maintenant. Et l'affreuse maladie +s'attaque surtout aux très jeunes gens, est particulièrement +redoutable pour les personnes affaiblies. Si c'était cela? Seigneur, +mon Dieu! Si c'était cela? + +Mme Bernard se pend aux sonnettes. La maison est sens dessus dessous. + +--Léontine! crie-t-elle à la vieille femme de charge qui arrive en +boutonnant son corsage. Léontine, vite, sautez dans un fiacre!... +Allez chercher le docteur Forly. Qu'il vienne tout de suite, tout de +suite! + +Et elle reste là , impuissante, ne sachant que faire, regardant son +fils qui se cache la tête dans l'oreiller et pousse de gros soupirs de +souffrance. + +Enfin, au bout d'un quart d'heure, Léontine reparaît, suivie du +médecin de la famille, qu'elle a eu la chance d'attraper juste au +moment où il montait en voiture pour aller à son hôpital. + +C'est un vieux praticien aux façons méthodiques et un peu surannées, +qui écrit solennellement en tête de ses ordonnances: «Je conseille», +et qui ne manque pas de terminer ses formules par les trois lettres +cabalistiques M.S.A. (_misce secundum artem_). Mais il est fameux pour +la sûreté de son diagnostic, pour son coup d'Å“il médical. + +Il s'assied auprès du lit en ôtant ses gants avec lenteur, tâte le +pouls du malade, l'examine, l'interroge, puis il se lève, en déclarant +d'une voix cordiale: + +--J'en ai vu bien d'autres. Nous viendrons bien à bout de ça. + +Mais sa bonne humeur sonne faux, et dès qu'il a tourné la tête, Mme +Bernard a vu qu'il fronçait le sourcil. Haletante, elle l'entraîne +dans la chambre voisine. + +Oh! l'horreur! C'est bien ce qu'elle redoutait! C'est la fièvre +typhoïde! Le vieux et prudent médecin est forcé de l'avouer à Mme +Bernard, dans l'intérêt du malade, pour qu'on ne néglige aucune +précaution. Et la maladie, ajoute-t-il, se déclare avec une extrême +violence. Puis il rédige ses prescriptions et promet de revenir dans +quelques heures. + +Et, depuis dix jours, dix épouvantables et mortels jours, la fièvre +augmente, le malade s'affaiblit. Et le petit thermomètre que sa mère +lui met d'heure en heure sous l'aisselle,--oh! le pauvre enfant! le +moindre mouvement l'épuise!--l'impitoyable thermomètre marque toujours +d'effrayants degrés de température. Trente-neuf! Quarante! Quarante et +un! Et, au delà , ce sera la mort! Mais ces médecins sont donc tous des +ânes bâtés! Ils ne peuvent donc rien! Jusqu'à ce docteur Forly, en qui +Mme Bernard avait toute confiance! S'il se trompait, pourtant? S'il +manquait de prudence,--ou d'énergie? Il revient à présent plusieurs +fois par jour, le docteur, et il a toujours l'air plus sombre, et il +ordonne son éternel sulfate de quinine. Des doses énormes! Si c'était +trop,--ou pas assez? Ce traitement par les bains glacés dont on parle +tant, qui a fait des miracles, à ce qu'il paraît, pourquoi le docteur +Forly n'en essaye-t-il pas? Mme Bernard veut voir d'autres médecins, +appeler au secours les célébrités, les grands guérisseurs. + +Il en vient trois à la fois, enveloppés de lourdes pelisses, dans +leurs coupés confortables. Et la mère en détresse veut voir luire +l'éclair du génie dans leurs yeux fatigués, sur leurs faces mornes de +savants; elle veut prendre confiance dans la grosse rosette de +leur boutonnière, dans leurs titres ronflants de professeurs et +d'académiciens, dans leurs noms connus de toute la France. Mais, dès +qu'ils sont en présence du malade, elle épie et découvre sur leurs +visages cette légère moue, cette grimace presque imperceptible qu'elle +connaît chez le docteur Forly et qui lui donne froid dans les os. Les +médecins passent gravement au salon pour se consulter entre eux, et, +derrière la porte fermée, elle écoute, raide d'angoisse, le murmure +confus de leurs voix. Sainte Vierge! si tout à l'heure ils pouvaient +lui affirmer qu'Armand n'est pas en si grand péril, qu'ils répondent +de sa vie! Ah! quelle joie! A en mourir! Mais non. Ils reparaissent +avec leur air de sphinx, leur physionomie murée. Elle n'obtient d'eux +que des phrases banales: «Il faut attendre... Une réaction favorable +peut se produire...», et quelques froides paroles d'espoir. Misère de +misère! Est-ce que son fils va mourir? + +Car il va plus mal, elle s'en aperçoit bien. Les accès de délire sont +continuels. Dans cette chambre surchauffée et puant la pharmacie, +Mme Bernard passe des journées de vingt-quatre heures, tenue toujours +éveillée par l'épouvante, au chevet de ce lit qui semble exhaler une +vapeur de fièvre et dans lequel le malade s'agite et gémit faiblement. +Les nuits surtout sont terribles. Courbée dans son fauteuil par la +fatigue et la douleur, la pauvre femme tâche quelquefois de prier. +Car, tout d'abord, devant son enfant en danger, la Corse avait +retrouvé, au fond d'elle-même, toutes les dévotions italiennes de son +enfance. A Saint-Thomas d'Aquin, on dit chaque jour plusieurs messes +pour Armand, et Léontine court sans cesse à travers Paris pour faire +brûler des cierges à tous les saints spéciaux, à tous les autels +privilégiés. Mais vÅ“ux ni neuvaines n'ont donné aucun résultat, et +Mme Bernard, qui, dans ce moment même, roule distraitement entre ses +doigts un chapelet bénit par le Pape, a le cÅ“ur soulevé de révolte et +de blasphème. + +Quelquefois, quand le malade s'apaise, c'est, dans la chambre funèbre, +à peine éclairée par la lueur pâle de la veilleuse, un silence noir, +épais, profond. Seule, la vieille pendule de Saxe, sur la cheminée, +fait entendre sa palpitation rapide. Tic-tac, tic-tac, tic-tac, +tic-tac. Et, machinalement, Mme Bernard l'écoute. Comme le temps va +vite! Comme elles courent, les secondes haletantes! Comme elles se +précipitent! Et vers quel but inconnu? Tic-tac, tic-tac, tic-tac. +Quelle est donc l'heure fatale qu'elles ont tant de hâte d'atteindre? +tic-tac, tic-tac, tic-tac. Qui donc les attend au rendez-vous vers +lequel elles galopent de ce train enragé?--Si c'était la mort? + +Mais, brusquement, Mme Bernard s'est levée. Son fils vient de remuer +un peu, il a fait entendre une plainte légère. Elle se penche sur lui, +anxieuse, avec un geste qui le couve. + +--Comment te sens-tu, mon petit Armand?... As-tu soif, mon mignon?... +Que veux-tu?... Dis, je t'en prie!... + +Le malade au maigre visage, à la barbe sèche, aux narines pincées, +ouvre alors ses yeux qui regardent sans voir, ses yeux démesurément +agrandis par la fièvre, et, du fond de son délire, dans un murmure +à peine distinct, dans une sorte de soupir où il y a encore de la +tendresse, il exhale un nom de femme: + +--Henriette! + +Mme Bernard étouffe un cri de fureur. Henriette! Il pense encore à +cette Henriette! Il la revoit dans ses cauchemars; il l'appelle dans +son agonie! Mais s'il meurt, c'est elle qui en sera cause. Oui! c'est +elle, la débaucheuse, la libertine, qui s'est emparée de ce misérable +enfant par les sens, qui l'a mis en folie, épuisé d'amour, et qui l'a +livré sans force, éreinté, vidé, à la peste qui passait! Les médecins +l'ont déclaré. La maladie a trouvé chez Armand un terrain trop +favorable. Il était anémié, exsangue, quand il a pris cette fièvre. +Sans cela, il serait déjà en convalescence, guéri, sauvé! Et elle, +la mère, il faut qu'elle entende son fils moribond appeler cette +Henriette! N'est-ce pas à faire bouillir le sang? Oh! la fille +maudite! Oh! la chienne qui lui a tué son enfant! + + + + + +XII + + +Cependant les amis de la famille Bernard des Vignes ont eu +connaissance de la maladie d'Armand. Un groupe important de la société +parisienne, le monde du second empire, où Mme Bernard est fort estimée +et respectée, s'est ému de cette triste nouvelle et s'empresse de +faire parvenir ses témoignages de sympathie. A chaque instant, des +voitures s'arrêtent devant la maison du quai Malaquais. Le valet de +pied saute lestement du siège, entre chez la concierge, demande des +nouvelles et dépose une carte. + +La belle maison datant du siècle dernier, où demeurent les Bernard, +n'est pas pourvue, comme c'est la mode aujourd'hui, d'une espèce de +régisseur insolent, qui lit le journal et se chauffe les tibias +dans un salon à vitrine, où triomphent le chêne sculpté du faubourg +Saint-Antoine et les turqueries au rabais du Bon Marché. Elle se +contente d'une loge du «vieux jeu», où se bombe, au fond d'une alcôve, +l'édredon rouge d'un lit conjugal et que parfument, deux fois par +jour, des préparations culinaires dont l'oignon est certainement la +base. La concierge, la mère Renouf, est en parfaite harmonie avec +l'apparence intime et patriarcale de son habitation. Cette grosse +maman, sur le retour de l'âge, dont le mari, garçon de bureau dans un +ministère, cire les escaliers tous les samedis, est presque toujours +seule à garder la maison, et, pour charmer l'ennui de ses fonctions +sédentaires, elle élève et soigne avec amour, dans une cage accrochée, +le jour, près de la porte de la loge, et, la nuit, au-dessus du poêle, +plusieurs dynasties gazouillantes de canaris et de chardonnerets. + +Aux personnes, maîtres ou domestiques, qui viennent s'informer auprès +d'elle de l'état d'Armand Bernard, la mère Renouf ne se borne pas +à communiquer le bulletin médical, ainsi que le feraient, avec +une réserve diplomatique, les hautains fonctionnaires, les +portiers-gentilshommes de l'avenue de l'Opéra ou du boulevard +Haussmann. Mais, bavarde et sensible, elle corrige la sécheresse de ce +document par quelques réflexions de son cru, et s'attendrit, en style +de concierge, sur les anxiétés maternelles de Mme Bernard et sur les +souffrances du jeune et intéressant malade. + +C'est dans la loge de la mère Renouf que, tous les soirs, en sortant +de l'atelier, Henriette vient chercher des nouvelles d'Armand. + +La dernière fois qu'elle l'a vu, il était déjà très souffrant et +il l'a laissée fort préoccupée, en promettant de lui écrire dès le +lendemain. Mais un jour a passé, puis un autre, sans qu'elle ait vu +arriver la lettre attendue. Cruellement inquiète, elle a pris alors à +deux mains son courage et elle a franchi de nouveau, toute tremblante, +le seuil de cette maison qui lui fait si grand'peur, de cette maison +où sont l'homme qu'elle aime et la femme qui la hait. + +Henriette n'est pas venue là depuis plus de six mois. Elle espère que +personne ne la reconnaîtra. + +Mais la mère Renouf a meilleure mémoire et dès qu'elle aperçoit +l'ouvrière: + +--Ah! c'est vous, mam'zelle Henriette, lui dit-elle. Comme vous êtes +devenue rare!... Vous venez sans doute savoir comment va le fils de +madame Bernard?... Ah! pas bien du tout, le pauvre petit! Il paraît +que c'est la fièvre typhoïde, décidément.... Eh bien, eh bien, +qu'est-ce que vous avez donc?... Vous êtes toute pâle!... Ah! mon +Dieu! elle se trouve mal! + +Henriette chancelle, en effet, frappée au cÅ“ur. La mère Renouf la +fait vite asseoir dans sa bergère,--la large bergère où elle roupille, +le soir, auprès de son cordon,--puis elle cherche son flacon d'eau de +mélisse, ne le trouve pas, commence à perdre la tête. Mais la grisette +qui défaille laisse alors tomber son front sur l'épaule de la brave +femme, et, sans force pour contenir sa douleur, elle s'écrie, en +fondant en larmes: + +--Armand!... Mon pauvre Armand!... + +Ah! la mère Renouf n'a pas besoin de plus amples confidences. Un +moment stupéfaite, elle a tout compris à présent. Mais elle a bon +cÅ“ur, la vieille! Elle a sans doute aimé tout comme une autre, dans +son beau temps. Ça lui retourne les sangs de voir cette belle jeunesse +qui a tant de chagrin, et elle fait de son mieux pour lui redonner un +peu de courage. + +--Comment, mam'zelle Henriette? Monsieur Armand est votre bon ami! En +voilà une sévère! J'ai bien peur, ma pauvre petite, que vous n'ayez +fait là une grosse folie. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit... +Et, d'abord, il ne faut pas vous désespérer. Il est malade, +c'est vrai, mais c'est jeune, ça a du ressort. Il guérira, je le +parierais... Voyons! voyons! remettez-vous... Oui! je sais bien. Ces +douleurs-là , ça fait beaucoup de mal, quand on a un sentiment... J'ai +passé par là , et je n'ai pas toujours été une vieille ridicule qui +élève des serins... Comment, vous pleurez toujours? Eh bien, ma foi! +laissez couler l'eau. Après tout, il n'y a que cela qui soulage, ma +pauvre enfant! + +Et la grosse maman, tout attendrie de voir pleurer cette jeune fille +et bien près d'en faire autant, attira sur sa large poitrine la jolie +tête désolée et se mit à la bercer avec douceur. + +Mère Renouf, vous n'étiez qu'une simple portière, et encore une +portière comme on n'en tolérerait pas dans une maison qui se respecte. +Votre loge empestait la cuisine à l'oignon et l'odeur chaude des cages +d'oiseaux. Vous n'étiez qu'une vieille femme très commune et très +vulgaire, et le nez compatissant que vous incliniez vers Henriette +était tout barbouillé de tabac. Soyez pourtant bénie, mère Renouf! +car sous votre camisole d'indienne jaune à petites fleurs il y avait +quelque chose de plus rare qu'on ne croit généralement, un cÅ“ur +indulgent et bon. Et grâce à vous, cette enfant du peuple, cette +pauvre amoureuse, dont la faute était si pardonnable et à qui la +dureté des lois sociales refusait la consolation d'embrasser son amant +à l'agonie, put du moins reposer un instant son front lourd de douleur +sur un sein de femme et y sentir palpiter un peu de maternelle pitié. + +Tous les soirs, Henriette vint donc prendre des nouvelles d'Armand +chez la mère Renouf. Elle y venait après avoir fait sa journée. Car +c'est ainsi pour les pauvres. On a beau avoir son plein cÅ“ur de +chagrin, il faut quand même travailler, gagner sa vie. Par la boue et +le brouillard de la nuit d'hiver, elle se hâtait sous les arcades +de la rue de Rivoli, traversait le désert du Carrousel, et ceux qui +voyaient, dans la lumière crue de l'électricité, filer cette grisette +au pied vif et à la jupe troussée, pouvaient s'imaginer, hélas! +qu'elle courait à un rendez-vous galant. Mais dès qu'elle arrivait sur +le pont des Arts, Henriette ralentissait le pas. Là -bas, sur le quai, +à une fenêtre qu'elle connaissait bien, elle distinguait de loin une +faible lueur. C'était là que son bien-aimé se débattait contre la +mort. Alors elle était envahie d'une lâcheté subite et s'attardait +pour reculer le moment où elle entrerait chez la mère Renouf. Les +dernières nouvelles étaient si effrayantes! «Fièvre intense. Le malade +est très agité». Qu'allait-elle encore apprendre de sinistre et de +désespérant? + +Et cela durait depuis dix jours, pendant lesquels la pauvre fille +avait vécu comme enveloppée d'une atmosphère d'épouvante. + +Cependant, une des ouvrières de Paméla, qui jadis a eu la fièvre +typhoïde et qu'Henriette a interrogée sur la terrible maladie, lui a +dit que le danger de mort, après le neuvième jour, est, sinon tout à +fait conjuré, du moins beaucoup moindre. C'est un préjugé populaire, +mais l'espoir d'Henriette l'accepte passionnément. Elle veut croire, +elle croit que la jeunesse d'Armand sortira victorieuse de la lutte, +qu'il guérira, qu'il doit aller mieux déjà . Ce soir, c'est d'un +pas plus assuré qu'elle court au quai Malaquais, c'est presque avec +confiance qu'elle tourne le bec-de-cane de la loge. + +Grand Dieu! Sur la table ronde, à côté des cartes de visite +amoncelées, elle ne voit pas cette feuille de papier, ce bulletin +médical dont la vue seule la remplissait de terreur et sur lequel +elle se jetait cependant avec une telle avidité! La mère Renouf, l'air +navré, se lève de sa vieille bergère, baisse la tête, laisse tomber +ses bras... Ah! c'est fini! Armand est mort!... + +Armand est mort! Un doigt invisible l'a désigné entre tous dans la +foule humaine; une haleine mystérieuse a soufflé sur lui; et cet +esprit lumineux, ce cÅ“ur brûlant d'amour, ce regard où flottait +l'ombre de tant de beaux et doux rêves, ce foyer de jeunesse, cette +flamme d'espérance, tout cela s'est éteint brusquement, comme tombe et +s'éteint une étoile dans le sombre azur d'une nuit de septembre! + +Armand est mort! Dans deux jours, ses jeunes amis des écoles seront +réunis autour de sa tombe ouverte. Théodore Verdier, sincèrement +poète cette fois-là , lira quelques strophes émues, un touchant adieu. +Ensuite les étudiants se disperseront à travers les allées humides +et défeuillées du cimetière, en s'abandonnant à la fugitive tristesse +dont est capable la jeunesse. Puis ils retourneront à leurs travaux ou +à leurs plaisirs, et le souvenir du camarade disparu s'effacera peu à +peu de leur mémoire. + +Armand est mort! Près des Invalides, on va suspendre un écriteau jaune +à la porte d'une maison meublée. Dans peu de temps, «la chambre +de l'officier supérieur», rendue à sa destination normale, sera +encombrée, dans tous les coins, de sabres d'ordonnance et de paires +de bottes éperonnées. Et la glace trouble, devant laquelle Henriette +remettait son chapeau avant de partir, tandis qu'Armand la surprenait +encore d'un dernier baiser sur la nuque, la glace verte et ridée ne +gardera pas une trace de ces deux charmants visages. + +Armand est mort! Au delà des mers et des continents, là -bas, en +Extrême-Orient, le général de Voris, dans sa maison de bambous, +recevra, au bout de quelques semaines, le billet de faire part, maculé +par les timbres de la poste et jauni par le chlore des lazarets; et +il songera, plein d'une amère mélancolie, que la seule femme qu'il ait +aimée l'a sacrifié à cet enfant qui ne devait pas vivre. + +Armand est mort! Près de l'oreiller où repose sa tête lourde et pâle, +qui a retrouvé pour quelques heures, après le dernier soupir, une +jeune et sereine beauté, sa mère, entourée de femmes en deuil, sa +mère, effroyable à voir, se tord dans une douleur tragique et pousse +des cris de bête qu'on égorge, des aboiements d'Hécube; tandis +qu'en bas, dans la loge, sur le lit d'où l'on a ôté l'édredon rouge, +Henriette est étendue, le corsage ouvert, la figure molle de larmes, +et s'évanouit pour la deuxième fois dans les bras de la bonne mère +Renouf, qui lui mouille les tempes avec du vinaigre et lui parle en +chantonnant comme à un enfant malade. + + + + +XIII + + +Après la mort d'Armand, ce fut, entre tous ceux qui connaissaient Mme +Bernard des Vignes, une véritable conspiration de la pitié pour ne pas +laisser la malheureuse mère seule avec son désespoir, pour l'entourer +et la distraire. Elle recueillit alors le bénéfice de sa noble +existence, toute d'honneur et de vertu, trouva des amitiés là où elle +ne croyait avoir que des relations mondaines, découvrit des sentiments +sincères en des femmes qu'elle avait jugées jusqu'alors très +superficielles. La solitude où elle avait d'abord voulu s'enfermer, +obéissant à un premier et farouche instinct, fut doucement violée par +de touchantes sympathies. On sut lui parler de sa douleur sans lui +faire du mal, y toucher d'une main légère. Moins fière depuis qu'elle +était si malheureuse, elle apprécia la douceur de se plaindre et +d'être plainte, de sentir des mains amicales se poser sur les siennes, +d'abandonner son front sur l'épaule d'une confidente émue. On ne +pouvait la consoler, mais on la calma du moins, on lui rendit la vie +moins insupportable. + +Elle n'avait pas voulu qu'Armand fût transporté en province et enterré +auprès de son père. C'était à Paris qu'elle avait encore quelques +parents; c'était à Paris que, pendant la maladie de son fils, elle +avait senti circuler autour d'elle un courant d'estime et d'affection. +C'était donc là qu'elle vivrait dorénavant, puisqu'il fallait vivre; +et elle ne voulait pas être éloignée de la sépulture de son cher +enfant. + +Elle lui fit construire un tombeau très simple au cimetière +Montparnasse, mais elle resta pendant assez longtemps tellement malade +de chagrin et de fatigue, qu'elle ne put surveiller les travaux en +personne, et quand, six semaines après le décès d'Armand, son cercueil +fut retiré du caveau provisoire et déposé dans sa demeure définitive, +Mme Bernard ne trouva pas encore la force et le courage nécessaires +pour assister à la lugubre cérémonie. + +Mais, le dimanche suivant, se trouvant un peu moins faible, elle +voulut aller prier, pour la première fois, sur la tombe de son fils, +et, après avoir entendu la messe à Saint-Thomas d'Aquin, elle monta +dans son coupé rempli de bouquets et de couronnes, et se fit conduire +au cimetière. + +Elle avait tenu absolument à faire toute seule ce pèlerinage, s'était +même opposée à ce que sa vieille Léontine l'accompagnât. Ayant pris +des indications précises sur la place du monument, elle descendit de +voiture, entra dans le cimetière, drapée de longs voiles noirs, les +mains et les bras chargés d'hommages funèbres, chercha quelque temps +sa route, puis, après avoir passé en revue plusieurs rangées +de tombeaux, lut enfin de loin--avec quel horrible serrement de +cÅ“ur!--le nom d'Armand Bernard gravé dans la pierre neuve. + +Mais, tout à coup, elle s'arrêta. Ses épaules courbées sous le poids +du chagrin se redressèrent, et dans ses yeux cernés par tant de larmes +une flamme de colère s'alluma. + +Quelqu'un l'avait précédée! Ses fleurs n'arrivaient pas les premières! + +Il y avait déjà sur la tombe d'Armand un petit bouquet de violettes +de deux sous, qui ne devait être là que depuis peu de temps, car les +humbles fleurs étaient encore toutes fraîches dans leur collerette de +lierre. + +Mme Bernard des Vignes n'eut pas un instant de doute. Cela venait de +cette Henriette! + +Depuis qu'Armand était mort, la malheureuse mère avait fait tout +son possible pour ne plus songer à la maîtresse de son fils. Elle +ne voulait garder de lui, dans son esprit, qu'une pure image, ne +l'évoquer que paré de son innocence et de sa chasteté d'autrefois. +Les six derniers mois de la vie d'Armand, son commerce avec une fille +indigne de lui, la lutte qu'il avait soutenue contre sa mère à cause +de cette Henriette, ce coup de folie sensuelle,--car ce n'était pas +autre chose, évidemment,--tout cela souillait, flétrissait la mémoire +de son fils, tout cela était trop pénible. Elle ne voulait plus +y songer; elle y était presque parvenue.... Et voilà que ce passé +honteux et détestable se dressait encore devant elle. + +Cette misérable, dont les baisers avaient peut-être été meurtriers +pour Armand, osait déposer des fleurs sur sa tombe! Et de quel +droit? A quel titre? Parce qu'elle l'avait aimé? Est-ce que cela peut +s'appeler de l'amour, les ardeurs d'une gamine au printemps? Parce +qu'elle l'aimait encore? Allons donc! Sensiblerie de grisette, qui n'y +pensera plus dans un mois, dans quinze jours, et qui prendra un autre +amoureux. Non! non! elle ne peut pas souffrir, elle, la mère au cÅ“ur +percé des sept glaives, que ce bouquet reste à côté des siens! Sur +cette pierre dont elle s'approche, débordante de sanglots et de +prières, elle ne veut pas de l'hommage d'une coquine, qui est venue +là , en pleurnichant à peine, le cÅ“ur plein de regrets impurs! Au tas +d'ordures, au fumier, les fleurs obscènes! + +Et Mme Bernard se penche pour prendre les violettes et les jeter au +loin; mais elle n'achève pas le geste commencé. + +Dépouiller une tombe! C'est presque un sacrilège. Si son fils la +voyait!... Hélas! cette offrande a peut-être été très douce à celui +qui dort là pour toujours. Qui sait si les premières fleurs qui ont +orné son sépulcre ne lui sont pas plus chères que celles apportées par +sa mère en deuil? Ah! la cruelle pensée! + +Mais Mme Bernard se rappelle, à présent, qu'elle est venue là pour +prier. Elle se reproche de s'abandonner, dans un pareil lieu, à des +sentiments de rancune. Elle se met à genoux, fait le signe de la +croix, Oui! l'heure a sonné de tous les pardons. Oui! en pensant à +son pauvre fils mort, elle devrait se souvenir seulement qu'il a été, +pendant vingt ans, sa consolation, son orgueil et sa joie. Oui! elle +devrait être plus indulgente pour cette jeune fille qui, après tout, a +peut-être aimé sincèrement son Armand, qui, dans tous les cas, ne l'a +pas encore oublié, puisqu'elle a posé là ces fleurs fidèles. + +Et quand Mme Bernard, après être restée longtemps en prière, se relève +pour partir et jette au tombeau un long et dernier regard d'adieu, le +bouquet d'Henriette est encore à la même place. + +Depuis lors, tous les dimanches, Mme Bernard revint au cimetière, +et, chaque fois, elle put constater qu'Henriette avait apporté dès le +matin son souvenir parfumé. + +Le temps passa. Avec les saisons, les fleurs varièrent; mais ce furent +toujours celles de la flore faubourienne, celles qu'on vend dans les +petites charrettes à bras, le long des trottoirs. Aux bouquets de +violettes succédèrent les poignées de giroflées, les branches de +lilas, les bottes de roses. Devant tant de constance, Mme Bernard +désarmait peu à peu. Le sentiment de cette Henriette était-il donc +plus fort, plus durable qu'elle n'avait cru? Pourquoi pas? Armand +était si aimable, si séduisant! En s'attendrissant sur son fils mort, +la mère devenait plus clémente pour celle qui l'avait aimé. Si, un +jour, elle avait rencontré la jeune fille, peut-être se fût-elle +jetée dans ses bras et l'eût-elle traitée en égale devant la douleur. +Pourtant, à chaque bouquet nouveau, Mme Bernard éprouvait une sorte +d'étrange dépit. Elle était toujours jalouse d'Henriette, jalouse de +ses regrets et de son chagrin, et elle était encore sa rivale par les +larmes. + +Cependant la ligue affectueuse qui s'était formée autour de Mme +Bernard continuait son Å“uvre. A la longue, on l'avait décidée à mener +une existence moins cloîtrée, moins sauvage. Cédant à de patientes +et gracieuses sollicitations, elle consentit à recevoir et à rendre +quelques visites, à se mêler même parfois à de très étroites réunions. + +Il y avait déjà un an qu'Armand n'était plus. L'hiver était revenu. +C'étaient des chrysanthèmes qu'Henriette apportait à présent, et Mme +Bernard les trouvait souvent poudrées de neige. + +Un deuil comme celui de cette pauvre mère ne pouvait pas se consoler, +mais il devenait, grâce au temps, moins aigu, moins âpre. Cette +douleur, qui devait être éternelle, n'était plus continuelle. + + _Oublier! oublier! c'est le secret de vivre!_ + +a dit Lamartine dans un vers admirable qui exprime une amère vérité. +Certes, Mme Bernard n'oubliait pas, mais enfin elle vivait. + +Quelques semaines après la messe de bout de l'an célébrée pour le +repos de l'âme d'Armand,--oh! ce jour-là , quels torturants souvenirs, +quelle plaie rouverte!--Mme Bernard apprit que le général de Voris +était revenu du Tonkin. + +Il lui avait écrit, à propos de la mort d'Armand, une lettre +exquise de tact et de sensibilité, puis il n'avait plus donné de ses +nouvelles, et, de retour à Paris, il s'était borné à déposer une carte +chez Mme Bernard. + +Mais bientôt celle-ci remarqua que plusieurs de ses amies prononçaient +très souvent devant elle le nom de M. de Voris, et elle devina bien +vite dans quelle intention. Le général l'aimait toujours, elle le +sentait, elle en était sûre. Peut-être même n'était-il revenu en +France que pour se rapprocher d'elle? Il la savait seule au monde. +Il devait se dire que, maintenant, elle voudrait peut-être l'accepter +pour consolateur et pour mari, et, dans le cercle dont elle était +entourée, il avait sans doute discrètement converti quelques femmes à +sa cause. + +Se remarier? Recommencer sa vie? La pauvre femme ne croyait guère que +ce fût possible. Pourtant, comment n'être pas touchée par ce ferme et +inaltérable amour, que rien n'avait pu lasser, qui avait résisté, bien +que sans espoir, au temps et à l'absence? Oui! jadis, elle avait eu un +tendre penchant pour M. de Voris. Hélas! que pourrait-elle aujourd'hui +lui offrir en échange de son sentiment si profond? Un cÅ“ur brisé, pas +davantage... Mais c'est de débris que les nids sont faits. + +Trente-neuf ans! Elle est presque une vieille femme. A quoi +rêve-t-elle donc? + +Par hasard, elle se regarde dans la glace. Ah! elle a trop pleuré, et +ses paupières sont bien flétries. Cependant elle ressemble encore un +peu à son portrait peint par Dubufe, à son portrait quand elle avait +vingt ans. Il y a dans ce miroir mieux qu'un fantôme de l'admirable +Bianca Antonini, de la jeune Diane des chasses de Compiègne. Le marbre +de son teint a un peu jauni. Quelques fils blancs courent dans sa +profonde chevelure. Mais elle a gardé ses traits purs et fiers, son +buste puissant et gracieux, ses épaules faites pour le manteau royal. + +--Belle encore! soupire-t-elle avec une mélancolie douce. + +Ah! folie! folie! + +Ce jour-là , précisément, l'ancienne dame d'honneur de l'Impératrice, +la vieille duchesse de Friedland, excellente femme qui a témoigné, +dans ces derniers temps, à Mme Bernard des Vignes un maternel intérêt, +vient la voir et l'invite à prendre le thé chez elle, en tout petit +comité. + +--Vous trouverez là , ma chère amie, une de vos anciennes +connaissances, le général de Voris. + +Accepter, ce serait, pour une femme du caractère de Mme Bernard, +donner un espoir au général, s'engager presque avec lui. Elle +s'excuse, donne un prétexte, mais, elle reste pleine de trouble. + +Pourquoi donc a-t-elle refusé? Ce mariage, qui satisferait d'ailleurs +toutes les convenances, n'aurait rien que de doux et de consolant pour +elle. Elle y a réfléchi, et très sérieusement. Son cÅ“ur, interrogé +tout bas, plaide en faveur de M. de Voris. Elle s'est déjà demandé: +«Pourquoi pas?» Elle est sur le point de se répondre: «Oui». Qu'est-ce +donc qui l'arrête au seuil de ce refuge où, après tant de souffrances, +elle pourrait goûter un peu de tendre repos? Qu'est-ce donc qui la +fait hésiter? + +Presque rien. Le petit bouquet de violettes qu'elle à encore trouvé, +dimanche dernier, sur la tombe d'Armand. + +Sans doute, elle a le droit de se remarier, sans être infidèle à +la mémoire de son fils. M. de Voris, dont elle connaît le cÅ“ur, +respecterait, encouragerait chez elle le culte du souvenir. N'importe! +Tant qu'Henriette apportera des fleurs au cimetière, Mme Bernard +restera veuve. Dans cette rivalité de douleur et de constance, elle ne +veut pas être vaincue. + +Mais, le dimanche suivant, il n'y a sur la pierre tumulaire que +les violettes de la dernière fois, toutes noires et toutes séchées. +Henriette n'est pas venue renouveler son bouquet. + +Ah! quelle joie ironique et méchante Mme Bernard se sent au cÅ“ur! +Elle l'avait bien prévu! La maîtresse d'Armand devient négligente, +elle se console. Allons! allons! il n'y a que les mères qui n'oublient +pas. + +Pourtant, prenons garde de porter un jugement téméraire. Henriette +peut avoir eu un empêchement, être absente, indisposée. Il convient +d'attendre. + +Mais un, deux, trois dimanches se succèdent, et rien, rien, toujours +rien! + +Alors c'est un triomphe pour Mme Bernard. Oui! cent fois oui! son +premier mouvement était le bon. Elle était légitime, sa répugnance +devant ces fleurs impures. Armand! Armand! ta mère seule t'a vraiment +aimé. Elle peut bien, pour finir sa vie, pour descendre la côte, +s'appuyer au bras d'un vieil ami, d'un honnête homme. Mais sois +tranquille, cher enfant! Ta tombe est dans le cÅ“ur de ta mère, +et elle y tiendra toujours la plus grande place. Tandis que cette +fille!... Tu vois? C'est déjà fini, son regret. Sans doute elle a +quelque autre amant. Ah! pauvre mort, ne compte que sur ta mère +pour parfumer ton éternel sommeil. Ton Henriette ne viendra plus au +cimetière; elle en a oublié le chemin. + +Cependant la duchesse de Friedland revient chez Mme Bernard des +Vignes, et lui dit: + +--Décidément, vous me boudez, ma chère. C'est donc un parti-pris? +Je voudrais tant vous avoir, un de ces mercredis, à mon thé de cinq +heures. Le général de Voris a la bonté de n'y pas manquer, et nous +fait frémir avec ses histoires de pirates du Fleuve Rouge. + +Et la veuve, délivrée de son dernier scrupule, répond avec un léger +battement de cÅ“ur: + +--Il n'y a de ma part, je vous assure, aucun parti-pris, madame la +duchesse. Comptez sur moi, mercredi prochain. + + + + +XIV + + +Ah! le radieux jour! La bonne matinée! + +Sous la splendeur du ciel bleu, le paysage des quais parisiens a l'air +tout rajeuni, tout battant neuf. A la station des voitures, dont le +soleil fait étinceler les cuirs vernis, l'horloge du kiosque marque +midi, et nous sommes le 1er juin. La belle heure et la belle saison! +La Seine aux flots verts semble couler, aujourd'hui, plus joyeuse et +plus rapide. Devant les cases des bouquinistes les passants s'arrêtent +avec une douce chaleur dans les reins; et, sur le pont des Arts, tout +émoustillé par les effluves du printemps, un des plus vieux membres de +l'Institut se surprend à fredonner un couplet de Désaugiers, que lui +chantait, sous Charles X, dans un cabinet du _Rocher de Cancale_, une +grisette en souliers cothurnes et en manches à gigots. On rajeunit +vraiment. Il fait bon vivre. + +Dans son boudoir, où pénètrent par la fenêtre ouverte l'air pur et +la grande lumière, Mme Bernard des Vignes--oui! elle-même--subit +l'influence enivrante de la belle journée. + +C'est après-demain qu'elle se remariera, c'est après-demain qu'elle +quittera son deuil; et, sur le divan, dans un carton ouvert, voici le +chapeau qu'elle mettra pour la cérémonie. Tout à l'heure, la modiste +le lui présentait, posé sur le poing, en disant de sa voix aimable de +marchande: + +--Vous, voyez, madame. C'est tout à fait ce que vous désiriez... +Quelque chose de sérieux... Rien que cette petite branche de lilas. + +Et en essayant le chapeau devant sa psyché, Mme Bernard a trouvé qu'il +était d'un goût charmant, qu'il lui allait dans la perfection,--et +elle a souri. + +Oui! elle a souri. Car elle a réappris à sourire. On l'aime; elle est +redevenue femme, elle veut plaire. Le jour où, seule avec M. de Voris +qui la suppliait, elle-lui a jeté un regard de consentement, Mme +Bernard a vu l'héroïque soldat des campagnes sous Metz et du Tonkin +tomber à ses genoux, muet et brisé de bonheur, et pleurer sur ses +mains comme un enfant. Aimer encore? Le pourra-t-elle? Du moins, elle +est sûre d'être bien aimée. Oh! comme elle va se reposer, se détendre, +dans ce bain de tendresse! Et puis, faire un heureux, c'est encore si +doux! + +Non! Armand n'est pas oublié, il ne le sera jamais. Après demain, +agenouillée auprès de son nouvel époux, Mme Bernard pensera à son +fils, priera pour son fils. Et pourtant, pourtant!... Il est loin, +l'ancien désespoir. La noire tristesse qui lui avait succédé se +dissout et s'évapore en mélancolie. Non! Armand n'est pas oublié. +Cependant, la blessure se ferme et se cicatrise. Elle souffre, moins, +l'inconsolable, et, tout à l'heure,--ah! misérable nature!--elle +souriait à son chapeau de noces, à ce joli chiffon. + +Mais un domestique entre dans le boudoir, avec une lettre sur un +plateau. + +Écriture inconnue. Mme Bernard déchire l'enveloppe. Quatre pages. +De qui peut être cette longue épître? Elle cherche et trouve la +signature, «Henriette Perrin», et voici ce qu'elle lit, avec un grand +frisson qui lui passe dans tout le corps. + + _Paris, Hôpital Necker, 28 mai._ + + «Madame, + + «Je suis bien malade à l'hôpital Necker, et si faible que je + ne puis tenir la plume. Une voisine de salle, qui entre en + convalescence, est assez bonne pour écrire sous ma dictée, et, + quand je serai morte, seulement quand je serai morte,--mais + cela ne tardera pas,--elle vous fera parvenir cette lettre. + + «Je ne veux pas m'en aller sans vous avoir demandé pardon de + la peine que j'ai pu vous faire. J'ai su par Armand combien + vous étiez fâchée et mécontente de mes relations avec lui. Je + reconnais mes torts. Vous m'aviez admise dans votre intérieur, + vous aviez été très bonne pour moi, et, en devenant l'amie + d'Armand, j'ai eu l'air d'abuser de votre confiance. Je + comprends que vous m'en vouliez beaucoup et que vous ayez de + mauvaises idées sur mon compte. Pourtant, j'espère que vous + aurez pitié de moi et que vous me pardonnerez, quand vous + recevrez cette lettre; car, alors, je serai morte de chagrin. + Les médecins disent que c'est le foie qui est malade. Mais, + depuis la mort de mon Armand bien aimé, je sens que je m'en + vais, voilà la vérité. + + «Madame, on ne ment pas quand on va mourir. Il faut me croire. + Je vous jure qu'Armand a été mon premier et mon seul ami. Je + l'ai aimé tout de suite, comme une pauvre folle que j'étais, + comme il est impossible d'aimer plus. Mais je n'ai pas fait la + coquette, je vous assure, et je suis encore tout étonnée qu'il + ait bien voulu, qu'il n'ait pas rougi d'une petite amie aussi + ignorante et aussi simple que moi. Soyez indulgente, madame; + songez combien nous étions jeunes tous les deux! + + «Je savais, bien que cela ne durerait pas longtemps, que les + jeunes gens de famille doivent se marier avec une personne de + leur monde, que tôt ou tard vous auriez décidé votre fils à me + quitter. Mais j'y étais résignée d'avance, et, soyez-en sûre, + celle qu'un Armand avait un peu aimée ne serait pas devenue + une vilaine. Oui, j'aurais su vivre, toute seule dans mon + coin, avec mon cher et unique souvenir de jeunesse, me + consolant par la pensée qu'Armand aurait été heureux, lui, au + moins, avec belle jeune femme et de beaux enfants. Mais qu'il + soit mort à vingt ans, en quelques jours, sans même que je + l'aie embrassé une dernière fois, voilà ce que je n'ai pas pu + supporter. + + «Quand j'ai appris cela, dans la loge de votre concierge, j'ai + reçu le coup qui m'a tuée. Depuis ce jour affreux, j'ai comme + de la glace autour du cÅ“ur. Tout de suite, j'ai commencé à me + mal porter, et puis, deux mois après Armand, ma vieille tante + s'en est allée à son tour et je suis restée toute seule. + Je travaillais toujours,--il fallait bien!--mais comme une + machine, et je restais des heures et des jours sans dire un + mot, avec mon chagrin qui me rongeait. Ma seule consolation, + c'était d'aller, le dimanche matin, porter des fleurs au + tombeau d'Armand. Et, à propos de cela, madame, je vous + remercie d'avoir laissé mes petits bouquets à côté des vôtres. + C'est même ce qui m'a fait espérer que vous m'en vouliez un + peu moins, que déjà vous me pardonniez presque. Enfin, je + suis tombée tout à fait malade. Je ne pouvais plus travailler, + j'étais sans ressources, et il a fallu aller à l'hôpital. Mais + si vous saviez ce que j'ai souffert le premier dimanche que + j'ai passé ici, en me disant que vous ne trouveriez là -bas que + mon bouquet fané de la dernière fois et que vous alliez croire + que j'avais oublié mon Armand! C'est aussi pour cela que je + vous écris, afin que vous sachiez bien que je meurs avec son + nom sur les lèvres. + + «Madame, je me suis confessée hier. La personne à qui je dicte + cette lettre a de la religion et m'a demandé de voir un curé. + Depuis ma première communion, je n'étais pas retournée à + l'église et les prêtres me faisaient un peu peur. Mais celui + qui est venu m'a parlé très doucement et m'a dit que mes + fautes me seraient pardonnées. Vous serez aussi bonne que lui, + n'est-ce pas? et vous ne m'en voudrez plus d'avoir tant aimé + votre fils. + + «Adieu, madame. Si j'osais vous adresser encore une prière, je + vous demanderais, quand vous irez à Montparnasse, d'acheter, + comme je le faisais, à la porte du cimetière, un petit bouquet + de fleurs de la saison, un bouquet de deux sous, pas plus, et + de le mettre sur la tombe d'Armand avec les vôtres. M. l'abbé + m'a bien dit qu'on retrouverait au ciel ceux qu'on avait + aimés. Mais que sait-on? Il me semble que, tout de même, le + pauvre Armand, dans son cercueil, sera content de recevoir le + souvenir de sa petite amie. Vous serez tout à fait généreuse, + madame, si vous voulez bien vous rappeler et satisfaire le + dernier désir de + + «Votre très respectueuse et très humble servante, + + «HENRIETTE PERRIN» + +Mme Bernard des Vignes fond en pleurs en achevant la lecture de cette +lettre. Comme il a pâli tout à coup, le soleil de juin! Comme elle est +morne, cette journée de printemps! Et là , sur le divan, dans ce carton +ouvert, le joli chapeau de noces, avec sa branche de lilas! Il lui +fait mal à voir, maintenant, à la mariée de demain! Elle en a honte! + +Certes, elle a pardonné, elle pardonne encore! Certes, elle accomplira +le vÅ“u de la morte! Mais, les yeux fixés sur la signature d'Henriette +Perrin, sur les deux seuls mots que la pauvre fille ait pu tracer de +sa main de moribonde, la mère d'Armand, d'une voix basse, d'une +voix de vaincue, murmure, avec un suprême mouvement de rancune et de +jalousie: + +--Elle l'aimait mieux que moi! + + + + + + + + + + + + + _Arcachon-Bordeaux, mars-avril 1889._ + _Achevé d'imprimer_ + le vingt-deux juin mil huit cent quatre-vingt-neuf + + PAR + ALPHONSE LEMERRE + (Aug. Springer, _conducteur_) + 25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25 + PARIS + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Henriette, by François Coppée + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HENRIETTE *** + +***** This file should be named 16499-8.txt or 16499-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/6/4/9/16499/ + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Henriette + +Author: François Coppée + +Release Date: August 9, 2005 [EBook #16499] +Last Updated: December 12, 2009 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HENRIETTE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + FRANÇOIS COPPÉE + + + Henriette + + + [Illustration] + + + PARIS + ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR + 23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31 + + M DCCC LXXXIX + + _A + mon cher biographe et ami + M. DE LESCURE + je dédie bien affectueusement + cette simple histoire._ + + F.C. + +[Illustration] + + + + +HENRIETTE + + + + +I + + +Quand le curé eut donné l'absoute et quand les amis et connaissances +du défunt, sortis les premiers de l'église après avoir jeté l'eau +bénite, se furent formés en petits groupes sur la place Saint-Thomas +d'Aquin, des conversations s'engagèrent entre ces hommes du monde, +heureux de respirer l'air vif, au clair soleil de mars, après l'ennui +d'une messe interminable, dans l'atmosphère suffocante de l'encens et +du calorifère. + +--Ce pauvre Bernard... C'est dur, tout de même... Boucler sa malle à +quarante-deux ans! + +--Sans doute. Mais il ne s'est pas assez ménagé, convenez-en. En voilà +un qui aura fait la fête, hein!... + +--Et dit souvent: «J'en donne», à l'écarté. + +--Et usé le tapis de l'escalier de Bignon. + +--Il y a eu de l'albuminerie dans son affaire, n'est-ce pas? + +--Une vie brûlée, quoi!... Le jeu, les femmes, la bonne chère... +L'équipage du diable... Est-ce qu'il n'était pas un peu ruiné? + +--Pas du tout. Il venait encore de réaliser une vieille tante de cinq +à six cent mille francs. Il doit, au contraire, laisser à sa veuve et +à son fils une très jolie fortune. + +--Alors, la belle madame Bernard se remariera. + +--Qui sait? Peut-être pas, à cause du petit. Il paraît qu'elle adore +son fils. + +En somme, on regrettait peu ce mort de première classe, porté en +terre avec tout le luxe dont sont capables les Pompes funèbres: +messe chantée, fleurs de Nice, torchères à flamme verte autour du +catafalque. Et le plus beau maître des cérémonies! Oh! un gaillard +superbe, avec l'air de morgue et les favoris blancs d'un vieux pair +d'Angleterre, un homme précieux que l'administration ne sortait que +dans les grands jours et qui avait joué autrefois les pères-nobles en +province, s'il vous plaît! Mais, malgré tout cet apparat, le défunt, +M. Bernard des Vignes, député et membre du conseil général de +la Mayenne, ancien officier de cavalerie, chevalier de la Légion +d'honneur, etc., était traité selon ses mérites dans les entretiens +échangés à voix basse, derrière les mains gantées de noir. + +Et, de fait, il n'avait été qu'un viveur vulgaire, sans grâce, sans +élégance, resté provincial malgré ses quinze ans de Paris. Rien de +plus banal que son histoire. Riche, il épousait à vingt-huit ans la +fille d'un sénateur corse, ami personnel de Napoléon III, l'admirable +Mlle Antonini, dont la beauté de transtévérine faisait alors sensation +aux Tuileries et à Compiègne. Pendant quelque temps, il l'aimait, à +sa manière. Puis, tout à coup, sottement et injustement jaloux de +sa femme, il démissionnait de son grade de lieutenant aux dragons de +l'Impératrice, s'enfouissait dans ses terres, y prenait de lourdes +habitudes, ne quittait plus ses bottes de chasse et fumait sa pipe +à table, après le café, en sirotant des petits verres. Un fils lui +naissait, seule consolation de Mme Bernard, bientôt négligée par +l'ancien libertin de garnison, qui, après deux ans de ménage, allait +souvent à Paris tirer une bordée de matelot, et qui, dans ses sorties +de chasse, tout en déjeunant d'une rustique omelette sur un coin de +table, prenait la taille des filles de ferme. + +Le premier coup de canon de la guerre de 1870 éveilla pourtant un écho +dans l'âme de ce grossier jouisseur et lui rappela qu'il avait été +soldat. Commandant de mobiles, il se battit avec crânerie, attrapa une +blessure et la croix, et, aux élections, fut envoyé à la Chambre par +son département. En grosse bête qu'il était, il suivit les majorités. +De réactionnaire, il devint tour à tour centre droit, centre gauche, +opportuniste, n'ouvrit jamais la bouche que pour demander la clôture, +fut toujours réélu. Mais, contraint par ses fonctions d'habiter Paris, +il lâcha les rênes à son tempérament et se rua dans le plaisir. + +Mme Bernard fut alors tout à fait abandonnée et ne vit plus que +rarement et à peine, aux heures des repas, ce mari qu'elle n'avait +jamais aimé et qu'à présent elle méprisait. Trop honnête pour se +venger, trop fière pour se plaindre, elle fuyait le monde, et, presque +toujours seule dans son vaste appartement du quai Malaquais, elle se +consacrait tout entière à son fils, qui suivait, comme externe, +les cours du lycée Louis-le-Grand et donnait déjà les signes d'une +intelligence singulièrement précoce. Elle était de ces mères qui +apprennent le grec et le latin pour corriger les devoirs de leur +enfant et lui faire réciter ses leçons. On parlait d'elle avec +admiration; car les quelques femmes admises dans son intimité, +n'avaient aucun sujet de jalousie contre cette beauté qui se cachait, +beauté demeurée intacte cependant, sur laquelle la trentaine avait +mis la chaude pâleur d'un beau marbre et que le temps ni le chagrin +n'avaient marquée d'un seul coup d'ongle. Ce malheur, subi avec tant +de courage et de dignité, était cité partout comme un exemple, et la +médisance parisienne ne soulignait même pas d'un sourire le nom du +colonel de Voris, un camarade de promotion du mari, dont le sentiment +respectueux pour Mme Bernard des Vignes osait à peine se manifester +par de timides visites. + +Enfin, il était fini, le long supplice de cette pauvre femme. Bernard, +le gros Bernard, comme l'appelaient ses amis du club, n'avait pu +résister à sa dernière indigestion de truffes; et, sur le seuil de +l'église, autour du volumineux cercueil qu'attendait le fourgon des +Pompes funèbres, on formait le cercle, pour écouter les discours. + +Mais, tandis que défilaient les mensonges oratoires, «bon Français, +intrépide soldat, patriote éclairé», tous ces mondains, importunés +par ce mort dont il était trop longtemps question, pensaient tout +au plus--s'ils pensaient à quelque chose--à la belle et riche veuve, +enfin libre; et, lorsque la cérémonie fut terminée et que l'assistance +se dispersa, cette phrase fut maintes fois prononcée dans les +dialogues d'adieux: + +--La belle madame Bernard se remariera avant un an d'ici... +Voulez-vous le parier? + + + + +II + + +Quelques semaines après l'enterrement, Mme Bernard des Vignes, en +deuil, était assise devant son métier à tapisserie, près de la fenêtre +de son boudoir. Ses yeux absorbés, sans regard, erraient sur le +paysage du quai, si charmant par un beau jour. Mais elle ne voyait +ni le ciel de l'avant-printemps, d'un bleu si tendre, ni le fleuve en +marche sillonné par les joyeux bateaux et miroitant au soleil, ni +la noble façade du Louvre, ni le svelte bouquet d'arbres, au coin du +Pont-Royal, où déjà courait, dans les branches noires, comme une fumée +de verdure. S'abandonnant dans son fauteuil, accoudée, deux doigts +sur la tempe, la belle veuve, son buste de déesse étreint par la +robe noire bien ajustée, évoquait en une longue rêverie toute sa vie +passée. + +Elle se revoyait aux Tuileries, traversant pour la première fois, +au bras de son père, les salons magnifiques. Elle entendait derrière +elle, dans le sillage de sa robe de bal, un murmure d'admiration. +Elle voyait sur le visage de tous ceux qui la regardaient passer un +demi-sourire, une expression subitement heureuse, qui la remerciaient +d'être si belle. Elle le retrouvait, cet éclair des regards charmés, +dans les yeux mêmes de l'Empereur et de l'Impératrice, au moment de la +présentation; et comme, tout à coup, l'orchestre attaquait le brillant +prélude d'une valse, il lui semblait que cet air triomphal éclatait en +son honneur. + +Puis c'étaient plusieurs mois de fête, d'éblouissement. Elle +s'épanouissait, rose victorieuse, dans le groupe des jeunes filles de +la cour. Reine des amazones, à travers les taillis d'or et de flamme +de la forêt automnale, elle suivait au galop les chasses de Compiègne. +Elle était la célèbre Mlle Bianca Antonini, et la souveraine, +conquise par cet effluve de sympathie, qui émane des êtres +parfaitement beaux, ne passait jamais devant elle sans lui adresser +quelques paroles douces et flatteuses, qu'elle écoutait les yeux +baissés, avec une révérence confuse. + +Mais voilà! pas de fortune. Point de dot, ou à peu près. Sans doute, +l'Empereur avait récompensé par un siège au Sénat les services du +vieil Antonini,--une de ces fidélités où se combinent l'instinct du +caniche et le fanatisme du mameluck, un de ces dévouements toujours +prêts à se jeter entre la poitrine du maître et le poignard des +assassins. Mais, excepté son traitement de sénateur, le vieux Corse ne +possédait rien qu'une maison en ruines et quelques hectares de maquis +dans le sauvage pays de Sartène. + +D'une probité robuste, ce conspirateur, dont les yeux de bon chien +et le sourire attendri sous une rude et grise moustache de gendarme +faisaient plaisir à Napoléon III en lui rappelant sa jeunesse et +ses mauvais jours, cet ancien sous-officier, qui avait risqué, dans +l'affaire de Strasbourg, le conseil de guerre et les balles du peloton +d'exécution pouvait montrer, au milieu des tripotages de l'époque, +des mains absolument pures. On savait que Mlle Antonini était pauvre. +Aussi, lorsque Bernard des Vignes, le beau lieutenant de dragons, +l'eut fait valser trois fois de suite au bal des Tuileries, tout le +monde l'estima très heureuse de rencontrer un parti de cent mille +francs de rente. + +Elle se mariait, sans entraînement, par raison, pour rassurer son père +inquiet de l'avenir; et, brusquement, tout son bonheur disparaissait +comme un décor qu'on enlève. C'était l'absurde jalousie de son mari, +l'exil en province, l'amer dégoût de découvrir dans l'homme à qui +elle avait lié sa vie un grossier viveur, bassement libertin, presque +ivrogne. Sans son nouveau-né, sans ce fils qu'elle avait elle-même +allaité et dont la venue lui avait empli de maternité le coeur et les +entrailles, cette Corse, qui était bien de son pays, fière, chaste, +vindicative, eût certainement quitté son indigne époux. Elle se +résignait pourtant, à cause de l'enfant. Mais de nouveaux malheurs +venaient alors la frapper. L'Empire s'écroulait, son père mourait, +tué raide d'un coup d'apoplexie par la nouvelle de la capitulation +de Sedan. Enfin, après la guerre, son mari, élu député, la remenait à +Paris... Et elle se rappelait les longues années d'ennui, de solitude, +passées dans ce même boudoir, près de cette même fenêtre, devant ce +fleuve qui coulait toujours, si lent, si monotone, comme sa vie! + +Sans doute, elle avait son fils, qu'elle aimait d'une tendresse +passionnée et qui, à treize ans, était déjà un compagnon pour elle, un +petit homme. N'avait-elle pas vécu jusqu'alors pour lui seul? Eh bien, +elle continuerait, voilà tout! Elle vieillirait auprès de lui, +le marierait, deviendrait grand'mère. Son cher petit Armand! Elle +l'attendait. Il allait revenir du lycée. Et elle s'attendrissait à +la pensée qu'il entrerait tout à l'heure dans cette chambre, frêle en +habits de deuil, qu'il se jetterait à son cou, qu'elle le baiserait +longuement, ardemment, sur son front pâle d'écolier laborieux, et +qu'elle le retiendrait ainsi dans ses bras, le regardant avec amour +bien au fond de ses profonds yeux noirs qu'il tenait d'elle, de ses +yeux si lumineux, si purs, où brûlait une flamme de pensée. + +Cependant un autre souvenir vient de traverser la rêverie de Mme +Bernard. + +Elle songe maintenant au seul ami de son mari qui soit devenu le sien, +au seul homme qui fasse s'émouvoir en elle une sympathie tendre. + +Voilà plusieurs années que, tous les jeudis,--c'est son «jour»,--vers +les six heures, moment où elle n'est jamais seule, le colonel de +Voris se présente chez elle, froid, correct, un peu raide même dans sa +redingote militairement boutonnée, qu'il s'assied dans le cercle des +dames, se mêle avec effort aux banalités de la conversation, refuse +une tasse de thé et se retire, après une visite d'un quart d'heure. +Il l'aime, elle en est certaine, et tant de respect, de timidité, +la touche, surtout chez le héros de Saint-Privat, qui, ayant eu son +cheval tué sous lui, avait ramassé un fusil de munition, comme Ney +en Russie, et ramené au combat ses troupes débandées. Il l'aime! Au +«shake-hand» de l'adieu, elle a toujours senti trembler la main droite +du colonel, cette main trouée d'un coup de lance allemande, que par +pudeur de sa cicatrice il ne dégante presque jamais... Si elle voulait +se remarier, pourtant? Cet homme d'honneur et de courage, ce paladin +au coeur jeune et aux tempes grises, serait pour Armand un protecteur, +un guide dans la vie, un nouveau et meilleur père. + +Tandis que l'esprit de la veuve suit la pente de cet espoir, une +douceur infinie se répand sur son beau visage. Qu'a-t-elle donc? +Pourquoi son coeur bat-il plus fort et plus vite? + +Tout à coup, un domestique annonce le colonel de Voris. + +Assurément, il doit à Mme Bernard une visite de sympathie, et sa +qualité d'ancien ami lui permet de se présenter à un jour, à une heure +quelconques. Mais pourquoi précisément aujourd'hui, pourquoi à ce +moment où elle est avec lui en pensée? Cette complicité du hasard, +n'est-ce pas étrange? + +Et, en voyant entrer le colonel,--l'air toujours jeune, la taille +mince, la moustache semblant très noire par le contraste des cheveux +gris,--Mme Bernard est toute troublée. Il s'approche, lui tend la +main,--sa main mutilée sous le gant,--s'assied près d'elle; lui parle +de son deuil. + +--J'étais de coeur avec vous dans votre douleur, lui dit-il, vous n'en +doutez pas. + +Rien de plus sur ce pénible sujet. Il a la délicatesse de comprendre +qu'elle serait choquée par des doléances hypocrites. Il s'informe +alors d'Armand, et sa voix devient amicale quand il prononce le nom de +l'enfant. + +Mais comme l'entretien languit, coupé de silences: + +--Je venais aussi, madame, dit le colonel avec un peu d'hésitation, +vous demander un conseil. + +--Un conseil? A moi?... Et lequel? + +--Avant votre deuil, j'avais l'intention de retourner en Algérie. +Je voulais m'éloigner, j'avais une peine intime... Or, à présent, +le nouveau ministre de la guerre m'offre de faire partie de son +état-major, de rester à Paris... Le chagrin qui me poussait à fuir +n'existe plus, ou du moins il n'est plus sans espoir... J'hésite... +Dois-je rester, ou partir? Je le demande simplement, franchement, à +votre amitié. + +Mme Bernard a compris. Sous cette forme à peine voilée, le colonel lui +demande s'il peut attendre la récompense de sa silencieuse fidélité. +Elle n'a qu'à dire un mot, «restez», et, dans un an, elle sera la +femme d'un homme qu'elle estime, qui la consolera de toutes les +misères du passé, qui sera paternel pour son cher Armand. Elle pourra +connaître le bonheur, aimer, vivre!... + +Mais la porte s'ouvre brusquement, une fraîche voix d'enfant crie: +«Bonjour, mère!» Mme Bernard tressaille. C'est son fils qui revient +du collège, et qui, ayant jeté ses livres sur la table, lui saute +joyeusement au cou. + +--Bonjour, mon enfant, dit le colonel, voulez-vous me donner une +poignée de main? + +Armand connaît à peine ce visiteur à l'air grave. Il est de nature un +peu sauvage. Cependant, il touche la main qui lui est offerte, mais +par obéissance polie, et dans ses grands yeux noirs passe un regard +d'inquiétude, presque de soupçon. Mme Bernard a observé son fils. Elle +voit combien cet homme et cet enfant sont étrangers l'un à l'autre, +et, profondément remuée par l'admirable, par le tout puissant instinct +maternel, elle rougit, elle sent à ses oreilles une chaleur de honte. +A quoi pensait-elle donc tout à l'heure, grand Dieu? + +Alors, se levant de son fauteuil, elle attire Armand tout près d'elle, +pose avec un geste caressant, une de ses mains sur la tête de son +fils, et, d'une voix calme, les yeux baissés, elle dit au colonel +debout devant elle: + +--Je vous dois une réponse, mon cher monsieur de Voris, et elle sera +aussi loyale que votre demande. Je crois... oui, je crois que vous +feriez mieux d'aller en Algérie. + +Et ayant salué respectueusement, le colonel s'éloigne d'un pas ferme, +comme un soldat à qui son chef a dit d'aller se faire tuer, et qui y +va. + +C'est décidé. La belle Mme Bernard des Vignes ne se remariera pas. + + + + +III + + +A partir de cette heure décisive, l'amour de la veuve pour son fils +s'accrut en raison du sacrifice qu'elle lui avait fait, et devint +encore plus passionné, presque jaloux. Elle ne pouvait plus se passer +de la présence d'Armand. Elle avait besoin sinon de le tenir sous +ses yeux, du moins de le savoir à la maison, tout près d'elle. Elle +souffrait de ses absences, pourtant assez courtes, puisqu'il n'allait +au lycée que pour en suivre les cours, et parfois, prise d'un +impérieux désir de le revoir une demi-heure plus tôt, elle demandait +sa voiture et se faisait conduire à la porte de Louis-le-Grand. Elle +arrivait là bien en avance, s'impatientait, jetait sur la porte du +lycée des regards d'amoureuse venue la première au rendez-vous. Enfin, +elle entendait le roulement de tambour annonçant la fin de la +classe, et si l'enfant sortait un des derniers, elle en souffrait +positivement, songeait presque à lui reprocher de ne pas avoir +pressenti qu'elle était là. Vite, elle le faisait monter dans le +coupé, l'étreignait pour le baiser au front, comme s'il fût revenu +d'un long voyage, et pendant tout le temps du retour le retenait ainsi +contre elle, avec un geste d'avare. + +Quelquefois Armand sortait du lycée, riant et causant avec un +camarade, et Mme Bernard, soudain inquiétée, posait à son fils vingt +questions pressantes: «Comment s'appelle-t-il? Qui est-il? Que font +ses parents? Veux-tu vraiment en faire ton ami?». Et si Armand, avec +le facile enthousiasme de son âge, parlait chaleureusement de son +jeune condisciple, vantait son esprit ou sa bonté, Mme Bernard +éprouvait une sensation pénible, se méfiait déjà de ce nouveau venu +qui lui prenait un peu de son enfant. C'était injuste, elle le savait, +elle s'en accusait. N'aurait-elle pas dû se réjouir, au contraire, +qu'Armand fût affectueux et cordial? + +--Invite ce jeune homme à venir à la maison, disait-elle en faisant un +effort. Je serai charmée de le recevoir. + +Et, quand elle revoyait le camarade, elle tâchait d'être très +gracieuse, comme pour se punir de son mauvais sentiment. Mais elle y +réussissait mal; c'était plus fort qu'elle; et elle ne retrouvait +la possession d'elle-même que lorsque l'autre était parti et qu'elle +avait de nouveau son fils tout entier, à elle toute seule. + +Armand se rendait parfaitement compte de ce que la tendresse de sa +mère avait d'exclusif et d'ombrageux. Car tout en lui, intelligence et +sensibilité, s'était prématurément développé, et cela même à cause de +l'éducation spéciale de son enfance, très solitaire, très caressée, +dans la tiédeur des jupes maternelles. Il ne restait déjà plus, dans +cette nature d'élite, aucun des instincts égoïstes, brutaux, ingrats, +qui sont, hélas! naturels chez les très jeunes gens. Cet enfant +extraordinaire, qui faisait des études excellentes et cueillait, en se +jouant, tous les lauriers universitaires, comprit, excusa, admira le +coeur maternel qui l'aimait d'un amour si aigu, jusqu'à la +souffrance, et il n'y toucha que d'une main pieuse et légère, avec les +délicatesses d'un homme fait. + +Ce fut une immense joie pour Mme Bernard quand elle reconnut qu'elle +était tant et si bien aimée. Alors elle se reprocha d'absorber son +fils, de le trop garder près d'elle. Elle attira dans sa maison et +reçut avec bonté les camarades de son Armand, voulut lui donner +plus de liberté. Mais loin d'en abuser, comme l'eût fait tout autre +adolescent, il redoublait d'assiduité, de touchantes attentions. +Pendant plusieurs années, elle fut la plus heureuse des mères. + +Un de ses très vifs plaisirs était de sortir à pied, dans Paris, au +bras de son fils. Il finissait sa dernière année de collège, était +devenu un svelte et charmant jeune homme, s'habillant bien, sans +gaucherie. Quant à Mme Bernard, elle avait franchi victorieusement la +trente-sixième année. Bien des têtes se retournaient sur leur passage; +mais la belle veuve ne remarquait même pas que tous les hommes avaient +encore pour elle un regard soudainement charmé, tout occupée qu'elle +était de chercher, dans les yeux des femmes, un instant fixés sur son +fils, ce sourire fugitif qui signifie clairement: «Le joli garçon!» Il +ne paraissait pas y prendre garde, d'ailleurs, et c'était une douceur +de plus pour cette mère, de se dire que son cher fils, si intelligent, +si précoce, était en même temps si pur et ignorait à ce point sa +beauté. + +Elle y songeait bien quelquefois, à cette crise solennelle de la +puberté, à cette redoutable métamorphose qui, de l'adolescent, fait +un homme. Oui, un jour viendrait--jour maudit!--où son Armand aimerait +une autre femme autrement et plus qu'elle. Cette pensée la faisait si +douloureusement souffrir que, prise de lâcheté, elle ne voulait pas +s'y arrêter, la chassait de son esprit. A coup sûr,--mais plus tard, +oh! bien plus tard,--quand Armand aurait fait son droit, entrepris une +carrière, il se marierait. Cela, c'était tout naturel. Et alors elle +serait raisonnable, l'aiderait à choisir une compagne qui pût le +rendre heureux. Mais la maîtresse, la voleuse de jeunes coeurs, celle +qui prend un fils à sa mère et le lui renvoie les sens troublés et +les yeux meurtris, celle-là était, pour la Corse rancunière, pour +la chaste veuve du débauché, pour la mère exigeante et jalousé, une +ennemie d'avance exécrée, à laquelle elle ne pouvait penser sans +serrer les dents et sans trembler de colère. + + + + +IV + + +Cette rivale future, Mme Bernard des Vignes l'introduisit elle-même +dans sa maison, au moment où son fils, qui venait d'atteindre sa +vingtième année, commençait ses études de droit. + +Elle s'appelait Henriette Perrin et était une simple ouvrière en +journées. Une amie de Mme Bernard, personne extrêmement charitable, +lui avait chaudement recommandé cette jeune fille. A peine âgée de +dix-neuf ans, orpheline de père et de mère, elle n'avait pour vivre +que son gain,--trois francs par jour et nourrie,--et trouvait encore +moyen, avec d'aussi faibles ressources, d'aider une tante très âgée +chez qui elle demeurait. Mme Bernard fut séduite au premier abord par +cette jolie enfant, si gracieuse, si décente, et s'habillant avec le +goût instinctif des fillettes de Paris, qui vous ont tout de suite +l'air d'une dame dans une robe à vingt sous le mètre, chiffonnée de +leurs mains industrieuses. L'ouvrière fut aussi prise en amitié +par Léontine, la vieille femme de charge, qui fit sur elle, à sa +maîtresse, les rapports les plus favorables. + +--Cette pauvre petite! disait-elle à Mme Bernard. Ça vous arrive +à pied, du fond de Vaugirard, dès huit heures du matin, et à jeun +encore. Je lui donne son café au lait, et bien vite elle s'installe +au petit salon, dans l'embrasure de la fenêtre, tranquille comme +Baptiste, sans faire plus de bruit qu'une souris. Ah! c'est mam'zelle +Silencieuse! Toute la journée, elle tire son aiguille. Et je te couds, +et je te couds... Jolie avec ça. Madame a remarqué ses beaux cheveux +blonds... Et une taille à tenir dans les deux mains... Comme Madame +me l'a permis, je lui apporte ses repas sur un guéridon. Car Madame +a bien raison: pour une jeunesse, ça ne vaut rien, l'office et la +société des domestiques. Elle mange très proprement, sans laisser +tomber une miette de pain. Alors, des fois, nous faisons un bout de +causette. Elle a bien du mal, allez! madame. Figurez-vous que, +sans elle, sa tante serait, à l'heure qu'il est, avec les vieilles +priseuses qu'on voit se chauffer au soleil, sur les bancs, devant la +Salpêtrière. Si jeune, si courageuse, et des charges de famille! Si ça +ne fait pas pitié! + +Mme Bernard reconnut bientôt par elle-même que la jeune ouvrière +méritait réellement tout ces éloges, trouva toujours en elle un petit +être doux, timide, laborieux, touchant, et, pour lui marquer son +intérêt, lui assura trois journées de travail par semaine. Elle prit +l'habitude, quand elle traversait le petit salon, de voir, près de la +fenêtre, cette gentille tête blonde penchée sur son ouvrage, et +elle s'arrêtait souvent pour adresser à Henriette quelques paroles +encourageantes. Il y avait même apparemment un charme qui émanait +de cette enfant, car lorsque Mme Bernard ne la voyait pas à sa place +accoutumée, elle songeait, avec une nuance de regret: + +--Tiens! ce n'est pas son jour. + +C'était ainsi depuis quelques mois, quand Mme Bernard reçut une +lettre d'une orthographe incertaine et d'une écriture maladroite, par +laquelle Henriette prenait congé d'elle, la remerciait de ses bontés +et lui annonçait qu'elle avait trouvé un emploi régulier chez une +couturière en vogue. + +--Cette petite aurait bien pu venir m'annoncer cela elle-même, se dit +Mme Bernard, un peu choquée. Il me semble que j'ai été assez bonne +pour elle... Après tout, le temps de ces gens-là est précieux. C'est +leur gagne-pain. Tant mieux si elle a trouvé une bonne place. + +Et elle n'y pensa plus. + +Mais, quelques jours plus tard, étant entrée dans la chambre de son +fils pour renouveler les fleurs des jardinières, elle vit une lettre +tombée sur le tapis, la ramassa pour la poser sur le bureau, jeta +machinalement un regard sur l'enveloppe, y lut le nom d'Armand Bernard +et reconnut avec stupéfaction la calligraphie enfantine de l'ouvrière. +Un soupçon soudain lui glaça le coeur. Avait-elle ou non le droit de +lire cette lettre? Elle ne s'arrêta pas même trois secondes devant +ce scrupule. Il s'agissait de son fils, pour qui elle eût commis un +parjure, un meurtre, n'importe quel crime. Elle arracha vivement le +papier de son enveloppe, le déplia, et ces mots lui éclaboussèrent et +lui brûlèrent les yeux, comme un jet de vitriol. + +«Mon Armand bien aimé, viens _m'attendre_ ce soir à la sortie du +magasin. Nous passerons la _soirée_ ensemble. + +Je t'adore, + +HENRIETTE» + +Congestionnée, foudroyée, une sensation de brûlure à la racine de +chacun de ses cheveux, les genoux cassés par le choc de l'émotion, Mme +Bernard tomba, s'écroula dans le fauteuil de travail de son fils. + +Ainsi, ce qu'elle redoutait, ce qu'elle osait à peine prévoir,--et +seulement dans un lointain avenir,--était un fait accompli. Son fils +avait une maîtresse. Et laquelle? La couturière de la maison! Pourquoi +pas la bonne, la laveuse de vaisselle? Oui! son Armand que, la +veille encore, elle croyait pur comme une primevère, son exquis et +aristocratique enfant, pâle et mince, ayant l'air d'un petit prince de +sang royal, appartenait à cette gamine des faubourgs, à cette fille +du ruisseau de Paris. Il l'aimait sans doute, et il avait peut-être +couvert de baisers cette horrible lettre, qui était écrite comme une +note de blanchisseuse. Et elle n'avait rien vu, elle ne s'était méfiée +de rien! Oh! l'aveugle, la stupide! + +Comment! c'était elle-même qui, par imbécile bonté, avait laissé +pénétrer sous son toit, protégé cette drôlesse? Mais voilà qui était +plus fort. A présent, elle se rappelait avoir attiré l'attention +d'Armand sur l'ouvrière, avoir parlé d'elle devant lui avec sympathie. +Alors, c'était pour cela qu'elle avait consacré à Armand toutes les +minutes de son existence, pour cela qu'elle avait supporté sans une +plainte les longues années d'outrage et d'abandon de son mariage, pour +cela qu'elle avait renoncé à l'espoir, à la certitude du bonheur en +éloignant le colonel de Voris! C'était pour que cet enfant surveillé +comme un trésor d'avare, soigné comme une fleur de serre, pour que +ce chef-d'oeuvre maternel, sorti et créé de ses entrailles, de son +dévouement, de son amour, devînt, en un instant, au premier appel +du sexe, à la première poussée des sens, le régal d'une grisette, le +caprice et l'amusement d'une fille! Et elle avait eu la naïveté, la +bêtise de le croire meilleur, plus délicat que les autres hommes! +Allons donc! Il l'avait bien dans les veines, le sang de son père, le +sang de vice et de débauche qui donnait au gros Bernard des apoplexies +de désir devant la pire des maritornes. Eh bien, là, vraiment! c'était +du propre! + +Brisée, navrée, un cloaque d'amertume et de dégoût dans le coeur, Mme +Bernard des Vignes restait assise, les yeux sur la fatale lettre, +dans cette jolie chambre, où tout,--les meubles élégants, la lumière +discrète, les livres bien reliés, jusqu'au fin parfum des menus objets +en cuir de Vienne placés en ordre sur le bureau,--tout lui rappelait +les habitudes raffinées, l'enfance pure et studieuse de son fils. +Et cette lettre qu'elle tenait à la main, cette lettre pareille à +un crapaud rencontré dans le sable ratissé d'un parc anglais, cette +lettre qui puait le peuple, bousillée sur du papier acheté chez +l'épicier, avec ses deux grossières fautes d'orthographe et sa +vulgaire écriture d'enfant des écoles primaires, faisait monter une +nausée aux lèvres de l'honnête femme. + +Tout à coup, Armand entra, son portefeuille d'étudiant sous le bras, +insoucieux, léger, une belle flamme de jeunesse dans les yeux, et, +surpris de trouver sa mère chez lui: + +--Tiens! tu es ici! s'écria-t-il joyeusement. Bonjour, maman. + +Mais Mme Bernard s'était levée, raide, toute pâle. Elle jeta la lettre +d'Henriette sur le bureau, la montra à son fils d'un doigt frémissant; +et, d'une voix qu'il ne lui connaissait pas, d'une voix sonnant le +métal et chargée d'insulte et de colère: + +--J'ai lu, dit-elle. Une autre fois, aie soin de ne pas laisser +traîner les lettres de ta maîtresse. + +Elle ajouta encore, comme suffoquant: + +--Une pareille fille! + +Et, laissant le jeune homme stupéfait et pourpre de honte, la mère +irritée sortit en faisant claquer la porte. + + + + +V + + +Pourtant ces pauvres enfants étaient bien excusables. + +Tout comme sa mère, Armand, quand il traversait le petit salon, +s'était intéressé à ce gentil profil, qui s'inclinait légèrement pour +le saluer. Mais il n'avait pas vu, l'innocent qu'il était, le regard +vite détourné, mais si tendre, qu'on lui jetait au passage, ni la +rougeur qui montait alors au visage de l'ouvrière. Quant à elle, la +première fois qu'elle avait aperçu Armand,--oh! du premier choc, sans +se défendre,--elle était tombée amoureuse de lui, et ce beau et fin +jeune homme, aux gestes harmonieux, aux yeux si ardents et si doux, +lui était apparu comme un être d'une essence supérieure. Henriette +était sage, non pas ignorante. Dès l'apprentissage, les conversations +entre camarades l'avaient instruite. Mais jamais son désir n'eût été +assez audacieux pour s'élever jusqu'à l'objet de son naissant amour. + +A ses yeux, Armand était un «riche», un de ceux que les pauvres ne +peuvent connaître, ne voient que de loin. Elle était sûre qu'il avait +une «bonne amie», car on ne suppose pas, au faubourg, qu'un homme +puisse demeurer pur jusqu'à vingt ans;--mais celle qu'il aimait devait +être une femme de son monde, une «belle dame», et, sans la connaître, +mais ne doutant pas de son existence, Henriette la trouvait bien +heureuse et lui enviait la joie de passer ses doigts chargés de bagues +dans la noire et rebelle chevelure, toujours un peu en désordre, +du jeune patricien. Elle, la pauvre fille! devait se contenter +de l'admirer à distance, respectueusement. Quand il lui disait en +passant: «Bonjour, mademoiselle», c'était quelque chose d'exquis +qu'Henriette sentait se fondre dans son coeur. Mais s'imaginer qu'elle +pût fixer l'attention d'Armand, lui paraître jolie!... Non! elle +n'était pas si folle. + +Il la trouvait délicieuse. Il était entraîné vers elle par toutes ses +curiosités, toutes ses ardeurs d'ingénu en qui venait d'éclater et +de s'épanouir avec violence la fleur intacte du désir. Sans doute, il +était resté chaste, n'ayant connu ni les turpitudes des dortoirs +de collège, ni les brutales initiations de la Cythère vénale. Mais +l'heure de la crise avait sonné. A la seule pensée que cette charmante +fille était là, sous le même toit que lui, Armand succombait sous le +poids d'une soudaine langueur, devenait incapable de tout travail. +Laissant brusquement ses livres ouverts, il trouvait hypocritement +pour lui-même un prétexte de circuler dans l'appartement, de traverser +la pièce où se tenait Henriette assise et cousant, de l'envelopper +d'un rapide regard, de recevoir l'éclair fugitif de ses yeux. Puis il +rentrait dans sa chambre d'étudiant, se jetait avec fatigue sur son +canapé et restait là, accablé, le front chaud, les mains inquiètes, +avec des bâillements et des envies de pleurer. + +Mieux informée sur la vie, Henriette finit par s'apercevoir du trouble +du jeune homme en sa présence. Était-ce possible? Elle lui plaisait! +Ce «petit monsieur», si délicat, si «mignon», comme elle se le disait +en pensée dans son langage populaire, cet Armand qui lui semblait être +d'une autre race qu'elle-même, qui lui faisait l'effet d'une sorte de +demi-dieu, daignait prendre garde à elle! Dans son humilité sincère, +elle en fut d'abord toute confuse. Puis une tendresse infinie inonda +son coeur. + +Ah! Armand n'avait qu'à faire un signe. Tout ce qu'il voudrait, +tout de suite! Très simple, purement instinctive, elle ignorait la +coquetterie, les manèges d'amour. Oui! sur un clin d'oeil, elle était +prête à s'offrir, elle et sa jeunesse fleurie, prête à donner son +coeur surtout, au fond duquel elle sentait une force mystérieuse, +irrésistible, qui la soulevait, qui la poussait dans les bras +d'Armand. Déjà, elle se reprochait de ne pas lui faire les premières +avances. Elle le voyait si timide, elle aurait voulu l'encourager. +Mais elle ne pouvait vaincre un reste obstiné de pudeur. C'eût été si +facile pourtant de répondre au regard d'Armand par un regard, à son +sourire par un sourire. La sotte! Maintenant, quand il passait près +d'elle, elle n'avait même plus le courage de lever la tête. De sorte +que les jours et les jours s'écoulaient sans que le jeune homme adoré +se doutât qu'il le fût, et sans que ce maladroit Daphnis comprît qu'il +était attendu comme Jupiter. + + + + +VI + + +Mais la catastrophe était inévitable. + +Par un beau dimanche,--on était à la fin du mois de mai,--par un +dimanche de ciel bleu, de soleil et de robes claires, Armand, qui +devait dîner chez un de ses camarades, avait pris congé de sa mère +vers quatre heures et était allé se promener au hasard. + +Une fois dehors, malgré l'air tiède et l'éclatante lumière, il se +sentit affreusement triste. Il enviait tout le petit monde qui passait +par couples, avec un air de fête. Quel Parisien, dans les heures +troublées de la prime jeunesse, n'a pas connu ces flâneries +épuisantes, cette sensation si douloureuse de solitude et d'angoisse +au milieu de la foule? + +Il remonta, en traînant ses pas, toute la rue des Saints-Pères +jusqu'au bout, tourna à droite par la rue de Sèvres, dépassa le square +planté de platanes, les devantures fermées du Bon Marché, et continua +son chemin sur le spacieux trottoir qui longe le vieux mur de +l'hôpital Laënnec. A cette heure-là, le dimanche, en été, cette +large rue du faubourg clérical est à peu près déserte. Les boutiques +d'objets de piété sont closes. Les dévotes et les bandes d'orphelines +sont déjà revenues des vêpres. Quelques rares passants, ouvriers +et petits bourgeois endimanchés. Ça et là, deux pioupious gantés de +blanc, la soutane noire d'un prêtre qui se hâte. C'est tout. Et de dix +minutes en dix minutes, au milieu de la chaussée, l'omnibus passe avec +de lourds cahots, comme endormi. + +Mais, autour de la porte de l'hôpital, les mesquins étalages de +fleurs, de biscuits et d'oranges, l'entrée et la sortie des visiteurs, +entretiennent un peu d'animation. Ce fut au milieu de ce rassemblement +que, tout à coup, Armand aperçut Henriette à quelques pas devant lui. + +Elle était vêtue d'une robe de rien du tout, bleue à pois blancs, mais +qui moulait sa souple et svelte taille. Sur son méchant chapeau de +paille brune frissonnait un gentil bouquet de bleuets, et, de sa main +bien gantée, elle tenait sur son épaule son ombrelle ouverte. Elle +était charmante ainsi, la Parisienne, et c'était la jeunesse même. En +reconnaissant Armand, elle devint toute rose, et sa bouche épanouie, +ses dents étincelantes, ses yeux de myosotis mouillés de rosée, sa +chevelure blonde où pétillaient des points d'or, jusqu'à son humble et +fraîche toilette, tout en elle sembla sourire. + +Armand avait soulevé son chapeau, et, bien que son coeur battît +à coups profonds, il allait passer outre, le niais! Mais elle lui +adressa un si gracieux: «Bonjour, monsieur», qu'il s'arrêta, et, +voulant engager la conversation, ne sachant trop que dire, il lui +demanda, d'une voix un peu frémissante, d'où elle venait ainsi. + +Elle lui répondit avec un égal embarras, parlant pour parler, très +vite. + +Elle sortait de cet hôpital, où elle était allée porter quelques +douceurs à sa tante, malade depuis quinze jours. Mais ce ne serait +rien. La bonne femme allait déjà mieux et devait être envoyée bientôt +à l'asile des convalescents. Henriette s'en réjouissait, car c'était +bien triste pour elle de trouver tous les soirs, comme elle disait, +«la maison seule». + +Ils ne pensaient, ni l'un ni l'autre, à leurs paroles. Ils se +regardaient au fond des yeux, émus à en trembler. Cette rencontre, cet +entretien, leur paraissaient à tous deux un événement extraordinaire. +Parler ainsi, en pleine rue, à cette jeune fille, qu'après tout il +connaissait à peine, était pour Armand l'action la plus téméraire de +sa vie; et quant à la grisette amoureuse, elle était éperdue comme +une bergère de conte féerique à qui le fils du roi vient, en grand +équipage, demander sa main. + +Sans s'en apercevoir, les deux jeunes gens s'étaient mis à marcher +côte à côte. Armand, la bouche sèche, un battement de sang aux deux +tempes, cherchait vainement quelque chose à dire. + +--Et alors, mademoiselle... à présent... vous allez vous promener? + +--Oh! mon Dieu, non, monsieur. Je vais rentrer tout doucement à la +maison, faire mon petit dîner... Allez! ce ne sera pas long... Et puis +on se couchera de bonne heure. Il faut que je sois levée à sept heures +du matin, vous savez bien. + +Armand frémit à la pensée qu'elle allait le quitter, s'éloigner, +n'être plus là. Un projet, d'une audace énorme de sa part, lui +traversa la pensée; et, tout en balbutiant, pris de l'héroïsme des +poltrons: + +--Vous me disiez tout à l'heure, mademoiselle, que c'était bien triste +pour vous de passer la soirée toute seule. Eh bien, puisque vous êtes +libre... si vous vouliez me faire un grand plaisir... oh! mais, je +vous assure, un très grand plaisir... vous viendriez... dîner avec +moi. + +Henriette eut un étourdissement de surprise et de joie. Elle croyait +rêver. Le conte de fée continuait. + +--Comment! vous voudriez, monsieur Armand?...--et déjà une nuance +d'intimité s'établissait entre eux par ce prénom d'Armand qu'elle +prononçait pour la première fois.--C'est sérieusement?... vous +m'invitez à dîner? + +Il crut qu'elle allait refuser, et cette crainte l'enhardit encore. + +--Mais oui. Dînons ensemble... Là, comme deux camarades... Je suis +attendu chez un ami. Mais qu'importe! Je m'excuserai. J'enverrai un +mot, du restaurant... Oh! acceptez. Vous me rendrez si heureux. + +Puis il ajouta, perdant la tête: + +--Vous êtes si charmante! Je voudrais tant vous connaître mieux, +devenir un peu votre ami!... + +Et il osa lui offrir le bras. + +Henriette le prit. Elle se sentait défaillir, et ravie, livrant aussi +son secret, elle murmura: + +--Quel bonheur! Moi qui ne fais que penser à vous! + +Pauvres enfants! Depuis un quart d'heure à peine, ils pouvaient se +parler librement, et déjà, dans leur sincérité naïve, ils avaient +échangé leurs aveux. Ébahis et muets de bonheur, ils allaient devant +eux, sans savoir où. Ils avaient atteint le boulevard Montparnasse, où +circulaient de nombreux promeneurs, et les bonnes gens se retournaient +avec un sourire pour suivre ce joli couple si bien appareillé, si +gracieux et si jeune. Mais les amoureux n'y prenaient pas garde, +absorbés qu'ils étaient dans leur joie intime. Ils se remirent à +causer. Ils se rappelèrent les jours de timidité et de contrainte. + +--Ainsi, c'est vrai? demandait Armand. Vous aviez depuis longtemps un +peu de sympathie pour moi? + +--C'est-à-dire, répondait Henriette, que je ne vivais plus que pour +les minutes où vous traversiez le petit salon... Quand je voyais +seulement le bouton de la porte qui tournait... allez! je devinais +bien si c'était vous... Oh! si vous saviez!... + +--Est-ce possible?... Et je ne me suis aperçu de rien! + +--Oh! moi, disait alors Henriette avec une toute petite malice dans le +regard, j'avais bien remarqué que vous passiez près de moi souvent. + +--Et dire, reprenait Armand qui s'exaltait, que les choses auraient pu +durer toujours ainsi, et que, sans notre rencontre de ce soir... Mais +c'est fini, tout cela, heureusement! C'est bien fini! Quel bon hasard +que je vous aie rencontrée!... Pour un rien, j'allais passer sans vous +dire un mot. Je suis si peu hardi! Mais j'ai vu tout de suite dans vos +yeux qu'il fallait vous parler, que cela vous ferait plaisir... +Nous nous connaissons, à présent, n'est-ce pas? Et nous allons nous +arranger pour nous revoir... souvent, oh! le plus souvent possible!... +et vous deviendrez ma petite amie, voulez-vous? + +Et la fillette, avec sa franchise populaire, qu'un sceptique eût prise +pour de l'effronterie, mais qui semblait adorable à Armand, répondait, +la voix sourde et les yeux baissés: + +--Vous le voyez bien... que je veux! + + + + +VII + + +Près de la gare Montparnasse, ils entrèrent au restaurant Lavenue, +qu'Armand connaissait un peu pour y avoir déjeuné avec des amis de +l'École de Droit, et ils s'installèrent dans le prétendu jardin, qui +n'est guère planté que de candélabres à gaz et de patères à chapeaux, +mais où, ce jour-là, un acacia fleuri du voisinage répandait son +parfum printanier. Armand envoya d'abord, par un commissionnaire, un +billet d'excuse dans la maison où il était invité, puis il commanda, +ou, pour mieux dire, accepta le menu qui lui fut imposé par un maître +d'hôtel plein d'autorité. Qu'importait aux deux jeunes gens la sole +Joinville ou le filet Rossini? Ils étaient assis l'un en face de +l'autre, se dévorant des yeux, bavardant comme les oiseaux chantent, +et, dans les phrases les plus banales qu'ils échangeaient: «De l'eau, +tout plein, je vous prie», ou «Encore un peu de poisson», il y avait +du désir et de la tendresse. + +Armand fit causer sa nouvelle amie. Elle lui conta son humble +histoire. Non, bien sûr, elle n'avait pas été élevée dans du coton. +Pourtant, quand elle était toute petite, la vie n'avait pas été trop +dure. Son père,--un veuf,--bon ouvrier mécanicien, gagnait un assez +gros salaire et pouvait subvenir aux besoins de sa petite fille et +d'une vieille soeur à lui, qui prenait soin de l'enfant. Mais, un +jour, le pauvre homme était pris, déchiré dans un engrenage, mourait +misérablement. Et la voilà toute seule avec sa tante, une femme de la +campagne, qui n'avait pas d'état. L'ancien patron du père servait +bien une petite pension à l'orpheline; la vieille femme faisait des +ménages. Mais, tout de même, on avait été bien malheureux. L'enfant, +qui venait de faire sa première communion, avait dû tout de suite +entrer en apprentissage, quitter l'école, où, du reste, elle n'avait +pas appris grand'chose. + +--Oh! monsieur Armand, si vous voyiez mon griffonnage, et les vilaines +fautes que je fais... J'en ai honte! + +Et elle disait les longues années de vache enragée, le pauvre petit +luxe du ménage s'en allant pièce à pièce, la pendule si souvent mise +au Mont-de-Piété pour acheter un pot-au-feu, les anxiétés périodiques +à l'approche du terme. Par bonheur, elle était devenue assez vite très +habile dans son métier, et maintenant on avait de quoi vivre, oh! +tout juste, mais enfin on vivait. Et puis son sort allait probablement +s'améliorer encore. On avait parlé d'elle à Mme Paméla, la grande +couturière, chez qui il y avait une place libre; et, dans peu de +jours, demain peut-être, elle avait l'espoir d'entrer dans cette +fameuse maison, où elle pourrait gagner des cent cinquante, deux cents +francs par mois. + +Armand l'écoutait, ému de pitié pour cette enfant qui avait déjà tant +travaillé, tant souffert. A cette existence de privations, dont +la jeune fille racontait les pires heures presque avec gaîté, il +comparait son enfance si choyée et si facile. Il songeait que le louis +dont il allait payer le dîner eût suffi jadis à Henriette et à sa +tante pour vivre toute une semaine. Armand avait un excellent coeur, +et des larmes lui montaient aux yeux, tandis que l'ouvrière, en son +langage pittoresque et plein de détails douloureux et vrais, lui +révélait les vertus d'habitude et les résignations quotidiennes du bon +peuple, si vaillant, si ingénieux dans sa misère. + +Le jour tombait, quand on leur servit le café. Ils sortirent du +restaurant. Les flammes blêmes du gaz s'allumaient sur le couchant +rouge. Quand Henriette reprit le bras d'Armand tout naturellement, +avec un geste confiant et conjugal, il éprouva une sensation très +douce. + +Mais un cocher de Victoria, arrêtant son cheval au bord du trottoir, +leur fit signe. + +--La soirée est bien belle, dit l'étudiant. Si nous allions faire un +tour au Bois? + +--Oh! oui, s'écria joyeusement la grisette. C'est si bon de voir de +vrais arbres! + +Elle lui avoua qu'elle ne s'était pas promenée quatre fois dans sa +vie, peut-être, en voiture découverte. Aussi elle s'en amusa d'abord +beaucoup et bavarda comme une gamine. + +La campagne? Elle ne la connaissait pour ainsi dire pas. En été, +le dimanche soir, quand il faisait beau, sa tante emportait dans un +panier une bouteille d'eau rougie et quelque chose de froid, et elles +allaient dîner, en respirant le «bon air», sur les fortifications. + +--Mais, n'est-ce pas, disait-elle, tant qu'il y a des cloches à melons +et des grands tuyaux d'usines, ce n'est pas la vraie campagne? + +Quant au bois de Boulogne, elle y avait vu des sauvages très laids, au +Jardin d'Acclimatation. Il y avait trop de foule, trop de poussière, +et puis, il fallait attendre si longtemps pour reprendre le tramway! +Mais, le soir, cela devait être charmant. + +Ils arrivèrent, à la nuit close, au rond-point de l'Arc de Triomphe, +et lorsque Henriette aperçut devant elle, sous le vaste ciel étoilé, +la large et ténébreuse avenue de l'Impératrice, où d'innombrables +lanternes de voitures glissaient comme d'énormes feux follets, elle +poussa un long soupir d'admiration et se tut, émerveillée. + +Armand se rapprocha de son amie et lui prit la main. Comme elle +la retirait, il craignit d'abord une résistance. Mais Henriette se +déganta, lui abandonna doucement ses deux mains nues, et, à ce premier +contact, ils eurent un frisson de volupté. L'air fraîchissait, un +souffle forestier qui sentait la verdure leur caressait le visage. Le +roulement de toutes les voitures en marche, où le trot rythmique des +chevaux mettait une cadence confuse, les berçait mollement, et ils se +sentaient emportés comme par un flot. Alors le jeune homme se pencha +vers l'oreille d'Henriette et murmura avec ardeur: «Je vous aime!» +Puis il chercha dans l'ombre le regard de son amie, qui se fixa sur le +sien, tendre et pensif. + +Henriette songeait. Cette heure était la plus exquise, mais aussi la +plus grave de sa vie. Tout à l'heure, Armand la reconduirait jusqu'à +sa maison, dans Vaugirard, au bout de la rue Lecourbe. La vieille +tante n'était pas là; et, s'il lui demandait de l'accompagner jusque +dans son logis, elle ne dirait pas non, elle n'aurait pas la force +de lui rien refuser. D'ailleurs, ce soir même, ou demain, ou plus +tard,--qu'importe!--elle allait être à lui. + +Hélas! elle ne se faisait pas d'illusions, la fille du peuple. Ce +jeune homme, qu'elle jugeait à présent bien plus innocent qu'elle +n'avait cru naguère, était épris d'elle, sans doute. Mais combien de +temps l'aimerait-il? Elle n'avait à lui donner que sa jeunesse et +son pauvre coeur. Certainement, il aurait bientôt honte d'une amie si +simple, si «ordinaire». C'est seulement dans les contes de grand'mères +que les princes Charmants épousent les Peau-d'Âne et les Cendrillons. +Dût-elle même lui inspirer plus et mieux qu'un caprice, l'attacher à +elle par un sentiment durable, malgré tout, il faudrait, tôt ou tard, +se séparer. + +C'était l'histoire de beaucoup de ses petites amies. Une, deux, trois +belles années de folie avec un amant aux mains blanches, et puis, +adieu pour toujours! Non! ce n'était pas sage, ce qu'elle faisait +là. Un jour, elle serait quittée comme les autres, ses camarades +d'atelier. La plupart d'entre elles, les paresseuses, les gourmandes, +les coquettes, étaient devenues de «vilaines femmes». Quelques-unes, +plus raisonnables, avaient fini par se marier avec un homme de leur +condition, un ouvrier vulgaire et mal embouché, qui faisait le lundi +et, quelquefois, les battait. + +Mais pourquoi se forger du chagrin d'avance? Sa destinée n'était-elle +pas, après tout, celle de presque toutes les pauvres filles? La +jeunesse passait comme une fleur, et puis, toute la vie à trimer! +Heureuses celles qui avaient eu un peu d'amour pas trop brutal, +quelques brèves joies dans leur avril, un gentil roman! Henriette +devait même s'estimer une des plus favorisées; car, au moins, elle +était jolie, assez jolie pour plaire à ce beau jeune homme qui lui +serrait les mains si fort et lui soufflait si doucement dans le cou +des paroles brûlantes. Comme tout la séduisait, comme tout flattait +ses délicatesses de femme, dans ce fils de famille, dans cet enfant +de riche, au teint mat et pur, à la voix caressante, aux élégantes +attitudes! + +Il ne se doutait pas qu'il fût à ce point désiré, le maladroit +débutant, l'écolier d'amour, trop content déjà de toucher cette chair, +de sentir cette odeur de femme. La vierge sans ignorance vers qui +montait son désir était encore plus enivrée que lui. Elle aurait +voulu l'embrasser, l'étreindre, le respirer comme un bouquet. Elle +se contraignit longtemps; mais enfin, n'y tenant plus, après s'être +assurée, par un regard circulaire dans l'ombre, que personne, parmi le +défilé des voitures, ne les observait, Henriette posa silencieusement +ses lèvres sur les lèvres du jeune homme, et les deux amants, +inaperçus dans la foule nocturne, échangèrent leur premier baiser sous +la solennelle rêverie des étoiles. + + + + +VIII + + +Ce soir-là, Armand ne rentra chez sa mère que bien après minuit. + +Il revint du fond de Vaugirard, enivré de son premier triomphe +d'amour, et, par la claire nuit de mai, ses pas victorieux éveillaient +les échos des rues silencieuses. + +L'inoubliable soirée! Il était encore, par le souvenir, confondu de +son audace. Était-ce bien lui qui avait osé demander à Henriette de +monter chez elle? Était-ce bien lui qu'elle avait guidé, en le tenant +par la main, à travers l'escalier ténébreux? + +Oh! ce logis, il ne l'oublierait jamais. Elles étaient pourtant bien +pauvres, les deux chambres au quatrième étage. Bien laide, cette salle +à manger exiguë, qu'encombraient un poêle à tuyau coudé, une table +ronde, une machine à coudre et le lit-canapé, replié dans un coin, +de la vieille tante absente. Bien misérable aussi, le réduit de la +grisette, où deux images coloriées,--Gambetta et Garibaldi,--souvenir +des opinions politiques du défunt père, faisaient bon ménage avec le +crucifix de cuivre et le rameau de buis flétri, suspendus au-dessus de +l'étroite couchette. + +Mais, dans ce taudis de misère, Armand avait vu s'ouvrir pour lui un +paradis inconnu. Il en sortait; il vibrait encore du mystère révélé, +et il emportait dans ses vêtements, sur ses mains, dans sa barbe +naissante, le voluptueux parfum de cette jeune femme amoureuse, qui, +tout à l'heure, dans un charmant désordre, les yeux brillants de +bonheur et de larmes, l'enlaçait sur le seuil pour le retenir un +dernier moment et prolongeait sur sa bouche l'ardent baiser du départ. + +Les amants s'étaient promis de se revoir le plus tôt possible. Mais +Henriette ne pourrait plus recevoir Armand chez elle à l'avenir. En +y consentant, elle avait même commis une grave imprudence. S'il ne +s'était agi que d'elle, ah! mon Dieu, elle se serait pas mal moquée +des voisins et du qu'en dira-t-on. Mais sa tante allait bientôt +revenir de l'asile des convalescents, rentrer au logis; et c'était +une excellente femme, qu'elle respectait et à qui elle ne voulait pas +faire de peine. + +Armand devait donc, sans retard, se mettre en quête d'un abri pour +ses amours. Par bonheur, sa bourse d'étudiant studieux et rangé était +assez bien garnie; mais il n'en était pas moins embarrassé, dans son +ignorance des ressources de Paris en pareille matière. Il prit le +parti de s'adresser à l'un de ses camarades de l'École de Droit, nommé +Théodore Verdier. + +Cet aimable garçon, un peu plus âgé qu'Armand, avait l'habitude de le +plaisanter sur ses moeurs austères, et parfois l'appelait en riant: +«Mademoiselle Bernard». Il demeurait, lui aussi, chez ses parents. +Mais c'était un fils trop chéri, à qui l'indulgence maternelle +laissait toute liberté, et qui, naturellement, en abusait. Déjà +répandu au quartier Latin, il fumait d'innombrables cigarettes, +faisait des vers selon la dernière formule décadente, paraissait à +Bullier le «jour chic», était même fameux dans plusieurs tavernes +style Louis XIII où des femmes trop bruyantes servaient d'exécrable +bière; et, quoiqu'il fût bien élevé et sût garder, quand il le +fallait, le ton de la bonne compagnie, il avait tout d'abord éveillé +chez Mme Bernard des Vignes une méfiance instinctive, et souvent elle +avait dit à son fils: + +--Je ne l'aime pas beaucoup, ton ami... Il m'a tout l'air d'un mauvais +sujet. + +Dès le lendemain de son aventure, Armand courut chez Théodore Verdier, +et le trouva en train de chercher, dans le dictionnaire, une quatrième +rime en «erbe» pour un sonnet inflammatoire, destiné à rendre rêveuse +une forte brune du nom de Flo,--abréviation de Florestine,--laquelle +embellissait, pour le quart d'heure, une petite brasserie de la rue +Monsieur-le-Prince, décorée dans le goût japonais et fréquentée par un +groupe de jeunes poètes symbolistes. + +Théodore accueillit par un joyeux éclat de rire la demi-confidence que +lui fit, en rougissant, son camarade. + +--Bravo! «mademoiselle»! s'écria-t-il. Tous mes compliments!... +Tu tombes bien, d'ailleurs. Mon avant-dernière maîtresse +était précisément en puissance de jaloux, et si notre asile +d'autrefois--quartier lointain, maison discrète--est encore +disponible, c'est absolument ce qu'il te faut. Allons voir ça. + +C'était une chambre assez vaste, propre, suffisamment meublée, où +l'air et la lumière pénétraient par deux fenêtres donnant sur une des +larges avenues qui environnent les Invalides, «une chambre d'officier +supérieur», suivant l'expression de la logeuse qui avait souvent +affaire à des militaires. Sur le conseil de Théodore, Armand fit +enlever de la muraille un affligeant «chromo» représentant M. Thiers +désigné, par trois cents bras de députés, comme le libérateur du +territoire; il donna l'ordre d'ajouter au mobilier, afin de le rendre +plus intime et plus confortable, deux lampes, un tapis, quelques +plantes vertes; puis, ayant payé le premier mois d'avance et après +avoir remercié son ami avec effusion, il rentra chez lui, ravi de +s'être assuré de ce gîte. + +La concierge lui remit la première lettre d'Henriette. + +Bonne nouvelle! Elle venait d'obtenir l'emploi qu'elle désirait chez +Paméla, la grande couturière; elle y entrerait dès le lendemain, +mardi.--Ce qu'elle ne disait pas, c'est qu'elle était bien contente +aussi de n'avoir plus à reparaître chez Mme Bernard, car elle n'aurait +pu revoir la mère d'Armand sans mourir de honte.--Si, à huit heures et +demie du soir, quand elle sortirait de l'atelier, Armand était libre, +elle le rejoindrait sous les arcades de la rue de Rivoli, devant +l'Hôtel Continental. La lettre finissait par quelques mots d'amour et +de caresse qu'Armand lut avec un délicieux battement de coeur et +sans se soucier, croyez-le bien! de l'orthographe indépendante et de +l'écriture de nourrice. + +Armand sortait rarement le soir. Pour que sa mère ne s'étonnât point +de le voir changer d'habitudes, il mentit, hélas! pour la première +fois de sa vie, inventa le prétexte d'une conférence, d'une réunion +d'étudiants; et, le lendemain, il fut exact au rendez-vous. + +Henriette avait passé toute la journée à travailler dans le célèbre +atelier de la rue Castiglione, que connaissent bien les élégantes. +Mais, dès que le repas fut terminé,--les ouvrières étaient +nourries,--elle eut bien vite, en deux temps trois mouvements, plié +sa serviette, mis son chapeau, dit bonsoir à tout le monde, et, +filant comme une hirondelle, elle s'enfuit sous les arcades. Armand +l'attendait depuis un quart d'heure. Elle reconnut de loin sa mince +silhouette. Et tout de suite, bras dessus, bras dessous, unissant +leurs mains, se touchant le plus possible, ils partirent, légers comme +en rêve, vers leur nid d'amour. + +Pendant une quinzaine, ils se retrouvèrent ainsi presque tous les +soirs et ils vécurent des heures enchantées. + +Comme ils s'aimaient! Comme ils s'aimaient bien! Oh! certes, avec la +joie et la folie de leurs jeunes sens, avec de rapides voluptés de +colombes. Mais si tendrement aussi! Pour Armand, Henriette n'était pas +seulement la Femme, la Chimère qui incendie de son vol de flamme les +rêves de tous les adultes, et qu'il avait enfin saisie et conquise. +Elle était déjà la bien-aimée, la seule aimée, celle qu'on évoque, +quand on est loin d'elle, seulement en fermant les yeux, celle dont le +souvenir à toute heure vous poursuit, vous possède, vous court dans +le sang et vous enveloppe le coeur. Tout émouvait l'étudiant, tout +le touchait dans la personne de sa chère maîtresse. A ses ardeurs de +jeune coq, à l'enthousiasme de ses désirs devant ce corps féminin, si +frêle et si pur, où flottait encore une grâce d'enfance, s'ajoutait +un sentiment d'une profonde douceur, fait de reconnaissance et de +généreuse pitié, pour cette vierge naïve et désintéressée, sans calcul +et sans défense, qui lui avait donné, dès le premier sourire, comme on +donne une rose, son unique trésor, la fleur de ses vingt ans. Et il se +jurait, le droit et honnête enfant, de l'aimer pour toute la vie. + +Quant à Henriette, elle s'abandonnait à son amour avec cette précieuse +faculté de ne vivre que pour l'heure présente, avec cette insouciance +pleine de sagesse, privilège des simples et des ignorants. Le jour, +l'inévitable jour où elle serait séparée d'Armand, eh bien, il n'y +aurait plus au monde de bonheur pour elle, voilà tout! En attendant, +elle en jouissait éperdument, de ce bonheur. Et il était tel que, +parfois, cela lui semblait trop beau. C'était comme un objet d'un +grand prix, qu'on lui aurait mis dans la main, mais dont elle eût +ignoré l'usage. Pauvre fille! elle restait stupéfaite comme un +mendiant à qui l'on ferait l'aumône d'une étoile. + +Adorée comme la plus chérie des maîtresses, elle gardait la soumission +craintive de l'esclave. Pendant plusieurs jours, elle n'avait pu +se décider à tutoyer son amant. Il l'en plaisantait avec gaîté, +et c'était pour lui un plaisir exquis que les maladroits essais +d'Henriette pour devenir plus familière. Quand, dans un moment +d'expansion, elle lui avait donné un nom d'amitié un peu vulgaire, +quand elle avait lâché un «mon chéri», ou même un «mon trésor», qui +sentait le faubourg et qu'Armand trouvait pourtant très doux, elle +était soudain prise de honte et se jetait sur la poitrine du jeune +homme ou le baisait dans le cou, afin de lui cacher sa rougeur. Elle +avait si peur de n'être pas assez «comme il faut» pour lui! Malgré +la possession, elle savait bien qu'elle n'était pas son égale. Bien +souvent elle lui prenait doucement la main, sa fine et nerveuse main +d'aristocrate; elle la considérait longuement, avec la sensation +de toucher quelque chose de très rare, d'extraordinaire, et elle +finissait toujours par la porter à ses lèvres et par y mettre un +délicat, un respectueux baiser. + +Et, la voyant si humble, si timide, si désarmée devant la vie, +l'adolescent d'hier, dont elle avait fait un homme, songeait, avec une +fierté attendrie, que cette faible créature était à lui, dépendait +de lui, et que c'était désormais son devoir de la défendre et de la +protéger. + +Comme ils s'aimaient! Qu'ils étaient heureux! Pour augmenter leur +enivrement, le hasard permit que leur jeune idylle eût pour milieu et +pour décor de sublimes nuits d'été, où le sombre azur découvrait ses +profondeurs infinies, où, parmi des fleuves de lait lumineux, les +planètes brillaient comme des phares, où les astres développaient +leurs légions étincelantes. + +Vers onze heures, les deux amants sortaient de leur asile secret, et +Armand reconduisait Henriette du côté de son logis, par les boulevards +de la banlieue, larges et vides. L'air était tiède, les longues files +d'arbres, en pleine frondaison, exhalaient une odeur fraîche. Le dôme +des Invalides, d'un bleu sombre, et dont brillaient vaguement les +écailles d'or, se dressait pompeusement dans le ciel. Sauf la rumeur +de la grande ville, entendue au loin comme un bourdonnement d'abeille, +quel silence! Enlacés, marchant à pas très lents, délicieusement las, +les amoureux s'avançaient dans les solitudes. La plénitude de leur +bonheur était telle qu'ils croyaient que toute la nature devait +s'y associer; et, quand ils s'arrêtaient pendant un moment, il leur +semblait que tout ce qui les environnait, les grandes avenues, les +hauts édifices, les profonds feuillages et le Zodiaque épanouissant +ses fleurs de lumière, poussaient en même temps qu'eux un immense +soupir de joie et de volupté. + + + + +IX + + +C'est à ce beau rêve qu'Armand venait d'être brusquement arraché. + +Sa mère savait tout, sa mère admirable, qu'il aimait de tout son +coeur, mais dont il connaissait bien le caractère jaloux, les +sentiments despotiques et passionnés. Il eut la prévision que ce +serait terrible, qu'il allait souffrir et faire souffrir. + +En effet, la lutte s'engagea tout de suite. + +Un peu avant l'heure du dîner, Armand, selon son habitude, alla +rejoindre sa mère dans son boudoir. Il y entra, pour la première +fois, ce jour-là, les yeux baissés, le front lourd, le coeur plein +d'angoisse et de confusion. Mais, lorsqu'il vit Mme Bernard assise à +sa place ordinaire, devant son canevas de tapisserie, il revécut, dans +un éclair d'imagination et de mémoire, toute son heureuse enfance; +et, ne pouvant supporter l'idée qu'il y avait un obstacle, un rempart +entre sa mère et lui, et qu'il n'était plus le fils unique et bien +aimé d'autrefois, il s'élança vers elle, les bras tendus, les mains +tremblantes, avec un regard qui demandait pardon. + +Mais elle l'arrêta d'un geste bref, d'un geste de refus, et lui jeta +un «non, je t'en prie», qui rappela le jeune homme à la douloureuse +réalité et lui glaça le sang dans les veines. + +Le domestique ayant annoncé que le dîner était servi, ils passèrent +dans la salle à manger et se mirent silencieusement à table. + +Ce repas du soir avait toujours été pour eux un bon moment. Ils y +parlaient des menus faits du jour, faisaient des projets pour le +lendemain, se reposaient en une douce et confiante causerie. Mais, ce +jour-là, deux convives invisibles, la colère et la honte, avaient pris +place à la table de famille. Le fils et la mère touchèrent à peine aux +plats qu'on leur servit, et ne s'adressèrent pas une parole. + +Ils revinrent au boudoir, où deux lampes, allumées trop tôt, +brillaient faiblement dans le crépuscule triste des longs jours; et +quand le domestique, après avoir servi le café, les eut laissés seuls, +Mme Bernard rompit brusquement le silence et dit à son fils, d'une +voix amère: + +--Tu vas, ce soir, à ta conférence, n'est-ce pas? + +Il avait, en effet, rendez-vous avec Henriette, et, rougissant dans +l'ombre, il ne sut que balbutier, dans son trouble: + +--Ma mère!... + +Alors, Mme Bernard éclata. + +--Va, s'écria-t-elle en tremblant d'indignation, va retrouver ta +maîtresse! Désormais, pour cela, tu n'auras plus besoin de mentir. Car +tu m'as menti, tu m'as indignement trompée! Ah! cela commence bien, +tes amours! Cette fille t'a déjà fait commettre une bassesse. Je +frémis en me demandant ce que cette malheureuse fera de toi, et +jusqu'où elle pourra te mener. Va la retrouver, mon garçon. Je ne te +retiens pas. + +Mais elle s'interrompit en entendant son fils qui sanglotait. + +--Tu pleures! dit-elle d'une voix plus douce. + +Il se jeta à ses pieds, lui couvrit les mains de baisers et de larmes. + +--Pardonne-moi, ma mère chérie, murmura-t-il. Pardonne-moi, maman, de +te faire de la peine... Mais, si tu savais!... Je l'aime!... + +Ce mot arrêta net, chez Mme Bernard, l'attendrissement qui commençait +à la gagner. + +--Tu l'aimes! dit-elle,--et son accent vibrait d'une farouche +ironie,--tu aimes ma couturière! Mais, malheureux enfant, ce n'est pas +sérieux. Tu es fou!... J'avais espéré, oui, j'avais eu la niaiserie +de croire que tu passerais purement et fièrement ta première jeunesse, +jusqu'au jour où je t'aurais marié à quelque belle jeune fille. Cela, +c'était mon illusion, je l'avoue, et tu la brises bien cruellement. +Pourtant, je n'étais pas déraisonnable. J'étais prête à comprendre, à +excuser un entraînement, un coup de passion. Vingt ans sont vingt ans, +je le sais bien... Mais toi! toi! suivre le premier jupon venu! Faire +attention à cette ouvrière, si commune, à peine jolie! Vraiment, je +t'aurais cru plus dégoûté!... En voilà assez! Je compromettrais ma +dignité de mère et d'honnête femme à parler plus longtemps d'une telle +turpitude. Avec ta permission, nous n'ouvrirons plus la bouche sur +ce sujet. J'ai même eu tort de m'emporter, de te faire des reproches. +Laisse-moi espérer que tu ne tarderas pas à t'en adresser toi-même, et +de plus sévères que les miens... Une drôlesse pour qui j'ai eu de la +bonté! Une misérable petite intrigante que j'avais protégée, attirée +chez moi, et qui débauche mon fils!... Non! Armand, ce n'est pas +sérieux. Tu ne sais ce que tu dis. Et bientôt, demain peut-être, quand +tu auras un peu réfléchi, quand ton détestable caprice aura passé, tu +rougiras d'avoir osé me dire que tu aimais cette fille! + +Comme elle s'y prenait mal, la pauvre femme! Comme elle avait tort +d'offenser son fils dans son amour! Déjà, il n'était plus à ses +genoux, il ne pleurait plus sur ses mains, avec des cajoleries de +petit enfant. Tout frémissant, il s'était relevé, et, respectueux, +mais les yeux secs, la voix enrouée: + +--Je t'en supplie, ma mère, lui disait-il, ne parle plus ainsi! Tu ne +connais pas la pauvre fille, tu es injuste pour elle!... Et, puisque +je ne puis la défendre qu'en t'avouant tout... sache donc... que je +suis le premier... + +Mais il ne put achever sa phrase. Mme Bernard venait d'éclater d'un +rire insultant, épouvantable. Puis, se redressant de toute sa taille, +hautaine, impérieuse, le regard noir et méchant: + +--Plus un mot là-dessus, ordonna-t-elle, entendez-vous, mon fils?--Et +ce «vous», qu'elle lui disait pour la première fois, frappa le jeune +homme comme un coup de couteau.--Plus un mot là-dessus! Je vois que +vous êtes encore plus dupé, plus aveuglé que je ne supposais. Gardez +pour vous vos confidences, et laissez-moi. Cette demoiselle vous +attend, sans doute, et un gentleman ne doit jamais être en retard. + +Et laissant Armand prostré de douleur, Mme Bernard s'enfuit dans sa +chambre à coucher. + +Elle y resta assez longtemps, dans les ténèbres. Elle sentait monter, +gronder, dans son coeur et dans son cerveau, un soulèvement de colère, +une tempête de haine contre cette Henriette, contre cette femme de +rien qui lui avait pris l'innocence et aussi, croyait-elle, l'amour de +son fils. A présent, elle revoyait par le souvenir le joli profil de +l'ouvrière, son air de réserve, sa grâce naturelle. Non! cette petite +n'était ni laide, ni vulgaire. Elle pouvait plaire, être aimée. +Cette pensée remplissait de rage la mère au coeur exigeant, la veuve +autrefois dédaignée par son mari. Elle détestait Henriette comme une +ennemie, comme une rivale. + +Alors, pendant quelques instants, Mme Bernard des Vignes, la femme +pieuse et bien élevée, qui avait vécu dans le monde et brillé jadis à +la cour, redevint la sauvage paysanne des maquis de Sartène, la fille +du vieil Antonini, et sentit courir dans ses veines le sang corse, le +sang brûlé de rancune et prompt à la _vendetta_. Si, par impossible, +elle avait vu paraître à ses yeux, en ce moment, la maîtresse de son +fils, elle se serait jetée sur elle comme une bête furieuse; et lui +aurait balafré le visage d'une croix au stylet. + +Ce désir affreux la réveilla en sursaut, pour ainsi dire. Elle le +chassa avec horreur, eut dégoût et pitié d'elle-même. Puis elle pensa +tout à coup à son fils avec une soudaine indulgence, une faiblesse +toute maternelle. Elle avait été trop sévère. Il faut que jeunesse +se passe. Son Armand était bon, l'aimait, malgré tout. Quand même il +aurait un petit sentiment pour cette Henriette, cela ne pouvait durer. +D'ailleurs, jamais elle n'admettrait qu'Armand eût été le premier +amant de cette fille. Une ouvrière en journées, allant où elle veut, +sortant quand elle veut! A Paris! Allons donc! Son fils se lasserait +vite d'une pareille liaison. Les goûts, les habitudes de cette +faubourienne le choqueraient tôt ou tard. + +Qui sait? C'est peut-être déjà fait. Et puis, n'est-il pas capable +de sacrifier ce caprice au repos de sa mère? Mais oui, cent fois oui! +Peut-être y songe-t-il déjà? Peut-être, tandis qu'elle se désole, +est-il encore là, à deux pas d'elle, dévoré de regrets, le pauvre +enfant! et prêt à promettre, à jurer que c'est bien fini? + +Grisée de cette subite espérance, elle retourne, elle court à son +boudoir. Armand n'y est plus. Et comme le domestique arrive, apportant +les journaux du soir: + +--Monsieur Armand est donc sorti? demande-t-elle, espérant qu'on lui +dira non, qu'il est encore à la maison, qu'il vient de rentrer dans sa +chambre. + +--Oui, madame, lui répond la voix froide du laquais. Monsieur Armand +est sorti, il y a un quart d'heure. + +Profondément découragée, Mme Bernard se laisse tomber alors sur sa +chaise longue et s'abandonne au fil de sa tristesse. Il lui semble--et +c'est une sensation presque physiquement douloureuse--que quelque +chose s'est écroulé et brisé dans son coeur. Sur le panneau, devant +elle, elle regarde machinalement son propre portrait en grande +toilette de bal, que, pendant sa courte lune de miel, son mari a fait +peindre autrefois par Dubufe. Et, dans le tableau baigné d'ombre, elle +voit se dresser le spectre de sa jeunesse et de sa beauté. Pourquoi +donc lui passe-t-il par la tête, le prélude de cette valse de +Strauss, qu'on jouait le jour où son père l'a présentée au bal des +Tuileries?... + +Allons! du courage! Il faut secouer cet accablement, penser à autre +chose. Elle fait sauter la bande d'un journal, le déplie, mais, sur +la première page, un nom lui saute aux yeux, un nom qui la fait +tressaillir. + +Le colonel de Voris, qui est actuellement au Tonkin, où il commande +une des colonnes du corps expéditionnaire, vient d'être nommé +général, à la suite d'une série de brillants faits d'armes contre les +Pavillons-Noirs. + +M. de Voris! Comme elle a été dure pour ce noble soldat, pour +ce parfait gentilhomme! Elle se rappelle sa longue fidélité, sa +respectueuse attente. C'est le seul homme qui se soit autant approché +de son coeur. Et pourtant, à cause d'Armand, elle l'a repoussé, exilé +loin d'elle. Qu'est-il allé chercher sous ce climat meurtrier, dans +cette guerre obscure et sans gloire? L'oubli, peut-être la mort. Un +de ces jours,--oh! c'est affreux!--elle apprendra que ce héros qui +l'a tant aimée est mort là-bas dans les fétides marécages, lentement +consumé par la fièvre, ou bien qu'il a été hideusement torturé et +mutilé par les hommes jaunes. Et ce sera sa faute, à elle! Car c'est +elle qui a désespéré M. de Voris, pour se dévouer toute à ce fils +ingrat qui l'abandonne aujourd'hui. + +Ah! cruel enfant! + +Elle touche le fond de la mélancolie. Elle a laissé tomber le journal +sur le tapis. Devant elle, dans la demi-obscurité qui le transfigure, +le grand portrait la regarde avec des yeux tristes et sévères, semble +pleurer sur elle et lui reprocher d'avoir ainsi perdu, gâché sa vie. +Au dehors, la grande ville, qui ne s'endort jamais, pousse son éternel +murmure. Et Mme Bernard revient encore à son idée fixe. A cette heure, +quelque part dans ce grand Paris, son fils est dans les bras d'une +maîtresse, d'une femme qu'il aime mieux qu'elle. Et, se cachant tout à +coup le visage dans ses mains, la pauvre mère pleure à chaudes larmes. + +Hélas! hélas! C'est la loi de nature. Le petit oiseau a pris des +forces, ses plumes ont poussé, ses ailes frémissent. Impatient de +liberté, il se penche au bord du nid, et, malgré les petits cris de sa +mère éperdue, il s'envole, il s'est envolé! + + + + +X + + +Des jours, des semaines ont passé, et la douloureuse situation reste +le même entre Mme Bernard et Armand. + +En apparence, ils ont fait la paix. La seconde fois qu'elle l'a vu +revenir vers elle, les bras ouverts, elle n'a pas eu le coeur de le +repousser. Ils se donnent le baiser du matin et du soir. Mais, pour +l'un comme pour l'autre, ce baiser est maintenant un supplice. Elle ne +peut se défendre d'un frisson de répugnance au contact des lèvres +de son fils, pourtant si fraîches sous la barbe légère. Elle croit +y trouver, elle y trouve le goût des caresses de «l'autre», de cette +femme qu'elle hait tant. Parfois, elle a besoin de se contenir pour ne +pas s'essuyer la figure. Quant à lui, lorsqu'il embrasse sa mère, +il ne sent plus la bonne et cordiale chaleur d'autrefois sur ce +pâle visage, sur cette joue insensible qu'on lui présente d'un air +contraint, presque résigné. + +Mme Bernard ne parle plus à son fils de sa liaison. Elle ne prononce +jamais le nom d'Henriette. Pourquoi? Par pudeur de femme, par fierté +maternelle? Par politique aussi, peut-être. Elle craint d'irriter le +jeune homme, d'augmenter encore la désunion qui s'est mise entre eux; +elle estime plus sage de se taire, de prendre patience. Elle ne lui +parle jamais de ses amours; mais il devine, il sait qu'elle ne pense +qu'à cela, qu'elle y pense sans cesse, et dans les moindres paroles de +sa mère il soupçonne un double sens, une allusion, croit découvrir une +plainte ou une ironie. + +Un moment est surtout pénible. C'est le soir, après le dîner, à +cette même heure où ils ont eu leur première explication. Mme Bernard +s'assied à son éternelle tapisserie, et, sans lever les yeux de +son ouvrage, elle dit à Armand d'une voix étouffée, où il y a de la +crainte et de la prière: + +--Tu sors?... + +Le plus souvent, il répond doucement: + +--Non, maman. + +Car il a espacé ses rendez-vous avec Henriette. Oui, il a eu ce +courage. Il a donné pour raison à son humble amie, qui consent à tout, +accepte tout, les études de droit négligées depuis quelque temps à +cause d'elle, un examen à préparer. Mais Mme Bernard semble ne +savoir aucun gré à son fils de cette concession, qu'il juge héroïque +cependant, et elle a l'air de trouver tout simple qu'il reste au +logis. + +D'ailleurs, ils n'ont plus rien à se dire, ils échangent des paroles +quelconques sur des choses insignifiantes. C'est un effort, une peine +même, que cet entretien d'où la confiance est bannie. + +Au bout d'une demi-heure, Armand finit par dire: + +--Adieu, maman, je vais travailler. + +Elle lui tend sa joue de marbre, et il se retire, plein d'ennui, dans +sa chambre. + +Mais, comme Henriette est occupée tout le jour chez Paméla, il ne +peut la voir que dans la soirée; et, bien des fois, à la redoutable +question: «Tu sors?» il est obligé de répondre: «Oui». Sa mère pousse +alors un soupir qui le crucifie, et il s'en va sachant qu'il la laisse +solitaire et désolée, et s'accusant d'être un mauvais fils. + +Le pauvre enfant n'était qu'un amoureux. Dès qu'il arrivait au +rendez-vous, dès qu'il apercevait Henriette accourant vers lui sous +les arcades et souriant de loin,--ah! il faut bien le dire,--tout +était oublié. Il ne vivait plus que pour les heures adorables +qu'il passait auprès de sa jeune amie. Tout d'abord, pour ne pas +l'inquiéter, il ne lui avait rien dit de son dissentiment avec sa +mère. Mais deux amants vraiment épris peuvent-ils garder longtemps un +secret l'un pour l'autre? Un jour qu'Armand avait le coeur trop gros, +il confia tout à Henriette. + +Elle fut consternée. Entre elle et Mme Bernard la lutte lui semblait +trop inégale. Elle se rappelait avec terreur cette mère imposante, +cette belle dame aux yeux sévères, qu'elle avait offensée, après tout, +et qui devait avoir tant de moyens de ramener son fils à l'obéissance +et de la vaincre, elle, la pauvre petite. Certes, Armand protestait +de sa constance, lui jurait de l'aimer toujours, malgré tous les +obstacles. Néanmoins, il ne parlait jamais de sa mère qu'avec une +grande tendresse, un respect profond. Elle aurait toujours sur lui +beaucoup d'influence, finirait, un jour ou l'autre, par le décider à +une rupture. A cette pensée, Henriette se sentait mourir. Ne plus voir +Armand! le perdre! Mais ce serait, pour elle, comme si on éteignait le +soleil! + +Cependant elle cachait ses craintes, s'efforçait de ne jamais montrer +à son amant qu'un visage joyeux. Puis, il était si bon, si aimant. Peu +à peu, elle se rassura. Enfin, une épreuve décisive--l'absence--lui +permit de mesurer l'étendue de son pouvoir sur le coeur d'Armand. + +On était au commencement du mois d'août. L'étudiant venait de subir +avec succès son deuxième examen de droit, et l'époque était venue où +Mme Bernard des Vignes et son fils devaient, comme tous les ans, +aller passer trois mois aux Trembleaux, propriété considérable qu'ils +possédaient dans la Mayenne. + +Les deux femmes attendaient avec anxiété l'heure de cette séparation. +C'était pour la mère un motif d'espérance, pour la maîtresse un sujet +d'inquiétude. + +--S'il l'oubliait? songeait l'une, dans une minute de sombre joie. + +--S'il m'oubliait? se disait l'autre, le coeur soudain gonflé d'un +sanglot. + +Armand avait doucement préparé Henriette à ce départ. C'était aussi +cruel, aussi dur pour lui que pour sa maîtresse de renoncer aux haltes +délicieuses dans le réduit d'amour, aux chères promenades à deux dans +l'hospitalière bonté des nuits d'étoiles. Et comme il serait long, +cet exil! Mais le fils soumis ne pouvait se dispenser d'accompagner +sa mère, et, après une soirée d'adieux où furent échangées d'ardentes +promesses et versées de bien douces larmes, il dut partir. + +Oh! comme elle s'ennuie, comme elle est triste, la pauvre Henriette, +dans ce Paris sec et brûlé de la canicule, aux rues presque vides, +aux maisons muettes et aveugles! Qu'elle est monotone, qu'elle est +fastidieuse, cette interminable journée de travail dans l'atelier +à l'atmosphère de bain russe, où les ouvrières en sueur chantonnent +ensemble, à demi-voix, une bête et traînarde romance de café-concert! +Aujourd'hui pourtant, la grisette n'a plus hâte de s'en aller, après +le repas du soir. Personne ne l'attend sous les arcades. Où donc est +son «chéri», à présent? Que fait-il? Pense-t-il à elle? Pour regagner +sa demeure, elle prend encore par le plus long, par le chemin qu'elle +suivait au bras d'Armand, par _leur_ chemin. Mais il a perdu tout son +charme. Elle les trouvait si beaux, naguère, dans le soleil couchant, +le décor triomphal de la place de la Concorde, le grand fleuve coulant +sous le pont monumental, la vaste esplanade dominée par le gigantesque +casque d'or des Invalides! Ce n'est plus qu'une fatigue pour elle, +maintenant, ce long chemin à faire. + +A la nuit tombante, elle passe devant la maison où elle a vécu les +seules belles heures de son existence. Elle s'arrête un instant, lève +les yeux sur les volets fermés de _leur_ chambre. Ah! les âmes +du Purgatoire doivent avoir ce regard-là devant la porte close du +Paradis! Il lui semble qu'il y a une éternité qu'Armand est parti, et +cependant--oui, elle compte sur ses doigts--cela fait seulement +huit jours. Quand remonteront-ils encore tous deux, en s'embrassant, +l'escalier obscur? Quand s'enfermeront-ils à double tour dans +«la chambre de l'officier supérieur», comme le disait Armand par +plaisanterie, en répétant le mot de la logeuse? Quand reverra-t-elle +le meuble de velours rouge, revêtu d'ornements au crochet, et le +Galilée de la pendule qui indique une sphère terrestre de son doigt +de zinc doré? Quand reconnaîtra-t-elle, sur la muraille, dans leurs +cadres piqués des mouches, la _Veille d'Austerlitz_ et les _Adieux de +Fontainebleau_? + +Puis, comme les becs de gaz s'allument, elle se remet en marche. +Parfois, un jeune lieutenant en bourgeois, qui vient du côté de +l'École militaire et descend dans Paris en quête d'amour, ralentit +le pas en croisant cette gentille Parisienne; mais, quand il voit ses +yeux si tristes, il passe outre, sans tenter l'aventure. Et Henriette +continue son chemin par les avenues désertes, où le souffle chaud +du vent d'orage fait courir et voltiger autour d'elle les premières +feuilles sèches, les feuilles mortes si mélancoliques du précoce +automne de Paris. + +Elle s'étiolerait, elle finirait par tomber malade de chagrin, si, +toutes les semaines, elle ne recevait une lettre d'Armand. Il ne peut +la lui adresser chez elle, à cause de la vieille tante. Mais, chaque +dimanche, Henriette, qui est libre ce jour-là, court chercher +sa lettre, sa chère lettre, à la poste restante, devant le +Petit-Luxembourg, et va bien vite la lire dans le jardin. Ah! les +calicots endimanchés qui se promènent de ce côté-là peuvent se montrer +en riant cette jolie fille, absorbée dans sa lecture. Henriette se +soucie bien d'eux! Marchant lentement sous les marronniers à demi +dépouillés, le long des terrasses florentines, devant des reines de +marbre, elle lit, elle relit vingt fois les quatre pages où l'absent +bien aimé a répandu toutes ses tendresses. C'est son soutien, son +viatique, à la pauvre fille, cette lettre dont chaque mot lui caresse +le coeur. Elle la gardera dans son corset toute la semaine, et la +relira, chaque soir, avant de s'endormir. + +La grosse affaire, par exemple, c'est de répondre. Du Luxembourg, +Henriette retourne chez elle, et, dans l'après-midi, pendant que +la tante est aux vêpres, elle s'installe sur un coin de la table à +manger, dispose le papier, la petite bouteille d'encre, choisit une +plume neuve, la mouille entre ses lèvres, puis tombe dans une rêverie +et ne sait que dire. Elle n'a plus tant de honte, à présent, de sa +grosse écriture et de ses fautes d'orthographe. Armand lui a dit tant +de fois qu'il les aimait, qu'il aimait tout ce qui venait d'elle! +Mais, comme lui, elle ne saura jamais inventer ces jolis mots, ces +mignonnes façons de dire: «Je t'aime!» Aussi les premières lignes de +sa réponse sont toujours maladroites, embarrassées. Mais bientôt elle +se laisse entraîner par son sentiment, elle écrit à son amoureux comme +s'il était là, comme si elle lui parlait; et alors, au hasard de la +plume, sans s'en douter, elle rencontre de saisissantes images, de +charmantes trouvailles de style. Ainsi,--un jour qu'elle veut +rassurer Armand, qui, presque jaloux dans son exil, lui a demandé avec +inquiétude: «Es-tu vraiment bien à moi?»--elle répond, éloquente de +passion: «Je suis à toi, mon bien-aimé, comme un couteau que tu aurais +dans ta poche, bon pour tuer un homme ou pour éplucher un fruit». + +Comme elle serait heureuse, si elle savait à quel point, là-bas, aux +Trembleaux, Armand languit et souffre d'être privé d'elle! Car le +fidèle enfant, lui aussi, compte les journées et les heures. C'est +à cause d'Henriette qu'il s'isole, qu'il refuse autant que possible +d'aller aux fêtes des châteaux voisins, où sa mère voudrait qu'il +parût. C'est avec le souvenir de sa chère petite amie qu'il s'enferme +dans la vieille bibliothèque et marche de long en large devant les +rayons poudreux, ou qu'il erre, pendant des après-midi entières, sous +les hêtres solennels du grand parc. C'est parce que Henriette est +loin qu'il n'aime plus ce beau paysage et cet ancien logis, qui lui +rappellent pourtant les plus doux souvenirs de son enfance; c'est +parce que Henriette est absente que le gracieux château de la +Renaissance, dont l'élégante façade se mire dans un étang où nagent +deux cygnes, semble à Armand lugubre et morne comme une prison ceinte +de fossés. + +Quant à Mme Bernard des Vignes, elle est toujours malheureuse et +troublée. Armand est pour elle plein d'égards, mais elle sent qu'il +pense toujours à sa maîtresse, que cette séparation n'a rien changé à +l'état de son coeur, que l'ennemie n'est pas vaincue. La mère jalouse +en est désespérée. Plusieurs fois, en causant avec son fils, elle +a essayé d'aborder de nouveau ce pénible sujet, d'y faire au moins +allusion. Mais Armand s'est alors enfermé dans un silence respectueux +et sournois, a seulement rougi et baissé les yeux. + +Cependant septembre a rempli les vergers de fruits mûrs. Les raisins +se sont dorés sur les treilles. Octobre arrive avec ses brumes +matinales. Il passe, il s'écoule. Déjà les arbres ont des feuilles +jaunes. Puis, un matin, voici les pluies de la Toussaint, les pluies +d'automne, lourdes et froides. + +Mme Bernard n'a plus de raisons à donner à son fils pour le retenir +davantage à la campagne. Les cours de l'École de Droit vont rouvrir. +Il faut revenir à Paris, rentrer dans l'appartement du quai Malaquais. + +Et, dès le lendemain du retour, la lutte sourde recommence. + +On vient de se lever de table; Mme Bernard s'assied à sa tapisserie. + +--Tu sors? + +--Oui, maman. + +Son fils est toujours l'amant de cette Henriette!... Oh! comme elle la +hait! + + + + +XI + + +Mais il s'agit bien d'amour aujourd'hui. Armand est malade, gravement +malade! Armand est en péril de mort! + +Cela lui a pris, six semaines après son retour à Paris. Mme Bernard +se rappelle parfaitement que, depuis quelques jours, il avait l'air +inquiet, excité. Il a commencé par se plaindre de migraines, par +porter à chaque instant sa main à son front, comme s'il lui devenait +par trop pesant. + +--Qu'est-ce que tu as donc? lui disait sa mère effrayée. Tu as trop de +couleurs... Je n'aime pas cela... Ce n'est pas naturel. + +Mais il répondait insoucieusement: «Bah! cela se passera», secouait sa +belle chevelure comme pour chasser le mal, et, malgré les observations +réitérées de sa mère, continuait à sortir le soir pour aller retrouver +cette Henriette,--oh! cette fille!--et cela par la boue humide, par le +temps pourri de décembre. + +Enfin, l'autre matin,--n'était-il pas encore rentré à plus de minuit, +le malheureux enfant?--il a sonné Louis, le valet de chambre, dès le +petit jour, et il lui a dit, en parlant avec effort: + +--J'ai passé une mauvaise nuit... Je ne suis pas bien, décidément... +Allez chercher ma mère... J'ai soif, j'ai la fièvre... Oh! comme ma +tête me fait mal. + +Aussitôt prévenue, Mme Bernard a passé un peignoir à la hâte et est +accourue auprès de son fils. Il avait le visage très rouge, le front +brûlant, et il grelottait sous les couvertures, claquant des dents, +secoué de continuels frissons. + +La fièvre typhoïde! Si c'était la fièvre typhoïde! En ce moment, +elle est à Paris, à l'état épidémique. Mme Bernard a lu cela dans +les journaux, elle s'en souvient maintenant. Et l'affreuse maladie +s'attaque surtout aux très jeunes gens, est particulièrement +redoutable pour les personnes affaiblies. Si c'était cela? Seigneur, +mon Dieu! Si c'était cela? + +Mme Bernard se pend aux sonnettes. La maison est sens dessus dessous. + +--Léontine! crie-t-elle à la vieille femme de charge qui arrive en +boutonnant son corsage. Léontine, vite, sautez dans un fiacre!... +Allez chercher le docteur Forly. Qu'il vienne tout de suite, tout de +suite! + +Et elle reste là, impuissante, ne sachant que faire, regardant son +fils qui se cache la tête dans l'oreiller et pousse de gros soupirs de +souffrance. + +Enfin, au bout d'un quart d'heure, Léontine reparaît, suivie du +médecin de la famille, qu'elle a eu la chance d'attraper juste au +moment où il montait en voiture pour aller à son hôpital. + +C'est un vieux praticien aux façons méthodiques et un peu surannées, +qui écrit solennellement en tête de ses ordonnances: «Je conseille», +et qui ne manque pas de terminer ses formules par les trois lettres +cabalistiques M.S.A. (_misce secundum artem_). Mais il est fameux pour +la sûreté de son diagnostic, pour son coup d'oeil médical. + +Il s'assied auprès du lit en ôtant ses gants avec lenteur, tâte le +pouls du malade, l'examine, l'interroge, puis il se lève, en déclarant +d'une voix cordiale: + +--J'en ai vu bien d'autres. Nous viendrons bien à bout de ça. + +Mais sa bonne humeur sonne faux, et dès qu'il a tourné la tête, Mme +Bernard a vu qu'il fronçait le sourcil. Haletante, elle l'entraîne +dans la chambre voisine. + +Oh! l'horreur! C'est bien ce qu'elle redoutait! C'est la fièvre +typhoïde! Le vieux et prudent médecin est forcé de l'avouer à Mme +Bernard, dans l'intérêt du malade, pour qu'on ne néglige aucune +précaution. Et la maladie, ajoute-t-il, se déclare avec une extrême +violence. Puis il rédige ses prescriptions et promet de revenir dans +quelques heures. + +Et, depuis dix jours, dix épouvantables et mortels jours, la fièvre +augmente, le malade s'affaiblit. Et le petit thermomètre que sa mère +lui met d'heure en heure sous l'aisselle,--oh! le pauvre enfant! le +moindre mouvement l'épuise!--l'impitoyable thermomètre marque toujours +d'effrayants degrés de température. Trente-neuf! Quarante! Quarante et +un! Et, au delà, ce sera la mort! Mais ces médecins sont donc tous des +ânes bâtés! Ils ne peuvent donc rien! Jusqu'à ce docteur Forly, en qui +Mme Bernard avait toute confiance! S'il se trompait, pourtant? S'il +manquait de prudence,--ou d'énergie? Il revient à présent plusieurs +fois par jour, le docteur, et il a toujours l'air plus sombre, et il +ordonne son éternel sulfate de quinine. Des doses énormes! Si c'était +trop,--ou pas assez? Ce traitement par les bains glacés dont on parle +tant, qui a fait des miracles, à ce qu'il paraît, pourquoi le docteur +Forly n'en essaye-t-il pas? Mme Bernard veut voir d'autres médecins, +appeler au secours les célébrités, les grands guérisseurs. + +Il en vient trois à la fois, enveloppés de lourdes pelisses, dans +leurs coupés confortables. Et la mère en détresse veut voir luire +l'éclair du génie dans leurs yeux fatigués, sur leurs faces mornes de +savants; elle veut prendre confiance dans la grosse rosette de +leur boutonnière, dans leurs titres ronflants de professeurs et +d'académiciens, dans leurs noms connus de toute la France. Mais, dès +qu'ils sont en présence du malade, elle épie et découvre sur leurs +visages cette légère moue, cette grimace presque imperceptible qu'elle +connaît chez le docteur Forly et qui lui donne froid dans les os. Les +médecins passent gravement au salon pour se consulter entre eux, et, +derrière la porte fermée, elle écoute, raide d'angoisse, le murmure +confus de leurs voix. Sainte Vierge! si tout à l'heure ils pouvaient +lui affirmer qu'Armand n'est pas en si grand péril, qu'ils répondent +de sa vie! Ah! quelle joie! A en mourir! Mais non. Ils reparaissent +avec leur air de sphinx, leur physionomie murée. Elle n'obtient d'eux +que des phrases banales: «Il faut attendre... Une réaction favorable +peut se produire...», et quelques froides paroles d'espoir. Misère de +misère! Est-ce que son fils va mourir? + +Car il va plus mal, elle s'en aperçoit bien. Les accès de délire sont +continuels. Dans cette chambre surchauffée et puant la pharmacie, +Mme Bernard passe des journées de vingt-quatre heures, tenue toujours +éveillée par l'épouvante, au chevet de ce lit qui semble exhaler une +vapeur de fièvre et dans lequel le malade s'agite et gémit faiblement. +Les nuits surtout sont terribles. Courbée dans son fauteuil par la +fatigue et la douleur, la pauvre femme tâche quelquefois de prier. +Car, tout d'abord, devant son enfant en danger, la Corse avait +retrouvé, au fond d'elle-même, toutes les dévotions italiennes de son +enfance. A Saint-Thomas d'Aquin, on dit chaque jour plusieurs messes +pour Armand, et Léontine court sans cesse à travers Paris pour faire +brûler des cierges à tous les saints spéciaux, à tous les autels +privilégiés. Mais voeux ni neuvaines n'ont donné aucun résultat, et +Mme Bernard, qui, dans ce moment même, roule distraitement entre ses +doigts un chapelet bénit par le Pape, a le coeur soulevé de révolte et +de blasphème. + +Quelquefois, quand le malade s'apaise, c'est, dans la chambre funèbre, +à peine éclairée par la lueur pâle de la veilleuse, un silence noir, +épais, profond. Seule, la vieille pendule de Saxe, sur la cheminée, +fait entendre sa palpitation rapide. Tic-tac, tic-tac, tic-tac, +tic-tac. Et, machinalement, Mme Bernard l'écoute. Comme le temps va +vite! Comme elles courent, les secondes haletantes! Comme elles se +précipitent! Et vers quel but inconnu? Tic-tac, tic-tac, tic-tac. +Quelle est donc l'heure fatale qu'elles ont tant de hâte d'atteindre? +tic-tac, tic-tac, tic-tac. Qui donc les attend au rendez-vous vers +lequel elles galopent de ce train enragé?--Si c'était la mort? + +Mais, brusquement, Mme Bernard s'est levée. Son fils vient de remuer +un peu, il a fait entendre une plainte légère. Elle se penche sur lui, +anxieuse, avec un geste qui le couve. + +--Comment te sens-tu, mon petit Armand?... As-tu soif, mon mignon?... +Que veux-tu?... Dis, je t'en prie!... + +Le malade au maigre visage, à la barbe sèche, aux narines pincées, +ouvre alors ses yeux qui regardent sans voir, ses yeux démesurément +agrandis par la fièvre, et, du fond de son délire, dans un murmure +à peine distinct, dans une sorte de soupir où il y a encore de la +tendresse, il exhale un nom de femme: + +--Henriette! + +Mme Bernard étouffe un cri de fureur. Henriette! Il pense encore à +cette Henriette! Il la revoit dans ses cauchemars; il l'appelle dans +son agonie! Mais s'il meurt, c'est elle qui en sera cause. Oui! c'est +elle, la débaucheuse, la libertine, qui s'est emparée de ce misérable +enfant par les sens, qui l'a mis en folie, épuisé d'amour, et qui l'a +livré sans force, éreinté, vidé, à la peste qui passait! Les médecins +l'ont déclaré. La maladie a trouvé chez Armand un terrain trop +favorable. Il était anémié, exsangue, quand il a pris cette fièvre. +Sans cela, il serait déjà en convalescence, guéri, sauvé! Et elle, +la mère, il faut qu'elle entende son fils moribond appeler cette +Henriette! N'est-ce pas à faire bouillir le sang? Oh! la fille +maudite! Oh! la chienne qui lui a tué son enfant! + + + + + +XII + + +Cependant les amis de la famille Bernard des Vignes ont eu +connaissance de la maladie d'Armand. Un groupe important de la société +parisienne, le monde du second empire, où Mme Bernard est fort estimée +et respectée, s'est ému de cette triste nouvelle et s'empresse de +faire parvenir ses témoignages de sympathie. A chaque instant, des +voitures s'arrêtent devant la maison du quai Malaquais. Le valet de +pied saute lestement du siège, entre chez la concierge, demande des +nouvelles et dépose une carte. + +La belle maison datant du siècle dernier, où demeurent les Bernard, +n'est pas pourvue, comme c'est la mode aujourd'hui, d'une espèce de +régisseur insolent, qui lit le journal et se chauffe les tibias +dans un salon à vitrine, où triomphent le chêne sculpté du faubourg +Saint-Antoine et les turqueries au rabais du Bon Marché. Elle se +contente d'une loge du «vieux jeu», où se bombe, au fond d'une alcôve, +l'édredon rouge d'un lit conjugal et que parfument, deux fois par +jour, des préparations culinaires dont l'oignon est certainement la +base. La concierge, la mère Renouf, est en parfaite harmonie avec +l'apparence intime et patriarcale de son habitation. Cette grosse +maman, sur le retour de l'âge, dont le mari, garçon de bureau dans un +ministère, cire les escaliers tous les samedis, est presque toujours +seule à garder la maison, et, pour charmer l'ennui de ses fonctions +sédentaires, elle élève et soigne avec amour, dans une cage accrochée, +le jour, près de la porte de la loge, et, la nuit, au-dessus du poêle, +plusieurs dynasties gazouillantes de canaris et de chardonnerets. + +Aux personnes, maîtres ou domestiques, qui viennent s'informer auprès +d'elle de l'état d'Armand Bernard, la mère Renouf ne se borne pas +à communiquer le bulletin médical, ainsi que le feraient, avec +une réserve diplomatique, les hautains fonctionnaires, les +portiers-gentilshommes de l'avenue de l'Opéra ou du boulevard +Haussmann. Mais, bavarde et sensible, elle corrige la sécheresse de ce +document par quelques réflexions de son cru, et s'attendrit, en style +de concierge, sur les anxiétés maternelles de Mme Bernard et sur les +souffrances du jeune et intéressant malade. + +C'est dans la loge de la mère Renouf que, tous les soirs, en sortant +de l'atelier, Henriette vient chercher des nouvelles d'Armand. + +La dernière fois qu'elle l'a vu, il était déjà très souffrant et +il l'a laissée fort préoccupée, en promettant de lui écrire dès le +lendemain. Mais un jour a passé, puis un autre, sans qu'elle ait vu +arriver la lettre attendue. Cruellement inquiète, elle a pris alors à +deux mains son courage et elle a franchi de nouveau, toute tremblante, +le seuil de cette maison qui lui fait si grand'peur, de cette maison +où sont l'homme qu'elle aime et la femme qui la hait. + +Henriette n'est pas venue là depuis plus de six mois. Elle espère que +personne ne la reconnaîtra. + +Mais la mère Renouf a meilleure mémoire et dès qu'elle aperçoit +l'ouvrière: + +--Ah! c'est vous, mam'zelle Henriette, lui dit-elle. Comme vous êtes +devenue rare!... Vous venez sans doute savoir comment va le fils de +madame Bernard?... Ah! pas bien du tout, le pauvre petit! Il paraît +que c'est la fièvre typhoïde, décidément.... Eh bien, eh bien, +qu'est-ce que vous avez donc?... Vous êtes toute pâle!... Ah! mon +Dieu! elle se trouve mal! + +Henriette chancelle, en effet, frappée au coeur. La mère Renouf la +fait vite asseoir dans sa bergère,--la large bergère où elle roupille, +le soir, auprès de son cordon,--puis elle cherche son flacon d'eau de +mélisse, ne le trouve pas, commence à perdre la tête. Mais la grisette +qui défaille laisse alors tomber son front sur l'épaule de la brave +femme, et, sans force pour contenir sa douleur, elle s'écrie, en +fondant en larmes: + +--Armand!... Mon pauvre Armand!... + +Ah! la mère Renouf n'a pas besoin de plus amples confidences. Un +moment stupéfaite, elle a tout compris à présent. Mais elle a bon +coeur, la vieille! Elle a sans doute aimé tout comme une autre, dans +son beau temps. Ça lui retourne les sangs de voir cette belle jeunesse +qui a tant de chagrin, et elle fait de son mieux pour lui redonner un +peu de courage. + +--Comment, mam'zelle Henriette? Monsieur Armand est votre bon ami! En +voilà une sévère! J'ai bien peur, ma pauvre petite, que vous n'ayez +fait là une grosse folie. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit... +Et, d'abord, il ne faut pas vous désespérer. Il est malade, +c'est vrai, mais c'est jeune, ça a du ressort. Il guérira, je le +parierais... Voyons! voyons! remettez-vous... Oui! je sais bien. Ces +douleurs-là, ça fait beaucoup de mal, quand on a un sentiment... J'ai +passé par là, et je n'ai pas toujours été une vieille ridicule qui +élève des serins... Comment, vous pleurez toujours? Eh bien, ma foi! +laissez couler l'eau. Après tout, il n'y a que cela qui soulage, ma +pauvre enfant! + +Et la grosse maman, tout attendrie de voir pleurer cette jeune fille +et bien près d'en faire autant, attira sur sa large poitrine la jolie +tête désolée et se mit à la bercer avec douceur. + +Mère Renouf, vous n'étiez qu'une simple portière, et encore une +portière comme on n'en tolérerait pas dans une maison qui se respecte. +Votre loge empestait la cuisine à l'oignon et l'odeur chaude des cages +d'oiseaux. Vous n'étiez qu'une vieille femme très commune et très +vulgaire, et le nez compatissant que vous incliniez vers Henriette +était tout barbouillé de tabac. Soyez pourtant bénie, mère Renouf! +car sous votre camisole d'indienne jaune à petites fleurs il y avait +quelque chose de plus rare qu'on ne croit généralement, un coeur +indulgent et bon. Et grâce à vous, cette enfant du peuple, cette +pauvre amoureuse, dont la faute était si pardonnable et à qui la +dureté des lois sociales refusait la consolation d'embrasser son amant +à l'agonie, put du moins reposer un instant son front lourd de douleur +sur un sein de femme et y sentir palpiter un peu de maternelle pitié. + +Tous les soirs, Henriette vint donc prendre des nouvelles d'Armand +chez la mère Renouf. Elle y venait après avoir fait sa journée. Car +c'est ainsi pour les pauvres. On a beau avoir son plein coeur de +chagrin, il faut quand même travailler, gagner sa vie. Par la boue et +le brouillard de la nuit d'hiver, elle se hâtait sous les arcades +de la rue de Rivoli, traversait le désert du Carrousel, et ceux qui +voyaient, dans la lumière crue de l'électricité, filer cette grisette +au pied vif et à la jupe troussée, pouvaient s'imaginer, hélas! +qu'elle courait à un rendez-vous galant. Mais dès qu'elle arrivait sur +le pont des Arts, Henriette ralentissait le pas. Là-bas, sur le quai, +à une fenêtre qu'elle connaissait bien, elle distinguait de loin une +faible lueur. C'était là que son bien-aimé se débattait contre la +mort. Alors elle était envahie d'une lâcheté subite et s'attardait +pour reculer le moment où elle entrerait chez la mère Renouf. Les +dernières nouvelles étaient si effrayantes! «Fièvre intense. Le malade +est très agité». Qu'allait-elle encore apprendre de sinistre et de +désespérant? + +Et cela durait depuis dix jours, pendant lesquels la pauvre fille +avait vécu comme enveloppée d'une atmosphère d'épouvante. + +Cependant, une des ouvrières de Paméla, qui jadis a eu la fièvre +typhoïde et qu'Henriette a interrogée sur la terrible maladie, lui a +dit que le danger de mort, après le neuvième jour, est, sinon tout à +fait conjuré, du moins beaucoup moindre. C'est un préjugé populaire, +mais l'espoir d'Henriette l'accepte passionnément. Elle veut croire, +elle croit que la jeunesse d'Armand sortira victorieuse de la lutte, +qu'il guérira, qu'il doit aller mieux déjà. Ce soir, c'est d'un +pas plus assuré qu'elle court au quai Malaquais, c'est presque avec +confiance qu'elle tourne le bec-de-cane de la loge. + +Grand Dieu! Sur la table ronde, à côté des cartes de visite +amoncelées, elle ne voit pas cette feuille de papier, ce bulletin +médical dont la vue seule la remplissait de terreur et sur lequel +elle se jetait cependant avec une telle avidité! La mère Renouf, l'air +navré, se lève de sa vieille bergère, baisse la tête, laisse tomber +ses bras... Ah! c'est fini! Armand est mort!... + +Armand est mort! Un doigt invisible l'a désigné entre tous dans la +foule humaine; une haleine mystérieuse a soufflé sur lui; et cet +esprit lumineux, ce coeur brûlant d'amour, ce regard où flottait +l'ombre de tant de beaux et doux rêves, ce foyer de jeunesse, cette +flamme d'espérance, tout cela s'est éteint brusquement, comme tombe et +s'éteint une étoile dans le sombre azur d'une nuit de septembre! + +Armand est mort! Dans deux jours, ses jeunes amis des écoles seront +réunis autour de sa tombe ouverte. Théodore Verdier, sincèrement +poète cette fois-là, lira quelques strophes émues, un touchant adieu. +Ensuite les étudiants se disperseront à travers les allées humides +et défeuillées du cimetière, en s'abandonnant à la fugitive tristesse +dont est capable la jeunesse. Puis ils retourneront à leurs travaux ou +à leurs plaisirs, et le souvenir du camarade disparu s'effacera peu à +peu de leur mémoire. + +Armand est mort! Près des Invalides, on va suspendre un écriteau jaune +à la porte d'une maison meublée. Dans peu de temps, «la chambre +de l'officier supérieur», rendue à sa destination normale, sera +encombrée, dans tous les coins, de sabres d'ordonnance et de paires +de bottes éperonnées. Et la glace trouble, devant laquelle Henriette +remettait son chapeau avant de partir, tandis qu'Armand la surprenait +encore d'un dernier baiser sur la nuque, la glace verte et ridée ne +gardera pas une trace de ces deux charmants visages. + +Armand est mort! Au delà des mers et des continents, là-bas, en +Extrême-Orient, le général de Voris, dans sa maison de bambous, +recevra, au bout de quelques semaines, le billet de faire part, maculé +par les timbres de la poste et jauni par le chlore des lazarets; et +il songera, plein d'une amère mélancolie, que la seule femme qu'il ait +aimée l'a sacrifié à cet enfant qui ne devait pas vivre. + +Armand est mort! Près de l'oreiller où repose sa tête lourde et pâle, +qui a retrouvé pour quelques heures, après le dernier soupir, une +jeune et sereine beauté, sa mère, entourée de femmes en deuil, sa +mère, effroyable à voir, se tord dans une douleur tragique et pousse +des cris de bête qu'on égorge, des aboiements d'Hécube; tandis +qu'en bas, dans la loge, sur le lit d'où l'on a ôté l'édredon rouge, +Henriette est étendue, le corsage ouvert, la figure molle de larmes, +et s'évanouit pour la deuxième fois dans les bras de la bonne mère +Renouf, qui lui mouille les tempes avec du vinaigre et lui parle en +chantonnant comme à un enfant malade. + + + + +XIII + + +Après la mort d'Armand, ce fut, entre tous ceux qui connaissaient Mme +Bernard des Vignes, une véritable conspiration de la pitié pour ne pas +laisser la malheureuse mère seule avec son désespoir, pour l'entourer +et la distraire. Elle recueillit alors le bénéfice de sa noble +existence, toute d'honneur et de vertu, trouva des amitiés là où elle +ne croyait avoir que des relations mondaines, découvrit des sentiments +sincères en des femmes qu'elle avait jugées jusqu'alors très +superficielles. La solitude où elle avait d'abord voulu s'enfermer, +obéissant à un premier et farouche instinct, fut doucement violée par +de touchantes sympathies. On sut lui parler de sa douleur sans lui +faire du mal, y toucher d'une main légère. Moins fière depuis qu'elle +était si malheureuse, elle apprécia la douceur de se plaindre et +d'être plainte, de sentir des mains amicales se poser sur les siennes, +d'abandonner son front sur l'épaule d'une confidente émue. On ne +pouvait la consoler, mais on la calma du moins, on lui rendit la vie +moins insupportable. + +Elle n'avait pas voulu qu'Armand fût transporté en province et enterré +auprès de son père. C'était à Paris qu'elle avait encore quelques +parents; c'était à Paris que, pendant la maladie de son fils, elle +avait senti circuler autour d'elle un courant d'estime et d'affection. +C'était donc là qu'elle vivrait dorénavant, puisqu'il fallait vivre; +et elle ne voulait pas être éloignée de la sépulture de son cher +enfant. + +Elle lui fit construire un tombeau très simple au cimetière +Montparnasse, mais elle resta pendant assez longtemps tellement malade +de chagrin et de fatigue, qu'elle ne put surveiller les travaux en +personne, et quand, six semaines après le décès d'Armand, son cercueil +fut retiré du caveau provisoire et déposé dans sa demeure définitive, +Mme Bernard ne trouva pas encore la force et le courage nécessaires +pour assister à la lugubre cérémonie. + +Mais, le dimanche suivant, se trouvant un peu moins faible, elle +voulut aller prier, pour la première fois, sur la tombe de son fils, +et, après avoir entendu la messe à Saint-Thomas d'Aquin, elle monta +dans son coupé rempli de bouquets et de couronnes, et se fit conduire +au cimetière. + +Elle avait tenu absolument à faire toute seule ce pèlerinage, s'était +même opposée à ce que sa vieille Léontine l'accompagnât. Ayant pris +des indications précises sur la place du monument, elle descendit de +voiture, entra dans le cimetière, drapée de longs voiles noirs, les +mains et les bras chargés d'hommages funèbres, chercha quelque temps +sa route, puis, après avoir passé en revue plusieurs rangées +de tombeaux, lut enfin de loin--avec quel horrible serrement de +coeur!--le nom d'Armand Bernard gravé dans la pierre neuve. + +Mais, tout à coup, elle s'arrêta. Ses épaules courbées sous le poids +du chagrin se redressèrent, et dans ses yeux cernés par tant de larmes +une flamme de colère s'alluma. + +Quelqu'un l'avait précédée! Ses fleurs n'arrivaient pas les premières! + +Il y avait déjà sur la tombe d'Armand un petit bouquet de violettes +de deux sous, qui ne devait être là que depuis peu de temps, car les +humbles fleurs étaient encore toutes fraîches dans leur collerette de +lierre. + +Mme Bernard des Vignes n'eut pas un instant de doute. Cela venait de +cette Henriette! + +Depuis qu'Armand était mort, la malheureuse mère avait fait tout +son possible pour ne plus songer à la maîtresse de son fils. Elle +ne voulait garder de lui, dans son esprit, qu'une pure image, ne +l'évoquer que paré de son innocence et de sa chasteté d'autrefois. +Les six derniers mois de la vie d'Armand, son commerce avec une fille +indigne de lui, la lutte qu'il avait soutenue contre sa mère à cause +de cette Henriette, ce coup de folie sensuelle,--car ce n'était pas +autre chose, évidemment,--tout cela souillait, flétrissait la mémoire +de son fils, tout cela était trop pénible. Elle ne voulait plus +y songer; elle y était presque parvenue.... Et voilà que ce passé +honteux et détestable se dressait encore devant elle. + +Cette misérable, dont les baisers avaient peut-être été meurtriers +pour Armand, osait déposer des fleurs sur sa tombe! Et de quel +droit? A quel titre? Parce qu'elle l'avait aimé? Est-ce que cela peut +s'appeler de l'amour, les ardeurs d'une gamine au printemps? Parce +qu'elle l'aimait encore? Allons donc! Sensiblerie de grisette, qui n'y +pensera plus dans un mois, dans quinze jours, et qui prendra un autre +amoureux. Non! non! elle ne peut pas souffrir, elle, la mère au coeur +percé des sept glaives, que ce bouquet reste à côté des siens! Sur +cette pierre dont elle s'approche, débordante de sanglots et de +prières, elle ne veut pas de l'hommage d'une coquine, qui est venue +là, en pleurnichant à peine, le coeur plein de regrets impurs! Au tas +d'ordures, au fumier, les fleurs obscènes! + +Et Mme Bernard se penche pour prendre les violettes et les jeter au +loin; mais elle n'achève pas le geste commencé. + +Dépouiller une tombe! C'est presque un sacrilège. Si son fils la +voyait!... Hélas! cette offrande a peut-être été très douce à celui +qui dort là pour toujours. Qui sait si les premières fleurs qui ont +orné son sépulcre ne lui sont pas plus chères que celles apportées par +sa mère en deuil? Ah! la cruelle pensée! + +Mais Mme Bernard se rappelle, à présent, qu'elle est venue là pour +prier. Elle se reproche de s'abandonner, dans un pareil lieu, à des +sentiments de rancune. Elle se met à genoux, fait le signe de la +croix, Oui! l'heure a sonné de tous les pardons. Oui! en pensant à +son pauvre fils mort, elle devrait se souvenir seulement qu'il a été, +pendant vingt ans, sa consolation, son orgueil et sa joie. Oui! elle +devrait être plus indulgente pour cette jeune fille qui, après tout, a +peut-être aimé sincèrement son Armand, qui, dans tous les cas, ne l'a +pas encore oublié, puisqu'elle a posé là ces fleurs fidèles. + +Et quand Mme Bernard, après être restée longtemps en prière, se relève +pour partir et jette au tombeau un long et dernier regard d'adieu, le +bouquet d'Henriette est encore à la même place. + +Depuis lors, tous les dimanches, Mme Bernard revint au cimetière, +et, chaque fois, elle put constater qu'Henriette avait apporté dès le +matin son souvenir parfumé. + +Le temps passa. Avec les saisons, les fleurs varièrent; mais ce furent +toujours celles de la flore faubourienne, celles qu'on vend dans les +petites charrettes à bras, le long des trottoirs. Aux bouquets de +violettes succédèrent les poignées de giroflées, les branches de +lilas, les bottes de roses. Devant tant de constance, Mme Bernard +désarmait peu à peu. Le sentiment de cette Henriette était-il donc +plus fort, plus durable qu'elle n'avait cru? Pourquoi pas? Armand +était si aimable, si séduisant! En s'attendrissant sur son fils mort, +la mère devenait plus clémente pour celle qui l'avait aimé. Si, un +jour, elle avait rencontré la jeune fille, peut-être se fût-elle +jetée dans ses bras et l'eût-elle traitée en égale devant la douleur. +Pourtant, à chaque bouquet nouveau, Mme Bernard éprouvait une sorte +d'étrange dépit. Elle était toujours jalouse d'Henriette, jalouse de +ses regrets et de son chagrin, et elle était encore sa rivale par les +larmes. + +Cependant la ligue affectueuse qui s'était formée autour de Mme +Bernard continuait son oeuvre. A la longue, on l'avait décidée à mener +une existence moins cloîtrée, moins sauvage. Cédant à de patientes +et gracieuses sollicitations, elle consentit à recevoir et à rendre +quelques visites, à se mêler même parfois à de très étroites réunions. + +Il y avait déjà un an qu'Armand n'était plus. L'hiver était revenu. +C'étaient des chrysanthèmes qu'Henriette apportait à présent, et Mme +Bernard les trouvait souvent poudrées de neige. + +Un deuil comme celui de cette pauvre mère ne pouvait pas se consoler, +mais il devenait, grâce au temps, moins aigu, moins âpre. Cette +douleur, qui devait être éternelle, n'était plus continuelle. + + _Oublier! oublier! c'est le secret de vivre!_ + +a dit Lamartine dans un vers admirable qui exprime une amère vérité. +Certes, Mme Bernard n'oubliait pas, mais enfin elle vivait. + +Quelques semaines après la messe de bout de l'an célébrée pour le +repos de l'âme d'Armand,--oh! ce jour-là, quels torturants souvenirs, +quelle plaie rouverte!--Mme Bernard apprit que le général de Voris +était revenu du Tonkin. + +Il lui avait écrit, à propos de la mort d'Armand, une lettre +exquise de tact et de sensibilité, puis il n'avait plus donné de ses +nouvelles, et, de retour à Paris, il s'était borné à déposer une carte +chez Mme Bernard. + +Mais bientôt celle-ci remarqua que plusieurs de ses amies prononçaient +très souvent devant elle le nom de M. de Voris, et elle devina bien +vite dans quelle intention. Le général l'aimait toujours, elle le +sentait, elle en était sûre. Peut-être même n'était-il revenu en +France que pour se rapprocher d'elle? Il la savait seule au monde. +Il devait se dire que, maintenant, elle voudrait peut-être l'accepter +pour consolateur et pour mari, et, dans le cercle dont elle était +entourée, il avait sans doute discrètement converti quelques femmes à +sa cause. + +Se remarier? Recommencer sa vie? La pauvre femme ne croyait guère que +ce fût possible. Pourtant, comment n'être pas touchée par ce ferme et +inaltérable amour, que rien n'avait pu lasser, qui avait résisté, bien +que sans espoir, au temps et à l'absence? Oui! jadis, elle avait eu un +tendre penchant pour M. de Voris. Hélas! que pourrait-elle aujourd'hui +lui offrir en échange de son sentiment si profond? Un coeur brisé, pas +davantage... Mais c'est de débris que les nids sont faits. + +Trente-neuf ans! Elle est presque une vieille femme. A quoi +rêve-t-elle donc? + +Par hasard, elle se regarde dans la glace. Ah! elle a trop pleuré, et +ses paupières sont bien flétries. Cependant elle ressemble encore un +peu à son portrait peint par Dubufe, à son portrait quand elle avait +vingt ans. Il y a dans ce miroir mieux qu'un fantôme de l'admirable +Bianca Antonini, de la jeune Diane des chasses de Compiègne. Le marbre +de son teint a un peu jauni. Quelques fils blancs courent dans sa +profonde chevelure. Mais elle a gardé ses traits purs et fiers, son +buste puissant et gracieux, ses épaules faites pour le manteau royal. + +--Belle encore! soupire-t-elle avec une mélancolie douce. + +Ah! folie! folie! + +Ce jour-là, précisément, l'ancienne dame d'honneur de l'Impératrice, +la vieille duchesse de Friedland, excellente femme qui a témoigné, +dans ces derniers temps, à Mme Bernard des Vignes un maternel intérêt, +vient la voir et l'invite à prendre le thé chez elle, en tout petit +comité. + +--Vous trouverez là, ma chère amie, une de vos anciennes +connaissances, le général de Voris. + +Accepter, ce serait, pour une femme du caractère de Mme Bernard, +donner un espoir au général, s'engager presque avec lui. Elle +s'excuse, donne un prétexte, mais, elle reste pleine de trouble. + +Pourquoi donc a-t-elle refusé? Ce mariage, qui satisferait d'ailleurs +toutes les convenances, n'aurait rien que de doux et de consolant pour +elle. Elle y a réfléchi, et très sérieusement. Son coeur, interrogé +tout bas, plaide en faveur de M. de Voris. Elle s'est déjà demandé: +«Pourquoi pas?» Elle est sur le point de se répondre: «Oui». Qu'est-ce +donc qui l'arrête au seuil de ce refuge où, après tant de souffrances, +elle pourrait goûter un peu de tendre repos? Qu'est-ce donc qui la +fait hésiter? + +Presque rien. Le petit bouquet de violettes qu'elle à encore trouvé, +dimanche dernier, sur la tombe d'Armand. + +Sans doute, elle a le droit de se remarier, sans être infidèle à +la mémoire de son fils. M. de Voris, dont elle connaît le coeur, +respecterait, encouragerait chez elle le culte du souvenir. N'importe! +Tant qu'Henriette apportera des fleurs au cimetière, Mme Bernard +restera veuve. Dans cette rivalité de douleur et de constance, elle ne +veut pas être vaincue. + +Mais, le dimanche suivant, il n'y a sur la pierre tumulaire que +les violettes de la dernière fois, toutes noires et toutes séchées. +Henriette n'est pas venue renouveler son bouquet. + +Ah! quelle joie ironique et méchante Mme Bernard se sent au coeur! +Elle l'avait bien prévu! La maîtresse d'Armand devient négligente, +elle se console. Allons! allons! il n'y a que les mères qui n'oublient +pas. + +Pourtant, prenons garde de porter un jugement téméraire. Henriette +peut avoir eu un empêchement, être absente, indisposée. Il convient +d'attendre. + +Mais un, deux, trois dimanches se succèdent, et rien, rien, toujours +rien! + +Alors c'est un triomphe pour Mme Bernard. Oui! cent fois oui! son +premier mouvement était le bon. Elle était légitime, sa répugnance +devant ces fleurs impures. Armand! Armand! ta mère seule t'a vraiment +aimé. Elle peut bien, pour finir sa vie, pour descendre la côte, +s'appuyer au bras d'un vieil ami, d'un honnête homme. Mais sois +tranquille, cher enfant! Ta tombe est dans le coeur de ta mère, +et elle y tiendra toujours la plus grande place. Tandis que cette +fille!... Tu vois? C'est déjà fini, son regret. Sans doute elle a +quelque autre amant. Ah! pauvre mort, ne compte que sur ta mère +pour parfumer ton éternel sommeil. Ton Henriette ne viendra plus au +cimetière; elle en a oublié le chemin. + +Cependant la duchesse de Friedland revient chez Mme Bernard des +Vignes, et lui dit: + +--Décidément, vous me boudez, ma chère. C'est donc un parti-pris? +Je voudrais tant vous avoir, un de ces mercredis, à mon thé de cinq +heures. Le général de Voris a la bonté de n'y pas manquer, et nous +fait frémir avec ses histoires de pirates du Fleuve Rouge. + +Et la veuve, délivrée de son dernier scrupule, répond avec un léger +battement de coeur: + +--Il n'y a de ma part, je vous assure, aucun parti-pris, madame la +duchesse. Comptez sur moi, mercredi prochain. + + + + +XIV + + +Ah! le radieux jour! La bonne matinée! + +Sous la splendeur du ciel bleu, le paysage des quais parisiens a l'air +tout rajeuni, tout battant neuf. A la station des voitures, dont le +soleil fait étinceler les cuirs vernis, l'horloge du kiosque marque +midi, et nous sommes le 1er juin. La belle heure et la belle saison! +La Seine aux flots verts semble couler, aujourd'hui, plus joyeuse et +plus rapide. Devant les cases des bouquinistes les passants s'arrêtent +avec une douce chaleur dans les reins; et, sur le pont des Arts, tout +émoustillé par les effluves du printemps, un des plus vieux membres de +l'Institut se surprend à fredonner un couplet de Désaugiers, que lui +chantait, sous Charles X, dans un cabinet du _Rocher de Cancale_, une +grisette en souliers cothurnes et en manches à gigots. On rajeunit +vraiment. Il fait bon vivre. + +Dans son boudoir, où pénètrent par la fenêtre ouverte l'air pur et +la grande lumière, Mme Bernard des Vignes--oui! elle-même--subit +l'influence enivrante de la belle journée. + +C'est après-demain qu'elle se remariera, c'est après-demain qu'elle +quittera son deuil; et, sur le divan, dans un carton ouvert, voici le +chapeau qu'elle mettra pour la cérémonie. Tout à l'heure, la modiste +le lui présentait, posé sur le poing, en disant de sa voix aimable de +marchande: + +--Vous, voyez, madame. C'est tout à fait ce que vous désiriez... +Quelque chose de sérieux... Rien que cette petite branche de lilas. + +Et en essayant le chapeau devant sa psyché, Mme Bernard a trouvé qu'il +était d'un goût charmant, qu'il lui allait dans la perfection,--et +elle a souri. + +Oui! elle a souri. Car elle a réappris à sourire. On l'aime; elle est +redevenue femme, elle veut plaire. Le jour où, seule avec M. de Voris +qui la suppliait, elle-lui a jeté un regard de consentement, Mme +Bernard a vu l'héroïque soldat des campagnes sous Metz et du Tonkin +tomber à ses genoux, muet et brisé de bonheur, et pleurer sur ses +mains comme un enfant. Aimer encore? Le pourra-t-elle? Du moins, elle +est sûre d'être bien aimée. Oh! comme elle va se reposer, se détendre, +dans ce bain de tendresse! Et puis, faire un heureux, c'est encore si +doux! + +Non! Armand n'est pas oublié, il ne le sera jamais. Après demain, +agenouillée auprès de son nouvel époux, Mme Bernard pensera à son +fils, priera pour son fils. Et pourtant, pourtant!... Il est loin, +l'ancien désespoir. La noire tristesse qui lui avait succédé se +dissout et s'évapore en mélancolie. Non! Armand n'est pas oublié. +Cependant, la blessure se ferme et se cicatrise. Elle souffre, moins, +l'inconsolable, et, tout à l'heure,--ah! misérable nature!--elle +souriait à son chapeau de noces, à ce joli chiffon. + +Mais un domestique entre dans le boudoir, avec une lettre sur un +plateau. + +Écriture inconnue. Mme Bernard déchire l'enveloppe. Quatre pages. +De qui peut être cette longue épître? Elle cherche et trouve la +signature, «Henriette Perrin», et voici ce qu'elle lit, avec un grand +frisson qui lui passe dans tout le corps. + + _Paris, Hôpital Necker, 28 mai._ + + «Madame, + + «Je suis bien malade à l'hôpital Necker, et si faible que je + ne puis tenir la plume. Une voisine de salle, qui entre en + convalescence, est assez bonne pour écrire sous ma dictée, et, + quand je serai morte, seulement quand je serai morte,--mais + cela ne tardera pas,--elle vous fera parvenir cette lettre. + + «Je ne veux pas m'en aller sans vous avoir demandé pardon de + la peine que j'ai pu vous faire. J'ai su par Armand combien + vous étiez fâchée et mécontente de mes relations avec lui. Je + reconnais mes torts. Vous m'aviez admise dans votre intérieur, + vous aviez été très bonne pour moi, et, en devenant l'amie + d'Armand, j'ai eu l'air d'abuser de votre confiance. Je + comprends que vous m'en vouliez beaucoup et que vous ayez de + mauvaises idées sur mon compte. Pourtant, j'espère que vous + aurez pitié de moi et que vous me pardonnerez, quand vous + recevrez cette lettre; car, alors, je serai morte de chagrin. + Les médecins disent que c'est le foie qui est malade. Mais, + depuis la mort de mon Armand bien aimé, je sens que je m'en + vais, voilà la vérité. + + «Madame, on ne ment pas quand on va mourir. Il faut me croire. + Je vous jure qu'Armand a été mon premier et mon seul ami. Je + l'ai aimé tout de suite, comme une pauvre folle que j'étais, + comme il est impossible d'aimer plus. Mais je n'ai pas fait la + coquette, je vous assure, et je suis encore tout étonnée qu'il + ait bien voulu, qu'il n'ait pas rougi d'une petite amie aussi + ignorante et aussi simple que moi. Soyez indulgente, madame; + songez combien nous étions jeunes tous les deux! + + «Je savais, bien que cela ne durerait pas longtemps, que les + jeunes gens de famille doivent se marier avec une personne de + leur monde, que tôt ou tard vous auriez décidé votre fils à me + quitter. Mais j'y étais résignée d'avance, et, soyez-en sûre, + celle qu'un Armand avait un peu aimée ne serait pas devenue + une vilaine. Oui, j'aurais su vivre, toute seule dans mon + coin, avec mon cher et unique souvenir de jeunesse, me + consolant par la pensée qu'Armand aurait été heureux, lui, au + moins, avec belle jeune femme et de beaux enfants. Mais qu'il + soit mort à vingt ans, en quelques jours, sans même que je + l'aie embrassé une dernière fois, voilà ce que je n'ai pas pu + supporter. + + «Quand j'ai appris cela, dans la loge de votre concierge, j'ai + reçu le coup qui m'a tuée. Depuis ce jour affreux, j'ai comme + de la glace autour du coeur. Tout de suite, j'ai commencé à me + mal porter, et puis, deux mois après Armand, ma vieille tante + s'en est allée à son tour et je suis restée toute seule. + Je travaillais toujours,--il fallait bien!--mais comme une + machine, et je restais des heures et des jours sans dire un + mot, avec mon chagrin qui me rongeait. Ma seule consolation, + c'était d'aller, le dimanche matin, porter des fleurs au + tombeau d'Armand. Et, à propos de cela, madame, je vous + remercie d'avoir laissé mes petits bouquets à côté des vôtres. + C'est même ce qui m'a fait espérer que vous m'en vouliez un + peu moins, que déjà vous me pardonniez presque. Enfin, je + suis tombée tout à fait malade. Je ne pouvais plus travailler, + j'étais sans ressources, et il a fallu aller à l'hôpital. Mais + si vous saviez ce que j'ai souffert le premier dimanche que + j'ai passé ici, en me disant que vous ne trouveriez là-bas que + mon bouquet fané de la dernière fois et que vous alliez croire + que j'avais oublié mon Armand! C'est aussi pour cela que je + vous écris, afin que vous sachiez bien que je meurs avec son + nom sur les lèvres. + + «Madame, je me suis confessée hier. La personne à qui je dicte + cette lettre a de la religion et m'a demandé de voir un curé. + Depuis ma première communion, je n'étais pas retournée à + l'église et les prêtres me faisaient un peu peur. Mais celui + qui est venu m'a parlé très doucement et m'a dit que mes + fautes me seraient pardonnées. Vous serez aussi bonne que lui, + n'est-ce pas? et vous ne m'en voudrez plus d'avoir tant aimé + votre fils. + + «Adieu, madame. Si j'osais vous adresser encore une prière, je + vous demanderais, quand vous irez à Montparnasse, d'acheter, + comme je le faisais, à la porte du cimetière, un petit bouquet + de fleurs de la saison, un bouquet de deux sous, pas plus, et + de le mettre sur la tombe d'Armand avec les vôtres. M. l'abbé + m'a bien dit qu'on retrouverait au ciel ceux qu'on avait + aimés. Mais que sait-on? Il me semble que, tout de même, le + pauvre Armand, dans son cercueil, sera content de recevoir le + souvenir de sa petite amie. Vous serez tout à fait généreuse, + madame, si vous voulez bien vous rappeler et satisfaire le + dernier désir de + + «Votre très respectueuse et très humble servante, + + «HENRIETTE PERRIN» + +Mme Bernard des Vignes fond en pleurs en achevant la lecture de cette +lettre. Comme il a pâli tout à coup, le soleil de juin! Comme elle est +morne, cette journée de printemps! Et là, sur le divan, dans ce carton +ouvert, le joli chapeau de noces, avec sa branche de lilas! Il lui +fait mal à voir, maintenant, à la mariée de demain! Elle en a honte! + +Certes, elle a pardonné, elle pardonne encore! Certes, elle accomplira +le voeu de la morte! Mais, les yeux fixés sur la signature d'Henriette +Perrin, sur les deux seuls mots que la pauvre fille ait pu tracer de +sa main de moribonde, la mère d'Armand, d'une voix basse, d'une +voix de vaincue, murmure, avec un suprême mouvement de rancune et de +jalousie: + +--Elle l'aimait mieux que moi! + + + + + + + + + + + + + _Arcachon-Bordeaux, mars-avril 1889._ + _Achevé d'imprimer_ + le vingt-deux juin mil huit cent quatre-vingt-neuf + + PAR + ALPHONSE LEMERRE + (Aug. Springer, _conducteur_) + 25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25 + PARIS + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Henriette, by François Coppée + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HENRIETTE *** + +***** This file should be named 16499-8.txt or 16499-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/6/4/9/16499/ + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/16499-8.zip b/16499-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..4614967 --- /dev/null +++ b/16499-8.zip diff --git a/16499-h.zip b/16499-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e7f8f68 --- /dev/null +++ b/16499-h.zip diff --git a/16499-h/16499-h.htm b/16499-h/16499-h.htm new file mode 100644 index 0000000..74558bf --- /dev/null +++ b/16499-h/16499-h.htm @@ -0,0 +1,4225 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1"> + <title>Henriette</title> + <meta name="author" content="François Coppée"> + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} +blockquote {text-align: justify} + + + +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} + + + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} +.sup {font-size:75%;} + +--> +</style> + +</head> + +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Henriette, by François Coppée + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Henriette + +Author: François Coppée + +Release Date: August 9, 2005 [EBook #16499] +Last Updated: December 12, 2009 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HENRIETTE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + +<h2>FRANÇOIS COPPÉE</h2> +<br><br><br> + +<h1>Henriette</h1> +<br><br> + +<p class="mid">PARIS<br> +ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR<br> +23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31<br> +M DCCC LXXXIX</p> +<br><br> + + +<p><i>A<br> +mon cher biographe et ami<br> +M. DE LESCURE<br> +je dédie bien affectueusement<br> +cette simple histoire.</i></p> + +<p>F.C.</p> + + +<p class="mid"><img alt="" src="images/h1.png"></p> +<br><br><br> + + + +<h1>HENRIETTE</h1> + +<br><br><br> +<h2>I</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/q.png"></span>uand le curé eut donné l'absoute +et quand les amis et +connaissances du défunt, sortis +les premiers de l'église après avoir jeté +l'eau bénite, se furent formés en petits +groupes sur la place Saint-Thomas +d'Aquin, des conversations s'engagèrent +entre ces hommes du monde, heureux de +respirer l'air vif, au clair soleil de mars, +après l'ennui d'une messe interminable, +dans l'atmosphère suffocante de l'encens +et du calorifère.</p> + +<p>—Ce pauvre Bernard... C'est dur, tout +de même... Boucler sa malle à quarante-deux +ans!</p> + +<p>—Sans doute. Mais il ne s'est pas assez +ménagé, convenez-en. En voilà un qui +aura fait la fête, hein!...</p> + +<p>—Et dit souvent: «J'en donne», à +l'écarté.</p> + +<p>—Et usé le tapis de l'escalier de Bignon.</p> + +<p>—Il y a eu de l'albuminerie dans son +affaire, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Une vie brûlée, quoi!... Le jeu, les +femmes, la bonne chère... L'équipage du +diable... Est-ce qu'il n'était pas un peu +ruiné?</p> + +<p>—Pas du tout. Il venait encore de réaliser +une vieille tante de cinq à six cent +mille francs. Il doit, au contraire, laisser +à sa veuve et à son fils une très jolie fortune.</p> + +<p>—Alors, la belle madame Bernard se +remariera.</p> + +<p>—Qui sait? Peut-être pas, à cause du +petit. Il paraît qu'elle adore son fils.</p> + +<p>En somme, on regrettait peu ce mort +de première classe, porté en terre avec +tout le luxe dont sont capables les Pompes +funèbres: messe chantée, fleurs de Nice, +torchères à flamme verte autour du catafalque. +Et le plus beau maître des cérémonies! +Oh! un gaillard superbe, avec l'air +de morgue et les favoris blancs d'un vieux +pair d'Angleterre, un homme précieux que +l'administration ne sortait que dans les +grands jours et qui avait joué autrefois les +pères-nobles en province, s'il vous plaît! +Mais, malgré tout cet apparat, le défunt, +M. Bernard des Vignes, député et membre +du conseil général de la Mayenne, ancien +officier de cavalerie, chevalier de la Légion +d'honneur, etc., était traité selon ses mérites +dans les entretiens échangés à voix +basse, derrière les mains gantées de noir.</p> + +<p>Et, de fait, il n'avait été qu'un viveur +vulgaire, sans grâce, sans élégance, resté +provincial malgré ses quinze ans de Paris. +Rien de plus banal que son histoire. Riche, +il épousait à vingt-huit ans la fille d'un +sénateur corse, ami personnel de Napoléon +III, l'admirable M<sup>lle</sup> Antonini, dont +la beauté de transtévérine faisait alors +sensation aux Tuileries et à Compiègne. +Pendant quelque temps, il l'aimait, à sa +manière. Puis, tout à coup, sottement et +injustement jaloux de sa femme, il démissionnait +de son grade de lieutenant aux +dragons de l'Impératrice, s'enfouissait dans +ses terres, y prenait de lourdes habitudes, +ne quittait plus ses bottes de chasse et +fumait sa pipe à table, après le café, en +sirotant des petits verres. Un fils lui naissait, +seule consolation de M<sup>me</sup> Bernard, +bientôt négligée par l'ancien libertin de +garnison, qui, après deux ans de ménage, +allait souvent à Paris tirer une bordée de +matelot, et qui, dans ses sorties de chasse, +tout en déjeunant d'une rustique omelette +sur un coin de table, prenait la taille des +filles de ferme.</p> + +<p>Le premier coup de canon de la guerre +de 1870 éveilla pourtant un écho dans +l'âme de ce grossier jouisseur et lui rappela +qu'il avait été soldat. Commandant +de mobiles, il se battit avec crânerie, +attrapa une blessure et la croix, et, aux +élections, fut envoyé à la Chambre par +son département. En grosse bête qu'il +était, il suivit les majorités. De réactionnaire, +il devint tour à tour centre droit, +centre gauche, opportuniste, n'ouvrit jamais +la bouche que pour demander la clôture, +fut toujours réélu. Mais, contraint +par ses fonctions d'habiter Paris, il lâcha +les rênes à son tempérament et se rua dans +le plaisir.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bernard fut alors tout à fait abandonnée +et ne vit plus que rarement et à +peine, aux heures des repas, ce mari qu'elle +n'avait jamais aimé et qu'à présent elle +méprisait. Trop honnête pour se venger, +trop fière pour se plaindre, elle fuyait le +monde, et, presque toujours seule dans +son vaste appartement du quai Malaquais, +elle se consacrait tout entière à son fils, +qui suivait, comme externe, les cours du +lycée Louis-le-Grand et donnait déjà les +signes d'une intelligence singulièrement +précoce. Elle était de ces mères qui apprennent +le grec et le latin pour corriger +les devoirs de leur enfant et lui faire réciter +ses leçons. On parlait d'elle avec admiration; +car les quelques femmes admises +dans son intimité, n'avaient aucun sujet de +jalousie contre cette beauté qui se cachait, +beauté demeurée intacte cependant, sur +laquelle la trentaine avait mis la chaude +pâleur d'un beau marbre et que le temps +ni le chagrin n'avaient marquée d'un seul +coup d'ongle. Ce malheur, subi avec tant +de courage et de dignité, était cité partout +comme un exemple, et la médisance parisienne +ne soulignait même pas d'un sourire +le nom du colonel de Voris, un +camarade de promotion du mari, dont le +sentiment respectueux pour M<sup>me</sup> Bernard +des Vignes osait à peine se manifester par +de timides visites.</p> + +<p>Enfin, il était fini, le long supplice de +cette pauvre femme. Bernard, le gros Bernard, +comme l'appelaient ses amis du +club, n'avait pu résister à sa dernière +indigestion de truffes; et, sur le seuil de +l'église, autour du volumineux cercueil +qu'attendait le fourgon des Pompes funèbres, +on formait le cercle, pour écouter les +discours.</p> + +<p>Mais, tandis que défilaient les mensonges +oratoires, «bon Français, intrépide +soldat, patriote éclairé», tous ces mondains, +importunés par ce mort dont il +était trop longtemps question, pensaient +tout au plus—s'ils pensaient à quelque +chose—à la belle et riche veuve, enfin +libre; et, lorsque la cérémonie fut terminée +et que l'assistance se dispersa, cette +phrase fut maintes fois prononcée dans les +dialogues d'adieux:</p> + +<p>—La belle madame Bernard se remariera +avant un an d'ici... Voulez-vous le +parier?</p> + + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>II</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/q.png"></span>uelques semaines après l'enterrement, +M<sup>me</sup> Bernard des +Vignes, en deuil, était assise +devant son métier à tapisserie, près de la +fenêtre de son boudoir. Ses yeux absorbés, +sans regard, erraient sur le paysage du +quai, si charmant par un beau jour. Mais +elle ne voyait ni le ciel de l'avant-printemps, +d'un bleu si tendre, ni le fleuve en +marche sillonné par les joyeux bateaux et +miroitant au soleil, ni la noble façade du +Louvre, ni le svelte bouquet d'arbres, au +coin du Pont-Royal, où déjà courait, dans +les branches noires, comme une fumée de +verdure. S'abandonnant dans son fauteuil, +accoudée, deux doigts sur la tempe, la +belle veuve, son buste de déesse étreint +par la robe noire bien ajustée, évoquait +en une longue rêverie toute sa vie passée.</p> + +<p>Elle se revoyait aux Tuileries, traversant +pour la première fois, au bras de son père, +les salons magnifiques. Elle entendait derrière +elle, dans le sillage de sa robe de +bal, un murmure d'admiration. Elle voyait +sur le visage de tous ceux qui la regardaient +passer un demi-sourire, une expression +subitement heureuse, qui la remerciaient +d'être si belle. Elle le retrouvait, +cet éclair des regards charmés, dans les +yeux mêmes de l'Empereur et de l'Impératrice, +au moment de la présentation; et +comme, tout à coup, l'orchestre attaquait +le brillant prélude d'une valse, il lui semblait +que cet air triomphal éclatait en son +honneur.</p> + +<p>Puis c'étaient plusieurs mois de fête, +d'éblouissement. Elle s'épanouissait, rose +victorieuse, dans le groupe des jeunes +filles de la cour. Reine des amazones, à +travers les taillis d'or et de flamme de la +forêt automnale, elle suivait au galop les +chasses de Compiègne. Elle était la +célèbre M<sup>lle</sup> Bianca Antonini, et la souveraine, +conquise par cet effluve de sympathie, +qui émane des êtres parfaitement +beaux, ne passait jamais devant elle sans +lui adresser quelques paroles douces et +flatteuses, qu'elle écoutait les yeux baissés, +avec une révérence confuse.</p> + +<p>Mais voilà! pas de fortune. Point de +dot, ou à peu près. Sans doute, l'Empereur +avait récompensé par un siège au +Sénat les services du vieil Antonini,—une +de ces fidélités où se combinent l'instinct +du caniche et le fanatisme du mameluck, +un de ces dévouements toujours +prêts à se jeter entre la poitrine du +maître et le poignard des assassins. Mais, +excepté son traitement de sénateur, le +vieux Corse ne possédait rien qu'une +maison en ruines et quelques hectares de +maquis dans le sauvage pays de Sartène.</p> + +<p>D'une probité robuste, ce conspirateur, +dont les yeux de bon chien et le sourire +attendri sous une rude et grise moustache +de gendarme faisaient plaisir à Napoléon +III en lui rappelant sa jeunesse et ses +mauvais jours, cet ancien sous-officier, qui +avait risqué, dans l'affaire de Strasbourg, +le conseil de guerre et les balles du peloton +d'exécution pouvait montrer, au milieu +des tripotages de l'époque, des mains +absolument pures. On savait que M<sup>lle</sup> Antonini +était pauvre. Aussi, lorsque Bernard +des Vignes, le beau lieutenant de dragons, +l'eut fait valser trois fois de suite au bal +des Tuileries, tout le monde l'estima très +heureuse de rencontrer un parti de cent +mille francs de rente.</p> + +<p>Elle se mariait, sans entraînement, par +raison, pour rassurer son père inquiet de +l'avenir; et, brusquement, tout son bonheur +disparaissait comme un décor qu'on +enlève. C'était l'absurde jalousie de son +mari, l'exil en province, l'amer dégoût de +découvrir dans l'homme à qui elle avait +lié sa vie un grossier viveur, bassement +libertin, presque ivrogne. Sans son nouveau-né, +sans ce fils qu'elle avait elle-même +allaité et dont la venue lui avait empli de +maternité le coeur et les entrailles, cette +Corse, qui était bien de son pays, fière, +chaste, vindicative, eût certainement quitté +son indigne époux. Elle se résignait pourtant, +à cause de l'enfant. Mais de nouveaux +malheurs venaient alors la frapper. L'Empire +s'écroulait, son père mourait, tué +raide d'un coup d'apoplexie par la nouvelle +de la capitulation de Sedan. Enfin, +après la guerre, son mari, élu député, la +remenait à Paris... Et elle se rappelait les +longues années d'ennui, de solitude, +passées dans ce même boudoir, près de +cette même fenêtre, devant ce fleuve qui +coulait toujours, si lent, si monotone, +comme sa vie!</p> + +<p>Sans doute, elle avait son fils, qu'elle +aimait d'une tendresse passionnée et qui, +à treize ans, était déjà un compagnon +pour elle, un petit homme. N'avait-elle +pas vécu jusqu'alors pour lui seul? Eh +bien, elle continuerait, voilà tout! Elle +vieillirait auprès de lui, le marierait, +deviendrait grand'mère. Son cher petit +Armand! Elle l'attendait. Il allait revenir +du lycée. Et elle s'attendrissait à la pensée +qu'il entrerait tout à l'heure dans cette +chambre, frêle en habits de deuil, qu'il se +jetterait à son cou, qu'elle le baiserait +longuement, ardemment, sur son front +pâle d'écolier laborieux, et qu'elle le +retiendrait ainsi dans ses bras, le regardant +avec amour bien au fond de ses +profonds yeux noirs qu'il tenait d'elle, de +ses yeux si lumineux, si purs, où brûlait +une flamme de pensée.</p> + +<p>Cependant un autre souvenir vient de +traverser la rêverie de M<sup>me</sup> Bernard.</p> + +<p>Elle songe maintenant au seul ami de +son mari qui soit devenu le sien, au seul +homme qui fasse s'émouvoir en elle une +sympathie tendre.</p> + +<p>Voilà plusieurs années que, tous les +jeudis,—c'est son «jour»,—vers les +six heures, moment où elle n'est jamais +seule, le colonel de Voris se présente +chez elle, froid, correct, un peu raide +même dans sa redingote militairement +boutonnée, qu'il s'assied dans le cercle +des dames, se mêle avec effort aux banalités +de la conversation, refuse une tasse +de thé et se retire, après une visite d'un +quart d'heure. Il l'aime, elle en est certaine, +et tant de respect, de timidité, la +touche, surtout chez le héros de Saint-Privat, +qui, ayant eu son cheval tué sous +lui, avait ramassé un fusil de munition, +comme Ney en Russie, et ramené au +combat ses troupes débandées. Il l'aime! +Au «shake-hand» de l'adieu, elle a toujours +senti trembler la main droite du +colonel, cette main trouée d'un coup de +lance allemande, que par pudeur de sa +cicatrice il ne dégante presque jamais... +Si elle voulait se remarier, pourtant? Cet +homme d'honneur et de courage, ce +paladin au coeur jeune et aux tempes +grises, serait pour Armand un protecteur, +un guide dans la vie, un nouveau et meilleur +père.</p> + +<p>Tandis que l'esprit de la veuve suit la +pente de cet espoir, une douceur infinie +se répand sur son beau visage. Qu'a-t-elle +donc? Pourquoi son coeur bat-il plus fort +et plus vite?</p> + +<p>Tout à coup, un domestique annonce +le colonel de Voris.</p> + +<p>Assurément, il doit à M<sup>me</sup> Bernard une +visite de sympathie, et sa qualité d'ancien +ami lui permet de se présenter à un jour, +à une heure quelconques. Mais pourquoi +précisément aujourd'hui, pourquoi à ce +moment où elle est avec lui en pensée? +Cette complicité du hasard, n'est-ce pas +étrange?</p> + +<p>Et, en voyant entrer le colonel,—l'air +toujours jeune, la taille mince, la moustache +semblant très noire par le contraste +des cheveux gris,—M<sup>me</sup> Bernard est +toute troublée. Il s'approche, lui tend la +main,—sa main mutilée sous le gant,—s'assied +près d'elle; lui parle de son +deuil.</p> + +<p>—J'étais de coeur avec vous dans +votre douleur, lui dit-il, vous n'en doutez +pas.</p> + +<p>Rien de plus sur ce pénible sujet. Il a +la délicatesse de comprendre qu'elle +serait choquée par des doléances hypocrites. +Il s'informe alors d'Armand, et sa +voix devient amicale quand il prononce +le nom de l'enfant.</p> + +<p>Mais comme l'entretien languit, coupé +de silences:</p> + +<p>—Je venais aussi, madame, dit le +colonel avec un peu d'hésitation, vous +demander un conseil.</p> + +<p>—Un conseil? A moi?... Et lequel?</p> + +<p>—Avant votre deuil, j'avais l'intention +de retourner en Algérie. Je voulais +m'éloigner, j'avais une peine intime... +Or, à présent, le nouveau ministre de la +guerre m'offre de faire partie de son +état-major, de rester à Paris... Le chagrin +qui me poussait à fuir n'existe plus, ou +du moins il n'est plus sans espoir... +J'hésite... Dois-je rester, ou partir? Je le +demande simplement, franchement, à +votre amitié.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bernard a compris. Sous cette +forme à peine voilée, le colonel lui demande +s'il peut attendre la récompense +de sa silencieuse fidélité. Elle n'a qu'à +dire un mot, «restez», et, dans un an, +elle sera la femme d'un homme qu'elle +estime, qui la consolera de toutes les +misères du passé, qui sera paternel pour +son cher Armand. Elle pourra connaître +le bonheur, aimer, vivre!...</p> + +<p>Mais la porte s'ouvre brusquement, une +fraîche voix d'enfant crie: «Bonjour, +mère!» M<sup>me</sup> Bernard tressaille. C'est son +fils qui revient du collège, et qui, ayant +jeté ses livres sur la table, lui saute joyeusement +au cou.</p> + +<p>—Bonjour, mon enfant, dit le colonel, +voulez-vous me donner une poignée de +main?</p> + +<p>Armand connaît à peine ce visiteur à +l'air grave. Il est de nature un peu sauvage. +Cependant, il touche la main qui +lui est offerte, mais par obéissance polie, +et dans ses grands yeux noirs passe un +regard d'inquiétude, presque de soupçon. +M<sup>me</sup> Bernard a observé son fils. Elle voit +combien cet homme et cet enfant sont +étrangers l'un à l'autre, et, profondément +remuée par l'admirable, par le tout puissant +instinct maternel, elle rougit, elle +sent à ses oreilles une chaleur de honte. +A quoi pensait-elle donc tout à l'heure, +grand Dieu?</p> + +<p>Alors, se levant de son fauteuil, elle +attire Armand tout près d'elle, pose avec +un geste caressant, une de ses mains sur +la tête de son fils, et, d'une voix calme, +les yeux baissés, elle dit au colonel debout +devant elle:</p> + +<p>—Je vous dois une réponse, mon cher +monsieur de Voris, et elle sera aussi loyale +que votre demande. Je crois... oui, je +crois que vous feriez mieux d'aller en +Algérie.</p> + +<p>Et ayant salué respectueusement, le +colonel s'éloigne d'un pas ferme, comme +un soldat à qui son chef a dit d'aller se +faire tuer, et qui y va.</p> + +<p>C'est décidé. La belle M<sup>me</sup> Bernard des +Vignes ne se remariera pas.</p> + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>III</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/a.png"></span>partir de cette heure décisive, +l'amour de la veuve pour son +fils s'accrut en raison du sacrifice +qu'elle lui avait fait, et devint encore +plus passionné, presque jaloux. Elle ne +pouvait plus se passer de la présence +d'Armand. Elle avait besoin sinon de le +tenir sous ses yeux, du moins de le savoir +à la maison, tout près d'elle. Elle souffrait +de ses absences, pourtant assez courtes, +puisqu'il n'allait au lycée que pour en +suivre les cours, et parfois, prise d'un +impérieux désir de le revoir une demi-heure +plus tôt, elle demandait sa voiture +et se faisait conduire à la porte de Louis-le-Grand. +Elle arrivait là bien en avance, +s'impatientait, jetait sur la porte du lycée +des regards d'amoureuse venue la première +au rendez-vous. Enfin, elle entendait +le roulement de tambour annonçant +la fin de la classe, et si l'enfant sortait un +des derniers, elle en souffrait positivement, +songeait presque à lui reprocher +de ne pas avoir pressenti qu'elle était là. +Vite, elle le faisait monter dans le coupé, +l'étreignait pour le baiser au front, +comme s'il fût revenu d'un long voyage, +et pendant tout le temps du retour le +retenait ainsi contre elle, avec un geste +d'avare.</p> + +<p>Quelquefois Armand sortait du lycée, +riant et causant avec un camarade, et +M<sup>me</sup> Bernard, soudain inquiétée, posait à +son fils vingt questions pressantes: «Comment +s'appelle-t-il? Qui est-il? Que font +ses parents? Veux-tu vraiment en faire +ton ami?». Et si Armand, avec le facile +enthousiasme de son âge, parlait chaleureusement +de son jeune condisciple, vantait +son esprit ou sa bonté, M<sup>me</sup> Bernard +éprouvait une sensation pénible, se méfiait +déjà de ce nouveau venu qui lui prenait +un peu de son enfant. C'était injuste, +elle le savait, elle s'en accusait. N'aurait-elle +pas dû se réjouir, au contraire, qu'Armand +fût affectueux et cordial?</p> + +<p>—Invite ce jeune homme à venir à la +maison, disait-elle en faisant un effort. Je +serai charmée de le recevoir.</p> + +<p>Et, quand elle revoyait le camarade, +elle tâchait d'être très gracieuse, comme +pour se punir de son mauvais sentiment. +Mais elle y réussissait mal; c'était plus +fort qu'elle; et elle ne retrouvait la possession +d'elle-même que lorsque l'autre +était parti et qu'elle avait de nouveau +son fils tout entier, à elle toute seule.</p> + +<p>Armand se rendait parfaitement compte +de ce que la tendresse de sa mère avait +d'exclusif et d'ombrageux. Car tout en lui, +intelligence et sensibilité, s'était prématurément +développé, et cela même à cause +de l'éducation spéciale de son enfance, +très solitaire, très caressée, dans la tiédeur +des jupes maternelles. Il ne restait déjà +plus, dans cette nature d'élite, aucun des +instincts égoïstes, brutaux, ingrats, qui +sont, hélas! naturels chez les très jeunes +gens. Cet enfant extraordinaire, qui faisait +des études excellentes et cueillait, en +se jouant, tous les lauriers universitaires, +comprit, excusa, admira le coeur maternel +qui l'aimait d'un amour si aigu, jusqu'à la +souffrance, et il n'y toucha que d'une +main pieuse et légère, avec les délicatesses +d'un homme fait.</p> + +<p>Ce fut une immense joie pour M<sup>me</sup> Bernard +quand elle reconnut qu'elle était +tant et si bien aimée. Alors elle se reprocha +d'absorber son fils, de le trop garder +près d'elle. Elle attira dans sa maison et +reçut avec bonté les camarades de son +Armand, voulut lui donner plus de +liberté. Mais loin d'en abuser, comme +l'eût fait tout autre adolescent, il redoublait +d'assiduité, de touchantes attentions. +Pendant plusieurs années, elle fut la plus +heureuse des mères.</p> + +<p>Un de ses très vifs plaisirs était de +sortir à pied, dans Paris, au bras de son +fils. Il finissait sa dernière année de collège, +était devenu un svelte et charmant +jeune homme, s'habillant bien, sans gaucherie. +Quant à M<sup>me</sup> Bernard, elle avait +franchi victorieusement la trente-sixième +année. Bien des têtes se retournaient sur +leur passage; mais la belle veuve ne +remarquait même pas que tous les +hommes avaient encore pour elle un +regard soudainement charmé, tout occupée +qu'elle était de chercher, dans les +yeux des femmes, un instant fixés sur +son fils, ce sourire fugitif qui signifie +clairement: «Le joli garçon!» Il ne +paraissait pas y prendre garde, d'ailleurs, +et c'était une douceur de plus pour cette +mère, de se dire que son cher fils, si +intelligent, si précoce, était en même +temps si pur et ignorait à ce point sa +beauté.</p> + +<p>Elle y songeait bien quelquefois, à cette +crise solennelle de la puberté, à cette +redoutable métamorphose qui, de l'adolescent, +fait un homme. Oui, un jour viendrait—jour +maudit!—où son Armand +aimerait une autre femme autrement +et plus qu'elle. Cette pensée la faisait si +douloureusement souffrir que, prise de +lâcheté, elle ne voulait pas s'y arrêter, la +chassait de son esprit. A coup sûr,—mais +plus tard, oh! bien plus tard,—quand +Armand aurait fait son droit, +entrepris une carrière, il se marierait. +Cela, c'était tout naturel. Et alors elle +serait raisonnable, l'aiderait à choisir une +compagne qui pût le rendre heureux. Mais +la maîtresse, la voleuse de jeunes coeurs, +celle qui prend un fils à sa mère et le lui +renvoie les sens troublés et les yeux meurtris, +celle-là était, pour la Corse rancunière, +pour la chaste veuve du débauché, +pour la mère exigeante et jalousé, une +ennemie d'avance exécrée, à laquelle elle +ne pouvait penser sans serrer les dents et +sans trembler de colère.</p> + + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>IV</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/c.png"></span>ette rivale future, M<sup>me</sup> Bernard +des Vignes l'introduisit elle-même +dans sa maison, au moment +où son fils, qui venait d'atteindre sa +vingtième année, commençait ses études +de droit.</p> + +<p>Elle s'appelait Henriette Perrin et était +une simple ouvrière en journées. Une +amie de M<sup>me</sup> Bernard, personne extrêmement +charitable, lui avait chaudement +recommandé cette jeune fille. A peine +âgée de dix-neuf ans, orpheline de père et +de mère, elle n'avait pour vivre que son +gain,—trois francs par jour et nourrie,—et +trouvait encore moyen, avec d'aussi +faibles ressources, d'aider une tante très +âgée chez qui elle demeurait. M<sup>me</sup> Bernard +fut séduite au premier abord par cette +jolie enfant, si gracieuse, si décente, et +s'habillant avec le goût instinctif des fillettes +de Paris, qui vous ont tout de suite +l'air d'une dame dans une robe à vingt +sous le mètre, chiffonnée de leurs mains +industrieuses. L'ouvrière fut aussi prise en +amitié par Léontine, la vieille femme de +charge, qui fit sur elle, à sa maîtresse, les +rapports les plus favorables.</p> + +<p>—Cette pauvre petite! disait-elle à +M<sup>me</sup> Bernard. Ça vous arrive à pied, du +fond de Vaugirard, dès huit heures du +matin, et à jeun encore. Je lui donne son +café au lait, et bien vite elle s'installe au +petit salon, dans l'embrasure de la fenêtre, +tranquille comme Baptiste, sans faire plus +de bruit qu'une souris. Ah! c'est mam'zelle +Silencieuse! Toute la journée, elle tire son +aiguille. Et je te couds, et je te couds... +Jolie avec ça. Madame a remarqué ses +beaux cheveux blonds... Et une taille à +tenir dans les deux mains... Comme +Madame me l'a permis, je lui apporte ses +repas sur un guéridon. Car Madame a +bien raison: pour une jeunesse, ça ne vaut +rien, l'office et la société des domestiques. +Elle mange très proprement, sans laisser +tomber une miette de pain. Alors, des +fois, nous faisons un bout de causette. +Elle a bien du mal, allez! madame. Figurez-vous +que, sans elle, sa tante serait, à +l'heure qu'il est, avec les vieilles priseuses +qu'on voit se chauffer au soleil, sur les +bancs, devant la Salpêtrière. Si jeune, si +courageuse, et des charges de famille! Si +ça ne fait pas pitié!</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bernard reconnut bientôt par elle-même +que la jeune ouvrière méritait réellement +tout ces éloges, trouva toujours +en elle un petit être doux, timide, laborieux, +touchant, et, pour lui marquer son +intérêt, lui assura trois journées de travail +par semaine. Elle prit l'habitude, quand +elle traversait le petit salon, de voir, près +de la fenêtre, cette gentille tête blonde +penchée sur son ouvrage, et elle s'arrêtait +souvent pour adresser à Henriette +quelques paroles encourageantes. Il y +avait même apparemment un charme qui +émanait de cette enfant, car lorsque +M<sup>me</sup> Bernard ne la voyait pas à sa place +accoutumée, elle songeait, avec une nuance +de regret:</p> + +<p>—Tiens! ce n'est pas son jour.</p> + +<p>C'était ainsi depuis quelques mois, +quand M<sup>me</sup> Bernard reçut une lettre d'une +orthographe incertaine et d'une écriture +maladroite, par laquelle Henriette prenait +congé d'elle, la remerciait de ses bontés +et lui annonçait qu'elle avait trouvé un +emploi régulier chez une couturière en +vogue.</p> + +<p>—Cette petite aurait bien pu venir +m'annoncer cela elle-même, se dit M<sup>me</sup> Bernard, +un peu choquée. Il me semble que +j'ai été assez bonne pour elle... Après +tout, le temps de ces gens-là est précieux. +C'est leur gagne-pain. Tant mieux si elle +a trouvé une bonne place.</p> + +<p>Et elle n'y pensa plus.</p> + +<p>Mais, quelques jours plus tard, étant +entrée dans la chambre de son fils pour +renouveler les fleurs des jardinières, elle +vit une lettre tombée sur le tapis, la ramassa +pour la poser sur le bureau, jeta +machinalement un regard sur l'enveloppe, +y lut le nom d'Armand Bernard et reconnut +avec stupéfaction la calligraphie enfantine +de l'ouvrière. Un soupçon soudain +lui glaça le coeur. Avait-elle ou non le +droit de lire cette lettre? Elle ne s'arrêta +pas même trois secondes devant ce scrupule. +Il s'agissait de son fils, pour qui elle +eût commis un parjure, un meurtre, n'importe +quel crime. Elle arracha vivement le +papier de son enveloppe, le déplia, et ces +mots lui éclaboussèrent et lui brûlèrent +les yeux, comme un jet de vitriol.</p> + +<p>«Mon Armand bien aimé, viens <i>m'attendre</i> +ce soir à la sortie du magasin. Nous +passerons la <i>soirée</i> ensemble.</p> + +<p>Je t'adore,</p> + +<p>HENRIETTE»</p> + +<p>Congestionnée, foudroyée, une sensation +de brûlure à la racine de chacun de +ses cheveux, les genoux cassés par le choc +de l'émotion, M<sup>me</sup> Bernard tomba, s'écroula +dans le fauteuil de travail de son +fils.</p> + +<p>Ainsi, ce qu'elle redoutait, ce qu'elle +osait à peine prévoir,—et seulement dans +un lointain avenir,—était un fait accompli. +Son fils avait une maîtresse. Et laquelle? +La couturière de la maison! +Pourquoi pas la bonne, la laveuse de vaisselle? +Oui! son Armand que, la veille +encore, elle croyait pur comme une primevère, +son exquis et aristocratique enfant, +pâle et mince, ayant l'air d'un petit +prince de sang royal, appartenait à cette +gamine des faubourgs, à cette fille du +ruisseau de Paris. Il l'aimait sans doute, +et il avait peut-être couvert de baisers +cette horrible lettre, qui était écrite +comme une note de blanchisseuse. Et elle +n'avait rien vu, elle ne s'était méfiée de +rien! Oh! l'aveugle, la stupide!</p> + +<p>Comment! c'était elle-même qui, par +imbécile bonté, avait laissé pénétrer sous +son toit, protégé cette drôlesse? Mais +voilà qui était plus fort. A présent, elle se +rappelait avoir attiré l'attention d'Armand +sur l'ouvrière, avoir parlé d'elle devant lui +avec sympathie. Alors, c'était pour cela +qu'elle avait consacré à Armand toutes +les minutes de son existence, pour cela +qu'elle avait supporté sans une plainte les +longues années d'outrage et d'abandon +de son mariage, pour cela qu'elle avait +renoncé à l'espoir, à la certitude du bonheur +en éloignant le colonel de Voris! +C'était pour que cet enfant surveillé +comme un trésor d'avare, soigné comme +une fleur de serre, pour que ce chef-d'oeuvre +maternel, sorti et créé de ses +entrailles, de son dévouement, de son +amour, devînt, en un instant, au premier +appel du sexe, à la première poussée des +sens, le régal d'une grisette, le caprice et +l'amusement d'une fille! Et elle avait eu la +naïveté, la bêtise de le croire meilleur, +plus délicat que les autres hommes! Allons +donc! Il l'avait bien dans les veines, le +sang de son père, le sang de vice et de +débauche qui donnait au gros Bernard +des apoplexies de désir devant la pire des +maritornes. Eh bien, là, vraiment! c'était +du propre!</p> + +<p>Brisée, navrée, un cloaque d'amertume +et de dégoût dans le coeur, M<sup>me</sup> Bernard +des Vignes restait assise, les yeux sur la +fatale lettre, dans cette jolie chambre, où +tout,—les meubles élégants, la lumière +discrète, les livres bien reliés, jusqu'au fin +parfum des menus objets en cuir de +Vienne placés en ordre sur le bureau,—tout +lui rappelait les habitudes raffinées, +l'enfance pure et studieuse de son fils. Et +cette lettre qu'elle tenait à la main, cette +lettre pareille à un crapaud rencontré dans +le sable ratissé d'un parc anglais, cette +lettre qui puait le peuple, bousillée sur du +papier acheté chez l'épicier, avec ses deux +grossières fautes d'orthographe et sa vulgaire +écriture d'enfant des écoles primaires, +faisait monter une nausée aux +lèvres de l'honnête femme.</p> + +<p>Tout à coup, Armand entra, son portefeuille +d'étudiant sous le bras, insoucieux, +léger, une belle flamme de jeunesse dans +les yeux, et, surpris de trouver sa mère +chez lui:</p> + +<p>—Tiens! tu es ici! s'écria-t-il joyeusement. +Bonjour, maman.</p> + +<p>Mais M<sup>me</sup> Bernard s'était levée, raide, +toute pâle. Elle jeta la lettre d'Henriette +sur le bureau, la montra à son fils d'un +doigt frémissant; et, d'une voix qu'il ne +lui connaissait pas, d'une voix sonnant le +métal et chargée d'insulte et de colère:</p> + +<p>—J'ai lu, dit-elle. Une autre fois, aie +soin de ne pas laisser traîner les lettres de +ta maîtresse.</p> + +<p>Elle ajouta encore, comme suffoquant:</p> + +<p>—Une pareille fille!</p> + +<p>Et, laissant le jeune homme stupéfait +et pourpre de honte, la mère irritée sortit +en faisant claquer la porte.</p> + + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>V</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/p.png"></span>ourtant ces pauvres enfants +étaient bien excusables.</p> + +<p>Tout comme sa mère, Armand, +quand il traversait le petit salon, +s'était intéressé à ce gentil profil, qui s'inclinait +légèrement pour le saluer. Mais il +n'avait pas vu, l'innocent qu'il était, le +regard vite détourné, mais si tendre, qu'on +lui jetait au passage, ni la rougeur qui +montait alors au visage de l'ouvrière. +Quant à elle, la première fois qu'elle avait +aperçu Armand,—oh! du premier choc, +sans se défendre,—elle était tombée +amoureuse de lui, et ce beau et fin jeune +homme, aux gestes harmonieux, aux yeux +si ardents et si doux, lui était apparu +comme un être d'une essence supérieure. +Henriette était sage, non pas ignorante. +Dès l'apprentissage, les conversations +entre camarades l'avaient instruite. Mais +jamais son désir n'eût été assez audacieux +pour s'élever jusqu'à l'objet de son naissant +amour.</p> + +<p>A ses yeux, Armand était un «riche», +un de ceux que les pauvres ne peuvent +connaître, ne voient que de loin. Elle était +sûre qu'il avait une «bonne amie», car +on ne suppose pas, au faubourg, qu'un +homme puisse demeurer pur jusqu'à vingt +ans;—mais celle qu'il aimait devait être +une femme de son monde, une «belle +dame», et, sans la connaître, mais ne +doutant pas de son existence, Henriette +la trouvait bien heureuse et lui enviait +la joie de passer ses doigts chargés de +bagues dans la noire et rebelle chevelure, +toujours un peu en désordre, du jeune +patricien. Elle, la pauvre fille! devait +se contenter de l'admirer à distance, +respectueusement. Quand il lui disait +en passant: «Bonjour, mademoiselle», +c'était quelque chose d'exquis qu'Henriette +sentait se fondre dans son coeur. +Mais s'imaginer qu'elle pût fixer l'attention +d'Armand, lui paraître jolie!... +Non! elle n'était pas si folle.</p> + +<p>Il la trouvait délicieuse. Il était entraîné +vers elle par toutes ses curiosités, toutes +ses ardeurs d'ingénu en qui venait d'éclater +et de s'épanouir avec violence la +fleur intacte du désir. Sans doute, il était +resté chaste, n'ayant connu ni les turpitudes +des dortoirs de collège, ni les brutales +initiations de la Cythère vénale. +Mais l'heure de la crise avait sonné. +A la seule pensée que cette charmante +fille était là, sous le même toit que lui, +Armand succombait sous le poids d'une +soudaine langueur, devenait incapable de +tout travail. Laissant brusquement ses +livres ouverts, il trouvait hypocritement +pour lui-même un prétexte de circuler +dans l'appartement, de traverser la pièce +où se tenait Henriette assise et cousant, +de l'envelopper d'un rapide regard, de +recevoir l'éclair fugitif de ses yeux. Puis il +rentrait dans sa chambre d'étudiant, se +jetait avec fatigue sur son canapé et restait +là, accablé, le front chaud, les mains +inquiètes, avec des bâillements et des +envies de pleurer.</p> + +<p>Mieux informée sur la vie, Henriette +finit par s'apercevoir du trouble du jeune +homme en sa présence. Était-ce possible? +Elle lui plaisait! Ce «petit monsieur», si +délicat, si «mignon», comme elle se le +disait en pensée dans son langage populaire, +cet Armand qui lui semblait être +d'une autre race qu'elle-même, qui lui +faisait l'effet d'une sorte de demi-dieu, +daignait prendre garde à elle! Dans son +humilité sincère, elle en fut d'abord toute +confuse. Puis une tendresse infinie inonda +son coeur.</p> + +<p>Ah! Armand n'avait qu'à faire un signe. +Tout ce qu'il voudrait, tout de suite! Très +simple, purement instinctive, elle ignorait +la coquetterie, les manèges d'amour. +Oui! sur un clin d'oeil, elle était prête à +s'offrir, elle et sa jeunesse fleurie, prête à +donner son coeur surtout, au fond duquel +elle sentait une force mystérieuse, irrésistible, +qui la soulevait, qui la poussait dans +les bras d'Armand. Déjà, elle se reprochait +de ne pas lui faire les premières +avances. Elle le voyait si timide, elle aurait +voulu l'encourager. Mais elle ne pouvait +vaincre un reste obstiné de pudeur. C'eût +été si facile pourtant de répondre au +regard d'Armand par un regard, à son +sourire par un sourire. La sotte! Maintenant, +quand il passait près d'elle, elle +n'avait même plus le courage de lever la +tête. De sorte que les jours et les jours +s'écoulaient sans que le jeune homme +adoré se doutât qu'il le fût, et sans que +ce maladroit Daphnis comprît qu'il était +attendu comme Jupiter.</p> + + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>VI</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/m.png"></span>ais la catastrophe était inévitable.</p> + +<p>Par un beau dimanche,—on +était à la fin du mois de mai,—par +un dimanche de ciel bleu, de soleil et de +robes claires, Armand, qui devait dîner +chez un de ses camarades, avait pris congé +de sa mère vers quatre heures et était allé +se promener au hasard.</p> + +<p>Une fois dehors, malgré l'air tiède et +l'éclatante lumière, il se sentit affreusement +triste. Il enviait tout le petit monde +qui passait par couples, avec un air de +fête. Quel Parisien, dans les heures troublées +de la prime jeunesse, n'a pas connu +ces flâneries épuisantes, cette sensation si +douloureuse de solitude et d'angoisse au +milieu de la foule?</p> + +<p>Il remonta, en traînant ses pas, toute la +rue des Saints-Pères jusqu'au bout, tourna +à droite par la rue de Sèvres, dépassa le +square planté de platanes, les devantures +fermées du Bon Marché, et continua son +chemin sur le spacieux trottoir qui longe +le vieux mur de l'hôpital Laënnec. A cette +heure-là, le dimanche, en été, cette large +rue du faubourg clérical est à peu près +déserte. Les boutiques d'objets de piété +sont closes. Les dévotes et les bandes +d'orphelines sont déjà revenues des vêpres. +Quelques rares passants, ouvriers et petits +bourgeois endimanchés. Ça et là, deux +pioupious gantés de blanc, la soutane +noire d'un prêtre qui se hâte. C'est tout. +Et de dix minutes en dix minutes, au +milieu de la chaussée, l'omnibus passe +avec de lourds cahots, comme endormi.</p> + +<p>Mais, autour de la porte de l'hôpital, +les mesquins étalages de fleurs, de biscuits +et d'oranges, l'entrée et la sortie des visiteurs, +entretiennent un peu d'animation. +Ce fut au milieu de ce rassemblement +que, tout à coup, Armand aperçut Henriette +à quelques pas devant lui.</p> + +<p>Elle était vêtue d'une robe de rien du +tout, bleue à pois blancs, mais qui moulait +sa souple et svelte taille. Sur son +méchant chapeau de paille brune frissonnait +un gentil bouquet de bleuets, et, de +sa main bien gantée, elle tenait sur son +épaule son ombrelle ouverte. Elle était +charmante ainsi, la Parisienne, et c'était +la jeunesse même. En reconnaissant +Armand, elle devint toute rose, et sa +bouche épanouie, ses dents étincelantes, +ses yeux de myosotis mouillés de rosée, +sa chevelure blonde où pétillaient des +points d'or, jusqu'à son humble et fraîche +toilette, tout en elle sembla sourire.</p> + +<p>Armand avait soulevé son chapeau, et, +bien que son coeur battît à coups profonds, +il allait passer outre, le niais! Mais +elle lui adressa un si gracieux: «Bonjour, +monsieur», qu'il s'arrêta, et, voulant +engager la conversation, ne sachant trop +que dire, il lui demanda, d'une voix +un peu frémissante, d'où elle venait +ainsi.</p> + +<p>Elle lui répondit avec un égal embarras, +parlant pour parler, très vite.</p> + +<p>Elle sortait de cet hôpital, où elle était +allée porter quelques douceurs à sa tante, +malade depuis quinze jours. Mais ce ne +serait rien. La bonne femme allait déjà +mieux et devait être envoyée bientôt à +l'asile des convalescents. Henriette s'en +réjouissait, car c'était bien triste pour +elle de trouver tous les soirs, comme elle +disait, «la maison seule».</p> + +<p>Ils ne pensaient, ni l'un ni l'autre, à +leurs paroles. Ils se regardaient au fond +des yeux, émus à en trembler. Cette rencontre, +cet entretien, leur paraissaient à +tous deux un événement extraordinaire. +Parler ainsi, en pleine rue, à cette jeune +fille, qu'après tout il connaissait à peine, +était pour Armand l'action la plus téméraire +de sa vie; et quant à la grisette amoureuse, +elle était éperdue comme une bergère +de conte féerique à qui le fils du roi vient, +en grand équipage, demander sa main.</p> + +<p>Sans s'en apercevoir, les deux jeunes +gens s'étaient mis à marcher côte à côte. +Armand, la bouche sèche, un battement +de sang aux deux tempes, cherchait vainement +quelque chose à dire.</p> + +<p>—Et alors, mademoiselle... à présent... +vous allez vous promener?</p> + +<p>—Oh! mon Dieu, non, monsieur. Je +vais rentrer tout doucement à la maison, +faire mon petit dîner... Allez! ce ne sera +pas long... Et puis on se couchera de +bonne heure. Il faut que je sois levée à +sept heures du matin, vous savez bien.</p> + +<p>Armand frémit à la pensée qu'elle allait +le quitter, s'éloigner, n'être plus là. Un +projet, d'une audace énorme de sa part, +lui traversa la pensée; et, tout en balbutiant, +pris de l'héroïsme des poltrons:</p> + +<p>—Vous me disiez tout à l'heure, mademoiselle, +que c'était bien triste pour vous +de passer la soirée toute seule. Eh bien, +puisque vous êtes libre... si vous vouliez +me faire un grand plaisir... oh! mais, je +vous assure, un très grand plaisir... vous +viendriez... dîner avec moi.</p> + +<p>Henriette eut un étourdissement de +surprise et de joie. Elle croyait rêver. Le +conte de fée continuait.</p> + +<p>—Comment! vous voudriez, monsieur +Armand?...—et déjà une nuance d'intimité +s'établissait entre eux par ce prénom +d'Armand qu'elle prononçait pour la +première fois.—C'est sérieusement?... +vous m'invitez à dîner?</p> + +<p>Il crut qu'elle allait refuser, et cette +crainte l'enhardit encore.</p> + +<p>—Mais oui. Dînons ensemble... Là, +comme deux camarades... Je suis attendu +chez un ami. Mais qu'importe! Je m'excuserai. +J'enverrai un mot, du restaurant... +Oh! acceptez. Vous me rendrez si heureux.</p> + +<p>Puis il ajouta, perdant la tête:</p> + +<p>—Vous êtes si charmante! Je voudrais +tant vous connaître mieux, devenir un peu +votre ami!...</p> + +<p>Et il osa lui offrir le bras.</p> + +<p>Henriette le prit. Elle se sentait défaillir, +et ravie, livrant aussi son secret, elle murmura:</p> + +<p>—Quel bonheur! Moi qui ne fais +que penser à vous!</p> + +<p>Pauvres enfants! Depuis un quart +d'heure à peine, ils pouvaient se parler +librement, et déjà, dans leur sincérité +naïve, ils avaient échangé leurs aveux. +Ébahis et muets de bonheur, ils allaient +devant eux, sans savoir où. Ils avaient +atteint le boulevard Montparnasse, où +circulaient de nombreux promeneurs, et +les bonnes gens se retournaient avec +un sourire pour suivre ce joli couple si +bien appareillé, si gracieux et si jeune. +Mais les amoureux n'y prenaient pas +garde, absorbés qu'ils étaient dans leur +joie intime. Ils se remirent à causer. Ils se +rappelèrent les jours de timidité et de +contrainte.</p> + +<p>—Ainsi, c'est vrai? demandait Armand. +Vous aviez depuis longtemps un +peu de sympathie pour moi?</p> + +<p>—C'est-à-dire, répondait Henriette, +que je ne vivais plus que pour les +minutes où vous traversiez le petit salon... +Quand je voyais seulement le bouton de +la porte qui tournait... allez! je devinais +bien si c'était vous... Oh! si vous saviez!...</p> + +<p>—Est-ce possible?... Et je ne me suis +aperçu de rien!</p> + +<p>—Oh! moi, disait alors Henriette +avec une toute petite malice dans le +regard, j'avais bien remarqué que vous +passiez près de moi souvent.</p> + +<p>—Et dire, reprenait Armand qui s'exaltait, +que les choses auraient pu durer toujours +ainsi, et que, sans notre rencontre +de ce soir... Mais c'est fini, tout cela, heureusement! +C'est bien fini! Quel bon +hasard que je vous aie rencontrée!... Pour +un rien, j'allais passer sans vous dire un +mot. Je suis si peu hardi! Mais j'ai vu +tout de suite dans vos yeux qu'il fallait +vous parler, que cela vous ferait plaisir... +Nous nous connaissons, à présent, n'est-ce +pas? Et nous allons nous arranger pour +nous revoir... souvent, oh! le plus souvent +possible!... et vous deviendrez ma +petite amie, voulez-vous?</p> + +<p>Et la fillette, avec sa franchise populaire, +qu'un sceptique eût prise pour de +l'effronterie, mais qui semblait adorable +à Armand, répondait, la voix sourde et +les yeux baissés:</p> + +<p>—Vous le voyez bien... que je veux!</p> + + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>VII</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/p.png"></span>rès de la gare Montparnasse, ils +entrèrent au restaurant Lavenue, +qu'Armand connaissait +un peu pour y avoir déjeuné avec des +amis de l'École de Droit, et ils s'installèrent +dans le prétendu jardin, qui n'est +guère planté que de candélabres à gaz et +de patères à chapeaux, mais où, ce jour-là, +un acacia fleuri du voisinage répandait +son parfum printanier. Armand envoya +d'abord, par un commissionnaire, un +billet d'excuse dans la maison où il était +invité, puis il commanda, ou, pour mieux +dire, accepta le menu qui lui fut imposé +par un maître d'hôtel plein d'autorité. +Qu'importait aux deux jeunes gens la sole +Joinville ou le filet Rossini? Ils étaient +assis l'un en face de l'autre, se dévorant +des yeux, bavardant comme les oiseaux +chantent, et, dans les phrases les plus +banales qu'ils échangeaient: «De l'eau, +tout plein, je vous prie», ou «Encore un +peu de poisson», il y avait du désir et de +la tendresse.</p> + +<p>Armand fit causer sa nouvelle amie. +Elle lui conta son humble histoire. Non, +bien sûr, elle n'avait pas été élevée dans +du coton. Pourtant, quand elle était toute +petite, la vie n'avait pas été trop dure. +Son père,—un veuf,—bon ouvrier +mécanicien, gagnait un assez gros salaire +et pouvait subvenir aux besoins de sa +petite fille et d'une vieille soeur à lui, qui +prenait soin de l'enfant. Mais, un jour, le +pauvre homme était pris, déchiré dans un +engrenage, mourait misérablement. Et +la voilà toute seule avec sa tante, une +femme de la campagne, qui n'avait pas +d'état. L'ancien patron du père servait +bien une petite pension à l'orpheline; la +vieille femme faisait des ménages. Mais, +tout de même, on avait été bien malheureux. +L'enfant, qui venait de faire +sa première communion, avait dû tout +de suite entrer en apprentissage, quitter +l'école, où, du reste, elle n'avait pas appris +grand'chose.</p> + +<p>—Oh! monsieur Armand, si vous +voyiez mon griffonnage, et les vilaines +fautes que je fais... J'en ai honte!</p> + +<p>Et elle disait les longues années de +vache enragée, le pauvre petit luxe du +ménage s'en allant pièce à pièce, la pendule +si souvent mise au Mont-de-Piété +pour acheter un pot-au-feu, les anxiétés +périodiques à l'approche du terme. Par +bonheur, elle était devenue assez vite +très habile dans son métier, et maintenant +on avait de quoi vivre, oh! tout juste, +mais enfin on vivait. Et puis son sort allait +probablement s'améliorer encore. On +avait parlé d'elle à M<sup>me</sup> Paméla, la grande +couturière, chez qui il y avait une place +libre; et, dans peu de jours, demain +peut-être, elle avait l'espoir d'entrer dans +cette fameuse maison, où elle pourrait +gagner des cent cinquante, deux cents +francs par mois.</p> + +<p>Armand l'écoutait, ému de pitié pour +cette enfant qui avait déjà tant travaillé, +tant souffert. A cette existence de privations, +dont la jeune fille racontait les pires +heures presque avec gaîté, il comparait +son enfance si choyée et si facile. Il songeait +que le louis dont il allait payer le +dîner eût suffi jadis à Henriette et à sa +tante pour vivre toute une semaine. +Armand avait un excellent coeur, et des +larmes lui montaient aux yeux, tandis +que l'ouvrière, en son langage pittoresque +et plein de détails douloureux et +vrais, lui révélait les vertus d'habitude +et les résignations quotidiennes du bon +peuple, si vaillant, si ingénieux dans sa +misère.</p> + +<p>Le jour tombait, quand on leur servit +le café. Ils sortirent du restaurant. Les +flammes blêmes du gaz s'allumaient sur +le couchant rouge. Quand Henriette reprit +le bras d'Armand tout naturellement, avec +un geste confiant et conjugal, il éprouva +une sensation très douce.</p> + +<p>Mais un cocher de Victoria, arrêtant +son cheval au bord du trottoir, leur fit +signe.</p> + +<p>—La soirée est bien belle, dit l'étudiant. +Si nous allions faire un tour au +Bois?</p> + +<p>—Oh! oui, s'écria joyeusement la +grisette. C'est si bon de voir de vrais +arbres!</p> + +<p>Elle lui avoua qu'elle ne s'était pas promenée +quatre fois dans sa vie, peut-être, +en voiture découverte. Aussi elle s'en +amusa d'abord beaucoup et bavarda +comme une gamine.</p> + +<p>La campagne? Elle ne la connaissait +pour ainsi dire pas. En été, le dimanche +soir, quand il faisait beau, sa tante emportait +dans un panier une bouteille d'eau +rougie et quelque chose de froid, et elles +allaient dîner, en respirant le «bon air», +sur les fortifications.</p> + +<p>—Mais, n'est-ce pas, disait-elle, tant +qu'il y a des cloches à melons et des +grands tuyaux d'usines, ce n'est pas la +vraie campagne?</p> + +<p>Quant au bois de Boulogne, elle y avait +vu des sauvages très laids, au Jardin +d'Acclimatation. Il y avait trop de foule, +trop de poussière, et puis, il fallait attendre +si longtemps pour reprendre le tramway! +Mais, le soir, cela devait être charmant.</p> + +<p>Ils arrivèrent, à la nuit close, au rond-point +de l'Arc de Triomphe, et lorsque +Henriette aperçut devant elle, sous le +vaste ciel étoilé, la large et ténébreuse +avenue de l'Impératrice, où d'innombrables +lanternes de voitures glissaient +comme d'énormes feux follets, elle poussa +un long soupir d'admiration et se tut, +émerveillée.</p> + +<p>Armand se rapprocha de son amie et +lui prit la main. Comme elle la retirait, +il craignit d'abord une résistance. Mais +Henriette se déganta, lui abandonna doucement +ses deux mains nues, et, à ce premier +contact, ils eurent un frisson de +volupté. L'air fraîchissait, un souffle forestier +qui sentait la verdure leur caressait le +visage. Le roulement de toutes les voitures +en marche, où le trot rythmique des +chevaux mettait une cadence confuse, les +berçait mollement, et ils se sentaient +emportés comme par un flot. Alors le +jeune homme se pencha vers l'oreille +d'Henriette et murmura avec ardeur: «Je +vous aime!» Puis il chercha dans l'ombre +le regard de son amie, qui se fixa sur le +sien, tendre et pensif.</p> + +<p>Henriette songeait. Cette heure était la +plus exquise, mais aussi la plus grave de +sa vie. Tout à l'heure, Armand la reconduirait +jusqu'à sa maison, dans Vaugirard, +au bout de la rue Lecourbe. La +vieille tante n'était pas là; et, s'il lui +demandait de l'accompagner jusque dans +son logis, elle ne dirait pas non, elle n'aurait +pas la force de lui rien refuser. D'ailleurs, +ce soir même, ou demain, ou plus +tard,—qu'importe!—elle allait être à +lui.</p> + +<p>Hélas! elle ne se faisait pas d'illusions, +la fille du peuple. Ce jeune homme, +qu'elle jugeait à présent bien plus innocent +qu'elle n'avait cru naguère, était +épris d'elle, sans doute. Mais combien de +temps l'aimerait-il? Elle n'avait à lui donner +que sa jeunesse et son pauvre coeur. +Certainement, il aurait bientôt honte +d'une amie si simple, si «ordinaire». +C'est seulement dans les contes de grand'mères +que les princes Charmants épousent +les Peau-d'Âne et les Cendrillons. +Dût-elle même lui inspirer plus et mieux +qu'un caprice, l'attacher à elle par un sentiment +durable, malgré tout, il faudrait, +tôt ou tard, se séparer.</p> + +<p>C'était l'histoire de beaucoup de ses +petites amies. Une, deux, trois belles +années de folie avec un amant aux mains +blanches, et puis, adieu pour toujours! +Non! ce n'était pas sage, ce qu'elle faisait +là. Un jour, elle serait quittée comme les +autres, ses camarades d'atelier. La plupart +d'entre elles, les paresseuses, les gourmandes, +les coquettes, étaient devenues +de «vilaines femmes». Quelques-unes, +plus raisonnables, avaient fini par se +marier avec un homme de leur condition, +un ouvrier vulgaire et mal embouché, qui +faisait le lundi et, quelquefois, les battait.</p> + +<p>Mais pourquoi se forger du chagrin +d'avance? Sa destinée n'était-elle pas, +après tout, celle de presque toutes les pauvres +filles? La jeunesse passait comme une +fleur, et puis, toute la vie à trimer! Heureuses +celles qui avaient eu un peu d'amour +pas trop brutal, quelques brèves joies +dans leur avril, un gentil roman! Henriette +devait même s'estimer une des plus +favorisées; car, au moins, elle était jolie, +assez jolie pour plaire à ce beau jeune +homme qui lui serrait les mains si fort et +lui soufflait si doucement dans le cou des +paroles brûlantes. Comme tout la séduisait, +comme tout flattait ses délicatesses +de femme, dans ce fils de famille, dans +cet enfant de riche, au teint mat et pur, +à la voix caressante, aux élégantes attitudes!</p> + +<p>Il ne se doutait pas qu'il fût à ce point +désiré, le maladroit débutant, l'écolier +d'amour, trop content déjà de toucher +cette chair, de sentir cette odeur de femme. +La vierge sans ignorance vers qui montait +son désir était encore plus enivrée que +lui. Elle aurait voulu l'embrasser, l'étreindre, +le respirer comme un bouquet. Elle +se contraignit longtemps; mais enfin, n'y +tenant plus, après s'être assurée, par un +regard circulaire dans l'ombre, que personne, +parmi le défilé des voitures, ne les +observait, Henriette posa silencieusement +ses lèvres sur les lèvres du jeune homme, +et les deux amants, inaperçus dans la +foule nocturne, échangèrent leur premier +baiser sous la solennelle rêverie des +étoiles.</p> + + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>VIII</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/c.png"></span>e soir-là, Armand ne rentra chez +sa mère que bien après minuit.</p> + +<p>Il revint du fond de Vaugirard, +enivré de son premier triomphe +d'amour, et, par la claire nuit de mai, ses +pas victorieux éveillaient les échos des +rues silencieuses.</p> + +<p>L'inoubliable soirée! Il était encore, +par le souvenir, confondu de son audace. +Était-ce bien lui qui avait osé demander à +Henriette de monter chez elle? Était-ce +bien lui qu'elle avait guidé, en le tenant +par la main, à travers l'escalier ténébreux?</p> + +<p>Oh! ce logis, il ne l'oublierait jamais. +Elles étaient pourtant bien pauvres, les +deux chambres au quatrième étage. Bien +laide, cette salle à manger exiguë, qu'encombraient +un poêle à tuyau coudé, une +table ronde, une machine à coudre et le +lit-canapé, replié dans un coin, de la +vieille tante absente. Bien misérable aussi, +le réduit de la grisette, où deux images +coloriées,—Gambetta et Garibaldi,—souvenir +des opinions politiques du défunt +père, faisaient bon ménage avec le +crucifix de cuivre et le rameau de buis +flétri, suspendus au-dessus de l'étroite +couchette.</p> + +<p>Mais, dans ce taudis de misère, Armand +avait vu s'ouvrir pour lui un paradis inconnu. +Il en sortait; il vibrait encore du +mystère révélé, et il emportait dans ses +vêtements, sur ses mains, dans sa barbe +naissante, le voluptueux parfum de cette +jeune femme amoureuse, qui, tout à +l'heure, dans un charmant désordre, les +yeux brillants de bonheur et de larmes, +l'enlaçait sur le seuil pour le retenir un +dernier moment et prolongeait sur sa +bouche l'ardent baiser du départ.</p> + +<p>Les amants s'étaient promis de se revoir +le plus tôt possible. Mais Henriette ne +pourrait plus recevoir Armand chez elle à +l'avenir. En y consentant, elle avait même +commis une grave imprudence. S'il ne +s'était agi que d'elle, ah! mon Dieu, elle +se serait pas mal moquée des voisins et du +qu'en dira-t-on. Mais sa tante allait bientôt +revenir de l'asile des convalescents, rentrer +au logis; et c'était une excellente +femme, qu'elle respectait et à qui elle ne +voulait pas faire de peine.</p> + +<p>Armand devait donc, sans retard, se +mettre en quête d'un abri pour ses amours. +Par bonheur, sa bourse d'étudiant studieux +et rangé était assez bien garnie; mais +il n'en était pas moins embarrassé, dans +son ignorance des ressources de Paris en +pareille matière. Il prit le parti de s'adresser +à l'un de ses camarades de l'École de +Droit, nommé Théodore Verdier.</p> + +<p>Cet aimable garçon, un peu plus âgé +qu'Armand, avait l'habitude de le plaisanter +sur ses moeurs austères, et parfois +l'appelait en riant: «Mademoiselle Bernard». +Il demeurait, lui aussi, chez ses +parents. Mais c'était un fils trop chéri, à +qui l'indulgence maternelle laissait toute +liberté, et qui, naturellement, en abusait. +Déjà répandu au quartier Latin, il +fumait d'innombrables cigarettes, faisait +des vers selon la dernière formule décadente, +paraissait à Bullier le «jour chic», +était même fameux dans plusieurs tavernes +style Louis XIII où des femmes trop +bruyantes servaient d'exécrable bière; et, +quoiqu'il fût bien élevé et sût garder, +quand il le fallait, le ton de la bonne +compagnie, il avait tout d'abord éveillé +chez M<sup>me</sup> Bernard des Vignes une méfiance +instinctive, et souvent elle avait dit +à son fils:</p> + +<p>—Je ne l'aime pas beaucoup, ton +ami... Il m'a tout l'air d'un mauvais +sujet.</p> + +<p>Dès le lendemain de son aventure, +Armand courut chez Théodore Verdier, et +le trouva en train de chercher, dans le +dictionnaire, une quatrième rime en +«erbe» pour un sonnet inflammatoire, +destiné à rendre rêveuse une forte brune +du nom de Flo,—abréviation de Florestine,—laquelle +embellissait, pour le quart +d'heure, une petite brasserie de la rue +Monsieur-le-Prince, décorée dans le goût +japonais et fréquentée par un groupe de +jeunes poètes symbolistes.</p> + +<p>Théodore accueillit par un joyeux éclat +de rire la demi-confidence que lui fit, en +rougissant, son camarade.</p> + +<p>—Bravo! «mademoiselle»! s'écria-t-il. +Tous mes compliments!... Tu tombes +bien, d'ailleurs. Mon avant-dernière maîtresse +était précisément en puissance de +jaloux, et si notre asile d'autrefois—quartier +lointain, maison discrète—est +encore disponible, c'est absolument ce +qu'il te faut. Allons voir ça.</p> + +<p>C'était une chambre assez vaste, propre, +suffisamment meublée, où l'air et la +lumière pénétraient par deux fenêtres donnant +sur une des larges avenues qui environnent +les Invalides, «une chambre d'officier +supérieur», suivant l'expression de +la logeuse qui avait souvent affaire à des +militaires. Sur le conseil de Théodore, +Armand fit enlever de la muraille un affligeant +«chromo» représentant M. Thiers +désigné, par trois cents bras de députés, +comme le libérateur du territoire; il donna +l'ordre d'ajouter au mobilier, afin de le +rendre plus intime et plus confortable, +deux lampes, un tapis, quelques plantes +vertes; puis, ayant payé le premier mois +d'avance et après avoir remercié son ami +avec effusion, il rentra chez lui, ravi de +s'être assuré de ce gîte.</p> + +<p>La concierge lui remit la première lettre +d'Henriette.</p> + +<p>Bonne nouvelle! Elle venait d'obtenir +l'emploi qu'elle désirait chez Paméla, la +grande couturière; elle y entrerait dès le +lendemain, mardi.—Ce qu'elle ne disait +pas, c'est qu'elle était bien contente aussi +de n'avoir plus à reparaître chez M<sup>me</sup> Bernard, +car elle n'aurait pu revoir la mère +d'Armand sans mourir de honte.—Si, à +huit heures et demie du soir, quand elle +sortirait de l'atelier, Armand était libre, +elle le rejoindrait sous les arcades de la +rue de Rivoli, devant l'Hôtel Continental. +La lettre finissait par quelques mots +d'amour et de caresse qu'Armand lut avec +un délicieux battement de coeur et sans se +soucier, croyez-le bien! de l'orthographe +indépendante et de l'écriture de nourrice.</p> + +<p>Armand sortait rarement le soir. Pour +que sa mère ne s'étonnât point de le voir +changer d'habitudes, il mentit, hélas! +pour la première fois de sa vie, inventa le +prétexte d'une conférence, d'une réunion +d'étudiants; et, le lendemain, il fut exact +au rendez-vous.</p> + +<p>Henriette avait passé toute la journée à +travailler dans le célèbre atelier de la rue +Castiglione, que connaissent bien les élégantes. +Mais, dès que le repas fut terminé,—les +ouvrières étaient nourries,—elle +eut bien vite, en deux temps trois mouvements, +plié sa serviette, mis son chapeau, +dit bonsoir à tout le monde, et, filant +comme une hirondelle, elle s'enfuit sous +les arcades. Armand l'attendait depuis un +quart d'heure. Elle reconnut de loin sa +mince silhouette. Et tout de suite, bras +dessus, bras dessous, unissant leurs mains, +se touchant le plus possible, ils partirent, +légers comme en rêve, vers leur nid d'amour.</p> + +<p>Pendant une quinzaine, ils se retrouvèrent +ainsi presque tous les soirs et ils +vécurent des heures enchantées.</p> + +<p>Comme ils s'aimaient! Comme ils s'aimaient +bien! Oh! certes, avec la joie et la +folie de leurs jeunes sens, avec de rapides +voluptés de colombes. Mais si tendrement +aussi! Pour Armand, Henriette n'était pas +seulement la Femme, la Chimère qui +incendie de son vol de flamme les rêves +de tous les adultes, et qu'il avait enfin +saisie et conquise. Elle était déjà la bien-aimée, +la seule aimée, celle qu'on évoque, +quand on est loin d'elle, seulement en +fermant les yeux, celle dont le souvenir à +toute heure vous poursuit, vous possède, +vous court dans le sang et vous enveloppe +le coeur. Tout émouvait l'étudiant, tout le +touchait dans la personne de sa chère +maîtresse. A ses ardeurs de jeune coq, à +l'enthousiasme de ses désirs devant ce +corps féminin, si frêle et si pur, où flottait +encore une grâce d'enfance, s'ajoutait un +sentiment d'une profonde douceur, fait de +reconnaissance et de généreuse pitié, pour +cette vierge naïve et désintéressée, sans +calcul et sans défense, qui lui avait donné, +dès le premier sourire, comme on donne +une rose, son unique trésor, la fleur de ses +vingt ans. Et il se jurait, le droit et honnête +enfant, de l'aimer pour toute la vie.</p> + +<p>Quant à Henriette, elle s'abandonnait +à son amour avec cette précieuse faculté +de ne vivre que pour l'heure présente, +avec cette insouciance pleine de sagesse, +privilège des simples et des ignorants. Le +jour, l'inévitable jour où elle serait séparée +d'Armand, eh bien, il n'y aurait plus +au monde de bonheur pour elle, voilà +tout! En attendant, elle en jouissait éperdument, +de ce bonheur. Et il était tel +que, parfois, cela lui semblait trop beau. +C'était comme un objet d'un grand prix, +qu'on lui aurait mis dans la main, mais +dont elle eût ignoré l'usage. Pauvre fille! +elle restait stupéfaite comme un mendiant +à qui l'on ferait l'aumône d'une étoile.</p> + +<p>Adorée comme la plus chérie des maîtresses, +elle gardait la soumission craintive +de l'esclave. Pendant plusieurs jours, elle +n'avait pu se décider à tutoyer son amant. +Il l'en plaisantait avec gaîté, et c'était +pour lui un plaisir exquis que les maladroits +essais d'Henriette pour devenir plus +familière. Quand, dans un moment d'expansion, +elle lui avait donné un nom +d'amitié un peu vulgaire, quand elle avait +lâché un «mon chéri», ou même un +«mon trésor», qui sentait le faubourg et +qu'Armand trouvait pourtant très doux, +elle était soudain prise de honte et se +jetait sur la poitrine du jeune homme ou +le baisait dans le cou, afin de lui cacher sa +rougeur. Elle avait si peur de n'être pas +assez «comme il faut» pour lui! Malgré +la possession, elle savait bien qu'elle +n'était pas son égale. Bien souvent elle +lui prenait doucement la main, sa fine et +nerveuse main d'aristocrate; elle la considérait +longuement, avec la sensation de +toucher quelque chose de très rare, d'extraordinaire, +et elle finissait toujours par +la porter à ses lèvres et par y mettre un +délicat, un respectueux baiser.</p> + +<p>Et, la voyant si humble, si timide, si +désarmée devant la vie, l'adolescent d'hier, +dont elle avait fait un homme, songeait, +avec une fierté attendrie, que cette faible +créature était à lui, dépendait de lui, et +que c'était désormais son devoir de la +défendre et de la protéger.</p> + +<p>Comme ils s'aimaient! Qu'ils étaient +heureux! Pour augmenter leur enivrement, +le hasard permit que leur jeune +idylle eût pour milieu et pour décor de +sublimes nuits d'été, où le sombre azur +découvrait ses profondeurs infinies, où, +parmi des fleuves de lait lumineux, les +planètes brillaient comme des phares, où +les astres développaient leurs légions +étincelantes.</p> + +<p>Vers onze heures, les deux amants sortaient +de leur asile secret, et Armand +reconduisait Henriette du côté de son +logis, par les boulevards de la banlieue, +larges et vides. L'air était tiède, les longues +files d'arbres, en pleine frondaison, +exhalaient une odeur fraîche. Le dôme +des Invalides, d'un bleu sombre, et dont +brillaient vaguement les écailles d'or, se +dressait pompeusement dans le ciel. Sauf +la rumeur de la grande ville, entendue au +loin comme un bourdonnement d'abeille, +quel silence! Enlacés, marchant à pas très +lents, délicieusement las, les amoureux +s'avançaient dans les solitudes. La plénitude +de leur bonheur était telle qu'ils +croyaient que toute la nature devait s'y +associer; et, quand ils s'arrêtaient pendant +un moment, il leur semblait que +tout ce qui les environnait, les grandes +avenues, les hauts édifices, les profonds +feuillages et le Zodiaque épanouissant +ses fleurs de lumière, poussaient en même +temps qu'eux un immense soupir de joie +et de volupté.</p> + + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>IX</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/c.png"></span>'est à ce beau rêve qu'Armand +venait d'être brusquement arraché.</p> + +<p>Sa mère savait tout, sa mère admirable, +qu'il aimait de tout son coeur, mais dont +il connaissait bien le caractère jaloux, les +sentiments despotiques et passionnés. Il +eut la prévision que ce serait terrible, qu'il +allait souffrir et faire souffrir.</p> + +<p>En effet, la lutte s'engagea tout de suite.</p> + +<p>Un peu avant l'heure du dîner, Armand, +selon son habitude, alla rejoindre sa mère +dans son boudoir. Il y entra, pour la première +fois, ce jour-là, les yeux baissés, le +front lourd, le coeur plein d'angoisse et +de confusion. Mais, lorsqu'il vit M<sup>me</sup> Bernard +assise à sa place ordinaire, devant +son canevas de tapisserie, il revécut, dans +un éclair d'imagination et de mémoire, +toute son heureuse enfance; et, ne pouvant +supporter l'idée qu'il y avait un +obstacle, un rempart entre sa mère et lui, +et qu'il n'était plus le fils unique et bien +aimé d'autrefois, il s'élança vers elle, les +bras tendus, les mains tremblantes, avec +un regard qui demandait pardon.</p> + +<p>Mais elle l'arrêta d'un geste bref, d'un +geste de refus, et lui jeta un «non, je t'en +prie», qui rappela le jeune homme à la +douloureuse réalité et lui glaça le sang +dans les veines.</p> + +<p>Le domestique ayant annoncé que le +dîner était servi, ils passèrent dans la salle +à manger et se mirent silencieusement à +table.</p> + +<p>Ce repas du soir avait toujours été +pour eux un bon moment. Ils y parlaient +des menus faits du jour, faisaient des projets +pour le lendemain, se reposaient en +une douce et confiante causerie. Mais, ce +jour-là, deux convives invisibles, la colère +et la honte, avaient pris place à la table +de famille. Le fils et la mère touchèrent à +peine aux plats qu'on leur servit, et ne +s'adressèrent pas une parole.</p> + +<p>Ils revinrent au boudoir, où deux lampes, +allumées trop tôt, brillaient faiblement +dans le crépuscule triste des longs +jours; et quand le domestique, après avoir +servi le café, les eut laissés seuls, M<sup>me</sup> Bernard +rompit brusquement le silence et dit +à son fils, d'une voix amère:</p> + +<p>—Tu vas, ce soir, à ta conférence, +n'est-ce pas?</p> + +<p>Il avait, en effet, rendez-vous avec +Henriette, et, rougissant dans l'ombre, il +ne sut que balbutier, dans son trouble:</p> + +<p>—Ma mère!...</p> + +<p>Alors, M<sup>me</sup> Bernard éclata.</p> + +<p>—Va, s'écria-t-elle en tremblant d'indignation, +va retrouver ta maîtresse! Désormais, +pour cela, tu n'auras plus besoin +de mentir. Car tu m'as menti, tu m'as indignement +trompée! Ah! cela commence +bien, tes amours! Cette fille t'a déjà fait +commettre une bassesse. Je frémis en me +demandant ce que cette malheureuse fera +de toi, et jusqu'où elle pourra te mener. +Va la retrouver, mon garçon. Je ne te +retiens pas.</p> + +<p>Mais elle s'interrompit en entendant +son fils qui sanglotait.</p> + +<p>—Tu pleures! dit-elle d'une voix plus +douce.</p> + +<p>Il se jeta à ses pieds, lui couvrit les +mains de baisers et de larmes.</p> + +<p>—Pardonne-moi, ma mère chérie, murmura-t-il. +Pardonne-moi, maman, de te +faire de la peine... Mais, si tu savais!... Je +l'aime!...</p> + +<p>Ce mot arrêta net, chez M<sup>me</sup> Bernard, +l'attendrissement qui commençait à la +gagner.</p> + +<p>—Tu l'aimes! dit-elle,—et son accent +vibrait d'une farouche ironie,—tu aimes +ma couturière! Mais, malheureux enfant, +ce n'est pas sérieux. Tu es fou!... J'avais +espéré, oui, j'avais eu la niaiserie de croire +que tu passerais purement et fièrement ta +première jeunesse, jusqu'au jour où je +t'aurais marié à quelque belle jeune fille. +Cela, c'était mon illusion, je l'avoue, et tu +la brises bien cruellement. Pourtant, je +n'étais pas déraisonnable. J'étais prête à +comprendre, à excuser un entraînement, +un coup de passion. Vingt ans sont vingt +ans, je le sais bien... Mais toi! toi! suivre +le premier jupon venu! Faire attention à +cette ouvrière, si commune, à peine jolie! +Vraiment, je t'aurais cru plus dégoûté!... +En voilà assez! Je compromettrais ma +dignité de mère et d'honnête femme à +parler plus longtemps d'une telle turpitude. +Avec ta permission, nous n'ouvrirons +plus la bouche sur ce sujet. J'ai +même eu tort de m'emporter, de te faire +des reproches. Laisse-moi espérer que tu +ne tarderas pas à t'en adresser toi-même, +et de plus sévères que les miens... Une +drôlesse pour qui j'ai eu de la bonté! Une +misérable petite intrigante que j'avais protégée, +attirée chez moi, et qui débauche +mon fils!... Non! Armand, ce n'est pas +sérieux. Tu ne sais ce que tu dis. Et bientôt, +demain peut-être, quand tu auras un +peu réfléchi, quand ton détestable caprice +aura passé, tu rougiras d'avoir osé me dire +que tu aimais cette fille!</p> + +<p>Comme elle s'y prenait mal, la pauvre +femme! Comme elle avait tort d'offenser +son fils dans son amour! Déjà, il n'était +plus à ses genoux, il ne pleurait plus sur +ses mains, avec des cajoleries de petit +enfant. Tout frémissant, il s'était relevé, +et, respectueux, mais les yeux secs, la voix +enrouée:</p> + +<p>—Je t'en supplie, ma mère, lui disait-il, +ne parle plus ainsi! Tu ne connais pas la +pauvre fille, tu es injuste pour elle!... Et, +puisque je ne puis la défendre qu'en +t'avouant tout... sache donc... que je suis +le premier...</p> + +<p>Mais il ne put achever sa phrase. +M<sup>me</sup> Bernard venait d'éclater d'un rire +insultant, épouvantable. Puis, se redressant +de toute sa taille, hautaine, impérieuse, +le regard noir et méchant:</p> + +<p>—Plus un mot là-dessus, ordonna-t-elle, +entendez-vous, mon fils?—Et ce +«vous», qu'elle lui disait pour la première +fois, frappa le jeune homme comme +un coup de couteau.—Plus un mot là-dessus! +Je vois que vous êtes encore plus +dupé, plus aveuglé que je ne supposais. +Gardez pour vous vos confidences, et +laissez-moi. Cette demoiselle vous attend, +sans doute, et un gentleman ne doit jamais +être en retard.</p> + +<p>Et laissant Armand prostré de douleur, +M<sup>me</sup> Bernard s'enfuit dans sa chambre à +coucher.</p> + +<p>Elle y resta assez longtemps, dans les +ténèbres. Elle sentait monter, gronder, +dans son coeur et dans son cerveau, un +soulèvement de colère, une tempête de +haine contre cette Henriette, contre cette +femme de rien qui lui avait pris l'innocence +et aussi, croyait-elle, l'amour de son +fils. A présent, elle revoyait par le souvenir +le joli profil de l'ouvrière, son air de +réserve, sa grâce naturelle. Non! cette +petite n'était ni laide, ni vulgaire. Elle +pouvait plaire, être aimée. Cette pensée +remplissait de rage la mère au coeur exigeant, +la veuve autrefois dédaignée par +son mari. Elle détestait Henriette comme +une ennemie, comme une rivale.</p> + +<p>Alors, pendant quelques instants, +M<sup>me</sup> Bernard des Vignes, la femme pieuse +et bien élevée, qui avait vécu dans le +monde et brillé jadis à la cour, redevint +la sauvage paysanne des maquis de Sartène, +la fille du vieil Antonini, et sentit +courir dans ses veines le sang corse, le +sang brûlé de rancune et prompt à la +<i>vendetta</i>. Si, par impossible, elle avait vu +paraître à ses yeux, en ce moment, la +maîtresse de son fils, elle se serait jetée +sur elle comme une bête furieuse; et lui +aurait balafré le visage d'une croix au +stylet.</p> + +<p>Ce désir affreux la réveilla en sursaut, +pour ainsi dire. Elle le chassa avec horreur, +eut dégoût et pitié d'elle-même. +Puis elle pensa tout à coup à son fils avec +une soudaine indulgence, une faiblesse +toute maternelle. Elle avait été trop sévère. +Il faut que jeunesse se passe. Son +Armand était bon, l'aimait, malgré tout. +Quand même il aurait un petit sentiment +pour cette Henriette, cela ne pouvait durer. +D'ailleurs, jamais elle n'admettrait +qu'Armand eût été le premier amant de +cette fille. Une ouvrière en journées, +allant où elle veut, sortant quand elle +veut! A Paris! Allons donc! Son fils se +lasserait vite d'une pareille liaison. Les +goûts, les habitudes de cette faubourienne +le choqueraient tôt ou tard.</p> + +<p>Qui sait? C'est peut-être déjà fait. Et +puis, n'est-il pas capable de sacrifier ce +caprice au repos de sa mère? Mais oui, +cent fois oui! Peut-être y songe-t-il déjà? +Peut-être, tandis qu'elle se désole, est-il +encore là, à deux pas d'elle, dévoré de +regrets, le pauvre enfant! et prêt à promettre, +à jurer que c'est bien fini?</p> + +<p>Grisée de cette subite espérance, elle +retourne, elle court à son boudoir. +Armand n'y est plus. Et comme le domestique +arrive, apportant les journaux du +soir:</p> + +<p>—Monsieur Armand est donc sorti? +demande-t-elle, espérant qu'on lui dira +non, qu'il est encore à la maison, qu'il +vient de rentrer dans sa chambre.</p> + +<p>—Oui, madame, lui répond la voix +froide du laquais. Monsieur Armand est +sorti, il y a un quart d'heure.</p> + +<p>Profondément découragée, M<sup>me</sup> Bernard +se laisse tomber alors sur sa chaise +longue et s'abandonne au fil de sa tristesse. +Il lui semble—et c'est une sensation +presque physiquement douloureuse—que +quelque chose s'est écroulé et +brisé dans son coeur. Sur le panneau, devant +elle, elle regarde machinalement son +propre portrait en grande toilette de bal, +que, pendant sa courte lune de miel, son +mari a fait peindre autrefois par Dubufe. +Et, dans le tableau baigné d'ombre, elle +voit se dresser le spectre de sa jeunesse +et de sa beauté. Pourquoi donc lui passe-t-il +par la tête, le prélude de cette +valse de Strauss, qu'on jouait le jour +où son père l'a présentée au bal des Tuileries?...</p> + +<p>Allons! du courage! Il faut secouer cet +accablement, penser à autre chose. Elle +fait sauter la bande d'un journal, le déplie, +mais, sur la première page, un nom +lui saute aux yeux, un nom qui la fait +tressaillir.</p> + +<p>Le colonel de Voris, qui est actuellement +au Tonkin, où il commande une des +colonnes du corps expéditionnaire, vient +d'être nommé général, à la suite d'une +série de brillants faits d'armes contre les +Pavillons-Noirs.</p> + +<p>M. de Voris! Comme elle a été dure +pour ce noble soldat, pour ce parfait gentilhomme! +Elle se rappelle sa longue fidélité, +sa respectueuse attente. C'est le seul +homme qui se soit autant approché de +son coeur. Et pourtant, à cause d'Armand, +elle l'a repoussé, exilé loin d'elle. Qu'est-il +allé chercher sous ce climat meurtrier, +dans cette guerre obscure et sans gloire? +L'oubli, peut-être la mort. Un de ces jours,—oh! +c'est affreux!—elle apprendra +que ce héros qui l'a tant aimée est mort +là-bas dans les fétides marécages, lentement +consumé par la fièvre, ou bien qu'il +a été hideusement torturé et mutilé par +les hommes jaunes. Et ce sera sa faute, à +elle! Car c'est elle qui a désespéré M. de +Voris, pour se dévouer toute à ce fils +ingrat qui l'abandonne aujourd'hui.</p> + +<p>Ah! cruel enfant!</p> + +<p>Elle touche le fond de la mélancolie. +Elle a laissé tomber le journal sur le tapis. +Devant elle, dans la demi-obscurité qui +le transfigure, le grand portrait la regarde +avec des yeux tristes et sévères, semble +pleurer sur elle et lui reprocher d'avoir +ainsi perdu, gâché sa vie. Au dehors, la +grande ville, qui ne s'endort jamais, pousse +son éternel murmure. Et M<sup>me</sup> Bernard revient +encore à son idée fixe. A cette heure, +quelque part dans ce grand Paris, son fils +est dans les bras d'une maîtresse, d'une +femme qu'il aime mieux qu'elle. Et, se +cachant tout à coup le visage dans ses +mains, la pauvre mère pleure à chaudes +larmes.</p> + +<p>Hélas! hélas! C'est la loi de nature. Le +petit oiseau a pris des forces, ses plumes +ont poussé, ses ailes frémissent. Impatient +de liberté, il se penche au bord du nid, et, +malgré les petits cris de sa mère éperdue, +il s'envole, il s'est envolé!</p> + + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>X</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/d.png"></span>es jours, des semaines ont passé, +et la douloureuse situation reste +le même entre M<sup>me</sup> Bernard et +Armand.</p> + +<p>En apparence, ils ont fait la paix. La +seconde fois qu'elle l'a vu revenir vers +elle, les bras ouverts, elle n'a pas eu le +coeur de le repousser. Ils se donnent le +baiser du matin et du soir. Mais, pour l'un +comme pour l'autre, ce baiser est maintenant +un supplice. Elle ne peut se défendre +d'un frisson de répugnance au contact des +lèvres de son fils, pourtant si fraîches sous +la barbe légère. Elle croit y trouver, elle +y trouve le goût des caresses de «l'autre», +de cette femme qu'elle hait tant. Parfois, +elle a besoin de se contenir pour ne pas +s'essuyer la figure. Quant à lui, lorsqu'il +embrasse sa mère, il ne sent plus la bonne +et cordiale chaleur d'autrefois sur ce pâle +visage, sur cette joue insensible qu'on lui +présente d'un air contraint, presque résigné.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bernard ne parle plus à son fils de +sa liaison. Elle ne prononce jamais le nom +d'Henriette. Pourquoi? Par pudeur de +femme, par fierté maternelle? Par politique +aussi, peut-être. Elle craint d'irriter +le jeune homme, d'augmenter encore la +désunion qui s'est mise entre eux; elle +estime plus sage de se taire, de prendre +patience. Elle ne lui parle jamais de ses +amours; mais il devine, il sait qu'elle ne +pense qu'à cela, qu'elle y pense sans +cesse, et dans les moindres paroles de sa +mère il soupçonne un double sens, une +allusion, croit découvrir une plainte ou +une ironie.</p> + +<p>Un moment est surtout pénible. C'est +le soir, après le dîner, à cette même heure +où ils ont eu leur première explication. +M<sup>me</sup> Bernard s'assied à son éternelle tapisserie, +et, sans lever les yeux de son ouvrage, +elle dit à Armand d'une voix étouffée, où +il y a de la crainte et de la prière:</p> + +<p>—Tu sors?...</p> + +<p>Le plus souvent, il répond doucement:</p> + +<p>—Non, maman.</p> + +<p>Car il a espacé ses rendez-vous avec +Henriette. Oui, il a eu ce courage. Il a +donné pour raison à son humble amie, +qui consent à tout, accepte tout, les études +de droit négligées depuis quelque temps +à cause d'elle, un examen à préparer. +Mais M<sup>me</sup> Bernard semble ne savoir aucun +gré à son fils de cette concession, qu'il +juge héroïque cependant, et elle a l'air de +trouver tout simple qu'il reste au logis.</p> + +<p>D'ailleurs, ils n'ont plus rien à se dire, +ils échangent des paroles quelconques sur +des choses insignifiantes. C'est un effort, +une peine même, que cet entretien d'où +la confiance est bannie.</p> + +<p>Au bout d'une demi-heure, Armand +finit par dire:</p> + +<p>—Adieu, maman, je vais travailler.</p> + +<p>Elle lui tend sa joue de marbre, et il se +retire, plein d'ennui, dans sa chambre.</p> + +<p>Mais, comme Henriette est occupée +tout le jour chez Paméla, il ne peut la +voir que dans la soirée; et, bien des fois, +à la redoutable question: «Tu sors?» il +est obligé de répondre: «Oui». Sa mère +pousse alors un soupir qui le crucifie, et il +s'en va sachant qu'il la laisse solitaire et +désolée, et s'accusant d'être un mauvais +fils.</p> + +<p>Le pauvre enfant n'était qu'un amoureux. +Dès qu'il arrivait au rendez-vous, +dès qu'il apercevait Henriette accourant +vers lui sous les arcades et souriant de +loin,—ah! il faut bien le dire,—tout +était oublié. Il ne vivait plus que pour les +heures adorables qu'il passait auprès de +sa jeune amie. Tout d'abord, pour ne pas +l'inquiéter, il ne lui avait rien dit de son +dissentiment avec sa mère. Mais deux +amants vraiment épris peuvent-ils garder +longtemps un secret l'un pour l'autre? Un +jour qu'Armand avait le coeur trop gros, +il confia tout à Henriette.</p> + +<p>Elle fut consternée. Entre elle et +M<sup>me</sup> Bernard la lutte lui semblait trop +inégale. Elle se rappelait avec terreur cette +mère imposante, cette belle dame aux +yeux sévères, qu'elle avait offensée, après +tout, et qui devait avoir tant de moyens +de ramener son fils à l'obéissance et de la +vaincre, elle, la pauvre petite. Certes, +Armand protestait de sa constance, lui +jurait de l'aimer toujours, malgré tous les +obstacles. Néanmoins, il ne parlait jamais +de sa mère qu'avec une grande tendresse, +un respect profond. Elle aurait toujours +sur lui beaucoup d'influence, finirait, un +jour ou l'autre, par le décider à une +rupture. A cette pensée, Henriette se sentait +mourir. Ne plus voir Armand! le +perdre! Mais ce serait, pour elle, comme +si on éteignait le soleil!</p> + +<p>Cependant elle cachait ses craintes, +s'efforçait de ne jamais montrer à son +amant qu'un visage joyeux. Puis, il était +si bon, si aimant. Peu à peu, elle se rassura. +Enfin, une épreuve décisive—l'absence—lui +permit de mesurer l'étendue +de son pouvoir sur le coeur d'Armand.</p> + +<p>On était au commencement du mois +d'août. L'étudiant venait de subir avec +succès son deuxième examen de droit, et +l'époque était venue où M<sup>me</sup> Bernard des +Vignes et son fils devaient, comme tous +les ans, aller passer trois mois aux Trembleaux, +propriété considérable qu'ils possédaient +dans la Mayenne.</p> + +<p>Les deux femmes attendaient avec +anxiété l'heure de cette séparation. C'était +pour la mère un motif d'espérance, +pour la maîtresse un sujet d'inquiétude.</p> + +<p>—S'il l'oubliait? songeait l'une, dans +une minute de sombre joie.</p> + +<p>—S'il m'oubliait? se disait l'autre, le +coeur soudain gonflé d'un sanglot.</p> + +<p>Armand avait doucement préparé Henriette +à ce départ. C'était aussi cruel, +aussi dur pour lui que pour sa maîtresse +de renoncer aux haltes délicieuses dans le +réduit d'amour, aux chères promenades à +deux dans l'hospitalière bonté des nuits +d'étoiles. Et comme il serait long, cet exil! +Mais le fils soumis ne pouvait se dispenser +d'accompagner sa mère, et, après une +soirée d'adieux où furent échangées d'ardentes +promesses et versées de bien douces +larmes, il dut partir.</p> + +<p>Oh! comme elle s'ennuie, comme elle +est triste, la pauvre Henriette, dans ce +Paris sec et brûlé de la canicule, aux rues +presque vides, aux maisons muettes et +aveugles! Qu'elle est monotone, qu'elle +est fastidieuse, cette interminable journée +de travail dans l'atelier à l'atmosphère de +bain russe, où les ouvrières en sueur chantonnent +ensemble, à demi-voix, une bête +et traînarde romance de café-concert! +Aujourd'hui pourtant, la grisette n'a plus +hâte de s'en aller, après le repas du soir. +Personne ne l'attend sous les arcades. Où +donc est son «chéri», à présent? Que +fait-il? Pense-t-il à elle? Pour regagner sa +demeure, elle prend encore par le plus +long, par le chemin qu'elle suivait au bras +d'Armand, par <i>leur</i> chemin. Mais il a +perdu tout son charme. Elle les trouvait +si beaux, naguère, dans le soleil couchant, +le décor triomphal de la place de la Concorde, +le grand fleuve coulant sous le +pont monumental, la vaste esplanade +dominée par le gigantesque casque d'or +des Invalides! Ce n'est plus qu'une fatigue +pour elle, maintenant, ce long chemin +à faire.</p> + +<p>A la nuit tombante, elle passe devant +la maison où elle a vécu les seules belles +heures de son existence. Elle s'arrête un +instant, lève les yeux sur les volets fermés +de <i>leur</i> chambre. Ah! les âmes du Purgatoire +doivent avoir ce regard-là devant la +porte close du Paradis! Il lui semble qu'il +y a une éternité qu'Armand est parti, et +cependant—oui, elle compte sur ses +doigts—cela fait seulement huit jours. +Quand remonteront-ils encore tous deux, +en s'embrassant, l'escalier obscur? Quand +s'enfermeront-ils à double tour dans «la +chambre de l'officier supérieur», comme +le disait Armand par plaisanterie, en répétant +le mot de la logeuse? Quand reverra-t-elle +le meuble de velours rouge, revêtu +d'ornements au crochet, et le Galilée de +la pendule qui indique une sphère terrestre +de son doigt de zinc doré? Quand +reconnaîtra-t-elle, sur la muraille, dans +leurs cadres piqués des mouches, la <i>Veille +d'Austerlitz</i> et les <i>Adieux de Fontainebleau</i>?</p> + +<p>Puis, comme les becs de gaz s'allument, +elle se remet en marche. Parfois, un jeune +lieutenant en bourgeois, qui vient du côté +de l'École militaire et descend dans Paris +en quête d'amour, ralentit le pas en croisant +cette gentille Parisienne; mais, quand +il voit ses yeux si tristes, il passe outre, +sans tenter l'aventure. Et Henriette continue +son chemin par les avenues désertes, +où le souffle chaud du vent d'orage fait +courir et voltiger autour d'elle les premières +feuilles sèches, les feuilles mortes +si mélancoliques du précoce automne de +Paris.</p> + +<p>Elle s'étiolerait, elle finirait par tomber +malade de chagrin, si, toutes les semaines, +elle ne recevait une lettre d'Armand. Il ne +peut la lui adresser chez elle, à cause de +la vieille tante. Mais, chaque dimanche, +Henriette, qui est libre ce jour-là, court +chercher sa lettre, sa chère lettre, à la +poste restante, devant le Petit-Luxembourg, +et va bien vite la lire dans le +jardin. Ah! les calicots endimanchés qui +se promènent de ce côté-là peuvent se +montrer en riant cette jolie fille, absorbée +dans sa lecture. Henriette se soucie bien +d'eux! Marchant lentement sous les marronniers +à demi dépouillés, le long des +terrasses florentines, devant des reines de +marbre, elle lit, elle relit vingt fois les +quatre pages où l'absent bien aimé a +répandu toutes ses tendresses. C'est son +soutien, son viatique, à la pauvre fille, +cette lettre dont chaque mot lui caresse +le coeur. Elle la gardera dans son corset +toute la semaine, et la relira, chaque soir, +avant de s'endormir.</p> + +<p>La grosse affaire, par exemple, c'est de +répondre. Du Luxembourg, Henriette retourne +chez elle, et, dans l'après-midi, pendant +que la tante est aux vêpres, elle s'installe +sur un coin de la table à manger, +dispose le papier, la petite bouteille +d'encre, choisit une plume neuve, la +mouille entre ses lèvres, puis tombe dans +une rêverie et ne sait que dire. Elle n'a +plus tant de honte, à présent, de sa grosse +écriture et de ses fautes d'orthographe. +Armand lui a dit tant de fois qu'il les +aimait, qu'il aimait tout ce qui venait +d'elle! Mais, comme lui, elle ne saura +jamais inventer ces jolis mots, ces mignonnes +façons de dire: «Je t'aime!» +Aussi les premières lignes de sa réponse +sont toujours maladroites, embarrassées. +Mais bientôt elle se laisse entraîner par son +sentiment, elle écrit à son amoureux +comme s'il était là, comme si elle lui parlait; +et alors, au hasard de la plume, sans +s'en douter, elle rencontre de saisissantes +images, de charmantes trouvailles de +style. Ainsi,—un jour qu'elle veut rassurer +Armand, qui, presque jaloux dans +son exil, lui a demandé avec inquiétude: +«Es-tu vraiment bien à moi?»—elle +répond, éloquente de passion: «Je suis à +toi, mon bien-aimé, comme un couteau +que tu aurais dans ta poche, bon pour +tuer un homme ou pour éplucher un +fruit».</p> + +<p>Comme elle serait heureuse, si elle +savait à quel point, là-bas, aux Trembleaux, +Armand languit et souffre d'être +privé d'elle! Car le fidèle enfant, lui aussi, +compte les journées et les heures. C'est à +cause d'Henriette qu'il s'isole, qu'il refuse +autant que possible d'aller aux fêtes des +châteaux voisins, où sa mère voudrait qu'il +parût. C'est avec le souvenir de sa chère +petite amie qu'il s'enferme dans la vieille +bibliothèque et marche de long en large +devant les rayons poudreux, ou qu'il erre, +pendant des après-midi entières, sous les +hêtres solennels du grand parc. C'est +parce que Henriette est loin qu'il n'aime +plus ce beau paysage et cet ancien logis, +qui lui rappellent pourtant les plus doux +souvenirs de son enfance; c'est parce que +Henriette est absente que le gracieux +château de la Renaissance, dont l'élégante +façade se mire dans un étang où nagent +deux cygnes, semble à Armand lugubre +et morne comme une prison ceinte de +fossés.</p> + +<p>Quant à M<sup>me</sup> Bernard des Vignes, elle +est toujours malheureuse et troublée. +Armand est pour elle plein d'égards, mais +elle sent qu'il pense toujours à sa maîtresse, +que cette séparation n'a rien changé +à l'état de son coeur, que l'ennemie n'est +pas vaincue. La mère jalouse en est désespérée. +Plusieurs fois, en causant avec son +fils, elle a essayé d'aborder de nouveau ce +pénible sujet, d'y faire au moins allusion. +Mais Armand s'est alors enfermé dans +un silence respectueux et sournois, a seulement +rougi et baissé les yeux.</p> + +<p>Cependant septembre a rempli les vergers +de fruits mûrs. Les raisins se sont +dorés sur les treilles. Octobre arrive avec +ses brumes matinales. Il passe, il s'écoule. +Déjà les arbres ont des feuilles jaunes. +Puis, un matin, voici les pluies de la +Toussaint, les pluies d'automne, lourdes +et froides.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bernard n'a plus de raisons à +donner à son fils pour le retenir davantage +à la campagne. Les cours de l'École +de Droit vont rouvrir. Il faut revenir à +Paris, rentrer dans l'appartement du quai +Malaquais.</p> + +<p>Et, dès le lendemain du retour, la lutte +sourde recommence.</p> + +<p>On vient de se lever de table; M<sup>me</sup> Bernard +s'assied à sa tapisserie.</p> + +<p>—Tu sors?</p> + +<p>—Oui, maman.</p> + +<p>Son fils est toujours l'amant de cette +Henriette!... Oh! comme elle la hait!</p> + + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>XI</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/m.png"></span>ais il s'agit bien d'amour aujourd'hui. +Armand est malade, +gravement malade! Armand +est en péril de mort!</p> + +<p>Cela lui a pris, six semaines après son +retour à Paris. M<sup>me</sup> Bernard se rappelle +parfaitement que, depuis quelques jours, +il avait l'air inquiet, excité. Il a commencé +par se plaindre de migraines, par porter à +chaque instant sa main à son front, comme +s'il lui devenait par trop pesant.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu as donc? lui disait +sa mère effrayée. Tu as trop de couleurs... +Je n'aime pas cela... Ce n'est pas naturel.</p> + +<p>Mais il répondait insoucieusement: +«Bah! cela se passera», secouait sa belle +chevelure comme pour chasser le mal, et, +malgré les observations réitérées de sa +mère, continuait à sortir le soir pour +aller retrouver cette Henriette,—oh! +cette fille!—et cela par la boue humide, +par le temps pourri de décembre.</p> + +<p>Enfin, l'autre matin,—n'était-il pas +encore rentré à plus de minuit, le malheureux +enfant?—il a sonné Louis, le valet +de chambre, dès le petit jour, et il lui a +dit, en parlant avec effort:</p> + +<p>—J'ai passé une mauvaise nuit... Je ne +suis pas bien, décidément... Allez chercher +ma mère... J'ai soif, j'ai la fièvre... Oh! +comme ma tête me fait mal.</p> + +<p>Aussitôt prévenue, M<sup>me</sup> Bernard a passé +un peignoir à la hâte et est accourue +auprès de son fils. Il avait le visage très +rouge, le front brûlant, et il grelottait sous +les couvertures, claquant des dents, secoué +de continuels frissons.</p> + +<p>La fièvre typhoïde! Si c'était la fièvre +typhoïde! En ce moment, elle est à Paris, +à l'état épidémique. M<sup>me</sup> Bernard a lu +cela dans les journaux, elle s'en souvient +maintenant. Et l'affreuse maladie s'attaque +surtout aux très jeunes gens, est particulièrement +redoutable pour les personnes +affaiblies. Si c'était cela? Seigneur, mon +Dieu! Si c'était cela?</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bernard se pend aux sonnettes. La +maison est sens dessus dessous.</p> + +<p>—Léontine! crie-t-elle à la vieille femme +de charge qui arrive en boutonnant son +corsage. Léontine, vite, sautez dans un +fiacre!... Allez chercher le docteur Forly. +Qu'il vienne tout de suite, tout de suite!</p> + +<p>Et elle reste là, impuissante, ne sachant +que faire, regardant son fils qui se cache +la tête dans l'oreiller et pousse de gros +soupirs de souffrance.</p> + +<p>Enfin, au bout d'un quart d'heure, +Léontine reparaît, suivie du médecin de la +famille, qu'elle a eu la chance d'attraper +juste au moment où il montait en voiture +pour aller à son hôpital.</p> + +<p>C'est un vieux praticien aux façons +méthodiques et un peu surannées, qui +écrit solennellement en tête de ses ordonnances: +«Je conseille», et qui ne manque +pas de terminer ses formules par les trois +lettres cabalistiques M.S.A. (<i>misce secundum +artem</i>). Mais il est fameux pour la +sûreté de son diagnostic, pour son coup +d'oeil médical.</p> + +<p>Il s'assied auprès du lit en ôtant ses +gants avec lenteur, tâte le pouls du malade, +l'examine, l'interroge, puis il se lève, +en déclarant d'une voix cordiale:</p> + +<p>—J'en ai vu bien d'autres. Nous viendrons +bien à bout de ça.</p> + +<p>Mais sa bonne humeur sonne faux, et +dès qu'il a tourné la tête, M<sup>me</sup> Bernard a +vu qu'il fronçait le sourcil. Haletante, +elle l'entraîne dans la chambre voisine.</p> + +<p>Oh! l'horreur! C'est bien ce qu'elle +redoutait! C'est la fièvre typhoïde! Le +vieux et prudent médecin est forcé de +l'avouer à M<sup>me</sup> Bernard, dans l'intérêt du +malade, pour qu'on ne néglige aucune +précaution. Et la maladie, ajoute-t-il, se +déclare avec une extrême violence. Puis il +rédige ses prescriptions et promet de +revenir dans quelques heures.</p> + +<p>Et, depuis dix jours, dix épouvantables +et mortels jours, la fièvre augmente, le malade +s'affaiblit. Et le petit thermomètre +que sa mère lui met d'heure en heure sous +l'aisselle,—oh! le pauvre enfant! le +moindre mouvement l'épuise!—l'impitoyable +thermomètre marque toujours +d'effrayants degrés de température. Trente-neuf! +Quarante! Quarante et un! Et, au +delà, ce sera la mort! Mais ces médecins +sont donc tous des ânes bâtés! Ils ne peuvent +donc rien! Jusqu'à ce docteur Forly, +en qui M<sup>me</sup> Bernard avait toute confiance! +S'il se trompait, pourtant? S'il manquait +de prudence,—ou d'énergie? Il revient à +présent plusieurs fois par jour, le docteur, +et il a toujours l'air plus sombre, et il +ordonne son éternel sulfate de quinine. +Des doses énormes! Si c'était trop,—ou +pas assez? Ce traitement par les bains +glacés dont on parle tant, qui a fait des +miracles, à ce qu'il paraît, pourquoi le +docteur Forly n'en essaye-t-il pas? M<sup>me</sup> Bernard +veut voir d'autres médecins, appeler +au secours les célébrités, les grands guérisseurs.</p> + +<p>Il en vient trois à la fois, enveloppés de +lourdes pelisses, dans leurs coupés confortables. +Et la mère en détresse veut voir +luire l'éclair du génie dans leurs yeux fatigués, +sur leurs faces mornes de savants; +elle veut prendre confiance dans la grosse +rosette de leur boutonnière, dans leurs +titres ronflants de professeurs et d'académiciens, +dans leurs noms connus de toute +la France. Mais, dès qu'ils sont en présence +du malade, elle épie et découvre sur +leurs visages cette légère moue, cette grimace +presque imperceptible qu'elle connaît +chez le docteur Forly et qui lui +donne froid dans les os. Les médecins +passent gravement au salon pour se consulter +entre eux, et, derrière la porte +fermée, elle écoute, raide d'angoisse, le +murmure confus de leurs voix. Sainte +Vierge! si tout à l'heure ils pouvaient lui +affirmer qu'Armand n'est pas en si grand +péril, qu'ils répondent de sa vie! Ah! +quelle joie! A en mourir! Mais non. Ils +reparaissent avec leur air de sphinx, leur +physionomie murée. Elle n'obtient d'eux +que des phrases banales: «Il faut attendre... +Une réaction favorable peut se produire...», +et quelques froides paroles d'espoir. +Misère de misère! Est-ce que son fils +va mourir?</p> + +<p>Car il va plus mal, elle s'en aperçoit +bien. Les accès de délire sont continuels. +Dans cette chambre surchauffée et puant +la pharmacie, M<sup>me</sup> Bernard passe des +journées de vingt-quatre heures, tenue +toujours éveillée par l'épouvante, au chevet +de ce lit qui semble exhaler une vapeur +de fièvre et dans lequel le malade +s'agite et gémit faiblement. Les nuits surtout +sont terribles. Courbée dans son fauteuil +par la fatigue et la douleur, la pauvre +femme tâche quelquefois de prier. Car, +tout d'abord, devant son enfant en danger, +la Corse avait retrouvé, au fond d'elle-même, +toutes les dévotions italiennes de +son enfance. A Saint-Thomas d'Aquin, on +dit chaque jour plusieurs messes pour +Armand, et Léontine court sans cesse à +travers Paris pour faire brûler des cierges +à tous les saints spéciaux, à tous les autels +privilégiés. Mais voeux ni neuvaines n'ont +donné aucun résultat, et M<sup>me</sup> Bernard, +qui, dans ce moment même, roule distraitement +entre ses doigts un chapelet bénit +par le Pape, a le coeur soulevé de révolte +et de blasphème.</p> + +<p>Quelquefois, quand le malade s'apaise, +c'est, dans la chambre funèbre, à peine +éclairée par la lueur pâle de la veilleuse, +un silence noir, épais, profond. Seule, la +vieille pendule de Saxe, sur la cheminée, +fait entendre sa palpitation rapide. Tic-tac, +tic-tac, tic-tac, tic-tac. Et, machinalement, +M<sup>me</sup> Bernard l'écoute. Comme le +temps va vite! Comme elles courent, les +secondes haletantes! Comme elles se précipitent! +Et vers quel but inconnu? Tic-tac, +tic-tac, tic-tac. Quelle est donc l'heure +fatale qu'elles ont tant de hâte d'atteindre? +tic-tac, tic-tac, tic-tac. Qui donc +les attend au rendez-vous vers lequel elles +galopent de ce train enragé?—Si c'était +la mort?</p> + +<p>Mais, brusquement, M<sup>me</sup> Bernard s'est +levée. Son fils vient de remuer un peu, il +a fait entendre une plainte légère. Elle se +penche sur lui, anxieuse, avec un geste +qui le couve.</p> + +<p>—Comment te sens-tu, mon petit Armand?... +As-tu soif, mon mignon?... Que +veux-tu?... Dis, je t'en prie!...</p> + +<p>Le malade au maigre visage, à la barbe +sèche, aux narines pincées, ouvre alors ses +yeux qui regardent sans voir, ses yeux +démesurément agrandis par la fièvre, et, +du fond de son délire, dans un murmure +à peine distinct, dans une sorte de soupir +où il y a encore de la tendresse, il exhale +un nom de femme:</p> + +<p>—Henriette!</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bernard étouffe un cri de fureur. +Henriette! Il pense encore à cette Henriette! +Il la revoit dans ses cauchemars; il +l'appelle dans son agonie! Mais s'il meurt, +c'est elle qui en sera cause. Oui! c'est elle, +la débaucheuse, la libertine, qui s'est emparée +de ce misérable enfant par les sens, +qui l'a mis en folie, épuisé d'amour, et qui +l'a livré sans force, éreinté, vidé, à la peste +qui passait! Les médecins l'ont déclaré. +La maladie a trouvé chez Armand un terrain +trop favorable. Il était anémié, exsangue, +quand il a pris cette fièvre. Sans +cela, il serait déjà en convalescence, guéri, +sauvé! Et elle, la mère, il faut qu'elle entende +son fils moribond appeler cette +Henriette! N'est-ce pas à faire bouillir le +sang? Oh! la fille maudite! Oh! la +chienne qui lui a tué son enfant!</p> + + + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>XII</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/c.png"></span>ependant les amis de la famille +Bernard des Vignes ont eu +connaissance de la maladie +d'Armand. Un groupe important de la +société parisienne, le monde du second +empire, où M<sup>me</sup> Bernard est fort estimée +et respectée, s'est ému de cette triste nouvelle +et s'empresse de faire parvenir ses +témoignages de sympathie. A chaque instant, +des voitures s'arrêtent devant la +maison du quai Malaquais. Le valet de +pied saute lestement du siège, entre chez +la concierge, demande des nouvelles et +dépose une carte.</p> + +<p>La belle maison datant du siècle dernier, +où demeurent les Bernard, n'est pas +pourvue, comme c'est la mode aujourd'hui, +d'une espèce de régisseur insolent, +qui lit le journal et se chauffe les tibias +dans un salon à vitrine, où triomphent le +chêne sculpté du faubourg Saint-Antoine +et les turqueries au rabais du Bon Marché. +Elle se contente d'une loge du «vieux +jeu», où se bombe, au fond d'une alcôve, +l'édredon rouge d'un lit conjugal et que +parfument, deux fois par jour, des préparations +culinaires dont l'oignon est certainement +la base. La concierge, la mère +Renouf, est en parfaite harmonie avec +l'apparence intime et patriarcale de son +habitation. Cette grosse maman, sur le +retour de l'âge, dont le mari, garçon de +bureau dans un ministère, cire les escaliers +tous les samedis, est presque toujours +seule à garder la maison, et, pour charmer +l'ennui de ses fonctions sédentaires, elle +élève et soigne avec amour, dans une cage +accrochée, le jour, près de la porte de la +loge, et, la nuit, au-dessus du poêle, plusieurs +dynasties gazouillantes de canaris +et de chardonnerets.</p> + +<p>Aux personnes, maîtres ou domestiques, +qui viennent s'informer auprès +d'elle de l'état d'Armand Bernard, la mère +Renouf ne se borne pas à communiquer +le bulletin médical, ainsi que le feraient, +avec une réserve diplomatique, les hautains +fonctionnaires, les portiers-gentilshommes +de l'avenue de l'Opéra ou du +boulevard Haussmann. Mais, bavarde et +sensible, elle corrige la sécheresse de ce +document par quelques réflexions de son +cru, et s'attendrit, en style de concierge, +sur les anxiétés maternelles de M<sup>me</sup> Bernard +et sur les souffrances du jeune et +intéressant malade.</p> + +<p>C'est dans la loge de la mère Renouf +que, tous les soirs, en sortant de l'atelier, +Henriette vient chercher des nouvelles +d'Armand.</p> + +<p>La dernière fois qu'elle l'a vu, il était +déjà très souffrant et il l'a laissée fort préoccupée, +en promettant de lui écrire dès +le lendemain. Mais un jour a passé, puis +un autre, sans qu'elle ait vu arriver la lettre +attendue. Cruellement inquiète, elle a pris +alors à deux mains son courage et elle a +franchi de nouveau, toute tremblante, le +seuil de cette maison qui lui fait si grand'peur, +de cette maison où sont l'homme +qu'elle aime et la femme qui la hait.</p> + +<p>Henriette n'est pas venue là depuis plus +de six mois. Elle espère que personne ne +la reconnaîtra.</p> + +<p>Mais la mère Renouf a meilleure mémoire +et dès qu'elle aperçoit l'ouvrière:</p> + +<p>—Ah! c'est vous, mam'zelle Henriette, +lui dit-elle. Comme vous êtes devenue +rare!... Vous venez sans doute savoir +comment va le fils de madame Bernard?... +Ah! pas bien du tout, le pauvre petit! Il +paraît que c'est la fièvre typhoïde, décidément.... +Eh bien, eh bien, qu'est-ce +que vous avez donc?... Vous êtes toute +pâle!... Ah! mon Dieu! elle se trouve +mal!</p> + +<p>Henriette chancelle, en effet, frappée au +coeur. La mère Renouf la fait vite asseoir +dans sa bergère,—la large bergère où +elle roupille, le soir, auprès de son cordon,—puis +elle cherche son flacon d'eau de +mélisse, ne le trouve pas, commence à +perdre la tête. Mais la grisette qui défaille +laisse alors tomber son front sur l'épaule +de la brave femme, et, sans force pour +contenir sa douleur, elle s'écrie, en fondant +en larmes:</p> + +<p>—Armand!... Mon pauvre Armand!...</p> + +<p>Ah! la mère Renouf n'a pas besoin de +plus amples confidences. Un moment +stupéfaite, elle a tout compris à présent. +Mais elle a bon coeur, la vieille! Elle a +sans doute aimé tout comme une autre, +dans son beau temps. Ça lui retourne les +sangs de voir cette belle jeunesse qui +a tant de chagrin, et elle fait de son mieux +pour lui redonner un peu de courage.</p> + +<p>—Comment, mam'zelle Henriette? +Monsieur Armand est votre bon ami! En +voilà une sévère! J'ai bien peur, ma pauvre +petite, que vous n'ayez fait là une grosse +folie. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit... +Et, d'abord, il ne faut pas vous désespérer. +Il est malade, c'est vrai, mais c'est jeune, +ça a du ressort. Il guérira, je le parierais... +Voyons! voyons! remettez-vous... Oui! je +sais bien. Ces douleurs-là, ça fait beaucoup +de mal, quand on a un sentiment... J'ai +passé par là, et je n'ai pas toujours été +une vieille ridicule qui élève des serins... +Comment, vous pleurez toujours? Eh +bien, ma foi! laissez couler l'eau. Après +tout, il n'y a que cela qui soulage, ma +pauvre enfant!</p> + +<p>Et la grosse maman, tout attendrie de +voir pleurer cette jeune fille et bien près +d'en faire autant, attira sur sa large poitrine +la jolie tête désolée et se mit à la +bercer avec douceur.</p> + +<p>Mère Renouf, vous n'étiez qu'une simple +portière, et encore une portière comme on +n'en tolérerait pas dans une maison qui se +respecte. Votre loge empestait la cuisine +à l'oignon et l'odeur chaude des cages +d'oiseaux. Vous n'étiez qu'une vieille +femme très commune et très vulgaire, et +le nez compatissant que vous incliniez +vers Henriette était tout barbouillé de +tabac. Soyez pourtant bénie, mère Renouf! +car sous votre camisole d'indienne +jaune à petites fleurs il y avait quelque +chose de plus rare qu'on ne croit généralement, +un coeur indulgent et bon. Et +grâce à vous, cette enfant du peuple, cette +pauvre amoureuse, dont la faute était si +pardonnable et à qui la dureté des lois +sociales refusait la consolation d'embrasser +son amant à l'agonie, put du +moins reposer un instant son front lourd +de douleur sur un sein de femme et y +sentir palpiter un peu de maternelle pitié.</p> + +<p>Tous les soirs, Henriette vint donc +prendre des nouvelles d'Armand chez la +mère Renouf. Elle y venait après avoir fait +sa journée. Car c'est ainsi pour les pauvres. On +a beau avoir son plein coeur de +chagrin, il faut quand même travailler, +gagner sa vie. Par la boue et le brouillard +de la nuit d'hiver, elle se hâtait sous les +arcades de la rue de Rivoli, traversait le +désert du Carrousel, et ceux qui voyaient, +dans la lumière crue de l'électricité, filer +cette grisette au pied vif et à la jupe troussée, +pouvaient s'imaginer, hélas! qu'elle +courait à un rendez-vous galant. Mais dès +qu'elle arrivait sur le pont des Arts, Henriette +ralentissait le pas. Là-bas, sur le +quai, à une fenêtre qu'elle connaissait +bien, elle distinguait de loin une faible +lueur. C'était là que son bien-aimé se débattait +contre la mort. Alors elle était +envahie d'une lâcheté subite et s'attardait +pour reculer le moment où elle entrerait +chez la mère Renouf. Les dernières nouvelles +étaient si effrayantes! «Fièvre intense. +Le malade est très agité». Qu'allait-elle +encore apprendre de sinistre et de +désespérant?</p> + +<p>Et cela durait depuis dix jours, pendant +lesquels la pauvre fille avait vécu comme +enveloppée d'une atmosphère d'épouvante.</p> + +<p>Cependant, une des ouvrières de Paméla, +qui jadis a eu la fièvre typhoïde et +qu'Henriette a interrogée sur la terrible +maladie, lui a dit que le danger de mort, +après le neuvième jour, est, sinon tout à +fait conjuré, du moins beaucoup moindre. +C'est un préjugé populaire, mais l'espoir +d'Henriette l'accepte passionnément. Elle +veut croire, elle croit que la jeunesse +d'Armand sortira victorieuse de la lutte, +qu'il guérira, qu'il doit aller mieux déjà. +Ce soir, c'est d'un pas plus assuré qu'elle +court au quai Malaquais, c'est presque +avec confiance qu'elle tourne le bec-de-cane +de la loge.</p> + +<p>Grand Dieu! Sur la table ronde, à côté +des cartes de visite amoncelées, elle ne +voit pas cette feuille de papier, ce bulletin +médical dont la vue seule la remplissait de +terreur et sur lequel elle se jetait cependant +avec une telle avidité! La mère Renouf, +l'air navré, se lève de sa vieille bergère, +baisse la tête, laisse tomber ses bras... +Ah! c'est fini! Armand est mort!...</p> + +<p>Armand est mort! Un doigt invisible +l'a désigné entre tous dans la foule humaine; +une haleine mystérieuse a soufflé +sur lui; et cet esprit lumineux, ce coeur +brûlant d'amour, ce regard où flottait +l'ombre de tant de beaux et doux rêves, +ce foyer de jeunesse, cette flamme d'espérance, +tout cela s'est éteint brusquement, +comme tombe et s'éteint une étoile dans +le sombre azur d'une nuit de septembre!</p> + +<p>Armand est mort! Dans deux jours, ses +jeunes amis des écoles seront réunis autour +de sa tombe ouverte. Théodore Verdier, +sincèrement poète cette fois-là, lira +quelques strophes émues, un touchant +adieu. Ensuite les étudiants se disperseront +à travers les allées humides et défeuillées +du cimetière, en s'abandonnant à la +fugitive tristesse dont est capable la jeunesse. +Puis ils retourneront à leurs travaux +ou à leurs plaisirs, et le souvenir du camarade +disparu s'effacera peu à peu de leur +mémoire.</p> + +<p>Armand est mort! Près des Invalides, +on va suspendre un écriteau jaune à la +porte d'une maison meublée. Dans peu de +temps, «la chambre de l'officier supérieur», +rendue à sa destination normale, +sera encombrée, dans tous les coins, de +sabres d'ordonnance et de paires de bottes +éperonnées. Et la glace trouble, devant +laquelle Henriette remettait son chapeau +avant de partir, tandis qu'Armand la surprenait +encore d'un dernier baiser sur la +nuque, la glace verte et ridée ne gardera +pas une trace de ces deux charmants +visages.</p> + +<p>Armand est mort! Au delà des mers et +des continents, là-bas, en Extrême-Orient, +le général de Voris, dans sa maison de +bambous, recevra, au bout de quelques +semaines, le billet de faire part, maculé +par les timbres de la poste et jauni par le +chlore des lazarets; et il songera, plein +d'une amère mélancolie, que la seule +femme qu'il ait aimée l'a sacrifié à cet +enfant qui ne devait pas vivre.</p> + +<p>Armand est mort! Près de l'oreiller où +repose sa tête lourde et pâle, qui a retrouvé +pour quelques heures, après le dernier +soupir, une jeune et sereine beauté, sa +mère, entourée de femmes en deuil, sa +mère, effroyable à voir, se tord dans une +douleur tragique et pousse des cris de +bête qu'on égorge, des aboiements d'Hécube; +tandis qu'en bas, dans la loge, sur +le lit d'où l'on a ôté l'édredon rouge, Henriette +est étendue, le corsage ouvert, la +figure molle de larmes, et s'évanouit pour +la deuxième fois dans les bras de la bonne +mère Renouf, qui lui mouille les tempes +avec du vinaigre et lui parle en chantonnant +comme à un enfant malade.</p> + + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>XIII</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/a.png"></span>près la mort d'Armand, ce fut, +entre tous ceux qui connaissaient +M<sup>me</sup> Bernard des Vignes, +une véritable conspiration de la pitié pour +ne pas laisser la malheureuse mère seule +avec son désespoir, pour l'entourer et la +distraire. Elle recueillit alors le bénéfice +de sa noble existence, toute d'honneur et +de vertu, trouva des amitiés là où elle ne +croyait avoir que des relations mondaines, +découvrit des sentiments sincères en des +femmes qu'elle avait jugées jusqu'alors +très superficielles. La solitude où elle +avait d'abord voulu s'enfermer, obéissant +à un premier et farouche instinct, fut doucement +violée par de touchantes sympathies. +On sut lui parler de sa douleur sans +lui faire du mal, y toucher d'une main +légère. Moins fière depuis qu'elle était si +malheureuse, elle apprécia la douceur de +se plaindre et d'être plainte, de sentir +des mains amicales se poser sur les +siennes, d'abandonner son front sur +l'épaule d'une confidente émue. On ne +pouvait la consoler, mais on la calma +du moins, on lui rendit la vie moins +insupportable.</p> + +<p>Elle n'avait pas voulu qu'Armand fût +transporté en province et enterré auprès +de son père. C'était à Paris qu'elle avait +encore quelques parents; c'était à Paris +que, pendant la maladie de son fils, elle +avait senti circuler autour d'elle un courant +d'estime et d'affection. C'était donc +là qu'elle vivrait dorénavant, puisqu'il +fallait vivre; et elle ne voulait pas être +éloignée de la sépulture de son cher +enfant.</p> + +<p>Elle lui fit construire un tombeau très +simple au cimetière Montparnasse, mais +elle resta pendant assez longtemps tellement +malade de chagrin et de fatigue, +qu'elle ne put surveiller les travaux en +personne, et quand, six semaines après le +décès d'Armand, son cercueil fut retiré +du caveau provisoire et déposé dans sa +demeure définitive, M<sup>me</sup> Bernard ne +trouva pas encore la force et le courage +nécessaires pour assister à la lugubre cérémonie.</p> + +<p>Mais, le dimanche suivant, se trouvant +un peu moins faible, elle voulut aller +prier, pour la première fois, sur la tombe +de son fils, et, après avoir entendu la messe +à Saint-Thomas d'Aquin, elle monta dans +son coupé rempli de bouquets et de +couronnes, et se fit conduire au cimetière.</p> + +<p>Elle avait tenu absolument à faire +toute seule ce pèlerinage, s'était même +opposée à ce que sa vieille Léontine l'accompagnât. +Ayant pris des indications +précises sur la place du monument, elle +descendit de voiture, entra dans le cimetière, +drapée de longs voiles noirs, les +mains et les bras chargés d'hommages +funèbres, chercha quelque temps sa route, +puis, après avoir passé en revue plusieurs +rangées de tombeaux, lut enfin de loin—avec +quel horrible serrement de coeur!—le +nom d'Armand Bernard gravé dans +la pierre neuve.</p> + +<p>Mais, tout à coup, elle s'arrêta. Ses +épaules courbées sous le poids du chagrin +se redressèrent, et dans ses yeux cernés +par tant de larmes une flamme de colère +s'alluma.</p> + +<p>Quelqu'un l'avait précédée! Ses fleurs +n'arrivaient pas les premières!</p> + +<p>Il y avait déjà sur la tombe d'Armand +un petit bouquet de violettes de deux +sous, qui ne devait être là que depuis peu +de temps, car les humbles fleurs étaient +encore toutes fraîches dans leur collerette +de lierre.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Bernard des Vignes n'eut pas un +instant de doute. Cela venait de cette +Henriette!</p> + +<p>Depuis qu'Armand était mort, la malheureuse +mère avait fait tout son possible +pour ne plus songer à la maîtresse de son +fils. Elle ne voulait garder de lui, dans +son esprit, qu'une pure image, ne l'évoquer +que paré de son innocence et de sa +chasteté d'autrefois. Les six derniers mois +de la vie d'Armand, son commerce avec +une fille indigne de lui, la lutte qu'il avait +soutenue contre sa mère à cause de cette +Henriette, ce coup de folie sensuelle,—car +ce n'était pas autre chose, évidemment,—tout +cela souillait, flétrissait la +mémoire de son fils, tout cela était trop +pénible. Elle ne voulait plus y songer; elle +y était presque parvenue.... Et voilà que +ce passé honteux et détestable se dressait +encore devant elle.</p> + +<p>Cette misérable, dont les baisers +avaient peut-être été meurtriers pour +Armand, osait déposer des fleurs sur sa +tombe! Et de quel droit? A quel titre? +Parce qu'elle l'avait aimé? Est-ce que +cela peut s'appeler de l'amour, les ardeurs +d'une gamine au printemps? Parce qu'elle +l'aimait encore? Allons donc! Sensiblerie +de grisette, qui n'y pensera plus dans un +mois, dans quinze jours, et qui prendra un +autre amoureux. Non! non! elle ne peut +pas souffrir, elle, la mère au coeur percé +des sept glaives, que ce bouquet reste à +côté des siens! Sur cette pierre dont elle +s'approche, débordante de sanglots et de +prières, elle ne veut pas de l'hommage +d'une coquine, qui est venue là, en pleurnichant +à peine, le coeur plein de regrets +impurs! Au tas d'ordures, au fumier, les +fleurs obscènes!</p> + +<p>Et M<sup>me</sup> Bernard se penche pour prendre +les violettes et les jeter au loin; mais elle +n'achève pas le geste commencé.</p> + +<p>Dépouiller une tombe! C'est presque +un sacrilège. Si son fils la voyait!... Hélas! +cette offrande a peut-être été très douce +à celui qui dort là pour toujours. Qui sait +si les premières fleurs qui ont orné son +sépulcre ne lui sont pas plus chères que +celles apportées par sa mère en deuil? Ah! +la cruelle pensée!</p> + +<p>Mais M<sup>me</sup> Bernard se rappelle, à présent, +qu'elle est venue là pour prier. Elle +se reproche de s'abandonner, dans un +pareil lieu, à des sentiments de rancune. +Elle se met à genoux, fait le signe de la +croix, Oui! l'heure a sonné de tous les +pardons. Oui! en pensant à son pauvre +fils mort, elle devrait se souvenir seulement +qu'il a été, pendant vingt ans, +sa consolation, son orgueil et sa joie. +Oui! elle devrait être plus indulgente +pour cette jeune fille qui, après tout, a +peut-être aimé sincèrement son Armand, +qui, dans tous les cas, ne l'a pas encore +oublié, puisqu'elle a posé là ces fleurs +fidèles.</p> + +<p>Et quand M<sup>me</sup> Bernard, après être restée +longtemps en prière, se relève pour partir +et jette au tombeau un long et dernier +regard d'adieu, le bouquet d'Henriette est +encore à la même place.</p> + +<p>Depuis lors, tous les dimanches, +M<sup>me</sup> Bernard revint au cimetière, et, chaque +fois, elle put constater qu'Henriette avait +apporté dès le matin son souvenir parfumé.</p> + +<p>Le temps passa. Avec les saisons, les +fleurs varièrent; mais ce furent toujours +celles de la flore faubourienne, celles qu'on +vend dans les petites charrettes à bras, le +long des trottoirs. Aux bouquets de violettes +succédèrent les poignées de giroflées, +les branches de lilas, les bottes de +roses. Devant tant de constance, M<sup>me</sup> Bernard +désarmait peu à peu. Le sentiment +de cette Henriette était-il donc plus fort, +plus durable qu'elle n'avait cru? Pourquoi +pas? Armand était si aimable, si séduisant! +En s'attendrissant sur son fils mort, +la mère devenait plus clémente pour celle +qui l'avait aimé. Si, un jour, elle avait rencontré +la jeune fille, peut-être se fût-elle +jetée dans ses bras et l'eût-elle traitée en +égale devant la douleur. Pourtant, à +chaque bouquet nouveau, M<sup>me</sup> Bernard +éprouvait une sorte d'étrange dépit. +Elle était toujours jalouse d'Henriette, +jalouse de ses regrets et de son chagrin, +et elle était encore sa rivale par les +larmes.</p> + +<p>Cependant la ligue affectueuse qui +s'était formée autour de M<sup>me</sup> Bernard +continuait son oeuvre. A la longue, on +l'avait décidée à mener une existence +moins cloîtrée, moins sauvage. Cédant à +de patientes et gracieuses sollicitations, +elle consentit à recevoir et à rendre quelques +visites, à se mêler même parfois à de +très étroites réunions.</p> + +<p>Il y avait déjà un an qu'Armand n'était +plus. L'hiver était revenu. C'étaient des +chrysanthèmes qu'Henriette apportait à +présent, et M<sup>me</sup> Bernard les trouvait souvent +poudrées de neige.</p> + +<p>Un deuil comme celui de cette pauvre +mère ne pouvait pas se consoler, mais il +devenait, grâce au temps, moins aigu, +moins âpre. Cette douleur, qui devait être +éternelle, n'était plus continuelle.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i4"><i>Oublier! oublier! c'est le secret de vivre!</i></p> + </div> </div> + +<p>a dit Lamartine dans un vers admirable +qui exprime une amère vérité. Certes, +M<sup>me</sup> Bernard n'oubliait pas, mais enfin +elle vivait.</p> + +<p>Quelques semaines après la messe de +bout de l'an célébrée pour le repos de +l'âme d'Armand,—oh! ce jour-là, quels +torturants souvenirs, quelle plaie rouverte!—M<sup>me</sup> +Bernard apprit que le général +de Voris était revenu du Tonkin.</p> + +<p>Il lui avait écrit, à propos de la mort +d'Armand, une lettre exquise de tact et +de sensibilité, puis il n'avait plus donné +de ses nouvelles, et, de retour à Paris, il +s'était borné à déposer une carte chez +M<sup>me</sup> Bernard.</p> + +<p>Mais bientôt celle-ci remarqua que plusieurs +de ses amies prononçaient très souvent +devant elle le nom de M. de Voris, +et elle devina bien vite dans quelle intention. +Le général l'aimait toujours, elle le +sentait, elle en était sûre. Peut-être même +n'était-il revenu en France que pour se +rapprocher d'elle? Il la savait seule au +monde. Il devait se dire que, maintenant, +elle voudrait peut-être l'accepter pour +consolateur et pour mari, et, dans le cercle +dont elle était entourée, il avait sans doute +discrètement converti quelques femmes à +sa cause.</p> + +<p>Se remarier? Recommencer sa vie? La +pauvre femme ne croyait guère que ce +fût possible. Pourtant, comment n'être +pas touchée par ce ferme et inaltérable +amour, que rien n'avait pu lasser, qui avait +résisté, bien que sans espoir, au temps et +à l'absence? Oui! jadis, elle avait eu un +tendre penchant pour M. de Voris. Hélas! +que pourrait-elle aujourd'hui lui offrir en +échange de son sentiment si profond? Un +coeur brisé, pas davantage... Mais c'est de +débris que les nids sont faits.</p> + +<p>Trente-neuf ans! Elle est presque une +vieille femme. A quoi rêve-t-elle donc?</p> + +<p>Par hasard, elle se regarde dans la +glace. Ah! elle a trop pleuré, et ses paupières +sont bien flétries. Cependant elle +ressemble encore un peu à son portrait +peint par Dubufe, à son portrait quand +elle avait vingt ans. Il y a dans ce miroir +mieux qu'un fantôme de l'admirable +Bianca Antonini, de la jeune Diane des +chasses de Compiègne. Le marbre de son +teint a un peu jauni. Quelques fils blancs +courent dans sa profonde chevelure. Mais +elle a gardé ses traits purs et fiers, son +buste puissant et gracieux, ses épaules +faites pour le manteau royal.</p> + +<p>—Belle encore! soupire-t-elle avec une +mélancolie douce.</p> + +<p>Ah! folie! folie!</p> + +<p>Ce jour-là, précisément, l'ancienne +dame d'honneur de l'Impératrice, la vieille +duchesse de Friedland, excellente femme +qui a témoigné, dans ces derniers temps, +à M<sup>me</sup> Bernard des Vignes un maternel +intérêt, vient la voir et l'invite à prendre +le thé chez elle, en tout petit comité.</p> + +<p>—Vous trouverez là, ma chère amie, +une de vos anciennes connaissances, le +général de Voris.</p> + +<p>Accepter, ce serait, pour une femme du +caractère de M<sup>me</sup> Bernard, donner un +espoir au général, s'engager presque avec +lui. Elle s'excuse, donne un prétexte, mais, +elle reste pleine de trouble.</p> + +<p>Pourquoi donc a-t-elle refusé? Ce mariage, +qui satisferait d'ailleurs toutes les +convenances, n'aurait rien que de doux et +de consolant pour elle. Elle y a réfléchi, et +très sérieusement. Son coeur, interrogé +tout bas, plaide en faveur de M. de Voris. +Elle s'est déjà demandé: «Pourquoi pas?» +Elle est sur le point de se répondre: +«Oui». Qu'est-ce donc qui l'arrête au +seuil de ce refuge où, après tant de souffrances, +elle pourrait goûter un peu de +tendre repos? Qu'est-ce donc qui la fait +hésiter?</p> + +<p>Presque rien. Le petit bouquet de violettes +qu'elle à encore trouvé, dimanche +dernier, sur la tombe d'Armand.</p> + +<p>Sans doute, elle a le droit de se remarier, +sans être infidèle à la mémoire de +son fils. M. de Voris, dont elle connaît le +coeur, respecterait, encouragerait chez elle +le culte du souvenir. N'importe! Tant +qu'Henriette apportera des fleurs au cimetière, +M<sup>me</sup> Bernard restera veuve. Dans +cette rivalité de douleur et de constance, +elle ne veut pas être vaincue.</p> + +<p>Mais, le dimanche suivant, il n'y a sur +la pierre tumulaire que les violettes de la +dernière fois, toutes noires et toutes séchées. +Henriette n'est pas venue renouveler +son bouquet.</p> + +<p>Ah! quelle joie ironique et méchante +M<sup>me</sup> Bernard se sent au coeur! Elle l'avait +bien prévu! La maîtresse d'Armand devient +négligente, elle se console. Allons! +allons! il n'y a que les mères qui n'oublient +pas.</p> + +<p>Pourtant, prenons garde de porter un +jugement téméraire. Henriette peut avoir +eu un empêchement, être absente, indisposée. +Il convient d'attendre.</p> + +<p>Mais un, deux, trois dimanches se succèdent, +et rien, rien, toujours rien!</p> + +<p>Alors c'est un triomphe pour M<sup>me</sup> Bernard. +Oui! cent fois oui! son premier +mouvement était le bon. Elle était légitime, +sa répugnance devant ces fleurs +impures. Armand! Armand! ta mère seule +t'a vraiment aimé. Elle peut bien, pour +finir sa vie, pour descendre la côte, s'appuyer +au bras d'un vieil ami, d'un honnête +homme. Mais sois tranquille, cher +enfant! Ta tombe est dans le coeur de ta +mère, et elle y tiendra toujours la plus +grande place. Tandis que cette fille!... Tu +vois? C'est déjà fini, son regret. Sans +doute elle a quelque autre amant. Ah! +pauvre mort, ne compte que sur ta mère +pour parfumer ton éternel sommeil. Ton +Henriette ne viendra plus au cimetière; +elle en a oublié le chemin.</p> + +<p>Cependant la duchesse de Friedland +revient chez M<sup>me</sup> Bernard des Vignes, et +lui dit:</p> + +<p>—Décidément, vous me boudez, ma +chère. C'est donc un parti-pris? Je voudrais +tant vous avoir, un de ces mercredis, +à mon thé de cinq heures. Le général de +Voris a la bonté de n'y pas manquer, et +nous fait frémir avec ses histoires de pirates +du Fleuve Rouge.</p> + +<p>Et la veuve, délivrée de son dernier +scrupule, répond avec un léger battement +de coeur:</p> + +<p>—Il n'y a de ma part, je vous assure, +aucun parti-pris, madame la duchesse. +Comptez sur moi, mercredi prochain.</p> + + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/h2.png"></p> +<br><br><br> +<h2>XIV</h2> +<br> + +<p><span class="lef"><img alt="" src="images/a.png"></span>h! le radieux jour! La bonne +matinée!</p> + +<p>Sous la splendeur du ciel bleu, +le paysage des quais parisiens a l'air tout +rajeuni, tout battant neuf. A la station +des voitures, dont le soleil fait étinceler +les cuirs vernis, l'horloge du kiosque +marque midi, et nous sommes le 1er juin. +La belle heure et la belle saison! La Seine +aux flots verts semble couler, aujourd'hui, +plus joyeuse et plus rapide. Devant les +cases des bouquinistes les passants s'arrêtent +avec une douce chaleur dans les +reins; et, sur le pont des Arts, tout émoustillé +par les effluves du printemps, un des +plus vieux membres de l'Institut se surprend +à fredonner un couplet de Désaugiers, +que lui chantait, sous Charles X, +dans un cabinet du <i>Rocher de Cancale</i>, une +grisette en souliers cothurnes et en manches +à gigots. On rajeunit vraiment. Il +fait bon vivre.</p> + +<p>Dans son boudoir, où pénètrent par la +fenêtre ouverte l'air pur et la grande +lumière, M<sup>me</sup> Bernard des Vignes—oui! +elle-même—subit l'influence enivrante +de la belle journée.</p> + +<p>C'est après-demain qu'elle se remariera, +c'est après-demain qu'elle quittera +son deuil; et, sur le divan, dans un carton +ouvert, voici le chapeau qu'elle mettra +pour la cérémonie. Tout à l'heure, la +modiste le lui présentait, posé sur le +poing, en disant de sa voix aimable de +marchande:</p> + +<p>—Vous, voyez, madame. C'est tout à +fait ce que vous désiriez... Quelque chose +de sérieux... Rien que cette petite branche +de lilas.</p> + +<p>Et en essayant le chapeau devant sa +psyché, M<sup>me</sup> Bernard a trouvé qu'il était +d'un goût charmant, qu'il lui allait dans la +perfection,—et elle a souri.</p> + +<p>Oui! elle a souri. Car elle a réappris à +sourire. On l'aime; elle est redevenue +femme, elle veut plaire. Le jour où, seule +avec M. de Voris qui la suppliait, elle-lui a +jeté un regard de consentement, M<sup>me</sup> Bernard +a vu l'héroïque soldat des campagnes +sous Metz et du Tonkin tomber à +ses genoux, muet et brisé de bonheur, et +pleurer sur ses mains comme un enfant. +Aimer encore? Le pourra-t-elle? Du moins, +elle est sûre d'être bien aimée. Oh! comme +elle va se reposer, se détendre, dans ce +bain de tendresse! Et puis, faire un heureux, +c'est encore si doux!</p> + +<p>Non! Armand n'est pas oublié, il ne le +sera jamais. Après demain, agenouillée +auprès de son nouvel époux, M<sup>me</sup> Bernard +pensera à son fils, priera pour son +fils. Et pourtant, pourtant!... Il est loin, +l'ancien désespoir. La noire tristesse qui +lui avait succédé se dissout et s'évapore en +mélancolie. Non! Armand n'est pas oublié. +Cependant, la blessure se ferme et se +cicatrise. Elle souffre, moins, l'inconsolable, +et, tout à l'heure,—ah! misérable +nature!—elle souriait à son chapeau de +noces, à ce joli chiffon.</p> + +<p>Mais un domestique entre dans le boudoir, +avec une lettre sur un plateau.</p> + +<p>Écriture inconnue. M<sup>me</sup> Bernard déchire +l'enveloppe. Quatre pages. De qui peut +être cette longue épître? Elle cherche et +trouve la signature, «Henriette Perrin», +et voici ce qu'elle lit, avec un grand frisson +qui lui passe dans tout le corps.</p> + +<blockquote><p> +<i>Paris, Hôpital Necker, 28 mai.</i></p> + +<p>«Madame,</p> + +<p>«Je suis bien malade à l'hôpital +Necker, et si faible que je ne puis tenir +la plume. Une voisine de salle, qui +entre en convalescence, est assez bonne +pour écrire sous ma dictée, et, quand +je serai morte, seulement quand je +serai morte,—mais cela ne tardera +pas,—elle vous fera parvenir cette +lettre.</p> + +<p>«Je ne veux pas m'en aller sans vous +avoir demandé pardon de la peine que +j'ai pu vous faire. J'ai su par Armand +combien vous étiez fâchée et mécontente +de mes relations avec lui. Je reconnais +mes torts. Vous m'aviez admise +dans votre intérieur, vous aviez été +très bonne pour moi, et, en devenant +l'amie d'Armand, j'ai eu l'air d'abuser +de votre confiance. Je comprends que +vous m'en vouliez beaucoup et que vous +ayez de mauvaises idées sur mon +compte. Pourtant, j'espère que vous +aurez pitié de moi et que vous me pardonnerez, +quand vous recevrez cette +lettre; car, alors, je serai morte de chagrin. +Les médecins disent que c'est le +foie qui est malade. Mais, depuis la mort +de mon Armand bien aimé, je sens que +je m'en vais, voilà la vérité.</p> + +<p>«Madame, on ne ment pas quand on +va mourir. Il faut me croire. Je vous +jure qu'Armand a été mon premier et +mon seul ami. Je l'ai aimé tout de suite, +comme une pauvre folle que j'étais, +comme il est impossible d'aimer plus. +Mais je n'ai pas fait la coquette, je vous +assure, et je suis encore tout étonnée +qu'il ait bien voulu, qu'il n'ait pas rougi +d'une petite amie aussi ignorante et +aussi simple que moi. Soyez indulgente, +madame; songez combien nous +étions jeunes tous les deux!</p> + +<p>«Je savais, bien que cela ne durerait +pas longtemps, que les jeunes gens de +famille doivent se marier avec une personne +de leur monde, que tôt ou tard +vous auriez décidé votre fils à me quitter. +Mais j'y étais résignée d'avance, et, +soyez-en sûre, celle qu'un Armand avait +un peu aimée ne serait pas devenue +une vilaine. Oui, j'aurais su vivre, toute +seule dans mon coin, avec mon cher et +unique souvenir de jeunesse, me consolant +par la pensée qu'Armand aurait été +heureux, lui, au moins, avec belle +jeune femme et de beaux enfants. Mais +qu'il soit mort à vingt ans, en quelques +jours, sans même que je l'aie embrassé +une dernière fois, voilà ce que je n'ai +pas pu supporter.</p> + +<p>«Quand j'ai appris cela, dans la loge +de votre concierge, j'ai reçu le coup qui +m'a tuée. Depuis ce jour affreux, j'ai +comme de la glace autour du coeur. +Tout de suite, j'ai commencé à me mal +porter, et puis, deux mois après Armand, +ma vieille tante s'en est allée à +son tour et je suis restée toute seule. Je +travaillais toujours,—il fallait bien!—mais +comme une machine, et je restais +des heures et des jours sans dire un +mot, avec mon chagrin qui me rongeait. +Ma seule consolation, c'était d'aller, le +dimanche matin, porter des fleurs au +tombeau d'Armand. Et, à propos de +cela, madame, je vous remercie d'avoir +laissé mes petits bouquets à côté des +vôtres. C'est même ce qui m'a fait espérer +que vous m'en vouliez un peu moins, +que déjà vous me pardonniez presque. +Enfin, je suis tombée tout à fait malade. +Je ne pouvais plus travailler, j'étais sans +ressources, et il a fallu aller à l'hôpital. +Mais si vous saviez ce que j'ai souffert +le premier dimanche que j'ai passé ici, +en me disant que vous ne trouveriez +là-bas que mon bouquet fané de la dernière +fois et que vous alliez croire que +j'avais oublié mon Armand! C'est aussi +pour cela que je vous écris, afin que +vous sachiez bien que je meurs avec son +nom sur les lèvres.</p> + +<p>«Madame, je me suis confessée hier. +La personne à qui je dicte cette lettre +a de la religion et m'a demandé de +voir un curé. Depuis ma première communion, +je n'étais pas retournée à l'église +et les prêtres me faisaient un peu peur. +Mais celui qui est venu m'a parlé très +doucement et m'a dit que mes fautes +me seraient pardonnées. Vous serez +aussi bonne que lui, n'est-ce pas? et +vous ne m'en voudrez plus d'avoir tant +aimé votre fils.</p> + +<p>«Adieu, madame. Si j'osais vous +adresser encore une prière, je vous demanderais, +quand vous irez à Montparnasse, +d'acheter, comme je le faisais, à +la porte du cimetière, un petit bouquet +de fleurs de la saison, un bouquet de +deux sous, pas plus, et de le mettre sur +la tombe d'Armand avec les vôtres. +M. l'abbé m'a bien dit qu'on retrouverait +au ciel ceux qu'on avait aimés. Mais +que sait-on? Il me semble que, tout de +même, le pauvre Armand, dans son cercueil, +sera content de recevoir le souvenir +de sa petite amie. Vous serez tout +à fait généreuse, madame, si vous voulez +bien vous rappeler et satisfaire le dernier +désir de</p> + +<p>«Votre très respectueuse et très humble +servante,</p> + +<p>«HENRIETTE PERRIN» +</p></blockquote> + +<p>M<sup>me</sup> Bernard des Vignes fond en pleurs +en achevant la lecture de cette lettre. +Comme il a pâli tout à coup, le soleil de +juin! Comme elle est morne, cette journée +de printemps! Et là, sur le divan, +dans ce carton ouvert, le joli chapeau de +noces, avec sa branche de lilas! Il lui fait +mal à voir, maintenant, à la mariée de +demain! Elle en a honte!</p> + +<p>Certes, elle a pardonné, elle pardonne +encore! Certes, elle accomplira le voeu +de la morte! Mais, les yeux fixés sur la +signature d'Henriette Perrin, sur les deux +seuls mots que la pauvre fille ait pu tracer +de sa main de moribonde, la mère d'Armand, +d'une voix basse, d'une voix de +vaincue, murmure, avec un suprême +mouvement de rancune et de jalousie:</p> + +<p>—Elle l'aimait mieux que moi!</p> + +<br><br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/end.png"></p> +<br><br><br><br><br> + + + + + + + + + + + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p><i>Arcachon-Bordeaux, mars-avril 1889.</i></p> +<p><i>Achevé d'imprimer</i></p> +<p>le vingt-deux juin mil huit cent quatre-vingt-neuf</p> + </div><div class="stanza"> +<p>PAR</p> +<p>ALPHONSE LEMERRE</p> +<p>(Aug. Springer, <i>conducteur</i>)</p> +<p>25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25</p> +<p>PARIS</p> + </div> </div> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Henriette, by François Coppée + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HENRIETTE *** + +***** This file should be named 16499-h.htm or 16499-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/6/4/9/16499/ + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + + + +</pre> + +</body> +</html> + diff --git a/16499-h/images/Thumbs.db b/16499-h/images/Thumbs.db Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3be3a26 --- /dev/null +++ b/16499-h/images/Thumbs.db diff --git a/16499-h/images/a.png b/16499-h/images/a.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..0a3416b --- /dev/null +++ b/16499-h/images/a.png diff --git a/16499-h/images/c.png b/16499-h/images/c.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1171f74 --- /dev/null +++ b/16499-h/images/c.png diff --git a/16499-h/images/d.png b/16499-h/images/d.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..2ec529d --- /dev/null +++ b/16499-h/images/d.png diff --git a/16499-h/images/end.png b/16499-h/images/end.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..49d8f19 --- /dev/null +++ b/16499-h/images/end.png diff --git a/16499-h/images/h1.png b/16499-h/images/h1.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a83f96a --- /dev/null +++ b/16499-h/images/h1.png diff --git a/16499-h/images/h2.png b/16499-h/images/h2.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..b52189e --- /dev/null +++ b/16499-h/images/h2.png diff --git a/16499-h/images/m.png b/16499-h/images/m.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1b29297 --- /dev/null +++ b/16499-h/images/m.png diff --git a/16499-h/images/p.png b/16499-h/images/p.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..c5c615a --- /dev/null +++ b/16499-h/images/p.png diff --git a/16499-h/images/q.png b/16499-h/images/q.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..65e2dd7 --- /dev/null +++ b/16499-h/images/q.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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