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+The Project Gutenberg EBook of Les loups de Paris, by Jules Lermina
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les loups de Paris
+ I. Le club des morts
+
+Author: Jules Lermina
+
+Release Date: December 11, 2005 [EBook #17281]
+[Date last updated: January 2, 2006]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES LOUPS DE PARIS ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
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+
+
+
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+
+LES LOUPS DE PARIS
+
+PAR
+
+JULES LERMINA (WILLIAM COBB)
+
+
+
+
+I
+
+LE CLUB DES MORTS
+
+
+
+
+PARIS
+E. DENTU, ÉDITEUR
+LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
+PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORLÉANS
+
+1876
+
+
+
+
+
+
+PROLOGUE
+
+LES GORGES D'OLLIOULES
+
+
+
+
+I
+
+LE JUGEMENT
+
+
+A l'heure où s'ouvre notre récit, c'est-à-dire dans la soirée du 15
+janvier 1822, un mouvement inaccoutumé régnait dans la rue Bonnefoi, où
+s'élèvent les bâtiments du Palais de Justice, à Toulon. Une foule
+compacte se pressait aux portes du tribunal, contenue par un fort
+détachement de gendarmes qui, le sabre au poing, repoussaient les
+curieux trop impatients.
+
+La ville de Toulon et le département du Var étaient sous le coup
+d'émotions à la fois graves et pénibles qui se traduisaient par une
+agitation toujours grandissante et dont l'accroissement pouvait fournir
+matière aux inquiétudes des gouvernants.
+
+Ce qu'attendaient les nombreux habitants groupés autour du Palais de
+Justice, c'était un arrêt auquel était suspendue la vie d'un homme.
+
+Il s'agissait d'une conspiration. On sait que l'année 1822 fut
+particulièrement féconde en tentatives de révoltes, dont le but avoué
+était de renverser les Bourbons, encore mal assis sur leur trône.
+
+On voyait surgir soudainement à l'est, à l'ouest, au nord, au sud, des
+hommes qui, sans pâlir devant le danger, affirmaient hautement leur foi
+politique, jusque sur les échafauds dressés à la hâte. C'était Caron,
+c'étaient les sergents de La Rochelle.
+
+Les mouvements, mal combinés, avortaient. La police, usant largement
+d'un odieux système de provocation, abusait de l'entraînement des
+conjurés, et choisissait d'avance ses victimes.
+
+Les magistrats frappaient les imprudents des peines les plus dures, et à
+Belfort, à Saumur, à La Rochelle, on n'entendait tomber de leurs lèvres
+que ces mots sinistres: «Condamnés à la peine de mort.»
+
+Au nombre de ces conspirations, l'une des moins connues est la tentative
+du capitaine Vallé, qui eut lieu à Marseille et dans le Var, au début de
+l'année 1822.
+
+Nous n'entrerons pas dans les détails de cette affaire, qui, d'ailleurs,
+resta à l'état de projet inexécuté et que la trahison arrêta dès ses
+débuts.
+
+Sur la dénonciation d'un des affidés de la Charbonnerie, les meneurs
+avaient été arrêtés avant toute exécution, et la cour d'assises, réunie
+extraordinairement à Toulon, avait traduit à sa barre les officiers
+désignés à la vengeance du gouvernement des Bourbons.
+
+Déjà, la veille, le capitaine Vallé avait été condamné à mort.
+Aujourd'hui, les juges avaient à statuer sur le sort de plusieurs de ses
+complices dont le nom avait été retrouvé sur une liste qu'il avait
+lacérée et jetée au vent lors de son arrestation, mais dont la police
+avait su retrouver et rapprocher les débris.
+
+Le principal accusé portait un nom bien connu dans le pays. Jacques de
+Costebelle appartenait à une des plus anciennes familles des environs
+d'Hyères, et les sympathies qu'il inspirait s'augmentaient encore de
+cette circonstance que, se dégageant des préjugés de sa caste, Jacques
+était connu pour un des apôtres les plus dévoués de la liberté.
+
+De plus, par une sorte de fatalité terrible, le président des assises
+était un des plus anciens amis de son père.
+
+M. de Mauvillers tenait entre ses mains la vie de celui qu'il avait été
+habitué à considérer en quelque façon comme son fils.
+
+Depuis la mort du marquis de Costebelle, Jacques avait presque
+constamment vécu au château d'Ollioules, qu'habitait le magistrat.
+Depuis deux années seulement, par suite de dissentiments politiques, une
+rupture avait eu lieu, et M. de Mauvillers avait interdit sa maison au
+fils de son ancien ami.
+
+Jacques, livré à lui-même, n'avait pas hésité à se consacrer tout entier
+à l'oeuvre de délivrance qu'il jugeait juste et bonne.
+
+A peine âgé de vingt-cinq ans, il avait au coeur le dévouement ardent,
+complet, profond, la religion du bien et l'acceptation du sacrifice.
+
+Tout à coup il s'était trouvé compromis dans l'affaire du capitaine
+Vallé, arrêté et jeté en prison.
+
+Lorsque cette douloureuse nouvelle avait été connue, il n'était pas un
+seul habitant d'Hyères et de Toulon qui ne fût convaincu que M. de
+Mauvillers se récuserait. Le marquis de Costebelle, attaché à d'antiques
+convictions, avait passé de longues années dans l'émigration, et c'était
+là qu'était née l'amitié, qui jusqu'aux derniers jours de sa vie,
+l'avait uni à M. de Mauvillers.
+
+Celui-ci aurait-il donc le courage, la cruauté de siéger, quand sur le
+banc des accusés se trouvait le fils de l'homme qui l'avait aimé, qui
+l'avait jadis aidé de son crédit et de sa fortune... car nul n'ignorait
+que M. de Costebelle, possesseur d'une des plus belles fortunes du pays,
+n'avait reculé devant aucun sacrifice pour sauver M. de Mauvillers de la
+ruine.
+
+L'étonnement avait donc été profond quand on avait appris que le
+magistrat avait pris place au fauteuil de la présidence.
+
+Avait-il donc quelque espoir de sauver l'accusé?
+
+On se faisait encore cette illusion. Et pourtant les plus avisés
+secouaient la tête: ils avaient compris que le fanatisme politique
+étouffe trop souvent les sentiments humains.
+
+Ceux qui connaissaient mieux M. de Mauvillers savaient que dans l'âme de
+cet homme il était un sentiment qui primait toutes les considérations,
+quelles qu'elles fussent: M. de Mauvillers était ambitieux; pour
+obtenir, pour conserver la faveur du souverain, il n'était pas de
+sacrifices, disons plus, de bassesses auxquelles il ne fût résigné
+d'avance. Que lui importait le souvenir de son bienfaiteur? Le mot
+d'ordre était venu des Tuileries. Hésiter, c'était désobéir, c'était se
+condamner à une disgrâce certaine. En haut lieu, on ne veut que des
+esclaves et les esclaves n'ont pas le droit de parler sentiment.
+
+M. de Mauvillers, insoucieux de la réprobation qu'il encourait, avait eu
+le triste courage de rester à son poste.
+
+Et l'audience se prolongeait.
+
+Et de cette foule anxieuse s'élevait un murmure sourd qui grandissait
+avec l'attente.
+
+Tout à coup il se fit une sorte de tumulte à la porte du Palais de
+Justice. Un officier parut, et de son épée adressa un signe au
+commandant de la gendarmerie. Les chevaux se cabrèrent et firent le vide
+autour d'eux. Un mot terrible, sinistre, courut dans les groupes. Les
+poitrines se serrèrent, des exclamations de colère et de désespoir se
+firent entendre.
+
+Jacques de Costebelle était condamné à mort.
+
+M. de Mauvillers avait bien mérité de ses maîtres.
+
+A ce moment, d'une maison qui s'élevait juste en face du Palais de
+Justice, une fenêtre s'était ouverte sans bruit. Elle était plongée dans
+l'obscurité et l'attention était trop vivement excitée ailleurs pour que
+cet incident fût remarqué.
+
+Une femme, enveloppée d'un manteau qui la cachait tout entière, la tête
+couverte d'un voile noir, s'était penchée sur la balustrade de fer, et,
+haletante, elle attendait.
+
+Les portes du Palais de Justice s'ouvrirent brusquement, et à la lueur
+des torches portées par des soldats, le condamné parut.
+
+Jacques était un jeune homme de haute taille, aux épaules vigoureuses;
+sous le reflet jaunâtre de la flamme, on voyait s'accuser nettement ses
+traits rudes, mais empreints d'une enthousiaste énergie. Il était tête
+nue; ses cheveux noirs, plantés bas, faisaient ressortir la fraîcheur de
+son front mat et poli.
+
+Le condamné allait être réintégré dans sa prison, en attendant
+l'exécution, déjà fixée au lendemain.
+
+Comme, pour se rendre à la Grosse-Tour, il fallait nécessairement
+traverser une partie de la ville, au milieu de la foule, un nouveau
+détachement de soldats avait été requis pour prêter main-forte aux
+gendarmes.
+
+Jacques, les mains liées, les jambes retenues par des entraves,
+attendait sur le perron du Palais de Justice le signal du départ.
+
+Tout à coup, il leva les yeux....
+
+La femme qui se trouvait à la fenêtre avait levé la main, et de cette
+main elle agitait un mouchoir....
+
+Le jeune homme tressaillit: un frémissement convulsif le secoua tout
+entier; mais, se contenant par un effort de volonté, il inclina deux
+fois la tête.
+
+--En marche! dit une voix.
+
+Absorbé dans ses pensées, l'oeil fixé sur cette fenêtre obscure que lui
+seul voyait, Jacques n'entendit pas.
+
+Une main se posa sur son épaule et le poussa rudement.
+
+Une sorte de rugissement s'échappa de la poitrine du jeune homme: il fit
+un mouvement comme pour s'élancer, mais soudain un sourire passa sur ses
+lèvres:
+
+--Allons! messieurs, dit-il, je vous suis.
+
+Et le sinistre cortège, éclairé par les torches fumeuses, s'ébranla dans
+la direction du port.
+
+Silencieuse et triste, la foule saluait.
+
+
+
+
+II
+
+PIERRE LE GEOLIER
+
+
+Les prisons étant encombrées, le condamné à mort avait été enfermé, pour
+plus de sûreté, dans un des cachots souterrains de la Grosse-Tour, à
+l'entrée de la petite rade.
+
+Le greffier du tribunal lui avait donné lecture de l'arrêt qui le
+condamnait à mort. L'exécution devait avoir lieu à sept heures du matin,
+sur l'esplanade de l'Arsenal.
+
+Cette formalité remplie, la lourde porte s'était refermée sur celui que
+la prétendue justice des hommes avait frappé.
+
+Jacques était seul.
+
+L'obscurité était profonde: on entendait au dehors le pas des
+sentinelles et leurs voix qui se répondaient au loin; la mer mêlait son
+écho lent et sourd au bruissement du vent dans les mâts qui craquaient.
+
+Jacques, debout, le dos appuyé contre la muraille fruste, restait
+immobile, la tête penchée sur sa poitrine. Il rêvait. Douloureuse
+méditation!
+
+Ainsi, tout était bien fini. A peine commencée, la vie s'arrêtait
+brusquement. On allait le tuer. De lui, plein de vitalité, d'énergie, on
+allait, dans quelques heures, faire un cadavre. Ce coeur qui battait à
+pulsations précipitées s'arrêterait tout à coup; sous ce front qui
+pensait se ferait la nuit et le néant.... Les deux mains du condamné se
+crispaient lentement l'une contre l'autre... et pourtant pas un soupir
+ne s'échappait de sa bouche. Et quiconque aurait pu voir son visage eût
+remarqué avec surprise que sur ses lèvres il y avait comme un
+sourire.... Ses yeux fixés sur les ténèbres semblaient revoir encore
+l'apparition qui tout à l'heure s'était dressée en face de lui.
+
+Mourir! La jeunesse a d'étranges incrédulités.
+
+Jacques savait qu'il était perdu, et pourtant il doutait encore... et
+comme si c'eût été un mot cabalistique, un nom vint sur ses lèvres:
+
+--Marie! Marie!...
+
+L'horloge de la grosse tour sonna.
+
+Il était dix heures. Encore neuf heures à vivre.
+
+A ce moment, Jacques entendit un pas s'approcher de son cachot. Une clef
+fut introduite dans l'énorme serrure, qui grinça, puis la lourde porte
+tourna sur ses gonds.
+
+Je ne sais quel espoir fou monta au cerveau de Jacques. Toutes ses
+énergies se concentrèrent dans son regard. Mais sa tête retomba
+tristement....
+
+C'était un geôlier, couvert d'un grand manteau qui tombait jusqu'à ses
+pieds, le front caché sous un bonnet de loutre qui ne laissait
+apercevoir que deux yeux creux, et une barbe épaisse encadrant de
+grosses lèvres.
+
+L'homme avait une lanterne à la main.
+
+--Que me voulez-vous? demanda brusquement Jacques. Ne puis-je du moins
+obtenir le repos?
+
+Sans répondre, le geôlier ferma la porte, puis s'approchant de Jacques,
+il souleva son bonnet, d'où s'échappa une chevelure hirsute, presque
+sauvage:
+
+--Monsieur de Costebelle, dit-il, me reconnaissez-vous?
+
+Jacques le regarda attentivement.
+
+--Pierre Lamalou! s'écria-t-il.
+
+--Oui, Pierre Lamalou, dit le geôlier, qui vous a vu tout petit, pas
+plus haut que ça, et qui est désespéré...
+
+--Mon brave, que veux-tu? c'est la guerre. Je suis le vaincu et je paye
+ma dette.... J'ai fait mon devoir, comme d'autres le feront après moi...
+
+--Oui, oui, je sais, fit l'homme en secouant tristement la tête. Ils
+disent comme ça que vous êtes un rebelle et qu'il faut faire un
+exemple.... Moi, je sais que vous êtes bon et que vous ne pouvez avoir
+voulu que le bien.
+
+--Mon ami, reprit Jacques, la sympathie d'un honnête homme comme toi
+sera ma meilleure et dernière consolation.
+
+--Attendez, fit Lamalou.
+
+Il se pencha vers la porte et parut écouter attentivement au dehors. On
+n'entendait aucun bruit.
+
+Puis, il se rapprocha de Jacques.
+
+--Voyez-vous, dit-il, j'ai pris un vilain métier; mais j'ai femme et
+enfants... deux enfants... faut vivre.... Je me suis bien souvent
+reproché d'avoir accepté cette place-là; mais aujourd'hui je suis bien
+heureux que la misère m'ait poussé ici.
+
+--Que veux-tu dire?
+
+--Vous disiez, monsieur Jacques, que les quelques mots que je vous ai
+dits seraient votre dernière consolation... Je ne crois pas ça, parce
+que je vous en apporte une autre.
+
+--Je ne te comprends pas....
+
+Lamalou écarta son manteau et prit à sa ceinture un papier soigneusement
+plié.
+
+--Une lettre! s'écria Jacques, en étendant la main.
+
+--Oui, une lettre.
+
+--Qui te l'a remise?
+
+--Une dame, que je crois jeune, quoique je n'aie pas vu sa figure. Elle
+se cachait sous un voile très-épais. Elle hésitait, la pauvre femme. Je
+voyais bien qu'elle voulait me dire quelque chose. Alors je me suis
+approché d'elle, et je lui ai dit tout bas: «Je connais M. de Costebelle
+depuis plus de vingt ans.» J'ai vu que ça lui faisait plaisir et que ça
+lui donnait confiance.... J'ai ajouté: «Si vous voulez que je lui dise
+quelque chose de votre part...»--«Non, a-t-elle fait, c'est une lettre.»
+Oh! je n'ai fait ni une ni deux, je l'ai prise, et la voilà. Maintenant
+ne perdez pas de temps, lisez vite, car si l'on nous surprenait....
+
+Jacques, immobile, tenait le billet entre ses mains. Tout son corps
+tremblait. Il semblait qu'il n'eût pas le courage de briser le cachet.
+Car cette lettre, c'était toute sa vie, tout son passé, tout ce qui
+avait été son bonheur et son espérance.
+
+--Allons! allons! monsieur Jacques, insista le geôlier.
+
+--Tu as raison, fit Jacques. Devant mes juges, j'avais plus de courage.
+
+Il déchira l'enveloppe.
+
+Lamalou avait levé la lanterne et l'éclairait.
+
+Mais à peine le jeune homme eut-il jeté les yeux sur le billet qu'il
+pâlit et jeta un cri.
+
+--Mon Dieu! mon Dieu! mais c'est horrible, cela!
+
+--Qu'y a-t-il, monsieur Jacques? Comment! est-ce que j'ai mal fait de me
+charger de la commission?
+
+Mais Jacques ne l'entendait plus. Il lisait, il dévorait les lignes
+rapidement tracées.
+
+Voici ce que contenait ce billet:
+
+«Mon ami, mon frère, je suis mourante de douleur et d'angoisse; vous
+êtes condamné! notre père a été impitoyable. Les larmes me suffoquent; à
+peine si je puis guider ma main, et cependant il faut que je vous
+dise.... Mon Dieu! en un pareil moment! Jacques, celle que vous aimez,
+celle qui s'est donnée à vous, Marie enfin.... Marie est mère! Les
+angoisses de ces horribles jours ont avancé le terme.... Elle est
+accourue vers moi, terrifiée, affolée... je l'ai cachée dans une cabane
+des gorges d'Ollioules... et hier elle a mis au monde un garçon.... Que
+faire?... Doit-elle avouer les liens qui l'unissent à vous?... elle le
+veut, et je crois que nulle force humaine ne pourra la retenir... et
+cependant c'est sa perte.... Notre père la chassera, la maudira... sa
+vengeance s'étendra sur le petit être innocent qui, hélas! sourit dans
+son berceau.... Jacques, à cette heure suprême, vous êtes le seul maître
+de la destinée de ma pauvre soeur.... Dictez-lui votre volonté. Oh! à
+vous, à vous seul elle obéira... exigez qu'elle cache la naissance de
+cet enfant... exigez qu'elle se sauve... dites-nous à qui nous devons
+confier notre cher trésor.... Oh! comme nous l'aimerons! Pauvre petit
+orphelin, du moins tu auras deux mères.... Je pleure... je ne puis plus
+écrire.... Tout ce que la plume ne peut expliquer vous le devinerez,
+vous le comprendrez!... Jacques, un mot, quelques lignes... arrachez
+Marie au désespoir... sauvez-la! Je ne veux pas qu'elle se perde, je ne
+veux pas qu'elle meure.... Écrivez, de grâce, écrivez...»
+
+La lettre était brusquement interrompue. Sans doute un incident avait
+empêché qu'elle fût continuée.
+
+Mais Jacques en savait assez.
+
+Hagard, les yeux grands ouverts comme ceux d'un fou, il froissait
+machinalement entre ses doigts cette lettre dont chaque mot lui
+torturait le coeur.
+
+Lamalou n'osait plus parler. Il devinait quelque épouvantable désespoir,
+auquel il lui était impossible de porter remède. De grosses larmes
+montaient à ses yeux et sa gorge était serrée comme dans un étau.
+
+Tout à coup Jacques se redressa.
+
+Ses deux mains se posèrent sur les épaules du geôlier. Il plongea dans
+ses yeux son regard franc et clair, qui étincelait:
+
+--Ami! lui dit-il, au nom de mon père, au nom de tous ceux que tu aimes,
+il faut que je sorte d'ici....
+
+Lamalou recula, stupéfait. Non, en vérité, il n'avait pas entendu cela.
+La bouche béante, il regardait Jacques. Évidemment il n'avait pas
+compris.
+
+--Pierre, reprit Jacques de sa voix mâle et vibrante, je te supplie de
+m'entendre. Vois-tu! la mort n'est rien... mais, cette nuit, il me faut
+ma liberté!
+
+L'homme put enfin articuler quelques mots.
+
+--Ah! monsieur de Costebelle, vous savez bien que c'est impossible...
+c'est de la folie.... La liberté! Ah! vous n'y songez pas... ne me
+demandez pas cela!
+
+--Pierre, continua Jacques, combien faut-il de temps pour aller aux
+gorges d'Ollioules?
+
+--Pour un bon marcheur, une heure et demie.
+
+--Autant pour le retour, trois heures. Il n'est pas encore onze
+heures.... Laisse-moi sortir d'ici, et avant quatre heures je serai de
+retour, et ils me trouveront là pour me tuer...
+
+--Tenez, monsieur Jacques, je ne puis vous comprendre. Ce que vous
+demandez est tellement insensé!... Comme si cela se pouvait!... Voyons!
+calmez vous! revenez à la raison...
+
+--Pierre, je veux ma liberté...
+
+--Demandez-moi ma vie... je vous la donnerai... mais autre chose...
+c'est impossible...
+
+--Pierre, il y a six ans de cela, un jour, un homme avait glissé de la
+falaise dans la mer... le flot hurlait, la tempête rugissait... l'homme
+était perdu... tenter de le sauver était une folie... cet homme était un
+vieillard... Pierre, c'était ton père!... Je me suis précipité à travers
+les vagues et j'ai sauvé ton père!... Pierre, l'as-tu donc oublié?...
+
+--Non! non! faisait le geôlier, qui frémissait.
+
+--Pierre, c'est ma mère qui a attaché au front de ta femme le bouquet
+des mariées...
+
+--C'est vrai!... c'est vrai!...
+
+--Pierre, tu m'as bercé dans tes bras... comme dans mes bras j'ai bercé
+ton premier enfant...
+
+--Oui.
+
+--Eh bien! au nom de tous ces souvenirs, au nom de ton père, de ton
+petit enfant qui me souriait et m'embrassait, donne-moi ces trois heures
+de liberté!
+
+Lamalou chancelait. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il
+s'appuyait au mur pour ne pas tomber.
+
+--Pierre, vois... je me mets à genoux devant toi... je te supplie... à
+mains jointes.... Pierre!
+
+Et Jacques, de ses deux bras, embrassait les genoux du geôlier.
+
+Tout à coup l'homme s'écria:
+
+--C'est ma vie que vous voulez, eh bien! prenez-la!
+
+--Enfin! fit Jacques en se redressant d'un bond.
+
+--Mais comment sortir d'ici? fit Pierre.
+
+--Ne peux-tu pas m'ouvrir les portes?
+
+--Moi! un pauvre porte-clefs.... Mais à deux pas d'ici les sentinelles
+s'empareraient de vous.... Comment passer au guichet d'entrée?
+
+--Mon Dieu! tout est perdu! s'écria Jacques en se tordant les mains.
+
+--Non! attendez! par ici....
+
+Le cachot dans lequel Jacques était enfermé prenait air et lumière par
+le soupirail donnant sur la rade. Un énorme barreau de fer, scellé dans
+le ciment, fermait la meurtrière.
+
+--Vous êtes bon nageur, fit Pierre. Je sais ça, puisque vous avez sauvé
+mon père. Vous allez vous jeter dans la rade.... Le seul danger, c'est
+que le bruit de votre chute soit entendu.... Mais je ne crois pas que ce
+péril-là soit grand....
+
+Jacques avait bondi vers le soupirail et secouait furieusement la barre
+de fer.
+
+--Laissez cela, dit Lamalou, qui, depuis qu'il avait pris sa résolution,
+avait recouvré tout son calme.
+
+Il écarta doucement Jacques.
+
+Puis, de ses doigts croisés, il enserra la barre de fer, s'arc-bouta sur
+les reins, les pieds rivés au sol; les veines de son front saillirent
+comme des cordes... on entendit un _han_! et du ciment brisé sortit la
+barre de fer tordue.
+
+--Allez maintenant, dit Pierre.
+
+Jacques se tourna vers lui.
+
+--Pierre, ce que tu fais est grand et noble. Merci! Quand quatre heures
+sonneront, je serai là, au bas de la tour.
+
+--Pourquoi faire? dit Pierre en haussant les épaules. Vous êtes sauvé,
+profitez-en tout à fait.
+
+--Et toi?
+
+--Oh! moi... ça ne compte pas.... Ce que j'en disais, c'était pour la
+femme et les petits...
+
+--Fuis avec moi...
+
+--Oh! ça! ce n'est pas possible!... Je ne peux pas quitter Toulon,
+voyez-vous! ni la femme non plus. Nous y avons vécu, nous y mourrons.
+
+--Si je ne revenais pas, tu serais perdu!
+
+--Bah! fit Pierre avec un sourire triste, changement de logis, ils me
+mettraient là-bas!
+
+Là-bas, c'était le bagne.
+
+Jacques frissonna.
+
+Il saisit la main de Pierre:
+
+--Tu m'as entendu, à quatre heures.
+
+--Comment! vous voulez...
+
+--Je veux tenir le serment que je t'ai fait.... Tu crois à ma parole?
+
+--Mais ce serait une folie.
+
+--Ce n'est jamais une folie que de faire son devoir.
+
+--Bah! partez toujours. Vous verrez après!...
+
+Et il se disait:
+
+--Quand il aura senti le grand air, du diable s'il se soucie du vieux
+Lamalou!
+
+Ce sentiment se lisait si nettement sur son visage, que Jacques,
+emporté par l'admiration, tant était simple ce désintéressement sublime,
+prit l'homme par la tête et l'embrassa.
+
+Puis il répéta:
+
+--A quatre heures....
+
+Pierre ne répondit plus; seulement il l'aida à passer par la meurtrière,
+qui était étroite.
+
+Un instant après, un bruit sec monta jusqu'au geôlier.
+
+Jacques était à l'eau.
+
+Lamalou écouta. L'éveil n'avait pas été donné.
+
+--Allons! mon pauvre Lamalou, murmura le geôlier, te voilà bien!...
+
+Et, sortant du cachot, il ferma carrément l'énorme serrure.
+
+
+
+
+III
+
+BISCARRE ET DIOULOUFAIT
+
+
+Les gorges d'Ollioules constituent en réalité une des plus admirables
+curiosités naturelles du midi de la France, si riche en merveilles.
+
+Entre le petit bourg du Bausset et la ville d'Ollioules, le voyageur
+rencontre tout à coup de gigantesques roches qui s'élèvent à pic à une
+hauteur énorme. Plus de ceps chargés de raisins, plus d'oliviers, plus
+de verdure. La pierre âpre, noirâtre, brune, se dresse comme une
+muraille infranchissable. Les anfractuosités de la roche se déchiquètent
+en dentelures bizarres, et quand le soleil couchant rougit le ciel, on
+dirait une frange bordée d'or rutilant.
+
+Par quel cataclysme cette masse colossale s'est-elle fendue dans toute
+sa hauteur, comme sous le choc d'une hache géante? Dans quelle
+convulsion géologique s'est opéré ce déchirement, qui ne laisse entre
+les deux murailles lisses qu'un étroit défilé, dans lequel parfois
+trois hommes ne pourraient passer de front?
+
+A l'époque où se passe cette première partie de notre récit, il était
+rare que quelque voyageur s'aventurât de ce côté. Aussi les gorges
+d'Ollioules avaient-elles un renom sinistre. Plus d'un malfaiteur
+trouvait un refuge dans les détours inexplorés de ce val d'enfer, comme
+on l'appelait encore dans le pays.
+
+Le lent travail de la nature avait creusé à travers les blocs des
+galeries étroites, multiples, s'entre-croisant et dont les diverses
+issues étaient souvent inconnues. La nuit, cette masse semblait cacher
+dans ses flancs tout un monde fantastique.
+
+Cette nuit-là surtout.
+
+Deux heures s'étaient écoulées depuis le moment où Lamalou avait aidé à
+l'évasion de Jacques.
+
+Le défilé d'Ollioules, plongé dans les ténèbres profondes, était muet et
+désert. Le vent sifflait, âpre et froid, et les saxifrages, secouant
+dans l'ombre leurs broussailles dénudées, ressemblaient à des gnomes
+bizarrement accroupis sur la roche.
+
+Tout à coup (il était environ une heure du matin), un bruit sourd,
+régulier, éveilla les échos des gorges.
+
+C'était le pas d'un homme, pas vigoureux, accentué.
+
+Qui donc pouvait s'aventurer à cette heure dans ce lieu maudit?
+
+Celui qui marchait semblait se hâter. Évidemment il connaissait
+admirablement les localités; car, après avoir franchi le premier
+passage, il se dirigea nettement vers la paroi de gauche des rochers.
+Là, il se baissa et toucha la pierre de ses mains.
+
+Sans doute ses doigts rencontrèrent ce qu'ils cherchaient, car il laissa
+échapper une exclamation satisfaite; puis il commença à gravir
+lentement le roc. Il s'était engagé sur une sorte de sentier à peine
+tracé et qu'il eût été difficile de reconnaître, même à la lumière du
+jour.
+
+Il montait, s'accrochant, pour aider son ascension, aux troncs chauves
+des pins.
+
+Au bout de cinq minutes, il s'arrêta.
+
+Il se trouvait environ à une hauteur de dix mètres. Ses mains palpèrent
+encore une fois la pierre avec précaution. Puis il se courba, et de ses
+lèvres s'échappa un son singulier.
+
+C'était une sorte d'ululation sourde et rauque à la fois, comme le
+hurlement contenu d'une bête fauve.
+
+Quelques instants s'écoulèrent, puis le même cri répondit.
+
+Cette fois, il semblait partir des profondeurs de la terre.
+
+Deux fois, ce cri--un signal, à n'en pas douter--fut échangé entre
+l'arrivant et un personnage invisible.
+
+Puis sur la crête du roc une ombre parut: elle descendit et s'approcha
+de l'autre.
+
+--Qui vive? demanda une voix.
+
+--Loup, répondit-on.
+
+--Est-ce toi, Biscarre?
+
+--C'est moi.
+
+Les deux hommes se réunirent, puis disparurent bientôt dans une
+anfractuosité en forme d'entonnoir. Là, se soutenant à la force des
+poignets, ils se laissèrent tomber dans une excavation en forme de
+caveau, et dans laquelle brûlait un feu de broussailles, dont la fumée
+était entraînée par un courant souterrain.
+
+--Diouloufait, allume la lanterne, dit l'arrivant qui avait répondu au
+nom de Biscarre.
+
+L'autre obéit.
+
+La physionomie de ces deux hommes, bien que différente, n'en portait pas
+moins un même cachet effrayant.
+
+Et sans même regarder leur visage, qui se fût trouvé subitement en face
+d'eux n'eût pu réprimer un frisson.
+
+Car tous deux portaient le costume des forçats.
+
+Biscarre était grand, bien proportionné, et même, sous les ignobles
+vêtements qui le couvraient, on devinait je ne sais quelle élégance
+native; ses mains sèches et nerveuses n'appartenaient point à un paysan.
+
+Il avait jeté à terre le bonnet vert qui cachait ses cheveux ras, de
+couleur rousse, et, à la lueur du foyer qui crépitait, son masque
+s'accentuait, avec ses traits fermes et anguleux, sa bouche aux lèvres
+épaisses et sensuelles.
+
+Le front était bas, les mâchoires proéminaient en avant: on eût dit la
+tête d'un fauve, d'un loup. Les dents blanches et aiguës apparaissaient
+dans un rictus ironique: les yeux, à pupilles jaunes et mobiles,
+complétaient la ressemblance de l'homme et de l'animal.
+
+Quant à Diouloufait, un seul mot peut suffire pour le dépeindre. C'était
+un colosse. Tout en lui était énorme. Les traits boursouflés n'avaient
+point pour ainsi dire de galbe propre: le nez épaté, les gros yeux, la
+bouche lippue et largement fendue, les oreilles rouges et s'écartant du
+crâne en conques disproportionnées, tout contribuait à donner, au
+premier coup d'oeil, la sensation de la brutalité poussée à ses
+dernières limites.
+
+--Tonnerre! s'écria Diouloufait, je ne t'attendais plus.... Voilà trois
+heures que tu devrais être ici....
+
+A cette apostrophe, un éclair de colère passa dans les yeux de Biscarre.
+Cependant, il se contint:
+
+--Une fois pour toutes, souviens-toi, Diouloufait, que tu es fait pour
+m'attendre et pour m'obéir...
+
+--Je le sais bien, fit le géant; mais enfin... il y a des bornes...
+
+--Non. Il n'y a d'autres bornes que celles que fixe ma volonté.
+
+L'accent de Biscarre était empreint d'une autorité si cassante, que
+jamais despote n'eût mieux rendu les nuances de l'absolutisme le plus
+complet.
+
+Et sans doute, le forçat avait le droit de parler ainsi, car après
+l'avoir considéré un instant comme s'il avait senti en lui quelques
+velléités de révolte, Diouloufait baissa les yeux et se tut.
+
+--Je n'ai pu m'évader qu'à minuit, reprit Biscarre, condescendant
+toutefois à donner cette explication. Nul ne s'est encore aperçu de ma
+disparition, car le canon n'a pas encore retenti; donc la nuit est à
+moi.
+
+--Oh! le canon, fit Diouloufait en riant bruyamment, ils l'ont bien tiré
+pour moi; je n'en suis pas moins bien tranquille ici.
+
+--A qui le dois-tu?
+
+--Parbleu! cette bêtise! à toi. Oh! tu es un malin, ça ne se discute
+pas, et les autres ont bien su ce qu'ils faisaient quand ils t'ont nommé
+chef des Loups. Tu as tout pour toi: de l'éducation, une tenue d'un chic
+parfait, et puis cette poigne....
+
+En considérant les énormes biceps de Diouloufait, on ne pouvait que
+s'étonner de ces derniers mots. Était-il possible que ce colosse pût
+éprouver de l'admiration pour la force de Biscarre, dont l'apparence,
+quoique assez vigoureuse, ne pouvait être comparée à la sienne?
+
+Cependant, l'accent de Diouloufait ne prêtait à aucune interprétation;
+il constatait franchement, sérieusement: c'était un simple hommage rendu
+à la vérité.
+
+Quoi qu'il en fût, Biscarre interrompit brusquement son complice:
+
+--Assez! fit-il, nous ne sommes pas ici pour énumérer nos qualités
+respectives. Demain, au point du jour, il faut que nous ayons quitté la
+France.
+
+--Bah! Alors mettons-nous en route tout de suite.
+
+--Non, car avant tout j'ai une petite affaire à terminer.
+
+Et il ricana méchamment.
+
+Aucune expression ne saurait rendre l'expression de basse et féroce
+cruauté qui crispait le masque de cet homme.
+
+--Une affaire? En suis-je?
+
+--Oui.
+
+--Et il faudra....
+
+Diouloufait fit un geste significatif.
+
+--Je ne le crois pas.
+
+--Et à gagner?
+
+--Rien aujourd'hui, mais plus tard, oh! plus tard, ajouta-t-il, tout à
+gagner!
+
+Il rit encore.
+
+--Alors une vraie opération? Ça me va!
+
+--Maintenant, réponds-moi: As-tu trouvé ce que je t'ai ordonné de
+chercher?
+
+--Quoi? la petite dame? Oh! ça n'a pas été bien malin.
+
+--Elle est près d'ici?
+
+--A cent mètres. La première petite maison au sortir de la gorge.
+
+--Maison isolée?
+
+--On y tuerait quelqu'un en plein jour.
+
+--Bien. Avec qui est cette dame?
+
+--Avec la Bertrade, une vieille paysanne.
+
+--Oui, je la connais; c'est bon. Personne de plus?
+
+--Elle a reçu une visite dans la journée.
+
+--Une autre dame?
+
+--Oui.
+
+--Regarde-moi en face, dit Biscarre.
+
+--Tiens! pourquoi donc? fit Diouloufait avec son rire niais. J'aime pas
+regarder tes yeux, ils me font peur.
+
+--C'est pour cela. Maintenant, réponds-moi: Tu n'as pas cherché à savoir
+quelles sont ces femmes?
+
+--Oh! ça! je peux le jurer!
+
+--C'est bien. Qu'as-tu remarqué?
+
+--Dame, que ce sont des femmes de la haute, voilà tout.
+
+--As-tu fait quelque supposition au sujet de leur séjour dans cette
+maison isolée?
+
+--Ah! ça! oui, j'en ai fait une.
+
+--Laquelle?
+
+--Ce n'est pas la peine de me regarder comme si tu allais me poignarder!
+Tu m'interroges, je réponds, et bien franchement encore.... J'ai
+supposé... on a le droit de supposer... que la plus jeune avait eu un
+malheur, et que, pour cacher les suites du malheur...
+
+--Assez! dit encore Biscarre.
+
+Il était livide.
+
+--Ecoute-moi: Si jamais un mot sort de ta bouche, si jamais tu commets
+une sottise quelconque, si tu fais, même en face de moi, une allusion à
+cette aventure, aussi vrai que je m'appelle Biscarre, roi des Loups, tu
+es un homme mort!
+
+Le géant parut mal à l'aise. Il paraît que cette menace avait un sens
+précis.
+
+--C'est convenu, balbutia-t-il, on se taira.
+
+--J'y compte. Maintenant suis-moi, et en route.
+
+--Où allons-nous?
+
+--A la maison isolée.
+
+--Bah! l'affaire, c'est ça?
+
+--Pas de questions.
+
+--Cependant, il faut que je sache ce que j'aurai à faire.
+
+--Presque rien. Tu es sûr que la jeune dame est seule avec la paysanne?
+
+--Oh! à cette heure-ci, tout ça dort; à moins que le mioche ne les
+tienne éveillées.
+
+--A mon signal, tu te jetteras sur la vieille.
+
+--Et qu'est-ce que je lui ferai? fit Diouloufait avec le mouvement de
+tordre le cou à un poulet.
+
+--Tu l'empêcheras de crier, de remuer.
+
+--Ça, c'est facile; mais faudra-t-il aller jusqu'au bout?
+
+--Comme tu voudras.
+
+--Bon.
+
+--J'ai besoin de rester seul avec la femme, j'ai à lui parler sans
+témoins.
+
+--Personne ne te gênera.
+
+--Dans une heure, nous aurons atteint une baie dans laquelle un canot
+nous attend, et quand, à l'aube, le canon de la citadelle annoncera
+l'évasion de Biscarre, nous serons loin.
+
+Un instant après, les deux hommes descendaient lentement la pente du roc
+et se dirigeaient du côté du Beausset.
+
+
+
+
+IV
+
+MATHILDE ET MARIE
+
+
+La maison à laquelle les deux forçats venaient de faire allusion se
+trouvait sur le coteau qui s'appuyait, à l'orient, sur la masse des rocs
+d'Ollioules.
+
+A vrai dire, cette bâtisse avait droit tout au plus au titre de
+chaumière, avec ses murs de pisé, son toit de paille, ses deux fenêtres
+étroites et incommodes, sa porte branlante et mal fermée.
+
+Et cependant c'était là que s'était réfugiée la fille cadette de M. de
+Mauvillers, de celui-là même qui venait de condamner à mort Jacques de
+Costebelle.
+
+Triste roman, que celui-là, et qui peut se résumer en quelques lignes.
+
+M. de Mauvillers était resté veuf de bonne heure avec ses deux filles,
+Mathilde et Marie.
+
+Absorbé par les soins de son ambition, il s'était peu préoccupé de
+l'éducation de ses enfants, estimant que le plus important serait, au
+jour venu, de les marier dans d'honorables conditions, ce qui
+signifiait, dans l'esprit de M. de Mauvillers, qu'elles devaient former
+des alliances utiles à ses propres projets.
+
+M. de Mauvillers rêvait le ministère, la pairie. Ses filles pouvaient
+l'aider à atteindre ce but. Coeur sec et intelligence quasi brutale, il
+n'avait jamais éprouvé le moindre sentiment d'affection vraie, et ses
+ennemis disaient à voix basse--car il était redouté--que sa femme était
+morte de chagrin.
+
+Il est des âmes aimantes que l'égoïsme tue plus sûrement que le poison.
+
+Mathilde et Marie s'étaient donc trouvées livrées à elles-mêmes. Leurs
+caractères s'étaient développés sans direction effective, sans contrôle
+efficace.
+
+M. de Mauvillers n'exigeait d'elles que le respect. Les banalités de
+l'amour paternel restaient pour lui lettre morte, temps perdu, vaines
+démonstrations. Qu'on se levât lorsqu'il entrait, qu'on s'inclinât sans
+un mot devant ses volontés quelles qu'elles fussent, rien de plus. Il se
+croyait père parce qu'il dominait.
+
+Ainsi que nous l'avons dit, il avait contracté vis-à-vis de M. de
+Costebelle les plus grandes obligations. Sa fortune personnelle,
+absolument compromise pendant l'émigration, avait été rétablie grâce au
+concours du père de Jacques, homme honnête et bon dans toute l'acception
+du mot, et qui avait conservé jusqu'à sa mort cette illusion que M. de
+Mauvillers était une âme stoïque et digne des temps anciens. Il n'avait
+pas deviné que la fidélité gardée par M. de Mauvillers à la cause des
+Bourbons, même lorsque l'empire offrait carrière à son ambition, n'avait
+pour motif réel que la prescience intuitive de la chute prochaine du
+colosse. Il est des temps où l'attente et la patience sont des
+habiletés.
+
+M. de Costebelle laissait en mourant deux fils: l'un, Frédéric, officier
+dans l'armée royale, et Jacques, âme d'artiste, vivace, exaltée, et qui
+ne semblait pétrie que pour la lutte.
+
+Jacques inquiétait M. de Costebelle. En vain il avait tenté de
+régulariser cette fougue, d'endiguer cette énergie. Mais sa sévérité
+paternelle se brisait bientôt, devant les brillantes qualités de ce
+coeur chaud et enthousiaste.
+
+Cependant, à son lit de mort, M. de Costebelle avait supplié son ami de
+Mauvillers de veiller sur ce fils bien-aimé. Il espérait que la froide
+raison du magistrat parviendrait à calmer cette excitabilité presque
+maladive.
+
+M. de Mauvillers promit.
+
+Et voici comment il tint sa promesse.
+
+Reconnaissant à Jacques un véritable talent d'orateur, et comprenant
+que, bien dirigé, il lui serait possible de parvenir, soit par le
+barreau, soit par la magistrature, à de hautes destinées, M. de
+Mauvillers éprouva une jalousie haineuse, et ne tenta rien pour
+satisfaire aux voeux de son ami mort.
+
+Jacques eut toute liberté de penser, d'agir, d'aller là où
+l'entraînerait son imagination.
+
+Seulement, lorsque Jacques s'enthousiasma par les idées nouvelles, se
+réchauffa à cette lueur révolutionnaire qui semblait jaillir à nouveau
+du foyer de 89, M. de Mauvillers le mit à la porte.
+
+On sait le reste.
+
+Mais Jacques n'avait pas impunément passé vingt ans de son existence
+auprès des deux jeunes filles.
+
+Mathilde était de caractère calme et froid. Non qu'à l'exemple de son
+père elle niât ou ignorât ce qu'étaient le beau et l'idéal. Mais elle
+avait hérité de sa mère la passivité, presque la défiance d'elle-même et
+des autres. Elle adorait sa soeur et se fût sacrifiée pour elle; mais
+elle renfermait ses sentiments dans son coeur, restant toujours affable,
+d'humeur égale et douce, réprimant, sans raisonner, bien entendu, tout
+élan, toute expansion.
+
+Marie était tout autre: c'était l'enfant avec toutes ses naïvetés, ses
+joies sans motif ou ses petites colères mutines. Elle riait à la vie, à
+l'avenir comme si elle avait couru à une fête. Elle aimait à parler, à
+ouvrir son âme à toutes les effluves; tout lui était plaisir; sa charité
+gracieuse doublait le prix de l'aumône. Quand elle passait dans le pays,
+on disait: Voilà le soleil d'Ollioules!
+
+Et c'était, en vérité, comme un rayonnement de joie, de bonté et de
+charme.
+
+Que de fois, courant avec Jacques à travers les prairies ou les bois
+d'oliviers, elle avait écouté avec ravissement la voix des oiseaux,
+chantant leurs hymnes de joie! Alors elle le prenait par la main et lui
+disait:
+
+--Tout est beau! tout est bon!
+
+L'amour vint. Tout autre que M. de Mauvillers l'eût prévu. Lui, ne vit
+rien. Il chassa le fils de son bienfaiteur, comme il eût fait d'un
+laquais. Marie voulut prendre sa défense, M. de Mauvillers l'arrêta d'un
+seul mot. Il _voulait_, cela devait suffire.
+
+Ces rigidités irraisonnées amènent la révolte. Marie feignit de se
+soumettre. Et la contrainte qu'elle s'imposa ne fit que développer le
+sentiment qui germait encore ignoré en elle.
+
+Sa soeur comprit, mais trop tard. Mathilde pouvait-elle prévoir la
+faute, ignorant elle-même ce qu'était l'amour...?
+
+Un jour, Marie lui avoua qu'elle aimait Jacques, et qu'elle était aimée
+de lui. Elle ne se repentait pas. Jacques était si bon, si honnête, si
+aimant! Pourquoi ne l'aimerait-elle pas? Il était certain que le mariage
+aurait lieu. Il suffisait que M. de Mauvillers se réconciliât avec lui.
+Et, le temps marchait; et Jacques, fou d'amour, fou de jeunesse, ne
+sentait pas qu'il marchait à sa perte. Ses idées, ses convictions,
+étaient pour lui une religion; il était convaincu du triomphe prochain.
+Tout lui semblait beau, lumineux, rayonnant.
+
+Vint le réveil....
+
+Jacques était arrêté, Marie allait devenir mère.
+
+M. de Mauvillers était implacable. Le fils du marquis de Costebelle
+n'était plus qu'un ennemi politique. Il était condamné d'avance.
+
+Mathilde fut admirable de dévouement. Elle eut le courage d'aller avouer
+la vérité à une vieille parente qui habitait Aix, la suppliant de
+l'aider à sauver la coupable. Madame de Sorlis, c'était son nom, y
+consentit, et, grâce à un stratagème, Marie put aller passer chez elle
+les derniers mois de sa grossesse.
+
+M. de Mauvillers avait en vérité bien d'autres soucis en tête.
+
+Puis voilà que Marie avait appris les inquiétantes péripéties de
+l'instruction dirigée contre Jacques. Jusqu'alors elle avait eu
+confiance. M. de Mauvillers ne pouvait oublier le passé à ce point: le
+fils du marquis devait lui être sacré!
+
+Pauvre enfant, qui ne croyait pas au mal et qui s'était perdue avec
+l'insouciance des rêveurs!
+
+Enfin, le jour se fit dans son cerveau. Une vision horrible apparut
+devant ses yeux... le tribunal, la condamnation... l'échafaud!
+
+Alors, folle de terreur, s'arrachant aux bras de madame de Sorlis, qui
+voulait en vain la retenir, elle était revenue vers sa soeur, en lui
+criant:
+
+--Sauve-nous!
+
+Et maintenant, dans cette soirée sinistre où l'arrêt de mort tombait des
+lèvres de M. de Mauvillers, elle était là, dans cette masure, étendue
+sans force sur son lit de douleur, à demi folle, attendant sa soeur, qui
+était allée à Toulon pour connaître l'issue du procès.... Sa soeur, qui
+savait tout et qui ne revenait pas....
+
+La femme qui la soignait était sa nourrice.
+
+Nous le savons; on l'appelait Bertrade.
+
+La pauvre femme pleurait sur celle qu'elle appelait encore sa fille,
+comme au temps où elle la nourrissait de son lait.
+
+Elle regardait ce visage pâli, ces yeux creusés par les larmes et la
+souffrance, et elle berçait machinalement le petit enfant qui dormait
+dans son berceau.
+
+Puis, il y avait plusieurs nuits qu'elle veillait, elle s'était
+assoupie....
+
+Marie était restée seule dans ce silence, seule avec ses épouvantables
+angoisses. Ses lèvres répétaient incessamment un nom:
+
+--Jacques! Jacques!...
+
+Ses yeux ne quittaient pas l'horloge de bois suspendue au mur et dont le
+balancier tintait monotone derrière les poids de fer.
+
+Il était minuit et demi....
+
+Tout à coup Marie tressaillit, et d'un effort elle se dressa à demi, se
+soutenant sur ses poignets. Était-ce donc une illusion? Elle croyait
+avoir entendu du bruit au dehors!...
+
+Si c'était Mathilde!...
+
+Elle revenait. Tout était fini. Etait-il condamné? Qui sait? Peut-être
+M. de Mauvillers...
+
+--Bertrade! Bertrade! cria-t-elle.
+
+La nourrice se réveilla en sursaut.
+
+--A la porte... cours... vite.... Quelqu'un!...
+
+Bertrade se hâta d'obéir.... La porte tourna en grinçant sur ses gonds
+rouillés....
+
+Et deux cris retentirent:
+
+--Marie!
+
+--Jacques!...
+
+Et la pauvre enfant, folle de joie, éperdue, à demi mourante, se laissa
+tomber dans les bras de celui qu'elle croyait à jamais perdu...
+
+
+
+
+V
+
+LE SERMENT D'UNE MÈRE
+
+
+--Toi, mon Jacques! répétait Marie qui sanglotait.
+
+Elle l'avait doucement écarté d'elle, et le regardait de ses grands yeux
+rayonnants d'une joie indicible.
+
+La vieille Bertrade s'était laissée tomber sur les genoux, et portait à
+ses lèvres le vêtement du jeune homme.
+
+Jacques sentait les larmes monter à ses paupières; il ne pouvait parler,
+tant l'émotion le tenait serré à la gorge.
+
+En vérité, c'était une épouvantable situation.
+
+Il comprenait quel espoir, mieux, quelle certitude s'imposait à celle
+qui lui appartenait. Elle le voyait, donc elle le croyait à jamais
+sauvé.
+
+Et pourtant, il était perdu: quand le jour se lèverait, il tomberait
+sanglant sous les balles des exécuteurs.
+
+S'il était accouru vers Marie, c'était pour obéir à l'appel que Mathilde
+lui avait adressé.
+
+Il voulait lui crier:
+
+--Je veux que tu vives, je veux que tu caches à ton père notre faute
+commune. Par prudence pour toi-même, pour notre enfant, il le faut, je
+te supplie de m'obéir.
+
+Il n'avait pas songé à cette illusion sinistre que lui donnait sa
+présence. Pouvait-elle deviner, elle, qu'il eût obtenu de ses geôliers
+quelques heures de liberté?... et surtout qu'il eût donné sa parole
+d'honneur en garantie de son retour, quand ce retour, c'était la mort?
+Il restait là, immobile sous son regard, muet.
+
+Parler, c'était la tuer.
+
+La joie folle qui lui remplissait le coeur ne pouvait être sans danger
+immédiat pour sa vie, transformée tout à coup en cette horrible
+angoisse.
+
+--Jacques, dit-elle enfin, de sa voix si douce, tu n'as pas encore
+embrassé notre enfant.
+
+Elle fit un signe à la vieille nourrice, qui souleva l'enfant dans ses
+bras.
+
+Marie le prit et approcha son front des lèvres de Jacques.
+
+L'enfant!...
+
+A sa vue, Jacques éprouva une telle douleur qu'il eut peine à réprimer
+un cri.
+
+Oh! comme il l'embrassa pour mieux cacher la poignante étreinte qui lui
+brisait le coeur!
+
+--Tu l'aimeras bien, disait Marie. Sais-tu, il est très-fort. Je
+l'appellerai Jacques comme toi. Oh! maintenant que tu es là, je ne
+crains plus rien, je suis heureuse.
+
+Heureuse! ce mot tombait sur le cerveau de Jacques comme un coup de
+massue.
+
+Tandis qu'elle parlait, tandis qu'il soutenait l'enfant en le serrant
+doucement contre sa poitrine, il regardait Marie.
+
+Sa pâleur avait disparu: les teintes de la vie étaient remontées à ses
+joues. Sous le bonnet de dentelle blanche qui serrait son front, ses
+cheveux blonds s'échappaient en boucles mutines. Ses grands yeux bleus
+rayonnaient d'une indicible émotion.
+
+--Tu ne me parles pas, continuait-elle. Et pourtant tu as tant de choses
+à me dire. Il faudra que tu me racontes tout. Qui t'a sauvé? c'est notre
+père, n'est-ce pas? Vois-tu, nous avons été injustes envers lui. Il n'a
+pu frapper le fils d'un ancien ami.
+
+--Marie!
+
+Le malheureux se sentait trembler tout entier. Il eût voulu arrêter sur
+les lèvres de la jeune femme ces paroles qui le torturaient.
+
+Elle ne comprenait pas et continuait:
+
+--Vois-tu, j'ai toujours confiance en lui, malgré sa sévérité apparente.
+Aussi, maintenant, nous ne devons plus avoir de secrets pour lui. Nous
+lui dirons tout. Je sais que l'aveu te coûterait trop; c'est moi qui
+aurai ce courage. Il nous pardonnera, j'en ai la conviction. Alors,
+quelle joie! Je serai ta femme devant les hommes, comme déjà je suis
+unie à toi devant Dieu.
+
+Jacques poussa un cri. Il chancelait.
+
+--Jacques! Jacques! qu'as-tu donc? Pourquoi ne me réponds-tu pas?
+
+--Marie! il faut t'armer de courage...
+
+--Du courage? et pourquoi? Quel nouveau malheur nous menace?
+
+Jacques ne répondait pas.
+
+Il parlait de courage, et lui-même se sentait lâche.
+
+Marie lui avait saisi les mains.
+
+--Je t'en supplie, ne me laisse pas dans cette incertitude... J'ai tant
+souffert, depuis que tu étais là-bas, dans cette horrible prison.... Ah!
+je le sens... je n'ai plus de force pour souffrir.... Si l'espérance, à
+peine retrouvée, devait être perdue tout à coup.... Jacques, je sens que
+j'en mourrais...
+
+--Mourir! Est-ce que tu as le droit de mourir, toi? Tu oublies donc
+notre enfant...
+
+--Notre enfant!
+
+Elle l'attira à elle et le couvrit de baisers.
+
+--C'est vrai! et puis, pourquoi parler de mort... puisque tu es là...
+puisque nous sommes à jamais réunis!
+
+L'horloge de bois sonna deux heures.
+
+Il n'y avait plus à hésiter. Jacques ne pouvait rester une minute de
+plus. Il y avait là-bas un honnête homme qui avait risqué sa vie pour
+lui, et qui l'attendait dans de mortelles angoisses, lui qui avait aussi
+une femme et des enfants.
+
+Jacques se raidit contre sa propre faiblesse.
+
+--Marie, dit-il tout à coup, il faut que tu m'entendes... car tu ne sais
+pas tout...
+
+--Jacques, tu me fais peur!...
+
+--Ma bien-aimée, ma femme, il faut que je te quitte...
+
+--Me quitter! non! non! je ne le veux pas.... A ton tour, je te dis que
+tu n'en as pas le droit... ne m'abandonne pas, au nom de notre enfant...
+
+--Il le faut pourtant, reprit Jacques d'une voix grave.
+
+Il y eut un silence. Il rassemblait tout son courage.
+
+--Mais, du moins, s'écria Marie, tu es sauvé! n'est-il pas vrai?...
+
+--Oui, proféra le jeune homme avec effort.
+
+Il devait mentir. Son parti était pris.
+
+--Eh bien! je t'écoute, maintenant que je ne crains plus pour ta vie....
+
+--Marie, quoi que je te demande, jure-moi de m'obéir...
+
+--N'es-tu pas mon époux, le maître de ma vie?...
+
+--Voici toute la vérité... Marie! j'ai été condamné!...
+
+--Toi! mon Dieu!... Ah! les hommes sont sans pitié!
+
+Il eut un sourire attristé.
+
+--Ne parle pas ainsi, ma douce Marie: il est des âmes généreuses et
+bonnes....
+
+Elle l'interrompit.
+
+--Mais, puisque tu es condamné, comment te trouves-tu ici, près de moi?
+
+Jacques hésita.
+
+--Je me suis évadé, dit-il enfin.
+
+--Évadé! Alors, tu es en danger... tu peux être arrêté de nouveau....
+Mon Dieu! mais c'est à désespérer... il faut se hâter de fuir... tu ne
+peux risquer de retomber entre les mains de tes ennemis.
+
+Elle lui tendit la main.
+
+--Je comprends tout. Alors que tu pouvais gagner la mer, tu as voulu me
+revoir.... Ah! merci pour cette pensée!... Dis-moi... toutes tes
+précautions sont prises?...
+
+--Oui! oui!...
+
+--Tes amis t'attendent, n'est-ce pas?
+
+--C'est cela... en quelques heures j'aurai atteint le rivage... et là,
+je suis sauvé...
+
+--Et moi qui ne comprenais pas, quand tu me parlais de t'abandonner....
+Ah! je me reproche de t'avoir retenu si longtemps. Tu vas gagner
+l'Italie, n'est-ce pas?... Dès que tu seras en sûreté, tu m'écriras...
+et j'irai te rejoindre avec notre cher enfant.... C'est bien cela,
+n'est-il pas vrai?...
+
+--Oui! l'Italie!...
+
+Jacques, livide, balbutiait. Mais elle ne devinait rien.
+
+--Va, va, mon Jacques. Je t'appartiens, je suis ta femme... quand tu
+m'appelleras, j'accourrai auprès de toi... et, réunis pour toujours,
+nous oublierons ces jours de malheur.
+
+--Ecoute-moi encore, dit Jacques, et surtout ne t'effraie pas. Je vais
+fuir, et tu ne peux ignorer qu'un semblable départ me force à courir
+quelque danger...
+
+--Je le sais, mais j'ai confiance!
+
+--Moi aussi, j'ai foi en l'avenir... cependant, j'ai dû prendre une
+précaution...
+
+--Laquelle? Dis vite; car, en vérité, il me tarde maintenant que tu sois
+loin d'ici....
+
+Jacques tira de sa poitrine un pli cacheté:
+
+--Je te le répète, je suis persuadé qu'il ne m'arrivera aucun
+accident... pourtant j'ai écrit ce testament...
+
+--Un testament! oh! ne prononce pas ce mot!
+
+--Il faut conserver sa force en face du danger. C'est pour notre petit
+Jacques que j'ai dû songer à tout.... Si, par hasard, par un de ces
+événements que rien ne peut faire prévoir, il survenait, pendant ma
+fuite, quelque obstacle, ce testament reconnaît les droits de notre
+enfant à mon nom et à ma fortune.... Je sais que cette reconnaissance
+est irrégulière; cependant, en des circonstances aussi graves, elle a
+force spéciale. Garde ce précieux document, ma femme bien-aimée... et
+s'il devenait nécessaire de le produire au grand jour, n'hésite pas....
+
+Elle voulut parler, il l'interrompit d'un geste:
+
+--Ce n'est pas tout, ajouta-t-il. Il m'en coûte de détruire dans l'âme
+d'une fille respectueuse les dernières illusions qu'elle peut encore
+conserver.... Mais il faut que tu le saches, c'est des lèvres de M. de
+Mauvillers qu'est tombé l'arrêt de ma condamnation.
+
+--C'est horrible! murmura Marie.
+
+--M. de Mauvillers a obéi à sa conscience. Il ne m'appartient pas de le
+blâmer. Il a frappé en moi un ennemi de tout ce qui lui est sacré,
+c'était son droit. Mais qui sait si cette animosité ne s'étendrait pas
+sur notre enfant?...
+
+--Non! c'est impossible!
+
+--Qui sait? te dis-je. Jure-moi d'être prudente, de ne pas trahir notre
+secret.
+
+--Mais puisque je dois aller bientôt te rejoindre?
+
+--Cette raison même doit t'engager au silence. J'espère, grâce à des
+amis puissants et dévoués, obtenir bientôt le retour dans la patrie. Si
+M. de Mauvillers connaissait les liens qui nous unissent, peut-être sa
+colère me serait-elle nuisible.
+
+--Tu as raison! Je te comprends.
+
+--Tu te tairas. Tu me le jures...
+
+--Jusqu'au jour où tu m'auras donné le droit de parler, je te promets de
+garder notre secret enseveli dans mon âme.
+
+--Merci!... mais mon absence peut se prolonger... pendant quelques
+semaines... quelques mois.... Jure-moi de ne pas parler, quoi qu'il
+arrive, avant qu'une année entière ne se soit écoulée...
+
+--Une année! mais tu me fais frémir...
+
+--Jure... je t'en supplie....
+
+Marie fixa sur lui un long regard, comme si elle eût cherché à lire dans
+son coeur.
+
+Il eut la force de lui sourire.
+
+--Je te le jure, dit-elle, quoi qu'il arrive, pas un mot ne s'échappera
+de mes lèvres... avant une année.
+
+Il se pencha vers elle et la pressa dans ses bras. Puis, il prit
+doucement l'enfant et l'embrassa.
+
+--Adieu! dit-il.
+
+--Ne prononce pas ce mot! s'écria mademoiselle de Mauvillers, au revoir!
+
+--Au revoir! s'écria Jacques.
+
+Et, fou de douleur, il s'élança dehors.
+
+--Mon Dieu! murmura Marie, protégez-le! car s'il meurt, je mourrai....
+
+Elle attira l'enfant contre son sein.
+
+La pauvre petite créature se prit à pleurer.
+
+Le cri vagissant traversa le coeur de la mère dont la tête pâle retomba
+sur son oreiller.
+
+--Oh! j'ai peur! fit-elle d'une voix à peine perceptible.
+
+Immobile, les bras croisés sur sa poitrine, elle semblait être morte.
+C'est qu'une effrayante angoisse la torturait jusqu'aux fibres les plus
+profondes de son être....
+
+Tant que Jacques avait été devant elle, avec son énergie, tant qu'elle
+avait pu considérer cette tête mâle et fière, elle avait gardé son
+courage....
+
+Maintenant, il lui semblait qu'elle avait eu tort de le laisser
+partir.... S'il n'avait pas tout dit, si le danger était plus terrible
+qu'elle ne le supposait....
+
+Et toujours le balancier de l'horloge battait monotone comme les
+pulsations d'une veine.
+
+Les minutes passaient....
+
+Et à mesure que marchait l'aiguille, la fièvre montait au cerveau de la
+pauvre femme....
+
+Tout à coup, des profondeurs du val d'Ollioules, un coup de feu
+éclata... répercuté par les roches et roulant jusqu'à la masure.
+
+--Bertrade! Bertrade! cria Marie.
+
+Et comme la nourrice accourait vers elle, elle étendit les bras en
+avant, puis retomba inerte....
+
+Que se passait-il donc? Et quelle signification terrible avait cet écho
+de mort?
+
+
+
+
+VI
+
+LE MEURTRE
+
+
+Nous avons laissé Biscarre et Diouloufait au moment où ils quittaient la
+tanière creusée dans les rocs d'Ollioules.
+
+Sans s'expliquer davantage, Biscarre avait désigné la maison
+isolée--c'est-à-dire la chaumière de Bertrade--comme le but de leur
+excursion criminelle.
+
+La gorge était étroite. Ils marchaient silencieusement entre les
+murailles à pic qui se dressaient comme d'énormes fantômes noirs.
+
+Biscarre allait en avant, Diouloufait mesurant son pas sur le sien.
+
+Nous saurons tout à l'heure ce qu'était Biscarre. Mais d'où venait ce
+Diouloufait, vigoureuse nature taillée en pleine chair et qui,
+cependant, dans sa brutalité, n'avait pas la physionomie froidement
+cruelle, féroce même, de son compagnon, de son maître?
+
+Diouloufait était pêcheur, fils de pêcheur. Quand il était jeune, il se
+jetait à travers les dangers de la mer avec l'insouciance des enfants.
+Son père était un bon et robuste travailleur à qui le repos était
+inconnu.
+
+Dès l'aube, on le voyait au bord de la Méditerranée examinant ses
+filets, les raccommodant lorsque la vague les avait déchirés.
+
+Bartholomé, son fils, était auprès de lui, impatient, ne comprenant,
+dans ces excursions quotidiennes, que le plaisir d'entendre le vent
+siffler et de voir le flot bondir. Il tirait son père par sa vareuse de
+laine, et de ses grands yeux glauques, le regardait en lui disant:
+
+--Dépêchons-nous, père.
+
+Celui-ci passait sa main rude sur la tête velue de l'enfant, et
+répétait, adoucissant sa voix rauque:
+
+--Tout à l'heure!
+
+Puis ils partaient. La barque, lancée, sautait sur les vagues qui la
+secouaient comme un jouet.
+
+Le père était pensif, sachant quel était le danger, songeant à la mère,
+qui attendait et le mari et le fils, et aussi le prix de la pêche.
+
+Bartholomé, assis sur les cordages, riait aux coups de lame. Insouciance
+du danger, ignorance du travail. Cet enfant était solide, carré des
+épaules avec des bras énormes pour son âge. Le père ne voulait pas qu'il
+lançât les lourds filets. Il lui plaisait de travailler seul pour la
+famille.
+
+On vivait mal, d'ailleurs. La concurrence était grande et le salaire peu
+élevé. Le père Diouloufait ne se plaignait pas. Moins de répit, plus de
+travail: il acceptait cela comme juste et nécessaire.
+
+Un jour,--Bartholomé avait alors douze ans,--ils partirent. Le ciel
+était noir, et sur la mer c'était un brouillard tellement épais qu'on ne
+distinguait pas la crête blanche des vagues.
+
+Le père Diouloufait n'avait pas voulu renoncer à la pêche, d'autant plus
+que le lendemain était jour de fête et que la vente promettait d'être
+bonne.
+
+En vue de l'île du Grand-Ribaud, qui n'est séparée de Porquerolles que
+par un détroit large de quelque dix mètres,--ce qu'on appelle dans le
+pays une rue de mer,--la barque fut prise en flanc par une énorme lame
+qui la jeta contre le roc.
+
+On entendit un craquement sinistre.
+
+Puis la barque s'enfonça et disparut.
+
+Une tache noire resta sur le flot. Cette tache était double. C'était le
+père Diouloufait qui avait saisi l'enfant par la ceinture et qui
+nageait, le soutenant à fleur d'eau.
+
+Lutter contre la mer est horrible. Mais ici, la mer n'était pas seule.
+Elle se doublait de la nuit. La brume s'alourdissait, toujours plus
+épaisse, sur cet homme qui combattait plus encore pour la vie de son
+fils que pour la sienne propre.
+
+Et plus encore pour la mère qui, là-bas, toute seule, dans sa masure
+battue par le vent, pleurait en écoutant les hurlements de la tourmente.
+
+Bartholomé avait peur. Seulement, sentant contre ses côtés la main de
+son père, il se rassurait un peu et s'aidait même autant qu'il le
+pouvait.
+
+L'autre--presque un vieillard--haletait de fatigue et de désespoir. Il
+n'avait pas cherché à atteindre l'île. Il avait senti le courant se
+heurter à sa poitrine et avait deviné la mort certaine.
+
+Donc, il avait tendu vers la rive.
+
+Et chose épouvantable, il faisait cela sans espoir.
+
+Il se savait robuste, cela est vrai. Mais aussi il connaissait la
+distance, et, dans son cerveau surgissait sans cesse cette pensée que
+cette distance était infranchissable.
+
+Martyrs de la mer! qui pourra jamais analyser les effroyables tortures
+qui vous étreignent!
+
+Il se savait perdu quand même, et il nageait. Son bras, lancé comme un
+levier de fer, fendait le flot qui résistait. Il allait cependant. Il
+sentait qu'il gagnait du terrain.
+
+Mais déjà ses muscles se raidissaient: il y avait dans ses mouvements un
+automatisme qui présageait la lassitude décisive.
+
+Cela dura longtemps. Et cependant le père Diouloufait ne coulait pas.
+Non, il semblait que sa volonté eût un but fixe, au bout duquel elle dût
+se briser. Ce fut ce qui arriva.
+
+Il vit la rive, aperçut dans le lointain les lumières qui éclairaient
+les huttes des pêcheurs... la sienne peut-être....
+
+Il réunit toutes ses forces, se lança encore.
+
+L'enfant cria:
+
+--Père! La terre! la terre!...
+
+Alors, comme si c'eût été un signal attendu, le père ouvrit ses doigts
+crispés à la ceinture de son fils, poussa une sorte de râle... et,
+debout, à pic, tomba dans le gouffre, qui se referma sur lui....
+
+L'enfant, sauvé, se traîna jusqu'à la masure.
+
+Quand la mère le vit seul, elle eut un mouvement de rage. Elle aimait
+Diouloufait, si rude et si bon! Elle prit son enfant dans ses bras, le
+serra avec force contre sa poitrine, et, montrant le poing au ciel, elle
+cria:
+
+--Il faut le venger!
+
+--De qui?
+
+--De tout le monde.
+
+Ce qu'elle voyait, cette femme, c'est que la misère avait tué son mari,
+et que cette misère était l'oeuvre de la société. Elle ne raisonnait
+pas. Elle était folle, folle de haine et de désespoir.
+
+De fait, on disait dans le pays que cette catastrophe avait troublé sa
+raison. Tout semblait le prouver. Dès le lendemain de la mort de son
+mari, elle vendit la barque, les engins de pêche et jusqu'à la masure
+que le pauvre homme avait construite de ses propres mains.
+
+Puis elle se mit à errer dans le pays, mendiant, traînant par la main le
+petit Bartholomé, qui ne comprenait rien à ce changement d'existence et
+regrettait la mer.
+
+De la mendicité au vol, la distance est courte.
+
+Bientôt, la veuve Diouloufait devint la terreur de ses voisins.
+
+Cependant, comme ils étaient bons et qu'ils la plaignaient d'être seule
+et malheureuse, ils se contentaient de se barricader chez eux, de cacher
+les quelques sous péniblement gagnés, de veiller sur leurs poulaillers.
+
+Mais la Dioulou--comme on l'appelait--ne se rebuta pas.
+
+En vain, on lui offrait de tous côtés l'hospitalité et un morceau de
+pain; en vain, on lui répétait qu'il fallait apprendre un état à
+Bartholomé, et on s'offrait même à le prendre pour rien en
+apprentissage.
+
+Elle répondait par un ricanement et reprenait sa course vagabonde,
+étendant sans cesse le cercle de ses tentatives criminelles.
+
+Une nuit, elle tenta de franchir le mur d'un jardin appartenant à un
+nouveau venu dans le pays. L'homme ne la reconnut pas, prit son fusil et
+tira.
+
+La femme tomba frappée d'une balle en plein corps.
+
+Bartholomé resta seul: pour lui ce fut le dernier coup. Cette haine de
+tous, que sa mère s'était efforcée de lui inculquer, ne fit que grandir
+et se développer.
+
+Vinrent les mauvaises connaissances.
+
+Il s'adjoignit bientôt à une bande qui dévastait les environs. A seize
+ans, il fut pris et condamné aux travaux forcés.
+
+Ce fut au bagne de Toulon qu'il dut subir sa peine. Il en avait pour dix
+ans.
+
+Dès la première année, il tenta de s'évader. Mais le coup avait été mal
+organisé. On s'empara de lui, et sa peine fut portée à quinze ans.
+L'année suivante, nouvelle tentative également suivie d'insuccès, et
+nouvelle augmentation de peine. Cette fois, c'était vingt ans.
+
+Furieux, décidé à tout pour recouvrer sa liberté, sans savoir même quel
+usage il en pourrait faire, Diouloufait rêvait d'assassiner un gardien
+et de s'échapper au prix de plusieurs meurtres, lorsque Biscarre arriva
+au bagne.
+
+A l'époque où se passaient les scènes que nous retraçons, il y avait de
+cela deux ans.
+
+Biscarre fut mal accueilli par ses compagnons de bagne. Ses allures
+déplaisaient. De fait, il affectait un profond mépris pour ceux dont la
+justice humaine le contraignait à subir l'odieux contact.
+
+Il leur était évidemment supérieur en toutes choses, n'ayant ni leur
+grossièreté, ni leur ignorance.
+
+Il avait été condamné, disait-on, pour tentative d'assassinat, mais nul
+ne savait au juste dans quelles circonstances le fait s'était produit.
+Aux premières questions, Biscarre avait répondu par des insultes. Une
+sorte de conspiration s'était alors ourdie contre lui.
+
+Les anciens du bagne avaient fait courir le bruit que Biscarre était un
+faux forçat, un _mouton_ (mouchard) envoyé par la police pour trahir les
+secrets des camarades.
+
+Parmi ces déshérités de l'intelligence et de la conscience, le soupçon
+germa vite, et le crime suit de près la conception. Il fut décidé que
+Biscarre mourrait.
+
+On eut recours au sort pour désigner ceux des forçats qui devaient se
+charger de l'exécution.
+
+Diouloufait se trouva au nombre des bourreaux désignés. On savait que sa
+force était énorme, et il devait avoir facilement raison de Biscarre,
+dont la taille était peu élevée et que les privations--et peut-être les
+souffrances morales--avaient amaigri et sans doute affaibli.
+
+Le plan du meurtre avait été combiné de la façon suivante:
+
+Les forçats au milieu desquels devait s'accomplir ce drame horrible
+étaient enfermés dans les bagnes flottants ou pontons. Ils couchaient
+sur le plancher des batteries.
+
+A sept heures du soir, en hiver, le garde-chiourme donnait, par un coup
+de sifflet, le signal de la prière; puis un second coup retentissait, et
+à partir de ce moment le silence le plus complet devait régner parmi les
+condamnés jusqu'au soleil levant.
+
+Il avait été décidé que le meurtre de Biscarre serait exécuté au moment
+où sonnerait minuit, après la ronde qui d'ordinaire précédait cette
+heure de quelques minutes. Les assassins devaient se saisir de Biscarre
+et, sans bruit, le jeter par-dessus bord. On comptait sur la force de
+Diouloufait pour étouffer ses cris, en le tenant à la gorge.
+
+Il était de règle que les forçats occupassent chaque nuit la même place,
+une fois désignée.
+
+Cette fois, Diouloufait et ses deux complices avaient trouvé le moyen de
+se glisser aux côtés de Biscarre, qui, d'ailleurs sans soupçon, ne
+devinait rien et s'était endormi d'un profond sommeil.
+
+La ronde passa.
+
+Les forçats étaient immobiles. Rien de particulier n'attira l'attention
+des surveillants, qui s'éloignèrent.
+
+Alors quelques mots furent échangés à voix basse, et les trois hommes se
+préparèrent à achever l'oeuvre de mort. Ils étaient parvenus jusqu'à
+Biscarre sans qu'il se réveillât.
+
+Tout à coup, la main puissante de Diouloufait s'abattit sur son cou,
+tandis que les deux autres le saisissaient aux bras et aux jambes.
+
+Biscarre s'éveilla brusquement, et un râle sourd s'échappa de sa gorge.
+Mais le son s'arrêta sous la pression terrible.
+
+Ses yeux grands ouverts virent à la lueur douteuse de la nuit les
+assassins penchés sur lui.
+
+Ainsi que nous l'avons dit, un des forçats lui avait ramené violemment
+les bras en arrière, derrière la tête, tandis que l'autre lui tenait les
+pieds solidement serrés l'un contre l'autre.
+
+Au-dessus, Diouloufait, dont les doigts énormes meurtrissaient sa chair.
+
+--Enlevez, dit Diouloufait.
+
+Mais, à ce moment, les bras de Biscarre, comme deux leviers d'acier, se
+relevèrent brusquement.
+
+L'homme qui les tenait tomba, tandis que, dégageant ses jambes d'un seul
+élan, Biscarre frappait en pleine poitrine le second, qui s'affaissait
+avec un gémissement rauque.
+
+Restait Diouloufait.
+
+Devenues libres, les mains de Biscarre tombèrent sur ses deux poignets.
+
+Diouloufait crut sentir deux anneaux de fer rivés à ses bras; sous la
+pression effrayante, ses doigts se détendirent et lâchèrent Biscarre,
+qui, se soulevant à la force des reins, écartait Diouloufait, qui se
+tordait sous une torture atroce. Les doigts de Biscarre écrasaient ses
+muscles et le sang rougissait ses mains.
+
+A ce moment, les surveillants accouraient au bruit.
+
+Biscarre repoussa violemment Diouloufait, qui tomba comme une masse.
+
+Puis Biscarre s'était étendu de nouveau, immobile, sur le plancher.
+
+Les trois assassins, rampant sur le sol, cherchaient à se cacher.
+
+On crut à une rixe.
+
+A toutes les questions, Biscarre opposa le mutisme le plus complet.
+
+Les quatre forçats fut mis au cachot.
+
+Détail singulier: les soupçons des gardes-chiourmes se portèrent sur
+Biscarre, et ce fut à lui qu'on imputa la responsabilité de cette scène
+de désordre.
+
+On voulut le contraindre à avouer la vérité, et il fut condamné à la
+bastonnade. Le forçat chargé de l'exécution fut justement le chef du
+complot dont Biscarre avait failli devenir victime. Il se promit de
+prendre sa revanche. Le nombre des coups de corde avait été fixé à
+quarante.
+
+Au premier, le sang jaillit des épaules de Biscarre. Il eut un froid
+sourire et ne bougea pas.
+
+Au vingtième, son dos semblait couvert d'une hideuse bouillie sanglante.
+Et il souriait toujours.
+
+--Assez! dit le commissaire du bagne.
+
+On avait compris qu'il ne parlerait pas.
+
+Biscarre fut placé à l'hôpital; huit jours après il reprenait sa place à
+la fatigue.
+
+Dès lors, une sorte de respect s'attacha à lui.
+
+Diouloufait éprouvait pour cette vigueur incroyable une admiration qui
+ne faisait que grandir.
+
+Un mois s'était à peine écoulé que Biscarre était devenu en réalité le
+roi du bagne. On lui avait tout avoué, et les soupçons qu'il avait
+inspirés et la tentative de meurtre à laquelle il avait échappé.
+
+Biscarre ne leur adressa pas un reproche. Seulement il leur dit:
+
+--Vous êtes des enfants!
+
+Nous verrons plus loin comment de ces ennemis mortels il avait su faire
+des amis dévoués, mieux que cela, des esclaves.
+
+Revenons aux gorges d'Ollioules.
+
+Donc, Biscarre marchait silencieux. Celui qui dans cette nuit profonde
+aurait pu examiner son visage aurait remarqué sur ses lèvres pâles le
+sourire féroce qui ne le quittait presque jamais.
+
+Tout à coup il s'arrêta.
+
+Il venait de percevoir dans le silence le bruit d'un pas rapide.
+
+Il s'approcha de Diouloufait:
+
+--Qui peut passer à cette heure? demanda-t-il à voix basse.
+
+--Je ne sais. Aucun paysan n'oserait, par une nuit semblable, se
+hasarder dans les gorges.
+
+--Je veux savoir, reprit Biscarre. La lanterne?
+
+--La voici.
+
+--Elle est allumée?
+
+--Oui.
+
+Et Diouloufait tendit à Biscarre une lanterne sourde et fermée qui ne
+laissait pas filtrer le moindre rayon de lumière.
+
+Le pas se rapprochait.
+
+Biscarre s'écarta sur le côté de la route et, s'accroupissant au pied de
+la roche, ordonna à Diouloufait de l'imiter.
+
+--Sur ta vie, pas un mouvement, pas un mot!
+
+--Suffit.
+
+Biscarre fouilla dans sa poitrine et en tira un pistolet qu'il arma. Le
+ressort ne fit aucun bruit.
+
+Cependant Jacques--car c'était lui--se hâtait de toutes ses forces. Il
+avait encore près de deux heures devant lui: il était sûr d'arriver à
+temps pour dégager la responsabilité de Lamalou et tenir la parole qu'il
+lui avait donnée.
+
+Mais il se sentait au coeur un désespoir si poignant, qu'il lui tardait
+d'être arrivé au terme de la route: il avait peur de succomber à la
+tentation, de résister à la voix de l'honneur qui l'appelait en avant...
+car là-bas, dans cette chaumière qu'il venait de quitter, c'était le
+passé, le bonheur, l'avenir, l'espérance....
+
+Il lui semblait sentir une main--celle du petit enfant--qui s'attachait
+à ses vêtements et l'attirait en arrière.
+
+Il se mit à courir....
+
+Tout à coup--il passait alors à quelques mètres de Biscarre--un rayon de
+lumière le frappa en plein visage....
+
+Il poussa une exclamation de surprise.
+
+Mais une voix lui répondit, jetant son nom dans une imprécation:
+
+--Lui! Jacques de Costebelle! Ah! ma vengeance sera donc complète...
+
+--Qui a parlé? s'écria Jacques.
+
+--Moi!
+
+Et Biscarre, s'élançant au devant de lui, lui appuya le canon de son
+arme sur la poitrine....
+
+L'arme partit....
+
+Et Jacques, les bras en avant, tomba sur le sol de toute sa hauteur...
+
+--Maintenant, cria Biscarre, à la belle Marie de Mauvillers!... Après le
+père, l'enfant!...
+
+Diouloufait, terrifié, le suivit en courant...
+
+
+
+
+VII
+
+LA VENGEANCE DU FORÇAT
+
+
+C'était l'écho de ce coup de feu qui était venu frapper au coeur la
+pauvre abandonnée.
+
+Instinctivement, elle avait compris qu'un nouveau danger menaçait
+Jacques.
+
+Avait-il donc été poursuivi depuis le moment de son évasion? Avait-il
+été surpris?
+
+C'était une horrible angoisse.
+
+--Bertrade! s'était écriée Marie, viens à moi. Je veux me lever,
+m'habiller, courir...
+
+--Mon Dieu! mais est-ce possible, ma chère enfant? répondait la vieille
+nourrice. Dans votre état de faiblesse, il vous est interdit de faire un
+seul mouvement brusque...
+
+--Qu'importe! je mourrai, mais au moins j'aurai tenté de le sauver....
+
+Et la pauvre femme, haletante, avait posé les pieds sur la mauvaise
+natte qui servait de tapis.
+
+--Vite! une robe, un manteau.... Bertrade, obéis-moi...
+
+--Mais où voulez-vous aller?
+
+--Le sais-je? Ce coup de feu a été tiré aux gorges d'Ollioules.... C'est
+là que j'irai...
+
+--Quelque contrebandier peut-être.
+
+--Non, ne cherche pas à me rassurer... tes efforts seraient vains.
+J'irai... j'irai....
+
+Et Marie, réunissant toute son énergie, s'efforçait de se dresser sur
+ses pieds, mais elle chancelait; une sueur froide mouillait ses tempes;
+déjà le martellement du vertige frappait son cerveau.
+
+Bertrade la soutenait.
+
+Marie s'était enfin enveloppée dans un long manteau qui la couvrait tout
+entière.
+
+--Mais l'enfant! cria Bertrade.
+
+--N'es-tu pas là? Tu le défendras... tu te feras tuer avant qu'on ne
+parvienne jusqu'à lui...
+
+--Je suis vieille, je suis faible!... que pourrai-je faire?
+
+Marie se tordait les mains.
+
+Si son amour l'appelait auprès de Jacques, son devoir la retenait auprès
+de son enfant.
+
+Tout à coup, la vieille Bertrade tressaillit:
+
+--Écoutez! dit-elle.
+
+Marie la regarda sans comprendre.
+
+--N'avez-vous pas entendu?
+
+--Quoi? En vérité, je ne sais plus, je ne vis plus!
+
+--Non! je ne me trompe pas!... J'entends un pas qui retentit sur la
+route....
+
+Marie poussa un cri.
+
+--Ah! si c'était lui!... Oui, c'est cela... il revient... il a échappé à
+ses persécuteurs; mais il est blessé, mourant, peut-être...
+
+--Calmez-vous! je vais au devant de lui.... Mais son pas est ferme; non,
+il n'est pas blessé!
+
+--Va! va! Bertrade... car je me sens mourir.
+
+La vieille nourrice courut à la porte et l'ouvrit. Puis, traversant le
+jardinet qui séparait la maison de la route à peine tracée, elle
+s'avança dans l'obscurité en étendant les mains en avant.
+
+Tout à coup elle se sentit saisir à la gorge, un râle sourd s'échappa de
+sa poitrine, elle chancela... mais la poigne énorme de Diouloufait la
+soutenait:
+
+--Tais-toi, vieille sorcière, murmura à son oreille la voix du colosse,
+ou, par le diable! je serre les doigts... et je t'envoie au sabbat!...
+
+Marie n'avait rien entendu.
+
+Droite, immobile, le cou tendu, elle attendait....
+
+Soudain la porte s'ouvrit violemment...
+
+--Jacques! cria-t-elle.
+
+Celui qui était devant elle jeta à terre le bonnet qui cachait son
+front.
+
+--Non, ce n'est pas Jacques, dit-il en ricanant. Marie de Mauvillers...
+me reconnaissez-vous?...
+
+Haletante, pâle comme un cadavre, Marie était prête à défaillir. Mais
+elle se raidit contre sa faiblesse et se redressa:
+
+--Biscarre! dit-elle, Biscarre l'assassin!
+
+L'homme frappa du pied avec fureur.
+
+--Oui, Biscarre l'assassin. Ah! vous ne vous attendiez pas à le revoir,
+n'est-il pas vrai? Vous le croyiez bien rivé à la chaîne du bagne!...
+bien courbé sous le bâton des gardes chiourmes! et vous vous demandez
+comment Biscarre n'est pas mort de rage et de désespoir... Eh bien!
+non! ma belle, Biscarre n'est pas mort... il est là, devant vous,
+vivant, bien vivant... comme un démon sorti de l'enfer... et vous allez
+compter avec lui, Marie de Mauvillers!
+
+Cette fois, Marie ne tremblait plus.
+
+Debout, la lèvre contractée par une expression de sanglant mépris, elle
+étendit le bras vers la porte:
+
+--Sortez d'ici, misérable! proféra-t-elle.
+
+Lui, répondit par un éclat de rire.
+
+--En vérité! Ah! vous me chassez!... Cela serait grotesque, si ce
+n'était terrible!... Vous me montrez la porte comme à un laquais... et
+de fait, que suis-je? Vous l'avez dit, un misérable! moins qu'un
+laquais, je suis un forçat.... Eh bien! le forçat est venu pour parler à
+la fille du comte de Mauvillers... et vous l'entendrez.
+
+La physionomie de Biscarre était épouvantable de haine et de fureur
+concentrée.
+
+Marie fit un pas en arrière, et portant les mains à son front, comme si
+elle eût craint que la folie n'eût tout à coup envahi son cerveau, elle
+cria:
+
+--Bertrade! Jacques! à moi!...
+
+Le forçat, la tête haute, les bras croisés sur sa poitrine, la regardait
+de ses yeux étincelants.
+
+Jamais figure humaine ne réalisa plus complètement le type bestial des
+fauves.
+
+Biscarre avait du loup le crâne gros, oblong. La mâchoire s'avançait
+comme si elle eût été prête à mordre; le front bas s'écrasait sur les
+yeux petits et aux prunelles jaunâtres.
+
+Et, en ce moment, le visage, illuminé pour ainsi dire par un rayon
+infernal, résumait toutes les passions de l'animal furieux.
+
+Saisie par une indicible épouvante, Marie cria encore une fois:
+Bertrade! Jacques!...
+
+--Ni Bertrade ni Jacques ne viendront! dit froidement le forçat.
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Bertrade est en mon pouvoir.... Quant à Jacques...
+
+--Jacques?
+
+--Oui, Jacques, votre amant, honnête fille des Mauvillers, Jacques, le
+père de l'enfant qui est là et dont nous allons parler tout à l'heure,
+Jacques n'entendra pas votre voix qui crie à l'aide... car Jacques est
+mort.
+
+--Mort!... C'est faux!
+
+--C'est vrai!... Je l'ai tué!
+
+Les yeux de Marie s'ouvrirent démesurément; un flot de sang monta à sa
+gorge.
+
+--Vous l'avez... tué! murmura-t-elle dans une sorte de râle. Non! c'est
+impossible!
+
+--N'avez-vous pas entendu, tout à l'heure?... Tenez, voici l'arme qui a
+tué votre amant. Vous pouvez toucher le canon de fer, il n'a pas encore
+eu le temps de refroidir.
+
+Ces paroles atroces sifflaient entre ses dents serrées.
+
+C'était l'ironie féroce dans toute sa hideur.
+
+Marie s'était laissé tomber sur les genoux; elle ne pleurait pas. Une
+angoisse effrayante tenaillait son coeur.
+
+--Je l'ai tué, répéta Biscarre, parce qu'il s'est trouvé sur mon chemin.
+Aujourd'hui, comme autrefois, je croyais que le bourreau aurait accompli
+ma tâche en le frappant; il s'était évadé, sans doute, et l'amant dévoué
+était accouru vers sa maîtresse pour lui apporter la bonne nouvelle....
+Heureusement, j'étais là!... et Jacques est mort!
+
+--Mon Dieu! prenez pitié de moi! dit Marie, qui, de ses ongles,
+meurtrissait sa poitrine.
+
+Tout à coup, elle se redressa, et regardant Biscarre en face:
+
+--Eh bien! assassin! s'écria-t-elle, achève ton oeuvre... frappe-moi!
+maintenant.
+
+--Vous tuer! moi! Ah! tonnerre! vous ne me connaissez pas.... Oui, j'ai
+tué votre amant... mais vous, Marie de Mauvillers, ce n'est pas par le
+meurtre que je me vengerai de vous...
+
+--Vous venger! vous parlez de vengeance!... Mais pourquoi?... que vous
+ai-je fait?...
+
+--Ce qu'elle m'a fait! cria le forçat. Elle le demande!... Attendez,
+Marie, vous avez oublié... mais moi, je me souviens... et puisqu'il faut
+aider votre mémoire... je vais vous satisfaire....
+
+La mère, terrifiée, avait pris son enfant dans ses bras et maintenant
+elle le berçait avec le geste inconscient d'une folle...
+
+--Il y a de cela cinq ans, Marie de Mauvillers.... Biscarre était
+garde-chasse, au service de M. le comte de Mauvillers... on lui avait
+jeté un morceau de pain, par pitié... car on ne lui devait rien....
+Qu'était-ce après tout que Biscarre?... un bâtard, moins encore, un
+enfant trouvé... Un jour, un passant l'avait ramassé sur la route, où il
+geignait dans un fossé... Ce fut un crime... car il eût mieux valu que
+l'enfant crevât comme un chien....
+
+Le forçat s'interrompit, et, de son poing levé, sembla menacer le ciel.
+
+--J'avais été élevé je ne sais où, je ne sais comment, toujours par
+aumône. Un instant, triple fou! j'avais eu la pensée, n'étant rien, de
+me faire quelque chose. Oui, en vérité, j'ai travaillé, j'ai appris, et
+quand j'allais à la ville je me disais: qui sait? peut-être ta place
+est-elle marquée d'avance au milieu de tous ces hommes qui passent sans
+même te jeter un regard? Oh! l'envie! épouvantable passion qui étreint
+l'âme et la ronge, qui fait résonner sans cesse à notre oreille un glas
+sinistre, qui étale devant vos yeux des mirages éblouissants et toujours
+effacés!... Je ne sais devant qui, un jour, je me laissai entraîner à
+parler de mes rêves d'avenir. Ah! quel éclat de rire! Toi! Biscarre! le
+mendiant, le misérable!... On me railla, moi! on m'insulta! Oh! de ce
+jour-là, une haine implacable m'envahit tout entier, et c'était cette
+haine qui me soutenait; car sans ce but nouveau, sans cette vengeance
+éclatante qu'il me fallait tirer de ces hommes qui me méprisaient et qui
+riaient en me regardant, je me serais tué. M. de Mauvillers avait besoin
+d'un mendiant qui consentit à garder ses porcs. On daigna me désigner à
+lui, il daigna me choisir. Du moins, je ne connaissais plus la faim,
+vivant et mangeant avec les bêtes immondes. Je grandis. J'étais devenu,
+dans mes heures de loisir, un habile jardinier. M. de Mauvillers me
+confia quelques plates-bandes. Enfin, je fus garde-chasse. C'était un
+métier de valet, vous l'avez dit. Peu m'importait; M. de Mauvillers
+m'eût offert d'être son cocher que j'eusse accepté. Savez-vous pourquoi,
+Marie?
+
+Elle ne tourna pas la tête vers lui.
+
+Un frémissement agita le corps de Biscarre; il continua:
+
+--Je ne voulais plus quitter la maison de M. de Mauvillers; j'étais prêt
+à subir tous les dédains, à me courber sous toutes les humiliations,
+parce que....
+
+Il s'arrêta encore, puis avec un geste violent:
+
+--Parce que, s'écria-t-il, moi, Biscarre, le porcher, le mendiant, le
+bâtard... je vous aimais, vous, fille du comte de Mauvillers....
+
+Une exclamation de dégoût s'échappa des lèvres de Marie, qui cacha son
+front dans ses mains...
+
+--Ah! taisez-vous!... continua Biscarre dont les dents grinçaient avec
+un bruit sinistre.
+
+Puis, après un silence:
+
+--D'ailleurs, que m'importe! insultez-moi... je tiens ma revanche, et je
+vous jure qu'elle sera terrible, si terrible que dans vos rêves vous
+n'avez jamais pu la prévoir.... Oui, je vous aimais.... Quand vous
+passiez, je me tapissais dans les broussailles... et je vous
+regardais!... j'étais fou.... Comment, alors que dans nos bois vous
+alliez sans défiance, ne me suis-je pas jeté sur vous, pour vous
+emporter dans mon repaire?... je n'en sais rien! et pourtant mes tempes
+bourdonnaient, un voile rouge couvrait mes yeux.... Quand vous n'étiez
+plus là, je me tordais sur le sable que je mordais!... Oh! que cette
+torture fut longue! Je luttais... je voulais m'enfuir. Mais une force
+plus puissante que ma volonté me retenait auprès de vous.... Un jour
+enfin, je sentis que je n'avais plus le courage de combattre... Marie de
+Mauvillers, avez-vous oublié ce qui s'est passé ce jour-là?
+
+Elle ne répondit pas. Seulement son regard se croisa avec celui du
+forçat.
+
+--Vous étiez entrée dans un des pavillons de chasse... votre soeur
+Mathilde s'était éloignée... moi, stupide, j'errais autour de la
+maison... en songeant à vous... en répétant: Je l'aime! je l'aime!...
+Tout à coup, j'entendis du bruit... je me blottis dans un fourré... et
+alors!... terre et ciel!... comment la foudre ne m'a-t-elle pas
+écrasé?... Un homme sortait du pavillon... et cet homme, c'était
+Jacques, oui, Jacques de Costebelle qui trahissait son bienfaiteur, qui
+lui volait sa fille.... Jacques enfin, votre amant.... Je m'appuyai à un
+arbre pour ne pas tomber... j'étais sans armes!... Ah! comme je l'aurais
+tué avec joie.... Il s'était déjà éloigné que j'étais encore là,
+haletant, l'écume aux lèvres.... Alors je ne sais quelle force m'a
+poussé... je suis entré dans le pavillon.... Vous étiez là, agenouillée,
+priant... pour lui? n'est-ce pas!... Que vous ai-je dit?... est-ce que
+je m'en souviens?... c'était toute ma vie, c'était mon sang, mon âme que
+je mettais à vos pieds!... Et vous!... oh! cela est horrible!... on eût
+dit, sur ma parole, que vous ne m'aviez pas compris... Vous vous êtes
+relevée... lentement... puis de la main me désignant la porte: «Sortez!»
+avez-vous dit. Oui, «sortez!» comme tout à l'heure. Mais alors, j'étais
+votre esclave.... Sur un mot tombé de vos lèvres, j'aurais volé...
+j'aurais tué!... Aujourd'hui, c'est autre chose... j'étais le valet...
+vous étiez la maîtresse. Aujourd'hui, je suis le maître et vous êtes
+l'esclave!...
+
+La fureur de cet homme était grandiose, à force d'excès. Et réellement,
+en le regardant, on se fût demandé si ces yeux étincelants, si cette
+bouche écumante étaient les yeux et les lèvres d'un martyr ou bien d'un
+fou.
+
+C'était--comme il l'avait rappelé tout à l'heure--un bâtard inconnu, un
+enfant ramassé au bord d'une route.... D'où venait-il donc? et quel sang
+coulait dans ses veines?...
+
+Parfois l'horrible confine au sublime. Biscarre, hideux de colère, était
+presque beau.
+
+Écrasée sous cet anathème, sous ces imprécations qui sortaient de sa
+poitrine comme un rugissement, Marie était retombée... serrant plus
+convulsivement contre sa poitrine le petit enfant qui vagissait
+douloureusement.
+
+Biscarre s'était tu.
+
+Elle n'eut pas le courage de l'interroger.
+
+Elle attendait.
+
+Lui, pressa sur son front ses deux mains qui se mouillèrent d'une sueur
+brûlante. Il avait peine à se tenir debout: la congestion des violences
+emplissait les lobes de son cerveau et troublait ses yeux.
+
+--Oui, je me souviens, reprit-il enfin, j'ai prié, j'ai supplié, je me
+suis traîné à vos genoux en vous criant: Ne me chassez pas! je me
+cacherai... je me tairai... et ma seule joie sera de vous voir
+passer.... Mais, implacable, vous êtes restée sourde à mes
+supplications... et le soir même, j'étais chassé de la maison de M. de
+Mauvillers. Oh! cette fois, je n'eus plus qu'une pensée... me venger....
+Comment! voilà ce que je cherchais....
+
+Il eut un rire méchant
+
+--Je n'avais pas alors l'expérience acquise depuis. Je ne savais pas
+encore ce que c'est de souffrir et de faire souffrir.... Mon plan se
+résumait en un seul mot: Tuer! tuer votre amant, vous tuer et me tuer
+après! Mais dès la première tentative, vous savez ce qui se passa.... Je
+m'étais glissé dans la maison pour surprendre Jacques de Costebelle et
+le frapper au coeur... Je fus surpris par les valets. Je m'étais
+introduit par effraction... c'était la nuit, j'étais armé... je fus
+accusé de tentative de vol avec circonstance aggravante. Pourquoi ne me
+condamna-t-on pas à mort[1]? Je n'en sais rien... ou plutôt je dus cette
+indulgence de mes juges, de M. de Mauvillers lui-même, au repentir que
+je manifestai devant le tribunal. Ils y crurent, les naïfs! et je fus
+envoyé au bagne.... Maintenant, je me suis évadé, et je viens régler mes
+comptes.... J'ai commencé... Le hasard m'a servi... j'ai tué M. de
+Costebelle.... A votre tour!
+
+Marie se redressa sous cette menace directe: puisque c'était la mort,
+inévitable, horrible, du moins elle voulait tomber sans lâcheté...
+
+--Tuez-moi donc! dit-elle froidement
+
+Biscarre la regarda en ricanant. Puis, désignant de la main son enfant
+qu'elle pressait dans ses bras:
+
+--Eh bien! et l'enfant? fit-il.
+
+Marie poussa un cri de suprême angoisse.
+
+--Ah! vous n'oseriez pas toucher à cette pauvre créature!
+
+--En vérité!... et pourquoi donc?...
+
+--Non! c'est impossible! criait la pauvre femme, tordue dans les
+convulsions de l'épouvante. C'est moi seule qu'il faut frapper!... c'est
+moi seule qui vous ai insulté, qui vous ai chassé!... Pourquoi
+puniriez-vous le petit être pour la faute de sa mère?
+
+--Bah! n'est-il pas le fils de Jacques?
+
+Maintenant elle se traînait aux pieds du misérable:
+
+--Frappez-moi! je vous en supplie! mais épargnez mon enfant.... Ma vie
+pour racheter la sienne....
+
+Biscarre, au lieu de répondre, étendit les bras comme pour se saisir de
+l'enfant...
+
+[Note 1: A cette époque, ce crime entraînait la mort, les
+_circonstances atténuantes_ n'existaient pas encore.]
+
+Marie bondit en arrière, lui faisant un rempart de son corps. Biscarre
+s'arrêta. Il y eut un moment d'horrible silence. De ses yeux hagards, la
+pauvre femme interrogeait ce visage sur lequel apparaissaient les
+sentiments de la haine et de la fureur....
+
+Tout à coup, Biscarre dit:
+
+--Je ne le tuerai pas!...
+
+--Ah! Dieu soit béni! cria Marie.
+
+--Ne vous hâtez pas de vous réjouir.... Car peut-être, plus tard,
+pleurerez-vous, en comprenant qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il fût
+mort!...
+
+--Que voulez-vous dire? s'écria Marie.
+
+--En vérité! avez-vous donc cru à un rayon de pitié?... Ce serait trop
+de folie!... Avez-vous eu pitié de moi jadis?...
+
+--Mais... que prétendez-vous donc? fit Marie, saisie par un nouvel
+effroi...
+
+--Je vais vous le dire, Marie de Mauvillers.... Je sais que la mort
+n'est pas une vengeance suffisante.... Vous, morte!... l'enfant mort!
+après? que me resterait-il, à moi? Je veux, au contraire, pendant
+longtemps, bien longtemps, savourer cette vengeance qui est aujourd'hui
+et qui sera dans l'avenir toute ma vie!...
+
+--Mais parlez! parlez donc!
+
+--Je ne vous tuerai pas, dit Biscarre. Je ne tuerai pas votre enfant....
+Seulement...
+
+--Achevez!
+
+--Marie de Mauvillers, reprit lentement Biscarre, avez-vous parfois
+entendu parler de ces hommes qui, déclarant la guerre à l'humanité tout
+entière, se mettent en lutte ouverte contre la société?... Ils marchent
+dans la vie comme à travers un champ de bataille, frappant à la fois
+amis et ennemis, dépouillant les vivants et les morts.... Ces
+hommes-là, le peuple les appelle des bandits... Un jour vient où devant
+eux se dresse la loi, qui les saisit à la gorge et les jette à
+l'échafaud des voleurs et des assassins...
+
+--Mon Dieu! mon Dieu! quelle est cette épouvantable raillerie? râlait
+Marie, qui se sentait devenir folle.
+
+--Ces hommes-là, continuait Biscarre, sont attachés au pilori
+d'infamie... leur nom reste en exécration dans la mémoire des mères...
+et n'est prononcé qu'avec terreur!... Eh bien! femme qui m'as insulté,
+qui m'as couvert de ton mépris, femme qui m'as poussé au mal, au bagne,
+voilà ce que je ferai de ton enfant...
+
+--Taisez-vous! par grâce!...
+
+--Non, point de grâce! Oui, ton enfant vivra, Marie de Mauvillers, mais
+loin de toi... tu ignoreras où il est... et pendant de longues années tu
+pleureras en prononçant tout bas son nom.... Mais un jour la rumeur
+indignée de la foule portera jusqu'à toi, dans une clameur furieuse, le
+nom d'un misérable qu'attendra le bourreau. On te racontera la liste de
+ses forfaits, que tu écouteras en frissonnant.... Alors, moi, Biscarre,
+je paraîtrai devant toi, et je te dirai: Marie de Mauvillers, sais-tu
+quel est cet homme dont la tête va rouler tout à l'heure sur
+l'échafaud?... cet homme, c'est ton fils!...
+
+--Pitié! Vous ne ferez pas cela!...
+
+--Voilà ma vengeance.... Cet enfant m'appartient désormais... c'est moi
+qui le guiderai sur la route infâme!... Ne cherchez pas à combattre ma
+résolution, elle est irrévocable.... Le fils de Jacques de Costebelle et
+de Marie de Mauvillers est condamné... tu ne le reverras plus qu'une
+fois... en place de Grève!...
+
+Devant cette monstrueuse évocation, Marie était restée foudroyée.
+
+Biscarre s'approcha.
+
+Par un dernier effort, elle serra contre sa poitrine l'enfant qui
+dormait... mais elle vit les mains du misérable s'avancer vers elle,
+saisir la pauvre créature....
+
+Elle poussa un cri terrible, et mourante, morte peut-être, elle tomba à
+la renverse sur le sol de la masure.
+
+Biscarre enveloppa l'enfant dans son manteau.
+
+--Au revoir! Marie, s'écria-t-il.
+
+Et il s'élança dehors.
+
+Diouloufait l'attendait: la vieille Bertrade gisait inanimée.
+
+--En route! fit Biscarre.
+
+Les deux hommes s'enfoncèrent dans la nuit...
+
+
+
+
+VIII
+
+LA PAROLE DONNÉE
+
+
+Six heures venaient de sonner.
+
+Dans la prison de la Grosse-Tour, un homme était assis sur un banc de
+pierre, s'accoudant au parapet qui dominait la rade.
+
+Déjà, glissant sur la mer, une lueur blafarde annonçait le jour. Les
+nuages avaient été chassés par le vent plus violent et plus froid.
+
+On entendait le cri des sentinelles. Tout à coup, un reflet rouge
+éclaira le ciel, un coup de canon retentit.
+
+--Bon! encore une évasion! murmura l'homme.
+
+Deux autres détonations éclatèrent. On venait de constater au bagne la
+disparition de Biscarre.
+
+--C'est le jour aux évasions! ajouta Pierre Lamalou en haussant les
+épaules.
+
+Il se pencha vers la rade, plongeant son regard dans la profondeur unie
+et noirâtre.
+
+--Bah! un forçat de perdu, un de retrouvé. Mon brave Lamalou, on te fait
+de la place.
+
+Il passa sur ses yeux sa main large et velue. Une grosse larme roula sur
+sa barbe inculte.
+
+--Tu pleures, vieille bête! fit-il. Ah çà! est-ce que par hasard tu
+t'étais figuré que M. de Costebelle reviendrait?... Tu es encore bien
+niais pour ton âge... et puis, à sa place, qu'est-ce que tu aurais
+fait?...
+
+Il se tut, comme s'il s'interrogeait au plus profond de sa conscience.
+
+--Je serais revenu, murmura-t-il. Parce que le pauvre Lamalou a femme et
+enfants.
+
+Il secoua la cendre de sa pipe sur son ongle.
+
+--Baste! ce qui est fait est fait.... Il est jeune, je suis presque
+vieux, c'est justice.
+
+Il se livrait un singulier combat dans l'âme du geôlier. Non, il ne
+regrettait pas ce qu'il avait fait, car il aimait Jacques comme son
+propre enfant. Au moment où le jeune homme avait disparu par la
+meurtrière, le sacrifice était fait.
+
+Et pourtant ce qui blessait Lamalou, c'était que Jacques lui eût donné
+sa parole d'honneur qu'il reviendrait. Est-ce que Pierre, une fois
+décidé, l'eût empêché de partir? Donc, ce mensonge était inutile.
+
+Lamalou n'aimait pas que Jacques eût menti.
+
+Les honnêtes gens ont dans l'âme un besoin d'estime pour ceux qu'ils
+aiment.
+
+Et cependant l'heure passait.
+
+Déjà la prison s'animait.
+
+Les sentinelles avaient été relevées.
+
+En vain Lamalou, presque sans se rendre compte de ce qu'il faisait,
+prêtait l'oreille, attendant qu'un cri, un appel lui rendît le repos.
+
+Pauvre homme! il pensait à sa femme, à ses petits enfants qui, le
+lendemain, demanderaient où était leur père.
+
+Il se disait aussi que peut-être on aurait pitié de lui. Peut-être ne
+ferait-on pas retomber sur lui la responsabilité de l'évasion....
+
+Certes, si on eût vécu en des temps moins troublés, la chose eût été
+possible. Mais il s'agissait de politique. En fait de droit commun, on
+peut encore compter sur l'indulgence, sur ces sentiments d'humanité qui
+restent au fond de toute âme. Mais en fait de guerre civile!...
+N'insistons pas.
+
+Lamalou n'était pas un niais. Dans la sphère étroite où il avait vécu,
+en face de la mer, il avait appris à connaître les hommes.
+
+Il se savait perdu.
+
+--Ça y est! murmura-t-il.
+
+Il éteignit sa pipe, ajusta son manteau, poussa un hem! hem! pour se
+donner du coeur, et, d'un pas ferme, il se dirigea vers le cachot du
+condamné.
+
+Là même, avant d'ouvrir la porte, il eut une seconde d'hésitation.
+Certes, il eût été bien surpris de trouver Jacques. Et pourtant!
+
+Il ouvrit. Le cachot était vide.
+
+A ce moment, Lamalou entendit dans le couloir l'écho des pas qui
+s'approchaient, puis le bruit des crosses tombant sur le sol.
+
+Il vint à la porte et se trouva en face d'un officier.
+
+--Nous venons chercher le prisonnier, dit l'officier.
+
+--Il n'est pas sept heures, balbutia Lamalou.
+
+Et, comme pour lui donner un démenti, l'horloge de la grosse tour
+commença à tinter.
+
+Six... sept.... C'était bien l'heure.
+
+Lamalou eut un tressaillement et dit:
+
+--Le prisonnier s'est évadé...
+
+Une minute après, tout le monde officiel était aux abois.
+
+On examinait la meurtrière. On s'exclamait sur la force de celui qui
+avait brisé cette énorme barre de fer.
+
+Mais une voix dit:
+
+--Le peloton d'exécution attend à l'esplanade. Il faut conduire le
+geôlier jusque-là.
+
+Lamalou frissonna.
+
+Il baissa la tête et dit:
+
+--Allons!
+
+On le plaça entre deux soldats.
+
+Le sinistre cortège se mit en marche.
+
+Quand on sortit de la prison, Lamalou eut comme un éblouissement. Le
+jour était venu et le frappait en plein visage.
+
+On parvint à l'esplanade.
+
+La foule--il y a toujours des curieux pour ces horribles
+spectacles--occupait les avenues qui entourent le parallélogramme.
+
+On avait requis les troupes qui gardent le bagne.
+
+De plus, par une sorte de raffinement, un groupe de forçats avait été
+amené pour assister à l'exécution.
+
+C'était chose atroce que cet accouplement monstrueux. D'un côté, les
+soldats qui représentaient la France; de l'autre, les bonnets verts.
+
+Lamalou s'avançait.
+
+Tout à coup, l'officier qui conduisait l'escouade fit un signe. Et un
+capitaine se détacha pour s'approcher de lui.
+
+--Où est le condamné? demanda le capitaine.
+
+--Évadé.
+
+--Qui l'a fait évader?
+
+--Cet homme.
+
+Il désigna Lamalou.
+
+Le capitaine était un de ces officiers de la Restauration qui avaient
+gagné leur grade au prix des trahisons de Francfort et de Fribourg.
+
+L'attentat lui parut monstrueux.
+
+--Il faut le bâtonner.
+
+Lamalou frissonna.
+
+--Et puis les tribunaux feront justice de ce misérable, qu'on enverra au
+bagne.
+
+--Mais... commença Lamalou.
+
+--Assez! fit l'autre, qui avait à peine trente ans.
+
+Il se tourna vers le groupe des forçats:
+
+--Un homme de bonne volonté! dit-il.
+
+Le garde-chiourme demanda:
+
+--Pourquoi faire?
+
+--Pour bâtonner ce traître.... Il faut faire un exemple... Il a fait
+évader le condamné.
+
+--Bien.
+
+Le garde-chiourme parla aux forçats.
+
+L'un d'eux, espèce de colosse, se détacha.
+
+Deux autres vinrent se placer aux côtés de Lamalou.
+
+--Allez, dit le capitaine.
+
+D'un seul effort, Lamalou fut renversé. Il ne se défendait pas,
+d'ailleurs.
+
+Il pensait à sa maison, où, en ce moment même, on disait:
+
+--Il va venir.
+
+Le forçat qui allait faire fonction d'exécuteur avait à la main une
+corde, à laquelle il avait fait trois noeuds énormes.
+
+On dépouilla Lamalou de ses vêtements. Les épaules velues parurent,
+rouges sous l'aurore blanche.
+
+--Un mot, dit le capitaine: veux-tu avouer pourquoi et comment tu as
+fait évader le prisonnier?
+
+Lamalou eut un sursaut.
+
+--Je n'ai rien à dire. Il s'est évadé seul.
+
+--Tu mens!
+
+--Je ne puis vous répondre. Vous me tenez, tuez-moi.
+
+--Frappe, dit l'officier au forçat.
+
+La corde siffla dans l'air et s'abattit avec un bruit mat sur les
+épaules de Pierre, qui poussa un cri.
+
+Il n'était pas forcé d'être stoïque.
+
+Et c'était une horrible douleur.
+
+Trois fois la corde siffla dans l'air. Trois fois elle retomba sur les
+chairs, qui s'affaissèrent.
+
+Le sang jaillit.
+
+A ce moment, un homme livide, couvert de sang, s'élança sur l'esplanade.
+
+C'était Jacques!
+
+--Arrêtez! cria-t-il.
+
+--Jacques! fit Lamalou, ah! l'imbécile!
+
+Disant cela, il pleurait. Et il était bien heureux, Jacques était un
+honnête homme.
+
+Mais cette plaie en pleine poitrine...
+
+--Monsieur, dit Jacques à l'officier, je me suis évadé sans que cet
+homme en sût rien. Me voici!
+
+Il chancelait.
+
+Il s'approcha de Pierre:
+
+--Ami, dit-il, si je ne suis pas venu plus tôt, c'est qu'on m'a
+assassiné.
+
+--Qui?...
+
+--Je ne sais pas; mais, dès que tu seras libre, cours aux gorges
+d'Ollioules, vois Marie, et, je t'en supplie, protége mon enfant.
+
+--Il ne fallait pas revenir.
+
+--Jure à ton tour de te dévouer à mon enfant.
+
+--Je tiendrai ce serment comme vous avez tenu le vôtre.
+
+--Merci.
+
+--Monsieur, dit Jacques à l'officier, je vous appartiens....
+
+Le capitaine était pâle.
+
+Il devinait un drame terrible.
+
+Fusiller cet homme demi-mort, c'était presque un crime.
+
+--Eh bien? fit Jacques.
+
+--Monsieur de Costebelle, commença l'officier....
+
+Jacques s'avança vers les soldats et dit:
+
+--Mes amis, mes frères, je tombe pour la France et la liberté...
+Obéissez à vos chefs.... Le martyr vous pardonne...
+
+--En joue! cria l'officier.
+
+A ce moment, Jacques étendit les bras en avant, puis il tomba d'un seul
+coup, comme une masse....
+
+Il était mort.
+
+Les soldats n'avaient pas tiré.
+
+--Jacques de Costebelle, murmura Lamalou, vous êtes un homme de coeur...
+désormais je vous appartiens....
+
+Et, se baissant sur le cadavre, il l'entoura de ses bras et le baisa au
+front.
+
+L'officier avait détourné la tête.
+
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+LE CLUB DES MORTS
+
+
+
+
+I.
+
+SALONS ET MANSARDES
+
+
+On était au mois de janvier 184...
+
+Le vent d'hiver, âpre et froid, sifflait sur Paris. Depuis plusieurs
+jours, la neige, qui était tombée en abondance, étendait sur la ville
+son linceul sinistre, moulant son corps énorme comme fait le drap aux
+membres d'un cadavre.
+
+Les maisons, avec leurs toits blancs, ressemblaient à ces mausolées qui
+se découpent, la nuit, dans les champs de repos, sous la lueur blafarde
+de la lune.
+
+Nul bruit dans les rues. Déjà minuit avait sonné depuis longtemps, et
+les voitures, traînées à grand'peine par les chevaux qui glissaient,
+avaient regagné les remises. Point de passants. Les lanternes de gaz
+projetaient, à travers une sorte de buée, leur reflet rougeâtre. Et, par
+crainte du froid, la ville semblait s'être repliée sur elle-même, se
+cachant sous la nappe glacée comme l'enfant se blottit sous les
+courtines de son lit.
+
+Cependant, à quelques rares fenêtres, on apercevait de la lumière, soit
+filtrant à travers les épais rideaux retombant en plis lourds, soit
+éclairant la triste mansarde sur son cadre de neige.
+
+Ici le bal, là le travail; en bas le luxe avec toutes ses richesses,
+riant sous ses tentures de velours et s'échauffant à l'énorme foyer dont
+l'éclat se confond avec celui des bougies et des lustres.... En haut, la
+misère grelottante, se courbant sous la bise qui souffle à travers les
+ais mal joints.
+
+Le passant qui se fût arrêté devant la maison qui portait le n° 20 de la
+rue de Seine, si peu philosophe qu'il fût, aurait pu, en levant les
+yeux, laisser échapper cette remarque.
+
+Une file de voitures était arrêtée devant la grande porte. Les chevaux,
+gras et bien nourris, sommeillaient sous leurs couvertures épaisses,
+tandis que les cochers, qui se relayaient d'heure en heure pour la garde
+des équipages, se promenaient deux à deux, emmitouflés dans leurs
+énormes carricks à fourrures.
+
+Au premier étage, les hautes fenêtres se dessinaient dans la façade de
+pierre, éclairées d'un reflet rougeâtre, tandis que le son des
+instruments, sonnant joyeusement, éveillait les échos de la rue
+silencieuse.
+
+Puis, tout au faîte de cette même maison, à une sorte d'oeil-de-boeuf
+s'arrondissant sur la déclivité du toit, on distinguait, comme une
+étoile obscurcie par un nuage, un point lumineux qui s'échappait d'une
+lampe fumeuse.
+
+C'est d'abord dans cette mansarde que nous pénétrerons.
+
+La mansarde! nos pères l'ont chantée. Et elle apparaît à notre
+imagination, éclairée par les rayons du soleil levant, égayée par la
+jeunesse et l'espérance, avec son jardinet penché sur la gouttière et
+ses fleurs qui s'ouvrent aux premières effluves du printemps....
+
+O poëtes! c'est là le rêve, mais voici la réalité.
+
+Quatre murs à peine crépis, laissant voir sous le plâtre qui s'effrite
+la charpente du toit: le plafond qui se baisse comme pour écraser
+lentement, l'air qui manque, la lumière avarement mesurée, la fenêtre
+mal fermée et craquant au vent d'hiver qui la secoue....
+
+Pour mobilier, un grabat gisant à terre comme un mendiant de Goya dans
+ses haillons, une table couverte de papiers, de dessins inachevés; sur
+un chevalet boiteux, une toile ébauchée.
+
+Et au milieu de ce désordre misérable, un homme affaissé sur une chaise
+de paille, s'enveloppant dans une mauvaise couverture sous laquelle il
+frissonne.
+
+L'homme était jeune, vingt-cinq ans à peine.
+
+Une forêt de cheveux noirs et bouclés couvrait son front large, ses
+traits, amaigris par la souffrance ou par l'excès de travail, avaient
+une remarquable finesse. Sa bouche, aux lèvres pâles, était contractée
+par le sourire d'une douloureuse ironie....
+
+A ce moment, le bruit des instruments, montant de l'étage inférieur, lui
+apporta, vibrante et joyeuse, la mélodie d'une valse.
+
+Il se leva brusquement.
+
+--Assez! murmura-t-il. Je ne puis plus, je ne veux plus souffrir...
+puisque la vie ne veut pas de moi; puisque, alors même que j'éprouve
+toutes les tortures du froid et de la faim, elle me jette ses échos de
+bonheur comme une dernière insulte, j'irai chercher dans la mort un
+refuge suprême....
+
+Il s'approcha de la toile ébauchée, et prenant sa lampe entre ses doigts
+amaigris:
+
+--Et pourtant, continua-t-il, que de fois j'ai rêvé, moi aussi, au
+bonheur... à la gloire!... que de fois, dans la fièvre du travail, j'ai
+aperçu dans un lointain mirage l'avenir qui me souriait.... Allons! n'y
+songeons plus! il faut en finir....
+
+Il revint vers la table, et écartant quelques papiers, il prit un
+manuscrit sur lequel se détachaient ces deux mots: _Mon Histoire_.
+
+Sans plus prononcer une seule parole, il roula les feuilles dans une
+large enveloppe, la serra au moyen d'un ruban, puis, au point de
+jonction, il appliqua un large cachet de cire noire.
+
+Prenant alors une plume, il écrivit ces lignes:
+
+«Vous qui avez trouvé mon cadavre, je vous lègue ce manuscrit.
+Puisse-t-il vous servir d'exemple et vous inspirer quelque pitié pour
+celui qui est mort, las de la lutte et de la souffrance...»
+
+Il plaça le rouleau bien en vue.
+
+Puis, rejetant la couverture qu'il avait attachée autour de lui pour se
+garantir du froid, il boutonna soigneusement la redingote étriquée et
+usée qui composait toute sa garde-robe. Il prit son chapeau, qu'il
+enfonça sur son front d'un mouvement sec.
+
+Encore une fois il jeta les yeux autour de lui.
+
+Peut-être cherchait-il un dernier encouragement. Peut-être se disait-il
+que tout à coup une voix allait s'élever, qui lui crierait de prendre
+courage....
+
+Fol espoir! Seule, la misère froide et hideuse répondit à ce regard
+désespéré.
+
+Il passa sa main sur ses yeux. Puis, avec un regard navré, il mit la
+main sur la serrure.
+
+Il se trouvait sur l'escalier. C'était la route de la mort qui
+commençait. Chaque marche qu'il franchissait l'entraînait vers le
+gouffre du suicide.
+
+L'étage qui conduisait à la mansarde, étroit et glissant, conduisait,
+après une trentaine de degrés, dans le grand escalier, auquel il
+accédait par une porte basse.
+
+Jusque-là il avait marché dans l'obscurité, s'appuyant au mur pour se
+guider.
+
+Mais tout à coup il se trouva inondé de lumière.
+
+Pour les heureux d'en bas, l'escalier avait été orné de fleurs; un épais
+tapis couvrait les degrés, amortissant le bruit des pas. Des lampadères,
+fixés aux murailles, jetaient les feux croisés des bougies roses.
+
+Le jeune homme s'arrêta un instant, comme ébloui, et, par un mouvement
+en quelque sorte involontaire, il aspira longuement cette atmosphère
+chaude et chargée de senteurs.
+
+Et puis un singulier sentiment de honte s'imposait à lui.
+
+S'étant penché sur la rampe, il percevait le bruit que faisaient en
+causant les laquais, groupés dans les antichambres. Évidemment il y
+avait des portes ouvertes.
+
+Il lui fallait donc passer, lui, le déshérité de toute joie, le
+misérable à peine vêtu, devant ces hommes qui chuchoteraient en se
+poussant du coude, et dont peut-être les rires à peine étouffés
+parviendraient jusqu'à son oreille.
+
+Bien qu'il fût décidé à mourir, il reculait devant cette souffrance
+d'amour-propre. Passer à travers cette splendeur pour aller aux ténèbres
+du tombeau lui semblait plus atroce encore.
+
+Il restait là, accoudé.
+
+La musique parvenait jusqu'à lui: il voyait dans son esprit ces groupes
+enlacés qui tournoyaient, les robes aux plis soyeux; il devinait les
+sourires échangés, les yeux brillants de plaisir, les mains des
+danseuses abandonnées aux doigts des cavaliers....
+
+Tout à coup il entendit un bruit mat et sourd.
+
+C'était la porte cochère qui venait de s'ouvrir.
+
+Les roues d'une voiture retentirent sur le pavé de la cour et
+s'arrêtèrent devant le vestibule.
+
+Décidément il lui fallait attendre. Il ne pouvait se risquer à croiser
+sur l'escalier des invités qui peut-être l'auraient reconnu. Car lui
+aussi avait eu naguère sa part de ces joies mondaines.
+
+Seulement, obéissant à un mouvement de curiosité dont il ne fut pas le
+maître, il descendit quelques marches encore, si bien que, sans être vu,
+il dominait la porte d'entrée.
+
+Deux dames atteignaient le palier du premier étage.
+
+L'une d'elles, enveloppée d'un camail de velours, était de haute taille,
+tout son être était empreint d'une élégance majestueuse. Son visage
+disparaissait sous un voile épais qui laissait apercevoir seulement
+quelques boucles de cheveux bruns, coiffés, ainsi qu'on disait alors, à
+l'anglaise, c'est-à-dire tombant de chaque côté des joues.
+
+L'autre avait rejeté en arrière le capuchon de soie bleue.
+
+Le jeune homme poussa un cri d'admiration.
+
+Il eût été impossible, en effet, de rêver apparition plus charmante.
+
+Ce n'avait été qu'un éclair, car un instant après, les deux dames
+disparaissaient entre la haie des laquais qui s'étaient levés sur leur
+passage.
+
+Mais un seul coup d'oeil avait suffi à l'artiste.
+
+Ce front pur, ces yeux largement ouverts et rayonnants de jeunesse et de
+franchise, ces bandeaux blonds qui encadraient un ovale de vierge, ces
+lèvres admirablement dessinées qui souriaient à la vie et à
+l'espérance....
+
+Il avait vu tout cela dans un éblouissement subit.
+
+Un écho éloigné vint jusqu'à lui.
+
+--Madame la baronne de Silvereal.
+
+Puis, dans l'antichambre, un laquais ajouta à mi-voix:
+
+--Mademoiselle Lucie est plus jolie que jamais.
+
+--Moi, j'aime mieux la baronne, dit un autre.
+
+--Elle est plus imposante; mais elle me fait presque peur.
+
+--Bah! et pourquoi donc?
+
+--On m'a dit un tas de choses mystérieuses.
+
+--Vraiment! tu nous conteras cela.
+
+--Oui, mais pas ici.
+
+Les voix se perdirent dans un murmure.
+
+Le jeune homme était resté immobile, le front incliné sur sa main.
+
+Mais tout à coup il se redressa:
+
+--Allons! pas de lâcheté! murmura-t-il. Peut-être est-ce le bonheur qui
+vient de passer là, à quelques pas de moi!... mais je ne puis ni ne veux
+plus espérer... je suis condamné.
+
+Et sans songer cette fois aux quolibets des laquais, il descendit d'un
+pas ferme.
+
+En un instant, il eut atteint la cour. La porte était encore ouverte. Le
+suisse s'apprêtait à la refermer.
+
+--Tiens! c'est vous, monsieur Martial, dit-il en voyant le jeune homme.
+Comment! vous sortez à cette heure-ci?
+
+--Je ne puis pas dormir.
+
+--Ah! oui, le bruit. Qu'est-ce que vous voulez! il faut bien pardonner
+aux riches. S'ils s'amusent, ils en ont le droit.
+
+--Je ne me plains pas.
+
+--Et vous sortez?
+
+--Oui, j'ai besoin d'air.
+
+--Mais vous allez geler dehors. Vous n'avez seulement pas de manteau...
+et il fait un froid...
+
+--Merci! merci! fit Martial.
+
+Et il s'élança dehors.
+
+Il commençait à tomber une sorte de grésil qui lui mordait le visage et
+lui blessait les yeux.
+
+Il se mit à courir dans la direction de la Seine.
+
+Il franchit la place de l'Institut et arriva sur le quai.
+
+Là, il se pencha sur le parapet. La Seine roulait lentement son flot
+noir et sombre, avec un murmure vague qui semblait un appel.
+
+Martial était saisi par le vertige qui pousse vers la mort.
+
+Il l'avait dit, il était condamné.
+
+Le nom de Lucie tintait à son oreille sans qu'il se rappelât ce que cet
+écho signifiait.
+
+Il descendit les marches de pierre sur lesquelles son pied glissait, et
+parvint à la berge.
+
+Là, il se tourna encore une fois vers la grande ville qui s'estompait
+dans l'ombre.
+
+--Mes rêves et mes espoirs, encore une fois, adieu! dit-il à voix basse.
+
+Puis, étendant les bras en avant, il prit son élan et se précipita dans
+le fleuve.
+
+Au même instant, deux ombres se levèrent sur la berge, et l'on entendit
+résonner dans le flot le choc de deux corps qui tombaient.
+
+Comment ces hommes se trouvaient-ils là?
+
+Étaient-ce donc encore deux désespérés qui demandaient au suicide
+l'oubli et le repos?
+
+Non. Car à la lueur vague du remous, on voyait l'eau s'agiter sous de
+vigoureux efforts.
+
+Puis le flot s'ouvrit, et les deux hommes reparurent soutenant Martial,
+dont la tête retombait inerte.
+
+--Courage! dit l'un des deux hommes.
+
+En quelques brasses ils eurent atteint le bord; puis, sans dire un mot,
+ils enlevèrent le jeune homme inanimé et gravirent l'escalier de la
+berge.
+
+A l'angle du pont, une voiture, bizarrement recouverte de drap noir,
+comme celles qu'on voit aux funérailles, attendait, immobile. Un coup de
+sifflet retentit.
+
+La voiture approcha au trot de deux chevaux noirs.
+
+La portière s'ouvrit. Une voix dit:
+
+--Sauvé?
+
+--Oui, répondit un des sauveteurs.
+
+--Pauvre Martial! répéta la voix, qui appartenait à une femme.
+
+Martial fut étendu sur les coussins.
+
+Puis la portière se referma.
+
+Et les chevaux noirs partirent comme une flèche dans la direction des
+Champs-Élysées.
+
+
+
+
+II
+
+AU BAL
+
+
+Tandis que la voiture mystérieuse entraîne Martial, miraculeusement
+arraché à la mort, revenons à la maison de la rue de Seine.
+
+Madame de Silvereal venait de pénétrer dans les salons, suivie de Lucie;
+leur apparition avait été saluée d'un murmure d'approbation admirative,
+et elles auraient eu quelque peine à percer le flot qui se pressait sur
+leur passage, si le maître de la maison n'était venu leur offrir son
+bras et les dégager de la foule.
+
+--En vérité, baronne, dit-il, je ne sais comment vous témoigner ma
+reconnaissance. L'heure s'avançait, et je commençais à craindre que mes
+salons ne fussent privés de leur plus gracieux ornement.
+
+Celui qui parlait ainsi était un homme d'une cinquantaine d'années
+environ, de haute taille. Ses cheveux grisonnants se relevaient en
+touffes sur son crâne en saillie, tandis que des favoris presque blancs
+formaient éventail de chaque côté de ses joues. C'était presque une
+copie de la tête légendaire si spirituellement _croquée_ par Philippon
+et qu'on a justement appelée la _poire_.
+
+Cependant, à vrai dire, cette coupe absolument française n'était pas en
+rapport avec son visage anguleux et surtout avec son teint, dont la
+nuance bistrée rappelait une origine étrangère.
+
+Le duc de Belen, de noblesse portugaise, avait longtemps habité
+l'Amérique du Sud, et, possesseur d'une fortune énorme, était venu, il y
+avait quelques années, éblouir Paris de son luxe et de ses prodigalités.
+
+Cependant, depuis quelque temps, pour des motifs qui étaient encore
+inexpliqués, le duc de Belen avait abandonné le magnifique hôtel qu'il
+possédait au faubourg Saint-Honoré, pour venir occuper les deux étages
+de la maison de la rue de Seine, immeuble qui d'ailleurs lui
+appartenait, et dont il avait transformé les appartements en une demeure
+presque princière.
+
+Peu à peu, les baux expiraient et M. de Belen reprenait possession de
+l'hôtel entier. C'était grâce à une sorte de pitié et peut-être de
+protection occulte de M. Benoît que Martial avait pu garder jusque-là sa
+mansarde.
+
+Après avoir adressé ce compliment banal à madame de Silvereal, le duc
+s'était tourné avec empressement vers Lucie:
+
+--N'aurons-nous pas le plaisir, mademoiselle, de voir madame de
+Favereye?
+
+--Ma mère est souffrante, monsieur le duc.
+
+--Et il a fallu toute mon insistance, reprit madame de Silvereal, pour
+décider Lucie à m'accompagner.
+
+--Oserai-je espérer, fit M. de Belen avec un sourire qui montra ses
+dents blanches et pointues, que mademoiselle ne se repentira pas de sa
+condescendance?
+
+Lucie s'inclina sans répondre.
+
+Mais un observateur attentif aurait pu remarquer sur son visage le
+passage d'une rapide pâleur.
+
+La jeune fille, vêtue d'une robe blanche relevée de fleurs bleues,
+simplement coiffée de quelques bluets qui jouaient dans ses cheveux,
+blonds comme la moisson, réalisait le type le plus achevé de la grâce et
+de la beauté.
+
+Quand M. de Belen eut parlé, elle s'appuya au bras de madame de
+Silvereal comme pour la prier de répondre.
+
+--Ma soeur, madame de Favereye, va peu dans le monde, dit-elle au duc.
+Il est naturel que Lucie, ma nièce, n'ait pas grand goût à ces fêtes
+auxquelles sa mère n'assiste pas.
+
+M. de Belen s'inclina; il avait conduit les deux dames dans l'un des
+salons les plus animés, et leur ayant choisi des places, il se préparait
+à continuer une conversation qui, cependant, paraissait peu plaire à ses
+invitées, quand un nouveau personnage s'approcha:
+
+--Eh bien! mon cher duc, dit celui-ci d'une voix cassante et peu
+sympathique, allez-vous donc abandonner vos invités en l'honneur de ma
+femme?...
+
+De Belen le regarda en souriant:
+
+--Mon cher de Silvereal, soyez indulgent pour moi; mademoiselle Lucie
+est trop belle pour que les plus impatients ne me pardonnent point de
+m'oublier ici pendant quelques minutes.
+
+A ce compliment, presque grossier à force de netteté, Lucie ne put
+réprimer un tressaillement nerveux, et elle cacha son visage sous son
+éventail.
+
+--Allons, de Belen, vous serez donc toujours un sauvage? reprit de
+Silvereal.
+
+--Bon! voici que j'ai encore commis quelque sottise. Que voulez-vous!
+j'ai si longtemps vécu loin de toute civilisation....
+
+A ce moment, de nouveaux noms furent jetés par l'introducteur, et force
+fut au trop galant duc de s'arracher à sa douce contemplation.
+
+M. de Silvereal s'approcha de sa femme, et se penchant à son oreille:
+
+--Par grâce, dit-il, en s'efforçant d'adoucir l'accent de sa voix rude,
+excusez mon ami. M. de Belen est un peu brusque....
+
+Madame de Silvereal se tourna à demi vers lui:
+
+--Dites qu'il manque de la plus vulgaire éducation...
+
+--Madame! fit M. de Silvereal avec colère.
+
+--Pardon! je vous prierai de ne point élever ici la voix. Vous m'avez
+ordonné de venir, je suis venue; de conduire Lucie à cette fête, j'ai
+prié la pauvre enfant de me suivre. Ceci fait, ne me demandez rien de
+plus.
+
+Le baron ouvrit les lèvres comme pour répliquer.
+
+Puis ses yeux se portèrent sur Lucie, et il haussa les épaules.
+
+--Après tout, murmura-t-il, il faudra bien que ma volonté s'accomplisse.
+
+Et il se perdit dans la foule.
+
+--Mon Dieu! murmura Lucie à l'oreille de sa tante, que se passe-t-il
+donc ici, et pourquoi suis-je venue?...
+
+--Que veux-tu dire, mon enfant? fit madame de Silvereal avec surprise.
+As-tu donc lieu de t'effrayer de quelques paroles de galanterie
+ridicule?
+
+--N'avez-vous pas vu le regard que m'a lancé M. de Silvereal? En vérité,
+on eût dit une menace.
+
+Madame de Silvereal garda un instant le silence, puis:
+
+--Ecoute-moi, mon enfant, reprit-elle doucement, et sois sans crainte.
+Moi vivante, jamais le malheur ne s'approchera de toi.
+
+--Mais cette assurance même m'épouvante. Il est donc bien vrai qu'un
+danger nous menace?
+
+--Tais-toi, fit madame de Silvereal. De grâce, ne m'adresse pas une
+question, ici surtout.
+
+Elle lui prit la main.
+
+--Je t'en supplie, oublie cette triste impression, oublie les paroles
+que je viens de prononcer. Tu es jeune... la vie s'ouvre devant toi
+belle et radieuse. Aie confiance. Nous sommes au bal, voici de charmants
+cavaliers qui s'apprêtent à te venir demander la faveur d'une
+contredanse. Accepte... retrouve la gaieté et l'insouciance de tes seize
+ans.
+
+--Et vous me jurez que je puis sans crainte...
+
+--Je te le jure. Tes yeux brillent déjà, chère enfant. Autrefois,
+j'aurais banni toute inquiétude, quand il s'agissait de danser... qu'il
+en soit ainsi pour toi.
+
+Un jeune homme s'approcha de Lucie et prononça la formule d'usage.
+
+La jeune fille regarda encore une fois madame de Silvereal, qui sourit
+et inclina la tête en signe de consentement.
+
+Lucie prit le bras de son cavalier.
+
+A peine s'était-elle éloignée, qu'un homme d'une quarantaine d'années,
+d'une remarquable élégance, s'approcha de madame de Silvereal.
+
+--Madame, murmura-t-il rapidement, il faut que je vous parle.
+
+Sans hésiter, madame de Silvereal se leva et appuya son bras sur celui
+de son cavalier.
+
+Tous deux traversèrent la foule.
+
+Madame de Silvereal était arrivée à cet âge où la femme vraiment belle
+s'épanouit dans toute sa magnifique éclosion. Grande, admirablement
+faite, elle portait avec une désinvolture vraiment royale sa toilette de
+velours noir, constellée de diamants. Ses épaules blanches et fermes
+comme le marbre, avaient la coupe admirable du buste des statues
+antiques, et, à regarder son visage de camée, on se fût demandé si cette
+création parfaite n'était pas quelque statue descendue de son socle.
+
+Quant à celui qui venait de réclamer de si étrange façon la faveur d'un
+entretien avec une des reines du bal, c'était, nous l'avons dit, un
+homme d'une quarantaine d'années; et cependant, il eût été difficile de
+lui assigner un âge précis.
+
+De taille moyenne, Armand de Bernaye réunissait en quelque sorte le
+double caractère de la beauté naturelle et de la perfection civilisée.
+
+Grand, admirablement proportionné, Armand avait le front haut, l'oeil
+noir, largement fendu, étincelant d'intelligence et de volonté: les
+mains eussent fait envie à une petite-maîtresse; son pied, chaussé avec
+une remarquable finesse, soutenait la comparaison avec les plus
+délicieuses bottines de satin qui glissaient sur le parquet du bal.
+
+Mais ce qui frappait tout d'abord en lui, c'était la franchise quasi
+dominatrice de sa physionomie. Ce n'était ni un _joli_ ni un _beau_
+garçon. C'était un homme, avec tout la développement de son énergie,
+avec la suprême rectitude de sa conscience.
+
+Il semblait que de ces lèvres fermes, ombragées d'une moustache noire et
+retombant en deux pointes sans apprêt, ne pussent s'échapper que des
+paroles honnêtes.
+
+Devant lui, les étoiles de _cotillon_ s'écartaient avec une sorte de
+respect non dissimulé. On eût dit que ces _dandies_, comme on disait
+alors, devinaient en ce personnage une nature supérieure à la leur.
+
+--C'est le savant, murmurait-on sur son passage.
+
+Le savant! Ce mot résumait pour ces ignorants une double impression de
+terreur respectueuse et d'envie.
+
+Armand de Bernaye passait, disait-on, tout son temps dans son
+laboratoire, où il cherchait à dérober à la nature ses secrets les plus
+cachés. Plus d'une fois son nom avait été prononcé à l'Académie des
+sciences, et on lui devait d'importants progrès en chimie.
+
+Quoique, dans les salons les plus aristocratiques, on eût tenu à honneur
+de le recevoir, il était rare qu'il s'arrachât à ses études: la rareté
+de ses apparitions lui donnait même auprès des fidèles de la valse et de
+la trénisse un renom presque fantastique. On assurait qu'il ne sortait
+de sa retraite que lorsqu'il avait à accomplir dans la société quelque
+oeuvre de magie. Et, chose curieuse, plusieurs fois déjà sa présence
+avait paru concorder avec quelqu'une de ces catastrophes qui de temps à
+autre viennent surprendre ce qu'on est convenu d'appeler la haute
+société parisienne.
+
+Tel était l'homme qui en ce moment traversait les salons du duc de
+Belen, ayant à son bras madame de Silvereal.
+
+Il marchaient lentement, lui, absorbé dans quelque pensée intérieure;
+elle, un peu pâle, et cependant la tête haute, fière de l'homme qui
+s'était fait momentanément son cavalier.
+
+Ils arrivèrent ainsi à une serre qui s'ouvrait au fond d'un boudoir, et
+où le duc avait prodigué, avec son luxe habituel, les splendeurs d'une
+végétation tropicale.
+
+En ce moment, la serre était vide.
+
+Armand s'effaça en s'inclinant.
+
+La baronne entra la première.
+
+M. de Bernaye lui désigna un siége et s'assit lui-même à quelque
+distance d'elle.
+
+--Madame, lui dit-il de sa voix qui vibrait, sonore et douce à la fois,
+je vous supplie de me pardonner si je vous ai arrachée pour quelques
+instants aux plaisirs de cette fête.
+
+Elle releva la tête et le regarda.
+
+--Pourquoi me parler ainsi? Ne vous souvenez-vous plus des paroles qui
+ont été un jour échangées entre nous?
+
+--Je ne les ai pas oubliées.
+
+Il passa sa main sur son front.
+
+--C'était en un jour de douleur.... Vous que j'avais tant aimée, vous à
+qui j'avais dévoué ma vie entière, vous aviez rivé votre existence à
+celle d'un autre.
+
+--Hélas! vous le savez... c'était mon devoir.... J'obéissais à mon père.
+
+--Oui, je le sais, reprit Armand avec un sourire triste. Mathilde de
+Mauvillers devait servir de marchepied à M. de Mauvillers, magistrat,
+pair de France... et elle n'avait pas le droit de résister.
+
+--Mon ami, fit Mathilde de Silvereal en baissant la voix, il est des
+destinées humaines qui semblent maudites. J'ai bien souffert... mais que
+sont les tortures endurées par moi en face de celles qui ont accablé ma
+pauvre soeur?
+
+--Marie... oui, vous avez eu assez de confiance en moi pour me faire
+connaître les terribles circonstances de ce drame passé. Et quand tout
+espoir a été arraché de mon coeur, lorsque j'ai compris que désormais je
+ne pouvais aimer celle qui cependant était ma vie et mon avenir, je vous
+ai dit: «Mathilde! la fatalité nous sépare. Obéissons.» Main
+souvenez-vous que le jour où le danger vous menacera, je serai là près
+de vous, prêt à vous défendre, à sacrifier ma vie pour vous épargner une
+larme.
+
+--Et moi, je vous ai dit, Armand: «A quelque heure que ce soit, en
+quelque lieu que je me trouve, le jour où vous m'appellerez, je viendrai
+à vous, forte de mon honneur et de mon sacrifice, et mettant ma main
+dans la vôtre, je vous écouterai comme un ami, comme un frère...»
+
+--Vous ne m'avez pas appelé... et je suis venu.
+
+Mathilde répondit simplement:
+
+--C'est qu'un danger me menace?
+
+--Le savez-vous donc?
+
+--Je le devine.
+
+--Et vous ne tremblez pas?
+
+--Non; je savais que vous viendriez.
+
+Il y eut un moment de silence. Puis Armand prit la main de madame de
+Silvereal.
+
+--Vous avez foi en moi... vous avez raison. Entendez-moi donc.
+
+--Je vous écoute comme on écoute Dieu.
+
+--M. de Silvereal veut votre mort...
+
+--Je le sais!
+
+--Et il veut marier Lucie de Favereye au duc de Belen...
+
+--Tout cela est vrai.... Mais comment avez-vous surpris le premier de
+ces deux secrets?
+
+--Vous le saurez plus tard. Nous ne pouvons rester longtemps ici....
+Oui, M. de Silvereal veut votre mort, parce qu'il veut épouser une femme
+qu'il aime... Certes, il est facile de déjouer ses projets en lui disant
+en face qu'on a lu dans son âme perverse; mais, pour des motifs qui vous
+seront dévoilés plus tard, il faut que cet homme conserve sa sécurité...
+Donc, c'est par le poison qu'il veut vous tuer....
+
+Armand fouilla dans sa poche, et en retira un flacon noir:
+
+--Prenez cette fiole, dit-il, et, tous les matins, buvez une goutte de
+cette liqueur dans un verre d'eau.
+
+Elle étendit la main, prit le flacon et dit:
+
+--Je le ferai.
+
+--Vous êtes sauvée!
+
+--Mais vous avez prononcé le nom de Lucie?
+
+--Je veille sur elle, comme sur vous.... Soyez sans crainte. Je ne veux
+pas, vous entendez... je ne veux pas que cette pauvre enfant devienne la
+femme de ce misérable qu'on appelle le duc de Belen.
+
+--Un misérable! avez-vous dit?
+
+--Je suis sur la piste d'une infamie dont cet homme s'est rendu
+coupable.... Mais je ne puis vous expliquer plus nettement ma pensée....
+M. de Belen paraît tout-puissant. Devant son nom presque princier,
+devant ses richesses énormes, tous plient et se courbent; mais je
+secouerai si violemment le colosse aux pieds d'argile, qu'il tombera en
+poussière.
+
+Disant cela, Armand s'était levé; son oeil étincelait. Mathilde eut un
+tressaillement.
+
+--Et.... M. de Silvereal? demanda-t-elle en hésitant.
+
+Armand se tut un instant.
+
+--Votre mari, dit-il enfin, est ou le complice ou la victime de cet
+homme! Mais avez-vous donc quelque pitié pour lui... vous dont il a juré
+la mort....
+
+Madame de Silvereal le regarda.
+
+--J'ai peur qu'en le punissant nous ne cédions à un mouvement de colère
+et de vengeance.
+
+Armand pâlit.
+
+--Vous avez raison, dit-il. Que les coupables soient punis, mais que nos
+mains restent pures.
+
+Mathilde laissa échapper un cri de joie:
+
+--Vous m'avez compris, merci!
+
+Et comme Armand faisait un mouvement pour se retirer:
+
+--Mon ami, dit madame de Silvereal en rougissant, ne vous reverrai-je
+plus?
+
+Le jeune homme se rapprocha.
+
+--Mathilde, reprit-il, il est dans la vie de M. de Silvereal un mystère
+que vous ignorez et que je pressens... Voulez-vous me faire une
+promesse?
+
+--Parlez!
+
+--Un jour viendra peut-être où j'aurai besoin de connaître toute la
+vérité... ce jour-là, il faudra que vous m'aidiez à soulever le voile
+qui couvre ces deux existences, il faudra que M. de Belen et votre mari
+apparaissent devant nous dans toute la nudité de leur infamie...
+
+--Armand!
+
+--Que vous importe... si je vous jure de ne point porter la main sur
+celui qui m'a volé tout mon bonheur?... Tant que vous ne m'aurez pas
+relevé de ce serment, M. de Silvereal, quoi que je sache, si terribles
+que soient les secrets qui m'auront été dévoilés, M. de Silvereal me
+sera sacré...
+
+--Je vous crois... donc au jour où vous m'interrogerez, je parlerai...
+
+--Merci.... Maintenant, prenez mon bras... et rentrons dans la bal...
+aussi bien mademoiselle Lucie doit vous attendre avec impatience....
+
+Mathilde s'appuya sur lui. Au moment de franchir la porte de la serre,
+elle s'arrêta:
+
+--Mon ami, dit-elle à voix basse, je ne sais pourquoi... mais il me
+semble que dans la lutte que vous allez entreprendre de terribles périls
+vont vous environner...
+
+--Ne craignez rien pour moi...
+
+--C'est comme un pressentiment qui me trouble... A votre tour, jurez-moi
+d'être prudent....
+
+Ils se trouvaient si près l'un de l'autre qu'ils étaient presque
+enlacés. Un frémissement agita Armand. D'un mouvement violent il attira
+Mathilde sur son coeur:
+
+--Si je meurs, du moins vous ne m'oublierez pas....
+
+Elle se dégagea doucement, et posant la main sur la poitrine du jeune
+homme:
+
+--Si vous mourez, je mourrai, car je vous aime....
+
+Ils s'éloignèrent. A ce moment, les branches d'un yucca s'écartèrent
+lentement, et une tête parut, sinistre, grimaçante:
+
+--Ah! ah! mes beaux amoureux! murmura l'inconnu, il paraît que nous
+conspirons... il est temps de prendre ses précautions... gare à vous!...
+
+
+
+
+III
+
+ANCIENNES ET NOUVELLES CONNAISSANCES
+
+
+Le personnage qui venait de surgir de si étrange façon et qui paraissait
+avoir entendu toute la conversation de M. de Bernaye et de madame de
+Silvereal sortit peu à peu de la touffe exotique qui l'avait si
+complétement dissimulé. Pour ne point abuser de la patience de nos
+lecteurs, disons immédiatement qu'à première vue ceux d'entre eux qui se
+souviennent de certain portrait tracé dans le prologue de ce récit
+eussent reconnu maître Biscarre. Et cependant, à part le profil bestial
+dont la nature l'avait gratifié et qu'il lui eût été certes bien
+impossible de répudier, Biscarre était profondément métamorphosé... En
+bien? peut-être. En tout cas, son visage, sa physionomie, sa chevelure
+étaient autant d'oeuvres d'art si artistement combinées, que de l'ancien
+forçat la science du _maquillage_ était parvenue à faire un élégant de
+trente ans à peine, aux traits plutôt sévères que durs, en somme, ce
+qu'on est convenu d'appeler un homme sérieux. Sa toilette était un
+chef-d'oeuvre de goût. Des diamants de prix scintillaient au devant de
+sa chemise de fine batiste; des gants irréprochables moulaient ses
+mains, un peu grandes, mais longues et minces. En somme, maître
+Biscarre, entrant dans les salons du duc de Belen, pouvait, sans
+disparate, faire figure au milieu de tout ce que l'aristocratie et la
+finance--confondues d'ailleurs sous le règne de Louis-Philippe, en une
+seule caste--offraient de plus remarquables spécimens. Comment Biscarre
+se trouvait-il dans la serre, c'est ce que nul n'aurait pu expliquer, et
+moins que personne, l'intendant qui introduisait les arrivants en jetant
+leur nom de sa voix sonore. Car Biscarre s'était abstenu de passer
+devant lui. Il venait de la serre, sans avoir franchi ni la porte
+d'entrée ni les salons. Nous saurons tout à l'heure quels étaient les
+chemins secrets connus de Biscarre. En ce moment, il s'avançait dans les
+salons fendant le flot des invités, et se dirigeait vers M. de Belen,
+qui paraissait engagé dans une conversation des plus intéressantes avec
+plusieurs grands spéculateurs de l'époque, MM. Stéphane et Colombet, qui
+venaient d'obtenir une magnifique concession de chemin de fer; M.
+Allard, le célèbre banquier, qui rêvait les emprunts internationaux, et
+d'autres comparses, flaireurs de dividendes, qui humaient délicieusement
+chacune des paroles tombant de ces lèvres privilégiées.
+
+--Mon cher de Belen, disait Colombet, homme de corpulence énorme, à
+lèvres charnues, vous savez que nous comptons sur vous. Notre conseil
+d'administration doit se recruter parmi les grands dignitaires de la
+noblesse et de la fortune...
+
+--Et les actions de fondateurs sont d'une valeur certaine, ajoutait
+Stéphane, personnage de bois qui semblait avoir deviné trente ans
+d'avance le Vertillac des _Faux Bonshommes_.
+
+Chacun de ses gestes tombait net et sec, comme si un rouage se fût tout
+à coup décliqueté. De Belen avait un sourire gracieux pour chacune de
+ces gracieuses ouvertures.
+
+--Bah! reprenait Allard, le banquier, ce n'est pas pour une bagatelle
+d'un ou de deux millions que le duc se fera prier...
+
+--Hé! hé! ni pour cinq, ni pour dix, fit tout à coup une voix aigre et
+dure.
+
+Les causeurs se retournèrent.
+
+--Eh! c'est ce cher monsieur Mancal!
+
+Et toutes les mains, à l'exception de celles du duc, se tendirent vers
+le nouveau venu. Or, celui-ci n'était autre que Biscarre. Puisque les
+invités de M. de Belen paraissent ne le connaître que sous le nom de M.
+Mancal, nous prierons le lecteur, mieux instruit, de ne pas trahir son
+incognito. L'abstention du duc n'avait pas été remarquée, tant les
+autres avaient mis d'empressement à accueillir l'arrivant. Cependant, M.
+Mancal se confondait en salutations.
+
+--Ah! messieurs! que d'honneur!... En vérité, je ne mérite pas...
+
+--Vous-ne-mé-ri-tez pas, articula Stéphane, dont les deux bras se
+levèrent vers le plafond avec un bruit de roues mal graissées, vous!
+maître Mancal, le roi des hommes d'affaires de Paris...
+
+--Vous, qui tenez tête à tout notaire, avoué, juge, et savez les mettre
+à merci!... continua Colombet, dont l'épais visage s'épanouit en un gros
+rire.
+
+--Messieurs! messieurs!...
+
+--Le dieu de la chicane! acheva Allard. Et à Dieu ne plaise que ce mot
+doive être pris en mauvaise part. Vous êtes stratégiste, comme le furent
+Turenne et Napoléon...
+
+--Est-il donc si difficile de manoeuvrer, quand on a pour soi les gros
+bataillons? fit Mancal en riant. Tenez, je fais un pari.... Chacun de
+vous, messieurs Stéphane, Colombet, Allard, vous représentez une
+armée.... Avec vos forces réunies, je voudrais conquérir le monde...
+
+--Bah! le monde est trop grand...
+
+--Et un coin de terre suffit...
+
+--Encore faut-il, interrompit Mancal, que ce coin de terre soit bien à
+vous...
+
+--Certes!
+
+--Ou bien, continua l'homme d'affaires en regardant le duc, qui
+paraissait fort mal à l'aise, ou bien que le tréfonds, comme nous disons
+en terme juridique, renferme quelque trésor caché.
+
+Ces mots, qui peut-être renfermaient une allusion mystérieuse,
+excitèrent l'hilarité des spéculateurs. On sait que le mot _tréfonds_
+signifie la partie souterraine d'une propriété.
+
+--Bah! les trésors! s'écria Colombet, est-ce qu'il en existe encore au
+dix-neuvième siècle?...
+
+--Les génies et les fées ont à jamais disparu... dit un autre, et avec
+eux les cavernes d'or et les grottes de diamant...
+
+--Est-ce votre avis, monsieur le duc? demanda Mancal, dont les lèvres se
+plissèrent en un ironique sourire.
+
+Il paraît que cette plaisanterie, si innocente d'ailleurs en apparence,
+n'était pas du goût de M. de Belen, car il répondit d'un ton fort sec:
+
+--M. Mancal a toujours de l'esprit! mais, je vous demande pardon,
+messieurs, malgré tout le plaisir que je prends à causer avec vous, mes
+devoirs de maître de maison me forcent à vous quitter un instant....
+
+Comme il s'éloignait:
+
+--En vérité, aurais-je blessé M. le duc? fit Mancal d'un air consterné.
+
+--Et pourquoi? parce que vous avez parlé de trésor?...
+
+--Ce mot a été prononcé sans mauvaise intention...
+
+--Parbleu! fit Stéphane l'automate, supposeriez-vous, par hasard, que M.
+de Belen possède quelque part une de ces cavernes fantastiques où les
+gnomes enfouissaient jadis des monceaux d'or?...
+
+--Il est riche! fit Colombet en secouant la tête.
+
+--Voyez! reprit vivement Mancal, voici que, sur une expression qui m'est
+échappée dans la conversation, vous bâtissez tout un monde de
+suppositions.... Mais à mon tour, messieurs, veuillez m'excuser... il
+faut que je présente mes hommages à M. le baron de Silvereal...
+
+--Heureux homme! fit Allard en lui frappant sur l'épaule. Il connaît
+tout le monde.
+
+--Et il en sait plus long qu'il n'en dit, murmura Colombet, tandis que
+Mancal se perdait dans la foule.
+
+--Il est dangereux, donc il faut le ménager, ajouta Stéphane avec la
+netteté qui convient aux consciences de pureté douteuse.
+
+Les trois hommes se regardèrent, ébauchèrent un sourire, puis, sans
+doute pour chasser certaines pensées importunes qui leur montaient au
+cerveau, ils se dirigèrent d'un commun accord vers le buffet. Cependant
+Mancal se glissait à travers les groupes d'invités avec la prestesse
+d'un fauve: il passait par les interstices les plus étroits sans heurter
+personne et sans dévier de sa route. Il arriva enfin à quelques pas de
+M. de Silvereal, qui, appuyé au chambranle d'une porte, semblait perdu
+dans ses méditations. Ses yeux, attachés au parquet, avaient une
+singulière fixité. Le mari de Mathilde était petit, maigre; son profil
+d'oiseau de proie n'était rien moins que sympathique, et, dans la
+profondeur de ses yeux gris, un observateur eût facilement aperçu le
+reflet sombre des plus mauvaises passions. Parfois ses regards se
+portaient vers le groupe dont sa femme était le centre, et alors une
+sorte d'éclair passait dans ses prunelles dilatées.
+
+--Monsieur le baron de Silvereal permettra-t-il à son humble serviteur
+de lui offrir le témoignage de son respect? dit Mancal, qui s'était
+arrêté devant lui et le saluait avec une déférence presque ridicule à
+force d'affectation.
+
+Le baron tressaillit; il s'arracha à ses méditations et vit Mancal.
+
+--Ah! c'est vous! fit-il avec un mouvement joyeux. Eh bien!
+m'apportez-vous de bonnes nouvelles?
+
+--Pourrait-il en être autrement? répondit Mancal avec un sourire
+obséquieux.
+
+--Ainsi, _elle_ a compris?
+
+--Madame de Torrès a bien voulu prêter quelque attention à mes paroles,
+et j'ai pu facilement lui expliquer que si vous avez été contraint, à
+votre grand regret, de lui dérober cette soirée pour la consacrer à M.
+le duc de Belen, c'était uniquement parce que de graves intérêts étaient
+en jeu.
+
+--Ainsi, elle m'a pardonné? fit le baron, dont tout le corps frémit.
+
+--Elle a fait plus encore...
+
+--Parlez! parlez vite!
+
+--Madame de Torrès a daigné me charger d'une commission pour monsieur le
+baron.
+
+--Une lettre? donnez!
+
+Et déjà le baron, impatient, tendait la main.
+
+--Une commission verbale, fit Mancal. Madame de Torrès attendra monsieur
+le baron chez elle... demain, à dix heures du soir.
+
+M. de Silvereal eut un geste découragé:
+
+--Quoi! ne veut-elle plus me recevoir qu'au milieu des nombreux invités
+qui sans cesse encombrent ses salons?
+
+--Je ne crois pas, monsieur le baron, reprit Mancal, que la pensée de
+madame de Torrès doive être ainsi interprétée...
+
+--Dites-vous vrai?
+
+--Je le crois, car j'ai cru comprendre que sa porte serait fermée à tout
+le monde.
+
+--Sans exception?
+
+--S'il était fait une exception, ce serait, en tout cas, en faveur du
+seul homme dont vous n'ayez pas à vous préoccuper.
+
+--C'est-à-dire?...
+
+--C'est-à-dire de moi-même....
+
+M. de Silvereal respira, comme si sa poitrine eût été soulagée d'un
+poids énorme.
+
+--Cependant, reprit Mancal, si j'osais parler à monsieur le baron en
+toute franchise...
+
+--Je vous écoute.
+
+--J'ai peur de blesser monsieur le baron!...
+
+--Vous me faites mourir d'impatience...
+
+--Eh bien! monsieur le baron sait que je lui suis tout dévoué... je
+croirais commettre un crime si je le trompais et même si je lui cachais
+ce que j'ai cru découvrir.... Puisque vous m'autorisez à parler, sachez
+donc que j'ai appris de bonne source que plusieurs personnages
+importants, de haute distinction et de grande fortune, se disputent la
+main de madame de Torrès... Certes, elle vous a voué un attachement réel
+et que rien ne pourrait ébranler... cependant....
+
+M. de Silvereal était devenu livide.
+
+--Crois-tu qu'elle songe à me retirer sa parole?...
+
+Il tutoyait maintenant l'agent d'affaires, descendu à ses yeux au rôle
+de Scapin.
+
+Mancal eut un geste d'énergique dénégation.
+
+--Non! non! fit-il. Mais cependant... pardonnez-moi si j'hésite... la
+chose est délicate...
+
+--T'expliqueras-tu!...
+
+--Puisque monsieur le baron l'exige, je dois lui obéir... or, je sais
+que monsieur le baron, trop honnête pour faire de madame de Torrès sa
+maîtresse, lui a fait entrevoir que... la santé de madame de Silvereal
+était chancelante...
+
+--Cela est vrai!
+
+--Je n'en doute pas, fit Mancal en jetant un regard du côté de Mathilde,
+dont l'apparence contredisait absolument les paroles de son mari.
+Cependant, avouez que madame de Sylvéréal paraît lutter
+avantageusement... contre le mal qui la mine...
+
+--Illusion! ma femme est atteinte d'une de ces maladies qui laissent au
+condamné les dehors de la santé... et qui, cependant, le foudroient en
+quelques heures...
+
+--Soit! mais madame de Torrès n'est pas initiée à ces secrets
+physiologiques... car je crains qu'elle n'attribue vos promesses de
+mariage à la passion qu'elle vous a inspirée.
+
+Un rayon sinistre passa dans les yeux du baron.
+
+--Monsieur Mancal, fit-il d'une voix sourde, j'ai juré à madame de
+Torrès qu'elle serait ma femme... et je veux...
+
+--Vous voulez!...
+
+--Je me trompe... ce mot rend mal ma pensée... je sais, veux-je dire,
+qu'avant trois mois, je serai libre...
+
+--Ainsi soit-il! fit Mancal en s'inclinant pour cacher le sourire
+ironique qui crispait ses lèvres.
+
+Puis, après un silence, il ajouta:
+
+--Du reste, le savant docteur du quai de Gèvres est de ceux qui lisent
+jusqu'au plus profond des mystères naturels.
+
+M. de Silvereal laissa échapper un cri de surprise:
+
+--Quoi! vous savez!...
+
+Mancal le regarda en riant, cette fois, sans se cacher:
+
+--Allez demain chez maître Blasias, fit-il. C'est un conseil d'ami que
+vous donne votre dévoué serviteur....
+
+Silvereal eut un moment d'hésitation; puis il reprit:
+
+--C'est bien, j'irai!
+
+--Monsieur le baron n'a aucun ordre à me donner?...
+
+--Aucun!
+
+Mancal s'inclina profondément et s'éloigna.
+
+--Allons! murmura-t-il en se perdant à travers les groupes, le crime est
+semé... il faudra bien qu'il germe.... Ce sont là bonnes et fertiles
+terres.... Mais quoi est donc le secret de M. de Belen?
+
+A ce moment, l'intendant du duc parut à la porte du salon, et s'arrêta,
+regardant de tous côtés comme s'il eût cherché quelqu'un.
+
+M. de Belen s'approcha de lui:
+
+--Qu'y a-t-il?
+
+--Monsieur le duc, un être étrange, presque effrayant, qui se dit le
+serviteur de M. Armand de Bernaye, insiste pour parler immédiatement à
+son maître...
+
+--M. de Bernaye doit se trouver dans une des salles de jeu.
+
+L'intendant se dirigea du côté que le duc lui indiquait. Il n'eut aucune
+peine à rejoindre Armand, qui, le sourire aux lèvres, suivait une partie
+de baccarat engagée entre quelques joueurs, parmi lesquels Stéphane,
+Colombet et Allard s'étaient érigés en chefs d'attaque. Aux premiers
+mots prononcés à voix basse par l'intendant, Armand tressaillit.
+
+--Je vous suis, dit-il.
+
+--J'ai fait entrer votre serviteur dans un salon réservé.
+
+--C'est bien.
+
+Un instant après, Armand pénétrait dans une petite salle artistement
+décorée. La porte se referma derrière lui. Le personnage qui venait de
+le faire demander mérite description. C'était certes une des créatures
+les plus bizarres qui se puissent imaginer. Au milieu d'une face d'un
+brun olivâtre, s'épatait un large nez aux narines plates; les joues
+osseuses saillaient comme les moulures d'un masque japonais; la bouche,
+aux lèvres jaunes à force d'être pâles, était largement fendue et
+laissait voir des dents presque noires, mais aiguës comme les pointes
+d'un crayon d'ébène. Son front était tatoué de lignes bizarres qui
+s'entre-croisaient géométriquement. Cet être singulier était enveloppé
+dans un large manteau, sorte de _plaid_ qui tombait jusqu'à ses pieds
+nus. Son front, ridé et sans cheveux, était à demi caché par un chapeau
+plat, sans bord, absolument rond et qui semblait se tenir, par prodige,
+en équilibre sur son crâne pointu. S'il se fût découvert, on eût
+remarqué une touffe de cheveux partant du sommet de l'occiput et
+soigneusement roulée sur elle-même en une espèce de rosette.
+
+Dès que M. de Bernaye parut, le spectre exotique étendit les bras en
+avant, en même temps qu'il se prosternait presque jusqu'à terre.
+Quelques mots furent échangés dans une langue que, certes, aucun des
+invités de M. de Belen n'eût comprise.
+
+--Que me veux-tu, Soëra? demanda Armand.
+
+--C'est un billet.
+
+--Qui l'a apporté?
+
+--Un jeune homme qui est reparti immédiatement.
+
+--C'est bien! donne!
+
+Celui qu'Armand venait de désigner par le nom de Soëra plongea sa main
+sous son manteau, qui s'entr'ouvrit et laissa apercevoir une sorte de
+pagne, rayé de blanc et de noir, et tombant jusqu'aux jarrets. Le torse
+n'était caché que par une ceinture montant de la taille aux aisselles,
+et dans cette ceinture était retenue une de ces armes redoutables, lames
+tordues en forme de flamme, et que les Malais désignent sous le nom de
+«kriss.» Soëra présenta à Armand un petit billet plié en forme de
+triangle et bordé de noir, comme une lettre de deuil. Armand laissa
+échapper un geste de surprise. Puis, d'un mouvement rapide, il brisa le
+cachet. L'enveloppe était vide; seulement, à l'intérieur de l'enveloppe
+était empreinte, nettement dessinée, l'image d'une tête de mort. Armand
+réfléchit un instant, puis:
+
+--Va, Soëra, dit-il. Tu es un bon serviteur. Retourne chez moi et ne
+m'attends pas cette nuit.
+
+Soëra s'inclina en signe de soumission. A ce moment, la voix de M. de
+Belen se fit entendre dans le salon qui confinait à celui où se trouvait
+Armand.
+
+--Voyons, messieurs, disait-il, qui de vous se dévouera pour conduire le
+cotillon?...
+
+Armand réfléchissait, les yeux fixés sur le singulier emblème qui venait
+de lui être adressé. Une sorte de grondement sourd, sauvage, lui fit
+lever la tête. Soëra avait rejeté son manteau et, redressant en arrière
+son torse d'athlète, il avait tiré de sa ceinture le kriss dont la lame
+luisait, aiguë et sinistre.
+
+--Soëra! fit Armand d'un ton d'autorité.
+
+L'autre grinçant des dents dit à voix basse:
+
+--Maître, avez-vous entendu?
+
+La voix de M. de Belen se fit entendre de nouveau:
+
+--Monsieur le vicomte (il parlait sans doute à un de ces mièvres jeunes
+gens qui font leur chemin en guidant leur barque à travers valses et
+mazourkes), monsieur le vicomte, ces dames réclament votre bon concours,
+vous ne pouvez refuser!
+
+Cette fois, Soëra s'élança, et sans doute il allait franchir la porte du
+salon, si la main d'Armand s'abattant sur son poignet ne l'eût cloué sur
+place.
+
+--Es-tu fou?... s'écria le savant.
+
+L'autre, le visage livide sous la teinte d'ocre, semblait ne plus
+entendre. Sa bouche écumait, et un seul mot s'échappait de ses lèvres:
+
+--Amok! Amok!
+
+--Silence! fit M. de Bernaye.
+
+D'un mouvement vigoureux, il repoussa le sauvage au fond de la pièce;
+puis, les bras croisés, la tête haute, il se plaça devant lui.
+
+Soëra tremblait: c'était une agitation furieuse, presque convulsive. Il
+dit encore:
+
+--Avez-vous entendu?...
+
+--Que veux-tu dire?...
+
+--Cette voix...
+
+--Eh bien?
+
+--C'est celle de là-bas... c'est la voix qui résonne dans mes nuits...
+qui sort de la tombe....
+
+Armand avait reconnu la voix de M. de Belen. Ses sourcils se
+contractèrent.
+
+--Es-tu sûr de ce que tu dis?
+
+--Je le jure par le cadavre de mon père!
+
+--Tes oreilles ne te trompent pas?
+
+Soëra eut un ricanement.
+
+--Celui qui est mort me dit que j'ai bien entendu.
+
+Et il continua tout bas:
+
+--Amok! Amok!
+
+--Assez! fit durement Armand. Obéis-moi... retourne chez moi. Je te
+défends de sortir jusqu'à ce que je te l'aie de nouveau permis.
+
+--Maître! n'exigez pas cela! il faut que je le tue.
+
+Et, disant cela, Soëra tourmentait la poignée de son kriss. Armand se
+pencha à son oreille et prononça quelques mots. Soëra se courba, et,
+repoussant l'instrument de mort dans sa ceinture, il s'enveloppa de
+nouveau dans son manteau.
+
+D'un geste dominateur, Armand lui indiqua la porte. Soëra, frémissant
+mais dompté, sortit à reculons. Armand le suivit des yeux. Quand il fut
+seul:
+
+--Qui sait? murmura-t-il. Si là était le secret de ces misérables!
+
+Puis, passant la main sur son front, et jetant un dernier regard sur la
+missive mystérieuse:
+
+--Avant tout, dit-il, obéissons.
+
+Un instant après, il sortit de la maison de M. de Belen.
+
+
+
+
+IV
+
+LES SUITES D'UN BAL
+
+
+Au moment où les derniers invités du duc de Belen se blottissaient dans
+leurs voitures, dont les glaces, couvertes de givre, témoignaient de
+l'âpreté du froid; tandis que les domestiques, sous la direction de
+l'intendant, remettaient dans les salons cet ordre provisoire qui fait
+disparaître tant bien que mal les traces laissées par la cohue, deux
+personnages se tenaient dans le cabinet de M. de Belen. La physionomie
+de ce cabinet était assez curieuse. Pendant toute la durée de la fête,
+il avait été soigneusement fermé. Et cependant, si quelque invité y
+avait pénétré, il y aurait pu trouver satisfaction à ses goûts, à
+supposer qu'il fût, en si petite proportion que ce fût, porté aux études
+orientalistes. De tous côtés, aux murailles, au plafond, sur les
+meubles, ce n'étaient qu'armes, ustensiles, objets de toute nature
+portant le caractère indélébile de l'art indo-chinois, depuis le
+_tiwa-sa-wota_, tabatière en bois de santal, la corne de buffle
+artistement sculptée, l'écale de noix de coco évidée à jour comme une
+dentelle, jusqu'à ces inimitables corbeilles, enjolivées d'ornements
+bizarres, que les artistes malais tressent avec les folioles du palmier
+lontar. Ici la lance de bambou, le poignard recourbé où s'enchâssent les
+perles vénitiennes, le sabre à la lame plate et s'élargissant à
+l'extrémité; là, des flèches aiguës aux pointes empoisonnées, le disque
+métallique à grelots qui tintinne sous les doigts du musicien. Sur des
+socles de marbre jaspé, de hideuses statues, aux têtes difformes, aux
+membres tortus semblaient attendre encore les hommages que les
+sectateurs de Bouddha prodiguent à leurs idoles. Les tentures de soie
+brodées d'or tombaient en plis lourds et magnifiques, relevées par des
+écharpes tissées d'écorce et teintes des plus éclatantes couleurs, sur
+lesquelles restaient immobiles, posés comme s'ils allaient prendre leur
+vol, les dragons frangés de rouge et d'or. Des peaux de tigres
+couvraient le parquet. Sur une console en bambou, un objet attirait
+particulièrement l'attention: c'était un fragment de statue, sculptée
+dans la pierre noire, et couverte d'incrustations d'argent. Ce fragment
+semblait avoir été scié et détaché d'une statue de petite taille et
+représentait le bras et la jambe d'un homme, ainsi qu'une portion du
+torse. Là encore on reconnaissait le ciseau des artistes de l'ancien
+empire d'Annam. En réalité, dans cette pièce bizarre, on se fût cru
+transporté à des milliers de lieues de Paris. C'était comme une échappée
+à travers l'espace vous entraînant tout à coup aux limites de l'extrême
+Orient. Mais la présence des deux causeurs, M. de Belen et M. de
+Silvereal, vous eût bientôt ramené dans le domaine de la réalité. M. de
+Belen se tenait debout, les bras croisés sur la poitrine, la tête haute
+et la lèvre ricanante, tandis que le baron, assis ou plutôt affaissé sur
+un siége de bambou, paraissait en proie à un malaise difficile à
+vaincre.
+
+--Ainsi, mon cher baron, disait M. de Belen, vous prétendez m'imposer
+des conditions?
+
+Silvereal protesta d'un geste soumis.
+
+--En vérité, la chose serait du plus haut comique!... n'ai-je pas déjà
+fait pour vous plus que je ne vous devais?...
+
+--Cependant... hasarda le baron.
+
+--Cependant!... Que signifie ce _cependant_? Pardieu! il est bon que
+nous ayons une explication définitive, et puisqu'il vous a convenu de la
+provoquer vous-même, subissez-la.
+
+Le baron releva la tête et le regarda.
+
+--Je vous écoute, dit-il d'une voix qui semblait s'affermir.
+
+--Voyons, continua le duc, récapitulons, si vous le voulez bien, les
+services que je vous ai rendus, et établissons nos situations
+respectives.
+
+--Établissons, répéta le baron comme un écho.
+
+--Il y a huit ans aujourd'hui que vous m'avez prêté votre concours dans
+une aventure périlleuse...
+
+--Et délicate.
+
+-Délicate, si l'épithète vous plaît. Je reconnais que vous ne m'avez pas
+marchandé l'aide que je réclamais de vous. Un seul mot, pourtant.
+N'était-ce pas moi qui avais conçu l'idée de ce plan?
+
+--L'idée et le plan de l'assassinat, fit le baron, qui décidément
+reprenait peu à peu son sang-froid.
+
+Le visage de M. de Belen se contracta légèrement.
+
+--Dispensez-vous de ces expressions brutales, dit-il sèchement. Bref,
+complices tous deux, nous mîmes notre projet à exécution.
+
+--Et le roi des Khmers[2] tomba sous nos coups, fit encore Silvereal,
+qui avait, paraît-il, la manie des interruptions.
+
+--Je vous prierai de me laisser parler, reprit de Belen, dont l'accent
+montait au plus haut diapason de l'irritation. En commettant cet acte...
+
+--Ce crime...
+
+--Ce crime, soit... notre but était de nous emparer des richesses
+colossales déposées en un lieu caché dont seul le vieil Eni possédait le
+secret... mais par une incroyable fatalité, ce secret nous échappa... ou
+du moins ne nous fut révélé que par des documents si bizarres, disons le
+mot, si incompréhensibles, que tout d'abord nous nous sentîmes
+découragés et crûmes que jamais nous n'atteindrions au résultat rêvé...
+Pour le présent, au lieu des centaines de millions dont nous avions
+voulu nous assurer la possession, qu'avions-nous trouvé? à peine
+quelques centaines de mille piastres en pierreries.... N'ai-je pas
+partagé ce butin avec vous?...
+
+--En conservant la part du lion.
+
+--C'était mon droit. Non-seulement j'avais seul organisé le complot,
+mais encore tandis que vous désespériez, je déclarais hautement qu'un
+jour viendrait où les énormes richesses de Khmers nous appartiendraient.
+Pour cela, il fallait des capitaux à l'aide desquels je pusse continuer
+mes recherches.
+
+--Enfin, j'ai reçu à peine cinq cent mille francs.
+
+[Note 2: Les Khmers sont les ancêtres aujourd'hui disparus des
+habitants du Cambodge, au sud du royaume de Siam.]
+
+--Qui, placés par moi, dans des spéculations commerciales, furent
+rapidement triplés!
+
+--Hélas! tout cela n'est plus que souvenir!
+
+--A qui la faute? Parce que vous, monsieur de Silvereal, touchant à la
+vieillesse, vous croyez toujours avoir vingt ans; parce que vous vous
+laissez entraîner par vos passions séniles sur une pente fatale qui vous
+jettera à la ruine et à la mort. Vous vous croyez fondé maintenant à me
+rendre responsable de votre chute. A d'autres, mon cher! Vous m'avez
+aidé, je vous ai payé, et je suis prêt à déclarer, si vous le désirez,
+que tout doit être désormais fini entre nous!
+
+M. de Silvereal accueillit ces dernières paroles par un ricanement.
+
+--Je vous en défie, dit-il froidement.
+
+--Vous dites?...
+
+--Je dis, monsieur de Belen, que malgré votre forfanterie et vos
+menaces, vous savez aussi bien que moi que nous sommes à jamais liés
+l'un et l'autre.
+
+--Je vous prouverai le contraire...
+
+--Vous me ferez assassiner? En effet, je vous connais, et ce ne serait
+pas votre coup d'essai.... Cependant, je vous ferai observer que nous ne
+sommes plus aujourd'hui dans les déserts de l'Inde orientale... et qu'à
+Paris, il existe certains personnages qui sauraient au besoin me
+défendre contre vous.
+
+M. de Belen était devenu livide. Était-ce de terreur? était-ce de rage?
+Au contraire, Silvereal avait retrouvé tout son calme.
+
+--Ces personnages se nomment: _primo_, le procureur du roi; _secundo_,
+l'ambassadeur de Portugal; _tertio_... oh! c'est le _tertio_ qui est
+surtout intéressant... les personnages s'appellent: les gendarmes!
+
+--Misérable! cria de Belen.
+
+--Les injures n'ont jamais en rien avancé les affaires... Je reprends
+mon raisonnement.... Supposez seulement que moi, baron très-authentique
+de Silvereal, n'ayant en somme dans mon passé aucune tache prouvée...
+car l'histoire du Cambodge est restée parfaitement secrète... supposons,
+dis-je, que je me présente chez M. le procureur du roi, et que, lui
+dévoilant certain nom que vous me paraissez avoir complétement oublié,
+je l'invite à consulter, au sujet du prétendu M. de Belen... du duc de
+Belen.... MM. les attachés à la légation du Portugal, ne se pourrait-il
+pas d'aventure que les troisièmes personnages ci-dessus mentionnés, à
+savoir: MM. les gendarmes, ne vinssent jouer dans le drame actuel un
+rôle que vous n'auriez pas suffisamment prévu?...
+
+--Monsieur de Silvereal, fit de Belen, qui grinçait des dents, voilà des
+insolences qui vous coûteront cher.
+
+--Chacun son tour, mon cher! Comment! je viens à vous en ami et je vous
+dis franchement: Je suis ruiné, à jamais perdu, si vous ne me prêtez
+cinquante mille francs.... Avec cette somme, qui est pour vous une
+bagatelle... car je reconnais que vous avez su mieux que moi faire
+fructifier vos capitaux... je rétablis une situation désespérée....
+Voilà ce que je vous explique nettement, franchement, et à cela vous
+répondez par des injures, par des menaces...
+
+--Je n'ai pas d'argent!
+
+--Bah! dites cela à d'autres, mon cher duc, mais pas à moi. Je connais
+par A plus B le chiffre de votre fortune, et vous pouvez me remettre ces
+cinquante mille francs aussi facilement que moi je jetterais à la rue un
+écu de six livres.
+
+M. de Belen gardait maintenant le silence.
+
+--Et de fait, si vous avez quelque reproche à m'adresser, êtes-vous donc
+vous-même à l'abri de tout blâme? Oui, j'ai le coeur jeune et le cerveau
+brûlant... Que voulez-vous, on ne se refait pas! Mais vous-même, ne
+comprenez-vous pas l'amour? Et votre passion pour mademoiselle de
+Favereye?...
+
+--Ah! voilà où je vous attendais! s'écria M. de Belen avec fureur. Oui,
+j'aime Lucie; oui, je veux qu'elle soit ma femme; et pour cela, j'ai
+réclamé de vous le concours de celui qui se prétend mon ami, de vous, M.
+de Silvereal. Eh bien! à quoi êtes-vous parvenu? Comment!... Lucie est
+la nièce de votre femme, à laquelle elle est confiée par sa mère, madame
+de Favereye, cette folle que l'on croirait en vérité occupée à des
+oeuvres de magie, tant son existence est mystérieuse et retirée. Donc,
+par votre femme, vous êtes pour ainsi dire maître des destinées de
+Lucie, et vous pourriez imposer votre volonté. Mais, en vérité, il me
+semble que vous tremblez devant madame de Silvereal...
+
+--Cependant c'est par mon ordre que, ce soir même, elle est venue ici
+avec Lucie.
+
+--Par votre ordre!... Eh bien! je vous fais un pari: si madame de
+Silvereal a consenti à vous obéir, c'est parce qu'un intérêt pressant,
+personnel, l'engageait à se rendre à ce bal.
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Parbleu! pour un conspirateur, vous me semblez bien peu
+clairvoyant.... N'avez-vous pas remarqué que ce M. Armand de
+Bernaye--encore un ennemi que je devine--ne l'a point quittée des yeux
+pendant toute la soirée, et qu'ils sont restés ensemble près d'une
+heure?
+
+--Oh! si je le croyais!...
+
+--Seriez-vous jaloux? Bah! la chose serait risible!... Mais, croyez-moi,
+mon cher baron, madame de Silvereal est plus fine que vous, et quand
+vous croyez qu'elle obéit, elle ne suit que sa propre volonté.
+
+La physionomie de M. de Silvereal s'était tout à coup assombrie.
+
+--Oh! cette femme! murmura-t-il avec un accent de rage mal contenue.
+
+--Elle vous hait et vous la haïssez. Voilà justement où le bât me
+blesse.... Vous n'avez aucune influence sur elle; et de fait, l'amant en
+titre de madame de Torrès ne peut guère faire figure au foyer de famille
+avec l'autorité nécessaire...
+
+--Taisez-vous, de grâce...
+
+--Non, non. Nous réglons nos comptes, vous dis-je, et nous sommes ici
+pour entendre nos vérités. Vous n'avez reculé devant aucun scandale, et,
+dans l'ardeur amoureuse de nos vieux ans, style noble, vous vous
+conduisez comme un gamin. Jugez alors de l'importance que madame de
+Silvereal peut attacher à votre avis, dans cette importante question du
+choix d'un mari pour sa nièce! Au contraire, me voyant lié d'amitié avec
+vous qu'elle méprise, la baronne se défie de moi et me méprise aussi
+quelque peu. Voilà la vérité, et voilà ce que vous appelez me prêter
+votre concours. Pardieu! je ferais mieux de m'en passer...
+
+--Non, s'écria Silvereal, dont l'oeil s'éclaira d'un reflet sinistre.
+Vous serez le mari de Lucie de Favereye, je le jure sur l'honneur...
+
+--Sur l'honneur... de vous à moi... quelle plaisanterie! fit cyniquement
+de Belen.
+
+--Ne raillez pas, sur votre vie!... Oui, cette femme me hait et me
+méprise; mais il faudra bien qu'elle plie sous ma volonté! Sinon...
+
+--Sinon?
+
+Les deux hommes se regardèrent.
+
+--Croyez-vous, dit de Belen, que madame de Silvereal plie par crainte de
+la mort?...
+
+--De la mort, peut-être. De la honte, certainement.
+
+--Tiens! c'est une idée... et si je puis vous être utile...
+
+--Si j'ai besoin de vous, je vous avertirai...
+
+--Et vous allez agir?...
+
+--Je vous le promets.
+
+--Allons! voici que vous devenez plus raisonnable!... un mot encore
+cependant... c'est assez délicat!... mais c'est mon devoir d'ami de vous
+avertir... Vous connaissez bien madame de Torrès...
+
+--Ne parlons pas d'elle...
+
+--Si fait!... défiez-vous, maître baron... celle qu'on a surnommée le
+Ténia en a dévoré et tué de plus grands et de plus riches que vous...
+
+--Que m'importe!... je l'aime!...
+
+En prononçant ces mots, le baron se transfigurait. C'était la passion
+furieuse, bestiale, dans tout son horrible rayonnement.
+
+--Voilà qui répond à tout, dit le duc de Belen. Donc, n'en parlons plus.
+Je n'ai point l'intention de me poser en Mentor.... Résumons-nous.... Je
+ne commettrai pas l'indiscrétion de vous demander quels moyens vous
+comptez employer pour triompher de la résistance évidente de madame de
+Silvereal à mes projets sur Lucie... Seulement, je vous dirai ceci: le
+jour où Lucie sera ma femme, je vous donnerai cinq cent mille francs...
+
+--Soit! mais en attendant...
+
+--Il tient à vous que le délai soit court.... Cependant, pour cette fois
+encore, je veux bien vous aider...
+
+--Quoi! les cinquante mille francs que vous me refusiez?...
+
+--Les voici! fit M. de Belen.
+
+Il tira de sa poche un carnet, détacha une feuille à souche, y inscrivit
+quelques mots, signa et ajouta:
+
+--Demain, Allard vous payera la somme demandée.
+
+--Ah! mon ami! s'écria Silvereal, vous êtes mon sauveur...
+
+--Une bouchée de pain pour le ténia, fit le duc en riant.
+
+Silvereal haussa les épaules.
+
+--Vous ne la connaissez pas!...
+
+--C'est entendu.... Madame de Torrès est un ange! En tout cas, ceci vous
+regarde. Mais ne négligez pas les affaires sérieuses...
+
+--Non, je vous le promets. Maintenant, permettez-moi une question...
+
+--Tout à votre service, cher ami.
+
+--Vous continuez toujours vos recherches... au sujet du trésor des
+Khmers?...
+
+--Vous n'en doutez pas, je suppose?...
+
+--Et croyez-vous être sur la trace?
+
+M. de Belen réfléchit un instant. Comme à son insu, ses yeux se
+tournèrent vers le fragment de statue dont nous avons parlé, et dont les
+arabesques d'argent scintillaient au feu des bougies.
+
+--Peut-être! dit-il enfin. Le sphinx me livrera son secret.
+
+--Et vous croyez que c'est ici, à Paris même, que vous le contraindrez à
+parler?
+
+--J'en ai la conviction.
+
+--Vienne donc bientôt le jour du succès! Car je suppose, mon cher duc,
+que ce jour-là, vous ne m'oublierez pas....
+
+Les yeux de Belen étincelèrent:
+
+--Ce jour-là, s'écria-t-il, que m'importera de vous jeter en pâture des
+millions à dévorer? Ce jour-là, nous serons les rois de Paris, les rois
+du monde!... Ah! que tout nous paraîtra petit et mesquin!... Nous
+verrons à nos pieds les plus grands et les plus orgueilleux... et
+dominant de toute la hauteur d'une montagne de richesses ces misérables
+qui ramperont en nous tendant la main, nous défierons la société dont
+les rouages trembleront sous notre main souveraine... ce jour-là, je
+serai dieu!...
+
+--Et je serai votre prophète! dit gaiement Silvereal. Courage donc... et
+à nous deux le monde!...
+
+Le baron se retira, non sans avoir serré avec effusion la main de son
+excellent ami. Le duc resta seul. Pendant quelques instants, la tête
+entre ses mains, il parut absorbé dans ses réflexions. Puis il releva la
+tête:
+
+--Cet homme est un complice, donc il est gênant; je lui donne un
+mois.... Au bout de ce temps....
+
+Il n'acheva pas; mais un geste éloquent traduisit sa pensée. Si
+Silvereal avait pu le voir, il eût frissonné jusqu'au plus profond de
+son être. Belen alla à la porte de son cabinet, l'ouvrit et tendit
+l'oreille. Aucun bruit. Tout reposait enfin. Il était cinq heures du
+matin. Le jour ne paraissait pas encore. M. de Belen n'appelait jamais
+son valet de chambre pour le déshabiller. Il couchait dans une petite
+pièce attenante à son cabinet, et se contentait d'un hamac, en voyageur
+qui a connu les fatigues des longues et périlleuses entreprises. Il
+entra dans sa chambre, après avoir soigneusement tiré les verrous qui
+fermaient la porte de son cabinet; il commença à se dévêtir. Mais, au
+lieu de se coucher, il alla à un large coffre de bois exotique, garni
+d'énormes serrures, et l'ouvrit. Il en tira successivement une blouse,
+un pantalon de toile bleue, qu'il endossa rapidement. Puis il prit une
+lanterne portative et l'alluma. Il glissa un pistolet dans sa poche.
+Cela fait, il sortit de sa chambre et se rendit par une galerie à la
+serre, que nous avons déjà décrite, et où avait eu lieu l'entretien de
+madame de Silvereal et d'Armand de Bernaye. Là, encore, il s'arrêta et
+écouta. Sûr de n'être pas épié, il écarta la touffe de yuccas
+gigantesques, dont les longues feuilles se refermèrent derrière lui.
+Puis, se penchant, il pressa un ressort dissimulé dans une fente du
+plancher. Une trappe glissa sur ses rainures. Il dirigea la lumière de
+la lampe sur l'ouverture béante. On eût dit un puits dont la profondeur
+se perdait dans l'ombre... Un instant après, M. de Belen avait
+disparu... et la trappe, glissant de nouveau, effaçait toute trace de
+son passage.
+
+
+
+
+V
+
+SOUS TERRE
+
+
+Le puits dans lequel notre personnage venait de s'introduire était de
+forme circulaire et maçonné. Il était évident que jadis il avait servi
+de cage à un escalier régulier qui, depuis longues années sans doute,
+avait disparu. M. de Belen avait attaché la lanterne à son cou, de telle
+sorte que le rayon de lumière, partant de sa poitrine, éclairât en plein
+la muraille fruste.
+
+La descente n'était rien moins que facile. De place en place, des
+crampons de fer saillaient de la pierre, et notre homme s'y accrochait
+par les mains, tandis que le bout de ses pieds s'appuyait sur le rebord
+de creux ménagés de distance en distance. Il était aisé de comprendre
+qu'il avait déjà suivi plusieurs fois, souvent sans doute, ce chemin
+périlleux, car ses mouvements, réguliers et en quelque sorte
+automatiques, ne décelaient aucune hésitation. A mesure qu'il
+descendait, il semblait que l'obscurité, fendue en quelque sorte par le
+rayon qui s'échappait de la lanterne, se refermât au-dessus de lui plus
+épaisse et plus opaque. Une vapeur chaude et humide montait du fond du
+puits, et, par instants, M. de Belen devait respirer longuement pour
+rétablir le jeu de ses poumons. Il descendit ainsi pendant une dizaine
+de mètres, prenant soin d'assujettir ses pieds avant de quitter des
+mains les crampons qui le soutenaient. Enfin, il s'arrêta, restant
+suspendu dans le vide. Sans hésiter, et comme s'il eût répété un
+exercice qui lui était familier, il se courba légèrement en arrière,
+puis il sauta. La hauteur d'où il se laissait tomber était d'à peine
+deux mètres: ses pieds frappèrent le sol avec un bruit mat. L'homme leva
+sa lanterne dont la lueur éclaira l'endroit où il se trouvait. C'était
+un vaste caveau circulaire, dont la voûte en ogive présentait des lignes
+garnies d'arêtes de pierre. Au centre de ce plafond, se trouvait
+l'ouverture ronde du puits par lequel M. de Belen venait de descendre.
+Les murailles, formées d'une pierre solide noircie par les ans,
+semblaient être les assises de la maison qu'il avait quittée tout à
+l'heure. M. de Belen, après un rapide examen, pour la forme sans
+doute--car il n'était pas supposable qu'un étranger se fût introduit
+dans cet étrange souterrain--se baissa et posa la lanterne sur le sol.
+Puis, se dirigeant vers un des points de la circonférence, il se courba
+de nouveau. On entendit le cliquetis de pièces de fer, et quand il
+revint dans le rayonnement de la lumière, il tenait à la main un levier
+et une pioche dont la pointe soigneusement aciérée présentait un
+tranchant aigu. Il les jeta sur le sol, retourna au point où il avait
+pris ces instruments et revint encore une fois portant une bêche et une
+large pelle. Cela fait, il releva la lanterne et promena le rayon
+lumineux sur le sol. A ce moment, un cri de surprise lui échappa. Sur la
+terre molle se dessinaient nettement, clairement les empreintes de pieds
+humains. Une sourde exclamation s'échappa de sa poitrine.
+
+--Est-ce que je deviens fou? murmura-t-il.
+
+Non! Cette découverte n'était que trop réelle. Les empreintes étaient
+petites; on eût dit qu'elles provenaient d'un pied de femme. De Belen
+passa sa main sur son front qu'inondait une sueur glacée. Il restait
+immobile, comme s'il se fût attendu à voir surgir de l'ombre quelque
+spectre effrayant.
+
+--Allons! pas d'enfantillage! dit-il encore.
+
+Mais, malgré lui, il frissonnait. Il examinait soigneusement ces traces,
+elles s'étendaient sur un périmètre étroit. Au point central, elles
+s'étaient plus profondément enfoncées dans le sol, comme si l'être
+mystérieux qui avait laissé cette trace indélébile de son passage se fût
+arc-bouté sur ses jambes pour s'élancer.... Nous l'avons dit,
+l'ouverture du puits se trouvait à plus de deux mètres de hauteur.
+Était-il possible que d'un bond un homme eût pu atteindre les premiers
+crampons de fer qui seuls pouvaient y donner accès? Problème que de
+Belen ne cherchait même pas à résoudre. En vérité, il avait peur. Tout à
+coup, il fit un geste de résolution. Sa main glissant dans sa poche
+s'assura de la présence du pistolet à deux coups dont il s'était muni
+par précaution. Cependant, un dernier point lui restait à vérifier. D'où
+était venu l'être qui avait pénétré dans le souterrain? par quelle issue
+s'était-il introduit? Cette question s'imposait à son esprit avec
+d'autant plus de force que les dispositions connues de lui seul
+semblaient la rendre insoluble. En effet, d'une part, la trace des pas
+ne se trouvait, on l'a remarqué, qu'au milieu même du cercle formé par
+la muraille! Il fallait donc que l'inconnu eût surgi de terre. Or, il
+existait bien une plaque de pierre dissimulée sous le tuf; mais cette
+plaque ne se trouvait découverte en aucun point, et de Belen avait assez
+soigneusement exploré la partie du sol correspondant aux fissures pour
+être certain que la trappe n'avait pas été dérangée. Il resta un instant
+plongé dans ses réflexions. Mais c'était une de ces natures énergiques
+qui se redressent sous le choc. Il saisit la pelle, et attaquant
+résolument le tuf, il ne tarda pas à mettre à nu la dalle dont nous
+avons parlé et dont l'étendue était d'environ un mètre carré. Puis à
+l'aide du levier, il souleva la lourde pierre, qui tourna sur elle-même
+et vint retomber lourdement sur le sol. Une dernière fois, de Belen
+promena autour de lui le rayon de sa lanterne, puis il jeta un à un par
+l'ouverture béante les instruments dont il s'était muni. Et enfin,
+s'aidant de ses bras vigoureux, il descendit à son tour. Il se trouvait
+alors dans un second caveau semblable au premier. Mais le sol de ce
+nouveau souterrain portait les traces d'un travail persistant.
+
+La terre était fouillée en tous sens, et laissait en plusieurs points de
+larges trous béants. Cette fois, la terre ne portait aucune empreinte.
+
+--Bien! murmura de Belen. L'imprudent qui, par quelque ruse que je
+découvrirai, a pénétré jusqu'ici n'a en somme rien trouvé.
+
+Puis il ajouta avec un sourire:
+
+--Il a eu grand tort de ne pas faire disparaître ces empreintes... il
+m'a trop bien prouvé qu'il était maladroit, et par conséquent peu à
+craindre. Mais quel peut être cet homme... dont le pied est si petit?...
+
+Il saisit la pioche.
+
+--En tout cas, le mieux est de se hâter. Je dois toucher au terme de mes
+recherches, et alors je défie le monde entier....
+
+Disant cela, de Belen, retroussant ses manches, avait mis à nu des
+biceps velus et sur lesquels les muscles ressortaient comme des cordes.
+Il se mit alors à creuser le sol, divisant d'abord la terre friable à
+coups de pioche, puis, à l'aide de la pelle, la rejetant contre la
+muraille. Un quart d'heure se passa ainsi. La pioche se relevait et
+retombait avec un bruit mat. Puis la pelle relevait la terre qui
+s'égrenait sur le monceau qui grandissait peu à peu. De Belen s'arrêta
+alors, et parut mesurer la profondeur du trou creusé.
+
+--Pas d'imprudence, murmura-t-il.
+
+Et, plus lentement, il continua son oeuvre, usant maintenant de
+précaution comme s'il eût craint que le choc du fer ne brisât l'objet
+qu'il cherchait à déterrer. Enfin, il poussa une exclamation. La pelle
+venait de rencontrer une résistance subite.
+
+L'homme se mit à genoux, et, de ses ongles, il écarta la terre. Puis il
+prit la lanterne et dirigea le rayon sur l'ouverture. Une pierre noire,
+sur laquelle on distinguait des traces brillantes, émergeait de la terre
+sombre. Il sembla que cette vue donnât au travailleur une nouvelle
+énergie. Ses mains infatigables s'efforçaient de dégager cette pierre.
+Enfin, s'arc-boutant sur ses genoux, il parvint à la détacher du sol. Il
+l'écarta d'un effort vigoureux, et dans le moule laissé à découvert il
+plongea son bras comme s'il eût supposé qu'au-dessous il dût rencontrer
+ce qu'il cherchait. Mais il laissa échapper un cri de colère.
+
+--Rien! rien! fit-il. Malédiction!
+
+Et saisissant de nouveau la pioche, il élargit l'ouverture; puis,
+frappant de toutes ses forces, il enfonçait le pic de fer dans la terre.
+Mais la pointe pénétrait sans obstacle. Maintenant de Belen creusait
+avec une sorte de rage fiévreuse. La terre jaillissait sous ses coups.
+Il ne se reposait plus, tous ses membres ruisselaient de sueur. Et rien
+n'apparaissait.... Alors, découragé, il se releva, et laissant échapper
+la pioche, qui tomba:
+
+--Je suis maudit! murmura-t-il.
+
+A ce moment, un râle sourd s'échappa de sa poitrine... Une main venait
+de se poser sur son épaule, tandis qu'une voix ironique prononçait ces
+mots:
+
+--Eh bien! monsieur le duc, il paraît que la chasse a été mauvaise!...
+
+De Belen fit un effort pour s'élancer... mais la main qui s'était
+appesantie sur lui était si lourde qu'il était pour ainsi dire cloué au
+sol.... De Belen était d'une force exceptionnelle, dont témoignaient,
+malgré ses allures aristocratiques, ses mains massives et ses membres
+trapus. Et pourtant, soudain, il se sentait dompté, vaincu. Ainsi cet
+être mystérieux, dont il avait constaté l'existence aux empreintes
+laissées sur le sol, cet être se trouvait là, près de lui, et du premier
+coup lui faisait sentir sa domination. Etait-ce réellement un ennemi?
+Non pas seulement un de ces aventuriers qui, guettant dans l'ombre,
+s'abattent sur la victime choisie pour en tirer un impôt immédiat, mais
+un de ces exploiteurs qui, avant tout, cherchent à rassurer la
+possession d'un secret, pour exercer ensuite le chantage à longue
+portée.... En vérité, on s'étonnera que ces réflexions aient pu germer
+dans le cerveau d'un homme ainsi surpris. Mais de Belen était le
+sang-froid fait homme. Son organisme avait payé sa dette à l'ébranlement
+nerveux que produit toute surprise: l'esprit restait net et ferme. Donc,
+il ne bougeait pas; mieux encore: il n'avait pas répondu aux paroles de
+défi qui lui avaient été jetées. Il attendait. Seulement sa main droite,
+par un mouvement insensible, descendait vers la poche où se trouvait son
+pistolet. L'autre continuait:
+
+--Eh bien! beau duc, tu ne réponds pas.... Je comprends bien qu'il soit
+désagréable d'être dérangé pendant qu'on se livre à de délicates
+opérations... mais ce n'est pas une raison pour avoir peur à ce point...
+Voyons! répondras-tu? Ah çà! est-ce que, par hasard, tu serais mort de
+frayeur?...
+
+--Je suis vivant, bien vivant! cria le duc. Et c'est toi qui es un homme
+mort.
+
+Il avait saisi l'arme chargée, et tournant son bras derrière son dos, il
+savait que la charge irait frapper son adversaire en plein corps. Il
+pressa sur la détente. Une détonation violente ébranla le souterrain.
+Belen secoua son épaule d'un élan vigoureux; mais, à sa grande surprise,
+la main--sorte de grappin de bronze--pesait toujours sur lui. Un second
+coup partit.
+
+--Ah! cette fois! cria de Belen...
+
+--Cette fois! répondit la voix de l'autre avec un éclat de rire, cette
+fois, tu es en mon pouvoir... et tu ne peux même plus conserver
+l'illusion de te débarrasser de moi.... Donc, je te rends la liberté...
+
+Et les doigts s'ouvrirent. Belen, libre, voulut s'élancer. Mais une
+ombre noire se dressait devant lui: il savait par expérience que tenter
+la lutte eût été folie. La lanterne éclairait sur le sol deux pieds
+élégants et fins qui, s'appuyant sur la pioche et la pelle,
+interdisaient toute pensée nouvelle de résistance. Belen se contint.
+
+--Qui es-tu? demanda-t-il.
+
+--Prends ta lanterne, et regarde!
+
+Le duc hésita à se baisser. Il crut à quelque coup traîtreusement porté.
+Et cependant la vigueur de son ennemi rendait tout stratagème inutile.
+Donc il obéit. Il dirigea sur le visage de l'inconnu le rayon de sa
+lanterne.
+
+--Je ne vous connais pas! s'écria-t-il.
+
+--Vraiment? En vérité, cela me fait plaisir.... Il n'y a pourtant pas si
+longtemps que nous nous sommes vus...
+
+--Je ne me souviens pas! commença Belen, qui, de très-bonne foi,
+cherchait dans sa mémoire.
+
+--Bah! interrompit l'autre. Nous aurons tout le temps de renouveler
+connaissance.... D'abord, mon cher duc, si vous m'en croyez, nous ferons
+deux choses: la première, c'est de perdre l'un vis-à-vis de l'autre
+cette attitude de provocation et de lutte qui ne nous convient
+nullement, comme je vous le prouverai tout à l'heure...
+
+--Et l'autre...
+
+--C'est de me permettre d'éclairer un peu mieux ce lieu ténébreux qui va
+se transformer pour quelques instants, si vous le voulez bien, en
+cabinet de conférence...
+
+--A votre aise, fit le duc.
+
+L'autre tira de sa poche une boîte d'allumettes et, un instant après,
+une petite lampe jetait sur la salle souterraine son clair rayonnement.
+
+--Voilà qui est fait, reprit-il. Maintenant, s'il vous plaît nous
+asseoir, nous allons entamer sans plus tarder la petite négociation qui
+m'amène....
+
+Celui qui parlait ainsi d'une voix sèche, martelant chaque mot
+distinctement, paraissait un vieillard. Des cheveux blancs taillés ras
+couvraient son crâne et descendaient sur son front bas. Le nez était
+osseux, les yeux se cerclaient de rides. Quant au vêtement, rien de
+spécial. La redingote était noire et serrée à la taille, le linge blanc,
+et, détail bizarre, le chapeau était tenu par une main finement gantée.
+Cependant le duc, redevenu maître de lui, prit le premier la parole.
+
+--Ainsi, monsieur, dit-il, vous allez m'expliquer pourquoi ce guet-apens
+que rien ne justifie....
+
+L'autre haussa légèrement les épaules.
+
+--Voilà de bien grands mots, fit-il. Guet-apens? Pourquoi pas meurtre,
+assassinat, torture?... Je voudrais bien savoir de quoi vous vous
+plaignez...
+
+--Mais... commença le duc, que ce ton railleur exaspérait.
+
+--Mais... mais... vous semblez furieux parce que j'ai pris la liberté de
+vous rendre visite sans avoir été invité?
+
+--Monsieur, fit Belen avec colère, je vous serai obligé de mettre un
+terme à vos railleries. Si vous êtes venu pour m'assassiner, tuez-moi,
+mais du moins ne m'insultez pas.
+
+--Quelle manie d'hyperboles! Voilà maintenant que je veux vous
+assassiner, et tout cela parce que je vous ai posé la main sur l'épaule.
+
+--Posé!
+
+--Bah! parce que cette main est un peu lourde.
+
+--Viendrez-vous au fait?
+
+--J'y arrive.... D'abord, cher duc, reprit l'étrange personnage, vous ne
+vous êtes pas encore demandé comment un excellent pistolet à deux coups,
+sortant des ateliers d'un armurier émérite et chargé par vos soins, n'a
+produit sur moi aucun effet.
+
+--Je ne crois pas à la sorcellerie, fit de Belen.
+
+--Voici que vous devenez raisonnable. Donc vous comprenez que les canons
+dudit pistolet ne contenaient plus les balles de plomb que vous y aviez
+complaisamment placées.
+
+--La chose est probable.
+
+--Elle est vraie.
+
+--Et qui a fait cela?
+
+--Vous vous en doutez bien un peu...
+
+--C'est vous?
+
+--Évidemment.
+
+--Cependant ce pistolet se trouvait dans mon cabinet.
+
+--Tendu d'étoffes orientales du goût le plus étrange et du meilleur
+effet.
+
+--Vous connaissez ce cabinet?
+
+--Aussi bien que ce souterrain.
+
+--Quand et par quelle voie vous y êtes-vous donc introduit?
+
+--Par la voie qui m'a amené ici.
+
+--Et que vous me ferez connaître, je l'espère.
+
+--Tout à l'heure. Pour l'instant, je vous supplie, monsieur le duc, de
+bannir de votre esprit toute terreur inutile.... Ne voyez en moi qu'un
+inconnu désireux d'avoir avec vous un entretien sérieux, très-sérieux,
+et qui, par crainte des importuns, a dû choisir le lieu et le moment où
+il était certain que cette entrevue ne serait pas troublée... je dois
+vous dire, cher monsieur, que je suis votre voisin...
+
+--En vérité?
+
+--Mon Dieu, oui. Tenez, voici ma carte: «Germandret, achat et vente de
+livres au comptant.» Monsieur le duc a dû remarquer mon humble boutique,
+au 22 de la rue de Seine, juste à côté de votre hôtel. Puis-je espérer
+que monsieur le duc ne m'oubliera pas, alors qu'il songera à monter sa
+bibliothèque?
+
+Le duc ne put à son tour réprimer un sourire: il était clair que le
+prétendu M. Germandret bavardait, comme on ferraille avant d'entamer la
+lutte décisive.
+
+--Oui, dit de Belen, c'est pour solliciter ma pratique que M. Germandret
+s'est introduit chez moi d'abord, qu'il a pris soin de rendre mes
+pistolets inoffensifs et qu'enfin il a pénétré dans ce souterrain.
+
+--Il est vrai que mon plus grand désir est d'entrer en relations avec
+monsieur le duc.
+
+De Belen se demandait s'il avait affaire à un fou.
+
+--Reste à savoir, reprit Germandret, si nos relations doivent se borner
+à des questions purement bibliographiques.
+
+--Ah! nous arrivons au but, se dit Belen.
+
+Puis il reprit tout haut:
+
+--Vos affaires ne se bornent-elles donc pas à la librairie?
+
+--Non! pas positivement.... Que voulez-vous? il faut vivre, et les temps
+sont difficiles.
+
+--Ah! vous avez d'autres branches... à votre arc?
+
+--Quelques-unes.
+
+--Et sans doute, vous ne ferez aucune difficulté à me les faire
+connaître, puisque vous êtes venu pour cela?
+
+--Je n'ai rien à vous cacher. Je m'occupe encore d'objets d'art,
+d'antiquités de toute sorte, et notamment....
+
+Il appuya sur les mots.
+
+--D'objets précieux provenant de l'extrême Orient.
+
+Le duc laissa échapper un mouvement.
+
+--J'ai dit l'extrême Orient, reprit Germandret d'un ton bonhomme. J'ai
+su m'assurer un certain nombre de clients qui me payent très-cher les
+curiosités des pays d'Annam, de Siam, du Cambodge.
+
+--Du Cambodge? fit de Belen, en s'efforçant d'affermir sa voix.
+
+--Oh! ne croyez pas qu'il s'agisse de ces calebasses, de ces bambous
+ridicules, de ces flèches, de ces armes que le premier voyageur venu
+peut acquérir en échange de quelques pièces de monnaie.
+
+--De quoi s'agit-il donc?
+
+--De ces monuments étranges d'un art aujourd'hui disparu, dont les
+vestiges ont été révélés au monde scientifique par quelques rares
+explorateurs, et qui constituent aux yeux des délicats une source
+féconde de recherches historiques et ethnologiques.
+
+Le duc ne répondit pas et se contenta d'incliner la tête.
+
+--Or, reprit Germandret sans paraître s'inquiéter de ce silence, le
+hasard, le pur hasard, croyez-le bien, m'a appris que monsieur le duc
+était passionné pour ces sortes d'étrangetés; j'ai voulu m'assurer par
+moi-même de la réalité de mes hypothèses; c'est pourquoi je me trouve
+ici.
+
+--Donc, reprit lentement le duc, vous supposez que je porte un grand
+intérêt aux recherches dont vous parlez?
+
+--Intérêt est le mot propre.
+
+--Et quelle preuve en avez-vous?
+
+--Votre présence dans ce souterrain.
+
+--Expliquez-vous.
+
+--Comment! je trouve dans une sorte de cave bizarre monsieur le duc de
+Belen, type de l'élégance parisienne, vêtu comme un ouvrier, maniant la
+pioche à tours de bras, et je pourrais encore douter?
+
+--Qui vous dit que je cherche... ces antiquités inutiles?
+
+Germandret prit la lanterne et l'approcha du bloc de pierre que M. de
+Belen avait mis à découvert:
+
+--Voilà qui me l'indique clairement. J'irai plus loin: je dirai que
+monsieur le duc est heureux dans ses explorations, et cela malgré
+l'exclamation de dépit qui lui échappait au moment où je l'ai
+interrompu.
+
+--Ah! vous croyez que j'ai réussi? fit de Belen qui considérait
+attentivement son interlocuteur.
+
+--Sans doute. Examinez ce bloc de pierre noire, constellé
+d'incrustations d'argent, et ne remarquez-vous pas qu'il appartient
+évidemment à la statue dont vous possédez déjà un fragment dans votre
+cabinet?
+
+De Belen s'était levé pour vérifier l'observation.
+
+--C'est vrai! s'écria-t-il. Je n'avais pas remarqué tout d'abord.
+
+--Voyez, fit Germandret en riant, voici qu'au premier mot votre passion
+se réveille.
+
+Le duc ne semblait pas l'entendre.
+
+--Oui, murmurait-il, c'est une partie du torse. Que signifie cela?
+
+--Ne pouvez-vous lire les inscriptions qui se trouvent sur cette pierre?
+
+--Non, elles sont tracées en une langue dont le secret n'a pas encore
+été retrouvé.
+
+Il avait prononcé ces mots avec un accent de sincérité qui parut frapper
+le prétendu Germandret.
+
+--C'est l'ancienne langue du Cambodge? demanda-t-il.
+
+--Oui.
+
+--En somme, monsieur le duc s'attendait à trouver ici autre chose que
+cette pierre mal sculptée?
+
+--Qu'en savez-vous? fit Belen avec impatience.
+
+Puis, s'approchant de l'antiquaire:
+
+--Mon cher monsieur, lui dit-il, vous avez voulu, ceci est clair,
+découvrir un secret, et pour arriver à votre but, vous avez employé des
+moyens qu'il me répugne de qualifier. Maintenant, vous savez. Oui, je
+cherche des antiquités que je sais avoir été enfouies autrefois dans le
+sol de Paris. Or, cette maison m'appartient, j'ai droit d'y pratiquer
+des fouilles, je le fais, et nul ne peut s'y opposer. Voilà ce que vous
+a révélé votre indiscrétion coupable, qui n'est autre qu'une violation
+de domicile. Je suppose que maintenant vous n'avez plus rien à faire ici
+et que vous allez enfin me débarrasser de votre présence.
+
+Germandret ne bougea pas; seulement son visage s'éclaira d'une
+expression de profonde ironie.
+
+--Monsieur le duc, reprit-il, vous êtes un enfant!
+
+--Ah! c'en est trop! et votre insolence...
+
+--Bon! Que prétendez-vous faire? Je vous ferai remarquer que nous sommes
+seuls et que je suis le plus fort.
+
+--Des menaces?
+
+--Non, un simple rappel à la froide raison. Je voulais, en effet,
+connaître votre secret, et je vais vous prouver que j'ai réussi.
+Monsieur le duc, vous ne cherchez pas dans les souterrains des morceaux
+de pierre couverts d'hiéroglyphes, qui sont pour vous lettre morte:
+vous cherchez, avec une ardeur et une énergie fiévreuses, un trésor qui
+vous a été révélé...
+
+De Belen s'était reculé et fixait sur son interlocuteur des yeux
+hagards.
+
+--Continuez, fit-il d'une voix qui sifflait entre ses dents serrées.
+
+--...Qui vous a été révélé, dis-je, lors du crime que vous avez commis,
+de complicité avec le baron de Silvereal, dans les déserts de l'Inde
+orientale.
+
+--Misérable! cria le duc.
+
+D'un bond il ramassa la pioche qui gisait à terre, et, la levant par un
+mouvement formidable, il la lança sur le crâne de l'inconnu.
+
+Mais, d'un geste brusque qui semblait la détente d'un ressort mû par la
+vapeur, le bras de Germandret avait saisi le lourd instrument de fer,
+et, l'arrachant des mains du duc, l'avait lancé contre la muraille.
+Puis, comme obéissant à une fureur dont il n'était plus le maître, il
+l'avait pris à la gorge et renversé sur le sol. L'honnête de Belen
+râlait et se tordait en convulsions impuissantes.
+
+--Gredin! disait le paisible antiquaire d'une voix éclatante, je ne sais
+ce qui me retient de t'étrangler comme un chien!...
+
+Cependant, obéissant à une réflexion qui venait de traverser son
+cerveau, il le secoua furieusement comme fait une bête fauve de la proie
+qu'elle a saisie, et enfin le laissa retomber sur la terre, presque
+inanimé. Cette fois le duc était vaincu. Les doigts du vigoureux inconnu
+avaient laissé leurs empreintes violacées autour de son cou.
+
+--Grâce! murmura-t-il d'une voix dolente.
+
+--Eh! parbleu! si j'avais voulu te tuer, est-ce que tu n'aurais pas déjà
+rendu ta belle âme au diable?
+
+De Belen faisait de vains efforts pour se redresser. Germandret vint à
+lui, et, le saisissant par les bras, l'assit comme un enfant sur un tas
+de terre.
+
+--Là, maintenant nous allons être sage, pas vrai, papa, et plus de
+_blagues_ comme tout à l'heure, ou bien....
+
+Il eut un geste significatif.
+
+La voix calme et mesurée de l'antiquaire avait fait place à un accent
+rauque, brutal, presque sinistre. On peut remarquer aussi que le style
+choisi du bibliomane ne se retrouvait plus dans ces dernières phrases,
+émaillées d'argot. Quelques minutes se passèrent, et enfin une large
+aspiration venue de la poitrine du duc apprit à son interlocuteur que
+«le petit tour de vis» avait fini son effet. Germandret lui frappa
+familièrement sur le genou:
+
+--Peut-on causer, papa?
+
+--Mais qui êtes-vous donc? balbutia le duc.
+
+--Tu m'as déjà demandé cela tout à l'heure. Pour l'instant, je te dirai
+franchement que ça ne te regarde pas. Du reste, contente-toi de
+m'écouter, et, pour manifester tes impressions, tu me feras le plaisir
+de te borner à une pantomime extrêmement réservée. Cela dit, je
+commence.
+
+De Belen poussa un soupir résigné.
+
+--Donc, mon bon duc, vous avez dans votre passé un tas de
+peccadilles.... Vous vous appelez de Belen comme je m'appelle
+Germandret, et vous êtes duc comme je suis marchand d'Elzéviers,
+c'est-à-dire pas plus l'un que l'autre.... Ne protestez pas, ça ne
+servirait à rien. Maintenant, outre vos anciennes affaires, vous avez
+sur la conscience l'assassinat que votre ami Silvereal--un bien honnête
+homme aussi--avait l'indélicatesse de vous rappeler tout à l'heure.
+
+Il s'arrêta, comme pour attendre une protestation. Mi-strangulation
+physique, mi-prostration morale, le duc paraissait incapable de formuler
+la plus légère remarque.
+
+--Voici qui est bien entendu: M. le duc de Belen est lié par une
+complicité nette et sérieuse au sieur de Silvereal; l'un tient l'autre
+et l'autre tient l'un. M. de Belen, seul possesseur du secret
+indo-chinois, se croit maître de Silvereal, auquel il promet... combien?
+mettons un demi-million... le jour où, ayant réussi à retrouver le
+trésor en question, il sera devenu.... M'écoutez-vous, monsieur le duc?
+
+De Belen avait relevé la tête, non par défi, mais par curiosité. Il
+était profondément surpris d'entendre un inconnu lui rapportant
+textuellement le programme sur lequel s'exerçaient ses plus secrètes
+pensées. Il oubliait que cet inconnu lui avait dit tout à l'heure avoir
+entendu sa conversation avec Silvereal. Il est vrai que c'était quelques
+minutes après le tour de vis, et qu'à ce moment les idées de M. le duc
+n'étaient pas absolument nettes. Bref, il s'abstint de répondre à la
+question du bibliomane, qui continua, sans plus s'en préoccuper:
+
+--Quand il sera devenu l'heureux époux de mademoiselle Lucie de
+Favereye...
+
+--Quoi! vous savez cela aussi? articula enfin le duc.
+
+--Mais oui! et, par parenthèse, je me permettrai de vous dire que vous
+êtes un fameux niais...
+
+--Oh! fit le duc avec un geste de profond nâvrement.
+
+--J'ai dit niais, et je maintiens le mot.... Vous êtes le complice de M.
+de Silvereal.... Vous lui donnez cinquante mille francs... et, de plus,
+vous lui demandez de vous aider dans l'accomplissement d'une mission...
+qui lui soucie comme un couvert d'argent à un lézard....
+
+Cette fois, de Belen écoutait. La fixité de ses yeux ne laissait aucun
+doute à cet égard.
+
+--Cela m'étonne, ma vieille, reprit le bizarre personnage avec le ton
+plus que familier qui tranchait avec ses manières habituelles. Eh
+bien!... écoute-moi!... de ton histoire de trésor je me moque
+absolument... et je te laisse maître de ton affaire, maintenant que je
+la connais... mais, dans tes autres opérations, je puis te rendre
+service, à condition...
+
+--A condition?...
+
+--Eh! pardieu! crois-tu que je te donnerai mon concours gratis? Tu veux
+épouser la petite Favereye! que dis-je! tu en es amoureux... comme un
+imbécile... et pour obtenir sa main, tu donnerais ton âme... mieux que
+cela... cinq cent mille francs, ce qui vaut, au bas mot, cinq cent mille
+fois plus... je cote ton âme vingt sous... tu ne m'accuseras pas
+d'impolitesse... mais quant à compter sur le Silvereal, il faut que tu
+sois complétement fou...
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Il faut te mettre les points sur les _i_, j'y consens. Oui ou non, le
+baron est-il amoureux de la dame de Torrès, autrement dit du Ténia?...
+
+--C'est exact...
+
+--Que faut-il pour qu'il arrive à donner à cette belle et _honneste_
+dame, comme dit Brantome (on sait ses classiques), la seule preuve
+d'amour qu'elle ambitionne?... Mais répondez donc, cher duc?...
+
+--Je ne sais!... je ne devine pas!...
+
+--Décidément, vos facultés sont gravement altérées... heureusement je
+suis là pour leur venir en aide. Le Ténia, madame de Torrès, veux-je
+dire, exige qu'on l'épouse.... Elle veut devenir baronne de Silvereal...
+histoire d'avoir un titre authentique.... Or, pour que le baron, qui est
+marié, puisse lui donner cette satisfaction, que faut-il?...
+
+--Qu'il soit veuf!
+
+--Allons donc! voilà que l'intellect vous revient. C'est heureux. Vous
+avez vu ce soir madame de Silvereal, c'est une créature superbe, bien en
+chair, d'une admirable santé, et qui ne paraît pas le moins du monde
+disposée à laisser la place libre à madame de Torrès...
+
+--Silvereal attendra.
+
+Germandret éclata de rire.
+
+--Parbleu! il attendra qu'une épidémie... le choléra... une phthisie
+galopante veuille bien envoyer la baronne _ad matres_... et, comme cela
+pourrait être long, il aura tout d'abord à coeur d'être agréable à son
+excellent ami M. le duc de Belen, et il se servira de sa légitime
+influence sur sa femme pour qu'à son tour elle contraigne mademoiselle
+Lucie à devenir l'épouse du duc de Belen... voilà bien ce qui a été
+convenu?
+
+--Absolument.
+
+--Vous êtes arrivé à la période de franchise. Nous finirons par nous
+entendre. Eh bien! mon cher monsieur de Belen, M. de Silvereal vous...
+comment dirai-je cela pour être poli?... vous trompe.
+
+--Impossible!
+
+--Ce mot, vous le savez, n'est pas français, surtout quand il s'agit de
+la canaillerie (pardon!) humaine. Or, je vais vous mettre immédiatement
+à votre aise. De cette canaillerie (pardon!) je connais trois beaux
+échantillons.
+
+--Qui sont?
+
+--Vous d'abord, puis M. de Silvereal.
+
+--Et le troisième?
+
+--Le troisième, c'est moi!
+
+De Belen commençait à le regarder avec intérêt. Un peu remis des alertes
+de tout à l'heure, il devinait _primo_ que celui qui parlait n'était pas
+un sot, _secundo_ qu'il y aurait probablement nécessité de s'entendre
+avec lui. Ces mots «le troisième, c'est moi!» lui arrachèrent même un
+sourire, un vrai sourire, non forcé, mais épanoui, presque gai. Il eut
+même un mot charmant:
+
+--Ne parlons plus de moi, n'est-ce pas?
+
+--C'est inutile, je le comprends, entre nous!
+
+--Mais le second?
+
+--Silvereal?
+
+--Justement.
+
+--Eh bien! maître Silvereal, sortant de votre cabinet, après vous avoir
+extorqué cinquante mille francs...
+
+--Oh! il ne les a pas encore touchés!
+
+--Bon! une petitesse, maintenant! Attendez: il faut que vous appréciiez
+vous-même en quoi il vous a _daubé_.
+
+--Je vous avoue que je commence à vous croire sur parole.
+
+--Alors, je dois me taire?
+
+--Non pas; mais je veux vous persuader que je ne vous en veux nullement
+de...
+
+--De la petite opération de tout à l'heure...
+
+--Et que je suis persuadé que nous deviendrons bons amis.
+
+Germandret ne le quittait pas des yeux. Il se méfiait. Et pourtant il
+avait tort. De Belen avait pris carrément son parti. Avoir cet homme
+contre soi lui paraissait trop dangereux; donc, l'avoir pour soi ou du
+moins avec soi était le _desideratum_. Quoi qu'il en soit, de Belen
+continua:
+
+--Donc, mon ami Silvereal...
+
+--Est un bandit, compléta Germandret.
+
+Seulement il eut l'indélicatesse d'ajouter:
+
+--Comme vous et moi.
+
+De Belen réprima une grimace et reprit:
+
+--Bandit, soit. Mais pourquoi?
+
+--Mon Dieu! pour ceci simplement. Ayant dans sa poche le mandat qu'il
+vous a extorqué, il s'est dit en sortant: Maintenant, mon petit duc,
+va-t'en voir s'ils viennent!
+
+--Hein?...
+
+--Moi, s'est-il dit en palpant le bienheureux papier, je vais me
+débarrasser de ma femme, épouser la Torrès, après quoi je me moque de
+Belen.... En somme, je le tiens mieux qu'il ne me tient... je suis un
+vrai Silvereal, moi, j'ai dans ma manche la magistrature, la cour,
+toutes les influences... tandis que ce bonhomme (c'est Silvereal qui
+parle, remarquez-le, je vous prie), tandis que ce bonhomme ne tient à
+rien.... S'il trouve les millions indo-chinois, je le ferai chanter d'un
+ou de deux millions, et tout sera dit.... S'il ne les trouve pas, eh
+bien, je me soucie de lui comme de ça!
+
+Et Germandret fit claquer son ongle contre ses dents.
+
+De Belen était livide de colère.
+
+--Ainsi, vous l'avez entendu?
+
+--Moi! pas du tout! Vous supposez donc que le Silvereal conte ses
+affaires aux étoiles?
+
+--Mais alors...
+
+--Alors je sais qu'il a dit tout cela, parce que, pendant qu'il vous
+promettait de décider sa femme à votre mariage avec Lucie, il ne pensait
+qu'à une seule chose...
+
+--A quoi donc?
+
+--Au poison que lui vendra demain certain personnage...
+
+--Que vous connaissez?
+
+--Un peu!
+
+--Mais cet homme est un misérable assassin!
+
+De Belen s'indignant touchait au sublime.
+
+--Oh! il est digne de nous! fit Germandret avec une insouciance qui
+calma un peu les effervescences du vertueux duc. Vous voyez d'ici le
+plan. On vous a soutiré cinquante mille francs, et vous épouserez Lucie,
+si vous pouvez!
+
+--Oh! l'infâme voleur!
+
+--L'homme habile, tout au plus!
+
+--Je me vengerai de lui.
+
+--Comment? et puis, en somme, à quoi bon?
+
+De Belen se leva brusquement.
+
+--Voyons, fit-il, jouons cartes sur table...
+
+--Enfin!
+
+--Vous voulez que je me livre à vous... je ne sais d'où vous vient votre
+puissance... mais elle est réelle, et je m'incline.... Je le répète,
+jouons franc jeu. Si vous êtes venu, c'est parce que vous avez un pacte
+à m'offrir...
+
+--Parfaitement raisonné!
+
+--Posez vos conditions... je crois pouvoir vous affirmer qu'elles sont
+acceptées d'avance...
+
+--Eh! vous allez vite en besogne! J'aime assez cela, d'ailleurs... donc,
+écoutez-moi. Voici, de votre côté, ce que vous voulez: découvrir le
+secret des trésors indiens...
+
+--Le connaissez-vous?
+
+--Non; vous voyez que je suis franc... mais en fait d'énigmes, j'en ai
+déchiffré de plus difficiles.... Second point, vous voulez épouser
+Lucie, fille de Marie de Mauvillers, devenue femme de M. de Favereye...
+
+--Oui, je le veux...
+
+--Et il ne vous répugnerait pas de commencer par le second point?
+
+--Je suis assez riche, dès à présent, pour prétendre à cette alliance.
+
+--Bien! Moi, je vous offre de vous faire obtenir la main de Lucie...
+
+--Vous! mais vous êtes fou!...
+
+--Non... je m'y engage, et je vous jure que ce n'est pas à la légère...
+
+--Mais de quelle influence disposez-vous donc?
+
+--D'une influence telle que, lorsque vous la connaîtrez, vous en serez
+épouvanté vous-même.... Mais chaque chose en son temps.... Je vous dis
+que vous épouserez Lucie de Favereye.
+
+--Mais en échange de cette promesse... à laquelle je ne puis ajouter
+foi... que me demandez-vous?
+
+--Deux choses... l'une immédiate, l'autre postérieure à votre mariage...
+
+--Voyons la condition immédiate...
+
+--Je vous dirai d'abord la seconde... c'est de m'initier à tous les
+détails de l'affaire relative au trésor...
+
+--Après mon mariage, si ce mariage a eu lieu par vos soins?
+
+--Bien entendu...
+
+--Eh bien, je vous promets de vous prendre pour associé... mais
+Silvereal...
+
+--Ne vous inquiétez pas de lui... je m'en charge...
+
+--Venons alors à la première condition...
+
+--Vous allez être étonné de sa simplicité... il s'agit tout simplement
+d'accueillir chez vous un jeune homme que je vous présenterai
+moi-même...
+
+--Hein? un complice, un espion?...
+
+--L'être le plus niais et le plus malléable qui se puisse trouver...
+
+--Mais... dans quel but?
+
+--Pour lui faire une position.... C'est un jeune homme auquel je
+m'intéresse. Il est pauvre, il mérite toute sympathie.... Vous le
+prendrez comme secrétaire, par exemple, et vous le produirez dans le
+monde....
+
+De Belen secoua la tête:
+
+--Sous sa simplicité apparente, cette exigence doit cacher quelque
+piége...
+
+--Voyons, duc. Nous parlons à coeur ouvert. Croirez-vous à une
+affirmation bien nette de ma part?... Les loups ne se mangent pas entre
+eux...
+
+--Dicton démenti par l'expérience.
+
+--Et cependant très-vrai dans le cas actuel.... J'ai besoin que ce jeune
+homme soit lancé dans le monde. J'ai un but... cela va sans dire....
+Mais je vous jure, là, foi de bandit! que mes projets ne vous touchent
+en rien.... J'irai plus loin: de votre acceptation dépend le succès de
+votre mariage.
+
+--Alors, j'accepte.
+
+--Sans défiance?
+
+--A quoi la défiance me servirait-elle?
+
+--Allons! je vous avais bien jugé!
+
+--Mais avant tout, dit le duc, j'exige que vous me disiez votre
+véritable nom...
+
+--C'est votre droit.
+
+D'un geste rapide, le prétendu Germandret arracha sa perruque et sa
+barbe grise.
+
+--Mancal! s'écria de Belen.
+
+--Lui-même, que vous avez toujours fort mal accueilli, et qui cependant
+était de vos amis...
+
+--C'était vous! Vous vous grimez avec un art admirable.
+
+--Oui, j'ai certains talents fort utiles dans la profession que
+j'exerce.
+
+--Eh bien, monsieur Mancal, voilà qui est entendu... alliance absolue...
+
+--Et complète. Je vous donne Lucie de Favereye.
+
+--Et nous chercherons ensemble les trésors de l'Eni...
+
+--Hein?
+
+--Bon! voilà que je vous dis une partie du secret...
+
+--Bah! un peu plus tôt, un peu plus tard...
+
+--Je préfère un peu plus tard...
+
+--A votre aise. Mais mon jeune homme...
+
+--Je l'attends... me l'amènerez-vous vous-même?...
+
+--Point.... Il ne me connaît pas...
+
+--Vous êtes tout mystère.... Comment le reconnaîtrai-je?...
+
+--Ne vous inquiétez pas de ces détails... il saura se présenter de telle
+sorte que vous ne conserviez aucun doute sur son identité... Maintenant,
+monsieur le duc, je crois qu'il est temps de nous séparer... rentrez
+dans votre monde, moi, je retourne au cabinet de Me Mancal...
+
+--Si nous nous serrions la main? dit le duc.
+
+--Au fait, pourquoi pas?...
+
+Les deux hommes échangèrent une vigoureuse étreinte.
+
+--A propos, dit le duc, comment vous êtes-vous introduit ici?...
+
+--Un peu plus tard, vous saurez cela....
+
+Et avant que le duc eût répété sa question, Mancal--c'est-à-dire
+Biscarre--avait disparu par l'orifice supérieur.... Quand le duc revint
+dans le puits, il examina soigneusement les parois, mais il ne put rien
+découvrir:
+
+--Bah! fit-il, qui ne risque rien!...
+
+
+
+
+VI
+
+CE QUE C'ÉTAIT QUE LE CASTIGNEAU
+
+
+Nous avons laissé Martial au moment où, miraculeusement sauvé d'une mort
+certaine par deux inconnus, il avait été transporté dans une voiture
+mystérieuse qui, entraînée par des chevaux rapides, avait disparu dans
+la direction des Champs-Élysées. Les roues, fendant l'épais tapis de
+neige qui couvrait le sol, n'éveillaient aucun écho. Et c'était un
+spectacle presque fantastique que celui de cette voiture sombre, drapée
+de deuil, qui fuyait à travers la nuit. Elle avait atteint la place de
+la Concorde, qui étendait jusqu'à la Seine sa nappe blanche, d'où
+émergeaient quelques becs de gaz jetant leur lueur jaunâtre. Puis, les
+chevaux s'étaient engagés sur le Cours-la-Reine, qui, à cette époque,
+était loin de présenter, même pendant la journée, l'animation qui s'y
+voit aujourd'hui. Le Cours, longeant le quai désert, était bordé de
+propriétés, jadis habitées par l'aristocratie et la haute finance, mais
+déjà presque délaissées, le luxe commençant alors à tendre vers le
+faubourg Saint-Honoré et abandonnant les Champs-Élysées au menu peuple.
+L'allée des Veuves avait un renom sinistre qui n'avait pas peu contribué
+à éloigner du quai de Billy les prudents et les riches. Derrière le
+carré Marigny, abandonné aux joueurs de boule et qui ne s'animait qu'à
+l'époque des fêtes nationales, c'était une sorte de dédale où les
+jardins s'enchevêtraient, où les pavillons se dissimulaient derrière les
+branches des grands arbres, tandis que des cabarets et des guinguettes
+jetaient dans l'air leurs flonflons discordants ou leurs cris avinés. Le
+Paris de nos pères immédiats possédait encore une physionomie bizarre et
+que qualifierait aujourd'hui de romantique ceux d'entre nous qui n'ont
+jamais connu que les grandes voies à lignes droites et monotones. Or,
+c'était vers l'allée des Veuves que se dirigeait la voiture dans
+laquelle se trouvaient Martial inanimé et la femme dont la voix avait
+tout à l'heure prononcé quelques mots. Silencieuse, elle avait placé son
+bras sous la tête du jeune homme et elle le soutenait doucement.
+
+Enveloppée dans une mante de satin noir, qui la cachait tout entière,
+cette femme, le front penché, semblait en proie à une profonde émotion.
+Une grosse larme, roulant de ses yeux, tomba sur le front de Martial,
+qui ne la sentit pas. Et celle qui l'avait versée murmurait maintenant:
+
+--Ainsi, voici encore une créature humaine devant laquelle la vie
+s'était peut-être ouverte radieuse et belle... et qui, de degrés en
+degrés, est descendue jusqu'au désespoir douloureux et sinistre.... Sur
+ses vingt ans, la nuit s'est faite, et il a voulu s'échapper de cette
+prison qui se nomme la vie, pour se réfugier dans cette liberté qui
+s'appelle la mort!...
+
+Et elle ajouta encore:
+
+--Pauvre Martial! vingt ans!...
+
+Puis, comme si une pensée plus douloureuse encore se fût tout à coup
+imposée à elle:
+
+--Et lui! lui! fit-elle d'une voix brisée. N'a-t-il pas vingt ans? et ne
+se débat-il pas, lui aussi, dans quelque gouffre de douleurs où la haine
+et le crime l'ont poussé!
+
+La voiture s'arrêta. C'était devant une petite porte, à peine visible,
+percée dans un mur élevé au-dessus duquel des arbres dépouillés de
+feuilles étendaient leurs branches amaigries par l'hiver et blanches de
+neige. Une ombre se dressa à la portière et l'ouvrit. Puis un cri de
+surprise retentit:
+
+--Porte ce jeune homme dans ta chambre, dit la femme. Il n'est
+qu'évanoui. Donne-lui les soins que réclame son état. Que M. de Bernaye
+soit immédiatement averti... mais surtout, sur ta vie, Pierre, tu le
+sais... pas un mot... que ce malheureux ignore où il se trouve et qui
+l'a sauvé?
+
+--Oui, madame la marquise, fit l'homme, qui était de taille moyenne,
+trapu, carré des épaules et dont les cheveux blancs indiquaient l'âge
+avancé. Mais vous-même, que voulez-vous faire maintenant?
+
+--Je retourne à l'hôtel. Demain, à la première heure, je reviendrai...
+que les Morts m'attendent.
+
+L'homme s'inclina; puis, avec une vigueur qui contrastait avec son
+apparence sénile, il saisit Martial et l'enleva comme il eût fait d'un
+enfant. La porte se referma derrière lui, tandis que les chevaux
+légèrement touchés du fouet, entraînaient l'inconnue. Celui qui portait
+Martial se trouvait alors dans un jardin spacieux, et se dirigeait vers
+une maison cachée derrière un rideau d'ormes et de chênes, dernier
+vestige des anciens bois qui, jadis, s'étaient étendus jusqu'à la Seine.
+
+Un mot sur la maison mystérieuse où nous pénétrons. Pendant longues
+années, cette propriété, qui avait appartenu, disait-on, à une noble
+famille du midi de la France éteinte depuis longtemps, était restée
+abandonnée. Des procès s'étaient engagés au sujet de ces terrains et de
+tous les domaines de cette famille, et avaient duré aussi longtemps que
+les avocats et gens de loi avaient trouvé aliment à leur... activité.
+Mais un jour était venu où subitement les procédures s'étaient arrêtées.
+Des dédommagements qu'on évaluait à haut chiffre avaient été accordés
+aux parties belligérantes, et finalement cet héritage mystérieux avait
+été recueilli... par qui? Voilà ce que les curieux eussent bien voulu
+savoir par le menu. Mais les plus avides de renseignements précis
+avaient dû se contenter du fait suivant: Il y avait environ cinq ou six
+années, un brave homme aux cheveux blancs, aux allures un peu
+_pataudes_, était arrivé par une chaise de poste qui s'était arrêtée
+devant la grille rouillée se trouvant juste à l'angle de l'allée des
+Veuves et du Cours-la-Reine. Les voisins, marchands de vin, charbonniers
+et autres, s'étaient plantés sur le pas de leur porte, comme bien on
+pense. Or, le vieillard en question était descendu, et comme il avait
+fait un faux pas, en glissant sur le marchepied, il avait laissé
+échapper un de ces jurons _sui generis_ auxquels l'oreille des
+connaisseurs devine une origine certaine.
+
+Le vieillard était du Midi, de Marseille ou des environs. Ceci était
+acquis. Second point. L'homme était marié, et sa femme l'accompagnait.
+Même âge. Cheveux blancs. Enfin un jeune homme, un ouvrier, à n'en pas
+douter, ayant passé vingt-cinq ans, et qui témoignait aux deux
+vieillards une affection et un respect filials. Donc le fils. La chaise
+de poste était partie. La grille s'était refermée. Il restait en
+conséquence beaucoup de détails à surprendre. Et cependant, en dépit de
+toutes les ressources d'un espionnage infatigable, la récolte resta
+maigre. Le vieillard s'appelait--ou du moins se faisait appeler--le
+Castigneau. Est-ce que c'était là un nom de chrétien? On avait beau
+chercher, quand, un beau soir, un client de passage, attablé dans un des
+bouges de l'entrée de Chaillot, et qui boitait un peu, entendant ce mot
+de Castigneau, se laissa aller à dire:
+
+--Je connais ça, moi!
+
+Jugez si on le questionna. Mais il parut d'abord que ce brave homme
+était fâché d'avoir _lâché_ sa phrase, et il fallut grandement
+l'amadouer pour qu'il consentît à compléter sa première énonciation.
+Bref, le Castigneau, ce n'était pas le nom d'un homme, mais bien d'un
+quartier de Toulon. Le cabaretier cligna de l'oeil et comprit l'embarras
+et l'hésitation de son client. Puis une idée surgit dans son cerveau
+fertile. Il s'approcha du camarade, et lui dit à voix basse:
+
+--Tu connais bien Toulon?
+
+--Oui... après? Fichez-moi la paix!
+
+Le ton de la réponse manquait d'aménité.
+
+--Bah! fit l'autre en lui tapant sur le genou, _en ami_, est-ce qu'on
+fait des cachotteries entre soi?... Tu as été... là-bas?
+
+C'était poser carrément la question. La réponse fut cette fois un peu
+plus catégorique:
+
+--Quand cela serait?...
+
+--Oh! tu n'en serais pas moins chez toi ici, d'autant plus que tu peux
+me rendre un service....
+
+Or, le cabaretier--qui s'appelait Malgâcheux et que nous aurons
+l'honneur de revoir dans la cours de ce récit--avait, lui aussi,
+quelques peccadilles sur la conscience, et ce n'était pas pour quelques
+années de bagne qu'il eût fait la petite bouche. Il s'entendit donc
+rapidement avec son compère, et un plan fut ébauché pour arriver à
+savoir si d'aventure le Castigneau n'était pas tout simplement un vieux
+_cheval de retour_. Cette constatation n'était pas d'ailleurs aussi
+aisée qu'elle le semblait au premier coup d'oeil. Le Castigneau sortait
+peu: son fils travaillait dans un atelier de la ville; ce qui, en somme,
+paraissait assez bizarre de la part d'un jeune homme dont le père était
+propriétaire d'un _immeuble_ sérieux. La femme du Castigneau allait
+faire le marché, et à l'estimation des commères, elle dépensait à peine
+quelques francs pour la nourriture de la maison. Malgâcheux et
+Bridoine--c'était le nom du forçat--s'imaginèrent que le plus simple
+était de s'introduire dans la maison pendant la journée, en choisissant
+l'heure où le Castigneau serait seul. Sans doute, ayant à avouer un
+passé peu flatteur, il s'exécuterait plus facilement sans témoins. Il ne
+s'agissait que de s'y prendre adroitement. Bridoine, grâce à l'aide de
+l'honorable Malgâcheux, s'affubla d'une houppelande de propriétaire, se
+coiffa d'un chapeau large et rond qui lui donnait une physionomie quasi
+respectable, s'arma d'une canne à double fin, soutien et défense, et
+finalement ayant vu la Castignote, comme on disait, tourner les talons,
+il s'en vint de son air le plus paterne sonner à la grille de la maison.
+On le fit attendre quelque peu. Bridoine sonna une seconde, puis une
+troisième fois. Pour être ex-forçat on n'en est pas moins homme. Voilà
+que maître Bridoine commença à s'exaspérer, et, revenant à son
+excellent naturel, il grommela entre ses dents un juron qui n'avait rien
+d'édifiant et qui sentait de plusieurs lieues sa _grande fatigue_. Il
+sembla que cette exclamation fût un: Sésame, ouvre toi! Car soudain la
+porte tourna sur ses gonds. Et Bridoine se trouva en face de celui dont
+il désirait si vivement faire la connaissance. La scène fut courte.
+
+--Qu'est-ce que vous voulez? demanda le Castigneau.
+
+--C'est bien à M. Castigneau que j'ai l'honneur de parler?
+
+--A lui-même. Après?
+
+--Peut-on causer un instant?
+
+--Non.
+
+Cette singulière réponse déconcerta quelque peu le Bridoine, qui leva
+les yeux sur son interlocuteur. Celui-ci, le torse un peu en arrière,
+l'oeil à la fois défiant et railleur, n'avait pas un air des plus
+engageants. Mais en somme, c'était un vieillard, sans doute peu
+redoutable. Bridoine allait passer outre et entamer, en dépit de tout,
+la conversation réclamée, quand le Castigneau fit un pas vers lui.
+
+--Tu vas t'en aller, dit-il froidement.
+
+--Hein?... m'en aller.... Comment! je viens... bien poliment...
+
+--Poliment! alors ôte ton chapeau....
+
+Et d'un revers de main, le Castigneau fit tomber la coiffure de
+Bridoine. Celui-ci poussa un cri de colère.
+
+--Ne remue donc pas comme ça, reprit l'autre, tu déranges ta perruque.
+
+Par un mouvement instinctif, Bridoine porta sa main à son front; mais
+plus vif encore, le Castigneau lui avait arraché ses cheveux postiches,
+mettant à nu le crâne pointu du forçat. En même temps, faisant
+demi-tour, le Castigneau, dont on n'eût pas soupçonné la force et
+l'agilité, se plaça entre la porte et le visiteur. Bridoine commençait à
+perdre son sang-froid. Il marcha sur le Castigneau les poings en avant.
+
+--Qui es-tu et que viens-tu faire ici? demanda le Castigneau.
+
+--Ça ne te regarde pas!
+
+--Vrai!... alors, je cogne....
+
+Le poing du Castigneau, qui était d'une remarquable solidité, s'abattit,
+à l'improviste, sur la poitrine de Bridoine, qui recula en trébuchant.
+
+--Veux-tu répondre? demanda encore le Castigneau toujours calme.
+
+--Je vais te découdre! cria Bridoine, dont la main se trouva tout à coup
+armée d'un couteau.
+
+Le placide Castigneau eut un ricanement. Loin de paraître s'émouvoir du
+danger, il marcha droit à Bridoine, qui leva le bras. Seulement, ce bras
+ne retomba pas. Et, ma foi, sans qu'il sût trop comment, Bridoine se
+trouva--désagréable surprise--le nez sur le sable, qu'il rougissait de
+son sang. Le bon bourgeois, un genou sur ses épaules, le serrait d'une
+main à la nuque.
+
+--Maintenant, dit le Castigneau, je veux bien causer... Qui es-tu? et
+que viens-tu faire ici?
+
+Bridoine essaya de se redresser, n'y parvint pas et, avec la magnanimité
+propre à sa nature, se décida à se soumettre:
+
+--Je suis Bridoine.
+
+--D'où viens-tu?
+
+--_De Toulon_.
+
+--Bien! Qui t'a envoyé ici?
+
+--Malgâcheux!
+
+--Qu'est-ce que Malgâcheux?
+
+--Le cabaretier d'ici près: _Aux Bons Amis_!
+
+--Et pourquoi es-tu venu?
+
+--Pour savoir qui vous êtes.
+
+--Le sais-tu?
+
+--Parbleu! non.
+
+--Eh bien, je vais te satisfaire maintenant....
+
+Tout en parlant, le Castigneau continuait à tenir serré le cou de
+Bridoine, qui se sentait congestionner.
+
+--Tu diras à Malgâcheux--puisque Malgâcheux il y a--que le Castigneau
+est un bonhomme qui ne doit de comptes à personne et qui n'aime pas
+qu'on l'espionne... Tu ajouteras que, la première fois qu'il s'occupera
+de moi, j'irai lui casser les reins; et, comme il pourrait douter de ma
+parole, tu ajouteras que je t'ai reconduit de la façon que tu vas
+voir.... Je t'ai pris par la peau du cou et par la ceinture, vois-tu,
+comme ça....
+
+Ajoutons que le Castigneau exécutait en même temps, avec la plus grande
+aisance, les opérations qu'il décrivait.
+
+--Je t'ai soulevé de terre comme un lapin... puis je t'ai emporté vers
+la porte par laquelle tu étais entré, et... une, deux, trois... je t'ai
+flanqué dans la rue.... Sur ce, bonsoir!
+
+Et Bridoine roula hors de la maison, ni plus ni moins que s'il eût été
+un vulgaire paquet de linge. Dire que le retour de Bridoine chez
+Malgâcheux eut le caractère d'un triomphe antique, ce serait mentir. Son
+nez, ses épaules, ses genoux et le reste demandaient des soins
+multiples. Quand le Malgâcheux l'interrogea, Bridoine raconta
+l'histoire, et, en vérité, il mit dans son récit une franchise qui lui
+faisait honneur. Le Malgâcheux resta pensif.
+
+--Faudra voir pourtant, dit-il.
+
+--En ce cas, tu verras toi-même...
+
+--Bah! pour une malheureuse râclée...
+
+--J'aurais bien voulu vous y voir!
+
+--Alors tu _canes_?
+
+--Absolument.
+
+Malgâcheux haussa les épaules en signe de souverain mépris, et se
+promit, _in petto_, de satisfaire sa curiosité par des moyens moins
+dangereux. Tout en s'avouant vaincu, Bridoine conservait au fond du
+coeur--à supposer qu'il possédât cet organe essentiel--une rancune
+féroce contre le Castigneau, et, bien qu'il se hâtât de quitter le
+cabaret des _Bons Amis_, il se promettait bien de revenir rôder autour
+de la maison où il avait été reçu de si touchante façon. Mais il se
+garda d'en rien témoigner à son excellent camarade Malgâcheux, qui
+réfléchissait de son côté et se disait qu'en somme, le mieux était de
+vivre en paix avec un voisin dont la poigne était si rude et le biceps
+si solide. Bref, soit que Bridoine eût ajourné ses projets, soit que
+Malgâcheux fût réellement venu à résipiscence, le Castigneau ne fut plus
+inquiété et reprit ses allures patriarcales. La grille restait toujours
+soigneusement fermée. Et si certaine petite porte, donnant sur le carré
+Marigny, n'avait pas attiré l'attention, c'était uniquement parce que,
+de jour, il n'était jamais arrivé qu'on la vit même s'entre-bâiller.
+Donc, sachant maintenant quelle était la réputation quasi fantastique de
+la maison dans le quartier, revenons dans le jardin où le
+Castigneau--car c'était sans doute lui, à en juger par la vigueur dont
+il faisait preuve--emportait sur ses épaules le corps inanimé de
+Martial. Au moment où il approchait de la maison, de la porte ouverte
+sortit une femme, la tête et les épaules enveloppées d'un châle et qui
+tenait une chandelle dont elle abritait la lumière derrière sa main
+étendue.
+
+--Eh bien! Pierre, demanda-t-elle d'une voix contenue, qu'y a-t-il?
+
+--Femme, réveille le gars. Prépare la chambre du premier, nous avons un
+malade.
+
+--Bon Dieu! le pauvre jeune homme!
+
+--Bah! nous en avons vu bien d'autres! dans deux heures il n'y paraîtra
+plus! Va, Micheline. Bassine le lit, mets la tête basse.... Maintenant,
+le gars!...
+
+--Me voici, père, dit une voix jeune et mâle.
+
+--Toi, mon brave Pierrot, en deux temps, quatre mouvements, chez le
+numéro 5...
+
+--Bien! c'est compris.
+
+--Pas par la porte! Saute par-dessus le mur. On ne sait pas, il peut y
+avoir des curieux...
+
+--En tout cas, ils n'ont qu'à courir après moi.
+
+--Attends. Tu lui remettras cette lettre. S'il n'est pas chez lui, tu
+diras à son domestique de la lui porter immédiatement.
+
+Pierrot serra soigneusement le billet bordé de noir que lui avait donné
+son père; puis, d'un bond, s'aidant des treillages fixés au mur, il
+disparut.
+
+Cependant Martial avait été porté dans la chambre. Micheline
+s'empressait de l'installer aussi confortablement que possible.
+L'immersion avait été si rapide et si courte qu'il ne s'était pas
+déclaré de symptômes d'asphyxie. C'était un évanouissement causé sans
+doute par le choc. Du reste, le Castigneau ayant retroussé et mis à nu
+ses bras musculeux, se livrait sur le corps du malade à une de ces
+frictions qui réveilleraient un mort. Micheline présentait à son mari
+les linges chauds destinés à rétablir la circulation. Au bout d'un quart
+d'heure environ, Martial poussa un long soupir; puis il ouvrit les yeux
+et regarda autour de lui.
+
+--Où suis-je? murmura-t-il.
+
+--Chez des amis, dit le Castigneau.
+
+--Je n'ai pas d'amis, soupira le jeune homme.
+
+--Faut pas dire de ces choses-là. Il y a de bons et braves coeurs
+partout... et souvent au moment où on s'y attend le moins....
+
+Le jeune homme essaya de se soulever, mais il retomba lourdement. Il
+passa ses deux mains sur son front.
+
+--Oui, je me souviens, dit-il, j'ai voulu mourir...
+
+--Et vous n'êtes pas mort? Bah! ça arrive à tout le monde!
+
+--Ainsi, c'est vous qui m'avez sauvé?
+
+--Moi? pas du tout...
+
+--Cependant... je suis bien sûr...
+
+--D'avoir tâté de l'eau froide. Ça, c'est vrai.
+
+--Qui m'a arraché à la mort?
+
+--Quelque terre-neuve qui passait par là. Il y a tant de chiens errants!
+fit le Castigneau avec un gros rire.
+
+Martial le regarda. Il vit une face maigre, deux yeux creux, une
+chevelure et une barbe hérissées. Au premier coup d'oeil, son hôte
+improvisé ne présentait pas une physionomie bien rassurante. Et
+cependant, dans ces yeux enfoncés, sur ce visage émacié, il y avait
+comme un rayonnement de bonté probe qui frappait instantanément. Martial
+devina qu'il n'avait point affaire à un ennemi.
+
+--Je vous en prie, dit-il, dites-moi ce qui s'est passé.
+
+--Mon cher monsieur, répondit le Castigneau avec une certaine dignité,
+quand on est soldat, on doit obéir à sa consigne.
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Ceci: que je suis un soldat en ce sens que j'ai des chefs. On m'a dit:
+«Voilà un brave jeune homme qui a voulu boire un bouillon, soignez-le et
+rendez-nous-le en bon état.» Je vous soigne, et je ne sors pas de là. Je
+ne sais rien de plus. Donc, contentez-vous-en pour l'instant.
+
+--Vous trouvez-vous donc mal ici? dit la femme d'une voix douce et
+empreinte de ce charme que donne la vieillesse aux bonnes femmes.
+
+Martial sourit tristement:
+
+--Je n'ai pas le droit de me plaindre.... On m'a sauvé... on a cru me
+rendre service.... Donc je vous dois, soit à vous, soit à ces chefs dont
+vous parlez, l'expression de ma reconnaissance.
+
+--Je vous ferai remarquer, reprit assez vivement le Castigneau, qu'on ne
+vous a rien demandé, sinon de vous bien reposer, de dormir, si vous
+pouvez...
+
+--Soyez sûr que dès que mes forces me le permettront, je vous épargnerai
+l'embarras de ma présence.
+
+--L'embarras!... Enfin, ça ne me regarde pas. Vous partirez si vous
+voulez; mais en ce moment-ci, il n'est pas question de cela. D'abord,
+vous bavardez trop... Tenez, voilà vos yeux qui se ferment. Donnez une
+vigoureuse taloche à votre traversin... et bonsoir!
+
+En effet, Martial, épuisé, s'endormait malgré lui. Le Castigneau et sa
+femme restèrent pendant quelque temps auprès de son lit.
+
+--Hé! mon vieux Lamalou, dit la femme à voix basse. Il y a encore là
+quelque bonne action sous roche.
+
+--Ah! si tu savais! répondit sur le même ton le vieux Pierre (car, sous
+le nom de Castigneau, c'était l'ancien geôlier de la Grosse-Tour), quand
+elle m'a dit: «Prenez ce jeune homme dans vos bras!» j'ai reçu un coup
+en pleine poitrine.... Dame! je crois toujours que je vais revoir le
+petit...
+
+--Et tu es sûr que ce n'est pas lui?
+
+--Elle me l'a dit... tout de suite. Mon Dieu! qu'est-il devenu? et ne le
+retrouverons-nous pas un jour, comme celui-là, désespéré et allant
+jusqu'au suicide?...
+
+--Ne dis pas cela, Pierre!... Moi, j'ai toujours eu idée que madame la
+marquise retrouvera le fils de Jacques.
+
+--Dieu le veuille!
+
+A ce moment, un sifflement doux, continu, perça le silence de la nuit.
+
+--Ça doit être le numéro cinq, fit Lamalou.
+
+Il sortit rapidement et se dirigea vers la petite porte. Il frappa
+lui-même, de l'intérieur, trois coups espacés, puis suivis de deux plus
+pressés. On répondit par un seul coup net et ferme. Alors la porte
+s'ouvrit, et Armand de Bernaye parut.
+
+--Qu'y a-t-il? demanda-t-il à voix basse.
+
+--Un noyé, fit Lamalou sur le même ton.
+
+--Conduisez-moi près de lui.
+
+Armand pénétra doucement dans la chambre où dormait Martial. Puis,
+prenant la lumière des mains de Micheline, il se pencha sur le jeune
+homme. Tout à coup il se redressa avec un frémissement.
+
+--Quel est ce jeune homme? demanda-t-il.
+
+--Je ne sais pas. C'est madame la marquise qui l'a amené ici dans sa
+voiture.
+
+--Son nom?
+
+--Je l'ignore.
+
+Armand se courba vers lui.
+
+--Quelle singulière ressemblance! fit-il encore.
+
+Puis se tournant vers Lamalou:
+
+--Il faut le laisser dormir, puis au réveil lui donner un repas léger.
+
+--Monsieur est-il prévenu qu'il y a rendez-vous au point du jour?
+
+--Je resterai ici.
+
+Armand jeta un dernier regard sur Martial.
+
+--Non, murmura-t-il, un pareil prodige n'est pas possible. Dans quelques
+heures il faudra que ce mystère s'éclaircisse.
+
+Et après avoir donné à Lamalou et à sa femme ses dernières instructions,
+il passa dans une pièce voisine, où il se jeta sur un lit de repos.
+
+
+
+
+VII
+
+LA SALLE FUNÈBRE
+
+
+Le soleil venait de se lever. La température s'était adoucie, et au vent
+âpre qui pendant toute la nuit avait soufflé sur la ville, enveloppée
+dans son linceul de neige, avait succédé, avec l'accalmie, un brouillard
+humide qui, descendant en pluie fine et continue, détrempait peu à peu
+le sol durci. Les Champs-Élysées et le quai étaient encore complétement
+déserts. Tout à coup, du côté de la place, une voiture lancée au grand
+trot fit jaillir sous ses roues la neige devenue boueuse; c'était un
+cabriolet de maître, conduit par un homme soigneusement enveloppé de
+fourrures, qui, s'arrêtant brusquement à mi-chemin de l'allée des
+Veuves, descendit, jeta les rênes à un garçon et s'engagea dans le
+dédale de ruelles dont nous avons parlé. Il arriva devant la maison
+occupée par Lamalou, longea le mur du jardin, s'arrêta devant la petite
+porte, et fit entendre le sifflement long et sonore qui avait déjà
+retenti quelques heures auparavant. Il n'attendit pas longtemps: le
+signal des coups frappés sur la porte fut échangé, et enfin il pénétra à
+l'intérieur. Au moment où il disparaissait, une ombre jusque-là
+dissimulée dans un angle de la muraille se dressa lentement.
+
+--Hé! hé! mon vieux Bridoine! murmura le nouveau venu, est-ce que par
+hasard tu aurais trouvé la pie au nid?
+
+Puis il ajouta en ricanant:
+
+--Voilà qui fera jubiler les Loups!
+
+Se dressant sur la pointe des pieds, il s'approcha avec des précautions
+infinies de la porte mystérieuse.
+
+--C'est bien ça, fit-il. C'est la maison du vieux dur à cuire! Voilà ce
+que c'est que d'avoir de la patience. Aide-toi... et le diable t'aidera.
+
+Tandis qu'il prononçait entre ses dents cette formule proverbiale
+défigurée à son usage personnel, un nouveau bruit de roues, grinçant
+dans la boue, lui fit dresser l'oreille. La voiture venait de s'arrêter,
+à peu près au même point que la première. Bridoine, qui était vêtu d'une
+mauvaise blouse déteinte, ne parut pas avoir grand souci de sa toilette.
+Il se glissa à terre, où il s'étendit tout de son long sur le ventre,
+bien collé contre la base de la muraille. En somme, sa silhouette se
+perdait dans l'ombre projetée. Le nouveau venu exécuta exactement les
+mêmes formalités que celui qui l'avait précédé. La porte s'ouvrit et il
+disparut.
+
+--Et de deux! fit Bridoine, qui rampa sur ses mains et ses genoux pour
+s'éloigner de la porte.
+
+A quelque distance il se redressa sur ses pieds.
+
+--Voyons! voyons! fit-il en soliloque, faut-il essayer d'en savoir plus
+long?
+
+Il médita quelques instants sur cette question. Il avait relevé
+l'ignoble casquette qui couvrait son crâne pointu, et, tandis qu'une de
+ses mains grattait ledit crâne, l'autre caressait une barbe qui
+rappelait par ses enchevêtrements les lianes les plus impénétrables des
+forêts sauvages. La solution de ce problème menaçait de prendre autant
+de temps qu'une enquête confiée à une commission parlementaire,
+lorsque.... Troisième voiture. Troisième inconnu.... Ou plutôt, non.
+Cette fois, les personnages étaient au nombre de deux. Le coup de
+sifflet fut double. Ils entrèrent.
+
+--Oh! oh! reprit Bridoine, j'ai bien envie de tordre le cou au vieux,
+cela est clair.... Mais, d'autre part, je veux risquer le moins possible
+ma peau... en ce moment-ci, il y a beaucoup de monde dans la baraque, et
+je courrais grande chance d'y être accueilli encore plus mal que la
+première fois. Vaut mieux attendre... et puis... les Loups! Voilà
+peut-être un bel os à ronger... et, ma foi! dès qu'ils m'auront reçu,
+là, définitivement, eh bien! je les lancerai là-dessus!...
+
+Ayant pris cette résolution à la fois intelligente et prudente, Bridoine
+assujettit sa casquette d'un mouvement héroïque et reprit le chemin de
+la capitale. Laissons-le à ses projets et, ne courant pas nous-mêmes les
+dangers qu'il redoutait, introduisons-nous de nouveau dans la maison de
+Lamalou, dit le Castigneau.
+
+Cette construction, qui avait fait partie autrefois de quelque
+habitation princière, présentait à l'extérieur un aspect presque
+monumental. Elle se composait d'un rez-de-chaussée élevé d'un étage et
+de mansardes à fenêtres ogivales. C'était un singulier mélange de
+styles, et il semblait que chaque génération eût tenu à mettre son sceau
+sur le vieux bâtiment. Le rez-de-chaussée, à fenêtres étroites,
+s'ouvrait sur un perron de quelques marches qui donnait accès à un
+vestibule assez spacieux. Certes, pour la demeure d'un ancien geôlier
+comme Lamalou, cette maison présentait un caractère de luxe à la fois
+sévère et confortable qui eût excité la surprise. Dans le vestibule dont
+nous parlons, des portes de chêne à panneaux sculptés s'ouvraient sur
+des salons, meublés avec un goût sévère, et dont les murailles
+disparaissaient sous de lourdes tentures. Des tableaux de prix,
+appartenant aux écoles française et italienne, représentaient des sites
+empruntés aux pays méridionaux. Mais il était un de ces salons surtout
+dont la décoration bizarre, presque fantastique, eût plongé l'esprit des
+profanes dans une stupéfaction profonde. Nous l'avons dit, le jour
+commençait à poindre, et malgré le brouillard, les premiers rayons de
+lumière blanche pénétraient à travers les fenêtres. Mais dans cette
+haute pièce, par quelle issue le soleil se fût-il glissé? Toutes les
+murailles étaient, du sol au plafond, couvertes de panneaux noirs, d'une
+étoffe mate et sans reflets, sur lesquels se détachaient seules de
+massives moulures d'argent. Pas une solution de continuité. Du plafond,
+composé de poutres qui semblaient taillées dans l'ébène, descendaient
+des lampes d'argent, jetant leur lueur blanche, presque blafarde, qui
+venait mourir sur les tentures noires. On eût dit un immense sépulcre,
+une chapelle ardente; des angles ténébreux, il semblait que des formes
+fantastiques dussent tout à coup surgir, aux sons de l'hymne de mort.
+Les reflets vacillants des lampes animaient cette immobilité d'une sorte
+de tremblement sinistre.
+
+A l'une des extrémités de cette pièce, une longue table, couverte d'un
+drap noir à franges d'argent, et au-dessus de cette table, appendu au
+milieu du panneau noir, un tableau. Était-ce un portrait? Un homme
+jeune, de haute taille, semblait prêt à s'élancer de son cadre d'ébène:
+son visage livide était éclairé par un reflet à la fois effrayant et
+superbe. Sur sa poitrine, qu'une de ses mains serrait avec une
+crispation convulsive, des taches de sang coulaient.... Les yeux
+ouverts, brillants comme l'acier, commandaient et suppliaient. Son nom?
+nous le saurons tout à l'heure... Quatre hommes étaient assis autour de
+la table, éclairés par un candélabre d'argent. Deux places étaient
+vides: l'une d'elles était marquée par un fauteuil d'ébène, plus haut
+que les autres siéges. De ces derniers, celui qui n'était pas occupé se
+trouvait à la droite du fauteuil. Quels étaient ces hommes? et pour
+quelle oeuvre étrange se trouvaient-ils donc réunis en ce lieu étrange?
+Présentons-les tout d'abord.
+
+L'un, qui se tenait à la gauche du fauteuil présidentiel, était un homme
+dont il eût été difficile de définir l'âge exact. On le nommait dans le
+monde Archibald de Thomerville. Grand nom. Grande fortune. Connu, dans
+le monde parisien, par sa passion pour les chevaux; ses écuries étaient,
+disait-on, les seules qui pussent rivaliser avec celles d'Angleterre.
+
+Archibald avait les traits longs, plutôt que fins. Le nez, un peu mince,
+avait cette tendance signalée par la physiognomonie comme étant l'indice
+d'une volonté de fer, et qui, s'abaissant vers le menton, donne au
+visage la forme familièrement appelée _en casse-noisette_. Ses yeux
+étaient petits, mais noirs, vifs et perçants. Le trait le plus étrange
+de cette physionomie, c'était une pâleur si singulièrement blanche, si
+marmoréenne, en quelque sorte, que cette tête, sans barbe ni moustache,
+au crâne garni seulement d'une couronne de cheveux grisonnants,
+semblait plutôt appartenir à un buste de pierre qu'à un corps humain.
+
+Le personnage qui faisait face à Archibald de Thomerville était, à n'en
+pas douter, un Anglais; car sa mâchoire supérieure présentait cette
+forme typique que tous les caricaturistes ont exagérée à dessein. Mais
+si l'oeil était tout d'abord attiré par cette particularité physique,
+c'était surtout parce qu'au-dessus de la lèvre se voyait la trace
+effrayante d'une épouvantable blessure. Une partie de la joue droite
+avait été enlevée, sans doute par quelque projectile, et les sutures des
+chairs, quoique exécutées avec la plus grande habileté possible,
+formaient une cicatrice ineffaçable.
+
+Sir Lionel Storigan, de famille galloise, était d'un blond roux; des
+favoris de même couleur et d'une longueur démesurée ajoutaient à la
+singularité presque repoussante de son visage, et cependant ses grands
+yeux bleus franchement ouverts, à la fois sympathiques et froids,
+reconquéraient l'intérêt, troublé par l'inharmonie générale de cette
+figure couturée.
+
+Sir Lionel passait pour le premier tireur de Paris et maniait l'épée
+comme les prévôts les plus en renom. Que faisait-il? Rien et tout. Un
+excentrique, terme qui, à l'époque où se déroule notre drame, impliquait
+toujours une certaine admiration. Aujourd'hui, nous sommes blasés, et
+les excentriques--comme on dit--ne feraient pas leurs frais. C'est
+pourquoi il n'en existe plus. Restaient encore deux autres. Ceux-là
+n'appartenaient évidemment pas au même monde que M. de Thomerville et
+sir Lionel. Tout d'abord, à les considérer, une pensée subite, claire,
+s'imposait à l'esprit.
+
+C'étaient deux frères, plus encore: deux jumeaux. Nous disons plus
+encore, car la nature elle-même se plaît à rendre plus étroits les
+liens qui unissent deux enfants entrés dans la vie à la même heure. Leur
+ressemblance était si frappante, qu'en vérité il eût été impossible, à
+moins d'une minutieuse étude, de mettre un nom sur l'un de ces deux
+visages. Les cheveux bruns, bien plantés, quoique un peu bas sur le
+front, avaient même coupe, même abondance. Les traits, gros et modelés
+_au pouce_, comme disent les praticiens, dénotaient une de ces origines
+qu'on qualifie de communes; ils sortaient de la masse et n'avaient point
+conquis, de par la civilisation de leur race, cette miévrerie qui est
+l'apanage des privilégiés de la naissance. Ils étaient rudes, mais
+beaux. Leur âge, deux enfants. A peine vingt ans, plus ou moins; ceci
+était affaire d'état civil. Mais dans ces yeux honnêtes et fiers, une
+vitalité, une énergie qui saisissaient l'âme et réchauffaient le coeur.
+La bouche aux lèvres épaisses avait la fermeté qui dénote la franchise,
+la force et la bonté. Le cou musculeux décelait une vigueur peu commune.
+
+Ils devaient avoir l'énergie du corps et celle de la conscience.
+Jumeaux, avons-nous dit, et d'une ressemblance parfaite. Un détail,
+cependant, suffisait à les différencier de façon aussi positive que
+possible. Tous deux étaient manchots. Mais, par une singularité toute
+spéciale, à l'un manquait le bras droit, à l'autre le bras gauche.
+Était-ce un jeu de la nature? était-ce le résultat d'un accident, en
+tout cas, bien bizarre? Le membre qui leur manquait avait dû être coupé
+presque à l'épaule. Ils portaient la manche vide ramenée sur la
+poitrine, et fixée par un cordon au vêtement. Ceux-là se nommaient--pour
+tout le monde--Droite et Gauche. C'était un sobriquet, à n'en pas
+douter; mais il avait l'énorme avantage de les désigner aussi nettement
+qu'il était nécessaire.
+
+Le lecteur comprendra que chacun de ces hommes réunis en ce lieu
+mystérieux, laissait derrière lui un passé plus on moins étrange. Nous
+ne voudrions pas encourir le reproche d'avoir abusé de sa curiosité en
+ne la satisfaisant pas immédiatement; mais ces énigmes devant recevoir
+plus tard une solution complète de la bouche même de ceux dont nous
+venons de décrire l'extérieur, il nous paraît nécessaire d'éviter un
+double emploi. Donc, les quatre hommes se trouvaient là, silencieux. Ils
+paraissaient absorbés par leurs réflexions, comme si la solennité
+sinistre de ce lieu funèbre eût exercé sur eux une influence profonde.
+
+Tout à coup, Archibald leva la tête:
+
+--Le soleil doit être levé, dit-il.
+
+--_Indeed_, répondit sir Lionel, qui avait l'habitude de mêler dans son
+langage les langues française et anglaise, la marquise ne saurait
+tarder...
+
+--Ne sommes-nous pas faits pour attendre? fit Droite d'un air grave.
+
+A peine Droite avait-il d'ailleurs parlé, que derrière le fauteuil resté
+vide parut une forme noire, enveloppée d'un camail de soie. C'était une
+femme. On eût cru qu'elle avait surgi de terre. Les quatre hommes
+s'étaient subitement levés.
+
+--Je vous demande pardon de m'être fait attendre, dit une voix pleine et
+pure. J'étais épuisée de fatigue, et pourtant ne sais-je pas que je n'ai
+pas le droit de me reposer?
+
+L'apparition porta les mains à son front et rejeta en arrière le
+capuchon qui la couvrait. Cette femme, c'était Marie de Mauvillers,
+c'était celle que nous avons vue naguère dans la chaumière de Bertrade,
+priant et pleurant au nom de son enfant, se courbant sous les insultes
+de Biscarre le forçat. C'était Marie de Mauvillers, portant aujourd'hui
+le nom de marquise de Favereye. C'était la mère de Lucie, que menaçait
+l'amour du duc de Belen. En vérité, il eût semblé que pour elle les
+années n'eussent pas marché. Déjà, au bal de la rue de Seine, nous avons
+vu Mathilde Silvereal, sa soeur, belle d'une beauté rayonnante et
+rehaussée encore par une admirable majesté. Mais Mathilde appartenait à
+la terre. Marie semblait un être extra-humain. Oui, elle était belle de
+cette perfection sculpturale qui fait les chefs d'oeuvre. Mais sur ces
+traits fins, ciselés en quelque sorte en pleine chair, on eût dit qu'un
+artiste inspiré eût jeté je ne sais quel rayonnement splendide, qui
+centuplait leur charme pénétrant. Ces cheveux blonds, qui jadis
+semblaient la couronne d'épis au front d'un enfant, se tordaient
+maintenant sur ses tempes mates comme le diadème d'une reine. Ces yeux
+bleus, qui avaient été la grâce, étincelaient aujourd'hui d'une bonté
+sublime. Ceux qui se trouvaient là s'inclinaient devant Marie comme
+devant une reine. Et ils faisaient bien!... Car cette femme debout, les
+bras croisés sur la poitrine, semblait une de ces figures historiques
+que les légendes impériales ou royales inventent pour l'édification des
+peuples. Seulement, celle-là était réelle. Marie de Favereye eût servi
+de modèle à l'homme de génie qui eût rêvé cette conception grandiose: la
+statue de l'Humanité. Elle prit place au fauteuil, et cette même voix
+d'or, pour emprunter l'admirable expression de Balzac, dit:
+
+--Messieurs, trois d'entre vous ignorent pourquoi je vous ai convoqués
+ce matin. M. de Thomerville, sir Lionel, vous avez droit à des
+explications...
+
+--Nous attendrons qu'il vous plaise de nous instruire, dit Archibald en
+inclinant la tête.
+
+Sir Lionel l'approuva d'un geste.
+
+--Notre ami Armand de Bernaye doit d'abord, reprit-elle, nous fournir
+quelques renseignements.
+
+Marie frappa sur un timbre.
+
+Une partie de l'un des panneaux se déplaça, et Lamalou parut au port
+d'armes.
+
+--M. de Bernaye est là?
+
+--Oui, madame.
+
+--Qu'il vienne.
+
+Lamalou disparut. Un instant après, le savant était introduit.
+
+Il salua profondément Marie de Favereye.
+
+--Monsieur de Bernaye, dit-elle, vous avez donné vos soins au malade?
+
+--La science a été vigoureusement aidée par la nature...
+
+--Le jeune homme est hors de danger?
+
+--Complétement...
+
+--Vous a-t-il demandé quelques explications?
+
+--Aucune... il dort.
+
+--Sera-t-il bientôt en état de se présenter devant nous?
+
+--Je suis convaincu que cette comparution n'offre, dès à présent, aucun
+danger; je crois même qu'elle sera d'un heureux effet sur son
+imagination...
+
+--C'est bien. Prenez place auprès de moi, monsieur de Bernaye.
+
+Armand obéit et s'assit à sa droite.
+
+--Messieurs, reprit Marie après un moment de silence, vous avez
+rencontré dans le monde, il y a quelques années, un jeune peintre qui
+se nomme Martial?...
+
+--En effet, dit Archibald; il était très-assidu dans plusieurs maisons
+de la Chaussée-d'Antin, mais je l'ai perdu de vue depuis assez
+longtemps.
+
+--Mais je me souviens, ajouta sir Lionel, d'avoir souvent entendu
+prononcer son nom, il y a quelques jours à peine.
+
+--Par qui?
+
+--Par cette misérable femme qui se fait appeler madame de Torrès.
+
+Marie l'arrêta d'un geste.
+
+--Donc, ce jeune homme n'est pas un inconnu pour vous. Pour moi, je
+l'avais quelquefois rencontré dans le monde, et une sympathie singulière
+m'avait attachée à lui....
+
+Elle passa sur ses yeux sa main fine et aristocratique.
+
+--Pourquoi ai-je dit singulière? Non... vous qui savez tout mon secret,
+ne comprenez-vous pas que Martial avait vingt ans, c'est-à-dire l'âge de
+ce fils... que la mort du martyr qui assiste, muet témoin, à nos
+entretiens, a fait orphelin?...
+
+Elle s'était à demi tournée vers le portrait suspendu derrière son
+fauteuil.
+
+--Oui, continua-t-elle d'une voix sous laquelle on devinait des larmes,
+il est quelque part, errant à travers le monde, suivi par une fatalité
+terrible, un jeune homme qui, ainsi que Martial, s'est peut-être efforcé
+de conquérir à coups de volonté la place qui lui appartient....
+Peut-être, lui aussi, pleure-t-il et tend-il les bras vers le ciel avec
+désespoir!
+
+Sir Lionel et Archibald s'étaient levés:
+
+--Nous avons juré que nous le retrouverions.
+
+--Et dût-il nous en coûter la vie, ajoutèrent les deux frères Droite et
+Gauche, nous l'arracherons aux dangers qui le menacent.
+
+--Merci! oh! merci du fond du coeur! reprit madame de Favereye. Ne
+supposez pas que j'aie douté de vous un seul instant. Moi aussi, j'ai
+confiance!... Oui, je le reverrai, le pauvre enfant volé... Mais, hélas!
+comment le reverrai-je?
+
+Elle baissa la tête.
+
+Les paroles infâmes de Biscarre, proférées dans une nuit de désespoir et
+de deuil, résonnaient encore à son oreille:
+
+«Un jour, s'était écrié le bandit, la rumeur indignée de la foule
+portera jusqu'à toi, dans une clameur furieuse, le nom d'un misérable
+qu'attendra le bourreau... Alors, moi, Biscarre, je paraîtrai devant
+toi... et je te dirai: Marie de Mauvillers, sais-tu quel est cet homme
+dont la tête va rouler tout à l'heure sur un échafaud!... Cet homme,
+c'est ton fils!»
+
+Et cette voix de terreur, de haine folle, retentit si violemment dans
+son coeur, que Marie de Mauvillers, pâlissant tout à coup, dut se
+retenir au dossier de son fauteuil d'ébène pour ne pas tomber.
+
+--Madame, du courage! s'écria Armand.
+
+--Du courage! reprit-elle d'une voix vibrante. Non, je n'ai pas le droit
+de faiblir! Pardonnez-moi, vous tous qui vous êtes dévoués à une oeuvre
+d'abnégation et d'humanité.
+
+Il y eut un moment de silence, puis elle dit:
+
+--Vous n'avez pas oublié, messieurs, ce qui s'est passé lors de notre
+dernière réunion. Il y a quelques mois, un crime odieux fut commis. Une
+pauvre femme fut assassinée. Le vol avait été le mobile des meurtriers.
+Après de longues recherches, la justice parvint enfin à s'emparer de
+l'un des assassins. M. de Thomerville, grâce à ses relations, apprit le
+soir même de l'interrogatoire que l'accusé, après avoir avoué son crime
+au juge d'instruction, lui avait révélé en termes vagues l'existence
+d'une association ténébreuse qui, à Paris et dans les environs,
+commettait chaque jour de nouveaux attentats, impunis jusqu'ici. Sur
+l'instance du magistrat, et quoiqu'il parût chercher à se dérober aux
+conséquences de ce premier aveu, le coupable avait enfin laissé échapper
+ces mots: Les Loups de Paris! Lorsque M. de Thomerville nous fit
+connaître ce détail, une révélation subite se fit en moi. Il y a plus de
+vingt ans, avant que j'eusse quitté Toulon, un procès criminel, dans
+lequel avaient été impliqués plusieurs forçats, avait fait connaître
+l'existence de cette bande de maudits qui s'était attribué ce surnom
+sinistre. Les Loups existaient dès lors, ayant déclaré à la société une
+guerre implacable; et l'un de ces misérables, pressé par sa conscience,
+avait nommé le chef, l'organisateur de cette association. C'était
+Biscarre, Biscarre l'évadé. Biscarre avait disparu, mais l'oeuvre de cet
+homme avait subsisté. Qui sait? tapi dans quelque coin de l'ombre, sans
+doute il la dirigeait encore. Voilà ce que je crois deviner. Retrouver
+Biscarre, c'était découvrir enfin les traces de mon enfant. M. de
+Thomerville obtint l'autorisation de pénétrer auprès de l'accusé. Là,
+par tous les moyens possibles, fût-ce au prix d'une fortune, il devait
+s'efforcer d'obtenir des aveux explicites, complets. Hélas! Dieu ne l'a
+pas voulu.
+
+L'émotion avait saisi la marquise, et sa voix se perdit dans un sanglot.
+
+--Quand je me présentai à la Force, acheva Archibald de Thomerville,
+j'appris que le coupable avait été trouvé le matin même mort dans sa
+prison.
+
+--Un nouveau crime, sans doute, lui dit Lionel.
+
+--Peut-être! et cependant, pour le croire, il faudrait supposer que les
+Loups de Paris ont su se ménager des complices jusque dans l'intérieur
+des prisons...
+
+--Tout est possible, reprit l'Anglais. Ce complice ne peut-il pas être
+l'un des détenus?...
+
+--C'est l'explication la plus plausible. Cependant le corps du misérable
+ne portait aucune trace de lutte. Il s'était pendu à un barreau de fer,
+et l'attention des geôliers n'avait été éveillée par aucun mouvement
+insolite.
+
+--Ce fut pour mon coeur un coup terrible, reprit la marquise redevenue
+maîtresse d'elle-même. Est-ce que cette lueur, surgissant tout à coup
+des ténèbres, allait subitement s'évanouir? C'était à désespérer.
+Cependant, en consultant le dossier, on découvrit que le criminel avait
+été employé pendant quelque temps chez un brocanteur du quai de Gèvres
+qui depuis longtemps déjà était désigné aux recherches de la police
+comme recéleur... Par malheur, les préoccupations politiques attiraient
+l'attention de la Préfecture d'un autre côté--ainsi que cela arrive trop
+fréquemment;--les mesures furent prises avec négligence... et quand on
+se présenta chez le brocanteur pour opérer une perquisition dans ses
+magasins, on apprit qu'il avait disparu dans la nuit.
+
+--La police française se préoccupe trop des conspirateurs, _it is true_,
+fit Lionel, dont le visage couturé ébaucha tant bien que mal un sourire.
+
+--Cependant, reprit Archibald, nous résolûmes de ne pas abandonner la
+piste. Ce quai de Gèvres est hanté par la plupart des voleurs de Paris
+qui cherchent à se défaire du produit de leurs méfaits, et au bout de
+quelque temps, nous acquîmes la certitude que certaine maison, tenue par
+un singulier personnage nommé Blasias, donnait souvent asile, la nuit, à
+des individus mystérieux. Il était possible que le recéleur des Loups
+n'eût fait que se déplacer. C'est ce que vous vous êtes décidé à
+rechercher...
+
+--A votre tour, Droite et Gauche, dit la marquise. Car c'est à vous
+maintenant qu'il appartient de parler.
+
+Les deux frères, ainsi interpellés, se regardèrent. Puis l'un d'eux se
+leva; c'était Gauche.
+
+--Nous avons passé plusieurs nuits, dit-il, en observation sur le quai,
+et il ne s'est pas écoulé de nuit sans que nous ne vissions pénétrer
+chez ce Blasias quelque inconnu dont les allures prouvaient à la fois la
+défiance et la culpabilité. Il en était un surtout dont l'attitude nous
+avait frappés. Quand il se présentait à la maison de Blasias, il y
+arrivait en maître.... Porteur d'une clef, il s'introduisait sans
+avertir...
+
+--Je supposai, interrompit la marquise, que cet homme était, sinon
+Biscarre, tout au moins un chef de la redoutable association dont nous
+cherchons à prouver l'existence. Hier, il fut convenu que les frères
+Droite et Gauche, veillant sur le quai, tenteraient de s'emparer de cet
+homme, puis l'entraîneraient jusqu'à ma voiture, où, mettant son visage
+en pleine lumière, j'aurais pu le reconnaître, mais l'événement en a
+décidé autrement...
+
+--Au moment où nous descendions sur le quai, continua Gauche, nous vîmes
+une ombre s'approcher vivement du bord de la rivière, puis, après
+quelques moments d'hésitation, se jeter à l'eau....
+
+Gauche s'arrêta.
+
+--Je dois achever, fit la marquise. Ces deux braves enfants se jetèrent
+résolument dans la Seine, et arrachant la pauvre victime à la mort,
+l'emportèrent jusqu'à la voiture. Quelle ne fut pas ma surprise, c'était
+Martial, Martial le peintre.... Je me dis que la Providence m'avait
+placée sur son chemin.... Une heure après, il se trouvait dans cette
+maison. Voici, messieurs, pourquoi vous avez été convoqués.... Déjà
+notre ami M. de Bernaye a bien voulu donner ses soins à Martial; si vous
+m'y autorisez, je le ferai comparaître devant nous... nous le
+soumettrons aux formalités que nous avons instituées, et si vous le
+jugez digne d'entrer dans nos rangs, ce sera une recrue nouvelle pour
+l'oeuvre honnête et belle que nous avons entreprise et à laquelle nous
+avons dévoué notre vie.
+
+--Mais voudra-t-il nous faire connaître son passé? dit sir Lionel.
+
+Archibald de Thomerville tira de sa poche une liasse de papiers.
+
+--Sur l'avis que j'ai reçu de madame la marquise, dit-il, je me suis
+rendu immédiatement dans la maison habitée par Martial, et qui
+appartient, vous le savez, au duc de Belen....
+
+A ce nom, Armand ne put réprimer un mouvement de surprise.
+
+--Mon nom et ma qualité m'en ont facilité l'accès... Après une courte
+apparition dans les salons, j'ai pu m'esquiver et parvenir à la chambre
+du jeune homme... J'ai ouvert la porte par les moyens que vous
+connaissez, et, sur la table du malheureux, j'ai trouvé ce manuscrit...
+Voyez... il porte ces mots écrits d'une main ferme: _Mon Histoire_. De
+plus, un billet joint à ces feuillets autorise ceux qui auront trouvé
+son corps à en prendre connaissance...
+
+--Mais Martial n'est pas mort, objecta sir Lionel.
+
+--Aussi est-ce seulement avec son aveu et après que nous l'aurons
+entendu qu'il nous sera permis de lire ce manuscrit. Maintenant,
+messieurs, consultez-vous. Vous connaissez le peintre Martial. A vous de
+décider s'il doit quitter cette maison, sans savoir à qui il doit la
+vie... ou s'il est de notre intérêt, de notre devoir, de lui offrir de
+prendre place parmi nous....
+
+La marquise se leva, et se tournant vers le portrait de Jacques de
+Costebelle, elle resta immobile, plongée dans une méditation
+douloureuse.
+
+Les cinq hommes se rapprochèrent et échangèrent quelques mots à voix
+basse. Puis Armand de Bernaye prit la parole:
+
+--Madame, dit-il, nous jugeons qu'il nous appartient d'entendre
+Martial... puis nous déciderons de la résolution qu'il conviendra de
+prendre à son égard....
+
+La marquise inclina la tête en signe d'assentiment, puis elle frappa sur
+le timbre. Lamalou parut.
+
+--Le jeune homme est-il éveillé?
+
+--Oui, madame.
+
+--Il est calme?
+
+--Plus que je ne l'aurais cru.
+
+--Conduisez-le ici, avec les formalités ordinaires.
+
+Lamalou sortit.
+
+--Maintenant, monsieur Bernaye, prenez cette place... c'est à vous qu'il
+appartient de diriger l'interrogatoire.
+
+Lorsque Armand eut pris place au fauteuil, tous se couvrirent le visage
+d'un masque de velours noir; puis la porte s'ouvrit de nouveau, et
+Martial, les yeux bandés, entra dans la salle funèbre.
+
+
+
+
+VIII
+
+RÉSURRECTION
+
+
+Le sommeil auquel avait succombé Martial, après les secousses morales et
+physiques qu'il avait subies, tenait plutôt de l'évanouissement, ou tout
+au moins résultait d'une prostration complète de l'être tout entier.
+Cependant, cette sédation de l'organisme, suivant un ébranlement aussi
+profond, n'a jamais les caractères du repos absolu. Elle procède de
+cette semi-somnolence qui, chez l'homme sain, précède le réveil. Martial
+ne voyait pas, n'entendait pas, et pourtant il y avait sous ses
+paupières baissées comme un rayonnement de lumière en même temps que
+bruissait à ses oreilles un murmure indistinct. Rien ne prenait forme:
+c'étaient des esquisses à peine ébauchées, se perdant l'une dans
+l'autre, au milieu d'une atmosphère vague. En réalité, une sorte de
+cauchemar. Que lui était-il arrivé? Où se trouvait-il? Ses notions
+n'étaient pas assez nettes pour qu'il s'adressât ces questions. Il se
+laissait vivre, ou plutôt il subissait cette résurrection qu'il ne
+comprenait ni ne cherchait à comprendre. L'accablement était venu peu à
+peu, plus lourd, plus profond. Martial avait perdu la conscience de
+lui-même. Et pourtant, dans son cerveau enfiévré, il y avait comme des
+martèlements sourds qui lui causaient, même en plein sommeil, une
+douloureuse sensation. Il avait fallu que les heures passassent pour que
+l'accalmie réelle se fît. Un moment il avait senti qu'on le soulevait et
+qu'une main, s'approchant de ses lèvres, lui versait quelques gouttes
+d'un liquide étrangement parfumé. C'était Armand qui, aidé de Lamalou,
+lui faisait prendre quelques gouttes d'opium. Alors l'anéantissement
+avait succédé à la fièvre. La respiration, tout à l'heure haletante et
+précipitée, s'était faite calme et régulière. Plus rien. C'était le
+sommeil réel. C'était l'oubli. Martial était définitivement sauvé.
+Combien de temps avait duré cet état, c'est ce qu'il lui eût été
+impossible de définir. Tout à coup il avait ouvert les yeux. Un
+brouillard lourd, opaque, obscurcissait encore ses regards et pesait sur
+son cerveau. Il fit--par instinct--un effort violent. Il était seul. Il
+regarda autour de lui. Ses idées n'étaient point assez nettes pour qu'il
+établît une comparaison entre le lieu où il se trouvait et la misérable
+chambre qu'il avait quittée pour se jeter dans la mort. Ce qu'il
+éprouvait, c'était plus que de la surprise: il était en proie à une
+sorte d'ignorance complète, brute. Ce qui était n'avait aucun sens pour
+lui. Il ne raisonnait ni ne discutait. C'était une hébétude absolue. Ses
+paupières s'abaissèrent vivement. Le premier sentiment qui s'était
+imposé à lui était celui-ci: il dormait et était évidemment en plein
+rêve. Donc le mieux était de reprendre le sommeil interrompu.
+
+Mais après une prostration comme celle à laquelle il venait de
+succomber, le réveil ne se fait jamais à demi. Les ressorts, mis de
+nouveau en mouvement, doivent jouer leur jeu, si l'on peut employer
+cette expression. Il faut que la détente se fasse.... Martial, ressaisi
+par la vie, dut obéir à cette loi. Il sentit une force nouvelle affluer
+à son coeur, échauffer sa poitrine, et il se dressa sur son séant. Au
+même instant, la porte s'ouvrit, et Lamalou, le Castigneau, parut. Le
+brave homme guettait de l'autre côté de la porte. Il savait que la
+résurrection était proche, et il voulait être là en cas de besoin. Si la
+situation n'eût été solennelle, elle eût été comique. Rien de plus
+étrange que le regard de Martial, fixé sur l'honnête figure de
+l'ex-geôlier. Lamalou souriait, Martial éprouvait une quasi-épouvante.
+Le premier mot qui lui vint aux lèvres a été cent fois répété, et pour
+cause, dans toute tragédie, comédie ou oeuvre dramatique, de quelque nom
+qu'elle s'affuble. Ce mot sort des entrailles mêmes de la situation:
+
+--Où suis-je? dit Martial.
+
+Il sembla que le Castigneau n'eût pas entendu cette question, car il
+répondit lui-même par cette autre:
+
+--Comment vous sentez-vous?
+
+--Je ne sais, murmura Martial. J'éprouve une douloureuse lassitude...
+
+--Qui se passera promptement.... Dame! vous avez fait un grand voyage...
+
+--Moi?
+
+--Bah! avez-vous donc oublié?
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Ne vous souvenez-vous plus de ce que vous faisiez cette nuit, vers une
+heure ou deux?...
+
+Martial avait laissé tomber sa tête entre ses mains. Chose étrange, il
+lui fallait rassembler ses souvenirs, sa mémoire ébranlée ne lui
+fournissant que des lueurs vagues. Tout à coup il tressaillit:
+
+--Mourir!... s'écria-t-il. Oui, je voulais mourir!...
+
+Il se redressa d'un violent effort.
+
+--Et de quel droit m'a-t-on contraint de vivre? fit-il avec un accent de
+colère désespérée.
+
+--Vous allez le savoir, dit Lamalou.
+
+Le calme de cet homme surexcitait l'exaltation de Martial. En ce moment,
+tout le passé lui revenait à l'esprit, avec ses douleurs, avec ses
+tortures. Il se jeta à bas de son lit.
+
+--Je veux partir! dit-il. Livrez-moi passage!
+
+Lamalou se tenait devant lui, immobile et le sourire aux lèvres.
+
+--Mon bon monsieur, reprit-il avec son flegme ordinaire, vous m'avez
+demandé deux choses: la première, c'est--où vous êtes; la seconde,--de
+quel droit on vous a sauvé... Or, voici que maintenant, sans attendre la
+réponse, vous voulez vous sauver.
+
+Debout, Martial promenait ses regards autour de lui. Les murs étaient
+nus; la chambre était d'une simplicité monastique. Nul indice ne venait
+éclairer son ignorance. Et malgré lui il se laissait saisir par une
+curiosité qui grandissait à chaque instant. Certes, la jeunesse est
+prompte à espérer comme à désespérer. En elle, tout est excessif, et à
+vingt ans on court à la mort avec la même exaltation qui vous
+entraînerait à travers la vie. Toute impression se décuple de par la
+force même de la jeunesse. Voici que les dernières paroles de Lamalou
+avait donné un autre cours aux pensées de Martial. Il était saisi par le
+désir de percer le mystère qui l'entourait.
+
+--Eh bien, répondez-moi! dit-il brusquement.
+
+--Oh! cela n'est pas mon affaire.
+
+--Qui êtes-vous donc?...
+
+--Moi, je ne suis rien ni personne...
+
+--N'est-ce pas vous qui m'avez sauvé?
+
+--En aucune façon... on vous a amené ici; je vous ai reçu et soigné...
+voilà tout.
+
+--Mais qui donc m'a arraché à la mort?
+
+--Oui ou non, tenez-vous à le savoir?
+
+--Certes...
+
+--Alors, au lieu de vous enfuir pour aller tenter un nouveau plongeon,
+il faut m'écouter.
+
+--J'attends...
+
+--D'abord, habillez-vous.... Voici vos effets, ils sont secs.... Je vais
+vous aider.
+
+Martial, plongé dans ses réflexions, se laissait faire comme un enfant.
+Quand il fut prêt:
+
+--Maintenant, dit Lamalou, répondez-moi bien franchement.... Avez-vous
+du courage?
+
+--En doutez-vous... quand j'ai voulu...
+
+--Oh! parce qu'on veut se tuer, ce n'est pas toujours une preuve.
+
+Et Lamalou ajouta tristement:
+
+--J'en connais qui ont eu le courage de vivre... c'était plus dur...
+
+--Enfin, fit Martial quelque peu impatienté, par cette morale,
+expliquez-vous; je ne crains rien...
+
+--Supposez pourtant que vous ne soyez plus vivant...
+
+--Hein!...
+
+--Supposez qu'ayant voulu vous tuer, vous avez réussi...
+
+--Vous êtes fou!... Je suis vivant, bien vivant!...
+
+--C'est ce dont vous douterez peut-être dans un instant. Enfin, si cela
+était, et si tandis que vous croyez avoir été sauvé, vous étiez
+réellement... mort!...
+
+Martial ne put réprimer un sourire:
+
+--Voyons, mon brave, vous croyez sans doute parler à un enfant...
+
+--Nous verrons.... Je devais vous dire cela.... Donc, quand même vous
+seriez mort et vous vous trouveriez en face d'autres morts, vous
+n'auriez pas peur?
+
+--Non, certes!
+
+--Alors, laissez-vous faire.
+
+Lamalou prit un foulard noir et s'approcha de lui:
+
+--Que voulez-vous?
+
+--Vous bander les yeux.
+
+--Voilà une singulière prétention.
+
+--Encore une fois, avez-vous peur?
+
+Martial ne savait plus que penser: il était surpris et presque mal à
+l'aise. Il fit bonne contenance cependant.
+
+--Allez! dit-il.
+
+Et il tendit le front. Lamalou serra le foulard sur ses yeux; puis, lui
+prenant la main, il le fit sortir de la chambre. Arrivé sur le palier,
+il poussa un ressort, et une porte, dissimulée dans le mur, donna accès
+à un escalier de pierre où il poussa doucement Martial. Une impression
+froide, presque glaciale, saisit le jeune homme, qui, par un mouvement
+instinctif, s'arrêta brusquement.
+
+--Il est encore temps de reculer, dit Lamalou, dont la voix, grossie par
+l'écho, prenait une étrange sonorité.
+
+Martial se roidit contre la sensation étrange qui l'envahissait et
+descendit l'escalier. Après une vingtaine de marches, Lamalou ouvrit une
+autre porte, et Martial, ayant toujours les yeux bandés, se trouva dans
+la salle funèbre. Il y eut un moment de silence. Martial se crut seul.
+Immobile, il était en proie à une émotion indéfinissable et qui
+grandissait à chaque seconde. Enfin, une voix s'éleva. C'était celle de
+M. de Bernaye:
+
+--Martial, dit-il, arrachez le bandeau qui couvre vos yeux et regardez.
+
+Le jeune homme ne répondit pas immédiatement. Armand répéta ses paroles.
+Martial tressaillit comme s'il se fût éveillé d'un profond sommeil. Il
+porta ses mains à son front. Le bandeau tomba. Un cri de surprise,
+presque d'angoisse, s'échappa de sa poitrine. Nous l'avons dit, le lieu
+où il avait été conduit présentait un caractère d'étrangeté presque
+fantastique. Du point où se trouvait le jeune homme, la table et ceux
+qui l'entouraient se perdaient dans une sorte d'ombre vague, qui leur
+donnait un relief bizarre. Cette salle, avec ses murs noirs et mats,
+avec ses larges moulures d'argent, avec ses lampes à lueur blanche et
+pâle, ressemblait à un de ces hypogées où l'on croit entendre gémir la
+sourde clameur des morts. En vérité, Martial, dont les oreilles
+retentissaient encore des étranges paroles prononcées par Lamalou, se
+demandait si réellement il était bien vivant, et si son suicide n'était
+pas accompli. Il restait là, cloué sur place, les yeux fixes, cherchant
+à discerner les objets, troublé par une sorte d'hypnotisme cérébral, qui
+augmentait encore le caractère mystérieux de ce lieu sinistre. La voix
+d'Armand se fit entendre de nouveau:
+
+--Martial, dit M. de Bernaye, vous êtes libre de répondre à nos
+questions ou de garder le silence. Écoutez. Cette nuit, vous avez voulu
+mourir, et dans un accès de désespoir vous êtes allé au-devant du repos
+que donne la tombe. Ce désespoir était-il le résultat d'une douleur
+inconnue, d'une faute, ou même d'un crime?
+
+A ce dernier mot, Martial tressaillit.
+
+--Un crime! Non! non! s'écria-t-il d'une voix vibrante.
+
+--Pouvez-vous jurer sur l'honneur que vous ne vous soyez rendu coupable
+d'aucun de ces actes qui ne laissent à l'homme d'autre issue que la
+honte ou la mort?
+
+Tout le sang de Martial afflua à son cerveau, et, dans cette secousse
+toute morale, par une sorte de résurrection décisive, il reprit
+possession de lui-même. Rejetant en arrière sa tête jeune et fière, il
+croisa ses bras sur sa poitrine et dit d'une voix vibrante:
+
+--Je ne sais où je suis, j'ignore qui vous êtes et quel droit vous vous
+arrogez en m'interrogeant... mais quiconque fait appel à l'honneur d'un
+homme, le contraint par là même à répondre.... Sur ma conscience, devant
+vous qui m'écoutez et que je ne connais pas, je déclare que si j'ai
+voulu mourir c'est pour ne pas succomber aux tentations mauvaises que la
+fatalité jetait incessamment sur ma route.... J'ai voulu mourir, parce
+que dans cette société égoïste et cruelle, l'énergie et la probité ne
+sont que de vains mots... et que celui-là qui, fort de lui-même, veut se
+frayer son chemin à coups de volonté, succombe sous l'indifférence, le
+dédain, et qui sait, la haine d'autrui....
+
+Armand l'interrompit vivement:
+
+--Ne parlez pas ainsi.... Qui que vous soyez, quels que soient les
+obstacles qui se sont dressés devant vous, n'accusez pas l'humanité...
+Vous sentez-vous donc si impeccable, que vous ayez le droit de vous
+ériger en accusateur?...
+
+Martial laissa échapper une sourde exclamation, puis il garda le
+silence: son front se baissa, et, pendant quelques instants, il resta
+plongé dans ses réflexions. Le plus étrange en ceci, c'est que Martial,
+tout en redevenant jusqu'à un certain point maître de lui-même,
+subissait l'effet de l'imposant appareil qui l'entourait. Devant cet
+interrogatoire, il ne songeait pas à la révolte. Pourquoi répondait-il?
+Pourquoi ne déniait-il pas à ces inconnus le droit de scruter les replis
+de sa conscience? Il était en quelque sorte saisi par cet engrenage
+mystérieux, et il se laissait entraîner.
+
+--Martial, dit alors Armand, dont la voix, sévère jusque-là, prit tout à
+coup un accent vibrant d'émotion et de pitié,--vous avez voulu mourir...
+et voici qu'aujourd'hui, comme hier, vous maudissez la vie, la société,
+l'humanité tout entière... et cependant ceux qui vous ont sauvé ne se
+sont-ils pas dévoués, au risque de leur existence, pour vous arracher à
+la mort?
+
+--C'est vrai, murmura Martial.
+
+--Avez-vous, d'ailleurs, le droit de mourir? Vous avez à peine dépassé
+vingt ans, vous êtes une force, une énergie, une volonté. Avez-vous le
+droit d'anéantir tout cela?
+
+--J'étais malheureux! fit Martial, dont la poitrine se gonflait.
+
+--Êtes-vous certain que vous fussiez inutile à tous comme à vous-même?
+Vous renonciez à l'action... pourquoi? par égoïsme; parce que dans la
+vie vous ne voyiez pas d'autre but que vous-même, que la satisfaction
+de vos propres désirs, de vos propres passions...
+
+--Ne m'accablez pas!
+
+--Déjà vous nous comprenez, et, descendant au plus profond de vous-même,
+vous vous dites que vous avez obéi à un sentiment de faiblesse, que vous
+résumiez toute votre vie dans vos aspirations personnelles... sans
+regarder autour de vous, sans vous demander si cet abandon de vous-même
+n'était pas un vol fait à la grande cause de l'humanité.
+
+--Que voulez-vous dire? s'écria Martial.
+
+--Tout homme, continua la voix chaude d'Armand, est un soldat de
+l'humanité... Il doit sa tâche, son service, sa conscription.... Mourir,
+se tuer, c'est déserter... La nature vous a assigné un poste, des
+devoirs à accomplir, et ce poste, vous n'avez pas le droit de
+l'abandonner....
+
+Frémissant, Martial avait fait un pas en avant.
+
+--Parlez! parlez encore! fit-il.
+
+--Si pour vous-même la vie semble à jamais finie, souvenez-vous que de
+ces forces physiques et morales vous devez compte à vos frères, à tous
+ceux qui, innocents du mal qui vous a été fait, doivent trouver en vous
+un secours, que vous vous refusez à leur porter. Martial, vous avez
+voulu mourir.... donc, vous ne vous appartenez plus! Nous revendiquons
+votre jeunesse, votre énergie, votre conscience, au nom de la société à
+laquelle seule désormais elles appartiennent...
+
+--Mais qui donc êtes-vous?
+
+--Nos noms! vous les saurez plus tard! Écoutez-moi encore.... Nous tous
+qui sommes devant vous, nous avons, comme vous, désespéré, nous avons
+voulu mourir... Comme vous, nous avons été sauvés... et au lendemain de
+ce jour de lâcheté, une voix s'est adressée à nous comme vous parle
+aujourd'hui la mienne, et cette voix nous a dit:
+
+«Vous êtes des morts; morts pour vous-même, vivez pour autrui. Puisque
+vous désespérez de tout, puisque vous croyez que pour vous l'ombre s'est
+faite, et que jamais un rayon de bonheur ne peut luire dans vos
+ténèbres, eh bien! oubliez votre personnalité, dépouillez votre égoïsme.
+
+»Soyez des hommes nouveaux, détachés de toute préoccupation intéressée.
+Vous aviez jeté la vie loin de vous comme un fardeau inutile,
+reprenez-la comme une force et un outil; vous vous étiez enfermés dans
+la mort comme ces chrétiens sur qui retombe la porte d'un cloître,
+sortez de cette retraite et rentrez dans la société, mais donnez-lui à
+jamais cette existence dont vous ne vouliez plus pour vous-mêmes;
+devenez les soldats du bien, du beau, du droit; sacrifiez votre vie à
+une cause noble et juste...»
+
+«Voilà ce qu'une voix nous a dit, Martial!
+
+--Et qu'avez-vous répondu? fit le jeune homme, qui se sentait envahir
+par une émotion dont il n'était plus le maître.
+
+--A qui nous parlait ainsi, reprit Armand, nous avons fait à jamais
+l'abandon de nous-mêmes. Nous sommes des morts; nous avons dépouillé
+tout intérêt, toute ambition; mais nous ressuscitons pour l'oeuvre
+éternelle de la solidarité humaine.... Nous avons perdu le droit de
+commander, nous obéissons.... Sur les ordres reçus, nous nous rejetons
+dans la mêlée sociale, luttant pour la justice et la conscience. Rien ne
+nous trouble, rien ne nous abat! Nous sommes forts parce que nous sommes
+dévoués. Aucune pensée pusillanime ne nous empêche de marcher au but qui
+nous est désigné... Martial, voulez-vous ainsi, mort à vous-même,
+renaître pour vos frères, pour leur secours, pour leur défense?... Vous
+m'avez entendu.... Si vous refusez, vous sortirez d'ici libre et sans
+entraves; ou vous retournerez à la mort, ou bien vous vous rejetterez à
+travers les chemins où déjà vous vous êtes ensanglanté, à toutes les
+ronces des douleurs et des misères.... Si vous acceptez, si vous vous
+jugez digne de partager l'oeuvre des Morts, oeuvre de détachement et
+d'abnégation, alors nos rangs s'ouvriront pour vous recevoir, et nous
+compterons un soldat de plus.... Choisissez!...
+
+Dix fois déjà, électrisé par cette parole généreuse qui résonnait dans
+son cerveau comme fait le clairon à l'oreille du combattant, Martial
+avait voulu parler... Quand M. de Bernaye se tut, il s'écria à son tour:
+
+--Qui que vous soyez! je me livre à vous.... Mes yeux s'ouvrent.... Oui,
+j'ai été jusqu'ici inutile à moi-même et aux autres.... Comme vous
+l'exigez, j'oublierai qui je suis, quelles furent mes aspirations, mes
+ambitions... Je dépouillerai ces convoitises égoïstes qui n'avaient fait
+germer dans mon âme que la désillusion et la lâcheté, et je vous le dis
+du fond de ma conscience, merci de m'avoir arraché à la mort! merci de
+m'avoir deux fois sauvé et du suicide et de la désertion!... A mon tour,
+répondez-moi: Suis-je digne de prendre le poste d'honneur que vous
+m'offrez?
+
+--C'est ce que nous allons savoir, dit de Bernaye.
+
+--Interrogez-moi! Je suis prêt à vous répondre. Et pourtant...
+
+--Achevez!
+
+Martial hésitait. Son visage s'était couvert d'une vive rougeur. Armand
+l'encouragea d'un mot bienveillant:
+
+--Je suis prêt, reprit Martial, à faire ici ma confession entière....
+Et cependant, j'ai peur de moi-même. Je sais que je n'ai pas forfait à
+l'honneur, mais il est des faiblesses que mes lèvres seront impuissantes
+à avouer....
+
+Armand prit sur la table le manuscrit que M. de Thomerville avait trouvé
+dans la chambre du jeune homme.
+
+--Nous autorisez-vous, dit-il, à briser ce cachet et à lire ces pages
+sans doute tracées de votre main?
+
+Martial poussa un cri de surprise:
+
+--Comment ce manuscrit se trouve-t-il ici... entre vos mains?
+
+--C'est ce que vous saurez plus tard.... Martial, ne considérez pas
+notre réserve comme un acte de défiance; mais avant de vous initier à
+nos secrets, il faut d'abord que nous vous connaissions tout entier....
+Encore une fois, consentez-vous à ce que nous prenions lecture de ce que
+vous avez écrit?
+
+--J'y consens! dit Martial.
+
+--C'est bien! fit Armand. Du reste, nous savons que dans toute âme, si
+probe qu'elle soit, il est des replis qui doivent être sondés avec une
+délicatesse infinie: la conscience a ses pudeurs! et si elles sont
+excessives, elles n'en sont que plus honorables.... Voulez-vous que
+cette lecture ait lieu en votre présence, ou préférez-vous vous retirer?
+
+Il y eut un moment de silence. Martial se consultait. C'est que dans un
+coeur de vingt ans, alors que la mort est proche, les sensations
+traduites sur le papier ont une franchise dont le souvenir effraye....
+Martial savait que, dans ce suprême effort de sa conscience, il avait
+mis à nu les sentiments les plus secrets de son âme... Et cependant son
+hésitation fut courte.
+
+--Lisez devant moi, dit-il d'une voix ferme.
+
+--Le courage dont vous faites preuve est de bon augure, dit Armand avec
+bienveillance.
+
+Le timbre résonna encore une fois. Lamalou entra, et sur un signe de
+Bernaye approcha un siége.
+
+Martial s'y laissa tomber, et sa tête se penchant sur ses mains, il se
+disposa à écouter le récit de sa vie comme s'il eût entendu la
+confession d'un autre. C'était une première étape vers le détachement de
+soi-même. Armand remit le manuscrit à Archibald de Thomerville.
+
+--Lisez, lui dit-il.
+
+Et Archibald, dépliant les feuillets, commença d'une voix émue qui
+s'affermit peu à peu.... La marquise de Favereye, enveloppée dans sa
+mante noire, pleurait silencieusement en pensant à son fils.
+
+
+
+
+IX
+
+HISTOIRE DE MARTIAL
+
+
+Depuis le moment où, pour la première fois, Armand de Bernaye s'était
+trouvé en face de Martial, il n'avait pas cessé de l'examiner
+attentivement. On n'a pas oublié que lorsque le jeune homme était étendu
+inanimé sur le lit où Lamalou l'avait couché, de Bernaye, se penchant
+sur lui, n'avait pu réprimer une exclamation involontaire.
+
+--Quelle ressemblance! s'était-il écrié.
+
+Et, pendant qu'il procédait tout à l'heure à l'interrogatoire de
+Martial, il étudiait ces traits qui éveillaient en lui tout un monde de
+souvenirs.... Aussi, Armand, malgré son calme, écoutait-il avec une
+impatience presque fiévreuse le manuscrit que M. de Thomerville lisait à
+haute voix.
+
+Voici ce que contenaient les papiers sur lesquels Martial, avant
+d'exécuter son funèbre dessein, avait tracé ses suprêmes pensées.
+
+«Je vais mourir, avait écrit Martial. Est-ce de ma part fatigue de
+vivre? Est-ce regret du passé ou désespérance de l'avenir? Je le sais à
+peine, et au moment d'accomplir cet acte que certains appellent un
+crime, j'ai besoin de m'interroger moi-même et de rappeler à ma pensée
+les tristesses et les douleurs qui m'ont accablé et qui ont éteint en
+moi cette flamme de jeunesse, naguère encore si vivace en mon âme...
+
+»Est-il donc réellement des titres que la fatalité a marqués dès le
+berceau d'un stigmate de malédiction?
+
+»Dois-je accuser les hommes ou bien dois-je m'accuser moi-même?
+Peut-être la force m'a-t-elle manqué et suis-je coupable. Qu'on en juge.
+
+»Mon père se nommait--ou se nomme--Pierre Martial. Je ne sais s'il vit
+encore ou s'il est mort.
+
+»J'avais quinze ans, lorsque je l'ai vu pour la dernière fois. Qui il
+était? en vérité, il me serait difficile de l'expliquer. J'ai souvent
+entendu prononcer le mot de fou quand on parlait de lui. En effet, il
+était d'allures bizarres, et ma pauvre mère--je ne l'ai pas
+oublié--pleurait bien souvent, lorsque, seuls tous deux, nous passions
+de longues soirées au coin de notre foyer; mon père, enfermé dans son
+cabinet, ne faisait auprès de nous que de rares apparitions.
+
+»C'était un homme de moyenne taille, maigre à l'excès. Je le vois
+encore, alors qu'au moment du repas il entrait, calme et froid, presque
+solennel, dans la salle de famille. Son front large était couvert d'une
+forêt de cheveux blancs et bouclés comme ceux d'un enfant. Il marchait
+ou plutôt il glissait silencieusement, toujours en proie aux obsessions
+d'une pensée persistante. Quand il nous voyait, il nous adressait un
+sourire d'une douceur pénétrante. Il embrassait ma mère, puis, me
+pressant dans ses bras, il m'attirait sur ses genoux. Il semblait qu'il
+eût voulu parler; mais, instantanément, le démon qui hantait son cerveau
+s'emparait de nouveau de lui. Il ne nous voyait plus, et, tout en
+mangeant rapidement, il murmurait à voix basse des mots étranges et dont
+il nous était impossible de saisir la signification.
+
+»Puis il se retirait, après nous avoir souri de nouveau. La porte de son
+cabinet se refermait sur lui. En lui tout me paraissait
+incompréhensible.
+
+»Jamais il ne se couchait: il avait fait fabriquer, sur ses propres
+indications, uns sorte de fauteuil, sur lequel il se tenait
+continuellement, et qui était disposé de telle façon que, même si le
+sommeil le surprenait, il fût toujours prêt à reprendre son travail au
+premier réveil.
+
+»Plusieurs fois j'étais parvenu à m'introduire dans son cabinet, dont
+l'aspect bizarre frappait vivement mon imagination d'enfant...
+
+»Les murs étaient couverts, au lieu de papier ou de tentures, par
+d'énormes tableaux noirs, allant du plancher au plafond, et qui étaient
+toujours couverts de signes étranges, s'entre-croisant, se mêlant. Ce
+n'étaient ni des chiffres, ni les lettres d'une langue connue, du moins
+à mes yeux. Pour un peu, j'aurais cru à quelque grimoire cabalistique.
+
+»Une fois même, un de mes camarades de pension me jeta au visage ces
+mots:
+
+»--Tu n'es qu'un fils de sorcier!
+
+»Je courus auprès de ma mère, qui, en m'entendant, ne put retenir ses
+larmes.
+
+»--Mon enfant, dit-elle en me couvrant de baisers, sache bien que ton
+père est le plus honnête et le plus respectable des hommes. C'est un
+savant, et sa science est telle que celle de personne ne peut lui être
+comparée...
+
+»Je poussai un cri de surprise.
+
+»--Alors, pourquoi père ne fait-il pas de moi un savant?...
+
+»Malgré nous, et quoique d'ordinaire nous ne parlassions qu'à demi-voix
+pour ne pas troubler mon père, cette fois il nous avait entendus. Nous
+fûmes étonnés de le voir paraître; il s'enquit de ce qui s'était passé,
+et, après une longue hésitation, ma mère se décida à lui faire connaître
+le propos qui m'avait si vivement blessé.
+
+»Mon père se mit à rire.
+
+»--Sorcier est presque un terme poli, dit-il. Les académies elles-mêmes
+mettent moins de formes dans leurs appréciations. Elles m'ont déclaré
+fou, fou à lier, et peu s'en est fallu qu'elles ne provoquassent mon
+interdiction et mon internement dans une maison d'aliénés. Voilà ce que
+c'est que de battre en brèche l'enseignement officiel et de découvrir la
+véritable raison des choses...
+
+»Je l'écoutais avec une attention fiévreuse. Jamais je n'avais entendu
+autant de paroles s'échapper de ses lèvres. Il s'en aperçut, s'arrêta et
+me considéra longuement.
+
+»--A quoi songez-vous? demanda ma mère, dont la voix révélait une sorte
+d'inquiétude.
+
+»Mon père tressaillit et passa sa main sur son front.
+
+»--Non, murmura-t-il, je ne riverai pas cet enfant à la chaîne que je me
+suis forgée moi-même. C'est assez d'un forçat de la science dans la
+famille...
+
+»Tout à coup il s'interrompit, et ses yeux étincelèrent.
+
+»--Et pourtant! s'écria-t-il, je touche au but; encore quelques mois,
+quelques jours peut-être, et j'aurai surpris dans les obscurités les
+plus profondes de la nature ces arcanes qui, jusqu'à présent, ont
+échappé à l'intelligence humaine!... Alors, si pénibles qu'aient été mes
+travaux, si douloureuses qu'aient été mes premières déceptions, je
+sentirai en moi un orgueil si grand et si large, qu'aucune puissance
+humaine ne pourra lui être comparée.
+
+»En vérité, mon père, debout, le bras étendu comme s'il eût montré du
+doigt le but qui, pour lui, se dressait à l'extrémité de quelque horizon
+inconnu, mon père était beau comme ces thaumaturges des légendes qui
+commandaient aux forces du ciel et de la terre.
+
+»--Mon ami! commença ma mère, tandis que son regard me désignait au
+vieillard.
+
+»--Oui, oui, j'ai tort! fit-il en secouant la tête. A moi la science, à
+lui l'art. Je ne veux pas qu'il se laisse saisir par l'engrenage qui
+emporte un à un tous les lambeaux de moi-même. Petit, ajouta-t-il en me
+tapant amicalement la joue, tu seras peintre... tu seras un grand
+peintre.... D'ailleurs, après moi, le monde sera transformé et, dégagé
+des préoccupations matérielles, pourra marcher d'un pas ferme et sûr
+dans la grande voie de l'idéal.
+
+»Sur un nouveau geste de ma mère, qui semblait craindre l'effet que de
+semblables paroles pouvaient produire sur ma jeune imagination, mon
+père se retira après m'avoir dit:
+
+»--Si on m'appelle sorcier, laisse dire, il y a du vrai.
+
+»On comprendra facilement le travail qui dès lors s'opéra dans mon
+cerveau. J'avais, depuis mon enfance, manifesté de grandes dispositions
+pour le dessin, et les premières leçons que j'avais reçues d'un peintre
+en renom semblaient indiquer, à ce qu'affirmaient les bienveillants, une
+vocation réelle.
+
+»Mais, à partir de ce moment où mon père avait parlé, une immense
+curiosité s'empara de moi. Bien que ma mère évitât toute conversation
+qui eût trait aux travaux de mon père, je ne cessais de la questionner.
+
+»Elle s'effrayait de cet enthousiasme sans but réel et qui menaçait de
+m'arracher aux travaux de l'atelier. Par un sentiment facile à
+comprendre, elle pensa que mieux valait me tirer de cette incertitude.
+
+»Et voici ce qu'elle m'apprit:
+
+»Quand elle avait épousé mon père, il était professeur de mathématiques
+dans un petit lycée de province. Ma mère était elle-même plus instruite
+que les femmes ne le sont d'ordinaire, et leur affection était
+née--chose bizarre--d'une sorte de sympathie scientifique. Elle avait
+découvert dans le professeur, simple et modeste, une largeur de
+conceptions, une ardeur de travail qui l'avaient frappée et
+enthousiasmée.
+
+»Elle était relativement riche, possédant une quinzaine de mille livres
+de rente. Mon père n'avait d'autres ressources que son modique
+traitement: de plus, plusieurs fois déjà, l'originalité de son
+enseignement l'avait désigné aux foudres censitaires, et sa situation
+était menacée.
+
+»Ma mère sut triompher de ses scrupules, et, leur union s'étant
+accomplie, mon père donna sa démission pour se livrer tout entier à ses
+recherches.
+
+»Ses travaux avaient pour objet la loi première des nombres, qui (je
+n'explique pas, j'expose) était à ses yeux la raison de la nature
+physique. La découverte de cette loi, selon lui, simple et unique,
+devait expliquer la marche des mondes, le secret des origines et des
+fins de l'humanité. Il était parvenu, par l'étude des règles auxquelles
+obéissent les nombres, à des aperçus si nouveaux, si grandioses, que ma
+mère ne doutait pas un seul instant que la solution du problème ne fût
+possible.
+
+»Longtemps elle l'avait suivi, aidé même dans ses travaux: ma naissance
+seule avait mis un terme à ses propres spéculations.
+
+»--Quand je t'ai senti frémir dans mon sein, me disait cette courageuse
+et excellente femme, lorsque tu as poussé ton premier cri, j'ai compris
+que l'enfant était pour la mère le secret de toute la vie.
+
+»Mon père resta livré à lui-même. Mais l'amour paternel devait exercer
+aussi sur lui une réelle influence. Dès lors ses recherches, jusque-là
+purement spéculatives, eurent un but politique. Il rêva d'arriver aux
+honneurs, à la fortune, et ce fut dans ce but que, résumant
+quelques-unes de ses découvertes, il les fit connaître au monde savant.
+
+»Il y eut un moment de surprise, presque de stupeur. Il sembla que ce
+fût un monde nouveau qui s'ouvrait aux yeux de l'humanité. Mais cet
+étonnement, qui tenait de l'admiration, fit bientôt place à l'étroit
+esprit de routine qui, par malheur, domine aujourd'hui encore les
+adeptes de la science.
+
+»On cria à l'hérésie, presque au blasphème. Ce fut plus que du dédain,
+ce fut de la colère. Le pauvre savant fut honni, insulté, mis au ban des
+académies; peu s'en fallut que ses enseignements ne fussent déférés à la
+justice. C'était, s'écriait-on, un outrage à la raison humaine que de
+lui supposer des règles immuables. Le clergé prit parti. Les théories de
+Martial étaient en contradiction avec le dogme du libre arbitre, de la
+responsabilité.
+
+»Mon père lutta courageusement; mais les attaques prirent un tel
+caractère de violence et de passion que force lui fut de plier.
+
+»Il avait, d'ailleurs, la placide résistance de ceux qui se savent sur
+le chemin de la vérité.
+
+»Il quitta la petite ville du Midi qu'il habitait avec ma mère et moi,
+et où sa présence était dénoncée comme un objet de scandale.
+
+»Pauvre père! que de souffrances, que de persécutions il dut endurer!
+Calme, il rentra dans son cabinet, et il répéta le mot de Diogène:
+
+»--Pour prouver le mouvement, je marcherai.
+
+»Seulement son esprit avait reçu une commotion qui devait influer sur
+son caractère. Dès lors il se refusa à toute communication avec
+l'extérieur. Ma mère sut seulement que ses études avaient pris une
+direction nouvelle.
+
+»Pour compléter, pour étayer son système, il s'était livré à
+d'incessantes recherches sur les langues primitives. Ses admirables
+facultés le servant à merveille, il devint en quelques années d'une
+profonde érudition. Connaissant le sanscrit, le pâli et tous les
+dialectes asiatiques, il se mit en correspondance avec des indigènes de
+l'Hindoustan, de Chine, de Siam. Il dépensait des sommes considérables
+pour se procurer des manuscrits, des documents de toute nature. Avec
+quelle incroyable patience, avec quelle persévérance de martyr, il
+s'était créé des relations dans les régions les moins connues, c'est ce
+que l'imagination a peine à se figurer.
+
+»Et cependant ma mère, malgré la passion intelligente qu'elle lui avait
+vouée, avait tenté plusieurs fois de l'arrêter sur cette pente. D'une
+part, cet homme, soutenu surtout par une volonté ardente,
+s'affaiblissait de jour en jour. Les déboires qu'il avait subis lui
+avaient porté un coup qui avait ébranlé tout son organisme. L'excès de
+travail le tuait.
+
+»Mais ce n'était pas tout.
+
+»Le capital de ma mère était depuis longtemps entamé. Plus de cent
+cinquante mille francs avaient déjà été dépensés, et notre revenu était
+réduit de moitié.
+
+»Loin de s'en apercevoir et surtout de s'en préoccuper, mon père ne
+parlait que de dépenses nouvelles.
+
+»Jamais je n'oublierai une scène navrante qui un jour eut lieu entre ces
+deux êtres que je chérissais et que je respectais plus que tout au
+monde!
+
+»Ma mère reçut un jour un colis venant de l'extrême Orient. C'était une
+caisse couverte de signes bizarres. Mon père la fit transporter dans la
+salle commune, la porte de son cabinet étant trop étroite pour qu'elle
+pût y être introduite.
+
+»Une curiosité bien naturelle nous attirait, et je demandai à mon père
+la permission d'assister à l'ouverture de la boîte fantastique...
+
+»Il y consentit en souriant.
+
+»Au moment où il introduisait le ciseau sous les planches, il releva la
+tête et regardant ma mère:
+
+»--Cette fois, dit-il, tu ne m'accuseras pas de faire de folles
+dépenses.... Car ceci--et il frappa sur le couvercle--c'est un trésor
+que pas une fortune connue ne pourrait payer.
+
+»Ma mère pâlit légèrement et ne répondit point.
+
+»--Hâtez-vous, mon père! m'écriai-je avec toute l'insouciance de la
+jeunesse, il me tarde de voir ce trésor...
+
+»Pour tout dire, je m'attendais à un ruissellement de diamants et de
+pierreries, comme en offrent à notre imagination les contes orientaux.
+
+»Le bois gémit sous l'effort. Les clous sortirent de leur gaîne. Une
+odeur balsamique, exquise, s'échappa de la boîte, dans laquelle se
+trouvait un second coffre sculpté avec une habileté surprenante et fait
+d'un bois d'un brun rougeâtre, dont la provenance m'était inconnue.
+
+»Je vois encore mon père penché sur cette caisse. Ses mains tremblaient
+comme s'il eût eu la fièvre, et comme je m'approchais pour l'aider, il
+me repoussa doucement.
+
+»Les objets que renfermait le coffre mystérieux étaient soigneusement
+enveloppés de plantes séchées, et qui, ainsi que le bois, exhalaient un
+parfum pénétrant.
+
+»A vrai dire, ma mère et moi, nous retenions notre respiration,
+haletants, inquiets comme si un sublime secret nous allait être dévoilé.
+Malgré les déconvenues nombreuses que ma chère mère avait déjà subies,
+sa physionomie s'était éclairée d'une suprême espérance.
+
+»Enfin mon père poussa un cri de joie.
+
+»Nous nous étions courbés pour mieux voir.... Au même instant, une
+exclamation de désappointement s'échappa de notre poitrine. Voici ce
+qui se présentait à nos regards...
+
+»Trois fragments d'une statue, sculptée dans une pierre noire, incrustée
+d'arabesques qui paraissaient d'argent.
+
+»Ces fragments, artistement rapprochés, représentaient un homme nu,
+assis, la jambe gauche appuyée contre la terre, la jambe droite relevée.
+Sur le genou droit la main s'appuyait, tandis que l'autre reposait sur
+l'autre cuisse.
+
+»La tête, bien modelée, portait une sorte de casque plat ou plutôt de
+bonnet, s'adaptant exactement au crâne. Sur les épaules, sur le dos, sur
+le ventre, des caractères singuliers ressortaient avec leur teinte
+blanchâtre...
+
+»Nous restions stupéfaits, immobiles. J'avais échangé avec ma mère un
+rapide regard, et une même question s'était formulée dans notre cerveau,
+sans cependant s'échapper de nos lèvres.
+
+»--Est-il fou?...
+
+»Quant à mon père, radieux, transfiguré, il contemplait avec une sorte
+de béatitude extatique cette ébauche singulière, et il prononça ces
+mots:
+
+»--Le Roi Lépreux! Bua-Sivisithiweng!...»
+
+Au moment où Archibald de Thomerville, qui lisait à haute voix le
+manuscrit de Martial, prononça, presque en l'épelant, ce nom barbare,
+Armand de Bernaye, qui paraissait écouter avec une impatience fébrile,
+se dressa tout à coup.
+
+--Arrêtez! s'écria-t-il. Je vous demande de m'autoriser à adresser à ce
+jeune homme une question d'une importance capitale...
+
+--_I beg you pardon_! fit sir Lionel; mais il est de règle absolue au
+Club des Morts que tout récit ayant trait à un suicide soit écouté dans
+le plus profond silence et sans la moindre observation de notre part...
+
+--Vous dites vrai, sir Lionel. Vous savez que je respecte autant
+qu'aucun de vous les lois que nous avons édictées, et cependant, encore
+une fois, je vous supplie de me permettre de parler....
+
+Il y eut un moment d'hésitation.
+
+De fait, l'observation de sir Lionel rappelait une des obligations qui
+devaient être strictement observées. Les quatre hommes, Archibald,
+Storigan et les deux frères Droite et Gauche se rapprochèrent de la
+marquise, qui, toujours immobile, n'avait pas proféré un seul mot, et
+ils se consultèrent à voix basse. Armand semblait en proie à une
+agitation qui ne faisait que grandir. Après quelques minutes de
+pourparlers, sir Lionel revint vers Armand, et d'un signe l'attira dans
+un angle de la salle:
+
+--La prudence veut, dit-il à voix basse, que nous nous conformions aux
+règles que nous avons établies.
+
+--Vous avez raison, fit Armand, qui s'efforçait de recouvrer son
+sang-froid.
+
+--Cependant, continua sir Lionel, je suis autorisé à vous demander
+communication des révélations que vous jugiez devoir faire, et, après
+que je les aurai transmises à nos frères, ils décideront.
+
+Armand parut hésiter; puis:
+
+--Sir Lionel, dit-il d'un accent à peine perceptible, je crois être
+certain que le père de ce malheureux jeune homme a été assassiné en
+Indo-Chine... et que j'ai moi-même assisté à ses derniers moments. Déjà
+la ressemblance de Martial avec la victime de ce crime m'avait
+profondément frappé... maintenant c'est une certitude qui s'impose à
+moi...
+
+--Je crois, reprit sir Lionel, qu'il est préférable de connaître en sa
+totalité le manuscrit de Martial avant de lui faire cette révélation,
+qui, au moment présent, me paraîtrait prématurée.
+
+Armand baissa la tête en signe d'adhésion.
+
+--D'autant plus, continua l'Anglais, que vous pouvez être le jouet d'une
+illusion, d'une erreur...
+
+--Oh! c'est impossible! L'homme qui est mort entre mes bras, au
+Cambodge, était bien le père de ce jeune homme. Et cependant, je
+m'incline devant votre décision, j'attendrai!
+
+Pendant ce court colloque, Martial avait relevé la tête. Absorbé dans
+ses pensées, il n'avait pas suivi les diverses péripéties de cet
+incident et n'avait pas compris le sens de l'interruption.
+
+--Continuez, fit Armand, s'adressant à M. de Thomerville.
+
+Et celui-ci reprit sa lecture:
+
+«Les sons rauques, bizarres, que venait de proférer mon père nous
+frappèrent d'une sorte d'épouvante.
+
+»--Que dites-vous? s'écria ma mère.
+
+»--Ah! vous ne pouvez pas me comprendre! fit mon père, dont la tête se
+redressa avec une indicible expression de triomphe. Le Roi Lépreux! le
+dernier souverain de cette nation des Khmers, qui, il y a plus de quinze
+siècles, régnait sur le premier empire du monde oriental!... Vous me
+considérez avec surprise, vous vous demandez si j'ai bien toute ma
+raison. Eh bien, écoutez-moi! Regardez cette statue, divisée en trois
+fragments; elle va disparaître pour quelques années, cachée dans les
+profondeurs de la terre; mais le jour où elle reparaîtra, vous serez,
+vous, êtres chéris de mon coeur, plus riches et plus puissants que les
+rois et les empereurs!
+
+»Son visage rayonnait d'enthousiasme. Malgré nous, nous nous sentions
+saisis par cette ardeur communicative. Et sur moi surtout, jeune,
+vivace, plein de force et d'ambition, ces rêves, évoqués tout à coup,
+produisaient une sorte de fascination. Ah! qui donc, à quinze ans, n'a
+pas, dans les mirages de la jeunesse, rêvé des richesses colossales?
+Est-ce amour de l'or, avidité, avarice? Non pas! c'est désir inné
+d'avoir entre les mains l'outil des grandes choses! Pouvoir jeter les
+millions, n'est-ce pas, dans notre civilisation, posséder le pouvoir de
+centupler les forces humaines, d'élargir par delà l'infini le cercle de
+l'activité générale?...
+
+»--Et que nous coûtent cette caisse... et cette statue? demanda ma mère
+avec inquiétude.
+
+»Je l'avoue, à cette question, tombant subitement comme une douche d'eau
+glacée sur un foyer brûlant, peu s'en fallut que je n'accusasse ma mère
+d'égoïsme, d'étroitesse d'idées. Tout entier à sa joie, mon père
+répondit avec une sorte de désinvolture:
+
+»--Presque rien: quinze mille francs!
+
+»J'entendis un cri. Pâle, chancelante, ma mère s'appuyait à un meuble
+pour ne pas tomber. Mon père s'élança vers elle.
+
+»--Mon amie! s'écria-t-il, je t'en supplie... ne t'effraye pas! ne me
+reproche pas cette dépense!... C'est le couronnement de mes efforts!
+c'est la fortune!... Quinze mille francs! je te les rendrai au
+centuple!...
+
+»Elle eut un sourire désolé, et cependant sublime de résignation. Elle
+prit mon père par les épaules et l'embrassa.
+
+»--Tout ce qui est ici vous appartient! dit-elle.
+
+»Mon père, égoïste comme tous les inventeurs, laissa éclater sa joie: un
+instant après, je l'aidais à transporter dans son cabinet les trois
+fragments de cette bizarre statue, qu'il avait désignée sous le nom de
+_Roi Lépreux_. Étant seul avec lui, je me hasardai à lui demander ce
+qu'était ce roi, dont, je l'avoue, je n'avais jamais entendu parler.
+
+»--Je n'ai pas le temps de te donner de longues explications, me
+répondit-il; sache seulement que le roi Lépreux est le dernier des
+souverains qui, au troisième siècle de notre ère, régna sur l'immense
+empire des Khmers.
+
+»--Les Khmers! m'écriai-je, quel est ce peuple?...
+
+»Mon père garda un instant le silence.
+
+»--Jamais peut-être nation ne fut plus forte et plus grande, reprit-il
+avec solennité; ces hommes réduits maintenant à l'état d'esclaves,
+possédèrent les secrets de la science avant que ses premiers éléments
+eussent pénétré jusqu'à nous.
+
+»Puis, s'arrêtant tout à coup comme s'il eût parlé plus qu'il ne le
+désirait:
+
+»--Laisse-moi, cher enfant! j'ai besoin d'être seul.
+
+»Et comme, attristé de ce renvoi, je baissais la tête, il vint à moi, et
+prenant mes deux mains entre les siennes:
+
+»--Écoute-moi, me dit-il: voici que maintenant tu es un garçon
+raisonnable, il faut que je puisse avoir en toi une confiance absolue.
+Je connais ton coeur, et je le sais bon et généreux. Tu aimes ta mère,
+n'est-il pas vrai?
+
+»--Si je l'aime!... à donner ma vie pour elle!
+
+»--C'est bien. Je te fournirai l'occasion de lui prouver ton affection
+et ton dévouement. Il se peut que cette occasion...
+
+»Il balbutiait comme si les paroles qu'il devait prononcer lui eussent
+été trop pénibles.
+
+»--Achevez! m'écriai-je, ma mère court-elle donc quelque danger?
+
+»--Non! reprit-il vivement, mais tu sauras plus tard que l'esprit des
+femmes est tel que toutes les impressions prennent en elle une valeur
+exagérée.... La grande amitié que me porte ta mère lui rendra
+douloureuse... certaine nécessité à laquelle je ne puis échapper...
+
+»Je regardais mon père avec un effroi que je ne cherchais même pas à
+dissimuler. Il s'en aperçut et se hâta de dire pour me rassurer:
+
+»--Vois, voici que toi-même tu t'épouvantes... J'aime mieux tout te
+dire, sachant que tu es plus fort que ta mère.... Je vais partir...
+
+»--Partir!... Comment!... Nous abandonner!...
+
+»--Un bien grand mot! Je dois--pour de très graves intérêts qui
+intéressent à la fois et la science et votre avenir à tous deux--quitter
+la France pendant quelque temps.
+
+»J'étais stupéfait. Jamais mon père ne sortait, fût-ce seulement de
+notre appartement.
+
+»--Et où allez vous?
+
+»--Loin, très-loin, dans un pays dont le nom même t'est probablement
+inconnu... en Chine... au Cambodge...
+
+»C'était pour moi, je dois le reconnaître, comme s'il eût parlé une
+langue ignorée.
+
+»--Dans quelques jours, j'attends un étranger: c'est avec lui que je
+partirai. J'ai d'abord d'importantes occupations qui me retiendront
+pendant quelque temps à Paris, puis je m'embarquerai. Voilà ce que
+j'avais à te dire. Prépare doucement ta mère à cette séparation...
+nécessaire. Je puis compter sur toi, n'est-ce pas, mon cher enfant?
+
+»Je ne lui répondis que par mes larmes; et cependant le respect qu'il
+m'inspirait était tel, que je ne songeai même pas à combattre sa
+résolution. Au contraire, j'éprouvais un certain sentiment de fierté à
+assumer le rôle de consolateur qu'il me confiait.
+
+»Hélas! je ne supposais pas alors que de ce jour dût commencer pour nous
+une série de désastres et de douleurs qui devaient conduire ma mère au
+tombeau et moi-même au suicide.
+
+»Lorsque j'annonçai à la pauvre femme la résolution que m'avait fait
+connaître mon père, elle eut un élan de désespoir.
+
+»Elle courut à son cabinet et resta longtemps enfermée avec lui. Que lui
+dit-elle? Quelles explications put-elle obtenir? C'est ce que je ne
+pouvais deviner.
+
+»Mais lorsque ma mère revint auprès de moi, ses yeux étaient gros de
+larmes, et, suffoquée par les sanglots, elle fut pendant quelque temps
+sans pouvoir parler.
+
+»Enfin, parvenant, grâce à mes caresses, à reprendre son sang-froid,
+elle me dit:
+
+»--Mon Martial aimé, ne crois pas que j'aie le droit d'adresser le
+moindre reproche à celui qui a consacré sa vie à une oeuvre sublime.
+Hélas! ces âmes d'élite se créent des devoirs qui, pour nous, semblent
+n'avoir pas de suffisantes raisons; mais la conscience de ton père ne
+peut le tromper.
+
+»--Ainsi il partira, vous le permettrez?
+
+»--Il partira... et quand il se séparera de nous, je trouverai la force
+de cacher ma douleur.
+
+»Je comprenais qu'elle était héroïque à force de dévouement.
+
+»Quelques jours se passèrent, pendant lesquels mes parents s'occupèrent
+de régler les affaires d'intérêt. Il restait encore à ma mère cent vingt
+et un mille francs. Mon père emportait avec lui, pour les frais de son
+voyage, le reliquat des cent mille francs, qui furent placés par lui
+chez un ancien banquier de Bordeaux, avec lequel il avait été en
+relations depuis longtemps et qui était, je crois, d'origine portugaise.
+On le nommait Estremoz. Il était en relations suivies avec l'Amérique
+méridionale et les Indes. Les intérêts qu'il devait servir régulièrement
+à ma mère étaient pour nous mettre à l'abri du besoin.
+
+»Un soir, un personnage étrange se présenta chez mon père.
+
+»Étrange, ai-je dit. Cette expression rend à peine l'impression profonde
+que je ressentis en le voyant.
+
+»Bien que nous fussions alors en plein été, il était caché sous un
+énorme manteau qui le couvrait tout entier, et son front s'abritait sous
+un large chapeau qui dissimulait son visage.
+
+»Mais à peine eut-il pénétré dans la maison, à peine mon père se fut-il
+avancé au-devant de lui avec des démonstrations de respect vraiment
+singulières, que l'inconnu, sur l'invitation qui lui en fut faite, se
+débarrassa de ce manteau.
+
+»C'était le soir, ai-je dit. Les lampes éclairaient la grande salle où
+nous nous réunissions pour le repas de famille, et sous leur lumière
+brillante, l'étranger me fit l'effet d'une apparition fantastique...
+
+»Tel je me figurais les personnages mystérieux des temples bouddhiques.
+
+»C'était un vieillard, à en juger par les rides multiples qui se
+croisaient sur son visage, et qui se confondaient de curieuse façon avec
+des lignes rouges, bleues et noires, tatouées dans l'épiderme. Le nez,
+large, s'écrasait sur des lèvres sans couleur, qui, s'ouvrant,
+laissaient voir des dents d'un brun noir.
+
+»Ses épaules et sa poitrine étaient couvertes d'une sorte de tunique
+bizarrement rayée, et serrée à la taille par une large ceinture
+tissée--du moins je le crois--de fils d'or pur; et sur cette ceinture
+étincelait une tresse noire, constellée de pierres semblables aux plus
+purs diamants.
+
+»La tunique tombait jusqu'aux pieds nus, et protégés seulement par une
+large semelle, avançant en pointe au devant des doigts.
+
+»Des manches larges sortaient deux bras maigres, qu'un bracelet d'or,
+large de deux pouces, serrait au-dessus du coude.
+
+»Mais ce qui mit le comble à ma surprise, c'est que le personnage
+fantastique, après avoir échangé avec mon père quelques mots, d'ailleurs
+parfaitement incompréhensibles pour moi, se prosterna devant ma mère, et
+d'une voix gutturale et sonore à la fois (on eût dit l'écho d'un
+instrument de cuivre) prononça ces paroles, dans le français le plus
+pur:
+
+»--Le Roi du Feu salue la compagne du roi de la Science!
+
+»Puis se relevant, il se tourna vers moi et ajouta:
+
+»--Enfant! aime ton père, aime ta mère, et tu seras digne d'être homme!
+
+»Un instant après, mon père et l'étranger s'étaient enfermés dans le
+cabinet de travail.
+
+»J'aurais bien désiré interroger ma mère, mais elle s'était abîmée dans
+ses réflexions. Je ne l'osai pas.
+
+»Quant à moi, mon imagination surexcitée évoquait des rêves ensoleillés
+de pierreries et de diamants. Je sentais des désirs passionnés, c'était
+un songe d'or dans lequel je me plaisais à me perdre tout entier.
+
+»Lorsque je m'endormis, il me sembla que j'étais transporté au milieu de
+régions éblouissantes où se dressaient des pagodes gigantesques, dont
+les pilastres étaient taillés en plein diamant.
+
+»Au point du jour, je m'éveillai brusquement.
+
+»--Martial, me dit ma mère, viens embrasser ton père.
+
+»--Quoi! part-il déjà? m'écriai-je.
+
+»Et, malgré moi, mon coeur se serra d'une indicible angoisse.
+
+»Pauvre père! ce fut la dernière fois qu'il me fut donné de serrer
+contre mes lèvres votre visage vénéré.
+
+»Il me prit dans ses bras, et comme, par un mouvement instinctif, je me
+laissais tomber à genoux, il plaça ses mains sur mon front et me
+bénit...
+
+»L'étranger était près de lui, enveloppé dans le manteau qui dissimulait
+son étrange costume.
+
+»Une chaise de poste s'était arrêtée devant la porte. Le postillon aida
+à charger la caisse, que je reconnus pour celle qui contenait les trois
+fragments de statue.
+
+»Ma mère se jeta dans les bras de mon père; mais cette femme stoïque
+tenait parole. Son coeur débordait de sanglots, mais son visage était
+calme et ses lèvres souriaient.
+
+»Le signal du départ fut donné. Le fouet claqua dans l'air, les roues
+s'ébranlèrent.
+
+»Je restai seul avec ma mère, qui, chancelant tout à coup, fût tombée
+sur le sol si je ne l'eusse retenue.
+
+»J'ai longuement raconté cet épisode, non dans le but d'exciter chez
+ceux qui le liront une curiosité que je ne puis satisfaire, mais pour
+donner des indices si faibles qu'ils soient, grâce auxquels peut-être la
+trace de mon père bien-aimé pourra être retrouvée.
+
+»Faut-il le pleurer! faut-il le venger!»
+
+Archibald de Thomerville avait interrompu un instant sa lecture. Ses
+regards et ceux de sir Lionel s'étaient fixés sur Armand de Bernaye,
+dont la pâleur était livide sous son masque, et dont les yeux
+étincelaient. Armand comprit le sentiment qui les animait. Le portrait
+de celui qui s'était dit «le roi du Feu» ne concordait-il pas de
+singulière façon avec celui de Soëra, l'étrange personnage qui vivait
+sous le toit de M. de Bernaye et lui paraissait dévoué comme un esclave?
+Seul l'âge différait. Armand, d'un signe, indiqua aux deux hommes qu'il
+partageait leur émotion.
+
+--Continuez, dit-il à Archibald.
+
+Mais à ce moment Martial se leva vivement.
+
+--Messieurs, dit-il, vous m'avez demandé tout à l'heure si j'étais prêt
+à vous faire connaître ma vie et les circonstances qui m'ont jeté,
+quoique jeune et vigoureux, sur la voie du suicide. Une sorte de honte
+m'était montée au front, et j'avais accepté comme moyen terme la lecture
+de ce manuscrit. Il me semblait que passant par la bouche d'autrui, mes
+aveux perdraient de leur poignante gravité. C'était encore une
+faiblesse, je dis plus, une lâcheté. Je veux que ce soit la dernière.
+Depuis que j'ai entendu votre voix vibrante d'honneur me parler du
+devoir, depuis que je respire cette atmosphère chaude dans laquelle il
+me semble que passe un souffle de probité, je me sens devenir un autre
+homme. J'étais faible, je suis fort; j'avais peur de mes propres
+souvenirs, je veux les regarder en face. Ne lisez plus, je vous
+parlerai, et cette confession que vous réclamez de moi, je veux vous la
+faire complète, sans réticence, mettant dans chacune de mes paroles mon
+âme tout entière, avec ses défaillances... Écoutez-moi donc.
+
+Un murmure d'approbation sortit de toutes les poitrines.
+
+--Parlez, dit Armand. Et n'oubliez pas que nous sommes de ceux qui,
+ayant combattu le combat de la vie, sommes sortis de la lutte cuirassés
+d'indulgence et de raison.
+
+Martial garda un instant le silence, le front penché sur sa main. Puis
+il releva la tête et commença:
+
+«Dans ces premières années dont vous venez d'entendre le récit, dit-il,
+il est un point sur lequel je n'ai pas suffisamment insisté, et qui
+cependant explique tout ce qui s'est passé depuis. Loin de moi la pensée
+d'adresser à ma mère un reproche que la pauvre morte--car je n'ai plus
+ma mère, messieurs,--n'a jamais mérité.
+
+»Elle éprouvait pour moi une de ces passions que connaît seul le coeur
+des mères. L'amour qu'elle éprouvait pour mon père, si savant et si
+grand dans sa persévérance, se reportait sur moi, mais dans un autre
+sens. Ainsi que mon père l'avait dit, c'était vers les grandeurs de
+l'art que toutes mes aspirations avaient été dirigées.
+
+»Quelques essais heureux avaient donné à ceux qui m'entouraient croyance
+en un talent qui, peut-être, se fût développé, si je n'avais été
+entraîné plus tard dans une voie mauvaise. J'étais enthousiaste, j'avais
+foi en moi, et ma grande facilité me trompant moi-même, je n'avais pas
+dans le travail cette volonté ferme et presque brutale qui seule produit
+les grandes oeuvres.
+
+»Ma mère, indulgente et fière de son fils, était convaincue que peu
+d'années me suffiraient pour que j'eusse conquis ma place au milieu des
+plus grands, sinon même au-dessus d'eux. Et moi, je me berçais de ces
+chimères, gaspillant des facultés, réelles d'ailleurs, dans des essais
+toujours inachevés. J'ébauchais tout, je ne terminais rien. La soif du
+mieux m'empêchait de faire bien. A peine avais-je choisi un sujet, à
+peine en avais-je tracé les lignes, placé les ombres, qu'il me semblait
+que le cadre était trop étroit pour le développement de mes puissances
+d'artiste.
+
+»Et je cherchais ailleurs. Si ma mère m'adressait quelques observations,
+je lui répondais par ces longues et brûlantes tirades qui jaillissent de
+tout cerveau de vingt ans, et pour lesquelles elle s'enthousiasmait à
+son tour. «Tu es aussi grand que ton père!» me disait-elle, et c'était
+le plus grand éloge qu'elle pût m'adresser...
+
+»Dès que mon père fut parti, la maison nous sembla bien vide; malgré son
+courage, ma mère ne pouvait dissimuler complétement les amères
+tristesses qui remplissaient son coeur. Songez-y bien, jamais elle
+n'avait été séparée de celui auquel elle avait voué sa vie tout entière;
+et maintenant voilà qu'il s'en était allé vers ces pays inconnus qui
+semblent ne point appartenir au monde réel. Un jour elle me dit que son
+absence durerait au moins deux années. Et disant cela, ses lèvres
+tremblaient comme lorsqu'on retient ses larmes. Une lettre lui avait
+fait connaître ce délai, en même temps qu'elle lui annonçait
+l'embarquement de mon père. Et cependant, dans les lignes tracées par
+lui, il régnait une telle chaleur d'espérance, de conviction, il parlait
+si hardiment--lui que nous étions habitués à regarder comme
+infaillible--d'immenses richesses à recueillir, il décrivait avec tant
+de complaisance l'existence de bonheur qui suivrait son retour, que,
+plus insouciant, j'en étais venu à ne pas regretter qu'il nous eût
+quittés.
+
+»Mais cependant la grande salle triste me faisait froid au coeur. Depuis
+longtemps déjà je caressais un rêve. Je ne sais quel beau parleur
+m'avait convaincu qu'à Paris seul le véritable talent trouve à se faire
+jour. Ces semences jetées en moi avaient promptement germé. Paris
+m'apparaissait dans le lointain d'un nuage éblouissant. D'abord je
+n'osai pas en parler à ma mère. Voudrait-elle quitter la maison où elle
+avait été si heureuse? Je ne songeais pas à l'abandonner. Non, pas
+encore.
+
+»Mais je me laissais aller à cette langueur qui accompagne le désir
+persistant, caché et inassouvi. Je ne travaillais plus; chaque jour,
+jetant mes pinceaux à peine touchés, je courais à travers la campagne.
+Je cherchais de préférence les plus hautes collines, et je les
+gravissais d'une seule traite, comme si de leur sommet j'avais pu
+apercevoir la grande ville que mes yeux cherchaient à l'horizon.
+
+»Cet état de fièvre, suivi d'abattements inexpliqués, ne pouvait
+longtemps échapper à l'oeil clairvoyant de ma mère. Elle m'interrogea.
+Je ne savais pas mentir, et je lui avouai tout. Paris! Paris! là
+seulement je pourrais donner cours à toute la fougue de travail que je
+sentais bouillonner en moi...
+
+»Elle me crut. J'avais l'éloquence des rêveurs. Et puis n'était-elle pas
+habituée à se sacrifier? Et, certes, c'était la plus grande preuve
+d'amour qu'elle pût me donner... car, savez-vous ce qu'elle fit?
+
+»Un jour, elle me dit que, s'il l'eût fallu, elle eût été prête à
+sacrifier tous ses souvenirs du passé, qui l'attachaient à la maison du
+père, pour m'accompagner à Paris, mais elle avait consulté. Avec ses
+ressources, il nous serait impossible de trouver dans la grande ville
+l'aisance et la tranquillité, tandis que là où elle était, elle
+pouvait--restant seule--se contenter d'un revenu assez modique pour me
+donner les moyens de me livrer à Paris aux études que nécessitait le
+soin de mon avenir.
+
+»Et moi, égoïste, je ne vis pas qu'en disant cela, ma pauvre mère était
+blanche comme une morte. Oui, sur des conseils donnés de bonne foi, elle
+était persuadée qu'à Paris, elle serait une gêne pour moi. On lui avait
+dit--des artistes de passage, sans valeur, mais qu'elle croyait parce
+qu'ils me flattaient--on lui avait dit que le véritable travailleur
+avait besoin d'être seul, d'être libre, qu'il me fallait sentir sur mon
+front de poëte le grand souffle de l'indépendance... que sais-je, moi?
+Bref, la bien-aimée femme eut foi en ces théories, qui la séduisaient
+d'autant plus qu'elles répondaient aux élans d'admiration que lui
+inspirait ce qu'on appelait mon génie. Triste jour, que celui où j'eus
+l'horrible courage d'accepter cet abandon qu'elle me faisait de toutes
+ses préférences. Je l'ai dit, il lui restait un revenu de cinq ou six
+mille francs environ. Elle gardait mille francs pour elle, le reste
+était pour moi. C'était l'outil qu'elle me mettait aux mains, et,
+m'embrassant avec la ferveur passionnée des mères, elle me disait:
+
+»--Va, je suis sûre de toi!
+
+»Je n'eus pas la force, à peine la pensée de refuser. Elle m'avait si
+bien habitué à ses abnégations, que j'en comprenais peu la grandeur.
+
+»Je partis. J'arrivai à Paris.
+
+»Ici, quelques mots d'explication sont nécessaires. Vous n'ignorez pas
+qu'il y a quatre ou cinq années, la lutte s'était engagée ardente entre
+ceux qu'on appelait en peinture comme en littérature les classiques et
+les romantiques. Mon éducation provinciale me lançait dans le camp des
+premiers. Aussi, dès que je me mis en relations avec les jeunes artistes
+de Paris, éprouvai-je une de ces déceptions qui sont atroces et
+poignantes au coeur des novices.
+
+»Je n'avais rien, ni couleur, ni vitalité, ni passion. Je peignais
+froid, poncif: c'était déjà le mot consacré. J'eus un moment de
+découragement profond. Mais la bienveillance des uns, la camaraderie
+intéressée des autres me rendirent mon énergie, du moins je le crus.
+
+»J'étais tombé dès le principe au milieu d'une de ces coteries
+d'incompris dont le temps se dépensait en déclamations stériles et qui
+se croyaient appelés aux plus hautes destinées parce qu'ils exposaient
+en termes redondants les théories de ce qu'ils appelaient le grand art,
+l'art de la nature...
+
+»Je n'eus pas de peine à me mettre au niveau de ces intelligences
+faussées. De travail il était à peine question. Ce qu'il fallait avant
+de jeter ses idées sur la toile, c'était les avoir bien répétées,
+ressassées et, à force de parler, on s'apercevait qu'on n'avait plus le
+temps d'agir...
+
+»J'écrivais à ma mère; et il est facile de comprendre que je ne me
+faisais point faute de lui exposer, dans de longues lettres, les
+banalités éblouissantes dont mon cerveau emportait chaque jour l'écho,
+au sortir de nos réunions paresseuses.
+
+»Elle m'admirait, et me voyant à travers le prisme de son amour, elle me
+répondait qu'elle était heureuse et fière de m'avoir envoyé à Paris,
+qu'elle comprenait le magnifique éveil de ma nature, l'épanouissement de
+mes facultés...--Tu as raison, me disait-elle, replie-toi sur toi-même,
+et quand le jour sera venu, frappe un de ces grands coups qui, te
+donnant la gloire, me donneront à moi l'immense bonheur.
+
+»Gloire! bonheur! hélas! que tout est loin de moi maintenant!
+
+»En somme, pour le milieu où je me trouvais, j'étais riche, et je
+m'étais tout à coup vu entouré par cette foule de parasites qui
+s'attachent aux jeunes gens et leur font une cour, comme à un souverain.
+
+»Comme, après tout, j'avais fait d'assez fortes études, j'étais
+supérieur à cette tourbe d'impuissants qui, dans un but facile à
+comprendre, exaltaient ce talent encore en enfance. Ils me proclamaient
+chef d'école, ils se déclaraient trop heureux de se dire mes élèves; du
+matin au soir, ils encombraient mon atelier, où l'atmosphère était
+lourde de la fumée des pipes, ou aux phrases creuses se mêlait le choc
+des verres sans cesse remplis et plus vite vidés.
+
+»Et moi, plein d'orgueil, buvant ces louanges qui me montaient au
+cerveau comme une liqueur frelatée, je me croyais grandi de toute la
+petitesse des autres...
+
+»Cependant, par une sorte de pudeur vis-à-vis de ma propre conscience,
+je m'étais mis au travail.
+
+»Tandis que les autres péroraient, étendus sur mes divans, j'étais
+parvenu à m'isoler au milieu de ce tapage.
+
+»J'ébauchais une Sarah d'après la _Baigneuse_ d'Hugo. Un jour, un de mes
+courtisans s'approcha de la toile sur laquelle je me tenais courbé, et,
+avec lui, ses compagnons se mirent à examiner longuement mon travail. Je
+ne les voyais pas: je m'absorbais dans ma propre pensée. J'éprouvais un
+de ces rares moments de bonheur où l'âme, oubliant la terre, se laisse
+entraîner, comme si elle s'était détachée du corps, dans les espaces
+infinis de l'art...
+
+»--Admirable! sublime! Rubens et Rembrandt! Delacroix n'est qu'un
+enfant! Enfoncés les Ingristes!
+
+»A ces exclamations répétées, et qui se croisaient avec de petits cris
+d'admiration, je levai la tête. Ils étaient là tous debout, dans une
+attitude presque grotesque à force d'admiration forcée.
+
+»--Martial, dit l'un, dès aujourd'hui tu es le maître...
+
+»--Le roi du Salon, si toutefois ces misérables routiniers ne nient pas
+le soleil!
+
+»Je rougissais, mais un indicible bonheur remplissait mon âme. Et tout
+en me défendant contre ce que je daignais encore appeler d'amicales
+exagérations, je me disais:
+
+»--Oui, je suis grand! oui, je suis maître!...
+
+»L'un d'eux ajouta:
+
+»--Quand _elle_ verra cette _patte_, elle consentira à tout.
+
+»--Elle! fis-je avec surprise. De qui parlez-vous?
+
+»-Oh! ceci est, ou plutôt était un grand secret. Mon cher, il s'agit
+d'une femme, la plus belle, la plus forte, la plus intelligente qui
+jamais ait compris l'art...
+
+»--Vous la nommez?
+
+»--Isabelle!
+
+»--En effet, il me semble vous avoir entendus prononcer ce nom.
+
+»--Écoute. Tu vas tout savoir. Isabelle est la fille la plus étrange qui
+oncques ait paru parmi nous. D'où vient-elle? de quelque région où les
+corps humains sont pétris de lumière et de soleil. C'est la perfection
+plastique dans toute sa magnificence. Et sais-tu ceci? Tous, nous avons
+supplié Isabelle de nous permettre de reproduire sur la toile cet idéal
+de la beauté humaine... A tous elle a refusé. Et elle nous a dit: Le
+jour où parmi vous se lèvera un maître incontestable, incontesté, un de
+ces hommes marqués du sceau divin, et qui assurent à leur modèle
+l'immortalité de la gloire, ce jour-là, j'irai à ce maître et je lui
+dirai: Me voilà!
+
+»Il est facile de comprendre quelle curiosité passionnée ces étranges
+paroles me mirent au coeur!
+
+»Quelle était cette femme dont mes amis parlaient avec enthousiasme?
+
+»--Qu'elle vienne! m'écriai-je, et si elle me trouve digne d'elle, je
+jure que de cette beauté je saurai faire un chef-d'oeuvre immortel!
+
+»Le lendemain, Isabelle se présentait à mon atelier.
+
+»En vérité, nulle expression ne saurait rendre l'émotion profonde,
+instantanée, qui s'empara de moi, quand elle parut dans l'encadrement
+des tentures, avec ses longs yeux noirs ombragés de cils qui tamisaient
+le regard, avec ses lignes sculpturales, et cependant animées d'une vie
+superbe, avec cette carnation idéale sous laquelle on sentait courir le
+sang chaud et puissant. On lui avait fait cortége comme à une reine.
+
+»Drapée dans un châle de peu de valeur, qui moulait son corps, elle
+s'approcha de moi, et me regarda longuement. Moi, je la dévorais des
+yeux. Sans parler, elle rejeta le bonnet qui couvrait son front, et de
+sa nuque s'échappa un flot de cheveux noirs qui, se déroulant comme un
+manteau, vint toucher la terre.
+
+»Puis, ses mains fines comme celles d'une reine, se posèrent sur ma
+main, et elle me dit:
+
+»--Tu m'as appelée! je suis venue!
+
+»Certes, après ce qui m'avait été dit la veille, c'était là pour mon
+orgueil un de ces triomphes qui laissent dans l'âme une trace
+ineffaçable...
+
+»--Suis-je belle? me demanda-t-elle avec un sourire.
+
+»Belle! elle l'était à perdre les âmes, à tuer dans la conscience tout
+autre sentiment que l'adoration de la créature...
+
+»Ah! messieurs, cette femme qui venait à moi, cette femme dont la
+présence était pour moi comme la consécration de mon génie, cette
+création résumant en elle toutes les séductions de la forme et de la
+vie, ne l'avez-vous pas deviné déjà...
+
+»C'était celle qui, plus tard, après s'être jetée dans toutes les
+débauches, après avoir déchiré avec la cruauté des bêtes fauves le coeur
+des naïfs et des croyants, est devenue la courtisane froide,
+implacable, qui flétrit et qui tue, la Phryné à laquelle s'est attaché
+comme un stigmate effrayant un surnom presque hideux...
+
+»C'était le Ténia, c'était celle que vous nommez la duchesse de Torrès.»
+
+En prononçant ce nom, Martial tressaillit tout entier; une crispation
+douloureuse convulsa ses traits. Il s'arrêta. D'un mouvement violent, il
+arracha sa cravate, comme s'il se fût senti étouffer, puis il essuya de
+la main son front, que mouillait une sueur glacée. Tous se taisaient,
+comprenant que l'heure était venue des pénibles aveux. Oui, ils
+connaissaient cette femme, dont le nom n'était jamais prononcé qu'avec
+mépris, avec une secrète épouvante, cette femme qui, on s'en souvient,
+avait allumé dans le coeur de M. de Silvereal une de ces passions qui
+poussent à l'infamie et entraînent jusqu'au crime. Martial se roidit
+contre l'angoisse qui lui étreignait le coeur, et, baissant la voix
+comme à son insu, il reprit:
+
+--Pourquoi cette femme m'avait-elle choisi pour victime? Quel caprice
+sinistre l'avait conduite vers moi? Je l'ai su plus tard... je vous le
+dirai.
+
+«En ce moment, j'étais fou. Et comme je la contemplais sans trouver la
+force de lui adresser une seule parole, elle s'éloigna et monta
+légèrement sur un de ces escabeaux qui servent de piédestal aux modèles.
+
+»Là, en pleine lumière, sous un rayon de soleil qui semblait se dégager
+du ciel pour lui faire un diadème d'or, sans embarras, sans honte, elle
+fit un mouvement... et ses vêtements tombèrent à ses pieds...
+
+»Et moi, ébloui, saisi au coeur et au cerveau par cette apparition qui
+semblait une statue vivante, nouveau Pygmalion d'une Galathée plus
+belle que le marbre, je m'écriai:
+
+»--Non! je ne suis pas digne de cet idéal!
+
+»Puis, me contredisant moi-même, je saisis mes brosses et effaçai avec
+une sorte de rage l'ébauche de cette Sarah qui, maintenant, me semblait
+un crime de lèse-beauté!
+
+»Elle fit un geste; on nous laissa seuls.
+
+»--Et maintenant, dit-elle, à l'oeuvre, maître!
+
+»Oui, je travaillai avec une ardeur qui tenait du délire. C'était une
+folie intense qui brûlait mon cerveau et me desséchait la poitrine....
+Je travaillai sans relâche, sans fatigue. Isabelle, avec son sourire de
+reine, semblait ne pas ressentir la lassitude.
+
+»Quand l'esquisse fut terminée--c'était la Vénus que les amis trop
+complaisants ont admirée au Salon--Isabelle vint à moi, et
+s'agenouillant à mes pieds:
+
+»--Je t'aime! me dit-elle.
+
+»Oui, elle me l'a dit, ce mot divin pour lequel j'aurais donné ma vie,
+mon honneur. Et quand ses lèvres touchèrent les miennes, il me sembla
+que son souffle était brûlant comme celui des damnés!
+
+»Ah! je lui appartenais! et je croyais qu'elle était à moi. Cette femme
+prit possession de ma volonté, de ma conscience.... Elle disait: Je
+veux! et je me courbais comme un esclave...
+
+»Que vous dirai-je, maintenant, que vous n'ayez déjà compris? Cette
+femme, ce fut le mauvais génie qui s'attacha à moi, et qui, prenant mon
+coeur entre ses mains, le tordit jusqu'à ce qu'elle en eût exprimé la
+dernière goutte de sang... Était-ce donc de l'amour que j'éprouvais pour
+elle? Peut-on bien donner le nom d'amour à cette passion envahissante,
+dominatrice, énervante, qui vous réduit à l'état de serf de la chair?
+Pour un regard, j'aurais commis un crime. Je ne savais plus, je ne
+pensais plus, je ne vivais plus! Elle, toujours elle!...
+
+»Le tableau, je vous l'ai dit, eut un succès prodigieux. De ce pas, je
+fus sacré peintre.
+
+»Oh! écoutez bien ceci.
+
+»Malgré tout, il y avait encore en moi ces naïvetés d'enfant qui
+centuplent la joie du premier succès. Le matin, je courais au Salon, et
+là, seul, avant l'arrivée du public, je me plaçais devant mon oeuvre, et
+je la regardais, me disant:
+
+»--Tout à l'heure, ils viendront l'admirer, et cela est de moi!
+
+»Ou bien encore, je me glissais dans les groupes, étudiant les visages,
+cherchant à surprendre un mot, une louange. J'attendais un nouveau venu,
+il y avait autour de mon nom comme une atmosphère de bienveillance...
+J'étais heureux.
+
+»Un jour, j'eus une étrange vision.
+
+»Quand je pénétrai dans le grand salon où mon tableau occupait une des
+places d'honneur, j'aperçus dans la pénombre du jour un peu gris une
+forme arrêtée devant mon tableau...
+
+»Quelqu'un m'avait donc devancé? Quel était cet admirateur mystérieux
+qui recherchait ainsi la solitude pour mieux étudier ses propres
+impressions?...
+
+»Je m'avançai en étouffant le bruit de mes pas, et j'eus peine de
+retenir une exclamation...
+
+»Devant la Vénus de l'art, était la Vénus vivante. Oui, c'était elle,
+Isabelle, c'était ma maîtresse!...
+
+»Légèrement courbée en arrière, les prunelles agrandies, les narines
+dilatées, elle contemplait le tableau avec une expression d'indicible
+orgueil.
+
+»Était-ce donc la joie de reconnaître une fois de plus la valeur de
+celui qu'elle aimait? En vérité, je le crus naïvement... et je
+m'approchai d'elle.
+
+»Elle ne m'entendit pas, et je surpris ces mots qui erraient sur ses
+lèvres:
+
+»--Je suis belle! belle à être reine!...
+
+»--Que fais-tu là? m'écriai-je.
+
+»Elle tourna vers moi ses grands yeux, clairs comme le ciel; j'y vis
+passer comme un éclair.
+
+»Elle me fit peur. Il y avait dans son regard une sorte de menace,
+quelque chose comme de la haine.
+
+»--Isabelle! fis-je en lui saisissant les mains.
+
+»Elle se dégagea lentement, toujours sans prononcer un seul mot; puis
+tout à coup, comme si une pensée bizarre eût traversé son cerveau, elle
+poussa un bruyant éclat de rire et s'enfuit.
+
+»Avant que je fusse revenu de ma stupeur, elle avait disparu. En vérité,
+j'étais frappé en plein coeur d'un de ces mystérieux pressentiments qui
+vous tenaillent et vous causent une horrible et sourde souffrance. Je
+courus à mon atelier. Elle n'était pas encore revenue.
+
+»--C'est un caprice, me disais-je en essayant de me rassurer.
+
+»Une heure, deux heures passèrent. Elle ne paraissait pas.
+
+»Vers midi, un étranger se présenta chez moi.
+
+»C'était un Anglais, lord S...
+
+»--Monsieur, me dit-il avec ce léger accent qui, en ralentissant la
+phrase, la rend plus froide et plus mesurée, combien voulez-vous me
+vendre votre tableau?
+
+»Vendre mon tableau! vendre cette oeuvre où j'avais mis tout mon coeur
+et toute ma vie! Ah! en vérité, à mon tour, j'éclatai de rire.
+
+»--Je ne vends pas mon tableau, répondis-je sans même réfléchir à
+l'inconvenance de mon attitude.
+
+»Lord S..., sans se départir de son flegme, plongea sa main dans la
+poche de son paletot et en tira un portefeuille.
+
+»--Monsieur, reprit-il, je suis riche, très-riche. Fixez vous-même le
+prix de cette toile, et je l'accepte sans discussion...
+
+»Redevenu maître de moi-même, je répondis plus calme:
+
+»--Excusez-moi, monsieur, si je n'accueille pas avec la reconnaissance
+prévue par vous les offres que vous voulez bien m'adresser. L'artiste
+vous remercie, mais l'homme ne peut que vous répéter ce qu'il vous a dit
+tout à l'heure: Je ne vends pas ce tableau...
+
+»--Et pourquoi?
+
+»Il promena ses regards autour de lui. Pour être plus confortable que
+celui de mes jeunes confrères, mon atelier n'offrait cependant pas ce
+luxe sérieux et grave que comporte une grande fortune. Donc, il
+s'étonnait que je refusasse cette fortune peut-être. Je compris sa
+pensée:
+
+»--Votre bienveillance, monsieur, a droit, en effet, à une explication.
+Si je refuse de vous vendre ce tableau, ce n'est pas, croyez-le bien,
+pour obtenir de vous des concessions par un moyen indigne d'un artiste
+qui se respecte lui-même. Un intérêt spécial, ou plutôt un sentiment
+profond fait un devoir pour moi de la conservation de cette toile.
+
+»A ces paroles, je remarquai que mon interlocuteur pâlissait
+légèrement.
+
+»--Deux mille guinées, dit-il.
+
+»--Monsieur, cette insistance...
+
+»--Quatre mille guinées...
+
+»--Encore une fois, je refuse...
+
+»--Alors, monsieur, dit d'une voix nette et tranchante l'étrange
+personnage, je vous tuerai.
+
+»Devant cette menace insensée, je crus avoir devant moi un monomane, un
+fou.
+
+»--Pardon, monsieur, dis-je en souriant, si admirable à votre sens, du
+moins, que soit une oeuvre d'art, elle ne peut valoir la vie d'un homme.
+
+»Lord S... me regarda en face.
+
+»--Monsieur, dit-il, il me faut ou ce tableau ou votre vie.
+
+»--Mais, à votre tour, expliquez-vous, car je commence à me demander si
+réellement vous jouissez de toute votre raison.
+
+»--Je ne suis pas fou, reprit lord S..., mais ma volonté est
+irrévocable. Il ne m'appartient pas de m'expliquer. Je n'en ai pas le
+droit. Encore une fois, je vous offre... dix mille guinées, qui font, si
+je ne me trompe, deux cent cinquante mille francs en monnaie de France.
+Je vous laisse jusqu'à demain pour réfléchir.... Avant midi, je viendrai
+prendre votre réponse.
+
+»Et me saluant avec une exquise politesse, il alla vers la porte, qu'il
+ouvrit.
+
+»--Demain... avant-midi, répéta-t-il.
+
+»--Mais, monsieur, ma décision ne peut changer... et il est inutile...
+
+»--Alors, je vous tuerai, fit-il..
+
+»Et la porte se referma sur lui.
+
+»Resté seul, je me demandais si je devais rire ou m'inquiéter de la
+ridicule insistance de cet amateur. Ses menaces me laissaient froid,
+mais il était une question qui revenait sans cesse dans mon cerveau et
+le martelait douloureusement.
+
+»--Pourquoi cet homme tient-il si opiniâtrement à posséder ce tableau?
+
+»Et Isabelle ne revenait pas. La fièvre de l'attente et de l'inquiétude
+m'envahissait. Puis, peut-on nier que la prescience de la douleur ne
+pèse sur notre organisme tout entier?
+
+«Je ne savais rien, je ne prévoyais rien, et pourtant j'avais peur.
+Cette femme avait pris si complétement possession de moi-même que, sans
+elle, je ne me sentais plus vivre. On eût dit que mon être tout entier
+n'existait plus que par elle.
+
+»J'essayai de me remettre au travail, pour chasser et cette angoisse
+grandissante et l'irritation que me causaient maintenant--plus que
+lorsque je les avais entendues--les paroles prononcées par lord S...
+
+»A mon insu, les deux noms: Isabelle et lord S... se heurtaient dans mon
+cerveau, comme si entre ces deux êtres, qui cependant ne devaient même
+pas se connaître, eût existé quelque lien mystérieux.
+
+»Penché vers la porte, j'écoutais, j'attendais que résonnât sur le
+palier le doux et charmant bruit de ce pas qui si souvent avait fait
+battre mon coeur.... La journée se passait. Et toujours j'étais seul.
+
+»J'essayai de me dominer, de raisonner. En vérité, j'étais un enfant.
+Son absence, quoique un peu prolongée, s'expliquerait par les motifs les
+plus simples.
+
+»Puis, sans savoir ce que je faisais, je pris mon chapeau et je
+m'élançai dehors. Où allais-je? Est-ce que je le savais? Est-ce que je
+me le demandais seulement? Je voulais la chercher, la trouver. Peut-être
+avait-elle été victime de quelque accident. Ah! cette pensée me fit
+tant de mal que je compris que, si elle était morte, je ne pourrais pas
+lui survivre...
+
+»Fou! dix fois, cent fois fou! Ah! vous ne savez pas tout encore.
+J'étais allé chez tous mes amis. Après tout, Isabelle pouvait avoir
+contre moi quelque grief ignoré, qu'elle était venue confier à quelqu'un
+de mes camarades. Et lorsque j'arrivais devant la porte, je m'arrêtais
+avant de frapper, prenant mon coeur à deux mains pour l'empêcher
+d'éclater.
+
+»--Isabelle est ici? m'écriais-je avec une sorte de certitude.
+
+»On me regardait. Ma physionomie traduisait une angoisse que mes amis
+traduisaient en jalousie. Jaloux, moi! Ah! j'y songeais bien! La pensée
+d'une faute de mon Isabelle n'avait même pas effleuré mon esprit. Je la
+respectais, je la vénérais, en un mot, je l'aimais; donc, je croyais en
+elle.
+
+»Quand j'eus en vain questionné tous ceux qui auraient pu l'avoir
+rencontrée, je revins chez moi, hâtif, désolé, et cependant cette
+espérance me restait, la dernière!
+
+»Si elle était là! Si elle m'attendait!
+
+»Rien!
+
+»Je vous ai parlé de faiblesses, presque de crimes. Écoutez ceci. A
+peine étais-je revenu dans mon atelier, que l'on frappa à la porte. Je
+savais que ce ne pouvait être Isabelle, car elle avait la clef.
+Cependant, je bondis effaré, et j'ouvris. Si c'était un message? Elle
+avait besoin de moi.... C'était cela, n'est-ce pas?
+
+»Point! c'était le concierge qui, m'ayant vu passer comme un fou et
+traverser la cour sans tourner la tête, m'avait inutilement appelé pour
+me remettre... une lettre... une lettre d'elle, peut-être. Je la pris
+et je regardai la suscription. C'était l'écriture de ma mère, le timbre
+de la petite ville où elle avait enseveli sa médiocrité et son
+dévouement... savez-vous ce que je fis?
+
+»Je jetai la lettre loin de moi! avec un mouvement de colère! Ah! il
+s'agissait bien de ma mère!... Qu'est-ce que cela me faisait?...
+
+»Et je passai la soirée à courir à travers le ville. Il pleuvait. Je ne
+remarquais plus que j'étais tête nue. Je crois qu'en passant sur un pont
+j'avais d'un mouvement de stupide fureur jeté mon chapeau dans la Seine.
+J'étais glacé, je frissonnais, je pleurais! et certains, passant auprès
+de moi et voyant mon visage convulsé, s'écartaient comme s'ils eussent
+rencontré un fou.
+
+»Ce que je fis, je ne sais pas. Cependant, je me souviens d'être entré
+dans un cabaret et d'avoir bu coup sur coup plusieurs verres
+d'eau-de-vie. Si bien que la brûlure de l'alcool rendait plus âpre et
+plus douloureuse la sensation de fer rouge sous laquelle se tordait mon
+coeur.
+
+»Enfin, accablé, brisé, claquant des dents, à demi ivre de froid, de
+liqueur, de désespoir, je me retrouvai dans mon atelier. Ce fut un
+chagrin d'enfant. Je criais, j'appelais: Isabelle! Isabelle!
+
+»Puis vint une prostration stupide, instantanée, je tombai comme une
+masse sur le plancher.
+
+»Quand je revins à moi, il faisait grand jour. Dix heures sonnaient.
+J'étais toujours seul.
+
+»Tout à coup, une pensée traversa mon cerveau.
+
+»A midi! Oui, c'était bien à midi que cet Anglais devait revenir. Il
+voulait mon tableau ou ma vie. Ma vie! oh! il ne prétendait pas
+m'assassiner. Sans doute, il allait me proposer un duel, et moi,
+inhabile, j'allais me trouver en face d'un adversaire dont l'épée
+trouverait à coup sûr le chemin de mon coeur. Et c'est avec une joie
+ineffable que je songeais à cela. Cet homme me tuerait! oui! c'était la
+fin de cette épouvantable torture! Je voulais qu'il me tuât, et bientôt,
+sans délai. J'avais une panoplie; j'en détachai deux épées et les
+examinai avec complaisance, les faisant plier sur mon pied. L'acier
+était bon, la pointe affilée.... Mourir! mourir!... Et comme cette
+douzième heure tardait à sonner! J'étais là, courbé sur mes poignets,
+l'oeil rivé à la pendule et disant à l'aiguille:
+
+»--Hâte-toi donc! marche! marche!
+
+»Au moment où j'entendis cliqueter le ressort qui prend la sonnerie,
+toute mon âme se suspendit à cette sonorité que j'attendais.
+
+»Midi! Et à peine le douzième coup s'était-il éteint dans la
+prolongation de l'écho argentin que j'entendis la porte s'ouvrir.
+
+»D'un élan, je me redressai... je regardai...
+
+»Et je poussai un cri de surprise, presque d'épouvante...
+
+»Isabelle venait d'entrer.
+
+»Et cependant, je ne courus pas à elle. Il me sembla qu'une force plus
+grande que ma volonté me clouait au sol. Elle était là, debout,
+immobile, drapée dans un costume de satin noir qui modelait son buste et
+son corps tout entier, pâle et blanche dans cette gaîne sombre. Ses
+cheveux tordus lui faisaient comme un diadème sinistre. Son regard était
+fixe, dur: oui, c'était cet éclair qui, la veille, avait éclaté sous ses
+cils de soie et qui maintenant restait à l'état de lueur continuelle.
+
+»D'un geste inconscient, je lui fis signe d'avancer.
+
+»Elle vint à moi, et alors, sur ce visage charmant qui pour moi avait
+reflété toutes les joies de ma vie, de ma jeunesse enthousiaste, je ne
+vis plus que les lignes immobiles d'un masque de marbre.
+
+»Triomphant enfin de l'espèce de stupeur qui pesait sur moi et
+enchaînait tout mon être, je prononçai son nom. Mais ma voix se perdit
+dans un sanglot.
+
+»Ses lèvres, rouges et sensuelles, eurent un sourire railleur.
+
+»--Martial, dit-elle, nous avons à causer... longuement. Voulez-vous
+m'entendre?
+
+»Dans cette voix qui résonnait pour moi d'une mélodie presque divine, il
+y avait un étrange frémissement. Je ne sais ce que je répondis... sans
+doute quelqu'une de ces banales folies qui montent au coeur de ceux qui
+aiment.
+
+»--Voici, reprit-elle. Dites-moi pourquoi vous avez refusé de vendre à
+lord S... votre tableau...
+
+»--Quoi! tu sais cela?
+
+»--Je le sais. Voulez-vous me répondre?
+
+»J'étais si lâche que, ne devinant rien encore, je pliai devant sa
+volonté. Bien plus, je me disais que ce que j'allais lui dire allait la
+toucher, briser cette glace sous laquelle se cachait, dans je ne sais
+quel incroyable phénomène, mon Isabelle d'autrefois.
+
+»--Ne l'as-tu pas compris? m'écriai-je. Cette oeuvre que de prétendus
+connaisseurs admirent comme un effort de l'art, n'est-ce pas ma vie?
+n'est-ce pas tout mon rêve, tout mon bonheur?... Quoi! j'irais livrer à
+des mains profanes ce lambeau de mon coeur!... j'irais pour quelques
+pièces d'or vendre ce qui est toi, ce qui est ta beauté, ce qui est mon
+amour et mon avenir! Jamais!... il est impossible que tu n'aies pas
+deviné cela...
+
+»Elle releva la tête, et, plongeant son regard dans mes yeux:
+
+»--Je veux, fit-elle en martelant chaque mot, je veux que vous acceptiez
+les offres de lord S...
+
+»--Tu es folle!... Non, ce n'est pas toi qui parles!... Voyons!...
+quelle pensée te trouble? Est-ce parce que tu me crois pauvre?... est-ce
+parce que la modestie de notre existence te pèse? Avec les guinées que
+m'offre cet homme, je pourrais te donner une vie princière, digne de
+toi. C'est cela que tu veux, n'est-il pas vrai? Eh bien! écoute-moi!...
+De cette oeuvre, s'il le faut, je ferai une copie; mais, je le sais, ce
+ne sera plus toi. J'effacerai tes traits et je demanderai à l'idéal
+quelque type qui, moins parfait que toi-même, résume cependant les
+traits essentiels de la beauté humaine...
+
+»Elle me regardait sans m'interrompre. Je continuai:
+
+»--Puis je me mettrai au travail. Tu le vois, maintenant je suis sur le
+chemin de la gloire, de la fortune... Mes toiles se couvriront d'or, et
+cet or je te le donnerai! Dis-moi, n'est-ce pas, c'est bien là ce que tu
+veux?
+
+»Elle eut un mouvement d'impatience, et alors, tandis que je tendais
+vers elle mes mains qui suppliaient, voici, écoutez bien, voici ce
+qu'elle me dit:
+
+»--Monsieur, je ne vous aime pas, je ne vous ai jamais aimé... Si je
+suis venue à vous, c'est parce que j'avais compris qu'il y avait en vous
+une force qui, centuplée par la passion, pouvait produire un
+chef-d'oeuvre. J'étais le modèle, et je savais que ce modèle éveillerait
+en votre âme d'enfant toutes les sensations exaltées qui seules donnent
+à l'oeuvre la vie réelle.
+
+»Une sorte de râle s'était échappé de ma poitrine. Je me laissai tomber
+sur un siége, et, l'oeil plein d'effarements, je la contemplai.
+
+»Elle continuait:
+
+»--Donc je me suis donnée à vous qui, croyant à mon amour, avez résumé
+dans cette toile tout ce que la nature vous avait départi de force et de
+talent... je voulais cela, et je suis arrivée à mon but. Quel était ce
+but? je vais vous le dire. Je suis de ces femmes qui haïssent les
+banalités de ces passions fiévreuses dans lesquelles vous autres, naïfs,
+croyez trouver le bonheur!... Moi, entendez-moi, je veux être riche, je
+veux être grande, je veux être reine; je veux, par ma beauté, par cette
+perfection physique qui vous affole, conquérir toutes les puissances
+humaines.... Je n'ai pas de coeur... j'ignore même ce que veut dire ce
+mot. Quant à l'amour, je sais ce que je vaux et je ne crains jamais de
+l'éprouver. Pourquoi je suis ainsi? parce que ma mère est morte de
+douleur, après avoir été abandonnée par l'homme auquel elle avait dévoué
+toute sa jeunesse.... Soyez tranquille, ce jour-là, j'ai compris la vie.
+Ne supposez pas que je veuille ici copier ces héroïnes dramatiques qui
+ne rêvent que vengeance... je ne cherche pas à venger ma mère.... Sa
+mort a été un enseignement... j'en profite, voilà tout!
+
+»Elle parlait sans colère, sans amertume, sans que dans cette effroyable
+confession dont chaque mot tombait sur mon cerveau comme une goutte de
+plomb brûlant, sa voix ne s'élevât ni ne faiblît.
+
+»Et savez-vous ce que moi je faisais pendant qu'elle tordait mon coeur
+qui saignait--vraiment ces folies sont criminelles!--je la contemplais
+toujours et cette phrase se creusait plus profonde en moi:
+
+»--Qu'elle est belle!
+
+»--Vous êtes intelligent, continuait-elle, toujours calme, toujours
+impassible, vous me comprenez, n'est-ce pas?... Me sachant belle, je
+voulus que cette beauté fût connue, admirée. Il me répugnait de gravir
+un à un les échelons qui devaient m'amener aux sommets qui étaient mon
+but.... De vous j'ai fait un peintre... je vous ai en quelque sorte
+échauffé de cet amour qui vous a tué... l'étincelle a jailli, et
+maintenant je vous dis: Je ne vous aime pas! je ne vous appartiens pas!
+je suis libre de moi-même, et lord S..., qui est venu hier et qui
+m'attend, est mon amant!
+
+»--Misérable!
+
+»Je bondis vers elle, les poings levés, avec un rugissement.
+
+»Elle avait croisé ses deux bras sur sa poitrine, la tête haute, sans
+forfanterie cependant; elle savait bien que je ne la frapperais pas, que
+je ne la tuerais pas. Et mon bras retomba inerte, et des larmes
+désespérées jaillirent de mes yeux. J'avais entendu cela, elle m'avait
+souffleté de ses aveux insolents et cyniques, et cependant je ne
+l'écrasais pas comme un reptile.
+
+»Elle n'avait pas fini d'ailleurs, et tandis que je retombais fou,
+stupide, j'entendis encore sa voix dont le diapason ne s'était même pas
+modifié:
+
+»--Vous comprenez que lord S... ne peut pas laisser entre vos mains
+cette toile qui prouve les liens qui vous ont uni à moi. C'est pourquoi
+il me faut ce portrait, et ce que vous avez refusé hier, je veux que
+vous l'acceptiez aujourd'hui.
+
+»Ah! quelle épouvantable scène, et l'humanité peut-elle descendre aussi
+bas? Je priai, je sanglotai, je me traînai à ses pieds, je lui criai
+mon amour avec toutes les folies de la passion forcenée.
+
+»Et comme toujours, hautaine et sûre d'elle-même, elle me répétait ce
+mot: Je veux!... je courus à mon bureau, je saisis une plume et traçai
+quelques lignes.
+
+»--Si tu le veux, m'écriai-je, ce tableau, je te le donne!
+
+»--A quel prix?»
+
+A ce moment Martial s'arrêta encore. La honte le tenait à la gorge.
+
+«Lorsque Isabelle sortit de chez moi, reprit-il après un silence, je lui
+avais vendu ce tableau qu'elle m'avait payé... du même prix qu'elle
+allait payer à son amant les enivrements du luxe et de la fortune.
+
+»La porte se referma sur elle.
+
+»Alors vint la honte! la première que j'eusse ressentie et qui est la
+plus horrible de toutes.... J'avais conscience de mon infamie, et, chose
+effrayante, je ne me repentais pas!
+
+»Lorsque j'avais entendu le froissement de sa robe glissant sur
+l'escalier--alors qu'elle courait vers lord S... qui
+l'attendait--j'étais tombé à genoux comme pour baiser encore les traces
+de ses pas.... Quand je me redressai, je vis à quelques pas de moi un
+point blanc qui attira mon attention... une sorte d'attraction
+involontaire m'entraîna de ce côté... j'étendis les mains!...
+
+»C'était la lettre de ma mère... de ma mère que j'oubliais... de ma mère
+qui aurait frémi de désespoir si elle avait vu le front pâle de son fils
+déshonoré...
+
+»Cette lettre, je la pris entre mes doigts et je la regardai longuement;
+par un mouvement instinctif, je l'approchai de mes lèvres, mais je
+l'écartai vivement... Non, ces lèvres n'étaient pas dignes de toucher
+ces lignes tracées par la mère honnête...
+
+»Je n'osais pas même briser le cachet. Il me semblait que de ses plis
+allait sortir une malédiction!
+
+»--Allons! fis-je avec un frisson...
+
+»Et la lettre se déploya sous mes yeux.
+
+»Ah! la foudre fût tombée sur ma tête, que je n'aurais pas été frappé
+d'un coup plus terrible.
+
+»Cette lettre contenait ces mots, écrits d'une main tremblante:
+
+«Mon enfant, mon Martial, viens vite... nous sommes perdus et je meurs!»
+
+»Je me redressai hagard. Non! je m'étais trompé; j'avais mal lu; ce
+n'était pas possible. Quoi! pendant que cette misérable femme... ma mère
+était là-bas, seule, désolée, qui souffrait, qui pleurait, qui
+mourait...
+
+»Infâme que j'étais!...
+
+»Que signifiaient ces mots: Nous sommes perdus!... Qu'importe! il n'y
+avait pas à hésiter, il fallait partir, partir sans perdre une
+minute!... Eh bien, le croiriez-vous?... le fils ingrat eut besoin de
+toute sa force pour ne pas attendre... attendre quoi?...
+
+»Attendre que peut-être l'autre revînt encore! l'autre, la courtisane!
+celle qui m'avait cent fois répété:
+
+»--Je ne t'aime pas! je ne t'aime pas!
+
+»Celle qui m'avait dévoilé toute la vénalité de son coeur.
+
+»Oui, j'attendais encore cette misérable, tandis que ma mère, qui
+s'était tuée pour moi, se tordait les mains et m'appelait! C'est
+hideux!... mais je me confesse... et j'étais ainsi oublieux du bien et
+rivé au mal...
+
+»Et le combat fut long, douloureux.... Je n'en suis que plus coupable.
+Encore je ne savais rien...
+
+»Il me restait quelque argent. J'avais touché, quelques jours
+auparavant, le trimestre de la pension de six mille francs--je ne sais
+comment elle avait fait, la chère martyre--que me servait ma mère...
+
+»Je courus à la poste, et, deux heures après, les chevaux m'entraînaient
+sur la route de la petite ville de G...
+
+»C'est à n'y pas croire. Avant de quitter mon atelier, j'avais, dans un
+petit tiroir où naguère Isabelle plaçait des objets à mon usage, déposé
+un billet qui contenait ces mots:
+
+«Attends-moi, je t'aime!...»
+
+»Cependant, lorsque, lancé sur la route, à travers la nuit, j'entendis
+grelotter les sonnettes tintant au cou des chevaux, lorsque je me sentis
+environné d'ombre, il se fit en moi un singulier revirement...
+
+»Métamorphose subite et, hélas! passagère! j'oubliai cette passion qui
+me tenait à l'âme comme un bandit saisit un passant par le cou, et tous
+mes souvenirs affluèrent à mon cerveau, retraçant une par une les scènes
+du passé...
+
+»Je revis mon père qui, d'un pas lent, baissant son front chargé
+d'étude, regagnait son cabinet après nous avoir donné, à ma mère et à
+moi, le baiser d'adieu. Il s'enfermait et je savais qu'il travaillait,
+toute la nuit, disputant au repos chaque heure, chaque minute...
+
+»Mon père!... Voyez à quel point la vie fiévreuse que je menais avait
+oblitéré ma conscience.... Je ne me souvenais même plus des dernières
+lettres de ma mère...
+
+»Depuis plus de huit ou dix mois, elle n'avait plus reçu de lettres de
+lui. Où était-il? elle l'ignorait. Elle supposait seulement qu'il
+s'était enfoncé dans les terres, sur les confins de la Chine, et que
+les communications manquaient.
+
+»De ses angoisses, elle ne disait rien. Et moi, tout entier saisi par
+l'engrenage qui devait arracher un à un les lambeaux de mon être, je ne
+devinais rien!...
+
+»Mon père ne pouvait être, lui--forte et probe nature--soupçonné
+d'égoïsme et d'oubli... les pays qu'il parcourait étaient pleins de
+périls pour les Européens, menacés par des maladies inconnues, par cette
+haine brutale des peuplades sauvages qui ignorent et redoutent à la
+fois. C'était étrange. Tandis que mon oeil à moitié fermé suivait sur la
+route le sillage des lanternes qui couraient et dont le reflet rougeâtre
+tremblotait sur les arbres, je me sentais revivre dans mes anciennes
+sensations du passé.
+
+»Et alors je croyais lire en traits de feu, inscrits sur les panneaux de
+la chaise de poste, les mots qu'avait tracés la main de ma mère:
+
+«Viens! nous sommes perdus! je meurs!»
+
+»Plus vite! plus vite! Ah! que ces chevaux étaient lents! Je me penchais
+hors de la voiture et j'offrais au postillon des poignées d'or. Le fouet
+claquait. Les chevaux bondissaient, ayant l'écume au mors.... Plus
+vite!... plus vite!... que j'échappe à la crainte, au remords qui me
+tenaillent!... Le remords! oui, je me disais que chaque baiser donné par
+moi à l'impure, à l'infâme, avait tué ma mère.
+
+»Oh! comme ce fut long!... Quelles rages je dus dévorer!... Alors que
+j'eusse voulu voler plus vite que le vent, une roue cassait... ou bien
+c'était le postillon qui était ivre... ou bien un cheval qui boitait. En
+vain je priais, je payais, c'était long, effroyablement long. Car
+maintenant une vision persistante obsédait mon cerveau.
+
+»Ma mère... morte!
+
+»Enfin le troisième jour, à l'aube, j'aperçus le bout du faubourg.
+C'était la ville où s'était passée mon enfance, insoucieuse et
+choyée!... Ah! vrai! en ce moment, j'oubliai Isabelle, cette beauté
+surhumaine, cette attraction affolante... je ne vis plus que le clocher
+pointu, couvert d'ardoises, dont la croix découpée en plein zinc se
+détachait comme une double ligne sur le ciel blanc...
+
+»Et tandis que la chaise de poste roulait entre les maisons encore
+endormies, je ressentais une joie d'enfant à regarder ces portes que je
+connaissais toutes, ces fenêtres derrière lesquelles dormaient des
+amis...
+
+»Puis la voiture s'arrêta. C'était là! J'étais arrivé!...
+
+»Le conducteur faisait vibrer sa mèche neuve à travers l'air, qu'il
+coupait méthodiquement.... Il me semblait, en vérité, que j'arrivais en
+triomphateur.
+
+»La porte s'ouvrit. Une femme, la vieille Suzanne, que nous appelions
+simplement Zanne, ouvrit précipitamment la porte, et le doigt sur les
+lèvres, me regardant d'un oeil gonflé de larmes, dit:
+
+»--Pas tant de bruit!... Vous voulez donc la tuer!
+
+»Mon coeur se serra si fort que je crus que j'allais tomber.
+
+»Mais la vieille Zanne m'avait saisi dans ses bras. Elle était forte, la
+brave femme, forte de cette énergie que les coeurs honnêtes retrouvent
+pour secourir les douleurs des autres.
+
+»J'avais à peine le pouvoir de murmurer quelques mots:
+
+»Ma mère... en danger!... dites... dites vite!...
+
+»--Ah! monsieur Martial, il y a vingt-quatre heures que nous vous
+attendons! Comme vous êtes en retard!... Au fait, c'est peut-être que
+les routes sont bien mauvaises!...
+
+»Ah! comme ces âmes droites savent vous faire rougir! Leur honnêteté
+naïve tombe à plomb sur vos regrets et vos responsabilités! Elle ajouta:
+
+»--J'avais si grand'peur qu'elle mourût avant de vous avoir revu!
+
+»J'avais perdu tout un jour là-bas! à Paris!... et j'aurais pu la
+trouver morte!... c'était épouvantable!... d'autant que le sens moral
+défaillait à ce point en moi, que je ne me souvenais plus qu'elle
+m'avait crié: «Viens! je meurs!...»
+
+»La Zanne ouvrit une porte et me poussa en avant.
+
+»Je ne sais... je vis un lit blanc... je discernai une forme vague dans
+l'ombre que projetaient les rideaux... et je tombai à genoux en
+sanglotant et en disant:
+
+»--Maman! maman!
+
+»Une main se posa sur mon front. Oh! comme elle était légère. On eût dit
+les doigts d'un être immatériel.
+
+»--Tu vois bien, Zanne, dit une voix cassée qui semblait un souffle, tu
+vois bien... qu'il viendrait!
+
+»Cet «il viendrait!...» était tout un reproche. La vieille servante
+avait douté de moi. J'eus peur et honte à la fois, comme si je redoutais
+qu'elle eût à travers la distance découvert la cause de mon retard.
+
+»J'osai lever les yeux sur ma mère.
+
+»Ah! quel spectacle! Cette femme, énergique et vigoureuse sous sa
+fragilité native, n'était plus que l'ombre d'elle-même. Ses cheveux
+blancs se collaient en bandeaux plats sur ses tempes amaigries, et son
+front, bombé par le retrait des lignes du visage, était éclairé par deux
+yeux caves, secs, brillants...
+
+»Il n'y avait pas à douter, c'était la mort!
+
+»--Oh! je t'en prie, murmura-t-elle, viens près, tout près, que je
+t'embrasse... de tout mon coeur... comme autrefois.
+
+»Elle me prit par les deux joues comme on fait à un enfant, et sur mon
+front brûlant, je sentis ses lèvres froides...
+
+»--Que s'est-il passé? m'écriai-je. Il y a longtemps que tu es malade!
+Pourquoi ne m'as-tu pas appelé plus tôt?
+
+»--Chut! fit-elle, ne parle pas si fort. Ma pauvre tête endolorie est
+devenue bien sensible... il ne faut pas m'en vouloir!... Mais parle tout
+bas... tout bas...
+
+»Elle se tourna péniblement et adressant un signe à la vieille Zanne,
+qui regardait à travers ses larmes cette scène douloureuse:
+
+»--Laisse-nous, ma mie, il faut que je cause avec lui... et tu sais...
+je n'ai pas de temps à perdre...
+
+»Nous restâmes seuls. Je n'osais pas interroger. J'attendais.
+
+»--Petit, reprit ma mère (c'était ainsi qu'elle m'appelait autrefois,
+avant que je l'eusse quittée), petit, ouvre le petit meuble là-bas....
+Oui, c'est cela... le tiroir du haut.... Il y a une lettre, n'est-ce
+pas?... pliée... avec le timbre de Bordeaux.... Apporte-la... mets-la
+sur mon lit.... Merci!... tu es toujours gentil et complaisant comme
+autrefois.... Ah! mon pauvre Martial!
+
+»Je me remis à genoux auprès de son lit.
+
+»--Vois-tu, reprit-elle, j'ai bien de mauvaises nouvelles à
+t'apprendre.... Il faut avoir du courage...
+
+»--Mon père! m'écriai-je.
+
+»Elle posa vivement sa main sur ma bouche.
+
+»--Oh! non, pas cela! fit-elle. Cependant, promets-moi de ne pas te
+désoler.... Car, sais-tu, c'est si terrible que j'en meurs.... Quand
+j'ai appris... ce que contient cette lettre, je suis tombée par terre...
+même je me suis fait bien mal... parce que ma tête a porté contre le
+mur.... J'ai eu le délire.... C'est bien étrange, cela!... je ne
+comprenais plus, je ne pensais plus.... Cependant je me souviens de ce
+qui se passait dans ma pauvre tête... C'étaient des mensonges!... je te
+voyais rire, je t'entendais chanter, et tu avais autour de toi toute
+sorte de monde.... Comme c'est bizarre, le délire!...
+
+»Je baisais ses mains à pleines lèvres. Je n'avais pas l'infamie de me
+défendre. Pauvre, pauvre mère!
+
+»--Mais il ne faut pas que je perde de temps, reprit-elle, parce que je
+suis sûre, je sais que je vais bientôt mourir.... Ne pleure pas....
+Là!... voila que tu sanglotes!... Petit, je te le défends!...
+Écoute-moi, et promets-moi d'être bien courageux...
+
+»--Parlez! parlez, ma mère!
+
+»--Oui, mais je te défends de t'exalter.... Vois-tu, depuis le jour où
+ton père est parti, je ne vivais plus. Il ne faut pas m'en vouloir, mais
+je l'aimais tant! Ah! si tu savais tous les trésors de dévouement et de
+bonté que renfermait cette âme! Si je vaux quelque chose, c'est à lui
+que je le dois. N'en doute jamais. Eh bien! voilà près d'une longue
+année que je n'ai entendu parler de lui.... C'est atroce, cela. J'ai eu
+des mois entiers sans sommeil. J'étais là, seule, tendant l'oreille...
+car je me disais: S'il n'écrit pas, c'est qu'il revient. Hélas! le matin
+passait, et puis le soir, et ton père n'était pas là... Seules, tes
+lettres me remettaient un peu de joie au coeur. Ah! je veux te le dire,
+je suis fière et heureuse; car, enfin, tu es bien un peu mon oeuvre...
+et quand j'ai lu dans les journaux--j'en ai fait venir exprès... pour
+les montrer--«notre grand peintre Martial,» alors c'était une fraîcheur
+qui me passait à travers le coeur. C'est si bon, l'orgueil de son
+enfant!
+
+»Elle s'interrompit. Sa respiration était courte. Je ne doutais plus. La
+mort guettait sa proie, et elle ne pouvait plus lui échapper...
+
+»--Mais, ton père!... qu'est-il devenu? La dernière fois qu'il m'a
+écrit, il était à... attends donc!... je ne me rappelle pas bien le
+nom.... Saïgon... oui, c'est bien cela. Et il me disait que tout allait
+au mieux, qu'il était sûr de réussir... que nous serions riches comme
+des rois... et il ajoutait... tiens cela me fait rire: Le Roi du Feu
+t'envoie l'expression de son profond respect.... Tu te rappelles
+bien.... Comme il était singulier, ce Roi du Feu!
+
+»Et elle rit aux éclats. J'eus peur. Est-ce que le délire allait de
+nouveau s'emparer d'elle? Mais sa volonté fut plus forte que la maladie.
+Elle redevint maîtresse d'elle-même.
+
+»--Depuis ce temps, je n'ai plus entendu parler de ton père.... Je ne
+suis pas bien effrayée... parce qu'il m'avertissait qu'il allait partir
+pour une expédition lointaine... pour le pays... des Khmers! Tu sais, tu
+as déjà entendu ce nom.... La statue qu'il avait reçue dans la caisse...
+tu te rappelles... c'était, nous a-t-il dit... le roi Lépreux, le
+dernier souverain des Khmers.... Il ajoutait qu'il était déjà allé dans
+ce pays... et que, de la part des indigènes... des sauvages, sans
+doute... il n'y avait aucun péril à redouter.... Et cependant, je n'ai
+plus entendu parler de lui!...
+
+»Je crus que c'était cette inquiétude seule qui l'avait abattue ainsi,
+et je m'efforçai de la rassurer. Mais elle me fit signe de me taire.
+
+»--Je te dis tout cela, continua-t-elle, veux-tu savoir la vérité? pour
+retarder le moment où tu apprendras la terrible nouvelle...
+
+»--Mais, ma mère, que peut-il nous arriver de douloureux? Pourvu que mon
+père vive...
+
+»--Ceci, fit-elle d'un ton fiévreux, c'est que le banquier chez lequel
+nos fonds étaient déposés... tu sais bien, le banquier de Bordeaux....
+M. Estremoz...
+
+»--Eh bien?
+
+»--Eh bien, ce misérable est parti, en emportant notre modeste
+fortune.... Tu es complétement ruiné!...
+
+»Sans me laisser placer une seule parole, elle continuait:
+
+»--Tu es ruiné, entends-tu? C'est la misère pour toi. Tu n'as plus un
+sou. Tu mourras de faim, de froid.... Je sais bien ce que c'est. Tu es
+trop jeune encore pour résister à ces privations atroces.... Nous
+n'avons plus rien, rien!...
+
+»Chacun de ses mots se scandait dans une sorte de râle.
+
+»Ainsi, c'était pour cela que se mourait ma mère! Ah! en vérité, je
+sentis tout mon être se soulever à cette pensée.... Certes, je glissais
+déjà sur la pente du mal... mais, du moins, l'amour de l'argent pour
+lui-même n'avait pas desséché mon coeur.... Que m'importait cette
+fortune! Ruiné! Eh bien! tant mieux!... est-ce que ce n'était pas me
+contraindre à lui rendre au centuple, à elle, les sacrifices qu'elle
+s'était imposés pour moi? Je lui dis tout cela! Comme je parlais
+éloquemment de travail, de succès, de gloire, de fortune, et cependant,
+tout à coup, je m'interrompis. Sur sa lèvre errait un sourire
+d'incrédulité profonde.
+
+»--Tu doutes de moi, maman? m'écriai-je. Ah! c'est mal!
+
+»--Bébé! va! fit-elle.
+
+»Elle m'attira tout près d'elle, si près que ses lèvres touchaient mon
+oreille.
+
+»--Tu crois donc, dit-elle tout bas, et ses yeux se baissaient comme si
+elle eût rougi de me parler ainsi, tu crois donc que je ne sais pas ce
+qui se passe? Je sais que tu aimes... que tu es aimé!... Oh! d'abord
+cela m'a fait de la peine, et puis je me suis raisonnée.... Tu es si
+jeune... et puis, on m'a dit que tu l'adorais. Elle s'appelle Isabelle.
+C'est bien cela, n'est-ce pas? Eh bien, j'ai peur que, si tu es
+pauvre... elle ne te quitte, et que cela ne te fasse trop de peine!
+
+»Mon Dieu! où cette femme, chaste et pure entre toutes, avait-elle
+appris cette indulgence! Et si vous aviez vu ce sourire un peu fin, un
+peu moqueur, tout affection et tout pardon!... Cette vierge-mère aimait
+tant son fils qu'elle mourait de douleur de ne pouvoir lui éviter une
+larme... et pour qui? pour qui cette émotion sainte!... cette
+condescendance sublime!
+
+»Pour cette femme qui s'était vendue, qui se vendait, qui allait se
+vendre sans cesse et toujours!
+
+»--Je ne la connais pas, me dit ma mère; mais je la vois à travers
+toi... tu l'aimes... donc elle est bonne et belle!... oh! je te
+connais!... tu es bon juge!
+
+»J'aurais voulu me tuer au pied de ce lit.
+
+»Ce qui m'étonnait profondément, c'est que ma mère fût aussi bien
+instruite de ce qui se passait à Paris. Voici ce qu'elle m'avoua.
+Lorsqu'elle avait appris, très-indirectement, que j'avais une maîtresse,
+elle avait éprouvé une terreur invincible. Sans doute, cette femme
+allait m'arracher au travail, me pousser sur le chemin mauvais de
+l'oisiveté, à la débauche, peut-être... et, sans faire part de son
+projet à personne, elle était venue à Paris et avait pris adroitement
+ses renseignements. Or, que lui avait-on dit? Depuis qu'Isabelle vivait
+auprès de moi, j'avais complétement renoncé à la vie que j'avais menée
+jusque-là. Plus de ces _parties_ entre camarades, d'où l'on revient la
+tête lourde et les yeux rougis; je travaillais sans cesse, avec ardeur.
+On parlait d'un chef-d'oeuvre.
+
+»Ma mère ne voulut même pas m'embrasser. Elle craignait que je ne lui
+reprochasse de m'espionner. Et elle était repartie dans sa solitude, la
+chère âme, heureuse de ce que le danger par elle redouté ne fût
+qu'imaginaire!...
+
+»Voilà ce qu'était ma mère!... Quant à la perte de sa petite fortune,
+c'était pour elle un coup mortel. Depuis quelque temps déjà, sa santé
+était chancelante, et son énergie seule la soutenait encore; mais quand
+elle avait vu s'écrouler d'un seul coup toutes ses espérances, tout cet
+édifice de sécurité sur lequel, à ses yeux, reposait mon avenir, elle
+avait été saisie d'une crise terrible, à laquelle elle devait succomber.
+
+»Ah! combien douce et charmante elle resta jusque dans les affres de
+l'agonie!... elle se préoccupait surtout de ce que j'allais devenir.
+
+»Sur les quelques centaines de francs qu'elle s'était réservées pour son
+entretien, elle avait encore économisé, et ce fut avec un sourire de
+joie indicible qu'elle tira de son chevet la bourse où brillaient ces
+dernières pièces d'or, dont chacune représentait une privation pénible.
+
+»--Prends, me dit-elle. C'est le sang de ta pauvre maman; cet argent-là
+te portera bonheur.... Maintenant ce n'est pas tout, il me reste des
+bijoux... les voici, dans cette petite cassette... je les ai reçus de
+ton père... et si tu veux me faire bien plaisir, tu me jureras... non,
+tu me promettras... pas de serment, ta parole me suffit... de ne t'en
+défaire qu'en cas d'absolue nécessité... Il est bien entendu que je ne
+laisse pas de dettes, pas même le loyer de notre petite maison.... Comme
+je savais que j'allais mourir, je me suis entendue d'avance avec le
+propriétaire, et tu peux la quitter sans avoir rien à payer... tu
+comprends, nous avons fait une cote mal taillée! et il a résilié le
+bail.
+
+»Est-il rien de plus admirable que cette sollicitude maternelle,
+prévoyante jusqu'à la mort!
+
+»Quand elle comprit que la minute suprême arrivait, elle m'attira près
+d'elle, et me serrant contre sa poitrine amaigrie où grinçait un râle
+souffreteux:
+
+»--Tu sais, me dit-elle, quand tu reverras ton père, tu lui donneras mon
+dernier baiser...
+
+»Et ses lèvres se posèrent sur mon front... et j'entendis un long
+soupir!
+
+»La pauvre femme se laissa tomber sur son oreiller, ferma les yeux et
+mourut...
+
+»Voilà les enseignements que j'avais reçus! voilà la sublime éducatrice
+que mon père m'avait donnée!
+
+»Et voici ce que j'ait fait...
+
+»Six mois après, il semblait que tout cela ne fût qu'un mauvais rêve, à
+jamais effacé. J'étais redevenu l'amant d'Isabelle; mais cette fois,
+amant honteux, hypocrite, me glissant au milieu des sourires des
+laquais, par un escalier dérobé, attendant, anxieux, qu'elle fût
+seule...
+
+»Cette passion malsaine s'était de nouveau emparée de moi avec
+l'intensité de la fièvre.
+
+»Travailler! il était bien question de cela. Parfois, je barbouillais à
+la hâte quelques toiles, que j'allais vendre pour ne pas mourir de faim,
+et le plus souvent j'employais cet argent en bouquets, que j'accourais
+offrir au Ténia.
+
+»Car déjà on la nommait ainsi.
+
+»L'Anglais qui m'avait pris ma maîtresse avait promptement compris
+quelle nature hideuse se cachait sous cette enveloppe admirable! Et,
+désespéré, il s'était tiré un coup de pistolet dans la tête.
+
+»Je crois qu'il a survécu à sa blessure.
+
+»Dire comment j'ai vécu, je ne le sais pas. Je n'avais plus d'autre
+objectif que cette femme. Dix fois, elle m'a chassé, et alors mes amis
+me prenant en pitié, m'entraînaient dans le monde, espérant que cette
+diversion me sauverait de moi-même. Rien! c'était comme la tache de sang
+de lady Macbeth, que toute l'eau de la mer ne parviendrait pas à
+effacer.
+
+»Je passais les nuits devant son hôtel, épiant aux fenêtres de sa
+chambre un rayon de lumière, une ombre.
+
+»Je n'avais pas de pain, j'étais devenu une sorte de mendiant famélique
+qui errait dans la vie, comme ces Italiens qui jadis portaient en leurs
+veines le poison des Borgia, poison cent fois moins terrible que celui
+qui tuait en moi la conscience et l'honneur.
+
+»Le plus horrible en ceci, c'est que cette femme jouait avec mon âme
+avec un épouvantable cynisme!
+
+»Quand des mois s'étaient passés, quand je commençais à désespérer et
+que peut-être une lueur de raison allait jaillir en moi, on eût dit
+qu'elle devinait ce prochain réveil; alors elle m'appelait.
+
+»Tantôt, quand, stupide et rougissant de moi-même, je me trouvais sur le
+passage de sa voiture, elle s'arrêtait brusquement et m'appelait;
+j'accourais, courbé comme un valet, et alors, avec un éclat de rire,
+elle repartait au galop de ses chevaux.
+
+»Et j'étais presque heureux qu'elle m'eût reconnu, fût-ce même pour
+m'insulter.
+
+»Ou bien, dans la mansarde où j'avais dû me blottir, comme un fou dans
+un cabanon, je recevais un billet qui contenait ce seul mot:
+
+«Viens!»
+
+»Et j'obéissais à cet appel... elle me recevait et me disait:
+
+»--Tu ne t'es pas encore tué!... décidément, tu es si lâche que je
+t'aime!
+
+»Et avec quel art infernal elle se plaisait à m'abreuver d'humiliations!
+Comme elle arrachait un à un de ma conscience chaque sentiment encore
+résistant!
+
+»Ces bijoux, que ma mère m'avait confiés et que ma parole aurait dû me
+rendre sacrés, je les donnai à cette femme, qui, sous mes yeux, s'en
+para pour aller au théâtre avec son amant.
+
+»Et encore me dit-elle:
+
+»--Sont-ils assez vieillots! mais tant pis, ils me plaisent ainsi.
+
+»Le dégoût me monte aux lèvres quand je plonge par la pensée dans cette
+fange, où je ne me débattais même plus.
+
+»Quand, pour la dernière fois, elle me mit à la porte comme un laquais,
+j'attendis longtemps, espérant encore un de ces caprices odieux qui me
+rapprochaient d'elle. Cette fois, ce fut trop long. Et peu à peu je me
+sentis envahi par un tel mépris de moi-même et de cette misérable, que
+je me condamnai.
+
+»Vous savez le reste.
+
+»Tombant de degré en degré, roulant sur cette pente où les désespérés
+vont vite, j'avais tout négligé, tout oublié... et mes ardeurs de
+travail et mes espérances de succès.
+
+»J'avais d'abord demandé à l'ivresse l'oubli fiévreux, j'avais bu de
+l'absinthe; mais loin de me calmer, l'alcool ne faisait qu'exaspérer ma
+douleur.
+
+»Parfois, j'avais tenté de ressaisir mes pinceaux; les êtres qu'évoquait
+mon imagination n'étaient que des spectres.
+
+»Et la misère venait! Larve hideuse, elle m'enserrait de ses deux bras
+qui étouffent et navrent! Dans cette mansarde dont les murs délabrés
+criaient, par toutes leurs lézardes, les tortures de la pauvreté, je me
+sentais glacé. En vain, je faisais appel à mon courage, à toutes les
+exhortations du passé. Il m'était impossible de me dominer. En dépit de
+moi, cette femme me tenait comme ces stryges des légendes qui embrassent
+et emportent les enfants!
+
+»A mon coeur montaient le dédain, le mépris de mon être. A quoi étais-je
+bon? A quoi étais-je utile? De mon père je ne savais rien. Ma mère, je
+l'avais tuée, car c'était pour moi et à cause de moi qu'elle était
+morte!
+
+»Alors, inutile aux autres et à moi-même, je n'avais plus qu'à
+disparaître.
+
+»Ce qui me décida fut ceci. Une dernière fois je m'interrogeai, la
+question était ainsi formulée:
+
+»--Si le Ténia t'appelait, irais-tu?
+
+»Voyez, je disais déjà le Ténia, c'est-à-dire que j'acceptais la renom
+monstrueux qui s'attachait à cette femme.
+
+»Le Ténia! c'est-à-dire cette mucosité sinistre et rampante qui
+s'agglutine aux entrailles, les ronge, les serre, les anéantit, qui de
+l'homme fort fait un squelette, qui tue la force, détruit l'énergie...
+
+»Le Ténia! épouvantable étrangeté devant laquelle hésite encore la
+science:
+
+»--Si elle t'appelait, irais-tu?
+
+»Et je répondais:
+
+»--Oui!
+
+»Alors il fallait en finir avec moi-même.
+
+»Je me décidai.
+
+»Je me condamnai à mort.
+
+»Oh! la terrible journée qui précéda l'acte suprême! Comme, dans la
+vitalité de ma jeunesse, j'essayai encore de me défendre! comme je
+voulais me rattacher à la vie! comme je plaidai ma cause! comme je fus
+indulgent pour mes turpitudes!
+
+»Plaidoiries, plaintes, regrets, tout se heurta contre ma propre
+ignominie.
+
+»Et ce jugement que j'avais porté contre moi-même, je me dis qu'il
+fallait l'exécuter.
+
+»Pourtant, je m'en souviens maintenant, à l'heure dernière, une vision
+éblouissante passa devant mes yeux.
+
+»Oui! où donc était-ce? Une jeune fille, pure, chaste, adorable! Ce fut
+un éclair, il me sembla que si je l'avais rencontrée plus tôt, je serais
+devenu un homme!
+
+»Bah! c'était quelque nouveau mirage décevant mon âme affolée!
+
+»Vous savez le reste!
+
+»Et maintenant, messieurs, vous qui m'avez sauvé, vous qui avez droit à
+scruter les replis les plus profonds de mon âme...
+
+»Jugez-moi...
+
+»Seulement, écoutez bien.... J'ai été assez franc, j'ai fait assez bon
+marché de mon orgueil, de mon amour-propre, pour que vous acceptiez ma
+parole!
+
+»Depuis l'heure où j'ai voulu abandonner la vie, il s'est accompli en
+moi une transformation telle que, m'interrogeant, il me semble être
+revenu de deux années en arrière. Non, tout ce que j'ai dit n'existe
+plus! Le Martial d'autrefois est mort!... et un autre s'est éveillé, en
+qui parlent toutes les voix de l'honneur et de la probité.
+
+»Si je vous ai bien compris, vous vous êtes dévoués à une oeuvre grande
+et généreuse; vous vous êtes constitués, au milieu de cette société
+égoïste et haineuse, les chevaliers du droit et du devoir.
+
+»Eh bien! je vous le demande: ouvrez-moi vos rangs, et, soldat fidèle,
+je combattrai à vos côtés.
+
+»Dans cette armée du bien, dont vous m'avez révélé l'existence, je
+prendrai--si vous le voulez--le poste le plus humble ou le plus
+dangereux.... Toutes mes énergies d'homme se sont réveillées à votre
+appel. Je ne vous demande pas de croire aujourd'hui en moi... mettez-moi
+à l'épreuve... ma vie vous appartient... J'attends votre arrêt.»
+
+Martial se laissa retomber sur son siége, épuisé par les angoisses de
+cette confession, où s'étaient déroulés ses plus amers souvenirs. Peu à
+peu, les personnages qui composaient le Club des Morts s'étaient laissé
+eux-mêmes entraîner par ce récit, où la faiblesse humaine parlait si
+haut. Et quand Martial eut fini, pas un mot ne s'échappa de toutes les
+poitrines oppressées. Tous s'absorbaient dans leur pensée, et peut-être
+se souvenaient d'avoir subi, eux aussi, le joug de funestes passions.
+Enfin, Armand de Bernaye se leva.
+
+--Messieurs, dit-il, vous avez entendu le récit de Martial, vous avez
+entendu encore la requête qu'il vous adresse. Vous savez ce qu'il nous
+reste à faire. Que chacun de nous descende au plus profond de sa
+conscience, et se demande si l'homme qui fait appel à nous est digne de
+se dévouer à l'oeuvre que nous avons entreprise... Souvenez-vous que
+notre premier devoir, c'est la franchise absolue envers nous-mêmes.
+Donc, pas de fausse fierté, pas de compromis!... Oui, ou non, Martial
+a-t-il le droit de faire partie du Club des Morts? Oui ou non,
+avons-nous, à notre tour, le droit, en nous confiant à lui, de lui
+livrer les secrets de notre association? Notre réponse, vous le savez,
+doit être ainsi formulée: _Oui_, _non_, ou bien, pour troisième terme:
+_Épreuve_.
+
+Armand se tourna vers Martial.
+
+--Si nous décidons qu'il y aura épreuve, ceci signifiera que nous avons
+besoin de nouveaux gages avant de vous admettre à titre définitif dans
+nos rangs. En ce cas, vous ne connaîtrez ni nos noms ni nos visages.
+Nous vous imposerons une tâche, et c'est seulement lorsqu'elle sera
+remplie que vous deviendrez notre compagnon et notre frère.
+
+--Quelle que soit votre décision, dit Martial, je l'accepte. Je
+comprends moi-même que la faiblesse d'âme dont j'ai fait preuve vous
+peut mettre en défiance contre moi. Et cependant, si vous pouviez lire
+au fond de ma conscience, vous vous souviendriez que du creuset de la
+douleur et du remords, la volonté sort plus vigoureuse et plus
+résistante....
+
+Armand l'interrompit d'un geste.
+
+--Nous vous avons entendu: il nous reste à vous juger. Sachez encore que
+toute décision réclame l'unanimité des voix, en ce qui concerne
+l'affirmation ou la négation. Pour l'épreuve, une seule voix suffit pour
+l'imposer.
+
+Il se fit un grand silence.
+
+--Martial, reprit bientôt M. de Bernaye, chacun de nous, après avoir
+consulté sa conscience, va faire connaître sa décision devant vous.
+
+Martial inclina la tête. Il était pâle d'angoisse.
+
+Sir Lionel Storigan se leva le premier et dit:
+
+--Oui.
+
+--Oui, dirent à leur tour chacun des frères Droite et Gauche.
+
+--Oui, répéta Armand.
+
+Seule, la marquise restait. Quand elle se dressa, Martial ne put
+réprimer un mouvement de surprise. Dans l'ombre qui obscurcissait la
+salle tendue de noir, il n'avait pas remarqué que l'un de ses juges fût
+une femme.
+
+De sa voix douce et grave, elle laissa tomber ce mot:
+
+--Épreuve!
+
+Martial tressaillit. Il lui semblait que ce mot équivalait à une
+condamnation sans appel. Il eut froid au coeur; il croyait qu'une main
+inconnue le rejetait dans l'abîme où il s'était si longtemps débattu.
+
+--Ah! qui que vous soyez, s'écria-t-il, révoquez cet arrêt. Croyez en
+moi! il me tarde de commencer l'oeuvre de réhabilitation.
+
+--Et ce sera quand vous le voudrez vous-même, reprit la marquise. Si le
+mot qui vous admet dans nos rangs n'est pas tombé aussitôt de mes
+lèvres, c'est qu'avant de lier pour toujours votre existence à nos
+destinées, il vous reste une tâche à remplir.
+
+--Parlez! parlez! et quelle qu'elle soit, je saurai vous prouver que je
+suis digne de vous.
+
+--Martial! votre seul crime, c'est d'avoir oublié votre mère. Voilà ce
+que mon coeur vous reproche. De vos folies nous ne nous souvenons même
+plus. Mais ce fut un crime, Martial, je le répète, que d'effacer de
+votre coeur, fût-ce pendant une heure, le souvenir de celle qui avait
+poussé l'esprit de dévouement et de sacrifice à ses dernières limites.
+
+Les larmes montaient aux yeux de Martial.
+
+--Vous avez donc oublié, Martial, continua la marquise, qui songeait,
+elle, à ce cher petit être que Biscarre avait arraché de ses bras, vous
+oubliez donc que l'enfant qui part emporte avec lui un lambeau du coeur
+de sa mère, et qu'elle meurt loin de lui? Avant de vous lancer de
+nouveau dans la mêlée humaine, avant de faire abandon de votre volonté,
+avant enfin d'être le digne soldat du bien, voici l'épreuve que je vous
+impose...
+
+--J'écoute! fit Martial oppressé.
+
+--Vous partirez aujourd'hui même, tout à l'heure. Vous irez dans cette
+ville où votre mère vous a béni pour la dernière fois.... Là, vous vous
+arrêterez; vous marcherez vers l'humble cimetière où dort la pauvre
+femme, et sur la tombe qui la recouvre, vous vous agenouillerez, et vous
+lui direz: «Mère! ton fils ingrat et coupable te supplie de lui
+pardonner... et te demande si, dans la sincérité de sa conscience, il
+est assez fort pour se mêler à la lutte humaine.» Alors, dans votre
+coeur, une voix s'élèvera. Ce sera celle de la généreuse créature qui
+vous a tout donné jusqu'à la dernière goutte de son sang... et cette
+réponse dictera la mienne.... Si, courbé sur cette pierre glacée, vous
+vous sentez béni par celle qui n'est plus, alors revenez vers nous... et
+cette fois, je le jure, nous ne verrons plus en vous qu'un ami, un frère
+et un soldat du droit!
+
+--Ah! merci mille fois d'avoir conçu cette pensée! s'écria Martial. Oui,
+vous avez raison, je dois retremper mon âme à cette source de toute
+bonté et de tout amour!...
+
+--Allez donc, dit Armand. Vous sortirez d'ici sans connaître le lieu où
+vous avez été conduit. Dans une heure, une chaise de poste stationnera
+sur la place du Carrousel, devant l'hôtel de Nantes. Ne prononcez pas
+une parole. Le conducteur vous reconnaîtra sans que vous lui parliez.
+Dans les poches de la voiture, vous trouverez l'argent nécessaire à
+votre voyage....
+
+A ces mots, Martial ne put réprimer un geste de protestation
+involontaire.
+
+--Voyez, reprit Armand, voici que déjà le vain orgueil reprend sur vous
+son empire. Vous êtes libre encore de refuser, si vous vous trouvez
+humilié de recevoir de ceux qui comptent vous recueillir comme un frère
+les ressources qui vous manquent.
+
+--Non! pardonnez-moi! fit Martial.
+
+--Qui est avec nous, continua M. de Bernaye, ne possède plus rien en
+propre. Tout à tous, ceci est notre devise.
+
+--J'obéirai.
+
+--Trois jours vous suffisent pour accomplir ce pieux pèlerinage... dans
+trois jours donc, vous vous retrouverez à Paris. Vous retournerez dans
+votre chambre, et là vous trouverez un billet qui vous indiquera ce
+qu'il vous reste à faire. Si la voix de votre mère a troublé votre coeur
+et n'a pas éveillé en vous un de ces échos qui sont une révélation,
+alors déchirez ce billet, et que tout ce qui s'est passé aujourd'hui
+soit à jamais oublié... sinon, venez à nous, et dès lors vous serez
+associé à notre oeuvre.
+
+Martial étendit la main:
+
+--Sur le souvenir de ma mère, par mon père qui peut-être réclame
+vengeance, je vous jure d'être à mon poste dans trois jours.
+
+--Allez, Martial, nous vous attendons....
+
+Le jeune homme sortit de la salle, et se retrouva dans la chambre où il
+avait passé la nuit. Là, un léger repas était préparé. Sur les instances
+de Lamalou, Martial consentit à réparer ses forces. Bientôt ses yeux se
+fermèrent, son cerveau se troubla... il s'endormit. Et quand il revint à
+lui, il se trouvait devant l'hôtel de Nantes, se demandant si tout ce
+qui s'était passé n'était pas un rêve. Mais la chaise de poste était là.
+Dès qu'il parut, le postillon s'approcha de lui et du geste lui désigna
+la voiture, dont la portière se referma sur lui.... Et les chevaux,
+brûlant le pavé, s'élancèrent vers la barrière.
+
+
+
+
+X
+
+A L'OURS VERT
+
+
+--Eh ben! de quoi donc, mon petit!... est-ce que par hasard on a des
+_émoss_?
+
+Deux renseignements: A l'époque où se passent les faits que nous
+racontons, l'abréviation des mots était dans toute sa floraison
+argotique. On disait les _Funamb_ pour les Funambules, le petit _Laz_,
+pour Lazari; on amputait les mots, trouvant plus court de nommer le café
+du _caf_, et le bouillon un _ordin_, du mot ordinaire.
+
+Les termes métaphysiques n'avaient pas échappé à la contagion: «En v'la
+une vraie _rigol_,» pour rigolade, «est-il _bass_!» pour est-il
+_bassinant_ (ennuyeux)! _émoss_, pour émotion.
+
+Second détail:
+
+Voici où et dans quelles circonstances les paroles que nous venons de
+citer étaient prononcées. Auprès des halles, derrière les ignobles
+échoppes de bois qui entouraient alors la fontaine des Innocents, un
+grand nombre de cabarets restaient ouverts toute la nuit. C'était à la
+place Sainte-Opportune, dont l'arcade rappelait et rappelle encore aux
+amants du passé les plus beaux jours de la Truanderie, que les maisons
+branlantes et penchées abritaient ces bouges, réservés en apparence aux
+maraîchers et aux travailleurs du carreau, mais en réalité envahis par
+tout ce que Paris comptait de vagabonds et de gens sans aveu. Donc, au
+pied d'une de ces bâtisses, menacées par le marteau des démolisseurs et
+toutes prêtes à tomber d'elles-mêmes si on ne se hâtait de les jeter à
+bas, une boutique à carreaux sales, formés de vitres verdâtres,
+barbouillées de craie, portait cette enseigne:
+
+ _A l'Ours vert_.
+
+Au-dessus de la porte d'entrée, une plaque de tôle, fichée par quatre
+clous, représentait je ne sais quelle forme hétéroclite d'animal que le
+propriétaire de l'établissement affirmait être un ours, et qui, par un
+caprice singulier du peintre, était d'un vert que nous pourrions
+qualifier d'ardent. L'ours était dressé sur ses jambes de derrière et,
+le museau levé, paraissait se livrer à quelque sarabande qu'un ours qui
+se respecte n'eût jamais esquissée.
+
+Voilà pour l'extérieur. Entrons. C'est un long boyau, divisé en deux
+rangs de tables qui jadis eurent sans doute la blancheur immaculée de
+sapin neuf, mais qui aujourd'hui sont rehaussées d'une couche de graisse
+noirâtre, polie par les coudes des buveurs, et qui leur donnerait, si
+peu de bonne volonté qu'on y voulût bien mettre, l'apparence d'une
+toile vernie. Justement à côté de la porte d'entrée, un comptoir
+recouvert d'une plaque de zinc, encombré de bouteilles, de brocs, avec
+son évier percé d'un trou dans lequel roulent incessamment les rinçures
+de verres vidés. Derrière le comptoir, une grosse femme, aux allures
+masculines, aux lèvres moustachues, à l'oeil rougi. Nous disons à l'oeil
+rougi au singulier, par cette raison que cet oeil est unique, l'autre
+disparaissant sous la paupière fermée. Que si nous nous obstinions à
+vouloir approfondir ce mystère, nous apprendrions que la maîtresse de
+l'_Ours vert_, connue sous le surnom de la Brûleuse, a jadis soutenu
+quelques vives discussions en cours d'assises pour incendie, et qu'après
+une condamnation sévère, elle a assez peu respecté les arrêts de la
+justice pour que, dans une lutte formidable contre les gendarmes, elle
+ait perdu un de ses yeux. Excellente nature d'ailleurs, comme on le
+verra tout à l'heure. Quant au patron, puissent nos lecteurs retrouver
+avec satisfaction une de nos anciennes connaissances! Taille et
+corpulence énormes, traits boursouflés, nez épaté, bouche lippue,
+oreilles gigantesques, tels étaient les traits du personnage qui, jadis,
+attendait dans les gorges d'Ollioules le forçat Biscarre; tel était
+aujourd'hui Diouloufait, que les habitués de l'_Ours vert_ avaient
+baptisé d'un surnom significatif. On l'appelait la Baleine. C'était
+toujours le colosse aux formes massives; seulement, vingt années passant
+sur ce masque de chair y avaient creusé des rides profondes, et les
+cheveux embroussaillés étaient presque gris. En ce moment, la Baleine
+venait de s'asseoir au fond de la salle presque vide, auprès d'un homme
+qui, la tête dans ses deux mains, semblait ne pas remarquer sa
+présence.
+
+--Voyons, mon petit _gosse_, reprit la Baleine, faut pas se faire du
+tintouin comme ça. V'là-t-il pas! pour une méchante histoire de quatre
+sous!...
+
+L'autre ne répondait pas. La Baleine se releva, alla au comptoir, et
+s'adressant à la Brûleuse:
+
+--La vieille! passe-moi la bouteille de poivreau....
+
+On appelait ainsi, dans ce monde dont nous ne présentons pas les
+manières et le langage comme un modèle à suivre dans les familles, un
+épouvantable mélange d'eau-de-vie et de kirsch qui emportait--comme
+disait Diouloufait--la... bouche à quinze pas.
+
+--Pourquoi faire? fit la Brûleuse.
+
+--Est-ce que ça te regarde?
+
+--Un peu, qu'ça me regarde. Tu le tueras, ce p'tit-là!...
+
+--Ça, ça n'est pas ton affaire.
+
+--Mais si vous voulez tant que ça vous en débarrasser, vous feriez bien
+de le _suriner_ une bonne fois....
+
+La Baleine cligna de l'oeil et tapa amicalement sur l'épaule de la
+grosse femme:
+
+--Toi, t'as du bon! t'es pas pour les moyens violents! mais, vois-tu, ma
+p'tite, y a temps pour tout.
+
+--N'empêche que je trouve pas bien de lui détruire l'estomac comme ça.
+Vois-tu, Dioulou, tu m'as donné une _gastrique_, que quelquefois j'en
+crie.
+
+--Oui, mais toi! tu es une faible créature.
+
+La Brûleuse rit, ce qui lui donna l'occasion de montrer le plus horrible
+chevauchement de dents jaunâtres ou noires _s'esbattant_ entre ses
+mâchoires.
+
+--Écoute, reprit-elle, ça n'est pas tout ça. Mon petit Diou, il faut que
+tu me dises pourquoi vous démolissez ce moucheron-là, à petites doses,
+au lieu d'en finir, là, comme des gas, d'une seule fois!
+
+Dioulou regarda autour de lui avec inquiétude:
+
+--Tais-toi! et coupe-toi la langue plutôt que de _sottiser_ comme ça; tu
+sais bien que je suis pas le maître.
+
+--Ah! oui, y a l'autre! En v'là un qui me fait peur, moi qui suis pas
+poltronne, et qui mangerais un gendarme comme on avale un hareng saur...
+mais celui-là! brrr! rien que d'y penser, ça me fait froid dans le dos.
+
+--Alors t'occupe pas du petiot!
+
+--C'est l'autre qui veut?...
+
+--Oui, c'est l'autre qui donne les ordres... y a pas à barguigner....
+Donc, t'en mêle pas... tu me ferais avoir du désagrément, et donne-moi
+le poivreau...
+
+--Le v'là! mais attends!
+
+La bonne personne fit sauter le bouchon avec une chiquenaude, et,
+prenant un verre, le remplit jusqu'aux bords:
+
+--Maintenant, prends...
+
+--Oh! la Brûleuse!... tu vas te faire mal!...
+
+--Allons donc!... Ça m'a brûlé le _sophage_, et maintenant, y a plus que
+ça qui me soulage.
+
+Et, d'un coup de coude magistral, elle leva le verre, dont le contenu
+glissa dans sa gorge. Elle poussa un han! de satisfaction, fit claquer
+sa langue et remit la bouteille à Dioulou, qui, chargé en outre de deux
+verres, se dirigea de nouveau vers la table, où celui que la Brûleuse
+appelait le _moucheron_ était resté dans la même attitude. Dioulou posa
+bruyamment sur le bois la bouteille et les verres, puis il frappa sur
+l'épaule de son compagnon, une première fois sans succès, mais au second
+choc, l'homme leva la tête. C'était un singulier personnage, en ce sens
+que l'on s'étonnait malgré soi de le rencontrer en pareil lieu et en
+semblable société. Il devait avoir vingt ans à peine: ses traits,
+abstraction faite de la fatigue dont ils portaient les traces évidentes,
+étaient d'une délicatesse charmante. Des yeux noirs, bien fendus et
+couverts de longs cils, éclairaient un front blanc et bien modelé; les
+cheveux noirs, légèrement bouclés, se groupaient symétriquement sur les
+tempes, dont la peau fine laissait apercevoir les veines bleues. Le nez,
+aquilin, avait les ailes fines et transparentes. La bouche, ombragée par
+une moustache noire et encore peu fournie, avait une fraîcheur, une
+jeunesse qui contrastaient avec le teint trop pâle, sur lequel
+apparaissaient aux joues des teintes marbrées.
+
+--Eh bien!... Jacquot, fit Dioulou, est-ce que nous refuserons de
+trinquer un brin avec papa?...
+
+Celui qu'il venait d'appeler Jacquot le regarda longuement, comme s'il
+eût éprouvé quelque difficulté à le reconnaître.
+
+--Ah! c'est Diou! fit-il avec un soupir.
+
+--Comme tu dis ça, petiot!... On dirait que ça te chagrine de voir ta
+vieille Baleine?...
+
+--Je ne dis pas cela! mais... je dormais!... et si vous saviez, quels
+rêves!... oh! quels beaux rêves je faisais!...
+
+--Bah! les rêves, c'est des bêtises!... faut mieux boire.
+
+Et Dioulou emplit deux verres. Il poussa l'un d'eux vers Jacquot.
+Celui-ci l'écarta doucement.
+
+--Boire! fit-il avec un accent empreint d'une tristesse navrante; pas
+tout de suite!... Je ne voudrais pas oublier...
+
+--Oublier quoi?
+
+--Mon rêve!
+
+--Ah çà! il est donc bien rigolo.... Sacredié! moi, quand je rêve, c'est
+toujours qu'on me mène là-bas, à la barrière Saint-Jacques... et puis,
+on fourre ma tête dans l'histoire... tu sais... la lucarne d'où on
+éternue dans le son.... Y a le canif qu'est grand, grand... comme je ne
+sais pas quoi... et il descend... et il remonte... C'est pas drôle du
+tout.... C'est pour ça que j'aime pas les rêves....
+
+Jacquot ne paraissait pas l'entendre: la tête levée, il semblait, de son
+regard vague, suivre dans quelque mirage lointain une vision à peine
+effacée...
+
+--Voyons! reprit la Baleine, aie donc pas l'air d'un abruti comme ça....
+Qu'est-ce que t'as vu?...
+
+Jacquot tressaillit.
+
+--Vous ne comprendriez pas!...
+
+--Tiens! t'es encore poli toi! Alors, dis tout de suite que je suis trop
+bête.... Voyez-vous, ce monsieur? Esquintez-vous donc le tempérament à
+vouloir le consoler...
+
+--Pardonnez-moi, fit vivement le jeune homme, je ne voudrais pas vous
+blesser. Et tenez, je vais vous le prouver en vous disant mon rêve.
+Seulement, promettez-moi....
+
+Il s'arrêta.
+
+--Quoi donc? demanda Dioulou.
+
+--De ne pas vous moquer de moi.
+
+--Oh! y a pas de risque! Déboule-moi ton affaire...
+
+--En somme, cela va pourtant vous paraître bien ridicule. Mais que
+voulez-vous, il m'arrive parfois de faire ce même rêve, alors que je
+veille.... Il me semble que je suis petit, oh! tout petit! Je suis
+couché dans un berceau, enveloppé de rideaux blancs sous lesquels je
+suis blotti comme dans un nid d'oiseau. J'ouvre les yeux, alors les
+rideaux s'écartent, et....
+
+Encore une fois, Jacquot se tut. Était-ce donc qu'il craignait de
+profaner cette illusion en la décrivant dans un lieu semblable?
+
+--Eh bien? fit Dioulou, qui paraissait assez mal à l'aise. Quand on a
+commencé, faut finir....
+
+En même temps, tandis que le jeune homme s'absorbait dans ses propres
+pensées, il lui glissa entre les doigts le verre plein de cette liqueur
+redoutée de la Brûleuse. Machinalement, et comme par un mouvement
+instinctif, Jacquot porta le verre à ses lèvres et but d'un trait.
+
+--Bravo! quel gaillard! fit la Baleine. Là, vrai! t'es pas une petite
+fille, toi!...
+
+Une légère rougeur monta aux joues du jeune homme.
+
+--Je vais te dire tout, continua-t-il, comme si l'infernale liqueur eût
+déjà exercé son influence redoutable sur son cerveau.
+
+Ses yeux brillèrent.
+
+--Alors, entre les dentelles blanches apparaît une femme!... Oh! comme
+elle est belle!... et que son sourire est doux!... Elle se penche vers
+moi, je sens sur mon front le souffle divin qui s'échappe de ses
+lèvres... dans ses yeux, on dirait qu'il y a des larmes.... J'étends les
+bras vers elle... et je balbutie un mot.... Mère!... alors je sens
+qu'elle m'embrasse!... Un frisson passe à travers tout mon être!... puis
+tout s'efface, tout disparaît... et je m'éveille!...
+
+Il y eut un moment de silence. Certes, la Baleine n'était pas
+précisément ce qu'on appelait encore à cette époque un homme sensible,
+et rien n'indiquait que le viscère dont les battements titillaient sa
+septième côte eût droit au nom de coeur. Et pourtant il ne disait rien.
+Il avait baissé le nez dans son verre vide et aspirait de ses larges
+narines l'odeur âcre du poivreau. Tout à coup Jacquot reprit:
+
+--C'est bien vrai, cela, que vous n'avez jamais connu ma mère?
+
+Dioulou tressaillit. L'attaque était directe; heureusement il était prêt
+à la riposte.
+
+--Tu sais bien! fit-il d'un ton brusque, je l'ai connue.... sans la
+connaître.... C'était la soeur de.... l'autre...
+
+--Oui, c'est vrai. On me l'a dit cent fois... et aussi vous avez ajouté
+que c'était une... méchante femme...
+
+--Oh! méchante... si l'on veut... seulement elle avait eu des histoires
+avec la justice... pour des bagatelles... elle avait ses idées, c'te
+femme... elle disait que ce qui était aux autres était à elle...
+
+--Assez! s'écria Jacquot. Il me répugne d'entendre accuser celle qui fut
+ma mère...
+
+--Bah! elle est morte... et il y a longtemps...
+
+--Mais, mon père?...
+
+--Celui-là, mon p'tit... n'y avait que la mère qu'aurait pu nous
+renseigner là-dessus... et je crois qu'elle n'en savait pas plus que
+nous....
+
+Il eut un gros rire.
+
+--A boire! fit Jacquot en pressant sur son front baigné de sueur sa main
+qui tremblait...
+
+--Hé! va donc, p'tit! fit Dioulou en lui versant à pleins bords l'atroce
+liqueur. Faut pas se chagriner! La vie, c'est la vie! A chacun son lot!
+Et encore, t'es pas le plus malheureux... on aurait pu te jeter à la
+rivière comme un petit chat.... Pas de ça, au contraire, t'as trouvé un
+brave homme qui t'a recueilli, qui t'a élevé... un bon zig, enfin... ton
+oncle... qui a été pour toi un vrai père...
+
+--Oui! oui! murmura le jeune homme, dont la tête s'alourdissait et qui
+avait peine à parler. C'est vrai que mon oncle a été bon pour moi...
+
+--D'abord, il t'a fait éduquer.... Bigre! t'as pas à te plaindre... tu
+sais lire, écrire, compter, sans parler d'un tas de choses que tu t'es
+fourrées dans la tête, et quand tu le voudras, tu seras un monsieur!
+
+Jacquot, à demi ivre, laissa échapper un éclat de rire:
+
+--Oui, un monsieur... un mirliflore! Seulement, pour la minute, je meurs
+de faim!
+
+--Ah! c'est vrai! cette nuit, quand tu es arrivé, j'ai bien vu que tu
+avais un cheveu! Qu'est-ce qui s'est donc passé?
+
+Jacquot but encore, et, à mesure que son verre se vidait, une effrayante
+transformation se faisait en lui. Sa pâleur devenait livide; les teintes
+rouges de ses pommettes s'accentuaient et une sorte de tremblement
+agitait ses lèvres.
+
+--Ce qu'il y a eu, ma pauvre Baleine, reprit-il d'une voix qui se
+faisait rauque et saccadée. Est-ce que je sais au juste, moi?...
+Toujours des histoires!... On dirait qu'on m'a jeté un sort! Je ne
+demandais qu'à travailler... mais voilà le cinquième atelier d'où l'on
+me met à la porte...
+
+--Bah! qu'est-ce que ça fait?... et pourquoi donc t'a-t-on renvoyé?
+
+--Je vais te dire.... Probablement que ma figure ne plaît pas aux
+camarades.... Je ne suis pas plutôt arrivé dans un atelier qu'il y a
+toujours quelqu'un qui me cherche querelle.... On m'accuse toujours d'un
+tas de choses... tantôt c'est un outil qui disparaît, et on dit que
+c'est moi qui l'ai pris... ou bien mon travail est abîmé pendant la
+nuit... et le patron se fâche... alors je me révolte! On crie, je crie
+plus fort!... Dame! je ne suis pas plus patient qu'un autre, et surtout
+quand on sait qu'on n'a pas tort...
+
+--Tu n'as pas de chance!
+
+--Tiens, hier, encore la même chose... j'avais à graver une planche, une
+planche très-jolie, très-délicate, et on était pressé. Je me mets au
+travail; j'avais trouvé les indications écrites au crayon. Tu ne sais
+pas ce que c'est que la gravure, mais on doit faire des traits dans ce
+sens-ci, dans ce sens-là, pour indiquer les ombres, les draperies....
+
+De son pouce, Jacquot indiquait sur la table le sens de ses paroles.
+
+--Je me dépêche et j'enlève l'ouvrage; je le porte au contre-maître,
+croyant avoir un éloge. Bon! voilà qu'il me rit au nez et qu'il me
+demande si je me moque de lui. Je ne comprends pas, j'insiste. Il me dit
+que j'ai travaillé au rebours des instructions données. Cette fois-là,
+je me croyais bien sûr de moi; je lui dis que j'ai exactement suivi les
+indications du bulletin. Il se fâche; je lui dis que je vais le lui
+prouver. Je retourne à ma place et je prends le papier. Tu vas voir
+comme c'est drôle et comme j'ai raison de dire que le diable s'en
+mêle.... J'étais si tranquille que je lui donne le bulletin tout plié.
+Il l'ouvre, et alors il entre dans une rage!... vrai, c'était
+effrayant!... Sais-tu ce qu'il y avait sur le bulletin?
+
+--Non.
+
+--Des indications absolument contraires à celles que j'y avais lues.
+
+--Tu es fou!
+
+--Non, mais je dis qu'il y avait là une trahison.... Je reconnaissais la
+couleur du crayon, la forme des lettres, la disposition même des
+annotations... et pourtant, là où j'avais gravé un creux, il fallait un
+relief; là où les hachures devaient être verticales, je les avais faites
+horizontales... Le contre-maître s'emporte, me traite de fainéant, de
+propre à rien! Je me rebiffe, naturellement. Mais, bah! on me dit des
+gros mots! tout mon sang me monte à la tête, et j'aurais fait un malheur
+si on ne m'avait jeté dehors! Si bien que me voilà sur le pavé...
+
+--Tu entreras ailleurs!
+
+--Ouiche! pourquoi faire? Il y a une malechance sur moi!
+
+Le malheureux, en proie à une ivresse croissante, n'était plus maître de
+sa raison.
+
+--J'en ai assez, disait-il d'une voix entrecoupée, je ne veux plus
+travailler.... D'abord, ce n'est pas fait pour moi! je ne suis pas un
+ouvrier, moi... je veux... tu l'as dit tout à l'heure... être un
+monsieur... un mirliflore... A bas l'atelier!... à bas tout!...
+Maintenant, laisse-moi tranquille... j'en ai assez!... faut que je
+_pionce_!
+
+Ces mots d'argot, sur ces lèvres jeunes, semblaient avoir un caractère
+plus odieux encore.
+
+Le jeune homme s'était laissé retomber sur la table. Il était plongé
+dans l'abrutissement de l'ivresse.
+
+Le poivreau avait fait son effet.
+
+--Maintenant, murmura Dioulou, l'autre peut venir... le petiot est à
+point... comme il l'a demandé.
+
+A ce moment, la porte du cabaret s'entr'ouvrit, et une tête maigre,
+glabre, ignoble, se glissa dans l'entrebâillement.
+
+--Hé! la Baleine! dit l'arrivant d'une voix aigre, le _singe_ (maître)
+n'est pas là?
+
+--Tiens! te v'là, Goniglu!
+
+--Réponds donc!
+
+--Eh bien, non... il n'est pas là...
+
+--Alors, j'entre.
+
+Goniglu avait six pieds; sa taille et sa maigreur l'avaient fait
+surnommer l'Échalas.
+
+--Vois-tu, la Baleine, nous sommes là cinq ou six _zigs_ qui voulons
+causer... et ça nous aurait gênés de trouver le patron.
+
+--Bah! et qui ça est avec toi?
+
+--Oh! des bons!... Y a Bibet, tu sais, La Curée, et puis Douze-Francs,
+Muflier et Truard... et puis Maloigne...
+
+--Fichtre! dit Dioulou en riant, l'état-major!
+
+--Verse-nous des verres.... Tiens! v'là vingt ronds... je vas leur faire
+signe.
+
+Goniglu rouvrit la porte et, de ses grands bras, adressa des signes à un
+groupe qui stationnait à quelque distance. Un instant après, les
+personnages nommés plus haut faisaient leur apparition dans la salle de
+l'_Ours vert_. Il serait excessif d'affirmer que Goniglu et ses
+compagnons appartinssent à l'élite de la société. Du moins, ils
+dissimulaient admirablement les attaches qu'ils auraient pu avoir avec
+le grand monde. C'était, pour tout dire, des amas de guenilles suant le
+vice et la débauche: l'état-major--comme disait la Baleine--faisait mal
+augurer de l'armée tout entière, car jamais vagabonds et voleurs,
+misérables et bandits n'eurent allures plus repoussantes.
+
+Une exception, cependant: le dernier entré, Muflier, était vêtu d'une
+longue redingote de couleur olivâtre qui lui pendait aux talons; des
+brandebourgs multiples se croisaient sur sa poitrine bombée, tandis que
+sur ses hanches s'arrondissaient les plis bouffants de la jupe à la
+mode. Un chapeau très-haut, d'un feutre gris, allant en s'évasant au
+sommet, ombrageait son front sous ses bords d'une largeur phénoménale. A
+la main, Muflier portait un rotin de grosseur respectable, terminé par
+une pomme en corne. Les autres étaient à peine couverts de mauvais
+bourgerons ou de vestes trouées. Les pantalons élimés tombaient en
+franges sur des bottes dont les hiatus laissaient voir des pieds
+malpropres. Cette honorable société, à l'exception de Muflier, s'attabla
+bruyamment.
+
+--Eh bien! fit Goniglu, cause-t-on, ou cause-t-on pas?
+
+--Faut causer! répondit Douze-Francs, qui devait ce surnom à une affaire
+très-délicate--assassinat et vol--qui lui avait rapporté douze francs et
+douze ans de travaux forcés.
+
+--Qu'est-ce qui commence? dit La Curée.
+
+Il y eut un instant d'arrêt. Les orateurs semblaient manquer. Mais
+Muflier, qui était resté debout, appuyé au comptoir et jetant à la
+Brûleuse des regards sympathiques, releva d'un geste sec le collet de sa
+houppelande, poussa quelques hum! hum! de préparation, exécuta avec son
+rotin quelques tours d'un moulinet dominateur, et finalement dit d'une
+voix de stentor:
+
+--Vous êtes tous un tas de... mauviettes!
+
+--De quoi! de quoi! des manières! fit le groupe.
+
+Il faut savoir que Muflier, homme d'action et de conseil, portait
+d'énormes moustaches qui lui donnaient une physionomie formidable,
+qu'il accentuait encore en roulant de gros yeux à fleur de tête.
+
+--J'ai dit mauviettes, répéta-t-il en laissant retomber son rotin sur la
+table.
+
+Maloigne, qui était petit et malingre, faillit se laisser glisser à
+terre. Maloigne était l'admirateur-né de Muflier, quelque chose comme le
+joueur de flûte antique. Pour lui, Muflier et sa redingote
+représentaient l'idéal de la beauté mâle. Seulement Muflier lui faisait
+peur.
+
+--Pas besoin de gros mots! fit Bibet dit La Curée. On s'explique sans
+crier!
+
+--Est-on des amis ou n'est-on pas des amis? murmura Goniglu, qui
+affectionnait cette forme interrogative à deux tranchants.
+
+--Quand vous voudrez arrêter votre grelot, fit Muflier, ça me fera
+plaisir!
+
+--Faut retirer mauviettes!
+
+--Je ne retire rien du tout. Ce qui est dit est dit. Ah çà! continua
+l'honorable Muflier en accentuant de nouveau son moulinet, est-ce que
+vous croyez avoir affaire à un imbécile?
+
+--Oh! fit Maloigne avec un accent de profonde protestation.
+
+--Où veux-tu en venir? demanda Goniglu.
+
+--Où? voilà... vous avez peur!
+
+--Peur! nous! Ah! par exemple!
+
+--Vous avez un _trac_ du diable! Hier soir, tout feu, tout flamme!
+C'était à qui parlerait le premier! Le maître par ici, le maître par là!
+Vous débitiez tout votre chapelet.... Ce matin, ce n'est plus ça, et
+vous _canez_...
+
+--C'est pas vrai! cria Goniglu.
+
+--Vous canez! répéta Muflier en enflant sa voix. Il a fallu que je vous
+traîne jusqu'ici, et encore, toi, Goniglu, tu avais une flemme que si le
+_singe_ avait été là, tu ne serais même pas entré.
+
+Un sourd grognement répondit seul à cette interpellation directe.
+
+--Mais moi qui n'ai pas froid aux yeux...
+
+--Oh! pour ça, non! soupira Maloigne.
+
+--Je vais carrément dire à môsieu le Bisco que ça ne peut pas durer plus
+longtemps.
+
+Il était vrai que les dignes associés tournaient à chaque instant la
+tête vers la porte pour s'assurer si le personnage qu'on venait de
+nommer ne survenait pas à l'improviste. Cependant l'assurance de Muflier
+commençait à les gagner.
+
+--Non! ça ne peut pas durer! reprit l'orateur. Il faut que ça finisse...
+et on ne se moque pas plus longtemps des Loups!
+
+--Non! non!
+
+--Parle-t-il bien! parle-t-il bien! murmura Maloigne, dont les yeux
+s'écarquillaient comme pour mieux embrasser les beautés multiples de
+Muflier.
+
+--Au fait, sommes-nous les Loups ou sommes-nous pas les Loups? dit
+Goniglu.
+
+--Eh bien! proféra solennellement Muflier, depuis quand les Loups
+passent-ils leur temps à se croiser les bras et à regarder passer l'eau
+sous les ponts? Comment! voilà plus de deux mois que celui que vous avez
+élu comme chef, que le fondateur de l'association refuse de nous rien
+mettre sous la dent... pas seulement une pauvre petite affaire!
+
+--On crève de faim!
+
+--On est tout nu!
+
+--On se rouille!
+
+--C'est ça! Se rouille-t-on ou se rouille-t-on pas? Muflier promena sur
+son auditoire un regard circulaire et satisfait.
+
+--Qu'est-ce que c'est qu'un général qui laisse ses soldats sans
+ouvrage?... Voyez-vous, c'est peu naturel, et il y a là-dessous quelque
+manigance! Môsieu le chef des Loups s'est lancé dans le grand, il
+travaille dans la haute, il tripote dans le doré... tandis que nous,
+nous traînons dans les ruisseaux.... D'abord, c'est humiliant. Quand on
+a des bras et des jambes, c'est pour s'en servir, et puis, ça n'est pas
+régalant. On ne gagne rien et les capitaux s'en vont...
+
+--Pour ça, ils sont loin!...
+
+--Je sais bien qu'il y a la paye. Quoi? quarante malheureux sous par
+jour, comme à des ouvriers. Nous! des ouvriers! peuh! Si nous avions
+voulu être ouvriers, est-ce que nous serions Loups?
+
+--C'est vrai! c'est vrai!
+
+--Nous sommes des associés, et il nous faut une part des bénéfices.
+
+--Une grosse part.
+
+--Pour qu'elle soit grosse, il faut qu'il y ait des bénéfices, et pour
+qu'il y ait des bénéfices, il faut qu'on travaille...
+
+--Oui! oui!
+
+--Eh bien! moi, Muflier, j'affirme, je déclare que ma dignité s'oppose à
+ce que je touche un salaire, comme un misérable mercenaire.
+
+--Bravo! moi aussi.
+
+--Je déclare que mes intérêts souffrent, que la stagnation des affaires
+me cause un préjudice énorme, et je veux que ça change.
+
+--C'est ça! il faut que ça change!...
+
+--Donc, mes agneaux, le chef va venir. Il faut lui poser carrément nos
+conditions.
+
+Cette proposition, en dépit de l'enthousiasme croissant, jeta un léger
+froid dans l'assistance. Mais Muflier était trop bien lancé pour
+s'arrêter en si beau chemin. A ce moment, Dioulou, qui, depuis le
+commencement de ce mémorable entretien, était resté auprès du comptoir
+dans une attitude quasi indifférente, se rapprocha du groupe en écoutant
+attentivement.
+
+--Il n'y a pas à tortiller, reprit nettement Muflier, nous sommes des
+hommes d'action, il nous faut pour chef un homme d'action.
+
+--Le Bisco a fait ses preuves, dit la Baleine en intervenant tout à
+coup.
+
+--Ses preuves!... eh bien! et nous donc!... Ah çà! est-ce que par hasard
+nous n'avons pas fauché le pré et mangé la gourgane aussi bien que
+lui?...
+
+--Oui, mais il vous a fourni des affaires superbes, et ça n'est pas sa
+faute si vous avez mangé tout ce que vous avez gagné...
+
+--Fallait peut-être faire des économies pour faire plaisir à môsieu,
+articula la voix glapissante de Goniglu.
+
+--Enfin, qu'est-ce que vous voulez? demanda Dioulou.
+
+--Ce que nous voulons, ma petite Baleine, répliqua Muflier, dont la voix
+prit une intonation ironique, nous voulons qu'on ne nous traite plus en
+esclaves, en chiens, nous voulons qu'on daigne se souvenir que nous
+existons...
+
+--Sinon?...
+
+--Sinon nous verrons ce que nous avons à faire... ça ne te regarde
+pas...
+
+--Et pourquoi cela? Est-ce que je ne suis pas un Loup comme vous?...
+
+--Tu es un Loup, soit, mais tu n'as d'yeux que pour le singe, c'est ton
+roi, ton dieu; tout ce qu'il fait est bien fait.... Puisque vous êtes si
+malins, faites vos affaires vous-mêmes...
+
+--Et qu'est-ce que vous deviendrez?
+
+--Voilà-t-il pas! Comme si nous ne pouvions pas vivre sans personne....
+Parbleu! nous resterons Loups comme devant, seulement nous n'aurons plus
+de maître...
+
+--Et vous me ferez pincer au premier coup... Tenez, fit Dioulou avec
+colère, vous êtes des ingrats... Qu'est-ce qui vous a fait sortir du
+bagne? c'est le singe! Qu'est-ce qui t'a tiré de prison, toi, Goniglu?
+c'est le singe!... Qu'est-ce qui t'a aidé à brûler la politesse aux
+gendarmes, toi, Maloigne? c'est lui, toujours lui!
+
+Un murmure sourd répondit à ce plaidoyer.
+
+--Oh! mais vous ne me faites pas peur! reprit la Baleine en se campant
+solidement sur ses énormes jambes. Tous ne m'empêcherez pas de parler.
+Sans lui, vous n'êtes rien que des imbéciles et des brutes... Au coup de
+Neuilly, c'est lui qui vous a sauvés au moment où vous alliez être
+cernés par la _rousse_. A l'affaire de la rue du Bac, sans lui, vous
+étiez fichus. Et voilà ces messieurs qui font de la rébellion!
+
+--Tonnerre! hurla Muflier, tu nous insultes!
+
+--Parce que je vous dis vos vérités!... Vous n'êtes bons à rien, qu'à
+aller crever dans un cabanon. Vous n'avez ni coeur ni tête!
+
+--Te tairas-tu! cria encore Muflier, qui avait glissé sa main dans sa
+poche.
+
+--Et c'est toi, Muflier, qui prétends sans doute prendre la direction de
+la bande!... Un joli chef!... qui braille et qui ne sait rien faire, et
+qui détalera à la première alerte!...
+
+--Ah! tu m'appelles lâche! grinça Muflier.
+
+Livide de rage, le bandit tenait à la main son couteau tout ouvert. Il
+le leva sur Dioulou.... Mais au même instant, le couteau, violemment
+arraché, roula sur le plancher.
+
+--Malédiction! cria Muflier.
+
+--Eh bien! qu'y a-t-il? fit l'homme qui venait d'intervenir et qui, les
+deux bras croisés, regardait en face son féroce adversaire.
+
+C'était Jacquot qui, au bruit de la rixe, s'était dressé sur ses pieds,
+et, voyant Dioulou traîtreusement menacé, s'était jeté sur Muflier.
+
+--Ah! c'est toi, le moucheron! fit Muflier, dont les dents claquaient
+avec une convulsion de rage. Je vas rien te découdre!
+
+Il se rua sur Jacquot. Mais déjà la Baleine l'avait saisi à la gorge. Si
+Dioulou était vigoureux, Muflier, fortement musclé, ne lui cédait en
+rien. Jacquot avait voulu s'interposer, mais les autres l'avaient saisi
+par derrière en criant:
+
+--Faut les laisser faire! Pas de tricheries!
+
+Les deux hommes s'étreignant, poitrine contre poitrine, les bras
+enlacés, luttaient avec une énergie formidable. Une première fois, à une
+secousse violente, ils se séparèrent, puis revinrent l'un sur l'autre,
+les poings en avant. On entendit résonner leur thorax sous les coups.
+Tout à coup, le bras de Dioulou se détendit avec la roideur d'un ressort
+d'acier et atteignit Muflier en plein front. Le misérable poussa une
+sorte de rugissement.
+
+--As-tu ton compte? fit Dioulou.
+
+Mais la voix s'arrêta dans son gosier. Muflier venait de lui lancer un
+coup de tête à la poitrine. Alors le combat prit un caractère effrayant.
+Les deux colosses, en proie à une rage furieuse, s'étaient saisis de
+nouveau. Les tables se renversaient. Leurs corps, secoués, semblaient
+n'en plus faire qu'un seul, tandis que de leurs têtes congestionnées les
+yeux sortaient, comme prêts à sortir de leurs orbites.
+
+--Hardi! Muflier! criaient les autres.
+
+Tandis que seule la voix de Jacquot encourageait Dioulou. Déjà,
+cependant, ce dernier semblait faiblir. Un souffle haletant sortait de
+sa poitrine; ses reins pliaient. Mais à ce moment la porte s'ouvrit
+violemment; un juron formidable retentit, et, en même temps, deux mains
+se rivant à l'épaule des lutteurs les séparèrent les arrachèrent pour
+ainsi dire l'un de l'autre et les repoussèrent contre les murailles
+opposées.
+
+--Le singe! crièrent les spectateurs de la lutte.
+
+La force physique exercera toujours sur les natures brutales un empire
+indiscuté. On eût dit qu'aux mains de Biscarre (le lecteur l'a déjà
+reconnu), ces deux êtres énormes ne fussent plus que des enfants. Déjà
+Muflier, la tête baissée, épuisé de fatigue, courbait la tête et
+cherchait à éviter le regard de Biscarre. Quant à Biscarre--que les
+Loups désignaient sous le nom de Bisco--on n'eût certes pas reconnu en
+lui M. Mancal, l'homme d'affaires, ou Germandret, le bibliophile. Il
+était redevenu le forçat, ignoble, avec sa blouse rapiécée, son pantalon
+dentelé, la casquette à visière plate, les mèches de cheveux pendantes
+sur les tempes.... Et cependant sur ce visage de bête fauve, il y avait
+comme le rayonnement de la force du mal. De ses yeux gris et pâles
+s'échappait une lueur sinistre. Les bandits--depuis Goniglu le Malin
+jusqu'à Maloigne, le courtisan de Muflier--avaient perdu leur assurance.
+
+--Dioulou, ici!... fit Biscarre.
+
+Le colosse s'approcha, pliant les épaules, dans l'attitude d'un chien
+qui craint d'être battu.
+
+--Muflier, ici!...
+
+Il y eut dans les yeux de Muflier une dernière révolte, mais, sous le
+regard de Biscarre, il se courba à son tour et obéit.
+
+--Pourquoi vous battez-vous? demanda Biscarre.
+
+Tous deux gardèrent le silence.
+
+--Je veux que vous me répondiez. Allons! plus vite que ça!
+
+--Eh bien! fit Dioulou, c'est lui... c'est Muflier... qui se plaint de
+toi.
+
+--Oh! c'est vrai... mais pas tout à fait, répliqua l'autre, qui
+évidemment avait perdu toute son éloquence.
+
+--Ah! tu te plains de moi!... Parbleu! c'est amusant!... Me ferez-vous
+l'honneur, maître Muflier, de me dire en quoi j'ai perdu votre
+confiance?
+
+Certes, si Muflier eût été seul, il n'est pas douteux que, sans la
+moindre explication, il se fût rendu à merci. Mais ses complices,
+étonnés, disons plus, dégoûtés de ses hésitations, commençaient à se
+pousser du coude et à ricaner en le regardant. Il se redressa, poussa un
+hum! hum! d'encouragement, et dit d'une voix qui manquait encore de
+fermeté:
+
+--Ces messieurs m'avaient chargé de vous exposer quelques
+observations...
+
+--Hein?
+
+Biscarre regarda Goniglu, qui parut fort occupé à bourrer sa pipe.
+Douze-Francs se gratta vivement l'épaule. Maloigne ramassa son
+mouchoir.... Bref, aucun d'eux ne semblait disposé à accepter la part de
+responsabilité que leur offrait si gaillardement Muflier.
+
+--Et quelles sont ces... observations? demanda Biscarre.
+
+--Oh! presque rien... des vétilles! fit légèrement Muflier.
+
+--C'est un mensonge, fit Dioulou. Ces gredins-là prétendent que tu es un
+mauvais chef... et ne veulent plus de toi.
+
+--Ah bah! et qui veulent-ils choisir?
+
+--Parbleu! M. Muflier.
+
+--Tiens! mais ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée, cela, fit
+Biscarre en ricanant. D'ailleurs, je ne serais pas fâché moi-même de me
+débarrasser du pouvoir... il me pèse. J'ai bien quelques affaires à
+terminer, mais je m'en chargerai seul.
+
+Il y eut un murmure de protestation douloureuse.
+
+--Mais enfin, pourquoi ne nous donnez-vous rien à faire? articula
+Muflier qui s'efforçait de sauver les dernières bribes de son prestige.
+
+--Ah! ah! voilà où le bât vous blesse?
+
+--Dame! nous voudrions bien travailler.
+
+--Adressez-vous à Muflier. Je suppose qu'il a en poche quelque bon plan
+d'opération... et tenez, s'il veut de moi, je ne serais pas fâché de
+travailler sous ses ordres.
+
+--Oh! vous voulez rire? fit Muflier.
+
+--Rire! certes non! reprit Biscarre, dont la voix reprit son timbre
+vibrant, et je vais vous en donner la preuve....
+
+Mais à ce moment il s'arrêta tout à coup. Ses yeux venaient de tomber
+sur Jacquot, qui, immobile, semblait suivre cette scène avec une sorte
+de stupeur.
+
+Biscarre pâlit et se mordit les lèvres.
+
+Il entraîna Dioulou dans un coin, et lui parlant à voix basse:
+
+--Comment! tu les a laissés parler devant le petit!...
+
+--Oh! ils étaient lancés... et c'est pour les arrêter que je me suis
+battu.
+
+--Malédiction! Alors il a tout entendu.
+
+--Non! il est ivre, et je ne crois pas qu'il ait compris...
+
+--J'ai commis une imprudence, mais je la réparerai...
+
+--Comment?
+
+--Attends! Muflier, approche.
+
+L'habitude de la discipline l'emporta. Muflier vint à son chef.
+
+--Tu es un imbécile, dit Biscarre, et je te le prouve d'un mot. Est-ce
+que Jacquot était au courant de nos affaires?... Tu bavardes comme une
+pie, et tu ne te dis pas que Jacquot peut avoir peur et aller causer de
+toutes nos aventures...
+
+--Tiens! c'est vrai! je n'avais pas songé.
+
+--Et tu veux être chef des Loups!... misère!
+
+Muflier baissa la tête. Il était vaincu.
+
+--Veux-tu réparer le mal que tu as fait?
+
+--Oui! oui!
+
+--Alors, dis comme moi... et obéis-moi....
+
+Pendant ce rapide colloque, Goniglu et ses compagnons n'avaient pas
+prononcé un mot. Ils attendaient comme il convient à des soldats bien
+dressés.
+
+Biscarre revint vers eux.
+
+--Mes amis, je regrette que vous vous soyez emportés... mais au fond je
+ne vous en veux pas... les bons ouvriers veulent du travail, c'est trop
+juste....
+
+Tous regardaient Biscarre avec surprise. De fait, ses allures avaient
+changé, son accent s'était adouci.
+
+--Mais voila, continua-t-il, en ce moment les affaires sont lourdes. Le
+bâtiment ne va pas. Et si je n'avais pas les reins aussi solides, tout
+entrepreneur que je suis, je ferais la culbute. Cependant je crois que
+je vais avoir quelque chose à vous donner. On me proposa une grande
+affaire....
+
+Un clignement d'yeux avertit les Loups de ne pas protester.
+
+--Une maison à construire, là, auprès des halles... Je sais que vous
+êtes bons à la tâche, et je vous prendrai les premiers... seulement je
+ne traite que dans la matinée d'aujourd'hui. Si vous trouvez à vous
+embaucher tout de suite...
+
+--Non! non! fit Muflier. Nous ne voulons travailler que pour vous...
+
+--Oui! firent les autres. Muflier a raison.
+
+--Merci, mes amis, mes bons amis.... Mais, voyez-vous, il ne faut pas
+être si vifs, ça fait faire des bêtises. Et puis se cogner entre soi,
+c'est mal, c'est très-mal... Voyons, puis-je compter sur vous?
+
+--Oui.
+
+--Alors, allez avec Muflier: je lui ai indiqué le rendez-vous, et avant
+une ou deux heures, vous serez embauchés; ça vous va-t-il?
+
+Une réponse unanime accueillit les paroles de Biscarre. Cependant les
+bandits se demandaient ce que signifiait cette comédie. De fait, comme
+il sera expliqué tout à l'heure, ils n'avaient attaché aucune importance
+à la présence de Jacquot, qu'ils savaient être le neveu de Bisco. Mais
+maintenant ils éprouvaient une vague inquiétude, en se souvenant que
+déjà la Bisco leur avait recommandé le plus grand silence, lorsqu'ils se
+trouvaient avec le jeune homme.
+
+--Alors, fit Goniglu en clignant de l'oeil à son tour, il y aura du
+travail?...
+
+--Et on donnera des arrhes!
+
+--Bravo! alors nous en sommes.
+
+--Vous prendrez bien un verre avant de partir?
+
+--Oh! pour ça, oui!
+
+Biscarre s'approcha de Jacquot.
+
+--Et toi, mon neveu, boiras-tu un coup avec nous?
+
+Le jeune homme tressaillit: l'ivresse qui le tenait au cerveau troublait
+ses pensées, qui se confondaient. C'était comme une hallucination
+sinistre. Qu'étaient-ce que ces hommes? et avait-il bien entendu tout à
+l'heure? Dioulou avait versé une tournée générale. Biscarre prit un
+verre, et d'un mouvement rapide et inaperçu, tira de sa poche un flacon
+d'où il laissa tomber quelques gouttes dans le vin. Puis il mit le verre
+aux mains de Jacquot.
+
+--Bon! dit-il. A la santé des bons travailleurs!...
+
+Sans répondre, Jacquot porta le verre à ses lèvres: à peine l'eut-il
+vidé, qu'il chancela. Biscarre lui saisit les bras et le soutint...
+tandis que doucement le jeune homme s'affaissait sur un banc.... Il y
+eut un silence; puis Biscarre, penché sur lui, se redressa:
+
+--C'est fait! dit-il.
+
+Alors il se tourna de nouveau vers les bandits:
+
+--Avez-vous compris, maintenant? Comment! voilà un gars qui est
+ouvrier... pour de bon... qui est mon neveu... et qui n'a jamais
+travaillé avec nous... et vous êtes assez bêtes pour parler devant
+lui!...
+
+--Nous ne l'avions pas vu, hasarda Goniglu.
+
+--Je le croyais ivre-mort! fit Dioulou, qui se sentait atteint, lui
+aussi, par le reproche de Biscarre.
+
+--Enfin, passons... c'est une imprudence qui aurait pu vous coûter
+cher.... Maintenant, les Loups, un dernier mot!... Ce que je vous ai dit
+est vrai, j'ai besoin de vous...
+
+--Ah! bravo!... Enfin!...
+
+--Quand vous vous plaignez, c'est que justement vous ne comprenez rien à
+la vraie façon de procéder. Parbleu! si je voulais vous lancer dans des
+opérations à quatre sous, où vous risqueriez votre peau... ça ne serait
+pas difficile, et ça vous rapporterait comptant le bagne ou
+l'échafaud.... Je vous ai promis de vous faire riches, je tiendrai ma
+promesse...
+
+--Vive le Bisco!...
+
+--Moi, dit Goniglu attendri, j'irai vivre dans mon pays...
+
+--Et tu deviendras fonctionnaire du gouvernement, c'est entendu!... En
+attendant, mes Loups, prenez patience... Pour vous y aider, voici
+d'abord une vingtaine de jaunets qui vous permettront de vous requinquer
+un peu....
+
+Il jeta sur la table une poignée de pièces d'or. Les bandits se jetèrent
+sur cette proie.
+
+--Le Bisco, dit Muflier, pardonnez-moi, n'est-ce pas?...
+
+--C'est fait.
+
+--Vive le singe!
+
+--Merci, mes Loups!... Venez prendre le mot d'ordre tous les matins,
+mais pas en corps, comme aujourd'hui... Tonnerre! on dirait que vous
+avez peur de n'être pas assez remarqués par la _rousse_!... qu'un seul
+vienne, et jamais le même.
+
+--Nous obéirons.
+
+--Maintenant, allez-vous-en... et au revoir....
+
+Les bandits, munis de leur part de butin, ne songeaient plus d'ailleurs
+qu'à partir, et, après quelques nouvelles protestations, ils
+disparurent....
+
+Jacquot, affaissé sur la banc, dormait toujours d'un profond sommeil.
+Biscarre s'approcha de la Brûleuse, qui était restée à son comptoir
+pendant l'incident, quoique par ses cris elle n'eût pas cessé
+d'encourager Dioulou. Seulement elle avait obéi à une consigne dès
+longtemps donnée par la Baleine et qui lui interdisait, sous quelque
+prétexte que ce fût, de se mêler des rixes.
+
+--Les femmes! disait Dioulou, ça ne sert qu'à envenimer les choses.
+
+--La Brûleuse, dit Biscarre, fermez la boutique, mettez les volets et
+allez faire un tour d'une heure...
+
+--Hein? s'écria la compagne de Dioulou. Fermer le bazar! m'en aller au
+moment où la clientèle va arriver!...
+
+--Allons! obéissez! vous savez que je ne souffre pas d'observation...
+
+--Cependant...
+
+--Obéis! tonnerre! cria Dioulou à son tour.
+
+--Mais on va s'ameuter devant le cabaret, on enfoncera les volets, on
+pénétrera de force.... Sans compter la police, qui croira à un
+accident...
+
+--Attendez, fit Biscarre. Du papier, de l'encre, une plume....
+
+Il étendit sur la table la fouille que Dioulou lui présentait, puis
+d'une écriture grasse et ferme, il écrivit:
+
+ _Fermé pour cause de changement de propriétaire_.
+
+Cette fois, ce fut Dioulou qui ne put réprimer une exclamation de
+surprise.
+
+--Comment! changement de propriétaire!... Et moi, alors, qu'est-ce que
+je vais devenir?
+
+--Voyons, pas tant de phrases, dit Biscarre. La mère, collez ça sur les
+volets, et filez rapidement.
+
+La Brûleuse, de son oeil unique, jeta un regard interrogatif à Dioulou.
+Elle sentait en elle de vagues idées de résistance. Mais d'un geste
+significatif, le colosse lui ordonna encore une fois d'obéir. Elle se
+résigna en grommelant, et, un instant après, les lourdes planches de
+bois, retenues par les boulons de fer, fermèrent hermétiquement la
+devanture. Puis, la Brûleuse jeta un adieu à Dioulou et disparut, en
+promettant de revenir dans une heure. Biscarre alluma une chandelle, et,
+se rapprochant de Jacquot, s'assura que son sommeil était profond. La
+tête du jeune homme, rejetée en arrière, portait le stigmate de la
+fatigue; mais, en dépit de sa pâleur, il conservait une beauté et une
+délicatesse natives qui, chez tout autre que Biscarre, eût excité une
+sympathie involontaire. Mais bien au contraire, l'oeil ardent, la lèvre
+crispée, l'ancien forçat l'enveloppait d'un regard de colère et de
+haine.
+
+--Dioulou! fit-il.
+
+L'homme s'approcha. De la main, Biscarre lui désigna le dormeur.
+
+--N'est-ce pas qu'il lui ressemble? murmura-t-il.
+
+--A qui?
+
+--Mais à elle, pardieu!... à celle que je hais... pour l'avoir trop
+aimée.
+
+--C'est pas malin, ça, fit Dioulou en ricanant, on se ressemble de plus
+loin... puisqu'elle est sa mère...
+
+--Sa mère! oh! tais-toi!... Quand je songe à cela, je me demande si
+j'aurai l'énergie nécessaire pour ne pas écraser d'un seul coup ce
+misérable....
+
+Il leva sur la tête de Jacquot son poing qui l'eût tué d'un seul coup,
+mais Dioulou lui arrêta le bras.
+
+--Eh bien! eh bien! des folies, maintenant!
+
+--Tu as raison, fit Biscarre en se reculant, ce n'est pas ainsi qu'il
+doit mourir.... Et qui sait? Si elle apprenait tout à coup, cette belle
+marquise, que son fils est mort, peut-être éprouverait-elle dans sa
+douleur une sorte de soulagement...
+
+--Oh! c'est impossible!...
+
+--Non! cela est vrai!... Est-ce que je ne devine pas les transes
+horribles, les angoisses poignantes qui torturent l'âme de cette
+femme?... Oh! je le sens, elle n'a pas oublié mes paroles; elle sait
+qu'un jour viendra où elle saura que son fils est vivant, et que, ce
+jour-là, ce fils, maudit, déshonoré, va passer d'un cachot d'infamie à
+l'échafaud d'expiation!
+
+Dioulou, qui n'était pas facile à émouvoir, ne put réprimer un frisson.
+Et, en vérité, Biscarre était effrayant à voir, tant la féroce passion
+de la vengeance convulsait ses traits.
+
+--Il n'est pourtant pas méchant, le petit, fit Dioulou. Et tiens! pas
+plus tard que tout à l'heure, sans lui, Muflier me fourrait deux pouces
+de fer dans le corps...
+
+--Oui! oui! il est bon!... c'est une âme généreuse, fit Biscarre avec
+ironie. Eh parbleu! je n'ai pas oublié le mal qu'il m'a donné, et
+jusqu'ici en pure perte...
+
+--Le fait est que tu as tout tenté pour en faire un fier gueux...
+
+--Quand il était tout petit, reprit Biscarre, sous prétexte de pauvreté,
+je le laissais sans cesse avec les vagabonds, avec toute cette tourbe
+enfantine qui se vautre dans les ruisseaux... j'essayais, par cette
+camaraderie dégoûtante, de développer en lui des instincts mauvais...
+
+--Mais, bernique! le petit ne mordait pas à la pomme! Te rappelles-tu,
+quand les petits voyous rentraient, déguenillés, sales, lui arrivait
+avec sa petite tête souriante et ses cheveux qui frisottaient. Était-il
+gentil! c'était à croire qu'il sortait d'une boîte.
+
+Biscarre réfléchissait.
+
+--Je lui ai appris à lire, murmurait-il, et par les livres que je
+choisissais, je m'efforçais de le pervertir.
+
+--Il ne comprenait pas, et il disait que ça l'ennuyait.
+
+--Est-ce qu'il y aurait une fatalité plus forte que la volonté humaine?
+Non, ce n'est pas possible. Bandit je le veux, bandit il sera... et
+aujourd'hui il ne m'échappera pas.
+
+--Ainsi, tu n'y renonces pas?
+
+--Renoncer à cette vengeance qui est ma vie.... Oh! certes non! et tant
+qu'un souffle de vie restera en moi, je poursuivrai cette oeuvre de
+haine.
+
+--Enfin, ça te regarde.... Et tu me dis que tu as un moyen?
+
+--Infaillible. Dis-moi seulement: quand il est arrivé hier soir, que
+t'a-t-il dit?
+
+--Oh! il était désespéré! et même je ne l'ai jamais vu comme ça...
+
+--On l'avait chassé de l'atelier?
+
+--Oui, après une violente querelle.
+
+--C'est bien cela; le Loup qui était là a bien rempli mes instructions.
+Continue: il s'est plaint, il s'est mis en colère?
+
+--Oh! en plein. Il a déclaré qu'il ne voulait plus travailler, qu'il
+n'était pas bon à faire un ouvrier.
+
+--A merveille!
+
+--Qu'il voulait être un mirliflore...
+
+--Enfin! Ah! mon brave Dioulou, quand tu m'as vu dans ces deux dernières
+années approuver le travail de Jacquot, alors qu'il passait ses nuits à
+étudier; quand je l'encourageais dans cette voie qui devait lui rendre
+insupportable sa condition présente, je savais bien que l'heure
+sonnerait où se développeraient en lui des aspirations soigneusement,
+mais lentement entretenues. Je n'ai pu en faire un voleur de grand
+chemin! j'en ferai un bandit du grand monde! La route est plus
+séduisante, mais le but sera le même...
+
+--Ainsi, c'est toi qui l'as fait chasser de l'atelier?
+
+--De celui-là comme des autres. Oh! sois tranquille, pas un seul instant
+je ne l'ai perdu de vue.... Je le connais bien maintenant, et je sais
+sur quel point de sa conscience il faut frapper...
+
+--Et tu ne crains pas que, dans le monde, le hasard ne vienne aider sa
+mère à le découvrir?
+
+--Je ne redoute rien.... Mais, maintenant, laisse-moi. Il faut que je
+cause avec lui.
+
+--Surtout pas de violence... car, vois-tu, cette diablesse de haine
+m'effraye toujours.
+
+--Tu es bien poltron, maintenant.
+
+--Non. Mais, enfin, veux-tu que je te dise, Biscarre...
+
+--Quoi?
+
+--Tu ne te fâcheras pas, au moins?
+
+Biscarre le regarda en face.
+
+--Il est inutile que tu me parles... je sais ce que tu as à me dire.
+
+--Bah! tu es donc sorcier?
+
+La main de Biscarre tomba sur son poignet et s'y riva comme un bracelet
+d'acier.
+
+--Écoute-moi bien, Dioulou. Je sais que, par bêtise, par sentiment, par
+lâcheté, tu ne partages pas la haine que j'ai vouée au fils de Marie de
+Mauvillers.... Je t'excuse, parce que tu ne comprends pas ce que sont
+ces passions qui s'emparent d'un homme et lui mettent au coeur une
+marque pareille à celle que le bourreau met à l'épaule du condamné...
+Donc, tu as pour ce garçon, je ne dirai pas de l'affection, mais tout au
+moins de la sympathie.
+
+--Je te prie...
+
+--Les sentiments sont libres. Adore-le, si tu veux, seulement....
+
+Biscarre scanda sèchement chacune de ses paroles:
+
+--Seulement, si jamais tu tentais contre moi la moindre trahison, si tu
+te permettais, en quelque circonstance que ce fût, de contrecarrer mes
+projets, d'avertir Jacquot des périls qu'il court, je te donne ma
+parole--et tu sais que je la tiens--que je te punirais de telle sorte
+que pas un lambeau de ta chair n'échapperait aux tortures....
+
+La voix de Biscarre avait pris un accent sourd et effrayant.
+
+--Pas une fibre de ton être qui ne fût douleur! pas une parcelle de
+toi-même qui ne me donnât tout son sang! Maintenant tu es averti, va....
+
+Dioulou était resté immobile. Sa face bestiale s'était couverte d'une
+pâleur terrifiée. Oui, il connaissait Biscarre. Il avait peur!
+
+--Je te promets... je t'assure... commença-t-il.
+
+--Je n'ai pas besoin de tes serments. Tu me crains, cela me suffit. Un
+dernier mot. Dès aujourd'hui, tu vas quitter le cabaret de l'_Ours
+vert_.
+
+--Ah! et qu'est-ce que je ferai, alors?
+
+--Tu le sauras plus tard. Je veux que Jacquot soit dépisté et ne puisse
+revenir ici. Donc, j'ai vendu la maison.
+
+--Vendu!
+
+--Oui, un honnête négociant en a soldé le prix hier, et viendra
+aujourd'hui même se mettre en possession des lieux. Qu'à midi vous soyez
+partis, toi et la Brûleuse. Ce soir, à huit heures, tu iras m'attendre
+au quai de Gèvres. Là, je te donnerai mes ordres.
+
+Dioulou poussa un grand soupir; mais il savait par expérience que toute
+résistance était inutile. Il inclina la tête.
+
+--Tu n'as plus besoin de moi? demanda-t-il.
+
+--Non, va-t'en.
+
+Le colosse eut un moment d'hésitation. Au fond, cette nature brutale
+aimait Biscarre, comme le chien aime le maître qui le bat.
+
+--Biscarre! fit-il timidement.
+
+--Quoi? que me veux-tu encore?
+
+--Dis-moi que tu ne m'en veux pas... que tu ne te défies pas de moi....
+
+Biscarre haussa les épaules et se mit à rire:
+
+--Décidément tu es trop sensible! Va... et ne te mets pas martel en
+tête.
+
+Et comme Dioulou ne bougeait pas.
+
+--Voilà ma main... et qu'il ne soit plus question de rien....
+
+Dioulou la saisit avec empressement; il eut un large sourire de
+satisfaction.
+
+--Là, maintenant, je m'en vais. Je suis là, dans la soupente; si tu as
+besoin de moi...
+
+--Je t'appellerai.
+
+Dioulou disparut par une porte intérieure.
+
+--Trop ému! murmura Biscarre; je veillerai.
+
+Il revint vers Jacquot, qui était toujours plongé dans un sommeil lourd.
+
+--A l'oeuvre! fit Biscarre.
+
+Il tira de sa poche un flacon à peu près semblable à celui d'où étaient
+tombées les gouttes de narcotique versées tout à l'heure dans le verre
+du jeune homme. Il enleva le bouchon, et plaça la fiole sous les narines
+du dormeur. Quelques minutes se passèrent, puis Jacquot poussa un
+soupir, ses membres s'agitèrent; il ouvrit les yeux, vit Biscarre, et,
+comme s'il eût obéi à un mouvement instinctif de répulsion, il les
+referma brusquement.
+
+--Eh bien, Jacquot, dit Biscarre, nous nous sommes donc grisé?
+
+--Moi! fit le jeune homme en regardant autour de lui; où suis-je donc?
+
+--Comment! tu bats encore la breloque? mais tu es chez l'ami la
+Baleine... et c'est moi qui suis là, moi, ton vieil oncle...
+
+--C'est vrai!... oui, c'est le cabaret!... Comment donc suis-je venu
+ici?...
+
+--Rappelle-toi donc. La Baleine m'a tout dit. Il t'a rencontré hier
+soir, au moment où tu sortais de l'atelier.
+
+--D'où on venait de me chasser.
+
+--Oui, c'est ça! Oh! ces patrons! ça ne vaut pas la corde qui les
+pendra.... Alors, comme tu avais l'air tout ennuyé et que c'est un brave
+homme, il t'a amené ici et m'a fait prévenir. Mais il paraît que, pour
+noyer ton chagrin, tu as bu un peu trop. Bah! il n'y a pas d'offense.
+Moi, dans mon métier de maçon, ça m'arrive plus souvent qu'à mon tour,
+et je n'en suis pas moins un brave homme.
+
+Tandis qu'il parlait, Jacquot le regardait fixement. Dans le désordre de
+ses idées se retraçait un tableau horrible. Il revoyait les faces
+patibulaires de ces hommes qui s'étaient rués sur Dioulou et sur lui. Il
+revoyait Biscarre apparaissant tout à coup au milieu d'eux et les
+dominant par sa force physique et par son ascendant. Qu'était-ce donc
+que tout cela? Ici quelques explications sont nécessaires. D'une part,
+Jacquot ne savait pas le véritable nom de Biscarre, qu'il appelait
+simplement l'oncle Jean, nom sous lequel le forçat s'était fait
+connaître à lui. De plus, depuis que Biscarre s'était convaincu que
+jamais le jeune homme ne consentirait à s'affilier à la bande, il l'en
+avait tenu soigneusement écarté. Aujourd'hui encore, lorsqu'il avait
+chargé Dioulou de l'amener à l'_Ours vert_, il n'avait pas prévu que les
+Loups viendraient et trahiraient son incognito.
+
+--A quoi penses-tu? demanda-t-il.
+
+--Je pense, balbutia le jeune homme, que j'ai vu tout à l'heure
+d'étranges choses!
+
+--Où ça? Qu'est-ce que tu me chantes?...
+
+--Ici même, des hommes qu'il me semble avoir déjà rencontrés... et qui
+ressemblent à des brigands....
+
+Biscarre éclata de rire.
+
+--Tu vas bien, toi! je te conseille de répéter cela! Tu te ferais faire
+un joli parti....
+
+Le jeune homme avait laissé tomber son front sur sa main. A vrai dire,
+les fumées de l'ivresse n'étaient pas complétement dissipées, mais
+Biscarre ne voulait pas attendre que ses idées reprissent toute leur
+netteté:
+
+--Ah! des brigands! continua-t-il. Vois-tu d'ici l'oncle Jean affilié à
+une troupe de bandits... pourquoi pas volant et assassinant, pendant que
+tu y es?
+
+Sur un geste de protestation, il reprit plus vivement encore:
+
+--Non, réellement, plus j'y pense, et plus tu me fais de la peine.
+Éreintez-vous donc le tempérament à élever un enfant qui ne vous est de
+rien!...
+
+--Mon oncle!
+
+--Il n'y pas de «mon oncle!» qui tienne!
+
+Puis se calmant tout à coup:
+
+--Au fait, je m'emporte! j'ai tort... tu as bu un coup de trop, et dame!
+dans ces occasions-là, on voit trouble! Parbleu! je sais ce que c'est,
+et je ne te jette pas la pierre, surtout parce que je sais aussi que tu
+as eu des ennuis... la Baleine m'a conté ça.
+
+La voix de Biscarre avait pris une inflexion douce, presque affectueuse.
+
+--Tu as la tête tout étourdie.... C'est ça qui t'a trompé. J'avais donné
+rendez-vous ici à quelques ouvriers que je veux embaucher... pour une
+maison à bâtir, une bonne affaire... et il paraît qu'en m'attendant ils
+se sont disputés...
+
+--Oui, c'est cela.
+
+--Il paraît même qu'ils sont allés jusqu'au couteau... et sans toi, la
+pauvre Baleine avait son compte...
+
+--Où donc est-il?
+
+--Il a été se coucher un moment. Après s'être bûché comme ça, on est
+fatigué, et puis je n'étais pas fâché qu'il me laissât seul avec toi,
+parce que nous avons à causer.
+
+Le jeune homme le regarda avec surprise.
+
+--Ça ne peut pas t'étonner que je m'intéresse à toi; il y a longtemps
+que l'oncle Jean te traite comme son fils.
+
+--Et je vous en suis très-reconnaissant.
+
+--Ne parlons pas de ça. Voyons, j'ai des propositions à te faire,
+très-belles. Dis-moi d'abord si ce que m'a raconté la Baleine est vrai:
+tu en as assez de l'atelier?
+
+--Eh bien, c'est vrai! Ne me grondez pas. C'est plus fort que moi, je
+suis en butte à des persécutions continuelles, il y a sur moi comme une
+fatalité: je fais tous mes efforts pour contenter les patrons, pour
+vivre en bonne intelligence avec mes camarades, impossible! il faut
+toujours que quelque circonstance m'attire le blâme des uns ou
+l'aversion des autres.
+
+--Des injustices, quoi!
+
+--Oui! c'est injuste, c'est cruel; je n'ai pourtant jamais fait le mal,
+toujours on me soupçonne, toujours on m'accuse; si du moins je devinais
+la cause de l'antipathie qu'on semble me témoigner!
+
+--Oh! pour ça, c'est facile.
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Comment! tu n'as pas compris cela, toi, un homme intelligent?
+
+--Expliquez-vous, de grâce.
+
+--Ça ne sera pas long. Aussi bien le coeur me saigne de voir que tu n'es
+pas heureux comme tu le mérites. Voici où le bât te blesse, mon garçon:
+tes camarades, tes patrons, tout ce monde-là est jaloux de toi.
+
+--Jaloux! et pourquoi? Suis-je donc fier? suis-je orgueilleux? ai-je
+jamais provoqué, insulté qui que ce soit?
+
+--Non, mais tu es un _monsieur_, et c'est ça qui les chiffonne.
+
+--Je suis un ouvrier, rien de plus, ils le savent bien.
+
+--Pas vrai; tu en sais trop long pour eux. Tu lis, tu écris, tu as
+appris un tas de choses dont ils ignorent même le premier mot; tu ne te
+grises pas--je ne te parle pas d'aujourd'hui, c'est exceptionnel--et
+puis je soupçonne l'ami la Baleine d'avoir voulu te consoler de force;
+enfin tu n'es pas du même monde que tous ces flâneurs qui travaillent
+juste ce qu'il faut pour ne pas mourir de faim; alors on t'en veut, on a
+peur que tu ne montes trop haut, et on te fait des tours, je connais ça.
+Va, dans notre métier, c'est la même chose, toute proportion gardée.
+
+--Mais enfin, s'écria Jacquot, qu'est-ce que je vais devenir?
+
+--Nous allons causer de cela, et j'imagine que tu ne seras pas fâché de
+ce que j'ai à te dire. Ça t'ennuie de n'avoir pas le sou, hein?
+
+--Comme tout le monde, je suppose.
+
+--Ça t'ennuie aussi de vivre toujours dans un monde qui ne peut pas te
+comprendre et au milieu duquel tu te sens mal à l'aise, avoue-le.
+
+Jacquot eut un sourire.
+
+--Il est vrai qu'il y a en moi je ne sais quoi qui va mal avec les
+allures de mes camarades.
+
+Biscarre, lui aussi, ébaucha un sourire. Toute cette conversation,
+habilement dirigée par lui, tendait à un but qui se rapprochait de
+lui-même. Il prit la main de Jacquot entre les siennes, et le regardant
+en face, il reprit:
+
+--Dis-moi: quand tu passais à travers les rues, vêtu de ta blouse, les
+pieds chaussés de lourds souliers à clous, la tête couverte d'une
+méchante casquette, est-ce qu'il ne t'est pas arrivé de tressaillir
+quand passait tout à coup auprès de toi quelque élégante voiture,
+conduite par un dandy bien musqué, bien ganté, avec son tigre à côté de
+lui?... Est-ce que tu ne t'es pas dit alors que, toi aussi, si la
+fatalité ne t'avait pas jeté dans la vie sans ressources, tu aurais su,
+aussi bien qu'un autre, faire figure dans le monde?...
+
+Le jeune homme écoutait. Il était pâle, ses yeux brillaient.
+
+--Vois-tu... je comprends cela, moi.... Quand j'étais jeune, comme je
+n'étais pas plus bête qu'un autre, je me suis dit souvent que rien ne
+devait être beau comme le luxe, comme la richesse. Ah! j'aurais donné ma
+vie pour passer à travers toute cette foule en triomphateur, pour
+traiter d'égal à égal avec les plus riches!...
+
+--Pourquoi me parlez-vous ainsi? s'écria Jacquot. Vous voulez donc me
+rendre fou?
+
+--Bah! est-ce que les mots te font un pareil effet?
+
+--Vous ne comprenez donc pas que ces mots sont des idées?... que vous
+réveillez en moi je ne sais quels désirs assoupis, je ne sais quels
+rêves à peine formulés qui, parfois, surtout quand je me sens
+malheureux, me brûlent le coeur et torturent mon cerveau?
+
+Biscarre se pencha vers lui:
+
+--Aussi, je t'ai bien deviné: tu voudrais être riche...
+
+--Oui.
+
+--Tu voudrais que les portes de ce monde brillant s'ouvrissent toutes
+larges devant toi....
+
+Le jeune homme se dressa sur ses pieds.
+
+--Ah! que je puisse seulement pénétrer dans ce monde qui semble ma vraie
+patrie, et je m'y frayerai ma route à coups de volonté. Vous entendant
+parler ainsi, je sens revivre en moi des pensées qu'en vain je m'efforce
+d'étouffer.
+
+--Et ces pensées, quelles sont-elles?
+
+--Oh! ce sont des folies, sans doute. Mais je dois être franc. Souvent,
+oubliant qu'elle fut mon origine, je me dis qu'un sang généreux coule
+dans mes veines, que ma place est marquée au milieu des riches et des
+puissants! Si vous saviez, alors je me dis que la fortune serait entre
+mes mains un levier si fort que je changerais la face du monde.
+
+Biscarre ne put réprimer un ricanement.
+
+--Je vous en supplie, ne riez pas. Je suis fou, vous dis-je. Je le sais.
+Mais du moins les fous sont heureux, car ils oublient cette terrible et
+sinistre réalité qui vous écrase et vous brise; laissez-moi ma folie...
+
+--Parle; je te jure que je ne ris pas de toi. Est-ce que je ne comprends
+pas tout cela? Est-ce que dans un coeur de vingt ans il n'y a pas telles
+aspirations innommée qui éblouissent?
+
+Jacquot était retombé sur son siége, prenant entre ses mains ses tempes,
+comme s'il eût craint que son cerveau n'éclatât sous le bouillonnement
+de ses pensées.
+
+Biscarre, maître de lui, semblable au Méphistophélès de la légende,
+sentait cette âme vibrer sous ses doigts comme un clavier, et
+impitoyable, il parlait encore, baissant la voix.
+
+--Oui, je sais tout, disait-il; je t'ai vu frissonner, lorsque
+passaient, enveloppées de soie et de velours, ces adorables créatures
+qui ressemblent à des anges échappés du ciel, lorsque tombaient sur toi
+ces regards qui enivrent et qui rendent fou.
+
+--Par grâce, taisez-vous!
+
+--Et alors tu te disais: Pourquoi ne suis-je rien? Pourquoi n'ai-je pas
+de nom? pourquoi suis-je rivé à ce carcan qui s'appelle la misère, le
+travail sans trêve ni repos? Et cependant, moi aussi je suis jeune, j'ai
+la force et la vitalité, j'ai l'énergie et le désir! De quel droit
+ceux-là sont-ils au-dessus de moi, quand je me sens supérieur à eux?
+
+--Assez! assez! balbutiait le malheureux que la tentation enlaçait.
+
+--Allons donc! n'est-il pas vrai que la volonté est la maîtresse du
+monde? Assez de misère! assez de douleur! Il faut en finir. A moi la vie
+facile et large!
+
+Jacquot laissa tomber sur la table son poing serré.
+
+--Ah! pourquoi me torturez-vous ainsi?
+
+La voix de Biscarre devint si sourde qu'à peine était-elle perceptible.
+
+--Parce que, si tu le veux, tu peux être riche!
+
+--Moi! folie!
+
+--Si tu le veux, tu peux entrer la tête haute au milieu de cette société
+qui te paraît si enviable, parce que d'un seul bond tu peux, de l'abîme
+où tu te débats, t'élancer sur les sommets. Dis un mot, et de l'ouvrier
+désespéré, du misérable sans avenir et sans espoir, je fais un heureux
+que tous salueront.
+
+Le jeune homme, livide, se leva tout à coup du banc sur lequel il était
+affaissé. Il courut vers la fontaine d'où l'eau s'échappait tombant dans
+la cuve de zinc, et là, se plongeant le front dans l'eau glacée, il se
+frotta vigoureusement les tempes; puis vivement il revint vers Biscarre,
+et s'arrêta devant lui, haletant...
+
+--Oncle Jean, dit-il d'une voix mal assurée, vous avez raison, je suis
+fou!... Car j'entends résonner à mes oreilles des paroles que vous ne
+prononcez pas... Voyons, ce n'est pas vrai! vous ne me dites pas que je
+puis être riche!
+
+--Tu m'as bien entendu: je t'offre la réalisation de tes rêves.
+
+--Impossible!
+
+--Je t'offre de prendre ta place au soleil, de dépouiller la casaque de
+l'ouvrier pour revêtir l'habit de l'homme du monde et du dandy. Je
+t'offre les amours orgueilleuses et les joies du luxe.
+
+--Je ne sais plus... je ne vois plus...
+
+--Du calme! reprit Biscarre. Certes, mes paroles te semblent
+incompréhensibles, et tu te demandes à ton tour si je ne suis pas fou.
+Reprends ton sang-froid, et tu verras que je ne t'ai rien dit qui ne
+soit l'expression de la vérité.
+
+Jacquot inclina la tête sans répondre. Il avait tant souffert, il
+sentait si bien en son âme les aspirations de la jeunesse et de
+l'ambition, qu'il se livrait tout entier, ne raisonnant plus. Biscarre
+le tenait dans ses mains. Il touchait à l'heure depuis si longtemps
+attendue.
+
+--Souvent, reprit-il d'un ton calme, tu m'as demandé quel était ton
+père.
+
+--Oh! allez-vous donc enfin me dire son nom?
+
+--Attends. Je t'ai dit que tu étais la fils de ma soeur. Cela est vrai.
+D'elle, je demande à ne pas te parler plus longuement. Mais celui qui
+fut ton père n'a jamais oublié qu'il avait jeté sur la terre une
+créature innocente.
+
+--Quoi! mon père vit-il donc encore?
+
+--Laisse-moi achever. Non, ton père n'est pas vivant, et tu ne le verras
+jamais.
+
+--Mon Dieu! n'éveillez-vous donc en moi de pareil espoir que pour mieux
+me désespérer!
+
+--Tu es injuste, et tu ferais mieux de m'entendre sans m'interrompre
+ainsi à chaque instant. Voici exactement ce qui s'est passé. Il y a
+deux jours, j'ai reçu la visite d'un homme très-connu dans le monde des
+affaires, et qui est en relations avec la plus haute société. J'étais
+étonné d'abord qu'un personnage de cette importance eût à causer avec un
+pauvre maçon comme moi... mais j'ai été bien plus surpris encore, quand
+il m'a demandé ce qu'était devenu le fils de ma soeur. Tu comprends bien
+que j'ai commencé par me défier. Je n'aime pas les figures inconnues, et
+puis je ne savais pas encore quel était ce M. Mancal...
+
+--Mancal! s'écria le jeune homme. J'ai déjà entendu prononcer ce nom....
+Oui, c'était dans une des dernières maisons où j'ai travaillé. Ce M.
+Mancal avait procuré au fabricant une commande assez considérable.
+
+--Cela ne m'étonne pas. Car j'ai pris depuis mes renseignements: s'ils
+n'avaient pas été parfaitement favorables, je ne t'aurais pas parlé de
+tout cela.
+
+--Achevez, de grâce! Je meurs d'impatience.
+
+--Voici, je me dépêche. Mais j'ai besoin de te donner des détails. Tu
+sais, les gens comme moi n'ont pas grande éducation. Ça ne sait pas
+s'expliquer tout d'un coup. Donc ce M. Mancal vient me trouver au
+chantier. J'étais en bourgeron de travail. Je me sentais un peu humilié.
+Il me dit:
+
+«--C'est vous qu'on appelle l'oncle Jean?
+
+»--Oui, monsieur.
+
+»--Vous avez un neveu?
+
+»--Jacquot, un brave ouvrier. Si c'est pour des travaux de gravure...
+
+»--Non, mieux que cela, fait-il en riant. Dites-moi: votre soeur
+s'appelait bien...»
+
+Il me dit le nom, c'était bien ça.
+
+«--C'est son fils?
+
+»--Oui.
+
+»--Est-ce un bon sujet?
+
+»--Un excellent garçon et un bon travailleur.
+
+»--Tant mieux. Il vaut mieux que les bienfaits soient bien placés. Son
+père est mort et m'a chargé de lui remettre une forte somme. De plus, il
+lui a posé, par testament, certaines conditions que, du reste, le jeune
+homme acceptera de grand coeur, j'en suis persuadé.»
+
+--Dame, tu comprends si j'étais tout oreilles. Un héritage qui te
+tombait du ciel! Quelle chance! Ma foi, je n'ai pas pu tenir ma langue
+et j'ai questionné, questionné; je voulais surtout savoir le chiffre de
+l'héritage. Était-ce dix mille, vingt mille? Le M. Mancal riait toujours
+en répétant: «Mieux que cela! mieux que cela!...» J'aurais voulu savoir
+aussi le nom de ton père, mais il paraît que j'étais trop curieux.
+L'homme d'affaires m'a même dit assez carrément que je me mêlais de ce
+qui ne me regardait pas. Enfin il a fini par me dire qu'il t'attendait
+aujourd'hui même, entre midi et une heure. Il m'a remis son adresse...
+et puis ceci....
+
+Et avec un large sourire qui montrait ses dents de loup, pointues et
+presque effrayantes, Biscarre agitait devant les yeux du jeune homme un
+billet de mille francs.
+
+--Mille francs! pourquoi faire? s'écria le malheureux fasciné.
+
+--Parbleu! pour te _requinquer_ un peu. J'ai bien compris que ce beau
+monsieur n'avait pas envie de te voir arriver chez lui habillé comme un
+mendiant. Ça a son orgueil, les hommes d'affaires.
+
+--Mais ces conditions dont il parlait!
+
+--Ah! te voilà aussi curieux que moi. Faut de la patience. Il
+t'expliquera ça, à toi tout seul. Tu comprends, il faut obéir à la
+volonté de ton père: j'ai admis ça tout de suite. Du reste, j'ai dit que
+je te consulterais, et tu es libre de refuser. Au fond, il vaut
+peut-être mieux pour toi de rester ouvrier; on ne t'ennuiera pas
+toujours, et tu éviteras bien des tracas.
+
+Disant cela, Biscarre fixait sur sa victime ses yeux brillants d'ironie.
+
+--Que dois-je faire?
+
+--Tu hésites? Bah! à ta place, je prendrais le bien qui vient en
+dormant; et puis, quoiqu'il n'ait rien voulu me dire de positif, je sais
+que ton père était un homme huppé, tout à fait de la haute. Tu seras
+lancé du premier coup. Ah! mon gaillard! vas-tu être dorloté par de
+belles duchesses!
+
+Jacquot tenait le billet entre ses mains.
+
+Je ne sais quel instinct luttait encore en lui et le retenait sur le
+bord de l'abîme où Biscarre l'entraînait, mais tout à coup les visions
+qui hantaient ses rêves étincelèrent devant ses yeux. Il vit, dans un
+mirage éblouissant, les espaces ensoleillés de richesse et de luxe, dont
+quelques rayons avaient parfois glissé jusqu'à lui.
+
+--J'irai, dit-il.
+
+--Et tu as raison! tu n'as pas un moment à perdre. Il faut aller chez un
+tailleur... un bon. Tiens! voici une adresse, c'est M. Mancal qui me l'a
+recommandé. Surtout pas d'économies, si tu dépenses plus que cela, ça ne
+fait rien, il payera....
+
+Biscarre se pencha à l'oreille de Jacquot:
+
+--Dis donc, il m'a parlé d'une dame que tu dois connaître, de la
+duchesse de Torrès....
+
+Le jeune homme poussa un cri:
+
+--Ah! voilà un nom qui te fait de l'effet.... Je croyais me rappeler
+aussi.... N'es-tu pas allé chez elle, un jour, pour lui porter un bijou?
+
+--Oui... oui... je crois... en effet, balbutiait le jeune homme.
+
+--Allons! ne rougis pas comme cela. Du reste, ce n'est pas de cela qu'il
+s'agit... il faut que tu te dépêches, et à midi, sans faute, chez M.
+Mancal.
+
+Un instant après, celui qu'on appelait Jacquot sortait, la tête en feu,
+du cabaret de l'_Ours vert_.
+
+--Dioulou! appela Biscarre.
+
+--Voilà, maître! fit le colosse en sortant de sa soupente, où d'ailleurs
+il avait fait le meilleur somme du monde.
+
+--Mon vieux, tu vas filer d'ici et mettre la clef sous la porte. Je ne
+veux pas que le petit retrouve ta trace. A partir de maintenant, l'oncle
+Jean disparaît. Il le cherchera s'il veut. Plus de Dioulou. Je te
+destine un nouveau rôle. Ah! je crois que les Loups ne se plaindront pas
+et que nous allons leur tailler de la besogne. Quant au fils de
+Costebelle et de la Mauvillers, Biscarre continuera à veiller sur lui,
+par l'intermédiaire de l'excellent M. Mancal.
+
+Et un rire féroce s'échappa de la poitrine du bandit.
+
+
+
+
+XI
+
+COALITION DE VICES
+
+
+Il est aujourd'hui encore, en plein Paris, une sorte d'oasis qui tient à
+la fois des béguinages flamands et des squares de Londres. Là, il semble
+que tout bruit expire. Ni la Chaussée-d'Antin avec son commerce bruyant,
+ni la rue Saint-Lazare avec son piétinement d'affaires ne troublent ce
+coin, tout étroit, tout blotti sous les arbres, et dont les gens trop
+pressés pour connaître la flânerie--c'est-à-dire la seule joie réelle du
+Parisien--soupçonnent à peine l'existence.
+
+C'est une rue courte, tournant sur elle-même, ne venant pas d'ici pour
+aboutir là. Nul n'y passe, parce que nul n'a besoin d'y passer. Elle
+n'abrège aucun chemin; de plus, elle forme ce que les voituriers
+appellent un dos d'âne. Donc, piétons et chevaux s'en écartent. Les deux
+rues qui la touchent complètent son immobilité. C'est la rue de la
+Tour-des-Dames, entre la rue Blanche et la rue La Rochefoucauld. Calme
+aujourd'hui, combien plus ne l'était-elle pas, il y a plus de trente
+ans, c'est-à-dire à l'époque où se passaient les faits dont nous nous
+sommes constitué l'historien.
+
+Au coin de la rue Pigale, faisant retour vers la rue Saint-Lazare, on
+voyait, sortant d'un massif d'arbres comme d'un nid, la terrasse d'un
+pavillon de style renaissance. Si, à travers la grille délicatement
+fouillée, l'oeil indiscret tentait de se glisser à travers les épaisses
+charmilles que l'art expert du jardinier savait conserver vertes, même
+sous les glaces de l'hiver, on apercevait une partie de la façade de ce
+pavillon, d'où se détachait, roulant en volutes de marbre, un escalier
+d'une élégance royale. Une large allée, partant de la grille, tournait
+brusquement comme pour dérouter le regard des curieux qui se devait
+contenter d'épier, à travers les hautes branches dépouillées de
+feuilles, les fenêtres hermétiquement fermées, toutes capitonnées de
+soie et de dentelle.
+
+Usant de nos priviléges de narrateur, entrons dans cet hôtel que les
+profanes, passant dans la rue silencieuse, considéraient d'un oeil
+d'envie. Onze heures venaient de sonner. Dans un boudoir du premier
+étage, donnant sur le pan qui s'étendait jusqu'à la rue Blanche, une
+femme étendue sur un canapé paraissait plongée dans un profond sommeil.
+Sa tête, rejetée en arrière, s'encadrait dans un coussin couvert de
+point d'Angleterre. Ses cheveux dénoués roulaient comme un flot noir sur
+la soie à teinte d'or et venaient tomber sur le tapis oriental qui
+couvrait le plancher. Cette femme était admirablement belle, et si
+expressive que soit cette épithète, elle ne rend qu'imparfaitement
+l'idéale perfection du visage de la dormeuse. C'était la rectitude
+grecque dans toute sa plastique quasi divine; mais la statue vivait, et
+sous cette peau d'une blancheur éblouissante, où s'entrelaçait le réseau
+bleu des veines, on voyait courir le sang vivace et chaud. Les yeux
+étaient fermés; mais des paupières, d'où tombaient de longs cils qui
+formaient comme une frange de soie, il semblait qu'un rayon glissât, à
+la fois tentateur et fascinant. Le buste, porté en avant par la pose de
+cette femme étendue, avait cette netteté de formes que les sculpteurs
+antiques ont su donner à leurs immortelles créations; et sous l'espèce
+de tunique noire, passementée d'or et brodée de pierreries, qui
+l'enveloppait, le corps moulé semblait une création artistique. Et
+cependant, à ces lèvres purpurines, entre lesquelles blanchissaient des
+perles, on eût demandé un sourire jeune, presque insouciant. N'était-ce
+donc pas une jeune fille, presque une enfant, qui dormait là, oublieuse
+du monde, ignorante de la vie? Pourquoi ce front si blanc semblait-il
+rigide comme s'il eût été ciselé dans l'ivoire? Pourquoi ce sein
+persistait-il à ne pas battre sous quelque vibration intime? Pourquoi
+cette main fine, qui pendait comme une de ces fleurs, aux teintes de
+lait, qui s'inclinent sur les lacs de l'Orient, avait-elle, dans sa
+négligence même, je ne sais quelle dureté de geste inconscient? Le
+boudoir où dormait cette créature que tout homme eût saluée reine de
+beauté, eût difficilement révélé ce qu'elle était, ce qu'elle pensait,
+ce qu'elle rêvait en ce moment même où sa pensée était peut-être
+entraînée dans les mirages du sommeil. Certes, jamais fantaisie de
+millionnaire n'eût pu réaliser plus éblouissant caprice....
+
+La pièce était petite, ou du moins paraissait telle, tant l'éclat des
+tentures de soie jaune, rehaussées d'or mat, troublait le regard et
+trompait sur sa dimension réelle. Les plis, artistement drapés, étaient
+retenus par des torsades tissées d'or et d'argent, sur lesquelles
+courait, comme un serpent étincelant, une bande formée de diamants à
+l'éclat blanc, d'améthystes au reflet violet, de topazes, de rubis,
+d'émeraudes d'un vert éclatant... Au plafond, les tentures--qui
+rappelaient cette étoffe des contes de fées, couleur du
+soleil--formaient une sorte de dôme au centre duquel une lampe,
+suspendue à trois chaînes d'or, jetait, à travers un globe de cristal à
+mille facettes, ses rayons brillants sur les pierreries dont le nombre
+semblait s'accroître sous le regard. C'était comme un croisement de
+rayons qui étonnait plutôt qu'il ne séduisait: il est une sorte
+d'ivresse qui donne au cerveau cette répercussion étoilée.... Et cette
+femme, le plus beau diamant de cet écrin semblait, comme ces pierres
+froides, avoir leur immobilité, qui sait, leur dureté, peut-être.... Ce
+n'était pas tout. Sur le tapis, encore à portée de cette main aux ongles
+roses, ruisselaient des colliers, des bracelets, plus encore, des pièces
+d'or. On eût dit que ces richesses s'étaient échappées de ses doigts,
+alors que, vaincue par le sommeil, elle les égrenait et les
+caressait.... A quelques pas, une cassette entr'ouverte laissait passer,
+à travers ses lèvres d'or, les branches d'une étoile de diamants d'un
+prix énorme. Ce boudoir eût servi de demeure à ces gnomes des légendes
+que l'imagination populaire prépose à la garde des trésors enfouis.
+Cette femme était-elle donc une fée... ou bien quelque créature
+fantastique?... Tout à coup un timbre résonna doucement, mais à ce
+tintement faible, la dormeuse ouvrit subitement les yeux, et entre ses
+prunelles passa rapidement comme un éclair inquiet. Mais vivement elle
+regarda autour d'elle, à ses pieds, et un sourire étrange, froidement
+joyeux, passa sur ses lèvres. Le timbre résonna une seconde fois. Elle
+se redressa lentement, étendit le bras et toucha un point de la tenture.
+Alors une petite porte tourna sur elle-même, laissant à découvert une
+sorte de tour, semblable à celui que notre grand poëte Victor Hugo a
+décrit dans la chambre de la duchesse Josiane. Une carte s'y trouvait.
+Elle la prit, y jeta un rapide regard, puis, prenant un crayon, elle
+traça rapidement quelques mots sur le vélin, repoussa le tour, qui
+s'enfonça de nouveau dans la muraille.
+
+--Lui! murmura-t-elle. M'apporterait-il quelque mauvaise nouvelle?
+
+Elle posa ses pieds sur le tapis et se redressa. Rejetant ses cheveux en
+arrière, elle les attacha sur sa nuque à l'aide d'une agrafe de
+diamants; puis elle plaça sur ses épaules une sorte de manteau qui
+l'enveloppait tout entière, et, soulevant la tenture, elle ouvrit une
+porte et pénétra dans un petit salon attenant au boudoir, et dont tous
+les meubles, par un raffinement de luxe d'un aspect vraiment original,
+étaient recouverts de martre zibeline. Au même instant, un personnage,
+vêtu de noir, s'inclinait profondément devant elle, en disant:
+
+--Madame la duchesse de Torrès me permettra-t-elle de lui adresser mes
+humbles hommages?
+
+La duchesse--car c'était bien cette femme que nos lecteurs connaissent
+déjà sous l'odieux surnom du Ténia--répondit brusquement:
+
+--Trêve de politesses, Mancal. Que me veux-tu?
+
+Disant cela, elle fixait sur l'homme d'affaires--en qui nul n'aurait
+reconnu Biscarre, le forçat--son regard qui brillait autant que les
+pierreries de son collier.
+
+--Hélas! madame, murmura-t-il en s'inclinant plus bas encore, si j'ai
+pris la liberté de me présenter à une heure aussi matinale, c'est qu'il
+y allait pour moi d'un grave intérêt.
+
+La lèvre de la duchesse se crispa sous l'expression d'un dédain
+méprisant.
+
+--Pour vous? fit-elle, que m'importe!
+
+--Hélas, madame! reprit Mancal, dont la voix se faisait presque
+suppliante, est-il pour moi plus grand danger que celui de vous
+déplaire?
+
+Elle haussa les épaules avec une impatience non dissimulée.
+
+--Enfin, qu'as-tu fait?
+
+--Il faut donc l'avouer?
+
+--Sans doute!
+
+--J'hésite.... J'ai si grand'peur que madame la duchesse ne s'irrite
+contre moi.
+
+--Une dernière fois, parleras-tu?
+
+Mancal se redressa: il était facile de voir, d'ailleurs, que toute cette
+humilité, cette crainte excessive étaient jouées. Mais le Ténia était
+trop inquiète pour s'en apercevoir.
+
+L'homme d'affaires tira de sa poche un journal.
+
+--Madame la duchesse a-t-elle pris connaissance des cours d'hier à la
+Bourse?
+
+--Non! s'écria la jeune femme en pâlissant.
+
+D'un mouvement fébrile, elle arracha la feuille des mains de Biscarre,
+et d'un seul coup d'oeil parcourut la cote des valeurs.
+
+Un cri furieux s'échappa de sa poitrine:
+
+--Misérable! s'écria-t-elle. Une baisse de vingt pour cent... et c'est
+toi qui m'as conseillé de jouer sur cette valeur!...
+
+Mancal baissait la tête sans répondre.
+
+--Ainsi, où mène la confiance?... une perte de plus de deux cent mille
+francs!...
+
+Rien de plus étrange que la physionomie de la duchesse, pendant qu'elle
+se livrait à cet accès de colère. Ses lèvres tremblaient à ce point
+qu'elle pouvait à peine articuler les mots; ses yeux si larges, si
+clairs, se ternissaient et s'injectaient de sang....
+
+Et cela pour une misérable perte d'argent, alors que le moindre des
+colliers, que le plus petit diadème compensait et au delà les dix mille
+louis enlevés par la spéculation....
+
+Elle trépignait et frappait des pieds comme un enfant!
+
+--Mais réponds-moi donc! s'écria-t-elle.
+
+--Que puis-je vous dire? reprit Mancal, toujours humble; madame la
+duchesse n'avait-elle pas pris les conseils de Colombet, de Stéphane?...
+
+--Des niais! plus que cela peut-être, des spéculateurs qui ont voulu me
+voler!...
+
+--Oh! madame la duchesse est bien sévère. Quoi qu'il en soit, n'est-il
+pas vrai qu'hier même elle m'a adressé des ordres positifs d'achat?
+
+--Eh! cela est exact! Après?...
+
+Et elle répétait en frappant l'une contre l'autre ses mains d'enfant,
+crispées par la fureur:
+
+--Deux cent mille francs!...
+
+Mancal eut un sourire singulier:
+
+--J'ai dit à madame la duchesse que j'avais à implorer son pardon...
+
+--Te pardonner, infâme! quand tu es complice de mes ennemis, de ceux qui
+m'ont dépouillée!
+
+--Madame la duchesse ne m'a pas compris....
+
+Le Ténia se redressa comme si elle eût été mue par un ressort.
+
+--Je ne t'ai pas compris?
+
+--Non!
+
+--Tu ne viens pas me supplier de te pardonner ton crime!... car c'est un
+crime... et je me vengerai!
+
+--Pardon; mais il y a crime, et crime et je croyais que la plus grande
+faute que je pusse commettre... c'était...
+
+--Achève!
+
+--C'était d'avoir désobéi aux ordres de madame la duchesse.
+
+Elle s'élança vers lui et saisit ses deux mains entre les siennes:
+
+--Tu m'as désobéi! Comment? En quoi?... Mais hâte-toi donc!... tu ne
+vois donc pas que tu me tues en te jouant ainsi de mon impatience!
+
+--Eh bien, madame, voici l'ordre que vous m'avez envoyé hier.
+
+Elle poussa une exclamation bruyante:
+
+--Quoi! Dis!... tu ne l'as pas exécuté!...
+
+--J'ai fait le contraire. Madame la duchesse me disait d'acheter...
+
+--Et... fit-elle haletante.
+
+--J'ai vendu!...
+
+Le Ténia chancela en portant la main à son coeur, tandis qu'une
+expression d'indicible joie illuminait son visage.
+
+--Continue, dit-elle d'une voix à peine perceptible.
+
+--Au moment où l'ordre de madame la duchesse me parvenait, continua
+Mancal-Biscarre, j'apprenais par des renseignements positifs que la
+débâcle de l'affaire sur laquelle elle s'était engagée était certaine,
+et allait être, quelques heures après, connue et publiée en Bourse....
+Le temps me manquait pour obtenir de vous de nouvelles instructions; et
+cependant avais-je bien le droit non-seulement de ne pas exécuter les
+ordres reçus, mais encore de retourner tout à coup, et de ma propre
+initiative, une position prise sur le conseil de financiers tels que MM.
+Colombet et Stéphane?...--je ne suis rien, moi, qu'un pauvre mandataire
+dont le premier devoir est d'obéir les yeux fermés...--puis n'était-il
+pas possible que mes renseignements fussent inexacts... ou encore madame
+la duchesse ne pouvait-elle pas les avoir connus avant moi, et
+n'encourait-elle cette perte qu'en toute volonté, et pour dissimuler
+quelque autre opération fructueuse?... Je me suis dit tout cela... mais
+ma conscience m'a contraint de prendre tous les risques à ma charge....
+J'ai vendu les actions en pleine hausse... et c'était en tremblant que
+j'apportais à madame la duchesse les trois cent cinquante mille francs
+que l'opération a produits.
+
+Mancal avait prononcé ce petit discours d'une voix calme, sans nuances.
+On eût dit qu'il récitait une leçon.
+
+La duchesse s'était laissé tomber sur une chaise basse, la tête entre
+les mains.
+
+Quand Mancal eut fini, elle le regarda en face, et lui tendant la main:
+
+--Mancal, dit-elle, vous êtes l'homme le plus habile et le plus honnête
+que je connaisse.
+
+--Madame me permettra, j'espère, de régler nos comptes: j'ai là en
+portefeuille les bordereaux et la somme payée.
+
+--Tu as les trois cent cinquante mille francs!
+
+--Les voici! dit Mancal.
+
+Déjà madame de Torrès avait arraché les billets de sa main, et
+feuilletant les liasses, les comptait avec une agitation fiévreuse.
+
+--La somme est complète? demanda Mancal.
+
+--Oui! oui!... trois cent cinquante mille francs! répéta-elle encore une
+fois. Ah! c'est comme un rêve!...
+
+--Une goutte d'eau dans la mer, fit Mancal.
+
+--Que veux-tu dire? que je suis riche! Oui, j'ai de l'or... oui, ma
+fortune est immense... mais je veux plus, toujours plus!... c'est si
+bon, l'argent!...
+
+Ses dents semblaient grincer sous l'action de la passion qui lui
+étreignait le coeur.
+
+Tout à coup, elle se tut: une pensée subite venait de traverser son
+cerveau. Il était impossible qu'elle se dispensât de récompenser l'homme
+qui lui avait procuré un si énorme bénéfice, qui lui avait épargné une
+perte immense.
+
+Mancal, immobile, les bras croisés, attendait. Elle eut un mouvement
+brusque, détacha une dizaine de billets et les tendit à Mancal.
+
+--Prenez, dit-elle; tout travail mérite salaire.
+
+Mancal ne bougea pas.
+
+--Quoi! balbutia-t-elle, n'est-ce pas assez?
+
+--C'est trop! fit Mancal.
+
+--Quand je donne, je ne compte jamais! dit-elle avec hauteur.
+
+Mancal sourit.
+
+--Madame la duchesse se méprend sur ma pensée, dit-il; je n'ai certes
+pas l'intention de dédaigner ses offres généreuses... mais je la supplie
+de m'accorder une autre récompense.
+
+--Je ne vous comprends pas, dit le Ténia.
+
+Mancal s'assit sur un fauteuil, plaça son chapeau à côté de lui, sur le
+tapis; puis, de sa voix la plus polie, il adressa à la duchesse cette
+simple question:
+
+--Madame de Torrès possède-t-elle encore quelques gouttes du poison qui
+a tué le duc, son mari?...
+
+Un cri rauque s'échappa de la poitrine du Ténia. Livide, les yeux grands
+ouverts, elle regardait cet homme, si humble tout à l'heure, et qui lui
+jetait soudain au visage cette effrayante accusation. Il continua:
+
+--Que madame la duchesse soit bien convaincue de mon réel désir de lui
+être utile. Je n'obéis pas à une simple curiosité, et je la supplie de
+me répondre.
+
+Elle avait repris son sang-froid:
+
+--Vous êtes fou, monsieur Mancal, et il vous faut rendre grâce à ma
+pitié si je ne vous fais pas jeter à la porte par mes laquais.
+
+Mancal protesta d'un geste poli:
+
+--J'ai eu l'honneur de demander à madame la duchesse si elle avait bien
+fait disparaître toutes les traces du crime dont son mari, M. le duc de
+Torrès, a été victime.
+
+Le Ténia se mordit les lèvres jusqu'au sang.
+
+--Je ne puis ni ne veux vous comprendre, dit-elle. M. de Torrès est mort
+entouré de médecins qui ont eux-mêmes constaté la nature de la maladie.
+
+--Oui, je sais cela. Cependant un certain personnage, dont le nom est
+peut-être parvenu aux oreilles de madame la duchesse, affirme que les
+médecins ont pu se tromper.
+
+--De qui voulez-vous donc parler? s'écria madame de Torrès.
+
+--Son nom? Ah! tenez, il m'échappe en ce moment... Seulement je puis
+vous raconter quelques détails. Il y a de cela quinze mois environ...
+madame de Torrès était depuis six mois la femme du duc, dont la fortune
+très-considérable lui avait été assurée par un contrat que peut seule
+expliquer la passion qu'elle lui avait inspirée.... La totalité des
+biens des époux devait, en cas de mort, appartenir au survivant. Or,
+dans le sixième mois d'union, un certain soir--si ma mémoire est
+fidèle--du mois de novembre, une femme, fort simplement vêtue, comme une
+servante, mais dont les manières élégantes contrastaient singulièrement
+avec son costume, s'engageait, malgré la pluie et le brouillard, dans
+une petite ruelle de Batignolles qu'on appelait, je crois, le
+Chemin-des-Boeufs....
+
+La duchesse, la tête baissée, écoutait sans hasarder un mouvement.
+
+La voix de l'ancien forçat avait repris son éclat presque métallique: il
+scandait chacune de ses phrases, comme pour les mieux faire résonner sur
+la conscience qu'il frappait.
+
+--Je crois inutile d'insister sur l'étrangeté du lieu où se passa la
+scène que je vais dire: le Chemin-des-Boeufs, sorte de ruelle boueuse,
+devait produire sur l'imagination de l'inconnue qui s'y hasardait une
+impression quasi fantastique. Cependant, elle n'hésitait pas: son pas
+était ferme, elle allait sans se détourner à un but fixé d'avance. A la
+lueur d'un réverbère, on apercevait quelques masures s'estompant dans le
+brouillard: l'une d'elles se détachait, isolée du groupe qui
+l'entourait. Ce fut là que l'inconnue se dirigea. Elle frappa doucement
+à la porte, qui tourna sur ses gonds, et elle se trouva tout à coup dans
+une salle basse où l'attendait un vieillard à profil d'oiseau de proie;
+le crâne et le front étaient couverts d'une forêt de cheveux blancs.
+Une chandelle fumeuse éclairait la scène, et permettait de voir les
+rides profondes qui sillonnaient son visage... L'homme la reçut avec de
+vives démonstrations de respect. Il paraît d'ailleurs que ce n'était pas
+l'unique fois qu'elle eût pénétré dans ce réduit, car sa première parole
+fut celle-ci: «Avez-vous préparé ce que vous m'avez promis?» L'homme
+s'inclina et se dirigea vers une table grossièrement équarrie, qui
+disparaissait presque tout entière sous des cornues de terre, des
+serpentins, des fioles de toute forme et de toute grandeur. Après avoir
+invité l'inconnue à prendre un siége, il choisit plusieurs fioles, se
+couvrit le visage d'un masque de verre et, sortant de la salle, se
+rendit dans une pièce voisine dont la porte entr'ouverte laissait
+apercevoir le reflet rougeâtre d'un fourneau en combustion. Après un
+quart d'heure d'attente environ, le vieillard reparut, tenant à la main
+une fiole à demi pleine d'un liquide blanchâtre et hermétiquement fermée
+par un bouchon à l'émeri.
+
+»La femme tendit vivement la main comme pour s'en emparer. Mais l'autre
+lui dit: «Vous n'avez pas oublié mes instructions?--Non.--Permettez-moi
+cependant de vous les répéter. Pour que cette liqueur amène les
+résultats... que vous désirez obtenir, elle doit être employée avec le
+soin le plus minutieux. Il importe surtout de se prémunir contre toute
+impatience. La dose nécessaire est d'une goutte le matin et une goutte
+le soir, à un intervalle d'au moins dix heures. Au cas où quelque
+malaise surviendrait avant le quatrième jour, s'abstenir pendant
+vingt-quatre heures; puis recommencer en mesurant exactement les doses.
+Alors, le septième jour, il y aura congestion, avec paralysie d'un côté
+du corps. La nature achèvera l'oeuvre, et, avant cinquante heures...
+tout sera fini.» La femme avait écouté avec la plus grande attention.
+Quand le vieillard eut fini de parler, elle tira une bourse contenant
+deux mille francs en or et la lui remit en échange du flacon. Elle
+s'enveloppa dans son manteau de laine, ramassa son voile sur son visage
+et disparut...
+
+»Sept jours après, M. le duc de Torrès, quoique jeune et vigoureux,
+tombait en plein bal frappé d'apoplexie. On le transportait ici en toute
+hâte, les médecins appelés s'efforçaient de rappeler la vie dans ce
+corps paralysé. Mais le coup avait été trop violent pour que l'organisme
+résistât. La duchesse de Torrès était veuve et héritait--conformément
+aux stipulations de son contrat de mariage--d'une fortune évaluée à plus
+de quatre millions et doublée depuis par d'heureuses spéculations. Que
+dites-vous, madame, de cette courte, mais instructive narration.»
+
+Le Ténia, pendant la dernière partie de ce récit, s'était peu à peu
+redressée. Son visage, d'une pâleur marmoréenne, s'était fait masque:
+pas une fibre, pas un muscle ne bougeait. Il semblait que sous l'empire
+d'une immense volonté, le sang lui-même se fût arrêté dans le réseau
+veineux. Certes, bien que Mancal-Biscarre n'en fût pas à douter de
+l'énergie de cette femme, il s'attendait à quelque explosion, à des
+dénégations furieuses. Quand il eut cessé de parler, elle se leva, et
+étendant la main, tira le cordon de la sonnette.
+
+--Prenez garde, madame, s'écria Mancal, ne me tentez pas!...
+
+Il croyait de bonne foi que le Ténia allait tout simplement donner à ses
+valets l'ordre de le jeter à la porte.
+
+Un laquais frappa à la porte, puis entra:
+
+--Deux couverts, dit-elle simplement. Monsieur déjeune avec moi....
+
+Venir chez un ennemi ou tout au moins chez un adversaire, lui jeter au
+visage des accusations effrayantes, espérer de le tenir--comme le dit le
+poëte--pantelant sous son talon de fer, puis... s'entendre inviter à
+déjeuner... voilà certainement un des effets de surprise les plus
+complets qui se puissent imaginer. Mancal se sentit à demi désarçonné.
+
+Elle se tourna vers lui, et avec le plus gracieux sourire:
+
+--Vous avez entendu, et vous acceptez, n'est-ce pas?
+
+--Certainement... je n'ai aucune raison de refuser, balbutia Mancal, qui
+se demandait ce que ce coup de théâtre pouvait signifier.
+
+--Vous me permettez bien de passer un instant dans mon boudoir,
+reprit-elle; je me suis levée pour vous recevoir, et en vérité, je suis
+laide à faire peur....
+
+Mancal esquissa un geste de dénégation. Pour un peu le Loup fût devenu
+galant. Ouvrant une porte, elle disparut. Mancal, les yeux tout ouverts,
+regardait le mur. En réalité, il se demandait s'il rêvait ou s'il était
+éveillé. Il se sentait inquiet. Cette femme qu'il croyait tenir dans sa
+main et en qui il avait voulu trouver un docile instrument allait-elle
+soudainement lui échapper? Quelques minutes, avait-elle dit. Elle tint
+parole, et Mancal était encore plongé dans ses réflexions lorsqu'elle
+reparut. Elle avait revêtu un peignoir de satin rose, couvert de
+dentelles et rehaussé de perles fines. Ses cheveux, relevés à pleines
+mains, s'écrasaient sur sa nuque blanche. Son visage, sans aucun de ces
+artifices qui constituent l'art éternel du _maquillage_, avait repris
+une fraîcheur juvénile, presque enfantine. Ses yeux brillaient sous
+leurs longs cils, sa bouche aux lèvres rouges souriait gaiement.
+
+--Madame la duchesse est servie.
+
+Un instant après, dans une salle à manger, toute boisée de thuya et de
+bois de rose, Mancal et le Ténia se trouvaient assis l'un en face de
+l'autre. Pas une ombre d'embarras dans cette singulière entrevue. La
+duchesse, avec sa grâce féline, prenait plaisir à servir l'ancien
+forçat, qui, malgré lui, se laissait entraîner aux sensualités des mets
+recherchés et des vins exquis. Il se disait pourtant:
+
+--Si elle cherche à me griser, c'est qu'elle ne me connaît pas.
+
+Mais en vérité, était-il possible qu'elle rêvât à quelque méchant
+dessein? C'était la simplicité charmante de l'hôtesse la plus affable.
+Au dessert, elle fit un signe. Les laquais sortirent, elle resta seule
+avec Mancal. Celui-ci, absolument maître de lui maintenant, attendait.
+La duchesse trempait ses lèvres dans un verre de Dantzig où se jouaient
+les paillettes d'or. Elle posa le cristal sur la table, puis
+s'accoudant, et laissant tomber sa tête sur sa main, elle regarda Mancal
+et dit:
+
+--Nous disions donc, cher monsieur, que j'ai empoisonné M. le duc de
+Torrès....
+
+La foudre tombant aux pieds du misérable l'eût frappé d'une moindre
+commotion que cette simple parole prononcée du même ton calme qu'elle
+lui eût offert quelques gouttes de liqueur.
+
+--Hein? fit-il.
+
+--Avez-vous donc oublié, reprit-elle, l'intéressant récit que vous
+m'avez fait tout à l'heure?
+
+Il y eut un moment de silence; Mancal, en ces quelques secondes, fit un
+suprême appel à toute son énergie. A comédienne, comédien et demi. Ainsi
+pensa-t-il. Et il répondit en riant:
+
+--En vérité, je ne songeais plus à ce détail.
+
+--Me permettrez-vous d'abord une question?
+
+--Avez-vous donc besoin de ma permission?
+
+--Je voudrais savoir de qui vous avez appris les émouvantes péripéties
+que vous m'avez si dramatiquement exposées.
+
+--Je puis vous satisfaire. Je connais beaucoup l'homme du
+Chemin-des-Boeufs.
+
+--Ah! il est donc encore vivant?
+
+--A mon tour, permettez-moi de vous dire que vous le savez aussi bien
+que moi... car vous avez donné à quelqu'un... certain conseil qui lui a
+permis d'entrer en relations avec le même individu.
+
+Sans baisser les yeux devant cette riposte, le Ténia reprit:
+
+--Vous avez raison. Mais j'ignorais que vous le connussiez vous-même...
+
+--C'est un ami intime, fit Mancal en riant, et je dois vous avouer que
+je n'ignore aucune de ses pensées... Ainsi, si cela pouvait vous être
+agréable, je vous rapporterais les termes exacts de la conversation
+tenue entre M. Blasias et M. de Silvereal.
+
+Mancal remarqua seulement dans la main de la duchesse une légère
+contraction. Ce fut la seule preuve d'émotion qu'elle laissa échapper.
+
+--Ainsi, maître Blasias... dit-elle.
+
+--Maître Blasias, du quai de Gèvres, est l'ancien empoisonneur du
+Chemin-des-Boeufs.
+
+--Et ces deux personnages ne sont autres que... M. Mancal, agent
+d'affaires et homme de confiance de la duchesse de Torrès.
+
+Décidément, on jouait franc jeu, il n'y avait plus qu'à s'exécuter.
+
+--Ce qui vous explique, dit Mancal, comment votre agent d'affaires
+connaît si bien l'histoire du Chemin-des-Boeufs.
+
+--Mais tout cela est très-naturel, reprit la duchesse, j'aurais mauvaise
+grâce à ne pas vous féliciter de votre admirable talent. En vérité, je
+ne vous ai pas reconnu.
+
+--Cependant, c'est vous-même qui affirmez que je suis moi-même le
+personnage...
+
+--L'empoisonneur.... Oh! ceci tient, cher monsieur, à cette malheureuse
+manie qui vous porte à dialoguer vos récits.... Quand vous m'avez répété
+les paroles du vieillard en question, le son de voix, les inflexions, la
+prononciation m'ont immédiatement révélé votre secret.
+
+--Vous êtes forte...
+
+--Comme un juge d'instruction, c'est vrai. Voilà donc qui est entendu.
+Vous connaissez un secret assez délicat sur mon passé; vous êtes sans
+doute venu chez moi pour tenter ce qu'on appelle--si je ne me
+trompe--une opération de _chantage_.
+
+Impossible de rendre le ton d'exquise raillerie qui accompagnait ces
+déclarations cyniques.
+
+--Venons donc au fait, reprit-elle, car, je dois vous l'avouer, vous
+n'avez peut-être pas beaucoup de temps à vous.
+
+--Je suis à votre disposition... et n'ai rien qui me presse...
+
+--Vous ne me comprenez pas.... Je suis curieuse et je voudrais savoir
+quelles étaient les conditions que vous vouliez m'imposer... C'est pour
+cela que je vous invite à vous hâter...
+
+--Me hâter!... mais je ne saisis pas...
+
+--Vous perdez un temps précieux, car, sans vous en douter, vous avez
+tout au plus une dizaine de minutes à me consacrer.
+
+Mancal se leva brusquement. Il était livide. Une lueur rapide venait de
+traverser son cerveau.
+
+--Vous allez immédiatement m'expliquer vos paroles, sinon!...
+
+--Sinon?... Évidemment il n'y a pas moyen de causer avec vous. Enfin,
+puisque vous y tenez absolument, voici l'explication que vous réclamez.
+
+Elle avait tiré de sa poche un petit flacon de cristal, fermé par un
+bouchon à l'émeri. D'un seul coup d'oeil, Mancal le reconnut. C'était
+celui qu'il avait remis jadis à l'empoisonneuse, et qu'elle lui avait
+payé deux mille francs. Il était vide! Et la commotion que l'ex-forçat
+éprouva fut telle, que la voix s'arrêta dans sa gorge, une sueur froide
+mouilla son front, et il s'appuya au mur pour ne pas tomber.
+
+--Du poison! murmura-t-il d'une voix rauque.
+
+--Naturellement, fit le Ténia. Je suis une excellente élève, comme vous
+voyez.
+
+Tout le corps de Mancal tressauta comme sous l'impression d'un ressort;
+ses yeux s'injectèrent de sang.
+
+--Misérable! fit-il en bondissant vers la table et en saisissant un
+couteau.
+
+Mais, au même instant, la duchesse se renversa en arrière avec un éclat
+de rire si franc, si net, si clair, que malgré lui il s'arrêta.
+
+--Mon cher monsieur Mancal, reprit-elle, décidément vous êtes moins fort
+que je ne le croyais. Rassurez-vous. Ce flacon était vide de poison.
+Vous avez bu les vins les plus naturels et les liqueurs les moins
+frelatées. Vous vous portez fort bien.
+
+A mesure qu'elle parlait, le visage contracté de Mancal se rassérénait.
+Il jeta le couteau loin de lui.
+
+--Allons, fit-il, je suis vaincu. Vous êtes un trop rude adversaire.
+
+Le Ténia se leva, et, s'approchant de lui, plaça sa main sur son épaule:
+
+--Je puis être une utile alliée, dit-elle. Écoutez-moi; il faut que nous
+causions encore, et cette fois sans réticences.
+
+Elle le regarda en face, comme deux complices qui ont un but et qui
+veulent l'atteindre à tout prix. En réalité, la situation était changée,
+comme on dit, du tout au tout. Mancal--incarnation de Biscarre--s'était
+tout d'abord présenté en troisième rôle de mélodrame. Il avait pris des
+allures _fatales_ et avait débité ses tirades avec un aplomb
+merveilleux, qui devait, selon lui, réduire l'adversaire à merci. Il
+avait engagé le duel. A la première passe, il avait employé ses coups
+les plus savants, ils avaient été parés. Mieux encore: à la riposte, il
+avait été désarmé, et il avait dû rompre. En garde donc, et au plus
+fort! Elle lui dit:
+
+--Cartes sur table. Que voulez-vous de moi? Si vous parlez franchement,
+je vous dirai ce que je veux de vous.
+
+--Bien, fit Mancal. Ma vie a un but, je veux que vous m'aidiez à
+l'atteindre.
+
+--Ma vie a un but, dit la duchesse, dont la voix s'altéra légèrement,
+m'aiderez-vous à votre tour?...
+
+--Je vous le jure.
+
+--Je ne crois pas aux serments.
+
+--Alors expliquez-vous. Quel est votre but, à vous?
+
+--Pourquoi parlerais-je la première?
+
+Mancal s'inclina:
+
+--Parce que vous êtes la plus forte.
+
+--C'est faux. Maître Mancal, je vais vous dire, moi, pourquoi, tenant
+tout à l'heure votre vie entre mes mains, je ne vous ai pas empoisonné.
+
+Mancal ont un soubresaut involontaire.
+
+--C'est, _primo_, parce que j'aurais été fort empêchée de me débarrasser
+de voire cadavre....
+
+Dire «votre cadavre» à un homme vivant lui causera toujours et quand
+même une impression fort désagréable.
+
+--_Secundo_, continua le Ténia, c'est parce que, de tous les bandits qui
+me sont tombés sous la main, vous êtes, sans flatterie, le plus complet
+que j'aie encore rencontré.
+
+--Vous êtes trop bonne, fit Mancal en souriant. Mais je crois qu'en fait
+de scélératesse, j'ai trouvé mon maître...
+
+--Oh! trêve d'éloges! nous nous valons!... reste à savoir où nous
+tendons et si nos projets peuvent cadrer ensemble. En ces sortes de
+pactes, un seul mot doit suffire. Pouvez-vous, brièvement, sèchement,
+caractériser le but de votre vie?
+
+Mancal la regarda en face, les yeux dans les yeux, et dit:
+
+--Oui, je hais!...
+
+Elle se pencha vers lui et répondit:
+
+--Et moi j'ai aimé... et je hais maintenant.
+
+--Moi, dit Mancal en serrant les mains de la duchesse entre les siennes,
+je ne hais que parce que j'ai aimé... donc je vous comprends!...
+
+Il y eut un moment de silence. Il était évident que chacun hésitait à se
+livrer.
+
+--Il nous reste à prononcer deux noms, dit le Ténia. Qui haïssez-vous?
+qui est-ce que j'aime?...
+
+Mancal tenait toujours les mains du Ténia. Il les sentait nerveuses,
+vibrantes, implacables. Il eut confiance.
+
+--Celle que je hais, dit-il, se nomme Marie, marquise de Favereye.
+
+--Celui que je hais, dit le Ténia, se nomme Armand de Bernaye....
+
+Un cri de joie s'échappa de la poitrine de Mancal.
+
+--Ah! quelle alliance! fit-il. Armand de Bernaye aime Mathilde de
+Silvereal, soeur de la marquise de Favereye....
+
+La duchesse s'était dressée, haletante, fiévreuse:
+
+--Mathilde de Silvereal!
+
+--Ne le saviez-vous pas?...
+
+--Ainsi cette femme dont M. de Silvereal voulait la mort...
+
+--C'est votre rivale.
+
+--Non, c'est impossible! Pourquoi Armand l'aimerait-il?... Est-elle donc
+plus belle que moi?...
+
+Et, avec un indicible mouvement d'orgueil, la courtisane relevait sur
+son front les masses épaisses de ses cheveux noirs.
+
+--Il l'aime! vous dis-je, répéta Biscarre. Et je le sais d'autant mieux
+qu'il y a quelques heures à peine, je l'ai vu auprès d'elle, étreignant
+ses mains avec une énergie passionnée.
+
+--Taisez-vous! Vous mentez!...
+
+Mancal la regarda. Une colère furieuse éclatait dans ses yeux, et sa
+pâleur était telle qu'il semblait que la vie fût prête à se retirer
+d'elle.
+
+--C'est que vous ne savez pas, continua-t-elle, tout ce que j'ai déjà
+souffert! Ah! j'ai vu les plus intelligents, les plus puissants se
+traîner à mes pieds; j'ai vu des hommes pleins de jeunesse et de vie,
+comme Martial, épier le moindre de mes signes, se courber sous mes
+caprices les plus cruels, me donner goutte à goutte tout leur sang,
+toute leur existence. Et je riais!... et j'éprouvais une effrayante joie
+à leur crier: Je vous méprise! Mais cet Armand! de lui je n'ai jamais
+reçu que dédain et mépris!
+
+Elle se tut un moment, comme accablée par ses propres pensées.
+
+--Il y a de cela quelques mois, reprit-elle. Ma voiture descendait au
+trot de mes chevaux l'avenue des Champs-Élysées. Je rêvais... à quoi? A
+ces mondes inconnus dans lesquels parfois l'imagination m'entraîne. Tout
+à coup un cri retentit. Une femme--une misérable mendiante--venait
+d'être renversée et avait roulé sous les pieds des chevaux: En avant!
+criai-je à mon cocher. Je ne me souciais pas de me donner en spectacle à
+cette foule. Que m'importait cette femme?... Mais déjà un homme s'était
+élancé à la tête de mes chevaux, et d'un seul effort de sa main, il les
+avait cloués sur place.... Cet homme, c'était Armand de Bernaye. Comme
+je m'étais penchée hors de ma voiture, nos regards se croisèrent....
+Qu'éprouvai-je à ce moment? Il m'est impossible de décrire cette
+impression étrange, magnétique, qui parcourut tout mon être... En un
+instant, tout disparut autour de moi... et, par un dernier effort de
+résistance, je fermai les yeux; puis, je les rouvris subitement... il
+était là, courbé vers la terre. Il s'était agenouillé auprès de la
+mendiante dont ses mains écartaient les haillons. De la foule
+s'élevaient contre moi des cris de menace. Il leva la tête et fit un
+signe, tous se turent. La femme était blessée, peu dangereusement
+d'ailleurs.
+
+»Déjà elle revenait à elle et balbutiait des remercîments. Me roidissant
+contre l'émotion qui me dominait, je tirai ma bourse; j'allais la jeter
+aux pieds de cette femme. Mais il me regarda, et je n'osai pas. Ah! si
+vous aviez lu sur ce visage énergique l'expression de mépris que j'y
+savais découvrir!... Une colère folle luttait en moi contre je ne sais
+quelle terreur vague. Lui, souleva la mendiante dans ses bras et vint
+vers la voiture.--Descendez! me dit-il d'une voix brève. Et comme
+j'hésitais, il répéta ce seul mot: Descendez! et sans savoir à quelle
+influence je cédais, j'obéis. Oui, moi qui n'avais jamais plié devant
+une prière, devant une supplication, si ardente qu'elle fût, je ne sus
+pas résister.... Il étendit la mendiante sur les coussins de la voiture
+et jeta son adresse au cocher: Conduisez cette femme, dit-il.
+
+»Le laquais hésitait, il attendait que je confirmasse cet ordre. Encore
+une fois, Armand me regarda, et je dis au valet: Obéissez!... La calèche
+s'éloigna. J'étais là, au milieu de cette foule, je me sentais humiliée,
+tremblante. Je ne faisais pas un mouvement, j'attendais qu'il me parlât.
+En ce moment, j'aurais donné ma vie pour qu'il m'adressât un mot....
+Savez-vous ce qu'il fit?»
+
+Ses lèvres pâlies tremblaient comme sous l'action de la fièvre.
+
+--Il reprit son chapeau aux mains des spectateurs de cette scène, le
+remit sur sa tête, et me regardant en face une dernière fois, il
+s'éloigna, me laissant seule, immobile, courbée sous le mépris. La foule
+ricanait. J'eus peur... oui, en vérité!... Je ne retrouvai même pas en
+moi cette énergie fiévreuse que donne la colère. Je baissai la tête, et,
+cachant mon visage sous mon voile, je m'enfuis. Une voiture passait, je
+m'y jetai... et alors, folle de douleur, saisie au coeur et au cerveau
+par une sorte d'ivresse, je pleurai.... C'étaient les premières larmes
+que j'eusse versées depuis bien des années!... et c'était cet homme qui
+me les arrachait! Et je ne le haïssais pas!... je l'aimais!...
+
+Mancal ne l'avait pas interrompue. Elle parlait comme si elle eût été
+seule, et c'était chose étrange que cette femme, reine de richesse et de
+beauté, mettant ainsi son âme à nu.
+
+--Je voulais le revoir, dit-elle encore. Ce que j'ai fait pour cela,
+j'ai honte à m'en souvenir.... Oui, je l'ai épié!... Je me suis placée
+sur son passage!... J'ai supplié qu'on le décidât à venir chez moi....
+Je lui ai écrit... A mes lettres, il n'a pas répondu. Quand je le
+rencontrais, alors tombait sur moi ce regard froid et sombre dont il
+m'avait déjà souffletée, et je m'enfuyais! Sans cesse, je parlais de
+lui, et ce que j'apprenais ne faisait qu'accroître ma passion.
+
+»Cette existence mystérieuse vouée tout entière à la science, le respect
+que cet homme inspirait à tous, cette réputation qui grandissait chaque
+jour, tout cela m'enivrait, et c'était avec des cris de douleur que je
+me répétais: «Cet homme ne t'aime pas, cet homme te hait et te méprise!»
+Et aujourd'hui vous venez me dire qu'il en aime une autre! Du moins, je
+vais donc trouver un aliment au feu qui me brûle le coeur: puisqu'il
+m'est interdit d'aimer, du moins je me sauverai du désespoir par la
+haine!...»
+
+Elle se tut. Tout son être frémissait.
+
+--Il faut perdre cette femme, reprit Mancal; aidez-moi dans l'oeuvre que
+je veux accomplir, et je vous jure que je vous vengerai de madame de
+Silvereal et d'Armand de Bernaye.
+
+--Qu'exigez-vous de moi?
+
+--Vous attendez ce soir M. de Silvereal?
+
+--Ah! il s'agit bien de cet homme!
+
+--Écoutez-moi, duchesse de Torrès. Le hasard--un hasard infernal--nous a
+donné les mêmes ennemis. Moi, je hais la marquise de Favereye, vous
+voulez la perte de sa soeur. C'est dans leur amour, c'est dans leur
+honneur qu'il nous faut les frapper.... Ce n'est pas tout....
+
+Il se rapprocha de la duchesse et reprit d'une voix plus basse:
+
+--Vous ne m'avez pas fait votre confession tout entière.
+
+--Moi!...
+
+--Cette passion qui remplit votre être n'est pas la seule qui vous
+domine; il en est une autre, plus profonde, plus âpre encore, et qui
+atteint en vous jusqu'aux sources de la vie.
+
+--Expliquez-vous! Cette passion?...
+
+--C'est l'amour de l'or, c'est la passion de la richesse, c'est
+l'ambition affolée et sans limites.
+
+Elle baissa la tête sans répondre.
+
+--Vous êtes riche, continua-t-il en regardant autour de lui, comme si
+ses yeux cherchaient à percer l'épaisseur des murailles pour supputer le
+chiffre de cette fortune.
+
+Un frémissement agita le corps de la courtisane: car Mancal l'avait bien
+jugée.
+
+Que de fois, seule, alors que tout bruit s'était éteint autour d'elle,
+cette femme, lasse des hommages dont elle avait été accablée,
+s'enfermait dans le boudoir mystérieux que nous avons décrit au début de
+ce chapitre, et là, prise d'une sorte de fièvre, elle ouvrait les
+coffrets, les cassettes, et, plongeant ses mains de marbre dans l'or et
+les pierreries, elle les égrenait entre ses doigts comme des gouttes
+d'eau, frissonnant au tintement de l'or, éblouie par le rayonnement des
+diamants.
+
+Passion maladive, monomanie étrange qui s'emparait de son être tout
+entier, faisant vibrer ses fibres les plus secrètes.
+
+--Vous êtes riche! avait dit Mancal, eh bien, si vous consentez à
+m'obéir, à m'aider dans la tâche que j'ai entreprise, je décuple, je
+centuple cette richesse!
+
+La duchesse s'était redressée, et maintenant, les yeux fixés sur le
+visage de l'homme d'affaires, elle attendait.
+
+--Vous me comprenez bien, reprit-il: ce que je vous propose, c'est un
+pacte, c'est une association complète, absolue, dans laquelle chacun de
+nous mettra au service de l'autre ses forces et sa puissance.
+
+--Sa puissance! interrompit le Ténia.
+
+--Ah! ce mot vous étonne, surtout quand il est prononcé par M. Mancal,
+un homme d'affaires qui, à vos yeux, n'a d'autre valeur que celle d'un
+manieur d'argent! Eh bien, si vous, duchesse de Torrès, vous êtes forte
+par votre beauté, par votre intelligence, par votre fortune, l'humble
+agent Mancal tient dans sa main, lui aussi, un pouvoir qui peut lutter
+contre toutes les énergies humaines.
+
+Il s'était levé, et sur sa physionomie éclatait ce rayonnement sinistre
+qui le transfigurait. Sous le masque de Mancal perçait le Roi des Loups.
+
+--A nous deux, continua-t-il d'une voix vibrante, nous pouvons dompter
+le monde, car nous sommes le Mal! Vous êtes la beauté fatale et cruelle,
+je suis la haine lente et sûre! Prenons nos ennemis corps à corps, nous
+les contraindrons à crier grâce; mais, sans pitié, nous les frapperons à
+mort!
+
+Il eut un geste d'une effrayante violence.
+
+--Vous avez raison, murmura le Ténia. Je veux rejeter à la face de cette
+société hypocrite les outrages dont elle m'a abreuvée. Mais cette
+richesse dont vous me parliez tout à l'heure?...
+
+--Je vous la donnerai. Mais répondez-moi: Êtes-vous prête à accepter les
+conditions que je veux vous dicter?
+
+--Quelles sont-elles?
+
+--Veuillez sonner.
+
+La duchesse obéit machinalement. Un laquais parut.
+
+--Un jeune homme ne s'est-il pas présenté pour parler à madame la
+duchesse?
+
+--Comme madame la duchesse avait défendu qu'on la dérangeât sous aucun
+prétexte, je l'ai introduit dans la bibliothèque, où il attend que
+madame veuille bien le recevoir.
+
+--C'est bien, fit Mancal. Dans un instant vous pourrez l'introduire.
+
+Le laquais sortit. Subjuguée par l'ascendant de cet homme, le Ténia
+l'avait laissé parler.
+
+--Quel est ce jeune homme? demanda-t-elle.
+
+--Attendez. Voici mes conditions: je veux que ce jeune homme vous aime.
+
+La duchesse sourit:
+
+--Je suis sûre de moi!
+
+--Je veux, continua Mancal en se penchant vers elle, que vous le rendiez
+fou, que vous éveilliez en son âme une passion si intense, si
+irrésistible....
+
+Il baissa la voix:
+
+--Que, dans son entraînement, ce jeune homme aille... jusqu'au crime!
+
+La duchesse tressaillit:
+
+--Vous le haïssez donc bien?
+
+--Oui!
+
+--Et en échange du concours que vous me demandez, que m'offrez-vous à
+votre tour?
+
+--Je vous offre des trésors si grands que nul peut-être n'en connaît le
+chiffre.
+
+--Folie! Vous me raillez!
+
+--Ce soir, M. de Silvereal viendra...
+
+--Je le sais.
+
+--Cet homme est en possession d'un secret qu'il faut lui arracher. Je
+serai là... caché. Vous serez seule avec lui. Dans une heure, je vous
+enverrai un bouquet. Vous aurez soin de ne pas le respirer; mais, le
+soir, vous donnerez à M. de Silvereal la fleur rouge qui se trouvera au
+centre de ce bouquet. Je ne vous fais pas l'injure de douter qu'il ne la
+porte à ses lèvres...
+
+--Et alors?
+
+--Alors le reste me regarde. Nous saurons si mes pressentiments m'ont
+trompé... ou si ces rêves qui vous éblouissent se peuvent réaliser...
+
+--Vous n'avez donc aucune certitude?
+
+--Ne me demandez rien de plus. Soyez patiente jusqu'à ce soir, et alors,
+duchesse de Torrès, vous pourrez à votre gré ou contraindre vos ennemis
+à plier devant vous, ou tout au moins vous venger!
+
+--J'attendrai. Mais ce jeune homme?
+
+--Ce que je vous demande aujourd'hui est peu de chose. Recevez-le devant
+moi et approuvez ce que je dirai.
+
+--J'y consens. Mais qui me prouve que vous ne me tromperez pas et qu'en
+me trompant par des espoirs irréalisables vous ne cherchiez pas
+uniquement à obtenir ma complicité dans vos projets personnels?
+
+--Madame, dit gravement Mancal, entre gens comme nous, les serments
+n'ont pas de valeur. Mais regardez-moi bien en face, et demandez-vous si
+réellement l'homme qui vous parle de sa haine peut s'abaisser à de
+vulgaires intrigues de chantage.... Regardez-moi, vous dis-je! et, dans
+mon regard, sachez lire l'expression de la passion violente et
+implacable. Je veux... entendez bien ce mot... je veux me venger... rien
+de plus, rien de moins. Pour parvenir à mon but, j'avais besoin d'une
+alliée... je vous ai trouvée sur ma route....
+
+Mancal lui avait tendu la main.... Elle y laissa tomber la sienne, et
+dit en souriant:
+
+--Je vous fais crédit jusqu'à ce soir.
+
+--Merci! Maintenant reprenons chacun notre rôle... et faites entrer
+notre jeune homme.
+
+Un instant après la porte s'ouvrait, et le laquais annonçait:
+
+--M. le comte de Cherlux.
+
+Et Jacquot entra. Oui, c'était bien celui que nous avons trouvé il y a
+quelques heures dans le cabaret de Diouloufait, c'était bien lui qui se
+présentait sous le nom et sous le titre de comte de Cherlux....
+Transformation singulière, mais certainement moins bizarre que celle
+qui s'était accomplie dans l'extérieur du jeune homme. D'où lui venait
+donc cette aisance aristocratique, cette simplicité dans le luxe, ce
+goût réellement exquis, lequel avait présidé à sa toilette? Jacques de
+Cherlux--car tel était le nom que nous lui donnerons désormais--était de
+taille moyenne, mais admirablement proportionnée. Il portait encore sur
+son visage pâli les traces des dernières émotions qu'il avait subies;
+mais cette lassitude même prêtait un nouveau charme à sa physionomie un
+peu inquiète. Jacques était beau, et la délicatesse de ses traits et de
+sa stature lui donnait je ne sais quel charme dont on avait peine à se
+défendre. En ce moment, il était visiblement ému; en vérité, il croyait
+marcher dans un rêve. La métamorphose qui s'était opérée lui semblait
+invraisemblable. Comment! hier encore, il n'était qu'un ouvrier, il
+luttait contre des malveillances inconnues, il se débattait contre une
+fatalité qui s'acharnait après lui, et voilà qu'aujourd'hui il était
+admis, sur son nom, en présence d'une des plus jolies, des plus
+élégantes femmes de Paris, en face de cette créature idéalement belle
+qu'il avait entrevue un jour en tremblant, et qui maintenant s'inclinait
+gracieusement devant lui et lui disait de sa voix pure et fraîche:
+
+--Soyez le bienvenu, monsieur.
+
+Mancal s'avança vivement à sa rencontre.
+
+--Madame la duchesse, dit-il, permettez-moi de vous présenter monsieur
+le comte Jacques de Cherlux, en faveur duquel je fais appel à toute
+votre bienveillance.
+
+Jacques, troublé, regardait la duchesse et attendait.
+
+A vingt ans, qui aurait pu, sans frémir jusqu'aux fibres les plus
+intimes de son être, contempler cette créature, devant laquelle un
+véritable artiste, Martial, avait oublié sa mère, cette femme si
+complétement belle que les plus expérimentés des viveurs s'étaient voulu
+tuer à ses pieds. Lui ne savait rien, n'entendait rien... toute son âme
+passait dans ses regards, et ses lèvres tremblaient comme si la formule
+d'adoration avait été prête à s'en échapper...
+
+--Votre recommandation est toute-puissante, vous le savez, dit la
+duchesse en regardant Mancal, mais le nom de M. le comte de Cherlux, et
+je dois dire plus encore, sa jeunesse et sa distinction plaident en sa
+faveur mieux encore que vos paroles...
+
+--Madame, fit Jacques, je ne sais comment reconnaître....
+
+La duchesse lui désigna un siége de la main.
+
+--Madame, reprit Mancal, qui suivait avec soin les progrès de l'émotion
+qui s'emparait du néophyte admis dans le temple, M. le comte de Cherlux,
+par suite de circonstances que je me ferai un devoir de vous expliquer,
+se trouve dans une situation des plus singulières: jusqu'à ce jour, il a
+ignoré et son nom et les hautes destinées qui lui étaient réservées....
+Je viens vous supplier de vouloir bien être sa patronne, son bon ange,
+et de lui ouvrir les portes de ce monde dans lequel, j'en suis certain,
+il occupera une place brillante. M. de Cherlux, qui--je puis le dire
+sans l'offenser--a besoin en quelque sorte d'un stage dans la société
+dont il ignore encore les moeurs, m'a témoigné le désir, très-honorable,
+de s'attacher pendant quelque temps--presque incognito, pour ainsi
+dire,--à la personne de quelqu'un de nos grands seigneurs... en qualité
+de secrétaire, par exemple. Il est riche, et c'est, vous le comprenez,
+dans un but tout spécial qu'il veut, mettant son instruction et son
+intelligence au service d'un des rois de votre monde, acquérir en
+échange ces notions sociales, cette expérience des hommes qui lui font
+défaut... Veuillez dire, monsieur de Cherlux, si je traduis exactement
+votre pensée.
+
+Jacques tressaillit, mais il lui fallait s'arracher à la contemplation
+qui rivait son regard et sa pensée à la beauté de l'enchanteresse... il
+releva la tête.
+
+--En effet, madame, répondit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre
+calme, ce qui se passe aujourd'hui dans ma vie est tellement
+extraordinaire, que j'ose à peine croire à ce miracle qui vient de
+s'accomplir et qui d'un déshérité de la vie fait un gentilhomme, et je
+vous l'avoue, au moment de franchir le seuil de ce monde, à peine
+entrevu dans le mirage de mes songes de jeunesse, j'hésite... j'ai
+presque peur.... Déjà la bienveillance que vous semblez me témoigner
+m'encourage. M. Mancal a bien voulu me laisser espérer que madame de
+Torrès prendrait en pitié cette inexpérience... C'est donc un suppliant
+qui vient à vous, madame, et qui vous supplie de ne le pas repousser....
+
+Ah! s'il eût pu comprendre en ce moment le rapide regard qui
+s'échangeait entre les deux complices.
+
+--Qu'il vous aime! avait dit Mancal.
+
+--Il m'aimera! il m'aime! répondaient les yeux du Ténia.
+
+--Monsieur le comte, dit-elle, je vous suis dès ce moment tout
+acquise... et quelle que soit la requête que vous ayez à m'adresser, je
+puis vous assurer que j'emploierai ma faible influence à vous donner
+satisfaction....
+
+Mancal reprit la parole:
+
+--Si j'ai bien compris les intentions de M. de Cherlux, dit-il, l'homme
+à qui nous devons demander un pareil service doit joindre à une grande
+situation une honorabilité reconnue et incontestée...
+
+--Sans doute.
+
+--Eh bien, si j'osais émettre un avis, je rappellerais à madame la
+duchesse que, dans la société parisienne, nul ne me paraît plus digne de
+cette confiance qu'un homme honoré par elle d'une estime particulière.
+
+--Son nom?
+
+--Ne l'avez-vous pas deviné? je veux parler de M. le duc de Belen.
+
+Le Ténia regardait Mancal et cherchait à comprendre le but vers lequel
+il tendait. Mais le visage du forçat avait perdu son expression féroce
+pour prendre le masque de l'obséquiosité polie. Quant à Jacques, il
+écoutait pour ainsi dire sans entendre. Il contemplait les cheveux de la
+duchesse négligemment rejetés sur sa nuque; il devinait sous son
+peignoir ces formes admirables qui avaient inspiré jadis un
+chef-d'oeuvre à Martial; son regard courait sur ces mains fines, ces
+bras blancs et ronds qu'un statuaire eût moulés, et, dans cette sorte
+d'adoration inconsciente, il se souciait peu, en vérité, du sens même de
+la conversation dont il était l'objet.
+
+--J'ai déjà eu l'honneur, continua Mancal, de pressentir M. le duc à ce
+sujet, et j'ai la conviction que la recommandation de madame de Torrès
+serait toute-puissante pour le décider à accueillir M. de Cherlux.
+
+Elle regarda Jacquot, qui, surpris dans sa contemplation, rougit et
+baissa les yeux.
+
+--Quel est votre avis, monsieur de Cherlux? demanda-t-elle.
+
+«Savez-vous bien, ajouta-t-elle en souriant, que si la timidité sied à
+la jeunesse, elle pourrait cependant vous être nuisible dans le monde
+où vous allez entrer?
+
+--Madame, fit Jacques vivement, s'il vous plaît vouloir bien m'honorer
+de votre protection, soyez certaine que je saurai m'en rendre digne...
+
+--Qu'il soit donc fait comme le désire mon ami Mancal, fit-elle en se
+levant.
+
+Avec ces mouvements gracieux et empreints d'une volupté enivrante dont
+les courtisanes du grand monde ont le secret, elle s'approcha d'un petit
+meuble, et, se penchant, elle écrivit quelques lignes.
+
+Puis, se tournant vers Jacques:
+
+--Puisque vous me permettez, dit-elle, de prendre un rôle de bonne fée
+dans votre existence, monsieur le comte, présentez-vous de ma part chez
+M. le duc de Belen: vous ne pouvez trouver de meilleur professeur, plus
+digne à tous égards de votre confiance comme il l'est déjà de notre
+estime.... Je lui explique votre situation en deux mots, il se fera
+votre initiateur....
+
+Jacques s'était levé à son tour, et ses doigts tremblaient en touchant
+la lettre que lui avait remise la duchesse.
+
+--Allez, monsieur le comte, lui dit-elle, et laissez-moi espérer que
+vous n'oublierez pas trop vite celle qui est heureuse de vous rendre ce
+léger service....
+
+Elle lui tendit la main. Il s'inclina, et par un mouvement inconscient,
+il saisit cette main et y appliqua ses lèvres.... Elle ne la dégagea
+pas... un frisson parcourut les veines du jeune homme.... Un instant
+après, à demi fou, la fièvre au cerveau, il s'élançait hors de l'hôtel.
+
+--Eh bien, mon cher allié, dit la Torrès à Mancal, êtes-vous content de
+moi?
+
+Avant d'aller plus loin, il nous faut expliquer en quelques mots comment
+Jacquot, l'ouvrier, était devenu tout à coup la comte de Cherlux. Rien
+de plus simple, d'ailleurs. Le véritable comte de Cherlux était un de
+ces viveurs tarés qui, après avoir abusé de toutes les jouissances,
+descendent peu à peu tous les degrés de la misère. Un jour, Mancal
+l'avait rencontré: une pensée infernale avait traversé son cerveau.
+
+--Monsieur le comte, lui avait-il dit, que donneriez-vous pour trois
+mois de luxe et de richesse qui vous rappelassent votre vie d'autrefois?
+
+A ces paroles, tous les appétits du vieux comte s'étaient soudainement
+réveillés, et un pacte était intervenu entre eux. Contre une somme de
+cent mille francs, le comte de Cherlux avait signé un testament et un
+acte de reconnaissance qui s'appliquait à Jacques. Le testament
+expliquait une histoire banale de séduction: rien ne pouvait sembler
+plus naturel. Puis le comte s'était rejeté follement dans le tourbillon
+des plaisirs. Mais son organisme épuisé n'avait pu résister aux excès de
+toutes sortes. Deux mois après, il mourait de la rupture d'un anévrisme,
+et c'est alors que M. Mancal révélait à Jacques cette prétendue aventure
+qui le faisait, lui, l'orphelin, le seul héritier du comte de Cherlux...
+
+
+
+
+XII
+
+LES GALANTERIES DE MUFLIER
+
+
+Le lecteur nous pardonnera si, l'entraînant à notre suite, nous le
+contraignons à passer subitement de l'hôtel de M. de Belen au bouge de
+l'_Ours vert_, de là dans le boudoir d'une courtisane, puis encore
+ailleurs, et toujours plus loin.
+
+Les faits sont là qui crient au narrateur:
+
+--Marche! marche!
+
+Dans le drame complexe que nous avons entrepris de raconter et qui est
+resté, il y a trente ans, dans une ombre mystérieuse qu'ont à peine
+traversée quelques lueurs sinistres, les personnages les plus divers,
+appartenant à toutes les classes de la société, se sont heurtés dans une
+lutte terrible qui a mis face à face les êtres les plus disparates, en
+apparence les plus étrangers l'un à l'autre, et force nous est de les
+suivre dans les divers milieux où ils vivaient.
+
+Cela dit, allons au quai de Gèvres, qui s'étend, comme chacun sait, du
+pont Notre-Dame au pont au Change. Là, au coin de la rue des Arcis, une
+maison, surplombant sur le quai de son pignon qui semblait prêt à
+s'écrouler, donnait asile à certains personnages que les plus délicats
+auront plaisir à retrouver. Dans une mansarde du troisième et dernier
+étage--justement au-dessous du toit pointu--Muflier, Goniglu et Maloigne
+étaient tous trois agenouillés sur le carreau. Était-ce donc que,
+créatures coupables, ils s'abîmaient dans les douleurs du repentir et
+criaient merci à l'éternel?
+
+Pas précisément. Entre eux, à terre, il y avait un sac, et leurs mains,
+loin d'être levées vers le ciel, étaient très-activement occupées à
+fouiller ledit sac, d'où ils tiraient un à un les objets les plus
+singuliers.
+
+C'était une paire de vieilles bottes aux talons absents et aux tiges
+crevées, puis des socques plus ou moins articulés, puis un manche de
+parapluie, un paquet de chiffons. Que sais-je? Et ils cherchaient
+toujours, car le sac semblait inépuisable comme la célèbre bourse de
+Fortunatus.
+
+Tout à coup un triple cri de joie s'échappa des trois poitrines de ces
+trois gentilshommes, et pour saisir ce qu'ils venaient d'entrevoir sans
+doute au fond du sac, ils se baissèrent si vivement que leurs trois
+crânes se cognèrent avec un bruit mat.
+
+Mais, sans s'arrêter à ce détail sans importance, ils se redressèrent
+instantanément:
+
+--Un chandelier d'argent! cria Muflier.
+
+--Un couvert de vermeil, ricana Goniglu.
+
+--Une casserole de cuivre, brama Maloigne.
+
+--Et c'est tout?
+
+--C'est tout.
+
+--Bah! ça ne valait pas la peine d'assommer cet imbécile, fit Maloigne,
+qui avait le coeur sensible.
+
+--Cet homme était coupable, reprit Muflier d'un ton grave, et sa
+punition est juste. Comment! nous sortons bien tranquillement de l'_Ours
+vert_, comme d'honnêtes gens que nous sommes; rêvant à l'avenir, nous
+suivons le quai... quand tout à coup, aux premières lueurs du jour, nous
+apercevons un particulier qui se glissait le long des maisons en rasant
+les murs.
+
+--Il avait mauvaise apparence, interrompit Goniglu.
+
+--De plus, continua Muflier, il avait un sac.
+
+--Un sac plein.
+
+--Bombé, séduisant, chargé de promesses.
+
+--Et de vieux chiffons.
+
+--Tout indiquait donc que c'était un travailleur qui emportait au logis
+le butin de la nuit.
+
+--Ce fut aussi mon avis. Nous échangeons un regard...
+
+--Et nous tombons dessus. Je lui lance un coup de poing!
+
+Muflier laissa tomber sur sa main son front pensif.
+
+Puis, se relevant brusquement:
+
+--Goniglu, dit-il, je vais formuler une proposition.
+
+--Formule.
+
+--Il y a longtemps, mais là, très-longtemps que je n'ai pas fait un de
+ces petits déjeuners...
+
+--Côtelettes aux cornichons.
+
+--Vin bouché.
+
+--Café, pousse-café, rincette.
+
+--_Et cætera_, justement. Eh bien! voilà mon avis: Nous sommes, quant à
+présent, en possession de dix ronds de vingt francs.
+
+--Les fonds de Bisco.
+
+--Mais je dois t'avouer, Goniglu, que c'est un mouvement de délicatesse
+qui m'a déterminé à cogner sur le bonhomme de tout à l'heure.
+
+--Ah bah!
+
+--Tu vas me comprendre.... Que nous a dit le Bisco?
+
+--Qu'il y aurait une affaire.
+
+--Très-bien!
+
+--Qu'il fallait nous requinquer un brin.
+
+--Ce que vous allez faire tout à l'heure... et puis...
+
+--C'est tout.
+
+--Mais, Goniglu de mon coeur, il y avait un sous-entendu, c'est que les
+jaunets étaient comme qui dirait une avance, des arrhes... et je
+préfère--voilà où éclate la délicatesse que je vous signalais tout à
+l'heure--n'y toucher qu'après les avoir gagnés.
+
+--Ah bah! fit encore Goniglu, que les scrupules de Muflier surprenaient
+au plus haut point.
+
+--Mais, d'autre part, j'ai envie de bien déjeuner... Alors, nous avons
+_pigé_ le sac du bonhomme inconnu... Petit Maloigne va aller chez le
+joli _Fourgat_ (recéleur) d'à côté, il va laver le chandelier, le
+couvert et la casserole, et alors, noce à mort!
+
+--Bravo! firent les deux hommes.
+
+--Je suis prêt. Je vas _rincer_ tout ça, fit Maloigne.
+
+--Va donc, jeune messager, reprit Muflier, qui aimait à imiter l'accent
+de Frédérick dans _Robert Macaire_, et hâte-toi; nous t'attendons avec
+impatience.
+
+Maloigne, sans se plus faire prier, disparut, cachant sous sa blouse
+déguenillée le butin dû à l'exploit nocturne.
+
+Goniglu et Muflier restèrent seuls.
+
+Il paraît que, devant Maloigne, ils n'avaient pas dit toute leur
+pensée, car, obéissant tout à coup à une même réflexion, ils se
+regardèrent, et la même exclamation: Eh bien? sortit de leurs lèvres.
+
+--Voyons, Goniglu, dit Muflier, qu'est-ce que tu penses de Bisco?
+
+--Il a une rude poigne.
+
+--Et il nous a carrément roulés. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
+Bah! pour un coup de poing de plus ou de moins! c'est pas la mer à
+boire. Mais les affaires... as-tu confiance?
+
+--Hum! hum!...
+
+--Il fait de belles promesses...
+
+--Les tiendra-t-il?
+
+--J'ai de la méfiance...
+
+--Et moi aussi.... Je dis qu'au fond il se fiche de nous, et qu'il fait
+un tas de manigances.
+
+--Dame! je l'ai vu entrer plus de vingt fois, en le filant, chez une
+espèce de tripoteur qui a des bureaux d'un chic...
+
+--Par la grand'porte?...
+
+--Mon Dieu, oui.
+
+--Dans son costume ordinaire?
+
+--Oh! parfaitement, avec la casquette et les rouflaquettes.
+
+Ce mot gracieux désigne les mèches collées aux tempes et ramenées en
+pointe qui distinguent les _lions_ du boulevard extérieur.
+
+--Et il restait longtemps?
+
+--Ça, c'est encore plus drôle, jamais je ne l'ai vu sortir.
+
+--Bah! c'est qu'il y a deux sorties.
+
+--Maloigne veillait à l'autre.
+
+--Bigre!... et le nom du tripoteur?
+
+--Mancal.
+
+--Connais pas.... Enfin, tout ça prouve que le Bisco lâche le simple
+travail du bon Loup pour se fourrer dans des opérations de haute
+volée... et qu'en somme, il oublie les vieux.
+
+--Pourtant, reprit Goniglu, c'est peut-être ainsi qu'il prépare un coup
+_chocnosof_, tu sais, là, un vrai _bazardement_...
+
+--Possible! en tout cas... ton avis...
+
+--Ouvrir l'oeil...
+
+--C'est ça.... Vois-tu, quand le chef a de l'ambition, au besoin il
+coupe sa queue d'un coup... et se débarrasse des _camaros_ en lançant à
+la _rousse_ un bon petit avis...
+
+--Je ne crois pas pourtant que le Bisco...
+
+--Capable de tout! interrompit Muflier. Moi, c'est mon idée. Donc, tu
+l'as dit, ouvrons l'oeil... et dame! en cas de danger!...
+
+Ils échangèrent un regard suffisamment intelligible pour que toute
+explication fût inutile.
+
+Au même instant, d'ailleurs, la porte s'ouvrait et Maloigne
+reparaissait.
+
+--Tu as été rudement long!
+
+--Est-ce que le père Blasias n'y était pas?
+
+Ces deux questions furent simultanées.
+
+Mais, sans répondre immédiatement, Maloigne ferma soigneusement la
+porte, et, se rapprochant des amis, dit à voix basse:
+
+--J'ai les jaunets!
+
+--Bravo!
+
+--Chut donc! fit Maloigne. Mais il y a autre chose...
+
+--Quoi?
+
+--Je ne sais pas si ça peut servir.... Mais M. Muflier est si malin....
+
+Muflier se rengorgea et dit d'un ton protecteur:
+
+--Parle, petit, car, d'honneur, tu me fais périr d'impatience!
+
+--Eh bien, voilà! reprit Maloigne. J'allais donc chez le père Blasias,
+et j'allais entrer carrément dans la boutique du vieux revendeur, quand
+je me suis cassé le nez...
+
+--Hein!
+
+--La boutique était fermée.
+
+--Fichtre! s'écria Muflier, est-ce que le vieux birbe aurait été
+coffré?...
+
+--Ç'a été mon idée.... Mais, moi malin, je me dis: c'est pas naturel.
+Or, comme c'est moi qui fais toujours les courses chez le vieux, j'ai
+fait là comme partout.
+
+--Ce qui veut dire?...
+
+--Que j'ai regardé les êtres, les tenants et les aboutissants, et que je
+les connais au bout de l'ongle. Or, le vieux ne sait peut-être pas que
+derrière la maison, dans une cour, il y a un caveau... tout noir... où
+on fourre un tas de débarras... et dans le mur, un trou... et derrière
+le trou, un autre mur, celui du logement du vieux; et enfin, dans ce
+mur, un autre trou, par lequel on voit chez lui.
+
+--Diable! fit Muflier, tu es un rude lapin, toi!...
+
+--Merci, patron! fit Maloigne. Donc, je me dis comme ça: Ou il y est, ou
+il n'y est pas; s'il n'y est pas, je ne verrai rien...
+
+--Très-logique!
+
+--Donc, je vais au caveau, et, de trou en trou, je regarde...
+
+--Et alors?
+
+--Savez-vous ce que je vois?
+
+--Non, puisque tu ne l'as pas encore dit!
+
+--Eh bien, le père Blasias, dont je ne voyais que le dos, était courbé
+sur....
+
+Il s'arrêta et regarda encore autour de lui, comme s'il eût craint
+d'être entendu.
+
+--Sur quoi?
+
+--Sur un cadavre! articula Maloigne d'une voix à peine perceptible.
+
+Muflier et Goniglu bondirent sur eux-mêmes.
+
+--Quoi! comment! le vieux bossu...
+
+--Le vieux bossu paraissait très, très-occupé... L'autre était étendu
+sur une chaise, la tête en arrière... et pâle! pâle! Oh! il était bien
+mort! ça se voyait...
+
+--Brrr! fit Goniglu, dont l'âme était sensible, ça me fait froid dans le
+dos...
+
+--Alors, qu'est-ce que tu as fait?
+
+--Ça a duré cinq minutes comme ça.... Alors j'ai vu le vieux aller à un
+petit fourneau dans lequel brillait du feu. Il a fait une _popotte_
+quelconque, et il s'est dégagé une fumée du diable. Dame!... alors...
+j'avoue tout... j'ai eu peur... et j'ai décanillé. Oh! mais... c'était
+rien ça...
+
+--Mais les jaunets!...
+
+--Attendez donc. Je filais... dame!... j'étais déjà sur le quai... et
+puis je me suis tout à coup arrêté. Je me suis dit: Au fait, les amis
+comptent sur moi... faut tout de même que j'aie les ronds.... Dame! j'ai
+un peu hésité... ça se comprend... pas vrai... ça a bien duré un bon
+quart d'heure... enfin, je me suis décidé... et je suis revenu.... Eh
+bien, savez-vous ce que j'ai trouvé?
+
+--Un autre cadavre?
+
+--Non! le père Blasias tout tranquillement assis dans sa boutique toute
+grande ouverte, et qui grattait une vieille casserole avec la pointe
+d'un couteau ébréché.
+
+--C'est drôle, ça. Tu auras eu la berlue.
+
+--Pour ça, c'est pas possible. J'ai vu le _macchabé_ (cadavre) comme je
+vous vois.
+
+--Dis donc pas de bêtises comme ça, interrompit Goniglu, que cette
+assimilation paraissait affecter de façon passablement désagréable.
+
+--Je ne sais pas si ça se voyait sur ma figure, mais le père Blasias m'a
+jeté un coup d'oeil.... Aussi, sans parler de rien, je lui ai offert le
+_baluchon_... Il n'était pas non plus dans son assiette, car il n'a même
+pas regardé ce que j'apportais... il est allé tout de suite à sa caisse,
+et m'a donné une poignée de _monnerons_.
+
+Et, en forme de péroraison, Maloigne montra dans sa main une
+demi-douzaine de louis.
+
+--Mais, saprédié! fit Muflier, c'est plus que ça ne vaut, même au
+comptant!
+
+--Faut-il rapporter? dit Maloigne, qui crut pouvoir se permettre cette
+plaisanterie fine et délicate.
+
+--Décidément, le vieux avait un _cheveu_.
+
+--Je vois ça... s'il a _suriné_ quelqu'un...
+
+--N'y avait pas de sang...
+
+--Il lui aura donné une drogue.... Et comment était-il nippé, le
+particulier?
+
+--Oh! d'un _chic_ ruisselant... du noir et du blanc de premier choix.
+
+--Vieux?
+
+--Entrelardé... pas grand, maigre, avec une tête d'oiseau...
+
+--C'est tout?
+
+--A peu près.... Ah! si... il avait sa montre et une grosse chaîne...
+
+--Gamin, va! fit Muflier en lui touchant légèrement la joue.
+
+Il y eut un moment de silence. Chacun réfléchissait à cette étrange
+aventure.
+
+Il est vrai que les allures du vieux juif Blasias leur avaient toujours
+paru bizarres; mais on ne regarde guère à la physionomie d'un recéleur.
+
+--Au fond, reprit Muflier, ça ne nous regarde pas.
+
+--Eh bien, ne nous occupons pas du père Blasias, et puisqu'il a _casqué_
+si rondement, pensons au déjeuner.
+
+--Ça va, dirent les deux autres.
+
+--En route, ajouta Goniglu.
+
+Mais Muflier resta immobile. Il était évident qu'une idée nouvelle le
+préoccupait.
+
+--Goniglu, fit-il... puisque nous avons du picaillon, crois-tu pas que
+ce serait le moment d'être aimable?
+
+--Ce qui veut dire...
+
+--Que nous recevons souvent des politesses et qu'il serait convenable
+d'en rendre une....
+
+Goniglu cligna de l'oeil.
+
+--Paméla!
+
+--Hermance!... une petite galanterie à ces dames...
+
+--Bonne idée!...
+
+--Mais moi! interrompit Maloigne, je serai donc tout seul?
+
+--Maloigne, mon ami, tu as de l'avenir, dit Muflier, mais crois-en ma
+vieille expérience, défie-toi de l'amour. Si tu savais tout ce qu'il m'a
+coûté... de douleurs et de remords....
+
+Un instant après, on pouvait voir, partant du pont Notre-Dame, un fiacre
+traîné par deux haridelles et qui se dirigeait vers la Bastille, car
+c'était dans les environs du boulevard Contrescarpe que travaillaient
+Hermance et Paméla. Sans entrer dans des détails qu'il importe peu au
+lecteur de connaître, franchissons quelques heures, et retrouvons dans
+un cabaret de la place du Trône nos cinq personnages attablés et buvant
+fortes rasades. Il faut supposer que si la côtelette aux cornichons est
+par elle-même de nature inoffensive, elle a tout au moins le privilége
+de titiller le gosier le plus rebelle; car une douzaine de litres vides,
+portant aux lèvres les traces du cachet de cire verte, indiquaient
+suffisamment combien la lutte avait été chaude.
+
+Auprès de Paméla, forte créature d'une trentaine d'années, Goniglu se
+faisait gracieux: il avait je ne sais quel parfum régence qui étonnait
+et plaisait à la fois. Des madrigaux, peut-être un peu trop pimentés--on
+n'est pas parfait!--sortaient tout armés de son cerveau en gésine.
+Muflier rappelait plutôt le grand siècle. Il était digne et quasi
+solennel. Penché vers Hermance, qui pour la corpulence ne le cédait en
+rien à sa compagne, il disait:
+
+--Quoi! tu doutes de moi, ange de ma vie! mais ce déjeuner lui-même
+n'est-il pas la preuve des sentiments que tu m'inspires? Cette défiance
+m'est pénible; sur mon honneur, elle me l'est.
+
+A ce moment, voici que du dehors monta jusqu'au cabaret un bruit
+retentissant de grosse caisse et de cymbales. Puis une voix cria:
+
+--Entrez! entrez, messieurs!... La représentation va commencer!
+
+Maloigne, heureux de cette diversion qui l'arrachait à ses réflexions
+solitaires, bondit vers la fenêtre.
+
+--Tiens! des saltimbanques! cria-t-il.
+
+Hermance, s'arrachant aux discours passionnés du bien-aimé, courut aussi
+à la fenêtre, et, battant des mains:
+
+--Oh! je voudrais voir cela! fit-elle.
+
+Point n'était besoin de formuler deux fois un désir, quand Muflier était
+là. Il se leva, s'aidant des mains à la table, uniquement pour conserver
+la rigidité de l'homme sûr de lui-même.
+
+--Qu'est-ce que c'est, idole? demanda-t-il.
+
+--Des hommes sans bras qui jonglent avec des poids!
+
+Muflier resta immobile. Goniglu leva la tête. Le cas était curieux.
+Maloigne se retourna avec un sourire:
+
+--Pas tout à fait sans bras, fit-il. Ils sont deux; mais ils en ont
+chacun un.
+
+--Mon petit Anatole (c'était le prénom de Muflier), mène-moi-z-y!
+
+Muflier, grave, était venu aux carreaux. Or, voici ce qu'il vit:
+
+A quelques pas du cabaret, dans un terrain vague, se dressait une
+baraque de petite dimension, enveloppée dans ses panneaux de toile
+peinte. Sur les cadres étaient représentés des athlètes jouant avec des
+poids énormes, supportant des canons sur leurs épaules, se livrant à
+toutes les fantaisies de la lutte. Au-dessus, un vaste écriteau, sur
+lequel se lisaient ces mots:
+
+ DEUX BRAS POUR DEUX
+
+ Les Frères DROITE et GAUCHE
+ _ont l'honneur d'informer_
+ _l'honorable société_
+ _qu'après leurs divers exercices_
+ _ils accepteront les défis_
+ _des hommes forts_
+_qui voudront bien les honorer de leur confiance._
+
+ ENTRÉE: DEUX SOUS
+
+--C'est-il drôle! c'est-il drôle! répétait Hermance.
+
+Paméla elle-même était en joie.
+
+Goniglu regarda Muflier, qui regarda Goniglu.
+
+Ils se comprirent d'un coup d'oeil. L'esprit chevaleresque de la vieille
+France leur dictait leur devoir.
+
+--Payons la note, dit Muflier.
+
+--Et à la baraque! ajouta Goniglu.
+
+Nos lecteurs n'ont sans doute pas oublié les deux personnages qui
+avaient assisté à la séance du Club des Morts, et qui portaient les
+singuliers surnoms de Droite et de Gauche.
+
+Donc, voici ce qu'ils étaient: saltimbanques. C'étaient bien eux, en
+effet, qui, debout sur le tréteau, invitaient la foule à entrer dans la
+baraque.
+
+Avant d'aller plus loin, il nous faut raconter rapidement comment les
+deux frères avaient été victimes de l'accident qui les avait privés
+chacun d'un bras. L'histoire était simple, d'ailleurs. Ils se nommaient
+les frères Martin, et, dès leur enfance, avec leur père, ils exerçaient
+l'état de saltimbanques. La naissance de deux jumeaux avait coûté la
+vie à leur mère: ils avaient en outre une soeur, leur aînée de deux ans.
+
+Le père Martin était donc resté seul avec trois enfants; mais comme
+c'était un homme courageux, il n'avait pas désespéré. De saltimbanque il
+s'était fait chanteur ambulant. Dans les premières années, le métier
+avait été dur, car il parcourait les villages, traînant dans une petite
+voiture les petits enfants, trop faibles pour marcher. Il est vrai que
+partout le père Martin rencontrait un accueil sympathique. Les mères
+venaient se pencher sur ce nid roulant où gazouillaient les douces
+créatures. Puis il avait une habileté toute spéciale à choisir les
+chansons qui touchaient le coeur des femmes.... Si bien que les sous
+pleuvaient, et que plus d'une courait chez elle, puis revenait bien
+vite, serrant contre elle son tablier relevé: et c'étaient des
+friandises, du bon pain frais, des galettes toutes chaudes. Elles
+demandaient au père Martin la permission de les prendre dans leurs bras,
+et c'étaient des jeux à n'en plus finir, des câlineries qui amusaient
+les orphelins, des baisers qui ébouriffaient leurs petites têtes brunes.
+
+Bien souvent on avait offert au père Martin de se charger de l'un ou de
+l'autre, voire même de tous les trois. Lui, secouant la tête et les
+larmes aux yeux, disait:
+
+--Vous êtes bien bons; mais la morte m'a fait jurer de ne pas les
+quitter.
+
+Puis, sans eux, est-ce qu'il aurait pu chanter?
+
+Et, s'attelant aux brancards, il repartait, tandis que les petits,
+blottis dans un vaste panier plein de paille fraîche, battaient des
+mains en criant:
+
+--Hue! papa!... hue!
+
+Il était presque heureux ainsi.
+
+Cependant les enfants grandirent; mais, par un singulier caprice de la
+nature, tandis que les deux jumeaux devenaient forts et vigoureux, leur
+soeur restait toute mignonne, sa taille ne se développait pas; elle
+était faible et maladive, et c'était un véritable chagrin pour le père,
+qui se demandait avec inquiétude s'il la conserverait. Quand les jumeaux
+eurent sept ans, comme le père jouait avec eux, il remarqua leur extrême
+agilité et leur vigueur véritablement surprenante.
+
+Il se souvint alors de son ancien état, et jugea que le mieux était de
+leur apprendre ce qu'il savait lui-même.
+
+Oh! il ne les battit point. Il eût mieux aimé renoncer à tout. Mais les
+petits étaient pleins de bon vouloir, et intelligents que c'était
+plaisir de les instruire.
+
+La première fois que le père Martin se décida à les faire travailler en
+public, ils remportèrent un véritable triomphe.
+
+Dès lors, la situation du quatuor ne cessa pas de s'améliorer. Ils
+gagnaient de l'argent et installèrent une baraque mobile avec laquelle
+ils parcouraient les foires.
+
+Ceci dura longtemps: ils ne demandaient rien de plus. Mignonne--c'était
+le nom sous lequel ils désignaient leur soeur restée chétive--Mignonne
+était devenue leur enfant à tous trois, leur ménagère en même temps.
+Elle était si douce et si bonne! Son intelligence s'était développée en
+raison inverse de sa taille et de sa force. La jeune fille avait compris
+le rôle que lui assignait la nature dans cette association de forces.
+
+Tous trois l'adoraient: elle était en quelque sorte leur conscience
+vivante; c'était elle qui, dans tous les cas où quelque question était à
+décider, plaidait la cause du bien et du juste. Elle avait ce sens
+intime des femmes qui leur apprend les délicatesses de la probité. Et
+ils l'écoutaient avec une sorte d'admiration: ses arrêts étaient
+respectés à l'égal d'une loi.
+
+Dans les villes où ils passaient, elle s'érigeait en «homme d'affaires.»
+C'était elle qui allait solliciter des autorités les permissions
+nécessaires. Elle s'y prenait de si gracieuse façon que pas un
+fonctionnaire--et l'on sait s'ils sont complaisants en général--ne
+songeait même à lui refuser ce qu'elle lui demandait.
+
+Le soir, après le travail, les trois hommes se réunissaient autour
+d'elle, et elle leur faisait la lecture.
+
+Elle avait tout appris par elle-même et s'était de sa propre autorité
+érigée en institutrice. Cette vie de saltimbanques eût fait envie à des
+patriarches. C'étaient d'honnêtes gens ne faisant tort à personne et
+passant à travers les perversités humaines sans les connaître, contents
+de leur sort et ne désirant rien de plus. Cela ne pouvait durer: le
+malheur veillait.
+
+Un jour, dans un de ses exercices, le père Martin poussa tout à coup un
+cri, et un flot de sang s'échappa de ses lèvres: un vaisseau s'était
+rompu dans sa poitrine. Le pauvre homme sentit qu'il était mort. A peine
+lui fut-il possible de prononcer quelques mots. Seulement il mit la main
+de Mignonne dans celles des deux frères, et il leur adressa un regard si
+éloquent qu'ils comprirent. Il réclama d'eux le serment qu'il avait fait
+lui-même à leur mère mourante. Les deux frères jurèrent de ne jamais
+quitter Mignonne et de se dévouer à elle.
+
+Le saltimbanque mourut, un sourire aux lèvres. Et quel courage il lui
+avait fallu pour conserver cette sérénité apparente! Les moribonds ont
+une intuition surhumaine, et il avait vu dans l'avenir de nouvelles
+douleurs.
+
+Les deux jumeaux avaient quinze ans, Mignonne dix-sept. On eût dit que
+la mort de son père eût été le signal attendu par la maladie pour se
+ruer sur elle. La pauvre rachitique fut saisie presque immédiatement par
+d'atroces douleurs qui tordirent ses membres. Quand la santé lui
+revint--et quelle santé!--elle ne pouvait plus marcher. Les frères
+eurent un moment de profond découragement, mais elle, avec son sourire
+d'ange, elle leur dit:
+
+--Ne vous désolez pas pour moi. Travaillez, je ne vous gênerai pas. Je
+ne vous demande qu'une chose, c'est de m'aimer.
+
+Et elle fit si bien, elle sut si bien dissimuler les tortures qui
+parfois convulsaient ses membres endoloris, que les frères retrouvèrent
+leur énergie.
+
+Un an se passa. Dans la baraque, ils avaient installé une petite
+chambre, toute blanche, éclairée par une fenêtre auprès de laquelle la
+malade passait la plus grande partie de son temps, regardant de son oeil
+triste et doux les campagnes qu'ils traversaient, les arbres qui
+fuyaient, ou contemplant les maisons qui bordaient les grandes places
+des villes où ils s'arrêtaient.
+
+Souvent, ils la prenaient dans leurs bras et ils la portaient dehors au
+grand soleil. Ils espéraient un miracle, qui, hélas! n'arrivait pas. Un
+miracle, non. Ce fut une épouvantable catastrophe qui les frappa. Ils
+étaient venus à Paris, à l'occasion des fêtes royales, et avaient obtenu
+une place au carré Marigny. La semaine avait été fructueuse. Mais, par
+suite de je ne sais quelle rivalité malveillante, ils avaient été
+avertis qu'ils eussent à céder leur place à un nouveau venu. Ah! si
+Mignonne avait pu se rendre à la mairie, elle aurait bien su prouver à
+l'employé qu'ils étaient victimes d'une injustice. Mais il n'y fallait
+pas songer.
+
+La pauvrette était de plus en plus faible. Ses membres atrophiés ne lui
+permettaient pas de tenter un seul mouvement. Elle avait même dû
+renoncer à ces promenades qu'elle faisait naguère sur les bras de ses
+frères. Elle les décida à tenter eux-mêmes de fléchir le cerbère
+administratif, leur expliquant ce qu'ils devaient dire, les formules
+respectueuses dont ils devaient user.
+
+--Surtout ne parlez pas trop... et ne discutez pas. Approuvez tout.
+
+Elle avait une profonde connaissance du coeur des fonctionnaires. Mais
+ils n'avaient pas ce tact exquis. A la première sottise que leur débita,
+du haut de son fauteuil de cuir, le pontife budgétaire, ils
+s'emportèrent, voulurent lui prouver qu'il avait tort, ce qui était
+vrai, et par conséquent constituait une injure cruelle. Ils furent
+éconduits avec l'aménité connue. Ils sortirent donc fort tristes du
+bâtiment municipal, et se regardant, ils se sentaient tout penauds de
+reparaître devant leur cher juge auquel il faudrait bien tout confesser.
+Mais ils la savaient indulgente et se hâtèrent.
+
+En approchant du carré Marigny, ils remarquèrent un mouvement
+inaccoutumé à cette heure. Des femmes fuyaient, des hommes couraient.
+Enfin, un mot frappa leur oreille: Le feu!
+
+Une même angoisse leur serra le coeur. Ils s'élancèrent en avant,
+arrivèrent en vue de la pauvre baraque.
+
+Malheur! auprès de leur humble voiture s'élevait un de ces grands
+établissements faits de bois et de toile, qui affectent des allures
+théâtrales. Il brûlait. Déjà la flamme, courant avec une effroyable
+rapidité, avait saisi sous ses dents rouges les ais les plus forts qui
+craquaient et s'ébranlaient.
+
+Ils fendirent la foule amoncelée. Il fallait arriver à temps. Leur
+baraque n'était pas encore atteinte.
+
+--Mignonne! Mignonne! criaient-ils.
+
+Ils atteignirent la voiture; mais au moment où ils y touchaient, l'un
+des énormes panneaux du théâtre s'abattit sur leur baraque, la couvrant
+tout entière de débris enflammés.
+
+Mignonne! Ils se ruèrent à travers le feu qui les mordait. Comment
+firent-ils? Ils parvinrent jusqu'à la petite chambre où elle les
+attendait, immobile, effarée, pâle, car elle comprenait tout et savait
+qu'il lui était impossible de s'enfuir. Ils allaient la saisir, mais au
+même instant, le toit de la baraque craqua sous le poids qui
+l'accablait, et qui était énorme. Instinctivement, ils eurent une même
+pensée: soutenir ce toit, l'empêcher d'écraser la Mignonne. D'une main,
+ils s'arc-boutèrent aux parois; de l'autre, ils résistèrent à la chute,
+supportant la masse qui resta immobile. Mais la flamme rongeait le bois
+et brûlait leur chair. Ils ne sentaient pas l'horrible torture. La
+Mignonne était toujours là, immobile, les regardant de ses yeux, qui
+seuls vivaient encore. La fumée glissant à travers les fentes
+envahissait la baraque. Mais le toit ne s'effondrait pas. Ils criait: Au
+secours! Ils entendaient les clameurs de la foule. La chair se
+détachait, boursouflée, de leurs mains qui grésillaient.... La
+souffrance était telle qu'ils poussaient des hurlements, mais leurs
+membres restaient de fer....
+
+Tout à coup il y eut un écroulement. Que se passa-t-il? Quand ils
+revinrent à eux, ils étaient étendus sur de la paille. Deux hommes
+étaient auprès d'eux: c'étaient Armand de Bernaye et Archibald de
+Thomerville.
+
+--Mignonne!
+
+Elle était morte. Quant à eux, ils avaient chacun un bras brûlé jusqu'à
+l'os. L'amputation était nécessaire. Ce fut un horrible désespoir....
+Ils ne songeaient qu'à elle. Ils ne résistèrent même pas. Ils subirent
+tous deux, sans un cri, la plus effroyable opération que le chirurgien
+eût encore osé tenter, la désarticulation de l'épaule. On les avait
+transportés dans la maison de Thomerville. Dès qu'ils furent seuls, ils
+n'eurent qu'un désir: Mourir!... A quoi étaient-ils bons maintenant sur
+la terre, maintenant que Mignonne était morte? Ils arrachèrent leurs
+appareils.
+
+Encore une fois, Armand les sauva. Puis il leur parla. Ayant reconnu
+leur indomptable énergie, il leur demanda, comme plus tard il devait le
+demander à Martial, si cette vie dont ils ne se souciaient plus, ils la
+voulaient consacrer à l'oeuvre du bien contre le mal. Et voilà comment
+les deux frères Droite et Gauche faisaient partie du Club des Morts.
+
+Ils étaient restés saltimbanques, et c'était dans leur baraque que
+venaient d'entrer les cinq personnages dont nous avons décrit les
+exploits dans le chapitre précédent. Donc Muflier, s'effaçant avec toute
+la galanterie dont il était capable, avait fait place à la belle
+Hermance, tandis que Goniglu essuyait avec sa manche le coin de banc qui
+allait avoir l'honneur de supporter les formes massives de Paméla.
+Maloigne, toujours modeste, se tenait debout contre un des poteaux de
+soutien.
+
+Les deux frères, quoique privés chacun d'un bras, exécutaient les
+exercices que d'ordinaire on applaudit, alors même que le sujet est en
+possession de tous ses membres. Voici comme ils procédaient. Tout
+d'abord, c'étaient de simples jeux d'adresse. Se plaçant côte à côte,
+ils jonglaient avec des boules, la main de chacun recevant et rejetant
+les objets lancés par l'autre, et ils étaient parvenus à une telle
+précision, que jamais une erreur ne se produisait. Ces deux bras étaient
+bien en réalité dirigés par la même volonté, guidés par le même coup
+d'oeil. Ainsi retenus, fondus en quelque sorte en un seul être, ils
+bondissaient sur des trapèzes, s'enlevant sur des cordes tendues,
+exécutant des culbutes, jusques et y compris le saut périlleux. Hermance
+ne se possédait pas d'aise: Paméla, qui était plus sentimentale,
+répétait vingt fois par minute:
+
+--Les pauvres garçons!...
+
+Goniglu secouait la tête, et déclarait que c'était très-fort! Maloigne
+lorgnait Hermance du coin de l'oeil en se disant que peut-être pour lui
+plaire et devenir son «heureux vainqueur» il lui faudrait se faire
+amputer d'un bras ou d'une jambe. Seul, Muflier--l'homme qui faisait
+grand--considérait avec un dédain non dissimulé les exercices de haute
+voltige qui peut-être lui paraissait peu compatibles avec le véritable
+sentiment de la dignité humaine.
+
+Cependant, Droite et Gauche avaient apporté sur le devant de leur petite
+scène des poids de toutes formes et de toutes grandeurs, des altères de
+taille respectable, et ils avaient annoncé au public que tout spectateur
+était invité à se présenter: quel que fût le poids soulevé à bras tendu,
+chacun des frères s'engageait à y ajouter un poids de dix kilos et à
+exécuter le même exercice que l'amateur. Comme toujours, l'invitation
+n'avait pas produit d'effet immédiat. Alors, pour _allumer_ le public,
+Droite et Gauche avaient commencé à soulever des poids, et, en vérité,
+ils semblaient se livrer à de tels efforts pour un malheureux bloc de
+soixante livres, que la victoire devait être facile à remporter.
+
+Un quidam se hasarda, et, sans hésiter, saisit par la poignée un poids
+de soixante livres. Il était robuste, mais peut-être l'amour-propre
+était-il chez lui plus fort encore. Toujours est-il qu'il parvint, sans
+trop de cahots, à suspendre le poids à son bras tendu comme un levier.
+Mais il le laissa retomber un peu trop brusquement, et il eût peut-être
+endommagé le plancher de bois, si Gauche, le saisissant à la volée, ne
+l'eût relevé d'un seul mouvement. La salle trépigna.
+
+--Va donc, Goniglu, fit Muflier en se penchant vers son compagnon. Ça
+fera plaisir à ces dames.
+
+Goniglu jeta à Paméla un regard interrogateur. La belle baissa les yeux,
+et l'aimable rougeur que le vin avait fixée à son nez s'étendit sur tout
+son visage. C'était un acquiescement tacite et délicat.
+
+Goniglu dressa sa longue taille, et s'approchant des tréteaux, il
+escalada l'estrade avec la dextérité d'un acrobate émérite. Les
+spectateurs furent du premier coup admirablement disposés en sa faveur.
+
+--Combien faut-il à monsieur? demanda Droite.
+
+Goniglu regarda Muflier, qui cligna de l'oeil pour l'encourager:
+
+--Cent livres, dit-il.
+
+Gauche leva le poids, comme il eût fait d'une orange, et le lui
+présenta. Goniglu fut froissé de ce dédain pour les kilos et reprit:
+
+--Je me suis trompé, cent vingt!
+
+--Voilà! fit Droite, en exécutant le même mouvement.
+
+Goniglu ne jugea pas à propos d'exagérer ses scrupules d'amour-propre,
+et, bravement, saisit l'objet par son anneau de fer.
+
+Mais Goniglu avait compté sans les nombreuses libations de la journée;
+voilà qu'au moment où il fit appel à toute la rigidité musculaire dont
+il était capable, certain travail s'opéra dans les régions
+oesophagiennes qui lui fit passer dans tout le corps une sueur glacée.
+
+Goniglu vit d'un coup d'oeil l'abîme entr'ouvert sous ses pas, et
+s'arc-boutant sur ses jambes qui flageolaient, il tira sur l'anneau.
+Mais décidément le ciel était contre lui, et l'effort violent que tenta
+Goniglu n'eut d'autre résultat que de le lancer en avant, le nez le
+premier, sur le plancher, qu'il couvrit de sa longue personne. Un éclat
+de rire homérique salua cette chute.
+
+Muflier avait bondi en poussant un juron épouvantable. D'ordinaire, il
+n'avait pas la douceur de l'agneau; mais, l'ivresse aidant, il devenait
+féroce. En vain Hermance se jeta à son cou, en le suppliant de ne pas
+faire de scandale; en vain Paméla poussa des cris de Mélusine. D'un
+saut, Muflier sauta sur l'estrade.
+
+--Je prends cent cinquante, cria-t-il.
+
+Et, sans attendre qu'on les lui présentât, il saisit les poids qui
+représentaient cette charge et parvint à les enlever.
+
+On était redevenu silencieux. C'était la lutte suprême qui s'engageait.
+
+--Nous disons donc que je dois enlever cent soixante, dit Droite.
+
+--A moi cent soixante-dix! hurla Muflier.
+
+Après lui, la voix calme de Gauche reprit:
+
+--Et voilà cent quatre-vingts....
+
+La sueur perlait au front de Muflier; ses dents grinçaient l'une contra
+l'autre. Il avait peur.... Que dirait Hermance s'il était vaincu?
+
+--Deux cents... fit-il d'une voix rauque.
+
+Cette fois, il y eut un moment d'arrêt. Muflier regarda les poids avant
+de les saisir de ses doigts nerveux... Mais il crut entendre dans la
+foule un mouvement de défi. C'en était trop. Il se baissa; mais il ne se
+releva pas. Son bras resta rivé à la masse, qui ne bougeait pas. Une
+vingtaine de secondes s'écoula, et cela lui parut un siècle. Gauche eut
+pitié de lui, et, l'écartant légèrement, prit le poids, qu'il enleva à
+la hauteur de son épaule. Oh! cette fois, Muflier n'y put tenir.
+
+--Ah! c'est comme ça! cria-t-il, eh bien! je vous dis que vous êtes un
+tas de canailles et que je vais vous faire votre affaire.
+
+Certes, cette conclusion n'avait rien de logique, mais raisonne-t-on
+quand deux beaux yeux--et tels lui avaient toujours paru ceux
+d'Hermance--sont fixés sur vous? Les spectateurs s'étaient levés. En
+majorité, c'étaient des femmes, des enfants, des flâneurs peu disposés à
+prendre part à un pugilat, et dès les premières provocations de Muflier,
+chacun commença à tirer vers la porte.
+
+--Pourquoi nous insultez-vous? dit Gauche. Ce n'est pas notre faute si
+vous êtes ivre!
+
+--Ivre! ivre! hurla Muflier. Je vais t'en donner, méchant manchot!
+
+Et il se rua sur lui. Il faut savoir que Goniglu--qui sans doute se
+trouvait bien--n'avait pas cessé d'_embrasser sa mère_, selon la
+magnifique expression du Romain débarquant sur la terre carthaginoise.
+Les pieds de Muflier heurtèrent les côtes de Goniglu, et il faillit
+tomber. Quand il voulut se relever, quelque chose qui ressemblait à un
+étau le tenait à la gorge. En même temps, la foule, décidée à garder la
+neutralité, escaladait les bancs pour sortir plus vite. C'était une
+déroute. Dans leur hâte, les plus pressés renversaient les ais qui
+soutenaient les quinquets, et on entendait un bruit de verres cassés.
+L'obscurité se faisait dans la salle. Maloigne, qui se considérait comme
+ayant charge d'âmes, avait entraîné Hermance et Paméla.... Muflier se
+débattait; en somme, il était d'une force herculéenne et n'était pas
+homme à se rendre sans résistance. L'ivresse le rendait fou. Il frappait
+à tort et à travers. Ses poings ne rencontraient que le vide. Tout à
+coup, oubliant où il se trouvait, supposant, dans sa surexcitation,
+qu'il se livrait à quelqu'une de ses opérations ordinaires et qu'il
+avait maille à partir avec les gendarmes, il s'oublia au point de
+pousser le cri de ralliement:
+
+--A moi, Maloigne!... à moi, les Loups!...
+
+Mal lui en prit. Car les frères, qui jusque-là s'étaient contentés de le
+maintenir, se jetèrent sur lui. En un clin d'oeil, il fut renversé,
+bâillonné, ficelé. Goniglu s'étant rappelé par un gémissement au
+souvenir des combattants, Gauche le traita, sans aucune espèce de
+formalité, comme son compagnon.
+
+--Tu as entendu? dit Droite...
+
+--Il a dit: A moi, les Loups!
+
+--C'est donc un de ces bandits que nous étions chargés de découvrir?
+
+--C'est évident.
+
+--Il faut les enlever; mais comment sortir d'ici?
+
+Le fait est que la foule, après avoir quitté la baraque, était restée
+groupée au dehors, et Maloigne, joignant sa voix à celle d'Hermance et
+de Paméla, criait:
+
+--Au secours! on nous assassine!
+
+Quand tout à coup Droite parut sur la plate-forme. Le silence se fit
+subitement.
+
+--Qui de vous se nomme Maloigne? demanda-t-il.
+
+--C'est moi, dit l'homme.
+
+--Eh bien, nous sommes réconciliés avec vos camarades; on s'est bien
+vite reconnu entre amis, et si vous voulez bien aller nous attendre au
+cabaret d'en face, nous y boirons une bonne bouteille.
+
+--Mais les amis? demanda Maloigne.
+
+--Ils se remettent un peu. Dame! vous savez, on a cogné un peu dur.
+
+Il y eut un moment d'hésitation; mais en somme, Maloigne ne se souciait
+guère de rentrer là dedans. Après tout, le saltimbanque pouvait dire
+vrai. Hermance vint à la rescousse, sans le savoir, la pauvrette!
+
+--Ne soyez pas longs, dit-elle en adressant à Droite son plus gracieux
+sourire.
+
+Au fond, Muflier avait passablement baissé dans son estime, et elle
+n'était pas fâchée de faire plus ample connaissance avec les deux
+frères. O coeur des femmes! Enfin, l'attitude de Droite était si calme,
+commandait si bien la confiance, que Maloigne, s'emparant du bras des
+deux commères, articula un: «Allons-y!» plein de fermeté, et se dirigea
+bravement vers le cabaret désigné.
+
+--Maintenant, dit Droite en entrant, pas une minute à perdre. Enlevons
+les deux colis.
+
+La baraque, dont la façade donnait sur la place, s'ouvrait par le fond
+sur un terrain vague où se trouvait la voiture des deux frères. La nuit
+était venue, l'obscurité était profonde. Tandis que Gauche attelait
+vivement le cheval, qui sommeillait tranquillement sous un auvent à
+claire-voie, Droite s'emparait des deux hommes plongés dans la torpeur
+de l'ivresse, et les transportait dans la voiture. Cinq minutes
+s'étaient à peine écoulées, quand Maloigne, inquiet, revint à la
+baraque. Silence complet. Il se hasarda à soulever le rideau, puis, à
+tâtons, il s'introduisit dans la salle. Les quinquets de la scène
+jetaient encore leur lueur jaunâtre. Mais la scène était vide. Les
+quatre personnages avaient disparu.
+
+
+
+
+XIII
+
+CONFESSION FORCÉE
+
+
+Neuf heures du soir viennent de sonner. La duchesse de Torrès est dans
+son boudoir de fourrures, nonchalamment étendue sur un sofa. Mancal est
+devant elle.
+
+--Eh bien! et votre protégé? lui demanda-t-elle.
+
+--Grâce à vous, répondit Mancal, M. de Belen l'a accueilli comme je le
+désirais. Mon protégé--et il souligna le mot d'un ricanement--est en
+passe d'arriver... là où j'entends le conduire...
+
+--En vérité, dit la courtisane en riant à son tour, je serais presque
+tentée de m'offenser de vos airs mystérieux... ne sommes-nous pas
+maintenant--vous l'avez dit vous-même--deux alliés?
+
+--Deux complices même, si vous me permettez le mot, compléta Mancal. Et
+cependant, je crois que dans toute alliance semblable à la nôtre, il est
+bon que chacun conserve, jusqu'à un certain point, une dose de liberté
+personnelle.
+
+--Je m'en souviendrai au besoin.
+
+--A condition, cependant, que jamais il n'entrave ni ne trouble les
+projets de son allié.
+
+--Que voulez-vous? même sans y prendre garde, ne se peut-il pas qu'on
+agisse contre ses intérêts... s'il n'a pas eu le soin de vous les
+expliquer?
+
+--Vous êtes décidément bien curieuse.... Mais savez-vous bien, ma belle
+duchesse, reprit Mancal, que je suis presque inquiet?...
+
+--Inquiet!... et pourquoi donc, je vous prie?
+
+--Mon Dieu! les femmes sont des êtres étranges auxquels manquent, avant
+toutes choses, la logique et la suite dans les idées.
+
+--Vraiment! Voici monsieur Mancal philosophe... et peu galant...
+
+--Oh! il vous restera toujours assez de vices que vous savez transformer
+en qualités pour qu'une critique légère, mais vraie, ne vous épouvante
+pas...
+
+--Je vous écoute.... Vous disiez donc que la femme...
+
+--Manque de logique.... Et je me hâte d'ajouter: C'est là, même dans les
+choses d'amour, ce qui constitue son plus grand charme... mais quand il
+s'agit d'affaires...
+
+--Eh bien?
+
+--Ceci constitue un grand danger.... Pour arriver au but que l'on s'est
+fixé d'avance, il faut une volonté tenace, une, inflexible, qui ne
+connaisse ni les atermoiements, ni les compromis. En un mot, il faut du
+raisonnement... et point de sentiment.
+
+--Vous ai-je donc prouvé que je fusse sentimentale?
+
+--Non point. Mais en vous, savez-vous ce que je redoute?
+
+--Dites, puisque vous êtes en train de lire--selon vous--à livre ouvert,
+en ma tête et mon coeur.
+
+Mancal se leva, et s'approchant de la duchesse:
+
+--Les natures froides, égoïstes et dures comme la vôtre...
+
+--Quelle galanterie!...
+
+--Ont parfois des réveils de dévouement, d'enthousiasme, disons le mot,
+de passion... qui sont d'autant plus violents que le sommeil,
+l'engourdissement ont été plus profonds et plus prolongés.
+
+Le Ténia ne riait plus: maintenant la duchesse écoutait attentivement,
+le menton appuyé sur la main, les yeux fixés sur le visage de Mancal.
+
+--J'irai plus loin, continua l'homme d'affaires. Ce qui est encore plus
+féminin que la passion, c'est l'esprit de contradiction.... Dites à une
+femme: il faut haïr cet homme!
+
+--Et?...
+
+--Et elle sera peut-être, par contraste, disposée à l'aimer.
+
+--Et quand cela serait!
+
+Mancal fit un mouvement brusque.
+
+--Ecoutez! parlons sérieusement. Je vous ai proposé un pacte.... Entre
+nous, une parole suffit; êtes-vous prête, oui ou non, à l'exécuter?
+
+--Entre nous, vous le dites vous-même, une parole suffit: n'avez-vous
+pas la mienne?
+
+Mancal baissa la voix:
+
+--Ne souriez pas ainsi, ce serait une imprudence... Vous ne me
+connaissez encore qu'à demi... et cependant, je vous ai déclaré, ce qui
+est vrai, que toute ma vie, toute ma force, toute ma volonté tendent à
+un seul but, la vengeance!...
+
+--Vous vous répétez!...
+
+--Encore une fois, ne riez pas!... Il faut que vous compreniez qu'à
+cette vengeance j'ai tout sacrifié... Est-ce que j'ai vécu, moi? est-ce
+que j'ai connu aucune joie, aucune jouissance humaine? Non, je me suis
+renfermé dans ma haine comme un moine dans sa cellule... et dans cette
+épouvantable solitude, hantée de spectres et de fantômes, j'ai sans
+relâche martelé mon âme avec cette masse lourde qui s'appelle le
+souvenir... elle est maintenant plus dure, plus inaltérable que
+l'acier... tout passe sur elle, près d'elle, sans qu'elle vibre, sans
+qu'elle s'échauffe.... Je veux... tout pour moi se résume en ce seul
+mot... et cette vengeance dont je viens vous demander un appoint, je ne
+permettrais pas qu'elle fût compromise par une de vos fantaisies
+capricieuses.... Me comprenez-vous?
+
+--Ne m'avez-vous pas ordonné vous-même--car vous donnez des ordres, mon
+cher--de me faire aimer de ce jeune homme?
+
+--Et déjà il vous aime...
+
+--Je le sais bien.... Que vous faut-il de plus?
+
+--J'ai peur que, par le sentiment contradictoire dont je vous parlais
+tout à l'heure, vous ne songiez... à l'aimer vous-même.
+
+La courtisane eut un éclat de rire strident et bizarre. Puis elle
+entr'ouvrit les lèvres comme si elle eût voulu, par une protestation
+violente, écarter ce soupçon qui, peut-être, était pour elle une
+insulte.
+
+Et cependant elle se tut.
+
+--Duchesse de Torrès, reprit Biscarre, dont la voix prit un singulier
+accent de menace, avec moi ou contre moi....
+
+Elle plaça sa main sur l'épaule de Mancal.
+
+--Sinon? demanda-t-elle.
+
+Un éclair passa dans les yeux de l'ancien forçat.
+
+--Il est imprudent de me défier, dit-il.
+
+Il y eut un moment de silence. Puis elle se renversa en riant, en riant
+encore:
+
+--Maître Mancal, dit-elle, avouez que vous regrettez presque d'être venu
+à moi?
+
+--Je ne regrette jamais une faute commise, je la répare.
+
+Elle se mordit violemment les lèvres, et sous ses paupières aux cils
+soyeux, un regard glissa qui vint frapper l'homme d'affaires en plein
+visage. Puis, de sa voix la plus calme:
+
+--Ayez confiance, dit-elle, comme moi-même je crois en vous.
+
+Il lui saisit la main:
+
+--Ainsi, je puis compter sur vous?
+
+--Oui.
+
+--Et je payerai royalement votre concours.
+
+--C'est entendu.
+
+A ce moment, le timbre retentit.
+
+--Voici M. de Silvereal, dit Mancal. Je vais tenir ma parole.... Songez
+à tenir la vôtre.
+
+--Vous n'assisterez pas au début de notre entretien?
+
+--Inutile. Et, de plus, je ne veux pas éveiller ses défiances. Quand le
+moment sera venu, frappez à cette cloison... je viendrai.
+
+Il ouvrit une porte latérale.
+
+--Je suis là et j'attends, dit-il.
+
+--Et vous écouterez?
+
+--Je suppose que vous n'avez point de secrets à confier à cet amoureux
+imbécile?
+
+--De plus, vous vous défiez.... Qu'il en soit donc fait comme vous le
+désirez.
+
+Mancal disparut. Au même instant la porte s'ouvrit, et un laquais
+annonça le baron de Silvereal. Le mari de Mathilde était d'une pâleur
+presque livide. Ses traits osseux semblaient encore plus émaciés que
+d'ordinaire, et dans ses yeux il y avait un reflet fiévreux.
+
+--Venez donc, mon cher baron, dit le Ténia en lui tendant la main. En
+vérité, il me semble que vous vous êtes fait attendre.
+
+Le vieillard--nous disons vieillard, non en raison de son âge, mais à
+cause de l'extrême fatigue qui donnait à sa physionomie un stigmate de
+décrépitude--s'approcha vivement, et, comme l'eût fait un jeune homme,
+mit un genou en terre pour baiser cette main qu'on lui tendait.
+
+--Avez-vous donc daigné vous apercevoir de mon absence? demanda-t-il
+d'une voix tremblante.
+
+Rien de plus odieux que ces amours surannées qui abêtissent l'homme et
+déshonorent le vieillard. La duchesse ne put réprimer elle-même un
+haussement d'épaules. Elle s'étonnait presque maintenant d'avoir songé à
+accepter le nom de ce fantoche ridicule. Voilà que, maintenant, voyant
+devant elle ce vieillard à demi courbé, elle se prenait à pressentir que
+le sacrifice serait peut-être au-dessus de ses forces. Se rendait-elle
+un compte exact de ce qui se passait en elle? Non, certes. Elle était
+troublée... et les dernières paroles de Mancal vibraient à son oreille
+comme une voix lointaine. Pourquoi songeait-elle donc à ce jeune homme
+qui était désigné à sa haine? Est-ce que d'aventure ce marbre pouvait
+tout à coup s'animer?... Tandis que Silvereal, épiant son visage,
+respectait son silence, elle se laissait entraîner à ses pensées. Tout à
+coup elle tressaillit, et de ses deux mains elle releva sur son front
+les admirables touffes de ses cheveux.
+
+--Pardonnez-moi, cher baron, dit-elle. En vérité, je suis presque
+impolie.
+
+--Oh! protesta Silvereal.
+
+--Je suis inquiète, nerveuse... mais, ajouta-t-elle avec un sourire
+charmant, mes amis sauront m'excuser, n'est-il pas vrai?
+
+--Vous êtes un ange!
+
+--Les démons aussi n'étaient-ils pas des anges?... Mais laissons les
+métaphores célestes ou infernales... et parlons raison.
+
+--Je suis à vos ordres.
+
+--Tout d'abord, relevez-vous... là... asseyez-vous, près de moi.... Je
+veux être bonne, car je me repens presque du mal que je vais vous faire.
+
+Silvereal pâlit.
+
+--Que voulez-vous-dire?
+
+--Mon cher baron, que pensez-vous, pour une femme, de l'état de veuvage?
+
+A cette brusque question, Silvereal la regarda avec surprise.
+
+--Je vous étonne... et pourtant rien n'est plus simple. Mon ami, si je
+me sens triste, capricieuse, c'est parce que la solitude me pèse....
+Vous autres hommes, vous êtes entraînés dans le courant de la vie, vous
+avez à peine le temps de penser... or, penser, c'est souffrir... et je
+souffre d'être seule, de n'avoir pas auprès de moi ce confident, cet
+ami de toutes les heures dont l'âme ne fait qu'une avec la vôtre...
+
+--Vous songez à vous remarier? s'écria Silvereal.
+
+--Ne le savez vous pas?
+
+--Si fait, et vous m'aviez fait espérer que vous pourriez consentir un
+jour...
+
+--Consentir à quoi?
+
+--A accepter le nom de Silvereal.
+
+--Mais vous êtes fou! N'êtes-vous pas marié?
+
+Silvereal se rapprocha d'elle.
+
+--Ne vous ai-je pas dit que j'étais prêt à tout pour être libre?
+
+La Torrès se mit à rire:
+
+--Exaspération mélodramatique... voilà tout...
+
+--Vérité... la baronne de Silvereal est condamnée...
+
+--Par les médecins?
+
+--Par moi!...
+
+--Voici que vous allez encore rééditer les jolies choses que vous m'avez
+une fois débitées.... Savez-vous bien que vous devenez effrayant... ou
+ennuyeux... à votre choix....
+
+Silvereal fit un geste violent.
+
+--Écoutez-moi... pour vous... pour vous donner mon nom... je me serais
+laissé entraîner jusqu'au crime...
+
+--Baron!
+
+--Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'un crime... mais d'un acte de
+justice...
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Savez-vous, duchesse, quel droit la loi donne au mari sur la femme
+adultère?
+
+--Parlez-vous de la baronne? Vous la calomniez...
+
+--Ma femme a un amant...
+
+--Qui vous l'a dit?
+
+--J'en ai la certitude.
+
+--Et il se nomme?...
+
+Les yeux étincelants, le Ténia regardait le baron. Il baissa la voix:
+
+--Il se nomme.... Armand de Bernaye....
+
+La duchesse poussa un cri. Ainsi ce que Mancal lui avait dit était vrai.
+Cet homme qui l'avait châtiée de son dédain, devant lequel elle s'était
+pliée mendiant un mot, un regard, cet homme en aimait une autre!... La
+femme se transforma de nouveau, et, avec une colère dont elle ne fut pas
+maîtresse, elle saisit le bras de Silvereal en criant:
+
+--Vous les tuerez tous les deux, n'est-ce pas?
+
+Silvereal, qui ne comprenait pas, répondit:
+
+--Et vous serez à moi?... Vous me le promettez?...
+
+--Quand vous aurez vengé votre honneur... soit... je vous le promets!
+
+--Vous serez baronne de Silvereal, dit-il avec emportement.
+
+Silvereal venait de poser ses conditions: maintenant il était résolu.
+Tout à coup ses yeux tombèrent sur un bouquet de camélias blancs qui
+s'épanouissaient sur une console, à la portée de la main de la duchesse.
+
+--Et pour gage de votre promesse, murmura-t-il, ne me donnerez-vous
+rien?
+
+--Que voulez-vous?
+
+--Une de ces fleurs, fit-il en désignant le bouquet.
+
+La duchesse tressaillit. Depuis quelques instants elle avait oublié
+Mancal, ses instructions; sa passion de vengeance avait engourdi son
+avidité. Et voilà que de lui-même Silvereal la rappelait à la réalité.
+Sans dire un mot, elle étendit le bras et saisit le bouquet. Biscarre
+lui avait dit:
+
+--Que Silvereal respire la fleur rouge.
+
+En effet, au milieu du bouquet de camélias blancs, une seule fleur
+rouge, sorte de cactus aux feuilles pourprées, étincelait comme une
+tache sanglante.
+
+Elle la détacha, et, par un mouvement nerveux, elle la tendit à
+Silvereal...
+
+--Ce gage vous suffit-il? dit-elle.
+
+Il s'en empara, et par un mouvement brusque, il porta la fleur à ses
+lèvres. Mais à peine les pétales eurent-ils touché ses lèvres, que
+Silvereal se dressa comme sous l'impulsion d'un ressort. Il se leva et
+fit quelques pas.
+
+--Qu'avez-vous donc? s'écria la duchesse presque épouvantée.
+
+Le baron chancelait, il s'appuya à la cheminée, son visage se couvrait
+d'une teinte livide....
+
+Au même instant, Mancal parut à la porte. Il posa son doigt sur ses
+lèvres, en regardant la duchesse. Les yeux du baron étaient fixes; il
+était évident que son organisme luttait encore contre l'engourdissement
+qui s'emparait de lui.
+
+Tout à coup il étendit la main en avant, comme s'il eût été près à
+tomber de toute sa hauteur. Mais déjà Mancal l'avait saisi dans ses
+bras, et le soutenant doucement, il l'avait étendu sur les coussins du
+sofa. Puis il se pencha sur lui, et, écartant son gilet, il appuya son
+oreille contre sa poitrine.
+
+--L'avez-vous donc tué? s'écria la duchesse, qui se sentait saisie d'une
+angoisse involontaire.
+
+--Tué! non pas! fit Mancal. Mais maintenant et pour une heure, cet homme
+nous appartient tout entier: son âme, sa raison sont nos esclaves, et
+pour la première fois de sa vie peut-être, il ne mentira pas.
+
+Mancal avait tiré de sa poche un flacon et l'avait placé sous les
+narines du baron. Au bout de quelques secondes, Silvereal laissa
+échapper un profond soupir. Les membres, contractés, se détendirent; le
+visage, quoique pâle encore, perdit sa rigidité. C'était une sédation
+générale succédant à la crise nerveuse.
+
+--Soyez sans crainte, dit Mancal, l'expérience a réussi. Blasias avait
+d'ailleurs commencé l'oeuvre, et elle est achevée.
+
+--Mais que prétendez-vous faire? reprit le Ténia, dont la voix tremblait
+un peu.
+
+--N'êtes-vous donc pas la femme forte et sans peur que j'ai cru
+rencontrer? Ne voulez-vous donc pas être riche, riche à millions?
+Chassez ces vaines terreurs, et écoutez.
+
+Mancal se plaça devant Silvereal, lui prit les poignets et dit:
+
+--Baron de Silvereal, m'entendez-vous?
+
+Les lèvres du baron s'agitèrent:
+
+--Je vous entends, articula-t-il.
+
+--Avez-vous nette et parfaite la notion du présent et la mémoire du
+passé?
+
+--Oui...
+
+--Alors, répondez à mes questions... et dites-moi la vérité sur les
+trésors du roi des Khmers....
+
+Le Ténia considérait Mancal et se demandait s'il n'était pas lui-même
+atteint de folie.
+
+--Le roi des Khmers!... balbutia Silvereal.
+
+Puis après un silence:
+
+--Nous l'avons tué...
+
+--Continuez...
+
+--Il avait un enfant, de Belen l'a jeté dans un gouffre...
+
+--Après?
+
+--Un Français, un vieillard était auprès de lui, nous l'avons....
+
+Il s'arrêta.
+
+--Parlez! cria Mancal avec autorité...
+
+--Oui, je parlerai.... Pourquoi me tairais-je? Je suis seul.... Nul ne
+peut m'entendre.... C'était une conspiration... Oui, là-bas... bien
+loin... au Cambodge. Il fallait s'emparer des trésors de la grande
+Pagode, à Angcor-Wat; ils sont sous la garde de l'Eni, du Roi du Feu.
+Nous avons tué l'Eni, mais le secret nous a échappé. C'était le Français
+qui le possédait.
+
+--Le nom de ce Français...
+
+--Martial... oui... c'est bien cela. Nous l'avons saisi, et nous avons
+voulu le forcer à parler.... C'était un vieillard, il devait être
+faible. Nous l'avons... torturé.
+
+La duchesse laissa échapper un cri. Mancal, par un geste énergique, la
+rappela au silence.
+
+--Vous l'avez torturé? répéta-t-il. Continuez!
+
+Tout le corps de Silvereal fut secoué par un frisson convulsif.
+
+--C'était horrible... c'est de Belen qui a ordonné... Nous avons étendu
+le vieillard sur la terre, et nous l'avons crucifié avec des pieux de
+bois que nous avons enfoncés dans ses mains et dans ses pieds. Il se
+taisait. J'ai pris une torche et je lui ai brûlé les genoux. La chair
+criait. L'homme restait silencieux. Alors, avec un poignard, Belen lui a
+coupé les articulations. Il fouillait dans les chairs... le sang
+coulait... et le vieillard ne voulait pas parler.
+
+Mancal lui-même avait pâli: son visage implacable s'étirait sous une
+impression d'horreur.
+
+--Belen lui a crevé les yeux... la vieillard a dit: J'ai un fils!...
+Belen lui a écrasé les mains sous des pierres énormes.... Le vieillard a
+dit: Ma pauvre femme! Alors, pris de rage folle, nous nous sommes jetés
+sur lui... et nous l'avons tué... Il avait gardé le secret du roi des
+Khmers!
+
+--Après? fit encore Mancal d'une voix étranglée.
+
+--Alors nous avons couru à la hutte, et nous avons cherché pendant toute
+une nuit; nous avons découvert l'entrée d'une caverne... nous nous y
+sommes engagés. Là il y avait pour deux millions de pierreries; nous
+avons tout pris; mais ce n'était pas le trésor. Il y en a un autre,
+là-bas, à la grande pagode d'Angcor. Chercher dans la pagode, c'est
+impossible; la vie d'un homme n'y suffirait pas, elle est colossale.
+Tout à coup, Belen, qui était retourné dans la hutte, a trouvé sur le
+sol un portefeuille qui appartenait au Français, au vieux Martial. Il
+l'a ouvert et il a poussé un cri: à Paris! a-t-il dit, il faut aller à
+Paris! J'ai voulu savoir; il m'a menacé de me tuer. Je n'ai plus osé
+parler. J'avais peur qu'il ne me traitât comme le vieillard. Seulement
+j'ai deviné depuis. Il a trouvé un plan, des notes, les indications qui
+doivent prouver en quelle partie de la pagode sont les trésors des
+Khmers... à Paris... quelque part.... Je sais qu'il cherche... il n'a
+pas encore trouvé; mais nous y parviendrons, et les trésors seront à
+nous!
+
+La voix de Silvereal s'était affaiblie. Les dernières paroles étaient à
+peine perceptibles.
+
+Mancal se tourna vers la duchesse:
+
+--Vous avais-je trompée?
+
+--Tout cela est horrible! fit la courtisane. Et en vérité, quelle que
+soit mon énergie, il me semble que je suis en proie à un hideux
+cauchemar. Ainsi ces hommes...
+
+--Sont de simples assassins.
+
+--Dites des bourreaux!
+
+--Bah! tuer pour tuer, fit Mancal avec son ricanement cynique, ce n'est
+qu'une question de moyens.
+
+--Mais ces trésors, ces mots barbares que je n'ai pas compris...
+
+--Ignorance géographique, rien de plus. Tout cela est vrai, clair et
+précis... et les trésors de la grande pagode seront à nous... ou plutôt
+à vous... car ma seule richesse, à moi, ce sera ma vengeance!
+
+--Voyez... il s'éveille!
+
+--En effet. Écoutez-moi donc.... Que pas un mot, pas un geste ne vous
+trahisse... qu'il ignore toujours qu'il a parlé. Quant à moi, je vais
+mettre à profit les excellents renseignements qu'il m'a donnés.
+
+--Vous partez?
+
+--Certes, il est préférable que l'honnête Silvereal ignore ma présence.
+A bientôt, chère duchesse!... J'aurai besoin de vous. Je puis toujours
+compter sur votre concours?
+
+--Oui.
+
+--Adieu donc! Je vous laisse avec votre futur mari....
+
+Le Ténia fit un geste de dégoût.
+
+--Où suis-je? dit une voix dolente.
+
+Mancal adressa un dernier geste d'encouragement à la duchesse et
+disparut.
+
+Silvereal revenait à lui; hagard, il regarda: il avait peine à
+reconnaître le lieu où il se trouvait.
+
+--Eh bien, cher baron, dit le Ténia, avouez que votre galanterie est
+tout au moins discutable.
+
+Il la vit et ne répondit pas.
+
+--Vous vous êtes tout à coup endormi là sur ce sofa. J'ai respecté votre
+sommeil.... Mais il se fait tard, mon ami, et l'heure du départ a sonné.
+
+Quelques instants après, Silvereal quittait l'hôtel de Torrès. Il
+marchait d'un pas automatique et comme dans un rêve. Restée seule, la
+duchesse appuya son front sur ses mains:
+
+--C'est étrange! murmura-t-elle. Qu'est-ce donc que j'éprouve?... Moi
+qui n'ai reculé devant aucun scrupule... moi qui suis allée jusqu'au
+crime... j'ai peur du gouffre qui s'ouvre devant moi....
+
+Elle se trouvait devant une glace:
+
+--Comme je suis pâle! fit-elle.
+
+Puis elle ajouta tout bas:
+
+--Est-ce que Jacques de Cherlux me trouverait belle ainsi?
+
+
+
+
+XIV
+
+BIZARRE! ÉTRANGE!
+
+
+--Clos-Vougeot 1842!
+
+--Bouchées à la reine!
+
+--Compote d'ananas!
+
+--Xérès de Frontera!
+
+Quarante-huit heures après les dernières scènes que nous venons de
+raconter, ces paroles étaient sentencieusement prononcées par un laquais
+vêtu de noir, ganté de blanc, qui se penchait discrètement vers deux
+convives, attablés dans un délicieux petit entre-sol de la rue de la
+Paix. Le service était _di primo cartello_. Linge d'une exquise finesse,
+cristaux, mousseline, argenterie massive et ciselée à blason, rien ne
+manquait. C'était le soir. D'épais rideaux tombaient en plis lourds,
+tandis que des panneaux de chêne sculpté couraient le long des
+murailles, garnies de dressoirs, qu'un amateur eût reconnus pour de
+véritables objets d'art. Les faïences de Rouen, de Delft, eussent fait
+la joie d'un expert. Les domestiques circulaient silencieusement,
+craignant sans doute de troubler les éminents personnages qu'ils étaient
+appelés à servir. Le café venait d'être placé sur la table, et la cave à
+liqueurs laissait étinceler, à travers ses ciselures, le fauve reflet de
+l'eau-de-vie ou la teinte émeraudée de la menthe glaciale.
+
+Quand le moka fumant eut rempli les tasses de Sèvres, quand la caisse de
+panatellas eut ouvert ses flancs tentateurs, le laquais s'inclina devant
+les convives:
+
+--Ces messieurs désirent sans doute être seuls?
+
+Un signe de tête lui répondit.
+
+--Lorsque ces messieurs auront besoin de mes services, ils voudront bien
+sonner.
+
+Nouveau signe approbatif. Enfin le laquais ajouta:
+
+--M. le marquis, mon maître, prie ces messieurs de lui faire savoir
+s'ils seront disposés à le recevoir à huit heures.
+
+Les deux convives eurent une sorte de soubresaut, et l'un d'eux murmura:
+
+--Certainement... comment donc! avec plaisir.
+
+Alors le pas du laquais glissa sur les nattes qui garnissaient le
+plancher, et s'éteignit derrière la porte qui se refermait. Pendant
+quelques instants, pas un bruit ne troubla le silence de la salle,
+éclairée par deux magnifiques candélabres à bougies roses.
+
+--Cré nom! dit un des convives, c'est rien chic!
+
+--Esbrouffant!
+
+--Et cette bisque!... était-ce tapé!...
+
+--Et ce petit vin... fichtre! en voilà du vrai bouché!... un sucre...
+
+--Goûte-moi ce café!
+
+--Pour un rude petit noir... en v'là un...
+
+--Et tâte-moi un peu ces cigares-là...
+
+--Des monuments... la colonne, quoi!... C'est à être fier d'être
+Français rien qu'à les regarder!
+
+On ne se contenta pas de regarder, et un instant après des nuages de
+fumée bleuâtre s'élevaient dans l'air.
+
+Nouveau silence. Les sybarites dégustaient.
+
+Mais, après quelques moments consacrés à ces rêveries délicates, la
+conversation s'engagea de nouveau, d'abord à voix contenue:
+
+--Muflier!
+
+--Goniglu!
+
+--Qu'est-ce que tu dis de cela?
+
+--Hum!... et toi?
+
+--Je ne comprends pas.
+
+--Ni moi non plus.
+
+Et de fait, on aurait pu défier n'importe qui de rien comprendre à la
+scène qui se passait en ce moment. Oui, c'était Muflier, mais Muflier
+homme du monde, vêtu de noir, avec un dorsay irréprochable, une chemise
+de fine batiste, un gilet bombant sur le torse; Muflier, aux mains
+propres, aux ongles taillés, aux joues rasées, aux cheveux tordus par un
+fer habile, aux moustaches affilées en poinçon par la pommade hongroise.
+Oui, c'était Goniglu, transformé, rajeuni, gracieux et coquet, avec le
+mouchoir à vignettes sortant en pointe de la poche.
+
+--Voyons! voyons! fit Muflier, rassemblons nos idées... et pour cela, si
+tu m'en crois, faisons appel à nos souvenirs...
+
+--Je ne demande pas mieux...
+
+--Où étions-nous... la dernière fois?...
+
+Goniglu leva les yeux au plafond et soupira:
+
+--Hermance!
+
+--Paméla! compléta Muflier. Douce souvenance!...
+
+--Une baraque de saltimbanques...
+
+--Deux manchots.... C'est ça.
+
+--Des poids... cent... cent dix... cent cinquante...
+
+--Deux cents...
+
+--Puis une _pile_!...
+
+--Une vraie!... des ficelles... bras et jambes liés...
+
+--Un tombereau où on étouffait... sans parler du bâillon...
+
+--Un cheval qui galope...
+
+--Des roues qui sautent et nous cassent les os...
+
+--Le bruit d'une porte cochère qui roule et grince...
+
+--La voiture s'arrête; on nous descend comme des paquets...
+
+--Comme de vulgaires colis...
+
+--Obscurité complète; on nous dépose sur des lits...
+
+--On nous donne à boire de force...
+
+--Au fond, ça n'était pas mauvais...
+
+--Un peu fort! et puis, plus rien...
+
+--Le sommeil...
+
+--L'engourdissement...
+
+--Étrange!
+
+--Bizarre!
+
+Cette façon télégraphique de rappeler les phases d'une histoire passée
+avait certes son charme, mais cela ne pouvait durer.
+
+--Mon cher Goniglu, dit Muflier, qui venait de se verser un petit verre
+de cognac superfin, nous ne pouvons nous dissimuler une minute que cette
+aventure est de tous points la plus étrange que j'aie pu rencontrer dans
+ma longue et honorable carrière.
+
+--Je t'en offrirai autant.
+
+--Qu'on nous enlève, cela pouvait s'expliquer... surtout en ce qui me
+concerne.... Ce ne serait pas la première fois qu'une femme du monde...
+
+--Muflier!
+
+--Que veux-tu, Goniglu? Ce coquin de physique!... et cependant je dois
+avouer que, selon moi, l'explication des faits présents ne doit pas être
+cherchée de ce côté?
+
+--Pourquoi cela?
+
+--A cause des ficelles et du bâillon. On se serait contenté de nous
+bander les yeux, et à une porte discrètement entr'ouverte, nous aurions
+rencontré une camériste coquette et gracieuse qui nous eût dit en
+souriant: Venez! mes gentilshommes! on meurt d'impatience à vous
+attendre!
+
+--Procédé qui paraît, en effet, contradictoire avec notre état de
+colis...
+
+--Donc, cherchons ailleurs; nous avons dit que nous nous sommes
+endormis. Combien de temps a duré ce sommeil?
+
+--Je n'en sais rien; mais quelle heure est-il?
+
+--Il doit faire nuit, puisque voici des lumières. Or, nous avons été
+enlevés dans la soirée, il y a sans doute vingt-quatre heures de cela.
+
+--Va pour vingt-quatre heures.
+
+--Ce point s'éclaircira; enfin, il y a environ deux heures, nous nous
+réveillons.
+
+--Plus de ficelles, les membres libres...
+
+--La tête fraîche, l'estomac creux...
+
+--Nous regardons autour de nous. Ce n'était certes pas là l'humble
+demeure du travailleur, dans la rue des Arcis.
+
+--Certes non. Un local confortable, des meubles, des vrais meubles
+palissandre, comme j'en voudrais donner à Paméla.
+
+--Ne nous trouble pas en évoquant ces images cythéréennes. A peine
+sommes-nous éveillés que notre porte s'ouvre...
+
+--Un laquais paraît, et quel laquais! un prince Rodolphe en livrée.
+
+--Il se met obligeamment à notre disposition pour nous habiller. Ma foi,
+je t'avouerai, Goniglu, que j'ai éprouvé un moment d'angoisse. Certes,
+je n'ai jamais sacrifié au qu'en-dira-t-on, et les vanités de ce monde
+me touchent peu; cependant...
+
+--Nous étions fichus comme quatre sous.
+
+--Nos vêtements--pour nous exprimer d'une façon plus
+correcte--manquaient de cette élégance qui caractérise l'homme du monde,
+et il me répugnait de voir la main de ce valet de pied--ce devait être
+un valet de pied--froisser ces débris d'une antique splendeur...
+
+--Quand tout à coup nos yeux tombèrent sur les hardes qui nous étaient
+destinées. Ah! Muflier! quelle coupe!
+
+--Quelle étoffe! une draperie soyeuse; et ce linge!
+
+--De la toile d'araignée tissée par la main des fées.
+
+--Bref, on nous a habillés!
+
+--Ah! si Paméla nous avait vus!
+
+--Peuh! Paméla! Hermance! étaient-elles vraiment dignes de nous?
+
+--Elles nous ont rendu de bien grands services, ne soyons pas ingrats!
+
+--Soit! je leur conserverai une place dans mon coeur! Enfin, on nous
+demande ce que nous désirons.
+
+--Je réponds carrément: Tortiller un morceau!
+
+--Et tu as eu tort, Goniglu, car la fonctionnaire attaché à notre
+personne a paru surpris de cette expression. Aussi ai-je repris, pour me
+mettre à la hauteur de la situation: Nous voudrions casser une croûte!
+Le laquais s'incline... les portes s'ouvrent devant nous... et
+finalement, on nous installe devant cette table.
+
+--Où se succèdent les mets les plus fins... et les vins les plus
+exquis...
+
+--Voilà l'histoire!
+
+--C'est étrange!
+
+--C'est bizarre!
+
+Et sur cette conclusion, qui rappelait les prémisses de l'entretien,
+Muflier et Goniglu choquèrent leurs verres, qui montèrent pleins à leurs
+lèvres pour redescendre vides.
+
+--Au fond, reprit Muflier en faisant claquer sa langue avec la
+satisfaction d'un gourmet émérite, jusqu'ici l'aventure n'a rien de
+désagréable, à part l'étrangeté du procédé; mais, entre nous, je ne
+suppose pas que ce soit uniquement pour nous inviter à dîner qu'on nous
+a ficelés comme des boudins, et amenés ici de façon aussi excentrique.
+
+--Il y a évidemment un dessous de cartes, fit sentencieusement Goniglu.
+
+--Tu l'as dit, mon fils.... Mais quel sera-t-il? quel peut-il être? Dans
+ces ombres mystérieuses pouvons-nous porter le flambeau de la
+vérité?...
+
+Et comme pour se récompenser lui-même de l'originalité de cette hardie
+métaphore, Muflier se versa une nouvelle rasade.
+
+--Ma foi, si j'osais émettre un avis... commença Goniglu.
+
+--Ose, mon vieil ami, ose... je t'y autorise.
+
+--Et bien, je viens d'être frappé par certain mot prononcé tout à
+l'heure par l'honorable personnage qui nous a si bien servis.
+
+--Et ce mot?
+
+--Tu l'as entendu comme moi... il nous a avertis d'une prochaine visite.
+
+--C'est bien cela...
+
+--Et si je ne me trompe, il a dit en parlant de cet inconnu: M. le
+marquis!
+
+--Parfait!... Oui, certes... j'avais saisi ce mot au vol... mais je
+t'avoue que je craignais de m'être trompé.
+
+--Ainsi il a bien dit marquis?
+
+--Absolument, reste à chercher parmi nos nombreuses connaissances à qui
+ce titre peut s'appliquer.
+
+Les deux amis restèrent plongés dans une méditation profonde. De fait,
+malgré le soin qu'ils mettaient à rappeler leurs souvenirs, Muflier et
+Goniglu ne trouvaient pas parmi les Loups et bandits qui formaient le
+fond de leurs relations, le personnage que d'Hozier eût pu classer dans
+l'Armorial.
+
+--Je crois, dit Muflier, que nous ne connaissons pas de marquis.
+
+--Ou, du moins, je ne me rappelle pas.... D'abord, je me suis toujours
+tenu à l'écart de l'aristocratie....
+
+--C'est comme moi... eh! mon Dieu!... C'est peut-être un tort? Vois-tu,
+Goniglu, je crois que nous ferions bien de nous rallier...
+
+--C'est mon opinion!
+
+--Je sais bien qu'à ces classes privilégiées, il y a beaucoup à
+reprocher, et si nous fouillions l'histoire...
+
+--Oh! si nous fouillions l'histoire... certainement... mais est-ce bien
+le moment?...
+
+--Nous fouillerons plus tard; en attendant, crois-moi, Goniglu, de la
+tenue, du galbe; montrons-nous à la hauteur de la situation, et si le
+faubourg Saint-Germain vient à nous, ne nous montrons pas impitoyables.
+
+--Je ferai des concessions, déclara nettement Goniglu.
+
+--Je n'attendais pas moins de ton esprit pratique. Vienne donc le
+marquis, puisque marquis il y a! et il rencontrera de véritables
+philosophes, prêts à tout comprendre!
+
+--Vienne le marquis! répéta Goniglu avec un geste de suprême élégance.
+
+Comme si cette évocation eût eu quelque pouvoir magique, la porte
+s'ouvrit discrètement et un nouveau personnage parut sur le seuil.
+Nouveau pour nos deux gredins, mais déjà connu du lecteur. Le marquis
+Archibald de Thomerville,--car c'était lui, adressa à ses invités un
+profond salut.
+
+Tout en lui respirait un parfum d'exquise distinction; c'était le grand
+seigneur avec sa désinvolture pleine de charme.
+
+Nous l'avons dit, le visage d'Archibald, sans être réellement beau,
+présentait, dans ses lignes directes et longues, une originalité
+frappante, qu'augmentait encore la pâleur étrange qui couvrait ses
+traits. Muflier s'était levé avec empressement et avait répondu par une
+révérence du meilleur goût au salut qui lui était adressé. Quant à
+Goniglu, force nous est d'avouer que son mouvement avait été moins
+réussi, car il avait, en se déplaçant brusquement, renversé un verre qui
+s'était brisé sur le parquet, détail qui l'avait légèrement troublé.
+Mais le marquis parut n'y point prendre garde, ce qui donna à Goniglu
+une haute idée de son savoir-vivre.
+
+--Messieurs, dit Archibald, permettez-moi tout d'abord de vous demander
+si vous avez été satisfaits de mes gens et si vous n'avez aucune plainte
+à formuler contre ma modeste hospitalité.
+
+--Oh! marquis, fit Muflier, nous sommes enchantés...
+
+--Ravis! accentua Goniglu. C'était d'un _chouette_ achevé!...
+
+Muflier lui lança un coup de pied dans les os des jambes pour l'engager
+à châtier son style, le marquis n'étant peut-être pas initié à la langue
+verte.
+
+--J'en suis heureux, reprit Archibald, et votre réponse me met mieux à
+l'aise pour vous prier de me rendre un service.
+
+--Tout à vous! dit Muflier. Nous tenons à vous prouver que nous ne
+sommes pas des ingrats.... Mais asseyez-vous donc, marquis... de grâce,
+asseyez-vous... Il me peine de vous voir ainsi sur vos jambes....
+
+Archibald, avec le plus grand sérieux, se rendit à cette invitation si
+gracieusement formulée.
+
+--Là! fit Goniglu en se replaçant lui-même sur sa chaise. Maintenant,
+monsieur le marquis prendra bien quelque chose?...
+
+--Je vous remercie.
+
+--Oh! sans façon!... pas de cérémonie entre nous!... voulez-vous du dur
+ou du doux?...
+
+--A votre choix, messieurs!...
+
+Muflier versa dextrement un doigt de cognac, tendit le verre au marquis
+avec un sourire, puis, prenant le sien, il trinqua de la meilleure grâce
+du monde, imité par Goniglu, qui daigna cette fois ne rien casser.
+
+--Maintenant que la glace est rompue, reprit Muflier, nous allons causer
+comme de vrais _camaros_. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?
+
+Archibald reposa son verre sur la table.
+
+--Mon Dieu, messieurs, dit-il, j'ai à m'excuser de la façon peut-être
+excentrique dont vous avez été conduits ici.
+
+--Oh! marquis, de grâce!
+
+--Oui, je sais que cela pouvait vous paraître irrégulier, bizarre, au
+premier coup d'oeil.
+
+--Mais au second, rien de plus naturel.
+
+--Du reste, je dois vous avouer que cette violence de ma part vous est
+une preuve du grand désir que j'avais de faire votre connaissance.
+
+Goniglu eut un rire bête.
+
+--Comment! vrai!... vous désiriez nous connaître?...
+
+--Certes, et j'ajoute que ce désir était partagé par plusieurs de mes
+amis...
+
+--C'est drôle, articula Goniglu.
+
+--On vous avait donc parlé de nous? demanda Muflier.
+
+--Depuis longtemps déjà...
+
+--Et, s'il n'y a pas d'indiscrétion, qu'est-ce qu'on vous avait dit?
+Vous savez, faut pas toujours croire les _potins_...
+
+Muflier se mordit les lèvres. _Potins_ lui avait échappé.
+
+--Mais, messieurs, soyez certains, reprit Archibald, que ces _potins_,
+ainsi que vous dites si élégamment, étaient loin de vous être
+défavorables...
+
+--Pas possible! fit naïvement Goniglu.
+
+--Mon cher marquis, me disait encore il y a deux jours certain vicomte
+de nos amis, vous ne sauriez croire quels hommes d'énergie et de bon
+conseil se cachent sous les dehors un peu bizarres de nos deux héros.
+
+--Héros! Le vicomte a dit héros!
+
+--Il l'a dit.... Voyez-vous, continua-t-il, avec des hommes tels que
+ceux-là, on pourrait conquérir le monde!
+
+--Oh! c'est aller un peu loin! fit Muflier modestement.
+
+--Mais non!... C'est à peine effleurer la vérité. Tenez, vous, monsieur
+Muflier, n'avez-vous pas accompli des actes héroïques?
+
+--Mon Dieu! vous savez... comme tout le monde.
+
+--Je ne vous en rappellerai qu'un seul. C'était à Joinville.
+
+--Hein?
+
+--Vous étiez occupés à dévaliser une maison inhabitée....
+
+Muflier s'était redressé et regardait Archibald de ses gros yeux
+étonnés.
+
+--Quelqu'un donna l'alerte. Vous aviez à ce moment une pendule sous le
+bras. Des voisins accourent. L'un d'eux vous barre le passage; sans vous
+soucier de la valeur de l'objet que vous aviez si péniblement acquis,
+vous le soulevez et laissez retomber ladite pendule sur le crâne de
+votre adversaire.
+
+--Hum! hum! toussa Muflier, qui se sentait assez mal à l'aise.
+
+--Le plus curieux en ceci, c'est que, m'a-t-on dit, la pendule avait
+bravement supporté le choc, et que son mécanisme n'a pas le moindrement
+souffert de cette alerte. Il est vrai que l'homme est mort à l'hôpital,
+huit jours après, mais la pendule marchait. Voilà ce que j'appelle une
+véritable action d'éclat.
+
+Muflier, dont la gorge se serrait, articula difficilement quelques mots:
+
+--Certainement... je ne dis pas!... pourtant...
+
+--Point de modestie. Nous sommes entre nous. Tenez, c'est comme votre
+ami Goniglu....
+
+Goniglu fit la grimace: il pressentait quelque nouvelle évocation du
+passé, ce qui, amour-propre à part, ne lui plaisait que
+très-médiocrement.
+
+--Vous rappelez-vous, cher monsieur Goniglu, certaine vieille femme de
+Colombes à qui vous tordîtes le cou d'une seule main, tandis que de
+l'autre vous fouilliez dans ses poches?... vous en souvenez-vous, dites?
+
+--Effectivement... oui... il y a peut-être quelque chose comme cela...
+
+--Et, comme la vieille se débattait, vous eûtes la bienveillance de
+serrer assez fort pour l'achever....
+
+Goniglu était vert, ce qui était sans doute sa façon de rougir avec
+modestie.
+
+Muflier perdit son sang-froid.
+
+--Ah çà, mais... pourquoi diable nous racontez-vous ces blagues-là?
+fit-il avec une nuance d'agacement, d'ailleurs très-compréhensible.
+
+--D'abord, reprit Archibald, qui conservait son flegme poli, pour vous
+prouver que vous n'êtes pas des inconnus pour moi... ensuite pour
+arriver au service que je vais réclamer de vous....
+
+Le visage de Goniglu s'éclaira d'une douce espérance.
+
+--Ah! il y a un coup à faire! s'écria-t-il. Un petit refroidissement...
+
+--Peuh! pas tout à fait! fit Archibald, je ne voudrais pas vous proposer
+une affaire compromettante...
+
+--Oh! s'il y avait du monneron derrière...
+
+--Tout s'arrangera à votre satisfaction, soyez-en sûrs, chers messieurs.
+Mais avant tout, puis-je réellement compter sur vous?
+
+--Encore faudrait-il savoir? grommela Muflier.
+
+--Vous avez raison, quoique cependant vous devriez comprendre d'ores et
+déjà que je me garderais bien de proposer à des hommes tels que vous une
+indélicatesse.
+
+--Vous vous f...ichez de nous, dit Muflier nettement.
+
+--Dieu m'en garde!... Voyons, ne nous emportons pas.... Ai-je l'air d'un
+homme qui vous veut du mal?... Et, tenez, je vais vous prouver la bonté
+de mes intentions....
+
+Thomerville plongea sa main dans sa poche et en tira plusieurs rouleaux
+qu'il posa sur la table. Par un geste instinctif, Goniglu tendit la
+main.
+
+--Voici, reprit Thomerville, quelques rouleaux de mille francs qui vous
+sont destinés.
+
+--Il y a donc un raccourcissement à risquer?...
+
+--Mais, mon cher monsieur Muflier, vous prenez tout au tragique. Je
+n'aurais jamais cru cela d'un homme de tête et de coeur.... Ces quelques
+_monnerons_, selon votre ingénieuse qualification, représentent une des
+faces de la question.
+
+--Ah! il y a une autre face? dit Goniglu, qui retira à regret sa main
+tendue.
+
+--Et je vais me faire un vrai plaisir de vous la montrer.
+
+--Où ça?
+
+--Ici même....
+
+Muflier regarda autour de lui d'un oeil défiant. Archibald était
+toujours impassible.
+
+--Je vous prie seulement, cher monsieur, de vous abstenir, devant le
+spectacle intéressant qui va se dérouler devant vous, de toute marque
+d'approbation ou d'improbation....
+
+Un regard rapide fut échangé entre Muflier et Goniglu. Ils n'aimaient
+pas les surprises.
+
+--Vous consentez à garder le silence pendant quelques instants, n'est-il
+pas vrai? insista Archibald.
+
+--Certainement, articula péniblement Muflier.
+
+--Mille remercîments. Maintenant, si vous m'en croyez, reculez un peu et
+ne mettez pas votre visage complétement en lumière. Il vaudrait sans
+doute mieux que la personne qui va venir ne vît pas vos traits, ou du
+moins ne les distinguât que vaguement.
+
+Sans discuter, les deux bandits obéirent... et s'éloignèrent de la
+table. Archibald se leva et éteignit quelques bougies, ce qui laissa les
+deux hommes dans une demi-obscurité favorable à la rêverie.
+
+--Un dernier mot, ajouta encore Archibald: il est bien entendu que je
+vous laisse absolument libres, si le désir vous en prend, de vous mêler
+à la conversation qui va avoir lieu. Je ne veux en rien peser sur votre
+volonté. Vous êtes mes hôtes, c'est-à-dire les maîtres d'agir comme il
+vous plaira.
+
+Une sorte de grognement inquiet lui répondit: il l'interpréta sans
+doute comme un acquiescement, car, sans plus attendre, il sonna. Un
+laquais entra.
+
+--La personne que j'attends est-elle arrivée? demanda-t-il.
+
+--Oui, monsieur le marquis.
+
+--Priez-la de monter.
+
+Nos deux amis--selon une expression bizarre--n'en menaient pas large.
+Quel était le personnage inconnu qui allait surgir tout à coup? Nous ne
+jurerions pas que les dents de Goniglu ne claquassent pas un peu.... Les
+deux paires d'yeux étaient fixées sur la porte, avec une tenacité facile
+à comprendre.... Et voilà que tout à coup cette porte s'ouvrit... et
+dans l'encadrement, entre les tentures que le laquais tenait
+soulevées... apparut.... Qui? quoi?... Un gendarme! Oui, un gendarme, un
+vrai gendarme, en chair et en os, avec son chapeau en travers, avec ses
+buffleteries jaunes, avec ses bottes, avec son sabre... avec tout,
+enfin! Nos ancêtres les Gaulois ne craignaient que la chute du ciel....
+La chute du ciel! quelle amère plaisanterie à comparer à cette
+fantastique évocation!... Le gendarme se tenait au port d'armes,
+respectueux, la main au chapeau.... Nous devons rappeler à nos lecteurs
+qu'à l'époque où se passe notre récit, la gendarmerie opérait même dans
+Paris...
+
+--Eh bien! mon brave, fit Archibald, quelles nouvelles?
+
+--Nous sommes sur la trace, monsieur le marquis...
+
+--Ah! c'est au mieux!... et vous pensez que les deux bandits...
+
+--Nous les aurons pincés avant huit jours...
+
+--Très-bien. Et vous êtes certain que ce sont eux...
+
+--Absolument. Les deux femmes sont au dépôt depuis hier soir... et
+elles ont suffisamment parlé... Les deux gueux, Muflier et Goniglu, ont
+beau se cacher... on les attrapera.
+
+--J'y compte. Je vous remercie, mon brave, et m'excuse de vous avoir
+dérangé... mais cette affaire m'intéresse tout particulièrement.
+
+--Notre capitaine m'a prié de dire à monsieur le marquis que les ordres
+de M. le préfet étaient formels et que les recherches seraient
+continuées avec la plus grande activité...
+
+Et, après un nouveau salut, le gendarme tourna sur lui-même, empoigna
+son sabre qui rendit un son mat. La porte se referma sur lui. On
+entendit encore son pas lourd sur l'escalier, puis le tout s'éteignit
+dans le silence...
+
+--Eh bien! messieurs, fit Archibald, ne voudrez-vous pas encore boire un
+verre de liqueur?...
+
+Il y eut un bruit de mâchoires qui craquèrent et des gloussements
+inarticulés répondirent à cette gracieuse invitation. Archibald fit un
+pas vers eux:
+
+--Voyons, mes chers amis! Qu'éprouvez-vous donc? Est-ce que, par
+aventure, je vous aurais blessé?
+
+--Non... oui... cependant....
+
+--Le gendarme! dit Goniglu avec la netteté d'un ressort qui se détend.
+
+--Ah! le gendarme! fit Archibald. Bel homme et bon soldat...
+
+--Bel homme... oui, bel homme...
+
+--Çà, maintenant que vous connaissez les deux faces de la question,
+chers messieurs, ne vous plairait-il pas de reprendre notre entretien?
+
+--Ah! c'était là l'autre face? fit Muflier.
+
+--Comme ces rouleaux étaient la première.... Vous m'avez très-bien
+compris... il ne vous reste plus qu'à choisir.
+
+--A choisir... quoi?
+
+--L'argent... ou le gendarme.
+
+Muflier se secoua comme un chien qui sort de l'eau, et, finalement,
+parvint à reprendre son aplomb:
+
+--Monsieur le marquis, dit-il avec une certaine aisance, nous sommes
+tout à votre service.
+
+--Tout à fait.... Aussi vrai que je m'appelle Goniglu.
+
+--Alors, on peut s'entendre? reprit Archibald.
+
+--Parlez... ordonnez.... Nous sommes des esclaves...
+
+--Oh!... des amis... cela suffit.
+
+--Que voulez-vous?... Nous brûlons de savoir....
+
+Archibald coupa la période commencée:
+
+--Cher monsieur, voici l'affaire en deux mots. Vous faites partie de la
+mystérieuse association qui porte le nom des Loups de Paris...
+
+--Oui, proféra carrément Muflier.
+
+--Êtes-vous prêts à livrer votre chef?
+
+Muflier eut un bel élan:
+
+--C'était ça?... Fallait donc le dire tout de suite!
+
+--Comment se nomme-t-il?
+
+--Au juste... nous n'en savons rien; mais il a un sobriquet.
+
+--Et le surnom?
+
+--C'est... le Bisco.
+
+--Vous me le livrerez?
+
+--Parbleu!... Mais vous ne montrerez plus le gendarme?
+
+--Je vous le promets.
+
+--Alors, voilà qui est convenu. Aussi bien il commençait à furieusement
+nous ennuyer, le Bisco, avec ses airs de matamore...
+
+--Et puis, il avait une poigne!... ajouta Goniglu.
+
+--Enfin, vous êtes décidés.... J'ai votre parole?
+
+Les deux bandits étendirent les bras à la façon du groupe des Horaces:
+
+--Vous l'avez!
+
+--En ce cas, mes chers amis, ma maison est la vôtre, et vous serez
+royalement traités. Vous me ferez seulement le plaisir de ne pas sortir.
+Vous donnerez les renseignements, et je ferai le reste.
+
+--Oh! nous ne tenons pas à sortir, dit Goniglu.
+
+--Oui, je comprends... à cause du gendarme?...
+
+Archibald se leva.
+
+--Un dernier mot, dit Muflier. Dans les paroles prononcées par
+l'honorable militaire... que vous savez, j'ai relevé un détail
+pénible.... Il est douloureux, quand on a le coeur bien placé--et le
+gentilhomme qui m'écoute me comprendra à demi-mot--il est douloureux,
+dis-je, que de faibles créatures soient au pouvoir de leurs
+persécuteurs...
+
+--J'apprécie la délicatesse de vos sentiments, et, si vous le désirez...
+
+--Quoi! Hermance serait libre?
+
+--Et Paméla?
+
+--Ces dames seront traitées avec les égards qu'elles méritent.
+
+--Oh! ce n'est pas suffisant!
+
+--J'entends qu'elles seront délivrées dès demain.
+
+--Nous n'attendions pas moins d'un galant homme!
+
+Il y eut un dernier échange de saluts, puis Archibald sortit.
+
+--Eh bien! ma vieille, fit Muflier, qu'est-ce que tu en dis?
+
+--Moi! Oh! c'est tout vu! Je mange le morceau...
+
+--Et moi aussi!
+
+--Bravo! Allons nous coucher, et à demain les affaires sérieuses...
+
+
+
+
+XV
+
+UNE BANQUE ORIGINALE
+
+
+Les bureaux de M. Mancal, agent d'affaires, ou plutôt banquier, étaient
+situés dans la rue Louis-le-Grand. Ils avaient les allures riches et
+sévères qui dénotent les opérations sérieuses. Dans une première salle,
+des garçons, revêtus d'une livrée sombre, accueillaient avec politesse
+les nombreux clients qui, chaque matin, venaient chercher les
+instructions de Mancal ou recourir à ses conseils. Puis, dans une vaste
+pièce éclairée par deux hautes fenêtres aux carreaux dépolis, plusieurs
+employés travaillaient assidûment derrière les grillages fermés.
+Plusieurs portes y donnaient accès: sur l'une, un écusson était fixé
+portant ce mot: Caisse; sur une autre: Contentieux; sur une troisième
+enfin: Direction. Ce matin-là, un homme, vêtu comme un riche paysan, se
+présenta dans la salle d'attente. Déjà plusieurs personnages attendaient
+depuis assez longtemps le bon plaisir de M. Mancal, qui, leur
+répondait-on, était enfermé en grave conférence dans son cabinet.
+Cependant le nouveau venu, après avoir fait les questions d'usage et
+reçu les mêmes réponses, déclara qu'à défaut de M. Mancal, il se
+contenterait de parler au caissier, auquel il fit passer un pli.
+Aussitôt il fut conduit vers la pièce dont nous avons parlé, et, un
+instant après, il était introduit. Là, le caissier attendit que la porte
+fût refermée, puis se levant brusquement:
+
+--Qu'y a-t-il? s'écria-t-il vivement, et comment, malgré la consigne
+formelle, êtes-vous venu ici?...
+
+--Est-il là?
+
+--Oui.
+
+--Il faut que je lui parle... immédiatement.
+
+--Il est en affaires.
+
+--Je suppose, mon cher confrère, dit l'autre, que nulle affaire n'est
+plus importante que de sauver sa peau.
+
+--Hein! il y a un danger?
+
+--Parbleu! Crois-tu que sans cela je me serais exposé à le mettre en
+fureur?
+
+--Un danger grave?
+
+--Mon vieux cheval de retour, il ne faut pas se faire illusion. Certes,
+il est très-intelligent....
+
+Il baissa la voix.
+
+--Il est très-intelligent d'avoir organisé une maison de bonne apparence
+où caissier, comptables, employés, garçons de bureau sont tous d'anciens
+forçats plus ou moins évadés ou en rupture de ban.... On est bien
+tranquille, on gère les affaires de l'association générale, on fait
+fructifier les capitaux qui affluent de Toulon, de Rochefort, de Brest
+et autres lieux...
+
+--Tais-toi donc, Dioulou...
+
+--Bah! nous sommes entre nous. Mais cette placidité ne peut pas toujours
+durer.
+
+--Hélas! fit avec un soupir la caissier de la maison Mancal, qui--à ça
+que vient de nous révéler notre ancienne connaissance
+Diouloufait--n'était pas précisément aussi immaculé que l'agneau
+nouveau-né.
+
+--Il ne faut pas te désespérer. D'abord, je ne t'ai dit un mot de cela
+que parce que nous sommes de vieux camarades... de vieux loups de
+terre.... Je sais quelque chose, je viens avertir le maître, c'est mon
+devoir; mais _motus_! tu ne sais rien, je ne t'ai point parlé... Quant à
+l'avenir, sois tranquille, il nous tirera de là...
+
+--Espérons-le, fit le caissier.
+
+--Maintenant, ne perdons pas de temps.
+
+--Je le crois pardieu bien.... Je vais l'avertir.
+
+Et le caissier, revenant à son bureau, posa la main sur un des clous
+d'argent qui garnissaient son fauteuil de cuir.
+
+Or, il était vrai que Mancal causait avec un des plus habiles
+_tripoteurs_ de la Bourse, lequel, avant de s'engager dans une opération
+malhonnête, mais d'autant plus fructueuse, avait désiré obtenir certains
+éclaircissements sur les susceptibilités du code pénal. Or, il exposait
+ses idées, assez hardies en matière financière, faisant face à Mancal.
+
+--C'est très-simple, vous le comprenez, disait-il. Avec le capital
+souscrit, je paye les deux premiers dividendes. Les actions font prime.
+Comme j'en ai conservé tout un livre à souche absolument intact, avec
+numéros en double emploi, je vends... et, muni des fonds, je
+m'expatrie....
+
+Il en était à ce point de ses loyales explications, lorsque les yeux de
+Mancal, qui étaient fixés sur son bureau, virent glisser doucement la
+plaque de bronze de l'encrier qui se trouvait justement devant lui, et
+sous cette plaque, des caractères hiéroglyphiques se détachèrent sur
+fond blanc. Mancal réprima un léger tressaillement.
+
+--Mon cher monsieur, dit-il, l'affaire dont vous m'entretenez, quoique
+très-pratique, me paraît assez délicate pour mériter un assez long
+examen. Veuillez donc, je vous prie, revenir demain matin, et j'aurai
+sans doute une solution à vous donner.
+
+Il s'était levé.
+
+--Ainsi, dit l'autre, vous pensez que la chose pourra s'arranger?
+
+--Tout s'arrange...
+
+--Vous serez mon sauveur. Car, voyez-vous, monsieur Mancal, il y a
+longtemps que je lutte... il faut en finir, et je dois songer à ma
+famille...
+
+--Ces sentiments vous honorent. Adieu, cher monsieur, ou plutôt au
+revoir....
+
+Le père de famille se décida, sur un congé ainsi formulé, à se retirer
+non sans avoir répété:
+
+--Songez-y bien. Le pain de mes enfants dépend de vous.
+
+Resté seul, Mancal alla vivement vers la porte, et tira le verrou. Puis
+il toucha au ressort qui indiquait à qui de droit que nul ne devait le
+venir déranger. Ensuite il se dirigea vers un large coffre-fort,
+lourdement installé au milieu d'un panneau. Un nouveau ressort étant mis
+en mouvement fit tourner sur elle-même la masse de fer, et Mancal se
+trouva en face de son caissier. Il aperçut Dioulou:
+
+--Toi ici!...
+
+--Chut! fit celui-ci en mettant le doigt sur ses lèvres. C'est urgent...
+
+--Viens!
+
+Tous deux se retrouvèrent dans le cabinet de Mancal.
+
+--Grave? demanda-t-il à voix basse.
+
+--Très-grave, fit Dioulou sur le même ton.
+
+--Qu'y a-t-il? demanda Biscarre.
+
+--Nous sommes menacés... peut-être est-on déjà sur nos traces...
+
+--Oh! quels que soient nos ennemis, ils ne nous tiennent pas encore.
+Explique-toi...
+
+--Voici. D'abord Muflier et Goniglu ont disparu...
+
+--Je me suis toujours défié d'eux; mais peut-être sont-ils ivres-morts
+dans quelque bouge.
+
+--Non. Ils ont été enlevés.
+
+--C'est impossible; par qui?
+
+--C'est Maloigne qui est venu m'avertir; ils se sont pris de querelle
+avec deux saltimbanques, sur la place du Trône, et depuis ce moment ils
+n'ont plus reparu.
+
+--Si on les a tués, la perte n'est pas grande.
+
+--Je ne le crois pas, car les deux saltimbanques étaient à leur baraque
+dès le lendemain, à la même place.
+
+--Tu les as vus?
+
+--Ce sont des manchots; tu dois connaître cela: Droite et Gauche.
+
+--Ah! les frères Martin. Leur as-tu parlé?
+
+--Certes non. Je n'aurais pas commis cette imprudence sans te consulter.
+Suppose qu'ils aient réellement, et comme tout semble l'indiquer, enlevé
+Muflier et Goniglu, c'est qu'ils y sont poussés par un intérêt sérieux.
+Si j'étais allé m'enquérir de nos amis, je me livrais sans profit.
+
+--Bien raisonné; mais, du moins, tu les as épiés?
+
+--Oui.
+
+--Et qu'as-tu découvert?
+
+--Rien. Ils n'ont pas quitté la baraque. J'y suis entré avec les
+spectateurs, et rien de suspect ne m'a frappé.
+
+--Bon. Est-ce là tout ce que tu as à me dire? En vérité, tu me parais
+t'effrayer pour peu de chose. C'est peut-être une querelle particulière
+entre les saltimbanques et ces deux misérables.
+
+--Attends. Tu vas voir que je n'ai pas tort de m'inquiéter. Ce matin
+même, des étrangers sont venus au quai de Gèvres demander Blasias.
+
+--Et ils ont trouvé visage de bois.
+
+--Naturellement. Mais j'ai appris que les chercheurs avaient l'air fort
+désappointés.
+
+--Bah! quelques voleurs en quête d'un complaisant recéleur...
+
+--En tout cas, des voleurs de la haute, car ils étaient admirablement
+mis... mais enfin, tu me parais décidé à tout traiter fort légèrement.
+Cependant, il y a un troisième détail...
+
+--C'est peut-être le plus utile...
+
+--Je le crois. Les mêmes personnages sont allés à l'_Ours vert_.
+
+--Ah! ah! Comment le sais-tu?
+
+--L'idée m'est venue d'aller rôder par là... et bien m'en a pris, car,
+comme j'arrivais, ils venaient de quitter le cabaret.
+
+--En tous cas, tu es arrivé trop tard...
+
+--Pas tout à fait, car là j'ai obtenu le signalement de mes deux
+personnages.
+
+--Ceci est bon.
+
+--L'un d'eux est grand, mince, très-pâle. L'autre est surtout
+reconnaissable; il a l'accent anglais et porte au visage une balafre qui
+le défigure.... Connais-tu cela?
+
+--Les renseignements sont vagues... mois on trouvera. J'ai d'ailleurs un
+moyen infaillible. Tu sais qu'on peut compter sur moi.... Est-ce tout?
+
+--Oui, de ce côté...
+
+--Il y a encore une autre complication?
+
+--En vérité, il me semble que tu ris de tout cela...
+
+--Que veux-tu! je touche à mon but.... Jamais je ne me suis senti plus
+sûr de moi-même.
+
+--Tant mieux. Tu nous défendras avec plus d'aplomb si on nous attaque.
+
+--Ton dernier renseignement? Fais vite.
+
+--Il s'agit d'un certain Bridoine qui depuis longtemps demande à faire
+partie des Loups.
+
+--Je n'aime pas les nouveaux affiliés. En tout cas, il faut, pour entrer
+parmi nous, avoir rendu d'abord à l'association un grand service.
+
+--Il dit avoir rempli cette condition.
+
+--En vérité?
+
+--Voici. Il est venu me trouver et m'a donné les détails suivants: il
+existe sur le Cours-la-Reine une maison mystérieuse où se réunissent la
+nuit des gens étranges.
+
+--Eh bien, on conspire contre le gouvernement... Est-ce que par hasard
+tu voudrais te faire conservateur?
+
+--Ris toujours... mais parmi les personnages qu'il a guettés, il a
+parfaitement distingué deux manchots.
+
+Mancal ne put réprimer un mouvement.
+
+--Ceci devient plus grave. Il faudra que je voie ce Bridoine.
+
+--Il sait quelque chose de plus: il a vu une femme qui s'introduisait
+dans cette maison.
+
+--Et cette femme?
+
+--Il l'a suivie et il sait son nom.
+
+--Parle donc! Ce nom?...
+
+--Cette femme est la marquise Marie de Favereye....
+
+Biscarre lança un coup de poing sur la table.
+
+--Malédiction! Oui, tu as raison. Il n'y a pas un instant à perdre....
+Je ne sais rien.... Je ne devine rien... Oh! tenterait-on, par hasard,
+de lutter contre moi?...
+
+Les traits de Biscarre étaient convulsés. Il semblait qu'il suffît de
+prononcer le nom de Marie de Favereye pour réveiller en lui toutes ses
+fureurs de damné.
+
+Dioulou le regardait avec une sorte d'effroi.
+
+--Enfin, que décides-tu? demanda-t-il.
+
+Biscarre s'arrêta et réfléchit un instant, puis il alla à son bureau et
+frappa deux fois sur un timbre. Or, à ce moment, un des employés de la
+banque Mancal, à bouts de manches en lustrine, à lunettes bleues, était
+justement occupé à régler le compte d'un honnête bourgeois qui le
+remerciait vivement de sa complaisance. Le fait est qu'à l'inverse des
+fonctionnaires--dont nous avons déjà eu l'occasion de constater l'esprit
+grincheux et la politesse infinitésimale--les employés de M. Mancal
+déployaient, dans leurs rapports avec le public, une aménité devenue
+presque proverbiale.
+
+Celui-ci donc s'était évertué à expliquer au client, avec une douceur
+inaltérable, les diverses opérations faites pour son compte, et il
+achevait de dresser le bordereau des bénéfices réalisés, quand le son du
+timbre deux fois répété parvint à son oreille.
+
+--Je vous demande mille fois pardon, dit-il, mais mon patron a besoin de
+moi; ne vous impatientez pas, c'est l'affaire de quelques minutes... je
+suis à vos ordres dans un instant.
+
+Et, se levant, il se dirigea vers le cabinet de Mancal. Or, voici le
+court dialogue qui s'engagea entre le comptable et le patron:
+
+--Tu sais que tu n'as pas encore payé ta dette d'évasion...
+
+--Je le sais.
+
+--Nous avons besoin de toi.
+
+--Je suis à vos ordres.
+
+--Bien. Ce soir, trouve-toi à huit heures à la tête du Pont-Neuf, côté
+rive gauche. Monsieur te donnera ses ordres...
+
+--C'est bien. Me permettez-vous une question?
+
+--Fais vite.
+
+--Est-ce pour une affaire rouge?
+
+--Pourquoi cette question? Est-ce que tu recules?
+
+--Non pas. Mais c'est que, s'il fallait _suriner_, j'apporterais mes
+instruments...
+
+--C'est inutile. Tu as entendu... à huit heures.
+
+--J'y serai.
+
+Et sur un signe de Mancal, il sortit, revint à son guichet et dit à
+l'honnête client:
+
+--Monsieur, je suis à votre disposition.... Le solde de votre crédit est
+de trois cent vingt-sept francs quatre-vingt-cinq centimes.
+
+--Et que ferons-nous? demandait en même temps Dioulou.
+
+--Vous m'attendrez... et quand je serai là...
+
+Il s'arrêta.
+
+--Parbleu! il faudra bien que le manchot dise ce que c'est que cette
+maison du Cours-la-Reine et ce que sont devenus nos amis...
+
+
+
+
+XVI
+
+OU LA LUTTE S'ENGAGE
+
+
+Le soir de ce même jour, vers minuit, des rafales de pluie s'étaient
+abattues sur Paris. La température, très-froide pendant la journée,
+s'était subitement élevée. Et n'eût été la saison, on aurait pris cette
+bourrasque pour une tempête d'orage. Cependant, sous les torrents qui
+tombaient sans temps d'arrêt, deux hommes, enveloppés de lourds
+manteaux, se tenaient blottis contre le parapet du quai.
+
+--_By Jove_! fit l'un, en se secouant, voilà un temps à ne pas mettre un
+de nos bandits dehors!
+
+--Au contraire, répondit l'autre. Ce sont là de ces soirées où ils ne
+craignent même pas la police, et je crois, quant à moi, que nous
+parviendrons enfin à mettre la main sur ce prétendu Blasias.
+
+--Dieu le veuille! reprit le premier, qui n'était autre que sir Lionel
+Storigan, mais je vous avoue, mon cher Archibald, que je n'ai pas
+absolument la même confiance que vous.... Mais, dites-moi, si notre
+homme rentre en son repaire, quel est votre plan? Comment nous
+emparerons-nous de lui?
+
+--A cela, je pourrais vous répondre que nous nous inspirerons des
+circonstances; pourtant, je crois que le mieux sera de l'attirer au
+dehors sous un prétexte quelconque...
+
+--Un prétexte!... Hum! il se défiera.
+
+--N'avons-nous pas le mot de passe?
+
+--Oui, je sais. Ce sont ces deux misérables qui vous l'ont donné. Mais,
+en premier lieu, depuis l'enlèvement de ces personnages, il a peut-être
+été changé, ce qui ne serait en somme que de la vulgaire prudence.... En
+second lieu, êtes-vous bien certain que ces gredins ne vous aient pas
+tendu un piége?
+
+--Leur intérêt me répond d'eux. Entre quelques milliers de francs et la
+crainte du gendarme, ils n'ont pas hésité. C'était prévu. Et ils savent
+que leur liberté dépend de la capture de Bisco...
+
+--C'est juste... et cependant je me défierais. Ces Loups de Paris--dont
+nous avons entendu parler--sont des bandits émérites dont il convient de
+se défier, alors même qu'ils semblent se trahir entre eux...
+
+--Défions-nous, soit, cela ne nous empêchera pas d'agir.
+
+--Ne m'avez-vous pas dit que vous attendiez encore des nôtres?
+
+--Oui... j'ai fait avertir les deux frères Droite et Gauche, et je
+m'étonne même qu'ils ne soient pas encore arrivés.
+
+--Ce sont de braves coeurs!...
+
+--Dévoués à notre oeuvre jusqu'à la mort... et, sans eux, nous ne
+serions pas sur les traces des Loups. Leur exploit a été un véritable
+coup de maître.
+
+--Chut! fit tout à coup sir Lionel. Écoutez....
+
+Archibald et l'Anglais tendaient l'oreille.
+
+On entendait sur le trottoir l'écho assourdi d'un pas rapide. Les deux
+hommes se rejetèrent en arrière, et descendant de quelques marches
+l'escalier qui conduisait à la berge, ils se cachèrent derrière la
+saillie du parapet. Une ombre parut dans la nuit. Elle s'arrêta, puis
+parut regarder soigneusement autour d'elle, se penchant et tendant
+l'oreille. Sir Lionel poussa Archibald du coude:
+
+--Ce doit être notre homme. Pourquoi ne nous jetons-nous pas sur lui?
+
+Archibald répondit à voix basse:
+
+--Non. Si robuste que nous soyons, il pourrait nous échapper: une lutte
+s'ensuivrait qui nous compromettrait inutilement et donnerait l'éveil à
+toute la bande.
+
+--Et puis, ajouta sir Lionel, le mieux est de forcer l'animal dans son
+repaire.... Nous y apprendrons sans doute d'intéressants détails.
+
+Cependant l'inconnu, après s'être assuré que le quai était désert ou du
+moins l'avoir cru tel, se dirigea vers la masure où nous avons vu
+pénétrer Silvereal. Il marchait sans précaution maintenant, comme un
+homme certain de n'avoir rien à redouter. Il s'approcha de la devanture,
+se baissa, et tira de sa poche une clef qu'il introduisit dans la
+serrure. Le volet tourna sur lui-même, et l'homme disparut à
+l'intérieur.
+
+--Allons! dit Archibald.
+
+--N'attendons-nous pas les deux frères?
+
+--A quoi bon? Ne pouvons-nous en finir à nous deux?
+
+--Certes oui, je suis à vos ordres.
+
+--Vos pistolets sont armés?
+
+--Et j'ai la main sur la crosse. Ils prendront la parole dès qu'il le
+faudra.
+
+--Venez donc.
+
+Et remontant sur le quai, Lionel et Archibald se dirigèrent vers la
+demeure du faux Blasias.
+
+La devanture était refermée. Archibald frappa de la façon qui lui avait
+été enseignée par l'honnête Muflier. Six coups espacés de deux en deux.
+Ils attendirent un instant, puis un judas s'ouvrit au-dessus de la
+porte.
+
+--Qui est là? demanda une voix.
+
+--Loup! répondit M. de Thomerville.
+
+--Le mot de passe.
+
+--Hors du bois!
+
+--C'est bien. Attendez!
+
+On entendit un bruit de verrous, puis le volet s'ouvrit.
+
+Archibald et Lionel, la main sur leurs armes, pénétrèrent dans le
+capharnaüm du vieux Blasias. Le recéleur, tenant à la main une lanterne,
+fixait sur les deux hommes ses yeux, dans lesquels d'ailleurs ne perçait
+aucune inquiétude.
+
+--Je ne vous connais pas, dit-il.
+
+--C'est pourquoi nous venons faire connaissance avec vous, dit Archibald
+en riant.
+
+En même temps, sa main armée d'un pistolet se dirigeait vers Blasias, et
+Lionel l'avait imité. Les deux Morts s'étaient placés entre la porte et
+Blasias. Toute fuite de ce côté était impossible. Mais l'homme resta
+immobile devant les armes de mort qui le menaçaient. Il laissa échapper
+un ricanement.
+
+--Vous paraissez pleins de courage pour attaquer un pauvre vieillard!
+fit-il.
+
+--Un vieillard... en vérité! mais si je ne me trompe, votre voix est
+encore forte et vigoureuse.... Avez-vous bien l'âge que vous paraissez?
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Rien que de fort simple. Vous ne vous appelez pas Blasias... vous êtes
+le Bisco, chef des Loups de Paris.
+
+Il y eut un moment de silence.
+
+--Avouez-vous? demanda sir Lionel.
+
+Le Bisco baissa la tête, et comme obéissant à la crainte, il dit
+doucement:
+
+--Je comprends tout... j'ai été trahi... je suis en votre pouvoir...
+
+--Vous vous résignez bien vite, ce me semble, dit Archibald. Je vous
+avertis que votre soumission m'est grandement suspecte... Évidemment
+vous cherchez en votre cerveau fertile quelque moyen de nous échapper...
+mais veuillez vous convaincre que toute tentative serait inutile.
+
+--Au moindre mouvement, je vous brûle la cervelle, ajouta sir Lionel,
+qui aimait les expressions nettes et précises.
+
+Le Bisco parut réfléchir un moment.
+
+--Écoutez-moi, dit-il. Je connais assez la vie pour comprendre que
+lorsqu'une partie est perdue, c'est folie que de s'acharner à combattre.
+Si vous savez qui je suis, je n'ignore pas moi-même quels sont les deux
+hommes qui se trouvent devant moi.
+
+--Hein? vous nous connaissez? firent les deux hommes surpris.
+
+--Qui ne connaît le marquis Archibald de Thomerville, le premier
+sportsman de Paris... qui jadis oui, je crois, une aventure d'amour, à
+la suite de laquelle il tenta de s'empoisonner, ce qui explique
+l'étrange pâleur répandue sur son visage?
+
+--Il est vrai que ces détails ont occupé pendant quelques jours
+l'attention publique... je m'explique donc qu'ils ne vous soient pas
+inconnus.
+
+--Non plus que cet autre acte de désespoir qui vous a défiguré, sir
+Lionel Storigan... alors que, trompé par celle qui devait porter le nom
+de duchesse de Torrès, vous avez tenté de vous briser le crâne d'un coup
+de pistolet.
+
+--Je vois, fit sir Lionel, que vous possédez admirablement les annales
+de la vie parisienne; en tout cas, si jadis ma main a trompé ma volonté,
+soyez certain qu'il n'en serait pas de même aujourd'hui....
+
+Le Bisco paraissait avoir repris son assurance.
+
+--Sachant donc quels sont les deux personnages qui se sont introduits
+chez moi, je suis certain de n'avoir pas à redouter un assassinat, et je
+devine qu'il s'agit de conditions à m'imposer.... Je vous l'ai dit, à
+partie perdue, il n'est pas d'autre recours que le payement de sa
+dette.... Ces conditions, je les attends... et il est plus que probable
+qu'elles sont acceptées d'avance...
+
+--Vous avez peur?
+
+--Parbleu!... je suis seul et sans armes... à la moindre tentative de
+résistance, vous me logez une balle dans la tête. Je ne crois même pas
+qu'il y ait là de véritable lâcheté... Allons plus loin!... vous me
+considérez comme un bandit, je ne me fais pas à cet égard la moindre
+illusion; vous ne pouvez donc exiger de moi l'héroïsme des honnêtes
+gens. Vous voyez que je suis franc. Maintenant, je vous écoute.
+
+La voix de Biscarre avait repris sa netteté. Archibald, toujours
+défiant, se demandait quel piége pouvait cacher cette apparente
+soumission.
+
+--Vous êtes notre prisonnier, dit-il.
+
+--Que prétendez-vous faire?
+
+--Rien que de très-simple. Si nous vous avions arrêté dans la rue, vous
+auriez tout mis en oeuvre pour nous échapper. Ici, la fuite est
+impossible, et vous allez nous suivre.
+
+--Où me conduisez-vous?
+
+--Oh! pas en prison.... Tranquillisez-vous.... Ce n'est pas à un
+magistrat que vous aurez à répondre.
+
+Biscarre se mordit les lèvres; une lueur venait de traverser son esprit.
+
+--Pourquoi ne m'interrogez-vous pas ici?
+
+--Parce que ce n'est pas à nous que ce soin appartient.
+
+--A qui donc?
+
+--Vous le saurez plus tard. Maintenant, répondez... Êtes-vous prêt à
+nous suivre, et nous éviterez-vous la nécessité de recourir à la
+violence?
+
+--Je vous suivrai.
+
+--Bien.
+
+--Seulement, jurez-moi que j'aurai la vie sauve...
+
+--Nous ne prenons aucun engagement.
+
+--En vérité? Du moins, avez-vous l'intention de me livrer à la justice?
+
+--Tout dépendra de vous-même. Selon vos réponses, vous serez libre, sous
+certaines réserves, bien entendu. Sinon, nous ne préjugeons rien du sort
+qui vous est réservé.
+
+Sir Lionel avait tiré de sa poche des cordes fines et solides.
+
+--Vos poignets? dit-il à Biscarre.
+
+Celui-ci tendit les mains en avant. Sir Lionel, avec une remarquable
+dextérité, les lui serra au moyen de ces noeuds savants que connaissent
+les marins.
+
+--Le bâillon, maintenant, dit Archibald.
+
+--Quoi! vous voulez!... s'écria Biscarre.
+
+--Simple mesure de précaution. Qui sait si quelques-uns de vos amis ne
+rôdent pas aux environs et si vous n'éprouveriez pas la tentation de
+leur jeter quelque signal?...
+
+--Décidément, vous êtes défiants...
+
+--C'est un hommage que nous rendons à votre habileté, dit sir Lionel en
+riant.
+
+--Mon habileté!... hélas!... je vous en donne une bien triste preuve,
+car, en vérité, je me suis laissé surprendre comme un niais.
+
+--Les plus grands capitaines ont leurs moments d'oubli.
+
+Décidément, l'aventure se passait dans les formes les plus courtoises.
+Sans autre objection, Biscarre avait tendu le cou, et Archibald lui
+avait posé aux lèvres un bâillon qui, s'y adaptant exactement, empêchait
+toute émission de la voix.
+
+--Maintenant, dit sir Lionel, nous vous prendrons chacun par un bras, et
+nous vous guiderons jusqu'à une voiture qui nous attend à quelques pas
+d'ici.
+
+Biscarre inclina la tête en signe de consentement. Sir Lionel alla à la
+porte pour l'ouvrir, mais elle s'était refermée par son propre poids.
+
+--La clef? fit-il.
+
+S'ils avaient en ce moment vu l'éclair qui passa sous les paupières
+baissées de Biscarre, ils auraient compris que tout n'était pas encore
+fini.
+
+--La clef? répéta Archibald en se rapprochant de lui.
+
+Biscarre se tourna à demi et d'un geste indiqua sa poche. Archibald y
+plongea la main et en retira la clef. C'était une clef de fer, lourde,
+massive. Sir Storigan la reçut des mains d'Archibald et se dirigea de
+nouveau vers la porte. Mais comme cette partie de la pièce était plongée
+dans l'obscurité, il se tourna vers M. de Thomerville:
+
+--Approchez la lanterne, dit-il.
+
+Celui-ci obéit. Dans ce mouvement, il s'éloigna de Biscarre. Celui-ci
+s'était redressé, et, doucement, comme par un mouvement naturel, avait
+fait un pas en arrière. Sir Lionel introduisit la clef dans la serrure;
+on entendit un bruit sec. Puis, tout à coup, le sol sur lequel ils se
+trouvaient céda sous leurs pas, et tous deux disparurent dans une trappe
+subitement ouverte. Alors Biscarre, dégageant ses mains comme si en
+réalité les noeuds de cordes eussent été serrés par un enfant, bondit
+vers la trappe, qui se referma avec un bruit sourd, et, arrachant son
+bâillon:
+
+--Imbéciles! cria-t-il. Avant de vous attaquer à moi, vous eussiez dû
+mieux me connaître!
+
+Puis, prenant une autre clef dans sa poche, il ouvrit la porte de la
+rue, sortit, et lança dans l'air un coup de sifflet net et strident.
+Deux ombres se détachèrent dans l'obscurité: elles portaient une sorte
+de paquet qui avait forme humaine.
+
+--Entrez, fit Biscarre.
+
+--Voila! camarade, dit Maloigne. Sacrédié! quel chien de temps! V'la de
+l'ouvrage qui vaut de l'argent! Où faut-il mettre le manchot?
+
+--Étendez-le là, à terre; maintenant, faites sentinelle au dehors. A la
+moindre alerte, le coup de sifflet.
+
+--Encore dehors! Mais nous sommes trempés...
+
+--Vous vous sécherez demain. Allez!
+
+Truard et Maloigne essayèrent encore de protester. Mais, sans s'en
+préoccuper, Biscarre les jeta dehors. Puis, resté seul, il referma
+soigneusement la porte et se dirigea vers le corps qui était étendu sans
+mouvement.
+
+C'était celui d'un des frères Martin, celui de Gauche. Comment se
+trouvait-il là, et que s'était-il donc passé? On se souvient que
+Biscarre, averti par Diouloufait de l'enlèvement de Muflier et de
+Goniglu, avait immédiatement donné à son personnel des ordres pour le
+soir même.
+
+Biscarre avait compris que l'heure de la lutte avait sonné. L'enlèvement
+des deux bandits devait, selon lui, être le résultat de quelque
+imprudence par eux commise. Peut-être même y avait-il trahison. Les
+allures de Muflier était depuis longtemps suspectes, et la scène qui
+s'était passée à l'_Ours vert_ en était la preuve. En tout cas, il
+fallait connaître l'étendue réelle du danger. Quels étaient les deux
+personnages qui, d'après le rapport de Diouloufait, s'étaient présentés
+d'abord au quai de Gèvres, ensuite au cabaret des Halles? Puis, dans
+quel but les deux saltimbanques avaient-ils fait disparaître Muflier et
+Goniglu? Biscarre avait pour principe de prendre tout d'abord
+l'initiative; et il y avait en lui je ne sais quel esprit d'aventure qui
+le poussait à compter sur le hasard. Il fallait d'abord s'emparer des
+frères Droite et Gauche. A l'heure dite, quatre Loups s'étaient réunis à
+la tête du Pont-Neuf, au point fixé par Biscarre. Puis, sous la conduite
+de Diouloufait, ils s'étaient dirigés vers la place du Trône, où devait
+se trouver encore la baraque des saltimbanques. Ils étaient arrivés
+vers les dix heures du soir. C'était l'heure où se terminaient les
+représentations. Au moment même où ils se glissaient dans la foule qui
+entourait la baraque, Droite et Gauche exécutaient leurs derniers
+exercices. Les Loups, sur l'ordre de Biscarre, s'étaient placés en
+observation, prêts à accourir au premier signal de Biscarre, qui s'était
+réservé le rôle principal dans le drame qui se préparait. Il était vêtu
+d'une blouse qui cachait son costume de Blasias. Il entra dans la
+baraque, après avoir jeté en passant quelques pièces de cuivre. C'était
+pendant l'exercice des poids, et les deux frères excitaient des
+trépignements de joie de la part des spectateurs, prompts à se moquer
+des audacieux qui essayaient de lutter de vigueur avec les deux
+manchots. Droite s'était avancé sur le devant des tréteaux qui leur
+servaient de scène, et jetait une dernière fois le défi sacramentel:
+
+--Est-il encore dans la société quelque personne qui veuille essayer ses
+forces?
+
+--Moi, dit Biscarre.
+
+Il y eut dans la foule un redoublement d'attention, et même quelques
+applaudissements retentirent. Jusqu'ici les plus vigoureux avaient été
+vaincus, il fallait une grande confiance en soi-même pour entamer de
+nouveau la lutte. Mais quand Biscarre parut, il y eut un murmure de
+désappointement. Cet homme de taille moyenne, vêtu comme un paysan, le
+front couvert d'un large chapeau qui dissimulait en partie son visage,
+avait des allures lourdes et _pataudes_ qui ne prouvaient rien moins
+qu'une force exceptionnelle. Biscarre monta sur le tréteau.
+
+--Ah! ah! camarade, fit Gauche, il paraît que nous avons des biceps
+exceptionnels!
+
+--Bah! comme tout le monde, dit Biscarre en traînant la voix à la façon
+normande.
+
+--Vous venez de loin? Peut-être êtes-vous fatigué?... dit Droite avec un
+accent de moquerie.
+
+--Peut-être ben!... mais je tâcherons de faire de mon mieux...
+
+--Choisissez! dit Gauche à son tour, en désignant à Biscarre le tas de
+poids qui avaient servi à leurs exercices.
+
+Biscarre s'approcha, se baissa, et jouant la niaiserie du mieux qu'il
+pouvait--et en cela c'était comme toujours un acteur admirable--il tâta
+successivement plusieurs poids, sans les prendre et sans tâcher de les
+enlever.
+
+--Avez-vous donc cru qu'ils étaient en carton, fit l'un des deux frères,
+qui en souleva un et le laissa retomber sur les planches, qui gémirent
+sous la masse de fer.
+
+Biscarre s'était redressé, toujours avec ses mouvements lents, et il
+regardait autour de lui. Or, il y avait justement au milieu du tréteau
+une table couverte d'un tapis sur lequel se voyaient des altères à poids
+énormes. Il est vrai de dire que, le plus souvent, les frères évitaient
+de se servir de ces engins, qui, même pour leurs forces exceptionnelles,
+nécessitaient des efforts trop violents. Biscarre alla vers la table.
+
+--Qu'est-ce que vous venez faire par là? dit Gauche en riant. Est-ce que
+vous voudriez en tâter?
+
+--Voyons! c'est pas bien de vous gausser de moi, dit Biscarre en riant
+d'un gros rire. Si je voulais, j'enlèverais la table et tout ce qu'il y
+a dessus.
+
+Un éclat de rire accueillit cette fanfaronnade, et l'hilarité de la
+salle fut partagée par les deux jumeaux.
+
+--M. de Crac est mort! cria une voix.
+
+--A la porte le blagueur!
+
+Et les lazzi d'éclater de toutes parts. Biscarre passa ses mains sous sa
+blouse et en tira un sac de toile assez gros. Il le plaça sur la table
+et on entendit le bruit d'un sac d'écus.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ça? dit Droite.
+
+--Ça? Eh ben!... c'est le prix des deux derniers _viaux_ que j'ons
+vendus aujourd'hui.
+
+--Et qu'est-ce que vous voulez que nous fassions de ça?
+
+--Ah! ce que vous voudrez! Seulement, faut les gagner.
+
+--Ah çà! que veulent dire toutes ces pasquinades?
+
+--Des... quoi? Voyons! êtes-vous des francs gars, oui ou non? Je vous
+parie ce qu'il y a là dedans que j'enlevons la table et tout le
+bibelot....
+
+La sacoche paraissait ronde: décidément la partie ne manquait pas
+d'intérêt, et le silence se fit comme par enchantement.
+
+--Nous ne parions pas d'argent, dit Gauche.
+
+--Ah! dites donc tout de go que vous avez peur de perdre.
+
+--Oui! oui! ils _canent_! crièrent quelques spectateurs.
+
+Droite et Gauche comprirent que, même en supposant, ce qui était
+vraisemblable, que le particulier voulût jouer une farce, ils devaient
+conserver leur prestige.
+
+--Je vous ai dit, reprit Gauche, que nous ne jouons pas d'argent, mais
+on peut jouer autre chose.
+
+--Quoi?
+
+--Deux bonnes bouteilles de vin?
+
+--Du bon bouché, alors!
+
+--Tout ce qu'il y a de plus bouché.
+
+--Topez donc!
+
+Et Biscarre tendit la main aux deux frères.
+
+--Ça y est. Et maintenant, mes gars parisiens, regardez-moi ça.
+
+Biscarre vint vers la table, qui avait une longueur d'à peu près un
+mètre. Il était impossible d'apprécier, au premier coup d'oeil, le poids
+qui la surchargeait.
+
+--Essayez d'abord de lever ça, dit Biscarre.
+
+--Pourquoi faire?
+
+--Dame! pour me donner une petite idée de ce que ça pèse....
+
+Droite saisit le bord de la table, et, d'un effort violent, souleva deux
+des pieds à vingt centimètres environ, et encore se servait-il pour
+levier des deux autres pieds.
+
+--Vingt dieux! fit Biscarre, il paraît que c'est un brin lourd...
+
+--Vous pouvez encore renoncer, dit Droite.
+
+--C'est ça! reculer... pour qu'on dise que les gars de la campagne sont
+des clampins...
+
+--Allez donc... nous jugerons le coup....
+
+Biscarre, avec ses mouvements compassés, releva les poignets de sa
+chemise et mit à nu ses bras, sur lesquels les muscles saillaient comme
+des cordes d'acier. Ses mains, quoique fines, présentaient, nous l'avons
+dit, ce caractère assez singulier que le pouce était d'une longueur
+inusitée et touchait presque à l'extrémité de l'index. Cette
+conformation--qui existait chez le plus grand criminel dont le nom ait
+retenti depuis quelques années--donne aux mains une force exceptionnelle
+et permet d'exécuter des actes qui paraissent, pour ainsi dire,
+invraisemblables. Biscarre saisit à son tour la table par le bord,
+s'arc-bouta sur ses jambes, son dos se voûta, il y eut un moment de
+complète immobilité. Puis, comme serrée entre des tenailles de bronze,
+la table se souleva... tout entière... lentement. Le corps de Biscarre
+ne bougeait pas plus que si c'eût été celui d'une statue. Des cris
+d'enthousiasme éclatèrent: c'était la preuve d'une vigueur presque
+surhumaine. Droite et Gauche ne purent réprimer eux-mêmes une
+exclamation de surprise. Biscarre, après avoir soutenu la table pendant
+quelques secondes, à deux pieds de terre, la laissa ensuite retomber,
+mais sans secousse. Puis se tournant vers les deux frères:
+
+--Eh bien! les gars, qu'est-ce que vous dites de ça? demanda-t-il d'un
+ton goguenard.
+
+--Nous avons perdu, dit Gauche; mais, sur ma parole, nous ne nous y
+attendions pas.
+
+--Alors vous ne pourriez pas en faire autant?...
+
+--Non, certes.
+
+--Du moins, vous tiendrez le pari?
+
+--C'est convenu.
+
+--Et nous boirons ensemble deux bonnes bouteilles?
+
+--Quand vous voudrez.
+
+--Tout de suite alors, car j'sommes pressé... je repartons demain pour
+le village.
+
+--A vos ordres.
+
+De fait, les frères jumeaux n'étaient pas fâchés de brusquer la fin de
+la séance. Il n'est pas d'homme qui soit insensible à un échec
+d'amour-propre, surtout quand il s'agit de rivalité de métier. Deux
+jours auparavant, ils avaient obtenu sur les Loups Muflier et Goniglu un
+avantage qui les avait placés haut dans l'estime de leur public
+ordinaire. Mais aujourd'hui, c'était la revanche. Contraints de s'avouer
+vaincus, ils sentaient que leur prestige étaient tombé du même coup. Ce
+fut au milieu du plus profond silence que fut accueilli le boniment
+ordinaire, annonçant l'heure de la représentation du lendemain. Et, dans
+les rangs de la foule qui s'écoulait, ils auraient pu saisir plus d'une
+observation peu sympathique.
+
+--Vous m'en voulez? fit le faux paysan.
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Parce que j'ons voulu gagner un bon coup à boire.
+
+--C'était votre droit.
+
+--Alors, pour me prouver qu'il n'y a pas de rancune, venez avec moi.
+
+--Nous vous suivons.
+
+En un instant, les deux frères eurent barricadé la baraque et sortirent,
+accompagnés de Biscarre. Détail étrange et qui prouve bien l'invincible
+faiblesse du genre humain, les deux frères étaient trop préoccupés de
+leur défaite pour concevoir le moindre soupçon sur la personnalité de
+leur adversaire.
+
+--Où allons-nous? demanda Biscarre.
+
+--Chez le premier débitant venu.
+
+--Oh! oh! fit l'autre, vous ne m'avez pas l'air de traiter sérieusement
+les affaires... le premier venu... pour avaler de la drogue...
+
+--Si vous connaissez un bon endroit.
+
+--C'est ça... oui, j'en ons un, et pas loin... au cours de Vincennes.
+
+Il était presque onze heures du soir: la pluie tombait maintenant à
+torrents, et il eût été de la plus vulgaire prudence de ne pas
+s'éloigner.
+
+Mais puisque le paysan ne se plaignait pas, malgré l'eau qui pénétrait
+sa limousine, Droite et Gauche ne pouvaient reculer. Tous trois
+passèrent la barrière.
+
+--Vous connaissez un cabaret par ici? demanda l'un des frères.
+
+--Quand je vous le disions! Pardine! est-ce que maintenant vous allez
+vous défier de moi? Dites-le tout de suite, que vous ne voulez pas
+payer....
+
+A cette époque, la route qui mène de la barrière du Trône à Vincennes
+était absolument déserte. A peine de distance en distance quelque maison
+de sordide apparence... Biscarre marchait entre les deux frères, parlant
+beaucoup, racontant des histoires de marchés et de foires, détaillant
+avec un gros rire les prouesses qu'il avait déjà exécutées. Tout à coup,
+Droite s'arrêta:
+
+--On dirait qu'on nous suit, dit-il.
+
+Gauche tressaillit, et à ce moment une même pensée traversa l'esprit des
+deux frères. Mais déjà il était trop tard. Biscarre s'était jeté sur
+Gauche, qu'il étreignait entre ses bras de fer; Droite avait été
+renversé par trois hommes qui s'étaient jetés sur lui...
+
+--Nous les tenons, dit Biscarre. Ah! mes beaux manchots! vous vous
+avisez de faire les malins... il vous en cuira....
+
+En un clin d'oeil, Gauche avait été mis dans l'impossibilité de faire le
+moindre mouvement, et déjà le bâillon s'abattait sur ses lèvres, lorsque
+de sa bouche sortit un sifflement étrangement modulé.
+
+--Te tairas-tu, vipère? cria Biscarre.
+
+Et de son poing il lui martela la tête.
+
+Encore ne comprenait-il pas ce que signifiait ce sifflement. Or, il
+répondait à une convention faite de longue date entre les deux frères.
+S'ils étaient attaqués tous deux, tant que l'un et l'autre conservaient
+l'espoir de vaincre leurs adversaires, ils luttaient, mais dès qu'ils se
+sentaient vaincus, celui qui le premier reconnaissait la résistance
+impossible avertissait son frère, dont le rôle devait alors se borner à
+tenter l'évasion, et surtout à s'abstenir de prendre part au combat,
+fût-ce dans l'espoir de la délivrance. Ce qu'ils ne voulaient point
+risquer, c'était que la liberté leur fût ravie en même temps à tous
+deux. Tant que l'un était libre, l'autre conservait l'espoir. Droite
+avait entendu, et immédiatement il avait cessé de lutter contre ses
+adversaires, ne songeant plus qu'à saisir l'occasion favorable.
+
+--Tenez-vous l'autre? cria Biscarre.
+
+--Il ne bouge même plus, répondit Truard, l'un des complices.
+
+Biscarre serra de nouveau les cordes qui entravaient les mouvements de
+Gauche.
+
+--Je vais finir l'affaire de l'autre manchot, dit-il.
+
+Et il se rapprocha du groupe des trois hommes qui maintenaient Droite.
+Mais avant qu'il fût arrivé, celui-ci, d'un seul bond, s'était relevé:
+d'un coup vigoureusement assené, il avait assommé un de ses adversaires,
+et s'était élancé sur le côté de la route; là, il hésitait encore:
+devait-il, malgré leurs conventions formelles, revenir au secours de son
+frère?
+
+Son hésitation ne fut pas de longue durée. Les trois assassins s'étaient
+jetés à sa poursuite.
+
+--Arrêtez! cria Biscarre.
+
+On entendit le craquement d'une batterie, et un coup de feu retentit: la
+balle effleura la tête de Droite. Par un hasard inespéré, l'adresse de
+Biscarre s'était trouvée en défaut.
+
+--Malédiction! cria le forçat.
+
+Mais déjà Droite avait disparu. Biscarre, poussant d'épouvantables
+jurements, revint vers Gauche, toujours immobile.
+
+--Du moins, murmura-t-il, celui-là ne m'échappera pas.
+
+On sait le reste.
+
+Gauche était au pouvoir de Biscarre. Le malheureux gisait sur le sol,
+dans le laboratoire de Blasias. Il n'avait pas perdu son sang-froid, il
+devinait qu'il était aux mains d'un ennemi implacable.... Qu'allait-il
+se passer? Quel était cet homme? Pourquoi l'avait-on amené dans ce lieu
+sinistre?
+
+Biscarre avait fermé la porte du laboratoire, puis il s'était courbé sur
+le corps du manchot.
+
+--Écoute-moi bien, lui dit-il, de sa voix stridente, et je t'engage,
+dans ton intérêt, à ne pas perdre une seule de mes paroles. Ta vie est
+entre mes mains, et je suis décidé, en cas de résistance, à te tuer
+comme un chien.... Veux-tu répondre à mes questions?... Je vais
+t'enlever ton bâillon, mais en même temps, je tiendrai appuyé sur ton
+crâne la gueule d'un pistolet.... Au moindre cri, je te fais sauter la
+cervelle.
+
+Tenant d'une main l'arme de mort, de l'autre Biscarre approcha sa
+lanterne de son visage.
+
+--Tu peux répondre avec les yeux: m'entends-tu?
+
+--Oui, fit Gauche du regard.
+
+--Tu t'engages à me répondre?
+
+--Oui, répéta l'autre du même signe.
+
+--C'est bien.
+
+Gauche sentit le froid du pistolet appuyé à sa tempe, tandis que
+Biscarre détachait le bâillon. Un long soupir de soulagement s'échappa
+de la poitrine du malheureux. Ce fut tout. Il attendit.
+
+--Il y a deux jours, dit Biscarre, deux hommes sont entrés dans votre
+baraque, et depuis ce moment ils n'ont pas reparu.
+
+--C'est vrai, dit Gauche.
+
+--Ils ont été tués?
+
+--Non.
+
+--Enlevés alors?
+
+--Oui.
+
+--Pourquoi?
+
+Gauche garda le silence.
+
+--Tu n'oublies rien de ce que je t'ai dit: parle ou je te tue.
+
+--Vous me tuerez!
+
+--En vérité... nous jouons au Spartiate...
+
+--Non.
+
+--Alors, si tu t'es attaqué à eux, c'est que tu agissais d'après des
+ordres?
+
+--C'est vrai.
+
+--Tu es donc un des membres d'une association secrète?
+
+--Je suis l'ennemi des criminels et des maudits...
+
+--Bon! fit Biscarre en riant, voilà qui est parler, et je suppose que tu
+me fais l'honneur de me compter au nombre de ces adversaires; mais là
+n'est pas la question: je veux, je veux, entends-tu bien, savoir quels
+sont ceux qui t'emploient.
+
+--Appuyez votre doigt sur la gâchette, dit Gauche, car je jure que je ne
+dirai rien.
+
+Biscarre eut un mouvement de rage. Peut-être allait-il le tuer, quand
+tout à coup une pensée traversa son cerveau.
+
+--Ainsi, tu ne parleras pas?
+
+--Non.
+
+--Alors même que je te briserais les membres et que je te déchirerais
+les chairs?
+
+--Suis-je donc au pouvoir du bourreau?
+
+--Tu es au pouvoir d'un homme qui veut ton secret...
+
+--Eh bien! torturez-moi, brisez-moi, je ne parlerai pas! Croyez-moi,
+mieux vaut en finir tout de suite; tuez-moi.
+
+Biscarre ricana:
+
+--Pas encore, fit-il; et d'abord, puisque tu ne daignes pas m'être
+reconnaissant d'avoir bien voulu te rendre la liberté de la langue, tu
+me permettras de retirer cette concession.
+
+D'un mouvement rapide, il rattacha aux lèvres de Gauche le bâillon un
+instant écarté.
+
+--Et maintenant, continua Biscarre, je t'avertis que malgré tout ton
+courage, malgré la force de ta volonté, tu parleras. Une dernière fois,
+je te dis que toute résistance de ta part est inutile, et pour te le
+prouver, sache que déjà deux d'entre vous sont mes prisonniers. Ne
+connais-tu pas le marquis Archibald de Thomerville et sir Lionel
+Storigan?
+
+Un râle sourd s'échappa de la poitrine du malheureux, tandis qu'une
+sueur froide mouillait tout son corps. Ainsi déjà une partie du secret
+était au pouvoir de ce misérable!... C'était une effrayante
+révélation!...
+
+--Voilà qui commence à te toucher, mon brave, continua Biscarre.
+Allons!... décide-toi... mange le morceau.
+
+Les yeux de Gauche se fixèrent sur le visage de Biscarre avec une
+expression de profond mépris. Biscarre comprit que c'était un refus.
+
+--A ton aise, donc. Je te le répète, tu parleras quand même.
+
+Biscarre n'avait-il pas à sa disposition les moyens qui déjà avaient eu
+raison du mutisme de Silvereal? Sans perdre un instant, il cacha son
+visage sous un masque de verre, alluma une lampe d'esprit-de-vin et
+plaça sur le réchaud une cornue de terre d'où, après quelques minutes,
+une vapeur blanchâtre commença à s'échapper. L'effet ne se fit pas
+attendre. Les effluves du narcotique saisirent Gauche, toujours étendu à
+terre. En vain, il tenta de résister; en vain, tendant tous ses muscles,
+il chercha à rassembler ses forces défaillantes. Le feu brilla plus
+ardent et plus clair, les vapeurs se répandirent dans toute l'étroite
+pièce comme un nuage, ses yeux se fermèrent, sa poitrine se souleva dans
+un dernier effort; mais la résistance était vaincue: il dormait.
+Biscarre se rapprocha de lui, et se baissant, il lui posa la main sur la
+poitrine. La respiration était lente et régulière. Alors, encore une
+fois Biscarre détacha le bâillon, puis il plaça un flacon sous les
+narines de Gauche, chez lequel se manifestèrent les symptômes que nous
+avons déjà décrits, et il commença l'interrogatoire:
+
+--Quelle est l'association dont tu fais partie?
+
+--C'est le Club des Morts.
+
+Biscarre se souvint tout à coup de l'indication donnée par Bridoine à
+Diouloufait:
+
+--Ne tient-il pas ses séances dans une maison du carré Marigny?
+
+--Oui... au bout du Cours-la-Reine...
+
+--MM. de Thomerville et sir Storigan n'en font-ils pas partie?
+
+--Oui.
+
+--Quels sont les autres?
+
+--M. Armand de Bernaye et mon frère.
+
+--N'est-il pas d'autres affiliés?
+
+--Je ne les connais pas.
+
+--Quel est le but de l'association?
+
+--Lutter contre le mal, défendre les honnêtes gens, punir les criminels.
+
+Biscarre ne put réprimer un sourire.
+
+--Quel est votre chef?
+
+A cette question, un tressaillement convulsif agita le corps de Gauche.
+On eût dit qu'un scrupule inconscient luttait encore contre la
+contrainte subie.
+
+--Parle!
+
+--Notre chef, c'est... une femme.
+
+--Son nom?
+
+Mais avant que Gauche eût répondu, un craquement sinistre se fit
+entendre. Biscarre bondit sur lui-même. Le bruit venait du côté de la
+cour, là même où la muraille s'appuyait au caveau par lequel Maloigne
+était passé pour l'espionner. Biscarre, le pistolet à la main, tendait
+l'oreille. Au même instant, des coups redoublés attaquèrent la muraille,
+qui, peu solide, chancelait déjà. Biscarre reculait vers le magasin,
+l'oeil fixé sur les pierres qui se disjoignaient. Les coups résonnaient
+plus rapides et plus violents. Tout à coup, il y eut un écroulement, et
+une brèche s'ouvrit. Deux hommes parurent.
+
+--Bernaye!... l'autre frère!... cria Biscarre. Pardieu! le Club des
+Morts est venu tout entier se livrer à moi....
+
+D'un geste brusque, il abaissa son arme. Mais avant qu'il eût tiré, une
+épouvantable détonation retentit. Les pierres, en tombant, avaient brisé
+plusieurs fioles remplies de mélanges chimiques qui s'étaient subitement
+enflammés. Il y eut un horrible vacillement. La flamme, en une seconde,
+remplit la masure de bois. Biscarre avait reculé; il était maintenant
+dans la première pièce, protégé contre ses ennemis par une barrière de
+feu.
+
+--En avant! cria de Bernaye.
+
+Droite avait saisi le corps de son frère et l'avait entraîné au dehors.
+Bernaye, d'un bond, franchit les flammes; mais à ce moment, les poutres
+ébranlées tombèrent avec fracas. Bernaye, frappé, tomba. Quand il se
+releva, la porte était ouverte. Biscarre fuyait sur le quai.
+
+--Droite! Gauche! cria Bernaye. Chassons la bête fauve!...
+
+Les deux frères étaient là. L'air vif de la nuit avait subitement
+dissipé l'ivresse passagère de Gauche. On apercevait l'ombre de Biscarre
+courant sur le quai.
+
+--En avant! cria encore Armand.
+
+Tous trois s'élancèrent sur ses traces. Les deux frères étaient alertes
+et vigoureux. C'était une étrange chasse à l'ombre. Mais voici qu'une
+lueur éclaira tout à coup la scène.... C'était la maison du vieux
+Blasias qui brûlait. Déjà des maisons voisines les cris: «Au feu!» se
+faisaient entendre. Les dernières bonbonnes du laboratoire éclataient
+avec un bruit semblable à la détonation d'armes à feu.
+
+Un ruisseau étincelant coulait sur le quai.
+
+--Archibald!... Lionel!... fit tout à coup Armand.
+
+--Les malheureux!... répondit Gauche, ils sont prisonniers!...
+
+--Dans cette maison?
+
+--Sans doute!...
+
+--Alors ils sont perdus!... Il nous faut cet homme mort ou vivant....
+Les Morts sont sacrifiés au devoir!...
+
+Et, sans s'arrêter, sans tourner la tête en arrière, les trois hommes
+poursuivaient Biscarre. Celui-ci, se voyant en pleine lumière, avait
+bondi sur le parapet du quai! puis, d'un élan surhumain, il s'était jeté
+sur la berge. Mais, un instant après, les trois hommes sautaient
+derrière lui. Qu'espérait-il? Il allait droit au fleuve gonflé qui
+roulait entre les rives ses flots noirâtres.
+
+--Nous nous emparerons de lui, dit Gauche. A l'eau; à l'eau!...
+
+Un bruit mat leur répondit. Biscarre venait de s'élancer dans le fleuve.
+Derrière lui, Droite et Gauche... puis Armand. Ils s'efforçaient de le
+cerner. Lui plongeait... et, pendant quelques instants, sa trace
+disparaissait. Puis sa tête émergeait, et, à chacune de ses tentatives,
+il semblait que ses ennemis se rapprochassent de lui. Évidemment, sa
+respiration s'épuisait. Armand n'était plus qu'à deux mètres de lui....
+En face, les deux frères lui coupaient la retraite. Il se rapprochait de
+la rive. Qu'on pût le contraindre à y remonter, et cette fois il était
+pris.... Mais tout à coup, il battit l'eau de ses deux mains et
+s'enfonça. Les trois nageurs se rejoignirent.
+
+--Attendons, dit Armand, il va reparaître, et cette fois ce sera la
+dernière....
+
+En effet, après quelques instants, une masse noire flotta.
+
+--C'est lui, dit Droite en fendant l'eau.
+
+Mais au même moment, une seconde forme parut à la surface.
+
+--C'est lui! cria Armand.
+
+Et sa main, s'accrochant au corps, l'entraîna vigoureusement sur la
+berge. Il se pencha sur lui, le considérant au reflet rouge de
+l'incendie qui éclairait le ciel. Il poussa un cri:
+
+--Archibald!...
+
+Et à ce cri un autre répondit, poussé par les deux frères qui, eux
+aussi, avaient ramené un corps sur la rive, c'était celui de sir
+Lionel.... Quant à Biscarre, il avait disparu. Était-il mort?
+
+
+FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
+
+
+
+
+TABLE
+
+PROLOGUE
+
+LES GORGES D'OLLIOULES
+
+I. Le Jugement
+
+II. Pierre le geôlier
+
+III. Biscarre et Diouloufait
+
+IV. Mathilde et Marie
+
+V. Le Serment d'une mère
+
+VI. Le Meurtre
+
+VII. La Vengeance du forçat
+
+VIII. La Parole donnée
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+LE CLUB DES MORTS
+
+I. Salons et mansardes
+
+II. Au bal
+
+III. Anciennes et nouvelles connaissances
+
+IV. Les Suites d'un bal
+
+V. Sous terre
+
+VI. Ce que c'était que le Castigneau
+
+VII. La Salle funèbre
+
+VIII. Résurrection
+
+IX. Histoire de Martial
+
+X. A l'_Ours vert_
+
+XI. Coalition de vices
+
+XII. Les Galanteries de Muflier
+
+XIII. Confession forcée
+
+XIV. Bizarre! étrange!
+
+XV. Une banque originale
+
+XVI. Où la lutte s'engage
+
+FIN DE LA TABLE DE LA PREMIÈRE PARTIE
+
+
+
+
+F. Aureau.--Imprimerie de Lagny.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les loups de Paris, by Jules Lermina
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES LOUPS DE PARIS ***
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+The Project Gutenberg EBook of Les loups de Paris, by Jules Lermina
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Les loups de Paris
+ I. Le club des morts
+
+Author: Jules Lermina
+
+Release Date: December 11, 2005 [EBook #17281]
+[Date last updated: January 2, 2006]
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES LOUPS DE PARIS ***
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+Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
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+
+
+<h1>LES LOUPS DE PARIS</h1>
+
+<h3>PAR</h3>
+
+<h2>JULES LERMINA (WILLIAM COBB)</h2>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<h1>LE CLUB DES MORTS</h1>
+<hr style='width: 45%;' />
+
+
+
+<h3>PARIS</h3>
+
+<h3>E. DENTU, &Eacute;DITEUR</h3>
+
+<h3>LIBRAIRIE DE LA SOCI&Eacute;T&Eacute; DES GENS DE LETTRES</h3>
+
+<h3>PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORL&Eacute;ANS</h3>
+
+<h3>1876</h3>
+
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<h2><a name="TABLE" id="TABLE"></a>TABLE</h2>
+<table summary="TABLE">
+<tr><td>
+<a href="#PROLOGUE"><b>PROLOGUE</b></a><br />
+<a href="#GORGES"><b>LES GORGES D'OLLIOULES</b></a><br /><br />
+<a href="#I"><b>I. Le Jugement</b></a><br />
+<a href="#II"><b>II. Pierre le ge&ocirc;lier</b></a><br />
+<a href="#III"><b>III. Biscarre et Diouloufait</b></a><br />
+<a href="#IV"><b>IV. Mathilde et Marie</b></a><br />
+<a href="#V"><b>V. Le Serment d'une m&egrave;re</b></a><br />
+<a href="#VI"><b>VI. Le Meurtre</b></a><br />
+<a href="#VII"><b>VII. La Vengeance du for&ccedil;at</b></a><br />
+<a href="#VIII"><b>VIII. La Parole donn&eacute;e</b></a><br /><br />
+<a href="#PREMIERE_PARTIE"><b>PREMI&Egrave;RE PARTIE</b></a><br /><br />
+<a href="#IB"><b>I. Salons et mansardes</b></a><br />
+<a href="#IIB"><b>II. Au bal</b></a><br />
+<a href="#IIIB"><b>III. Anciennes et nouvelles connaissances</b></a><br />
+<a href="#IVB"><b>IV. Les Suites d'un bal</b></a><br />
+<a href="#VB"><b>V. Sous terre</b></a><br />
+<a href="#VIB"><b>VI. Ce que c'&eacute;tait que le Castigneau</b></a><br />
+<a href="#VIIB"><b>VII. La Salle fun&egrave;bre</b></a><br />
+<a href="#VIIIB"><b>VIII. R&eacute;surrection</b></a><br />
+<a href="#IXB"><b>IX. Histoire de Martial</b></a><br />
+<a href="#XB"><b>X. A l'<i>Ours vert</i></b></a><br />
+<a href="#XIB"><b>XI. Coalition de vices</b></a><br />
+<a href="#XIIB"><b>XII. Les Galanteries de Muflier</b></a><br />
+<a href="#XIIIB"><b>XIII. Confession forc&eacute;e</b></a><br />
+<a href="#XIVB"><b>XIV. Bizarre! &eacute;trange!</b></a><br />
+<a href="#XVB"><b>XV. Une banque originale</b></a><br />
+<a href="#XVIB"><b>XVI. O&ugrave; la lutte s'engage</b></a><br />
+</td></tr></table>
+<hr style="width: 65%;" />
+
+<h1>LE CLUB DES MORTS</h1>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="PROLOGUE" id="PROLOGUE"></a>PROLOGUE</h2>
+<h2><a name="GORGES" id="GORGES"></a>LES GORGES D'OLLIOULES</h2>
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="I" id="I"></a>I</h2>
+
+<h3>LE JUGEMENT</h3>
+
+
+<p>A l'heure o&ugrave; s'ouvre notre r&eacute;cit, c'est-&agrave;-dire dans la soir&eacute;e du 15
+janvier 1822, un mouvement inaccoutum&eacute; r&eacute;gnait dans la rue Bonnefoi, o&ugrave;
+s'&eacute;l&egrave;vent les b&acirc;timents du Palais de Justice, &agrave; Toulon. Une foule
+compacte se pressait aux portes du tribunal, contenue par un fort
+d&eacute;tachement de gendarmes qui, le sabre au poing, repoussaient les
+curieux trop impatients.</p>
+
+<p>La ville de Toulon et le d&eacute;partement du Var &eacute;taient sous le coup
+d'&eacute;motions &agrave; la fois graves et p&eacute;nibles qui se traduisaient par une
+agitation toujours grandissante et dont l'accroissement pouvait fournir
+mati&egrave;re aux inqui&eacute;tudes des gouvernants.</p>
+
+<p>Ce qu'attendaient les nombreux habitants group&eacute;s autour du Palais de
+Justice, c'&eacute;tait un arr&ecirc;t auquel &eacute;tait suspendue la vie d'un homme.</p>
+
+<p>Il s'agissait d'une conspiration. On sait que l'ann&eacute;e 1822 fut
+particuli&egrave;rement f&eacute;conde en tentatives de r&eacute;voltes, dont le but avou&eacute;
+&eacute;tait de renverser les Bourbons, encore mal assis sur leur tr&ocirc;ne.</p>
+
+<p>On voyait surgir soudainement &agrave; l'est, &agrave; l'ouest, au nord, au sud, des
+hommes qui, sans p&acirc;lir devant le danger, affirmaient hautement leur foi
+politique, jusque sur les &eacute;chafauds dress&eacute;s &agrave; la h&acirc;te. C'&eacute;tait Caron,
+c'&eacute;taient les sergents de La Rochelle.</p>
+
+<p>Les mouvements, mal combin&eacute;s, avortaient. La police, usant largement
+d'un odieux syst&egrave;me de provocation, abusait de l'entra&icirc;nement des
+conjur&eacute;s, et choisissait d'avance ses victimes.</p>
+
+<p>Les magistrats frappaient les imprudents des peines les plus dures, et &agrave;
+Belfort, &agrave; Saumur, &agrave; La Rochelle, on n'entendait tomber de leurs l&egrave;vres
+que ces mots sinistres: &laquo;Condamn&eacute;s &agrave; la peine de mort.&raquo;</p>
+
+<p>Au nombre de ces conspirations, l'une des moins connues est la tentative
+du capitaine Vall&eacute;, qui eut lieu &agrave; Marseille et dans le Var, au d&eacute;but de
+l'ann&eacute;e 1822.</p>
+
+<p>Nous n'entrerons pas dans les d&eacute;tails de cette affaire, qui, d'ailleurs,
+resta &agrave; l'&eacute;tat de projet inex&eacute;cut&eacute; et que la trahison arr&ecirc;ta d&egrave;s ses
+d&eacute;buts.</p>
+
+<p>Sur la d&eacute;nonciation d'un des affid&eacute;s de la Charbonnerie, les meneurs
+avaient &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute;s avant toute ex&eacute;cution, et la cour d'assises, r&eacute;unie
+extraordinairement &agrave; Toulon, avait traduit &agrave; sa barre les officiers
+d&eacute;sign&eacute;s &agrave; la vengeance du gouvernement des Bourbons.</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave;, la veille, le capitaine Vall&eacute; avait &eacute;t&eacute; condamn&eacute; &agrave; mort.
+Aujourd'hui, les juges avaient &agrave; statuer sur le sort de plusieurs de ses
+complices dont le nom avait &eacute;t&eacute; retrouv&eacute; sur une liste qu'il avait
+lac&eacute;r&eacute;e et jet&eacute;e au vent lors de son arrestation, mais dont la police
+avait su retrouver et rapprocher les d&eacute;bris.</p>
+
+<p>Le principal accus&eacute; portait un nom bien connu dans le pays. Jacques de
+Costebelle appartenait &agrave; une des plus anciennes familles des environs
+d'Hy&egrave;res, et les sympathies qu'il inspirait s'augmentaient encore de
+cette circonstance que, se d&eacute;gageant des pr&eacute;jug&eacute;s de sa caste, Jacques
+&eacute;tait connu pour un des ap&ocirc;tres les plus d&eacute;vou&eacute;s de la libert&eacute;.</p>
+
+<p>De plus, par une sorte de fatalit&eacute; terrible, le pr&eacute;sident des assises
+&eacute;tait un des plus anciens amis de son p&egrave;re.</p>
+
+<p>M. de Mauvillers tenait entre ses mains la vie de celui qu'il avait &eacute;t&eacute;
+habitu&eacute; &agrave; consid&eacute;rer en quelque fa&ccedil;on comme son fils.</p>
+
+<p>Depuis la mort du marquis de Costebelle, Jacques avait presque
+constamment v&eacute;cu au ch&acirc;teau d'Ollioules, qu'habitait le magistrat.
+Depuis deux ann&eacute;es seulement, par suite de dissentiments politiques, une
+rupture avait eu lieu, et M. de Mauvillers avait interdit sa maison au
+fils de son ancien ami.</p>
+
+<p>Jacques, livr&eacute; &agrave; lui-m&ecirc;me, n'avait pas h&eacute;sit&eacute; &agrave; se consacrer tout entier
+&agrave; l'&oelig;uvre de d&eacute;livrance qu'il jugeait juste et bonne.</p>
+
+<p>A peine &acirc;g&eacute; de vingt-cinq ans, il avait au c&oelig;ur le d&eacute;vouement ardent,
+complet, profond, la religion du bien et l'acceptation du sacrifice.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup il s'&eacute;tait trouv&eacute; compromis dans l'affaire du capitaine
+Vall&eacute;, arr&ecirc;t&eacute; et jet&eacute; en prison.</p>
+
+<p>Lorsque cette douloureuse nouvelle avait &eacute;t&eacute; connue, il n'&eacute;tait pas un
+seul habitant d'Hy&egrave;res et de Toulon qui ne f&ucirc;t convaincu que M. de
+Mauvillers se r&eacute;cuserait. Le marquis de Costebelle, attach&eacute; &agrave; d'antiques
+convictions, avait pass&eacute; de longues ann&eacute;es dans l'&eacute;migration, et c'&eacute;tait
+l&agrave; qu'&eacute;tait n&eacute;e l'amiti&eacute;, qui jusqu'aux derniers jours de sa vie,
+l'avait uni &agrave; M. de Mauvillers.</p>
+
+<p>Celui-ci aurait-il donc le courage, la cruaut&eacute; de si&eacute;ger, quand sur le
+banc des accus&eacute;s se trouvait le fils de l'homme qui l'avait aim&eacute;, qui
+l'avait jadis aid&eacute; de son cr&eacute;dit et de sa fortune... car nul n'ignorait
+que M. de Costebelle, possesseur d'une des plus belles fortunes du pays,
+n'avait recul&eacute; devant aucun sacrifice pour sauver M. de Mauvillers de la
+ruine.</p>
+
+<p>L'&eacute;tonnement avait donc &eacute;t&eacute; profond quand on avait appris que le
+magistrat avait pris place au fauteuil de la pr&eacute;sidence.</p>
+
+<p>Avait-il donc quelque espoir de sauver l'accus&eacute;?</p>
+
+<p>On se faisait encore cette illusion. Et pourtant les plus avis&eacute;s
+secouaient la t&ecirc;te: ils avaient compris que le fanatisme politique
+&eacute;touffe trop souvent les sentiments humains.</p>
+
+<p>Ceux qui connaissaient mieux M. de Mauvillers savaient que dans l'&acirc;me de
+cet homme il &eacute;tait un sentiment qui primait toutes les consid&eacute;rations,
+quelles qu'elles fussent: M. de Mauvillers &eacute;tait ambitieux; pour
+obtenir, pour conserver la faveur du souverain, il n'&eacute;tait pas de
+sacrifices, disons plus, de bassesses auxquelles il ne f&ucirc;t r&eacute;sign&eacute;
+d'avance. Que lui importait le souvenir de son bienfaiteur? Le mot
+d'ordre &eacute;tait venu des Tuileries. H&eacute;siter, c'&eacute;tait d&eacute;sob&eacute;ir, c'&eacute;tait se
+condamner &agrave; une disgr&acirc;ce certaine. En haut lieu, on ne veut que des
+esclaves et les esclaves n'ont pas le droit de parler sentiment.</p>
+
+<p>M. de Mauvillers, insoucieux de la r&eacute;probation qu'il encourait, avait eu
+le triste courage de rester &agrave; son poste.</p>
+
+<p>Et l'audience se prolongeait.</p>
+
+<p>Et de cette foule anxieuse s'&eacute;levait un murmure sourd qui grandissait
+avec l'attente.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup il se fit une sorte de tumulte &agrave; la porte du Palais de
+Justice. Un officier parut, et de son &eacute;p&eacute;e adressa un signe au
+commandant de la gendarmerie. Les chevaux se cabr&egrave;rent et firent le vide
+autour d'eux. Un mot terrible, sinistre, courut dans les groupes. Les
+poitrines se serr&egrave;rent, des exclamations de col&egrave;re et de d&eacute;sespoir se
+firent entendre.</p>
+
+<p>Jacques de Costebelle &eacute;tait condamn&eacute; &agrave; mort.</p>
+
+<p>M. de Mauvillers avait bien m&eacute;rit&eacute; de ses ma&icirc;tres.</p>
+
+<p>A ce moment, d'une maison qui s'&eacute;levait juste en face du Palais de
+Justice, une fen&ecirc;tre s'&eacute;tait ouverte sans bruit. Elle &eacute;tait plong&eacute;e dans
+l'obscurit&eacute; et l'attention &eacute;tait trop vivement excit&eacute;e ailleurs pour que
+cet incident f&ucirc;t remarqu&eacute;.</p>
+
+<p>Une femme, envelopp&eacute;e d'un manteau qui la cachait tout enti&egrave;re, la t&ecirc;te
+couverte d'un voile noir, s'&eacute;tait pench&eacute;e sur la balustrade de fer, et,
+haletante, elle attendait.</p>
+
+<p>Les portes du Palais de Justice s'ouvrirent brusquement, et &agrave; la lueur
+des torches port&eacute;es par des soldats, le condamn&eacute; parut.</p>
+
+<p>Jacques &eacute;tait un jeune homme de haute taille, aux &eacute;paules vigoureuses;
+sous le reflet jaun&acirc;tre de la flamme, on voyait s'accuser nettement ses
+traits rudes, mais empreints d'une enthousiaste &eacute;nergie. Il &eacute;tait t&ecirc;te
+nue; ses cheveux noirs, plant&eacute;s bas, faisaient ressortir la fra&icirc;cheur de
+son front mat et poli.</p>
+
+<p>Le condamn&eacute; allait &ecirc;tre r&eacute;int&eacute;gr&eacute; dans sa prison, en attendant
+l'ex&eacute;cution, d&eacute;j&agrave; fix&eacute;e au lendemain.</p>
+
+<p>Comme, pour se rendre &agrave; la Grosse-Tour, il fallait n&eacute;cessairement
+traverser une partie de la ville, au milieu de la foule, un nouveau
+d&eacute;tachement de soldats avait &eacute;t&eacute; requis pour pr&ecirc;ter main-forte aux
+gendarmes.</p>
+
+<p>Jacques, les mains li&eacute;es, les jambes retenues par des entraves,
+attendait sur le perron du Palais de Justice le signal du d&eacute;part.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, il leva les yeux....</p>
+
+<p>La femme qui se trouvait &agrave; la fen&ecirc;tre avait lev&eacute; la main, et de cette
+main elle agitait un mouchoir....</p>
+
+<p>Le jeune homme tressaillit: un fr&eacute;missement convulsif le secoua tout
+entier; mais, se contenant par un effort de volont&eacute;, il inclina deux
+fois la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;En marche! dit une voix.</p>
+
+<p>Absorb&eacute; dans ses pens&eacute;es, l'&oelig;il fix&eacute; sur cette fen&ecirc;tre obscure que lui
+seul voyait, Jacques n'entendit pas.</p>
+
+<p>Une main se posa sur son &eacute;paule et le poussa rudement.</p>
+
+<p>Une sorte de rugissement s'&eacute;chappa de la poitrine du jeune homme: il fit
+un mouvement comme pour s'&eacute;lancer, mais soudain un sourire passa sur ses
+l&egrave;vres:</p>
+
+<p>&mdash;Allons! messieurs, dit-il, je vous suis.</p>
+
+<p>Et le sinistre cort&egrave;ge, &eacute;clair&eacute; par les torches fumeuses, s'&eacute;branla dans
+la direction du port.</p>
+
+<p>Silencieuse et triste, la foule saluait.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="II" id="II"></a>II</h2>
+
+<h3>PIERRE LE GEOLIER</h3>
+
+
+<p>Les prisons &eacute;tant encombr&eacute;es, le condamn&eacute; &agrave; mort avait &eacute;t&eacute; enferm&eacute;, pour
+plus de s&ucirc;ret&eacute;, dans un des cachots souterrains de la Grosse-Tour, &agrave;
+l'entr&eacute;e de la petite rade.</p>
+
+<p>Le greffier du tribunal lui avait donn&eacute; lecture de l'arr&ecirc;t qui le
+condamnait &agrave; mort. L'ex&eacute;cution devait avoir lieu &agrave; sept heures du matin,
+sur l'esplanade de l'Arsenal.</p>
+
+<p>Cette formalit&eacute; remplie, la lourde porte s'&eacute;tait referm&eacute;e sur celui que
+la pr&eacute;tendue justice des hommes avait frapp&eacute;.</p>
+
+<p>Jacques &eacute;tait seul.</p>
+
+<p>L'obscurit&eacute; &eacute;tait profonde: on entendait au dehors le pas des
+sentinelles et leurs voix qui se r&eacute;pondaient au loin; la mer m&ecirc;lait son
+&eacute;cho lent et sourd au bruissement du vent dans les m&acirc;ts qui craquaient.</p>
+
+<p>Jacques, debout, le dos appuy&eacute; contre la muraille fruste, restait
+immobile, la t&ecirc;te pench&eacute;e sur sa poitrine. Il r&ecirc;vait. Douloureuse
+m&eacute;ditation!</p>
+
+<p>Ainsi, tout &eacute;tait bien fini. A peine commenc&eacute;e, la vie s'arr&ecirc;tait
+brusquement. On allait le tuer. De lui, plein de vitalit&eacute;, d'&eacute;nergie, on
+allait, dans quelques heures, faire un cadavre. Ce c&oelig;ur qui battait &agrave;
+pulsations pr&eacute;cipit&eacute;es s'arr&ecirc;terait tout &agrave; coup; sous ce front qui
+pensait se ferait la nuit et le n&eacute;ant.... Les deux mains du condamn&eacute; se
+crispaient lentement l'une contre l'autre... et pourtant pas un soupir
+ne s'&eacute;chappait de sa bouche. Et quiconque aurait pu voir son visage e&ucirc;t
+remarqu&eacute; avec surprise que sur ses l&egrave;vres il y avait comme un
+sourire.... Ses yeux fix&eacute;s sur les t&eacute;n&egrave;bres semblaient revoir encore
+l'apparition qui tout &agrave; l'heure s'&eacute;tait dress&eacute;e en face de lui.</p>
+
+<p>Mourir! La jeunesse a d'&eacute;tranges incr&eacute;dulit&eacute;s.</p>
+
+<p>Jacques savait qu'il &eacute;tait perdu, et pourtant il doutait encore... et
+comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un mot cabalistique, un nom vint sur ses l&egrave;vres:</p>
+
+<p>&mdash;Marie! Marie!...</p>
+
+<p>L'horloge de la grosse tour sonna.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait dix heures. Encore neuf heures &agrave; vivre.</p>
+
+<p>A ce moment, Jacques entendit un pas s'approcher de son cachot. Une clef
+fut introduite dans l'&eacute;norme serrure, qui grin&ccedil;a, puis la lourde porte
+tourna sur ses gonds.</p>
+
+<p>Je ne sais quel espoir fou monta au cerveau de Jacques. Toutes ses
+&eacute;nergies se concentr&egrave;rent dans son regard. Mais sa t&ecirc;te retomba
+tristement....</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un ge&ocirc;lier, couvert d'un grand manteau qui tombait jusqu'&agrave; ses
+pieds, le front cach&eacute; sous un bonnet de loutre qui ne laissait
+apercevoir que deux yeux creux, et une barbe &eacute;paisse encadrant de
+grosses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>L'homme avait une lanterne &agrave; la main.</p>
+
+<p>&mdash;Que me voulez-vous? demanda brusquement Jacques. Ne puis-je du moins
+obtenir le repos?</p>
+
+<p>Sans r&eacute;pondre, le ge&ocirc;lier ferma la porte, puis s'approchant de Jacques,
+il souleva son bonnet, d'o&ugrave; s'&eacute;chappa une chevelure hirsute, presque
+sauvage:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Costebelle, dit-il, me reconnaissez-vous?</p>
+
+<p>Jacques le regarda attentivement.</p>
+
+<p>&mdash;Pierre Lamalou! s'&eacute;cria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Pierre Lamalou, dit le ge&ocirc;lier, qui vous a vu tout petit, pas
+plus haut que &ccedil;a, et qui est d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Mon brave, que veux-tu? c'est la guerre. Je suis le vaincu et je paye
+ma dette.... J'ai fait mon devoir, comme d'autres le feront apr&egrave;s moi...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je sais, fit l'homme en secouant tristement la t&ecirc;te. Ils
+disent comme &ccedil;a que vous &ecirc;tes un rebelle et qu'il faut faire un
+exemple.... Moi, je sais que vous &ecirc;tes bon et que vous ne pouvez avoir
+voulu que le bien.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, reprit Jacques, la sympathie d'un honn&ecirc;te homme comme toi
+sera ma meilleure et derni&egrave;re consolation.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, fit Lamalou.</p>
+
+<p>Il se pencha vers la porte et parut &eacute;couter attentivement au dehors. On
+n'entendait aucun bruit.</p>
+
+<p>Puis, il se rapprocha de Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, dit-il, j'ai pris un vilain m&eacute;tier; mais j'ai femme et
+enfants... deux enfants... faut vivre.... Je me suis bien souvent
+reproch&eacute; d'avoir accept&eacute; cette place-l&agrave;; mais aujourd'hui je suis bien
+heureux que la mis&egrave;re m'ait pouss&eacute; ici.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu dire?</p>
+
+<p>&mdash;Vous disiez, monsieur Jacques, que les quelques mots que je vous ai
+dits seraient votre derni&egrave;re consolation... Je ne crois pas &ccedil;a, parce
+que je vous en apporte une autre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne te comprends pas....</p>
+
+<p>Lamalou &eacute;carta son manteau et prit &agrave; sa ceinture un papier soigneusement
+pli&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Une lettre! s'&eacute;cria Jacques, en &eacute;tendant la main.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une lettre.</p>
+
+<p>&mdash;Qui te l'a remise?</p>
+
+<p>&mdash;Une dame, que je crois jeune, quoique je n'aie pas vu sa figure. Elle
+se cachait sous un voile tr&egrave;s-&eacute;pais. Elle h&eacute;sitait, la pauvre femme. Je
+voyais bien qu'elle voulait me dire quelque chose. Alors je me suis
+approch&eacute; d'elle, et je lui ai dit tout bas: &laquo;Je connais M. de Costebelle
+depuis plus de vingt ans.&raquo; J'ai vu que &ccedil;a lui faisait plaisir et que &ccedil;a
+lui donnait confiance.... J'ai ajout&eacute;: &laquo;Si vous voulez que je lui dise
+quelque chose de votre part...&raquo;&mdash;&laquo;Non, a-t-elle fait, c'est une lettre.&raquo;
+Oh! je n'ai fait ni une ni deux, je l'ai prise, et la voil&agrave;. Maintenant
+ne perdez pas de temps, lisez vite, car si l'on nous surprenait....</p>
+
+<p>Jacques, immobile, tenait le billet entre ses mains. Tout son corps
+tremblait. Il semblait qu'il n'e&ucirc;t pas le courage de briser le cachet.
+Car cette lettre, c'&eacute;tait toute sa vie, tout son pass&eacute;, tout ce qui
+avait &eacute;t&eacute; son bonheur et son esp&eacute;rance.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! allons! monsieur Jacques, insista le ge&ocirc;lier.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, fit Jacques. Devant mes juges, j'avais plus de courage.</p>
+
+<p>Il d&eacute;chira l'enveloppe.</p>
+
+<p>Lamalou avait lev&eacute; la lanterne et l'&eacute;clairait.</p>
+
+<p>Mais &agrave; peine le jeune homme eut-il jet&eacute; les yeux sur le billet qu'il
+p&acirc;lit et jeta un cri.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mon Dieu! mais c'est horrible, cela!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il, monsieur Jacques? Comment! est-ce que j'ai mal fait de me
+charger de la commission?</p>
+
+<p>Mais Jacques ne l'entendait plus. Il lisait, il d&eacute;vorait les lignes
+rapidement trac&eacute;es.</p>
+
+<p>Voici ce que contenait ce billet:</p>
+
+<p>&laquo;Mon ami, mon fr&egrave;re, je suis mourante de douleur et d'angoisse; vous
+&ecirc;tes condamn&eacute;! notre p&egrave;re a &eacute;t&eacute; impitoyable. Les larmes me suffoquent; &agrave;
+peine si je puis guider ma main, et cependant il faut que je vous
+dise.... Mon Dieu! en un pareil moment! Jacques, celle que vous aimez,
+celle qui s'est donn&eacute;e &agrave; vous, Marie enfin.... Marie est m&egrave;re! Les
+angoisses de ces horribles jours ont avanc&eacute; le terme.... Elle est
+accourue vers moi, terrifi&eacute;e, affol&eacute;e... je l'ai cach&eacute;e dans une cabane
+des gorges d'Ollioules... et hier elle a mis au monde un gar&ccedil;on.... Que
+faire?... Doit-elle avouer les liens qui l'unissent &agrave; vous?... elle le
+veut, et je crois que nulle force humaine ne pourra la retenir... et
+cependant c'est sa perte.... Notre p&egrave;re la chassera, la maudira... sa
+vengeance s'&eacute;tendra sur le petit &ecirc;tre innocent qui, h&eacute;las! sourit dans
+son berceau.... Jacques, &agrave; cette heure supr&ecirc;me, vous &ecirc;tes le seul ma&icirc;tre
+de la destin&eacute;e de ma pauvre s&oelig;ur.... Dictez-lui votre volont&eacute;. Oh! &agrave;
+vous, &agrave; vous seul elle ob&eacute;ira... exigez qu'elle cache la naissance de
+cet enfant... exigez qu'elle se sauve... dites-nous &agrave; qui nous devons
+confier notre cher tr&eacute;sor.... Oh! comme nous l'aimerons! Pauvre petit
+orphelin, du moins tu auras deux m&egrave;res.... Je pleure... je ne puis plus
+&eacute;crire.... Tout ce que la plume ne peut expliquer vous le devinerez,
+vous le comprendrez!... Jacques, un mot, quelques lignes... arrachez
+Marie au d&eacute;sespoir... sauvez-la! Je ne veux pas qu'elle se perde, je ne
+veux pas qu'elle meure.... Ecrivez, de gr&acirc;ce, &eacute;crivez...&raquo;</p>
+
+<p>La lettre &eacute;tait brusquement interrompue. Sans doute un incident avait
+emp&ecirc;ch&eacute; qu'elle f&ucirc;t continu&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais Jacques en savait assez.</p>
+
+<p>Hagard, les yeux grands ouverts comme ceux d'un fou, il froissait
+machinalement entre ses doigts cette lettre dont chaque mot lui
+torturait le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Lamalou n'osait plus parler. Il devinait quelque &eacute;pouvantable d&eacute;sespoir,
+auquel il lui &eacute;tait impossible de porter rem&egrave;de. De grosses larmes
+montaient &agrave; ses yeux et sa gorge &eacute;tait serr&eacute;e comme dans un &eacute;tau.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup Jacques se redressa.</p>
+
+<p>Ses deux mains se pos&egrave;rent sur les &eacute;paules du ge&ocirc;lier. Il plongea dans
+ses yeux son regard franc et clair, qui &eacute;tincelait:</p>
+
+<p>&mdash;Ami! lui dit-il, au nom de mon p&egrave;re, au nom de tous ceux que tu aimes,
+il faut que je sorte d'ici....</p>
+
+<p>Lamalou recula, stup&eacute;fait. Non, en v&eacute;rit&eacute;, il n'avait pas entendu cela.
+La bouche b&eacute;ante, il regardait Jacques. Evidemment il n'avait pas
+compris.</p>
+
+<p>&mdash;Pierre, reprit Jacques de sa voix m&acirc;le et vibrante, je te supplie de
+m'entendre. Vois-tu! la mort n'est rien... mais, cette nuit, il me faut
+ma libert&eacute;!</p>
+
+<p>L'homme put enfin articuler quelques mots.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur de Costebelle, vous savez bien que c'est impossible...
+c'est de la folie.... La libert&eacute;! Ah! vous n'y songez pas... ne me
+demandez pas cela!</p>
+
+<p>&mdash;Pierre, continua Jacques, combien faut-il de temps pour aller aux
+gorges d'Ollioules?</p>
+
+<p>&mdash;Pour un bon marcheur, une heure et demie.</p>
+
+<p>&mdash;Autant pour le retour, trois heures. Il n'est pas encore onze
+heures.... Laisse-moi sortir d'ici, et avant quatre heures je serai de
+retour, et ils me trouveront l&agrave; pour me tuer...</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, monsieur Jacques, je ne puis vous comprendre. Ce que vous
+demandez est tellement insens&eacute;!... Comme si cela se pouvait!... Voyons!
+calmez vous! revenez &agrave; la raison...</p>
+
+<p>&mdash;Pierre, je veux ma libert&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Demandez-moi ma vie... je vous la donnerai... mais autre chose...
+c'est impossible...</p>
+
+<p>&mdash;Pierre, il y a six ans de cela, un jour, un homme avait gliss&eacute; de la
+falaise dans la mer... le flot hurlait, la temp&ecirc;te rugissait... l'homme
+&eacute;tait perdu... tenter de le sauver &eacute;tait une folie... cet homme &eacute;tait un
+vieillard... Pierre, c'&eacute;tait ton p&egrave;re!... Je me suis pr&eacute;cipit&eacute; &agrave; travers
+les vagues et j'ai sauv&eacute; ton p&egrave;re!... Pierre, l'as-tu donc oubli&eacute;?...</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! faisait le ge&ocirc;lier, qui fr&eacute;missait.</p>
+
+<p>&mdash;Pierre, c'est ma m&egrave;re qui a attach&eacute; au front de ta femme le bouquet
+des mari&eacute;es...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai!... c'est vrai!...</p>
+
+<p>&mdash;Pierre, tu m'as berc&eacute; dans tes bras... comme dans mes bras j'ai berc&eacute;
+ton premier enfant...</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! au nom de tous ces souvenirs, au nom de ton p&egrave;re, de ton
+petit enfant qui me souriait et m'embrassait, donne-moi ces trois heures
+de libert&eacute;!</p>
+
+<p>Lamalou chancelait. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il
+s'appuyait au mur pour ne pas tomber.</p>
+
+<p>&mdash;Pierre, vois... je me mets &agrave; genoux devant toi... je te supplie... &agrave;
+mains jointes.... Pierre!</p>
+
+<p>Et Jacques, de ses deux bras, embrassait les genoux du ge&ocirc;lier.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup l'homme s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&mdash;C'est ma vie que vous voulez, eh bien! prenez-la!</p>
+
+<p>&mdash;Enfin! fit Jacques en se redressant d'un bond.</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment sortir d'ici? fit Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Ne peux-tu pas m'ouvrir les portes?</p>
+
+<p>&mdash;Moi! un pauvre porte-clefs.... Mais &agrave; deux pas d'ici les sentinelles
+s'empareraient de vous.... Comment passer au guichet d'entr&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! tout est perdu! s'&eacute;cria Jacques en se tordant les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Non! attendez! par ici....</p>
+
+<p>Le cachot dans lequel Jacques &eacute;tait enferm&eacute; prenait air et lumi&egrave;re par
+le soupirail donnant sur la rade. Un &eacute;norme barreau de fer, scell&eacute; dans
+le ciment, fermait la meurtri&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes bon nageur, fit Pierre. Je sais &ccedil;a, puisque vous avez sauv&eacute;
+mon p&egrave;re. Vous allez vous jeter dans la rade.... Le seul danger, c'est
+que le bruit de votre chute soit entendu.... Mais je ne crois pas que ce
+p&eacute;ril-l&agrave; soit grand....</p>
+
+<p>Jacques avait bondi vers le soupirail et secouait furieusement la barre
+de fer.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez cela, dit Lamalou, qui, depuis qu'il avait pris sa r&eacute;solution,
+avait recouvr&eacute; tout son calme.</p>
+
+<p>Il &eacute;carta doucement Jacques.</p>
+
+<p>Puis, de ses doigts crois&eacute;s, il enserra la barre de fer, s'arc-bouta sur
+les reins, les pieds riv&eacute;s au sol; les veines de son front saillirent
+comme des cordes... on entendit un <i>han</i>! et du ciment bris&eacute; sortit la
+barre de fer tordue.</p>
+
+<p>&mdash;Allez maintenant, dit Pierre.</p>
+
+<p>Jacques se tourna vers lui.</p>
+
+<p>&mdash;Pierre, ce que tu fais est grand et noble. Merci! Quand quatre heures
+sonneront, je serai l&agrave;, au bas de la tour.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire? dit Pierre en haussant les &eacute;paules. Vous &ecirc;tes sauv&eacute;,
+profitez-en tout &agrave; fait.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi... &ccedil;a ne compte pas.... Ce que j'en disais, c'&eacute;tait pour la
+femme et les petits...</p>
+
+<p>&mdash;Fuis avec moi...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! &ccedil;a! ce n'est pas possible!... Je ne peux pas quitter Toulon,
+voyez-vous! ni la femme non plus. Nous y avons v&eacute;cu, nous y mourrons.</p>
+
+<p>&mdash;Si je ne revenais pas, tu serais perdu!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit Pierre avec un sourire triste, changement de logis, ils me
+mettraient l&agrave;-bas!</p>
+
+<p>L&agrave;-bas, c'&eacute;tait le bagne.</p>
+
+<p>Jacques frissonna.</p>
+
+<p>Il saisit la main de Pierre:</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as entendu, &agrave; quatre heures.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous voulez...</p>
+
+<p>&mdash;Je veux tenir le serment que je t'ai fait.... Tu crois &agrave; ma parole?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce serait une folie.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est jamais une folie que de faire son devoir.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! partez toujours. Vous verrez apr&egrave;s!...</p>
+
+<p>Et il se disait:</p>
+
+<p>&mdash;Quand il aura senti le grand air, du diable s'il se soucie du vieux
+Lamalou!</p>
+
+<p>Ce sentiment se lisait si nettement sur son visage, que Jacques,
+emport&eacute; par l'admiration, tant &eacute;tait simple ce d&eacute;sint&eacute;ressement sublime,
+prit l'homme par la t&ecirc;te et l'embrassa.</p>
+
+<p>Puis il r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>&mdash;A quatre heures....</p>
+
+<p>Pierre ne r&eacute;pondit plus; seulement il l'aida &agrave; passer par la meurtri&egrave;re,
+qui &eacute;tait &eacute;troite.</p>
+
+<p>Un instant apr&egrave;s, un bruit sec monta jusqu'au ge&ocirc;lier.</p>
+
+<p>Jacques &eacute;tait &agrave; l'eau.</p>
+
+<p>Lamalou &eacute;couta. L'&eacute;veil n'avait pas &eacute;t&eacute; donn&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! mon pauvre Lamalou, murmura le ge&ocirc;lier, te voil&agrave; bien!...</p>
+
+<p>Et, sortant du cachot, il ferma carr&eacute;ment l'&eacute;norme serrure.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="III" id="III"></a>III</h2>
+
+<h3>BISCARRE ET DIOULOUFAIT</h3>
+
+
+<p>Les gorges d'Ollioules constituent en r&eacute;alit&eacute; une des plus admirables
+curiosit&eacute;s naturelles du midi de la France, si riche en merveilles.</p>
+
+<p>Entre le petit bourg du Bausset et la ville d'Ollioules, le voyageur
+rencontre tout &agrave; coup de gigantesques roches qui s'&eacute;l&egrave;vent &agrave; pic &agrave; une
+hauteur &eacute;norme. Plus de ceps charg&eacute;s de raisins, plus d'oliviers, plus
+de verdure. La pierre &acirc;pre, noir&acirc;tre, brune, se dresse comme une
+muraille infranchissable. Les anfractuosit&eacute;s de la roche se d&eacute;chiqu&egrave;tent
+en dentelures bizarres, et quand le soleil couchant rougit le ciel, on
+dirait une frange bord&eacute;e d'or rutilant.</p>
+
+<p>Par quel cataclysme cette masse colossale s'est-elle fendue dans toute
+sa hauteur, comme sous le choc d'une hache g&eacute;ante? Dans quelle
+convulsion g&eacute;ologique s'est op&eacute;r&eacute; ce d&eacute;chirement, qui ne laisse entre
+les deux murailles lisses qu'un &eacute;troit d&eacute;fil&eacute;, dans lequel parfois
+trois hommes ne pourraient passer de front?</p>
+
+<p>A l'&eacute;poque o&ugrave; se passe cette premi&egrave;re partie de notre r&eacute;cit, il &eacute;tait
+rare que quelque voyageur s'aventur&acirc;t de ce c&ocirc;t&eacute;. Aussi les gorges
+d'Ollioules avaient-elles un renom sinistre. Plus d'un malfaiteur
+trouvait un refuge dans les d&eacute;tours inexplor&eacute;s de ce val d'enfer, comme
+on l'appelait encore dans le pays.</p>
+
+<p>Le lent travail de la nature avait creus&eacute; &agrave; travers les blocs des
+galeries &eacute;troites, multiples, s'entre-croisant et dont les diverses
+issues &eacute;taient souvent inconnues. La nuit, cette masse semblait cacher
+dans ses flancs tout un monde fantastique.</p>
+
+<p>Cette nuit-l&agrave; surtout.</p>
+
+<p>Deux heures s'&eacute;taient &eacute;coul&eacute;es depuis le moment o&ugrave; Lamalou avait aid&eacute; &agrave;
+l'&eacute;vasion de Jacques.</p>
+
+<p>Le d&eacute;fil&eacute; d'Ollioules, plong&eacute; dans les t&eacute;n&egrave;bres profondes, &eacute;tait muet et
+d&eacute;sert. Le vent sifflait, &acirc;pre et froid, et les saxifrages, secouant
+dans l'ombre leurs broussailles d&eacute;nud&eacute;es, ressemblaient &agrave; des gnomes
+bizarrement accroupis sur la roche.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup (il &eacute;tait environ une heure du matin), un bruit sourd,
+r&eacute;gulier, &eacute;veilla les &eacute;chos des gorges.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le pas d'un homme, pas vigoureux, accentu&eacute;.</p>
+
+<p>Qui donc pouvait s'aventurer &agrave; cette heure dans ce lieu maudit?</p>
+
+<p>Celui qui marchait semblait se h&acirc;ter. &Eacute;videmment il connaissait
+admirablement les localit&eacute;s; car, apr&egrave;s avoir franchi le premier
+passage, il se dirigea nettement vers la paroi de gauche des rochers.
+L&agrave;, il se baissa et toucha la pierre de ses mains.</p>
+
+<p>Sans doute ses doigts rencontr&egrave;rent ce qu'ils cherchaient, car il laissa
+&eacute;chapper une exclamation satisfaite; puis il commen&ccedil;a &agrave; gravir
+lentement le roc. Il s'&eacute;tait engag&eacute; sur une sorte de sentier &agrave; peine
+trac&eacute; et qu'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; difficile de reconna&icirc;tre, m&ecirc;me &agrave; la lumi&egrave;re du
+jour.</p>
+
+<p>Il montait, s'accrochant, pour aider son ascension, aux troncs chauves
+des pins.</p>
+
+<p>Au bout de cinq minutes, il s'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>Il se trouvait environ &agrave; une hauteur de dix m&egrave;tres. Ses mains palp&egrave;rent
+encore une fois la pierre avec pr&eacute;caution. Puis il se courba, et de ses
+l&egrave;vres s'&eacute;chappa un son singulier.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une sorte d'ululation sourde et rauque &agrave; la fois, comme le
+hurlement contenu d'une b&ecirc;te fauve.</p>
+
+<p>Quelques instants s'&eacute;coul&egrave;rent, puis le m&ecirc;me cri r&eacute;pondit.</p>
+
+<p>Cette fois, il semblait partir des profondeurs de la terre.</p>
+
+<p>Deux fois, ce cri&mdash;un signal, &agrave; n'en pas douter&mdash;fut &eacute;chang&eacute; entre
+l'arrivant et un personnage invisible.</p>
+
+<p>Puis sur la cr&ecirc;te du roc une ombre parut: elle descendit et s'approcha
+de l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vive? demanda une voix.</p>
+
+<p>&mdash;Loup, r&eacute;pondit-on.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce toi, Biscarre?</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi.</p>
+
+<p>Les deux hommes se r&eacute;unirent, puis disparurent bient&ocirc;t dans une
+anfractuosit&eacute; en forme d'entonnoir. L&agrave;, se soutenant &agrave; la force des
+poignets, ils se laiss&egrave;rent tomber dans une excavation en forme de
+caveau, et dans laquelle br&ucirc;lait un feu de broussailles, dont la fum&eacute;e
+&eacute;tait entra&icirc;n&eacute;e par un courant souterrain.</p>
+
+<p>&mdash;Diouloufait, allume la lanterne, dit l'arrivant qui avait r&eacute;pondu au
+nom de Biscarre.</p>
+
+<p>L'autre ob&eacute;it.</p>
+
+<p>La physionomie de ces deux hommes, bien que diff&eacute;rente, n'en portait pas
+moins un m&ecirc;me cachet effrayant.</p>
+
+<p>Et sans m&ecirc;me regarder leur visage, qui se f&ucirc;t trouv&eacute; subitement en face
+d'eux n'e&ucirc;t pu r&eacute;primer un frisson.</p>
+
+<p>Car tous deux portaient le costume des for&ccedil;ats.</p>
+
+<p>Biscarre &eacute;tait grand, bien proportionn&eacute;, et m&ecirc;me, sous les ignobles
+v&ecirc;tements qui le couvraient, on devinait je ne sais quelle &eacute;l&eacute;gance
+native; ses mains s&egrave;ches et nerveuses n'appartenaient point &agrave; un paysan.</p>
+
+<p>Il avait jet&eacute; &agrave; terre le bonnet vert qui cachait ses cheveux ras, de
+couleur rousse, et, &agrave; la lueur du foyer qui cr&eacute;pitait, son masque
+s'accentuait, avec ses traits fermes et anguleux, sa bouche aux l&egrave;vres
+&eacute;paisses et sensuelles.</p>
+
+<p>Le front &eacute;tait bas, les m&acirc;choires pro&eacute;minaient en avant: on e&ucirc;t dit la
+t&ecirc;te d'un fauve, d'un loup. Les dents blanches et aigu&euml;s apparaissaient
+dans un rictus ironique: les yeux, &agrave; pupilles jaunes et mobiles,
+compl&eacute;taient la ressemblance de l'homme et de l'animal.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Diouloufait, un seul mot peut suffire pour le d&eacute;peindre. C'&eacute;tait
+un colosse. Tout en lui &eacute;tait &eacute;norme. Les traits boursoufl&eacute;s n'avaient
+point pour ainsi dire de galbe propre: le nez &eacute;pat&eacute;, les gros yeux, la
+bouche lippue et largement fendue, les oreilles rouges et s'&eacute;cartant du
+cr&acirc;ne en conques disproportionn&eacute;es, tout contribuait &agrave; donner, au
+premier coup d'&oelig;il, la sensation de la brutalit&eacute; pouss&eacute;e &agrave; ses
+derni&egrave;res limites.</p>
+
+<p>&mdash;Tonnerre! s'&eacute;cria Diouloufait, je ne t'attendais plus.... Voil&agrave; trois
+heures que tu devrais &ecirc;tre ici....</p>
+
+<p>A cette apostrophe, un &eacute;clair de col&egrave;re passa dans les yeux de Biscarre.
+Cependant, il se contint:</p>
+
+<p>&mdash;Une fois pour toutes, souviens-toi, Diouloufait, que tu es fait pour
+m'attendre et pour m'ob&eacute;ir...</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais bien, fit le g&eacute;ant; mais enfin... il y a des bornes...</p>
+
+<p>&mdash;Non. Il n'y a d'autres bornes que celles que fixe ma volont&eacute;.</p>
+
+<p>L'accent de Biscarre &eacute;tait empreint d'une autorit&eacute; si cassante, que
+jamais despote n'e&ucirc;t mieux rendu les nuances de l'absolutisme le plus
+complet.</p>
+
+<p>Et sans doute, le for&ccedil;at avait le droit de parler ainsi, car apr&egrave;s
+l'avoir consid&eacute;r&eacute; un instant comme s'il avait senti en lui quelques
+vell&eacute;it&eacute;s de r&eacute;volte, Diouloufait baissa les yeux et se tut.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pu m'&eacute;vader qu'&agrave; minuit, reprit Biscarre, condescendant
+toutefois &agrave; donner cette explication. Nul ne s'est encore aper&ccedil;u de ma
+disparition, car le canon n'a pas encore retenti; donc la nuit est &agrave;
+moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le canon, fit Diouloufait en riant bruyamment, ils l'ont bien tir&eacute;
+pour moi; je n'en suis pas moins bien tranquille ici.</p>
+
+<p>&mdash;A qui le dois-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! cette b&ecirc;tise! &agrave; toi. Oh! tu es un malin, &ccedil;a ne se discute
+pas, et les autres ont bien su ce qu'ils faisaient quand ils t'ont nomm&eacute;
+chef des Loups. Tu as tout pour toi: de l'&eacute;ducation, une tenue d'un chic
+parfait, et puis cette poigne....</p>
+
+<p>En consid&eacute;rant les &eacute;normes biceps de Diouloufait, on ne pouvait que
+s'&eacute;tonner de ces derniers mots. Etait-il possible que ce colosse p&ucirc;t
+&eacute;prouver de l'admiration pour la force de Biscarre, dont l'apparence,
+quoique assez vigoureuse, ne pouvait &ecirc;tre compar&eacute;e &agrave; la sienne?</p>
+
+<p>Cependant, l'accent de Diouloufait ne pr&ecirc;tait &agrave; aucune interpr&eacute;tation;
+il constatait franchement, s&eacute;rieusement: c'&eacute;tait un simple hommage rendu
+&agrave; la v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en f&ucirc;t, Biscarre interrompit brusquement son complice:</p>
+
+<p>&mdash;Assez! fit-il, nous ne sommes pas ici pour &eacute;num&eacute;rer nos qualit&eacute;s
+respectives. Demain, au point du jour, il faut que nous ayons quitt&eacute; la
+France.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! Alors mettons-nous en route tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Non, car avant tout j'ai une petite affaire &agrave; terminer.</p>
+
+<p>Et il ricana m&eacute;chamment.</p>
+
+<p>Aucune expression ne saurait rendre l'expression de basse et f&eacute;roce
+cruaut&eacute; qui crispait le masque de cet homme.</p>
+
+<p>&mdash;Une affaire? En suis-je?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et il faudra....</p>
+
+<p>Diouloufait fit un geste significatif.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le crois pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et &agrave; gagner?</p>
+
+<p>&mdash;Rien aujourd'hui, mais plus tard, oh! plus tard, ajouta-t-il, tout &agrave;
+gagner!</p>
+
+<p>Il rit encore.</p>
+
+<p>&mdash;Alors une vraie op&eacute;ration? &Ccedil;a me va!</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, r&eacute;ponds-moi: As-tu trouv&eacute; ce que je t'ai ordonn&eacute; de
+chercher?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? la petite dame? Oh! &ccedil;a n'a pas &eacute;t&eacute; bien malin.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est pr&egrave;s d'ici?</p>
+
+<p>&mdash;A cent m&egrave;tres. La premi&egrave;re petite maison au sortir de la gorge.</p>
+
+<p>&mdash;Maison isol&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;On y tuerait quelqu'un en plein jour.</p>
+
+<p>&mdash;Bien. Avec qui est cette dame?</p>
+
+<p>&mdash;Avec la Bertrade, une vieille paysanne.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je la connais; c'est bon. Personne de plus?</p>
+
+<p>&mdash;Elle a re&ccedil;u une visite dans la journ&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Une autre dame?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Regarde-moi en face, dit Biscarre.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! pourquoi donc? fit Diouloufait avec son rire niais. J'aime pas
+regarder tes yeux, ils me font peur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour cela. Maintenant, r&eacute;ponds-moi: Tu n'as pas cherch&eacute; &agrave; savoir
+quelles sont ces femmes?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! &ccedil;a! je peux le jurer!</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien. Qu'as-tu remarqu&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Dame, que ce sont des femmes de la haute, voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu fait quelque supposition au sujet de leur s&eacute;jour dans cette
+maison isol&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! &ccedil;a! oui, j'en ai fait une.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine de me regarder comme si tu allais me poignarder!
+Tu m'interroges, je r&eacute;ponds, et bien franchement encore.... J'ai
+suppos&eacute;... on a le droit de supposer... que la plus jeune avait eu un
+malheur, et que, pour cacher les suites du malheur...</p>
+
+<p>&mdash;Assez! dit encore Biscarre.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait livide.</p>
+
+<p>&mdash;Ecoute-moi: Si jamais un mot sort de ta bouche, si jamais tu commets
+une sottise quelconque, si tu fais, m&ecirc;me en face de moi, une allusion &agrave;
+cette aventure, aussi vrai que je m'appelle Biscarre, roi des Loups, tu
+es un homme mort!</p>
+
+<p>Le g&eacute;ant parut mal &agrave; l'aise. Il para&icirc;t que cette menace avait un sens
+pr&eacute;cis.</p>
+
+<p>&mdash;C'est convenu, balbutia-t-il, on se taira.</p>
+
+<p>&mdash;J'y compte. Maintenant suis-moi, et en route.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; allons-nous?</p>
+
+<p>&mdash;A la maison isol&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! l'affaire, c'est &ccedil;a?</p>
+
+<p>&mdash;Pas de questions.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, il faut que je sache ce que j'aurai &agrave; faire.</p>
+
+<p>&mdash;Presque rien. Tu es s&ucirc;r que la jeune dame est seule avec la paysanne?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! &agrave; cette heure-ci, tout &ccedil;a dort; &agrave; moins que le mioche ne les
+tienne &eacute;veill&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;A mon signal, tu te jetteras sur la vieille.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce que je lui ferai? fit Diouloufait avec le mouvement de
+tordre le cou &agrave; un poulet.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'emp&ecirc;cheras de crier, de remuer.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a, c'est facile; mais faudra-t-il aller jusqu'au bout?</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu voudras.</p>
+
+<p>&mdash;Bon.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai besoin de rester seul avec la femme, j'ai &agrave; lui parler sans
+t&eacute;moins.</p>
+
+<p>&mdash;Personne ne te g&ecirc;nera.</p>
+
+<p>&mdash;Dans une heure, nous aurons atteint une baie dans laquelle un canot
+nous attend, et quand, &agrave; l'aube, le canon de la citadelle annoncera
+l'&eacute;vasion de Biscarre, nous serons loin.</p>
+
+<p>Un instant apr&egrave;s, les deux hommes descendaient lentement la pente du roc
+et se dirigeaient du c&ocirc;t&eacute; du Beausset.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2>
+
+<h3>MATHILDE ET MARIE</h3>
+
+
+<p>La maison &agrave; laquelle les deux for&ccedil;ats venaient de faire allusion se
+trouvait sur le coteau qui s'appuyait, &agrave; l'orient, sur la masse des rocs
+d'Ollioules.</p>
+
+<p>A vrai dire, cette b&acirc;tisse avait droit tout au plus au titre de
+chaumi&egrave;re, avec ses murs de pis&eacute;, son toit de paille, ses deux fen&ecirc;tres
+&eacute;troites et incommodes, sa porte branlante et mal ferm&eacute;e.</p>
+
+<p>Et cependant c'&eacute;tait l&agrave; que s'&eacute;tait r&eacute;fugi&eacute;e la fille cadette de M. de
+Mauvillers, de celui-l&agrave; m&ecirc;me qui venait de condamner &agrave; mort Jacques de
+Costebelle.</p>
+
+<p>Triste roman, que celui-l&agrave;, et qui peut se r&eacute;sumer en quelques lignes.</p>
+
+<p>M. de Mauvillers &eacute;tait rest&eacute; veuf de bonne heure avec ses deux filles,
+Mathilde et Marie.</p>
+
+<p>Absorb&eacute; par les soins de son ambition, il s'&eacute;tait peu pr&eacute;occup&eacute; de
+l'&eacute;ducation de ses enfants, estimant que le plus important serait, au
+jour venu, de les marier dans d'honorables conditions, ce qui
+signifiait, dans l'esprit de M. de Mauvillers, qu'elles devaient former
+des alliances utiles &agrave; ses propres projets.</p>
+
+<p>M. de Mauvillers r&ecirc;vait le minist&egrave;re, la pairie. Ses filles pouvaient
+l'aider &agrave; atteindre ce but. C&oelig;ur sec et intelligence quasi brutale, il
+n'avait jamais &eacute;prouv&eacute; le moindre sentiment d'affection vraie, et ses
+ennemis disaient &agrave; voix basse&mdash;car il &eacute;tait redout&eacute;&mdash;que sa femme &eacute;tait
+morte de chagrin.</p>
+
+<p>Il est des &acirc;mes aimantes que l'&eacute;go&iuml;sme tue plus s&ucirc;rement que le poison.</p>
+
+<p>Mathilde et Marie s'&eacute;taient donc trouv&eacute;es livr&eacute;es &agrave; elles-m&ecirc;mes. Leurs
+caract&egrave;res s'&eacute;taient d&eacute;velopp&eacute;s sans direction effective, sans contr&ocirc;le
+efficace.</p>
+
+<p>M. de Mauvillers n'exigeait d'elles que le respect. Les banalit&eacute;s de
+l'amour paternel restaient pour lui lettre morte, temps perdu, vaines
+d&eacute;monstrations. Qu'on se lev&acirc;t lorsqu'il entrait, qu'on s'inclin&acirc;t sans
+un mot devant ses volont&eacute;s quelles qu'elles fussent, rien de plus. Il se
+croyait p&egrave;re parce qu'il dominait.</p>
+
+<p>Ainsi que nous l'avons dit, il avait contract&eacute; vis-&agrave;-vis de M. de
+Costebelle les plus grandes obligations. Sa fortune personnelle,
+absolument compromise pendant l'&eacute;migration, avait &eacute;t&eacute; r&eacute;tablie gr&acirc;ce au
+concours du p&egrave;re de Jacques, homme honn&ecirc;te et bon dans toute l'acception
+du mot, et qui avait conserv&eacute; jusqu'&agrave; sa mort cette illusion que M. de
+Mauvillers &eacute;tait une &acirc;me sto&iuml;que et digne des temps anciens. Il n'avait
+pas devin&eacute; que la fid&eacute;lit&eacute; gard&eacute;e par M. de Mauvillers &agrave; la cause des
+Bourbons, m&ecirc;me lorsque l'empire offrait carri&egrave;re &agrave; son ambition, n'avait
+pour motif r&eacute;el que la prescience intuitive de la chute prochaine du
+colosse. Il est des temps o&ugrave; l'attente et la patience sont des
+habilet&eacute;s.</p>
+
+<p>M. de Costebelle laissait en mourant deux fils: l'un, Fr&eacute;d&eacute;ric, officier
+dans l'arm&eacute;e royale, et Jacques, &acirc;me d'artiste, vivace, exalt&eacute;e, et qui
+ne semblait p&eacute;trie que pour la lutte.</p>
+
+<p>Jacques inqui&eacute;tait M. de Costebelle. En vain il avait tent&eacute; de
+r&eacute;gulariser cette fougue, d'endiguer cette &eacute;nergie. Mais sa s&eacute;v&eacute;rit&eacute;
+paternelle se brisait bient&ocirc;t, devant les brillantes qualit&eacute;s de ce
+c&oelig;ur chaud et enthousiaste.</p>
+
+<p>Cependant, &agrave; son lit de mort, M. de Costebelle avait suppli&eacute; son ami de
+Mauvillers de veiller sur ce fils bien-aim&eacute;. Il esp&eacute;rait que la froide
+raison du magistrat parviendrait &agrave; calmer cette excitabilit&eacute; presque
+maladive.</p>
+
+<p>M. de Mauvillers promit.</p>
+
+<p>Et voici comment il tint sa promesse.</p>
+
+<p>Reconnaissant &agrave; Jacques un v&eacute;ritable talent d'orateur, et comprenant
+que, bien dirig&eacute;, il lui serait possible de parvenir, soit par le
+barreau, soit par la magistrature, &agrave; de hautes destin&eacute;es, M. de
+Mauvillers &eacute;prouva une jalousie haineuse, et ne tenta rien pour
+satisfaire aux v&oelig;ux de son ami mort.</p>
+
+<p>Jacques eut toute libert&eacute; de penser, d'agir, d'aller l&agrave; o&ugrave;
+l'entra&icirc;nerait son imagination.</p>
+
+<p>Seulement, lorsque Jacques s'enthousiasma par les id&eacute;es nouvelles, se
+r&eacute;chauffa &agrave; cette lueur r&eacute;volutionnaire qui semblait jaillir &agrave; nouveau
+du foyer de 89, M. de Mauvillers le mit &agrave; la porte.</p>
+
+<p>On sait le reste.</p>
+
+<p>Mais Jacques n'avait pas impun&eacute;ment pass&eacute; vingt ans de son existence
+aupr&egrave;s des deux jeunes filles.</p>
+
+<p>Mathilde &eacute;tait de caract&egrave;re calme et froid. Non qu'&agrave; l'exemple de son
+p&egrave;re elle ni&acirc;t ou ignor&acirc;t ce qu'&eacute;taient le beau et l'id&eacute;al. Mais elle
+avait h&eacute;rit&eacute; de sa m&egrave;re la passivit&eacute;, presque la d&eacute;fiance d'elle-m&ecirc;me et
+des autres. Elle adorait sa s&oelig;ur et se f&ucirc;t sacrifi&eacute;e pour elle; mais
+elle renfermait ses sentiments dans son c&oelig;ur, restant toujours affable,
+d'humeur &eacute;gale et douce, r&eacute;primant, sans raisonner, bien entendu, tout
+&eacute;lan, toute expansion.</p>
+
+<p>Marie &eacute;tait tout autre: c'&eacute;tait l'enfant avec toutes ses na&iuml;vet&eacute;s, ses
+joies sans motif ou ses petites col&egrave;res mutines. Elle riait &agrave; la vie, &agrave;
+l'avenir comme si elle avait couru &agrave; une f&ecirc;te. Elle aimait &agrave; parler, &agrave;
+ouvrir son &acirc;me &agrave; toutes les effluves; tout lui &eacute;tait plaisir; sa charit&eacute;
+gracieuse doublait le prix de l'aum&ocirc;ne. Quand elle passait dans le pays,
+on disait: Voil&agrave; le soleil d'Ollioules!</p>
+
+<p>Et c'&eacute;tait, en v&eacute;rit&eacute;, comme un rayonnement de joie, de bont&eacute; et de
+charme.</p>
+
+<p>Que de fois, courant avec Jacques &agrave; travers les prairies ou les bois
+d'oliviers, elle avait &eacute;cout&eacute; avec ravissement la voix des oiseaux,
+chantant leurs hymnes de joie! Alors elle le prenait par la main et lui
+disait:</p>
+
+<p>&mdash;Tout est beau! tout est bon!</p>
+
+<p>L'amour vint. Tout autre que M. de Mauvillers l'e&ucirc;t pr&eacute;vu. Lui, ne vit
+rien. Il chassa le fils de son bienfaiteur, comme il e&ucirc;t fait d'un
+laquais. Marie voulut prendre sa d&eacute;fense, M. de Mauvillers l'arr&ecirc;ta d'un
+seul mot. Il <i>voulait</i>, cela devait suffire.</p>
+
+<p>Ces rigidit&eacute;s irraisonn&eacute;es am&egrave;nent la r&eacute;volte. Marie feignit de se
+soumettre. Et la contrainte qu'elle s'imposa ne fit que d&eacute;velopper le
+sentiment qui germait encore ignor&eacute; en elle.</p>
+
+<p>Sa s&oelig;ur comprit, mais trop tard. Mathilde pouvait-elle pr&eacute;voir la
+faute, ignorant elle-m&ecirc;me ce qu'&eacute;tait l'amour...?</p>
+
+<p>Un jour, Marie lui avoua qu'elle aimait Jacques, et qu'elle &eacute;tait aim&eacute;e
+de lui. Elle ne se repentait pas. Jacques &eacute;tait si bon, si honn&ecirc;te, si
+aimant! Pourquoi ne l'aimerait-elle pas? Il &eacute;tait certain que le mariage
+aurait lieu. Il suffisait que M. de Mauvillers se r&eacute;concili&acirc;t avec lui.
+Et, le temps marchait; et Jacques, fou d'amour, fou de jeunesse, ne
+sentait pas qu'il marchait &agrave; sa perte. Ses id&eacute;es, ses convictions,
+&eacute;taient pour lui une religion; il &eacute;tait convaincu du triomphe prochain.
+Tout lui semblait beau, lumineux, rayonnant.</p>
+
+<p>Vint le r&eacute;veil....</p>
+
+<p>Jacques &eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;, Marie allait devenir m&egrave;re.</p>
+
+<p>M. de Mauvillers &eacute;tait implacable. Le fils du marquis de Costebelle
+n'&eacute;tait plus qu'un ennemi politique. Il &eacute;tait condamn&eacute; d'avance.</p>
+
+<p>Mathilde fut admirable de d&eacute;vouement. Elle eut le courage d'aller avouer
+la v&eacute;rit&eacute; &agrave; une vieille parente qui habitait Aix, la suppliant de
+l'aider &agrave; sauver la coupable. Madame de Sorlis, c'&eacute;tait son nom, y
+consentit, et, gr&acirc;ce &agrave; un stratag&egrave;me, Marie put aller passer chez elle
+les derniers mois de sa grossesse.</p>
+
+<p>M. de Mauvillers avait en v&eacute;rit&eacute; bien d'autres soucis en t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Puis voil&agrave; que Marie avait appris les inqui&eacute;tantes p&eacute;rip&eacute;ties de
+l'instruction dirig&eacute;e contre Jacques. Jusqu'alors elle avait eu
+confiance. M. de Mauvillers ne pouvait oublier le pass&eacute; &agrave; ce point: le
+fils du marquis devait lui &ecirc;tre sacr&eacute;!</p>
+
+<p>Pauvre enfant, qui ne croyait pas au mal et qui s'&eacute;tait perdue avec
+l'insouciance des r&ecirc;veurs!</p>
+
+<p>Enfin, le jour se fit dans son cerveau. Une vision horrible apparut
+devant ses yeux... le tribunal, la condamnation... l'&eacute;chafaud!</p>
+
+<p>Alors, folle de terreur, s'arrachant aux bras de madame de Sorlis, qui
+voulait en vain la retenir, elle &eacute;tait revenue vers sa s&oelig;ur, en lui
+criant:</p>
+
+<p>&mdash;Sauve-nous!</p>
+
+<p>Et maintenant, dans cette soir&eacute;e sinistre o&ugrave; l'arr&ecirc;t de mort tombait des
+l&egrave;vres de M. de Mauvillers, elle &eacute;tait l&agrave;, dans cette masure, &eacute;tendue
+sans force sur son lit de douleur, &agrave; demi folle, attendant sa s&oelig;ur, qui
+&eacute;tait all&eacute;e &agrave; Toulon pour conna&icirc;tre l'issue du proc&egrave;s.... Sa s&oelig;ur, qui
+savait tout et qui ne revenait pas....</p>
+
+<p>La femme qui la soignait &eacute;tait sa nourrice.</p>
+
+<p>Nous le savons; on l'appelait Bertrade.</p>
+
+<p>La pauvre femme pleurait sur celle qu'elle appelait encore sa fille,
+comme au temps o&ugrave; elle la nourrissait de son lait.</p>
+
+<p>Elle regardait ce visage p&acirc;li, ces yeux creus&eacute;s par les larmes et la
+souffrance, et elle ber&ccedil;ait machinalement le petit enfant qui dormait
+dans son berceau.</p>
+
+<p>Puis, il y avait plusieurs nuits qu'elle veillait, elle s'&eacute;tait
+assoupie....</p>
+
+<p>Marie &eacute;tait rest&eacute;e seule dans ce silence, seule avec ses &eacute;pouvantables
+angoisses. Ses l&egrave;vres r&eacute;p&eacute;taient incessamment un nom:</p>
+
+<p>&mdash;Jacques! Jacques!...</p>
+
+<p>Ses yeux ne quittaient pas l'horloge de bois suspendue au mur et dont le
+balancier tintait monotone derri&egrave;re les poids de fer.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait minuit et demi....</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup Marie tressaillit, et d'un effort elle se dressa &agrave; demi, se
+soutenant sur ses poignets. Etait-ce donc une illusion? Elle croyait
+avoir entendu du bruit au dehors!...</p>
+
+<p>Si c'&eacute;tait Mathilde!...</p>
+
+<p>Elle revenait. Tout &eacute;tait fini. Etait-il condamn&eacute;? Qui sait? Peut-&ecirc;tre
+M. de Mauvillers...</p>
+
+<p>&mdash;Bertrade! Bertrade! cria-t-elle.</p>
+
+<p>La nourrice se r&eacute;veilla en sursaut.</p>
+
+<p>&mdash;A la porte... cours... vite.... Quelqu'un!...</p>
+
+<p>Bertrade se h&acirc;ta d'ob&eacute;ir.... La porte tourna en grin&ccedil;ant sur ses gonds
+rouill&eacute;s....</p>
+
+<p>Et deux cris retentirent:</p>
+
+<p>&mdash;Marie!</p>
+
+<p>&mdash;Jacques!...</p>
+
+<p>Et la pauvre enfant, folle de joie, &eacute;perdue, &agrave; demi mourante, se laissa
+tomber dans les bras de celui qu'elle croyait &agrave; jamais perdu...</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="V" id="V"></a>V</h2>
+
+<h3>LE SERMENT D'UNE M&Egrave;RE</h3>
+
+
+<p>&mdash;Toi, mon Jacques! r&eacute;p&eacute;tait Marie qui sanglotait.</p>
+
+<p>Elle l'avait doucement &eacute;cart&eacute; d'elle, et le regardait de ses grands yeux
+rayonnants d'une joie indicible.</p>
+
+<p>La vieille Bertrade s'&eacute;tait laiss&eacute;e tomber sur les genoux, et portait &agrave;
+ses l&egrave;vres le v&ecirc;tement du jeune homme.</p>
+
+<p>Jacques sentait les larmes monter &agrave; ses paupi&egrave;res; il ne pouvait parler,
+tant l'&eacute;motion le tenait serr&eacute; &agrave; la gorge.</p>
+
+<p>En v&eacute;rit&eacute;, c'&eacute;tait une &eacute;pouvantable situation.</p>
+
+<p>Il comprenait quel espoir, mieux, quelle certitude s'imposait &agrave; celle
+qui lui appartenait. Elle le voyait, donc elle le croyait &agrave; jamais
+sauv&eacute;.</p>
+
+<p>Et pourtant, il &eacute;tait perdu: quand le jour se l&egrave;verait, il tomberait
+sanglant sous les balles des ex&eacute;cuteurs.</p>
+
+<p>S'il &eacute;tait accouru vers Marie, c'&eacute;tait pour ob&eacute;ir &agrave; l'appel que Mathilde
+lui avait adress&eacute;.</p>
+
+<p>Il voulait lui crier:</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que tu vives, je veux que tu caches &agrave; ton p&egrave;re notre faute
+commune. Par prudence pour toi-m&ecirc;me, pour notre enfant, il le faut, je
+te supplie de m'ob&eacute;ir.</p>
+
+<p>Il n'avait pas song&eacute; &agrave; cette illusion sinistre que lui donnait sa
+pr&eacute;sence. Pouvait-elle deviner, elle, qu'il e&ucirc;t obtenu de ses ge&ocirc;liers
+quelques heures de libert&eacute;?... et surtout qu'il e&ucirc;t donn&eacute; sa parole
+d'honneur en garantie de son retour, quand ce retour, c'&eacute;tait la mort?
+Il restait l&agrave;, immobile sous son regard, muet.</p>
+
+<p>Parler, c'&eacute;tait la tuer.</p>
+
+<p>La joie folle qui lui remplissait le c&oelig;ur ne pouvait &ecirc;tre sans danger
+imm&eacute;diat pour sa vie, transform&eacute;e tout &agrave; coup en cette horrible
+angoisse.</p>
+
+<p>&mdash;Jacques, dit-elle enfin, de sa voix si douce, tu n'as pas encore
+embrass&eacute; notre enfant.</p>
+
+<p>Elle fit un signe &agrave; la vieille nourrice, qui souleva l'enfant dans ses
+bras.</p>
+
+<p>Marie le prit et approcha son front des l&egrave;vres de Jacques.</p>
+
+<p>L'enfant!...</p>
+
+<p>A sa vue, Jacques &eacute;prouva une telle douleur qu'il eut peine &agrave; r&eacute;primer
+un cri.</p>
+
+<p>Oh! comme il l'embrassa pour mieux cacher la poignante &eacute;treinte qui lui
+brisait le c&oelig;ur!</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'aimeras bien, disait Marie. Sais-tu, il est tr&egrave;s-fort. Je
+l'appellerai Jacques comme toi. Oh! maintenant que tu es l&agrave;, je ne
+crains plus rien, je suis heureuse.</p>
+
+<p>Heureuse! ce mot tombait sur le cerveau de Jacques comme un coup de
+massue.</p>
+
+<p>Tandis qu'elle parlait, tandis qu'il soutenait l'enfant en le serrant
+doucement contre sa poitrine, il regardait Marie.</p>
+
+<p>Sa p&acirc;leur avait disparu: les teintes de la vie &eacute;taient remont&eacute;es &agrave; ses
+joues. Sous le bonnet de dentelle blanche qui serrait son front, ses
+cheveux blonds s'&eacute;chappaient en boucles mutines. Ses grands yeux bleus
+rayonnaient d'une indicible &eacute;motion.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne me parles pas, continuait-elle. Et pourtant tu as tant de choses
+&agrave; me dire. Il faudra que tu me racontes tout. Qui t'a sauv&eacute;? c'est notre
+p&egrave;re, n'est-ce pas? Vois-tu, nous avons &eacute;t&eacute; injustes envers lui. Il n'a
+pu frapper le fils d'un ancien ami.</p>
+
+<p>&mdash;Marie!</p>
+
+<p>Le malheureux se sentait trembler tout entier. Il e&ucirc;t voulu arr&ecirc;ter sur
+les l&egrave;vres de la jeune femme ces paroles qui le torturaient.</p>
+
+<p>Elle ne comprenait pas et continuait:</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu, j'ai toujours confiance en lui, malgr&eacute; sa s&eacute;v&eacute;rit&eacute; apparente.
+Aussi, maintenant, nous ne devons plus avoir de secrets pour lui. Nous
+lui dirons tout. Je sais que l'aveu te co&ucirc;terait trop; c'est moi qui
+aurai ce courage. Il nous pardonnera, j'en ai la conviction. Alors,
+quelle joie! Je serai ta femme devant les hommes, comme d&eacute;j&agrave; je suis
+unie &agrave; toi devant Dieu.</p>
+
+<p>Jacques poussa un cri. Il chancelait.</p>
+
+<p>&mdash;Jacques! Jacques! qu'as-tu donc? Pourquoi ne me r&eacute;ponds-tu pas?</p>
+
+<p>&mdash;Marie! il faut t'armer de courage...</p>
+
+<p>&mdash;Du courage? et pourquoi? Quel nouveau malheur nous menace?</p>
+
+<p>Jacques ne r&eacute;pondait pas.</p>
+
+<p>Il parlait de courage, et lui-m&ecirc;me se sentait l&acirc;che.</p>
+
+<p>Marie lui avait saisi les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en supplie, ne me laisse pas dans cette incertitude... J'ai tant
+souffert, depuis que tu &eacute;tais l&agrave;-bas, dans cette horrible prison.... Ah!
+je le sens... je n'ai plus de force pour souffrir.... Si l'esp&eacute;rance, &agrave;
+peine retrouv&eacute;e, devait &ecirc;tre perdue tout &agrave; coup.... Jacques, je sens que
+j'en mourrais...</p>
+
+<p>&mdash;Mourir! Est-ce que tu as le droit de mourir, toi? Tu oublies donc
+notre enfant...</p>
+
+<p>&mdash;Notre enfant!</p>
+
+<p>Elle l'attira &agrave; elle et le couvrit de baisers.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai! et puis, pourquoi parler de mort... puisque tu es l&agrave;...
+puisque nous sommes &agrave; jamais r&eacute;unis!</p>
+
+<p>L'horloge de bois sonna deux heures.</p>
+
+<p>Il n'y avait plus &agrave; h&eacute;siter. Jacques ne pouvait rester une minute de
+plus. Il y avait l&agrave;-bas un honn&ecirc;te homme qui avait risqu&eacute; sa vie pour
+lui, et qui l'attendait dans de mortelles angoisses, lui qui avait aussi
+une femme et des enfants.</p>
+
+<p>Jacques se raidit contre sa propre faiblesse.</p>
+
+<p>&mdash;Marie, dit-il tout &agrave; coup, il faut que tu m'entendes... car tu ne sais
+pas tout...</p>
+
+<p>&mdash;Jacques, tu me fais peur!...</p>
+
+<p>&mdash;Ma bien-aim&eacute;e, ma femme, il faut que je te quitte...</p>
+
+<p>&mdash;Me quitter! non! non! je ne le veux pas.... A ton tour, je te dis que
+tu n'en as pas le droit... ne m'abandonne pas, au nom de notre enfant...</p>
+
+<p>&mdash;Il le faut pourtant, reprit Jacques d'une voix grave.</p>
+
+<p>Il y eut un silence. Il rassemblait tout son courage.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, du moins, s'&eacute;cria Marie, tu es sauv&eacute;! n'est-il pas vrai?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, prof&eacute;ra le jeune homme avec effort.</p>
+
+<p>Il devait mentir. Son parti &eacute;tait pris.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je t'&eacute;coute, maintenant que je ne crains plus pour ta vie....</p>
+
+<p>&mdash;Marie, quoi que je te demande, jure-moi de m'ob&eacute;ir...</p>
+
+<p>&mdash;N'es-tu pas mon &eacute;poux, le ma&icirc;tre de ma vie?...</p>
+
+<p>&mdash;Voici toute la v&eacute;rit&eacute;... Marie! j'ai &eacute;t&eacute; condamn&eacute;!...</p>
+
+<p>&mdash;Toi! mon Dieu!... Ah! les hommes sont sans piti&eacute;!</p>
+
+<p>Il eut un sourire attrist&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ne parle pas ainsi, ma douce Marie: il est des &acirc;mes g&eacute;n&eacute;reuses et
+bonnes....</p>
+
+<p>Elle l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, puisque tu es condamn&eacute;, comment te trouves-tu ici, pr&egrave;s de moi?</p>
+
+<p>Jacques h&eacute;sita.</p>
+
+<p>&mdash;Je me suis &eacute;vad&eacute;, dit-il enfin.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;vad&eacute;! Alors, tu es en danger... tu peux &ecirc;tre arr&ecirc;t&eacute; de nouveau....
+Mon Dieu! mais c'est &agrave; d&eacute;sesp&eacute;rer... il faut se h&acirc;ter de fuir... tu ne
+peux risquer de retomber entre les mains de tes ennemis.</p>
+
+<p>Elle lui tendit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends tout. Alors que tu pouvais gagner la mer, tu as voulu me
+revoir.... Ah! merci pour cette pens&eacute;e!... Dis-moi... toutes tes
+pr&eacute;cautions sont prises?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui!...</p>
+
+<p>&mdash;Tes amis t'attendent, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela... en quelques heures j'aurai atteint le rivage... et l&agrave;,
+je suis sauv&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Et moi qui ne comprenais pas, quand tu me parlais de t'abandonner....
+Ah! je me reproche de t'avoir retenu si longtemps. Tu vas gagner
+l'Italie, n'est-ce pas?... D&egrave;s que tu seras en s&ucirc;ret&eacute;, tu m'&eacute;criras...
+et j'irai te rejoindre avec notre cher enfant.... C'est bien cela,
+n'est-il pas vrai?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui! l'Italie!...</p>
+
+<p>Jacques, livide, balbutiait. Mais elle ne devinait rien.</p>
+
+<p>&mdash;Va, va, mon Jacques. Je t'appartiens, je suis ta femme... quand tu
+m'appelleras, j'accourrai aupr&egrave;s de toi... et, r&eacute;unis pour toujours,
+nous oublierons ces jours de malheur.</p>
+
+<p>&mdash;Ecoute-moi encore, dit Jacques, et surtout ne t'effraie pas. Je vais
+fuir, et tu ne peux ignorer qu'un semblable d&eacute;part me force &agrave; courir
+quelque danger...</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, mais j'ai confiance!</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi, j'ai foi en l'avenir... cependant, j'ai d&ucirc; prendre une
+pr&eacute;caution...</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle? Dis vite; car, en v&eacute;rit&eacute;, il me tarde maintenant que tu sois
+loin d'ici....</p>
+
+<p>Jacques tira de sa poitrine un pli cachet&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Je te le r&eacute;p&egrave;te, je suis persuad&eacute; qu'il ne m'arrivera aucun
+accident... pourtant j'ai &eacute;crit ce testament...</p>
+
+<p>&mdash;Un testament! oh! ne prononce pas ce mot!</p>
+
+<p>&mdash;Il faut conserver sa force en face du danger. C'est pour notre petit
+Jacques que j'ai d&ucirc; songer &agrave; tout.... Si, par hasard, par un de ces
+&eacute;v&eacute;nements que rien ne peut faire pr&eacute;voir, il survenait, pendant ma
+fuite, quelque obstacle, ce testament reconna&icirc;t les droits de notre
+enfant &agrave; mon nom et &agrave; ma fortune.... Je sais que cette reconnaissance
+est irr&eacute;guli&egrave;re; cependant, en des circonstances aussi graves, elle a
+force sp&eacute;ciale. Garde ce pr&eacute;cieux document, ma femme bien-aim&eacute;e... et
+s'il devenait n&eacute;cessaire de le produire au grand jour, n'h&eacute;site pas....</p>
+
+<p>Elle voulut parler, il l'interrompit d'un geste:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout, ajouta-t-il. Il m'en co&ucirc;te de d&eacute;truire dans l'&acirc;me
+d'une fille respectueuse les derni&egrave;res illusions qu'elle peut encore
+conserver.... Mais il faut que tu le saches, c'est des l&egrave;vres de M. de
+Mauvillers qu'est tomb&eacute; l'arr&ecirc;t de ma condamnation.</p>
+
+<p>&mdash;C'est horrible! murmura Marie.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Mauvillers a ob&eacute;i &agrave; sa conscience. Il ne m'appartient pas de le
+bl&acirc;mer. Il a frapp&eacute; en moi un ennemi de tout ce qui lui est sacr&eacute;,
+c'&eacute;tait son droit. Mais qui sait si cette animosit&eacute; ne s'&eacute;tendrait pas
+sur notre enfant?...</p>
+
+<p>&mdash;Non! c'est impossible!</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait? te dis-je. Jure-moi d'&ecirc;tre prudente, de ne pas trahir notre
+secret.</p>
+
+<p>&mdash;Mais puisque je dois aller bient&ocirc;t te rejoindre?</p>
+
+<p>&mdash;Cette raison m&ecirc;me doit t'engager au silence. J'esp&egrave;re, gr&acirc;ce &agrave; des
+amis puissants et d&eacute;vou&eacute;s, obtenir bient&ocirc;t le retour dans la patrie. Si
+M. de Mauvillers connaissait les liens qui nous unissent, peut-&ecirc;tre sa
+col&egrave;re me serait-elle nuisible.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison! Je te comprends.</p>
+
+<p>&mdash;Tu te tairas. Tu me le jures...</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'au jour o&ugrave; tu m'auras donn&eacute; le droit de parler, je te promets de
+garder notre secret enseveli dans mon &acirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Merci!... mais mon absence peut se prolonger... pendant quelques
+semaines... quelques mois.... Jure-moi de ne pas parler, quoi qu'il
+arrive, avant qu'une ann&eacute;e enti&egrave;re ne se soit &eacute;coul&eacute;e...</p>
+
+<p>&mdash;Une ann&eacute;e! mais tu me fais fr&eacute;mir...</p>
+
+<p>&mdash;Jure... je t'en supplie....</p>
+
+<p>Marie fixa sur lui un long regard, comme si elle e&ucirc;t cherch&eacute; &agrave; lire dans
+son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Il eut la force de lui sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Je te le jure, dit-elle, quoi qu'il arrive, pas un mot ne s'&eacute;chappera
+de mes l&egrave;vres... avant une ann&eacute;e.</p>
+
+<p>Il se pencha vers elle et la pressa dans ses bras. Puis, il prit
+doucement l'enfant et l'embrassa.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu! dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Ne prononce pas ce mot! s'&eacute;cria mademoiselle de Mauvillers, au revoir!</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir! s'&eacute;cria Jacques.</p>
+
+<p>Et, fou de douleur, il s'&eacute;lan&ccedil;a dehors.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! murmura Marie, prot&eacute;gez-le! car s'il meurt, je mourrai....</p>
+
+<p>Elle attira l'enfant contre son sein.</p>
+
+<p>La pauvre petite cr&eacute;ature se prit &agrave; pleurer.</p>
+
+<p>Le cri vagissant traversa le c&oelig;ur de la m&egrave;re dont la t&ecirc;te p&acirc;le retomba
+sur son oreiller.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! j'ai peur! fit-elle d'une voix &agrave; peine perceptible.</p>
+
+<p>Immobile, les bras crois&eacute;s sur sa poitrine, elle semblait &ecirc;tre morte.
+C'est qu'une effrayante angoisse la torturait jusqu'aux fibres les plus
+profondes de son &ecirc;tre....</p>
+
+<p>Tant que Jacques avait &eacute;t&eacute; devant elle, avec son &eacute;nergie, tant qu'elle
+avait pu consid&eacute;rer cette t&ecirc;te m&acirc;le et fi&egrave;re, elle avait gard&eacute; son
+courage....</p>
+
+<p>Maintenant, il lui semblait qu'elle avait eu tort de le laisser
+partir.... S'il n'avait pas tout dit, si le danger &eacute;tait plus terrible
+qu'elle ne le supposait....</p>
+
+<p>Et toujours le balancier de l'horloge battait monotone comme les
+pulsations d'une veine.</p>
+
+<p>Les minutes passaient....</p>
+
+<p>Et &agrave; mesure que marchait l'aiguille, la fi&egrave;vre montait au cerveau de la
+pauvre femme....</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, des profondeurs du val d'Ollioules, un coup de feu
+&eacute;clata... r&eacute;percut&eacute; par les roches et roulant jusqu'&agrave; la masure.</p>
+
+<p>&mdash;Bertrade! Bertrade! cria Marie.</p>
+
+<p>Et comme la nourrice accourait vers elle, elle &eacute;tendit les bras en
+avant, puis retomba inerte....</p>
+
+<p>Que se passait-il donc? Et quelle signification terrible avait cet &eacute;cho
+de mort?</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2>
+
+<h3>LE MEURTRE</h3>
+
+
+<p>Nous avons laiss&eacute; Biscarre et Diouloufait au moment o&ugrave; ils quittaient la
+tani&egrave;re creus&eacute;e dans les rocs d'Ollioules.</p>
+
+<p>Sans s'expliquer davantage, Biscarre avait d&eacute;sign&eacute; la maison
+isol&eacute;e&mdash;c'est-&agrave;-dire la chaumi&egrave;re de Bertrade&mdash;comme le but de leur
+excursion criminelle.</p>
+
+<p>La gorge &eacute;tait &eacute;troite. Ils marchaient silencieusement entre les
+murailles &agrave; pic qui se dressaient comme d'&eacute;normes fant&ocirc;mes noirs.</p>
+
+<p>Biscarre allait en avant, Diouloufait mesurant son pas sur le sien.</p>
+
+<p>Nous saurons tout &agrave; l'heure ce qu'&eacute;tait Biscarre. Mais d'o&ugrave; venait ce
+Diouloufait, vigoureuse nature taill&eacute;e en pleine chair et qui,
+cependant, dans sa brutalit&eacute;, n'avait pas la physionomie froidement
+cruelle, f&eacute;roce m&ecirc;me, de son compagnon, de son ma&icirc;tre?</p>
+
+<p>Diouloufait &eacute;tait p&ecirc;cheur, fils de p&ecirc;cheur. Quand il &eacute;tait jeune, il se
+jetait &agrave; travers les dangers de la mer avec l'insouciance des enfants.
+Son p&egrave;re &eacute;tait un bon et robuste travailleur &agrave; qui le repos &eacute;tait
+inconnu.</p>
+
+<p>D&egrave;s l'aube, on le voyait au bord de la M&eacute;diterran&eacute;e examinant ses
+filets, les raccommodant lorsque la vague les avait d&eacute;chir&eacute;s.</p>
+
+<p>Bartholom&eacute;, son fils, &eacute;tait aupr&egrave;s de lui, impatient, ne comprenant,
+dans ces excursions quotidiennes, que le plaisir d'entendre le vent
+siffler et de voir le flot bondir. Il tirait son p&egrave;re par sa vareuse de
+laine, et de ses grands yeux glauques, le regardait en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;D&eacute;p&ecirc;chons-nous, p&egrave;re.</p>
+
+<p>Celui-ci passait sa main rude sur la t&ecirc;te velue de l'enfant, et
+r&eacute;p&eacute;tait, adoucissant sa voix rauque:</p>
+
+<p>&mdash;Tout &agrave; l'heure!</p>
+
+<p>Puis ils partaient. La barque, lanc&eacute;e, sautait sur les vagues qui la
+secouaient comme un jouet.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re &eacute;tait pensif, sachant quel &eacute;tait le danger, songeant &agrave; la m&egrave;re,
+qui attendait et le mari et le fils, et aussi le prix de la p&ecirc;che.</p>
+
+<p>Bartholom&eacute;, assis sur les cordages, riait aux coups de lame. Insouciance
+du danger, ignorance du travail. Cet enfant &eacute;tait solide, carr&eacute; des
+&eacute;paules avec des bras &eacute;normes pour son &acirc;ge. Le p&egrave;re ne voulait pas qu'il
+lan&ccedil;&acirc;t les lourds filets. Il lui plaisait de travailler seul pour la
+famille.</p>
+
+<p>On vivait mal, d'ailleurs. La concurrence &eacute;tait grande et le salaire peu
+&eacute;lev&eacute;. Le p&egrave;re Diouloufait ne se plaignait pas. Moins de r&eacute;pit, plus de
+travail: il acceptait cela comme juste et n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p>Un jour,&mdash;Bartholom&eacute; avait alors douze ans,&mdash;ils partirent. Le ciel
+&eacute;tait noir, et sur la mer c'&eacute;tait un brouillard tellement &eacute;pais qu'on ne
+distinguait pas la cr&ecirc;te blanche des vagues.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Diouloufait n'avait pas voulu renoncer &agrave; la p&ecirc;che, d'autant plus
+que le lendemain &eacute;tait jour de f&ecirc;te et que la vente promettait d'&ecirc;tre
+bonne.</p>
+
+<p>En vue de l'&icirc;le du Grand-Ribaud, qui n'est s&eacute;par&eacute;e de Porquerolles que
+par un d&eacute;troit large de quelque dix m&egrave;tres,&mdash;ce qu'on appelle dans le
+pays une rue de mer,&mdash;la barque fut prise en flanc par une &eacute;norme lame
+qui la jeta contre le roc.</p>
+
+<p>On entendit un craquement sinistre.</p>
+
+<p>Puis la barque s'enfon&ccedil;a et disparut.</p>
+
+<p>Une tache noire resta sur le flot. Cette tache &eacute;tait double. C'&eacute;tait le
+p&egrave;re Diouloufait qui avait saisi l'enfant par la ceinture et qui
+nageait, le soutenant &agrave; fleur d'eau.</p>
+
+<p>Lutter contre la mer est horrible. Mais ici, la mer n'&eacute;tait pas seule.
+Elle se doublait de la nuit. La brume s'alourdissait, toujours plus
+&eacute;paisse, sur cet homme qui combattait plus encore pour la vie de son
+fils que pour la sienne propre.</p>
+
+<p>Et plus encore pour la m&egrave;re qui, l&agrave;-bas, toute seule, dans sa masure
+battue par le vent, pleurait en &eacute;coutant les hurlements de la tourmente.</p>
+
+<p>Bartholom&eacute; avait peur. Seulement, sentant contre ses c&ocirc;t&eacute;s la main de
+son p&egrave;re, il se rassurait un peu et s'aidait m&ecirc;me autant qu'il le
+pouvait.</p>
+
+<p>L'autre&mdash;presque un vieillard&mdash;haletait de fatigue et de d&eacute;sespoir. Il
+n'avait pas cherch&eacute; &agrave; atteindre l'&icirc;le. Il avait senti le courant se
+heurter &agrave; sa poitrine et avait devin&eacute; la mort certaine.</p>
+
+<p>Donc, il avait tendu vers la rive.</p>
+
+<p>Et chose &eacute;pouvantable, il faisait cela sans espoir.</p>
+
+<p>Il se savait robuste, cela est vrai. Mais aussi il connaissait la
+distance, et, dans son cerveau surgissait sans cesse cette pens&eacute;e que
+cette distance &eacute;tait infranchissable.</p>
+
+<p>Martyrs de la mer! qui pourra jamais analyser les effroyables tortures
+qui vous &eacute;treignent!</p>
+
+<p>Il se savait perdu quand m&ecirc;me, et il nageait. Son bras, lanc&eacute; comme un
+levier de fer, fendait le flot qui r&eacute;sistait. Il allait cependant. Il
+sentait qu'il gagnait du terrain.</p>
+
+<p>Mais d&eacute;j&agrave; ses muscles se raidissaient: il y avait dans ses mouvements un
+automatisme qui pr&eacute;sageait la lassitude d&eacute;cisive.</p>
+
+<p>Cela dura longtemps. Et cependant le p&egrave;re Diouloufait ne coulait pas.
+Non, il semblait que sa volont&eacute; e&ucirc;t un but fixe, au bout duquel elle d&ucirc;t
+se briser. Ce fut ce qui arriva.</p>
+
+<p>Il vit la rive, aper&ccedil;ut dans le lointain les lumi&egrave;res qui &eacute;clairaient
+les huttes des p&ecirc;cheurs... la sienne peut-&ecirc;tre....</p>
+
+<p>Il r&eacute;unit toutes ses forces, se lan&ccedil;a encore.</p>
+
+<p>L'enfant cria:</p>
+
+<p>&mdash;P&egrave;re! La terre! la terre!...</p>
+
+<p>Alors, comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un signal attendu, le p&egrave;re ouvrit ses doigts
+crisp&eacute;s &agrave; la ceinture de son fils, poussa une sorte de r&acirc;le... et,
+debout, &agrave; pic, tomba dans le gouffre, qui se referma sur lui....</p>
+
+<p>L'enfant, sauv&eacute;, se tra&icirc;na jusqu'&agrave; la masure.</p>
+
+<p>Quand la m&egrave;re le vit seul, elle eut un mouvement de rage. Elle aimait
+Diouloufait, si rude et si bon! Elle prit son enfant dans ses bras, le
+serra avec force contre sa poitrine, et, montrant le poing au ciel, elle
+cria:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut le venger!</p>
+
+<p>&mdash;De qui?</p>
+
+<p>&mdash;De tout le monde.</p>
+
+<p>Ce qu'elle voyait, cette femme, c'est que la mis&egrave;re avait tu&eacute; son mari,
+et que cette mis&egrave;re &eacute;tait l'&oelig;uvre de la soci&eacute;t&eacute;. Elle ne raisonnait
+pas. Elle &eacute;tait folle, folle de haine et de d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>De fait, on disait dans le pays que cette catastrophe avait troubl&eacute; sa
+raison. Tout semblait le prouver. D&egrave;s le lendemain de la mort de son
+mari, elle vendit la barque, les engins de p&ecirc;che et jusqu'&agrave; la masure
+que le pauvre homme avait construite de ses propres mains.</p>
+
+<p>Puis elle se mit &agrave; errer dans le pays, mendiant, tra&icirc;nant par la main le
+petit Bartholom&eacute;, qui ne comprenait rien &agrave; ce changement d'existence et
+regrettait la mer.</p>
+
+<p>De la mendicit&eacute; au vol, la distance est courte.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t, la veuve Diouloufait devint la terreur de ses voisins.</p>
+
+<p>Cependant, comme ils &eacute;taient bons et qu'ils la plaignaient d'&ecirc;tre seule
+et malheureuse, ils se contentaient de se barricader chez eux, de cacher
+les quelques sous p&eacute;niblement gagn&eacute;s, de veiller sur leurs poulaillers.</p>
+
+<p>Mais la Dioulou&mdash;comme on l'appelait&mdash;ne se rebuta pas.</p>
+
+<p>En vain, on lui offrait de tous c&ocirc;t&eacute;s l'hospitalit&eacute; et un morceau de
+pain; en vain, on lui r&eacute;p&eacute;tait qu'il fallait apprendre un &eacute;tat &agrave;
+Bartholom&eacute;, et on s'offrait m&ecirc;me &agrave; le prendre pour rien en
+apprentissage.</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pondait par un ricanement et reprenait sa course vagabonde,
+&eacute;tendant sans cesse le cercle de ses tentatives criminelles.</p>
+
+<p>Une nuit, elle tenta de franchir le mur d'un jardin appartenant &agrave; un
+nouveau venu dans le pays. L'homme ne la reconnut pas, prit son fusil et
+tira.</p>
+
+<p>La femme tomba frapp&eacute;e d'une balle en plein corps.</p>
+
+<p>Bartholom&eacute; resta seul: pour lui ce fut le dernier coup. Cette haine de
+tous, que sa m&egrave;re s'&eacute;tait efforc&eacute;e de lui inculquer, ne fit que grandir
+et se d&eacute;velopper.</p>
+
+<p>Vinrent les mauvaises connaissances.</p>
+
+<p>Il s'adjoignit bient&ocirc;t &agrave; une bande qui d&eacute;vastait les environs. A seize
+ans, il fut pris et condamn&eacute; aux travaux forc&eacute;s.</p>
+
+<p>Ce fut au bagne de Toulon qu'il dut subir sa peine. Il en avait pour dix
+ans.</p>
+
+<p>D&egrave;s la premi&egrave;re ann&eacute;e, il tenta de s'&eacute;vader. Mais le coup avait &eacute;t&eacute; mal
+organis&eacute;. On s'empara de lui, et sa peine fut port&eacute;e &agrave; quinze ans.
+L'ann&eacute;e suivante, nouvelle tentative &eacute;galement suivie d'insucc&egrave;s, et
+nouvelle augmentation de peine. Cette fois, c'&eacute;tait vingt ans.</p>
+
+<p>Furieux, d&eacute;cid&eacute; &agrave; tout pour recouvrer sa libert&eacute;, sans savoir m&ecirc;me quel
+usage il en pourrait faire, Diouloufait r&ecirc;vait d'assassiner un gardien
+et de s'&eacute;chapper au prix de plusieurs meurtres, lorsque Biscarre arriva
+au bagne.</p>
+
+<p>A l'&eacute;poque o&ugrave; se passaient les sc&egrave;nes que nous retra&ccedil;ons, il y avait de
+cela deux ans.</p>
+
+<p>Biscarre fut mal accueilli par ses compagnons de bagne. Ses allures
+d&eacute;plaisaient. De fait, il affectait un profond m&eacute;pris pour ceux dont la
+justice humaine le contraignait &agrave; subir l'odieux contact.</p>
+
+<p>Il leur &eacute;tait &eacute;videmment sup&eacute;rieur en toutes choses, n'ayant ni leur
+grossi&egrave;ret&eacute;, ni leur ignorance.</p>
+
+<p>Il avait &eacute;t&eacute; condamn&eacute;, disait-on, pour tentative d'assassinat, mais nul
+ne savait au juste dans quelles circonstances le fait s'&eacute;tait produit.
+Aux premi&egrave;res questions, Biscarre avait r&eacute;pondu par des insultes. Une
+sorte de conspiration s'&eacute;tait alors ourdie contre lui.</p>
+
+<p>Les anciens du bagne avaient fait courir le bruit que Biscarre &eacute;tait un
+faux for&ccedil;at, un <i>mouton</i> (mouchard) envoy&eacute; par la police pour trahir les
+secrets des camarades.</p>
+
+<p>Parmi ces d&eacute;sh&eacute;rit&eacute;s de l'intelligence et de la conscience, le soup&ccedil;on
+germa vite, et le crime suit de pr&egrave;s la conception. Il fut d&eacute;cid&eacute; que
+Biscarre mourrait.</p>
+
+<p>On eut recours au sort pour d&eacute;signer ceux des for&ccedil;ats qui devaient se
+charger de l'ex&eacute;cution.</p>
+
+<p>Diouloufait se trouva au nombre des bourreaux d&eacute;sign&eacute;s. On savait que sa
+force &eacute;tait &eacute;norme, et il devait avoir facilement raison de Biscarre,
+dont la taille &eacute;tait peu &eacute;lev&eacute;e et que les privations&mdash;et peut-&ecirc;tre les
+souffrances morales&mdash;avaient amaigri et sans doute affaibli.</p>
+
+<p>Le plan du meurtre avait &eacute;t&eacute; combin&eacute; de la fa&ccedil;on suivante:</p>
+
+<p>Les for&ccedil;ats au milieu desquels devait s'accomplir ce drame horrible
+&eacute;taient enferm&eacute;s dans les bagnes flottants ou pontons. Ils couchaient
+sur le plancher des batteries.</p>
+
+<p>A sept heures du soir, en hiver, le garde-chiourme donnait, par un coup
+de sifflet, le signal de la pri&egrave;re; puis un second coup retentissait, et
+&agrave; partir de ce moment le silence le plus complet devait r&eacute;gner parmi les
+condamn&eacute;s jusqu'au soleil levant.</p>
+
+<p>Il avait &eacute;t&eacute; d&eacute;cid&eacute; que le meurtre de Biscarre serait ex&eacute;cut&eacute; au moment
+o&ugrave; sonnerait minuit, apr&egrave;s la ronde qui d'ordinaire pr&eacute;c&eacute;dait cette
+heure de quelques minutes. Les assassins devaient se saisir de Biscarre
+et, sans bruit, le jeter par-dessus bord. On comptait sur la force de
+Diouloufait pour &eacute;touffer ses cris, en le tenant &agrave; la gorge.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait de r&egrave;gle que les for&ccedil;ats occupassent chaque nuit la m&ecirc;me place,
+une fois d&eacute;sign&eacute;e.</p>
+
+<p>Cette fois, Diouloufait et ses deux complices avaient trouv&eacute; le moyen de
+se glisser aux c&ocirc;t&eacute;s de Biscarre, qui, d'ailleurs sans soup&ccedil;on, ne
+devinait rien et s'&eacute;tait endormi d'un profond sommeil.</p>
+
+<p>La ronde passa.</p>
+
+<p>Les for&ccedil;ats &eacute;taient immobiles. Rien de particulier n'attira l'attention
+des surveillants, qui s'&eacute;loign&egrave;rent.</p>
+
+<p>Alors quelques mots furent &eacute;chang&eacute;s &agrave; voix basse, et les trois hommes se
+pr&eacute;par&egrave;rent &agrave; achever l'&oelig;uvre de mort. Ils &eacute;taient parvenus jusqu'&agrave;
+Biscarre sans qu'il se r&eacute;veill&acirc;t.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, la main puissante de Diouloufait s'abattit sur son cou,
+tandis que les deux autres le saisissaient aux bras et aux jambes.</p>
+
+<p>Biscarre s'&eacute;veilla brusquement, et un r&acirc;le sourd s'&eacute;chappa de sa gorge.
+Mais le son s'arr&ecirc;ta sous la pression terrible.</p>
+
+<p>Ses yeux grands ouverts virent &agrave; la lueur douteuse de la nuit les
+assassins pench&eacute;s sur lui.</p>
+
+<p>Ainsi que nous l'avons dit, un des for&ccedil;ats lui avait ramen&eacute; violemment
+les bras en arri&egrave;re, derri&egrave;re la t&ecirc;te, tandis que l'autre lui tenait les
+pieds solidement serr&eacute;s l'un contre l'autre.</p>
+
+<p>Au-dessus, Diouloufait, dont les doigts &eacute;normes meurtrissaient sa chair.</p>
+
+<p>&mdash;Enlevez, dit Diouloufait.</p>
+
+<p>Mais, &agrave; ce moment, les bras de Biscarre, comme deux leviers d'acier, se
+relev&egrave;rent brusquement.</p>
+
+<p>L'homme qui les tenait tomba, tandis que, d&eacute;gageant ses jambes d'un seul
+&eacute;lan, Biscarre frappait en pleine poitrine le second, qui s'affaissait
+avec un g&eacute;missement rauque.</p>
+
+<p>Restait Diouloufait.</p>
+
+<p>Devenues libres, les mains de Biscarre tomb&egrave;rent sur ses deux poignets.</p>
+
+<p>Diouloufait crut sentir deux anneaux de fer riv&eacute;s &agrave; ses bras; sous la
+pression effrayante, ses doigts se d&eacute;tendirent et l&acirc;ch&egrave;rent Biscarre,
+qui, se soulevant &agrave; la force des reins, &eacute;cartait Diouloufait, qui se
+tordait sous une torture atroce. Les doigts de Biscarre &eacute;crasaient ses
+muscles et le sang rougissait ses mains.</p>
+
+<p>A ce moment, les surveillants accouraient au bruit.</p>
+
+<p>Biscarre repoussa violemment Diouloufait, qui tomba comme une masse.</p>
+
+<p>Puis Biscarre s'&eacute;tait &eacute;tendu de nouveau, immobile, sur le plancher.</p>
+
+<p>Les trois assassins, rampant sur le sol, cherchaient &agrave; se cacher.</p>
+
+<p>On crut &agrave; une rixe.</p>
+
+<p>A toutes les questions, Biscarre opposa le mutisme le plus complet.</p>
+
+<p>Les quatre for&ccedil;ats fut mis au cachot.</p>
+
+<p>D&eacute;tail singulier: les soup&ccedil;ons des gardes-chiourmes se port&egrave;rent sur
+Biscarre, et ce fut &agrave; lui qu'on imputa la responsabilit&eacute; de cette sc&egrave;ne
+de d&eacute;sordre.</p>
+
+<p>On voulut le contraindre &agrave; avouer la v&eacute;rit&eacute;, et il fut condamn&eacute; &agrave; la
+bastonnade. Le for&ccedil;at charg&eacute; de l'ex&eacute;cution fut justement le chef du
+complot dont Biscarre avait failli devenir victime. Il se promit de
+prendre sa revanche. Le nombre des coups de corde avait &eacute;t&eacute; fix&eacute; &agrave;
+quarante.</p>
+
+<p>Au premier, le sang jaillit des &eacute;paules de Biscarre. Il eut un froid
+sourire et ne bougea pas.</p>
+
+<p>Au vingti&egrave;me, son dos semblait couvert d'une hideuse bouillie sanglante.
+Et il souriait toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Assez! dit le commissaire du bagne.</p>
+
+<p>On avait compris qu'il ne parlerait pas.</p>
+
+<p>Biscarre fut plac&eacute; &agrave; l'h&ocirc;pital; huit jours apr&egrave;s il reprenait sa place &agrave;
+la fatigue.</p>
+
+<p>D&egrave;s lors, une sorte de respect s'attacha &agrave; lui.</p>
+
+<p>Diouloufait &eacute;prouvait pour cette vigueur incroyable une admiration qui
+ne faisait que grandir.</p>
+
+<p>Un mois s'&eacute;tait &agrave; peine &eacute;coul&eacute; que Biscarre &eacute;tait devenu en r&eacute;alit&eacute; le
+roi du bagne. On lui avait tout avou&eacute;, et les soup&ccedil;ons qu'il avait
+inspir&eacute;s et la tentative de meurtre &agrave; laquelle il avait &eacute;chapp&eacute;.</p>
+
+<p>Biscarre ne leur adressa pas un reproche. Seulement il leur dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes des enfants!</p>
+
+<p>Nous verrons plus loin comment de ces ennemis mortels il avait su faire
+des amis d&eacute;vou&eacute;s, mieux que cela, des esclaves.</p>
+
+<p>Revenons aux gorges d'Ollioules.</p>
+
+<p>Donc, Biscarre marchait silencieux. Celui qui dans cette nuit profonde
+aurait pu examiner son visage aurait remarqu&eacute; sur ses l&egrave;vres p&acirc;les le
+sourire f&eacute;roce qui ne le quittait presque jamais.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup il s'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>Il venait de percevoir dans le silence le bruit d'un pas rapide.</p>
+
+<p>Il s'approcha de Diouloufait:</p>
+
+<p>&mdash;Qui peut passer &agrave; cette heure? demanda-t-il &agrave; voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais. Aucun paysan n'oserait, par une nuit semblable, se
+hasarder dans les gorges.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux savoir, reprit Biscarre. La lanterne?</p>
+
+<p>&mdash;La voici.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est allum&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>Et Diouloufait tendit &agrave; Biscarre une lanterne sourde et ferm&eacute;e qui ne
+laissait pas filtrer le moindre rayon de lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>Le pas se rapprochait.</p>
+
+<p>Biscarre s'&eacute;carta sur le c&ocirc;t&eacute; de la route et, s'accroupissant au pied de
+la roche, ordonna &agrave; Diouloufait de l'imiter.</p>
+
+<p>&mdash;Sur ta vie, pas un mouvement, pas un mot!</p>
+
+<p>&mdash;Suffit.</p>
+
+<p>Biscarre fouilla dans sa poitrine et en tira un pistolet qu'il arma. Le
+ressort ne fit aucun bruit.</p>
+
+<p>Cependant Jacques&mdash;car c'&eacute;tait lui&mdash;se h&acirc;tait de toutes ses forces. Il
+avait encore pr&egrave;s de deux heures devant lui: il &eacute;tait s&ucirc;r d'arriver &agrave;
+temps pour d&eacute;gager la responsabilit&eacute; de Lamalou et tenir la parole qu'il
+lui avait donn&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais il se sentait au c&oelig;ur un d&eacute;sespoir si poignant, qu'il lui tardait
+d'&ecirc;tre arriv&eacute; au terme de la route: il avait peur de succomber &agrave; la
+tentation, de r&eacute;sister &agrave; la voix de l'honneur qui l'appelait en avant...
+car l&agrave;-bas, dans cette chaumi&egrave;re qu'il venait de quitter, c'&eacute;tait le
+pass&eacute;, le bonheur, l'avenir, l'esp&eacute;rance....</p>
+
+<p>Il lui semblait sentir une main&mdash;celle du petit enfant&mdash;qui s'attachait
+&agrave; ses v&ecirc;tements et l'attirait en arri&egrave;re.</p>
+
+<p>Il se mit &agrave; courir....</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup&mdash;il passait alors &agrave; quelques m&egrave;tres de Biscarre&mdash;un rayon de
+lumi&egrave;re le frappa en plein visage....</p>
+
+<p>Il poussa une exclamation de surprise.</p>
+
+<p>Mais une voix lui r&eacute;pondit, jetant son nom dans une impr&eacute;cation:</p>
+
+<p>&mdash;Lui! Jacques de Costebelle! Ah! ma vengeance sera donc compl&egrave;te...</p>
+
+<p>&mdash;Qui a parl&eacute;? s'&eacute;cria Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Moi!</p>
+
+<p>Et Biscarre, s'&eacute;lan&ccedil;ant au devant de lui, lui appuya le canon de son
+arme sur la poitrine....</p>
+
+<p>L'arme partit....</p>
+
+<p>Et Jacques, les bras en avant, tomba sur le sol de toute sa hauteur...</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, cria Biscarre, &agrave; la belle Marie de Mauvillers!... Apr&egrave;s le
+p&egrave;re, l'enfant!...</p>
+
+<p>Diouloufait, terrifi&eacute;, le suivit en courant...</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VII" id="VII"></a>VII</h2>
+
+<h3>LA VENGEANCE DU FOR&Ccedil;AT</h3>
+
+
+<p>C'&eacute;tait l'&eacute;cho de ce coup de feu qui &eacute;tait venu frapper au c&oelig;ur la
+pauvre abandonn&eacute;e.</p>
+
+<p>Instinctivement, elle avait compris qu'un nouveau danger mena&ccedil;ait
+Jacques.</p>
+
+<p>Avait-il donc &eacute;t&eacute; poursuivi depuis le moment de son &eacute;vasion? Avait-il
+&eacute;t&eacute; surpris?</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une horrible angoisse.</p>
+
+<p>&mdash;Bertrade! s'&eacute;tait &eacute;cri&eacute;e Marie, viens &agrave; moi. Je veux me lever,
+m'habiller, courir...</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mais est-ce possible, ma ch&egrave;re enfant? r&eacute;pondait la vieille
+nourrice. Dans votre &eacute;tat de faiblesse, il vous est interdit de faire un
+seul mouvement brusque...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe! je mourrai, mais au moins j'aurai tent&eacute; de le sauver....</p>
+
+<p>Et la pauvre femme, haletante, avait pos&eacute; les pieds sur la mauvaise
+natte qui servait de tapis.</p>
+
+<p>&mdash;Vite! une robe, un manteau.... Bertrade, ob&eacute;is-moi...</p>
+
+<p>&mdash;Mais o&ugrave; voulez-vous aller?</p>
+
+<p>&mdash;Le sais-je? Ce coup de feu a &eacute;t&eacute; tir&eacute; aux gorges d'Ollioules.... C'est
+l&agrave; que j'irai...</p>
+
+<p>&mdash;Quelque contrebandier peut-&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ne cherche pas &agrave; me rassurer... tes efforts seraient vains.
+J'irai... j'irai....</p>
+
+<p>Et Marie, r&eacute;unissant toute son &eacute;nergie, s'effor&ccedil;ait de se dresser sur
+ses pieds, mais elle chancelait; une sueur froide mouillait ses tempes;
+d&eacute;j&agrave; le martellement du vertige frappait son cerveau.</p>
+
+<p>Bertrade la soutenait.</p>
+
+<p>Marie s'&eacute;tait enfin envelopp&eacute;e dans un long manteau qui la couvrait tout
+enti&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Mais l'enfant! cria Bertrade.</p>
+
+<p>&mdash;N'es-tu pas l&agrave;? Tu le d&eacute;fendras... tu te feras tuer avant qu'on ne
+parvienne jusqu'&agrave; lui...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis vieille, je suis faible!... que pourrai-je faire?</p>
+
+<p>Marie se tordait les mains.</p>
+
+<p>Si son amour l'appelait aupr&egrave;s de Jacques, son devoir la retenait aupr&egrave;s
+de son enfant.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, la vieille Bertrade tressaillit:</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez! dit-elle.</p>
+
+<p>Marie la regarda sans comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous pas entendu?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? En v&eacute;rit&eacute;, je ne sais plus, je ne vis plus!</p>
+
+<p>&mdash;Non! je ne me trompe pas!... J'entends un pas qui retentit sur la
+route....</p>
+
+<p>Marie poussa un cri.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si c'&eacute;tait lui!... Oui, c'est cela... il revient... il a &eacute;chapp&eacute; &agrave;
+ses pers&eacute;cuteurs; mais il est bless&eacute;, mourant, peut-&ecirc;tre...</p>
+
+<p>&mdash;Calmez-vous! je vais au devant de lui.... Mais son pas est ferme; non,
+il n'est pas bless&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Va! va! Bertrade... car je me sens mourir.</p>
+
+<p>La vieille nourrice courut &agrave; la porte et l'ouvrit. Puis, traversant le
+jardinet qui s&eacute;parait la maison de la route &agrave; peine trac&eacute;e, elle
+s'avan&ccedil;a dans l'obscurit&eacute; en &eacute;tendant les mains en avant.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup elle se sentit saisir &agrave; la gorge, un r&acirc;le sourd s'&eacute;chappa de
+sa poitrine, elle chancela... mais la poigne &eacute;norme de Diouloufait la
+soutenait:</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, vieille sorci&egrave;re, murmura &agrave; son oreille la voix du colosse,
+ou, par le diable! je serre les doigts... et je t'envoie au sabbat!...</p>
+
+<p>Marie n'avait rien entendu.</p>
+
+<p>Droite, immobile, le cou tendu, elle attendait....</p>
+
+<p>Soudain la porte s'ouvrit violemment...</p>
+
+<p>&mdash;Jacques! cria-t-elle.</p>
+
+<p>Celui qui &eacute;tait devant elle jeta &agrave; terre le bonnet qui cachait son
+front.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ce n'est pas Jacques, dit-il en ricanant. Marie de Mauvillers...
+me reconnaissez-vous?...</p>
+
+<p>Haletante, p&acirc;le comme un cadavre, Marie &eacute;tait pr&ecirc;te &agrave; d&eacute;faillir. Mais
+elle se raidit contre sa faiblesse et se redressa:</p>
+
+<p>&mdash;Biscarre! dit-elle, Biscarre l'assassin!</p>
+
+<p>L'homme frappa du pied avec fureur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Biscarre l'assassin. Ah! vous ne vous attendiez pas &agrave; le revoir,
+n'est-il pas vrai? Vous le croyiez bien riv&eacute; &agrave; la cha&icirc;ne du bagne!...
+bien courb&eacute; sous le b&acirc;ton des gardes chiourmes! et vous vous demandez
+comment Biscarre n'est pas mort de rage et de d&eacute;sespoir... Eh bien!
+non! ma belle, Biscarre n'est pas mort... il est l&agrave;, devant vous,
+vivant, bien vivant... comme un d&eacute;mon sorti de l'enfer... et vous allez
+compter avec lui, Marie de Mauvillers!</p>
+
+<p>Cette fois, Marie ne tremblait plus.</p>
+
+<p>Debout, la l&egrave;vre contract&eacute;e par une expression de sanglant m&eacute;pris, elle
+&eacute;tendit le bras vers la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Sortez d'ici, mis&eacute;rable! prof&eacute;ra-t-elle.</p>
+
+<p>Lui, r&eacute;pondit par un &eacute;clat de rire.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;! Ah! vous me chassez!... Cela serait grotesque, si ce
+n'&eacute;tait terrible!... Vous me montrez la porte comme &agrave; un laquais... et
+de fait, que suis-je? Vous l'avez dit, un mis&eacute;rable! moins qu'un
+laquais, je suis un for&ccedil;at.... Eh bien! le for&ccedil;at est venu pour parler &agrave;
+la fille du comte de Mauvillers... et vous l'entendrez.</p>
+
+<p>La physionomie de Biscarre &eacute;tait &eacute;pouvantable de haine et de fureur
+concentr&eacute;e.</p>
+
+<p>Marie fit un pas en arri&egrave;re, et portant les mains &agrave; son front, comme si
+elle e&ucirc;t craint que la folie n'e&ucirc;t tout &agrave; coup envahi son cerveau, elle
+cria:</p>
+
+<p>&mdash;Bertrade! Jacques! &agrave; moi!...</p>
+
+<p>Le for&ccedil;at, la t&ecirc;te haute, les bras crois&eacute;s sur sa poitrine, la regardait
+de ses yeux &eacute;tincelants.</p>
+
+<p>Jamais figure humaine ne r&eacute;alisa plus compl&egrave;tement le type bestial des
+fauves.</p>
+
+<p>Biscarre avait du loup le cr&acirc;ne gros, oblong. La m&acirc;choire s'avan&ccedil;ait
+comme si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; pr&ecirc;te &agrave; mordre; le front bas s'&eacute;crasait sur les
+yeux petits et aux prunelles jaun&acirc;tres.</p>
+
+<p>Et, en ce moment, le visage, illumin&eacute; pour ainsi dire par un rayon
+infernal, r&eacute;sumait toutes les passions de l'animal furieux.</p>
+
+<p>Saisie par une indicible &eacute;pouvante, Marie cria encore une fois:
+Bertrade! Jacques!...</p>
+
+<p>&mdash;Ni Bertrade ni Jacques ne viendront! dit froidement le for&ccedil;at.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Bertrade est en mon pouvoir.... Quant &agrave; Jacques...</p>
+
+<p>&mdash;Jacques?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Jacques, votre amant, honn&ecirc;te fille des Mauvillers, Jacques, le
+p&egrave;re de l'enfant qui est l&agrave; et dont nous allons parler tout &agrave; l'heure,
+Jacques n'entendra pas votre voix qui crie &agrave; l'aide... car Jacques est
+mort.</p>
+
+<p>&mdash;Mort!... C'est faux!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai!... Je l'ai tu&eacute;!</p>
+
+<p>Les yeux de Marie s'ouvrirent d&eacute;mesur&eacute;ment; un flot de sang monta &agrave; sa
+gorge.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez... tu&eacute;! murmura-t-elle dans une sorte de r&acirc;le. Non! c'est
+impossible!</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous pas entendu, tout &agrave; l'heure?... Tenez, voici l'arme qui a
+tu&eacute; votre amant. Vous pouvez toucher le canon de fer, il n'a pas encore
+eu le temps de refroidir.</p>
+
+<p>Ces paroles atroces sifflaient entre ses dents serr&eacute;es.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'ironie f&eacute;roce dans toute sa hideur.</p>
+
+<p>Marie s'&eacute;tait laiss&eacute; tomber sur les genoux; elle ne pleurait pas. Une
+angoisse effrayante tenaillait son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai tu&eacute;, r&eacute;p&eacute;ta Biscarre, parce qu'il s'est trouv&eacute; sur mon chemin.
+Aujourd'hui, comme autrefois, je croyais que le bourreau aurait accompli
+ma t&acirc;che en le frappant; il s'&eacute;tait &eacute;vad&eacute;, sans doute, et l'amant d&eacute;vou&eacute;
+&eacute;tait accouru vers sa ma&icirc;tresse pour lui apporter la bonne nouvelle....
+Heureusement, j'&eacute;tais l&agrave;!... et Jacques est mort!</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! prenez piti&eacute; de moi! dit Marie, qui, de ses ongles,
+meurtrissait sa poitrine.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, elle se redressa, et regardant Biscarre en face:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! assassin! s'&eacute;cria-t-elle, ach&egrave;ve ton &oelig;uvre... frappe-moi!
+maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous tuer! moi! Ah! tonnerre! vous ne me connaissez pas.... Oui, j'ai
+tu&eacute; votre amant... mais vous, Marie de Mauvillers, ce n'est pas par le
+meurtre que je me vengerai de vous...</p>
+
+<p>&mdash;Vous venger! vous parlez de vengeance!... Mais pourquoi?... que vous
+ai-je fait?...</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'elle m'a fait! cria le for&ccedil;at. Elle le demande!... Attendez,
+Marie, vous avez oubli&eacute;... mais moi, je me souviens... et puisqu'il faut
+aider votre m&eacute;moire... je vais vous satisfaire....</p>
+
+<p>La m&egrave;re, terrifi&eacute;e, avait pris son enfant dans ses bras et maintenant
+elle le ber&ccedil;ait avec le geste inconscient d'une folle...</p>
+
+<p>&mdash;Il y a de cela cinq ans, Marie de Mauvillers.... Biscarre &eacute;tait
+garde-chasse, au service de M. le comte de Mauvillers... on lui avait
+jet&eacute; un morceau de pain, par piti&eacute;... car on ne lui devait rien....
+Qu'&eacute;tait-ce apr&egrave;s tout que Biscarre?... un b&acirc;tard, moins encore, un
+enfant trouv&eacute;... Un jour, un passant l'avait ramass&eacute; sur la route, o&ugrave; il
+geignait dans un foss&eacute;... Ce fut un crime... car il e&ucirc;t mieux valu que
+l'enfant crev&acirc;t comme un chien....</p>
+
+<p>Le for&ccedil;at s'interrompit, et, de son poing lev&eacute;, sembla menacer le ciel.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute; je ne sais o&ugrave;, je ne sais comment, toujours par
+aum&ocirc;ne. Un instant, triple fou! j'avais eu la pens&eacute;e, n'&eacute;tant rien, de
+me faire quelque chose. Oui, en v&eacute;rit&eacute;, j'ai travaill&eacute;, j'ai appris, et
+quand j'allais &agrave; la ville je me disais: qui sait? peut-&ecirc;tre ta place
+est-elle marqu&eacute;e d'avance au milieu de tous ces hommes qui passent sans
+m&ecirc;me te jeter un regard? Oh! l'envie! &eacute;pouvantable passion qui &eacute;treint
+l'&acirc;me et la ronge, qui fait r&eacute;sonner sans cesse &agrave; notre oreille un glas
+sinistre, qui &eacute;tale devant vos yeux des mirages &eacute;blouissants et toujours
+effac&eacute;s!... Je ne sais devant qui, un jour, je me laissai entra&icirc;ner &agrave;
+parler de mes r&ecirc;ves d'avenir. Ah! quel &eacute;clat de rire! Toi! Biscarre! le
+mendiant, le mis&eacute;rable!... On me railla, moi! on m'insulta! Oh! de ce
+jour-l&agrave;, une haine implacable m'envahit tout entier, et c'&eacute;tait cette
+haine qui me soutenait; car sans ce but nouveau, sans cette vengeance
+&eacute;clatante qu'il me fallait tirer de ces hommes qui me m&eacute;prisaient et qui
+riaient en me regardant, je me serais tu&eacute;. M. de Mauvillers avait besoin
+d'un mendiant qui consentit &agrave; garder ses porcs. On daigna me d&eacute;signer &agrave;
+lui, il daigna me choisir. Du moins, je ne connaissais plus la faim,
+vivant et mangeant avec les b&ecirc;tes immondes. Je grandis. J'&eacute;tais devenu,
+dans mes heures de loisir, un habile jardinier. M. de Mauvillers me
+confia quelques plates-bandes. Enfin, je fus garde-chasse. C'&eacute;tait un
+m&eacute;tier de valet, vous l'avez dit. Peu m'importait; M. de Mauvillers
+m'e&ucirc;t offert d'&ecirc;tre son cocher que j'eusse accept&eacute;. Savez-vous pourquoi,
+Marie?</p>
+
+<p>Elle ne tourna pas la t&ecirc;te vers lui.</p>
+
+<p>Un fr&eacute;missement agita le corps de Biscarre; il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voulais plus quitter la maison de M. de Mauvillers; j'&eacute;tais pr&ecirc;t
+&agrave; subir tous les d&eacute;dains, &agrave; me courber sous toutes les humiliations,
+parce que....</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta encore, puis avec un geste violent:</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, s'&eacute;cria-t-il, moi, Biscarre, le porcher, le mendiant, le
+b&acirc;tard... je vous aimais, vous, fille du comte de Mauvillers....</p>
+
+<p>Une exclamation de d&eacute;go&ucirc;t s'&eacute;chappa des l&egrave;vres de Marie, qui cacha son
+front dans ses mains...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! taisez-vous!... continua Biscarre dont les dents grin&ccedil;aient avec
+un bruit sinistre.</p>
+
+<p>Puis, apr&egrave;s un silence:</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, que m'importe! insultez-moi... je tiens ma revanche, et je
+vous jure qu'elle sera terrible, si terrible que dans vos r&ecirc;ves vous
+n'avez jamais pu la pr&eacute;voir.... Oui, je vous aimais.... Quand vous
+passiez, je me tapissais dans les broussailles... et je vous
+regardais!... j'&eacute;tais fou.... Comment, alors que dans nos bois vous
+alliez sans d&eacute;fiance, ne me suis-je pas jet&eacute; sur vous, pour vous
+emporter dans mon repaire?... je n'en sais rien! et pourtant mes tempes
+bourdonnaient, un voile rouge couvrait mes yeux.... Quand vous n'&eacute;tiez
+plus l&agrave;, je me tordais sur le sable que je mordais!... Oh! que cette
+torture fut longue! Je luttais... je voulais m'enfuir. Mais une force
+plus puissante que ma volont&eacute; me retenait aupr&egrave;s de vous.... Un jour
+enfin, je sentis que je n'avais plus le courage de combattre... Marie de
+Mauvillers, avez-vous oubli&eacute; ce qui s'est pass&eacute; ce jour-l&agrave;?</p>
+
+<p>Elle ne r&eacute;pondit pas. Seulement son regard se croisa avec celui du
+for&ccedil;at.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &eacute;tiez entr&eacute;e dans un des pavillons de chasse... votre s&oelig;ur
+Mathilde s'&eacute;tait &eacute;loign&eacute;e... moi, stupide, j'errais autour de la
+maison... en songeant &agrave; vous... en r&eacute;p&eacute;tant: Je l'aime! je l'aime!...
+Tout &agrave; coup, j'entendis du bruit... je me blottis dans un fourr&eacute;... et
+alors!... terre et ciel!... comment la foudre ne m'a-t-elle pas
+&eacute;cras&eacute;?... Un homme sortait du pavillon... et cet homme, c'&eacute;tait
+Jacques, oui, Jacques de Costebelle qui trahissait son bienfaiteur, qui
+lui volait sa fille.... Jacques enfin, votre amant.... Je m'appuyai &agrave; un
+arbre pour ne pas tomber... j'&eacute;tais sans armes!... Ah! comme je l'aurais
+tu&eacute; avec joie.... Il s'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; &eacute;loign&eacute; que j'&eacute;tais encore l&agrave;,
+haletant, l'&eacute;cume aux l&egrave;vres.... Alors je ne sais quelle force m'a
+pouss&eacute;... je suis entr&eacute; dans le pavillon.... Vous &eacute;tiez l&agrave;, agenouill&eacute;e,
+priant... pour lui? n'est-ce pas!... Que vous ai-je dit?... est-ce que
+je m'en souviens?... c'&eacute;tait toute ma vie, c'&eacute;tait mon sang, mon &acirc;me que
+je mettais &agrave; vos pieds!... Et vous!... oh! cela est horrible!... on e&ucirc;t
+dit, sur ma parole, que vous ne m'aviez pas compris... Vous vous &ecirc;tes
+relev&eacute;e... lentement... puis de la main me d&eacute;signant la porte: &laquo;Sortez!&raquo;
+avez-vous dit. Oui, &laquo;sortez!&raquo; comme tout &agrave; l'heure. Mais alors, j'&eacute;tais
+votre esclave.... Sur un mot tomb&eacute; de vos l&egrave;vres, j'aurais vol&eacute;...
+j'aurais tu&eacute;!... Aujourd'hui, c'est autre chose... j'&eacute;tais le valet...
+vous &eacute;tiez la ma&icirc;tresse. Aujourd'hui, je suis le ma&icirc;tre et vous &ecirc;tes
+l'esclave!...</p>
+
+<p>La fureur de cet homme &eacute;tait grandiose, &agrave; force d'exc&egrave;s. Et r&eacute;ellement,
+en le regardant, on se f&ucirc;t demand&eacute; si ces yeux &eacute;tincelants, si cette
+bouche &eacute;cumante &eacute;taient les yeux et les l&egrave;vres d'un martyr ou bien d'un
+fou.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait&mdash;comme il l'avait rappel&eacute; tout &agrave; l'heure&mdash;un b&acirc;tard inconnu, un
+enfant ramass&eacute; au bord d'une route.... D'o&ugrave; venait-il donc? et quel sang
+coulait dans ses veines?...</p>
+
+<p>Parfois l'horrible confine au sublime. Biscarre, hideux de col&egrave;re, &eacute;tait
+presque beau.</p>
+
+<p>&Eacute;cras&eacute;e sous cet anath&egrave;me, sous ces impr&eacute;cations qui sortaient de sa
+poitrine comme un rugissement, Marie &eacute;tait retomb&eacute;e... serrant plus
+convulsivement contre sa poitrine le petit enfant qui vagissait
+douloureusement.</p>
+
+<p>Biscarre s'&eacute;tait tu.</p>
+
+<p>Elle n'eut pas le courage de l'interroger.</p>
+
+<p>Elle attendait.</p>
+
+<p>Lui, pressa sur son front ses deux mains qui se mouill&egrave;rent d'une sueur
+br&ucirc;lante. Il avait peine &agrave; se tenir debout: la congestion des violences
+emplissait les lobes de son cerveau et troublait ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je me souviens, reprit-il enfin, j'ai pri&eacute;, j'ai suppli&eacute;, je me
+suis tra&icirc;n&eacute; &agrave; vos genoux en vous criant: Ne me chassez pas! je me
+cacherai... je me tairai... et ma seule joie sera de vous voir
+passer.... Mais, implacable, vous &ecirc;tes rest&eacute;e sourde &agrave; mes
+supplications... et le soir m&ecirc;me, j'&eacute;tais chass&eacute; de la maison de M. de
+Mauvillers. Oh! cette fois, je n'eus plus qu'une pens&eacute;e... me venger....
+Comment! voil&agrave; ce que je cherchais....</p>
+
+<p>Il eut un rire m&eacute;chant</p>
+
+<p>&mdash;Je n'avais pas alors l'exp&eacute;rience acquise depuis. Je ne savais pas
+encore ce que c'est de souffrir et de faire souffrir.... Mon plan se
+r&eacute;sumait en un seul mot: Tuer! tuer votre amant, vous tuer et me tuer
+apr&egrave;s! Mais d&egrave;s la premi&egrave;re tentative, vous savez ce qui se passa.... Je
+m'&eacute;tais gliss&eacute; dans la maison pour surprendre Jacques de Costebelle et
+le frapper au c&oelig;ur... Je fus surpris par les valets. Je m'&eacute;tais
+introduit par effraction... c'&eacute;tait la nuit, j'&eacute;tais arm&eacute;... je fus
+accus&eacute; de tentative de vol avec circonstance aggravante. Pourquoi ne me
+condamna-t-on pas &agrave; mort<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Note_1_1" class="fnanchor">[1]</a>? Je n'en sais rien... ou plut&ocirc;t je dus cette
+indulgence de mes juges, de M. de Mauvillers lui-m&ecirc;me, au repentir que
+je manifestai devant le tribunal. Ils y crurent, les na&iuml;fs! et je fus
+envoy&eacute; au bagne.... Maintenant, je me suis &eacute;vad&eacute;, et je viens r&eacute;gler mes
+comptes.... J'ai commenc&eacute;... Le hasard m'a servi... j'ai tu&eacute; M. de
+Costebelle.... A votre tour!</p>
+
+<p>Marie se redressa sous cette menace directe: puisque c'&eacute;tait la mort,
+in&eacute;vitable, horrible, du moins elle voulait tomber sans l&acirc;chet&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Tuez-moi donc! dit-elle froidement</p>
+
+<p>Biscarre la regarda en ricanant. Puis, d&eacute;signant de la main son enfant
+qu'elle pressait dans ses bras:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! et l'enfant? fit-il.</p>
+
+<p>Marie poussa un cri de supr&ecirc;me angoisse.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous n'oseriez pas toucher &agrave; cette pauvre cr&eacute;ature!</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;!... et pourquoi donc?...</p>
+
+<p>&mdash;Non! c'est impossible! criait la pauvre femme, tordue dans les
+convulsions de l'&eacute;pouvante. C'est moi seule qu'il faut frapper!... c'est
+moi seule qui vous ai insult&eacute;, qui vous ai chass&eacute;!... Pourquoi
+puniriez-vous le petit &ecirc;tre pour la faute de sa m&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Bah! n'est-il pas le fils de Jacques?</p>
+
+<p>Maintenant elle se tra&icirc;nait aux pieds du mis&eacute;rable:</p>
+
+<p>&mdash;Frappez-moi! je vous en supplie! mais &eacute;pargnez mon enfant.... Ma vie
+pour racheter la sienne....</p>
+
+<p>Biscarre, au lieu de r&eacute;pondre, &eacute;tendit les bras comme pour se saisir de
+l'enfant...</p>
+
+<p>Marie bondit en arri&egrave;re, lui faisant un rempart de son corps. Biscarre
+s'arr&ecirc;ta. Il y eut un moment d'horrible silence. De ses yeux hagards, la
+pauvre femme interrogeait ce visage sur lequel apparaissaient les
+sentiments de la haine et de la fureur....</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, Biscarre dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le tuerai pas!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Dieu soit b&eacute;ni! cria Marie.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous h&acirc;tez pas de vous r&eacute;jouir.... Car peut-&ecirc;tre, plus tard,
+pleurerez-vous, en comprenant qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il f&ucirc;t
+mort!...</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire? s'&eacute;cria Marie.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;! avez-vous donc cru &agrave; un rayon de piti&eacute;?... Ce serait trop
+de folie!... Avez-vous eu piti&eacute; de moi jadis?...</p>
+
+<p>&mdash;Mais... que pr&eacute;tendez-vous donc? fit Marie, saisie par un nouvel
+effroi...</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous le dire, Marie de Mauvillers.... Je sais que la mort
+n'est pas une vengeance suffisante.... Vous, morte!... l'enfant mort!
+apr&egrave;s? que me resterait-il, &agrave; moi? Je veux, au contraire, pendant
+longtemps, bien longtemps, savourer cette vengeance qui est aujourd'hui
+et qui sera dans l'avenir toute ma vie!...</p>
+
+<p>&mdash;Mais parlez! parlez donc!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous tuerai pas, dit Biscarre. Je ne tuerai pas votre enfant....
+Seulement...</p>
+
+<p>&mdash;Achevez!</p>
+
+<p>&mdash;Marie de Mauvillers, reprit lentement Biscarre, avez-vous parfois
+entendu parler de ces hommes qui, d&eacute;clarant la guerre &agrave; l'humanit&eacute; tout
+enti&egrave;re, se mettent en lutte ouverte contre la soci&eacute;t&eacute;?... Ils marchent
+dans la vie comme &agrave; travers un champ de bataille, frappant &agrave; la fois
+amis et ennemis, d&eacute;pouillant les vivants et les morts.... Ces
+hommes-l&agrave;, le peuple les appelle des bandits... Un jour vient o&ugrave; devant
+eux se dresse la loi, qui les saisit &agrave; la gorge et les jette &agrave;
+l'&eacute;chafaud des voleurs et des assassins...</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mon Dieu! quelle est cette &eacute;pouvantable raillerie? r&acirc;lait
+Marie, qui se sentait devenir folle.</p>
+
+<p>&mdash;Ces hommes-l&agrave;, continuait Biscarre, sont attach&eacute;s au pilori
+d'infamie... leur nom reste en ex&eacute;cration dans la m&eacute;moire des m&egrave;res...
+et n'est prononc&eacute; qu'avec terreur!... Eh bien! femme qui m'as insult&eacute;,
+qui m'as couvert de ton m&eacute;pris, femme qui m'as pouss&eacute; au mal, au bagne,
+voil&agrave; ce que je ferai de ton enfant...</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous! par gr&acirc;ce!...</p>
+
+<p>&mdash;Non, point de gr&acirc;ce! Oui, ton enfant vivra, Marie de Mauvillers, mais
+loin de toi... tu ignoreras o&ugrave; il est... et pendant de longues ann&eacute;es tu
+pleureras en pronon&ccedil;ant tout bas son nom.... Mais un jour la rumeur
+indign&eacute;e de la foule portera jusqu'&agrave; toi, dans une clameur furieuse, le
+nom d'un mis&eacute;rable qu'attendra le bourreau. On te racontera la liste de
+ses forfaits, que tu &eacute;couteras en frissonnant.... Alors, moi, Biscarre,
+je para&icirc;trai devant toi, et je te dirai: Marie de Mauvillers, sais-tu
+quel est cet homme dont la t&ecirc;te va rouler tout &agrave; l'heure sur
+l'&eacute;chafaud?... cet homme, c'est ton fils!...</p>
+
+<p>&mdash;Piti&eacute;! Vous ne ferez pas cela!...</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; ma vengeance.... Cet enfant m'appartient d&eacute;sormais... c'est moi
+qui le guiderai sur la route inf&acirc;me!... Ne cherchez pas &agrave; combattre ma
+r&eacute;solution, elle est irr&eacute;vocable.... Le fils de Jacques de Costebelle et
+de Marie de Mauvillers est condamn&eacute;... tu ne le reverras plus qu'une
+fois... en place de Gr&egrave;ve!...</p>
+
+<p>Devant cette monstrueuse &eacute;vocation, Marie &eacute;tait rest&eacute;e foudroy&eacute;e.</p>
+
+<p>Biscarre s'approcha.</p>
+
+<p>Par un dernier effort, elle serra contre sa poitrine l'enfant qui
+dormait... mais elle vit les mains du mis&eacute;rable s'avancer vers elle,
+saisir la pauvre cr&eacute;ature....</p>
+
+<p>Elle poussa un cri terrible, et mourante, morte peut-&ecirc;tre, elle tomba &agrave;
+la renverse sur le sol de la masure.</p>
+
+<p>Biscarre enveloppa l'enfant dans son manteau.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir! Marie, s'&eacute;cria-t-il.</p>
+
+<p>Et il s'&eacute;lan&ccedil;a dehors.</p>
+
+<p>Diouloufait l'attendait: la vieille Bertrade gisait inanim&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;En route! fit Biscarre.</p>
+
+<p>Les deux hommes s'enfonc&egrave;rent dans la nuit...</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h2>
+
+<h3>LA PAROLE DONN&Eacute;E</h3>
+
+
+<p>Six heures venaient de sonner.</p>
+
+<p>Dans la prison de la Grosse-Tour, un homme &eacute;tait assis sur un banc de
+pierre, s'accoudant au parapet qui dominait la rade.</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave;, glissant sur la mer, une lueur blafarde annon&ccedil;ait le jour. Les
+nuages avaient &eacute;t&eacute; chass&eacute;s par le vent plus violent et plus froid.</p>
+
+<p>On entendait le cri des sentinelles. Tout &agrave; coup, un reflet rouge
+&eacute;claira le ciel, un coup de canon retentit.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! encore une &eacute;vasion! murmura l'homme.</p>
+
+<p>Deux autres d&eacute;tonations &eacute;clat&egrave;rent. On venait de constater au bagne la
+disparition de Biscarre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le jour aux &eacute;vasions! ajouta Pierre Lamalou en haussant les
+&eacute;paules.</p>
+
+<p>Il se pencha vers la rade, plongeant son regard dans la profondeur unie
+et noir&acirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! un for&ccedil;at de perdu, un de retrouv&eacute;. Mon brave Lamalou, on te fait
+de la place.</p>
+
+<p>Il passa sur ses yeux sa main large et velue. Une grosse larme roula sur
+sa barbe inculte.</p>
+
+<p>&mdash;Tu pleures, vieille b&ecirc;te! fit-il. Ah &ccedil;&agrave;! est-ce que par hasard tu
+t'&eacute;tais figur&eacute; que M. de Costebelle reviendrait?... Tu es encore bien
+niais pour ton &acirc;ge... et puis, &agrave; sa place, qu'est-ce que tu aurais
+fait?...</p>
+
+<p>Il se tut, comme s'il s'interrogeait au plus profond de sa conscience.</p>
+
+<p>&mdash;Je serais revenu, murmura-t-il. Parce que le pauvre Lamalou a femme et
+enfants.</p>
+
+<p>Il secoua la cendre de sa pipe sur son ongle.</p>
+
+<p>&mdash;Baste! ce qui est fait est fait.... Il est jeune, je suis presque
+vieux, c'est justice.</p>
+
+<p>Il se livrait un singulier combat dans l'&acirc;me du ge&ocirc;lier. Non, il ne
+regrettait pas ce qu'il avait fait, car il aimait Jacques comme son
+propre enfant. Au moment o&ugrave; le jeune homme avait disparu par la
+meurtri&egrave;re, le sacrifice &eacute;tait fait.</p>
+
+<p>Et pourtant ce qui blessait Lamalou, c'&eacute;tait que Jacques lui e&ucirc;t donn&eacute;
+sa parole d'honneur qu'il reviendrait. Est-ce que Pierre, une fois
+d&eacute;cid&eacute;, l'e&ucirc;t emp&ecirc;ch&eacute; de partir? Donc, ce mensonge &eacute;tait inutile.</p>
+
+<p>Lamalou n'aimait pas que Jacques e&ucirc;t menti.</p>
+
+<p>Les honn&ecirc;tes gens ont dans l'&acirc;me un besoin d'estime pour ceux qu'ils
+aiment.</p>
+
+<p>Et cependant l'heure passait.</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave; la prison s'animait.</p>
+
+<p>Les sentinelles avaient &eacute;t&eacute; relev&eacute;es.</p>
+
+<p>En vain Lamalou, presque sans se rendre compte de ce qu'il faisait,
+pr&ecirc;tait l'oreille, attendant qu'un cri, un appel lui rend&icirc;t le repos.</p>
+
+<p>Pauvre homme! il pensait &agrave; sa femme, &agrave; ses petits enfants qui, le
+lendemain, demanderaient o&ugrave; &eacute;tait leur p&egrave;re.</p>
+
+<p>Il se disait aussi que peut-&ecirc;tre on aurait piti&eacute; de lui. Peut-&ecirc;tre ne
+ferait-on pas retomber sur lui la responsabilit&eacute; de l'&eacute;vasion....</p>
+
+<p>Certes, si on e&ucirc;t v&eacute;cu en des temps moins troubl&eacute;s, la chose e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+possible. Mais il s'agissait de politique. En fait de droit commun, on
+peut encore compter sur l'indulgence, sur ces sentiments d'humanit&eacute; qui
+restent au fond de toute &acirc;me. Mais en fait de guerre civile!...
+N'insistons pas.</p>
+
+<p>Lamalou n'&eacute;tait pas un niais. Dans la sph&egrave;re &eacute;troite o&ugrave; il avait v&eacute;cu,
+en face de la mer, il avait appris &agrave; conna&icirc;tre les hommes.</p>
+
+<p>Il se savait perdu.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a y est! murmura-t-il.</p>
+
+<p>Il &eacute;teignit sa pipe, ajusta son manteau, poussa un hem! hem! pour se
+donner du c&oelig;ur, et, d'un pas ferme, il se dirigea vers le cachot du
+condamn&eacute;.</p>
+
+<p>L&agrave; m&ecirc;me, avant d'ouvrir la porte, il eut une seconde d'h&eacute;sitation.
+Certes, il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; bien surpris de trouver Jacques. Et pourtant!</p>
+
+<p>Il ouvrit. Le cachot &eacute;tait vide.</p>
+
+<p>A ce moment, Lamalou entendit dans le couloir l'&eacute;cho des pas qui
+s'approchaient, puis le bruit des crosses tombant sur le sol.</p>
+
+<p>Il vint &agrave; la porte et se trouva en face d'un officier.</p>
+
+<p>&mdash;Nous venons chercher le prisonnier, dit l'officier.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas sept heures, balbutia Lamalou.</p>
+
+<p>Et, comme pour lui donner un d&eacute;menti, l'horloge de la grosse tour
+commen&ccedil;a &agrave; tinter.</p>
+
+<p>Six... sept.... C'&eacute;tait bien l'heure.</p>
+
+<p>Lamalou eut un tressaillement et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Le prisonnier s'est &eacute;vad&eacute;...</p>
+
+<p>Une minute apr&egrave;s, tout le monde officiel &eacute;tait aux abois.</p>
+
+<p>On examinait la meurtri&egrave;re. On s'exclamait sur la force de celui qui
+avait bris&eacute; cette &eacute;norme barre de fer.</p>
+
+<p>Mais une voix dit:</p>
+
+<p>&mdash;Le peloton d'ex&eacute;cution attend &agrave; l'esplanade. Il faut conduire le
+ge&ocirc;lier jusque-l&agrave;.</p>
+
+<p>Lamalou frissonna.</p>
+
+<p>Il baissa la t&ecirc;te et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Allons!</p>
+
+<p>On le pla&ccedil;a entre deux soldats.</p>
+
+<p>Le sinistre cort&egrave;ge se mit en marche.</p>
+
+<p>Quand on sortit de la prison, Lamalou eut comme un &eacute;blouissement. Le
+jour &eacute;tait venu et le frappait en plein visage.</p>
+
+<p>On parvint &agrave; l'esplanade.</p>
+
+<p>La foule&mdash;il y a toujours des curieux pour ces horribles
+spectacles&mdash;occupait les avenues qui entourent le parall&eacute;logramme.</p>
+
+<p>On avait requis les troupes qui gardent le bagne.</p>
+
+<p>De plus, par une sorte de raffinement, un groupe de for&ccedil;ats avait &eacute;t&eacute;
+amen&eacute; pour assister &agrave; l'ex&eacute;cution.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait chose atroce que cet accouplement monstrueux. D'un c&ocirc;t&eacute;, les
+soldats qui repr&eacute;sentaient la France; de l'autre, les bonnets verts.</p>
+
+<p>Lamalou s'avan&ccedil;ait.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, l'officier qui conduisait l'escouade fit un signe. Et un
+capitaine se d&eacute;tacha pour s'approcher de lui.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; est le condamn&eacute;? demanda le capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;vad&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Qui l'a fait &eacute;vader?</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme.</p>
+
+<p>Il d&eacute;signa Lamalou.</p>
+
+<p>Le capitaine &eacute;tait un de ces officiers de la Restauration qui avaient
+gagn&eacute; leur grade au prix des trahisons de Francfort et de Fribourg.</p>
+
+<p>L'attentat lui parut monstrueux.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut le b&acirc;tonner.</p>
+
+<p>Lamalou frissonna.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis les tribunaux feront justice de ce mis&eacute;rable, qu'on enverra au
+bagne.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... commen&ccedil;a Lamalou.</p>
+
+<p>&mdash;Assez! fit l'autre, qui avait &agrave; peine trente ans.</p>
+
+<p>Il se tourna vers le groupe des for&ccedil;ats:</p>
+
+<p>&mdash;Un homme de bonne volont&eacute;! dit-il.</p>
+
+<p>Le garde-chiourme demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire?</p>
+
+<p>&mdash;Pour b&acirc;tonner ce tra&icirc;tre.... Il faut faire un exemple... Il a fait
+&eacute;vader le condamn&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Bien.</p>
+
+<p>Le garde-chiourme parla aux for&ccedil;ats.</p>
+
+<p>L'un d'eux, esp&egrave;ce de colosse, se d&eacute;tacha.</p>
+
+<p>Deux autres vinrent se placer aux c&ocirc;t&eacute;s de Lamalou.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, dit le capitaine.</p>
+
+<p>D'un seul effort, Lamalou fut renvers&eacute;. Il ne se d&eacute;fendait pas,
+d'ailleurs.</p>
+
+<p>Il pensait &agrave; sa maison, o&ugrave;, en ce moment m&ecirc;me, on disait:</p>
+
+<p>&mdash;Il va venir.</p>
+
+<p>Le for&ccedil;at qui allait faire fonction d'ex&eacute;cuteur avait &agrave; la main une
+corde, &agrave; laquelle il avait fait trois n&oelig;uds &eacute;normes.</p>
+
+<p>On d&eacute;pouilla Lamalou de ses v&ecirc;tements. Les &eacute;paules velues parurent,
+rouges sous l'aurore blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Un mot, dit le capitaine: veux-tu avouer pourquoi et comment tu as
+fait &eacute;vader le prisonnier?</p>
+
+<p>Lamalou eut un sursaut.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien &agrave; dire. Il s'est &eacute;vad&eacute; seul.</p>
+
+<p>&mdash;Tu mens!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis vous r&eacute;pondre. Vous me tenez, tuez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Frappe, dit l'officier au for&ccedil;at.</p>
+
+<p>La corde siffla dans l'air et s'abattit avec un bruit mat sur les
+&eacute;paules de Pierre, qui poussa un cri.</p>
+
+<p>Il n'&eacute;tait pas forc&eacute; d'&ecirc;tre sto&iuml;que.</p>
+
+<p>Et c'&eacute;tait une horrible douleur.</p>
+
+<p>Trois fois la corde siffla dans l'air. Trois fois elle retomba sur les
+chairs, qui s'affaiss&egrave;rent.</p>
+
+<p>Le sang jaillit.</p>
+
+<p>A ce moment, un homme livide, couvert de sang, s'&eacute;lan&ccedil;a sur l'esplanade.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Jacques!</p>
+
+<p>&mdash;Arr&ecirc;tez! cria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Jacques! fit Lamalou, ah! l'imb&eacute;cile!</p>
+
+<p>Disant cela, il pleurait. Et il &eacute;tait bien heureux, Jacques &eacute;tait un
+honn&ecirc;te homme.</p>
+
+<p>Mais cette plaie en pleine poitrine...</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit Jacques &agrave; l'officier, je me suis &eacute;vad&eacute; sans que cet
+homme en s&ucirc;t rien. Me voici!</p>
+
+<p>Il chancelait.</p>
+
+<p>Il s'approcha de Pierre:</p>
+
+<p>&mdash;Ami, dit-il, si je ne suis pas venu plus t&ocirc;t, c'est qu'on m'a
+assassin&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Qui?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas; mais, d&egrave;s que tu seras libre, cours aux gorges
+d'Ollioules, vois Marie, et, je t'en supplie, prot&eacute;ge mon enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne fallait pas revenir.</p>
+
+<p>&mdash;Jure &agrave; ton tour de te d&eacute;vouer &agrave; mon enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Je tiendrai ce serment comme vous avez tenu le v&ocirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Merci.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit Jacques &agrave; l'officier, je vous appartiens....</p>
+
+<p>Le capitaine &eacute;tait p&acirc;le.</p>
+
+<p>Il devinait un drame terrible.</p>
+
+<p>Fusiller cet homme demi-mort, c'&eacute;tait presque un crime.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? fit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Costebelle, commen&ccedil;a l'officier....</p>
+
+<p>Jacques s'avan&ccedil;a vers les soldats et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis, mes fr&egrave;res, je tombe pour la France et la libert&eacute;...
+Ob&eacute;issez &agrave; vos chefs.... Le martyr vous pardonne...</p>
+
+<p>&mdash;En joue! cria l'officier.</p>
+
+<p>A ce moment, Jacques &eacute;tendit les bras en avant, puis il tomba d'un seul
+coup, comme une masse....</p>
+
+<p>Il &eacute;tait mort.</p>
+
+<p>Les soldats n'avaient pas tir&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Jacques de Costebelle, murmura Lamalou, vous &ecirc;tes un homme de c&oelig;ur...
+d&eacute;sormais je vous appartiens....</p>
+
+<p>Et, se baissant sur le cadavre, il l'entoura de ses bras et le baisa au
+front.</p>
+
+<p>L'officier avait d&eacute;tourn&eacute; la t&ecirc;te.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="PREMIERE_PARTIE" id="PREMIERE_PARTIE"></a>PREMI&Egrave;RE PARTIE</h2>
+
+<h2>LE CLUB DES MORTS</h2>
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IB" id="IB"></a>I.</h2>
+
+<h3>SALONS ET MANSARDES</h3>
+
+
+<p>On &eacute;tait au mois de janvier 184...</p>
+
+<p>Le vent d'hiver, &acirc;pre et froid, sifflait sur Paris. Depuis plusieurs
+jours, la neige, qui &eacute;tait tomb&eacute;e en abondance, &eacute;tendait sur la ville
+son linceul sinistre, moulant son corps &eacute;norme comme fait le drap aux
+membres d'un cadavre.</p>
+
+<p>Les maisons, avec leurs toits blancs, ressemblaient &agrave; ces mausol&eacute;es qui
+se d&eacute;coupent, la nuit, dans les champs de repos, sous la lueur blafarde
+de la lune.</p>
+
+<p>Nul bruit dans les rues. D&eacute;j&agrave; minuit avait sonn&eacute; depuis longtemps, et
+les voitures, tra&icirc;n&eacute;es &agrave; grand'peine par les chevaux qui glissaient,
+avaient regagn&eacute; les remises. Point de passants. Les lanternes de gaz
+projetaient, &agrave; travers une sorte de bu&eacute;e, leur reflet rouge&acirc;tre. Et, par
+crainte du froid, la ville semblait s'&ecirc;tre repli&eacute;e sur elle-m&ecirc;me, se
+cachant sous la nappe glac&eacute;e comme l'enfant se blottit sous les
+courtines de son lit.</p>
+
+<p>Cependant, &agrave; quelques rares fen&ecirc;tres, on apercevait de la lumi&egrave;re, soit
+filtrant &agrave; travers les &eacute;pais rideaux retombant en plis lourds, soit
+&eacute;clairant la triste mansarde sur son cadre de neige.</p>
+
+<p>Ici le bal, l&agrave; le travail; en bas le luxe avec toutes ses richesses,
+riant sous ses tentures de velours et s'&eacute;chauffant &agrave; l'&eacute;norme foyer dont
+l'&eacute;clat se confond avec celui des bougies et des lustres.... En haut, la
+mis&egrave;re grelottante, se courbant sous la bise qui souffle &agrave; travers les
+ais mal joints.</p>
+
+<p>Le passant qui se f&ucirc;t arr&ecirc;t&eacute; devant la maison qui portait le n&deg; 20 de la
+rue de Seine, si peu philosophe qu'il f&ucirc;t, aurait pu, en levant les
+yeux, laisser &eacute;chapper cette remarque.</p>
+
+<p>Une file de voitures &eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;e devant la grande porte. Les chevaux,
+gras et bien nourris, sommeillaient sous leurs couvertures &eacute;paisses,
+tandis que les cochers, qui se relayaient d'heure en heure pour la garde
+des &eacute;quipages, se promenaient deux &agrave; deux, emmitoufl&eacute;s dans leurs
+&eacute;normes carricks &agrave; fourrures.</p>
+
+<p>Au premier &eacute;tage, les hautes fen&ecirc;tres se dessinaient dans la fa&ccedil;ade de
+pierre, &eacute;clair&eacute;es d'un reflet rouge&acirc;tre, tandis que le son des
+instruments, sonnant joyeusement, &eacute;veillait les &eacute;chos de la rue
+silencieuse.</p>
+
+<p>Puis, tout au fa&icirc;te de cette m&ecirc;me maison, &agrave; une sorte d'&oelig;il-de-b&oelig;uf
+s'arrondissant sur la d&eacute;clivit&eacute; du toit, on distinguait, comme une
+&eacute;toile obscurcie par un nuage, un point lumineux qui s'&eacute;chappait d'une
+lampe fumeuse.</p>
+
+<p>C'est d'abord dans cette mansarde que nous p&eacute;n&eacute;trerons.</p>
+
+<p>La mansarde! nos p&egrave;res l'ont chant&eacute;e. Et elle appara&icirc;t &agrave; notre
+imagination, &eacute;clair&eacute;e par les rayons du soleil levant, &eacute;gay&eacute;e par la
+jeunesse et l'esp&eacute;rance, avec son jardinet pench&eacute; sur la goutti&egrave;re et
+ses fleurs qui s'ouvrent aux premi&egrave;res effluves du printemps....</p>
+
+<p>O po&euml;tes! c'est l&agrave; le r&ecirc;ve, mais voici la r&eacute;alit&eacute;.</p>
+
+<p>Quatre murs &agrave; peine cr&eacute;pis, laissant voir sous le pl&acirc;tre qui s'effrite
+la charpente du toit: le plafond qui se baisse comme pour &eacute;craser
+lentement, l'air qui manque, la lumi&egrave;re avarement mesur&eacute;e, la fen&ecirc;tre
+mal ferm&eacute;e et craquant au vent d'hiver qui la secoue....</p>
+
+<p>Pour mobilier, un grabat gisant &agrave; terre comme un mendiant de Goya dans
+ses haillons, une table couverte de papiers, de dessins inachev&eacute;s; sur
+un chevalet boiteux, une toile &eacute;bauch&eacute;e.</p>
+
+<p>Et au milieu de ce d&eacute;sordre mis&eacute;rable, un homme affaiss&eacute; sur une chaise
+de paille, s'enveloppant dans une mauvaise couverture sous laquelle il
+frissonne.</p>
+
+<p>L'homme &eacute;tait jeune, vingt-cinq ans &agrave; peine.</p>
+
+<p>Une for&ecirc;t de cheveux noirs et boucl&eacute;s couvrait son front large, ses
+traits, amaigris par la souffrance ou par l'exc&egrave;s de travail, avaient
+une remarquable finesse. Sa bouche, aux l&egrave;vres p&acirc;les, &eacute;tait contract&eacute;e
+par le sourire d'une douloureuse ironie....</p>
+
+<p>A ce moment, le bruit des instruments, montant de l'&eacute;tage inf&eacute;rieur, lui
+apporta, vibrante et joyeuse, la m&eacute;lodie d'une valse.</p>
+
+<p>Il se leva brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Assez! murmura-t-il. Je ne puis plus, je ne veux plus souffrir...
+puisque la vie ne veut pas de moi; puisque, alors m&ecirc;me que j'&eacute;prouve
+toutes les tortures du froid et de la faim, elle me jette ses &eacute;chos de
+bonheur comme une derni&egrave;re insulte, j'irai chercher dans la mort un
+refuge supr&ecirc;me....</p>
+
+<p>Il s'approcha de la toile &eacute;bauch&eacute;e, et prenant sa lampe entre ses doigts
+amaigris:</p>
+
+<p>&mdash;Et pourtant, continua-t-il, que de fois j'ai r&ecirc;v&eacute;, moi aussi, au
+bonheur... &agrave; la gloire!... que de fois, dans la fi&egrave;vre du travail, j'ai
+aper&ccedil;u dans un lointain mirage l'avenir qui me souriait.... Allons! n'y
+songeons plus! il faut en finir....</p>
+
+<p>Il revint vers la table, et &eacute;cartant quelques papiers, il prit un
+manuscrit sur lequel se d&eacute;tachaient ces deux mots: <i>Mon Histoire</i>.</p>
+
+<p>Sans plus prononcer une seule parole, il roula les feuilles dans une
+large enveloppe, la serra au moyen d'un ruban, puis, au point de
+jonction, il appliqua un large cachet de cire noire.</p>
+
+<p>Prenant alors une plume, il &eacute;crivit ces lignes:</p>
+
+<p>&laquo;Vous qui avez trouv&eacute; mon cadavre, je vous l&egrave;gue ce manuscrit.
+Puisse-t-il vous servir d'exemple et vous inspirer quelque piti&eacute; pour
+celui qui est mort, las de la lutte et de la souffrance...&raquo;</p>
+
+<p>Il pla&ccedil;a le rouleau bien en vue.</p>
+
+<p>Puis, rejetant la couverture qu'il avait attach&eacute;e autour de lui pour se
+garantir du froid, il boutonna soigneusement la redingote &eacute;triqu&eacute;e et
+us&eacute;e qui composait toute sa garde-robe. Il prit son chapeau, qu'il
+enfon&ccedil;a sur son front d'un mouvement sec.</p>
+
+<p>Encore une fois il jeta les yeux autour de lui.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre cherchait-il un dernier encouragement. Peut-&ecirc;tre se disait-il
+que tout &agrave; coup une voix allait s'&eacute;lever, qui lui crierait de prendre
+courage....</p>
+
+<p>Fol espoir! Seule, la mis&egrave;re froide et hideuse r&eacute;pondit &agrave; ce regard
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>Il passa sa main sur ses yeux. Puis, avec un regard navr&eacute;, il mit la
+main sur la serrure.</p>
+
+<p>Il se trouvait sur l'escalier. C'&eacute;tait la route de la mort qui
+commen&ccedil;ait. Chaque marche qu'il franchissait l'entra&icirc;nait vers le
+gouffre du suicide.</p>
+
+<p>L'&eacute;tage qui conduisait &agrave; la mansarde, &eacute;troit et glissant, conduisait,
+apr&egrave;s une trentaine de degr&eacute;s, dans le grand escalier, auquel il
+acc&eacute;dait par une porte basse.</p>
+
+<p>Jusque-l&agrave; il avait march&eacute; dans l'obscurit&eacute;, s'appuyant au mur pour se
+guider.</p>
+
+<p>Mais tout &agrave; coup il se trouva inond&eacute; de lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>Pour les heureux d'en bas, l'escalier avait &eacute;t&eacute; orn&eacute; de fleurs; un &eacute;pais
+tapis couvrait les degr&eacute;s, amortissant le bruit des pas. Des lampad&egrave;res,
+fix&eacute;s aux murailles, jetaient les feux crois&eacute;s des bougies roses.</p>
+
+<p>Le jeune homme s'arr&ecirc;ta un instant, comme &eacute;bloui, et, par un mouvement
+en quelque sorte involontaire, il aspira longuement cette atmosph&egrave;re
+chaude et charg&eacute;e de senteurs.</p>
+
+<p>Et puis un singulier sentiment de honte s'imposait &agrave; lui.</p>
+
+<p>S'&eacute;tant pench&eacute; sur la rampe, il percevait le bruit que faisaient en
+causant les laquais, group&eacute;s dans les antichambres. Evidemment il y
+avait des portes ouvertes.</p>
+
+<p>Il lui fallait donc passer, lui, le d&eacute;sh&eacute;rit&eacute; de toute joie, le
+mis&eacute;rable &agrave; peine v&ecirc;tu, devant ces hommes qui chuchoteraient en se
+poussant du coude, et dont peut-&ecirc;tre les rires &agrave; peine &eacute;touff&eacute;s
+parviendraient jusqu'&agrave; son oreille.</p>
+
+<p>Bien qu'il f&ucirc;t d&eacute;cid&eacute; &agrave; mourir, il reculait devant cette souffrance
+d'amour-propre. Passer &agrave; travers cette splendeur pour aller aux t&eacute;n&egrave;bres
+du tombeau lui semblait plus atroce encore.</p>
+
+<p>Il restait l&agrave;, accoud&eacute;.</p>
+
+<p>La musique parvenait jusqu'&agrave; lui: il voyait dans son esprit ces groupes
+enlac&eacute;s qui tournoyaient, les robes aux plis soyeux; il devinait les
+sourires &eacute;chang&eacute;s, les yeux brillants de plaisir, les mains des
+danseuses abandonn&eacute;es aux doigts des cavaliers....</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup il entendit un bruit mat et sourd.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la porte coch&egrave;re qui venait de s'ouvrir.</p>
+
+<p>Les roues d'une voiture retentirent sur le pav&eacute; de la cour et
+s'arr&ecirc;t&egrave;rent devant le vestibule.</p>
+
+<p>D&eacute;cid&eacute;ment il lui fallait attendre. Il ne pouvait se risquer &agrave; croiser
+sur l'escalier des invit&eacute;s qui peut-&ecirc;tre l'auraient reconnu. Car lui
+aussi avait eu nagu&egrave;re sa part de ces joies mondaines.</p>
+
+<p>Seulement, ob&eacute;issant &agrave; un mouvement de curiosit&eacute; dont il ne fut pas le
+ma&icirc;tre, il descendit quelques marches encore, si bien que, sans &ecirc;tre vu,
+il dominait la porte d'entr&eacute;e.</p>
+
+<p>Deux dames atteignaient le palier du premier &eacute;tage.</p>
+
+<p>L'une d'elles, envelopp&eacute;e d'un camail de velours, &eacute;tait de haute taille,
+tout son &ecirc;tre &eacute;tait empreint d'une &eacute;l&eacute;gance majestueuse. Son visage
+disparaissait sous un voile &eacute;pais qui laissait apercevoir seulement
+quelques boucles de cheveux bruns, coiff&eacute;s, ainsi qu'on disait alors, &agrave;
+l'anglaise, c'est-&agrave;-dire tombant de chaque c&ocirc;t&eacute; des joues.</p>
+
+<p>L'autre avait rejet&eacute; en arri&egrave;re le capuchon de soie bleue.</p>
+
+<p>Le jeune homme poussa un cri d'admiration.</p>
+
+<p>Il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; impossible, en effet, de r&ecirc;ver apparition plus charmante.</p>
+
+<p>Ce n'avait &eacute;t&eacute; qu'un &eacute;clair, car un instant apr&egrave;s, les deux dames
+disparaissaient entre la haie des laquais qui s'&eacute;taient lev&eacute;s sur leur
+passage.</p>
+
+<p>Mais un seul coup d'&oelig;il avait suffi &agrave; l'artiste.</p>
+
+<p>Ce front pur, ces yeux largement ouverts et rayonnants de jeunesse et de
+franchise, ces bandeaux blonds qui encadraient un ovale de vierge, ces
+l&egrave;vres admirablement dessin&eacute;es qui souriaient &agrave; la vie et &agrave;
+l'esp&eacute;rance....</p>
+
+<p>Il avait vu tout cela dans un &eacute;blouissement subit.</p>
+
+<p>Un &eacute;cho &eacute;loign&eacute; vint jusqu'&agrave; lui.</p>
+
+<p>&mdash;Madame la baronne de Silvereal.</p>
+
+<p>Puis, dans l'antichambre, un laquais ajouta &agrave; mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle Lucie est plus jolie que jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'aime mieux la baronne, dit un autre.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est plus imposante; mais elle me fait presque peur.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! et pourquoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;On m'a dit un tas de choses myst&eacute;rieuses.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! tu nous conteras cela.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais pas ici.</p>
+
+<p>Les voix se perdirent dans un murmure.</p>
+
+<p>Le jeune homme &eacute;tait rest&eacute; immobile, le front inclin&eacute; sur sa main.</p>
+
+<p>Mais tout &agrave; coup il se redressa:</p>
+
+<p>&mdash;Allons! pas de l&acirc;chet&eacute;! murmura-t-il. Peut-&ecirc;tre est-ce le bonheur qui
+vient de passer l&agrave;, &agrave; quelques pas de moi!... mais je ne puis ni ne veux
+plus esp&eacute;rer... je suis condamn&eacute;.</p>
+
+<p>Et sans songer cette fois aux quolibets des laquais, il descendit d'un
+pas ferme.</p>
+
+<p>En un instant, il eut atteint la cour. La porte &eacute;tait encore ouverte. Le
+suisse s'appr&ecirc;tait &agrave; la refermer.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! c'est vous, monsieur Martial, dit-il en voyant le jeune homme.
+Comment! vous sortez &agrave; cette heure-ci?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis pas dormir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, le bruit. Qu'est-ce que vous voulez! il faut bien pardonner
+aux riches. S'ils s'amusent, ils en ont le droit.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me plains pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous sortez?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai besoin d'air.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous allez geler dehors. Vous n'avez seulement pas de manteau...
+et il fait un froid...</p>
+
+<p>&mdash;Merci! merci! fit Martial.</p>
+
+<p>Et il s'&eacute;lan&ccedil;a dehors.</p>
+
+<p>Il commen&ccedil;ait &agrave; tomber une sorte de gr&eacute;sil qui lui mordait le visage et
+lui blessait les yeux.</p>
+
+<p>Il se mit &agrave; courir dans la direction de la Seine.</p>
+
+<p>Il franchit la place de l'Institut et arriva sur le quai.</p>
+
+<p>L&agrave;, il se pencha sur le parapet. La Seine roulait lentement son flot
+noir et sombre, avec un murmure vague qui semblait un appel.</p>
+
+<p>Martial &eacute;tait saisi par le vertige qui pousse vers la mort.</p>
+
+<p>Il l'avait dit, il &eacute;tait condamn&eacute;.</p>
+
+<p>Le nom de Lucie tintait &agrave; son oreille sans qu'il se rappel&acirc;t ce que cet
+&eacute;cho signifiait.</p>
+
+<p>Il descendit les marches de pierre sur lesquelles son pied glissait, et
+parvint &agrave; la berge.</p>
+
+<p>L&agrave;, il se tourna encore une fois vers la grande ville qui s'estompait
+dans l'ombre.</p>
+
+<p>&mdash;Mes r&ecirc;ves et mes espoirs, encore une fois, adieu! dit-il &agrave; voix basse.</p>
+
+<p>Puis, &eacute;tendant les bras en avant, il prit son &eacute;lan et se pr&eacute;cipita dans
+le fleuve.</p>
+
+<p>Au m&ecirc;me instant, deux ombres se lev&egrave;rent sur la berge, et l'on entendit
+r&eacute;sonner dans le flot le choc de deux corps qui tombaient.</p>
+
+<p>Comment ces hommes se trouvaient-ils l&agrave;?</p>
+
+<p>Etaient-ce donc encore deux d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s qui demandaient au suicide
+l'oubli et le repos?</p>
+
+<p>Non. Car &agrave; la lueur vague du remous, on voyait l'eau s'agiter sous de
+vigoureux efforts.</p>
+
+<p>Puis le flot s'ouvrit, et les deux hommes reparurent soutenant Martial,
+dont la t&ecirc;te retombait inerte.</p>
+
+<p>&mdash;Courage! dit l'un des deux hommes.</p>
+
+<p>En quelques brasses ils eurent atteint le bord; puis, sans dire un mot,
+ils enlev&egrave;rent le jeune homme inanim&eacute; et gravirent l'escalier de la
+berge.</p>
+
+<p>A l'angle du pont, une voiture, bizarrement recouverte de drap noir,
+comme celles qu'on voit aux fun&eacute;railles, attendait, immobile. Un coup de
+sifflet retentit.</p>
+
+<p>La voiture approcha au trot de deux chevaux noirs.</p>
+
+<p>La porti&egrave;re s'ouvrit. Une voix dit:</p>
+
+<p>&mdash;Sauv&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit un des sauveteurs.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Martial! r&eacute;p&eacute;ta la voix, qui appartenait &agrave; une femme.</p>
+
+<p>Martial fut &eacute;tendu sur les coussins.</p>
+
+<p>Puis la porti&egrave;re se referma.</p>
+
+<p>Et les chevaux noirs partirent comme une fl&egrave;che dans la direction des
+Champs-&Eacute;lys&eacute;es.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIB" id="IIB"></a>II</h2>
+
+<h3>AU BAL</h3>
+
+
+<p>Tandis que la voiture myst&eacute;rieuse entra&icirc;ne Martial, miraculeusement
+arrach&eacute; &agrave; la mort, revenons &agrave; la maison de la rue de Seine.</p>
+
+<p>Madame de Silvereal venait de p&eacute;n&eacute;trer dans les salons, suivie de Lucie;
+leur apparition avait &eacute;t&eacute; salu&eacute;e d'un murmure d'approbation admirative,
+et elles auraient eu quelque peine &agrave; percer le flot qui se pressait sur
+leur passage, si le ma&icirc;tre de la maison n'&eacute;tait venu leur offrir son
+bras et les d&eacute;gager de la foule.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;, baronne, dit-il, je ne sais comment vous t&eacute;moigner ma
+reconnaissance. L'heure s'avan&ccedil;ait, et je commen&ccedil;ais &agrave; craindre que mes
+salons ne fussent priv&eacute;s de leur plus gracieux ornement.</p>
+
+<p>Celui qui parlait ainsi &eacute;tait un homme d'une cinquantaine d'ann&eacute;es
+environ, de haute taille. Ses cheveux grisonnants se relevaient en
+touffes sur son cr&acirc;ne en saillie, tandis que des favoris presque blancs
+formaient &eacute;ventail de chaque c&ocirc;t&eacute; de ses joues. C'&eacute;tait presque une
+copie de la t&ecirc;te l&eacute;gendaire si spirituellement <i>croqu&eacute;e</i> par Philippon
+et qu'on a justement appel&eacute;e la <i>poire</i>.</p>
+
+<p>Cependant, &agrave; vrai dire, cette coupe absolument fran&ccedil;aise n'&eacute;tait pas en
+rapport avec son visage anguleux et surtout avec son teint, dont la
+nuance bistr&eacute;e rappelait une origine &eacute;trang&egrave;re.</p>
+
+<p>Le duc de Belen, de noblesse portugaise, avait longtemps habit&eacute;
+l'Am&eacute;rique du Sud, et, possesseur d'une fortune &eacute;norme, &eacute;tait venu, il y
+avait quelques ann&eacute;es, &eacute;blouir Paris de son luxe et de ses prodigalit&eacute;s.</p>
+
+<p>Cependant, depuis quelque temps, pour des motifs qui &eacute;taient encore
+inexpliqu&eacute;s, le duc de Belen avait abandonn&eacute; le magnifique h&ocirc;tel qu'il
+poss&eacute;dait au faubourg Saint-Honor&eacute;, pour venir occuper les deux &eacute;tages
+de la maison de la rue de Seine, immeuble qui d'ailleurs lui
+appartenait, et dont il avait transform&eacute; les appartements en une demeure
+presque princi&egrave;re.</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu, les baux expiraient et M. de Belen reprenait possession de
+l'h&ocirc;tel entier. C'&eacute;tait gr&acirc;ce &agrave; une sorte de piti&eacute; et peut-&ecirc;tre de
+protection occulte de M. Beno&icirc;t que Martial avait pu garder jusque-l&agrave; sa
+mansarde.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir adress&eacute; ce compliment banal &agrave; madame de Silvereal, le duc
+s'&eacute;tait tourn&eacute; avec empressement vers Lucie:</p>
+
+<p>&mdash;N'aurons-nous pas le plaisir, mademoiselle, de voir madame de
+Favereye?</p>
+
+<p>&mdash;Ma m&egrave;re est souffrante, monsieur le duc.</p>
+
+<p>&mdash;Et il a fallu toute mon insistance, reprit madame de Silvereal, pour
+d&eacute;cider Lucie &agrave; m'accompagner.</p>
+
+<p>&mdash;Oserai-je esp&eacute;rer, fit M. de Belen avec un sourire qui montra ses
+dents blanches et pointues, que mademoiselle ne se repentira pas de sa
+condescendance?</p>
+
+<p>Lucie s'inclina sans r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>Mais un observateur attentif aurait pu remarquer sur son visage le
+passage d'une rapide p&acirc;leur.</p>
+
+<p>La jeune fille, v&ecirc;tue d'une robe blanche relev&eacute;e de fleurs bleues,
+simplement coiff&eacute;e de quelques bluets qui jouaient dans ses cheveux,
+blonds comme la moisson, r&eacute;alisait le type le plus achev&eacute; de la gr&acirc;ce et
+de la beaut&eacute;.</p>
+
+<p>Quand M. de Belen eut parl&eacute;, elle s'appuya au bras de madame de
+Silvereal comme pour la prier de r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>&mdash;Ma s&oelig;ur, madame de Favereye, va peu dans le monde, dit-elle au duc.
+Il est naturel que Lucie, ma ni&egrave;ce, n'ait pas grand go&ucirc;t &agrave; ces f&ecirc;tes
+auxquelles sa m&egrave;re n'assiste pas.</p>
+
+<p>M. de Belen s'inclina; il avait conduit les deux dames dans l'un des
+salons les plus anim&eacute;s, et leur ayant choisi des places, il se pr&eacute;parait
+&agrave; continuer une conversation qui, cependant, paraissait peu plaire &agrave; ses
+invit&eacute;es, quand un nouveau personnage s'approcha:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon cher duc, dit celui-ci d'une voix cassante et peu
+sympathique, allez-vous donc abandonner vos invit&eacute;s en l'honneur de ma
+femme?...</p>
+
+<p>De Belen le regarda en souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher de Silvereal, soyez indulgent pour moi; mademoiselle Lucie
+est trop belle pour que les plus impatients ne me pardonnent point de
+m'oublier ici pendant quelques minutes.</p>
+
+<p>A ce compliment, presque grossier &agrave; force de nettet&eacute;, Lucie ne put
+r&eacute;primer un tressaillement nerveux, et elle cacha son visage sous son
+&eacute;ventail.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, de Belen, vous serez donc toujours un sauvage? reprit de
+Silvereal.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! voici que j'ai encore commis quelque sottise. Que voulez-vous!
+j'ai si longtemps v&eacute;cu loin de toute civilisation....</p>
+
+<p>A ce moment, de nouveaux noms furent jet&eacute;s par l'introducteur, et force
+fut au trop galant duc de s'arracher &agrave; sa douce contemplation.</p>
+
+<p>M. de Silvereal s'approcha de sa femme, et se penchant &agrave; son oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Par gr&acirc;ce, dit-il, en s'effor&ccedil;ant d'adoucir l'accent de sa voix rude,
+excusez mon ami. M. de Belen est un peu brusque....</p>
+
+<p>Madame de Silvereal se tourna &agrave; demi vers lui:</p>
+
+<p>&mdash;Dites qu'il manque de la plus vulgaire &eacute;ducation...</p>
+
+<p>&mdash;Madame! fit M. de Silvereal avec col&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon! je vous prierai de ne point &eacute;lever ici la voix. Vous m'avez
+ordonn&eacute; de venir, je suis venue; de conduire Lucie &agrave; cette f&ecirc;te, j'ai
+pri&eacute; la pauvre enfant de me suivre. Ceci fait, ne me demandez rien de
+plus.</p>
+
+<p>Le baron ouvrit les l&egrave;vres comme pour r&eacute;pliquer.</p>
+
+<p>Puis ses yeux se port&egrave;rent sur Lucie, et il haussa les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s tout, murmura-t-il, il faudra bien que ma volont&eacute; s'accomplisse.</p>
+
+<p>Et il se perdit dans la foule.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! murmura Lucie &agrave; l'oreille de sa tante, que se passe-t-il
+donc ici, et pourquoi suis-je venue?...</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu dire, mon enfant? fit madame de Silvereal avec surprise.
+As-tu donc lieu de t'effrayer de quelques paroles de galanterie
+ridicule?</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous pas vu le regard que m'a lanc&eacute; M. de Silvereal? En v&eacute;rit&eacute;,
+on e&ucirc;t dit une menace.</p>
+
+<p>Madame de Silvereal garda un instant le silence, puis:</p>
+
+<p>&mdash;Ecoute-moi, mon enfant, reprit-elle doucement, et sois sans crainte.
+Moi vivante, jamais le malheur ne s'approchera de toi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais cette assurance m&ecirc;me m'&eacute;pouvante. Il est donc bien vrai qu'un
+danger nous menace?</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, fit madame de Silvereal. De gr&acirc;ce, ne m'adresse pas une
+question, ici surtout.</p>
+
+<p>Elle lui prit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en supplie, oublie cette triste impression, oublie les paroles
+que je viens de prononcer. Tu es jeune... la vie s'ouvre devant toi
+belle et radieuse. Aie confiance. Nous sommes au bal, voici de charmants
+cavaliers qui s'appr&ecirc;tent &agrave; te venir demander la faveur d'une
+contredanse. Accepte... retrouve la gaiet&eacute; et l'insouciance de tes seize
+ans.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous me jurez que je puis sans crainte...</p>
+
+<p>&mdash;Je te le jure. Tes yeux brillent d&eacute;j&agrave;, ch&egrave;re enfant. Autrefois,
+j'aurais banni toute inqui&eacute;tude, quand il s'agissait de danser... qu'il
+en soit ainsi pour toi.</p>
+
+<p>Un jeune homme s'approcha de Lucie et pronon&ccedil;a la formule d'usage.</p>
+
+<p>La jeune fille regarda encore une fois madame de Silvereal, qui sourit
+et inclina la t&ecirc;te en signe de consentement.</p>
+
+<p>Lucie prit le bras de son cavalier.</p>
+
+<p>A peine s'&eacute;tait-elle &eacute;loign&eacute;e, qu'un homme d'une quarantaine d'ann&eacute;es,
+d'une remarquable &eacute;l&eacute;gance, s'approcha de madame de Silvereal.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, murmura-t-il rapidement, il faut que je vous parle.</p>
+
+<p>Sans h&eacute;siter, madame de Silvereal se leva et appuya son bras sur celui
+de son cavalier.</p>
+
+<p>Tous deux travers&egrave;rent la foule.</p>
+
+<p>Madame de Silvereal &eacute;tait arriv&eacute;e &agrave; cet &acirc;ge o&ugrave; la femme vraiment belle
+s'&eacute;panouit dans toute sa magnifique &eacute;closion. Grande, admirablement
+faite, elle portait avec une d&eacute;sinvolture vraiment royale sa toilette de
+velours noir, constell&eacute;e de diamants. Ses &eacute;paules blanches et fermes
+comme le marbre, avaient la coupe admirable du buste des statues
+antiques, et, &agrave; regarder son visage de cam&eacute;e, on se f&ucirc;t demand&eacute; si cette
+cr&eacute;ation parfaite n'&eacute;tait pas quelque statue descendue de son socle.</p>
+
+<p>Quant &agrave; celui qui venait de r&eacute;clamer de si &eacute;trange fa&ccedil;on la faveur d'un
+entretien avec une des reines du bal, c'&eacute;tait, nous l'avons dit, un
+homme d'une quarantaine d'ann&eacute;es; et cependant, il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; difficile de
+lui assigner un &acirc;ge pr&eacute;cis.</p>
+
+<p>De taille moyenne, Armand de Bernaye r&eacute;unissait en quelque sorte le
+double caract&egrave;re de la beaut&eacute; naturelle et de la perfection civilis&eacute;e.</p>
+
+<p>Grand, admirablement proportionn&eacute;, Armand avait le front haut, l'&oelig;il
+noir, largement fendu, &eacute;tincelant d'intelligence et de volont&eacute;: les
+mains eussent fait envie &agrave; une petite-ma&icirc;tresse; son pied, chauss&eacute; avec
+une remarquable finesse, soutenait la comparaison avec les plus
+d&eacute;licieuses bottines de satin qui glissaient sur le parquet du bal.</p>
+
+<p>Mais ce qui frappait tout d'abord en lui, c'&eacute;tait la franchise quasi
+dominatrice de sa physionomie. Ce n'&eacute;tait ni un <i>joli</i> ni un <i>beau</i>
+gar&ccedil;on. C'&eacute;tait un homme, avec tout la d&eacute;veloppement de son &eacute;nergie,
+avec la supr&ecirc;me rectitude de sa conscience.</p>
+
+<p>Il semblait que de ces l&egrave;vres fermes, ombrag&eacute;es d'une moustache noire et
+retombant en deux pointes sans appr&ecirc;t, ne pussent s'&eacute;chapper que des
+paroles honn&ecirc;tes.</p>
+
+<p>Devant lui, les &eacute;toiles de <i>cotillon</i> s'&eacute;cartaient avec une sorte de
+respect non dissimul&eacute;. On e&ucirc;t dit que ces <i>dandies</i>, comme on disait
+alors, devinaient en ce personnage une nature sup&eacute;rieure &agrave; la leur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le savant, murmurait-on sur son passage.</p>
+
+<p>Le savant! Ce mot r&eacute;sumait pour ces ignorants une double impression de
+terreur respectueuse et d'envie.</p>
+
+<p>Armand de Bernaye passait, disait-on, tout son temps dans son
+laboratoire, o&ugrave; il cherchait &agrave; d&eacute;rober &agrave; la nature ses secrets les plus
+cach&eacute;s. Plus d'une fois son nom avait &eacute;t&eacute; prononc&eacute; &agrave; l'Acad&eacute;mie des
+sciences, et on lui devait d'importants progr&egrave;s en chimie.</p>
+
+<p>Quoique, dans les salons les plus aristocratiques, on e&ucirc;t tenu &agrave; honneur
+de le recevoir, il &eacute;tait rare qu'il s'arrach&acirc;t &agrave; ses &eacute;tudes: la raret&eacute;
+de ses apparitions lui donnait m&ecirc;me aupr&egrave;s des fid&egrave;les de la valse et de
+la tr&eacute;nisse un renom presque fantastique. On assurait qu'il ne sortait
+de sa retraite que lorsqu'il avait &agrave; accomplir dans la soci&eacute;t&eacute; quelque
+&oelig;uvre de magie. Et, chose curieuse, plusieurs fois d&eacute;j&agrave; sa pr&eacute;sence
+avait paru concorder avec quelqu'une de ces catastrophes qui de temps &agrave;
+autre viennent surprendre ce qu'on est convenu d'appeler la haute
+soci&eacute;t&eacute; parisienne.</p>
+
+<p>Tel &eacute;tait l'homme qui en ce moment traversait les salons du duc de
+Belen, ayant &agrave; son bras madame de Silvereal.</p>
+
+<p>Il marchaient lentement, lui, absorb&eacute; dans quelque pens&eacute;e int&eacute;rieure;
+elle, un peu p&acirc;le, et cependant la t&ecirc;te haute, fi&egrave;re de l'homme qui
+s'&eacute;tait fait momentan&eacute;ment son cavalier.</p>
+
+<p>Ils arriv&egrave;rent ainsi &agrave; une serre qui s'ouvrait au fond d'un boudoir, et
+o&ugrave; le duc avait prodigu&eacute;, avec son luxe habituel, les splendeurs d'une
+v&eacute;g&eacute;tation tropicale.</p>
+
+<p>En ce moment, la serre &eacute;tait vide.</p>
+
+<p>Armand s'effa&ccedil;a en s'inclinant.</p>
+
+<p>La baronne entra la premi&egrave;re.</p>
+
+<p>M. de Bernaye lui d&eacute;signa un si&eacute;ge et s'assit lui-m&ecirc;me &agrave; quelque
+distance d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, lui dit-il de sa voix qui vibrait, sonore et douce &agrave; la fois,
+je vous supplie de me pardonner si je vous ai arrach&eacute;e pour quelques
+instants aux plaisirs de cette f&ecirc;te.</p>
+
+<p>Elle releva la t&ecirc;te et le regarda.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi me parler ainsi? Ne vous souvenez-vous plus des paroles qui
+ont &eacute;t&eacute; un jour &eacute;chang&eacute;es entre nous?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne les ai pas oubli&eacute;es.</p>
+
+<p>Il passa sa main sur son front.</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait en un jour de douleur.... Vous que j'avais tant aim&eacute;e, vous &agrave;
+qui j'avais d&eacute;vou&eacute; ma vie enti&egrave;re, vous aviez riv&eacute; votre existence &agrave;
+celle d'un autre.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! vous le savez... c'&eacute;tait mon devoir.... J'ob&eacute;issais &agrave; mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je le sais, reprit Armand avec un sourire triste. Mathilde de
+Mauvillers devait servir de marchepied &agrave; M. de Mauvillers, magistrat,
+pair de France... et elle n'avait pas le droit de r&eacute;sister.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, fit Mathilde de Silvereal en baissant la voix, il est des
+destin&eacute;es humaines qui semblent maudites. J'ai bien souffert... mais que
+sont les tortures endur&eacute;es par moi en face de celles qui ont accabl&eacute; ma
+pauvre s&oelig;ur?</p>
+
+<p>&mdash;Marie... oui, vous avez eu assez de confiance en moi pour me faire
+conna&icirc;tre les terribles circonstances de ce drame pass&eacute;. Et quand tout
+espoir a &eacute;t&eacute; arrach&eacute; de mon c&oelig;ur, lorsque j'ai compris que d&eacute;sormais je
+ne pouvais aimer celle qui cependant &eacute;tait ma vie et mon avenir, je vous
+ai dit: &laquo;Mathilde! la fatalit&eacute; nous s&eacute;pare. Ob&eacute;issons.&raquo; Main
+souvenez-vous que le jour o&ugrave; le danger vous menacera, je serai l&agrave; pr&egrave;s
+de vous, pr&ecirc;t &agrave; vous d&eacute;fendre, &agrave; sacrifier ma vie pour vous &eacute;pargner une
+larme.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, je vous ai dit, Armand: &laquo;A quelque heure que ce soit, en
+quelque lieu que je me trouve, le jour o&ugrave; vous m'appellerez, je viendrai
+&agrave; vous, forte de mon honneur et de mon sacrifice, et mettant ma main
+dans la v&ocirc;tre, je vous &eacute;couterai comme un ami, comme un fr&egrave;re...&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'avez pas appel&eacute;... et je suis venu.</p>
+
+<p>Mathilde r&eacute;pondit simplement:</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'un danger me menace?</p>
+
+<p>&mdash;Le savez-vous donc?</p>
+
+<p>&mdash;Je le devine.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous ne tremblez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non; je savais que vous viendriez.</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence. Puis Armand prit la main de madame de
+Silvereal.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez foi en moi... vous avez raison. Entendez-moi donc.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous &eacute;coute comme on &eacute;coute Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Silvereal veut votre mort...</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais!</p>
+
+<p>&mdash;Et il veut marier Lucie de Favereye au duc de Belen...</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela est vrai.... Mais comment avez-vous surpris le premier de
+ces deux secrets?</p>
+
+<p>&mdash;Vous le saurez plus tard. Nous ne pouvons rester longtemps ici....
+Oui, M. de Silvereal veut votre mort, parce qu'il veut &eacute;pouser une femme
+qu'il aime... Certes, il est facile de d&eacute;jouer ses projets en lui disant
+en face qu'on a lu dans son &acirc;me perverse; mais, pour des motifs qui vous
+seront d&eacute;voil&eacute;s plus tard, il faut que cet homme conserve sa s&eacute;curit&eacute;...
+Donc, c'est par le poison qu'il veut vous tuer....</p>
+
+<p>Armand fouilla dans sa poche, et en retira un flacon noir:</p>
+
+<p>&mdash;Prenez cette fiole, dit-il, et, tous les matins, buvez une goutte de
+cette liqueur dans un verre d'eau.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tendit la main, prit le flacon et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je le ferai.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes sauv&eacute;e!</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous avez prononc&eacute; le nom de Lucie?</p>
+
+<p>&mdash;Je veille sur elle, comme sur vous.... Soyez sans crainte. Je ne veux
+pas, vous entendez... je ne veux pas que cette pauvre enfant devienne la
+femme de ce mis&eacute;rable qu'on appelle le duc de Belen.</p>
+
+<p>&mdash;Un mis&eacute;rable! avez-vous dit?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis sur la piste d'une infamie dont cet homme s'est rendu
+coupable.... Mais je ne puis vous expliquer plus nettement ma pens&eacute;e....
+M. de Belen para&icirc;t tout-puissant. Devant son nom presque princier,
+devant ses richesses &eacute;normes, tous plient et se courbent; mais je
+secouerai si violemment le colosse aux pieds d'argile, qu'il tombera en
+poussi&egrave;re.</p>
+
+<p>Disant cela, Armand s'&eacute;tait lev&eacute;; son &oelig;il &eacute;tincelait. Mathilde eut un
+tressaillement.</p>
+
+<p>&mdash;Et.... M. de Silvereal? demanda-t-elle en h&eacute;sitant.</p>
+
+<p>Armand se tut un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Votre mari, dit-il enfin, est ou le complice ou la victime de cet
+homme! Mais avez-vous donc quelque piti&eacute; pour lui... vous dont il a jur&eacute;
+la mort....</p>
+
+<p>Madame de Silvereal le regarda.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai peur qu'en le punissant nous ne c&eacute;dions &agrave; un mouvement de col&egrave;re
+et de vengeance.</p>
+
+<p>Armand p&acirc;lit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, dit-il. Que les coupables soient punis, mais que nos
+mains restent pures.</p>
+
+<p>Mathilde laissa &eacute;chapper un cri de joie:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez compris, merci!</p>
+
+<p>Et comme Armand faisait un mouvement pour se retirer:</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, dit madame de Silvereal en rougissant, ne vous reverrai-je
+plus?</p>
+
+<p>Le jeune homme se rapprocha.</p>
+
+<p>&mdash;Mathilde, reprit-il, il est dans la vie de M. de Silvereal un myst&egrave;re
+que vous ignorez et que je pressens... Voulez-vous me faire une
+promesse?</p>
+
+<p>&mdash;Parlez!</p>
+
+<p>&mdash;Un jour viendra peut-&ecirc;tre o&ugrave; j'aurai besoin de conna&icirc;tre toute la
+v&eacute;rit&eacute;... ce jour-l&agrave;, il faudra que vous m'aidiez &agrave; soulever le voile
+qui couvre ces deux existences, il faudra que M. de Belen et votre mari
+apparaissent devant nous dans toute la nudit&eacute; de leur infamie...</p>
+
+<p>&mdash;Armand!</p>
+
+<p>&mdash;Que vous importe... si je vous jure de ne point porter la main sur
+celui qui m'a vol&eacute; tout mon bonheur?... Tant que vous ne m'aurez pas
+relev&eacute; de ce serment, M. de Silvereal, quoi que je sache, si terribles
+que soient les secrets qui m'auront &eacute;t&eacute; d&eacute;voil&eacute;s, M. de Silvereal me
+sera sacr&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous crois... donc au jour o&ugrave; vous m'interrogerez, je parlerai...</p>
+
+<p>&mdash;Merci.... Maintenant, prenez mon bras... et rentrons dans la bal...
+aussi bien mademoiselle Lucie doit vous attendre avec impatience....</p>
+
+<p>Mathilde s'appuya sur lui. Au moment de franchir la porte de la serre,
+elle s'arr&ecirc;ta:</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, dit-elle &agrave; voix basse, je ne sais pourquoi... mais il me
+semble que dans la lutte que vous allez entreprendre de terribles p&eacute;rils
+vont vous environner...</p>
+
+<p>&mdash;Ne craignez rien pour moi...</p>
+
+<p>&mdash;C'est comme un pressentiment qui me trouble... A votre tour, jurez-moi
+d'&ecirc;tre prudent....</p>
+
+<p>Ils se trouvaient si pr&egrave;s l'un de l'autre qu'ils &eacute;taient presque
+enlac&eacute;s. Un fr&eacute;missement agita Armand. D'un mouvement violent il attira
+Mathilde sur son c&oelig;ur:</p>
+
+<p>&mdash;Si je meurs, du moins vous ne m'oublierez pas....</p>
+
+<p>Elle se d&eacute;gagea doucement, et posant la main sur la poitrine du jeune
+homme:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous mourez, je mourrai, car je vous aime....</p>
+
+<p>Ils s'&eacute;loign&egrave;rent. A ce moment, les branches d'un yucca s'&eacute;cart&egrave;rent
+lentement, et une t&ecirc;te parut, sinistre, grima&ccedil;ante:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! mes beaux amoureux! murmura l'inconnu, il para&icirc;t que nous
+conspirons... il est temps de prendre ses pr&eacute;cautions... gare &agrave; vous!...</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIIB" id="IIIB"></a>III</h2>
+
+<h3>ANCIENNES ET NOUVELLES CONNAISSANCES</h3>
+
+
+<p>Le personnage qui venait de surgir de si &eacute;trange fa&ccedil;on et qui paraissait
+avoir entendu toute la conversation de M. de Bernaye et de madame de
+Silvereal sortit peu &agrave; peu de la touffe exotique qui l'avait si
+compl&eacute;tement dissimul&eacute;. Pour ne point abuser de la patience de nos
+lecteurs, disons imm&eacute;diatement qu'&agrave; premi&egrave;re vue ceux d'entre eux qui se
+souviennent de certain portrait trac&eacute; dans le prologue de ce r&eacute;cit
+eussent reconnu ma&icirc;tre Biscarre. Et cependant, &agrave; part le profil bestial
+dont la nature l'avait gratifi&eacute; et qu'il lui e&ucirc;t &eacute;t&eacute; certes bien
+impossible de r&eacute;pudier, Biscarre &eacute;tait profond&eacute;ment m&eacute;tamorphos&eacute;... En
+bien? peut-&ecirc;tre. En tout cas, son visage, sa physionomie, sa chevelure
+&eacute;taient autant d'&oelig;uvres d'art si artistement combin&eacute;es, que de l'ancien
+for&ccedil;at la science du <i>maquillage</i> &eacute;tait parvenue &agrave; faire un &eacute;l&eacute;gant de
+trente ans &agrave; peine, aux traits plut&ocirc;t s&eacute;v&egrave;res que durs, en somme, ce
+qu'on est convenu d'appeler un homme s&eacute;rieux. Sa toilette &eacute;tait un
+chef-d'&oelig;uvre de go&ucirc;t. Des diamants de prix scintillaient au devant de
+sa chemise de fine batiste; des gants irr&eacute;prochables moulaient ses
+mains, un peu grandes, mais longues et minces. En somme, ma&icirc;tre
+Biscarre, entrant dans les salons du duc de Belen, pouvait, sans
+disparate, faire figure au milieu de tout ce que l'aristocratie et la
+finance&mdash;confondues d'ailleurs sous le r&egrave;gne de Louis-Philippe, en une
+seule caste&mdash;offraient de plus remarquables sp&eacute;cimens. Comment Biscarre
+se trouvait-il dans la serre, c'est ce que nul n'aurait pu expliquer, et
+moins que personne, l'intendant qui introduisait les arrivants en jetant
+leur nom de sa voix sonore. Car Biscarre s'&eacute;tait abstenu de passer
+devant lui. Il venait de la serre, sans avoir franchi ni la porte
+d'entr&eacute;e ni les salons. Nous saurons tout &agrave; l'heure quels &eacute;taient les
+chemins secrets connus de Biscarre. En ce moment, il s'avan&ccedil;ait dans les
+salons fendant le flot des invit&eacute;s, et se dirigeait vers M. de Belen,
+qui paraissait engag&eacute; dans une conversation des plus int&eacute;ressantes avec
+plusieurs grands sp&eacute;culateurs de l'&eacute;poque, MM. St&eacute;phane et Colombet, qui
+venaient d'obtenir une magnifique concession de chemin de fer; M.
+Allard, le c&eacute;l&egrave;bre banquier, qui r&ecirc;vait les emprunts internationaux, et
+d'autres comparses, flaireurs de dividendes, qui humaient d&eacute;licieusement
+chacune des paroles tombant de ces l&egrave;vres privil&eacute;gi&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher de Belen, disait Colombet, homme de corpulence &eacute;norme, &agrave;
+l&egrave;vres charnues, vous savez que nous comptons sur vous. Notre conseil
+d'administration doit se recruter parmi les grands dignitaires de la
+noblesse et de la fortune...</p>
+
+<p>&mdash;Et les actions de fondateurs sont d'une valeur certaine, ajoutait
+St&eacute;phane, personnage de bois qui semblait avoir devin&eacute; trente ans
+d'avance le Vertillac des <i>Faux Bonshommes</i>.</p>
+
+<p>Chacun de ses gestes tombait net et sec, comme si un rouage se f&ucirc;t tout
+&agrave; coup d&eacute;cliquet&eacute;. De Belen avait un sourire gracieux pour chacune de
+ces gracieuses ouvertures.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! reprenait Allard, le banquier, ce n'est pas pour une bagatelle
+d'un ou de deux millions que le duc se fera prier...</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;! h&eacute;! ni pour cinq, ni pour dix, fit tout &agrave; coup une voix aigre et
+dure.</p>
+
+<p>Les causeurs se retourn&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c'est ce cher monsieur Mancal!</p>
+
+<p>Et toutes les mains, &agrave; l'exception de celles du duc, se tendirent vers
+le nouveau venu. Or, celui-ci n'&eacute;tait autre que Biscarre. Puisque les
+invit&eacute;s de M. de Belen paraissent ne le conna&icirc;tre que sous le nom de M.
+Mancal, nous prierons le lecteur, mieux instruit, de ne pas trahir son
+incognito. L'abstention du duc n'avait pas &eacute;t&eacute; remarqu&eacute;e, tant les
+autres avaient mis d'empressement &agrave; accueillir l'arrivant. Cependant, M.
+Mancal se confondait en salutations.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! messieurs! que d'honneur!... En v&eacute;rit&eacute;, je ne m&eacute;rite pas...</p>
+
+<p>&mdash;Vous-ne-m&eacute;-ri-tez pas, articula St&eacute;phane, dont les deux bras se
+lev&egrave;rent vers le plafond avec un bruit de roues mal graiss&eacute;es, vous!
+ma&icirc;tre Mancal, le roi des hommes d'affaires de Paris...</p>
+
+<p>&mdash;Vous, qui tenez t&ecirc;te &agrave; tout notaire, avou&eacute;, juge, et savez les mettre
+&agrave; merci!... continua Colombet, dont l'&eacute;pais visage s'&eacute;panouit en un gros
+rire.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs! messieurs!...</p>
+
+<p>&mdash;Le dieu de la chicane! acheva Allard. Et &agrave; Dieu ne plaise que ce mot
+doive &ecirc;tre pris en mauvaise part. Vous &ecirc;tes strat&eacute;giste, comme le furent
+Turenne et Napol&eacute;on...</p>
+
+<p>&mdash;Est-il donc si difficile de man&oelig;uvrer, quand on a pour soi les gros
+bataillons? fit Mancal en riant. Tenez, je fais un pari.... Chacun de
+vous, messieurs St&eacute;phane, Colombet, Allard, vous repr&eacute;sentez une
+arm&eacute;e.... Avec vos forces r&eacute;unies, je voudrais conqu&eacute;rir le monde...</p>
+
+<p>&mdash;Bah! le monde est trop grand...</p>
+
+<p>&mdash;Et un coin de terre suffit...</p>
+
+<p>&mdash;Encore faut-il, interrompit Mancal, que ce coin de terre soit bien &agrave;
+vous...</p>
+
+<p>&mdash;Certes!</p>
+
+<p>&mdash;Ou bien, continua l'homme d'affaires en regardant le duc, qui
+paraissait fort mal &agrave; l'aise, ou bien que le tr&eacute;fonds, comme nous disons
+en terme juridique, renferme quelque tr&eacute;sor cach&eacute;.</p>
+
+<p>Ces mots, qui peut-&ecirc;tre renfermaient une allusion myst&eacute;rieuse,
+excit&egrave;rent l'hilarit&eacute; des sp&eacute;culateurs. On sait que le mot <i>tr&eacute;fonds</i>
+signifie la partie souterraine d'une propri&eacute;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! les tr&eacute;sors! s'&eacute;cria Colombet, est-ce qu'il en existe encore au
+dix-neuvi&egrave;me si&egrave;cle?...</p>
+
+<p>&mdash;Les g&eacute;nies et les f&eacute;es ont &agrave; jamais disparu... dit un autre, et avec
+eux les cavernes d'or et les grottes de diamant...</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce votre avis, monsieur le duc? demanda Mancal, dont les l&egrave;vres se
+pliss&egrave;rent en un ironique sourire.</p>
+
+<p>Il para&icirc;t que cette plaisanterie, si innocente d'ailleurs en apparence,
+n'&eacute;tait pas du go&ucirc;t de M. de Belen, car il r&eacute;pondit d'un ton fort sec:</p>
+
+<p>&mdash;M. Mancal a toujours de l'esprit! mais, je vous demande pardon,
+messieurs, malgr&eacute; tout le plaisir que je prends &agrave; causer avec vous, mes
+devoirs de ma&icirc;tre de maison me forcent &agrave; vous quitter un instant....</p>
+
+<p>Comme il s'&eacute;loignait:</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;, aurais-je bless&eacute; M. le duc? fit Mancal d'un air constern&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi? parce que vous avez parl&eacute; de tr&eacute;sor?...</p>
+
+<p>&mdash;Ce mot a &eacute;t&eacute; prononc&eacute; sans mauvaise intention...</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! fit St&eacute;phane l'automate, supposeriez-vous, par hasard, que M.
+de Belen poss&egrave;de quelque part une de ces cavernes fantastiques o&ugrave; les
+gnomes enfouissaient jadis des monceaux d'or?...</p>
+
+<p>&mdash;Il est riche! fit Colombet en secouant la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez! reprit vivement Mancal, voici que, sur une expression qui m'est
+&eacute;chapp&eacute;e dans la conversation, vous b&acirc;tissez tout un monde de
+suppositions.... Mais &agrave; mon tour, messieurs, veuillez m'excuser... il
+faut que je pr&eacute;sente mes hommages &agrave; M. le baron de Silvereal...</p>
+
+<p>&mdash;Heureux homme! fit Allard en lui frappant sur l'&eacute;paule. Il conna&icirc;t
+tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Et il en sait plus long qu'il n'en dit, murmura Colombet, tandis que
+Mancal se perdait dans la foule.</p>
+
+<p>&mdash;Il est dangereux, donc il faut le m&eacute;nager, ajouta St&eacute;phane avec la
+nettet&eacute; qui convient aux consciences de puret&eacute; douteuse.</p>
+
+<p>Les trois hommes se regard&egrave;rent, &eacute;bauch&egrave;rent un sourire, puis, sans
+doute pour chasser certaines pens&eacute;es importunes qui leur montaient au
+cerveau, ils se dirig&egrave;rent d'un commun accord vers le buffet. Cependant
+Mancal se glissait &agrave; travers les groupes d'invit&eacute;s avec la prestesse
+d'un fauve: il passait par les interstices les plus &eacute;troits sans heurter
+personne et sans d&eacute;vier de sa route. Il arriva enfin &agrave; quelques pas de
+M. de Silvereal, qui, appuy&eacute; au chambranle d'une porte, semblait perdu
+dans ses m&eacute;ditations. Ses yeux, attach&eacute;s au parquet, avaient une
+singuli&egrave;re fixit&eacute;. Le mari de Mathilde &eacute;tait petit, maigre; son profil
+d'oiseau de proie n'&eacute;tait rien moins que sympathique, et, dans la
+profondeur de ses yeux gris, un observateur e&ucirc;t facilement aper&ccedil;u le
+reflet sombre des plus mauvaises passions. Parfois ses regards se
+portaient vers le groupe dont sa femme &eacute;tait le centre, et alors une
+sorte d'&eacute;clair passait dans ses prunelles dilat&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le baron de Silvereal permettra-t-il &agrave; son humble serviteur
+de lui offrir le t&eacute;moignage de son respect? dit Mancal, qui s'&eacute;tait
+arr&ecirc;t&eacute; devant lui et le saluait avec une d&eacute;f&eacute;rence presque ridicule &agrave;
+force d'affectation.</p>
+
+<p>Le baron tressaillit; il s'arracha &agrave; ses m&eacute;ditations et vit Mancal.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vous! fit-il avec un mouvement joyeux. Eh bien!
+m'apportez-vous de bonnes nouvelles?</p>
+
+<p>&mdash;Pourrait-il en &ecirc;tre autrement? r&eacute;pondit Mancal avec un sourire
+obs&eacute;quieux.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, <i>elle</i> a compris?</p>
+
+<p>&mdash;Madame de Torr&egrave;s a bien voulu pr&ecirc;ter quelque attention &agrave; mes paroles,
+et j'ai pu facilement lui expliquer que si vous avez &eacute;t&eacute; contraint, &agrave;
+votre grand regret, de lui d&eacute;rober cette soir&eacute;e pour la consacrer &agrave; M.
+le duc de Belen, c'&eacute;tait uniquement parce que de graves int&eacute;r&ecirc;ts &eacute;taient
+en jeu.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, elle m'a pardonn&eacute;? fit le baron, dont tout le corps fr&eacute;mit.</p>
+
+<p>&mdash;Elle a fait plus encore...</p>
+
+<p>&mdash;Parlez! parlez vite!</p>
+
+<p>&mdash;Madame de Torr&egrave;s a daign&eacute; me charger d'une commission pour monsieur le
+baron.</p>
+
+<p>&mdash;Une lettre? donnez!</p>
+
+<p>Et d&eacute;j&agrave; le baron, impatient, tendait la main.</p>
+
+<p>&mdash;Une commission verbale, fit Mancal. Madame de Torr&egrave;s attendra monsieur
+le baron chez elle... demain, &agrave; dix heures du soir.</p>
+
+<p>M. de Silvereal eut un geste d&eacute;courag&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! ne veut-elle plus me recevoir qu'au milieu des nombreux invit&eacute;s
+qui sans cesse encombrent ses salons?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas, monsieur le baron, reprit Mancal, que la pens&eacute;e de
+madame de Torr&egrave;s doive &ecirc;tre ainsi interpr&eacute;t&eacute;e...</p>
+
+<p>&mdash;Dites-vous vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois, car j'ai cru comprendre que sa porte serait ferm&eacute;e &agrave; tout
+le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Sans exception?</p>
+
+<p>&mdash;S'il &eacute;tait fait une exception, ce serait, en tout cas, en faveur du
+seul homme dont vous n'ayez pas &agrave; vous pr&eacute;occuper.</p>
+
+<p>&mdash;C'est-&agrave;-dire?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est-&agrave;-dire de moi-m&ecirc;me....</p>
+
+<p>M. de Silvereal respira, comme si sa poitrine e&ucirc;t &eacute;t&eacute; soulag&eacute;e d'un
+poids &eacute;norme.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, reprit Mancal, si j'osais parler &agrave; monsieur le baron en
+toute franchise...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous &eacute;coute.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai peur de blesser monsieur le baron!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous me faites mourir d'impatience...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monsieur le baron sait que je lui suis tout d&eacute;vou&eacute;... je
+croirais commettre un crime si je le trompais et m&ecirc;me si je lui cachais
+ce que j'ai cru d&eacute;couvrir.... Puisque vous m'autorisez &agrave; parler, sachez
+donc que j'ai appris de bonne source que plusieurs personnages
+importants, de haute distinction et de grande fortune, se disputent la
+main de madame de Torr&egrave;s... Certes, elle vous a vou&eacute; un attachement r&eacute;el
+et que rien ne pourrait &eacute;branler... cependant....</p>
+
+<p>M. de Silvereal &eacute;tait devenu livide.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu qu'elle songe &agrave; me retirer sa parole?...</p>
+
+<p>Il tutoyait maintenant l'agent d'affaires, descendu &agrave; ses yeux au r&ocirc;le
+de Scapin.</p>
+
+<p>Mancal eut un geste d'&eacute;nergique d&eacute;n&eacute;gation.</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! fit-il. Mais cependant... pardonnez-moi si j'h&eacute;site... la
+chose est d&eacute;licate...</p>
+
+<p>&mdash;T'expliqueras-tu!...</p>
+
+<p>&mdash;Puisque monsieur le baron l'exige, je dois lui ob&eacute;ir... or, je sais
+que monsieur le baron, trop honn&ecirc;te pour faire de madame de Torr&egrave;s sa
+ma&icirc;tresse, lui a fait entrevoir que... la sant&eacute; de madame de Silvereal
+&eacute;tait chancelante...</p>
+
+<p>&mdash;Cela est vrai!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en doute pas, fit Mancal en jetant un regard du c&ocirc;t&eacute; de Mathilde,
+dont l'apparence contredisait absolument les paroles de son mari.
+Cependant, avouez que madame de Sylvereal para&icirc;t lutter
+avantageusement... contre le mal qui la mine...</p>
+
+<p>&mdash;Illusion! ma femme est atteinte d'une de ces maladies qui laissent au
+condamn&eacute; les dehors de la sant&eacute;... et qui, cependant, le foudroient en
+quelques heures...</p>
+
+<p>&mdash;Soit! mais madame de Torr&egrave;s n'est pas initi&eacute;e &agrave; ces secrets
+physiologiques... car je crains qu'elle n'attribue vos promesses de
+mariage &agrave; la passion qu'elle vous a inspir&eacute;e.</p>
+
+<p>Un rayon sinistre passa dans les yeux du baron.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Mancal, fit-il d'une voix sourde, j'ai jur&eacute; &agrave; madame de
+Torr&egrave;s qu'elle serait ma femme... et je veux...</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez!...</p>
+
+<p>&mdash;Je me trompe... ce mot rend mal ma pens&eacute;e... je sais, veux-je dire,
+qu'avant trois mois, je serai libre...</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi soit-il! fit Mancal en s'inclinant pour cacher le sourire
+ironique qui crispait ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Puis, apr&egrave;s un silence, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Du reste, le savant docteur du quai de G&egrave;vres est de ceux qui lisent
+jusqu'au plus profond des myst&egrave;res naturels.</p>
+
+<p>M. de Silvereal laissa &eacute;chapper un cri de surprise:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! vous savez!...</p>
+
+<p>Mancal le regarda en riant, cette fois, sans se cacher:</p>
+
+<p>&mdash;Allez demain chez ma&icirc;tre Blasias, fit-il. C'est un conseil d'ami que
+vous donne votre d&eacute;vou&eacute; serviteur....</p>
+
+<p>Silvereal eut un moment d'h&eacute;sitation; puis il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, j'irai!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le baron n'a aucun ordre &agrave; me donner?...</p>
+
+<p>&mdash;Aucun!</p>
+
+<p>Mancal s'inclina profond&eacute;ment et s'&eacute;loigna.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! murmura-t-il en se perdant &agrave; travers les groupes, le crime est
+sem&eacute;... il faudra bien qu'il germe.... Ce sont l&agrave; bonnes et fertiles
+terres.... Mais quoi est donc le secret de M. de Belen?</p>
+
+<p>A ce moment, l'intendant du duc parut &agrave; la porte du salon, et s'arr&ecirc;ta,
+regardant de tous c&ocirc;t&eacute;s comme s'il e&ucirc;t cherch&eacute; quelqu'un.</p>
+
+<p>M. de Belen s'approcha de lui:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le duc, un &ecirc;tre &eacute;trange, presque effrayant, qui se dit le
+serviteur de M. Armand de Bernaye, insiste pour parler imm&eacute;diatement &agrave;
+son ma&icirc;tre...</p>
+
+<p>&mdash;M. de Bernaye doit se trouver dans une des salles de jeu.</p>
+
+<p>L'intendant se dirigea du c&ocirc;t&eacute; que le duc lui indiquait. Il n'eut aucune
+peine &agrave; rejoindre Armand, qui, le sourire aux l&egrave;vres, suivait une partie
+de baccarat engag&eacute;e entre quelques joueurs, parmi lesquels St&eacute;phane,
+Colombet et Allard s'&eacute;taient &eacute;rig&eacute;s en chefs d'attaque. Aux premiers
+mots prononc&eacute;s &agrave; voix basse par l'intendant, Armand tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous suis, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait entrer votre serviteur dans un salon r&eacute;serv&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien.</p>
+
+<p>Un instant apr&egrave;s, Armand p&eacute;n&eacute;trait dans une petite salle artistement
+d&eacute;cor&eacute;e. La porte se referma derri&egrave;re lui. Le personnage qui venait de
+le faire demander m&eacute;rite description. C'&eacute;tait certes une des cr&eacute;atures
+les plus bizarres qui se puissent imaginer. Au milieu d'une face d'un
+brun oliv&acirc;tre, s'&eacute;patait un large nez aux narines plates; les joues
+osseuses saillaient comme les moulures d'un masque japonais; la bouche,
+aux l&egrave;vres jaunes &agrave; force d'&ecirc;tre p&acirc;les, &eacute;tait largement fendue et
+laissait voir des dents presque noires, mais aigu&euml;s comme les pointes
+d'un crayon d'&eacute;b&egrave;ne. Son front &eacute;tait tatou&eacute; de lignes bizarres qui
+s'entre-croisaient g&eacute;om&eacute;triquement. Cet &ecirc;tre singulier &eacute;tait envelopp&eacute;
+dans un large manteau, sorte de <i>plaid</i> qui tombait jusqu'&agrave; ses pieds
+nus. Son front, rid&eacute; et sans cheveux, &eacute;tait &agrave; demi cach&eacute; par un chapeau
+plat, sans bord, absolument rond et qui semblait se tenir, par prodige,
+en &eacute;quilibre sur son cr&acirc;ne pointu. S'il se f&ucirc;t d&eacute;couvert, on e&ucirc;t
+remarqu&eacute; une touffe de cheveux partant du sommet de l'occiput et
+soigneusement roul&eacute;e sur elle-m&ecirc;me en une esp&egrave;ce de rosette.</p>
+
+<p>D&egrave;s que M. de Bernaye parut, le spectre exotique &eacute;tendit les bras en
+avant, en m&ecirc;me temps qu'il se prosternait presque jusqu'&agrave; terre.
+Quelques mots furent &eacute;chang&eacute;s dans une langue que, certes, aucun des
+invit&eacute;s de M. de Belen n'e&ucirc;t comprise.</p>
+
+<p>&mdash;Que me veux-tu, So&euml;ra? demanda Armand.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un billet.</p>
+
+<p>&mdash;Qui l'a apport&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Un jeune homme qui est reparti imm&eacute;diatement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien! donne!</p>
+
+<p>Celui qu'Armand venait de d&eacute;signer par le nom de So&euml;ra plongea sa main
+sous son manteau, qui s'entr'ouvrit et laissa apercevoir une sorte de
+pagne, ray&eacute; de blanc et de noir, et tombant jusqu'aux jarrets. Le torse
+n'&eacute;tait cach&eacute; que par une ceinture montant de la taille aux aisselles,
+et dans cette ceinture &eacute;tait retenue une de ces armes redoutables, lames
+tordues en forme de flamme, et que les Malais d&eacute;signent sous le nom de
+&laquo;kriss.&raquo; So&euml;ra pr&eacute;senta &agrave; Armand un petit billet pli&eacute; en forme de
+triangle et bord&eacute; de noir, comme une lettre de deuil. Armand laissa
+&eacute;chapper un geste de surprise. Puis, d'un mouvement rapide, il brisa le
+cachet. L'enveloppe &eacute;tait vide; seulement, &agrave; l'int&eacute;rieur de l'enveloppe
+&eacute;tait empreinte, nettement dessin&eacute;e, l'image d'une t&ecirc;te de mort. Armand
+r&eacute;fl&eacute;chit un instant, puis:</p>
+
+<p>&mdash;Va, So&euml;ra, dit-il. Tu es un bon serviteur. Retourne chez moi et ne
+m'attends pas cette nuit.</p>
+
+<p>So&euml;ra s'inclina en signe de soumission. A ce moment, la voix de M. de
+Belen se fit entendre dans le salon qui confinait &agrave; celui o&ugrave; se trouvait
+Armand.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, messieurs, disait-il, qui de vous se d&eacute;vouera pour conduire le
+cotillon?...</p>
+
+<p>Armand r&eacute;fl&eacute;chissait, les yeux fix&eacute;s sur le singulier embl&egrave;me qui venait
+de lui &ecirc;tre adress&eacute;. Une sorte de grondement sourd, sauvage, lui fit
+lever la t&ecirc;te. So&euml;ra avait rejet&eacute; son manteau et, redressant en arri&egrave;re
+son torse d'athl&egrave;te, il avait tir&eacute; de sa ceinture le kriss dont la lame
+luisait, aigu&euml; et sinistre.</p>
+
+<p>&mdash;So&euml;ra! fit Armand d'un ton d'autorit&eacute;.</p>
+
+<p>L'autre grin&ccedil;ant des dents dit &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Ma&icirc;tre, avez-vous entendu?</p>
+
+<p>La voix de M. de Belen se fit entendre de nouveau:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le vicomte (il parlait sans doute &agrave; un de ces mi&egrave;vres jeunes
+gens qui font leur chemin en guidant leur barque &agrave; travers valses et
+mazourkes), monsieur le vicomte, ces dames r&eacute;clament votre bon concours,
+vous ne pouvez refuser!</p>
+
+<p>Cette fois, So&euml;ra s'&eacute;lan&ccedil;a, et sans doute il allait franchir la porte du
+salon, si la main d'Armand s'abattant sur son poignet ne l'e&ucirc;t clou&eacute; sur
+place.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu fou?... s'&eacute;cria le savant.</p>
+
+<p>L'autre, le visage livide sous la teinte d'ocre, semblait ne plus
+entendre. Sa bouche &eacute;cumait, et un seul mot s'&eacute;chappait de ses l&egrave;vres:</p>
+
+<p>&mdash;Amok! Amok!</p>
+
+<p>&mdash;Silence! fit M. de Bernaye.</p>
+
+<p>D'un mouvement vigoureux, il repoussa le sauvage au fond de la pi&egrave;ce;
+puis, les bras crois&eacute;s, la t&ecirc;te haute, il se pla&ccedil;a devant lui.</p>
+
+<p>So&euml;ra tremblait: c'&eacute;tait une agitation furieuse, presque convulsive. Il
+dit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous entendu?...</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu dire?...</p>
+
+<p>&mdash;Cette voix...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;C'est celle de l&agrave;-bas... c'est la voix qui r&eacute;sonne dans mes nuits...
+qui sort de la tombe....</p>
+
+<p>Armand avait reconnu la voix de M. de Belen. Ses sourcils se
+contract&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu s&ucirc;r de ce que tu dis?</p>
+
+<p>&mdash;Je le jure par le cadavre de mon p&egrave;re!</p>
+
+<p>&mdash;Tes oreilles ne te trompent pas?</p>
+
+<p>So&euml;ra eut un ricanement.</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui est mort me dit que j'ai bien entendu.</p>
+
+<p>Et il continua tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Amok! Amok!</p>
+
+<p>&mdash;Assez! fit durement Armand. Ob&eacute;is-moi... retourne chez moi. Je te
+d&eacute;fends de sortir jusqu'&agrave; ce que je te l'aie de nouveau permis.</p>
+
+<p>&mdash;Ma&icirc;tre! n'exigez pas cela! il faut que je le tue.</p>
+
+<p>Et, disant cela, So&euml;ra tourmentait la poign&eacute;e de son kriss. Armand se
+pencha &agrave; son oreille et pronon&ccedil;a quelques mots. So&euml;ra se courba, et,
+repoussant l'instrument de mort dans sa ceinture, il s'enveloppa de
+nouveau dans son manteau.</p>
+
+<p>D'un geste dominateur, Armand lui indiqua la porte. So&euml;ra, fr&eacute;missant
+mais dompt&eacute;, sortit &agrave; reculons. Armand le suivit des yeux. Quand il fut
+seul:</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait? murmura-t-il. Si l&agrave; &eacute;tait le secret de ces mis&eacute;rables!</p>
+
+<p>Puis, passant la main sur son front, et jetant un dernier regard sur la
+missive myst&eacute;rieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Avant tout, dit-il, ob&eacute;issons.</p>
+
+<p>Un instant apr&egrave;s, il sortit de la maison de M. de Belen.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IVB" id="IVB"></a>IV</h2>
+
+<h3>LES SUITES D'UN BAL</h3>
+
+
+<p>Au moment o&ugrave; les derniers invit&eacute;s du duc de Belen se blottissaient dans
+leurs voitures, dont les glaces, couvertes de givre, t&eacute;moignaient de
+l'&acirc;pret&eacute; du froid; tandis que les domestiques, sous la direction de
+l'intendant, remettaient dans les salons cet ordre provisoire qui fait
+dispara&icirc;tre tant bien que mal les traces laiss&eacute;es par la cohue, deux
+personnages se tenaient dans le cabinet de M. de Belen. La physionomie
+de ce cabinet &eacute;tait assez curieuse. Pendant toute la dur&eacute;e de la f&ecirc;te,
+il avait &eacute;t&eacute; soigneusement ferm&eacute;. Et cependant, si quelque invit&eacute; y
+avait p&eacute;n&eacute;tr&eacute;, il y aurait pu trouver satisfaction &agrave; ses go&ucirc;ts, &agrave;
+supposer qu'il f&ucirc;t, en si petite proportion que ce f&ucirc;t, port&eacute; aux &eacute;tudes
+orientalistes. De tous c&ocirc;t&eacute;s, aux murailles, au plafond, sur les
+meubles, ce n'&eacute;taient qu'armes, ustensiles, objets de toute nature
+portant le caract&egrave;re ind&eacute;l&eacute;bile de l'art indo-chinois, depuis le
+<i>tiwa-sa-wota</i>, tabati&egrave;re en bois de santal, la corne de buffle
+artistement sculpt&eacute;e, l'&eacute;cale de noix de coco &eacute;vid&eacute;e &agrave; jour comme une
+dentelle, jusqu'&agrave; ces inimitables corbeilles, enjoliv&eacute;es d'ornements
+bizarres, que les artistes malais tressent avec les folioles du palmier
+lontar. Ici la lance de bambou, le poignard recourb&eacute; o&ugrave; s'ench&acirc;ssent les
+perles v&eacute;nitiennes, le sabre &agrave; la lame plate et s'&eacute;largissant &agrave;
+l'extr&eacute;mit&eacute;; l&agrave;, des fl&egrave;ches aigu&euml;s aux pointes empoisonn&eacute;es, le disque
+m&eacute;tallique &agrave; grelots qui tintinne sous les doigts du musicien. Sur des
+socles de marbre jasp&eacute;, de hideuses statues, aux t&ecirc;tes difformes, aux
+membres tortus semblaient attendre encore les hommages que les
+sectateurs de Bouddha prodiguent &agrave; leurs idoles. Les tentures de soie
+brod&eacute;es d'or tombaient en plis lourds et magnifiques, relev&eacute;es par des
+&eacute;charpes tiss&eacute;es d'&eacute;corce et teintes des plus &eacute;clatantes couleurs, sur
+lesquelles restaient immobiles, pos&eacute;s comme s'ils allaient prendre leur
+vol, les dragons frang&eacute;s de rouge et d'or. Des peaux de tigres
+couvraient le parquet. Sur une console en bambou, un objet attirait
+particuli&egrave;rement l'attention: c'&eacute;tait un fragment de statue, sculpt&eacute;e
+dans la pierre noire, et couverte d'incrustations d'argent. Ce fragment
+semblait avoir &eacute;t&eacute; sci&eacute; et d&eacute;tach&eacute; d'une statue de petite taille et
+repr&eacute;sentait le bras et la jambe d'un homme, ainsi qu'une portion du
+torse. L&agrave; encore on reconnaissait le ciseau des artistes de l'ancien
+empire d'Annam. En r&eacute;alit&eacute;, dans cette pi&egrave;ce bizarre, on se f&ucirc;t cru
+transport&eacute; &agrave; des milliers de lieues de Paris. C'&eacute;tait comme une &eacute;chapp&eacute;e
+&agrave; travers l'espace vous entra&icirc;nant tout &agrave; coup aux limites de l'extr&ecirc;me
+Orient. Mais la pr&eacute;sence des deux causeurs, M. de Belen et M. de
+Silvereal, vous e&ucirc;t bient&ocirc;t ramen&eacute; dans le domaine de la r&eacute;alit&eacute;. M. de
+Belen se tenait debout, les bras crois&eacute;s sur la poitrine, la t&ecirc;te haute
+et la l&egrave;vre ricanante, tandis que le baron, assis ou plut&ocirc;t affaiss&eacute; sur
+un si&eacute;ge de bambou, paraissait en proie &agrave; un malaise difficile &agrave;
+vaincre.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, mon cher baron, disait M. de Belen, vous pr&eacute;tendez m'imposer
+des conditions?</p>
+
+<p>Silvereal protesta d'un geste soumis.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;, la chose serait du plus haut comique!... n'ai-je pas d&eacute;j&agrave;
+fait pour vous plus que je ne vous devais?...</p>
+
+<p>&mdash;Cependant... hasarda le baron.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant!... Que signifie ce <i>cependant</i>? Pardieu! il est bon que
+nous ayons une explication d&eacute;finitive, et puisqu'il vous a convenu de la
+provoquer vous-m&ecirc;me, subissez-la.</p>
+
+<p>Le baron releva la t&ecirc;te et le regarda.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous &eacute;coute, dit-il d'une voix qui semblait s'affermir.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, continua le duc, r&eacute;capitulons, si vous le voulez bien, les
+services que je vous ai rendus, et &eacute;tablissons nos situations
+respectives.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;tablissons, r&eacute;p&eacute;ta le baron comme un &eacute;cho.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a huit ans aujourd'hui que vous m'avez pr&ecirc;t&eacute; votre concours dans
+une aventure p&eacute;rilleuse...</p>
+
+<p>&mdash;Et d&eacute;licate.</p>
+
+<p>-D&eacute;licate, si l'&eacute;pith&egrave;te vous pla&icirc;t. Je reconnais que vous ne m'avez pas
+marchand&eacute; l'aide que je r&eacute;clamais de vous. Un seul mot, pourtant.
+N'&eacute;tait-ce pas moi qui avais con&ccedil;u l'id&eacute;e de ce plan?</p>
+
+<p>&mdash;L'id&eacute;e et le plan de l'assassinat, fit le baron, qui d&eacute;cid&eacute;ment
+reprenait peu &agrave; peu son sang-froid.</p>
+
+<p>Le visage de M. de Belen se contracta l&eacute;g&egrave;rement.</p>
+
+<p>&mdash;Dispensez-vous de ces expressions brutales, dit-il s&egrave;chement. Bref,
+complices tous deux, nous m&icirc;mes notre projet &agrave; ex&eacute;cution.</p>
+
+<p>&mdash;Et le roi des Khmers
+<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Note_2_2" class="fnanchor">[2]</a> tomba sous nos coups, fit encore Silvereal,
+qui avait, para&icirc;t-il, la manie des interruptions.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prierai de me laisser parler, reprit de Belen, dont l'accent
+montait au plus haut diapason de l'irritation. En commettant cet acte...</p>
+
+<p>&mdash;Ce crime...</p>
+
+<p>&mdash;Ce crime, soit... notre but &eacute;tait de nous emparer des richesses
+colossales d&eacute;pos&eacute;es en un lieu cach&eacute; dont seul le vieil Eni poss&eacute;dait le
+secret... mais par une incroyable fatalit&eacute;, ce secret nous &eacute;chappa... ou
+du moins ne nous fut r&eacute;v&eacute;l&eacute; que par des documents si bizarres, disons le
+mot, si incompr&eacute;hensibles, que tout d'abord nous nous sent&icirc;mes
+d&eacute;courag&eacute;s et cr&ucirc;mes que jamais nous n'atteindrions au r&eacute;sultat r&ecirc;v&eacute;...
+Pour le pr&eacute;sent, au lieu des centaines de millions dont nous avions
+voulu nous assurer la possession, qu'avions-nous trouv&eacute;? &agrave; peine
+quelques centaines de mille piastres en pierreries.... N'ai-je pas
+partag&eacute; ce butin avec vous?...</p>
+
+<p>&mdash;En conservant la part du lion.</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait mon droit. Non-seulement j'avais seul organis&eacute; le complot,
+mais encore tandis que vous d&eacute;sesp&eacute;riez, je d&eacute;clarais hautement qu'un
+jour viendrait o&ugrave; les &eacute;normes richesses de Khmers nous appartiendraient.
+Pour cela, il fallait des capitaux &agrave; l'aide desquels je pusse continuer
+mes recherches.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, j'ai re&ccedil;u &agrave; peine cinq cent mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Qui, plac&eacute;s par moi, dans des sp&eacute;culations commerciales, furent
+rapidement tripl&eacute;s!</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! tout cela n'est plus que souvenir!</p>
+
+<p>&mdash;A qui la faute? Parce que vous, monsieur de Silvereal, touchant &agrave; la
+vieillesse, vous croyez toujours avoir vingt ans; parce que vous vous
+laissez entra&icirc;ner par vos passions s&eacute;niles sur une pente fatale qui vous
+jettera &agrave; la ruine et &agrave; la mort. Vous vous croyez fond&eacute; maintenant &agrave; me
+rendre responsable de votre chute. A d'autres, mon cher! Vous m'avez
+aid&eacute;, je vous ai pay&eacute;, et je suis pr&ecirc;t &agrave; d&eacute;clarer, si vous le d&eacute;sirez,
+que tout doit &ecirc;tre d&eacute;sormais fini entre nous!</p>
+
+<p>M. de Silvereal accueillit ces derni&egrave;res paroles par un ricanement.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en d&eacute;fie, dit-il froidement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites?...</p>
+
+<p>&mdash;Je dis, monsieur de Belen, que malgr&eacute; votre forfanterie et vos
+menaces, vous savez aussi bien que moi que nous sommes &agrave; jamais li&eacute;s
+l'un et l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prouverai le contraire...</p>
+
+<p>&mdash;Vous me ferez assassiner? En effet, je vous connais, et ce ne serait
+pas votre coup d'essai.... Cependant, je vous ferai observer que nous ne
+sommes plus aujourd'hui dans les d&eacute;serts de l'Inde orientale... et qu'&agrave;
+Paris, il existe certains personnages qui sauraient au besoin me
+d&eacute;fendre contre vous.</p>
+
+<p>M. de Belen &eacute;tait devenu livide. &Eacute;tait-ce de terreur? &eacute;tait-ce de rage?
+Au contraire, Silvereal avait retrouv&eacute; tout son calme.</p>
+
+<p>&mdash;Ces personnages se nomment: <i>primo</i>, le procureur du roi; <i>secundo</i>,
+l'ambassadeur de Portugal; <i>tertio</i>... oh! c'est le <i>tertio</i> qui est
+surtout int&eacute;ressant... les personnages s'appellent: les gendarmes!</p>
+
+<p>&mdash;Mis&eacute;rable! cria de Belen.</p>
+
+<p>&mdash;Les injures n'ont jamais en rien avanc&eacute; les affaires... Je reprends
+mon raisonnement.... Supposez seulement que moi, baron tr&egrave;s-authentique
+de Silvereal, n'ayant en somme dans mon pass&eacute; aucune tache prouv&eacute;e...
+car l'histoire du Cambodge est rest&eacute;e parfaitement secr&egrave;te... supposons,
+dis-je, que je me pr&eacute;sente chez M. le procureur du roi, et que, lui
+d&eacute;voilant certain nom que vous me paraissez avoir compl&eacute;tement oubli&eacute;,
+je l'invite &agrave; consulter, au sujet du pr&eacute;tendu M. de Belen... du duc de
+Belen.... MM. les attach&eacute;s &agrave; la l&eacute;gation du Portugal, ne se pourrait-il
+pas d'aventure que les troisi&egrave;mes personnages ci-dessus mentionn&eacute;s, &agrave;
+savoir: MM. les gendarmes, ne vinssent jouer dans le drame actuel un
+r&ocirc;le que vous n'auriez pas suffisamment pr&eacute;vu?...</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Silvereal, fit de Belen, qui grin&ccedil;ait des dents, voil&agrave; des
+insolences qui vous co&ucirc;teront cher.</p>
+
+<p>&mdash;Chacun son tour, mon cher! Comment! je viens &agrave; vous en ami et je vous
+dis franchement: Je suis ruin&eacute;, &agrave; jamais perdu, si vous ne me pr&ecirc;tez
+cinquante mille francs.... Avec cette somme, qui est pour vous une
+bagatelle... car je reconnais que vous avez su mieux que moi faire
+fructifier vos capitaux... je r&eacute;tablis une situation d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e....
+Voil&agrave; ce que je vous explique nettement, franchement, et &agrave; cela vous
+r&eacute;pondez par des injures, par des menaces...</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas d'argent!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! dites cela &agrave; d'autres, mon cher duc, mais pas &agrave; moi. Je connais
+par A plus B le chiffre de votre fortune, et vous pouvez me remettre ces
+cinquante mille francs aussi facilement que moi je jetterais &agrave; la rue un
+&eacute;cu de six livres.</p>
+
+<p>M. de Belen gardait maintenant le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Et de fait, si vous avez quelque reproche &agrave; m'adresser, &ecirc;tes-vous donc
+vous-m&ecirc;me &agrave; l'abri de tout bl&acirc;me? Oui, j'ai le c&oelig;ur jeune et le cerveau
+br&ucirc;lant... Que voulez-vous, on ne se refait pas! Mais vous-m&ecirc;me, ne
+comprenez-vous pas l'amour? Et votre passion pour mademoiselle de
+Favereye?...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voil&agrave; o&ugrave; je vous attendais! s'&eacute;cria M. de Belen avec fureur. Oui,
+j'aime Lucie; oui, je veux qu'elle soit ma femme; et pour cela, j'ai
+r&eacute;clam&eacute; de vous le concours de celui qui se pr&eacute;tend mon ami, de vous, M.
+de Silvereal. Eh bien! &agrave; quoi &ecirc;tes-vous parvenu? Comment!... Lucie est
+la ni&egrave;ce de votre femme, &agrave; laquelle elle est confi&eacute;e par sa m&egrave;re, madame
+de Favereye, cette folle que l'on croirait en v&eacute;rit&eacute; occup&eacute;e &agrave; des
+&oelig;uvres de magie, tant son existence est myst&eacute;rieuse et retir&eacute;e. Donc,
+par votre femme, vous &ecirc;tes pour ainsi dire ma&icirc;tre des destin&eacute;es de
+Lucie, et vous pourriez imposer votre volont&eacute;. Mais, en v&eacute;rit&eacute;, il me
+semble que vous tremblez devant madame de Silvereal...</p>
+
+<p>&mdash;Cependant c'est par mon ordre que, ce soir m&ecirc;me, elle est venue ici
+avec Lucie.</p>
+
+<p>&mdash;Par votre ordre!... Eh bien! je vous fais un pari: si madame de
+Silvereal a consenti &agrave; vous ob&eacute;ir, c'est parce qu'un int&eacute;r&ecirc;t pressant,
+personnel, l'engageait &agrave; se rendre &agrave; ce bal.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! pour un conspirateur, vous me semblez bien peu
+clairvoyant.... N'avez-vous pas remarqu&eacute; que ce M. Armand de
+Bernaye&mdash;encore un ennemi que je devine&mdash;ne l'a point quitt&eacute;e des yeux
+pendant toute la soir&eacute;e, et qu'ils sont rest&eacute;s ensemble pr&egrave;s d'une
+heure?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si je le croyais!...</p>
+
+<p>&mdash;Seriez-vous jaloux? Bah! la chose serait risible!... Mais, croyez-moi,
+mon cher baron, madame de Silvereal est plus fine que vous, et quand
+vous croyez qu'elle ob&eacute;it, elle ne suit que sa propre volont&eacute;.</p>
+
+<p>La physionomie de M. de Silvereal s'&eacute;tait tout &agrave; coup assombrie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cette femme! murmura-t-il avec un accent de rage mal contenue.</p>
+
+<p>&mdash;Elle vous hait et vous la ha&iuml;ssez. Voil&agrave; justement o&ugrave; le b&acirc;t me
+blesse.... Vous n'avez aucune influence sur elle; et de fait, l'amant en
+titre de madame de Torr&egrave;s ne peut gu&egrave;re faire figure au foyer de famille
+avec l'autorit&eacute; n&eacute;cessaire...</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous, de gr&acirc;ce...</p>
+
+<p>&mdash;Non, non. Nous r&eacute;glons nos comptes, vous dis-je, et nous sommes ici
+pour entendre nos v&eacute;rit&eacute;s. Vous n'avez recul&eacute; devant aucun scandale, et,
+dans l'ardeur amoureuse de nos vieux ans, style noble, vous vous
+conduisez comme un gamin. Jugez alors de l'importance que madame de
+Silvereal peut attacher &agrave; votre avis, dans cette importante question du
+choix d'un mari pour sa ni&egrave;ce! Au contraire, me voyant li&eacute; d'amiti&eacute; avec
+vous qu'elle m&eacute;prise, la baronne se d&eacute;fie de moi et me m&eacute;prise aussi
+quelque peu. Voil&agrave; la v&eacute;rit&eacute;, et voil&agrave; ce que vous appelez me pr&ecirc;ter
+votre concours. Pardieu! je ferais mieux de m'en passer...</p>
+
+<p>&mdash;Non, s'&eacute;cria Silvereal, dont l'&oelig;il s'&eacute;claira d'un reflet sinistre.
+Vous serez le mari de Lucie de Favereye, je le jure sur l'honneur...</p>
+
+<p>&mdash;Sur l'honneur... de vous &agrave; moi... quelle plaisanterie! fit cyniquement
+de Belen.</p>
+
+<p>&mdash;Ne raillez pas, sur votre vie!... Oui, cette femme me hait et me
+m&eacute;prise; mais il faudra bien qu'elle plie sous ma volont&eacute;! Sinon...</p>
+
+<p>&mdash;Sinon?</p>
+
+<p>Les deux hommes se regard&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous, dit de Belen, que madame de Silvereal plie par crainte de
+la mort?...</p>
+
+<p>&mdash;De la mort, peut-&ecirc;tre. De la honte, certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! c'est une id&eacute;e... et si je puis vous &ecirc;tre utile...</p>
+
+<p>&mdash;Si j'ai besoin de vous, je vous avertirai...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous allez agir?...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le promets.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! voici que vous devenez plus raisonnable!... un mot encore
+cependant... c'est assez d&eacute;licat!... mais c'est mon devoir d'ami de vous
+avertir... Vous connaissez bien madame de Torr&egrave;s...</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlons pas d'elle...</p>
+
+<p>&mdash;Si fait!... d&eacute;fiez-vous, ma&icirc;tre baron... celle qu'on a surnomm&eacute;e le
+T&eacute;nia en a d&eacute;vor&eacute; et tu&eacute; de plus grands et de plus riches que vous...</p>
+
+<p>&mdash;Que m'importe!... je l'aime!...</p>
+
+<p>En pronon&ccedil;ant ces mots, le baron se transfigurait. C'&eacute;tait la passion
+furieuse, bestiale, dans tout son horrible rayonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; qui r&eacute;pond &agrave; tout, dit le duc de Belen. Donc, n'en parlons plus.
+Je n'ai point l'intention de me poser en Mentor.... R&eacute;sumons-nous.... Je
+ne commettrai pas l'indiscr&eacute;tion de vous demander quels moyens vous
+comptez employer pour triompher de la r&eacute;sistance &eacute;vidente de madame de
+Silvereal &agrave; mes projets sur Lucie... Seulement, je vous dirai ceci: le
+jour o&ugrave; Lucie sera ma femme, je vous donnerai cinq cent mille francs...</p>
+
+<p>&mdash;Soit! mais en attendant...</p>
+
+<p>&mdash;Il tient &agrave; vous que le d&eacute;lai soit court.... Cependant, pour cette fois
+encore, je veux bien vous aider...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! les cinquante mille francs que vous me refusiez?...</p>
+
+<p>&mdash;Les voici! fit M. de Belen.</p>
+
+<p>Il tira de sa poche un carnet, d&eacute;tacha une feuille &agrave; souche, y inscrivit
+quelques mots, signa et ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Demain, Allard vous payera la somme demand&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon ami! s'&eacute;cria Silvereal, vous &ecirc;tes mon sauveur...</p>
+
+<p>&mdash;Une bouch&eacute;e de pain pour le t&eacute;nia, fit le duc en riant.</p>
+
+<p>Silvereal haussa les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne la connaissez pas!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu.... Madame de Torr&egrave;s est un ange! En tout cas, ceci vous
+regarde. Mais ne n&eacute;gligez pas les affaires s&eacute;rieuses...</p>
+
+<p>&mdash;Non, je vous le promets. Maintenant, permettez-moi une question...</p>
+
+<p>&mdash;Tout &agrave; votre service, cher ami.</p>
+
+<p>&mdash;Vous continuez toujours vos recherches... au sujet du tr&eacute;sor des
+Khmers?...</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'en doutez pas, je suppose?...</p>
+
+<p>&mdash;Et croyez-vous &ecirc;tre sur la trace?</p>
+
+<p>M. de Belen r&eacute;fl&eacute;chit un instant. Comme &agrave; son insu, ses yeux se
+tourn&egrave;rent vers le fragment de statue dont nous avons parl&eacute;, et dont les
+arabesques d'argent scintillaient au feu des bougies.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre! dit-il enfin. Le sphinx me livrera son secret.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous croyez que c'est ici, &agrave; Paris m&ecirc;me, que vous le contraindrez &agrave;
+parler?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai la conviction.</p>
+
+<p>&mdash;Vienne donc bient&ocirc;t le jour du succ&egrave;s! Car je suppose, mon cher duc,
+que ce jour-l&agrave;, vous ne m'oublierez pas....</p>
+
+<p>Les yeux de Belen &eacute;tincel&egrave;rent:</p>
+
+<p>&mdash;Ce jour-l&agrave;, s'&eacute;cria-t-il, que m'importera de vous jeter en p&acirc;ture des
+millions &agrave; d&eacute;vorer? Ce jour-l&agrave;, nous serons les rois de Paris, les rois
+du monde!... Ah! que tout nous para&icirc;tra petit et mesquin!... Nous
+verrons &agrave; nos pieds les plus grands et les plus orgueilleux... et
+dominant de toute la hauteur d'une montagne de richesses ces mis&eacute;rables
+qui ramperont en nous tendant la main, nous d&eacute;fierons la soci&eacute;t&eacute; dont
+les rouages trembleront sous notre main souveraine... ce jour-l&agrave;, je
+serai dieu!...</p>
+
+<p>&mdash;Et je serai votre proph&egrave;te! dit gaiement Silvereal. Courage donc... et
+&agrave; nous deux le monde!...</p>
+
+<p>Le baron se retira, non sans avoir serr&eacute; avec effusion la main de son
+excellent ami. Le duc resta seul. Pendant quelques instants, la t&ecirc;te
+entre ses mains, il parut absorb&eacute; dans ses r&eacute;flexions. Puis il releva la
+t&ecirc;te:</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme est un complice, donc il est g&ecirc;nant; je lui donne un
+mois.... Au bout de ce temps....</p>
+
+<p>Il n'acheva pas; mais un geste &eacute;loquent traduisit sa pens&eacute;e. Si
+Silvereal avait pu le voir, il e&ucirc;t frissonn&eacute; jusqu'au plus profond de
+son &ecirc;tre. Belen alla &agrave; la porte de son cabinet, l'ouvrit et tendit
+l'oreille. Aucun bruit. Tout reposait enfin. Il &eacute;tait cinq heures du
+matin. Le jour ne paraissait pas encore. M. de Belen n'appelait jamais
+son valet de chambre pour le d&eacute;shabiller. Il couchait dans une petite
+pi&egrave;ce attenante &agrave; son cabinet, et se contentait d'un hamac, en voyageur
+qui a connu les fatigues des longues et p&eacute;rilleuses entreprises. Il
+entra dans sa chambre, apr&egrave;s avoir soigneusement tir&eacute; les verrous qui
+fermaient la porte de son cabinet; il commen&ccedil;a &agrave; se d&eacute;v&ecirc;tir. Mais, au
+lieu de se coucher, il alla &agrave; un large coffre de bois exotique, garni
+d'&eacute;normes serrures, et l'ouvrit. Il en tira successivement une blouse,
+un pantalon de toile bleue, qu'il endossa rapidement. Puis il prit une
+lanterne portative et l'alluma. Il glissa un pistolet dans sa poche.
+Cela fait, il sortit de sa chambre et se rendit par une galerie &agrave; la
+serre, que nous avons d&eacute;j&agrave; d&eacute;crite, et o&ugrave; avait eu lieu l'entretien de
+madame de Silvereal et d'Armand de Bernaye. L&agrave;, encore, il s'arr&ecirc;ta et
+&eacute;couta. S&ucirc;r de n'&ecirc;tre pas &eacute;pi&eacute;, il &eacute;carta la touffe de yuccas
+gigantesques, dont les longues feuilles se referm&egrave;rent derri&egrave;re lui.
+Puis, se penchant, il pressa un ressort dissimul&eacute; dans une fente du
+plancher. Une trappe glissa sur ses rainures. Il dirigea la lumi&egrave;re de
+la lampe sur l'ouverture b&eacute;ante. On e&ucirc;t dit un puits dont la profondeur
+se perdait dans l'ombre... Un instant apr&egrave;s, M. de Belen avait
+disparu... et la trappe, glissant de nouveau, effa&ccedil;ait toute trace de
+son passage.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VB" id="VB"></a>V</h2>
+
+<h3>SOUS TERRE</h3>
+
+
+<p>Le puits dans lequel notre personnage venait de s'introduire &eacute;tait de
+forme circulaire et ma&ccedil;onn&eacute;. Il &eacute;tait &eacute;vident que jadis il avait servi
+de cage &agrave; un escalier r&eacute;gulier qui, depuis longues ann&eacute;es sans doute,
+avait disparu. M. de Belen avait attach&eacute; la lanterne &agrave; son cou, de telle
+sorte que le rayon de lumi&egrave;re, partant de sa poitrine, &eacute;clair&acirc;t en plein
+la muraille fruste.</p>
+
+<p>La descente n'&eacute;tait rien moins que facile. De place en place, des
+crampons de fer saillaient de la pierre, et notre homme s'y accrochait
+par les mains, tandis que le bout de ses pieds s'appuyait sur le rebord
+de creux m&eacute;nag&eacute;s de distance en distance. Il &eacute;tait ais&eacute; de comprendre
+qu'il avait d&eacute;j&agrave; suivi plusieurs fois, souvent sans doute, ce chemin
+p&eacute;rilleux, car ses mouvements, r&eacute;guliers et en quelque sorte
+automatiques, ne d&eacute;celaient aucune h&eacute;sitation. A mesure qu'il
+descendait, il semblait que l'obscurit&eacute;, fendue en quelque sorte par le
+rayon qui s'&eacute;chappait de la lanterne, se referm&acirc;t au-dessus de lui plus
+&eacute;paisse et plus opaque. Une vapeur chaude et humide montait du fond du
+puits, et, par instants, M. de Belen devait respirer longuement pour
+r&eacute;tablir le jeu de ses poumons. Il descendit ainsi pendant une dizaine
+de m&egrave;tres, prenant soin d'assujettir ses pieds avant de quitter des
+mains les crampons qui le soutenaient. Enfin, il s'arr&ecirc;ta, restant
+suspendu dans le vide. Sans h&eacute;siter, et comme s'il e&ucirc;t r&eacute;p&eacute;t&eacute; un
+exercice qui lui &eacute;tait familier, il se courba l&eacute;g&egrave;rement en arri&egrave;re,
+puis il sauta. La hauteur d'o&ugrave; il se laissait tomber &eacute;tait d'&agrave; peine
+deux m&egrave;tres: ses pieds frapp&egrave;rent le sol avec un bruit mat. L'homme leva
+sa lanterne dont la lueur &eacute;claira l'endroit o&ugrave; il se trouvait. C'&eacute;tait
+un vaste caveau circulaire, dont la vo&ucirc;te en ogive pr&eacute;sentait des lignes
+garnies d'ar&ecirc;tes de pierre. Au centre de ce plafond, se trouvait
+l'ouverture ronde du puits par lequel M. de Belen venait de descendre.
+Les murailles, form&eacute;es d'une pierre solide noircie par les ans,
+semblaient &ecirc;tre les assises de la maison qu'il avait quitt&eacute;e tout &agrave;
+l'heure. M. de Belen, apr&egrave;s un rapide examen, pour la forme sans
+doute&mdash;car il n'&eacute;tait pas supposable qu'un &eacute;tranger se f&ucirc;t introduit
+dans cet &eacute;trange souterrain&mdash;se baissa et posa la lanterne sur le sol.
+Puis, se dirigeant vers un des points de la circonf&eacute;rence, il se courba
+de nouveau. On entendit le cliquetis de pi&egrave;ces de fer, et quand il
+revint dans le rayonnement de la lumi&egrave;re, il tenait &agrave; la main un levier
+et une pioche dont la pointe soigneusement aci&eacute;r&eacute;e pr&eacute;sentait un
+tranchant aigu. Il les jeta sur le sol, retourna au point o&ugrave; il avait
+pris ces instruments et revint encore une fois portant une b&ecirc;che et une
+large pelle. Cela fait, il releva la lanterne et promena le rayon
+lumineux sur le sol. A ce moment, un cri de surprise lui &eacute;chappa. Sur la
+terre molle se dessinaient nettement, clairement les empreintes de pieds
+humains. Une sourde exclamation s'&eacute;chappa de sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je deviens fou? murmura-t-il.</p>
+
+<p>Non! Cette d&eacute;couverte n'&eacute;tait que trop r&eacute;elle. Les empreintes &eacute;taient
+petites; on e&ucirc;t dit qu'elles provenaient d'un pied de femme. De Belen
+passa sa main sur son front qu'inondait une sueur glac&eacute;e. Il restait
+immobile, comme s'il se f&ucirc;t attendu &agrave; voir surgir de l'ombre quelque
+spectre effrayant.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! pas d'enfantillage! dit-il encore.</p>
+
+<p>Mais, malgr&eacute; lui, il frissonnait. Il examinait soigneusement ces traces,
+elles s'&eacute;tendaient sur un p&eacute;rim&egrave;tre &eacute;troit. Au point central, elles
+s'&eacute;taient plus profond&eacute;ment enfonc&eacute;es dans le sol, comme si l'&ecirc;tre
+myst&eacute;rieux qui avait laiss&eacute; cette trace ind&eacute;l&eacute;bile de son passage se f&ucirc;t
+arc-bout&eacute; sur ses jambes pour s'&eacute;lancer.... Nous l'avons dit,
+l'ouverture du puits se trouvait &agrave; plus de deux m&egrave;tres de hauteur.
+&Eacute;tait-il possible que d'un bond un homme e&ucirc;t pu atteindre les premiers
+crampons de fer qui seuls pouvaient y donner acc&egrave;s? Probl&egrave;me que de
+Belen ne cherchait m&ecirc;me pas &agrave; r&eacute;soudre. En v&eacute;rit&eacute;, il avait peur. Tout &agrave;
+coup, il fit un geste de r&eacute;solution. Sa main glissant dans sa poche
+s'assura de la pr&eacute;sence du pistolet &agrave; deux coups dont il s'&eacute;tait muni
+par pr&eacute;caution. Cependant, un dernier point lui restait &agrave; v&eacute;rifier. D'o&ugrave;
+&eacute;tait venu l'&ecirc;tre qui avait p&eacute;n&eacute;tr&eacute; dans le souterrain? par quelle issue
+s'&eacute;tait-il introduit? Cette question s'imposait &agrave; son esprit avec
+d'autant plus de force que les dispositions connues de lui seul
+semblaient la rendre insoluble. En effet, d'une part, la trace des pas
+ne se trouvait, on l'a remarqu&eacute;, qu'au milieu m&ecirc;me du cercle form&eacute; par
+la muraille! Il fallait donc que l'inconnu e&ucirc;t surgi de terre. Or, il
+existait bien une plaque de pierre dissimul&eacute;e sous le tuf; mais cette
+plaque ne se trouvait d&eacute;couverte en aucun point, et de Belen avait assez
+soigneusement explor&eacute; la partie du sol correspondant aux fissures pour
+&ecirc;tre certain que la trappe n'avait pas &eacute;t&eacute; d&eacute;rang&eacute;e. Il resta un instant
+plong&eacute; dans ses r&eacute;flexions. Mais c'&eacute;tait une de ces natures &eacute;nergiques
+qui se redressent sous le choc. Il saisit la pelle, et attaquant
+r&eacute;solument le tuf, il ne tarda pas &agrave; mettre &agrave; nu la dalle dont nous
+avons parl&eacute; et dont l'&eacute;tendue &eacute;tait d'environ un m&egrave;tre carr&eacute;. Puis &agrave;
+l'aide du levier, il souleva la lourde pierre, qui tourna sur elle-m&ecirc;me
+et vint retomber lourdement sur le sol. Une derni&egrave;re fois, de Belen
+promena autour de lui le rayon de sa lanterne, puis il jeta un &agrave; un par
+l'ouverture b&eacute;ante les instruments dont il s'&eacute;tait muni. Et enfin,
+s'aidant de ses bras vigoureux, il descendit &agrave; son tour. Il se trouvait
+alors dans un second caveau semblable au premier. Mais le sol de ce
+nouveau souterrain portait les traces d'un travail persistant.</p>
+
+<p>La terre &eacute;tait fouill&eacute;e en tous sens, et laissait en plusieurs points de
+larges trous b&eacute;ants. Cette fois, la terre ne portait aucune empreinte.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! murmura de Belen. L'imprudent qui, par quelque ruse que je
+d&eacute;couvrirai, a p&eacute;n&eacute;tr&eacute; jusqu'ici n'a en somme rien trouv&eacute;.</p>
+
+<p>Puis il ajouta avec un sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Il a eu grand tort de ne pas faire dispara&icirc;tre ces empreintes... il
+m'a trop bien prouv&eacute; qu'il &eacute;tait maladroit, et par cons&eacute;quent peu &agrave;
+craindre. Mais quel peut &ecirc;tre cet homme... dont le pied est si petit?...</p>
+
+<p>Il saisit la pioche.</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas, le mieux est de se h&acirc;ter. Je dois toucher au terme de mes
+recherches, et alors je d&eacute;fie le monde entier....</p>
+
+<p>Disant cela, de Belen, retroussant ses manches, avait mis &agrave; nu des
+biceps velus et sur lesquels les muscles ressortaient comme des cordes.
+Il se mit alors &agrave; creuser le sol, divisant d'abord la terre friable &agrave;
+coups de pioche, puis, &agrave; l'aide de la pelle, la rejetant contre la
+muraille. Un quart d'heure se passa ainsi. La pioche se relevait et
+retombait avec un bruit mat. Puis la pelle relevait la terre qui
+s'&eacute;grenait sur le monceau qui grandissait peu &agrave; peu. De Belen s'arr&ecirc;ta
+alors, et parut mesurer la profondeur du trou creus&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Pas d'imprudence, murmura-t-il.</p>
+
+<p>Et, plus lentement, il continua son &oelig;uvre, usant maintenant de
+pr&eacute;caution comme s'il e&ucirc;t craint que le choc du fer ne bris&acirc;t l'objet
+qu'il cherchait &agrave; d&eacute;terrer. Enfin, il poussa une exclamation. La pelle
+venait de rencontrer une r&eacute;sistance subite.</p>
+
+<p>L'homme se mit &agrave; genoux, et, de ses ongles, il &eacute;carta la terre. Puis il
+prit la lanterne et dirigea le rayon sur l'ouverture. Une pierre noire,
+sur laquelle on distinguait des traces brillantes, &eacute;mergeait de la terre
+sombre. Il sembla que cette vue donn&acirc;t au travailleur une nouvelle
+&eacute;nergie. Ses mains infatigables s'effor&ccedil;aient de d&eacute;gager cette pierre.
+Enfin, s'arc-boutant sur ses genoux, il parvint &agrave; la d&eacute;tacher du sol. Il
+l'&eacute;carta d'un effort vigoureux, et dans le moule laiss&eacute; &agrave; d&eacute;couvert il
+plongea son bras comme s'il e&ucirc;t suppos&eacute; qu'au-dessous il d&ucirc;t rencontrer
+ce qu'il cherchait. Mais il laissa &eacute;chapper un cri de col&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Rien! rien! fit-il. Mal&eacute;diction!</p>
+
+<p>Et saisissant de nouveau la pioche, il &eacute;largit l'ouverture; puis,
+frappant de toutes ses forces, il enfon&ccedil;ait le pic de fer dans la terre.
+Mais la pointe p&eacute;n&eacute;trait sans obstacle. Maintenant de Belen creusait
+avec une sorte de rage fi&eacute;vreuse. La terre jaillissait sous ses coups.
+Il ne se reposait plus, tous ses membres ruisselaient de sueur. Et rien
+n'apparaissait.... Alors, d&eacute;courag&eacute;, il se releva, et laissant &eacute;chapper
+la pioche, qui tomba:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis maudit! murmura-t-il.</p>
+
+<p>A ce moment, un r&acirc;le sourd s'&eacute;chappa de sa poitrine... Une main venait
+de se poser sur son &eacute;paule, tandis qu'une voix ironique pronon&ccedil;ait ces
+mots:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monsieur le duc, il para&icirc;t que la chasse a &eacute;t&eacute; mauvaise!...</p>
+
+<p>De Belen fit un effort pour s'&eacute;lancer... mais la main qui s'&eacute;tait
+appesantie sur lui &eacute;tait si lourde qu'il &eacute;tait pour ainsi dire clou&eacute; au
+sol.... De Belen &eacute;tait d'une force exceptionnelle, dont t&eacute;moignaient,
+malgr&eacute; ses allures aristocratiques, ses mains massives et ses membres
+trapus. Et pourtant, soudain, il se sentait dompt&eacute;, vaincu. Ainsi cet
+&ecirc;tre myst&eacute;rieux, dont il avait constat&eacute; l'existence aux empreintes
+laiss&eacute;es sur le sol, cet &ecirc;tre se trouvait l&agrave;, pr&egrave;s de lui, et du premier
+coup lui faisait sentir sa domination. Etait-ce r&eacute;ellement un ennemi?
+Non pas seulement un de ces aventuriers qui, guettant dans l'ombre,
+s'abattent sur la victime choisie pour en tirer un imp&ocirc;t imm&eacute;diat, mais
+un de ces exploiteurs qui, avant tout, cherchent &agrave; rassurer la
+possession d'un secret, pour exercer ensuite le chantage &agrave; longue
+port&eacute;e.... En v&eacute;rit&eacute;, on s'&eacute;tonnera que ces r&eacute;flexions aient pu germer
+dans le cerveau d'un homme ainsi surpris. Mais de Belen &eacute;tait le
+sang-froid fait homme. Son organisme avait pay&eacute; sa dette &agrave; l'&eacute;branlement
+nerveux que produit toute surprise: l'esprit restait net et ferme. Donc,
+il ne bougeait pas; mieux encore: il n'avait pas r&eacute;pondu aux paroles de
+d&eacute;fi qui lui avaient &eacute;t&eacute; jet&eacute;es. Il attendait. Seulement sa main droite,
+par un mouvement insensible, descendait vers la poche o&ugrave; se trouvait son
+pistolet. L'autre continuait:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! beau duc, tu ne r&eacute;ponds pas.... Je comprends bien qu'il soit
+d&eacute;sagr&eacute;able d'&ecirc;tre d&eacute;rang&eacute; pendant qu'on se livre &agrave; de d&eacute;licates
+op&eacute;rations... mais ce n'est pas une raison pour avoir peur &agrave; ce point...
+Voyons! r&eacute;pondras-tu? Ah &ccedil;&agrave;! est-ce que, par hasard, tu serais mort de
+frayeur?...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis vivant, bien vivant! cria le duc. Et c'est toi qui es un homme
+mort.</p>
+
+<p>Il avait saisi l'arme charg&eacute;e, et tournant son bras derri&egrave;re son dos, il
+savait que la charge irait frapper son adversaire en plein corps. Il
+pressa sur la d&eacute;tente. Une d&eacute;tonation violente &eacute;branla le souterrain.
+Belen secoua son &eacute;paule d'un &eacute;lan vigoureux; mais, &agrave; sa grande surprise,
+la main&mdash;sorte de grappin de bronze&mdash;pesait toujours sur lui. Un second
+coup partit.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! cette fois! cria de Belen...</p>
+
+<p>&mdash;Cette fois! r&eacute;pondit la voix de l'autre avec un &eacute;clat de rire, cette
+fois, tu es en mon pouvoir... et tu ne peux m&ecirc;me plus conserver
+l'illusion de te d&eacute;barrasser de moi.... Donc, je te rends la libert&eacute;...</p>
+
+<p>Et les doigts s'ouvrirent. Belen, libre, voulut s'&eacute;lancer. Mais une
+ombre noire se dressait devant lui: il savait par exp&eacute;rience que tenter
+la lutte e&ucirc;t &eacute;t&eacute; folie. La lanterne &eacute;clairait sur le sol deux pieds
+&eacute;l&eacute;gants et fins qui, s'appuyant sur la pioche et la pelle,
+interdisaient toute pens&eacute;e nouvelle de r&eacute;sistance. Belen se contint.</p>
+
+<p>&mdash;Qui es-tu? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Prends ta lanterne, et regarde!</p>
+
+<p>Le duc h&eacute;sita &agrave; se baisser. Il crut &agrave; quelque coup tra&icirc;treusement port&eacute;.
+Et cependant la vigueur de son ennemi rendait tout stratag&egrave;me inutile.
+Donc il ob&eacute;it. Il dirigea sur le visage de l'inconnu le rayon de sa
+lanterne.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous connais pas! s'&eacute;cria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment? En v&eacute;rit&eacute;, cela me fait plaisir.... Il n'y a pourtant pas si
+longtemps que nous nous sommes vus...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me souviens pas! commen&ccedil;a Belen, qui, de tr&egrave;s-bonne foi,
+cherchait dans sa m&eacute;moire.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! interrompit l'autre. Nous aurons tout le temps de renouveler
+connaissance.... D'abord, mon cher duc, si vous m'en croyez, nous ferons
+deux choses: la premi&egrave;re, c'est de perdre l'un vis-&agrave;-vis de l'autre
+cette attitude de provocation et de lutte qui ne nous convient
+nullement, comme je vous le prouverai tout &agrave; l'heure...</p>
+
+<p>&mdash;Et l'autre...</p>
+
+<p>&mdash;C'est de me permettre d'&eacute;clairer un peu mieux ce lieu t&eacute;n&eacute;breux qui va
+se transformer pour quelques instants, si vous le voulez bien, en
+cabinet de conf&eacute;rence...</p>
+
+<p>&mdash;A votre aise, fit le duc.</p>
+
+<p>L'autre tira de sa poche une bo&icirc;te d'allumettes et, un instant apr&egrave;s,
+une petite lampe jetait sur la salle souterraine son clair rayonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; qui est fait, reprit-il. Maintenant, s'il vous pla&icirc;t nous
+asseoir, nous allons entamer sans plus tarder la petite n&eacute;gociation qui
+m'am&egrave;ne....</p>
+
+<p>Celui qui parlait ainsi d'une voix s&egrave;che, martelant chaque mot
+distinctement, paraissait un vieillard. Des cheveux blancs taill&eacute;s ras
+couvraient son cr&acirc;ne et descendaient sur son front bas. Le nez &eacute;tait
+osseux, les yeux se cerclaient de rides. Quant au v&ecirc;tement, rien de
+sp&eacute;cial. La redingote &eacute;tait noire et serr&eacute;e &agrave; la taille, le linge blanc,
+et, d&eacute;tail bizarre, le chapeau &eacute;tait tenu par une main finement gant&eacute;e.
+Cependant le duc, redevenu ma&icirc;tre de lui, prit le premier la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, monsieur, dit-il, vous allez m'expliquer pourquoi ce guet-apens
+que rien ne justifie....</p>
+
+<p>L'autre haussa l&eacute;g&egrave;rement les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; de bien grands mots, fit-il. Guet-apens? Pourquoi pas meurtre,
+assassinat, torture?... Je voudrais bien savoir de quoi vous vous
+plaignez...</p>
+
+<p>&mdash;Mais... commen&ccedil;a le duc, que ce ton railleur exasp&eacute;rait.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... mais... vous semblez furieux parce que j'ai pris la libert&eacute; de
+vous rendre visite sans avoir &eacute;t&eacute; invit&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, fit Belen avec col&egrave;re, je vous serai oblig&eacute; de mettre un
+terme &agrave; vos railleries. Si vous &ecirc;tes venu pour m'assassiner, tuez-moi,
+mais du moins ne m'insultez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle manie d'hyperboles! Voil&agrave; maintenant que je veux vous
+assassiner, et tout cela parce que je vous ai pos&eacute; la main sur l'&eacute;paule.</p>
+
+<p>&mdash;Pos&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! parce que cette main est un peu lourde.</p>
+
+<p>&mdash;Viendrez-vous au fait?</p>
+
+<p>&mdash;J'y arrive.... D'abord, cher duc, reprit l'&eacute;trange personnage, vous ne
+vous &ecirc;tes pas encore demand&eacute; comment un excellent pistolet &agrave; deux coups,
+sortant des ateliers d'un armurier &eacute;m&eacute;rite et charg&eacute; par vos soins, n'a
+produit sur moi aucun effet.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas &agrave; la sorcellerie, fit de Belen.</p>
+
+<p>&mdash;Voici que vous devenez raisonnable. Donc vous comprenez que les canons
+dudit pistolet ne contenaient plus les balles de plomb que vous y aviez
+complaisamment plac&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;La chose est probable.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est vraie.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui a fait cela?</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous en doutez bien un peu...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous?</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;videmment.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant ce pistolet se trouvait dans mon cabinet.</p>
+
+<p>&mdash;Tendu d'&eacute;toffes orientales du go&ucirc;t le plus &eacute;trange et du meilleur
+effet.</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez ce cabinet?</p>
+
+<p>&mdash;Aussi bien que ce souterrain.</p>
+
+<p>&mdash;Quand et par quelle voie vous y &ecirc;tes-vous donc introduit?</p>
+
+<p>&mdash;Par la voie qui m'a amen&eacute; ici.</p>
+
+<p>&mdash;Et que vous me ferez conna&icirc;tre, je l'esp&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Tout &agrave; l'heure. Pour l'instant, je vous supplie, monsieur le duc, de
+bannir de votre esprit toute terreur inutile.... Ne voyez en moi qu'un
+inconnu d&eacute;sireux d'avoir avec vous un entretien s&eacute;rieux, tr&egrave;s-s&eacute;rieux,
+et qui, par crainte des importuns, a d&ucirc; choisir le lieu et le moment o&ugrave;
+il &eacute;tait certain que cette entrevue ne serait pas troubl&eacute;e... je dois
+vous dire, cher monsieur, que je suis votre voisin...</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, oui. Tenez, voici ma carte: &laquo;Germandret, achat et vente de
+livres au comptant.&raquo; Monsieur le duc a d&ucirc; remarquer mon humble boutique,
+au 22 de la rue de Seine, juste &agrave; c&ocirc;t&eacute; de votre h&ocirc;tel. Puis-je esp&eacute;rer
+que monsieur le duc ne m'oubliera pas, alors qu'il songera &agrave; monter sa
+biblioth&egrave;que?</p>
+
+<p>Le duc ne put &agrave; son tour r&eacute;primer un sourire: il &eacute;tait clair que le
+pr&eacute;tendu M. Germandret bavardait, comme on ferraille avant d'entamer la
+lutte d&eacute;cisive.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit de Belen, c'est pour solliciter ma pratique que M. Germandret
+s'est introduit chez moi d'abord, qu'il a pris soin de rendre mes
+pistolets inoffensifs et qu'enfin il a p&eacute;n&eacute;tr&eacute; dans ce souterrain.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai que mon plus grand d&eacute;sir est d'entrer en relations avec
+monsieur le duc.</p>
+
+<p>De Belen se demandait s'il avait affaire &agrave; un fou.</p>
+
+<p>&mdash;Reste &agrave; savoir, reprit Germandret, si nos relations doivent se borner
+&agrave; des questions purement bibliographiques.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! nous arrivons au but, se dit Belen.</p>
+
+<p>Puis il reprit tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Vos affaires ne se bornent-elles donc pas &agrave; la librairie?</p>
+
+<p>&mdash;Non! pas positivement.... Que voulez-vous? il faut vivre, et les temps
+sont difficiles.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous avez d'autres branches... &agrave; votre arc?</p>
+
+<p>&mdash;Quelques-unes.</p>
+
+<p>&mdash;Et sans doute, vous ne ferez aucune difficult&eacute; &agrave; me les faire
+conna&icirc;tre, puisque vous &ecirc;tes venu pour cela?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien &agrave; vous cacher. Je m'occupe encore d'objets d'art,
+d'antiquit&eacute;s de toute sorte, et notamment....</p>
+
+<p>Il appuya sur les mots.</p>
+
+<p>&mdash;D'objets pr&eacute;cieux provenant de l'extr&ecirc;me Orient.</p>
+
+<p>Le duc laissa &eacute;chapper un mouvement.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit l'extr&ecirc;me Orient, reprit Germandret d'un ton bonhomme. J'ai
+su m'assurer un certain nombre de clients qui me payent tr&egrave;s-cher les
+curiosit&eacute;s des pays d'Annam, de Siam, du Cambodge.</p>
+
+<p>&mdash;Du Cambodge? fit de Belen, en s'effor&ccedil;ant d'affermir sa voix.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne croyez pas qu'il s'agisse de ces calebasses, de ces bambous
+ridicules, de ces fl&egrave;ches, de ces armes que le premier voyageur venu
+peut acqu&eacute;rir en &eacute;change de quelques pi&egrave;ces de monnaie.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi s'agit-il donc?</p>
+
+<p>&mdash;De ces monuments &eacute;tranges d'un art aujourd'hui disparu, dont les
+vestiges ont &eacute;t&eacute; r&eacute;v&eacute;l&eacute;s au monde scientifique par quelques rares
+explorateurs, et qui constituent aux yeux des d&eacute;licats une source
+f&eacute;conde de recherches historiques et ethnologiques.</p>
+
+<p>Le duc ne r&eacute;pondit pas et se contenta d'incliner la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Or, reprit Germandret sans para&icirc;tre s'inqui&eacute;ter de ce silence, le
+hasard, le pur hasard, croyez-le bien, m'a appris que monsieur le duc
+&eacute;tait passionn&eacute; pour ces sortes d'&eacute;tranget&eacute;s; j'ai voulu m'assurer par
+moi-m&ecirc;me de la r&eacute;alit&eacute; de mes hypoth&egrave;ses; c'est pourquoi je me trouve
+ici.</p>
+
+<p>&mdash;Donc, reprit lentement le duc, vous supposez que je porte un grand
+int&eacute;r&ecirc;t aux recherches dont vous parlez?</p>
+
+<p>&mdash;Int&eacute;r&ecirc;t est le mot propre.</p>
+
+<p>&mdash;Et quelle preuve en avez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Votre pr&eacute;sence dans ce souterrain.</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! je trouve dans une sorte de cave bizarre monsieur le duc de
+Belen, type de l'&eacute;l&eacute;gance parisienne, v&ecirc;tu comme un ouvrier, maniant la
+pioche &agrave; tours de bras, et je pourrais encore douter?</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous dit que je cherche... ces antiquit&eacute;s inutiles?</p>
+
+<p>Germandret prit la lanterne et l'approcha du bloc de pierre que M. de
+Belen avait mis &agrave; d&eacute;couvert:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; qui me l'indique clairement. J'irai plus loin: je dirai que
+monsieur le duc est heureux dans ses explorations, et cela malgr&eacute;
+l'exclamation de d&eacute;pit qui lui &eacute;chappait au moment o&ugrave; je l'ai
+interrompu.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous croyez que j'ai r&eacute;ussi? fit de Belen qui consid&eacute;rait
+attentivement son interlocuteur.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute. Examinez ce bloc de pierre noire, constell&eacute;
+d'incrustations d'argent, et ne remarquez-vous pas qu'il appartient
+&eacute;videmment &agrave; la statue dont vous poss&eacute;dez d&eacute;j&agrave; un fragment dans votre
+cabinet?</p>
+
+<p>De Belen s'&eacute;tait lev&eacute; pour v&eacute;rifier l'observation.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai! s'&eacute;cria-t-il. Je n'avais pas remarqu&eacute; tout d'abord.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez, fit Germandret en riant, voici qu'au premier mot votre passion
+se r&eacute;veille.</p>
+
+<p>Le duc ne semblait pas l'entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, murmurait-il, c'est une partie du torse. Que signifie cela?</p>
+
+<p>&mdash;Ne pouvez-vous lire les inscriptions qui se trouvent sur cette pierre?</p>
+
+<p>&mdash;Non, elles sont trac&eacute;es en une langue dont le secret n'a pas encore
+&eacute;t&eacute; retrouv&eacute;.</p>
+
+<p>Il avait prononc&eacute; ces mots avec un accent de sinc&eacute;rit&eacute; qui parut frapper
+le pr&eacute;tendu Germandret.</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'ancienne langue du Cambodge? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;En somme, monsieur le duc s'attendait &agrave; trouver ici autre chose que
+cette pierre mal sculpt&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en savez-vous? fit Belen avec impatience.</p>
+
+<p>Puis, s'approchant de l'antiquaire:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher monsieur, lui dit-il, vous avez voulu, ceci est clair,
+d&eacute;couvrir un secret, et pour arriver &agrave; votre but, vous avez employ&eacute; des
+moyens qu'il me r&eacute;pugne de qualifier. Maintenant, vous savez. Oui, je
+cherche des antiquit&eacute;s que je sais avoir &eacute;t&eacute; enfouies autrefois dans le
+sol de Paris. Or, cette maison m'appartient, j'ai droit d'y pratiquer
+des fouilles, je le fais, et nul ne peut s'y opposer. Voil&agrave; ce que vous
+a r&eacute;v&eacute;l&eacute; votre indiscr&eacute;tion coupable, qui n'est autre qu'une violation
+de domicile. Je suppose que maintenant vous n'avez plus rien &agrave; faire ici
+et que vous allez enfin me d&eacute;barrasser de votre pr&eacute;sence.</p>
+
+<p>Germandret ne bougea pas; seulement son visage s'&eacute;claira d'une
+expression de profonde ironie.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le duc, reprit-il, vous &ecirc;tes un enfant!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'en est trop! et votre insolence...</p>
+
+<p>&mdash;Bon! Que pr&eacute;tendez-vous faire? Je vous ferai remarquer que nous sommes
+seuls et que je suis le plus fort.</p>
+
+<p>&mdash;Des menaces?</p>
+
+<p>&mdash;Non, un simple rappel &agrave; la froide raison. Je voulais, en effet,
+conna&icirc;tre votre secret, et je vais vous prouver que j'ai r&eacute;ussi.
+Monsieur le duc, vous ne cherchez pas dans les souterrains des morceaux
+de pierre couverts d'hi&eacute;roglyphes, qui sont pour vous lettre morte:
+vous cherchez, avec une ardeur et une &eacute;nergie fi&eacute;vreuses, un tr&eacute;sor qui
+vous a &eacute;t&eacute; r&eacute;v&eacute;l&eacute;...</p>
+
+<p>De Belen s'&eacute;tait recul&eacute; et fixait sur son interlocuteur des yeux
+hagards.</p>
+
+<p>&mdash;Continuez, fit-il d'une voix qui sifflait entre ses dents serr&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;...Qui vous a &eacute;t&eacute; r&eacute;v&eacute;l&eacute;, dis-je, lors du crime que vous avez commis,
+de complicit&eacute; avec le baron de Silvereal, dans les d&eacute;serts de l'Inde
+orientale.</p>
+
+<p>&mdash;Mis&eacute;rable! cria le duc.</p>
+
+<p>D'un bond il ramassa la pioche qui gisait &agrave; terre, et, la levant par un
+mouvement formidable, il la lan&ccedil;a sur le cr&acirc;ne de l'inconnu.</p>
+
+<p>Mais, d'un geste brusque qui semblait la d&eacute;tente d'un ressort m&ucirc; par la
+vapeur, le bras de Germandret avait saisi le lourd instrument de fer,
+et, l'arrachant des mains du duc, l'avait lanc&eacute; contre la muraille.
+Puis, comme ob&eacute;issant &agrave; une fureur dont il n'&eacute;tait plus le ma&icirc;tre, il
+l'avait pris &agrave; la gorge et renvers&eacute; sur le sol. L'honn&ecirc;te de Belen
+r&acirc;lait et se tordait en convulsions impuissantes.</p>
+
+<p>&mdash;Gredin! disait le paisible antiquaire d'une voix &eacute;clatante, je ne sais
+ce qui me retient de t'&eacute;trangler comme un chien!...</p>
+
+<p>Cependant, ob&eacute;issant &agrave; une r&eacute;flexion qui venait de traverser son
+cerveau, il le secoua furieusement comme fait une b&ecirc;te fauve de la proie
+qu'elle a saisie, et enfin le laissa retomber sur la terre, presque
+inanim&eacute;. Cette fois le duc &eacute;tait vaincu. Les doigts du vigoureux inconnu
+avaient laiss&eacute; leurs empreintes violac&eacute;es autour de son cou.</p>
+
+<p>&mdash;Gr&acirc;ce! murmura-t-il d'une voix dolente.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! parbleu! si j'avais voulu te tuer, est-ce que tu n'aurais pas d&eacute;j&agrave;
+rendu ta belle &acirc;me au diable?</p>
+
+<p>De Belen faisait de vains efforts pour se redresser. Germandret vint &agrave;
+lui, et, le saisissant par les bras, l'assit comme un enfant sur un tas
+de terre.</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;, maintenant nous allons &ecirc;tre sage, pas vrai, papa, et plus de
+<i>blagues</i> comme tout &agrave; l'heure, ou bien....</p>
+
+<p>Il eut un geste significatif.</p>
+
+<p>La voix calme et mesur&eacute;e de l'antiquaire avait fait place &agrave; un accent
+rauque, brutal, presque sinistre. On peut remarquer aussi que le style
+choisi du bibliomane ne se retrouvait plus dans ces derni&egrave;res phrases,
+&eacute;maill&eacute;es d'argot. Quelques minutes se pass&egrave;rent, et enfin une large
+aspiration venue de la poitrine du duc apprit &agrave; son interlocuteur que
+&laquo;le petit tour de vis&raquo; avait fini son effet. Germandret lui frappa
+famili&egrave;rement sur le genou:</p>
+
+<p>&mdash;Peut-on causer, papa?</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui &ecirc;tes-vous donc? balbutia le duc.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as d&eacute;j&agrave; demand&eacute; cela tout &agrave; l'heure. Pour l'instant, je te dirai
+franchement que &ccedil;a ne te regarde pas. Du reste, contente-toi de
+m'&eacute;couter, et, pour manifester tes impressions, tu me feras le plaisir
+de te borner &agrave; une pantomime extr&ecirc;mement r&eacute;serv&eacute;e. Cela dit, je
+commence.</p>
+
+<p>De Belen poussa un soupir r&eacute;sign&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Donc, mon bon duc, vous avez dans votre pass&eacute; un tas de
+peccadilles.... Vous vous appelez de Belen comme je m'appelle
+Germandret, et vous &ecirc;tes duc comme je suis marchand d'Elz&eacute;viers,
+c'est-&agrave;-dire pas plus l'un que l'autre.... Ne protestez pas, &ccedil;a ne
+servirait &agrave; rien. Maintenant, outre vos anciennes affaires, vous avez
+sur la conscience l'assassinat que votre ami Silvereal&mdash;un bien honn&ecirc;te
+homme aussi&mdash;avait l'ind&eacute;licatesse de vous rappeler tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta, comme pour attendre une protestation. Mi-strangulation
+physique, mi-prostration morale, le duc paraissait incapable de formuler
+la plus l&eacute;g&egrave;re remarque.</p>
+
+<p>&mdash;Voici qui est bien entendu: M. le duc de Belen est li&eacute; par une
+complicit&eacute; nette et s&eacute;rieuse au sieur de Silvereal; l'un tient l'autre
+et l'autre tient l'un. M. de Belen, seul possesseur du secret
+indo-chinois, se croit ma&icirc;tre de Silvereal, auquel il promet... combien?
+mettons un demi-million... le jour o&ugrave;, ayant r&eacute;ussi &agrave; retrouver le
+tr&eacute;sor en question, il sera devenu.... M'&eacute;coutez-vous, monsieur le duc?</p>
+
+<p>De Belen avait relev&eacute; la t&ecirc;te, non par d&eacute;fi, mais par curiosit&eacute;. Il
+&eacute;tait profond&eacute;ment surpris d'entendre un inconnu lui rapportant
+textuellement le programme sur lequel s'exer&ccedil;aient ses plus secr&egrave;tes
+pens&eacute;es. Il oubliait que cet inconnu lui avait dit tout &agrave; l'heure avoir
+entendu sa conversation avec Silvereal. Il est vrai que c'&eacute;tait quelques
+minutes apr&egrave;s le tour de vis, et qu'&agrave; ce moment les id&eacute;es de M. le duc
+n'&eacute;taient pas absolument nettes. Bref, il s'abstint de r&eacute;pondre &agrave; la
+question du bibliomane, qui continua, sans plus s'en pr&eacute;occuper:</p>
+
+<p>&mdash;Quand il sera devenu l'heureux &eacute;poux de mademoiselle Lucie de
+Favereye...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! vous savez cela aussi? articula enfin le duc.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui! et, par parenth&egrave;se, je me permettrai de vous dire que vous
+&ecirc;tes un fameux niais...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit le duc avec un geste de profond n&acirc;vrement.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit niais, et je maintiens le mot.... Vous &ecirc;tes le complice de M.
+de Silvereal.... Vous lui donnez cinquante mille francs... et, de plus,
+vous lui demandez de vous aider dans l'accomplissement d'une mission...
+qui lui soucie comme un couvert d'argent &agrave; un l&eacute;zard....</p>
+
+<p>Cette fois, de Belen &eacute;coutait. La fixit&eacute; de ses yeux ne laissait aucun
+doute &agrave; cet &eacute;gard.</p>
+
+<p>&mdash;Cela m'&eacute;tonne, ma vieille, reprit le bizarre personnage avec le ton
+plus que familier qui tranchait avec ses mani&egrave;res habituelles. Eh
+bien!... &eacute;coute-moi!... de ton histoire de tr&eacute;sor je me moque
+absolument... et je te laisse ma&icirc;tre de ton affaire, maintenant que je
+la connais... mais, dans tes autres op&eacute;rations, je puis te rendre
+service, &agrave; condition...</p>
+
+<p>&mdash;A condition?...</p>
+
+<p>&mdash;Eh! pardieu! crois-tu que je te donnerai mon concours gratis? Tu veux
+&eacute;pouser la petite Favereye! que dis-je! tu en es amoureux... comme un
+imb&eacute;cile... et pour obtenir sa main, tu donnerais ton &acirc;me... mieux que
+cela... cinq cent mille francs, ce qui vaut, au bas mot, cinq cent mille
+fois plus... je cote ton &acirc;me vingt sous... tu ne m'accuseras pas
+d'impolitesse... mais quant &agrave; compter sur le Silvereal, il faut que tu
+sois compl&eacute;tement fou...</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Il faut te mettre les points sur les <i>i</i>, j'y consens. Oui ou non, le
+baron est-il amoureux de la dame de Torr&egrave;s, autrement dit du T&eacute;nia?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est exact...</p>
+
+<p>&mdash;Que faut-il pour qu'il arrive &agrave; donner &agrave; cette belle et <i>honneste</i>
+dame, comme dit Brantome (on sait ses classiques), la seule preuve
+d'amour qu'elle ambitionne?... Mais r&eacute;pondez donc, cher duc?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais!... je ne devine pas!...</p>
+
+<p>&mdash;D&eacute;cid&eacute;ment, vos facult&eacute;s sont gravement alt&eacute;r&eacute;es... heureusement je
+suis l&agrave; pour leur venir en aide. Le T&eacute;nia, madame de Torr&egrave;s, veux-je
+dire, exige qu'on l'&eacute;pouse.... Elle veut devenir baronne de Silvereal...
+histoire d'avoir un titre authentique.... Or, pour que le baron, qui est
+mari&eacute;, puisse lui donner cette satisfaction, que faut-il?...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il soit veuf!</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! voil&agrave; que l'intellect vous revient. C'est heureux. Vous
+avez vu ce soir madame de Silvereal, c'est une cr&eacute;ature superbe, bien en
+chair, d'une admirable sant&eacute;, et qui ne para&icirc;t pas le moins du monde
+dispos&eacute;e &agrave; laisser la place libre &agrave; madame de Torr&egrave;s...</p>
+
+<p>&mdash;Silvereal attendra.</p>
+
+<p>Germandret &eacute;clata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! il attendra qu'une &eacute;pid&eacute;mie... le chol&eacute;ra... une phthisie
+galopante veuille bien envoyer la baronne <i>ad matres</i>... et, comme cela
+pourrait &ecirc;tre long, il aura tout d'abord &agrave; c&oelig;ur d'&ecirc;tre agr&eacute;able &agrave; son
+excellent ami M. le duc de Belen, et il se servira de sa l&eacute;gitime
+influence sur sa femme pour qu'&agrave; son tour elle contraigne mademoiselle
+Lucie &agrave; devenir l'&eacute;pouse du duc de Belen... voil&agrave; bien ce qui a &eacute;t&eacute;
+convenu?</p>
+
+<p>&mdash;Absolument.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes arriv&eacute; &agrave; la p&eacute;riode de franchise. Nous finirons par nous
+entendre. Eh bien! mon cher monsieur de Belen, M. de Silvereal vous...
+comment dirai-je cela pour &ecirc;tre poli?... vous trompe.</p>
+
+<p>&mdash;Impossible!</p>
+
+<p>&mdash;Ce mot, vous le savez, n'est pas fran&ccedil;ais, surtout quand il s'agit de
+la canaillerie (pardon!) humaine. Or, je vais vous mettre imm&eacute;diatement
+&agrave; votre aise. De cette canaillerie (pardon!) je connais trois beaux
+&eacute;chantillons.</p>
+
+<p>&mdash;Qui sont?</p>
+
+<p>&mdash;Vous d'abord, puis M. de Silvereal.</p>
+
+<p>&mdash;Et le troisi&egrave;me?</p>
+
+<p>&mdash;Le troisi&egrave;me, c'est moi!</p>
+
+<p>De Belen commen&ccedil;ait &agrave; le regarder avec int&eacute;r&ecirc;t. Un peu remis des alertes
+de tout &agrave; l'heure, il devinait <i>primo</i> que celui qui parlait n'&eacute;tait pas
+un sot, <i>secundo</i> qu'il y aurait probablement n&eacute;cessit&eacute; de s'entendre
+avec lui. Ces mots &laquo;le troisi&egrave;me, c'est moi!&raquo; lui arrach&egrave;rent m&ecirc;me un
+sourire, un vrai sourire, non forc&eacute;, mais &eacute;panoui, presque gai. Il eut
+m&ecirc;me un mot charmant:</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlons plus de moi, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, je le comprends, entre nous!</p>
+
+<p>&mdash;Mais le second?</p>
+
+<p>&mdash;Silvereal?</p>
+
+<p>&mdash;Justement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ma&icirc;tre Silvereal, sortant de votre cabinet, apr&egrave;s vous avoir
+extorqu&eacute; cinquante mille francs...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il ne les a pas encore touch&eacute;s!</p>
+
+<p>&mdash;Bon! une petitesse, maintenant! Attendez: il faut que vous appr&eacute;ciiez
+vous-m&ecirc;me en quoi il vous a <i>daub&eacute;</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous avoue que je commence &agrave; vous croire sur parole.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, je dois me taire?</p>
+
+<p>&mdash;Non pas; mais je veux vous persuader que je ne vous en veux nullement
+de...</p>
+
+<p>&mdash;De la petite op&eacute;ration de tout &agrave; l'heure...</p>
+
+<p>&mdash;Et que je suis persuad&eacute; que nous deviendrons bons amis.</p>
+
+<p>Germandret ne le quittait pas des yeux. Il se m&eacute;fiait. Et pourtant il
+avait tort. De Belen avait pris carr&eacute;ment son parti. Avoir cet homme
+contre soi lui paraissait trop dangereux; donc, l'avoir pour soi ou du
+moins avec soi &eacute;tait le <i>desideratum</i>. Quoi qu'il en soit, de Belen
+continua:</p>
+
+<p>&mdash;Donc, mon ami Silvereal...</p>
+
+<p>&mdash;Est un bandit, compl&eacute;ta Germandret.</p>
+
+<p>Seulement il eut l'ind&eacute;licatesse d'ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous et moi.</p>
+
+<p>De Belen r&eacute;prima une grimace et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Bandit, soit. Mais pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! pour ceci simplement. Ayant dans sa poche le mandat qu'il
+vous a extorqu&eacute;, il s'est dit en sortant: Maintenant, mon petit duc,
+va-t'en voir s'ils viennent!</p>
+
+<p>&mdash;Hein?...</p>
+
+<p>&mdash;Moi, s'est-il dit en palpant le bienheureux papier, je vais me
+d&eacute;barrasser de ma femme, &eacute;pouser la Torr&egrave;s, apr&egrave;s quoi je me moque de
+Belen.... En somme, je le tiens mieux qu'il ne me tient... je suis un
+vrai Silvereal, moi, j'ai dans ma manche la magistrature, la cour,
+toutes les influences... tandis que ce bonhomme (c'est Silvereal qui
+parle, remarquez-le, je vous prie), tandis que ce bonhomme ne tient &agrave;
+rien.... S'il trouve les millions indo-chinois, je le ferai chanter d'un
+ou de deux millions, et tout sera dit.... S'il ne les trouve pas, eh
+bien, je me soucie de lui comme de &ccedil;a!</p>
+
+<p>Et Germandret fit claquer son ongle contre ses dents.</p>
+
+<p>De Belen &eacute;tait livide de col&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, vous l'avez entendu?</p>
+
+<p>&mdash;Moi! pas du tout! Vous supposez donc que le Silvereal conte ses
+affaires aux &eacute;toiles?</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors...</p>
+
+<p>&mdash;Alors je sais qu'il a dit tout cela, parce que, pendant qu'il vous
+promettait de d&eacute;cider sa femme &agrave; votre mariage avec Lucie, il ne pensait
+qu'&agrave; une seule chose...</p>
+
+<p>&mdash;A quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Au poison que lui vendra demain certain personnage...</p>
+
+<p>&mdash;Que vous connaissez?</p>
+
+<p>&mdash;Un peu!</p>
+
+<p>&mdash;Mais cet homme est un mis&eacute;rable assassin!</p>
+
+<p>De Belen s'indignant touchait au sublime.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il est digne de nous! fit Germandret avec une insouciance qui
+calma un peu les effervescences du vertueux duc. Vous voyez d'ici le
+plan. On vous a soutir&eacute; cinquante mille francs, et vous &eacute;pouserez Lucie,
+si vous pouvez!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! l'inf&acirc;me voleur!</p>
+
+<p>&mdash;L'homme habile, tout au plus!</p>
+
+<p>&mdash;Je me vengerai de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? et puis, en somme, &agrave; quoi bon?</p>
+
+<p>De Belen se leva brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, fit-il, jouons cartes sur table...</p>
+
+<p>&mdash;Enfin!</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez que je me livre &agrave; vous... je ne sais d'o&ugrave; vous vient votre
+puissance... mais elle est r&eacute;elle, et je m'incline.... Je le r&eacute;p&egrave;te,
+jouons franc jeu. Si vous &ecirc;tes venu, c'est parce que vous avez un pacte
+&agrave; m'offrir...</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement raisonn&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Posez vos conditions... je crois pouvoir vous affirmer qu'elles sont
+accept&eacute;es d'avance...</p>
+
+<p>&mdash;Eh! vous allez vite en besogne! J'aime assez cela, d'ailleurs... donc,
+&eacute;coutez-moi. Voici, de votre c&ocirc;t&eacute;, ce que vous voulez: d&eacute;couvrir le
+secret des tr&eacute;sors indiens...</p>
+
+<p>&mdash;Le connaissez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Non; vous voyez que je suis franc... mais en fait d'&eacute;nigmes, j'en ai
+d&eacute;chiffr&eacute; de plus difficiles.... Second point, vous voulez &eacute;pouser
+Lucie, fille de Marie de Mauvillers, devenue femme de M. de Favereye...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je le veux...</p>
+
+<p>&mdash;Et il ne vous r&eacute;pugnerait pas de commencer par le second point?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis assez riche, d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent, pour pr&eacute;tendre &agrave; cette alliance.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! Moi, je vous offre de vous faire obtenir la main de Lucie...</p>
+
+<p>&mdash;Vous! mais vous &ecirc;tes fou!...</p>
+
+<p>&mdash;Non... je m'y engage, et je vous jure que ce n'est pas &agrave; la l&eacute;g&egrave;re...</p>
+
+<p>&mdash;Mais de quelle influence disposez-vous donc?</p>
+
+<p>&mdash;D'une influence telle que, lorsque vous la conna&icirc;trez, vous en serez
+&eacute;pouvant&eacute; vous-m&ecirc;me.... Mais chaque chose en son temps.... Je vous dis
+que vous &eacute;pouserez Lucie de Favereye.</p>
+
+<p>&mdash;Mais en &eacute;change de cette promesse... &agrave; laquelle je ne puis ajouter
+foi... que me demandez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Deux choses... l'une imm&eacute;diate, l'autre post&eacute;rieure &agrave; votre mariage...</p>
+
+<p>&mdash;Voyons la condition imm&eacute;diate...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dirai d'abord la seconde... c'est de m'initier &agrave; tous les
+d&eacute;tails de l'affaire relative au tr&eacute;sor...</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s mon mariage, si ce mariage a eu lieu par vos soins?</p>
+
+<p>&mdash;Bien entendu...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je vous promets de vous prendre pour associ&eacute;... mais
+Silvereal...</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous inqui&eacute;tez pas de lui... je m'en charge...</p>
+
+<p>&mdash;Venons alors &agrave; la premi&egrave;re condition...</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez &ecirc;tre &eacute;tonn&eacute; de sa simplicit&eacute;... il s'agit tout simplement
+d'accueillir chez vous un jeune homme que je vous pr&eacute;senterai
+moi-m&ecirc;me...</p>
+
+<p>&mdash;Hein? un complice, un espion?...</p>
+
+<p>&mdash;L'&ecirc;tre le plus niais et le plus mall&eacute;able qui se puisse trouver...</p>
+
+<p>&mdash;Mais... dans quel but?</p>
+
+<p>&mdash;Pour lui faire une position.... C'est un jeune homme auquel je
+m'int&eacute;resse. Il est pauvre, il m&eacute;rite toute sympathie.... Vous le
+prendrez comme secr&eacute;taire, par exemple, et vous le produirez dans le
+monde....</p>
+
+<p>De Belen secoua la t&ecirc;te:</p>
+
+<p>&mdash;Sous sa simplicit&eacute; apparente, cette exigence doit cacher quelque
+pi&eacute;ge...</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, duc. Nous parlons &agrave; c&oelig;ur ouvert. Croirez-vous &agrave; une
+affirmation bien nette de ma part?... Les loups ne se mangent pas entre
+eux...</p>
+
+<p>&mdash;Dicton d&eacute;menti par l'exp&eacute;rience.</p>
+
+<p>&mdash;Et cependant tr&egrave;s-vrai dans le cas actuel.... J'ai besoin que ce jeune
+homme soit lanc&eacute; dans le monde. J'ai un but... cela va sans dire....
+Mais je vous jure, l&agrave;, foi de bandit! que mes projets ne vous touchent
+en rien.... J'irai plus loin: de votre acceptation d&eacute;pend le succ&egrave;s de
+votre mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, j'accepte.</p>
+
+<p>&mdash;Sans d&eacute;fiance?</p>
+
+<p>&mdash;A quoi la d&eacute;fiance me servirait-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Allons! je vous avais bien jug&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Mais avant tout, dit le duc, j'exige que vous me disiez votre
+v&eacute;ritable nom...</p>
+
+<p>&mdash;C'est votre droit.</p>
+
+<p>D'un geste rapide, le pr&eacute;tendu Germandret arracha sa perruque et sa
+barbe grise.</p>
+
+<p>&mdash;Mancal! s'&eacute;cria de Belen.</p>
+
+<p>&mdash;Lui-m&ecirc;me, que vous avez toujours fort mal accueilli, et qui cependant
+&eacute;tait de vos amis...</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait vous! Vous vous grimez avec un art admirable.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai certains talents fort utiles dans la profession que
+j'exerce.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur Mancal, voil&agrave; qui est entendu... alliance absolue...</p>
+
+<p>&mdash;Et compl&egrave;te. Je vous donne Lucie de Favereye.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous chercherons ensemble les tr&eacute;sors de l'Eni...</p>
+
+<p>&mdash;Hein?</p>
+
+<p>&mdash;Bon! voil&agrave; que je vous dis une partie du secret...</p>
+
+<p>&mdash;Bah! un peu plus t&ocirc;t, un peu plus tard...</p>
+
+<p>&mdash;Je pr&eacute;f&egrave;re un peu plus tard...</p>
+
+<p>&mdash;A votre aise. Mais mon jeune homme...</p>
+
+<p>&mdash;Je l'attends... me l'am&egrave;nerez-vous vous-m&ecirc;me?...</p>
+
+<p>&mdash;Point.... Il ne me conna&icirc;t pas...</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes tout myst&egrave;re.... Comment le reconna&icirc;trai-je?...</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous inqui&eacute;tez pas de ces d&eacute;tails... il saura se pr&eacute;senter de telle
+sorte que vous ne conserviez aucun doute sur son identit&eacute;... Maintenant,
+monsieur le duc, je crois qu'il est temps de nous s&eacute;parer... rentrez
+dans votre monde, moi, je retourne au cabinet de M<sup>e</sup> Mancal...</p>
+
+<p>&mdash;Si nous nous serrions la main? dit le duc.</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, pourquoi pas?...</p>
+
+<p>Les deux hommes &eacute;chang&egrave;rent une vigoureuse &eacute;treinte.</p>
+
+<p>&mdash;A propos, dit le duc, comment vous &ecirc;tes-vous introduit ici?...</p>
+
+<p>&mdash;Un peu plus tard, vous saurez cela....</p>
+
+<p>Et avant que le duc e&ucirc;t r&eacute;p&eacute;t&eacute; sa question, Mancal&mdash;c'est-&agrave;-dire
+Biscarre&mdash;avait disparu par l'orifice sup&eacute;rieur.... Quand le duc revint
+dans le puits, il examina soigneusement les parois, mais il ne put rien
+d&eacute;couvrir:</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit-il, qui ne risque rien!...</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VIB" id="VIB"></a>VI</h2>
+
+<h3>CE QUE C'&Eacute;TAIT QUE LE CASTIGNEAU</h3>
+
+
+<p>Nous avons laiss&eacute; Martial au moment o&ugrave;, miraculeusement sauv&eacute; d'une mort
+certaine par deux inconnus, il avait &eacute;t&eacute; transport&eacute; dans une voiture
+myst&eacute;rieuse qui, entra&icirc;n&eacute;e par des chevaux rapides, avait disparu dans
+la direction des Champs-&Eacute;lys&eacute;es. Les roues, fendant l'&eacute;pais tapis de
+neige qui couvrait le sol, n'&eacute;veillaient aucun &eacute;cho. Et c'&eacute;tait un
+spectacle presque fantastique que celui de cette voiture sombre, drap&eacute;e
+de deuil, qui fuyait &agrave; travers la nuit. Elle avait atteint la place de
+la Concorde, qui &eacute;tendait jusqu'&agrave; la Seine sa nappe blanche, d'o&ugrave;
+&eacute;mergeaient quelques becs de gaz jetant leur lueur jaun&acirc;tre. Puis, les
+chevaux s'&eacute;taient engag&eacute;s sur le Cours-la-Reine, qui, &agrave; cette &eacute;poque,
+&eacute;tait loin de pr&eacute;senter, m&ecirc;me pendant la journ&eacute;e, l'animation qui s'y
+voit aujourd'hui. Le Cours, longeant le quai d&eacute;sert, &eacute;tait bord&eacute; de
+propri&eacute;t&eacute;s, jadis habit&eacute;es par l'aristocratie et la haute finance, mais
+d&eacute;j&agrave; presque d&eacute;laiss&eacute;es, le luxe commen&ccedil;ant alors &agrave; tendre vers le
+faubourg Saint-Honor&eacute; et abandonnant les Champs-&Eacute;lys&eacute;es au menu peuple.
+L'all&eacute;e des Veuves avait un renom sinistre qui n'avait pas peu contribu&eacute;
+&agrave; &eacute;loigner du quai de Billy les prudents et les riches. Derri&egrave;re le
+carr&eacute; Marigny, abandonn&eacute; aux joueurs de boule et qui ne s'animait qu'&agrave;
+l'&eacute;poque des f&ecirc;tes nationales, c'&eacute;tait une sorte de d&eacute;dale o&ugrave; les
+jardins s'enchev&ecirc;traient, o&ugrave; les pavillons se dissimulaient derri&egrave;re les
+branches des grands arbres, tandis que des cabarets et des guinguettes
+jetaient dans l'air leurs flonflons discordants ou leurs cris avin&eacute;s. Le
+Paris de nos p&egrave;res imm&eacute;diats poss&eacute;dait encore une physionomie bizarre et
+que qualifierait aujourd'hui de romantique ceux d'entre nous qui n'ont
+jamais connu que les grandes voies &agrave; lignes droites et monotones. Or,
+c'&eacute;tait vers l'all&eacute;e des Veuves que se dirigeait la voiture dans
+laquelle se trouvaient Martial inanim&eacute; et la femme dont la voix avait
+tout &agrave; l'heure prononc&eacute; quelques mots. Silencieuse, elle avait plac&eacute; son
+bras sous la t&ecirc;te du jeune homme et elle le soutenait doucement.</p>
+
+<p>Envelopp&eacute;e dans une mante de satin noir, qui la cachait tout enti&egrave;re,
+cette femme, le front pench&eacute;, semblait en proie &agrave; une profonde &eacute;motion.
+Une grosse larme, roulant de ses yeux, tomba sur le front de Martial,
+qui ne la sentit pas. Et celle qui l'avait vers&eacute;e murmurait maintenant:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, voici encore une cr&eacute;ature humaine devant laquelle la vie
+s'&eacute;tait peut-&ecirc;tre ouverte radieuse et belle... et qui, de degr&eacute;s en
+degr&eacute;s, est descendue jusqu'au d&eacute;sespoir douloureux et sinistre.... Sur
+ses vingt ans, la nuit s'est faite, et il a voulu s'&eacute;chapper de cette
+prison qui se nomme la vie, pour se r&eacute;fugier dans cette libert&eacute; qui
+s'appelle la mort!...</p>
+
+<p>Et elle ajouta encore:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Martial! vingt ans!...</p>
+
+<p>Puis, comme si une pens&eacute;e plus douloureuse encore se f&ucirc;t tout &agrave; coup
+impos&eacute;e &agrave; elle:</p>
+
+<p>&mdash;Et lui! lui! fit-elle d'une voix bris&eacute;e. N'a-t-il pas vingt ans? et ne
+se d&eacute;bat-il pas, lui aussi, dans quelque gouffre de douleurs o&ugrave; la haine
+et le crime l'ont pouss&eacute;!</p>
+
+<p>La voiture s'arr&ecirc;ta. C'&eacute;tait devant une petite porte, &agrave; peine visible,
+perc&eacute;e dans un mur &eacute;lev&eacute; au-dessus duquel des arbres d&eacute;pouill&eacute;s de
+feuilles &eacute;tendaient leurs branches amaigries par l'hiver et blanches de
+neige. Une ombre se dressa &agrave; la porti&egrave;re et l'ouvrit. Puis un cri de
+surprise retentit:</p>
+
+<p>&mdash;Porte ce jeune homme dans ta chambre, dit la femme. Il n'est
+qu'&eacute;vanoui. Donne-lui les soins que r&eacute;clame son &eacute;tat. Que M. de Bernaye
+soit imm&eacute;diatement averti... mais surtout, sur ta vie, Pierre, tu le
+sais... pas un mot... que ce malheureux ignore o&ugrave; il se trouve et qui
+l'a sauv&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame la marquise, fit l'homme, qui &eacute;tait de taille moyenne,
+trapu, carr&eacute; des &eacute;paules et dont les cheveux blancs indiquaient l'&acirc;ge
+avanc&eacute;. Mais vous-m&ecirc;me, que voulez-vous faire maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Je retourne &agrave; l'h&ocirc;tel. Demain, &agrave; la premi&egrave;re heure, je reviendrai...
+que les Morts m'attendent.</p>
+
+<p>L'homme s'inclina; puis, avec une vigueur qui contrastait avec son
+apparence s&eacute;nile, il saisit Martial et l'enleva comme il e&ucirc;t fait d'un
+enfant. La porte se referma derri&egrave;re lui, tandis que les chevaux
+l&eacute;g&egrave;rement touch&eacute;s du fouet, entra&icirc;naient l'inconnue. Celui qui portait
+Martial se trouvait alors dans un jardin spacieux, et se dirigeait vers
+une maison cach&eacute;e derri&egrave;re un rideau d'ormes et de ch&ecirc;nes, dernier
+vestige des anciens bois qui, jadis, s'&eacute;taient &eacute;tendus jusqu'&agrave; la Seine.</p>
+
+<p>Un mot sur la maison myst&eacute;rieuse o&ugrave; nous p&eacute;n&eacute;trons. Pendant longues
+ann&eacute;es, cette propri&eacute;t&eacute;, qui avait appartenu, disait-on, &agrave; une noble
+famille du midi de la France &eacute;teinte depuis longtemps, &eacute;tait rest&eacute;e
+abandonn&eacute;e. Des proc&egrave;s s'&eacute;taient engag&eacute;s au sujet de ces terrains et de
+tous les domaines de cette famille, et avaient dur&eacute; aussi longtemps que
+les avocats et gens de loi avaient trouv&eacute; aliment &agrave; leur... activit&eacute;.
+Mais un jour &eacute;tait venu o&ugrave; subitement les proc&eacute;dures s'&eacute;taient arr&ecirc;t&eacute;es.
+Des d&eacute;dommagements qu'on &eacute;valuait &agrave; haut chiffre avaient &eacute;t&eacute; accord&eacute;s
+aux parties bellig&eacute;rantes, et finalement cet h&eacute;ritage myst&eacute;rieux avait
+&eacute;t&eacute; recueilli... par qui? Voil&agrave; ce que les curieux eussent bien voulu
+savoir par le menu. Mais les plus avides de renseignements pr&eacute;cis
+avaient d&ucirc; se contenter du fait suivant: Il y avait environ cinq ou six
+ann&eacute;es, un brave homme aux cheveux blancs, aux allures un peu
+<i>pataudes</i>, &eacute;tait arriv&eacute; par une chaise de poste qui s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;e
+devant la grille rouill&eacute;e se trouvant juste &agrave; l'angle de l'all&eacute;e des
+Veuves et du Cours-la-Reine. Les voisins, marchands de vin, charbonniers
+et autres, s'&eacute;taient plant&eacute;s sur le pas de leur porte, comme bien on
+pense. Or, le vieillard en question &eacute;tait descendu, et comme il avait
+fait un faux pas, en glissant sur le marchepied, il avait laiss&eacute;
+&eacute;chapper un de ces jurons <i>sui generis</i> auxquels l'oreille des
+connaisseurs devine une origine certaine.</p>
+
+<p>Le vieillard &eacute;tait du Midi, de Marseille ou des environs. Ceci &eacute;tait
+acquis. Second point. L'homme &eacute;tait mari&eacute;, et sa femme l'accompagnait.
+M&ecirc;me &acirc;ge. Cheveux blancs. Enfin un jeune homme, un ouvrier, &agrave; n'en pas
+douter, ayant pass&eacute; vingt-cinq ans, et qui t&eacute;moignait aux deux
+vieillards une affection et un respect filials. Donc le fils. La chaise
+de poste &eacute;tait partie. La grille s'&eacute;tait referm&eacute;e. Il restait en
+cons&eacute;quence beaucoup de d&eacute;tails &agrave; surprendre. Et cependant, en d&eacute;pit de
+toutes les ressources d'un espionnage infatigable, la r&eacute;colte resta
+maigre. Le vieillard s'appelait&mdash;ou du moins se faisait appeler&mdash;le
+Castigneau. Est-ce que c'&eacute;tait l&agrave; un nom de chr&eacute;tien? On avait beau
+chercher, quand, un beau soir, un client de passage, attabl&eacute; dans un des
+bouges de l'entr&eacute;e de Chaillot, et qui boitait un peu, entendant ce mot
+de Castigneau, se laissa aller &agrave; dire:</p>
+
+<p>&mdash;Je connais &ccedil;a, moi!</p>
+
+<p>Jugez si on le questionna. Mais il parut d'abord que ce brave homme
+&eacute;tait f&acirc;ch&eacute; d'avoir <i>l&acirc;ch&eacute;</i> sa phrase, et il fallut grandement
+l'amadouer pour qu'il consent&icirc;t &agrave; compl&eacute;ter sa premi&egrave;re &eacute;nonciation.
+Bref, le Castigneau, ce n'&eacute;tait pas le nom d'un homme, mais bien d'un
+quartier de Toulon. Le cabaretier cligna de l'&oelig;il et comprit l'embarras
+et l'h&eacute;sitation de son client. Puis une id&eacute;e surgit dans son cerveau
+fertile. Il s'approcha du camarade, et lui dit &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Tu connais bien Toulon?</p>
+
+<p>&mdash;Oui... apr&egrave;s? Fichez-moi la paix!</p>
+
+<p>Le ton de la r&eacute;ponse manquait d'am&eacute;nit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit l'autre en lui tapant sur le genou, <i>en ami</i>, est-ce qu'on
+fait des cachotteries entre soi?... Tu as &eacute;t&eacute;... l&agrave;-bas?</p>
+
+<p>C'&eacute;tait poser carr&eacute;ment la question. La r&eacute;ponse fut cette fois un peu
+plus cat&eacute;gorique:</p>
+
+<p>&mdash;Quand cela serait?...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tu n'en serais pas moins chez toi ici, d'autant plus que tu peux
+me rendre un service....</p>
+
+<p>Or, le cabaretier&mdash;qui s'appelait Malg&acirc;cheux et que nous aurons
+l'honneur de revoir dans la cours de ce r&eacute;cit&mdash;avait, lui aussi,
+quelques peccadilles sur la conscience, et ce n'&eacute;tait pas pour quelques
+ann&eacute;es de bagne qu'il e&ucirc;t fait la petite bouche. Il s'entendit donc
+rapidement avec son comp&egrave;re, et un plan fut &eacute;bauch&eacute; pour arriver &agrave;
+savoir si d'aventure le Castigneau n'&eacute;tait pas tout simplement un vieux
+<i>cheval de retour</i>. Cette constatation n'&eacute;tait pas d'ailleurs aussi
+ais&eacute;e qu'elle le semblait au premier coup d'&oelig;il. Le Castigneau sortait
+peu: son fils travaillait dans un atelier de la ville; ce qui, en somme,
+paraissait assez bizarre de la part d'un jeune homme dont le p&egrave;re &eacute;tait
+propri&eacute;taire d'un <i>immeuble</i> s&eacute;rieux. La femme du Castigneau allait
+faire le march&eacute;, et &agrave; l'estimation des comm&egrave;res, elle d&eacute;pensait &agrave; peine
+quelques francs pour la nourriture de la maison. Malg&acirc;cheux et
+Bridoine&mdash;c'&eacute;tait le nom du for&ccedil;at&mdash;s'imagin&egrave;rent que le plus simple
+&eacute;tait de s'introduire dans la maison pendant la journ&eacute;e, en choisissant
+l'heure o&ugrave; le Castigneau serait seul. Sans doute, ayant &agrave; avouer un
+pass&eacute; peu flatteur, il s'ex&eacute;cuterait plus facilement sans t&eacute;moins. Il ne
+s'agissait que de s'y prendre adroitement. Bridoine, gr&acirc;ce &agrave; l'aide de
+l'honorable Malg&acirc;cheux, s'affubla d'une houppelande de propri&eacute;taire, se
+coiffa d'un chapeau large et rond qui lui donnait une physionomie quasi
+respectable, s'arma d'une canne &agrave; double fin, soutien et d&eacute;fense, et
+finalement ayant vu la Castignote, comme on disait, tourner les talons,
+il s'en vint de son air le plus paterne sonner &agrave; la grille de la maison.
+On le fit attendre quelque peu. Bridoine sonna une seconde, puis une
+troisi&egrave;me fois. Pour &ecirc;tre ex-for&ccedil;at on n'en est pas moins homme. Voil&agrave;
+que ma&icirc;tre Bridoine commen&ccedil;a &agrave; s'exasp&eacute;rer, et, revenant &agrave; son
+excellent naturel, il grommela entre ses dents un juron qui n'avait rien
+d'&eacute;difiant et qui sentait de plusieurs lieues sa <i>grande fatigue</i>. Il
+sembla que cette exclamation f&ucirc;t un: S&eacute;same, ouvre toi! Car soudain la
+porte tourna sur ses gonds. Et Bridoine se trouva en face de celui dont
+il d&eacute;sirait si vivement faire la connaissance. La sc&egrave;ne fut courte.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous voulez? demanda le Castigneau.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien &agrave; M. Castigneau que j'ai l'honneur de parler?</p>
+
+<p>&mdash;A lui-m&ecirc;me. Apr&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;Peut-on causer un instant?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>Cette singuli&egrave;re r&eacute;ponse d&eacute;concerta quelque peu le Bridoine, qui leva
+les yeux sur son interlocuteur. Celui-ci, le torse un peu en arri&egrave;re,
+l'&oelig;il &agrave; la fois d&eacute;fiant et railleur, n'avait pas un air des plus
+engageants. Mais en somme, c'&eacute;tait un vieillard, sans doute peu
+redoutable. Bridoine allait passer outre et entamer, en d&eacute;pit de tout,
+la conversation r&eacute;clam&eacute;e, quand le Castigneau fit un pas vers lui.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas t'en aller, dit-il froidement.</p>
+
+<p>&mdash;Hein?... m'en aller.... Comment! je viens... bien poliment...</p>
+
+<p>&mdash;Poliment! alors &ocirc;te ton chapeau....</p>
+
+<p>Et d'un revers de main, le Castigneau fit tomber la coiffure de
+Bridoine. Celui-ci poussa un cri de col&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Ne remue donc pas comme &ccedil;a, reprit l'autre, tu d&eacute;ranges ta perruque.</p>
+
+<p>Par un mouvement instinctif, Bridoine porta sa main &agrave; son front; mais
+plus vif encore, le Castigneau lui avait arrach&eacute; ses cheveux postiches,
+mettant &agrave; nu le cr&acirc;ne pointu du for&ccedil;at. En m&ecirc;me temps, faisant
+demi-tour, le Castigneau, dont on n'e&ucirc;t pas soup&ccedil;onn&eacute; la force et
+l'agilit&eacute;, se pla&ccedil;a entre la porte et le visiteur. Bridoine commen&ccedil;ait &agrave;
+perdre son sang-froid. Il marcha sur le Castigneau les poings en avant.</p>
+
+<p>&mdash;Qui es-tu et que viens-tu faire ici? demanda le Castigneau.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a ne te regarde pas!</p>
+
+<p>&mdash;Vrai!... alors, je cogne....</p>
+
+<p>Le poing du Castigneau, qui &eacute;tait d'une remarquable solidit&eacute;, s'abattit,
+&agrave; l'improviste, sur la poitrine de Bridoine, qui recula en tr&eacute;buchant.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu r&eacute;pondre? demanda encore le Castigneau toujours calme.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais te d&eacute;coudre! cria Bridoine, dont la main se trouva tout &agrave; coup
+arm&eacute;e d'un couteau.</p>
+
+<p>Le placide Castigneau eut un ricanement. Loin de para&icirc;tre s'&eacute;mouvoir du
+danger, il marcha droit &agrave; Bridoine, qui leva le bras. Seulement, ce bras
+ne retomba pas. Et, ma foi, sans qu'il s&ucirc;t trop comment, Bridoine se
+trouva&mdash;d&eacute;sagr&eacute;able surprise&mdash;le nez sur le sable, qu'il rougissait de
+son sang. Le bon bourgeois, un genou sur ses &eacute;paules, le serrait d'une
+main &agrave; la nuque.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit le Castigneau, je veux bien causer... Qui es-tu? et
+que viens-tu faire ici?</p>
+
+<p>Bridoine essaya de se redresser, n'y parvint pas et, avec la magnanimit&eacute;
+propre &agrave; sa nature, se d&eacute;cida &agrave; se soumettre:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis Bridoine.</p>
+
+<p>&mdash;D'o&ugrave; viens-tu?</p>
+
+<p>&mdash;<i>De Toulon</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! Qui t'a envoy&eacute; ici?</p>
+
+<p>&mdash;Malg&acirc;cheux!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que Malg&acirc;cheux?</p>
+
+<p>&mdash;Le cabaretier d'ici pr&egrave;s: <i>Aux Bons Amis</i>!</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi es-tu venu?</p>
+
+<p>&mdash;Pour savoir qui vous &ecirc;tes.</p>
+
+<p>&mdash;Le sais-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! non.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je vais te satisfaire maintenant....</p>
+
+<p>Tout en parlant, le Castigneau continuait &agrave; tenir serr&eacute; le cou de
+Bridoine, qui se sentait congestionner.</p>
+
+<p>&mdash;Tu diras &agrave; Malg&acirc;cheux&mdash;puisque Malg&acirc;cheux il y a&mdash;que le Castigneau
+est un bonhomme qui ne doit de comptes &agrave; personne et qui n'aime pas
+qu'on l'espionne... Tu ajouteras que, la premi&egrave;re fois qu'il s'occupera
+de moi, j'irai lui casser les reins; et, comme il pourrait douter de ma
+parole, tu ajouteras que je t'ai reconduit de la fa&ccedil;on que tu vas
+voir.... Je t'ai pris par la peau du cou et par la ceinture, vois-tu,
+comme &ccedil;a....</p>
+
+<p>Ajoutons que le Castigneau ex&eacute;cutait en m&ecirc;me temps, avec la plus grande
+aisance, les op&eacute;rations qu'il d&eacute;crivait.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai soulev&eacute; de terre comme un lapin... puis je t'ai emport&eacute; vers
+la porte par laquelle tu &eacute;tais entr&eacute;, et... une, deux, trois... je t'ai
+flanqu&eacute; dans la rue.... Sur ce, bonsoir!</p>
+
+<p>Et Bridoine roula hors de la maison, ni plus ni moins que s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+un vulgaire paquet de linge. Dire que le retour de Bridoine chez
+Malg&acirc;cheux eut le caract&egrave;re d'un triomphe antique, ce serait mentir. Son
+nez, ses &eacute;paules, ses genoux et le reste demandaient des soins
+multiples. Quand le Malg&acirc;cheux l'interrogea, Bridoine raconta
+l'histoire, et, en v&eacute;rit&eacute;, il mit dans son r&eacute;cit une franchise qui lui
+faisait honneur. Le Malg&acirc;cheux resta pensif.</p>
+
+<p>&mdash;Faudra voir pourtant, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, tu verras toi-m&ecirc;me...</p>
+
+<p>&mdash;Bah! pour une malheureuse r&acirc;cl&eacute;e...</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais bien voulu vous y voir!</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu <i>canes</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Absolument.</p>
+
+<p>Malg&acirc;cheux haussa les &eacute;paules en signe de souverain m&eacute;pris, et se
+promit, <i>in petto</i>, de satisfaire sa curiosit&eacute; par des moyens moins
+dangereux. Tout en s'avouant vaincu, Bridoine conservait au fond du
+c&oelig;ur&mdash;&agrave; supposer qu'il poss&eacute;d&acirc;t cet organe essentiel&mdash;une rancune
+f&eacute;roce contre le Castigneau, et, bien qu'il se h&acirc;t&acirc;t de quitter le
+cabaret des <i>Bons Amis</i>, il se promettait bien de revenir r&ocirc;der autour
+de la maison o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute; re&ccedil;u de si touchante fa&ccedil;on. Mais il se
+garda d'en rien t&eacute;moigner &agrave; son excellent camarade Malg&acirc;cheux, qui
+r&eacute;fl&eacute;chissait de son c&ocirc;t&eacute; et se disait qu'en somme, le mieux &eacute;tait de
+vivre en paix avec un voisin dont la poigne &eacute;tait si rude et le biceps
+si solide. Bref, soit que Bridoine e&ucirc;t ajourn&eacute; ses projets, soit que
+Malg&acirc;cheux f&ucirc;t r&eacute;ellement venu &agrave; r&eacute;sipiscence, le Castigneau ne fut plus
+inqui&eacute;t&eacute; et reprit ses allures patriarcales. La grille restait toujours
+soigneusement ferm&eacute;e. Et si certaine petite porte, donnant sur le carr&eacute;
+Marigny, n'avait pas attir&eacute; l'attention, c'&eacute;tait uniquement parce que,
+de jour, il n'&eacute;tait jamais arriv&eacute; qu'on la vit m&ecirc;me s'entre-b&acirc;iller.
+Donc, sachant maintenant quelle &eacute;tait la r&eacute;putation quasi fantastique de
+la maison dans le quartier, revenons dans le jardin o&ugrave; le
+Castigneau&mdash;car c'&eacute;tait sans doute lui, &agrave; en juger par la vigueur dont
+il faisait preuve&mdash;emportait sur ses &eacute;paules le corps inanim&eacute; de
+Martial. Au moment o&ugrave; il approchait de la maison, de la porte ouverte
+sortit une femme, la t&ecirc;te et les &eacute;paules envelopp&eacute;es d'un ch&acirc;le et qui
+tenait une chandelle dont elle abritait la lumi&egrave;re derri&egrave;re sa main
+&eacute;tendue.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Pierre, demanda-t-elle d'une voix contenue, qu'y a-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Femme, r&eacute;veille le gars. Pr&eacute;pare la chambre du premier, nous avons un
+malade.</p>
+
+<p>&mdash;Bon Dieu! le pauvre jeune homme!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! nous en avons vu bien d'autres! dans deux heures il n'y para&icirc;tra
+plus! Va, Micheline. Bassine le lit, mets la t&ecirc;te basse.... Maintenant,
+le gars!...</p>
+
+<p>&mdash;Me voici, p&egrave;re, dit une voix jeune et m&acirc;le.</p>
+
+<p>&mdash;Toi, mon brave Pierrot, en deux temps, quatre mouvements, chez le
+num&eacute;ro 5...</p>
+
+<p>&mdash;Bien! c'est compris.</p>
+
+<p>&mdash;Pas par la porte! Saute par-dessus le mur. On ne sait pas, il peut y
+avoir des curieux...</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas, ils n'ont qu'&agrave; courir apr&egrave;s moi.</p>
+
+<p>&mdash;Attends. Tu lui remettras cette lettre. S'il n'est pas chez lui, tu
+diras &agrave; son domestique de la lui porter imm&eacute;diatement.</p>
+
+<p>Pierrot serra soigneusement le billet bord&eacute; de noir que lui avait donn&eacute;
+son p&egrave;re; puis, d'un bond, s'aidant des treillages fix&eacute;s au mur, il
+disparut.</p>
+
+<p>Cependant Martial avait &eacute;t&eacute; port&eacute; dans la chambre. Micheline
+s'empressait de l'installer aussi confortablement que possible.
+L'immersion avait &eacute;t&eacute; si rapide et si courte qu'il ne s'&eacute;tait pas
+d&eacute;clar&eacute; de sympt&ocirc;mes d'asphyxie. C'&eacute;tait un &eacute;vanouissement caus&eacute; sans
+doute par le choc. Du reste, le Castigneau ayant retrouss&eacute; et mis &agrave; nu
+ses bras musculeux, se livrait sur le corps du malade &agrave; une de ces
+frictions qui r&eacute;veilleraient un mort. Micheline pr&eacute;sentait &agrave; son mari
+les linges chauds destin&eacute;s &agrave; r&eacute;tablir la circulation. Au bout d'un quart
+d'heure environ, Martial poussa un long soupir; puis il ouvrit les yeux
+et regarda autour de lui.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; suis-je? murmura-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Chez des amis, dit le Castigneau.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas d'amis, soupira le jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Faut pas dire de ces choses-l&agrave;. Il y a de bons et braves c&oelig;urs
+partout... et souvent au moment o&ugrave; on s'y attend le moins....</p>
+
+<p>Le jeune homme essaya de se soulever, mais il retomba lourdement. Il
+passa ses deux mains sur son front.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je me souviens, dit-il, j'ai voulu mourir...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'&ecirc;tes pas mort? Bah! &ccedil;a arrive &agrave; tout le monde!</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, c'est vous qui m'avez sauv&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Moi? pas du tout...</p>
+
+<p>&mdash;Cependant... je suis bien s&ucirc;r...</p>
+
+<p>&mdash;D'avoir t&acirc;t&eacute; de l'eau froide. &Ccedil;a, c'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Qui m'a arrach&eacute; &agrave; la mort?</p>
+
+<p>&mdash;Quelque terre-neuve qui passait par l&agrave;. Il y a tant de chiens errants!
+fit le Castigneau avec un gros rire.</p>
+
+<p>Martial le regarda. Il vit une face maigre, deux yeux creux, une
+chevelure et une barbe h&eacute;riss&eacute;es. Au premier coup d'&oelig;il, son h&ocirc;te
+improvis&eacute; ne pr&eacute;sentait pas une physionomie bien rassurante. Et
+cependant, dans ces yeux enfonc&eacute;s, sur ce visage &eacute;maci&eacute;, il y avait
+comme un rayonnement de bont&eacute; probe qui frappait instantan&eacute;ment. Martial
+devina qu'il n'avait point affaire &agrave; un ennemi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, dit-il, dites-moi ce qui s'est pass&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher monsieur, r&eacute;pondit le Castigneau avec une certaine dignit&eacute;,
+quand on est soldat, on doit ob&eacute;ir &agrave; sa consigne.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Ceci: que je suis un soldat en ce sens que j'ai des chefs. On m'a dit:
+&laquo;Voil&agrave; un brave jeune homme qui a voulu boire un bouillon, soignez-le et
+rendez-nous-le en bon &eacute;tat.&raquo; Je vous soigne, et je ne sors pas de l&agrave;. Je
+ne sais rien de plus. Donc, contentez-vous-en pour l'instant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous trouvez-vous donc mal ici? dit la femme d'une voix douce et
+empreinte de ce charme que donne la vieillesse aux bonnes femmes.</p>
+
+<p>Martial sourit tristement:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas le droit de me plaindre.... On m'a sauv&eacute;... on a cru me
+rendre service.... Donc je vous dois, soit &agrave; vous, soit &agrave; ces chefs dont
+vous parlez, l'expression de ma reconnaissance.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ferai remarquer, reprit assez vivement le Castigneau, qu'on ne
+vous a rien demand&eacute;, sinon de vous bien reposer, de dormir, si vous
+pouvez...</p>
+
+<p>&mdash;Soyez s&ucirc;r que d&egrave;s que mes forces me le permettront, je vous &eacute;pargnerai
+l'embarras de ma pr&eacute;sence.</p>
+
+<p>&mdash;L'embarras!... Enfin, &ccedil;a ne me regarde pas. Vous partirez si vous
+voulez; mais en ce moment-ci, il n'est pas question de cela. D'abord,
+vous bavardez trop... Tenez, voil&agrave; vos yeux qui se ferment. Donnez une
+vigoureuse taloche &agrave; votre traversin... et bonsoir!</p>
+
+<p>En effet, Martial, &eacute;puis&eacute;, s'endormait malgr&eacute; lui. Le Castigneau et sa
+femme rest&egrave;rent pendant quelque temps aupr&egrave;s de son lit.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;! mon vieux Lamalou, dit la femme &agrave; voix basse. Il y a encore l&agrave;
+quelque bonne action sous roche.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si tu savais! r&eacute;pondit sur le m&ecirc;me ton le vieux Pierre (car, sous
+le nom de Castigneau, c'&eacute;tait l'ancien ge&ocirc;lier de la Grosse-Tour), quand
+elle m'a dit: &laquo;Prenez ce jeune homme dans vos bras!&raquo; j'ai re&ccedil;u un coup
+en pleine poitrine.... Dame! je crois toujours que je vais revoir le
+petit...</p>
+
+<p>&mdash;Et tu es s&ucirc;r que ce n'est pas lui?</p>
+
+<p>&mdash;Elle me l'a dit... tout de suite. Mon Dieu! qu'est-il devenu? et ne le
+retrouverons-nous pas un jour, comme celui-l&agrave;, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; et allant
+jusqu'au suicide?...</p>
+
+<p>&mdash;Ne dis pas cela, Pierre!... Moi, j'ai toujours eu id&eacute;e que madame la
+marquise retrouvera le fils de Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu le veuille!</p>
+
+<p>A ce moment, un sifflement doux, continu, per&ccedil;a le silence de la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a doit &ecirc;tre le num&eacute;ro cinq, fit Lamalou.</p>
+
+<p>Il sortit rapidement et se dirigea vers la petite porte. Il frappa
+lui-m&ecirc;me, de l'int&eacute;rieur, trois coups espac&eacute;s, puis suivis de deux plus
+press&eacute;s. On r&eacute;pondit par un seul coup net et ferme. Alors la porte
+s'ouvrit, et Armand de Bernaye parut.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il? demanda-t-il &agrave; voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Un noy&eacute;, fit Lamalou sur le m&ecirc;me ton.</p>
+
+<p>&mdash;Conduisez-moi pr&egrave;s de lui.</p>
+
+<p>Armand p&eacute;n&eacute;tra doucement dans la chambre o&ugrave; dormait Martial. Puis,
+prenant la lumi&egrave;re des mains de Micheline, il se pencha sur le jeune
+homme. Tout &agrave; coup il se redressa avec un fr&eacute;missement.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est ce jeune homme? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas. C'est madame la marquise qui l'a amen&eacute; ici dans sa
+voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Son nom?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignore.</p>
+
+<p>Armand se courba vers lui.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle singuli&egrave;re ressemblance! fit-il encore.</p>
+
+<p>Puis se tournant vers Lamalou:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut le laisser dormir, puis au r&eacute;veil lui donner un repas l&eacute;ger.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur est-il pr&eacute;venu qu'il y a rendez-vous au point du jour?</p>
+
+<p>&mdash;Je resterai ici.</p>
+
+<p>Armand jeta un dernier regard sur Martial.</p>
+
+<p>&mdash;Non, murmura-t-il, un pareil prodige n'est pas possible. Dans quelques
+heures il faudra que ce myst&egrave;re s'&eacute;claircisse.</p>
+
+<p>Et apr&egrave;s avoir donn&eacute; &agrave; Lamalou et &agrave; sa femme ses derni&egrave;res instructions,
+il passa dans une pi&egrave;ce voisine, o&ugrave; il se jeta sur un lit de repos.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VIIB" id="VIIB"></a>VII</h2>
+
+<h3>LA SALLE FUN&Egrave;BRE</h3>
+
+
+<p>Le soleil venait de se lever. La temp&eacute;rature s'&eacute;tait adoucie, et au vent
+&acirc;pre qui pendant toute la nuit avait souffl&eacute; sur la ville, envelopp&eacute;e
+dans son linceul de neige, avait succ&eacute;d&eacute;, avec l'accalmie, un brouillard
+humide qui, descendant en pluie fine et continue, d&eacute;trempait peu &agrave; peu
+le sol durci. Les Champs-&Eacute;lys&eacute;es et le quai &eacute;taient encore compl&eacute;tement
+d&eacute;serts. Tout &agrave; coup, du c&ocirc;t&eacute; de la place, une voiture lanc&eacute;e au grand
+trot fit jaillir sous ses roues la neige devenue boueuse; c'&eacute;tait un
+cabriolet de ma&icirc;tre, conduit par un homme soigneusement envelopp&eacute; de
+fourrures, qui, s'arr&ecirc;tant brusquement &agrave; mi-chemin de l'all&eacute;e des
+Veuves, descendit, jeta les r&ecirc;nes &agrave; un gar&ccedil;on et s'engagea dans le
+d&eacute;dale de ruelles dont nous avons parl&eacute;. Il arriva devant la maison
+occup&eacute;e par Lamalou, longea le mur du jardin, s'arr&ecirc;ta devant la petite
+porte, et fit entendre le sifflement long et sonore qui avait d&eacute;j&agrave;
+retenti quelques heures auparavant. Il n'attendit pas longtemps: le
+signal des coups frapp&eacute;s sur la porte fut &eacute;chang&eacute;, et enfin il p&eacute;n&eacute;tra &agrave;
+l'int&eacute;rieur. Au moment o&ugrave; il disparaissait, une ombre jusque-l&agrave;
+dissimul&eacute;e dans un angle de la muraille se dressa lentement.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;! h&eacute;! mon vieux Bridoine! murmura le nouveau venu, est-ce que par
+hasard tu aurais trouv&eacute; la pie au nid?</p>
+
+<p>Puis il ajouta en ricanant:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; qui fera jubiler les Loups!</p>
+
+<p>Se dressant sur la pointe des pieds, il s'approcha avec des pr&eacute;cautions
+infinies de la porte myst&eacute;rieuse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien &ccedil;a, fit-il. C'est la maison du vieux dur &agrave; cuire! Voil&agrave; ce
+que c'est que d'avoir de la patience. Aide-toi... et le diable t'aidera.</p>
+
+<p>Tandis qu'il pronon&ccedil;ait entre ses dents cette formule proverbiale
+d&eacute;figur&eacute;e &agrave; son usage personnel, un nouveau bruit de roues, grin&ccedil;ant
+dans la boue, lui fit dresser l'oreille. La voiture venait de s'arr&ecirc;ter,
+&agrave; peu pr&egrave;s au m&ecirc;me point que la premi&egrave;re. Bridoine, qui &eacute;tait v&ecirc;tu d'une
+mauvaise blouse d&eacute;teinte, ne parut pas avoir grand souci de sa toilette.
+Il se glissa &agrave; terre, o&ugrave; il s'&eacute;tendit tout de son long sur le ventre,
+bien coll&eacute; contre la base de la muraille. En somme, sa silhouette se
+perdait dans l'ombre projet&eacute;e. Le nouveau venu ex&eacute;cuta exactement les
+m&ecirc;mes formalit&eacute;s que celui qui l'avait pr&eacute;c&eacute;d&eacute;. La porte s'ouvrit et il
+disparut.</p>
+
+<p>&mdash;Et de deux! fit Bridoine, qui rampa sur ses mains et ses genoux pour
+s'&eacute;loigner de la porte.</p>
+
+<p>A quelque distance il se redressa sur ses pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! voyons! fit-il en soliloque, faut-il essayer d'en savoir plus
+long?</p>
+
+<p>Il m&eacute;dita quelques instants sur cette question. Il avait relev&eacute;
+l'ignoble casquette qui couvrait son cr&acirc;ne pointu, et, tandis qu'une de
+ses mains grattait ledit cr&acirc;ne, l'autre caressait une barbe qui
+rappelait par ses enchev&ecirc;trements les lianes les plus imp&eacute;n&eacute;trables des
+for&ecirc;ts sauvages. La solution de ce probl&egrave;me mena&ccedil;ait de prendre autant
+de temps qu'une enqu&ecirc;te confi&eacute;e &agrave; une commission parlementaire,
+lorsque.... Troisi&egrave;me voiture. Troisi&egrave;me inconnu.... Ou plut&ocirc;t, non.
+Cette fois, les personnages &eacute;taient au nombre de deux. Le coup de
+sifflet fut double. Ils entr&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! reprit Bridoine, j'ai bien envie de tordre le cou au vieux,
+cela est clair.... Mais, d'autre part, je veux risquer le moins possible
+ma peau... en ce moment-ci, il y a beaucoup de monde dans la baraque, et
+je courrais grande chance d'y &ecirc;tre accueilli encore plus mal que la
+premi&egrave;re fois. Vaut mieux attendre... et puis... les Loups! Voil&agrave;
+peut-&ecirc;tre un bel os &agrave; ronger... et, ma foi! d&egrave;s qu'ils m'auront re&ccedil;u,
+l&agrave;, d&eacute;finitivement, eh bien! je les lancerai l&agrave;-dessus!...</p>
+
+<p>Ayant pris cette r&eacute;solution &agrave; la fois intelligente et prudente, Bridoine
+assujettit sa casquette d'un mouvement h&eacute;ro&iuml;que et reprit le chemin de
+la capitale. Laissons-le &agrave; ses projets et, ne courant pas nous-m&ecirc;mes les
+dangers qu'il redoutait, introduisons-nous de nouveau dans la maison de
+Lamalou, dit le Castigneau.</p>
+
+<p>Cette construction, qui avait fait partie autrefois de quelque
+habitation princi&egrave;re, pr&eacute;sentait &agrave; l'ext&eacute;rieur un aspect presque
+monumental. Elle se composait d'un rez-de-chauss&eacute;e &eacute;lev&eacute; d'un &eacute;tage et
+de mansardes &agrave; fen&ecirc;tres ogivales. C'&eacute;tait un singulier m&eacute;lange de
+styles, et il semblait que chaque g&eacute;n&eacute;ration e&ucirc;t tenu &agrave; mettre son sceau
+sur le vieux b&acirc;timent. Le rez-de-chauss&eacute;e, &agrave; fen&ecirc;tres &eacute;troites,
+s'ouvrait sur un perron de quelques marches qui donnait acc&egrave;s &agrave; un
+vestibule assez spacieux. Certes, pour la demeure d'un ancien ge&ocirc;lier
+comme Lamalou, cette maison pr&eacute;sentait un caract&egrave;re de luxe &agrave; la fois
+s&eacute;v&egrave;re et confortable qui e&ucirc;t excit&eacute; la surprise. Dans le vestibule dont
+nous parlons, des portes de ch&ecirc;ne &agrave; panneaux sculpt&eacute;s s'ouvraient sur
+des salons, meubl&eacute;s avec un go&ucirc;t s&eacute;v&egrave;re, et dont les murailles
+disparaissaient sous de lourdes tentures. Des tableaux de prix,
+appartenant aux &eacute;coles fran&ccedil;aise et italienne, repr&eacute;sentaient des sites
+emprunt&eacute;s aux pays m&eacute;ridionaux. Mais il &eacute;tait un de ces salons surtout
+dont la d&eacute;coration bizarre, presque fantastique, e&ucirc;t plong&eacute; l'esprit des
+profanes dans une stup&eacute;faction profonde. Nous l'avons dit, le jour
+commen&ccedil;ait &agrave; poindre, et malgr&eacute; le brouillard, les premiers rayons de
+lumi&egrave;re blanche p&eacute;n&eacute;traient &agrave; travers les fen&ecirc;tres. Mais dans cette
+haute pi&egrave;ce, par quelle issue le soleil se f&ucirc;t-il gliss&eacute;? Toutes les
+murailles &eacute;taient, du sol au plafond, couvertes de panneaux noirs, d'une
+&eacute;toffe mate et sans reflets, sur lesquels se d&eacute;tachaient seules de
+massives moulures d'argent. Pas une solution de continuit&eacute;. Du plafond,
+compos&eacute; de poutres qui semblaient taill&eacute;es dans l'&eacute;b&egrave;ne, descendaient
+des lampes d'argent, jetant leur lueur blanche, presque blafarde, qui
+venait mourir sur les tentures noires. On e&ucirc;t dit un immense s&eacute;pulcre,
+une chapelle ardente; des angles t&eacute;n&eacute;breux, il semblait que des formes
+fantastiques dussent tout &agrave; coup surgir, aux sons de l'hymne de mort.
+Les reflets vacillants des lampes animaient cette immobilit&eacute; d'une sorte
+de tremblement sinistre.</p>
+
+<p>A l'une des extr&eacute;mit&eacute;s de cette pi&egrave;ce, une longue table, couverte d'un
+drap noir &agrave; franges d'argent, et au-dessus de cette table, appendu au
+milieu du panneau noir, un tableau. &Eacute;tait-ce un portrait? Un homme
+jeune, de haute taille, semblait pr&ecirc;t &agrave; s'&eacute;lancer de son cadre d'&eacute;b&egrave;ne:
+son visage livide &eacute;tait &eacute;clair&eacute; par un reflet &agrave; la fois effrayant et
+superbe. Sur sa poitrine, qu'une de ses mains serrait avec une
+crispation convulsive, des taches de sang coulaient.... Les yeux
+ouverts, brillants comme l'acier, commandaient et suppliaient. Son nom?
+nous le saurons tout &agrave; l'heure... Quatre hommes &eacute;taient assis autour de
+la table, &eacute;clair&eacute;s par un cand&eacute;labre d'argent. Deux places &eacute;taient
+vides: l'une d'elles &eacute;tait marqu&eacute;e par un fauteuil d'&eacute;b&egrave;ne, plus haut
+que les autres si&eacute;ges. De ces derniers, celui qui n'&eacute;tait pas occup&eacute; se
+trouvait &agrave; la droite du fauteuil. Quels &eacute;taient ces hommes? et pour
+quelle &oelig;uvre &eacute;trange se trouvaient-ils donc r&eacute;unis en ce lieu &eacute;trange?
+Pr&eacute;sentons-les tout d'abord.</p>
+
+<p>L'un, qui se tenait &agrave; la gauche du fauteuil pr&eacute;sidentiel, &eacute;tait un homme
+dont il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; difficile de d&eacute;finir l'&acirc;ge exact. On le nommait dans le
+monde Archibald de Thomerville. Grand nom. Grande fortune. Connu, dans
+le monde parisien, par sa passion pour les chevaux; ses &eacute;curies &eacute;taient,
+disait-on, les seules qui pussent rivaliser avec celles d'Angleterre.</p>
+
+<p>Archibald avait les traits longs, plut&ocirc;t que fins. Le nez, un peu mince,
+avait cette tendance signal&eacute;e par la physiognomonie comme &eacute;tant l'indice
+d'une volont&eacute; de fer, et qui, s'abaissant vers le menton, donne au
+visage la forme famili&egrave;rement appel&eacute;e <i>en casse-noisette</i>. Ses yeux
+&eacute;taient petits, mais noirs, vifs et per&ccedil;ants. Le trait le plus &eacute;trange
+de cette physionomie, c'&eacute;tait une p&acirc;leur si singuli&egrave;rement blanche, si
+marmor&eacute;enne, en quelque sorte, que cette t&ecirc;te, sans barbe ni moustache,
+au cr&acirc;ne garni seulement d'une couronne de cheveux grisonnants,
+semblait plut&ocirc;t appartenir &agrave; un buste de pierre qu'&agrave; un corps humain.</p>
+
+<p>Le personnage qui faisait face &agrave; Archibald de Thomerville &eacute;tait, &agrave; n'en
+pas douter, un Anglais; car sa m&acirc;choire sup&eacute;rieure pr&eacute;sentait cette
+forme typique que tous les caricaturistes ont exag&eacute;r&eacute;e &agrave; dessein. Mais
+si l'&oelig;il &eacute;tait tout d'abord attir&eacute; par cette particularit&eacute; physique,
+c'&eacute;tait surtout parce qu'au-dessus de la l&egrave;vre se voyait la trace
+effrayante d'une &eacute;pouvantable blessure. Une partie de la joue droite
+avait &eacute;t&eacute; enlev&eacute;e, sans doute par quelque projectile, et les sutures des
+chairs, quoique ex&eacute;cut&eacute;es avec la plus grande habilet&eacute; possible,
+formaient une cicatrice ineffa&ccedil;able.</p>
+
+<p>Sir Lionel Storigan, de famille galloise, &eacute;tait d'un blond roux; des
+favoris de m&ecirc;me couleur et d'une longueur d&eacute;mesur&eacute;e ajoutaient &agrave; la
+singularit&eacute; presque repoussante de son visage, et cependant ses grands
+yeux bleus franchement ouverts, &agrave; la fois sympathiques et froids,
+reconqu&eacute;raient l'int&eacute;r&ecirc;t, troubl&eacute; par l'inharmonie g&eacute;n&eacute;rale de cette
+figure coutur&eacute;e.</p>
+
+<p>Sir Lionel passait pour le premier tireur de Paris et maniait l'&eacute;p&eacute;e
+comme les pr&eacute;v&ocirc;ts les plus en renom. Que faisait-il? Rien et tout. Un
+excentrique, terme qui, &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; se d&eacute;roule notre drame, impliquait
+toujours une certaine admiration. Aujourd'hui, nous sommes blas&eacute;s, et
+les excentriques&mdash;comme on dit&mdash;ne feraient pas leurs frais. C'est
+pourquoi il n'en existe plus. Restaient encore deux autres. Ceux-l&agrave;
+n'appartenaient &eacute;videmment pas au m&ecirc;me monde que M. de Thomerville et
+sir Lionel. Tout d'abord, &agrave; les consid&eacute;rer, une pens&eacute;e subite, claire,
+s'imposait &agrave; l'esprit.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient deux fr&egrave;res, plus encore: deux jumeaux. Nous disons plus
+encore, car la nature elle-m&ecirc;me se pla&icirc;t &agrave; rendre plus &eacute;troits les
+liens qui unissent deux enfants entr&eacute;s dans la vie &agrave; la m&ecirc;me heure. Leur
+ressemblance &eacute;tait si frappante, qu'en v&eacute;rit&eacute; il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; impossible, &agrave;
+moins d'une minutieuse &eacute;tude, de mettre un nom sur l'un de ces deux
+visages. Les cheveux bruns, bien plant&eacute;s, quoique un peu bas sur le
+front, avaient m&ecirc;me coupe, m&ecirc;me abondance. Les traits, gros et model&eacute;s
+<i>au pouce</i>, comme disent les praticiens, d&eacute;notaient une de ces origines
+qu'on qualifie de communes; ils sortaient de la masse et n'avaient point
+conquis, de par la civilisation de leur race, cette mi&eacute;vrerie qui est
+l'apanage des privil&eacute;gi&eacute;s de la naissance. Ils &eacute;taient rudes, mais
+beaux. Leur &acirc;ge, deux enfants. A peine vingt ans, plus ou moins; ceci
+&eacute;tait affaire d'&eacute;tat civil. Mais dans ces yeux honn&ecirc;tes et fiers, une
+vitalit&eacute;, une &eacute;nergie qui saisissaient l'&acirc;me et r&eacute;chauffaient le c&oelig;ur.
+La bouche aux l&egrave;vres &eacute;paisses avait la fermet&eacute; qui d&eacute;note la franchise,
+la force et la bont&eacute;. Le cou musculeux d&eacute;celait une vigueur peu commune.</p>
+
+<p>Ils devaient avoir l'&eacute;nergie du corps et celle de la conscience.
+Jumeaux, avons-nous dit, et d'une ressemblance parfaite. Un d&eacute;tail,
+cependant, suffisait &agrave; les diff&eacute;rencier de fa&ccedil;on aussi positive que
+possible. Tous deux &eacute;taient manchots. Mais, par une singularit&eacute; toute
+sp&eacute;ciale, &agrave; l'un manquait le bras droit, &agrave; l'autre le bras gauche.
+&Eacute;tait-ce un jeu de la nature? &eacute;tait-ce le r&eacute;sultat d'un accident, en
+tout cas, bien bizarre? Le membre qui leur manquait avait d&ucirc; &ecirc;tre coup&eacute;
+presque &agrave; l'&eacute;paule. Ils portaient la manche vide ramen&eacute;e sur la
+poitrine, et fix&eacute;e par un cordon au v&ecirc;tement. Ceux-l&agrave; se nommaient&mdash;pour
+tout le monde&mdash;Droite et Gauche. C'&eacute;tait un sobriquet, &agrave; n'en pas
+douter; mais il avait l'&eacute;norme avantage de les d&eacute;signer aussi nettement
+qu'il &eacute;tait n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p>Le lecteur comprendra que chacun de ces hommes r&eacute;unis en ce lieu
+myst&eacute;rieux, laissait derri&egrave;re lui un pass&eacute; plus on moins &eacute;trange. Nous
+ne voudrions pas encourir le reproche d'avoir abus&eacute; de sa curiosit&eacute; en
+ne la satisfaisant pas imm&eacute;diatement; mais ces &eacute;nigmes devant recevoir
+plus tard une solution compl&egrave;te de la bouche m&ecirc;me de ceux dont nous
+venons de d&eacute;crire l'ext&eacute;rieur, il nous para&icirc;t n&eacute;cessaire d'&eacute;viter un
+double emploi. Donc, les quatre hommes se trouvaient l&agrave;, silencieux. Ils
+paraissaient absorb&eacute;s par leurs r&eacute;flexions, comme si la solennit&eacute;
+sinistre de ce lieu fun&egrave;bre e&ucirc;t exerc&eacute; sur eux une influence profonde.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, Archibald leva la t&ecirc;te:</p>
+
+<p>&mdash;Le soleil doit &ecirc;tre lev&eacute;, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Indeed</i>, r&eacute;pondit sir Lionel, qui avait l'habitude de m&ecirc;ler dans son
+langage les langues fran&ccedil;aise et anglaise, la marquise ne saurait
+tarder...</p>
+
+<p>&mdash;Ne sommes-nous pas faits pour attendre? fit Droite d'un air grave.</p>
+
+<p>A peine Droite avait-il d'ailleurs parl&eacute;, que derri&egrave;re le fauteuil rest&eacute;
+vide parut une forme noire, envelopp&eacute;e d'un camail de soie. C'&eacute;tait une
+femme. On e&ucirc;t cru qu'elle avait surgi de terre. Les quatre hommes
+s'&eacute;taient subitement lev&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande pardon de m'&ecirc;tre fait attendre, dit une voix pleine et
+pure. J'&eacute;tais &eacute;puis&eacute;e de fatigue, et pourtant ne sais-je pas que je n'ai
+pas le droit de me reposer?</p>
+
+<p>L'apparition porta les mains &agrave; son front et rejeta en arri&egrave;re le
+capuchon qui la couvrait. Cette femme, c'&eacute;tait Marie de Mauvillers,
+c'&eacute;tait celle que nous avons vue nagu&egrave;re dans la chaumi&egrave;re de Bertrade,
+priant et pleurant au nom de son enfant, se courbant sous les insultes
+de Biscarre le for&ccedil;at. C'&eacute;tait Marie de Mauvillers, portant aujourd'hui
+le nom de marquise de Favereye. C'&eacute;tait la m&egrave;re de Lucie, que mena&ccedil;ait
+l'amour du duc de Belen. En v&eacute;rit&eacute;, il e&ucirc;t sembl&eacute; que pour elle les
+ann&eacute;es n'eussent pas march&eacute;. D&eacute;j&agrave;, au bal de la rue de Seine, nous avons
+vu Mathilde Silvereal, sa s&oelig;ur, belle d'une beaut&eacute; rayonnante et
+rehauss&eacute;e encore par une admirable majest&eacute;. Mais Mathilde appartenait &agrave;
+la terre. Marie semblait un &ecirc;tre extra-humain. Oui, elle &eacute;tait belle de
+cette perfection sculpturale qui fait les chefs d'&oelig;uvre. Mais sur ces
+traits fins, cisel&eacute;s en quelque sorte en pleine chair, on e&ucirc;t dit qu'un
+artiste inspir&eacute; e&ucirc;t jet&eacute; je ne sais quel rayonnement splendide, qui
+centuplait leur charme p&eacute;n&eacute;trant. Ces cheveux blonds, qui jadis
+semblaient la couronne d'&eacute;pis au front d'un enfant, se tordaient
+maintenant sur ses tempes mates comme le diad&egrave;me d'une reine. Ces yeux
+bleus, qui avaient &eacute;t&eacute; la gr&acirc;ce, &eacute;tincelaient aujourd'hui d'une bont&eacute;
+sublime. Ceux qui se trouvaient l&agrave; s'inclinaient devant Marie comme
+devant une reine. Et ils faisaient bien!... Car cette femme debout, les
+bras crois&eacute;s sur la poitrine, semblait une de ces figures historiques
+que les l&eacute;gendes imp&eacute;riales ou royales inventent pour l'&eacute;dification des
+peuples. Seulement, celle-l&agrave; &eacute;tait r&eacute;elle. Marie de Favereye e&ucirc;t servi
+de mod&egrave;le &agrave; l'homme de g&eacute;nie qui e&ucirc;t r&ecirc;v&eacute; cette conception grandiose: la
+statue de l'Humanit&eacute;. Elle prit place au fauteuil, et cette m&ecirc;me voix
+d'or, pour emprunter l'admirable expression de Balzac, dit:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, trois d'entre vous ignorent pourquoi je vous ai convoqu&eacute;s
+ce matin. M. de Thomerville, sir Lionel, vous avez droit &agrave; des
+explications...</p>
+
+<p>&mdash;Nous attendrons qu'il vous plaise de nous instruire, dit Archibald en
+inclinant la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Sir Lionel l'approuva d'un geste.</p>
+
+<p>&mdash;Notre ami Armand de Bernaye doit d'abord, reprit-elle, nous fournir
+quelques renseignements.</p>
+
+<p>Marie frappa sur un timbre.</p>
+
+<p>Une partie de l'un des panneaux se d&eacute;pla&ccedil;a, et Lamalou parut au port
+d'armes.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Bernaye est l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il vienne.</p>
+
+<p>Lamalou disparut. Un instant apr&egrave;s, le savant &eacute;tait introduit.</p>
+
+<p>Il salua profond&eacute;ment Marie de Favereye.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Bernaye, dit-elle, vous avez donn&eacute; vos soins au malade?</p>
+
+<p>&mdash;La science a &eacute;t&eacute; vigoureusement aid&eacute;e par la nature...</p>
+
+<p>&mdash;Le jeune homme est hors de danger?</p>
+
+<p>&mdash;Compl&eacute;tement...</p>
+
+<p>&mdash;Vous a-t-il demand&eacute; quelques explications?</p>
+
+<p>&mdash;Aucune... il dort.</p>
+
+<p>&mdash;Sera-t-il bient&ocirc;t en &eacute;tat de se pr&eacute;senter devant nous?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis convaincu que cette comparution n'offre, d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent, aucun
+danger; je crois m&ecirc;me qu'elle sera d'un heureux effet sur son
+imagination...</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien. Prenez place aupr&egrave;s de moi, monsieur de Bernaye.</p>
+
+<p>Armand ob&eacute;it et s'assit &agrave; sa droite.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, reprit Marie apr&egrave;s un moment de silence, vous avez
+rencontr&eacute; dans le monde, il y a quelques ann&eacute;es, un jeune peintre qui
+se nomme Martial?...</p>
+
+<p>&mdash;En effet, dit Archibald; il &eacute;tait tr&egrave;s-assidu dans plusieurs maisons
+de la Chauss&eacute;e-d'Antin, mais je l'ai perdu de vue depuis assez
+longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je me souviens, ajouta sir Lionel, d'avoir souvent entendu
+prononcer son nom, il y a quelques jours &agrave; peine.</p>
+
+<p>&mdash;Par qui?</p>
+
+<p>&mdash;Par cette mis&eacute;rable femme qui se fait appeler madame de Torr&egrave;s.</p>
+
+<p>Marie l'arr&ecirc;ta d'un geste.</p>
+
+<p>&mdash;Donc, ce jeune homme n'est pas un inconnu pour vous. Pour moi, je
+l'avais quelquefois rencontr&eacute; dans le monde, et une sympathie singuli&egrave;re
+m'avait attach&eacute;e &agrave; lui....</p>
+
+<p>Elle passa sur ses yeux sa main fine et aristocratique.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ai-je dit singuli&egrave;re? Non... vous qui savez tout mon secret,
+ne comprenez-vous pas que Martial avait vingt ans, c'est-&agrave;-dire l'&acirc;ge de
+ce fils... que la mort du martyr qui assiste, muet t&eacute;moin, &agrave; nos
+entretiens, a fait orphelin?...</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;tait &agrave; demi tourn&eacute;e vers le portrait suspendu derri&egrave;re son
+fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, continua-t-elle d'une voix sous laquelle on devinait des larmes,
+il est quelque part, errant &agrave; travers le monde, suivi par une fatalit&eacute;
+terrible, un jeune homme qui, ainsi que Martial, s'est peut-&ecirc;tre efforc&eacute;
+de conqu&eacute;rir &agrave; coups de volont&eacute; la place qui lui appartient....
+Peut-&ecirc;tre, lui aussi, pleure-t-il et tend-il les bras vers le ciel avec
+d&eacute;sespoir!</p>
+
+<p>Sir Lionel et Archibald s'&eacute;taient lev&eacute;s:</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons jur&eacute; que nous le retrouverions.</p>
+
+<p>&mdash;Et d&ucirc;t-il nous en co&ucirc;ter la vie, ajout&egrave;rent les deux fr&egrave;res Droite et
+Gauche, nous l'arracherons aux dangers qui le menacent.</p>
+
+<p>&mdash;Merci! oh! merci du fond du c&oelig;ur! reprit madame de Favereye. Ne
+supposez pas que j'aie dout&eacute; de vous un seul instant. Moi aussi, j'ai
+confiance!... Oui, je le reverrai, le pauvre enfant vol&eacute;... Mais, h&eacute;las!
+comment le reverrai-je?</p>
+
+<p>Elle baissa la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Les paroles inf&acirc;mes de Biscarre, prof&eacute;r&eacute;es dans une nuit de d&eacute;sespoir et
+de deuil, r&eacute;sonnaient encore &agrave; son oreille:</p>
+
+<p>&laquo;Un jour, s'&eacute;tait &eacute;cri&eacute; le bandit, la rumeur indign&eacute;e de la foule
+portera jusqu'&agrave; toi, dans une clameur furieuse, le nom d'un mis&eacute;rable
+qu'attendra le bourreau... Alors, moi, Biscarre, je para&icirc;trai devant
+toi... et je te dirai: Marie de Mauvillers, sais-tu quel est cet homme
+dont la t&ecirc;te va rouler tout &agrave; l'heure sur un &eacute;chafaud!... Cet homme,
+c'est ton fils!&raquo;</p>
+
+<p>Et cette voix de terreur, de haine folle, retentit si violemment dans
+son c&oelig;ur, que Marie de Mauvillers, p&acirc;lissant tout &agrave; coup, dut se
+retenir au dossier de son fauteuil d'&eacute;b&egrave;ne pour ne pas tomber.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, du courage! s'&eacute;cria Armand.</p>
+
+<p>&mdash;Du courage! reprit-elle d'une voix vibrante. Non, je n'ai pas le droit
+de faiblir! Pardonnez-moi, vous tous qui vous &ecirc;tes d&eacute;vou&eacute;s &agrave; une &oelig;uvre
+d'abn&eacute;gation et d'humanit&eacute;.</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence, puis elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas oubli&eacute;, messieurs, ce qui s'est pass&eacute; lors de notre
+derni&egrave;re r&eacute;union. Il y a quelques mois, un crime odieux fut commis. Une
+pauvre femme fut assassin&eacute;e. Le vol avait &eacute;t&eacute; le mobile des meurtriers.
+Apr&egrave;s de longues recherches, la justice parvint enfin &agrave; s'emparer de
+l'un des assassins. M. de Thomerville, gr&acirc;ce &agrave; ses relations, apprit le
+soir m&ecirc;me de l'interrogatoire que l'accus&eacute;, apr&egrave;s avoir avou&eacute; son crime
+au juge d'instruction, lui avait r&eacute;v&eacute;l&eacute; en termes vagues l'existence
+d'une association t&eacute;n&eacute;breuse qui, &agrave; Paris et dans les environs,
+commettait chaque jour de nouveaux attentats, impunis jusqu'ici. Sur
+l'instance du magistrat, et quoiqu'il par&ucirc;t chercher &agrave; se d&eacute;rober aux
+cons&eacute;quences de ce premier aveu, le coupable avait enfin laiss&eacute; &eacute;chapper
+ces mots: Les Loups de Paris! Lorsque M. de Thomerville nous fit
+conna&icirc;tre ce d&eacute;tail, une r&eacute;v&eacute;lation subite se fit en moi. Il y a plus de
+vingt ans, avant que j'eusse quitt&eacute; Toulon, un proc&egrave;s criminel, dans
+lequel avaient &eacute;t&eacute; impliqu&eacute;s plusieurs for&ccedil;ats, avait fait conna&icirc;tre
+l'existence de cette bande de maudits qui s'&eacute;tait attribu&eacute; ce surnom
+sinistre. Les Loups existaient d&egrave;s lors, ayant d&eacute;clar&eacute; &agrave; la soci&eacute;t&eacute; une
+guerre implacable; et l'un de ces mis&eacute;rables, press&eacute; par sa conscience,
+avait nomm&eacute; le chef, l'organisateur de cette association. C'&eacute;tait
+Biscarre, Biscarre l'&eacute;vad&eacute;. Biscarre avait disparu, mais l'&oelig;uvre de cet
+homme avait subsist&eacute;. Qui sait? tapi dans quelque coin de l'ombre, sans
+doute il la dirigeait encore. Voil&agrave; ce que je crois deviner. Retrouver
+Biscarre, c'&eacute;tait d&eacute;couvrir enfin les traces de mon enfant. M. de
+Thomerville obtint l'autorisation de p&eacute;n&eacute;trer aupr&egrave;s de l'accus&eacute;. L&agrave;,
+par tous les moyens possibles, f&ucirc;t-ce au prix d'une fortune, il devait
+s'efforcer d'obtenir des aveux explicites, complets. H&eacute;las! Dieu ne l'a
+pas voulu.</p>
+
+<p>L'&eacute;motion avait saisi la marquise, et sa voix se perdit dans un sanglot.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je me pr&eacute;sentai &agrave; la Force, acheva Archibald de Thomerville,
+j'appris que le coupable avait &eacute;t&eacute; trouv&eacute; le matin m&ecirc;me mort dans sa
+prison.</p>
+
+<p>&mdash;Un nouveau crime, sans doute, lui dit Lionel.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre! et cependant, pour le croire, il faudrait supposer que les
+Loups de Paris ont su se m&eacute;nager des complices jusque dans l'int&eacute;rieur
+des prisons...</p>
+
+<p>&mdash;Tout est possible, reprit l'Anglais. Ce complice ne peut-il pas &ecirc;tre
+l'un des d&eacute;tenus?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'explication la plus plausible. Cependant le corps du mis&eacute;rable
+ne portait aucune trace de lutte. Il s'&eacute;tait pendu à un barreau de fer,
+et l'attention des ge&ocirc;liers n'avait &eacute;t&eacute; &eacute;veill&eacute;e par aucun mouvement
+insolite.</p>
+
+<p>&mdash;Ce fut pour mon c&oelig;ur un coup terrible, reprit la marquise redevenue
+ma&icirc;tresse d'elle-m&ecirc;me. Est-ce que cette lueur, surgissant tout &agrave; coup
+des t&eacute;n&egrave;bres, allait subitement s'&eacute;vanouir? C'&eacute;tait &agrave; d&eacute;sesp&eacute;rer.
+Cependant, en consultant le dossier, on d&eacute;couvrit que le criminel avait
+&eacute;t&eacute; employ&eacute; pendant quelque temps chez un brocanteur du quai de G&egrave;vres
+qui depuis longtemps d&eacute;j&agrave; &eacute;tait d&eacute;sign&eacute; aux recherches de la police
+comme rec&eacute;leur... Par malheur, les pr&eacute;occupations politiques attiraient
+l'attention de la Pr&eacute;fecture d'un autre c&ocirc;t&eacute;&mdash;ainsi que cela arrive trop
+fr&eacute;quemment;&mdash;les mesures furent prises avec n&eacute;gligence... et quand on
+se pr&eacute;senta chez le brocanteur pour op&eacute;rer une perquisition dans ses
+magasins, on apprit qu'il avait disparu dans la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;La police fran&ccedil;aise se pr&eacute;occupe trop des conspirateurs, <i>it is true</i>,
+fit Lionel, dont le visage coutur&eacute; &eacute;baucha tant bien que mal un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, reprit Archibald, nous r&eacute;sol&ucirc;mes de ne pas abandonner la
+piste. Ce quai de G&egrave;vres est hant&eacute; par la plupart des voleurs de Paris
+qui cherchent &agrave; se d&eacute;faire du produit de leurs m&eacute;faits, et au bout de
+quelque temps, nous acqu&icirc;mes la certitude que certaine maison, tenue par
+un singulier personnage nomm&eacute; Blasias, donnait souvent asile, la nuit, &agrave;
+des individus myst&eacute;rieux. Il &eacute;tait possible que le rec&eacute;leur des Loups
+n'e&ucirc;t fait que se d&eacute;placer. C'est ce que vous vous &ecirc;tes d&eacute;cid&eacute; &agrave;
+rechercher...</p>
+
+<p>&mdash;A votre tour, Droite et Gauche, dit la marquise. Car c'est &agrave; vous
+maintenant qu'il appartient de parler.</p>
+
+<p>Les deux fr&egrave;res, ainsi interpell&eacute;s, se regard&egrave;rent. Puis l'un d'eux se
+leva; c'&eacute;tait Gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons pass&eacute; plusieurs nuits, dit-il, en observation sur le quai,
+et il ne s'est pas &eacute;coul&eacute; de nuit sans que nous ne vissions p&eacute;n&eacute;trer
+chez ce Blasias quelque inconnu dont les allures prouvaient &agrave; la fois la
+d&eacute;fiance et la culpabilit&eacute;. Il en &eacute;tait un surtout dont l'attitude nous
+avait frapp&eacute;s. Quand il se pr&eacute;sentait &agrave; la maison de Blasias, il y
+arrivait en ma&icirc;tre.... Porteur d'une clef, il s'introduisait sans
+avertir...</p>
+
+<p>&mdash;Je supposai, interrompit la marquise, que cet homme &eacute;tait, sinon
+Biscarre, tout au moins un chef de la redoutable association dont nous
+cherchons &agrave; prouver l'existence. Hier, il fut convenu que les fr&egrave;res
+Droite et Gauche, veillant sur le quai, tenteraient de s'emparer de cet
+homme, puis l'entra&icirc;neraient jusqu'&agrave; ma voiture, o&ugrave;, mettant son visage
+en pleine lumi&egrave;re, j'aurais pu le reconna&icirc;tre, mais l'&eacute;v&eacute;nement en a
+d&eacute;cid&eacute; autrement...</p>
+
+<p>&mdash;Au moment o&ugrave; nous descendions sur le quai, continua Gauche, nous v&icirc;mes
+une ombre s'approcher vivement du bord de la rivi&egrave;re, puis, apr&egrave;s
+quelques moments d'h&eacute;sitation, se jeter &agrave; l'eau....</p>
+
+<p>Gauche s'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&mdash;Je dois achever, fit la marquise. Ces deux braves enfants se jet&egrave;rent
+r&eacute;solument dans la Seine, et arrachant la pauvre victime &agrave; la mort,
+l'emport&egrave;rent jusqu'&agrave; la voiture. Quelle ne fut pas ma surprise, c'&eacute;tait
+Martial, Martial le peintre.... Je me dis que la Providence m'avait
+plac&eacute;e sur son chemin.... Une heure apr&egrave;s, il se trouvait dans cette
+maison. Voici, messieurs, pourquoi vous avez &eacute;t&eacute; convoqu&eacute;s.... D&eacute;j&agrave;
+notre ami M. de Bernaye a bien voulu donner ses soins &agrave; Martial; si vous
+m'y autorisez, je le ferai compara&icirc;tre devant nous... nous le
+soumettrons aux formalit&eacute;s que nous avons institu&eacute;es, et si vous le
+jugez digne d'entrer dans nos rangs, ce sera une recrue nouvelle pour
+l'&oelig;uvre honn&ecirc;te et belle que nous avons entreprise et &agrave; laquelle nous
+avons d&eacute;vou&eacute; notre vie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais voudra-t-il nous faire conna&icirc;tre son pass&eacute;? dit sir Lionel.</p>
+
+<p>Archibald de Thomerville tira de sa poche une liasse de papiers.</p>
+
+<p>&mdash;Sur l'avis que j'ai re&ccedil;u de madame la marquise, dit-il, je me suis
+rendu imm&eacute;diatement dans la maison habit&eacute;e par Martial, et qui
+appartient, vous le savez, au duc de Belen....</p>
+
+<p>A ce nom, Armand ne put r&eacute;primer un mouvement de surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Mon nom et ma qualit&eacute; m'en ont facilit&eacute; l'acc&egrave;s... Apr&egrave;s une courte
+apparition dans les salons, j'ai pu m'esquiver et parvenir &agrave; la chambre
+du jeune homme... J'ai ouvert la porte par les moyens que vous
+connaissez, et, sur la table du malheureux, j'ai trouv&eacute; ce manuscrit...
+Voyez... il porte ces mots &eacute;crits d'une main ferme: <i>Mon Histoire</i>. De
+plus, un billet joint &agrave; ces feuillets autorise ceux qui auront trouv&eacute;
+son corps &agrave; en prendre connaissance...</p>
+
+<p>&mdash;Mais Martial n'est pas mort, objecta sir Lionel.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi est-ce seulement avec son aveu et apr&egrave;s que nous l'aurons
+entendu qu'il nous sera permis de lire ce manuscrit. Maintenant,
+messieurs, consultez-vous. Vous connaissez le peintre Martial. A vous de
+d&eacute;cider s'il doit quitter cette maison, sans savoir &agrave; qui il doit la
+vie... ou s'il est de notre int&eacute;r&ecirc;t, de notre devoir, de lui offrir de
+prendre place parmi nous....</p>
+
+<p>La marquise se leva, et se tournant vers le portrait de Jacques de
+Costebelle, elle resta immobile, plong&eacute;e dans une m&eacute;ditation
+douloureuse.</p>
+
+<p>Les cinq hommes se rapproch&egrave;rent et &eacute;chang&egrave;rent quelques mots &agrave; voix
+basse. Puis Armand de Bernaye prit la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit-il, nous jugeons qu'il nous appartient d'entendre
+Martial... puis nous d&eacute;ciderons de la r&eacute;solution qu'il conviendra de
+prendre &agrave; son &eacute;gard....</p>
+
+<p>La marquise inclina la t&ecirc;te en signe d'assentiment, puis elle frappa sur
+le timbre. Lamalou parut.</p>
+
+<p>&mdash;Le jeune homme est-il &eacute;veill&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Il est calme?</p>
+
+<p>&mdash;Plus que je ne l'aurais cru.</p>
+
+<p>&mdash;Conduisez-le ici, avec les formalit&eacute;s ordinaires.</p>
+
+<p>Lamalou sortit.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, monsieur Bernaye, prenez cette place... c'est &agrave; vous qu'il
+appartient de diriger l'interrogatoire.</p>
+
+<p>Lorsque Armand eut pris place au fauteuil, tous se couvrirent le visage
+d'un masque de velours noir; puis la porte s'ouvrit de nouveau, et
+Martial, les yeux band&eacute;s, entra dans la salle fun&egrave;bre.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VIIIB" id="VIIIB"></a>VIII</h2>
+
+<h3>R&Eacute;SURRECTION</h3>
+
+
+<p>Le sommeil auquel avait succomb&eacute; Martial, apr&egrave;s les secousses morales et
+physiques qu'il avait subies, tenait plut&ocirc;t de l'&eacute;vanouissement, ou tout
+au moins r&eacute;sultait d'une prostration compl&egrave;te de l'&ecirc;tre tout entier.
+Cependant, cette s&eacute;dation de l'organisme, suivant un &eacute;branlement aussi
+profond, n'a jamais les caract&egrave;res du repos absolu. Elle proc&egrave;de de
+cette semi-somnolence qui, chez l'homme sain, pr&eacute;c&egrave;de le r&eacute;veil. Martial
+ne voyait pas, n'entendait pas, et pourtant il y avait sous ses
+paupi&egrave;res baiss&eacute;es comme un rayonnement de lumi&egrave;re en m&ecirc;me temps que
+bruissait &agrave; ses oreilles un murmure indistinct. Rien ne prenait forme:
+c'&eacute;taient des esquisses &agrave; peine &eacute;bauch&eacute;es, se perdant l'une dans
+l'autre, au milieu d'une atmosph&egrave;re vague. En r&eacute;alit&eacute;, une sorte de
+cauchemar. Que lui &eacute;tait-il arriv&eacute;? O&ugrave; se trouvait-il? Ses notions
+n'&eacute;taient pas assez nettes pour qu'il s'adress&acirc;t ces questions. Il se
+laissait vivre, ou plut&ocirc;t il subissait cette r&eacute;surrection qu'il ne
+comprenait ni ne cherchait &agrave; comprendre. L'accablement &eacute;tait venu peu &agrave;
+peu, plus lourd, plus profond. Martial avait perdu la conscience de
+lui-m&ecirc;me. Et pourtant, dans son cerveau enfi&eacute;vr&eacute;, il y avait comme des
+mart&egrave;lements sourds qui lui causaient, m&ecirc;me en plein sommeil, une
+douloureuse sensation. Il avait fallu que les heures passassent pour que
+l'accalmie r&eacute;elle se f&icirc;t. Un moment il avait senti qu'on le soulevait et
+qu'une main, s'approchant de ses l&egrave;vres, lui versait quelques gouttes
+d'un liquide &eacute;trangement parfum&eacute;. C'&eacute;tait Armand qui, aid&eacute; de Lamalou,
+lui faisait prendre quelques gouttes d'opium. Alors l'an&eacute;antissement
+avait succ&eacute;d&eacute; &agrave; la fi&egrave;vre. La respiration, tout &agrave; l'heure haletante et
+pr&eacute;cipit&eacute;e, s'&eacute;tait faite calme et r&eacute;guli&egrave;re. Plus rien. C'&eacute;tait le
+sommeil r&eacute;el. C'&eacute;tait l'oubli. Martial &eacute;tait d&eacute;finitivement sauv&eacute;.
+Combien de temps avait dur&eacute; cet &eacute;tat, c'est ce qu'il lui e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+impossible de d&eacute;finir. Tout &agrave; coup il avait ouvert les yeux. Un
+brouillard lourd, opaque, obscurcissait encore ses regards et pesait sur
+son cerveau. Il fit&mdash;par instinct&mdash;un effort violent. Il &eacute;tait seul. Il
+regarda autour de lui. Ses id&eacute;es n'&eacute;taient point assez nettes pour qu'il
+&eacute;tabl&icirc;t une comparaison entre le lieu o&ugrave; il se trouvait et la mis&eacute;rable
+chambre qu'il avait quitt&eacute;e pour se jeter dans la mort. Ce qu'il
+&eacute;prouvait, c'&eacute;tait plus que de la surprise: il &eacute;tait en proie &agrave; une
+sorte d'ignorance compl&egrave;te, brute. Ce qui &eacute;tait n'avait aucun sens pour
+lui. Il ne raisonnait ni ne discutait. C'&eacute;tait une h&eacute;b&eacute;tude absolue. Ses
+paupi&egrave;res s'abaiss&egrave;rent vivement. Le premier sentiment qui s'&eacute;tait
+impos&eacute; &agrave; lui &eacute;tait celui-ci: il dormait et &eacute;tait &eacute;videmment en plein
+r&ecirc;ve. Donc le mieux &eacute;tait de reprendre le sommeil interrompu.</p>
+
+<p>Mais apr&egrave;s une prostration comme celle &agrave; laquelle il venait de
+succomber, le r&eacute;veil ne se fait jamais &agrave; demi. Les ressorts, mis de
+nouveau en mouvement, doivent jouer leur jeu, si l'on peut employer
+cette expression. Il faut que la d&eacute;tente se fasse.... Martial, ressaisi
+par la vie, dut ob&eacute;ir &agrave; cette loi. Il sentit une force nouvelle affluer
+&agrave; son c&oelig;ur, &eacute;chauffer sa poitrine, et il se dressa sur son s&eacute;ant. Au
+m&ecirc;me instant, la porte s'ouvrit, et Lamalou, le Castigneau, parut. Le
+brave homme guettait de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la porte. Il savait que la
+r&eacute;surrection &eacute;tait proche, et il voulait &ecirc;tre l&agrave; en cas de besoin. Si la
+situation n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; solennelle, elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; comique. Rien de plus
+&eacute;trange que le regard de Martial, fix&eacute; sur l'honn&ecirc;te figure de
+l'ex-ge&ocirc;lier. Lamalou souriait, Martial &eacute;prouvait une quasi-&eacute;pouvante.
+Le premier mot qui lui vint aux l&egrave;vres a &eacute;t&eacute; cent fois r&eacute;p&eacute;t&eacute;, et pour
+cause, dans toute trag&eacute;die, com&eacute;die ou &oelig;uvre dramatique, de quelque nom
+qu'elle s'affuble. Ce mot sort des entrailles m&ecirc;mes de la situation:</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; suis-je? dit Martial.</p>
+
+<p>Il sembla que le Castigneau n'e&ucirc;t pas entendu cette question, car il
+r&eacute;pondit lui-m&ecirc;me par cette autre:</p>
+
+<p>&mdash;Comment vous sentez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, murmura Martial. J'&eacute;prouve une douloureuse lassitude...</p>
+
+<p>&mdash;Qui se passera promptement.... Dame! vous avez fait un grand voyage...</p>
+
+<p>&mdash;Moi?</p>
+
+<p>&mdash;Bah! avez-vous donc oubli&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous souvenez-vous plus de ce que vous faisiez cette nuit, vers une
+heure ou deux?...</p>
+
+<p>Martial avait laiss&eacute; tomber sa t&ecirc;te entre ses mains. Chose &eacute;trange, il
+lui fallait rassembler ses souvenirs, sa m&eacute;moire &eacute;branl&eacute;e ne lui
+fournissant que des lueurs vagues. Tout &agrave; coup il tressaillit:</p>
+
+<p>&mdash;Mourir!... s'&eacute;cria-t-il. Oui, je voulais mourir!...</p>
+
+<p>Il se redressa d'un violent effort.</p>
+
+<p>&mdash;Et de quel droit m'a-t-on contraint de vivre? fit-il avec un accent de
+col&egrave;re d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez le savoir, dit Lamalou.</p>
+
+<p>Le calme de cet homme surexcitait l'exaltation de Martial. En ce moment,
+tout le pass&eacute; lui revenait &agrave; l'esprit, avec ses douleurs, avec ses
+tortures. Il se jeta &agrave; bas de son lit.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux partir! dit-il. Livrez-moi passage!</p>
+
+<p>Lamalou se tenait devant lui, immobile et le sourire aux l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Mon bon monsieur, reprit-il avec son flegme ordinaire, vous m'avez
+demand&eacute; deux choses: la premi&egrave;re, c'est&mdash;o&ugrave; vous &ecirc;tes; la seconde,&mdash;de
+quel droit on vous a sauv&eacute;... Or, voici que maintenant, sans attendre la
+r&eacute;ponse, vous voulez vous sauver.</p>
+
+<p>Debout, Martial promenait ses regards autour de lui. Les murs &eacute;taient
+nus; la chambre &eacute;tait d'une simplicit&eacute; monastique. Nul indice ne venait
+&eacute;clairer son ignorance. Et malgr&eacute; lui il se laissait saisir par une
+curiosit&eacute; qui grandissait &agrave; chaque instant. Certes, la jeunesse est
+prompte &agrave; esp&eacute;rer comme &agrave; d&eacute;sesp&eacute;rer. En elle, tout est excessif, et &agrave;
+vingt ans on court &agrave; la mort avec la m&ecirc;me exaltation qui vous
+entra&icirc;nerait &agrave; travers la vie. Toute impression se d&eacute;cuple de par la
+force m&ecirc;me de la jeunesse. Voici que les derni&egrave;res paroles de Lamalou
+avait donn&eacute; un autre cours aux pens&eacute;es de Martial. Il &eacute;tait saisi par le
+d&eacute;sir de percer le myst&egrave;re qui l'entourait.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, r&eacute;pondez-moi! dit-il brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cela n'est pas mon affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Qui &ecirc;tes-vous donc?...</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je ne suis rien ni personne...</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas vous qui m'avez sauv&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;En aucune fa&ccedil;on... on vous a amen&eacute; ici; je vous ai re&ccedil;u et soign&eacute;...
+voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui donc m'a arrach&eacute; &agrave; la mort?</p>
+
+<p>&mdash;Oui ou non, tenez-vous &agrave; le savoir?</p>
+
+<p>&mdash;Certes...</p>
+
+<p>&mdash;Alors, au lieu de vous enfuir pour aller tenter un nouveau plongeon,
+il faut m'&eacute;couter.</p>
+
+<p>&mdash;J'attends...</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, habillez-vous.... Voici vos effets, ils sont secs.... Je vais
+vous aider.</p>
+
+<p>Martial, plong&eacute; dans ses r&eacute;flexions, se laissait faire comme un enfant.
+Quand il fut pr&ecirc;t:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit Lamalou, r&eacute;pondez-moi bien franchement.... Avez-vous
+du courage?</p>
+
+<p>&mdash;En doutez-vous... quand j'ai voulu...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! parce qu'on veut se tuer, ce n'est pas toujours une preuve.</p>
+
+<p>Et Lamalou ajouta tristement:</p>
+
+<p>&mdash;J'en connais qui ont eu le courage de vivre... c'&eacute;tait plus dur...</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, fit Martial quelque peu impatient&eacute;, par cette morale,
+expliquez-vous; je ne crains rien...</p>
+
+<p>&mdash;Supposez pourtant que vous ne soyez plus vivant...</p>
+
+<p>&mdash;Hein!...</p>
+
+<p>&mdash;Supposez qu'ayant voulu vous tuer, vous avez r&eacute;ussi...</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes fou!... Je suis vivant, bien vivant!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce dont vous douterez peut-&ecirc;tre dans un instant. Enfin, si cela
+&eacute;tait, et si tandis que vous croyez avoir &eacute;t&eacute; sauv&eacute;, vous &eacute;tiez
+r&eacute;ellement... mort!...</p>
+
+<p>Martial ne put r&eacute;primer un sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mon brave, vous croyez sans doute parler &agrave; un enfant...</p>
+
+<p>&mdash;Nous verrons.... Je devais vous dire cela.... Donc, quand m&ecirc;me vous
+seriez mort et vous vous trouveriez en face d'autres morts, vous
+n'auriez pas peur?</p>
+
+<p>&mdash;Non, certes!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, laissez-vous faire.</p>
+
+<p>Lamalou prit un foulard noir et s'approcha de lui:</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Vous bander les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; une singuli&egrave;re pr&eacute;tention.</p>
+
+<p>&mdash;Encore une fois, avez-vous peur?</p>
+
+<p>Martial ne savait plus que penser: il &eacute;tait surpris et presque mal &agrave;
+l'aise. Il fit bonne contenance cependant.</p>
+
+<p>&mdash;Allez! dit-il.</p>
+
+<p>Et il tendit le front. Lamalou serra le foulard sur ses yeux; puis, lui
+prenant la main, il le fit sortir de la chambre. Arriv&eacute; sur le palier,
+il poussa un ressort, et une porte, dissimul&eacute;e dans le mur, donna acc&egrave;s
+&agrave; un escalier de pierre o&ugrave; il poussa doucement Martial. Une impression
+froide, presque glaciale, saisit le jeune homme, qui, par un mouvement
+instinctif, s'arr&ecirc;ta brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Il est encore temps de reculer, dit Lamalou, dont la voix, grossie par
+l'&eacute;cho, prenait une &eacute;trange sonorit&eacute;.</p>
+
+<p>Martial se roidit contre la sensation &eacute;trange qui l'envahissait et
+descendit l'escalier. Apr&egrave;s une vingtaine de marches, Lamalou ouvrit une
+autre porte, et Martial, ayant toujours les yeux band&eacute;s, se trouva dans
+la salle fun&egrave;bre. Il y eut un moment de silence. Martial se crut seul.
+Immobile, il &eacute;tait en proie &agrave; une &eacute;motion ind&eacute;finissable et qui
+grandissait &agrave; chaque seconde. Enfin, une voix s'&eacute;leva. C'&eacute;tait celle de
+M. de Bernaye:</p>
+
+<p>&mdash;Martial, dit-il, arrachez le bandeau qui couvre vos yeux et regardez.</p>
+
+<p>Le jeune homme ne r&eacute;pondit pas imm&eacute;diatement. Armand r&eacute;p&eacute;ta ses paroles.
+Martial tressaillit comme s'il se f&ucirc;t &eacute;veill&eacute; d'un profond sommeil. Il
+porta ses mains &agrave; son front. Le bandeau tomba. Un cri de surprise,
+presque d'angoisse, s'&eacute;chappa de sa poitrine. Nous l'avons dit, le lieu
+o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute; conduit pr&eacute;sentait un caract&egrave;re d'&eacute;tranget&eacute; presque
+fantastique. Du point o&ugrave; se trouvait le jeune homme, la table et ceux
+qui l'entouraient se perdaient dans une sorte d'ombre vague, qui leur
+donnait un relief bizarre. Cette salle, avec ses murs noirs et mats,
+avec ses larges moulures d'argent, avec ses lampes &agrave; lueur blanche et
+p&acirc;le, ressemblait &agrave; un de ces hypog&eacute;es o&ugrave; l'on croit entendre g&eacute;mir la
+sourde clameur des morts. En v&eacute;rit&eacute;, Martial, dont les oreilles
+retentissaient encore des &eacute;tranges paroles prononc&eacute;es par Lamalou, se
+demandait si r&eacute;ellement il &eacute;tait bien vivant, et si son suicide n'&eacute;tait
+pas accompli. Il restait l&agrave;, clou&eacute; sur place, les yeux fixes, cherchant
+&agrave; discerner les objets, troubl&eacute; par une sorte d'hypnotisme c&eacute;r&eacute;bral, qui
+augmentait encore le caract&egrave;re myst&eacute;rieux de ce lieu sinistre. La voix
+d'Armand se fit entendre de nouveau:</p>
+
+<p>&mdash;Martial, dit M. de Bernaye, vous &ecirc;tes libre de r&eacute;pondre &agrave; nos
+questions ou de garder le silence. &Eacute;coutez. Cette nuit, vous avez voulu
+mourir, et dans un acc&egrave;s de d&eacute;sespoir vous &ecirc;tes all&eacute; au-devant du repos
+que donne la tombe. Ce d&eacute;sespoir &eacute;tait-il le r&eacute;sultat d'une douleur
+inconnue, d'une faute, ou m&ecirc;me d'un crime?</p>
+
+<p>A ce dernier mot, Martial tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;Un crime! Non! non! s'&eacute;cria-t-il d'une voix vibrante.</p>
+
+<p>&mdash;Pouvez-vous jurer sur l'honneur que vous ne vous soyez rendu coupable
+d'aucun de ces actes qui ne laissent &agrave; l'homme d'autre issue que la
+honte ou la mort?</p>
+
+<p>Tout le sang de Martial afflua &agrave; son cerveau, et, dans cette secousse
+toute morale, par une sorte de r&eacute;surrection d&eacute;cisive, il reprit
+possession de lui-m&ecirc;me. Rejetant en arri&egrave;re sa t&ecirc;te jeune et fi&egrave;re, il
+croisa ses bras sur sa poitrine et dit d'une voix vibrante:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais o&ugrave; je suis, j'ignore qui vous &ecirc;tes et quel droit vous vous
+arrogez en m'interrogeant... mais quiconque fait appel &agrave; l'honneur d'un
+homme, le contraint par l&agrave; m&ecirc;me &agrave; r&eacute;pondre.... Sur ma conscience, devant
+vous qui m'&eacute;coutez et que je ne connais pas, je d&eacute;clare que si j'ai
+voulu mourir c'est pour ne pas succomber aux tentations mauvaises que la
+fatalit&eacute; jetait incessamment sur ma route.... J'ai voulu mourir, parce
+que dans cette soci&eacute;t&eacute; &eacute;go&iuml;ste et cruelle, l'&eacute;nergie et la probit&eacute; ne
+sont que de vains mots... et que celui-l&agrave; qui, fort de lui-m&ecirc;me, veut se
+frayer son chemin &agrave; coups de volont&eacute;, succombe sous l'indiff&eacute;rence, le
+d&eacute;dain, et qui sait, la haine d'autrui....</p>
+
+<p>Armand l'interrompit vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlez pas ainsi.... Qui que vous soyez, quels que soient les
+obstacles qui se sont dress&eacute;s devant vous, n'accusez pas l'humanit&eacute;...
+Vous sentez-vous donc si impeccable, que vous ayez le droit de vous
+&eacute;riger en accusateur?...</p>
+
+<p>Martial laissa &eacute;chapper une sourde exclamation, puis il garda le
+silence: son front se baissa, et, pendant quelques instants, il resta
+plong&eacute; dans ses r&eacute;flexions. Le plus &eacute;trange en ceci, c'est que Martial,
+tout en redevenant jusqu'&agrave; un certain point ma&icirc;tre de lui-m&ecirc;me,
+subissait l'effet de l'imposant appareil qui l'entourait. Devant cet
+interrogatoire, il ne songeait pas &agrave; la r&eacute;volte. Pourquoi r&eacute;pondait-il?
+Pourquoi ne d&eacute;niait-il pas &agrave; ces inconnus le droit de scruter les replis
+de sa conscience? Il &eacute;tait en quelque sorte saisi par cet engrenage
+myst&eacute;rieux, et il se laissait entra&icirc;ner.</p>
+
+<p>&mdash;Martial, dit alors Armand, dont la voix, s&eacute;v&egrave;re jusque-l&agrave;, prit tout &agrave;
+coup un accent vibrant d'&eacute;motion et de piti&eacute;,&mdash;vous avez voulu mourir...
+et voici qu'aujourd'hui, comme hier, vous maudissez la vie, la soci&eacute;t&eacute;,
+l'humanit&eacute; tout enti&egrave;re... et cependant ceux qui vous ont sauv&eacute; ne se
+sont-ils pas d&eacute;vou&eacute;s, au risque de leur existence, pour vous arracher &agrave;
+la mort?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, murmura Martial.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous, d'ailleurs, le droit de mourir? Vous avez &agrave; peine d&eacute;pass&eacute;
+vingt ans, vous &ecirc;tes une force, une &eacute;nergie, une volont&eacute;. Avez-vous le
+droit d'an&eacute;antir tout cela?</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;tais malheureux! fit Martial, dont la poitrine se gonflait.</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous certain que vous fussiez inutile &agrave; tous comme &agrave; vous-m&ecirc;me?
+Vous renonciez &agrave; l'action... pourquoi? par &eacute;go&iuml;sme; parce que dans la
+vie vous ne voyiez pas d'autre but que vous-m&ecirc;me, que la satisfaction
+de vos propres d&eacute;sirs, de vos propres passions...</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'accablez pas!</p>
+
+<p>&mdash;D&eacute;j&agrave; vous nous comprenez, et, descendant au plus profond de vous-m&ecirc;me,
+vous vous dites que vous avez ob&eacute;i &agrave; un sentiment de faiblesse, que vous
+r&eacute;sumiez toute votre vie dans vos aspirations personnelles... sans
+regarder autour de vous, sans vous demander si cet abandon de vous-m&ecirc;me
+n'&eacute;tait pas un vol fait &agrave; la grande cause de l'humanit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire? s'&eacute;cria Martial.</p>
+
+<p>&mdash;Tout homme, continua la voix chaude d'Armand, est un soldat de
+l'humanit&eacute;... Il doit sa t&acirc;che, son service, sa conscription.... Mourir,
+se tuer, c'est d&eacute;serter... La nature vous a assign&eacute; un poste, des
+devoirs &agrave; accomplir, et ce poste, vous n'avez pas le droit de
+l'abandonner....</p>
+
+<p>Fr&eacute;missant, Martial avait fait un pas en avant.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez! parlez encore! fit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Si pour vous-m&ecirc;me la vie semble &agrave; jamais finie, souvenez-vous que de
+ces forces physiques et morales vous devez compte &agrave; vos fr&egrave;res, &agrave; tous
+ceux qui, innocents du mal qui vous a &eacute;t&eacute; fait, doivent trouver en vous
+un secours, que vous vous refusez &agrave; leur porter. Martial, vous avez
+voulu mourir.... donc, vous ne vous appartenez plus! Nous revendiquons
+votre jeunesse, votre &eacute;nergie, votre conscience, au nom de la soci&eacute;t&eacute; &agrave;
+laquelle seule d&eacute;sormais elles appartiennent...</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui donc &ecirc;tes-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Nos noms! vous les saurez plus tard! &Eacute;coutez-moi encore.... Nous tous
+qui sommes devant vous, nous avons, comme vous, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, nous avons
+voulu mourir... Comme vous, nous avons &eacute;t&eacute; sauv&eacute;s... et au lendemain de
+ce jour de l&acirc;chet&eacute;, une voix s'est adress&eacute;e &agrave; nous comme vous parle
+aujourd'hui la mienne, et cette voix nous a dit:</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes des morts; morts pour vous-m&ecirc;me, vivez pour autrui. Puisque
+vous d&eacute;sesp&eacute;rez de tout, puisque vous croyez que pour vous l'ombre s'est
+faite, et que jamais un rayon de bonheur ne peut luire dans vos
+t&eacute;n&egrave;bres, eh bien! oubliez votre personnalit&eacute;, d&eacute;pouillez votre &eacute;go&iuml;sme.</p>
+
+<p>&raquo;Soyez des hommes nouveaux, d&eacute;tach&eacute;s de toute pr&eacute;occupation int&eacute;ress&eacute;e.
+Vous aviez jet&eacute; la vie loin de vous comme un fardeau inutile,
+reprenez-la comme une force et un outil; vous vous &eacute;tiez enferm&eacute;s dans
+la mort comme ces chr&eacute;tiens sur qui retombe la porte d'un clo&icirc;tre,
+sortez de cette retraite et rentrez dans la soci&eacute;t&eacute;, mais donnez-lui &agrave;
+jamais cette existence dont vous ne vouliez plus pour vous-m&ecirc;mes;
+devenez les soldats du bien, du beau, du droit; sacrifiez votre vie &agrave;
+une cause noble et juste...&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; ce qu'une voix nous a dit, Martial!</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'avez-vous r&eacute;pondu? fit le jeune homme, qui se sentait envahir
+par une &eacute;motion dont il n'&eacute;tait plus le ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;A qui nous parlait ainsi, reprit Armand, nous avons fait &agrave; jamais
+l'abandon de nous-m&ecirc;mes. Nous sommes des morts; nous avons d&eacute;pouill&eacute;
+tout int&eacute;r&ecirc;t, toute ambition; mais nous ressuscitons pour l'&oelig;uvre
+&eacute;ternelle de la solidarit&eacute; humaine.... Nous avons perdu le droit de
+commander, nous ob&eacute;issons.... Sur les ordres re&ccedil;us, nous nous rejetons
+dans la m&ecirc;l&eacute;e sociale, luttant pour la justice et la conscience. Rien ne
+nous trouble, rien ne nous abat! Nous sommes forts parce que nous sommes
+d&eacute;vou&eacute;s. Aucune pens&eacute;e pusillanime ne nous emp&ecirc;che de marcher au but qui
+nous est d&eacute;sign&eacute;... Martial, voulez-vous ainsi, mort &agrave; vous-m&ecirc;me,
+rena&icirc;tre pour vos fr&egrave;res, pour leur secours, pour leur d&eacute;fense?... Vous
+m'avez entendu.... Si vous refusez, vous sortirez d'ici libre et sans
+entraves; ou vous retournerez &agrave; la mort, ou bien vous vous rejetterez &agrave;
+travers les chemins o&ugrave; d&eacute;j&agrave; vous vous &ecirc;tes ensanglant&eacute;, &agrave; toutes les
+ronces des douleurs et des mis&egrave;res.... Si vous acceptez, si vous vous
+jugez digne de partager l'&oelig;uvre des Morts, &oelig;uvre de d&eacute;tachement et
+d'abn&eacute;gation, alors nos rangs s'ouvriront pour vous recevoir, et nous
+compterons un soldat de plus.... Choisissez!...</p>
+
+<p>Dix fois d&eacute;j&agrave;, &eacute;lectris&eacute; par cette parole g&eacute;n&eacute;reuse qui r&eacute;sonnait dans
+son cerveau comme fait le clairon &agrave; l'oreille du combattant, Martial
+avait voulu parler... Quand M. de Bernaye se tut, il s'&eacute;cria &agrave; son tour:</p>
+
+<p>&mdash;Qui que vous soyez! je me livre &agrave; vous.... Mes yeux s'ouvrent.... Oui,
+j'ai &eacute;t&eacute; jusqu'ici inutile &agrave; moi-m&ecirc;me et aux autres.... Comme vous
+l'exigez, j'oublierai qui je suis, quelles furent mes aspirations, mes
+ambitions... Je d&eacute;pouillerai ces convoitises &eacute;go&iuml;stes qui n'avaient fait
+germer dans mon &acirc;me que la d&eacute;sillusion et la l&acirc;chet&eacute;, et je vous le dis
+du fond de ma conscience, merci de m'avoir arrach&eacute; &agrave; la mort! merci de
+m'avoir deux fois sauv&eacute; et du suicide et de la d&eacute;sertion!... A mon tour,
+r&eacute;pondez-moi: Suis-je digne de prendre le poste d'honneur que vous
+m'offrez?</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que nous allons savoir, dit de Bernaye.</p>
+
+<p>&mdash;Interrogez-moi! Je suis pr&ecirc;t &agrave; vous r&eacute;pondre. Et pourtant...</p>
+
+<p>&mdash;Achevez!</p>
+
+<p>Martial h&eacute;sitait. Son visage s'&eacute;tait couvert d'une vive rougeur. Armand
+l'encouragea d'un mot bienveillant:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis pr&ecirc;t, reprit Martial, &agrave; faire ici ma confession enti&egrave;re....
+Et cependant, j'ai peur de moi-m&ecirc;me. Je sais que je n'ai pas forfait &agrave;
+l'honneur, mais il est des faiblesses que mes l&egrave;vres seront impuissantes
+&agrave; avouer....</p>
+
+<p>Armand prit sur la table le manuscrit que M. de Thomerville avait trouv&eacute;
+dans la chambre du jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Nous autorisez-vous, dit-il, &agrave; briser ce cachet et &agrave; lire ces pages
+sans doute trac&eacute;es de votre main?</p>
+
+<p>Martial poussa un cri de surprise:</p>
+
+<p>&mdash;Comment ce manuscrit se trouve-t-il ici... entre vos mains?</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que vous saurez plus tard.... Martial, ne consid&eacute;rez pas
+notre r&eacute;serve comme un acte de d&eacute;fiance; mais avant de vous initier &agrave;
+nos secrets, il faut d'abord que nous vous connaissions tout entier....
+Encore une fois, consentez-vous &agrave; ce que nous prenions lecture de ce que
+vous avez &eacute;crit?</p>
+
+<p>&mdash;J'y consens! dit Martial.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien! fit Armand. Du reste, nous savons que dans toute &acirc;me, si
+probe qu'elle soit, il est des replis qui doivent &ecirc;tre sond&eacute;s avec une
+d&eacute;licatesse infinie: la conscience a ses pudeurs! et si elles sont
+excessives, elles n'en sont que plus honorables.... Voulez-vous que
+cette lecture ait lieu en votre pr&eacute;sence, ou pr&eacute;f&eacute;rez-vous vous retirer?</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence. Martial se consultait. C'est que dans un
+c&oelig;ur de vingt ans, alors que la mort est proche, les sensations
+traduites sur le papier ont une franchise dont le souvenir effraye....
+Martial savait que, dans ce supr&ecirc;me effort de sa conscience, il avait
+mis &agrave; nu les sentiments les plus secrets de son &acirc;me... Et cependant son
+h&eacute;sitation fut courte.</p>
+
+<p>&mdash;Lisez devant moi, dit-il d'une voix ferme.</p>
+
+<p>&mdash;Le courage dont vous faites preuve est de bon augure, dit Armand avec
+bienveillance.</p>
+
+<p>Le timbre r&eacute;sonna encore une fois. Lamalou entra, et sur un signe de
+Bernaye approcha un si&eacute;ge.</p>
+
+<p>Martial s'y laissa tomber, et sa t&ecirc;te se penchant sur ses mains, il se
+disposa &agrave; &eacute;couter le r&eacute;cit de sa vie comme s'il e&ucirc;t entendu la
+confession d'un autre. C'&eacute;tait une premi&egrave;re &eacute;tape vers le d&eacute;tachement de
+soi-m&ecirc;me. Armand remit le manuscrit &agrave; Archibald de Thomerville.</p>
+
+<p>&mdash;Lisez, lui dit-il.</p>
+
+<p>Et Archibald, d&eacute;pliant les feuillets, commen&ccedil;a d'une voix &eacute;mue qui
+s'affermit peu &agrave; peu.... La marquise de Favereye, envelopp&eacute;e dans sa
+mante noire, pleurait silencieusement en pensant &agrave; son fils.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IXB" id="IXB"></a>IX</h2>
+
+<h3>HISTOIRE DE MARTIAL</h3>
+
+
+<p>Depuis le moment o&ugrave;, pour la premi&egrave;re fois, Armand de Bernaye s'&eacute;tait
+trouv&eacute; en face de Martial, il n'avait pas cess&eacute; de l'examiner
+attentivement. On n'a pas oubli&eacute; que lorsque le jeune homme &eacute;tait &eacute;tendu
+inanim&eacute; sur le lit o&ugrave; Lamalou l'avait couch&eacute;, de Bernaye, se penchant
+sur lui, n'avait pu r&eacute;primer une exclamation involontaire.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle ressemblance! s'&eacute;tait-il &eacute;cri&eacute;.</p>
+
+<p>Et, pendant qu'il proc&eacute;dait tout &agrave; l'heure &agrave; l'interrogatoire de
+Martial, il &eacute;tudiait ces traits qui &eacute;veillaient en lui tout un monde de
+souvenirs.... Aussi, Armand, malgr&eacute; son calme, &eacute;coutait-il avec une
+impatience presque fi&eacute;vreuse le manuscrit que M. de Thomerville lisait &agrave;
+haute voix.</p>
+
+<p>Voici ce que contenaient les papiers sur lesquels Martial, avant
+d'ex&eacute;cuter son fun&egrave;bre dessein, avait trac&eacute; ses supr&ecirc;mes pens&eacute;es.</p>
+
+<p>&laquo;Je vais mourir, avait &eacute;crit Martial. Est-ce de ma part fatigue de
+vivre? Est-ce regret du pass&eacute; ou d&eacute;sesp&eacute;rance de l'avenir? Je le sais &agrave;
+peine, et au moment d'accomplir cet acte que certains appellent un
+crime, j'ai besoin de m'interroger moi-m&ecirc;me et de rappeler &agrave; ma pens&eacute;e
+les tristesses et les douleurs qui m'ont accabl&eacute; et qui ont &eacute;teint en
+moi cette flamme de jeunesse, nagu&egrave;re encore si vivace en mon &acirc;me...</p>
+
+<p>&raquo;Est-il donc r&eacute;ellement des titres que la fatalit&eacute; a marqu&eacute;s d&egrave;s le
+berceau d'un stigmate de mal&eacute;diction?</p>
+
+<p>&raquo;Dois-je accuser les hommes ou bien dois-je m'accuser moi-m&ecirc;me?
+Peut-&ecirc;tre la force m'a-t-elle manqu&eacute; et suis-je coupable. Qu'on en juge.</p>
+
+<p>&raquo;Mon p&egrave;re se nommait&mdash;ou se nomme&mdash;Pierre Martial. Je ne sais s'il vit
+encore ou s'il est mort.</p>
+
+<p>&raquo;J'avais quinze ans, lorsque je l'ai vu pour la derni&egrave;re fois. Qui il
+&eacute;tait? en v&eacute;rit&eacute;, il me serait difficile de l'expliquer. J'ai souvent
+entendu prononcer le mot de fou quand on parlait de lui. En effet, il
+&eacute;tait d'allures bizarres, et ma pauvre m&egrave;re&mdash;je ne l'ai pas
+oubli&eacute;&mdash;pleurait bien souvent, lorsque, seuls tous deux, nous passions
+de longues soir&eacute;es au coin de notre foyer; mon p&egrave;re, enferm&eacute; dans son
+cabinet, ne faisait aupr&egrave;s de nous que de rares apparitions.</p>
+
+<p>&raquo;C'&eacute;tait un homme de moyenne taille, maigre &agrave; l'exc&egrave;s. Je le vois
+encore, alors qu'au moment du repas il entrait, calme et froid, presque
+solennel, dans la salle de famille. Son front large &eacute;tait couvert d'une
+for&ecirc;t de cheveux blancs et boucl&eacute;s comme ceux d'un enfant. Il marchait
+ou plut&ocirc;t il glissait silencieusement, toujours en proie aux obsessions
+d'une pens&eacute;e persistante. Quand il nous voyait, il nous adressait un
+sourire d'une douceur p&eacute;n&eacute;trante. Il embrassait ma m&egrave;re, puis, me
+pressant dans ses bras, il m'attirait sur ses genoux. Il semblait qu'il
+e&ucirc;t voulu parler; mais, instantan&eacute;ment, le d&eacute;mon qui hantait son cerveau
+s'emparait de nouveau de lui. Il ne nous voyait plus, et, tout en
+mangeant rapidement, il murmurait &agrave; voix basse des mots &eacute;tranges et dont
+il nous &eacute;tait impossible de saisir la signification.</p>
+
+<p>&raquo;Puis il se retirait, apr&egrave;s nous avoir souri de nouveau. La porte de son
+cabinet se refermait sur lui. En lui tout me paraissait
+incompr&eacute;hensible.</p>
+
+<p>&raquo;Jamais il ne se couchait: il avait fait fabriquer, sur ses propres
+indications, uns sorte de fauteuil, sur lequel il se tenait
+continuellement, et qui &eacute;tait dispos&eacute; de telle fa&ccedil;on que, m&ecirc;me si le
+sommeil le surprenait, il f&ucirc;t toujours pr&ecirc;t &agrave; reprendre son travail au
+premier r&eacute;veil.</p>
+
+<p>&raquo;Plusieurs fois j'&eacute;tais parvenu &agrave; m'introduire dans son cabinet, dont
+l'aspect bizarre frappait vivement mon imagination d'enfant...</p>
+
+<p>&raquo;Les murs &eacute;taient couverts, au lieu de papier ou de tentures, par
+d'&eacute;normes tableaux noirs, allant du plancher au plafond, et qui &eacute;taient
+toujours couverts de signes &eacute;tranges, s'entre-croisant, se m&ecirc;lant. Ce
+n'&eacute;taient ni des chiffres, ni les lettres d'une langue connue, du moins
+&agrave; mes yeux. Pour un peu, j'aurais cru &agrave; quelque grimoire cabalistique.</p>
+
+<p>&raquo;Une fois m&ecirc;me, un de mes camarades de pension me jeta au visage ces
+mots:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Tu n'es qu'un fils de sorcier!</p>
+
+<p>&raquo;Je courus aupr&egrave;s de ma m&egrave;re, qui, en m'entendant, ne put retenir ses
+larmes.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Mon enfant, dit-elle en me couvrant de baisers, sache bien que ton
+p&egrave;re est le plus honn&ecirc;te et le plus respectable des hommes. C'est un
+savant, et sa science est telle que celle de personne ne peut lui &ecirc;tre
+compar&eacute;e...</p>
+
+<p>&raquo;Je poussai un cri de surprise.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Alors, pourquoi p&egrave;re ne fait-il pas de moi un savant?...</p>
+
+<p>&raquo;Malgr&eacute; nous, et quoique d'ordinaire nous ne parlassions qu'&agrave; demi-voix
+pour ne pas troubler mon p&egrave;re, cette fois il nous avait entendus. Nous
+f&ucirc;mes &eacute;tonn&eacute;s de le voir para&icirc;tre; il s'enquit de ce qui s'&eacute;tait pass&eacute;,
+et, apr&egrave;s une longue h&eacute;sitation, ma m&egrave;re se d&eacute;cida &agrave; lui faire conna&icirc;tre
+le propos qui m'avait si vivement bless&eacute;.</p>
+
+<p>&raquo;Mon p&egrave;re se mit &agrave; rire.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Sorcier est presque un terme poli, dit-il. Les acad&eacute;mies elles-m&ecirc;mes
+mettent moins de formes dans leurs appr&eacute;ciations. Elles m'ont d&eacute;clar&eacute;
+fou, fou &agrave; lier, et peu s'en est fallu qu'elles ne provoquassent mon
+interdiction et mon internement dans une maison d'ali&eacute;n&eacute;s. Voil&agrave; ce que
+c'est que de battre en br&egrave;che l'enseignement officiel et de d&eacute;couvrir la
+v&eacute;ritable raison des choses...</p>
+
+<p>&raquo;Je l'&eacute;coutais avec une attention fi&eacute;vreuse. Jamais je n'avais entendu
+autant de paroles s'&eacute;chapper de ses l&egrave;vres. Il s'en aper&ccedil;ut, s'arr&ecirc;ta et
+me consid&eacute;ra longuement.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;A quoi songez-vous? demanda ma m&egrave;re, dont la voix r&eacute;v&eacute;lait une sorte
+d'inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>&raquo;Mon p&egrave;re tressaillit et passa sa main sur son front.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Non, murmura-t-il, je ne riverai pas cet enfant &agrave; la cha&icirc;ne que je me
+suis forg&eacute;e moi-m&ecirc;me. C'est assez d'un for&ccedil;at de la science dans la
+famille...</p>
+
+<p>&raquo;Tout &agrave; coup il s'interrompit, et ses yeux &eacute;tincel&egrave;rent.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Et pourtant! s'&eacute;cria-t-il, je touche au but; encore quelques mois,
+quelques jours peut-&ecirc;tre, et j'aurai surpris dans les obscurit&eacute;s les
+plus profondes de la nature ces arcanes qui, jusqu'&agrave; pr&eacute;sent, ont
+&eacute;chapp&eacute; &agrave; l'intelligence humaine!... Alors, si p&eacute;nibles qu'aient &eacute;t&eacute; mes
+travaux, si douloureuses qu'aient &eacute;t&eacute; mes premi&egrave;res d&eacute;ceptions, je
+sentirai en moi un orgueil si grand et si large, qu'aucune puissance
+humaine ne pourra lui &ecirc;tre compar&eacute;e.</p>
+
+<p>&raquo;En v&eacute;rit&eacute;, mon p&egrave;re, debout, le bras &eacute;tendu comme s'il e&ucirc;t montr&eacute; du
+doigt le but qui, pour lui, se dressait &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; de quelque horizon
+inconnu, mon p&egrave;re &eacute;tait beau comme ces thaumaturges des l&eacute;gendes qui
+commandaient aux forces du ciel et de la terre.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Mon ami! commen&ccedil;a ma m&egrave;re, tandis que son regard me d&eacute;signait au
+vieillard.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Oui, oui, j'ai tort! fit-il en secouant la t&ecirc;te. A moi la science, &agrave;
+lui l'art. Je ne veux pas qu'il se laisse saisir par l'engrenage qui
+emporte un &agrave; un tous les lambeaux de moi-m&ecirc;me. Petit, ajouta-t-il en me
+tapant amicalement la joue, tu seras peintre... tu seras un grand
+peintre.... D'ailleurs, apr&egrave;s moi, le monde sera transform&eacute; et, d&eacute;gag&eacute;
+des pr&eacute;occupations mat&eacute;rielles, pourra marcher d'un pas ferme et s&ucirc;r
+dans la grande voie de l'id&eacute;al.</p>
+
+<p>&raquo;Sur un nouveau geste de ma m&egrave;re, qui semblait craindre l'effet que de
+semblables paroles pouvaient produire sur ma jeune imagination, mon
+p&egrave;re se retira apr&egrave;s m'avoir dit:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Si on m'appelle sorcier, laisse dire, il y a du vrai.</p>
+
+<p>&raquo;On comprendra facilement le travail qui d&egrave;s lors s'op&eacute;ra dans mon
+cerveau. J'avais, depuis mon enfance, manifest&eacute; de grandes dispositions
+pour le dessin, et les premi&egrave;res le&ccedil;ons que j'avais re&ccedil;ues d'un peintre
+en renom semblaient indiquer, &agrave; ce qu'affirmaient les bienveillants, une
+vocation r&eacute;elle.</p>
+
+<p>&raquo;Mais, &agrave; partir de ce moment o&ugrave; mon p&egrave;re avait parl&eacute;, une immense
+curiosit&eacute; s'empara de moi. Bien que ma m&egrave;re &eacute;vit&acirc;t toute conversation
+qui e&ucirc;t trait aux travaux de mon p&egrave;re, je ne cessais de la questionner.</p>
+
+<p>&raquo;Elle s'effrayait de cet enthousiasme sans but r&eacute;el et qui mena&ccedil;ait de
+m'arracher aux travaux de l'atelier. Par un sentiment facile &agrave;
+comprendre, elle pensa que mieux valait me tirer de cette incertitude.</p>
+
+<p>&raquo;Et voici ce qu'elle m'apprit:</p>
+
+<p>&raquo;Quand elle avait &eacute;pous&eacute; mon p&egrave;re, il &eacute;tait professeur de math&eacute;matiques
+dans un petit lyc&eacute;e de province. Ma m&egrave;re &eacute;tait elle-m&ecirc;me plus instruite
+que les femmes ne le sont d'ordinaire, et leur affection &eacute;tait
+n&eacute;e&mdash;chose bizarre&mdash;d'une sorte de sympathie scientifique. Elle avait
+d&eacute;couvert dans le professeur, simple et modeste, une largeur de
+conceptions, une ardeur de travail qui l'avaient frapp&eacute;e et
+enthousiasm&eacute;e.</p>
+
+<p>&raquo;Elle &eacute;tait relativement riche, poss&eacute;dant une quinzaine de mille livres
+de rente. Mon p&egrave;re n'avait d'autres ressources que son modique
+traitement: de plus, plusieurs fois d&eacute;j&agrave;, l'originalit&eacute; de son
+enseignement l'avait d&eacute;sign&eacute; aux foudres censitaires, et sa situation
+&eacute;tait menac&eacute;e.</p>
+
+<p>&raquo;Ma m&egrave;re sut triompher de ses scrupules, et, leur union s'&eacute;tant
+accomplie, mon p&egrave;re donna sa d&eacute;mission pour se livrer tout entier &agrave; ses
+recherches.</p>
+
+<p>&raquo;Ses travaux avaient pour objet la loi premi&egrave;re des nombres, qui (je
+n'explique pas, j'expose) &eacute;tait &agrave; ses yeux la raison de la nature
+physique. La d&eacute;couverte de cette loi, selon lui, simple et unique,
+devait expliquer la marche des mondes, le secret des origines et des
+fins de l'humanit&eacute;. Il &eacute;tait parvenu, par l'&eacute;tude des r&egrave;gles auxquelles
+ob&eacute;issent les nombres, &agrave; des aper&ccedil;us si nouveaux, si grandioses, que ma
+m&egrave;re ne doutait pas un seul instant que la solution du probl&egrave;me ne f&ucirc;t
+possible.</p>
+
+<p>&raquo;Longtemps elle l'avait suivi, aid&eacute; m&ecirc;me dans ses travaux: ma naissance
+seule avait mis un terme &agrave; ses propres sp&eacute;culations.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Quand je t'ai senti fr&eacute;mir dans mon sein, me disait cette courageuse
+et excellente femme, lorsque tu as pouss&eacute; ton premier cri, j'ai compris
+que l'enfant &eacute;tait pour la m&egrave;re le secret de toute la vie.</p>
+
+<p>&raquo;Mon p&egrave;re resta livr&eacute; &agrave; lui-m&ecirc;me. Mais l'amour paternel devait exercer
+aussi sur lui une r&eacute;elle influence. D&egrave;s lors ses recherches, jusque-l&agrave;
+purement sp&eacute;culatives, eurent un but politique. Il r&ecirc;va d'arriver aux
+honneurs, &agrave; la fortune, et ce fut dans ce but que, r&eacute;sumant
+quelques-unes de ses d&eacute;couvertes, il les fit conna&icirc;tre au monde savant.</p>
+
+<p>&raquo;Il y eut un moment de surprise, presque de stupeur. Il sembla que ce
+f&ucirc;t un monde nouveau qui s'ouvrait aux yeux de l'humanit&eacute;. Mais cet
+&eacute;tonnement, qui tenait de l'admiration, fit bient&ocirc;t place &agrave; l'&eacute;troit
+esprit de routine qui, par malheur, domine aujourd'hui encore les
+adeptes de la science.</p>
+
+<p>&raquo;On cria &agrave; l'h&eacute;r&eacute;sie, presque au blasph&egrave;me. Ce fut plus que du d&eacute;dain,
+ce fut de la col&egrave;re. Le pauvre savant fut honni, insult&eacute;, mis au ban des
+acad&eacute;mies; peu s'en fallut que ses enseignements ne fussent d&eacute;f&eacute;r&eacute;s &agrave; la
+justice. C'&eacute;tait, s'&eacute;criait-on, un outrage &agrave; la raison humaine que de
+lui supposer des r&egrave;gles immuables. Le clerg&eacute; prit parti. Les th&eacute;ories de
+Martial &eacute;taient en contradiction avec le dogme du libre arbitre, de la
+responsabilit&eacute;.</p>
+
+<p>&raquo;Mon p&egrave;re lutta courageusement; mais les attaques prirent un tel
+caract&egrave;re de violence et de passion que force lui fut de plier.</p>
+
+<p>&raquo;Il avait, d'ailleurs, la placide r&eacute;sistance de ceux qui se savent sur
+le chemin de la v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>&raquo;Il quitta la petite ville du Midi qu'il habitait avec ma m&egrave;re et moi,
+et o&ugrave; sa pr&eacute;sence &eacute;tait d&eacute;nonc&eacute;e comme un objet de scandale.</p>
+
+<p>&raquo;Pauvre p&egrave;re! que de souffrances, que de pers&eacute;cutions il dut endurer!
+Calme, il rentra dans son cabinet, et il r&eacute;p&eacute;ta le mot de Diog&egrave;ne:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Pour prouver le mouvement, je marcherai.</p>
+
+<p>&raquo;Seulement son esprit avait re&ccedil;u une commotion qui devait influer sur
+son caract&egrave;re. D&egrave;s lors il se refusa &agrave; toute communication avec
+l'ext&eacute;rieur. Ma m&egrave;re sut seulement que ses &eacute;tudes avaient pris une
+direction nouvelle.</p>
+
+<p>&raquo;Pour compl&eacute;ter, pour &eacute;tayer son syst&egrave;me, il s'&eacute;tait livr&eacute; &agrave;
+d'incessantes recherches sur les langues primitives. Ses admirables
+facult&eacute;s le servant &agrave; merveille, il devint en quelques ann&eacute;es d'une
+profonde &eacute;rudition. Connaissant le sanscrit, le p&acirc;li et tous les
+dialectes asiatiques, il se mit en correspondance avec des indig&egrave;nes de
+l'Hindoustan, de Chine, de Siam. Il d&eacute;pensait des sommes consid&eacute;rables
+pour se procurer des manuscrits, des documents de toute nature. Avec
+quelle incroyable patience, avec quelle pers&eacute;v&eacute;rance de martyr, il
+s'&eacute;tait cr&eacute;&eacute; des relations dans les r&eacute;gions les moins connues, c'est ce
+que l'imagination a peine &agrave; se figurer.</p>
+
+<p>&raquo;Et cependant ma m&egrave;re, malgr&eacute; la passion intelligente qu'elle lui avait
+vou&eacute;e, avait tent&eacute; plusieurs fois de l'arr&ecirc;ter sur cette pente. D'une
+part, cet homme, soutenu surtout par une volont&eacute; ardente,
+s'affaiblissait de jour en jour. Les d&eacute;boires qu'il avait subis lui
+avaient port&eacute; un coup qui avait &eacute;branl&eacute; tout son organisme. L'exc&egrave;s de
+travail le tuait.</p>
+
+<p>&raquo;Mais ce n'&eacute;tait pas tout.</p>
+
+<p>&raquo;Le capital de ma m&egrave;re &eacute;tait depuis longtemps entam&eacute;. Plus de cent
+cinquante mille francs avaient d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; d&eacute;pens&eacute;s, et notre revenu &eacute;tait
+r&eacute;duit de moiti&eacute;.</p>
+
+<p>&raquo;Loin de s'en apercevoir et surtout de s'en pr&eacute;occuper, mon p&egrave;re ne
+parlait que de d&eacute;penses nouvelles.</p>
+
+<p>&raquo;Jamais je n'oublierai une sc&egrave;ne navrante qui un jour eut lieu entre ces
+deux &ecirc;tres que je ch&eacute;rissais et que je respectais plus que tout au
+monde!</p>
+
+<p>&raquo;Ma m&egrave;re re&ccedil;ut un jour un colis venant de l'extr&ecirc;me Orient. C'&eacute;tait une
+caisse couverte de signes bizarres. Mon p&egrave;re la fit transporter dans la
+salle commune, la porte de son cabinet &eacute;tant trop &eacute;troite pour qu'elle
+p&ucirc;t y &ecirc;tre introduite.</p>
+
+<p>&raquo;Une curiosit&eacute; bien naturelle nous attirait, et je demandai &agrave; mon p&egrave;re
+la permission d'assister &agrave; l'ouverture de la bo&icirc;te fantastique...</p>
+
+<p>&raquo;Il y consentit en souriant.</p>
+
+<p>&raquo;Au moment o&ugrave; il introduisait le ciseau sous les planches, il releva la
+t&ecirc;te et regardant ma m&egrave;re:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Cette fois, dit-il, tu ne m'accuseras pas de faire de folles
+d&eacute;penses.... Car ceci&mdash;et il frappa sur le couvercle&mdash;c'est un tr&eacute;sor
+que pas une fortune connue ne pourrait payer.</p>
+
+<p>&raquo;Ma m&egrave;re p&acirc;lit l&eacute;g&egrave;rement et ne r&eacute;pondit point.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;H&acirc;tez-vous, mon p&egrave;re! m'&eacute;criai-je avec toute l'insouciance de la
+jeunesse, il me tarde de voir ce tr&eacute;sor...</p>
+
+<p>&raquo;Pour tout dire, je m'attendais &agrave; un ruissellement de diamants et de
+pierreries, comme en offrent &agrave; notre imagination les contes orientaux.</p>
+
+<p>&raquo;Le bois g&eacute;mit sous l'effort. Les clous sortirent de leur ga&icirc;ne. Une
+odeur balsamique, exquise, s'&eacute;chappa de la bo&icirc;te, dans laquelle se
+trouvait un second coffre sculpt&eacute; avec une habilet&eacute; surprenante et fait
+d'un bois d'un brun rouge&acirc;tre, dont la provenance m'&eacute;tait inconnue.</p>
+
+<p>&raquo;Je vois encore mon p&egrave;re pench&eacute; sur cette caisse. Ses mains tremblaient
+comme s'il e&ucirc;t eu la fi&egrave;vre, et comme je m'approchais pour l'aider, il
+me repoussa doucement.</p>
+
+<p>&raquo;Les objets que renfermait le coffre myst&eacute;rieux &eacute;taient soigneusement
+envelopp&eacute;s de plantes s&eacute;ch&eacute;es, et qui, ainsi que le bois, exhalaient un
+parfum p&eacute;n&eacute;trant.</p>
+
+<p>&raquo;A vrai dire, ma m&egrave;re et moi, nous retenions notre respiration,
+haletants, inquiets comme si un sublime secret nous allait &ecirc;tre d&eacute;voil&eacute;.
+Malgr&eacute; les d&eacute;convenues nombreuses que ma ch&egrave;re m&egrave;re avait d&eacute;j&agrave; subies,
+sa physionomie s'&eacute;tait &eacute;clair&eacute;e d'une supr&ecirc;me esp&eacute;rance.</p>
+
+<p>&raquo;Enfin mon p&egrave;re poussa un cri de joie.</p>
+
+<p>&raquo;Nous nous &eacute;tions courb&eacute;s pour mieux voir.... Au m&ecirc;me instant, une
+exclamation de d&eacute;sappointement s'&eacute;chappa de notre poitrine. Voici ce
+qui se pr&eacute;sentait &agrave; nos regards...</p>
+
+<p>&raquo;Trois fragments d'une statue, sculpt&eacute;e dans une pierre noire, incrust&eacute;e
+d'arabesques qui paraissaient d'argent.</p>
+
+<p>&raquo;Ces fragments, artistement rapproch&eacute;s, repr&eacute;sentaient un homme nu,
+assis, la jambe gauche appuy&eacute;e contre la terre, la jambe droite relev&eacute;e.
+Sur le genou droit la main s'appuyait, tandis que l'autre reposait sur
+l'autre cuisse.</p>
+
+<p>&raquo;La t&ecirc;te, bien model&eacute;e, portait une sorte de casque plat ou plut&ocirc;t de
+bonnet, s'adaptant exactement au cr&acirc;ne. Sur les &eacute;paules, sur le dos, sur
+le ventre, des caract&egrave;res singuliers ressortaient avec leur teinte
+blanch&acirc;tre...</p>
+
+<p>&raquo;Nous restions stup&eacute;faits, immobiles. J'avais &eacute;chang&eacute; avec ma m&egrave;re un
+rapide regard, et une m&ecirc;me question s'&eacute;tait formul&eacute;e dans notre cerveau,
+sans cependant s'&eacute;chapper de nos l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Est-il fou?...</p>
+
+<p>&raquo;Quant &agrave; mon p&egrave;re, radieux, transfigur&eacute;, il contemplait avec une sorte
+de b&eacute;atitude extatique cette &eacute;bauche singuli&egrave;re, et il pronon&ccedil;a ces
+mots:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Le Roi L&eacute;preux! Bua-Sivisithiweng!...&raquo;</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; Archibald de Thomerville, qui lisait &agrave; haute voix le
+manuscrit de Martial, pronon&ccedil;a, presque en l'&eacute;pelant, ce nom barbare,
+Armand de Bernaye, qui paraissait &eacute;couter avec une impatience f&eacute;brile,
+se dressa tout &agrave; coup.</p>
+
+<p>&mdash;Arr&ecirc;tez! s'&eacute;cria-t-il. Je vous demande de m'autoriser &agrave; adresser &agrave; ce
+jeune homme une question d'une importance capitale...</p>
+
+<p>&mdash;<i>I beg you pardon</i>! fit sir Lionel; mais il est de r&egrave;gle absolue au
+Club des Morts que tout r&eacute;cit ayant trait &agrave; un suicide soit &eacute;cout&eacute; dans
+le plus profond silence et sans la moindre observation de notre part...</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites vrai, sir Lionel. Vous savez que je respecte autant
+qu'aucun de vous les lois que nous avons &eacute;dict&eacute;es, et cependant, encore
+une fois, je vous supplie de me permettre de parler....</p>
+
+<p>Il y eut un moment d'h&eacute;sitation.</p>
+
+<p>De fait, l'observation de sir Lionel rappelait une des obligations qui
+devaient &ecirc;tre strictement observ&eacute;es. Les quatre hommes, Archibald,
+Storigan et les deux fr&egrave;res Droite et Gauche se rapproch&egrave;rent de la
+marquise, qui, toujours immobile, n'avait pas prof&eacute;r&eacute; un seul mot, et
+ils se consult&egrave;rent &agrave; voix basse. Armand semblait en proie &agrave; une
+agitation qui ne faisait que grandir. Apr&egrave;s quelques minutes de
+pourparlers, sir Lionel revint vers Armand, et d'un signe l'attira dans
+un angle de la salle:</p>
+
+<p>&mdash;La prudence veut, dit-il &agrave; voix basse, que nous nous conformions aux
+r&egrave;gles que nous avons &eacute;tablies.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, fit Armand, qui s'effor&ccedil;ait de recouvrer son
+sang-froid.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, continua sir Lionel, je suis autoris&eacute; &agrave; vous demander
+communication des r&eacute;v&eacute;lations que vous jugiez devoir faire, et, apr&egrave;s
+que je les aurai transmises &agrave; nos fr&egrave;res, ils d&eacute;cideront.</p>
+
+<p>Armand parut h&eacute;siter; puis:</p>
+
+<p>&mdash;Sir Lionel, dit-il d'un accent &agrave; peine perceptible, je crois &ecirc;tre
+certain que le p&egrave;re de ce malheureux jeune homme a &eacute;t&eacute; assassin&eacute; en
+Indo-Chine... et que j'ai moi-m&ecirc;me assist&eacute; &agrave; ses derniers moments. D&eacute;j&agrave;
+la ressemblance de Martial avec la victime de ce crime m'avait
+profond&eacute;ment frapp&eacute;... maintenant c'est une certitude qui s'impose &agrave;
+moi...</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, reprit sir Lionel, qu'il est pr&eacute;f&eacute;rable de conna&icirc;tre en sa
+totalit&eacute; le manuscrit de Martial avant de lui faire cette r&eacute;v&eacute;lation,
+qui, au moment pr&eacute;sent, me para&icirc;trait pr&eacute;matur&eacute;e.</p>
+
+<p>Armand baissa la t&ecirc;te en signe d'adh&eacute;sion.</p>
+
+<p>&mdash;D'autant plus, continua l'Anglais, que vous pouvez &ecirc;tre le jouet d'une
+illusion, d'une erreur...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est impossible! L'homme qui est mort entre mes bras, au
+Cambodge, &eacute;tait bien le p&egrave;re de ce jeune homme. Et cependant, je
+m'incline devant votre d&eacute;cision, j'attendrai!</p>
+
+<p>Pendant ce court colloque, Martial avait relev&eacute; la t&ecirc;te. Absorb&eacute; dans
+ses pens&eacute;es, il n'avait pas suivi les diverses p&eacute;rip&eacute;ties de cet
+incident et n'avait pas compris le sens de l'interruption.</p>
+
+<p>&mdash;Continuez, fit Armand, s'adressant &agrave; M. de Thomerville.</p>
+
+<p>Et celui-ci reprit sa lecture:</p>
+
+<p>&laquo;Les sons rauques, bizarres, que venait de prof&eacute;rer mon p&egrave;re nous
+frapp&egrave;rent d'une sorte d'&eacute;pouvante.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Que dites-vous? s'&eacute;cria ma m&egrave;re.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Ah! vous ne pouvez pas me comprendre! fit mon p&egrave;re, dont la t&ecirc;te se
+redressa avec une indicible expression de triomphe. Le Roi L&eacute;preux! le
+dernier souverain de cette nation des Khmers, qui, il y a plus de quinze
+si&egrave;cles, r&eacute;gnait sur le premier empire du monde oriental!... Vous me
+consid&eacute;rez avec surprise, vous vous demandez si j'ai bien toute ma
+raison. Eh bien, &eacute;coutez-moi! Regardez cette statue, divis&eacute;e en trois
+fragments; elle va dispara&icirc;tre pour quelques ann&eacute;es, cach&eacute;e dans les
+profondeurs de la terre; mais le jour o&ugrave; elle repara&icirc;tra, vous serez,
+vous, &ecirc;tres ch&eacute;ris de mon c&oelig;ur, plus riches et plus puissants que les
+rois et les empereurs!</p>
+
+<p>&raquo;Son visage rayonnait d'enthousiasme. Malgr&eacute; nous, nous nous sentions
+saisis par cette ardeur communicative. Et sur moi surtout, jeune,
+vivace, plein de force et d'ambition, ces r&ecirc;ves, &eacute;voqu&eacute;s tout &agrave; coup,
+produisaient une sorte de fascination. Ah! qui donc, &agrave; quinze ans, n'a
+pas, dans les mirages de la jeunesse, r&ecirc;v&eacute; des richesses colossales?
+Est-ce amour de l'or, avidit&eacute;, avarice? Non pas! c'est d&eacute;sir inn&eacute;
+d'avoir entre les mains l'outil des grandes choses! Pouvoir jeter les
+millions, n'est-ce pas, dans notre civilisation, poss&eacute;der le pouvoir de
+centupler les forces humaines, d'&eacute;largir par del&agrave; l'infini le cercle de
+l'activit&eacute; g&eacute;n&eacute;rale?...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Et que nous co&ucirc;tent cette caisse... et cette statue? demanda ma m&egrave;re
+avec inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>&raquo;Je l'avoue, &agrave; cette question, tombant subitement comme une douche d'eau
+glac&eacute;e sur un foyer br&ucirc;lant, peu s'en fallut que je n'accusasse ma m&egrave;re
+d'&eacute;go&iuml;sme, d'&eacute;troitesse d'id&eacute;es. Tout entier &agrave; sa joie, mon p&egrave;re
+r&eacute;pondit avec une sorte de d&eacute;sinvolture:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Presque rien: quinze mille francs!</p>
+
+<p>&raquo;J'entendis un cri. P&acirc;le, chancelante, ma m&egrave;re s'appuyait &agrave; un meuble
+pour ne pas tomber. Mon p&egrave;re s'&eacute;lan&ccedil;a vers elle.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Mon amie! s'&eacute;cria-t-il, je t'en supplie... ne t'effraye pas! ne me
+reproche pas cette d&eacute;pense!... C'est le couronnement de mes efforts!
+c'est la fortune!... Quinze mille francs! je te les rendrai au
+centuple!...</p>
+
+<p>&raquo;Elle eut un sourire d&eacute;sol&eacute;, et cependant sublime de r&eacute;signation. Elle
+prit mon p&egrave;re par les &eacute;paules et l'embrassa.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Tout ce qui est ici vous appartient! dit-elle.</p>
+
+<p>&raquo;Mon p&egrave;re, &eacute;go&iuml;ste comme tous les inventeurs, laissa &eacute;clater sa joie: un
+instant apr&egrave;s, je l'aidais &agrave; transporter dans son cabinet les trois
+fragments de cette bizarre statue, qu'il avait d&eacute;sign&eacute;e sous le nom de
+<i>Roi L&eacute;preux</i>. &Eacute;tant seul avec lui, je me hasardai &agrave; lui demander ce
+qu'&eacute;tait ce roi, dont, je l'avoue, je n'avais jamais entendu parler.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Je n'ai pas le temps de te donner de longues explications, me
+r&eacute;pondit-il; sache seulement que le roi L&eacute;preux est le dernier des
+souverains qui, au troisi&egrave;me si&egrave;cle de notre &egrave;re, r&eacute;gna sur l'immense
+empire des Khmers.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Les Khmers! m'&eacute;criai-je, quel est ce peuple?...</p>
+
+<p>&raquo;Mon p&egrave;re garda un instant le silence.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Jamais peut-&ecirc;tre nation ne fut plus forte et plus grande, reprit-il
+avec solennit&eacute;; ces hommes r&eacute;duits maintenant &agrave; l'&eacute;tat d'esclaves,
+poss&eacute;d&egrave;rent les secrets de la science avant que ses premiers &eacute;l&eacute;ments
+eussent p&eacute;n&eacute;tr&eacute; jusqu'&agrave; nous.</p>
+
+<p>&raquo;Puis, s'arr&ecirc;tant tout &agrave; coup comme s'il e&ucirc;t parl&eacute; plus qu'il ne le
+d&eacute;sirait:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Laisse-moi, cher enfant! j'ai besoin d'&ecirc;tre seul.</p>
+
+<p>&raquo;Et comme, attrist&eacute; de ce renvoi, je baissais la t&ecirc;te, il vint &agrave; moi, et
+prenant mes deux mains entre les siennes:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;&Eacute;coute-moi, me dit-il: voici que maintenant tu es un gar&ccedil;on
+raisonnable, il faut que je puisse avoir en toi une confiance absolue.
+Je connais ton c&oelig;ur, et je le sais bon et g&eacute;n&eacute;reux. Tu aimes ta m&egrave;re,
+n'est-il pas vrai?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Si je l'aime!... &agrave; donner ma vie pour elle!</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;C'est bien. Je te fournirai l'occasion de lui prouver ton affection
+et ton d&eacute;vouement. Il se peut que cette occasion...</p>
+
+<p>&raquo;Il balbutiait comme si les paroles qu'il devait prononcer lui eussent
+&eacute;t&eacute; trop p&eacute;nibles.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Achevez! m'&eacute;criai-je, ma m&egrave;re court-elle donc quelque danger?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Non! reprit-il vivement, mais tu sauras plus tard que l'esprit des
+femmes est tel que toutes les impressions prennent en elle une valeur
+exag&eacute;r&eacute;e.... La grande amiti&eacute; que me porte ta m&egrave;re lui rendra
+douloureuse... certaine n&eacute;cessit&eacute; &agrave; laquelle je ne puis &eacute;chapper...</p>
+
+<p>&raquo;Je regardais mon p&egrave;re avec un effroi que je ne cherchais m&ecirc;me pas &agrave;
+dissimuler. Il s'en aper&ccedil;ut et se h&acirc;ta de dire pour me rassurer:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Vois, voici que toi-m&ecirc;me tu t'&eacute;pouvantes... J'aime mieux tout te
+dire, sachant que tu es plus fort que ta m&egrave;re.... Je vais partir...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Partir!... Comment!... Nous abandonner!...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Un bien grand mot! Je dois&mdash;pour de tr&egrave;s graves int&eacute;r&ecirc;ts qui
+int&eacute;ressent &agrave; la fois et la science et votre avenir &agrave; tous deux&mdash;quitter
+la France pendant quelque temps.</p>
+
+<p>&raquo;J'&eacute;tais stup&eacute;fait. Jamais mon p&egrave;re ne sortait, f&ucirc;t-ce seulement de
+notre appartement.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Et o&ugrave; allez vous?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Loin, tr&egrave;s-loin, dans un pays dont le nom m&ecirc;me t'est probablement
+inconnu... en Chine... au Cambodge...</p>
+
+<p>&raquo;C'&eacute;tait pour moi, je dois le reconna&icirc;tre, comme s'il e&ucirc;t parl&eacute; une
+langue ignor&eacute;e.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Dans quelques jours, j'attends un &eacute;tranger: c'est avec lui que je
+partirai. J'ai d'abord d'importantes occupations qui me retiendront
+pendant quelque temps &agrave; Paris, puis je m'embarquerai. Voil&agrave; ce que
+j'avais &agrave; te dire. Pr&eacute;pare doucement ta m&egrave;re &agrave; cette s&eacute;paration...
+n&eacute;cessaire. Je puis compter sur toi, n'est-ce pas, mon cher enfant?</p>
+
+<p>&raquo;Je ne lui r&eacute;pondis que par mes larmes; et cependant le respect qu'il
+m'inspirait &eacute;tait tel, que je ne songeai m&ecirc;me pas &agrave; combattre sa
+r&eacute;solution. Au contraire, j'&eacute;prouvais un certain sentiment de fiert&eacute; &agrave;
+assumer le r&ocirc;le de consolateur qu'il me confiait.</p>
+
+<p>&raquo;H&eacute;las! je ne supposais pas alors que de ce jour d&ucirc;t commencer pour nous
+une s&eacute;rie de d&eacute;sastres et de douleurs qui devaient conduire ma m&egrave;re au
+tombeau et moi-m&ecirc;me au suicide.</p>
+
+<p>&raquo;Lorsque j'annon&ccedil;ai &agrave; la pauvre femme la r&eacute;solution que m'avait fait
+conna&icirc;tre mon p&egrave;re, elle eut un &eacute;lan de d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>&raquo;Elle courut &agrave; son cabinet et resta longtemps enferm&eacute;e avec lui. Que lui
+dit-elle? Quelles explications put-elle obtenir? C'est ce que je ne
+pouvais deviner.</p>
+
+<p>&raquo;Mais lorsque ma m&egrave;re revint aupr&egrave;s de moi, ses yeux &eacute;taient gros de
+larmes, et, suffoqu&eacute;e par les sanglots, elle fut pendant quelque temps
+sans pouvoir parler.</p>
+
+<p>&raquo;Enfin, parvenant, gr&acirc;ce &agrave; mes caresses, &agrave; reprendre son sang-froid,
+elle me dit:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Mon Martial aim&eacute;, ne crois pas que j'aie le droit d'adresser le
+moindre reproche &agrave; celui qui a consacr&eacute; sa vie &agrave; une &oelig;uvre sublime.
+H&eacute;las! ces &acirc;mes d'&eacute;lite se cr&eacute;ent des devoirs qui, pour nous, semblent
+n'avoir pas de suffisantes raisons; mais la conscience de ton p&egrave;re ne
+peut le tromper.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Ainsi il partira, vous le permettrez?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Il partira... et quand il se s&eacute;parera de nous, je trouverai la force
+de cacher ma douleur.</p>
+
+<p>&raquo;Je comprenais qu'elle &eacute;tait h&eacute;ro&iuml;que &agrave; force de d&eacute;vouement.</p>
+
+<p>&raquo;Quelques jours se pass&egrave;rent, pendant lesquels mes parents s'occup&egrave;rent
+de r&eacute;gler les affaires d'int&eacute;r&ecirc;t. Il restait encore &agrave; ma m&egrave;re cent vingt
+et un mille francs. Mon p&egrave;re emportait avec lui, pour les frais de son
+voyage, le reliquat des cent mille francs, qui furent plac&eacute;s par lui
+chez un ancien banquier de Bordeaux, avec lequel il avait &eacute;t&eacute; en
+relations depuis longtemps et qui &eacute;tait, je crois, d'origine portugaise.
+On le nommait Estremoz. Il &eacute;tait en relations suivies avec l'Am&eacute;rique
+m&eacute;ridionale et les Indes. Les int&eacute;r&ecirc;ts qu'il devait servir r&eacute;guli&egrave;rement
+&agrave; ma m&egrave;re &eacute;taient pour nous mettre &agrave; l'abri du besoin.</p>
+
+<p>&raquo;Un soir, un personnage &eacute;trange se pr&eacute;senta chez mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>&raquo;&Eacute;trange, ai-je dit. Cette expression rend &agrave; peine l'impression profonde
+que je ressentis en le voyant.</p>
+
+<p>&raquo;Bien que nous fussions alors en plein &eacute;t&eacute;, il &eacute;tait cach&eacute; sous un
+&eacute;norme manteau qui le couvrait tout entier, et son front s'abritait sous
+un large chapeau qui dissimulait son visage.</p>
+
+<p>&raquo;Mais &agrave; peine eut-il p&eacute;n&eacute;tr&eacute; dans la maison, &agrave; peine mon p&egrave;re se fut-il
+avanc&eacute; au-devant de lui avec des d&eacute;monstrations de respect vraiment
+singuli&egrave;res, que l'inconnu, sur l'invitation qui lui en fut faite, se
+d&eacute;barrassa de ce manteau.</p>
+
+<p>&raquo;C'&eacute;tait le soir, ai-je dit. Les lampes &eacute;clairaient la grande salle o&ugrave;
+nous nous r&eacute;unissions pour le repas de famille, et sous leur lumi&egrave;re
+brillante, l'&eacute;tranger me fit l'effet d'une apparition fantastique...</p>
+
+<p>&raquo;Tel je me figurais les personnages myst&eacute;rieux des temples bouddhiques.</p>
+
+<p>&raquo;C'&eacute;tait un vieillard, &agrave; en juger par les rides multiples qui se
+croisaient sur son visage, et qui se confondaient de curieuse fa&ccedil;on avec
+des lignes rouges, bleues et noires, tatou&eacute;es dans l'&eacute;piderme. Le nez,
+large, s'&eacute;crasait sur des l&egrave;vres sans couleur, qui, s'ouvrant,
+laissaient voir des dents d'un brun noir.</p>
+
+<p>&raquo;Ses &eacute;paules et sa poitrine &eacute;taient couvertes d'une sorte de tunique
+bizarrement ray&eacute;e, et serr&eacute;e &agrave; la taille par une large ceinture
+tiss&eacute;e&mdash;du moins je le crois&mdash;de fils d'or pur; et sur cette ceinture
+&eacute;tincelait une tresse noire, constell&eacute;e de pierres semblables aux plus
+purs diamants.</p>
+
+<p>&raquo;La tunique tombait jusqu'aux pieds nus, et prot&eacute;g&eacute;s seulement par une
+large semelle, avan&ccedil;ant en pointe au devant des doigts.</p>
+
+<p>&raquo;Des manches larges sortaient deux bras maigres, qu'un bracelet d'or,
+large de deux pouces, serrait au-dessus du coude.</p>
+
+<p>&raquo;Mais ce qui mit le comble &agrave; ma surprise, c'est que le personnage
+fantastique, apr&egrave;s avoir &eacute;chang&eacute; avec mon p&egrave;re quelques mots, d'ailleurs
+parfaitement incompr&eacute;hensibles pour moi, se prosterna devant ma m&egrave;re, et
+d'une voix gutturale et sonore &agrave; la fois (on e&ucirc;t dit l'&eacute;cho d'un
+instrument de cuivre) pronon&ccedil;a ces paroles, dans le fran&ccedil;ais le plus
+pur:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Le Roi du Feu salue la compagne du roi de la Science!</p>
+
+<p>&raquo;Puis se relevant, il se tourna vers moi et ajouta:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Enfant! aime ton p&egrave;re, aime ta m&egrave;re, et tu seras digne d'&ecirc;tre homme!</p>
+
+<p>&raquo;Un instant apr&egrave;s, mon p&egrave;re et l'&eacute;tranger s'&eacute;taient enferm&eacute;s dans le
+cabinet de travail.</p>
+
+<p>&raquo;J'aurais bien d&eacute;sir&eacute; interroger ma m&egrave;re, mais elle s'&eacute;tait ab&icirc;m&eacute;e dans
+ses r&eacute;flexions. Je ne l'osai pas.</p>
+
+<p>&raquo;Quant &agrave; moi, mon imagination surexcit&eacute;e &eacute;voquait des r&ecirc;ves ensoleill&eacute;s
+de pierreries et de diamants. Je sentais des d&eacute;sirs passionn&eacute;s, c'&eacute;tait
+un songe d'or dans lequel je me plaisais &agrave; me perdre tout entier.</p>
+
+<p>&raquo;Lorsque je m'endormis, il me sembla que j'&eacute;tais transport&eacute; au milieu de
+r&eacute;gions &eacute;blouissantes o&ugrave; se dressaient des pagodes gigantesques, dont
+les pilastres &eacute;taient taill&eacute;s en plein diamant.</p>
+
+<p>&raquo;Au point du jour, je m'&eacute;veillai brusquement.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Martial, me dit ma m&egrave;re, viens embrasser ton p&egrave;re.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Quoi! part-il d&eacute;j&agrave;? m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>&raquo;Et, malgr&eacute; moi, mon c&oelig;ur se serra d'une indicible angoisse.</p>
+
+<p>&raquo;Pauvre p&egrave;re! ce fut la derni&egrave;re fois qu'il me fut donn&eacute; de serrer
+contre mes l&egrave;vres votre visage v&eacute;n&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>&raquo;Il me prit dans ses bras, et comme, par un mouvement instinctif, je me
+laissais tomber &agrave; genoux, il pla&ccedil;a ses mains sur mon front et me
+b&eacute;nit...</p>
+
+<p>&raquo;L'&eacute;tranger &eacute;tait pr&egrave;s de lui, envelopp&eacute; dans le manteau qui dissimulait
+son &eacute;trange costume.</p>
+
+<p>&raquo;Une chaise de poste s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;e devant la porte. Le postillon aida
+&agrave; charger la caisse, que je reconnus pour celle qui contenait les trois
+fragments de statue.</p>
+
+<p>&raquo;Ma m&egrave;re se jeta dans les bras de mon p&egrave;re; mais cette femme sto&iuml;que
+tenait parole. Son c&oelig;ur d&eacute;bordait de sanglots, mais son visage &eacute;tait
+calme et ses l&egrave;vres souriaient.</p>
+
+<p>&raquo;Le signal du d&eacute;part fut donn&eacute;. Le fouet claqua dans l'air, les roues
+s'&eacute;branl&egrave;rent.</p>
+
+<p>&raquo;Je restai seul avec ma m&egrave;re, qui, chancelant tout &agrave; coup, f&ucirc;t tomb&eacute;e
+sur le sol si je ne l'eusse retenue.</p>
+
+<p>&raquo;J'ai longuement racont&eacute; cet &eacute;pisode, non dans le but d'exciter chez
+ceux qui le liront une curiosit&eacute; que je ne puis satisfaire, mais pour
+donner des indices si faibles qu'ils soient, gr&acirc;ce auxquels peut-&ecirc;tre la
+trace de mon p&egrave;re bien-aim&eacute; pourra &ecirc;tre retrouv&eacute;e.</p>
+
+<p>&raquo;Faut-il le pleurer! faut-il le venger!&raquo;</p>
+
+<p>Archibald de Thomerville avait interrompu un instant sa lecture. Ses
+regards et ceux de sir Lionel s'&eacute;taient fix&eacute;s sur Armand de Bernaye,
+dont la p&acirc;leur &eacute;tait livide sous son masque, et dont les yeux
+&eacute;tincelaient. Armand comprit le sentiment qui les animait. Le portrait
+de celui qui s'&eacute;tait dit &laquo;le roi du Feu&raquo; ne concordait-il pas de
+singuli&egrave;re fa&ccedil;on avec celui de So&euml;ra, l'&eacute;trange personnage qui vivait
+sous le toit de M. de Bernaye et lui paraissait d&eacute;vou&eacute; comme un esclave?
+Seul l'&acirc;ge diff&eacute;rait. Armand, d'un signe, indiqua aux deux hommes qu'il
+partageait leur &eacute;motion.</p>
+
+<p>&mdash;Continuez, dit-il &agrave; Archibald.</p>
+
+<p>Mais &agrave; ce moment Martial se leva vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit-il, vous m'avez demand&eacute; tout &agrave; l'heure si j'&eacute;tais pr&ecirc;t
+&agrave; vous faire conna&icirc;tre ma vie et les circonstances qui m'ont jet&eacute;,
+quoique jeune et vigoureux, sur la voie du suicide. Une sorte de honte
+m'&eacute;tait mont&eacute;e au front, et j'avais accept&eacute; comme moyen terme la lecture
+de ce manuscrit. Il me semblait que passant par la bouche d'autrui, mes
+aveux perdraient de leur poignante gravit&eacute;. C'&eacute;tait encore une
+faiblesse, je dis plus, une l&acirc;chet&eacute;. Je veux que ce soit la derni&egrave;re.
+Depuis que j'ai entendu votre voix vibrante d'honneur me parler du
+devoir, depuis que je respire cette atmosph&egrave;re chaude dans laquelle il
+me semble que passe un souffle de probit&eacute;, je me sens devenir un autre
+homme. J'&eacute;tais faible, je suis fort; j'avais peur de mes propres
+souvenirs, je veux les regarder en face. Ne lisez plus, je vous
+parlerai, et cette confession que vous r&eacute;clamez de moi, je veux vous la
+faire compl&egrave;te, sans r&eacute;ticence, mettant dans chacune de mes paroles mon
+&acirc;me tout enti&egrave;re, avec ses d&eacute;faillances... &Eacute;coutez-moi donc.</p>
+
+<p>Un murmure d'approbation sortit de toutes les poitrines.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez, dit Armand. Et n'oubliez pas que nous sommes de ceux qui,
+ayant combattu le combat de la vie, sommes sortis de la lutte cuirass&eacute;s
+d'indulgence et de raison.</p>
+
+<p>Martial garda un instant le silence, le front pench&eacute; sur sa main. Puis
+il releva la t&ecirc;te et commen&ccedil;a:</p>
+
+<p>&laquo;Dans ces premi&egrave;res ann&eacute;es dont vous venez d'entendre le r&eacute;cit, dit-il,
+il est un point sur lequel je n'ai pas suffisamment insist&eacute;, et qui
+cependant explique tout ce qui s'est pass&eacute; depuis. Loin de moi la pens&eacute;e
+d'adresser &agrave; ma m&egrave;re un reproche que la pauvre morte&mdash;car je n'ai plus
+ma m&egrave;re, messieurs,&mdash;n'a jamais m&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>&raquo;Elle &eacute;prouvait pour moi une de ces passions que conna&icirc;t seul le c&oelig;ur
+des m&egrave;res. L'amour qu'elle &eacute;prouvait pour mon p&egrave;re, si savant et si
+grand dans sa pers&eacute;v&eacute;rance, se reportait sur moi, mais dans un autre
+sens. Ainsi que mon p&egrave;re l'avait dit, c'&eacute;tait vers les grandeurs de
+l'art que toutes mes aspirations avaient &eacute;t&eacute; dirig&eacute;es.</p>
+
+<p>&raquo;Quelques essais heureux avaient donn&eacute; &agrave; ceux qui m'entouraient croyance
+en un talent qui, peut-&ecirc;tre, se f&ucirc;t d&eacute;velopp&eacute;, si je n'avais &eacute;t&eacute;
+entra&icirc;n&eacute; plus tard dans une voie mauvaise. J'&eacute;tais enthousiaste, j'avais
+foi en moi, et ma grande facilit&eacute; me trompant moi-m&ecirc;me, je n'avais pas
+dans le travail cette volont&eacute; ferme et presque brutale qui seule produit
+les grandes &oelig;uvres.</p>
+
+<p>&raquo;Ma m&egrave;re, indulgente et fi&egrave;re de son fils, &eacute;tait convaincue que peu
+d'ann&eacute;es me suffiraient pour que j'eusse conquis ma place au milieu des
+plus grands, sinon m&ecirc;me au-dessus d'eux. Et moi, je me ber&ccedil;ais de ces
+chim&egrave;res, gaspillant des facult&eacute;s, r&eacute;elles d'ailleurs, dans des essais
+toujours inachev&eacute;s. J'&eacute;bauchais tout, je ne terminais rien. La soif du
+mieux m'emp&ecirc;chait de faire bien. A peine avais-je choisi un sujet, &agrave;
+peine en avais-je trac&eacute; les lignes, plac&eacute; les ombres, qu'il me semblait
+que le cadre &eacute;tait trop &eacute;troit pour le d&eacute;veloppement de mes puissances
+d'artiste.</p>
+
+<p>&raquo;Et je cherchais ailleurs. Si ma m&egrave;re m'adressait quelques observations,
+je lui r&eacute;pondais par ces longues et br&ucirc;lantes tirades qui jaillissent de
+tout cerveau de vingt ans, et pour lesquelles elle s'enthousiasmait &agrave;
+son tour. &laquo;Tu es aussi grand que ton p&egrave;re!&raquo; me disait-elle, et c'&eacute;tait
+le plus grand &eacute;loge qu'elle p&ucirc;t m'adresser...</p>
+
+<p>&raquo;D&egrave;s que mon p&egrave;re fut parti, la maison nous sembla bien vide; malgr&eacute; son
+courage, ma m&egrave;re ne pouvait dissimuler compl&eacute;tement les am&egrave;res
+tristesses qui remplissaient son c&oelig;ur. Songez-y bien, jamais elle
+n'avait &eacute;t&eacute; s&eacute;par&eacute;e de celui auquel elle avait vou&eacute; sa vie tout enti&egrave;re;
+et maintenant voil&agrave; qu'il s'en &eacute;tait all&eacute; vers ces pays inconnus qui
+semblent ne point appartenir au monde r&eacute;el. Un jour elle me dit que son
+absence durerait au moins deux ann&eacute;es. Et disant cela, ses l&egrave;vres
+tremblaient comme lorsqu'on retient ses larmes. Une lettre lui avait
+fait conna&icirc;tre ce d&eacute;lai, en m&ecirc;me temps qu'elle lui annon&ccedil;ait
+l'embarquement de mon p&egrave;re. Et cependant, dans les lignes trac&eacute;es par
+lui, il r&eacute;gnait une telle chaleur d'esp&eacute;rance, de conviction, il parlait
+si hardiment&mdash;lui que nous &eacute;tions habitu&eacute;s &agrave; regarder comme
+infaillible&mdash;d'immenses richesses &agrave; recueillir, il d&eacute;crivait avec tant
+de complaisance l'existence de bonheur qui suivrait son retour, que,
+plus insouciant, j'en &eacute;tais venu &agrave; ne pas regretter qu'il nous e&ucirc;t
+quitt&eacute;s.</p>
+
+<p>&raquo;Mais cependant la grande salle triste me faisait froid au c&oelig;ur. Depuis
+longtemps d&eacute;j&agrave; je caressais un r&ecirc;ve. Je ne sais quel beau parleur
+m'avait convaincu qu'&agrave; Paris seul le v&eacute;ritable talent trouve &agrave; se faire
+jour. Ces semences jet&eacute;es en moi avaient promptement germ&eacute;. Paris
+m'apparaissait dans le lointain d'un nuage &eacute;blouissant. D'abord je
+n'osai pas en parler &agrave; ma m&egrave;re. Voudrait-elle quitter la maison o&ugrave; elle
+avait &eacute;t&eacute; si heureuse? Je ne songeais pas &agrave; l'abandonner. Non, pas
+encore.</p>
+
+<p>&raquo;Mais je me laissais aller &agrave; cette langueur qui accompagne le d&eacute;sir
+persistant, cach&eacute; et inassouvi. Je ne travaillais plus; chaque jour,
+jetant mes pinceaux &agrave; peine touch&eacute;s, je courais &agrave; travers la campagne.
+Je cherchais de pr&eacute;f&eacute;rence les plus hautes collines, et je les
+gravissais d'une seule traite, comme si de leur sommet j'avais pu
+apercevoir la grande ville que mes yeux cherchaient &agrave; l'horizon.</p>
+
+<p>&raquo;Cet &eacute;tat de fi&egrave;vre, suivi d'abattements inexpliqu&eacute;s, ne pouvait
+longtemps &eacute;chapper &agrave; l'&oelig;il clairvoyant de ma m&egrave;re. Elle m'interrogea.
+Je ne savais pas mentir, et je lui avouai tout. Paris! Paris! l&agrave;
+seulement je pourrais donner cours &agrave; toute la fougue de travail que je
+sentais bouillonner en moi...</p>
+
+<p>&raquo;Elle me crut. J'avais l'&eacute;loquence des r&ecirc;veurs. Et puis n'&eacute;tait-elle pas
+habitu&eacute;e &agrave; se sacrifier? Et, certes, c'&eacute;tait la plus grande preuve
+d'amour qu'elle p&ucirc;t me donner... car, savez-vous ce qu'elle fit?</p>
+
+<p>&raquo;Un jour, elle me dit que, s'il l'e&ucirc;t fallu, elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; pr&ecirc;te &agrave;
+sacrifier tous ses souvenirs du pass&eacute;, qui l'attachaient &agrave; la maison du
+p&egrave;re, pour m'accompagner &agrave; Paris, mais elle avait consult&eacute;. Avec ses
+ressources, il nous serait impossible de trouver dans la grande ville
+l'aisance et la tranquillit&eacute;, tandis que l&agrave; o&ugrave; elle &eacute;tait, elle
+pouvait&mdash;restant seule&mdash;se contenter d'un revenu assez modique pour me
+donner les moyens de me livrer &agrave; Paris aux &eacute;tudes que n&eacute;cessitait le
+soin de mon avenir.</p>
+
+<p>&raquo;Et moi, &eacute;go&iuml;ste, je ne vis pas qu'en disant cela, ma pauvre m&egrave;re &eacute;tait
+blanche comme une morte. Oui, sur des conseils donn&eacute;s de bonne foi, elle
+&eacute;tait persuad&eacute;e qu'&agrave; Paris, elle serait une g&ecirc;ne pour moi. On lui avait
+dit&mdash;des artistes de passage, sans valeur, mais qu'elle croyait parce
+qu'ils me flattaient&mdash;on lui avait dit que le v&eacute;ritable travailleur
+avait besoin d'&ecirc;tre seul, d'&ecirc;tre libre, qu'il me fallait sentir sur mon
+front de po&euml;te le grand souffle de l'ind&eacute;pendance... que sais-je, moi?
+Bref, la bien-aim&eacute;e femme eut foi en ces th&eacute;ories, qui la s&eacute;duisaient
+d'autant plus qu'elles r&eacute;pondaient aux &eacute;lans d'admiration que lui
+inspirait ce qu'on appelait mon g&eacute;nie. Triste jour, que celui o&ugrave; j'eus
+l'horrible courage d'accepter cet abandon qu'elle me faisait de toutes
+ses pr&eacute;f&eacute;rences. Je l'ai dit, il lui restait un revenu de cinq ou six
+mille francs environ. Elle gardait mille francs pour elle, le reste
+&eacute;tait pour moi. C'&eacute;tait l'outil qu'elle me mettait aux mains, et,
+m'embrassant avec la ferveur passionn&eacute;e des m&egrave;res, elle me disait:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Va, je suis s&ucirc;re de toi!</p>
+
+<p>&raquo;Je n'eus pas la force, &agrave; peine la pens&eacute;e de refuser. Elle m'avait si
+bien habitu&eacute; &agrave; ses abn&eacute;gations, que j'en comprenais peu la grandeur.</p>
+
+<p>&raquo;Je partis. J'arrivai &agrave; Paris.</p>
+
+<p>&raquo;Ici, quelques mots d'explication sont n&eacute;cessaires. Vous n'ignorez pas
+qu'il y a quatre ou cinq ann&eacute;es, la lutte s'&eacute;tait engag&eacute;e ardente entre
+ceux qu'on appelait en peinture comme en litt&eacute;rature les classiques et
+les romantiques. Mon &eacute;ducation provinciale me lan&ccedil;ait dans le camp des
+premiers. Aussi, d&egrave;s que je me mis en relations avec les jeunes artistes
+de Paris, &eacute;prouvai-je une de ces d&eacute;ceptions qui sont atroces et
+poignantes au c&oelig;ur des novices.</p>
+
+<p>&raquo;Je n'avais rien, ni couleur, ni vitalit&eacute;, ni passion. Je peignais
+froid, poncif: c'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; le mot consacr&eacute;. J'eus un moment de
+d&eacute;couragement profond. Mais la bienveillance des uns, la camaraderie
+int&eacute;ress&eacute;e des autres me rendirent mon &eacute;nergie, du moins je le crus.</p>
+
+<p>&raquo;J'&eacute;tais tomb&eacute; d&egrave;s le principe au milieu d'une de ces coteries
+d'incompris dont le temps se d&eacute;pensait en d&eacute;clamations st&eacute;riles et qui
+se croyaient appel&eacute;s aux plus hautes destin&eacute;es parce qu'ils exposaient
+en termes redondants les th&eacute;ories de ce qu'ils appelaient le grand art,
+l'art de la nature...</p>
+
+<p>&raquo;Je n'eus pas de peine &agrave; me mettre au niveau de ces intelligences
+fauss&eacute;es. De travail il &eacute;tait &agrave; peine question. Ce qu'il fallait avant
+de jeter ses id&eacute;es sur la toile, c'&eacute;tait les avoir bien r&eacute;p&eacute;t&eacute;es,
+ressass&eacute;es et, &agrave; force de parler, on s'apercevait qu'on n'avait plus le
+temps d'agir...</p>
+
+<p>&raquo;J'&eacute;crivais &agrave; ma m&egrave;re; et il est facile de comprendre que je ne me
+faisais point faute de lui exposer, dans de longues lettres, les
+banalit&eacute;s &eacute;blouissantes dont mon cerveau emportait chaque jour l'&eacute;cho,
+au sortir de nos r&eacute;unions paresseuses.</p>
+
+<p>&raquo;Elle m'admirait, et me voyant &agrave; travers le prisme de son amour, elle me
+r&eacute;pondait qu'elle &eacute;tait heureuse et fi&egrave;re de m'avoir envoy&eacute; &agrave; Paris,
+qu'elle comprenait le magnifique &eacute;veil de ma nature, l'&eacute;panouissement de
+mes facult&eacute;s...&mdash;Tu as raison, me disait-elle, replie-toi sur toi-m&ecirc;me,
+et quand le jour sera venu, frappe un de ces grands coups qui, te
+donnant la gloire, me donneront &agrave; moi l'immense bonheur.</p>
+
+<p>&raquo;Gloire! bonheur! h&eacute;las! que tout est loin de moi maintenant!</p>
+
+<p>&raquo;En somme, pour le milieu o&ugrave; je me trouvais, j'&eacute;tais riche, et je
+m'&eacute;tais tout &agrave; coup vu entour&eacute; par cette foule de parasites qui
+s'attachent aux jeunes gens et leur font une cour, comme &agrave; un souverain.</p>
+
+<p>&raquo;Comme, apr&egrave;s tout, j'avais fait d'assez fortes &eacute;tudes, j'&eacute;tais
+sup&eacute;rieur &agrave; cette tourbe d'impuissants qui, dans un but facile &agrave;
+comprendre, exaltaient ce talent encore en enfance. Ils me proclamaient
+chef d'&eacute;cole, ils se d&eacute;claraient trop heureux de se dire mes &eacute;l&egrave;ves; du
+matin au soir, ils encombraient mon atelier, o&ugrave; l'atmosph&egrave;re &eacute;tait
+lourde de la fum&eacute;e des pipes, ou aux phrases creuses se m&ecirc;lait le choc
+des verres sans cesse remplis et plus vite vid&eacute;s.</p>
+
+<p>&raquo;Et moi, plein d'orgueil, buvant ces louanges qui me montaient au
+cerveau comme une liqueur frelat&eacute;e, je me croyais grandi de toute la
+petitesse des autres...</p>
+
+<p>&raquo;Cependant, par une sorte de pudeur vis-&agrave;-vis de ma propre conscience,
+je m'&eacute;tais mis au travail.</p>
+
+<p>&raquo;Tandis que les autres p&eacute;roraient, &eacute;tendus sur mes divans, j'&eacute;tais
+parvenu &agrave; m'isoler au milieu de ce tapage.</p>
+
+<p>&raquo;J'&eacute;bauchais une Sarah d'apr&egrave;s la <i>Baigneuse</i> d'Hugo. Un jour, un de mes
+courtisans s'approcha de la toile sur laquelle je me tenais courb&eacute;, et,
+avec lui, ses compagnons se mirent &agrave; examiner longuement mon travail. Je
+ne les voyais pas: je m'absorbais dans ma propre pens&eacute;e. J'&eacute;prouvais un
+de ces rares moments de bonheur o&ugrave; l'&acirc;me, oubliant la terre, se laisse
+entra&icirc;ner, comme si elle s'&eacute;tait d&eacute;tach&eacute;e du corps, dans les espaces
+infinis de l'art...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Admirable! sublime! Rubens et Rembrandt! Delacroix n'est qu'un
+enfant! Enfonc&eacute;s les Ingristes!</p>
+
+<p>&raquo;A ces exclamations r&eacute;p&eacute;t&eacute;es, et qui se croisaient avec de petits cris
+d'admiration, je levai la t&ecirc;te. Ils &eacute;taient l&agrave; tous debout, dans une
+attitude presque grotesque &agrave; force d'admiration forc&eacute;e.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Martial, dit l'un, d&egrave;s aujourd'hui tu es le ma&icirc;tre...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Le roi du Salon, si toutefois ces mis&eacute;rables routiniers ne nient pas
+le soleil!</p>
+
+<p>&raquo;Je rougissais, mais un indicible bonheur remplissait mon &acirc;me. Et tout
+en me d&eacute;fendant contre ce que je daignais encore appeler d'amicales
+exag&eacute;rations, je me disais:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Oui, je suis grand! oui, je suis ma&icirc;tre!...</p>
+
+<p>&raquo;L'un d'eux ajouta:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Quand <i>elle</i> verra cette <i>patte</i>, elle consentira &agrave; tout.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Elle! fis-je avec surprise. De qui parlez-vous?</p>
+
+<p>&raquo;-Oh! ceci est, ou plut&ocirc;t &eacute;tait un grand secret. Mon cher, il s'agit
+d'une femme, la plus belle, la plus forte, la plus intelligente qui
+jamais ait compris l'art...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Vous la nommez?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Isabelle!</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;En effet, il me semble vous avoir entendus prononcer ce nom.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;&Eacute;coute. Tu vas tout savoir. Isabelle est la fille la plus &eacute;trange qui
+oncques ait paru parmi nous. D'o&ugrave; vient-elle? de quelque r&eacute;gion o&ugrave; les
+corps humains sont p&eacute;tris de lumi&egrave;re et de soleil. C'est la perfection
+plastique dans toute sa magnificence. Et sais-tu ceci? Tous, nous avons
+suppli&eacute; Isabelle de nous permettre de reproduire sur la toile cet id&eacute;al
+de la beaut&eacute; humaine... A tous elle a refus&eacute;. Et elle nous a dit: Le
+jour o&ugrave; parmi vous se l&egrave;vera un ma&icirc;tre incontestable, incontest&eacute;, un de
+ces hommes marqu&eacute;s du sceau divin, et qui assurent &agrave; leur mod&egrave;le
+l'immortalit&eacute; de la gloire, ce jour-l&agrave;, j'irai &agrave; ce ma&icirc;tre et je lui
+dirai: Me voil&agrave;!</p>
+
+<p>&raquo;Il est facile de comprendre quelle curiosit&eacute; passionn&eacute;e ces &eacute;tranges
+paroles me mirent au c&oelig;ur!</p>
+
+<p>&raquo;Quelle &eacute;tait cette femme dont mes amis parlaient avec enthousiasme?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Qu'elle vienne! m'&eacute;criai-je, et si elle me trouve digne d'elle, je
+jure que de cette beaut&eacute; je saurai faire un chef-d'&oelig;uvre immortel!</p>
+
+<p>&raquo;Le lendemain, Isabelle se pr&eacute;sentait &agrave; mon atelier.</p>
+
+<p>&raquo;En v&eacute;rit&eacute;, nulle expression ne saurait rendre l'&eacute;motion profonde,
+instantan&eacute;e, qui s'empara de moi, quand elle parut dans l'encadrement
+des tentures, avec ses longs yeux noirs ombrag&eacute;s de cils qui tamisaient
+le regard, avec ses lignes sculpturales, et cependant anim&eacute;es d'une vie
+superbe, avec cette carnation id&eacute;ale sous laquelle on sentait courir le
+sang chaud et puissant. On lui avait fait cort&eacute;ge comme &agrave; une reine.</p>
+
+<p>&raquo;Drap&eacute;e dans un ch&acirc;le de peu de valeur, qui moulait son corps, elle
+s'approcha de moi, et me regarda longuement. Moi, je la d&eacute;vorais des
+yeux. Sans parler, elle rejeta le bonnet qui couvrait son front, et de
+sa nuque s'&eacute;chappa un flot de cheveux noirs qui, se d&eacute;roulant comme un
+manteau, vint toucher la terre.</p>
+
+<p>&raquo;Puis, ses mains fines comme celles d'une reine, se pos&egrave;rent sur ma
+main, et elle me dit:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Tu m'as appel&eacute;e! je suis venue!</p>
+
+<p>&raquo;Certes, apr&egrave;s ce qui m'avait &eacute;t&eacute; dit la veille, c'&eacute;tait l&agrave; pour mon
+orgueil un de ces triomphes qui laissent dans l'&acirc;me une trace
+ineffa&ccedil;able...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Suis-je belle? me demanda-t-elle avec un sourire.</p>
+
+<p>&raquo;Belle! elle l'&eacute;tait &agrave; perdre les &acirc;mes, &agrave; tuer dans la conscience tout
+autre sentiment que l'adoration de la cr&eacute;ature...</p>
+
+<p>&raquo;Ah! messieurs, cette femme qui venait &agrave; moi, cette femme dont la
+pr&eacute;sence &eacute;tait pour moi comme la cons&eacute;cration de mon g&eacute;nie, cette
+cr&eacute;ation r&eacute;sumant en elle toutes les s&eacute;ductions de la forme et de la
+vie, ne l'avez-vous pas devin&eacute; d&eacute;j&agrave;...</p>
+
+<p>&raquo;C'&eacute;tait celle qui, plus tard, apr&egrave;s s'&ecirc;tre jet&eacute;e dans toutes les
+d&eacute;bauches, apr&egrave;s avoir d&eacute;chir&eacute; avec la cruaut&eacute; des b&ecirc;tes fauves le c&oelig;ur
+des na&iuml;fs et des croyants, est devenue la courtisane froide,
+implacable, qui fl&eacute;trit et qui tue, la Phryn&eacute; &agrave; laquelle s'est attach&eacute;
+comme un stigmate effrayant un surnom presque hideux...</p>
+
+<p>&raquo;C'&eacute;tait le T&eacute;nia, c'&eacute;tait celle que vous nommez la duchesse de Torr&egrave;s.&raquo;</p>
+
+<p>En pronon&ccedil;ant ce nom, Martial tressaillit tout entier; une crispation
+douloureuse convulsa ses traits. Il s'arr&ecirc;ta. D'un mouvement violent, il
+arracha sa cravate, comme s'il se f&ucirc;t senti &eacute;touffer, puis il essuya de
+la main son front, que mouillait une sueur glac&eacute;e. Tous se taisaient,
+comprenant que l'heure &eacute;tait venue des p&eacute;nibles aveux. Oui, ils
+connaissaient cette femme, dont le nom n'&eacute;tait jamais prononc&eacute; qu'avec
+m&eacute;pris, avec une secr&egrave;te &eacute;pouvante, cette femme qui, on s'en souvient,
+avait allum&eacute; dans le c&oelig;ur de M. de Silvereal une de ces passions qui
+poussent &agrave; l'infamie et entra&icirc;nent jusqu'au crime. Martial se roidit
+contre l'angoisse qui lui &eacute;treignait le c&oelig;ur, et, baissant la voix
+comme &agrave; son insu, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cette femme m'avait-elle choisi pour victime? Quel caprice
+sinistre l'avait conduite vers moi? Je l'ai su plus tard... je vous le
+dirai.</p>
+
+<p>&laquo;En ce moment, j'&eacute;tais fou. Et comme je la contemplais sans trouver la
+force de lui adresser une seule parole, elle s'&eacute;loigna et monta
+l&eacute;g&egrave;rement sur un de ces escabeaux qui servent de pi&eacute;destal aux mod&egrave;les.</p>
+
+<p>&raquo;L&agrave;, en pleine lumi&egrave;re, sous un rayon de soleil qui semblait se d&eacute;gager
+du ciel pour lui faire un diad&egrave;me d'or, sans embarras, sans honte, elle
+fit un mouvement... et ses v&ecirc;tements tomb&egrave;rent &agrave; ses pieds...</p>
+
+<p>&raquo;Et moi, &eacute;bloui, saisi au c&oelig;ur et au cerveau par cette apparition qui
+semblait une statue vivante, nouveau Pygmalion d'une Galath&eacute;e plus
+belle que le marbre, je m'&eacute;criai:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Non! je ne suis pas digne de cet id&eacute;al!</p>
+
+<p>&raquo;Puis, me contredisant moi-m&ecirc;me, je saisis mes brosses et effa&ccedil;ai avec
+une sorte de rage l'&eacute;bauche de cette Sarah qui, maintenant, me semblait
+un crime de l&egrave;se-beaut&eacute;!</p>
+
+<p>&raquo;Elle fit un geste; on nous laissa seuls.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Et maintenant, dit-elle, &agrave; l'&oelig;uvre, ma&icirc;tre!</p>
+
+<p>&raquo;Oui, je travaillai avec une ardeur qui tenait du d&eacute;lire. C'&eacute;tait une
+folie intense qui br&ucirc;lait mon cerveau et me dess&eacute;chait la poitrine....
+Je travaillai sans rel&acirc;che, sans fatigue. Isabelle, avec son sourire de
+reine, semblait ne pas ressentir la lassitude.</p>
+
+<p>&raquo;Quand l'esquisse fut termin&eacute;e&mdash;c'&eacute;tait la V&eacute;nus que les amis trop
+complaisants ont admir&eacute;e au Salon&mdash;Isabelle vint &agrave; moi, et
+s'agenouillant &agrave; mes pieds:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Je t'aime! me dit-elle.</p>
+
+<p>&raquo;Oui, elle me l'a dit, ce mot divin pour lequel j'aurais donn&eacute; ma vie,
+mon honneur. Et quand ses l&egrave;vres touch&egrave;rent les miennes, il me sembla
+que son souffle &eacute;tait br&ucirc;lant comme celui des damn&eacute;s!</p>
+
+<p>&raquo;Ah! je lui appartenais! et je croyais qu'elle &eacute;tait &agrave; moi. Cette femme
+prit possession de ma volont&eacute;, de ma conscience.... Elle disait: Je
+veux! et je me courbais comme un esclave...</p>
+
+<p>&raquo;Que vous dirai-je, maintenant, que vous n'ayez d&eacute;j&agrave; compris? Cette
+femme, ce fut le mauvais g&eacute;nie qui s'attacha &agrave; moi, et qui, prenant mon
+c&oelig;ur entre ses mains, le tordit jusqu'&agrave; ce qu'elle en e&ucirc;t exprim&eacute; la
+derni&egrave;re goutte de sang... &Eacute;tait-ce donc de l'amour que j'&eacute;prouvais pour
+elle? Peut-on bien donner le nom d'amour &agrave; cette passion envahissante,
+dominatrice, &eacute;nervante, qui vous r&eacute;duit &agrave; l'&eacute;tat de serf de la chair?
+Pour un regard, j'aurais commis un crime. Je ne savais plus, je ne
+pensais plus, je ne vivais plus! Elle, toujours elle!...</p>
+
+<p>&raquo;Le tableau, je vous l'ai dit, eut un succ&egrave;s prodigieux. De ce pas, je
+fus sacr&eacute; peintre.</p>
+
+<p>&raquo;Oh! &eacute;coutez bien ceci.</p>
+
+<p>&raquo;Malgr&eacute; tout, il y avait encore en moi ces na&iuml;vet&eacute;s d'enfant qui
+centuplent la joie du premier succ&egrave;s. Le matin, je courais au Salon, et
+l&agrave;, seul, avant l'arriv&eacute;e du public, je me pla&ccedil;ais devant mon &oelig;uvre, et
+je la regardais, me disant:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Tout &agrave; l'heure, ils viendront l'admirer, et cela est de moi!</p>
+
+<p>&raquo;Ou bien encore, je me glissais dans les groupes, &eacute;tudiant les visages,
+cherchant &agrave; surprendre un mot, une louange. J'attendais un nouveau venu,
+il y avait autour de mon nom comme une atmosph&egrave;re de bienveillance...
+J'&eacute;tais heureux.</p>
+
+<p>&raquo;Un jour, j'eus une &eacute;trange vision.</p>
+
+<p>&raquo;Quand je p&eacute;n&eacute;trai dans le grand salon o&ugrave; mon tableau occupait une des
+places d'honneur, j'aper&ccedil;us dans la p&eacute;nombre du jour un peu gris une
+forme arr&ecirc;t&eacute;e devant mon tableau...</p>
+
+<p>&raquo;Quelqu'un m'avait donc devanc&eacute;? Quel &eacute;tait cet admirateur myst&eacute;rieux
+qui recherchait ainsi la solitude pour mieux &eacute;tudier ses propres
+impressions?...</p>
+
+<p>&raquo;Je m'avan&ccedil;ai en &eacute;touffant le bruit de mes pas, et j'eus peine de
+retenir une exclamation...</p>
+
+<p>&raquo;Devant la V&eacute;nus de l'art, &eacute;tait la V&eacute;nus vivante. Oui, c'&eacute;tait elle,
+Isabelle, c'&eacute;tait ma ma&icirc;tresse!...</p>
+
+<p>&raquo;L&eacute;g&egrave;rement courb&eacute;e en arri&egrave;re, les prunelles agrandies, les narines
+dilat&eacute;es, elle contemplait le tableau avec une expression d'indicible
+orgueil.</p>
+
+<p>&raquo;&Eacute;tait-ce donc la joie de reconna&icirc;tre une fois de plus la valeur de
+celui qu'elle aimait? En v&eacute;rit&eacute;, je le crus na&iuml;vement... et je
+m'approchai d'elle.</p>
+
+<p>&raquo;Elle ne m'entendit pas, et je surpris ces mots qui erraient sur ses
+l&egrave;vres:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Je suis belle! belle &agrave; &ecirc;tre reine!...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Que fais-tu l&agrave;? m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>&raquo;Elle tourna vers moi ses grands yeux, clairs comme le ciel; j'y vis
+passer comme un &eacute;clair.</p>
+
+<p>&raquo;Elle me fit peur. Il y avait dans son regard une sorte de menace,
+quelque chose comme de la haine.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Isabelle! fis-je en lui saisissant les mains.</p>
+
+<p>&raquo;Elle se d&eacute;gagea lentement, toujours sans prononcer un seul mot; puis
+tout &agrave; coup, comme si une pens&eacute;e bizarre e&ucirc;t travers&eacute; son cerveau, elle
+poussa un bruyant &eacute;clat de rire et s'enfuit.</p>
+
+<p>&raquo;Avant que je fusse revenu de ma stupeur, elle avait disparu. En v&eacute;rit&eacute;,
+j'&eacute;tais frapp&eacute; en plein c&oelig;ur d'un de ces myst&eacute;rieux pressentiments qui
+vous tenaillent et vous causent une horrible et sourde souffrance. Je
+courus &agrave; mon atelier. Elle n'&eacute;tait pas encore revenue.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;C'est un caprice, me disais-je en essayant de me rassurer.</p>
+
+<p>&raquo;Une heure, deux heures pass&egrave;rent. Elle ne paraissait pas.</p>
+
+<p>&raquo;Vers midi, un &eacute;tranger se pr&eacute;senta chez moi.</p>
+
+<p>&raquo;C'&eacute;tait un Anglais, lord S...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Monsieur, me dit-il avec ce l&eacute;ger accent qui, en ralentissant la
+phrase, la rend plus froide et plus mesur&eacute;e, combien voulez-vous me
+vendre votre tableau?</p>
+
+<p>&raquo;Vendre mon tableau! vendre cette &oelig;uvre o&ugrave; j'avais mis tout mon c&oelig;ur
+et toute ma vie! Ah! en v&eacute;rit&eacute;, &agrave; mon tour, j'&eacute;clatai de rire.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Je ne vends pas mon tableau, r&eacute;pondis-je sans m&ecirc;me r&eacute;fl&eacute;chir &agrave;
+l'inconvenance de mon attitude.</p>
+
+<p>&raquo;Lord S..., sans se d&eacute;partir de son flegme, plongea sa main dans la
+poche de son paletot et en tira un portefeuille.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Monsieur, reprit-il, je suis riche, tr&egrave;s-riche. Fixez vous-m&ecirc;me le
+prix de cette toile, et je l'accepte sans discussion...</p>
+
+<p>&raquo;Redevenu ma&icirc;tre de moi-m&ecirc;me, je r&eacute;pondis plus calme:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Excusez-moi, monsieur, si je n'accueille pas avec la reconnaissance
+pr&eacute;vue par vous les offres que vous voulez bien m'adresser. L'artiste
+vous remercie, mais l'homme ne peut que vous r&eacute;p&eacute;ter ce qu'il vous a dit
+tout &agrave; l'heure: Je ne vends pas ce tableau...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Et pourquoi?</p>
+
+<p>&raquo;Il promena ses regards autour de lui. Pour &ecirc;tre plus confortable que
+celui de mes jeunes confr&egrave;res, mon atelier n'offrait cependant pas ce
+luxe s&eacute;rieux et grave que comporte une grande fortune. Donc, il
+s'&eacute;tonnait que je refusasse cette fortune peut-&ecirc;tre. Je compris sa
+pens&eacute;e:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Votre bienveillance, monsieur, a droit, en effet, &agrave; une explication.
+Si je refuse de vous vendre ce tableau, ce n'est pas, croyez-le bien,
+pour obtenir de vous des concessions par un moyen indigne d'un artiste
+qui se respecte lui-m&ecirc;me. Un int&eacute;r&ecirc;t sp&eacute;cial, ou plut&ocirc;t un sentiment
+profond fait un devoir pour moi de la conservation de cette toile.</p>
+
+<p>&raquo;A ces paroles, je remarquai que mon interlocuteur p&acirc;lissait
+l&eacute;g&egrave;rement.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Deux mille guin&eacute;es, dit-il.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Monsieur, cette insistance...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Quatre mille guin&eacute;es...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Encore une fois, je refuse...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Alors, monsieur, dit d'une voix nette et tranchante l'&eacute;trange
+personnage, je vous tuerai.</p>
+
+<p>&raquo;Devant cette menace insens&eacute;e, je crus avoir devant moi un monomane, un
+fou.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Pardon, monsieur, dis-je en souriant, si admirable &agrave; votre sens, du
+moins, que soit une &oelig;uvre d'art, elle ne peut valoir la vie d'un homme.</p>
+
+<p>&raquo;Lord S... me regarda en face.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Monsieur, dit-il, il me faut ou ce tableau ou votre vie.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Mais, &agrave; votre tour, expliquez-vous, car je commence &agrave; me demander si
+r&eacute;ellement vous jouissez de toute votre raison.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Je ne suis pas fou, reprit lord S..., mais ma volont&eacute; est
+irr&eacute;vocable. Il ne m'appartient pas de m'expliquer. Je n'en ai pas le
+droit. Encore une fois, je vous offre... dix mille guin&eacute;es, qui font, si
+je ne me trompe, deux cent cinquante mille francs en monnaie de France.
+Je vous laisse jusqu'&agrave; demain pour r&eacute;fl&eacute;chir.... Avant midi, je viendrai
+prendre votre r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>&raquo;Et me saluant avec une exquise politesse, il alla vers la porte, qu'il
+ouvrit.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Demain... avant-midi, r&eacute;p&eacute;ta-t-il.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Mais, monsieur, ma d&eacute;cision ne peut changer... et il est inutile...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Alors, je vous tuerai, fit-il..</p>
+
+<p>&raquo;Et la porte se referma sur lui.</p>
+
+<p>&raquo;Rest&eacute; seul, je me demandais si je devais rire ou m'inqui&eacute;ter de la
+ridicule insistance de cet amateur. Ses menaces me laissaient froid,
+mais il &eacute;tait une question qui revenait sans cesse dans mon cerveau et
+le martelait douloureusement.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Pourquoi cet homme tient-il si opini&acirc;trement &agrave; poss&eacute;der ce tableau?</p>
+
+<p>&raquo;Et Isabelle ne revenait pas. La fi&egrave;vre de l'attente et de l'inqui&eacute;tude
+m'envahissait. Puis, peut-on nier que la prescience de la douleur ne
+p&egrave;se sur notre organisme tout entier?</p>
+
+<p>&laquo;Je ne savais rien, je ne pr&eacute;voyais rien, et pourtant j'avais peur.
+Cette femme avait pris si compl&eacute;tement possession de moi-m&ecirc;me que, sans
+elle, je ne me sentais plus vivre. On e&ucirc;t dit que mon &ecirc;tre tout entier
+n'existait plus que par elle.</p>
+
+<p>&raquo;J'essayai de me remettre au travail, pour chasser et cette angoisse
+grandissante et l'irritation que me causaient maintenant&mdash;plus que
+lorsque je les avais entendues&mdash;les paroles prononc&eacute;es par lord S...</p>
+
+<p>&raquo;A mon insu, les deux noms: Isabelle et lord S... se heurtaient dans mon
+cerveau, comme si entre ces deux &ecirc;tres, qui cependant ne devaient m&ecirc;me
+pas se conna&icirc;tre, e&ucirc;t exist&eacute; quelque lien myst&eacute;rieux.</p>
+
+<p>&raquo;Pench&eacute; vers la porte, j'&eacute;coutais, j'attendais que r&eacute;sonn&acirc;t sur le
+palier le doux et charmant bruit de ce pas qui si souvent avait fait
+battre mon c&oelig;ur.... La journ&eacute;e se passait. Et toujours j'&eacute;tais seul.</p>
+
+<p>&raquo;J'essayai de me dominer, de raisonner. En v&eacute;rit&eacute;, j'&eacute;tais un enfant.
+Son absence, quoique un peu prolong&eacute;e, s'expliquerait par les motifs les
+plus simples.</p>
+
+<p>&raquo;Puis, sans savoir ce que je faisais, je pris mon chapeau et je
+m'&eacute;lan&ccedil;ai dehors. O&ugrave; allais-je? Est-ce que je le savais? Est-ce que je
+me le demandais seulement? Je voulais la chercher, la trouver. Peut-&ecirc;tre
+avait-elle &eacute;t&eacute; victime de quelque accident. Ah! cette pens&eacute;e me fit
+tant de mal que je compris que, si elle &eacute;tait morte, je ne pourrais pas
+lui survivre...</p>
+
+<p>&raquo;Fou! dix fois, cent fois fou! Ah! vous ne savez pas tout encore.
+J'&eacute;tais all&eacute; chez tous mes amis. Apr&egrave;s tout, Isabelle pouvait avoir
+contre moi quelque grief ignor&eacute;, qu'elle &eacute;tait venue confier &agrave; quelqu'un
+de mes camarades. Et lorsque j'arrivais devant la porte, je m'arr&ecirc;tais
+avant de frapper, prenant mon c&oelig;ur &agrave; deux mains pour l'emp&ecirc;cher
+d'&eacute;clater.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Isabelle est ici? m'&eacute;criais-je avec une sorte de certitude.</p>
+
+<p>&raquo;On me regardait. Ma physionomie traduisait une angoisse que mes amis
+traduisaient en jalousie. Jaloux, moi! Ah! j'y songeais bien! La pens&eacute;e
+d'une faute de mon Isabelle n'avait m&ecirc;me pas effleur&eacute; mon esprit. Je la
+respectais, je la v&eacute;n&eacute;rais, en un mot, je l'aimais; donc, je croyais en
+elle.</p>
+
+<p>&raquo;Quand j'eus en vain questionn&eacute; tous ceux qui auraient pu l'avoir
+rencontr&eacute;e, je revins chez moi, h&acirc;tif, d&eacute;sol&eacute;, et cependant cette
+esp&eacute;rance me restait, la derni&egrave;re!</p>
+
+<p>&raquo;Si elle &eacute;tait l&agrave;! Si elle m'attendait!</p>
+
+<p>&raquo;Rien!</p>
+
+<p>&raquo;Je vous ai parl&eacute; de faiblesses, presque de crimes. &Eacute;coutez ceci. A
+peine &eacute;tais-je revenu dans mon atelier, que l'on frappa &agrave; la porte. Je
+savais que ce ne pouvait &ecirc;tre Isabelle, car elle avait la clef.
+Cependant, je bondis effar&eacute;, et j'ouvris. Si c'&eacute;tait un message? Elle
+avait besoin de moi.... C'&eacute;tait cela, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&raquo;Point! c'&eacute;tait le concierge qui, m'ayant vu passer comme un fou et
+traverser la cour sans tourner la t&ecirc;te, m'avait inutilement appel&eacute; pour
+me remettre... une lettre... une lettre d'elle, peut-&ecirc;tre. Je la pris
+et je regardai la suscription. C'&eacute;tait l'&eacute;criture de ma m&egrave;re, le timbre
+de la petite ville o&ugrave; elle avait enseveli sa m&eacute;diocrit&eacute; et son
+d&eacute;vouement... savez-vous ce que je fis?</p>
+
+<p>&raquo;Je jetai la lettre loin de moi! avec un mouvement de col&egrave;re! Ah! il
+s'agissait bien de ma m&egrave;re!... Qu'est-ce que cela me faisait?...</p>
+
+<p>&raquo;Et je passai la soir&eacute;e &agrave; courir &agrave; travers le ville. Il pleuvait. Je ne
+remarquais plus que j'&eacute;tais t&ecirc;te nue. Je crois qu'en passant sur un pont
+j'avais d'un mouvement de stupide fureur jet&eacute; mon chapeau dans la Seine.
+J'&eacute;tais glac&eacute;, je frissonnais, je pleurais! et certains, passant aupr&egrave;s
+de moi et voyant mon visage convuls&eacute;, s'&eacute;cartaient comme s'ils eussent
+rencontr&eacute; un fou.</p>
+
+<p>&raquo;Ce que je fis, je ne sais pas. Cependant, je me souviens d'&ecirc;tre entr&eacute;
+dans un cabaret et d'avoir bu coup sur coup plusieurs verres
+d'eau-de-vie. Si bien que la br&ucirc;lure de l'alcool rendait plus &acirc;pre et
+plus douloureuse la sensation de fer rouge sous laquelle se tordait mon
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&raquo;Enfin, accabl&eacute;, bris&eacute;, claquant des dents, &agrave; demi ivre de froid, de
+liqueur, de d&eacute;sespoir, je me retrouvai dans mon atelier. Ce fut un
+chagrin d'enfant. Je criais, j'appelais: Isabelle! Isabelle!</p>
+
+<p>&raquo;Puis vint une prostration stupide, instantan&eacute;e, je tombai comme une
+masse sur le plancher.</p>
+
+<p>&raquo;Quand je revins &agrave; moi, il faisait grand jour. Dix heures sonnaient.
+J'&eacute;tais toujours seul.</p>
+
+<p>&raquo;Tout &agrave; coup, une pens&eacute;e traversa mon cerveau.</p>
+
+<p>&raquo;A midi! Oui, c'&eacute;tait bien &agrave; midi que cet Anglais devait revenir. Il
+voulait mon tableau ou ma vie. Ma vie! oh! il ne pr&eacute;tendait pas
+m'assassiner. Sans doute, il allait me proposer un duel, et moi,
+inhabile, j'allais me trouver en face d'un adversaire dont l'&eacute;p&eacute;e
+trouverait &agrave; coup s&ucirc;r le chemin de mon c&oelig;ur. Et c'est avec une joie
+ineffable que je songeais &agrave; cela. Cet homme me tuerait! oui! c'&eacute;tait la
+fin de cette &eacute;pouvantable torture! Je voulais qu'il me tu&acirc;t, et bient&ocirc;t,
+sans d&eacute;lai. J'avais une panoplie; j'en d&eacute;tachai deux &eacute;p&eacute;es et les
+examinai avec complaisance, les faisant plier sur mon pied. L'acier
+&eacute;tait bon, la pointe affil&eacute;e.... Mourir! mourir!... Et comme cette
+douzi&egrave;me heure tardait &agrave; sonner! J'&eacute;tais l&agrave;, courb&eacute; sur mes poignets,
+l'&oelig;il riv&eacute; &agrave; la pendule et disant &agrave; l'aiguille:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;H&acirc;te-toi donc! marche! marche!</p>
+
+<p>&raquo;Au moment o&ugrave; j'entendis cliqueter le ressort qui prend la sonnerie,
+toute mon &acirc;me se suspendit &agrave; cette sonorit&eacute; que j'attendais.</p>
+
+<p>&raquo;Midi! Et &agrave; peine le douzi&egrave;me coup s'&eacute;tait-il &eacute;teint dans la
+prolongation de l'&eacute;cho argentin que j'entendis la porte s'ouvrir.</p>
+
+<p>&raquo;D'un &eacute;lan, je me redressai... je regardai...</p>
+
+<p>&raquo;Et je poussai un cri de surprise, presque d'&eacute;pouvante...</p>
+
+<p>&raquo;Isabelle venait d'entrer.</p>
+
+<p>&raquo;Et cependant, je ne courus pas &agrave; elle. Il me sembla qu'une force plus
+grande que ma volont&eacute; me clouait au sol. Elle &eacute;tait l&agrave;, debout,
+immobile, drap&eacute;e dans un costume de satin noir qui modelait son buste et
+son corps tout entier, p&acirc;le et blanche dans cette ga&icirc;ne sombre. Ses
+cheveux tordus lui faisaient comme un diad&egrave;me sinistre. Son regard &eacute;tait
+fixe, dur: oui, c'&eacute;tait cet &eacute;clair qui, la veille, avait &eacute;clat&eacute; sous ses
+cils de soie et qui maintenant restait &agrave; l'&eacute;tat de lueur continuelle.</p>
+
+<p>&raquo;D'un geste inconscient, je lui fis signe d'avancer.</p>
+
+<p>&raquo;Elle vint &agrave; moi, et alors, sur ce visage charmant qui pour moi avait
+refl&eacute;t&eacute; toutes les joies de ma vie, de ma jeunesse enthousiaste, je ne
+vis plus que les lignes immobiles d'un masque de marbre.</p>
+
+<p>&raquo;Triomphant enfin de l'esp&egrave;ce de stupeur qui pesait sur moi et
+encha&icirc;nait tout mon &ecirc;tre, je pronon&ccedil;ai son nom. Mais ma voix se perdit
+dans un sanglot.</p>
+
+<p>&raquo;Ses l&egrave;vres, rouges et sensuelles, eurent un sourire railleur.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Martial, dit-elle, nous avons &agrave; causer... longuement. Voulez-vous
+m'entendre?</p>
+
+<p>&raquo;Dans cette voix qui r&eacute;sonnait pour moi d'une m&eacute;lodie presque divine, il
+y avait un &eacute;trange fr&eacute;missement. Je ne sais ce que je r&eacute;pondis... sans
+doute quelqu'une de ces banales folies qui montent au c&oelig;ur de ceux qui
+aiment.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Voici, reprit-elle. Dites-moi pourquoi vous avez refus&eacute; de vendre &agrave;
+lord S... votre tableau...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Quoi! tu sais cela?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Je le sais. Voulez-vous me r&eacute;pondre?</p>
+
+<p>&raquo;J'&eacute;tais si l&acirc;che que, ne devinant rien encore, je pliai devant sa
+volont&eacute;. Bien plus, je me disais que ce que j'allais lui dire allait la
+toucher, briser cette glace sous laquelle se cachait, dans je ne sais
+quel incroyable ph&eacute;nom&egrave;ne, mon Isabelle d'autrefois.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Ne l'as-tu pas compris? m'&eacute;criai-je. Cette &oelig;uvre que de pr&eacute;tendus
+connaisseurs admirent comme un effort de l'art, n'est-ce pas ma vie?
+n'est-ce pas tout mon r&ecirc;ve, tout mon bonheur?... Quoi! j'irais livrer &agrave;
+des mains profanes ce lambeau de mon c&oelig;ur!... j'irais pour quelques
+pi&egrave;ces d'or vendre ce qui est toi, ce qui est ta beaut&eacute;, ce qui est mon
+amour et mon avenir! Jamais!... il est impossible que tu n'aies pas
+devin&eacute; cela...</p>
+
+<p>&raquo;Elle releva la t&ecirc;te, et, plongeant son regard dans mes yeux:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Je veux, fit-elle en martelant chaque mot, je veux que vous acceptiez
+les offres de lord S...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Tu es folle!... Non, ce n'est pas toi qui parles!... Voyons!...
+quelle pens&eacute;e te trouble? Est-ce parce que tu me crois pauvre?... est-ce
+parce que la modestie de notre existence te p&egrave;se? Avec les guin&eacute;es que
+m'offre cet homme, je pourrais te donner une vie princi&egrave;re, digne de
+toi. C'est cela que tu veux, n'est-il pas vrai? Eh bien! &eacute;coute-moi!...
+De cette &oelig;uvre, s'il le faut, je ferai une copie; mais, je le sais, ce
+ne sera plus toi. J'effacerai tes traits et je demanderai &agrave; l'id&eacute;al
+quelque type qui, moins parfait que toi-m&ecirc;me, r&eacute;sume cependant les
+traits essentiels de la beaut&eacute; humaine...</p>
+
+<p>&raquo;Elle me regardait sans m'interrompre. Je continuai:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Puis je me mettrai au travail. Tu le vois, maintenant je suis sur le
+chemin de la gloire, de la fortune... Mes toiles se couvriront d'or, et
+cet or je te le donnerai! Dis-moi, n'est-ce pas, c'est bien l&agrave; ce que tu
+veux?</p>
+
+<p>&raquo;Elle eut un mouvement d'impatience, et alors, tandis que je tendais
+vers elle mes mains qui suppliaient, voici, &eacute;coutez bien, voici ce
+qu'elle me dit:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Monsieur, je ne vous aime pas, je ne vous ai jamais aim&eacute;... Si je
+suis venue &agrave; vous, c'est parce que j'avais compris qu'il y avait en vous
+une force qui, centupl&eacute;e par la passion, pouvait produire un
+chef-d'&oelig;uvre. J'&eacute;tais le mod&egrave;le, et je savais que ce mod&egrave;le &eacute;veillerait
+en votre &acirc;me d'enfant toutes les sensations exalt&eacute;es qui seules donnent
+&agrave; l'&oelig;uvre la vie r&eacute;elle.</p>
+
+<p>&raquo;Une sorte de r&acirc;le s'&eacute;tait &eacute;chapp&eacute; de ma poitrine. Je me laissai tomber
+sur un si&eacute;ge, et, l'&oelig;il plein d'effarements, je la contemplai.</p>
+
+<p>&raquo;Elle continuait:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Donc je me suis donn&eacute;e &agrave; vous qui, croyant &agrave; mon amour, avez r&eacute;sum&eacute;
+dans cette toile tout ce que la nature vous avait d&eacute;parti de force et de
+talent... je voulais cela, et je suis arriv&eacute;e &agrave; mon but. Quel &eacute;tait ce
+but? je vais vous le dire. Je suis de ces femmes qui ha&iuml;ssent les
+banalit&eacute;s de ces passions fi&eacute;vreuses dans lesquelles vous autres, na&iuml;fs,
+croyez trouver le bonheur!... Moi, entendez-moi, je veux &ecirc;tre riche, je
+veux &ecirc;tre grande, je veux &ecirc;tre reine; je veux, par ma beaut&eacute;, par cette
+perfection physique qui vous affole, conqu&eacute;rir toutes les puissances
+humaines.... Je n'ai pas de c&oelig;ur... j'ignore m&ecirc;me ce que veut dire ce
+mot. Quant &agrave; l'amour, je sais ce que je vaux et je ne crains jamais de
+l'&eacute;prouver. Pourquoi je suis ainsi? parce que ma m&egrave;re est morte de
+douleur, apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; abandonn&eacute;e par l'homme auquel elle avait d&eacute;vou&eacute;
+toute sa jeunesse.... Soyez tranquille, ce jour-l&agrave;, j'ai compris la vie.
+Ne supposez pas que je veuille ici copier ces h&eacute;ro&iuml;nes dramatiques qui
+ne r&ecirc;vent que vengeance... je ne cherche pas &agrave; venger ma m&egrave;re.... Sa
+mort a &eacute;t&eacute; un enseignement... j'en profite, voil&agrave; tout!</p>
+
+<p>&raquo;Elle parlait sans col&egrave;re, sans amertume, sans que dans cette effroyable
+confession dont chaque mot tombait sur mon cerveau comme une goutte de
+plomb br&ucirc;lant, sa voix ne s'&eacute;lev&acirc;t ni ne faibl&icirc;t.</p>
+
+<p>&raquo;Et savez-vous ce que moi je faisais pendant qu'elle tordait mon c&oelig;ur
+qui saignait&mdash;vraiment ces folies sont criminelles!&mdash;je la contemplais
+toujours et cette phrase se creusait plus profonde en moi:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Qu'elle est belle!</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Vous &ecirc;tes intelligent, continuait-elle, toujours calme, toujours
+impassible, vous me comprenez, n'est-ce pas?... Me sachant belle, je
+voulus que cette beaut&eacute; f&ucirc;t connue, admir&eacute;e. Il me r&eacute;pugnait de gravir
+un &agrave; un les &eacute;chelons qui devaient m'amener aux sommets qui &eacute;taient mon
+but.... De vous j'ai fait un peintre... je vous ai en quelque sorte
+&eacute;chauff&eacute; de cet amour qui vous a tu&eacute;... l'&eacute;tincelle a jailli, et
+maintenant je vous dis: Je ne vous aime pas! je ne vous appartiens pas!
+je suis libre de moi-m&ecirc;me, et lord S..., qui est venu hier et qui
+m'attend, est mon amant!</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Mis&eacute;rable!</p>
+
+<p>&raquo;Je bondis vers elle, les poings lev&eacute;s, avec un rugissement.</p>
+
+<p>&raquo;Elle avait crois&eacute; ses deux bras sur sa poitrine, la t&ecirc;te haute, sans
+forfanterie cependant; elle savait bien que je ne la frapperais pas, que
+je ne la tuerais pas. Et mon bras retomba inerte, et des larmes
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;es jaillirent de mes yeux. J'avais entendu cela, elle m'avait
+soufflet&eacute; de ses aveux insolents et cyniques, et cependant je ne
+l'&eacute;crasais pas comme un reptile.</p>
+
+<p>&raquo;Elle n'avait pas fini d'ailleurs, et tandis que je retombais fou,
+stupide, j'entendis encore sa voix dont le diapason ne s'&eacute;tait m&ecirc;me pas
+modifi&eacute;:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Vous comprenez que lord S... ne peut pas laisser entre vos mains
+cette toile qui prouve les liens qui vous ont uni &agrave; moi. C'est pourquoi
+il me faut ce portrait, et ce que vous avez refus&eacute; hier, je veux que
+vous l'acceptiez aujourd'hui.</p>
+
+<p>&raquo;Ah! quelle &eacute;pouvantable sc&egrave;ne, et l'humanit&eacute; peut-elle descendre aussi
+bas? Je priai, je sanglotai, je me tra&icirc;nai &agrave; ses pieds, je lui criai
+mon amour avec toutes les folies de la passion forcen&eacute;e.</p>
+
+<p>&raquo;Et comme toujours, hautaine et s&ucirc;re d'elle-m&ecirc;me, elle me r&eacute;p&eacute;tait ce
+mot: Je veux!... je courus &agrave; mon bureau, je saisis une plume et tra&ccedil;ai
+quelques lignes.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Si tu le veux, m'&eacute;criai-je, ce tableau, je te le donne!</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;A quel prix?&raquo;</p>
+
+<p>A ce moment Martial s'arr&ecirc;ta encore. La honte le tenait &agrave; la gorge.</p>
+
+<p>&laquo;Lorsque Isabelle sortit de chez moi, reprit-il apr&egrave;s un silence, je lui
+avais vendu ce tableau qu'elle m'avait pay&eacute;... du m&ecirc;me prix qu'elle
+allait payer &agrave; son amant les enivrements du luxe et de la fortune.</p>
+
+<p>&raquo;La porte se referma sur elle.</p>
+
+<p>&raquo;Alors vint la honte! la premi&egrave;re que j'eusse ressentie et qui est la
+plus horrible de toutes.... J'avais conscience de mon infamie, et, chose
+effrayante, je ne me repentais pas!</p>
+
+<p>&raquo;Lorsque j'avais entendu le froissement de sa robe glissant sur
+l'escalier&mdash;alors qu'elle courait vers lord S... qui
+l'attendait&mdash;j'&eacute;tais tomb&eacute; &agrave; genoux comme pour baiser encore les traces
+de ses pas.... Quand je me redressai, je vis &agrave; quelques pas de moi un
+point blanc qui attira mon attention... une sorte d'attraction
+involontaire m'entra&icirc;na de ce c&ocirc;t&eacute;... j'&eacute;tendis les mains!...</p>
+
+<p>&raquo;C'&eacute;tait la lettre de ma m&egrave;re... de ma m&egrave;re que j'oubliais... de ma m&egrave;re
+qui aurait fr&eacute;mi de d&eacute;sespoir si elle avait vu le front p&acirc;le de son fils
+d&eacute;shonor&eacute;...</p>
+
+<p>&raquo;Cette lettre, je la pris entre mes doigts et je la regardai longuement;
+par un mouvement instinctif, je l'approchai de mes l&egrave;vres, mais je
+l'&eacute;cartai vivement... Non, ces l&egrave;vres n'&eacute;taient pas dignes de toucher
+ces lignes trac&eacute;es par la m&egrave;re honn&ecirc;te...</p>
+
+<p>&raquo;Je n'osais pas m&ecirc;me briser le cachet. Il me semblait que de ses plis
+allait sortir une mal&eacute;diction!</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Allons! fis-je avec un frisson...</p>
+
+<p>&raquo;Et la lettre se d&eacute;ploya sous mes yeux.</p>
+
+<p>&raquo;Ah! la foudre f&ucirc;t tomb&eacute;e sur ma t&ecirc;te, que je n'aurais pas &eacute;t&eacute; frapp&eacute;
+d'un coup plus terrible.</p>
+
+<p>&raquo;Cette lettre contenait ces mots, &eacute;crits d'une main tremblante:</p>
+
+<p>&laquo;Mon enfant, mon Martial, viens vite... nous sommes perdus et je meurs!&raquo;</p>
+
+<p>&raquo;Je me redressai hagard. Non! je m'&eacute;tais tromp&eacute;; j'avais mal lu; ce
+n'&eacute;tait pas possible. Quoi! pendant que cette mis&eacute;rable femme... ma m&egrave;re
+&eacute;tait l&agrave;-bas, seule, d&eacute;sol&eacute;e, qui souffrait, qui pleurait, qui
+mourait...</p>
+
+<p>&raquo;Inf&acirc;me que j'&eacute;tais!...</p>
+
+<p>&raquo;Que signifiaient ces mots: Nous sommes perdus!... Qu'importe! il n'y
+avait pas &agrave; h&eacute;siter, il fallait partir, partir sans perdre une
+minute!... Eh bien, le croiriez-vous?... le fils ingrat eut besoin de
+toute sa force pour ne pas attendre... attendre quoi?...</p>
+
+<p>&raquo;Attendre que peut-&ecirc;tre l'autre rev&icirc;nt encore! l'autre, la courtisane!
+celle qui m'avait cent fois r&eacute;p&eacute;t&eacute;:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Je ne t'aime pas! je ne t'aime pas!</p>
+
+<p>&raquo;Celle qui m'avait d&eacute;voil&eacute; toute la v&eacute;nalit&eacute; de son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&raquo;Oui, j'attendais encore cette mis&eacute;rable, tandis que ma m&egrave;re, qui
+s'&eacute;tait tu&eacute;e pour moi, se tordait les mains et m'appelait! C'est
+hideux!... mais je me confesse... et j'&eacute;tais ainsi oublieux du bien et
+riv&eacute; au mal...</p>
+
+<p>&raquo;Et le combat fut long, douloureux.... Je n'en suis que plus coupable.
+Encore je ne savais rien...</p>
+
+<p>&raquo;Il me restait quelque argent. J'avais touch&eacute;, quelques jours
+auparavant, le trimestre de la pension de six mille francs&mdash;je ne sais
+comment elle avait fait, la ch&egrave;re martyre&mdash;que me servait ma m&egrave;re...</p>
+
+<p>&raquo;Je courus &agrave; la poste, et, deux heures apr&egrave;s, les chevaux m'entra&icirc;naient
+sur la route de la petite ville de G...</p>
+
+<p>&raquo;C'est &agrave; n'y pas croire. Avant de quitter mon atelier, j'avais, dans un
+petit tiroir o&ugrave; nagu&egrave;re Isabelle pla&ccedil;ait des objets &agrave; mon usage, d&eacute;pos&eacute;
+un billet qui contenait ces mots:</p>
+
+<p>&laquo;Attends-moi, je t'aime!...&raquo;</p>
+
+<p>&raquo;Cependant, lorsque, lanc&eacute; sur la route, &agrave; travers la nuit, j'entendis
+grelotter les sonnettes tintant au cou des chevaux, lorsque je me sentis
+environn&eacute; d'ombre, il se fit en moi un singulier revirement...</p>
+
+<p>&raquo;M&eacute;tamorphose subite et, h&eacute;las! passag&egrave;re! j'oubliai cette passion qui
+me tenait &agrave; l'&acirc;me comme un bandit saisit un passant par le cou, et tous
+mes souvenirs afflu&egrave;rent &agrave; mon cerveau, retra&ccedil;ant une par une les sc&egrave;nes
+du pass&eacute;...</p>
+
+<p>&raquo;Je revis mon p&egrave;re qui, d'un pas lent, baissant son front charg&eacute;
+d'&eacute;tude, regagnait son cabinet apr&egrave;s nous avoir donn&eacute;, &agrave; ma m&egrave;re et &agrave;
+moi, le baiser d'adieu. Il s'enfermait et je savais qu'il travaillait,
+toute la nuit, disputant au repos chaque heure, chaque minute...</p>
+
+<p>&raquo;Mon p&egrave;re!... Voyez &agrave; quel point la vie fi&eacute;vreuse que je menais avait
+oblit&eacute;r&eacute; ma conscience.... Je ne me souvenais m&ecirc;me plus des derni&egrave;res
+lettres de ma m&egrave;re...</p>
+
+<p>&raquo;Depuis plus de huit ou dix mois, elle n'avait plus re&ccedil;u de lettres de
+lui. O&ugrave; &eacute;tait-il? elle l'ignorait. Elle supposait seulement qu'il
+s'&eacute;tait enfonc&eacute; dans les terres, sur les confins de la Chine, et que
+les communications manquaient.</p>
+
+<p>&raquo;De ses angoisses, elle ne disait rien. Et moi, tout entier saisi par
+l'engrenage qui devait arracher un &agrave; un les lambeaux de mon &ecirc;tre, je ne
+devinais rien!...</p>
+
+<p>&raquo;Mon p&egrave;re ne pouvait &ecirc;tre, lui&mdash;forte et probe nature&mdash;soup&ccedil;onn&eacute;
+d'&eacute;go&iuml;sme et d'oubli... les pays qu'il parcourait &eacute;taient pleins de
+p&eacute;rils pour les Europ&eacute;ens, menac&eacute;s par des maladies inconnues, par cette
+haine brutale des peuplades sauvages qui ignorent et redoutent &agrave; la
+fois. C'&eacute;tait &eacute;trange. Tandis que mon &oelig;il &agrave; moiti&eacute; ferm&eacute; suivait sur la
+route le sillage des lanternes qui couraient et dont le reflet rouge&acirc;tre
+tremblotait sur les arbres, je me sentais revivre dans mes anciennes
+sensations du pass&eacute;.</p>
+
+<p>&raquo;Et alors je croyais lire en traits de feu, inscrits sur les panneaux de
+la chaise de poste, les mots qu'avait trac&eacute;s la main de ma m&egrave;re:</p>
+
+<p>&laquo;Viens! nous sommes perdus! je meurs!&raquo;</p>
+
+<p>&raquo;Plus vite! plus vite! Ah! que ces chevaux &eacute;taient lents! Je me penchais
+hors de la voiture et j'offrais au postillon des poign&eacute;es d'or. Le fouet
+claquait. Les chevaux bondissaient, ayant l'&eacute;cume au mors.... Plus
+vite!... plus vite!... que j'&eacute;chappe &agrave; la crainte, au remords qui me
+tenaillent!... Le remords! oui, je me disais que chaque baiser donn&eacute; par
+moi &agrave; l'impure, &agrave; l'inf&acirc;me, avait tu&eacute; ma m&egrave;re.</p>
+
+<p>&raquo;Oh! comme ce fut long!... Quelles rages je dus d&eacute;vorer!... Alors que
+j'eusse voulu voler plus vite que le vent, une roue cassait... ou bien
+c'&eacute;tait le postillon qui &eacute;tait ivre... ou bien un cheval qui boitait. En
+vain je priais, je payais, c'&eacute;tait long, effroyablement long. Car
+maintenant une vision persistante obs&eacute;dait mon cerveau.</p>
+
+<p>&raquo;Ma m&egrave;re... morte!</p>
+
+<p>&raquo;Enfin le troisi&egrave;me jour, &agrave; l'aube, j'aper&ccedil;us le bout du faubourg.
+C'&eacute;tait la ville o&ugrave; s'&eacute;tait pass&eacute;e mon enfance, insoucieuse et
+choy&eacute;e!... Ah! vrai! en ce moment, j'oubliai Isabelle, cette beaut&eacute;
+surhumaine, cette attraction affolante... je ne vis plus que le clocher
+pointu, couvert d'ardoises, dont la croix d&eacute;coup&eacute;e en plein zinc se
+d&eacute;tachait comme une double ligne sur le ciel blanc...</p>
+
+<p>&raquo;Et tandis que la chaise de poste roulait entre les maisons encore
+endormies, je ressentais une joie d'enfant &agrave; regarder ces portes que je
+connaissais toutes, ces fen&ecirc;tres derri&egrave;re lesquelles dormaient des
+amis...</p>
+
+<p>&raquo;Puis la voiture s'arr&ecirc;ta. C'&eacute;tait l&agrave;! J'&eacute;tais arriv&eacute;!...</p>
+
+<p>&raquo;Le conducteur faisait vibrer sa m&egrave;che neuve &agrave; travers l'air, qu'il
+coupait m&eacute;thodiquement.... Il me semblait, en v&eacute;rit&eacute;, que j'arrivais en
+triomphateur.</p>
+
+<p>&raquo;La porte s'ouvrit. Une femme, la vieille Suzanne, que nous appelions
+simplement Zanne, ouvrit pr&eacute;cipitamment la porte, et le doigt sur les
+l&egrave;vres, me regardant d'un &oelig;il gonfl&eacute; de larmes, dit:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Pas tant de bruit!... Vous voulez donc la tuer!</p>
+
+<p>&raquo;Mon c&oelig;ur se serra si fort que je crus que j'allais tomber.</p>
+
+<p>&raquo;Mais la vieille Zanne m'avait saisi dans ses bras. Elle &eacute;tait forte, la
+brave femme, forte de cette &eacute;nergie que les c&oelig;urs honn&ecirc;tes retrouvent
+pour secourir les douleurs des autres.</p>
+
+<p>&raquo;J'avais &agrave; peine le pouvoir de murmurer quelques mots:</p>
+
+<p>&raquo;Ma m&egrave;re... en danger!... dites... dites vite!...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Ah! monsieur Martial, il y a vingt-quatre heures que nous vous
+attendons! Comme vous &ecirc;tes en retard!... Au fait, c'est peut-&ecirc;tre que
+les routes sont bien mauvaises!...</p>
+
+<p>&raquo;Ah! comme ces &acirc;mes droites savent vous faire rougir! Leur honn&ecirc;tet&eacute;
+na&iuml;ve tombe &agrave; plomb sur vos regrets et vos responsabilit&eacute;s! Elle ajouta:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;J'avais si grand'peur qu'elle mour&ucirc;t avant de vous avoir revu!</p>
+
+<p>&raquo;J'avais perdu tout un jour l&agrave;-bas! &agrave; Paris!... et j'aurais pu la
+trouver morte!... c'&eacute;tait &eacute;pouvantable!... d'autant que le sens moral
+d&eacute;faillait &agrave; ce point en moi, que je ne me souvenais plus qu'elle
+m'avait cri&eacute;: &laquo;Viens! je meurs!...&raquo;</p>
+
+<p>&raquo;La Zanne ouvrit une porte et me poussa en avant.</p>
+
+<p>&raquo;Je ne sais... je vis un lit blanc... je discernai une forme vague dans
+l'ombre que projetaient les rideaux... et je tombai &agrave; genoux en
+sanglotant et en disant:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Maman! maman!</p>
+
+<p>&raquo;Une main se posa sur mon front. Oh! comme elle &eacute;tait l&eacute;g&egrave;re. On e&ucirc;t dit
+les doigts d'un &ecirc;tre immat&eacute;riel.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Tu vois bien, Zanne, dit une voix cass&eacute;e qui semblait un souffle, tu
+vois bien... qu'il viendrait!</p>
+
+<p>&raquo;Cet &laquo;il viendrait!...&raquo; &eacute;tait tout un reproche. La vieille servante
+avait dout&eacute; de moi. J'eus peur et honte &agrave; la fois, comme si je redoutais
+qu'elle e&ucirc;t &agrave; travers la distance d&eacute;couvert la cause de mon retard.</p>
+
+<p>&raquo;J'osai lever les yeux sur ma m&egrave;re.</p>
+
+<p>&raquo;Ah! quel spectacle! Cette femme, &eacute;nergique et vigoureuse sous sa
+fragilit&eacute; native, n'&eacute;tait plus que l'ombre d'elle-m&ecirc;me. Ses cheveux
+blancs se collaient en bandeaux plats sur ses tempes amaigries, et son
+front, bomb&eacute; par le retrait des lignes du visage, &eacute;tait &eacute;clair&eacute; par deux
+yeux caves, secs, brillants...</p>
+
+<p>&raquo;Il n'y avait pas &agrave; douter, c'&eacute;tait la mort!</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Oh! je t'en prie, murmura-t-elle, viens pr&egrave;s, tout pr&egrave;s, que je
+t'embrasse... de tout mon c&oelig;ur... comme autrefois.</p>
+
+<p>&raquo;Elle me prit par les deux joues comme on fait &agrave; un enfant, et sur mon
+front br&ucirc;lant, je sentis ses l&egrave;vres froides...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Que s'est-il pass&eacute;? m'&eacute;criai-je. Il y a longtemps que tu es malade!
+Pourquoi ne m'as-tu pas appel&eacute; plus t&ocirc;t?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Chut! fit-elle, ne parle pas si fort. Ma pauvre t&ecirc;te endolorie est
+devenue bien sensible... il ne faut pas m'en vouloir!... Mais parle tout
+bas... tout bas...</p>
+
+<p>&raquo;Elle se tourna p&eacute;niblement et adressant un signe &agrave; la vieille Zanne,
+qui regardait &agrave; travers ses larmes cette sc&egrave;ne douloureuse:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Laisse-nous, ma mie, il faut que je cause avec lui... et tu sais...
+je n'ai pas de temps &agrave; perdre...</p>
+
+<p>&raquo;Nous rest&acirc;mes seuls. Je n'osais pas interroger. J'attendais.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Petit, reprit ma m&egrave;re (c'&eacute;tait ainsi qu'elle m'appelait autrefois,
+avant que je l'eusse quitt&eacute;e), petit, ouvre le petit meuble l&agrave;-bas....
+Oui, c'est cela... le tiroir du haut.... Il y a une lettre, n'est-ce
+pas?... pli&eacute;e... avec le timbre de Bordeaux.... Apporte-la... mets-la
+sur mon lit.... Merci!... tu es toujours gentil et complaisant comme
+autrefois.... Ah! mon pauvre Martial!</p>
+
+<p>&raquo;Je me remis &agrave; genoux aupr&egrave;s de son lit.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Vois-tu, reprit-elle, j'ai bien de mauvaises nouvelles &agrave;
+t'apprendre.... Il faut avoir du courage...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Mon p&egrave;re! m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>&raquo;Elle posa vivement sa main sur ma bouche.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Oh! non, pas cela! fit-elle. Cependant, promets-moi de ne pas te
+d&eacute;soler.... Car, sais-tu, c'est si terrible que j'en meurs.... Quand
+j'ai appris... ce que contient cette lettre, je suis tomb&eacute;e par terre...
+m&ecirc;me je me suis fait bien mal... parce que ma t&ecirc;te a port&eacute; contre le
+mur.... J'ai eu le d&eacute;lire.... C'est bien &eacute;trange, cela!... je ne
+comprenais plus, je ne pensais plus.... Cependant je me souviens de ce
+qui se passait dans ma pauvre t&ecirc;te... C'&eacute;taient des mensonges!... je te
+voyais rire, je t'entendais chanter, et tu avais autour de toi toute
+sorte de monde.... Comme c'est bizarre, le d&eacute;lire!...</p>
+
+<p>&raquo;Je baisais ses mains &agrave; pleines l&egrave;vres. Je n'avais pas l'infamie de me
+d&eacute;fendre. Pauvre, pauvre m&egrave;re!</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Mais il ne faut pas que je perde de temps, reprit-elle, parce que je
+suis s&ucirc;re, je sais que je vais bient&ocirc;t mourir.... Ne pleure pas....
+L&agrave;!... voila que tu sanglotes!... Petit, je te le d&eacute;fends!...
+&Eacute;coute-moi, et promets-moi d'&ecirc;tre bien courageux...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Parlez! parlez, ma m&egrave;re!</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Oui, mais je te d&eacute;fends de t'exalter.... Vois-tu, depuis le jour o&ugrave;
+ton p&egrave;re est parti, je ne vivais plus. Il ne faut pas m'en vouloir, mais
+je l'aimais tant! Ah! si tu savais tous les tr&eacute;sors de d&eacute;vouement et de
+bont&eacute; que renfermait cette &acirc;me! Si je vaux quelque chose, c'est &agrave; lui
+que je le dois. N'en doute jamais. Eh bien! voil&agrave; pr&egrave;s d'une longue
+ann&eacute;e que je n'ai entendu parler de lui.... C'est atroce, cela. J'ai eu
+des mois entiers sans sommeil. J'&eacute;tais l&agrave;, seule, tendant l'oreille...
+car je me disais: S'il n'&eacute;crit pas, c'est qu'il revient. H&eacute;las! le matin
+passait, et puis le soir, et ton p&egrave;re n'&eacute;tait pas l&agrave;... Seules, tes
+lettres me remettaient un peu de joie au c&oelig;ur. Ah! je veux te le dire,
+je suis fi&egrave;re et heureuse; car, enfin, tu es bien un peu mon &oelig;uvre...
+et quand j'ai lu dans les journaux&mdash;j'en ai fait venir expr&egrave;s... pour
+les montrer&mdash;&laquo;notre grand peintre Martial,&raquo; alors c'&eacute;tait une fra&icirc;cheur
+qui me passait &agrave; travers le c&oelig;ur. C'est si bon, l'orgueil de son
+enfant!</p>
+
+<p>&raquo;Elle s'interrompit. Sa respiration &eacute;tait courte. Je ne doutais plus. La
+mort guettait sa proie, et elle ne pouvait plus lui &eacute;chapper...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Mais, ton p&egrave;re!... qu'est-il devenu? La derni&egrave;re fois qu'il m'a
+&eacute;crit, il &eacute;tait &agrave;... attends donc!... je ne me rappelle pas bien le
+nom.... Sa&iuml;gon... oui, c'est bien cela. Et il me disait que tout allait
+au mieux, qu'il &eacute;tait s&ucirc;r de r&eacute;ussir... que nous serions riches comme
+des rois... et il ajoutait... tiens cela me fait rire: Le Roi du Feu
+t'envoie l'expression de son profond respect.... Tu te rappelles
+bien.... Comme il &eacute;tait singulier, ce Roi du Feu!</p>
+
+<p>&raquo;Et elle rit aux &eacute;clats. J'eus peur. Est-ce que le d&eacute;lire allait de
+nouveau s'emparer d'elle? Mais sa volont&eacute; fut plus forte que la maladie.
+Elle redevint ma&icirc;tresse d'elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Depuis ce temps, je n'ai plus entendu parler de ton p&egrave;re.... Je ne
+suis pas bien effray&eacute;e... parce qu'il m'avertissait qu'il allait partir
+pour une exp&eacute;dition lointaine... pour le pays... des Khmers! Tu sais, tu
+as d&eacute;j&agrave; entendu ce nom.... La statue qu'il avait re&ccedil;ue dans la caisse...
+tu te rappelles... c'&eacute;tait, nous a-t-il dit... le roi L&eacute;preux, le
+dernier souverain des Khmers.... Il ajoutait qu'il &eacute;tait d&eacute;j&agrave; all&eacute; dans
+ce pays... et que, de la part des indig&egrave;nes... des sauvages, sans
+doute... il n'y avait aucun p&eacute;ril &agrave; redouter.... Et cependant, je n'ai
+plus entendu parler de lui!...</p>
+
+<p>&raquo;Je crus que c'&eacute;tait cette inqui&eacute;tude seule qui l'avait abattue ainsi,
+et je m'effor&ccedil;ai de la rassurer. Mais elle me fit signe de me taire.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Je te dis tout cela, continua-t-elle, veux-tu savoir la v&eacute;rit&eacute;? pour
+retarder le moment o&ugrave; tu apprendras la terrible nouvelle...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Mais, ma m&egrave;re, que peut-il nous arriver de douloureux? Pourvu que mon
+p&egrave;re vive...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Ceci, fit-elle d'un ton fi&eacute;vreux, c'est que le banquier chez lequel
+nos fonds &eacute;taient d&eacute;pos&eacute;s... tu sais bien, le banquier de Bordeaux....
+M. Estremoz...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Eh bien, ce mis&eacute;rable est parti, en emportant notre modeste
+fortune.... Tu es compl&eacute;tement ruin&eacute;!...</p>
+
+<p>&raquo;Sans me laisser placer une seule parole, elle continuait:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Tu es ruin&eacute;, entends-tu? C'est la mis&egrave;re pour toi. Tu n'as plus un
+sou. Tu mourras de faim, de froid.... Je sais bien ce que c'est. Tu es
+trop jeune encore pour r&eacute;sister &agrave; ces privations atroces.... Nous
+n'avons plus rien, rien!...</p>
+
+<p>&raquo;Chacun de ses mots se scandait dans une sorte de r&acirc;le.</p>
+
+<p>&raquo;Ainsi, c'&eacute;tait pour cela que se mourait ma m&egrave;re! Ah! en v&eacute;rit&eacute;, je
+sentis tout mon &ecirc;tre se soulever &agrave; cette pens&eacute;e.... Certes, je glissais
+d&eacute;j&agrave; sur la pente du mal... mais, du moins, l'amour de l'argent pour
+lui-m&ecirc;me n'avait pas dess&eacute;ch&eacute; mon c&oelig;ur.... Que m'importait cette
+fortune! Ruin&eacute;! Eh bien! tant mieux!... est-ce que ce n'&eacute;tait pas me
+contraindre &agrave; lui rendre au centuple, &agrave; elle, les sacrifices qu'elle
+s'&eacute;tait impos&eacute;s pour moi? Je lui dis tout cela! Comme je parlais
+&eacute;loquemment de travail, de succ&egrave;s, de gloire, de fortune, et cependant,
+tout &agrave; coup, je m'interrompis. Sur sa l&egrave;vre errait un sourire
+d'incr&eacute;dulit&eacute; profonde.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Tu doutes de moi, maman? m'&eacute;criai-je. Ah! c'est mal!</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;B&eacute;b&eacute;! va! fit-elle.</p>
+
+<p>&raquo;Elle m'attira tout pr&egrave;s d'elle, si pr&egrave;s que ses l&egrave;vres touchaient mon
+oreille.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Tu crois donc, dit-elle tout bas, et ses yeux se baissaient comme si
+elle e&ucirc;t rougi de me parler ainsi, tu crois donc que je ne sais pas ce
+qui se passe? Je sais que tu aimes... que tu es aim&eacute;!... Oh! d'abord
+cela m'a fait de la peine, et puis je me suis raisonn&eacute;e.... Tu es si
+jeune... et puis, on m'a dit que tu l'adorais. Elle s'appelle Isabelle.
+C'est bien cela, n'est-ce pas? Eh bien, j'ai peur que, si tu es
+pauvre... elle ne te quitte, et que cela ne te fasse trop de peine!</p>
+
+<p>&raquo;Mon Dieu! o&ugrave; cette femme, chaste et pure entre toutes, avait-elle
+appris cette indulgence! Et si vous aviez vu ce sourire un peu fin, un
+peu moqueur, tout affection et tout pardon!... Cette vierge-m&egrave;re aimait
+tant son fils qu'elle mourait de douleur de ne pouvoir lui &eacute;viter une
+larme... et pour qui? pour qui cette &eacute;motion sainte!... cette
+condescendance sublime!</p>
+
+<p>&raquo;Pour cette femme qui s'&eacute;tait vendue, qui se vendait, qui allait se
+vendre sans cesse et toujours!</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Je ne la connais pas, me dit ma m&egrave;re; mais je la vois &agrave; travers
+toi... tu l'aimes... donc elle est bonne et belle!... oh! je te
+connais!... tu es bon juge!</p>
+
+<p>&raquo;J'aurais voulu me tuer au pied de ce lit.</p>
+
+<p>&raquo;Ce qui m'&eacute;tonnait profond&eacute;ment, c'est que ma m&egrave;re f&ucirc;t aussi bien
+instruite de ce qui se passait &agrave; Paris. Voici ce qu'elle m'avoua.
+Lorsqu'elle avait appris, tr&egrave;s-indirectement, que j'avais une ma&icirc;tresse,
+elle avait &eacute;prouv&eacute; une terreur invincible. Sans doute, cette femme
+allait m'arracher au travail, me pousser sur le chemin mauvais de
+l'oisivet&eacute;, &agrave; la d&eacute;bauche, peut-&ecirc;tre... et, sans faire part de son
+projet &agrave; personne, elle &eacute;tait venue &agrave; Paris et avait pris adroitement
+ses renseignements. Or, que lui avait-on dit? Depuis qu'Isabelle vivait
+aupr&egrave;s de moi, j'avais compl&eacute;tement renonc&eacute; &agrave; la vie que j'avais men&eacute;e
+jusque-l&agrave;. Plus de ces <i>parties</i> entre camarades, d'o&ugrave; l'on revient la
+t&ecirc;te lourde et les yeux rougis; je travaillais sans cesse, avec ardeur.
+On parlait d'un chef-d'&oelig;uvre.</p>
+
+<p>&raquo;Ma m&egrave;re ne voulut m&ecirc;me pas m'embrasser. Elle craignait que je ne lui
+reprochasse de m'espionner. Et elle &eacute;tait repartie dans sa solitude, la
+ch&egrave;re &acirc;me, heureuse de ce que le danger par elle redout&eacute; ne f&ucirc;t
+qu'imaginaire!...</p>
+
+<p>&raquo;Voil&agrave; ce qu'&eacute;tait ma m&egrave;re!... Quant &agrave; la perte de sa petite fortune,
+c'&eacute;tait pour elle un coup mortel. Depuis quelque temps d&eacute;j&agrave;, sa sant&eacute;
+&eacute;tait chancelante, et son &eacute;nergie seule la soutenait encore; mais quand
+elle avait vu s'&eacute;crouler d'un seul coup toutes ses esp&eacute;rances, tout cet
+&eacute;difice de s&eacute;curit&eacute; sur lequel, &agrave; ses yeux, reposait mon avenir, elle
+avait &eacute;t&eacute; saisie d'une crise terrible, &agrave; laquelle elle devait succomber.</p>
+
+<p>&raquo;Ah! combien douce et charmante elle resta jusque dans les affres de
+l'agonie!... elle se pr&eacute;occupait surtout de ce que j'allais devenir.</p>
+
+<p>&raquo;Sur les quelques centaines de francs qu'elle s'&eacute;tait r&eacute;serv&eacute;es pour son
+entretien, elle avait encore &eacute;conomis&eacute;, et ce fut avec un sourire de
+joie indicible qu'elle tira de son chevet la bourse o&ugrave; brillaient ces
+derni&egrave;res pi&egrave;ces d'or, dont chacune repr&eacute;sentait une privation p&eacute;nible.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Prends, me dit-elle. C'est le sang de ta pauvre maman; cet argent-l&agrave;
+te portera bonheur.... Maintenant ce n'est pas tout, il me reste des
+bijoux... les voici, dans cette petite cassette... je les ai re&ccedil;us de
+ton p&egrave;re... et si tu veux me faire bien plaisir, tu me jureras... non,
+tu me promettras... pas de serment, ta parole me suffit... de ne t'en
+d&eacute;faire qu'en cas d'absolue n&eacute;cessit&eacute;... Il est bien entendu que je ne
+laisse pas de dettes, pas m&ecirc;me le loyer de notre petite maison.... Comme
+je savais que j'allais mourir, je me suis entendue d'avance avec le
+propri&eacute;taire, et tu peux la quitter sans avoir rien &agrave; payer... tu
+comprends, nous avons fait une cote mal taill&eacute;e! et il a r&eacute;sili&eacute; le
+bail.</p>
+
+<p>&raquo;Est-il rien de plus admirable que cette sollicitude maternelle,
+pr&eacute;voyante jusqu'&agrave; la mort!</p>
+
+<p>&raquo;Quand elle comprit que la minute supr&ecirc;me arrivait, elle m'attira pr&egrave;s
+d'elle, et me serrant contre sa poitrine amaigrie o&ugrave; grin&ccedil;ait un r&acirc;le
+souffreteux:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Tu sais, me dit-elle, quand tu reverras ton p&egrave;re, tu lui donneras mon
+dernier baiser...</p>
+
+<p>&raquo;Et ses l&egrave;vres se pos&egrave;rent sur mon front... et j'entendis un long
+soupir!</p>
+
+<p>&raquo;La pauvre femme se laissa tomber sur son oreiller, ferma les yeux et
+mourut...</p>
+
+<p>&raquo;Voil&agrave; les enseignements que j'avais re&ccedil;us! voil&agrave; la sublime &eacute;ducatrice
+que mon p&egrave;re m'avait donn&eacute;e!</p>
+
+<p>&raquo;Et voici ce que j'ait fait...</p>
+
+<p>&raquo;Six mois apr&egrave;s, il semblait que tout cela ne f&ucirc;t qu'un mauvais r&ecirc;ve, &agrave;
+jamais effac&eacute;. J'&eacute;tais redevenu l'amant d'Isabelle; mais cette fois,
+amant honteux, hypocrite, me glissant au milieu des sourires des
+laquais, par un escalier d&eacute;rob&eacute;, attendant, anxieux, qu'elle f&ucirc;t
+seule...</p>
+
+<p>&raquo;Cette passion malsaine s'&eacute;tait de nouveau empar&eacute;e de moi avec
+l'intensit&eacute; de la fi&egrave;vre.</p>
+
+<p>&raquo;Travailler! il &eacute;tait bien question de cela. Parfois, je barbouillais &agrave;
+la h&acirc;te quelques toiles, que j'allais vendre pour ne pas mourir de faim,
+et le plus souvent j'employais cet argent en bouquets, que j'accourais
+offrir au T&eacute;nia.</p>
+
+<p>&raquo;Car d&eacute;j&agrave; on la nommait ainsi.</p>
+
+<p>&raquo;L'Anglais qui m'avait pris ma ma&icirc;tresse avait promptement compris
+quelle nature hideuse se cachait sous cette enveloppe admirable! Et,
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, il s'&eacute;tait tir&eacute; un coup de pistolet dans la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&raquo;Je crois qu'il a surv&eacute;cu &agrave; sa blessure.</p>
+
+<p>&raquo;Dire comment j'ai v&eacute;cu, je ne le sais pas. Je n'avais plus d'autre
+objectif que cette femme. Dix fois, elle m'a chass&eacute;, et alors mes amis
+me prenant en piti&eacute;, m'entra&icirc;naient dans le monde, esp&eacute;rant que cette
+diversion me sauverait de moi-m&ecirc;me. Rien! c'&eacute;tait comme la tache de sang
+de lady Macbeth, que toute l'eau de la mer ne parviendrait pas &agrave;
+effacer.</p>
+
+<p>&raquo;Je passais les nuits devant son h&ocirc;tel, &eacute;piant aux fen&ecirc;tres de sa
+chambre un rayon de lumi&egrave;re, une ombre.</p>
+
+<p>&raquo;Je n'avais pas de pain, j'&eacute;tais devenu une sorte de mendiant fam&eacute;lique
+qui errait dans la vie, comme ces Italiens qui jadis portaient en leurs
+veines le poison des Borgia, poison cent fois moins terrible que celui
+qui tuait en moi la conscience et l'honneur.</p>
+
+<p>&raquo;Le plus horrible en ceci, c'est que cette femme jouait avec mon &acirc;me
+avec un &eacute;pouvantable cynisme!</p>
+
+<p>&raquo;Quand des mois s'&eacute;taient pass&eacute;s, quand je commen&ccedil;ais &agrave; d&eacute;sesp&eacute;rer et
+que peut-&ecirc;tre une lueur de raison allait jaillir en moi, on e&ucirc;t dit
+qu'elle devinait ce prochain r&eacute;veil; alors elle m'appelait.</p>
+
+<p>&raquo;Tant&ocirc;t, quand, stupide et rougissant de moi-m&ecirc;me, je me trouvais sur le
+passage de sa voiture, elle s'arr&ecirc;tait brusquement et m'appelait;
+j'accourais, courb&eacute; comme un valet, et alors, avec un &eacute;clat de rire,
+elle repartait au galop de ses chevaux.</p>
+
+<p>&raquo;Et j'&eacute;tais presque heureux qu'elle m'e&ucirc;t reconnu, f&ucirc;t-ce m&ecirc;me pour
+m'insulter.</p>
+
+<p>&raquo;Ou bien, dans la mansarde o&ugrave; j'avais d&ucirc; me blottir, comme un fou dans
+un cabanon, je recevais un billet qui contenait ce seul mot:</p>
+
+<p>&laquo;Viens!&raquo;</p>
+
+<p>&raquo;Et j'ob&eacute;issais &agrave; cet appel... elle me recevait et me disait:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Tu ne t'es pas encore tu&eacute;!... d&eacute;cid&eacute;ment, tu es si l&acirc;che que je
+t'aime!</p>
+
+<p>&raquo;Et avec quel art infernal elle se plaisait &agrave; m'abreuver d'humiliations!
+Comme elle arrachait un &agrave; un de ma conscience chaque sentiment encore
+r&eacute;sistant!</p>
+
+<p>&raquo;Ces bijoux, que ma m&egrave;re m'avait confi&eacute;s et que ma parole aurait d&ucirc; me
+rendre sacr&eacute;s, je les donnai &agrave; cette femme, qui, sous mes yeux, s'en
+para pour aller au th&eacute;&acirc;tre avec son amant.</p>
+
+<p>&raquo;Et encore me dit-elle:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Sont-ils assez vieillots! mais tant pis, ils me plaisent ainsi.</p>
+
+<p>&raquo;Le d&eacute;go&ucirc;t me monte aux l&egrave;vres quand je plonge par la pens&eacute;e dans cette
+fange, o&ugrave; je ne me d&eacute;battais m&ecirc;me plus.</p>
+
+<p>&raquo;Quand, pour la derni&egrave;re fois, elle me mit &agrave; la porte comme un laquais,
+j'attendis longtemps, esp&eacute;rant encore un de ces caprices odieux qui me
+rapprochaient d'elle. Cette fois, ce fut trop long. Et peu &agrave; peu je me
+sentis envahi par un tel m&eacute;pris de moi-m&ecirc;me et de cette mis&eacute;rable, que
+je me condamnai.</p>
+
+<p>&raquo;Vous savez le reste.</p>
+
+<p>&raquo;Tombant de degr&eacute; en degr&eacute;, roulant sur cette pente o&ugrave; les d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s
+vont vite, j'avais tout n&eacute;glig&eacute;, tout oubli&eacute;... et mes ardeurs de
+travail et mes esp&eacute;rances de succ&egrave;s.</p>
+
+<p>&raquo;J'avais d'abord demand&eacute; &agrave; l'ivresse l'oubli fi&eacute;vreux, j'avais bu de
+l'absinthe; mais loin de me calmer, l'alcool ne faisait qu'exasp&eacute;rer ma
+douleur.</p>
+
+<p>&raquo;Parfois, j'avais tent&eacute; de ressaisir mes pinceaux; les &ecirc;tres qu'&eacute;voquait
+mon imagination n'&eacute;taient que des spectres.</p>
+
+<p>&raquo;Et la mis&egrave;re venait! Larve hideuse, elle m'enserrait de ses deux bras
+qui &eacute;touffent et navrent! Dans cette mansarde dont les murs d&eacute;labr&eacute;s
+criaient, par toutes leurs l&eacute;zardes, les tortures de la pauvret&eacute;, je me
+sentais glac&eacute;. En vain, je faisais appel &agrave; mon courage, &agrave; toutes les
+exhortations du pass&eacute;. Il m'&eacute;tait impossible de me dominer. En d&eacute;pit de
+moi, cette femme me tenait comme ces stryges des l&eacute;gendes qui embrassent
+et emportent les enfants!</p>
+
+<p>&raquo;A mon c&oelig;ur montaient le d&eacute;dain, le m&eacute;pris de mon &ecirc;tre. A quoi &eacute;tais-je
+bon? A quoi &eacute;tais-je utile? De mon p&egrave;re je ne savais rien. Ma m&egrave;re, je
+l'avais tu&eacute;e, car c'&eacute;tait pour moi et &agrave; cause de moi qu'elle &eacute;tait
+morte!</p>
+
+<p>&raquo;Alors, inutile aux autres et &agrave; moi-m&ecirc;me, je n'avais plus qu'&agrave;
+dispara&icirc;tre.</p>
+
+<p>&raquo;Ce qui me d&eacute;cida fut ceci. Une derni&egrave;re fois je m'interrogeai, la
+question &eacute;tait ainsi formul&eacute;e:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Si le T&eacute;nia t'appelait, irais-tu?</p>
+
+<p>&raquo;Voyez, je disais d&eacute;j&agrave; le T&eacute;nia, c'est-&agrave;-dire que j'acceptais la renom
+monstrueux qui s'attachait &agrave; cette femme.</p>
+
+<p>&raquo;Le T&eacute;nia! c'est-&agrave;-dire cette mucosit&eacute; sinistre et rampante qui
+s'agglutine aux entrailles, les ronge, les serre, les an&eacute;antit, qui de
+l'homme fort fait un squelette, qui tue la force, d&eacute;truit l'&eacute;nergie...</p>
+
+<p>&raquo;Le T&eacute;nia! &eacute;pouvantable &eacute;tranget&eacute; devant laquelle h&eacute;site encore la
+science:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Si elle t'appelait, irais-tu?</p>
+
+<p>&raquo;Et je r&eacute;pondais:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Oui!</p>
+
+<p>&raquo;Alors il fallait en finir avec moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&raquo;Je me d&eacute;cidai.</p>
+
+<p>&raquo;Je me condamnai &agrave; mort.</p>
+
+<p>&raquo;Oh! la terrible journ&eacute;e qui pr&eacute;c&eacute;da l'acte supr&ecirc;me! Comme, dans la
+vitalit&eacute; de ma jeunesse, j'essayai encore de me d&eacute;fendre! comme je
+voulais me rattacher &agrave; la vie! comme je plaidai ma cause! comme je fus
+indulgent pour mes turpitudes!</p>
+
+<p>&raquo;Plaidoiries, plaintes, regrets, tout se heurta contre ma propre
+ignominie.</p>
+
+<p>&raquo;Et ce jugement que j'avais port&eacute; contre moi-m&ecirc;me, je me dis qu'il
+fallait l'ex&eacute;cuter.</p>
+
+<p>&raquo;Pourtant, je m'en souviens maintenant, &agrave; l'heure derni&egrave;re, une vision
+&eacute;blouissante passa devant mes yeux.</p>
+
+<p>&raquo;Oui! o&ugrave; donc &eacute;tait-ce? Une jeune fille, pure, chaste, adorable! Ce fut
+un &eacute;clair, il me sembla que si je l'avais rencontr&eacute;e plus t&ocirc;t, je serais
+devenu un homme!</p>
+
+<p>&raquo;Bah! c'&eacute;tait quelque nouveau mirage d&eacute;cevant mon &acirc;me affol&eacute;e!</p>
+
+<p>&raquo;Vous savez le reste!</p>
+
+<p>&raquo;Et maintenant, messieurs, vous qui m'avez sauv&eacute;, vous qui avez droit &agrave;
+scruter les replis les plus profonds de mon &acirc;me...</p>
+
+<p>&raquo;Jugez-moi...</p>
+
+<p>&raquo;Seulement, &eacute;coutez bien.... J'ai &eacute;t&eacute; assez franc, j'ai fait assez bon
+march&eacute; de mon orgueil, de mon amour-propre, pour que vous acceptiez ma
+parole!</p>
+
+<p>&raquo;Depuis l'heure o&ugrave; j'ai voulu abandonner la vie, il s'est accompli en
+moi une transformation telle que, m'interrogeant, il me semble &ecirc;tre
+revenu de deux ann&eacute;es en arri&egrave;re. Non, tout ce que j'ai dit n'existe
+plus! Le Martial d'autrefois est mort!... et un autre s'est &eacute;veill&eacute;, en
+qui parlent toutes les voix de l'honneur et de la probit&eacute;.</p>
+
+<p>&raquo;Si je vous ai bien compris, vous vous &ecirc;tes d&eacute;vou&eacute;s &agrave; une &oelig;uvre grande
+et g&eacute;n&eacute;reuse; vous vous &ecirc;tes constitu&eacute;s, au milieu de cette soci&eacute;t&eacute;
+&eacute;go&iuml;ste et haineuse, les chevaliers du droit et du devoir.</p>
+
+<p>&raquo;Eh bien! je vous le demande: ouvrez-moi vos rangs, et, soldat fid&egrave;le,
+je combattrai &agrave; vos c&ocirc;t&eacute;s.</p>
+
+<p>&raquo;Dans cette arm&eacute;e du bien, dont vous m'avez r&eacute;v&eacute;l&eacute; l'existence, je
+prendrai&mdash;si vous le voulez&mdash;le poste le plus humble ou le plus
+dangereux.... Toutes mes &eacute;nergies d'homme se sont r&eacute;veill&eacute;es &agrave; votre
+appel. Je ne vous demande pas de croire aujourd'hui en moi... mettez-moi
+&agrave; l'&eacute;preuve... ma vie vous appartient... J'attends votre arr&ecirc;t.&raquo;</p>
+
+<p>Martial se laissa retomber sur son si&eacute;ge, &eacute;puis&eacute; par les angoisses de
+cette confession, o&ugrave; s'&eacute;taient d&eacute;roul&eacute;s ses plus amers souvenirs. Peu &agrave;
+peu, les personnages qui composaient le Club des Morts s'&eacute;taient laiss&eacute;
+eux-m&ecirc;mes entra&icirc;ner par ce r&eacute;cit, o&ugrave; la faiblesse humaine parlait si
+haut. Et quand Martial eut fini, pas un mot ne s'&eacute;chappa de toutes les
+poitrines oppress&eacute;es. Tous s'absorbaient dans leur pens&eacute;e, et peut-&ecirc;tre
+se souvenaient d'avoir subi, eux aussi, le joug de funestes passions.
+Enfin, Armand de Bernaye se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit-il, vous avez entendu le r&eacute;cit de Martial, vous avez
+entendu encore la requ&ecirc;te qu'il vous adresse. Vous savez ce qu'il nous
+reste &agrave; faire. Que chacun de nous descende au plus profond de sa
+conscience, et se demande si l'homme qui fait appel &agrave; nous est digne de
+se d&eacute;vouer &agrave; l'&oelig;uvre que nous avons entreprise... Souvenez-vous que
+notre premier devoir, c'est la franchise absolue envers nous-m&ecirc;mes.
+Donc, pas de fausse fiert&eacute;, pas de compromis!... Oui, ou non, Martial
+a-t-il le droit de faire partie du Club des Morts? Oui ou non,
+avons-nous, &agrave; notre tour, le droit, en nous confiant &agrave; lui, de lui
+livrer les secrets de notre association? Notre r&eacute;ponse, vous le savez,
+doit &ecirc;tre ainsi formul&eacute;e: <i>Oui</i>, <i>non</i>, ou bien, pour troisi&egrave;me terme:
+<i>&Eacute;preuve</i>.</p>
+
+<p>Armand se tourna vers Martial.</p>
+
+<p>&mdash;Si nous d&eacute;cidons qu'il y aura &eacute;preuve, ceci signifiera que nous avons
+besoin de nouveaux gages avant de vous admettre &agrave; titre d&eacute;finitif dans
+nos rangs. En ce cas, vous ne conna&icirc;trez ni nos noms ni nos visages.
+Nous vous imposerons une t&acirc;che, et c'est seulement lorsqu'elle sera
+remplie que vous deviendrez notre compagnon et notre fr&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle que soit votre d&eacute;cision, dit Martial, je l'accepte. Je
+comprends moi-m&ecirc;me que la faiblesse d'&acirc;me dont j'ai fait preuve vous
+peut mettre en d&eacute;fiance contre moi. Et cependant, si vous pouviez lire
+au fond de ma conscience, vous vous souviendriez que du creuset de la
+douleur et du remords, la volont&eacute; sort plus vigoureuse et plus
+r&eacute;sistante....</p>
+
+<p>Armand l'interrompit d'un geste.</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous avons entendu: il nous reste &agrave; vous juger. Sachez encore que
+toute d&eacute;cision r&eacute;clame l'unanimit&eacute; des voix, en ce qui concerne
+l'affirmation ou la n&eacute;gation. Pour l'&eacute;preuve, une seule voix suffit pour
+l'imposer.</p>
+
+<p>Il se fit un grand silence.</p>
+
+<p>&mdash;Martial, reprit bient&ocirc;t M. de Bernaye, chacun de nous, apr&egrave;s avoir
+consult&eacute; sa conscience, va faire conna&icirc;tre sa d&eacute;cision devant vous.</p>
+
+<p>Martial inclina la t&ecirc;te. Il &eacute;tait p&acirc;le d'angoisse.</p>
+
+<p>Sir Lionel Storigan se leva le premier et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dirent &agrave; leur tour chacun des fr&egrave;res Droite et Gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;p&eacute;ta Armand.</p>
+
+<p>Seule, la marquise restait. Quand elle se dressa, Martial ne put
+r&eacute;primer un mouvement de surprise. Dans l'ombre qui obscurcissait la
+salle tendue de noir, il n'avait pas remarqu&eacute; que l'un de ses juges f&ucirc;t
+une femme.</p>
+
+<p>De sa voix douce et grave, elle laissa tomber ce mot:</p>
+
+<p>&mdash;Epreuve!</p>
+
+<p>Martial tressaillit. Il lui semblait que ce mot &eacute;quivalait &agrave; une
+condamnation sans appel. Il eut froid au c&oelig;ur; il croyait qu'une main
+inconnue le rejetait dans l'ab&icirc;me o&ugrave; il s'&eacute;tait si longtemps d&eacute;battu.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! qui que vous soyez, s'&eacute;cria-t-il, r&eacute;voquez cet arr&ecirc;t. Croyez en
+moi! il me tarde de commencer l'&oelig;uvre de r&eacute;habilitation.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce sera quand vous le voudrez vous-m&ecirc;me, reprit la marquise. Si le
+mot qui vous admet dans nos rangs n'est pas tomb&eacute; aussit&ocirc;t de mes
+l&egrave;vres, c'est qu'avant de lier pour toujours votre existence &agrave; nos
+destin&eacute;es, il vous reste une t&acirc;che &agrave; remplir.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez! parlez! et quelle qu'elle soit, je saurai vous prouver que je
+suis digne de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Martial! votre seul crime, c'est d'avoir oubli&eacute; votre m&egrave;re. Voil&agrave; ce
+que mon c&oelig;ur vous reproche. De vos folies nous ne nous souvenons m&ecirc;me
+plus. Mais ce fut un crime, Martial, je le r&eacute;p&egrave;te, que d'effacer de
+votre c&oelig;ur, f&ucirc;t-ce pendant une heure, le souvenir de celle qui avait
+pouss&eacute; l'esprit de d&eacute;vouement et de sacrifice &agrave; ses derni&egrave;res limites.</p>
+
+<p>Les larmes montaient aux yeux de Martial.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez donc oubli&eacute;, Martial, continua la marquise, qui songeait,
+elle, &agrave; ce cher petit &ecirc;tre que Biscarre avait arrach&eacute; de ses bras, vous
+oubliez donc que l'enfant qui part emporte avec lui un lambeau du c&oelig;ur
+de sa m&egrave;re, et qu'elle meurt loin de lui? Avant de vous lancer de
+nouveau dans la m&ecirc;l&eacute;e humaine, avant de faire abandon de votre volont&eacute;,
+avant enfin d'&ecirc;tre le digne soldat du bien, voici l'&eacute;preuve que je vous
+impose...</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;coute! fit Martial oppress&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Vous partirez aujourd'hui m&ecirc;me, tout &agrave; l'heure. Vous irez dans cette
+ville o&ugrave; votre m&egrave;re vous a b&eacute;ni pour la derni&egrave;re fois.... L&agrave;, vous vous
+arr&ecirc;terez; vous marcherez vers l'humble cimeti&egrave;re o&ugrave; dort la pauvre
+femme, et sur la tombe qui la recouvre, vous vous agenouillerez, et vous
+lui direz: &laquo;M&egrave;re! ton fils ingrat et coupable te supplie de lui
+pardonner... et te demande si, dans la sinc&eacute;rit&eacute; de sa conscience, il
+est assez fort pour se m&ecirc;ler &agrave; la lutte humaine.&raquo; Alors, dans votre
+c&oelig;ur, une voix s'&eacute;l&egrave;vera. Ce sera celle de la g&eacute;n&eacute;reuse cr&eacute;ature qui
+vous a tout donn&eacute; jusqu'&agrave; la derni&egrave;re goutte de son sang... et cette
+r&eacute;ponse dictera la mienne.... Si, courb&eacute; sur cette pierre glac&eacute;e, vous
+vous sentez b&eacute;ni par celle qui n'est plus, alors revenez vers nous... et
+cette fois, je le jure, nous ne verrons plus en vous qu'un ami, un fr&egrave;re
+et un soldat du droit!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! merci mille fois d'avoir con&ccedil;u cette pens&eacute;e! s'&eacute;cria Martial. Oui,
+vous avez raison, je dois retremper mon &acirc;me &agrave; cette source de toute
+bont&eacute; et de tout amour!...</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, dit Armand. Vous sortirez d'ici sans conna&icirc;tre le lieu o&ugrave;
+vous avez &eacute;t&eacute; conduit. Dans une heure, une chaise de poste stationnera
+sur la place du Carrousel, devant l'h&ocirc;tel de Nantes. Ne prononcez pas
+une parole. Le conducteur vous reconna&icirc;tra sans que vous lui parliez.
+Dans les poches de la voiture, vous trouverez l'argent n&eacute;cessaire &agrave;
+votre voyage....</p>
+
+<p>A ces mots, Martial ne put r&eacute;primer un geste de protestation
+involontaire.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez, reprit Armand, voici que d&eacute;j&agrave; le vain orgueil reprend sur vous
+son empire. Vous &ecirc;tes libre encore de refuser, si vous vous trouvez
+humili&eacute; de recevoir de ceux qui comptent vous recueillir comme un fr&egrave;re
+les ressources qui vous manquent.</p>
+
+<p>&mdash;Non! pardonnez-moi! fit Martial.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est avec nous, continua M. de Bernaye, ne poss&egrave;de plus rien en
+propre. Tout &agrave; tous, ceci est notre devise.</p>
+
+<p>&mdash;J'ob&eacute;irai.</p>
+
+<p>&mdash;Trois jours vous suffisent pour accomplir ce pieux p&egrave;lerinage... dans
+trois jours donc, vous vous retrouverez &agrave; Paris. Vous retournerez dans
+votre chambre, et l&agrave; vous trouverez un billet qui vous indiquera ce
+qu'il vous reste &agrave; faire. Si la voix de votre m&egrave;re a troubl&eacute; votre c&oelig;ur
+et n'a pas &eacute;veill&eacute; en vous un de ces &eacute;chos qui sont une r&eacute;v&eacute;lation,
+alors d&eacute;chirez ce billet, et que tout ce qui s'est pass&eacute; aujourd'hui
+soit &agrave; jamais oubli&eacute;... sinon, venez &agrave; nous, et d&egrave;s lors vous serez
+associ&eacute; &agrave; notre &oelig;uvre.</p>
+
+<p>Martial &eacute;tendit la main:</p>
+
+<p>&mdash;Sur le souvenir de ma m&egrave;re, par mon p&egrave;re qui peut-&ecirc;tre r&eacute;clame
+vengeance, je vous jure d'&ecirc;tre &agrave; mon poste dans trois jours.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, Martial, nous vous attendons....</p>
+
+<p>Le jeune homme sortit de la salle, et se retrouva dans la chambre o&ugrave; il
+avait pass&eacute; la nuit. L&agrave;, un l&eacute;ger repas &eacute;tait pr&eacute;par&eacute;. Sur les instances
+de Lamalou, Martial consentit &agrave; r&eacute;parer ses forces. Bient&ocirc;t ses yeux se
+ferm&egrave;rent, son cerveau se troubla... il s'endormit. Et quand il revint &agrave;
+lui, il se trouvait devant l'h&ocirc;tel de Nantes, se demandant si tout ce
+qui s'&eacute;tait pass&eacute; n'&eacute;tait pas un r&ecirc;ve. Mais la chaise de poste &eacute;tait l&agrave;.
+D&egrave;s qu'il parut, le postillon s'approcha de lui et du geste lui d&eacute;signa
+la voiture, dont la porti&egrave;re se referma sur lui.... Et les chevaux,
+br&ucirc;lant le pav&eacute;, s'&eacute;lanc&egrave;rent vers la barri&egrave;re.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XB" id="XB"></a>X</h2>
+
+<h3>A L'OURS VERT</h3>
+
+
+<p>&mdash;Eh ben! de quoi donc, mon petit!... est-ce que par hasard on a des
+<i>&eacute;moss</i>?</p>
+
+<p>Deux renseignements: A l'&eacute;poque o&ugrave; se passent les faits que nous
+racontons, l'abr&eacute;viation des mots &eacute;tait dans toute sa floraison
+argotique. On disait les <i>Funamb</i> pour les Funambules, le petit <i>Laz</i>,
+pour Lazari; on amputait les mots, trouvant plus court de nommer le caf&eacute;
+du <i>caf</i>, et le bouillon un <i>ordin</i>, du mot ordinaire.</p>
+
+<p>Les termes m&eacute;taphysiques n'avaient pas &eacute;chapp&eacute; &agrave; la contagion: &laquo;En v'la
+une vraie <i>rigol</i>,&raquo; pour rigolade, &laquo;est-il <i>bass</i>!&raquo; pour est-il
+<i>bassinant</i> (ennuyeux)! <i>&eacute;moss</i>, pour &eacute;motion.</p>
+
+<p>Second d&eacute;tail:</p>
+
+<p>Voici o&ugrave; et dans quelles circonstances les paroles que nous venons de
+citer &eacute;taient prononc&eacute;es. Aupr&egrave;s des halles, derri&egrave;re les ignobles
+&eacute;choppes de bois qui entouraient alors la fontaine des Innocents, un
+grand nombre de cabarets restaient ouverts toute la nuit. C'&eacute;tait &agrave; la
+place Sainte-Opportune, dont l'arcade rappelait et rappelle encore aux
+amants du pass&eacute; les plus beaux jours de la Truanderie, que les maisons
+branlantes et pench&eacute;es abritaient ces bouges, r&eacute;serv&eacute;s en apparence aux
+mara&icirc;chers et aux travailleurs du carreau, mais en r&eacute;alit&eacute; envahis par
+tout ce que Paris comptait de vagabonds et de gens sans aveu. Donc, au
+pied d'une de ces b&acirc;tisses, menac&eacute;es par le marteau des d&eacute;molisseurs et
+toutes pr&ecirc;tes &agrave; tomber d'elles-m&ecirc;mes si on ne se h&acirc;tait de les jeter &agrave;
+bas, une boutique &agrave; carreaux sales, form&eacute;s de vitres verd&acirc;tres,
+barbouill&eacute;es de craie, portait cette enseigne:</p>
+
+<p>
+<span style="margin-left: 5em;"><i>A l'Ours vert</i>.</span><br />
+</p>
+
+<p>Au-dessus de la porte d'entr&eacute;e, une plaque de t&ocirc;le, fich&eacute;e par quatre
+clous, repr&eacute;sentait je ne sais quelle forme h&eacute;t&eacute;roclite d'animal que le
+propri&eacute;taire de l'&eacute;tablissement affirmait &ecirc;tre un ours, et qui, par un
+caprice singulier du peintre, &eacute;tait d'un vert que nous pourrions
+qualifier d'ardent. L'ours &eacute;tait dress&eacute; sur ses jambes de derri&egrave;re et,
+le museau lev&eacute;, paraissait se livrer &agrave; quelque sarabande qu'un ours qui
+se respecte n'e&ucirc;t jamais esquiss&eacute;e.</p>
+
+<p>Voil&agrave; pour l'ext&eacute;rieur. Entrons. C'est un long boyau, divis&eacute; en deux
+rangs de tables qui jadis eurent sans doute la blancheur immacul&eacute;e de
+sapin neuf, mais qui aujourd'hui sont rehauss&eacute;es d'une couche de graisse
+noir&acirc;tre, polie par les coudes des buveurs, et qui leur donnerait, si
+peu de bonne volont&eacute; qu'on y voul&ucirc;t bien mettre, l'apparence d'une
+toile vernie. Justement &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la porte d'entr&eacute;e, un comptoir
+recouvert d'une plaque de zinc, encombr&eacute; de bouteilles, de brocs, avec
+son &eacute;vier perc&eacute; d'un trou dans lequel roulent incessamment les rin&ccedil;ures
+de verres vid&eacute;s. Derri&egrave;re le comptoir, une grosse femme, aux allures
+masculines, aux l&egrave;vres moustachues, &agrave; l'&oelig;il rougi. Nous disons &agrave; l'&oelig;il
+rougi au singulier, par cette raison que cet &oelig;il est unique, l'autre
+disparaissant sous la paupi&egrave;re ferm&eacute;e. Que si nous nous obstinions &agrave;
+vouloir approfondir ce myst&egrave;re, nous apprendrions que la ma&icirc;tresse de
+l'<i>Ours vert</i>, connue sous le surnom de la Br&ucirc;leuse, a jadis soutenu
+quelques vives discussions en cours d'assises pour incendie, et qu'apr&egrave;s
+une condamnation s&eacute;v&egrave;re, elle a assez peu respect&eacute; les arr&ecirc;ts de la
+justice pour que, dans une lutte formidable contre les gendarmes, elle
+ait perdu un de ses yeux. Excellente nature d'ailleurs, comme on le
+verra tout &agrave; l'heure. Quant au patron, puissent nos lecteurs retrouver
+avec satisfaction une de nos anciennes connaissances! Taille et
+corpulence &eacute;normes, traits boursoufl&eacute;s, nez &eacute;pat&eacute;, bouche lippue,
+oreilles gigantesques, tels &eacute;taient les traits du personnage qui, jadis,
+attendait dans les gorges d'Ollioules le for&ccedil;at Biscarre; tel &eacute;tait
+aujourd'hui Diouloufait, que les habitu&eacute;s de l'<i>Ours vert</i> avaient
+baptis&eacute; d'un surnom significatif. On l'appelait la Baleine. C'&eacute;tait
+toujours le colosse aux formes massives; seulement, vingt ann&eacute;es passant
+sur ce masque de chair y avaient creus&eacute; des rides profondes, et les
+cheveux embroussaill&eacute;s &eacute;taient presque gris. En ce moment, la Baleine
+venait de s'asseoir au fond de la salle presque vide, aupr&egrave;s d'un homme
+qui, la t&ecirc;te dans ses deux mains, semblait ne pas remarquer sa
+pr&eacute;sence.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mon petit <i>gosse</i>, reprit la Baleine, faut pas se faire du
+tintouin comme &ccedil;a. V'l&agrave;-t-il pas! pour une m&eacute;chante histoire de quatre
+sous!...</p>
+
+<p>L'autre ne r&eacute;pondait pas. La Baleine se releva, alla au comptoir, et
+s'adressant &agrave; la Br&ucirc;leuse:</p>
+
+<p>&mdash;La vieille! passe-moi la bouteille de poivreau....</p>
+
+<p>On appelait ainsi, dans ce monde dont nous ne pr&eacute;sentons pas les
+mani&egrave;res et le langage comme un mod&egrave;le &agrave; suivre dans les familles, un
+&eacute;pouvantable m&eacute;lange d'eau-de-vie et de kirsch qui emportait&mdash;comme
+disait Diouloufait&mdash;la... bouche &agrave; quinze pas.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire? fit la Br&ucirc;leuse.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que &ccedil;a te regarde?</p>
+
+<p>&mdash;Un peu, qu'&ccedil;a me regarde. Tu le tueras, ce p'tit-l&agrave;!...</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a, &ccedil;a n'est pas ton affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si vous voulez tant que &ccedil;a vous en d&eacute;barrasser, vous feriez bien
+de le <i>suriner</i> une bonne fois....</p>
+
+<p>La Baleine cligna de l'&oelig;il et tapa amicalement sur l'&eacute;paule de la
+grosse femme:</p>
+
+<p>&mdash;Toi, t'as du bon! t'es pas pour les moyens violents! mais, vois-tu, ma
+p'tite, y a temps pour tout.</p>
+
+<p>&mdash;N'emp&ecirc;che que je trouve pas bien de lui d&eacute;truire l'estomac comme &ccedil;a.
+Vois-tu, Dioulou, tu m'as donn&eacute; une <i>gastrique</i>, que quelquefois j'en
+crie.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais toi! tu es une faible cr&eacute;ature.</p>
+
+<p>La Br&ucirc;leuse rit, ce qui lui donna l'occasion de montrer le plus horrible
+chevauchement de dents jaun&acirc;tres ou noires <i>s'esbattant</i> entre ses
+m&acirc;choires.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute, reprit-elle, &ccedil;a n'est pas tout &ccedil;a. Mon petit Diou, il faut que
+tu me dises pourquoi vous d&eacute;molissez ce moucheron-l&agrave;, &agrave; petites doses,
+au lieu d'en finir, l&agrave;, comme des gas, d'une seule fois!</p>
+
+<p>Dioulou regarda autour de lui avec inqui&eacute;tude:</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi! et coupe-toi la langue plut&ocirc;t que de <i>sottiser</i> comme &ccedil;a; tu
+sais bien que je suis pas le ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, y a l'autre! En v'l&agrave; un qui me fait peur, moi qui suis pas
+poltronne, et qui mangerais un gendarme comme on avale un hareng saur...
+mais celui-l&agrave;! brrr! rien que d'y penser, &ccedil;a me fait froid dans le dos.</p>
+
+<p>&mdash;Alors t'occupe pas du petiot!</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'autre qui veut?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est l'autre qui donne les ordres... y a pas &agrave; barguigner....
+Donc, t'en m&ecirc;le pas... tu me ferais avoir du d&eacute;sagr&eacute;ment, et donne-moi
+le poivreau...</p>
+
+<p>&mdash;Le v'l&agrave;! mais attends!</p>
+
+<p>La bonne personne fit sauter le bouchon avec une chiquenaude, et,
+prenant un verre, le remplit jusqu'aux bords:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, prends...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! la Br&ucirc;leuse!... tu vas te faire mal!...</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc!... &Ccedil;a m'a br&ucirc;l&eacute; le <i>sophage</i>, et maintenant, y a plus que
+&ccedil;a qui me soulage.</p>
+
+<p>Et, d'un coup de coude magistral, elle leva le verre, dont le contenu
+glissa dans sa gorge. Elle poussa un han! de satisfaction, fit claquer
+sa langue et remit la bouteille &agrave; Dioulou, qui, charg&eacute; en outre de deux
+verres, se dirigea de nouveau vers la table, o&ugrave; celui que la Br&ucirc;leuse
+appelait le <i>moucheron</i> &eacute;tait rest&eacute; dans la m&ecirc;me attitude. Dioulou posa
+bruyamment sur le bois la bouteille et les verres, puis il frappa sur
+l'&eacute;paule de son compagnon, une premi&egrave;re fois sans succ&egrave;s, mais au second
+choc, l'homme leva la t&ecirc;te. C'&eacute;tait un singulier personnage, en ce sens
+que l'on s'&eacute;tonnait malgr&eacute; soi de le rencontrer en pareil lieu et en
+semblable soci&eacute;t&eacute;. Il devait avoir vingt ans &agrave; peine: ses traits,
+abstraction faite de la fatigue dont ils portaient les traces &eacute;videntes,
+&eacute;taient d'une d&eacute;licatesse charmante. Des yeux noirs, bien fendus et
+couverts de longs cils, &eacute;clairaient un front blanc et bien model&eacute;; les
+cheveux noirs, l&eacute;g&egrave;rement boucl&eacute;s, se groupaient sym&eacute;triquement sur les
+tempes, dont la peau fine laissait apercevoir les veines bleues. Le nez,
+aquilin, avait les ailes fines et transparentes. La bouche, ombrag&eacute;e par
+une moustache noire et encore peu fournie, avait une fra&icirc;cheur, une
+jeunesse qui contrastaient avec le teint trop p&acirc;le, sur lequel
+apparaissaient aux joues des teintes marbr&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... Jacquot, fit Dioulou, est-ce que nous refuserons de
+trinquer un brin avec papa?...</p>
+
+<p>Celui qu'il venait d'appeler Jacquot le regarda longuement, comme s'il
+e&ucirc;t &eacute;prouv&eacute; quelque difficult&eacute; &agrave; le reconna&icirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est Diou! fit-il avec un soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu dis &ccedil;a, petiot!... On dirait que &ccedil;a te chagrine de voir ta
+vieille Baleine?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas cela! mais... je dormais!... et si vous saviez, quels
+r&ecirc;ves!... oh! quels beaux r&ecirc;ves je faisais!...</p>
+
+<p>&mdash;Bah! les r&ecirc;ves, c'est des b&ecirc;tises!... faut mieux boire.</p>
+
+<p>Et Dioulou emplit deux verres. Il poussa l'un d'eux vers Jacquot.
+Celui-ci l'&eacute;carta doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Boire! fit-il avec un accent empreint d'une tristesse navrante; pas
+tout de suite!... Je ne voudrais pas oublier...</p>
+
+<p>&mdash;Oublier quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Mon r&ecirc;ve!</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;&agrave;! il est donc bien rigolo.... Sacredi&eacute;! moi, quand je r&ecirc;ve, c'est
+toujours qu'on me m&egrave;ne l&agrave;-bas, &agrave; la barri&egrave;re Saint-Jacques... et puis,
+on fourre ma t&ecirc;te dans l'histoire... tu sais... la lucarne d'o&ugrave; on
+&eacute;ternue dans le son.... Y a le canif qu'est grand, grand... comme je ne
+sais pas quoi... et il descend... et il remonte... C'est pas dr&ocirc;le du
+tout.... C'est pour &ccedil;a que j'aime pas les r&ecirc;ves....</p>
+
+<p>Jacquot ne paraissait pas l'entendre: la t&ecirc;te lev&eacute;e, il semblait, de son
+regard vague, suivre dans quelque mirage lointain une vision &agrave; peine
+effac&eacute;e...</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! reprit la Baleine, aie donc pas l'air d'un abruti comme &ccedil;a....
+Qu'est-ce que t'as vu?...</p>
+
+<p>Jacquot tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne comprendriez pas!...</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! t'es encore poli toi! Alors, dis tout de suite que je suis trop
+b&ecirc;te.... Voyez-vous, ce monsieur? Esquintez-vous donc le temp&eacute;rament &agrave;
+vouloir le consoler...</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, fit vivement le jeune homme, je ne voudrais pas vous
+blesser. Et tenez, je vais vous le prouver en vous disant mon r&ecirc;ve.
+Seulement, promettez-moi....</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? demanda Dioulou.</p>
+
+<p>&mdash;De ne pas vous moquer de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! y a pas de risque! D&eacute;boule-moi ton affaire...</p>
+
+<p>&mdash;En somme, cela va pourtant vous para&icirc;tre bien ridicule. Mais que
+voulez-vous, il m'arrive parfois de faire ce m&ecirc;me r&ecirc;ve, alors que je
+veille.... Il me semble que je suis petit, oh! tout petit! Je suis
+couch&eacute; dans un berceau, envelopp&eacute; de rideaux blancs sous lesquels je
+suis blotti comme dans un nid d'oiseau. J'ouvre les yeux, alors les
+rideaux s'&eacute;cartent, et....</p>
+
+<p>Encore une fois, Jacquot se tut. &Eacute;tait-ce donc qu'il craignait de
+profaner cette illusion en la d&eacute;crivant dans un lieu semblable?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? fit Dioulou, qui paraissait assez mal &agrave; l'aise. Quand on a
+commenc&eacute;, faut finir....</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps, tandis que le jeune homme s'absorbait dans ses propres
+pens&eacute;es, il lui glissa entre les doigts le verre plein de cette liqueur
+redout&eacute;e de la Br&ucirc;leuse. Machinalement, et comme par un mouvement
+instinctif, Jacquot porta le verre &agrave; ses l&egrave;vres et but d'un trait.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! quel gaillard! fit la Baleine. L&agrave;, vrai! t'es pas une petite
+fille, toi!...</p>
+
+<p>Une l&eacute;g&egrave;re rougeur monta aux joues du jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais te dire tout, continua-t-il, comme si l'infernale liqueur e&ucirc;t
+d&eacute;j&agrave; exerc&eacute; son influence redoutable sur son cerveau.</p>
+
+<p>Ses yeux brill&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, entre les dentelles blanches appara&icirc;t une femme!... Oh! comme
+elle est belle!... et que son sourire est doux!... Elle se penche vers
+moi, je sens sur mon front le souffle divin qui s'&eacute;chappe de ses
+l&egrave;vres... dans ses yeux, on dirait qu'il y a des larmes.... J'&eacute;tends les
+bras vers elle... et je balbutie un mot.... M&egrave;re!... alors je sens
+qu'elle m'embrasse!... Un frisson passe &agrave; travers tout mon &ecirc;tre!... puis
+tout s'efface, tout dispara&icirc;t... et je m'&eacute;veille!...</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence. Certes, la Baleine n'&eacute;tait pas
+pr&eacute;cis&eacute;ment ce qu'on appelait encore &agrave; cette &eacute;poque un homme sensible,
+et rien n'indiquait que le visc&egrave;re dont les battements titillaient sa
+septi&egrave;me c&ocirc;te e&ucirc;t droit au nom de c&oelig;ur. Et pourtant il ne disait rien.
+Il avait baiss&eacute; le nez dans son verre vide et aspirait de ses larges
+narines l'odeur &acirc;cre du poivreau. Tout &agrave; coup Jacquot reprit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien vrai, cela, que vous n'avez jamais connu ma m&egrave;re?</p>
+
+<p>Dioulou tressaillit. L'attaque &eacute;tait directe; heureusement il &eacute;tait pr&ecirc;t
+&agrave; la riposte.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien! fit-il d'un ton brusque, je l'ai connue.... sans la
+conna&icirc;tre.... C'&eacute;tait la s&oelig;ur de.... l'autre...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est vrai. On me l'a dit cent fois... et aussi vous avez ajout&eacute;
+que c'&eacute;tait une... m&eacute;chante femme...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! m&eacute;chante... si l'on veut... seulement elle avait eu des histoires
+avec la justice... pour des bagatelles... elle avait ses id&eacute;es, c'te
+femme... elle disait que ce qui &eacute;tait aux autres &eacute;tait &agrave; elle...</p>
+
+<p>&mdash;Assez! s'&eacute;cria Jacquot. Il me r&eacute;pugne d'entendre accuser celle qui fut
+ma m&egrave;re...</p>
+
+<p>&mdash;Bah! elle est morte... et il y a longtemps...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon p&egrave;re?...</p>
+
+<p>&mdash;Celui-l&agrave;, mon p'tit... n'y avait que la m&egrave;re qu'aurait pu nous
+renseigner l&agrave;-dessus... et je crois qu'elle n'en savait pas plus que
+nous....</p>
+
+<p>Il eut un gros rire.</p>
+
+<p>&mdash;A boire! fit Jacquot en pressant sur son front baign&eacute; de sueur sa main
+qui tremblait...</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;! va donc, p'tit! fit Dioulou en lui versant &agrave; pleins bords l'atroce
+liqueur. Faut pas se chagriner! La vie, c'est la vie! A chacun son lot!
+Et encore, t'es pas le plus malheureux... on aurait pu te jeter &agrave; la
+rivi&egrave;re comme un petit chat.... Pas de &ccedil;a, au contraire, t'as trouv&eacute; un
+brave homme qui t'a recueilli, qui t'a &eacute;lev&eacute;... un bon zig, enfin... ton
+oncle... qui a &eacute;t&eacute; pour toi un vrai p&egrave;re...</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui! murmura le jeune homme, dont la t&ecirc;te s'alourdissait et qui
+avait peine &agrave; parler. C'est vrai que mon oncle a &eacute;t&eacute; bon pour moi...</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, il t'a fait &eacute;duquer.... Bigre! t'as pas &agrave; te plaindre... tu
+sais lire, &eacute;crire, compter, sans parler d'un tas de choses que tu t'es
+fourr&eacute;es dans la t&ecirc;te, et quand tu le voudras, tu seras un monsieur!</p>
+
+<p>Jacquot, &agrave; demi ivre, laissa &eacute;chapper un &eacute;clat de rire:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un monsieur... un mirliflore! Seulement, pour la minute, je meurs
+de faim!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vrai! cette nuit, quand tu es arriv&eacute;, j'ai bien vu que tu
+avais un cheveu! Qu'est-ce qui s'est donc pass&eacute;?</p>
+
+<p>Jacquot but encore, et, &agrave; mesure que son verre se vidait, une effrayante
+transformation se faisait en lui. Sa p&acirc;leur devenait livide; les teintes
+rouges de ses pommettes s'accentuaient et une sorte de tremblement
+agitait ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il y a eu, ma pauvre Baleine, reprit-il d'une voix qui se
+faisait rauque et saccad&eacute;e. Est-ce que je sais au juste, moi?...
+Toujours des histoires!... On dirait qu'on m'a jet&eacute; un sort! Je ne
+demandais qu'&agrave; travailler... mais voil&agrave; le cinqui&egrave;me atelier d'o&ugrave; l'on
+me met &agrave; la porte...</p>
+
+<p>&mdash;Bah! qu'est-ce que &ccedil;a fait?... et pourquoi donc t'a-t-on renvoy&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais te dire.... Probablement que ma figure ne pla&icirc;t pas aux
+camarades.... Je ne suis pas plut&ocirc;t arriv&eacute; dans un atelier qu'il y a
+toujours quelqu'un qui me cherche querelle.... On m'accuse toujours d'un
+tas de choses... tant&ocirc;t c'est un outil qui dispara&icirc;t, et on dit que
+c'est moi qui l'ai pris... ou bien mon travail est ab&icirc;m&eacute; pendant la
+nuit... et le patron se f&acirc;che... alors je me r&eacute;volte! On crie, je crie
+plus fort!... Dame! je ne suis pas plus patient qu'un autre, et surtout
+quand on sait qu'on n'a pas tort...</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas de chance!</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, hier, encore la m&ecirc;me chose... j'avais &agrave; graver une planche, une
+planche tr&egrave;s-jolie, tr&egrave;s-d&eacute;licate, et on &eacute;tait press&eacute;. Je me mets au
+travail; j'avais trouv&eacute; les indications &eacute;crites au crayon. Tu ne sais
+pas ce que c'est que la gravure, mais on doit faire des traits dans ce
+sens-ci, dans ce sens-l&agrave;, pour indiquer les ombres, les draperies....</p>
+
+<p>De son pouce, Jacquot indiquait sur la table le sens de ses paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Je me d&eacute;p&ecirc;che et j'enl&egrave;ve l'ouvrage; je le porte au contre-ma&icirc;tre,
+croyant avoir un &eacute;loge. Bon! voil&agrave; qu'il me rit au nez et qu'il me
+demande si je me moque de lui. Je ne comprends pas, j'insiste. Il me dit
+que j'ai travaill&eacute; au rebours des instructions donn&eacute;es. Cette fois-l&agrave;,
+je me croyais bien s&ucirc;r de moi; je lui dis que j'ai exactement suivi les
+indications du bulletin. Il se f&acirc;che; je lui dis que je vais le lui
+prouver. Je retourne &agrave; ma place et je prends le papier. Tu vas voir
+comme c'est dr&ocirc;le et comme j'ai raison de dire que le diable s'en
+m&ecirc;le.... J'&eacute;tais si tranquille que je lui donne le bulletin tout pli&eacute;.
+Il l'ouvre, et alors il entre dans une rage!... vrai, c'&eacute;tait
+effrayant!... Sais-tu ce qu'il y avait sur le bulletin?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Des indications absolument contraires &agrave; celles que j'y avais lues.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es fou!</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais je dis qu'il y avait l&agrave; une trahison.... Je reconnaissais la
+couleur du crayon, la forme des lettres, la disposition m&ecirc;me des
+annotations... et pourtant, l&agrave; o&ugrave; j'avais grav&eacute; un creux, il fallait un
+relief; l&agrave; o&ugrave; les hachures devaient &ecirc;tre verticales, je les avais faites
+horizontales... Le contre-ma&icirc;tre s'emporte, me traite de fain&eacute;ant, de
+propre &agrave; rien! Je me rebiffe, naturellement. Mais, bah! on me dit des
+gros mots! tout mon sang me monte &agrave; la t&ecirc;te, et j'aurais fait un malheur
+si on ne m'avait jet&eacute; dehors! Si bien que me voil&agrave; sur le pav&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Tu entreras ailleurs!</p>
+
+<p>&mdash;Ouiche! pourquoi faire? Il y a une malechance sur moi!</p>
+
+<p>Le malheureux, en proie &agrave; une ivresse croissante, n'&eacute;tait plus ma&icirc;tre de
+sa raison.</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai assez, disait-il d'une voix entrecoup&eacute;e, je ne veux plus
+travailler.... D'abord, ce n'est pas fait pour moi! je ne suis pas un
+ouvrier, moi... je veux... tu l'as dit tout &agrave; l'heure... &ecirc;tre un
+monsieur... un mirliflore... A bas l'atelier!... &agrave; bas tout!...
+Maintenant, laisse-moi tranquille... j'en ai assez!... faut que je
+<i>pionce</i>!</p>
+
+<p>Ces mots d'argot, sur ces l&egrave;vres jeunes, semblaient avoir un caract&egrave;re
+plus odieux encore.</p>
+
+<p>Le jeune homme s'&eacute;tait laiss&eacute; retomber sur la table. Il &eacute;tait plong&eacute;
+dans l'abrutissement de l'ivresse.</p>
+
+<p>Le poivreau avait fait son effet.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, murmura Dioulou, l'autre peut venir... le petiot est &agrave;
+point... comme il l'a demand&eacute;.</p>
+
+<p>A ce moment, la porte du cabaret s'entr'ouvrit, et une t&ecirc;te maigre,
+glabre, ignoble, se glissa dans l'entreb&acirc;illement.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;! la Baleine! dit l'arrivant d'une voix aigre, le <i>singe</i> (ma&icirc;tre)
+n'est pas l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! te v'l&agrave;, Goniglu!</p>
+
+<p>&mdash;R&eacute;ponds donc!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, non... il n'est pas l&agrave;...</p>
+
+<p>&mdash;Alors, j'entre.</p>
+
+<p>Goniglu avait six pieds; sa taille et sa maigreur l'avaient fait
+surnommer l'&Eacute;chalas.</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu, la Baleine, nous sommes l&agrave; cinq ou six <i>zigs</i> qui voulons
+causer... et &ccedil;a nous aurait g&ecirc;n&eacute;s de trouver le patron.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! et qui &ccedil;a est avec toi?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! des bons!... Y a Bibet, tu sais, La Cur&eacute;e, et puis Douze-Francs,
+Muflier et Truard... et puis Maloigne...</p>
+
+<p>&mdash;Fichtre! dit Dioulou en riant, l'&eacute;tat-major!</p>
+
+<p>&mdash;Verse-nous des verres.... Tiens! v'l&agrave; vingt ronds... je vas leur faire
+signe.</p>
+
+<p>Goniglu rouvrit la porte et, de ses grands bras, adressa des signes &agrave; un
+groupe qui stationnait &agrave; quelque distance. Un instant apr&egrave;s, les
+personnages nomm&eacute;s plus haut faisaient leur apparition dans la salle de
+l'<i>Ours vert</i>. Il serait excessif d'affirmer que Goniglu et ses
+compagnons appartinssent &agrave; l'&eacute;lite de la soci&eacute;t&eacute;. Du moins, ils
+dissimulaient admirablement les attaches qu'ils auraient pu avoir avec
+le grand monde. C'&eacute;tait, pour tout dire, des amas de guenilles suant le
+vice et la d&eacute;bauche: l'&eacute;tat-major&mdash;comme disait la Baleine&mdash;faisait mal
+augurer de l'arm&eacute;e tout enti&egrave;re, car jamais vagabonds et voleurs,
+mis&eacute;rables et bandits n'eurent allures plus repoussantes.</p>
+
+<p>Une exception, cependant: le dernier entr&eacute;, Muflier, &eacute;tait v&ecirc;tu d'une
+longue redingote de couleur oliv&acirc;tre qui lui pendait aux talons; des
+brandebourgs multiples se croisaient sur sa poitrine bomb&eacute;e, tandis que
+sur ses hanches s'arrondissaient les plis bouffants de la jupe &agrave; la
+mode. Un chapeau tr&egrave;s-haut, d'un feutre gris, allant en s'&eacute;vasant au
+sommet, ombrageait son front sous ses bords d'une largeur ph&eacute;nom&eacute;nale. A
+la main, Muflier portait un rotin de grosseur respectable, termin&eacute; par
+une pomme en corne. Les autres &eacute;taient &agrave; peine couverts de mauvais
+bourgerons ou de vestes trou&eacute;es. Les pantalons &eacute;lim&eacute;s tombaient en
+franges sur des bottes dont les hiatus laissaient voir des pieds
+malpropres. Cette honorable soci&eacute;t&eacute;, &agrave; l'exception de Muflier, s'attabla
+bruyamment.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! fit Goniglu, cause-t-on, ou cause-t-on pas?</p>
+
+<p>&mdash;Faut causer! r&eacute;pondit Douze-Francs, qui devait ce surnom &agrave; une affaire
+tr&egrave;s-d&eacute;licate&mdash;assassinat et vol&mdash;qui lui avait rapport&eacute; douze francs et
+douze ans de travaux forc&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui commence? dit La Cur&eacute;e.</p>
+
+<p>Il y eut un instant d'arr&ecirc;t. Les orateurs semblaient manquer. Mais
+Muflier, qui &eacute;tait rest&eacute; debout, appuy&eacute; au comptoir et jetant &agrave; la
+Br&ucirc;leuse des regards sympathiques, releva d'un geste sec le collet de sa
+houppelande, poussa quelques hum! hum! de pr&eacute;paration, ex&eacute;cuta avec son
+rotin quelques tours d'un moulinet dominateur, et finalement dit d'une
+voix de stentor:</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes tous un tas de... mauviettes!</p>
+
+<p>&mdash;De quoi! de quoi! des mani&egrave;res! fit le groupe.</p>
+
+<p>Il faut savoir que Muflier, homme d'action et de conseil, portait
+d'&eacute;normes moustaches qui lui donnaient une physionomie formidable,
+qu'il accentuait encore en roulant de gros yeux &agrave; fleur de t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit mauviettes, r&eacute;p&eacute;ta-t-il en laissant retomber son rotin sur la
+table.</p>
+
+<p>Maloigne, qui &eacute;tait petit et malingre, faillit se laisser glisser &agrave;
+terre. Maloigne &eacute;tait l'admirateur-n&eacute; de Muflier, quelque chose comme le
+joueur de fl&ucirc;te antique. Pour lui, Muflier et sa redingote
+repr&eacute;sentaient l'id&eacute;al de la beaut&eacute; m&acirc;le. Seulement Muflier lui faisait
+peur.</p>
+
+<p>&mdash;Pas besoin de gros mots! fit Bibet dit La Cur&eacute;e. On s'explique sans
+crier!</p>
+
+<p>&mdash;Est-on des amis ou n'est-on pas des amis? murmura Goniglu, qui
+affectionnait cette forme interrogative &agrave; deux tranchants.</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous voudrez arr&ecirc;ter votre grelot, fit Muflier, &ccedil;a me fera
+plaisir!</p>
+
+<p>&mdash;Faut retirer mauviettes!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne retire rien du tout. Ce qui est dit est dit. Ah &ccedil;&agrave;! continua
+l'honorable Muflier en accentuant de nouveau son moulinet, est-ce que
+vous croyez avoir affaire &agrave; un imb&eacute;cile?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit Maloigne avec un accent de profonde protestation.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; veux-tu en venir? demanda Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave;? voil&agrave;... vous avez peur!</p>
+
+<p>&mdash;Peur! nous! Ah! par exemple!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez un <i>trac</i> du diable! Hier soir, tout feu, tout flamme!
+C'&eacute;tait &agrave; qui parlerait le premier! Le ma&icirc;tre par ici, le ma&icirc;tre par l&agrave;!
+Vous d&eacute;bitiez tout votre chapelet.... Ce matin, ce n'est plus &ccedil;a, et
+vous <i>canez</i>...</p>
+
+<p>&mdash;C'est pas vrai! cria Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;Vous canez! r&eacute;p&eacute;ta Muflier en enflant sa voix. Il a fallu que je vous
+tra&icirc;ne jusqu'ici, et encore, toi, Goniglu, tu avais une flemme que si le
+<i>singe</i> avait &eacute;t&eacute; l&agrave;, tu ne serais m&ecirc;me pas entr&eacute;.</p>
+
+<p>Un sourd grognement r&eacute;pondit seul &agrave; cette interpellation directe.</p>
+
+<p>&mdash;Mais moi qui n'ai pas froid aux yeux...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour &ccedil;a, non! soupira Maloigne.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais carr&eacute;ment dire &agrave; m&ocirc;sieu le Bisco que &ccedil;a ne peut pas durer plus
+longtemps.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait vrai que les dignes associ&eacute;s tournaient &agrave; chaque instant la
+t&ecirc;te vers la porte pour s'assurer si le personnage qu'on venait de
+nommer ne survenait pas &agrave; l'improviste. Cependant l'assurance de Muflier
+commen&ccedil;ait &agrave; les gagner.</p>
+
+<p>&mdash;Non! &ccedil;a ne peut pas durer! reprit l'orateur. Il faut que &ccedil;a finisse...
+et on ne se moque pas plus longtemps des Loups!</p>
+
+<p>&mdash;Non! non!</p>
+
+<p>&mdash;Parle-t-il bien! parle-t-il bien! murmura Maloigne, dont les yeux
+s'&eacute;carquillaient comme pour mieux embrasser les beaut&eacute;s multiples de
+Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, sommes-nous les Loups ou sommes-nous pas les Loups? dit
+Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! prof&eacute;ra solennellement Muflier, depuis quand les Loups
+passent-ils leur temps &agrave; se croiser les bras et &agrave; regarder passer l'eau
+sous les ponts? Comment! voil&agrave; plus de deux mois que celui que vous avez
+&eacute;lu comme chef, que le fondateur de l'association refuse de nous rien
+mettre sous la dent... pas seulement une pauvre petite affaire!</p>
+
+<p>&mdash;On cr&egrave;ve de faim!</p>
+
+<p>&mdash;On est tout nu!</p>
+
+<p>&mdash;On se rouille!</p>
+
+<p>&mdash;C'est &ccedil;a! Se rouille-t-on ou se rouille-t-on pas? Muflier promena sur
+son auditoire un regard circulaire et satisfait.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est qu'un g&eacute;n&eacute;ral qui laisse ses soldats sans
+ouvrage?... Voyez-vous, c'est peu naturel, et il y a l&agrave;-dessous quelque
+manigance! M&ocirc;sieu le chef des Loups s'est lanc&eacute; dans le grand, il
+travaille dans la haute, il tripote dans le dor&eacute;... tandis que nous,
+nous tra&icirc;nons dans les ruisseaux.... D'abord, c'est humiliant. Quand on
+a des bras et des jambes, c'est pour s'en servir, et puis, &ccedil;a n'est pas
+r&eacute;galant. On ne gagne rien et les capitaux s'en vont...</p>
+
+<p>&mdash;Pour &ccedil;a, ils sont loin!...</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien qu'il y a la paye. Quoi? quarante malheureux sous par
+jour, comme &agrave; des ouvriers. Nous! des ouvriers! peuh! Si nous avions
+voulu &ecirc;tre ouvriers, est-ce que nous serions Loups?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai! c'est vrai!</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes des associ&eacute;s, et il nous faut une part des b&eacute;n&eacute;fices.</p>
+
+<p>&mdash;Une grosse part.</p>
+
+<p>&mdash;Pour qu'elle soit grosse, il faut qu'il y ait des b&eacute;n&eacute;fices, et pour
+qu'il y ait des b&eacute;n&eacute;fices, il faut qu'on travaille...</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! moi, Muflier, j'affirme, je d&eacute;clare que ma dignit&eacute; s'oppose &agrave;
+ce que je touche un salaire, comme un mis&eacute;rable mercenaire.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! moi aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Je d&eacute;clare que mes int&eacute;r&ecirc;ts souffrent, que la stagnation des affaires
+me cause un pr&eacute;judice &eacute;norme, et je veux que &ccedil;a change.</p>
+
+<p>&mdash;C'est &ccedil;a! il faut que &ccedil;a change!...</p>
+
+<p>&mdash;Donc, mes agneaux, le chef va venir. Il faut lui poser carr&eacute;ment nos
+conditions.</p>
+
+<p>Cette proposition, en d&eacute;pit de l'enthousiasme croissant, jeta un l&eacute;ger
+froid dans l'assistance. Mais Muflier &eacute;tait trop bien lanc&eacute; pour
+s'arr&ecirc;ter en si beau chemin. A ce moment, Dioulou, qui, depuis le
+commencement de ce m&eacute;morable entretien, &eacute;tait rest&eacute; aupr&egrave;s du comptoir
+dans une attitude quasi indiff&eacute;rente, se rapprocha du groupe en &eacute;coutant
+attentivement.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas &agrave; tortiller, reprit nettement Muflier, nous sommes des
+hommes d'action, il nous faut pour chef un homme d'action.</p>
+
+<p>&mdash;Le Bisco a fait ses preuves, dit la Baleine en intervenant tout &agrave;
+coup.</p>
+
+<p>&mdash;Ses preuves!... eh bien! et nous donc!... Ah &ccedil;&agrave;! est-ce que par hasard
+nous n'avons pas fauch&eacute; le pr&eacute; et mang&eacute; la gourgane aussi bien que
+lui?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais il vous a fourni des affaires superbes, et &ccedil;a n'est pas sa
+faute si vous avez mang&eacute; tout ce que vous avez gagn&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Fallait peut-&ecirc;tre faire des &eacute;conomies pour faire plaisir &agrave; m&ocirc;sieu,
+articula la voix glapissante de Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, qu'est-ce que vous voulez? demanda Dioulou.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que nous voulons, ma petite Baleine, r&eacute;pliqua Muflier, dont la voix
+prit une intonation ironique, nous voulons qu'on ne nous traite plus en
+esclaves, en chiens, nous voulons qu'on daigne se souvenir que nous
+existons...</p>
+
+<p>&mdash;Sinon?...</p>
+
+<p>&mdash;Sinon nous verrons ce que nous avons &agrave; faire... &ccedil;a ne te regarde
+pas...</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi cela? Est-ce que je ne suis pas un Loup comme vous?...</p>
+
+<p>&mdash;Tu es un Loup, soit, mais tu n'as d'yeux que pour le singe, c'est ton
+roi, ton dieu; tout ce qu'il fait est bien fait.... Puisque vous &ecirc;tes si
+malins, faites vos affaires vous-m&ecirc;mes...</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce que vous deviendrez?</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;-t-il pas! Comme si nous ne pouvions pas vivre sans personne....
+Parbleu! nous resterons Loups comme devant, seulement nous n'aurons plus
+de ma&icirc;tre...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous me ferez pincer au premier coup... Tenez, fit Dioulou avec
+col&egrave;re, vous &ecirc;tes des ingrats... Qu'est-ce qui vous a fait sortir du
+bagne? c'est le singe! Qu'est-ce qui t'a tir&eacute; de prison, toi, Goniglu?
+c'est le singe!... Qu'est-ce qui t'a aid&eacute; &agrave; br&ucirc;ler la politesse aux
+gendarmes, toi, Maloigne? c'est lui, toujours lui!</p>
+
+<p>Un murmure sourd r&eacute;pondit &agrave; ce plaidoyer.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mais vous ne me faites pas peur! reprit la Baleine en se campant
+solidement sur ses &eacute;normes jambes. Tous ne m'emp&ecirc;cherez pas de parler.
+Sans lui, vous n'&ecirc;tes rien que des imb&eacute;ciles et des brutes... Au coup de
+Neuilly, c'est lui qui vous a sauv&eacute;s au moment o&ugrave; vous alliez &ecirc;tre
+cern&eacute;s par la <i>rousse</i>. A l'affaire de la rue du Bac, sans lui, vous
+&eacute;tiez fichus. Et voil&agrave; ces messieurs qui font de la r&eacute;bellion!</p>
+
+<p>&mdash;Tonnerre! hurla Muflier, tu nous insultes!</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je vous dis vos v&eacute;rit&eacute;s!... Vous n'&ecirc;tes bons &agrave; rien, qu'&agrave;
+aller crever dans un cabanon. Vous n'avez ni c&oelig;ur ni t&ecirc;te!</p>
+
+<p>&mdash;Te tairas-tu! cria encore Muflier, qui avait gliss&eacute; sa main dans sa
+poche.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est toi, Muflier, qui pr&eacute;tends sans doute prendre la direction de
+la bande!... Un joli chef!... qui braille et qui ne sait rien faire, et
+qui d&eacute;talera &agrave; la premi&egrave;re alerte!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu m'appelles l&acirc;che! grin&ccedil;a Muflier.</p>
+
+<p>Livide de rage, le bandit tenait &agrave; la main son couteau tout ouvert. Il
+le leva sur Dioulou.... Mais au m&ecirc;me instant, le couteau, violemment
+arrach&eacute;, roula sur le plancher.</p>
+
+<p>&mdash;Mal&eacute;diction! cria Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu'y a-t-il? fit l'homme qui venait d'intervenir et qui, les
+deux bras crois&eacute;s, regardait en face son f&eacute;roce adversaire.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Jacquot qui, au bruit de la rixe, s'&eacute;tait dress&eacute; sur ses pieds,
+et, voyant Dioulou tra&icirc;treusement menac&eacute;, s'&eacute;tait jet&eacute; sur Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est toi, le moucheron! fit Muflier, dont les dents claquaient
+avec une convulsion de rage. Je vas rien te d&eacute;coudre!</p>
+
+<p>Il se rua sur Jacquot. Mais d&eacute;j&agrave; la Baleine l'avait saisi &agrave; la gorge. Si
+Dioulou &eacute;tait vigoureux, Muflier, fortement muscl&eacute;, ne lui c&eacute;dait en
+rien. Jacquot avait voulu s'interposer, mais les autres l'avaient saisi
+par derri&egrave;re en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Faut les laisser faire! Pas de tricheries!</p>
+
+<p>Les deux hommes s'&eacute;treignant, poitrine contre poitrine, les bras
+enlac&eacute;s, luttaient avec une &eacute;nergie formidable. Une premi&egrave;re fois, &agrave; une
+secousse violente, ils se s&eacute;par&egrave;rent, puis revinrent l'un sur l'autre,
+les poings en avant. On entendit r&eacute;sonner leur thorax sous les coups.
+Tout &agrave; coup, le bras de Dioulou se d&eacute;tendit avec la roideur d'un ressort
+d'acier et atteignit Muflier en plein front. Le mis&eacute;rable poussa une
+sorte de rugissement.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu ton compte? fit Dioulou.</p>
+
+<p>Mais la voix s'arr&ecirc;ta dans son gosier. Muflier venait de lui lancer un
+coup de t&ecirc;te &agrave; la poitrine. Alors le combat prit un caract&egrave;re effrayant.
+Les deux colosses, en proie &agrave; une rage furieuse, s'&eacute;taient saisis de
+nouveau. Les tables se renversaient. Leurs corps, secou&eacute;s, semblaient
+n'en plus faire qu'un seul, tandis que de leurs t&ecirc;tes congestionn&eacute;es les
+yeux sortaient, comme pr&ecirc;ts &agrave; sortir de leurs orbites.</p>
+
+<p>&mdash;Hardi! Muflier! criaient les autres.</p>
+
+<p>Tandis que seule la voix de Jacquot encourageait Dioulou. D&eacute;j&agrave;,
+cependant, ce dernier semblait faiblir. Un souffle haletant sortait de
+sa poitrine; ses reins pliaient. Mais &agrave; ce moment la porte s'ouvrit
+violemment; un juron formidable retentit, et, en m&ecirc;me temps, deux mains
+se rivant &agrave; l'&eacute;paule des lutteurs les s&eacute;par&egrave;rent les arrach&egrave;rent pour
+ainsi dire l'un de l'autre et les repouss&egrave;rent contre les murailles
+oppos&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Le singe! cri&egrave;rent les spectateurs de la lutte.</p>
+
+<p>La force physique exercera toujours sur les natures brutales un empire
+indiscut&eacute;. On e&ucirc;t dit qu'aux mains de Biscarre (le lecteur l'a d&eacute;j&agrave;
+reconnu), ces deux &ecirc;tres &eacute;normes ne fussent plus que des enfants. D&eacute;j&agrave;
+Muflier, la t&ecirc;te baiss&eacute;e, &eacute;puis&eacute; de fatigue, courbait la t&ecirc;te et
+cherchait &agrave; &eacute;viter le regard de Biscarre. Quant &agrave; Biscarre&mdash;que les
+Loups d&eacute;signaient sous le nom de Bisco&mdash;on n'e&ucirc;t certes pas reconnu en
+lui M. Mancal, l'homme d'affaires, ou Germandret, le bibliophile. Il
+&eacute;tait redevenu le for&ccedil;at, ignoble, avec sa blouse rapi&eacute;c&eacute;e, son pantalon
+dentel&eacute;, la casquette &agrave; visi&egrave;re plate, les m&egrave;ches de cheveux pendantes
+sur les tempes.... Et cependant sur ce visage de b&ecirc;te fauve, il y avait
+comme le rayonnement de la force du mal. De ses yeux gris et p&acirc;les
+s'&eacute;chappait une lueur sinistre. Les bandits&mdash;depuis Goniglu le Malin
+jusqu'&agrave; Maloigne, le courtisan de Muflier&mdash;avaient perdu leur assurance.</p>
+
+<p>&mdash;Dioulou, ici!... fit Biscarre.</p>
+
+<p>Le colosse s'approcha, pliant les &eacute;paules, dans l'attitude d'un chien
+qui craint d'&ecirc;tre battu.</p>
+
+<p>&mdash;Muflier, ici!...</p>
+
+<p>Il y eut dans les yeux de Muflier une derni&egrave;re r&eacute;volte, mais, sous le
+regard de Biscarre, il se courba &agrave; son tour et ob&eacute;it.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi vous battez-vous? demanda Biscarre.</p>
+
+<p>Tous deux gard&egrave;rent le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que vous me r&eacute;pondiez. Allons! plus vite que &ccedil;a!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! fit Dioulou, c'est lui... c'est Muflier... qui se plaint de
+toi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est vrai... mais pas tout &agrave; fait, r&eacute;pliqua l'autre, qui
+&eacute;videmment avait perdu toute son &eacute;loquence.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu te plains de moi!... Parbleu! c'est amusant!... Me ferez-vous
+l'honneur, ma&icirc;tre Muflier, de me dire en quoi j'ai perdu votre
+confiance?</p>
+
+<p>Certes, si Muflier e&ucirc;t &eacute;t&eacute; seul, il n'est pas douteux que, sans la
+moindre explication, il se f&ucirc;t rendu &agrave; merci. Mais ses complices,
+&eacute;tonn&eacute;s, disons plus, d&eacute;go&ucirc;t&eacute;s de ses h&eacute;sitations, commen&ccedil;aient &agrave; se
+pousser du coude et &agrave; ricaner en le regardant. Il se redressa, poussa un
+hum! hum! d'encouragement, et dit d'une voix qui manquait encore de
+fermet&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Ces messieurs m'avaient charg&eacute; de vous exposer quelques
+observations...</p>
+
+<p>&mdash;Hein?</p>
+
+<p>Biscarre regarda Goniglu, qui parut fort occup&eacute; &agrave; bourrer sa pipe.
+Douze-Francs se gratta vivement l'&eacute;paule. Maloigne ramassa son
+mouchoir.... Bref, aucun d'eux ne semblait dispos&eacute; &agrave; accepter la part de
+responsabilit&eacute; que leur offrait si gaillardement Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;Et quelles sont ces... observations? demanda Biscarre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! presque rien... des v&eacute;tilles! fit l&eacute;g&egrave;rement Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un mensonge, fit Dioulou. Ces gredins-l&agrave; pr&eacute;tendent que tu es un
+mauvais chef... et ne veulent plus de toi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! et qui veulent-ils choisir?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! M. Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! mais ce ne serait peut-&ecirc;tre pas une mauvaise id&eacute;e, cela, fit
+Biscarre en ricanant. D'ailleurs, je ne serais pas f&acirc;ch&eacute; moi-m&ecirc;me de me
+d&eacute;barrasser du pouvoir... il me p&egrave;se. J'ai bien quelques affaires &agrave;
+terminer, mais je m'en chargerai seul.</p>
+
+<p>Il y eut un murmure de protestation douloureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, pourquoi ne nous donnez-vous rien &agrave; faire? articula
+Muflier qui s'effor&ccedil;ait de sauver les derni&egrave;res bribes de son prestige.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! voil&agrave; o&ugrave; le b&acirc;t vous blesse?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! nous voudrions bien travailler.</p>
+
+<p>&mdash;Adressez-vous &agrave; Muflier. Je suppose qu'il a en poche quelque bon plan
+d'op&eacute;ration... et tenez, s'il veut de moi, je ne serais pas f&acirc;ch&eacute; de
+travailler sous ses ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous voulez rire? fit Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;Rire! certes non! reprit Biscarre, dont la voix reprit son timbre
+vibrant, et je vais vous en donner la preuve....</p>
+
+<p>Mais &agrave; ce moment il s'arr&ecirc;ta tout &agrave; coup. Ses yeux venaient de tomber
+sur Jacquot, qui, immobile, semblait suivre cette sc&egrave;ne avec une sorte
+de stupeur.</p>
+
+<p>Biscarre p&acirc;lit et se mordit les l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Il entra&icirc;na Dioulou dans un coin, et lui parlant &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Comment! tu les a laiss&eacute;s parler devant le petit!...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ils &eacute;taient lanc&eacute;s... et c'est pour les arr&ecirc;ter que je me suis
+battu.</p>
+
+<p>&mdash;Mal&eacute;diction! Alors il a tout entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Non! il est ivre, et je ne crois pas qu'il ait compris...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai commis une imprudence, mais je la r&eacute;parerai...</p>
+
+<p>&mdash;Comment?</p>
+
+<p>&mdash;Attends! Muflier, approche.</p>
+
+<p>L'habitude de la discipline l'emporta. Muflier vint &agrave; son chef.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es un imb&eacute;cile, dit Biscarre, et je te le prouve d'un mot. Est-ce
+que Jacquot &eacute;tait au courant de nos affaires?... Tu bavardes comme une
+pie, et tu ne te dis pas que Jacquot peut avoir peur et aller causer de
+toutes nos aventures...</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! c'est vrai! je n'avais pas song&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu veux &ecirc;tre chef des Loups!... mis&egrave;re!</p>
+
+<p>Muflier baissa la t&ecirc;te. Il &eacute;tait vaincu.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu r&eacute;parer le mal que tu as fait?</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dis comme moi... et ob&eacute;is-moi....</p>
+
+<p>Pendant ce rapide colloque, Goniglu et ses compagnons n'avaient pas
+prononc&eacute; un mot. Ils attendaient comme il convient &agrave; des soldats bien
+dress&eacute;s.</p>
+
+<p>Biscarre revint vers eux.</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis, je regrette que vous vous soyez emport&eacute;s... mais au fond je
+ne vous en veux pas... les bons ouvriers veulent du travail, c'est trop
+juste....</p>
+
+<p>Tous regardaient Biscarre avec surprise. De fait, ses allures avaient
+chang&eacute;, son accent s'&eacute;tait adouci.</p>
+
+<p>&mdash;Mais voila, continua-t-il, en ce moment les affaires sont lourdes. Le
+b&acirc;timent ne va pas. Et si je n'avais pas les reins aussi solides, tout
+entrepreneur que je suis, je ferais la culbute. Cependant je crois que
+je vais avoir quelque chose &agrave; vous donner. On me proposa une grande
+affaire....</p>
+
+<p>Un clignement d'yeux avertit les Loups de ne pas protester.</p>
+
+<p>&mdash;Une maison &agrave; construire, l&agrave;, aupr&egrave;s des halles... Je sais que vous
+&ecirc;tes bons &agrave; la t&acirc;che, et je vous prendrai les premiers... seulement je
+ne traite que dans la matin&eacute;e d'aujourd'hui. Si vous trouvez &agrave; vous
+embaucher tout de suite...</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! fit Muflier. Nous ne voulons travailler que pour vous...</p>
+
+<p>&mdash;Oui! firent les autres. Muflier a raison.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mes amis, mes bons amis.... Mais, voyez-vous, il ne faut pas
+&ecirc;tre si vifs, &ccedil;a fait faire des b&ecirc;tises. Et puis se cogner entre soi,
+c'est mal, c'est tr&egrave;s-mal... Voyons, puis-je compter sur vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, allez avec Muflier: je lui ai indiqu&eacute; le rendez-vous, et avant
+une ou deux heures, vous serez embauch&eacute;s; &ccedil;a vous va-t-il?</p>
+
+<p>Une r&eacute;ponse unanime accueillit les paroles de Biscarre. Cependant les
+bandits se demandaient ce que signifiait cette com&eacute;die. De fait, comme
+il sera expliqu&eacute; tout &agrave; l'heure, ils n'avaient attach&eacute; aucune importance
+&agrave; la pr&eacute;sence de Jacquot, qu'ils savaient &ecirc;tre le neveu de Bisco. Mais
+maintenant ils &eacute;prouvaient une vague inqui&eacute;tude, en se souvenant que
+d&eacute;j&agrave; la Bisco leur avait recommand&eacute; le plus grand silence, lorsqu'ils se
+trouvaient avec le jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, fit Goniglu en clignant de l'&oelig;il &agrave; son tour, il y aura du
+travail?...</p>
+
+<p>&mdash;Et on donnera des arrhes!</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! alors nous en sommes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous prendrez bien un verre avant de partir?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour &ccedil;a, oui!</p>
+
+<p>Biscarre s'approcha de Jacquot.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, mon neveu, boiras-tu un coup avec nous?</p>
+
+<p>Le jeune homme tressaillit: l'ivresse qui le tenait au cerveau troublait
+ses pens&eacute;es, qui se confondaient. C'&eacute;tait comme une hallucination
+sinistre. Qu'&eacute;taient-ce que ces hommes? et avait-il bien entendu tout &agrave;
+l'heure? Dioulou avait vers&eacute; une tourn&eacute;e g&eacute;n&eacute;rale. Biscarre prit un
+verre, et d'un mouvement rapide et inaper&ccedil;u, tira de sa poche un flacon
+d'o&ugrave; il laissa tomber quelques gouttes dans le vin. Puis il mit le verre
+aux mains de Jacquot.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! dit-il. A la sant&eacute; des bons travailleurs!...</p>
+
+<p>Sans r&eacute;pondre, Jacquot porta le verre &agrave; ses l&egrave;vres: &agrave; peine l'eut-il
+vid&eacute;, qu'il chancela. Biscarre lui saisit les bras et le soutint...
+tandis que doucement le jeune homme s'affaissait sur un banc.... Il y
+eut un silence; puis Biscarre, pench&eacute; sur lui, se redressa:</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait! dit-il.</p>
+
+<p>Alors il se tourna de nouveau vers les bandits:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous compris, maintenant? Comment! voil&agrave; un gars qui est
+ouvrier... pour de bon... qui est mon neveu... et qui n'a jamais
+travaill&eacute; avec nous... et vous &ecirc;tes assez b&ecirc;tes pour parler devant
+lui!...</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne l'avions pas vu, hasarda Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;Je le croyais ivre-mort! fit Dioulou, qui se sentait atteint, lui
+aussi, par le reproche de Biscarre.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, passons... c'est une imprudence qui aurait pu vous co&ucirc;ter
+cher.... Maintenant, les Loups, un dernier mot!... Ce que je vous ai dit
+est vrai, j'ai besoin de vous...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bravo!... Enfin!...</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous vous plaignez, c'est que justement vous ne comprenez rien &agrave;
+la vraie fa&ccedil;on de proc&eacute;der. Parbleu! si je voulais vous lancer dans des
+op&eacute;rations &agrave; quatre sous, o&ugrave; vous risqueriez votre peau... &ccedil;a ne serait
+pas difficile, et &ccedil;a vous rapporterait comptant le bagne ou
+l'&eacute;chafaud.... Je vous ai promis de vous faire riches, je tiendrai ma
+promesse...</p>
+
+<p>&mdash;Vive le Bisco!...</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dit Goniglu attendri, j'irai vivre dans mon pays...</p>
+
+<p>&mdash;Et tu deviendras fonctionnaire du gouvernement, c'est entendu!... En
+attendant, mes Loups, prenez patience... Pour vous y aider, voici
+d'abord une vingtaine de jaunets qui vous permettront de vous requinquer
+un peu....</p>
+
+<p>Il jeta sur la table une poign&eacute;e de pi&egrave;ces d'or. Les bandits se jet&egrave;rent
+sur cette proie.</p>
+
+<p>&mdash;Le Bisco, dit Muflier, pardonnez-moi, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait.</p>
+
+<p>&mdash;Vive le singe!</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mes Loups!... Venez prendre le mot d'ordre tous les matins,
+mais pas en corps, comme aujourd'hui... Tonnerre! on dirait que vous
+avez peur de n'&ecirc;tre pas assez remarqu&eacute;s par la <i>rousse</i>!... qu'un seul
+vienne, et jamais le m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ob&eacute;irons.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, allez-vous-en... et au revoir....</p>
+
+<p>Les bandits, munis de leur part de butin, ne songeaient plus d'ailleurs
+qu'&agrave; partir, et, apr&egrave;s quelques nouvelles protestations, ils
+disparurent....</p>
+
+<p>Jacquot, affaiss&eacute; sur la banc, dormait toujours d'un profond sommeil.
+Biscarre s'approcha de la Br&ucirc;leuse, qui &eacute;tait rest&eacute;e &agrave; son comptoir
+pendant l'incident, quoique par ses cris elle n'e&ucirc;t pas cess&eacute;
+d'encourager Dioulou. Seulement elle avait ob&eacute;i &agrave; une consigne d&egrave;s
+longtemps donn&eacute;e par la Baleine et qui lui interdisait, sous quelque
+pr&eacute;texte que ce f&ucirc;t, de se m&ecirc;ler des rixes.</p>
+
+<p>&mdash;Les femmes! disait Dioulou, &ccedil;a ne sert qu'&agrave; envenimer les choses.</p>
+
+<p>&mdash;La Br&ucirc;leuse, dit Biscarre, fermez la boutique, mettez les volets et
+allez faire un tour d'une heure...</p>
+
+<p>&mdash;Hein? s'&eacute;cria la compagne de Dioulou. Fermer le bazar! m'en aller au
+moment o&ugrave; la client&egrave;le va arriver!...</p>
+
+<p>&mdash;Allons! ob&eacute;issez! vous savez que je ne souffre pas d'observation...</p>
+
+<p>&mdash;Cependant...</p>
+
+<p>&mdash;Ob&eacute;is! tonnerre! cria Dioulou &agrave; son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on va s'ameuter devant le cabaret, on enfoncera les volets, on
+p&eacute;n&eacute;trera de force.... Sans compter la police, qui croira &agrave; un
+accident...</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, fit Biscarre. Du papier, de l'encre, une plume....</p>
+
+<p>Il &eacute;tendit sur la table la fouille que Dioulou lui pr&eacute;sentait, puis
+d'une &eacute;criture grasse et ferme, il &eacute;crivit:</p>
+
+<p>
+<span style="margin-left: 4em;"><i>Ferm&eacute; pour cause de changement de propri&eacute;taire</i>.</span><br />
+</p>
+
+<p>Cette fois, ce fut Dioulou qui ne put r&eacute;primer une exclamation de
+surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! changement de propri&eacute;taire!... Et moi, alors, qu'est-ce que
+je vais devenir?</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, pas tant de phrases, dit Biscarre. La m&egrave;re, collez &ccedil;a sur les
+volets, et filez rapidement.</p>
+
+<p>La Br&ucirc;leuse, de son &oelig;il unique, jeta un regard interrogatif &agrave; Dioulou.
+Elle sentait en elle de vagues id&eacute;es de r&eacute;sistance. Mais d'un geste
+significatif, le colosse lui ordonna encore une fois d'ob&eacute;ir. Elle se
+r&eacute;signa en grommelant, et, un instant apr&egrave;s, les lourdes planches de
+bois, retenues par les boulons de fer, ferm&egrave;rent herm&eacute;tiquement la
+devanture. Puis, la Br&ucirc;leuse jeta un adieu &agrave; Dioulou et disparut, en
+promettant de revenir dans une heure. Biscarre alluma une chandelle, et,
+se rapprochant de Jacquot, s'assura que son sommeil &eacute;tait profond. La
+t&ecirc;te du jeune homme, rejet&eacute;e en arri&egrave;re, portait le stigmate de la
+fatigue; mais, en d&eacute;pit de sa p&acirc;leur, il conservait une beaut&eacute; et une
+d&eacute;licatesse natives qui, chez tout autre que Biscarre, e&ucirc;t excit&eacute; une
+sympathie involontaire. Mais bien au contraire, l'&oelig;il ardent, la l&egrave;vre
+crisp&eacute;e, l'ancien for&ccedil;at l'enveloppait d'un regard de col&egrave;re et de
+haine.</p>
+
+<p>&mdash;Dioulou! fit-il.</p>
+
+<p>L'homme s'approcha. De la main, Biscarre lui d&eacute;signa le dormeur.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas qu'il lui ressemble? murmura-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;A qui?</p>
+
+<p>&mdash;Mais &agrave; elle, pardieu!... &agrave; celle que je hais... pour l'avoir trop
+aim&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pas malin, &ccedil;a, fit Dioulou en ricanant, on se ressemble de plus
+loin... puisqu'elle est sa m&egrave;re...</p>
+
+<p>&mdash;Sa m&egrave;re! oh! tais-toi!... Quand je songe &agrave; cela, je me demande si
+j'aurai l'&eacute;nergie n&eacute;cessaire pour ne pas &eacute;craser d'un seul coup ce
+mis&eacute;rable....</p>
+
+<p>Il leva sur la t&ecirc;te de Jacquot son poing qui l'e&ucirc;t tu&eacute; d'un seul coup,
+mais Dioulou lui arr&ecirc;ta le bras.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! eh bien! des folies, maintenant!</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, fit Biscarre en se reculant, ce n'est pas ainsi qu'il
+doit mourir.... Et qui sait? Si elle apprenait tout &agrave; coup, cette belle
+marquise, que son fils est mort, peut-&ecirc;tre &eacute;prouverait-elle dans sa
+douleur une sorte de soulagement...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est impossible!...</p>
+
+<p>&mdash;Non! cela est vrai!... Est-ce que je ne devine pas les transes
+horribles, les angoisses poignantes qui torturent l'&acirc;me de cette
+femme?... Oh! je le sens, elle n'a pas oubli&eacute; mes paroles; elle sait
+qu'un jour viendra o&ugrave; elle saura que son fils est vivant, et que, ce
+jour-l&agrave;, ce fils, maudit, d&eacute;shonor&eacute;, va passer d'un cachot d'infamie &agrave;
+l'&eacute;chafaud d'expiation!</p>
+
+<p>Dioulou, qui n'&eacute;tait pas facile &agrave; &eacute;mouvoir, ne put r&eacute;primer un frisson.
+Et, en v&eacute;rit&eacute;, Biscarre &eacute;tait effrayant &agrave; voir, tant la f&eacute;roce passion
+de la vengeance convulsait ses traits.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pourtant pas m&eacute;chant, le petit, fit Dioulou. Et tiens! pas
+plus tard que tout &agrave; l'heure, sans lui, Muflier me fourrait deux pouces
+de fer dans le corps...</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui! il est bon!... c'est une &acirc;me g&eacute;n&eacute;reuse, fit Biscarre avec
+ironie. Eh parbleu! je n'ai pas oubli&eacute; le mal qu'il m'a donn&eacute;, et
+jusqu'ici en pure perte...</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est que tu as tout tent&eacute; pour en faire un fier gueux...</p>
+
+<p>&mdash;Quand il &eacute;tait tout petit, reprit Biscarre, sous pr&eacute;texte de pauvret&eacute;,
+je le laissais sans cesse avec les vagabonds, avec toute cette tourbe
+enfantine qui se vautre dans les ruisseaux... j'essayais, par cette
+camaraderie d&eacute;go&ucirc;tante, de d&eacute;velopper en lui des instincts mauvais...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, bernique! le petit ne mordait pas &agrave; la pomme! Te rappelles-tu,
+quand les petits voyous rentraient, d&eacute;guenill&eacute;s, sales, lui arrivait
+avec sa petite t&ecirc;te souriante et ses cheveux qui frisottaient. &Eacute;tait-il
+gentil! c'&eacute;tait &agrave; croire qu'il sortait d'une bo&icirc;te.</p>
+
+<p>Biscarre r&eacute;fl&eacute;chissait.</p>
+
+<p>&mdash;Je lui ai appris &agrave; lire, murmurait-il, et par les livres que je
+choisissais, je m'effor&ccedil;ais de le pervertir.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne comprenait pas, et il disait que &ccedil;a l'ennuyait.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il y aurait une fatalit&eacute; plus forte que la volont&eacute; humaine?
+Non, ce n'est pas possible. Bandit je le veux, bandit il sera... et
+aujourd'hui il ne m'&eacute;chappera pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, tu n'y renonces pas?</p>
+
+<p>&mdash;Renoncer &agrave; cette vengeance qui est ma vie.... Oh! certes non! et tant
+qu'un souffle de vie restera en moi, je poursuivrai cette &oelig;uvre de
+haine.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, &ccedil;a te regarde.... Et tu me dis que tu as un moyen?</p>
+
+<p>&mdash;Infaillible. Dis-moi seulement: quand il est arriv&eacute; hier soir, que
+t'a-t-il dit?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il &eacute;tait d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;! et m&ecirc;me je ne l'ai jamais vu comme &ccedil;a...</p>
+
+<p>&mdash;On l'avait chass&eacute; de l'atelier?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, apr&egrave;s une violente querelle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien cela; le Loup qui &eacute;tait l&agrave; a bien rempli mes instructions.
+Continue: il s'est plaint, il s'est mis en col&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! en plein. Il a d&eacute;clar&eacute; qu'il ne voulait plus travailler, qu'il
+n'&eacute;tait pas bon &agrave; faire un ouvrier.</p>
+
+<p>&mdash;A merveille!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il voulait &ecirc;tre un mirliflore...</p>
+
+<p>&mdash;Enfin! Ah! mon brave Dioulou, quand tu m'as vu dans ces deux derni&egrave;res
+ann&eacute;es approuver le travail de Jacquot, alors qu'il passait ses nuits &agrave;
+&eacute;tudier; quand je l'encourageais dans cette voie qui devait lui rendre
+insupportable sa condition pr&eacute;sente, je savais bien que l'heure
+sonnerait o&ugrave; se d&eacute;velopperaient en lui des aspirations soigneusement,
+mais lentement entretenues. Je n'ai pu en faire un voleur de grand
+chemin! j'en ferai un bandit du grand monde! La route est plus
+s&eacute;duisante, mais le but sera le m&ecirc;me...</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, c'est toi qui l'as fait chasser de l'atelier?</p>
+
+<p>&mdash;De celui-l&agrave; comme des autres. Oh! sois tranquille, pas un seul instant
+je ne l'ai perdu de vue.... Je le connais bien maintenant, et je sais
+sur quel point de sa conscience il faut frapper...</p>
+
+<p>&mdash;Et tu ne crains pas que, dans le monde, le hasard ne vienne aider sa
+m&egrave;re &agrave; le d&eacute;couvrir?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne redoute rien.... Mais, maintenant, laisse-moi. Il faut que je
+cause avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Surtout pas de violence... car, vois-tu, cette diablesse de haine
+m'effraye toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bien poltron, maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Mais, enfin, veux-tu que je te dise, Biscarre...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne te f&acirc;cheras pas, au moins?</p>
+
+<p>Biscarre le regarda en face.</p>
+
+<p>&mdash;Il est inutile que tu me parles... je sais ce que tu as &agrave; me dire.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! tu es donc sorcier?</p>
+
+<p>La main de Biscarre tomba sur son poignet et s'y riva comme un bracelet
+d'acier.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute-moi bien, Dioulou. Je sais que, par b&ecirc;tise, par sentiment, par
+l&acirc;chet&eacute;, tu ne partages pas la haine que j'ai vou&eacute;e au fils de Marie de
+Mauvillers.... Je t'excuse, parce que tu ne comprends pas ce que sont
+ces passions qui s'emparent d'un homme et lui mettent au c&oelig;ur une
+marque pareille &agrave; celle que le bourreau met &agrave; l'&eacute;paule du condamn&eacute;...
+Donc, tu as pour ce gar&ccedil;on, je ne dirai pas de l'affection, mais tout au
+moins de la sympathie.</p>
+
+<p>&mdash;Je te prie...</p>
+
+<p>&mdash;Les sentiments sont libres. Adore-le, si tu veux, seulement....</p>
+
+<p>Biscarre scanda s&egrave;chement chacune de ses paroles:</p>
+
+<p>&mdash;Seulement, si jamais tu tentais contre moi la moindre trahison, si tu
+te permettais, en quelque circonstance que ce f&ucirc;t, de contrecarrer mes
+projets, d'avertir Jacquot des p&eacute;rils qu'il court, je te donne ma
+parole&mdash;et tu sais que je la tiens&mdash;que je te punirais de telle sorte
+que pas un lambeau de ta chair n'&eacute;chapperait aux tortures....</p>
+
+<p>La voix de Biscarre avait pris un accent sourd et effrayant.</p>
+
+<p>&mdash;Pas une fibre de ton &ecirc;tre qui ne f&ucirc;t douleur! pas une parcelle de
+toi-m&ecirc;me qui ne me donn&acirc;t tout son sang! Maintenant tu es averti, va....</p>
+
+<p>Dioulou &eacute;tait rest&eacute; immobile. Sa face bestiale s'&eacute;tait couverte d'une
+p&acirc;leur terrifi&eacute;e. Oui, il connaissait Biscarre. Il avait peur!</p>
+
+<p>&mdash;Je te promets... je t'assure... commen&ccedil;a-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas besoin de tes serments. Tu me crains, cela me suffit. Un
+dernier mot. D&egrave;s aujourd'hui, tu vas quitter le cabaret de l'<i>Ours
+vert</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! et qu'est-ce que je ferai, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Tu le sauras plus tard. Je veux que Jacquot soit d&eacute;pist&eacute; et ne puisse
+revenir ici. Donc, j'ai vendu la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Vendu!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un honn&ecirc;te n&eacute;gociant en a sold&eacute; le prix hier, et viendra
+aujourd'hui m&ecirc;me se mettre en possession des lieux. Qu'&agrave; midi vous soyez
+partis, toi et la Br&ucirc;leuse. Ce soir, &agrave; huit heures, tu iras m'attendre
+au quai de G&egrave;vres. L&agrave;, je te donnerai mes ordres.</p>
+
+<p>Dioulou poussa un grand soupir; mais il savait par exp&eacute;rience que toute
+r&eacute;sistance &eacute;tait inutile. Il inclina la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as plus besoin de moi? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Non, va-t'en.</p>
+
+<p>Le colosse eut un moment d'h&eacute;sitation. Au fond, cette nature brutale
+aimait Biscarre, comme le chien aime le ma&icirc;tre qui le bat.</p>
+
+<p>&mdash;Biscarre! fit-il timidement.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? que me veux-tu encore?</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi que tu ne m'en veux pas... que tu ne te d&eacute;fies pas de moi....</p>
+
+<p>Biscarre haussa les &eacute;paules et se mit &agrave; rire:</p>
+
+<p>&mdash;D&eacute;cid&eacute;ment tu es trop sensible! Va... et ne te mets pas martel en
+t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Et comme Dioulou ne bougeait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; ma main... et qu'il ne soit plus question de rien....</p>
+
+<p>Dioulou la saisit avec empressement; il eut un large sourire de
+satisfaction.</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;, maintenant, je m'en vais. Je suis l&agrave;, dans la soupente; si tu as
+besoin de moi...</p>
+
+<p>&mdash;Je t'appellerai.</p>
+
+<p>Dioulou disparut par une porte int&eacute;rieure.</p>
+
+<p>&mdash;Trop &eacute;mu! murmura Biscarre; je veillerai.</p>
+
+<p>Il revint vers Jacquot, qui &eacute;tait toujours plong&eacute; dans un sommeil lourd.</p>
+
+<p>&mdash;A l'&oelig;uvre! fit Biscarre.</p>
+
+<p>Il tira de sa poche un flacon &agrave; peu pr&egrave;s semblable &agrave; celui d'o&ugrave; &eacute;taient
+tomb&eacute;es les gouttes de narcotique vers&eacute;es tout &agrave; l'heure dans le verre
+du jeune homme. Il enleva le bouchon, et pla&ccedil;a la fiole sous les narines
+du dormeur. Quelques minutes se pass&egrave;rent, puis Jacquot poussa un
+soupir, ses membres s'agit&egrave;rent; il ouvrit les yeux, vit Biscarre, et,
+comme s'il e&ucirc;t ob&eacute;i &agrave; un mouvement instinctif de r&eacute;pulsion, il les
+referma brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Jacquot, dit Biscarre, nous nous sommes donc gris&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Moi! fit le jeune homme en regardant autour de lui; o&ugrave; suis-je donc?</p>
+
+<p>&mdash;Comment! tu bats encore la breloque? mais tu es chez l'ami la
+Baleine... et c'est moi qui suis l&agrave;, moi, ton vieil oncle...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai!... oui, c'est le cabaret!... Comment donc suis-je venu
+ici?...</p>
+
+<p>&mdash;Rappelle-toi donc. La Baleine m'a tout dit. Il t'a rencontr&eacute; hier
+soir, au moment o&ugrave; tu sortais de l'atelier.</p>
+
+<p>&mdash;D'o&ugrave; on venait de me chasser.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est &ccedil;a! Oh! ces patrons! &ccedil;a ne vaut pas la corde qui les
+pendra.... Alors, comme tu avais l'air tout ennuy&eacute; et que c'est un brave
+homme, il t'a amen&eacute; ici et m'a fait pr&eacute;venir. Mais il para&icirc;t que, pour
+noyer ton chagrin, tu as bu un peu trop. Bah! il n'y a pas d'offense.
+Moi, dans mon m&eacute;tier de ma&ccedil;on, &ccedil;a m'arrive plus souvent qu'&agrave; mon tour,
+et je n'en suis pas moins un brave homme.</p>
+
+<p>Tandis qu'il parlait, Jacquot le regardait fixement. Dans le d&eacute;sordre de
+ses id&eacute;es se retra&ccedil;ait un tableau horrible. Il revoyait les faces
+patibulaires de ces hommes qui s'&eacute;taient ru&eacute;s sur Dioulou et sur lui. Il
+revoyait Biscarre apparaissant tout &agrave; coup au milieu d'eux et les
+dominant par sa force physique et par son ascendant. Qu'&eacute;tait-ce donc
+que tout cela? Ici quelques explications sont n&eacute;cessaires. D'une part,
+Jacquot ne savait pas le v&eacute;ritable nom de Biscarre, qu'il appelait
+simplement l'oncle Jean, nom sous lequel le for&ccedil;at s'&eacute;tait fait
+conna&icirc;tre &agrave; lui. De plus, depuis que Biscarre s'&eacute;tait convaincu que
+jamais le jeune homme ne consentirait &agrave; s'affilier &agrave; la bande, il l'en
+avait tenu soigneusement &eacute;cart&eacute;. Aujourd'hui encore, lorsqu'il avait
+charg&eacute; Dioulou de l'amener &agrave; l'<i>Ours vert</i>, il n'avait pas pr&eacute;vu que les
+Loups viendraient et trahiraient son incognito.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi penses-tu? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense, balbutia le jeune homme, que j'ai vu tout &agrave; l'heure
+d'&eacute;tranges choses!</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; &ccedil;a? Qu'est-ce que tu me chantes?...</p>
+
+<p>&mdash;Ici m&ecirc;me, des hommes qu'il me semble avoir d&eacute;j&agrave; rencontr&eacute;s... et qui
+ressemblent &agrave; des brigands....</p>
+
+<p>Biscarre &eacute;clata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas bien, toi! je te conseille de r&eacute;p&eacute;ter cela! Tu te ferais faire
+un joli parti....</p>
+
+<p>Le jeune homme avait laiss&eacute; tomber son front sur sa main. A vrai dire,
+les fum&eacute;es de l'ivresse n'&eacute;taient pas compl&eacute;tement dissip&eacute;es, mais
+Biscarre ne voulait pas attendre que ses id&eacute;es reprissent toute leur
+nettet&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! des brigands! continua-t-il. Vois-tu d'ici l'oncle Jean affili&eacute; &agrave;
+une troupe de bandits... pourquoi pas volant et assassinant, pendant que
+tu y es?</p>
+
+<p>Sur un geste de protestation, il reprit plus vivement encore:</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;ellement, plus j'y pense, et plus tu me fais de la peine.
+&Eacute;reintez-vous donc le temp&eacute;rament &agrave; &eacute;lever un enfant qui ne vous est de
+rien!...</p>
+
+<p>&mdash;Mon oncle!</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y pas de &laquo;mon oncle!&raquo; qui tienne!</p>
+
+<p>Puis se calmant tout &agrave; coup:</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, je m'emporte! j'ai tort... tu as bu un coup de trop, et dame!
+dans ces occasions-l&agrave;, on voit trouble! Parbleu! je sais ce que c'est,
+et je ne te jette pas la pierre, surtout parce que je sais aussi que tu
+as eu des ennuis... la Baleine m'a cont&eacute; &ccedil;a.</p>
+
+<p>La voix de Biscarre avait pris une inflexion douce, presque affectueuse.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as la t&ecirc;te tout &eacute;tourdie.... C'est &ccedil;a qui t'a tromp&eacute;. J'avais donn&eacute;
+rendez-vous ici &agrave; quelques ouvriers que je veux embaucher... pour une
+maison &agrave; b&acirc;tir, une bonne affaire... et il para&icirc;t qu'en m'attendant ils
+se sont disput&eacute;s...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est cela.</p>
+
+<p>&mdash;Il para&icirc;t m&ecirc;me qu'ils sont all&eacute;s jusqu'au couteau... et sans toi, la
+pauvre Baleine avait son compte...</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; donc est-il?</p>
+
+<p>&mdash;Il a &eacute;t&eacute; se coucher un moment. Apr&egrave;s s'&ecirc;tre b&ucirc;ch&eacute; comme &ccedil;a, on est
+fatigu&eacute;, et puis je n'&eacute;tais pas f&acirc;ch&eacute; qu'il me laiss&acirc;t seul avec toi,
+parce que nous avons &agrave; causer.</p>
+
+<p>Le jeune homme le regarda avec surprise.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a ne peut pas t'&eacute;tonner que je m'int&eacute;resse &agrave; toi; il y a longtemps
+que l'oncle Jean te traite comme son fils.</p>
+
+<p>&mdash;Et je vous en suis tr&egrave;s-reconnaissant.</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlons pas de &ccedil;a. Voyons, j'ai des propositions &agrave; te faire,
+tr&egrave;s-belles. Dis-moi d'abord si ce que m'a racont&eacute; la Baleine est vrai:
+tu en as assez de l'atelier?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est vrai! Ne me grondez pas. C'est plus fort que moi, je
+suis en butte &agrave; des pers&eacute;cutions continuelles, il y a sur moi comme une
+fatalit&eacute;: je fais tous mes efforts pour contenter les patrons, pour
+vivre en bonne intelligence avec mes camarades, impossible! il faut
+toujours que quelque circonstance m'attire le bl&acirc;me des uns ou
+l'aversion des autres.</p>
+
+<p>&mdash;Des injustices, quoi!</p>
+
+<p>&mdash;Oui! c'est injuste, c'est cruel; je n'ai pourtant jamais fait le mal,
+toujours on me soup&ccedil;onne, toujours on m'accuse; si du moins je devinais
+la cause de l'antipathie qu'on semble me t&eacute;moigner!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour &ccedil;a, c'est facile.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Comment! tu n'as pas compris cela, toi, un homme intelligent?</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez-vous, de gr&acirc;ce.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a ne sera pas long. Aussi bien le c&oelig;ur me saigne de voir que tu n'es
+pas heureux comme tu le m&eacute;rites. Voici o&ugrave; le b&acirc;t te blesse, mon gar&ccedil;on:
+tes camarades, tes patrons, tout ce monde-l&agrave; est jaloux de toi.</p>
+
+<p>&mdash;Jaloux! et pourquoi? Suis-je donc fier? suis-je orgueilleux? ai-je
+jamais provoqu&eacute;, insult&eacute; qui que ce soit?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais tu es un <i>monsieur</i>, et c'est &ccedil;a qui les chiffonne.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis un ouvrier, rien de plus, ils le savent bien.</p>
+
+<p>&mdash;Pas vrai; tu en sais trop long pour eux. Tu lis, tu &eacute;cris, tu as
+appris un tas de choses dont ils ignorent m&ecirc;me le premier mot; tu ne te
+grises pas&mdash;je ne te parle pas d'aujourd'hui, c'est exceptionnel&mdash;et
+puis je soup&ccedil;onne l'ami la Baleine d'avoir voulu te consoler de force;
+enfin tu n'es pas du m&ecirc;me monde que tous ces fl&acirc;neurs qui travaillent
+juste ce qu'il faut pour ne pas mourir de faim; alors on t'en veut, on a
+peur que tu ne montes trop haut, et on te fait des tours, je connais &ccedil;a.
+Va, dans notre m&eacute;tier, c'est la m&ecirc;me chose, toute proportion gard&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, s'&eacute;cria Jacquot, qu'est-ce que je vais devenir?</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons causer de cela, et j'imagine que tu ne seras pas f&acirc;ch&eacute; de
+ce que j'ai &agrave; te dire. &Ccedil;a t'ennuie de n'avoir pas le sou, hein?</p>
+
+<p>&mdash;Comme tout le monde, je suppose.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a t'ennuie aussi de vivre toujours dans un monde qui ne peut pas te
+comprendre et au milieu duquel tu te sens mal &agrave; l'aise, avoue-le.</p>
+
+<p>Jacquot eut un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai qu'il y a en moi je ne sais quoi qui va mal avec les
+allures de mes camarades.</p>
+
+<p>Biscarre, lui aussi, &eacute;baucha un sourire. Toute cette conversation,
+habilement dirig&eacute;e par lui, tendait &agrave; un but qui se rapprochait de
+lui-m&ecirc;me. Il prit la main de Jacquot entre les siennes, et le regardant
+en face, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi: quand tu passais &agrave; travers les rues, v&ecirc;tu de ta blouse, les
+pieds chauss&eacute;s de lourds souliers &agrave; clous, la t&ecirc;te couverte d'une
+m&eacute;chante casquette, est-ce qu'il ne t'est pas arriv&eacute; de tressaillir
+quand passait tout &agrave; coup aupr&egrave;s de toi quelque &eacute;l&eacute;gante voiture,
+conduite par un dandy bien musqu&eacute;, bien gant&eacute;, avec son tigre &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+lui?... Est-ce que tu ne t'es pas dit alors que, toi aussi, si la
+fatalit&eacute; ne t'avait pas jet&eacute; dans la vie sans ressources, tu aurais su,
+aussi bien qu'un autre, faire figure dans le monde?...</p>
+
+<p>Le jeune homme &eacute;coutait. Il &eacute;tait p&acirc;le, ses yeux brillaient.</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu... je comprends cela, moi.... Quand j'&eacute;tais jeune, comme je
+n'&eacute;tais pas plus b&ecirc;te qu'un autre, je me suis dit souvent que rien ne
+devait &ecirc;tre beau comme le luxe, comme la richesse. Ah! j'aurais donn&eacute; ma
+vie pour passer &agrave; travers toute cette foule en triomphateur, pour
+traiter d'&eacute;gal &agrave; &eacute;gal avec les plus riches!...</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi me parlez-vous ainsi? s'&eacute;cria Jacquot. Vous voulez donc me
+rendre fou?</p>
+
+<p>&mdash;Bah! est-ce que les mots te font un pareil effet?</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne comprenez donc pas que ces mots sont des id&eacute;es?... que vous
+r&eacute;veillez en moi je ne sais quels d&eacute;sirs assoupis, je ne sais quels
+r&ecirc;ves &agrave; peine formul&eacute;s qui, parfois, surtout quand je me sens
+malheureux, me br&ucirc;lent le c&oelig;ur et torturent mon cerveau?</p>
+
+<p>Biscarre se pencha vers lui:</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, je t'ai bien devin&eacute;: tu voudrais &ecirc;tre riche...</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Tu voudrais que les portes de ce monde brillant s'ouvrissent toutes
+larges devant toi....</p>
+
+<p>Le jeune homme se dressa sur ses pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! que je puisse seulement p&eacute;n&eacute;trer dans ce monde qui semble ma vraie
+patrie, et je m'y frayerai ma route &agrave; coups de volont&eacute;. Vous entendant
+parler ainsi, je sens revivre en moi des pens&eacute;es qu'en vain je m'efforce
+d'&eacute;touffer.</p>
+
+<p>&mdash;Et ces pens&eacute;es, quelles sont-elles?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce sont des folies, sans doute. Mais je dois &ecirc;tre franc. Souvent,
+oubliant qu'elle fut mon origine, je me dis qu'un sang g&eacute;n&eacute;reux coule
+dans mes veines, que ma place est marqu&eacute;e au milieu des riches et des
+puissants! Si vous saviez, alors je me dis que la fortune serait entre
+mes mains un levier si fort que je changerais la face du monde.</p>
+
+<p>Biscarre ne put r&eacute;primer un ricanement.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en supplie, ne riez pas. Je suis fou, vous dis-je. Je le sais.
+Mais du moins les fous sont heureux, car ils oublient cette terrible et
+sinistre r&eacute;alit&eacute; qui vous &eacute;crase et vous brise; laissez-moi ma folie...</p>
+
+<p>&mdash;Parle; je te jure que je ne ris pas de toi. Est-ce que je ne comprends
+pas tout cela? Est-ce que dans un c&oelig;ur de vingt ans il n'y a pas telles
+aspirations innomm&eacute;es qui &eacute;blouissent?</p>
+
+<p>Jacquot &eacute;tait retomb&eacute; sur son si&eacute;ge, prenant entre ses mains ses tempes,
+comme s'il e&ucirc;t craint que son cerveau n'&eacute;clat&acirc;t sous le bouillonnement
+de ses pens&eacute;es.</p>
+
+<p>Biscarre, ma&icirc;tre de lui, semblable au M&eacute;phistoph&eacute;l&egrave;s de la l&eacute;gende,
+sentait cette &acirc;me vibrer sous ses doigts comme un clavier, et
+impitoyable, il parlait encore, baissant la voix.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais tout, disait-il; je t'ai vu frissonner, lorsque
+passaient, envelopp&eacute;es de soie et de velours, ces adorables cr&eacute;atures
+qui ressemblent &agrave; des anges &eacute;chapp&eacute;s du ciel, lorsque tombaient sur toi
+ces regards qui enivrent et qui rendent fou.</p>
+
+<p>&mdash;Par gr&acirc;ce, taisez-vous!</p>
+
+<p>&mdash;Et alors tu te disais: Pourquoi ne suis-je rien? Pourquoi n'ai-je pas
+de nom? pourquoi suis-je riv&eacute; &agrave; ce carcan qui s'appelle la mis&egrave;re, le
+travail sans tr&ecirc;ve ni repos? Et cependant, moi aussi je suis jeune, j'ai
+la force et la vitalit&eacute;, j'ai l'&eacute;nergie et le d&eacute;sir! De quel droit
+ceux-l&agrave; sont-ils au-dessus de moi, quand je me sens sup&eacute;rieur &agrave; eux?</p>
+
+<p>&mdash;Assez! assez! balbutiait le malheureux que la tentation enla&ccedil;ait.</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! n'est-il pas vrai que la volont&eacute; est la ma&icirc;tresse du
+monde? Assez de mis&egrave;re! assez de douleur! Il faut en finir. A moi la vie
+facile et large!</p>
+
+<p>Jacquot laissa tomber sur la table son poing serr&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pourquoi me torturez-vous ainsi?</p>
+
+<p>La voix de Biscarre devint si sourde qu'&agrave; peine &eacute;tait-elle perceptible.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, si tu le veux, tu peux &ecirc;tre riche!</p>
+
+<p>&mdash;Moi! folie!</p>
+
+<p>&mdash;Si tu le veux, tu peux entrer la t&ecirc;te haute au milieu de cette soci&eacute;t&eacute;
+qui te para&icirc;t si enviable, parce que d'un seul bond tu peux, de l'ab&icirc;me
+o&ugrave; tu te d&eacute;bats, t'&eacute;lancer sur les sommets. Dis un mot, et de l'ouvrier
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, du mis&eacute;rable sans avenir et sans espoir, je fais un heureux
+que tous salueront.</p>
+
+<p>Le jeune homme, livide, se leva tout &agrave; coup du banc sur lequel il &eacute;tait
+affaiss&eacute;. Il courut vers la fontaine d'o&ugrave; l'eau s'&eacute;chappait tombant dans
+la cuve de zinc, et l&agrave;, se plongeant le front dans l'eau glac&eacute;e, il se
+frotta vigoureusement les tempes; puis vivement il revint vers Biscarre,
+et s'arr&ecirc;ta devant lui, haletant...</p>
+
+<p>&mdash;Oncle Jean, dit-il d'une voix mal assur&eacute;e, vous avez raison, je suis
+fou!... Car j'entends r&eacute;sonner &agrave; mes oreilles des paroles que vous ne
+prononcez pas... Voyons, ce n'est pas vrai! vous ne me dites pas que je
+puis &ecirc;tre riche!</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as bien entendu: je t'offre la r&eacute;alisation de tes r&ecirc;ves.</p>
+
+<p>&mdash;Impossible!</p>
+
+<p>&mdash;Je t'offre de prendre ta place au soleil, de d&eacute;pouiller la casaque de
+l'ouvrier pour rev&ecirc;tir l'habit de l'homme du monde et du dandy. Je
+t'offre les amours orgueilleuses et les joies du luxe.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais plus... je ne vois plus...</p>
+
+<p>&mdash;Du calme! reprit Biscarre. Certes, mes paroles te semblent
+incompr&eacute;hensibles, et tu te demandes &agrave; ton tour si je ne suis pas fou.
+Reprends ton sang-froid, et tu verras que je ne t'ai rien dit qui ne
+soit l'expression de la v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>Jacquot inclina la t&ecirc;te sans r&eacute;pondre. Il avait tant souffert, il
+sentait si bien en son &acirc;me les aspirations de la jeunesse et de
+l'ambition, qu'il se livrait tout entier, ne raisonnant plus. Biscarre
+le tenait dans ses mains. Il touchait &agrave; l'heure depuis si longtemps
+attendue.</p>
+
+<p>&mdash;Souvent, reprit-il d'un ton calme, tu m'as demand&eacute; quel &eacute;tait ton
+p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! allez-vous donc enfin me dire son nom?</p>
+
+<p>&mdash;Attends. Je t'ai dit que tu &eacute;tais la fils de ma s&oelig;ur. Cela est vrai.
+D'elle, je demande &agrave; ne pas te parler plus longuement. Mais celui qui
+fut ton p&egrave;re n'a jamais oubli&eacute; qu'il avait jet&eacute; sur la terre une
+cr&eacute;ature innocente.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! mon p&egrave;re vit-il donc encore?</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi achever. Non, ton p&egrave;re n'est pas vivant, et tu ne le verras
+jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! n'&eacute;veillez-vous donc en moi de pareil espoir que pour mieux
+me d&eacute;sesp&eacute;rer!</p>
+
+<p>&mdash;Tu es injuste, et tu ferais mieux de m'entendre sans m'interrompre
+ainsi &agrave; chaque instant. Voici exactement ce qui s'est pass&eacute;. Il y a
+deux jours, j'ai re&ccedil;u la visite d'un homme tr&egrave;s-connu dans le monde des
+affaires, et qui est en relations avec la plus haute soci&eacute;t&eacute;. J'&eacute;tais
+&eacute;tonn&eacute; d'abord qu'un personnage de cette importance e&ucirc;t &agrave; causer avec un
+pauvre ma&ccedil;on comme moi... mais j'ai &eacute;t&eacute; bien plus surpris encore, quand
+il m'a demand&eacute; ce qu'&eacute;tait devenu le fils de ma s&oelig;ur. Tu comprends bien
+que j'ai commenc&eacute; par me d&eacute;fier. Je n'aime pas les figures inconnues, et
+puis je ne savais pas encore quel &eacute;tait ce M. Mancal...</p>
+
+<p>&mdash;Mancal! s'&eacute;cria le jeune homme. J'ai d&eacute;j&agrave; entendu prononcer ce nom....
+Oui, c'&eacute;tait dans une des derni&egrave;res maisons o&ugrave; j'ai travaill&eacute;. Ce M.
+Mancal avait procur&eacute; au fabricant une commande assez consid&eacute;rable.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne m'&eacute;tonne pas. Car j'ai pris depuis mes renseignements: s'ils
+n'avaient pas &eacute;t&eacute; parfaitement favorables, je ne t'aurais pas parl&eacute; de
+tout cela.</p>
+
+<p>&mdash;Achevez, de gr&acirc;ce! Je meurs d'impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Voici, je me d&eacute;p&ecirc;che. Mais j'ai besoin de te donner des d&eacute;tails. Tu
+sais, les gens comme moi n'ont pas grande &eacute;ducation. &Ccedil;a ne sait pas
+s'expliquer tout d'un coup. Donc ce M. Mancal vient me trouver au
+chantier. J'&eacute;tais en bourgeron de travail. Je me sentais un peu humili&eacute;.
+Il me dit:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;C'est vous qu'on appelle l'oncle Jean?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Vous avez un neveu?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Jacquot, un brave ouvrier. Si c'est pour des travaux de gravure...</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Non, mieux que cela, fait-il en riant. Dites-moi: votre s&oelig;ur
+s'appelait bien...&raquo;</p>
+
+<p>Il me dit le nom, c'&eacute;tait bien &ccedil;a.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;C'est son fils?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Est-ce un bon sujet?</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Un excellent gar&ccedil;on et un bon travailleur.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Tant mieux. Il vaut mieux que les bienfaits soient bien plac&eacute;s. Son
+p&egrave;re est mort et m'a charg&eacute; de lui remettre une forte somme. De plus, il
+lui a pos&eacute;, par testament, certaines conditions que, du reste, le jeune
+homme acceptera de grand c&oelig;ur, j'en suis persuad&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Dame, tu comprends si j'&eacute;tais tout oreilles. Un h&eacute;ritage qui te
+tombait du ciel! Quelle chance! Ma foi, je n'ai pas pu tenir ma langue
+et j'ai questionn&eacute;, questionn&eacute;; je voulais surtout savoir le chiffre de
+l'h&eacute;ritage. &Eacute;tait-ce dix mille, vingt mille? Le M. Mancal riait toujours
+en r&eacute;p&eacute;tant: &laquo;Mieux que cela! mieux que cela!...&raquo; J'aurais voulu savoir
+aussi le nom de ton p&egrave;re, mais il para&icirc;t que j'&eacute;tais trop curieux.
+L'homme d'affaires m'a m&ecirc;me dit assez carr&eacute;ment que je me m&ecirc;lais de ce
+qui ne me regardait pas. Enfin il a fini par me dire qu'il t'attendait
+aujourd'hui m&ecirc;me, entre midi et une heure. Il m'a remis son adresse...
+et puis ceci....</p>
+
+<p>Et avec un large sourire qui montrait ses dents de loup, pointues et
+presque effrayantes, Biscarre agitait devant les yeux du jeune homme un
+billet de mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Mille francs! pourquoi faire? s'&eacute;cria le malheureux fascin&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! pour te <i>requinquer</i> un peu. J'ai bien compris que ce beau
+monsieur n'avait pas envie de te voir arriver chez lui habill&eacute; comme un
+mendiant. &Ccedil;a a son orgueil, les hommes d'affaires.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ces conditions dont il parlait!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! te voil&agrave; aussi curieux que moi. Faut de la patience. Il
+t'expliquera &ccedil;a, &agrave; toi tout seul. Tu comprends, il faut ob&eacute;ir &agrave; la
+volont&eacute; de ton p&egrave;re: j'ai admis &ccedil;a tout de suite. Du reste, j'ai dit que
+je te consulterais, et tu es libre de refuser. Au fond, il vaut
+peut-&ecirc;tre mieux pour toi de rester ouvrier; on ne t'ennuiera pas
+toujours, et tu &eacute;viteras bien des tracas.</p>
+
+<p>Disant cela, Biscarre fixait sur sa victime ses yeux brillants d'ironie.</p>
+
+<p>&mdash;Que dois-je faire?</p>
+
+<p>&mdash;Tu h&eacute;sites? Bah! &agrave; ta place, je prendrais le bien qui vient en
+dormant; et puis, quoiqu'il n'ait rien voulu me dire de positif, je sais
+que ton p&egrave;re &eacute;tait un homme hupp&eacute;, tout &agrave; fait de la haute. Tu seras
+lanc&eacute; du premier coup. Ah! mon gaillard! vas-tu &ecirc;tre dorlot&eacute; par de
+belles duchesses!</p>
+
+<p>Jacquot tenait le billet entre ses mains.</p>
+
+<p>Je ne sais quel instinct luttait encore en lui et le retenait sur le
+bord de l'ab&icirc;me o&ugrave; Biscarre l'entra&icirc;nait, mais tout &agrave; coup les visions
+qui hantaient ses r&ecirc;ves &eacute;tincel&egrave;rent devant ses yeux. Il vit, dans un
+mirage &eacute;blouissant, les espaces ensoleill&eacute;s de richesse et de luxe, dont
+quelques rayons avaient parfois gliss&eacute; jusqu'&agrave; lui.</p>
+
+<p>&mdash;J'irai, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu as raison! tu n'as pas un moment &agrave; perdre. Il faut aller chez un
+tailleur... un bon. Tiens! voici une adresse, c'est M. Mancal qui me l'a
+recommand&eacute;. Surtout pas d'&eacute;conomies, si tu d&eacute;penses plus que cela, &ccedil;a ne
+fait rien, il payera....</p>
+
+<p>Biscarre se pencha &agrave; l'oreille de Jacquot:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, il m'a parl&eacute; d'une dame que tu dois conna&icirc;tre, de la
+duchesse de Torr&egrave;s....</p>
+
+<p>Le jeune homme poussa un cri:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voil&agrave; un nom qui te fait de l'effet.... Je croyais me rappeler
+aussi.... N'es-tu pas all&eacute; chez elle, un jour, pour lui porter un bijou?</p>
+
+<p>&mdash;Oui... oui... je crois... en effet, balbutiait le jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! ne rougis pas comme cela. Du reste, ce n'est pas de cela qu'il
+s'agit... il faut que tu te d&eacute;p&ecirc;ches, et &agrave; midi, sans faute, chez M.
+Mancal.</p>
+
+<p>Un instant apr&egrave;s, celui qu'on appelait Jacquot sortait, la t&ecirc;te en feu,
+du cabaret de l'<i>Ours vert</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Dioulou! appela Biscarre.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;, ma&icirc;tre! fit le colosse en sortant de sa soupente, o&ugrave; d'ailleurs
+il avait fait le meilleur somme du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Mon vieux, tu vas filer d'ici et mettre la clef sous la porte. Je ne
+veux pas que le petit retrouve ta trace. A partir de maintenant, l'oncle
+Jean dispara&icirc;t. Il le cherchera s'il veut. Plus de Dioulou. Je te
+destine un nouveau r&ocirc;le. Ah! je crois que les Loups ne se plaindront pas
+et que nous allons leur tailler de la besogne. Quant au fils de
+Costebelle et de la Mauvillers, Biscarre continuera &agrave; veiller sur lui,
+par l'interm&eacute;diaire de l'excellent M. Mancal.</p>
+
+<p>Et un rire f&eacute;roce s'&eacute;chappa de la poitrine du bandit.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIB" id="XIB"></a>XI</h2>
+
+<h3>COALITION DE VICES</h3>
+
+
+<p>Il est aujourd'hui encore, en plein Paris, une sorte d'oasis qui tient &agrave;
+la fois des b&eacute;guinages flamands et des squares de Londres. L&agrave;, il semble
+que tout bruit expire. Ni la Chauss&eacute;e-d'Antin avec son commerce bruyant,
+ni la rue Saint-Lazare avec son pi&eacute;tinement d'affaires ne troublent ce
+coin, tout &eacute;troit, tout blotti sous les arbres, et dont les gens trop
+press&eacute;s pour conna&icirc;tre la fl&acirc;nerie&mdash;c'est-&agrave;-dire la seule joie r&eacute;elle du
+Parisien&mdash;soup&ccedil;onnent &agrave; peine l'existence.</p>
+
+<p>C'est une rue courte, tournant sur elle-m&ecirc;me, ne venant pas d'ici pour
+aboutir l&agrave;. Nul n'y passe, parce que nul n'a besoin d'y passer. Elle
+n'abr&egrave;ge aucun chemin; de plus, elle forme ce que les voituriers
+appellent un dos d'&acirc;ne. Donc, pi&eacute;tons et chevaux s'en &eacute;cartent. Les deux
+rues qui la touchent compl&egrave;tent son immobilit&eacute;. C'est la rue de la
+Tour-des-Dames, entre la rue Blanche et la rue La Rochefoucauld. Calme
+aujourd'hui, combien plus ne l'&eacute;tait-elle pas, il y a plus de trente
+ans, c'est-&agrave;-dire &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; se passaient les faits dont nous nous
+sommes constitu&eacute; l'historien.</p>
+
+<p>Au coin de la rue Pigale, faisant retour vers la rue Saint-Lazare, on
+voyait, sortant d'un massif d'arbres comme d'un nid, la terrasse d'un
+pavillon de style renaissance. Si, &agrave; travers la grille d&eacute;licatement
+fouill&eacute;e, l'&oelig;il indiscret tentait de se glisser &agrave; travers les &eacute;paisses
+charmilles que l'art expert du jardinier savait conserver vertes, m&ecirc;me
+sous les glaces de l'hiver, on apercevait une partie de la fa&ccedil;ade de ce
+pavillon, d'o&ugrave; se d&eacute;tachait, roulant en volutes de marbre, un escalier
+d'une &eacute;l&eacute;gance royale. Une large all&eacute;e, partant de la grille, tournait
+brusquement comme pour d&eacute;router le regard des curieux qui se devait
+contenter d'&eacute;pier, &agrave; travers les hautes branches d&eacute;pouill&eacute;es de
+feuilles, les fen&ecirc;tres herm&eacute;tiquement ferm&eacute;es, toutes capitonn&eacute;es de
+soie et de dentelle.</p>
+
+<p>Usant de nos privil&eacute;ges de narrateur, entrons dans cet h&ocirc;tel que les
+profanes, passant dans la rue silencieuse, consid&eacute;raient d'un &oelig;il
+d'envie. Onze heures venaient de sonner. Dans un boudoir du premier
+&eacute;tage, donnant sur le pan qui s'&eacute;tendait jusqu'&agrave; la rue Blanche, une
+femme &eacute;tendue sur un canap&eacute; paraissait plong&eacute;e dans un profond sommeil.
+Sa t&ecirc;te, rejet&eacute;e en arri&egrave;re, s'encadrait dans un coussin couvert de
+point d'Angleterre. Ses cheveux d&eacute;nou&eacute;s roulaient comme un flot noir sur
+la soie &agrave; teinte d'or et venaient tomber sur le tapis oriental qui
+couvrait le plancher. Cette femme &eacute;tait admirablement belle, et si
+expressive que soit cette &eacute;pith&egrave;te, elle ne rend qu'imparfaitement
+l'id&eacute;ale perfection du visage de la dormeuse. C'&eacute;tait la rectitude
+grecque dans toute sa plastique quasi divine; mais la statue vivait, et
+sous cette peau d'une blancheur &eacute;blouissante, o&ugrave; s'entrela&ccedil;ait le r&eacute;seau
+bleu des veines, on voyait courir le sang vivace et chaud. Les yeux
+&eacute;taient ferm&eacute;s; mais des paupi&egrave;res, d'o&ugrave; tombaient de longs cils qui
+formaient comme une frange de soie, il semblait qu'un rayon gliss&acirc;t, &agrave;
+la fois tentateur et fascinant. Le buste, port&eacute; en avant par la pose de
+cette femme &eacute;tendue, avait cette nettet&eacute; de formes que les sculpteurs
+antiques ont su donner &agrave; leurs immortelles cr&eacute;ations; et sous l'esp&egrave;ce
+de tunique noire, passement&eacute;e d'or et brod&eacute;e de pierreries, qui
+l'enveloppait, le corps moul&eacute; semblait une cr&eacute;ation artistique. Et
+cependant, &agrave; ces l&egrave;vres purpurines, entre lesquelles blanchissaient des
+perles, on e&ucirc;t demand&eacute; un sourire jeune, presque insouciant. N'&eacute;tait-ce
+donc pas une jeune fille, presque une enfant, qui dormait l&agrave;, oublieuse
+du monde, ignorante de la vie? Pourquoi ce front si blanc semblait-il
+rigide comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; cisel&eacute; dans l'ivoire? Pourquoi ce sein
+persistait-il &agrave; ne pas battre sous quelque vibration intime? Pourquoi
+cette main fine, qui pendait comme une de ces fleurs, aux teintes de
+lait, qui s'inclinent sur les lacs de l'Orient, avait-elle, dans sa
+n&eacute;gligence m&ecirc;me, je ne sais quelle duret&eacute; de geste inconscient? Le
+boudoir o&ugrave; dormait cette cr&eacute;ature que tout homme e&ucirc;t salu&eacute;e reine de
+beaut&eacute;, e&ucirc;t difficilement r&eacute;v&eacute;l&eacute; ce qu'elle &eacute;tait, ce qu'elle pensait,
+ce qu'elle r&ecirc;vait en ce moment m&ecirc;me o&ugrave; sa pens&eacute;e &eacute;tait peut-&ecirc;tre
+entra&icirc;n&eacute;e dans les mirages du sommeil. Certes, jamais fantaisie de
+millionnaire n'e&ucirc;t pu r&eacute;aliser plus &eacute;blouissant caprice....</p>
+
+<p>La pi&egrave;ce &eacute;tait petite, ou du moins paraissait telle, tant l'&eacute;clat des
+tentures de soie jaune, rehauss&eacute;es d'or mat, troublait le regard et
+trompait sur sa dimension r&eacute;elle. Les plis, artistement drap&eacute;s, &eacute;taient
+retenus par des torsades tiss&eacute;es d'or et d'argent, sur lesquelles
+courait, comme un serpent &eacute;tincelant, une bande form&eacute;e de diamants &agrave;
+l'&eacute;clat blanc, d'am&eacute;thystes au reflet violet, de topazes, de rubis,
+d'&eacute;meraudes d'un vert &eacute;clatant... Au plafond, les tentures&mdash;qui
+rappelaient cette &eacute;toffe des contes de f&eacute;es, couleur du
+soleil&mdash;formaient une sorte de d&ocirc;me au centre duquel une lampe,
+suspendue &agrave; trois cha&icirc;nes d'or, jetait, &agrave; travers un globe de cristal &agrave;
+mille facettes, ses rayons brillants sur les pierreries dont le nombre
+semblait s'accro&icirc;tre sous le regard. C'&eacute;tait comme un croisement de
+rayons qui &eacute;tonnait plut&ocirc;t qu'il ne s&eacute;duisait: il est une sorte
+d'ivresse qui donne au cerveau cette r&eacute;percussion &eacute;toil&eacute;e.... Et cette
+femme, le plus beau diamant de cet &eacute;crin semblait, comme ces pierres
+froides, avoir leur immobilit&eacute;, qui sait, leur duret&eacute;, peut-&ecirc;tre.... Ce
+n'&eacute;tait pas tout. Sur le tapis, encore &agrave; port&eacute;e de cette main aux ongles
+roses, ruisselaient des colliers, des bracelets, plus encore, des pi&egrave;ces
+d'or. On e&ucirc;t dit que ces richesses s'&eacute;taient &eacute;chapp&eacute;es de ses doigts,
+alors que, vaincue par le sommeil, elle les &eacute;grenait et les
+caressait.... A quelques pas, une cassette entr'ouverte laissait passer,
+&agrave; travers ses l&egrave;vres d'or, les branches d'une &eacute;toile de diamants d'un
+prix &eacute;norme. Ce boudoir e&ucirc;t servi de demeure &agrave; ces gnomes des l&eacute;gendes
+que l'imagination populaire pr&eacute;pose &agrave; la garde des tr&eacute;sors enfouis.
+Cette femme &eacute;tait-elle donc une f&eacute;e... ou bien quelque cr&eacute;ature
+fantastique?... Tout &agrave; coup un timbre r&eacute;sonna doucement, mais &agrave; ce
+tintement faible, la dormeuse ouvrit subitement les yeux, et entre ses
+prunelles passa rapidement comme un &eacute;clair inquiet. Mais vivement elle
+regarda autour d'elle, &agrave; ses pieds, et un sourire &eacute;trange, froidement
+joyeux, passa sur ses l&egrave;vres. Le timbre r&eacute;sonna une seconde fois. Elle
+se redressa lentement, &eacute;tendit le bras et toucha un point de la tenture.
+Alors une petite porte tourna sur elle-m&ecirc;me, laissant &agrave; d&eacute;couvert une
+sorte de tour, semblable &agrave; celui que notre grand po&euml;te Victor Hugo a
+d&eacute;crit dans la chambre de la duchesse Josiane. Une carte s'y trouvait.
+Elle la prit, y jeta un rapide regard, puis, prenant un crayon, elle
+tra&ccedil;a rapidement quelques mots sur le v&eacute;lin, repoussa le tour, qui
+s'enfon&ccedil;a de nouveau dans la muraille.</p>
+
+<p>&mdash;Lui! murmura-t-elle. M'apporterait-il quelque mauvaise nouvelle?</p>
+
+<p>Elle posa ses pieds sur le tapis et se redressa. Rejetant ses cheveux en
+arri&egrave;re, elle les attacha sur sa nuque &agrave; l'aide d'une agrafe de
+diamants; puis elle pla&ccedil;a sur ses &eacute;paules une sorte de manteau qui
+l'enveloppait tout enti&egrave;re, et, soulevant la tenture, elle ouvrit une
+porte et p&eacute;n&eacute;tra dans un petit salon attenant au boudoir, et dont tous
+les meubles, par un raffinement de luxe d'un aspect vraiment original,
+&eacute;taient recouverts de martre zibeline. Au m&ecirc;me instant, un personnage,
+v&ecirc;tu de noir, s'inclinait profond&eacute;ment devant elle, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Madame la duchesse de Torr&egrave;s me permettra-t-elle de lui adresser mes
+humbles hommages?</p>
+
+<p>La duchesse&mdash;car c'&eacute;tait bien cette femme que nos lecteurs connaissent
+d&eacute;j&agrave; sous l'odieux surnom du T&eacute;nia&mdash;r&eacute;pondit brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;Tr&ecirc;ve de politesses, Mancal. Que me veux-tu?</p>
+
+<p>Disant cela, elle fixait sur l'homme d'affaires&mdash;en qui nul n'aurait
+reconnu Biscarre, le for&ccedil;at&mdash;son regard qui brillait autant que les
+pierreries de son collier.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! madame, murmura-t-il en s'inclinant plus bas encore, si j'ai
+pris la libert&eacute; de me pr&eacute;senter &agrave; une heure aussi matinale, c'est qu'il
+y allait pour moi d'un grave int&eacute;r&ecirc;t.</p>
+
+<p>La l&egrave;vre de la duchesse se crispa sous l'expression d'un d&eacute;dain
+m&eacute;prisant.</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous? fit-elle, que m'importe!</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las, madame! reprit Mancal, dont la voix se faisait presque
+suppliante, est-il pour moi plus grand danger que celui de vous
+d&eacute;plaire?</p>
+
+<p>Elle haussa les &eacute;paules avec une impatience non dissimul&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, qu'as-tu fait?</p>
+
+<p>&mdash;Il faut donc l'avouer?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute!</p>
+
+<p>&mdash;J'h&eacute;site.... J'ai si grand'peur que madame la duchesse ne s'irrite
+contre moi.</p>
+
+<p>&mdash;Une derni&egrave;re fois, parleras-tu?</p>
+
+<p>Mancal se redressa: il &eacute;tait facile de voir, d'ailleurs, que toute cette
+humilit&eacute;, cette crainte excessive &eacute;taient jou&eacute;es. Mais le T&eacute;nia &eacute;tait
+trop inqui&egrave;te pour s'en apercevoir.</p>
+
+<p>L'homme d'affaires tira de sa poche un journal.</p>
+
+<p>&mdash;Madame la duchesse a-t-elle pris connaissance des cours d'hier &agrave; la
+Bourse?</p>
+
+<p>&mdash;Non! s'&eacute;cria la jeune femme en p&acirc;lissant.</p>
+
+<p>D'un mouvement f&eacute;brile, elle arracha la feuille des mains de Biscarre,
+et d'un seul coup d'&oelig;il parcourut la cote des valeurs.</p>
+
+<p>Un cri furieux s'&eacute;chappa de sa poitrine:</p>
+
+<p>&mdash;Mis&eacute;rable! s'&eacute;cria-t-elle. Une baisse de vingt pour cent... et c'est
+toi qui m'as conseill&eacute; de jouer sur cette valeur!...</p>
+
+<p>Mancal baissait la t&ecirc;te sans r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, o&ugrave; m&egrave;ne la confiance?... une perte de plus de deux cent mille
+francs!...</p>
+
+<p>Rien de plus &eacute;trange que la physionomie de la duchesse, pendant qu'elle
+se livrait &agrave; cet acc&egrave;s de col&egrave;re. Ses l&egrave;vres tremblaient &agrave; ce point
+qu'elle pouvait &agrave; peine articuler les mots; ses yeux si larges, si
+clairs, se ternissaient et s'injectaient de sang....</p>
+
+<p>Et cela pour une mis&eacute;rable perte d'argent, alors que le moindre des
+colliers, que le plus petit diad&egrave;me compensait et au del&agrave; les dix mille
+louis enlev&eacute;s par la sp&eacute;culation....</p>
+
+<p>Elle tr&eacute;pignait et frappait des pieds comme un enfant!</p>
+
+<p>&mdash;Mais r&eacute;ponds-moi donc! s'&eacute;cria-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Que puis-je vous dire? reprit Mancal, toujours humble; madame la
+duchesse n'avait-elle pas pris les conseils de Colombet, de St&eacute;phane?...</p>
+
+<p>&mdash;Des niais! plus que cela peut-&ecirc;tre, des sp&eacute;culateurs qui ont voulu me
+voler!...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! madame la duchesse est bien s&eacute;v&egrave;re. Quoi qu'il en soit, n'est-il
+pas vrai qu'hier m&ecirc;me elle m'a adress&eacute; des ordres positifs d'achat?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! cela est exact! Apr&egrave;s?...</p>
+
+<p>Et elle r&eacute;p&eacute;tait en frappant l'une contre l'autre ses mains d'enfant,
+crisp&eacute;es par la fureur:</p>
+
+<p>&mdash;Deux cent mille francs!...</p>
+
+<p>Mancal eut un sourire singulier:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit &agrave; madame la duchesse que j'avais &agrave; implorer son pardon...</p>
+
+<p>&mdash;Te pardonner, inf&acirc;me! quand tu es complice de mes ennemis, de ceux qui
+m'ont d&eacute;pouill&eacute;e!</p>
+
+<p>&mdash;Madame la duchesse ne m'a pas compris....</p>
+
+<p>Le T&eacute;nia se redressa comme si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; mue par un ressort.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne t'ai pas compris?</p>
+
+<p>&mdash;Non!</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne viens pas me supplier de te pardonner ton crime!... car c'est un
+crime... et je me vengerai!</p>
+
+<p>&mdash;Pardon; mais il y a crime, et crime et je croyais que la plus grande
+faute que je pusse commettre... c'&eacute;tait...</p>
+
+<p>&mdash;Ach&egrave;ve!</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait d'avoir d&eacute;sob&eacute;i aux ordres de madame la duchesse.</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;lan&ccedil;a vers lui et saisit ses deux mains entre les siennes:</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as d&eacute;sob&eacute;i! Comment? En quoi?... Mais h&acirc;te-toi donc!... tu ne
+vois donc pas que tu me tues en te jouant ainsi de mon impatience!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, madame, voici l'ordre que vous m'avez envoy&eacute; hier.</p>
+
+<p>Elle poussa une exclamation bruyante:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! Dis!... tu ne l'as pas ex&eacute;cut&eacute;!...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait le contraire. Madame la duchesse me disait d'acheter...</p>
+
+<p>&mdash;Et... fit-elle haletante.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vendu!...</p>
+
+<p>Le T&eacute;nia chancela en portant la main &agrave; son c&oelig;ur, tandis qu'une
+expression d'indicible joie illuminait son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Continue, dit-elle d'une voix &agrave; peine perceptible.</p>
+
+<p>&mdash;Au moment o&ugrave; l'ordre de madame la duchesse me parvenait, continua
+Mancal-Biscarre, j'apprenais par des renseignements positifs que la
+d&eacute;b&acirc;cle de l'affaire sur laquelle elle s'&eacute;tait engag&eacute;e &eacute;tait certaine,
+et allait &ecirc;tre, quelques heures apr&egrave;s, connue et publi&eacute;e en Bourse....
+Le temps me manquait pour obtenir de vous de nouvelles instructions; et
+cependant avais-je bien le droit non-seulement de ne pas ex&eacute;cuter les
+ordres re&ccedil;us, mais encore de retourner tout &agrave; coup, et de ma propre
+initiative, une position prise sur le conseil de financiers tels que MM.
+Colombet et St&eacute;phane?...&mdash;je ne suis rien, moi, qu'un pauvre mandataire
+dont le premier devoir est d'ob&eacute;ir les yeux ferm&eacute;s...&mdash;puis n'&eacute;tait-il
+pas possible que mes renseignements fussent inexacts... ou encore madame
+la duchesse ne pouvait-elle pas les avoir connus avant moi, et
+n'encourait-elle cette perte qu'en toute volont&eacute;, et pour dissimuler
+quelque autre op&eacute;ration fructueuse?... Je me suis dit tout cela... mais
+ma conscience m'a contraint de prendre tous les risques &agrave; ma charge....
+J'ai vendu les actions en pleine hausse... et c'&eacute;tait en tremblant que
+j'apportais &agrave; madame la duchesse les trois cent cinquante mille francs
+que l'op&eacute;ration a produits.</p>
+
+<p>Mancal avait prononc&eacute; ce petit discours d'une voix calme, sans nuances.
+On e&ucirc;t dit qu'il r&eacute;citait une le&ccedil;on.</p>
+
+<p>La duchesse s'&eacute;tait laiss&eacute; tomber sur une chaise basse, la t&ecirc;te entre
+les mains.</p>
+
+<p>Quand Mancal eut fini, elle le regarda en face, et lui tendant la main:</p>
+
+<p>&mdash;Mancal, dit-elle, vous &ecirc;tes l'homme le plus habile et le plus honn&ecirc;te
+que je connaisse.</p>
+
+<p>&mdash;Madame me permettra, j'esp&egrave;re, de r&eacute;gler nos comptes: j'ai l&agrave; en
+portefeuille les bordereaux et la somme pay&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as les trois cent cinquante mille francs!</p>
+
+<p>&mdash;Les voici! dit Mancal.</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave; madame de Torr&egrave;s avait arrach&eacute; les billets de sa main, et
+feuilletant les liasses, les comptait avec une agitation fi&eacute;vreuse.</p>
+
+<p>&mdash;La somme est compl&egrave;te? demanda Mancal.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui!... trois cent cinquante mille francs! r&eacute;p&eacute;ta-elle encore une
+fois. Ah! c'est comme un r&ecirc;ve!...</p>
+
+<p>&mdash;Une goutte d'eau dans la mer, fit Mancal.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu dire? que je suis riche! Oui, j'ai de l'or... oui, ma
+fortune est immense... mais je veux plus, toujours plus!... c'est si
+bon, l'argent!...</p>
+
+<p>Ses dents semblaient grincer sous l'action de la passion qui lui
+&eacute;treignait le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, elle se tut: une pens&eacute;e subite venait de traverser son
+cerveau. Il &eacute;tait impossible qu'elle se dispens&acirc;t de r&eacute;compenser l'homme
+qui lui avait procur&eacute; un si &eacute;norme b&eacute;n&eacute;fice, qui lui avait &eacute;pargn&eacute; une
+perte immense.</p>
+
+<p>Mancal, immobile, les bras crois&eacute;s, attendait. Elle eut un mouvement
+brusque, d&eacute;tacha une dizaine de billets et les tendit &agrave; Mancal.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez, dit-elle; tout travail m&eacute;rite salaire.</p>
+
+<p>Mancal ne bougea pas.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! balbutia-t-elle, n'est-ce pas assez?</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop! fit Mancal.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je donne, je ne compte jamais! dit-elle avec hauteur.</p>
+
+<p>Mancal sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Madame la duchesse se m&eacute;prend sur ma pens&eacute;e, dit-il; je n'ai certes
+pas l'intention de d&eacute;daigner ses offres g&eacute;n&eacute;reuses... mais je la supplie
+de m'accorder une autre r&eacute;compense.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous comprends pas, dit le T&eacute;nia.</p>
+
+<p>Mancal s'assit sur un fauteuil, pla&ccedil;a son chapeau &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui, sur le
+tapis; puis, de sa voix la plus polie, il adressa &agrave; la duchesse cette
+simple question:</p>
+
+<p>&mdash;Madame de Torr&egrave;s poss&egrave;de-t-elle encore quelques gouttes du poison qui
+a tu&eacute; le duc, son mari?...</p>
+
+<p>Un cri rauque s'&eacute;chappa de la poitrine du T&eacute;nia. Livide, les yeux grands
+ouverts, elle regardait cet homme, si humble tout &agrave; l'heure, et qui lui
+jetait soudain au visage cette effrayante accusation. Il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Que madame la duchesse soit bien convaincue de mon r&eacute;el d&eacute;sir de lui
+&ecirc;tre utile. Je n'ob&eacute;is pas &agrave; une simple curiosit&eacute;, et je la supplie de
+me r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>Elle avait repris son sang-froid:</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes fou, monsieur Mancal, et il vous faut rendre gr&acirc;ce &agrave; ma
+piti&eacute; si je ne vous fais pas jeter &agrave; la porte par mes laquais.</p>
+
+<p>Mancal protesta d'un geste poli:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai eu l'honneur de demander &agrave; madame la duchesse si elle avait bien
+fait dispara&icirc;tre toutes les traces du crime dont son mari, M. le duc de
+Torr&egrave;s, a &eacute;t&eacute; victime.</p>
+
+<p>Le T&eacute;nia se mordit les l&egrave;vres jusqu'au sang.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis ni ne veux vous comprendre, dit-elle. M. de Torr&egrave;s est mort
+entour&eacute; de m&eacute;decins qui ont eux-m&ecirc;mes constat&eacute; la nature de la maladie.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais cela. Cependant un certain personnage, dont le nom est
+peut-&ecirc;tre parvenu aux oreilles de madame la duchesse, affirme que les
+m&eacute;decins ont pu se tromper.</p>
+
+<p>&mdash;De qui voulez-vous donc parler? s'&eacute;cria madame de Torr&egrave;s.</p>
+
+<p>&mdash;Son nom? Ah! tenez, il m'&eacute;chappe en ce moment... Seulement je puis
+vous raconter quelques d&eacute;tails. Il y a de cela quinze mois environ...
+madame de Torr&egrave;s &eacute;tait depuis six mois la femme du duc, dont la fortune
+tr&egrave;s-consid&eacute;rable lui avait &eacute;t&eacute; assur&eacute;e par un contrat que peut seule
+expliquer la passion qu'elle lui avait inspir&eacute;e.... La totalit&eacute; des
+biens des &eacute;poux devait, en cas de mort, appartenir au survivant. Or,
+dans le sixi&egrave;me mois d'union, un certain soir&mdash;si ma m&eacute;moire est
+fid&egrave;le&mdash;du mois de novembre, une femme, fort simplement v&ecirc;tue, comme une
+servante, mais dont les mani&egrave;res &eacute;l&eacute;gantes contrastaient singuli&egrave;rement
+avec son costume, s'engageait, malgr&eacute; la pluie et le brouillard, dans
+une petite ruelle de Batignolles qu'on appelait, je crois, le
+Chemin-des-B&oelig;ufs....</p>
+
+<p>La duchesse, la t&ecirc;te baiss&eacute;e, &eacute;coutait sans hasarder un mouvement.</p>
+
+<p>La voix de l'ancien for&ccedil;at avait repris son &eacute;clat presque m&eacute;tallique: il
+scandait chacune de ses phrases, comme pour les mieux faire r&eacute;sonner sur
+la conscience qu'il frappait.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois inutile d'insister sur l'&eacute;tranget&eacute; du lieu o&ugrave; se passa la
+sc&egrave;ne que je vais dire: le Chemin-des-B&oelig;ufs, sorte de ruelle boueuse,
+devait produire sur l'imagination de l'inconnue qui s'y hasardait une
+impression quasi fantastique. Cependant, elle n'h&eacute;sitait pas: son pas
+&eacute;tait ferme, elle allait sans se d&eacute;tourner &agrave; un but fix&eacute; d'avance. A la
+lueur d'un r&eacute;verb&egrave;re, on apercevait quelques masures s'estompant dans le
+brouillard: l'une d'elles se d&eacute;tachait, isol&eacute;e du groupe qui
+l'entourait. Ce fut l&agrave; que l'inconnue se dirigea. Elle frappa doucement
+&agrave; la porte, qui tourna sur ses gonds, et elle se trouva tout &agrave; coup dans
+une salle basse o&ugrave; l'attendait un vieillard &agrave; profil d'oiseau de proie;
+le cr&acirc;ne et le front &eacute;taient couverts d'une for&ecirc;t de cheveux blancs.
+Une chandelle fumeuse &eacute;clairait la sc&egrave;ne, et permettait de voir les
+rides profondes qui sillonnaient son visage... L'homme la re&ccedil;ut avec de
+vives d&eacute;monstrations de respect. Il para&icirc;t d'ailleurs que ce n'&eacute;tait pas
+l'unique fois qu'elle e&ucirc;t p&eacute;n&eacute;tr&eacute; dans ce r&eacute;duit, car sa premi&egrave;re parole
+fut celle-ci: &laquo;Avez-vous pr&eacute;par&eacute; ce que vous m'avez promis?&raquo; L'homme
+s'inclina et se dirigea vers une table grossi&egrave;rement &eacute;quarrie, qui
+disparaissait presque tout enti&egrave;re sous des cornues de terre, des
+serpentins, des fioles de toute forme et de toute grandeur. Apr&egrave;s avoir
+invit&eacute; l'inconnue &agrave; prendre un si&eacute;ge, il choisit plusieurs fioles, se
+couvrit le visage d'un masque de verre et, sortant de la salle, se
+rendit dans une pi&egrave;ce voisine dont la porte entr'ouverte laissait
+apercevoir le reflet rouge&acirc;tre d'un fourneau en combustion. Apr&egrave;s un
+quart d'heure d'attente environ, le vieillard reparut, tenant &agrave; la main
+une fiole &agrave; demi pleine d'un liquide blanch&acirc;tre et herm&eacute;tiquement ferm&eacute;e
+par un bouchon &agrave; l'&eacute;meri.</p>
+
+<p>&raquo;La femme tendit vivement la main comme pour s'en emparer. Mais l'autre
+lui dit: &laquo;Vous n'avez pas oubli&eacute; mes instructions?&mdash;Non.&mdash;Permettez-moi
+cependant de vous les r&eacute;p&eacute;ter. Pour que cette liqueur am&egrave;ne les
+r&eacute;sultats... que vous d&eacute;sirez obtenir, elle doit &ecirc;tre employ&eacute;e avec le
+soin le plus minutieux. Il importe surtout de se pr&eacute;munir contre toute
+impatience. La dose n&eacute;cessaire est d'une goutte le matin et une goutte
+le soir, &agrave; un intervalle d'au moins dix heures. Au cas o&ugrave; quelque
+malaise surviendrait avant le quatri&egrave;me jour, s'abstenir pendant
+vingt-quatre heures; puis recommencer en mesurant exactement les doses.
+Alors, le septi&egrave;me jour, il y aura congestion, avec paralysie d'un c&ocirc;t&eacute;
+du corps. La nature ach&egrave;vera l'&oelig;uvre, et, avant cinquante heures...
+tout sera fini.&raquo; La femme avait &eacute;cout&eacute; avec la plus grande attention.
+Quand le vieillard eut fini de parler, elle tira une bourse contenant
+deux mille francs en or et la lui remit en &eacute;change du flacon. Elle
+s'enveloppa dans son manteau de laine, ramassa son voile sur son visage
+et disparut...</p>
+
+<p>&raquo;Sept jours apr&egrave;s, M. le duc de Torr&egrave;s, quoique jeune et vigoureux,
+tombait en plein bal frapp&eacute; d'apoplexie. On le transportait ici en toute
+h&acirc;te, les m&eacute;decins appel&eacute;s s'effor&ccedil;aient de rappeler la vie dans ce
+corps paralys&eacute;. Mais le coup avait &eacute;t&eacute; trop violent pour que l'organisme
+r&eacute;sist&acirc;t. La duchesse de Torr&egrave;s &eacute;tait veuve et h&eacute;ritait&mdash;conform&eacute;ment
+aux stipulations de son contrat de mariage&mdash;d'une fortune &eacute;valu&eacute;e &agrave; plus
+de quatre millions et doubl&eacute;e depuis par d'heureuses sp&eacute;culations. Que
+dites-vous, madame, de cette courte, mais instructive narration.&raquo;</p>
+
+<p>Le T&eacute;nia, pendant la derni&egrave;re partie de ce r&eacute;cit, s'&eacute;tait peu &agrave; peu
+redress&eacute;e. Son visage, d'une p&acirc;leur marmor&eacute;enne, s'&eacute;tait fait masque:
+pas une fibre, pas un muscle ne bougeait. Il semblait que sous l'empire
+d'une immense volont&eacute;, le sang lui-m&ecirc;me se f&ucirc;t arr&ecirc;t&eacute; dans le r&eacute;seau
+veineux. Certes, bien que Mancal-Biscarre n'en f&ucirc;t pas &agrave; douter de
+l'&eacute;nergie de cette femme, il s'attendait &agrave; quelque explosion, &agrave; des
+d&eacute;n&eacute;gations furieuses. Quand il eut cess&eacute; de parler, elle se leva, et
+&eacute;tendant la main, tira le cordon de la sonnette.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde, madame, s'&eacute;cria Mancal, ne me tentez pas!...</p>
+
+<p>Il croyait de bonne foi que le T&eacute;nia allait tout simplement donner &agrave; ses
+valets l'ordre de le jeter &agrave; la porte.</p>
+
+<p>Un laquais frappa &agrave; la porte, puis entra:</p>
+
+<p>&mdash;Deux couverts, dit-elle simplement. Monsieur d&eacute;jeune avec moi....</p>
+
+<p>Venir chez un ennemi ou tout au moins chez un adversaire, lui jeter au
+visage des accusations effrayantes, esp&eacute;rer de le tenir&mdash;comme le dit le
+po&euml;te&mdash;pantelant sous son talon de fer, puis... s'entendre inviter &agrave;
+d&eacute;jeuner... voil&agrave; certainement un des effets de surprise les plus
+complets qui se puissent imaginer. Mancal se sentit &agrave; demi d&eacute;sar&ccedil;onn&eacute;.</p>
+
+<p>Elle se tourna vers lui, et avec le plus gracieux sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez entendu, et vous acceptez, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement... je n'ai aucune raison de refuser, balbutia Mancal, qui
+se demandait ce que ce coup de th&eacute;&acirc;tre pouvait signifier.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me permettez bien de passer un instant dans mon boudoir,
+reprit-elle; je me suis lev&eacute;e pour vous recevoir, et en v&eacute;rit&eacute;, je suis
+laide &agrave; faire peur....</p>
+
+<p>Mancal esquissa un geste de d&eacute;n&eacute;gation. Pour un peu le Loup f&ucirc;t devenu
+galant. Ouvrant une porte, elle disparut. Mancal, les yeux tout ouverts,
+regardait le mur. En r&eacute;alit&eacute;, il se demandait s'il r&ecirc;vait ou s'il &eacute;tait
+&eacute;veill&eacute;. Il se sentait inquiet. Cette femme qu'il croyait tenir dans sa
+main et en qui il avait voulu trouver un docile instrument allait-elle
+soudainement lui &eacute;chapper? Quelques minutes, avait-elle dit. Elle tint
+parole, et Mancal &eacute;tait encore plong&eacute; dans ses r&eacute;flexions lorsqu'elle
+reparut. Elle avait rev&ecirc;tu un peignoir de satin rose, couvert de
+dentelles et rehauss&eacute; de perles fines. Ses cheveux, relev&eacute;s &agrave; pleines
+mains, s'&eacute;crasaient sur sa nuque blanche. Son visage, sans aucun de ces
+artifices qui constituent l'art &eacute;ternel du <i>maquillage</i>, avait repris
+une fra&icirc;cheur juv&eacute;nile, presque enfantine. Ses yeux brillaient sous
+leurs longs cils, sa bouche aux l&egrave;vres rouges souriait gaiement.</p>
+
+<p>&mdash;Madame la duchesse est servie.</p>
+
+<p>Un instant apr&egrave;s, dans une salle &agrave; manger, toute bois&eacute;e de thuya et de
+bois de rose, Mancal et le T&eacute;nia se trouvaient assis l'un en face de
+l'autre. Pas une ombre d'embarras dans cette singuli&egrave;re entrevue. La
+duchesse, avec sa gr&acirc;ce f&eacute;line, prenait plaisir &agrave; servir l'ancien
+for&ccedil;at, qui, malgr&eacute; lui, se laissait entra&icirc;ner aux sensualit&eacute;s des mets
+recherch&eacute;s et des vins exquis. Il se disait pourtant:</p>
+
+<p>&mdash;Si elle cherche &agrave; me griser, c'est qu'elle ne me conna&icirc;t pas.</p>
+
+<p>Mais en v&eacute;rit&eacute;, &eacute;tait-il possible qu'elle r&ecirc;v&acirc;t &agrave; quelque m&eacute;chant
+dessein? C'&eacute;tait la simplicit&eacute; charmante de l'h&ocirc;tesse la plus affable.
+Au dessert, elle fit un signe. Les laquais sortirent, elle resta seule
+avec Mancal. Celui-ci, absolument ma&icirc;tre de lui maintenant, attendait.
+La duchesse trempait ses l&egrave;vres dans un verre de Dantzig o&ugrave; se jouaient
+les paillettes d'or. Elle posa le cristal sur la table, puis
+s'accoudant, et laissant tomber sa t&ecirc;te sur sa main, elle regarda Mancal
+et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Nous disions donc, cher monsieur, que j'ai empoisonn&eacute; M. le duc de
+Torr&egrave;s....</p>
+
+<p>La foudre tombant aux pieds du mis&eacute;rable l'e&ucirc;t frapp&eacute; d'une moindre
+commotion que cette simple parole prononc&eacute;e du m&ecirc;me ton calme qu'elle
+lui e&ucirc;t offert quelques gouttes de liqueur.</p>
+
+<p>&mdash;Hein? fit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous donc oubli&eacute;, reprit-elle, l'int&eacute;ressant r&eacute;cit que vous
+m'avez fait tout &agrave; l'heure?</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence; Mancal, en ces quelques secondes, fit un
+supr&ecirc;me appel &agrave; toute son &eacute;nergie. A com&eacute;dienne, com&eacute;dien et demi. Ainsi
+pensa-t-il. Et il r&eacute;pondit en riant:</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;, je ne songeais plus &agrave; ce d&eacute;tail.</p>
+
+<p>&mdash;Me permettrez-vous d'abord une question?</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous donc besoin de ma permission?</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais savoir de qui vous avez appris les &eacute;mouvantes p&eacute;rip&eacute;ties
+que vous m'avez si dramatiquement expos&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Je puis vous satisfaire. Je connais beaucoup l'homme du
+Chemin-des-B&oelig;ufs.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il est donc encore vivant?</p>
+
+<p>&mdash;A mon tour, permettez-moi de vous dire que vous le savez aussi bien
+que moi... car vous avez donn&eacute; &agrave; quelqu'un... certain conseil qui lui a
+permis d'entrer en relations avec le m&ecirc;me individu.</p>
+
+<p>Sans baisser les yeux devant cette riposte, le T&eacute;nia reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison. Mais j'ignorais que vous le connussiez vous-m&ecirc;me...</p>
+
+<p>&mdash;C'est un ami intime, fit Mancal en riant, et je dois vous avouer que
+je n'ignore aucune de ses pens&eacute;es... Ainsi, si cela pouvait vous &ecirc;tre
+agr&eacute;able, je vous rapporterais les termes exacts de la conversation
+tenue entre M. Blasias et M. de Silvereal.</p>
+
+<p>Mancal remarqua seulement dans la main de la duchesse une l&eacute;g&egrave;re
+contraction. Ce fut la seule preuve d'&eacute;motion qu'elle laissa &eacute;chapper.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, ma&icirc;tre Blasias... dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ma&icirc;tre Blasias, du quai de G&egrave;vres, est l'ancien empoisonneur du
+Chemin-des-B&oelig;ufs.</p>
+
+<p>&mdash;Et ces deux personnages ne sont autres que... M. Mancal, agent
+d'affaires et homme de confiance de la duchesse de Torr&egrave;s.</p>
+
+<p>D&eacute;cid&eacute;ment, on jouait franc jeu, il n'y avait plus qu'&agrave; s'ex&eacute;cuter.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui vous explique, dit Mancal, comment votre agent d'affaires
+conna&icirc;t si bien l'histoire du Chemin-des-B&oelig;ufs.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tout cela est tr&egrave;s-naturel, reprit la duchesse, j'aurais mauvaise
+gr&acirc;ce &agrave; ne pas vous f&eacute;liciter de votre admirable talent. En v&eacute;rit&eacute;, je
+ne vous ai pas reconnu.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, c'est vous-m&ecirc;me qui affirmez que je suis moi-m&ecirc;me le
+personnage...</p>
+
+<p>&mdash;L'empoisonneur.... Oh! ceci tient, cher monsieur, &agrave; cette malheureuse
+manie qui vous porte &agrave; dialoguer vos r&eacute;cits.... Quand vous m'avez r&eacute;p&eacute;t&eacute;
+les paroles du vieillard en question, le son de voix, les inflexions, la
+prononciation m'ont imm&eacute;diatement r&eacute;v&eacute;l&eacute; votre secret.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes forte...</p>
+
+<p>&mdash;Comme un juge d'instruction, c'est vrai. Voil&agrave; donc qui est entendu.
+Vous connaissez un secret assez d&eacute;licat sur mon pass&eacute;; vous &ecirc;tes sans
+doute venu chez moi pour tenter ce qu'on appelle&mdash;si je ne me
+trompe&mdash;une op&eacute;ration de <i>chantage</i>.</p>
+
+<p>Impossible de rendre le ton d'exquise raillerie qui accompagnait ces
+d&eacute;clarations cyniques.</p>
+
+<p>&mdash;Venons donc au fait, reprit-elle, car, je dois vous l'avouer, vous
+n'avez peut-&ecirc;tre pas beaucoup de temps &agrave; vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis &agrave; votre disposition... et n'ai rien qui me presse...</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne me comprenez pas.... Je suis curieuse et je voudrais savoir
+quelles &eacute;taient les conditions que vous vouliez m'imposer,.. C'est pour
+cela que je vous invite &agrave; vous h&acirc;ter...</p>
+
+<p>&mdash;Me h&acirc;ter!... mais je ne saisis pas...</p>
+
+<p>&mdash;Vous perdez un temps pr&eacute;cieux, car, sans vous en douter, vous avez
+tout au plus une dizaine de minutes &agrave; me consacrer.</p>
+
+<p>Mancal se leva brusquement. Il &eacute;tait livide. Une lueur rapide venait de
+traverser son cerveau.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez imm&eacute;diatement m'expliquer vos paroles, sinon!...</p>
+
+<p>&mdash;Sinon?... &Eacute;videmment il n'y a pas moyen de causer avec vous. Enfin,
+puisque vous y tenez absolument, voici l'explication que vous r&eacute;clamez.</p>
+
+<p>Elle avait tir&eacute; de sa poche un petit flacon de cristal, ferm&eacute; par un
+bouchon &agrave; l'&eacute;meri. D'un seul coup d'&oelig;il, Mancal le reconnut. C'&eacute;tait
+celui qu'il avait remis jadis &agrave; l'empoisonneuse, et qu'elle lui avait
+pay&eacute; deux mille francs. Il &eacute;tait vide! Et la commotion que l'ex-for&ccedil;at
+&eacute;prouva fut telle, que la voix s'arr&ecirc;ta dans sa gorge, une sueur froide
+mouilla son front, et il s'appuya au mur pour ne pas tomber.</p>
+
+<p>&mdash;Du poison! murmura-t-il d'une voix rauque.</p>
+
+<p>&mdash;Naturellement, fit le T&eacute;nia. Je suis une excellente &eacute;l&egrave;ve, comme vous
+voyez.</p>
+
+<p>Tout le corps de Mancal tressauta comme sous l'impression d'un ressort;
+ses yeux s'inject&egrave;rent de sang.</p>
+
+<p>&mdash;Mis&eacute;rable! fit-il en bondissant vers la table et en saisissant un
+couteau.</p>
+
+<p>Mais, au m&ecirc;me instant, la duchesse se renversa en arri&egrave;re avec un &eacute;clat
+de rire si franc, si net, si clair, que malgr&eacute; lui il s'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher monsieur Mancal, reprit-elle, d&eacute;cid&eacute;ment vous &ecirc;tes moins fort
+que je ne le croyais. Rassurez-vous. Ce flacon &eacute;tait vide de poison.
+Vous avez bu les vins les plus naturels et les liqueurs les moins
+frelat&eacute;es. Vous vous portez fort bien.</p>
+
+<p>A mesure qu'elle parlait, le visage contract&eacute; de Mancal se rass&eacute;r&eacute;nait.
+Il jeta le couteau loin de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, fit-il, je suis vaincu. Vous &ecirc;tes un trop rude adversaire.</p>
+
+<p>Le T&eacute;nia se leva, et, s'approchant de lui, pla&ccedil;a sa main sur son &eacute;paule:</p>
+
+<p>&mdash;Je puis &ecirc;tre une utile alli&eacute;e, dit-elle. &Eacute;coutez-moi; il faut que nous
+causions encore, et cette fois sans r&eacute;ticences.</p>
+
+<p>Elle le regarda en face, comme deux complices qui ont un but et qui
+veulent l'atteindre &agrave; tout prix. En r&eacute;alit&eacute;, la situation &eacute;tait chang&eacute;e,
+comme on dit, du tout au tout. Mancal&mdash;incarnation de Biscarre&mdash;s'&eacute;tait
+tout d'abord pr&eacute;sent&eacute; en troisi&egrave;me r&ocirc;le de m&eacute;lodrame. Il avait pris des
+allures <i>fatales</i> et avait d&eacute;bit&eacute; ses tirades avec un aplomb
+merveilleux, qui devait, selon lui, r&eacute;duire l'adversaire &agrave; merci. Il
+avait engag&eacute; le duel. A la premi&egrave;re passe, il avait employ&eacute; ses coups
+les plus savants, ils avaient &eacute;t&eacute; par&eacute;s. Mieux encore: &agrave; la riposte, il
+avait &eacute;t&eacute; d&eacute;sarm&eacute;, et il avait d&ucirc; rompre. En garde donc, et au plus
+fort! Elle lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Cartes sur table. Que voulez-vous de moi? Si vous parlez franchement,
+je vous dirai ce que je veux de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, fit Mancal. Ma vie a un but, je veux que vous m'aidiez &agrave;
+l'atteindre.</p>
+
+<p>&mdash;Ma vie a un but, dit la duchesse, dont la voix s'alt&eacute;ra l&eacute;g&egrave;rement,
+m'aiderez-vous &agrave; votre tour?...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le jure.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas aux serments.</p>
+
+<p>&mdash;Alors expliquez-vous. Quel est votre but, &agrave; vous?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi parlerais-je la premi&egrave;re?</p>
+
+<p>Mancal s'inclina:</p>
+
+<p>&mdash;Parce que vous &ecirc;tes la plus forte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est faux. Ma&icirc;tre Mancal, je vais vous dire, moi, pourquoi, tenant
+tout &agrave; l'heure votre vie entre mes mains, je ne vous ai pas empoisonn&eacute;.</p>
+
+<p>Mancal ont un soubresaut involontaire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, <i>primo</i>, parce que j'aurais &eacute;t&eacute; fort emp&ecirc;ch&eacute;e de me d&eacute;barrasser
+de voire cadavre....</p>
+
+<p>Dire &laquo;votre cadavre&raquo; &agrave; un homme vivant lui causera toujours et quand
+m&ecirc;me une impression fort d&eacute;sagr&eacute;able.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Secundo</i>, continua le T&eacute;nia, c'est parce que, de tous les bandits qui
+me sont tomb&eacute;s sous la main, vous &ecirc;tes, sans flatterie, le plus complet
+que j'aie encore rencontr&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes trop bonne, fit Mancal en souriant. Mais je crois qu'en fait
+de sc&eacute;l&eacute;ratesse, j'ai trouv&eacute; mon ma&icirc;tre...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tr&ecirc;ve d'&eacute;loges! nous nous valons!... reste &agrave; savoir o&ugrave; nous
+tendons et si nos projets peuvent cadrer ensemble. En ces sortes de
+pactes, un seul mot doit suffire. Pouvez-vous, bri&egrave;vement, s&egrave;chement,
+caract&eacute;riser le but de votre vie?</p>
+
+<p>Mancal la regarda en face, les yeux dans les yeux, et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je hais!...</p>
+
+<p>Elle se pencha vers lui et r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Et moi j'ai aim&eacute;... et je hais maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dit Mancal en serrant les mains de la duchesse entre les siennes,
+je ne hais que parce que j'ai aim&eacute;... donc je vous comprends!...</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence. Il &eacute;tait &eacute;vident que chacun h&eacute;sitait &agrave; se
+livrer.</p>
+
+<p>&mdash;Il nous reste &agrave; prononcer deux noms, dit le T&eacute;nia. Qui ha&iuml;ssez-vous?
+qui est-ce que j'aime?...</p>
+
+<p>Mancal tenait toujours les mains du T&eacute;nia. Il les sentait nerveuses,
+vibrantes, implacables. Il eut confiance.</p>
+
+<p>&mdash;Celle que je hais, dit-il, se nomme Marie, marquise de Favereye.</p>
+
+<p>&mdash;Celui que je hais, dit le T&eacute;nia, se nomme Armand de Bernaye....</p>
+
+<p>Un cri de joie s'&eacute;chappa de la poitrine de Mancal.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quelle alliance! fit-il. Armand de Bernaye aime Mathilde de
+Silvereal, s&oelig;ur de la marquise de Favereye....</p>
+
+<p>La duchesse s'&eacute;tait dress&eacute;e, haletante, fi&eacute;vreuse:</p>
+
+<p>&mdash;Mathilde de Silvereal!</p>
+
+<p>&mdash;Ne le saviez-vous pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi cette femme dont M. de Silvereal voulait la mort...</p>
+
+<p>&mdash;C'est votre rivale.</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est impossible! Pourquoi Armand l'aimerait-il?... Est-elle donc
+plus belle que moi?...</p>
+
+<p>Et, avec un indicible mouvement d'orgueil, la courtisane relevait sur
+son front les masses &eacute;paisses de ses cheveux noirs.</p>
+
+<p>&mdash;Il l'aime! vous dis-je, r&eacute;p&eacute;ta Biscarre. Et je le sais d'autant mieux
+qu'il y a quelques heures &agrave; peine, je l'ai vu aupr&egrave;s d'elle, &eacute;treignant
+ses mains avec une &eacute;nergie passionn&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous! Vous mentez!...</p>
+
+<p>Mancal la regarda. Une col&egrave;re furieuse &eacute;clatait dans ses yeux, et sa
+p&acirc;leur &eacute;tait telle qu'il semblait que la vie f&ucirc;t pr&ecirc;te &agrave; se retirer
+d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que vous ne savez pas, continua-t-elle, tout ce que j'ai d&eacute;j&agrave;
+souffert! Ah! j'ai vu les plus intelligents, les plus puissants se
+tra&icirc;ner &agrave; mes pieds; j'ai vu des hommes pleins de jeunesse et de vie,
+comme Martial, &eacute;pier le moindre de mes signes, se courber sous mes
+caprices les plus cruels, me donner goutte &agrave; goutte tout leur sang,
+toute leur existence. Et je riais!... et j'&eacute;prouvais une effrayante joie
+&agrave; leur crier: Je vous m&eacute;prise! Mais cet Armand! de lui je n'ai jamais
+re&ccedil;u que d&eacute;dain et m&eacute;pris!</p>
+
+<p>Elle se tut un moment, comme accabl&eacute;e par ses propres pens&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a de cela quelques mois, reprit-elle. Ma voiture descendait au
+trot de mes chevaux l'avenue des Champs-&Eacute;lys&eacute;es. Je r&ecirc;vais... &agrave; quoi? A
+ces mondes inconnus dans lesquels parfois l'imagination m'entra&icirc;ne. Tout
+&agrave; coup un cri retentit. Une femme&mdash;une mis&eacute;rable mendiante&mdash;venait
+d'&ecirc;tre renvers&eacute;e et avait roul&eacute; sous les pieds des chevaux: En avant!
+criai-je &agrave; mon cocher. Je ne me souciais pas de me donner en spectacle &agrave;
+cette foule. Que m'importait cette femme?... Mais d&eacute;j&agrave; un homme s'&eacute;tait
+&eacute;lanc&eacute; &agrave; la t&ecirc;te de mes chevaux, et d'un seul effort de sa main, il les
+avait clou&eacute;s sur place.... Cet homme, c'&eacute;tait Armand de Bernaye. Comme
+je m'&eacute;tais pench&eacute;e hors de ma voiture, nos regards se crois&egrave;rent....
+Qu'&eacute;prouvai-je &agrave; ce moment? Il m'est impossible de d&eacute;crire cette
+impression &eacute;trange, magn&eacute;tique, qui parcourut tout mon &ecirc;tre... En un
+instant, tout disparut autour de moi... et, par un dernier effort de
+r&eacute;sistance, je fermai les yeux; puis, je les rouvris subitement... il
+&eacute;tait l&agrave;, courb&eacute; vers la terre. Il s'&eacute;tait agenouill&eacute; aupr&egrave;s de la
+mendiante dont ses mains &eacute;cartaient les haillons. De la foule
+s'&eacute;levaient contre moi des cris de menace. Il leva la t&ecirc;te et fit un
+signe, tous se turent. La femme &eacute;tait bless&eacute;e, peu dangereusement
+d'ailleurs.</p>
+
+<p>&raquo;D&eacute;j&agrave; elle revenait &agrave; elle et balbutiait des remerc&icirc;ments. Me roidissant
+contre l'&eacute;motion qui me dominait, je tirai ma bourse; j'allais la jeter
+aux pieds de cette femme. Mais il me regarda, et je n'osai pas. Ah! si
+vous aviez lu sur ce visage &eacute;nergique l'expression de m&eacute;pris que j'y
+savais d&eacute;couvrir!... Une col&egrave;re folle luttait en moi contre je ne sais
+quelle terreur vague. Lui, souleva la mendiante dans ses bras et vint
+vers la voiture.&mdash;Descendez! me dit-il d'une voix br&egrave;ve. Et comme
+j'h&eacute;sitais, il r&eacute;p&eacute;ta ce seul mot: Descendez! et sans savoir &agrave; quelle
+influence je c&eacute;dais, j'ob&eacute;is. Oui, moi qui n'avais jamais pli&eacute; devant
+une pri&egrave;re, devant une supplication, si ardente qu'elle f&ucirc;t, je ne sus
+pas r&eacute;sister.... Il &eacute;tendit la mendiante sur les coussins de la voiture
+et jeta son adresse au cocher: Conduisez cette femme, dit-il.</p>
+
+<p>&raquo;Le laquais h&eacute;sitait, il attendait que je confirmasse cet ordre. Encore
+une fois, Armand me regarda, et je dis au valet: Ob&eacute;issez!... La cal&egrave;che
+s'&eacute;loigna. J'&eacute;tais l&agrave;, au milieu de cette foule, je me sentais humili&eacute;e,
+tremblante. Je ne faisais pas un mouvement, j'attendais qu'il me parl&acirc;t.
+En ce moment, j'aurais donn&eacute; ma vie pour qu'il m'adress&acirc;t un mot....
+Savez-vous ce qu'il fit?&raquo;</p>
+
+<p>Ses l&egrave;vres p&acirc;lies tremblaient comme sous l'action de la fi&egrave;vre.</p>
+
+<p>&mdash;Il reprit son chapeau aux mains des spectateurs de cette sc&egrave;ne, le
+remit sur sa t&ecirc;te, et me regardant en face une derni&egrave;re fois, il
+s'&eacute;loigna, me laissant seule, immobile, courb&eacute;e sous le m&eacute;pris. La foule
+ricanait. J'eus peur... oui, en v&eacute;rit&eacute;!... Je ne retrouvai m&ecirc;me pas en
+moi cette &eacute;nergie fi&eacute;vreuse que donne la col&egrave;re. Je baissai la t&ecirc;te, et,
+cachant mon visage sous mon voile, je m'enfuis. Une voiture passait, je
+m'y jetai... et alors, folle de douleur, saisie au c&oelig;ur et au cerveau
+par une sorte d'ivresse, je pleurai.... C'&eacute;taient les premi&egrave;res larmes
+que j'eusse vers&eacute;es depuis bien des ann&eacute;es!... et c'&eacute;tait cet homme qui
+me les arrachait! Et je ne le ha&iuml;ssais pas!... je l'aimais!...</p>
+
+<p>Mancal ne l'avait pas interrompue. Elle parlait comme si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+seule, et c'&eacute;tait chose &eacute;trange que cette femme, reine de richesse et de
+beaut&eacute;, mettant ainsi son &acirc;me &agrave; nu.</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais le revoir, dit-elle encore. Ce que j'ai fait pour cela,
+j'ai honte &agrave; m'en souvenir.... Oui, je l'ai &eacute;pi&eacute;!... Je me suis plac&eacute;e
+sur son passage!... J'ai suppli&eacute; qu'on le d&eacute;cid&acirc;t &agrave; venir chez moi....
+Je lui ai &eacute;crit... A mes lettres, il n'a pas r&eacute;pondu. Quand je le
+rencontrais, alors tombait sur moi ce regard froid et sombre dont il
+m'avait d&eacute;j&agrave; soufflet&eacute;e, et je m'enfuyais! Sans cesse, je parlais de
+lui, et ce que j'apprenais ne faisait qu'accro&icirc;tre ma passion.</p>
+
+<p>&raquo;Cette existence myst&eacute;rieuse vou&eacute;e tout enti&egrave;re &agrave; la science, le respect
+que cet homme inspirait &agrave; tous, cette r&eacute;putation qui grandissait chaque
+jour, tout cela m'enivrait, et c'&eacute;tait avec des cris de douleur que je
+me r&eacute;p&eacute;tais: &laquo;Cet homme ne t'aime pas, cet homme te hait et te m&eacute;prise!&raquo;
+Et aujourd'hui vous venez me dire qu'il en aime une autre! Du moins, je
+vais donc trouver un aliment au feu qui me br&ucirc;le le c&oelig;ur: puisqu'il
+m'est interdit d'aimer, du moins je me sauverai du d&eacute;sespoir par la
+haine!...&raquo;</p>
+
+<p>Elle se tut. Tout son &ecirc;tre fr&eacute;missait.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut perdre cette femme, reprit Mancal; aidez-moi dans l'&oelig;uvre que
+je veux accomplir, et je vous jure que je vous vengerai de madame de
+Silvereal et d'Armand de Bernaye.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'exigez-vous de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Vous attendez ce soir M. de Silvereal?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il s'agit bien de cet homme!</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez-moi, duchesse de Torr&egrave;s. Le hasard&mdash;un hasard infernal&mdash;nous a
+donn&eacute; les m&ecirc;mes ennemis. Moi, je hais la marquise de Favereye, vous
+voulez la perte de sa s&oelig;ur. C'est dans leur amour, c'est dans leur
+honneur qu'il nous faut les frapper.... Ce n'est pas tout....</p>
+
+<p>Il se rapprocha de la duchesse et reprit d'une voix plus basse:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'avez pas fait votre confession tout enti&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Moi!...</p>
+
+<p>&mdash;Cette passion qui remplit votre &ecirc;tre n'est pas la seule qui vous
+domine; il en est une autre, plus profonde, plus &acirc;pre encore, et qui
+atteint en vous jusqu'aux sources de la vie.</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez-vous! Cette passion?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'amour de l'or, c'est la passion de la richesse, c'est
+l'ambition affol&eacute;e et sans limites.</p>
+
+<p>Elle baissa la t&ecirc;te sans r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes riche, continua-t-il en regardant autour de lui, comme si
+ses yeux cherchaient &agrave; percer l'&eacute;paisseur des murailles pour supputer le
+chiffre de cette fortune.</p>
+
+<p>Un fr&eacute;missement agita le corps de la courtisane: car Mancal l'avait bien
+jug&eacute;e.</p>
+
+<p>Que de fois, seule, alors que tout bruit s'&eacute;tait &eacute;teint autour d'elle,
+cette femme, lasse des hommages dont elle avait &eacute;t&eacute; accabl&eacute;e,
+s'enfermait dans le boudoir myst&eacute;rieux que nous avons d&eacute;crit au d&eacute;but de
+ce chapitre, et l&agrave;, prise d'une sorte de fi&egrave;vre, elle ouvrait les
+coffrets, les cassettes, et, plongeant ses mains de marbre dans l'or et
+les pierreries, elle les &eacute;grenait entre ses doigts comme des gouttes
+d'eau, frissonnant au tintement de l'or, &eacute;blouie par le rayonnement des
+diamants.</p>
+
+<p>Passion maladive, monomanie &eacute;trange qui s'emparait de son &ecirc;tre tout
+entier, faisant vibrer ses fibres les plus secr&egrave;tes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes riche! avait dit Mancal, eh bien, si vous consentez &agrave;
+m'ob&eacute;ir, &agrave; m'aider dans la t&acirc;che que j'ai entreprise, je d&eacute;cuple, je
+centuple cette richesse!</p>
+
+<p>La duchesse s'&eacute;tait redress&eacute;e, et maintenant, les yeux fix&eacute;s sur le
+visage de l'homme d'affaires, elle attendait.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me comprenez bien, reprit-il: ce que je vous propose, c'est un
+pacte, c'est une association compl&egrave;te, absolue, dans laquelle chacun de
+nous mettra au service de l'autre ses forces et sa puissance.</p>
+
+<p>&mdash;Sa puissance! interrompit le T&eacute;nia.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ce mot vous &eacute;tonne, surtout quand il est prononc&eacute; par M. Mancal,
+un homme d'affaires qui, &agrave; vos yeux, n'a d'autre valeur que celle d'un
+manieur d'argent! Eh bien, si vous, duchesse de Torr&egrave;s, vous &ecirc;tes forte
+par votre beaut&eacute;, par votre intelligence, par votre fortune, l'humble
+agent Mancal tient dans sa main, lui aussi, un pouvoir qui peut lutter
+contre toutes les &eacute;nergies humaines.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait lev&eacute;, et sur sa physionomie &eacute;clatait ce rayonnement sinistre
+qui le transfigurait. Sous le masque de Mancal per&ccedil;ait le Roi des Loups.</p>
+
+<p>&mdash;A nous deux, continua-t-il d'une voix vibrante, nous pouvons dompter
+le monde, car nous sommes le Mal! Vous &ecirc;tes la beaut&eacute; fatale et cruelle,
+je suis la haine lente et s&ucirc;re! Prenons nos ennemis corps &agrave; corps, nous
+les contraindrons &agrave; crier gr&acirc;ce; mais, sans piti&eacute;, nous les frapperons &agrave;
+mort!</p>
+
+<p>Il eut un geste d'une effrayante violence.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, murmura le T&eacute;nia. Je veux rejeter &agrave; la face de cette
+soci&eacute;t&eacute; hypocrite les outrages dont elle m'a abreuv&eacute;e. Mais cette
+richesse dont vous me parliez tout &agrave; l'heure?...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous la donnerai. Mais r&eacute;pondez-moi: &Ecirc;tes-vous pr&ecirc;te &agrave; accepter les
+conditions que je veux vous dicter?</p>
+
+<p>&mdash;Quelles sont-elles?</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez sonner.</p>
+
+<p>La duchesse ob&eacute;it machinalement. Un laquais parut.</p>
+
+<p>&mdash;Un jeune homme ne s'est-il pas pr&eacute;sent&eacute; pour parler &agrave; madame la
+duchesse?</p>
+
+<p>&mdash;Comme madame la duchesse avait d&eacute;fendu qu'on la d&eacute;range&acirc;t sous aucun
+pr&eacute;texte, je l'ai introduit dans la biblioth&egrave;que, o&ugrave; il attend que
+madame veuille bien le recevoir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, fit Mancal. Dans un instant vous pourrez l'introduire.</p>
+
+<p>Le laquais sortit. Subjugu&eacute;e par l'ascendant de cet homme, le T&eacute;nia
+l'avait laiss&eacute; parler.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est ce jeune homme? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez. Voici mes conditions: je veux que ce jeune homme vous aime.</p>
+
+<p>La duchesse sourit:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis s&ucirc;re de moi!</p>
+
+<p>&mdash;Je veux, continua Mancal en se penchant vers elle, que vous le rendiez
+fou, que vous &eacute;veilliez en son &acirc;me une passion si intense, si
+irr&eacute;sistible....</p>
+
+<p>Il baissa la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Que, dans son entra&icirc;nement, ce jeune homme aille... jusqu'au crime!</p>
+
+<p>La duchesse tressaillit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous le ha&iuml;ssez donc bien?</p>
+
+<p>&mdash;Oui!</p>
+
+<p>&mdash;Et en &eacute;change du concours que vous me demandez, que m'offrez-vous &agrave;
+votre tour?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous offre des tr&eacute;sors si grands que nul peut-&ecirc;tre n'en conna&icirc;t le
+chiffre.</p>
+
+<p>&mdash;Folie! Vous me raillez!</p>
+
+<p>&mdash;Ce soir, M. de Silvereal viendra...</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme est en possession d'un secret qu'il faut lui arracher. Je
+serai l&agrave;... cach&eacute;. Vous serez seule avec lui. Dans une heure, je vous
+enverrai un bouquet. Vous aurez soin de ne pas le respirer; mais, le
+soir, vous donnerez &agrave; M. de Silvereal la fleur rouge qui se trouvera au
+centre de ce bouquet. Je ne vous fais pas l'injure de douter qu'il ne la
+porte &agrave; ses l&egrave;vres...</p>
+
+<p>&mdash;Et alors?</p>
+
+<p>&mdash;Alors le reste me regarde. Nous saurons si mes pressentiments m'ont
+tromp&eacute;... ou si ces r&ecirc;ves qui vous &eacute;blouissent se peuvent r&eacute;aliser...</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez donc aucune certitude?</p>
+
+<p>&mdash;Ne me demandez rien de plus. Soyez patiente jusqu'&agrave; ce soir, et alors,
+duchesse de Torr&egrave;s, vous pourrez &agrave; votre gr&eacute; ou contraindre vos ennemis
+&agrave; plier devant vous, ou tout au moins vous venger!</p>
+
+<p>&mdash;J'attendrai. Mais ce jeune homme?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je vous demande aujourd'hui est peu de chose. Recevez-le devant
+moi et approuvez ce que je dirai.</p>
+
+<p>&mdash;J'y consens. Mais qui me prouve que vous ne me tromperez pas et qu'en
+me trompant par des espoirs irr&eacute;alisables vous ne cherchiez pas
+uniquement &agrave; obtenir ma complicit&eacute; dans vos projets personnels?</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit gravement Mancal, entre gens comme nous, les serments
+n'ont pas de valeur. Mais regardez-moi bien en face, et demandez-vous si
+r&eacute;ellement l'homme qui vous parle de sa haine peut s'abaisser &agrave; de
+vulgaires intrigues de chantage.... Regardez-moi, vous dis-je! et, dans
+mon regard, sachez lire l'expression de la passion violente et
+implacable. Je veux... entendez bien ce mot... je veux me venger... rien
+de plus, rien de moins. Pour parvenir &agrave; mon but, j'avais besoin d'une
+alli&eacute;e... je vous ai trouv&eacute;e sur ma route....</p>
+
+<p>Mancal lui avait tendu la main.... Elle y laissa tomber la sienne, et
+dit en souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous fais cr&eacute;dit jusqu'&agrave; ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Merci! Maintenant reprenons chacun notre r&ocirc;le... et faites entrer
+notre jeune homme.</p>
+
+<p>Un instant apr&egrave;s la porte s'ouvrait, et le laquais annon&ccedil;ait:</p>
+
+<p>&mdash;M. le comte de Cherlux.</p>
+
+<p>Et Jacquot entra. Oui, c'&eacute;tait bien celui que nous avons trouv&eacute; il y a
+quelques heures dans le cabaret de Diouloufait, c'&eacute;tait bien lui qui se
+pr&eacute;sentait sous le nom et sous le titre de comte de Cherlux....
+Transformation singuli&egrave;re, mais certainement moins bizarre que celle
+qui s'&eacute;tait accomplie dans l'ext&eacute;rieur du jeune homme. D'o&ugrave; lui venait
+donc cette aisance aristocratique, cette simplicit&eacute; dans le luxe, ce
+go&ucirc;t r&eacute;ellement exquis, lequel avait pr&eacute;sid&eacute; &agrave; sa toilette? Jacques de
+Cherlux&mdash;car tel &eacute;tait le nom que nous lui donnerons d&eacute;sormais&mdash;&eacute;tait de
+taille moyenne, mais admirablement proportionn&eacute;e. Il portait encore sur
+son visage p&acirc;li les traces des derni&egrave;res &eacute;motions qu'il avait subies;
+mais cette lassitude m&ecirc;me pr&ecirc;tait un nouveau charme &agrave; sa physionomie un
+peu inqui&egrave;te. Jacques &eacute;tait beau, et la d&eacute;licatesse de ses traits et de
+sa stature lui donnait je ne sais quel charme dont on avait peine &agrave; se
+d&eacute;fendre. En ce moment, il &eacute;tait visiblement &eacute;mu; en v&eacute;rit&eacute;, il croyait
+marcher dans un r&ecirc;ve. La m&eacute;tamorphose qui s'&eacute;tait op&eacute;r&eacute;e lui semblait
+invraisemblable. Comment! hier encore, il n'&eacute;tait qu'un ouvrier, il
+luttait contre des malveillances inconnues, il se d&eacute;battait contre une
+fatalit&eacute; qui s'acharnait apr&egrave;s lui, et voil&agrave; qu'aujourd'hui il &eacute;tait
+admis, sur son nom, en pr&eacute;sence d'une des plus jolies, des plus
+&eacute;l&eacute;gantes femmes de Paris, en face de cette cr&eacute;ature id&eacute;alement belle
+qu'il avait entrevue un jour en tremblant, et qui maintenant s'inclinait
+gracieusement devant lui et lui disait de sa voix pure et fra&icirc;che:</p>
+
+<p>&mdash;Soyez le bienvenu, monsieur.</p>
+
+<p>Mancal s'avan&ccedil;a vivement &agrave; sa rencontre.</p>
+
+<p>&mdash;Madame la duchesse, dit-il, permettez-moi de vous pr&eacute;senter monsieur
+le comte Jacques de Cherlux, en faveur duquel je fais appel &agrave; toute
+votre bienveillance.</p>
+
+<p>Jacques, troubl&eacute;, regardait la duchesse et attendait.</p>
+
+<p>A vingt ans, qui aurait pu, sans fr&eacute;mir jusqu'aux fibres les plus
+intimes de son &ecirc;tre, contempler cette cr&eacute;ature, devant laquelle un
+v&eacute;ritable artiste, Martial, avait oubli&eacute; sa m&egrave;re, cette femme si
+compl&eacute;tement belle que les plus exp&eacute;riment&eacute;s des viveurs s'&eacute;taient voulu
+tuer &agrave; ses pieds. Lui ne savait rien, n'entendait rien... toute son &acirc;me
+passait dans ses regards, et ses l&egrave;vres tremblaient comme si la formule
+d'adoration avait &eacute;t&eacute; pr&ecirc;te &agrave; s'en &eacute;chapper...</p>
+
+<p>&mdash;Votre recommandation est toute-puissante, vous le savez, dit la
+duchesse en regardant Mancal, mais le nom de M. le comte de Cherlux, et
+je dois dire plus encore, sa jeunesse et sa distinction plaident en sa
+faveur mieux encore que vos paroles...</p>
+
+<p>&mdash;Madame, fit Jacques, je ne sais comment reconna&icirc;tre....</p>
+
+<p>La duchesse lui d&eacute;signa un si&eacute;ge de la main.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, reprit Mancal, qui suivait avec soin les progr&egrave;s de l'&eacute;motion
+qui s'emparait du n&eacute;ophyte admis dans le temple, M. le comte de Cherlux,
+par suite de circonstances que je me ferai un devoir de vous expliquer,
+se trouve dans une situation des plus singuli&egrave;res: jusqu'&agrave; ce jour, il a
+ignor&eacute; et son nom et les hautes destin&eacute;es qui lui &eacute;taient r&eacute;serv&eacute;es....
+Je viens vous supplier de vouloir bien &ecirc;tre sa patronne, son bon ange,
+et de lui ouvrir les portes de ce monde dans lequel, j'en suis certain,
+il occupera une place brillante. M. de Cherlux, qui&mdash;je puis le dire
+sans l'offenser&mdash;a besoin en quelque sorte d'un stage dans la soci&eacute;t&eacute;
+dont il ignore encore les m&oelig;urs, m'a t&eacute;moign&eacute; le d&eacute;sir, tr&egrave;s-honorable,
+de s'attacher pendant quelque temps&mdash;presque incognito, pour ainsi
+dire,&mdash;&agrave; la personne de quelqu'un de nos grands seigneurs... en qualit&eacute;
+de secr&eacute;taire, par exemple. Il est riche, et c'est, vous le comprenez,
+dans un but tout sp&eacute;cial qu'il veut, mettant son instruction et son
+intelligence au service d'un des rois de votre monde, acqu&eacute;rir en
+&eacute;change ces notions sociales, cette exp&eacute;rience des hommes qui lui font
+d&eacute;faut... Veuillez dire, monsieur de Cherlux, si je traduis exactement
+votre pens&eacute;e.</p>
+
+<p>Jacques tressaillit, mais il lui fallait s'arracher &agrave; la contemplation
+qui rivait son regard et sa pens&eacute;e &agrave; la beaut&eacute; de l'enchanteresse... il
+releva la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, madame, r&eacute;pondit-il d'une voix qu'il s'effor&ccedil;ait de rendre
+calme, ce qui se passe aujourd'hui dans ma vie est tellement
+extraordinaire, que j'ose &agrave; peine croire &agrave; ce miracle qui vient de
+s'accomplir et qui d'un d&eacute;sh&eacute;rit&eacute; de la vie fait un gentilhomme, et je
+vous l'avoue, au moment de franchir le seuil de ce monde, &agrave; peine
+entrevu dans le mirage de mes songes de jeunesse, j'h&eacute;site... j'ai
+presque peur.... D&eacute;j&agrave; la bienveillance que vous semblez me t&eacute;moigner
+m'encourage. M. Mancal a bien voulu me laisser esp&eacute;rer que madame de
+Torr&egrave;s prendrait en piti&eacute; cette inexp&eacute;rience... C'est donc un suppliant
+qui vient &agrave; vous, madame, et qui vous supplie de ne le pas repousser....</p>
+
+<p>Ah! s'il e&ucirc;t pu comprendre en ce moment le rapide regard qui
+s'&eacute;changeait entre les deux complices.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il vous aime! avait dit Mancal.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'aimera! il m'aime! r&eacute;pondaient les yeux du T&eacute;nia.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le comte, dit-elle, je vous suis d&egrave;s ce moment tout
+acquise... et quelle que soit la requ&ecirc;te que vous ayez &agrave; m'adresser, je
+puis vous assurer que j'emploierai ma faible influence &agrave; vous donner
+satisfaction....</p>
+
+<p>Mancal reprit la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Si j'ai bien compris les intentions de M. de Cherlux, dit-il, l'homme
+&agrave; qui nous devons demander un pareil service doit joindre &agrave; une grande
+situation une honorabilit&eacute; reconnue et incontest&eacute;e...</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, si j'osais &eacute;mettre un avis, je rappellerais &agrave; madame la
+duchesse que, dans la soci&eacute;t&eacute; parisienne, nul ne me para&icirc;t plus digne de
+cette confiance qu'un homme honor&eacute; par elle d'une estime particuli&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Son nom?</p>
+
+<p>&mdash;Ne l'avez-vous pas devin&eacute;? je veux parler de M. le duc de Belen.</p>
+
+<p>Le T&eacute;nia regardait Mancal et cherchait &agrave; comprendre le but vers lequel
+il tendait. Mais le visage du for&ccedil;at avait perdu son expression f&eacute;roce
+pour prendre le masque de l'obs&eacute;quiosit&eacute; polie. Quant &agrave; Jacques, il
+&eacute;coutait pour ainsi dire sans entendre. Il contemplait les cheveux de la
+duchesse n&eacute;gligemment rejet&eacute;s sur sa nuque; il devinait sous son
+peignoir ces formes admirables qui avaient inspir&eacute; jadis un
+chef-d'&oelig;uvre &agrave; Martial; son regard courait sur ces mains fines, ces
+bras blancs et ronds qu'un statuaire e&ucirc;t moul&eacute;s, et, dans cette sorte
+d'adoration inconsciente, il se souciait peu, en v&eacute;rit&eacute;, du sens m&ecirc;me de
+la conversation dont il &eacute;tait l'objet.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai d&eacute;j&agrave; eu l'honneur, continua Mancal, de pressentir M. le duc &agrave; ce
+sujet, et j'ai la conviction que la recommandation de madame de Torr&egrave;s
+serait toute-puissante pour le d&eacute;cider &agrave; accueillir M. de Cherlux.</p>
+
+<p>Elle regarda Jacquot, qui, surpris dans sa contemplation, rougit et
+baissa les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est votre avis, monsieur de Cherlux? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&laquo;Savez-vous bien, ajouta-t-elle en souriant, que si la timidit&eacute; sied &agrave;
+la jeunesse, elle pourrait cependant vous &ecirc;tre nuisible dans le monde
+o&ugrave; vous allez entrer?</p>
+
+<p>&mdash;Madame, fit Jacques vivement, s'il vous pla&icirc;t vouloir bien m'honorer
+de votre protection, soyez certaine que je saurai m'en rendre digne...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il soit donc fait comme le d&eacute;sire mon ami Mancal, fit-elle en se
+levant.</p>
+
+<p>Avec ces mouvements gracieux et empreints d'une volupt&eacute; enivrante dont
+les courtisanes du grand monde ont le secret, elle s'approcha d'un petit
+meuble, et, se penchant, elle &eacute;crivit quelques lignes.</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers Jacques:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous me permettez, dit-elle, de prendre un r&ocirc;le de bonne f&eacute;e
+dans votre existence, monsieur le comte, pr&eacute;sentez-vous de ma part chez
+M. le duc de Belen: vous ne pouvez trouver de meilleur professeur, plus
+digne &agrave; tous &eacute;gards de votre confiance comme il l'est d&eacute;j&agrave; de notre
+estime.... Je lui explique votre situation en deux mots, il se fera
+votre initiateur....</p>
+
+<p>Jacques s'&eacute;tait lev&eacute; &agrave; son tour, et ses doigts tremblaient en touchant
+la lettre que lui avait remise la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, monsieur le comte, lui dit-elle, et laissez-moi esp&eacute;rer que
+vous n'oublierez pas trop vite celle qui est heureuse de vous rendre ce
+l&eacute;ger service....</p>
+
+<p>Elle lui tendit la main. Il s'inclina, et par un mouvement inconscient,
+il saisit cette main et y appliqua ses l&egrave;vres.... Elle ne la d&eacute;gagea
+pas... un frisson parcourut les veines du jeune homme.... Un instant
+apr&egrave;s, &agrave; demi fou, la fi&egrave;vre au cerveau, il s'&eacute;lan&ccedil;ait hors de l'h&ocirc;tel.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon cher alli&eacute;, dit la Torr&egrave;s &agrave; Mancal, &ecirc;tes-vous content de
+moi?</p>
+
+<p>Avant d'aller plus loin, il nous faut expliquer en quelques mots comment
+Jacquot, l'ouvrier, &eacute;tait devenu tout &agrave; coup la comte de Cherlux. Rien
+de plus simple, d'ailleurs. Le v&eacute;ritable comte de Cherlux &eacute;tait un de
+ces viveurs tar&eacute;s qui, apr&egrave;s avoir abus&eacute; de toutes les jouissances,
+descendent peu &agrave; peu tous les degr&eacute;s de la mis&egrave;re. Un jour, Mancal
+l'avait rencontr&eacute;: une pens&eacute;e infernale avait travers&eacute; son cerveau.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le comte, lui avait-il dit, que donneriez-vous pour trois
+mois de luxe et de richesse qui vous rappelassent votre vie d'autrefois?</p>
+
+<p>A ces paroles, tous les app&eacute;tits du vieux comte s'&eacute;taient soudainement
+r&eacute;veill&eacute;s, et un pacte &eacute;tait intervenu entre eux. Contre une somme de
+cent mille francs, le comte de Cherlux avait sign&eacute; un testament et un
+acte de reconnaissance qui s'appliquait &agrave; Jacques. Le testament
+expliquait une histoire banale de s&eacute;duction: rien ne pouvait sembler
+plus naturel. Puis le comte s'&eacute;tait rejet&eacute; follement dans le tourbillon
+des plaisirs. Mais son organisme &eacute;puis&eacute; n'avait pu r&eacute;sister aux exc&egrave;s de
+toutes sortes. Deux mois apr&egrave;s, il mourait de la rupture d'un an&eacute;vrisme,
+et c'est alors que M. Mancal r&eacute;v&eacute;lait &agrave; Jacques cette pr&eacute;tendue aventure
+qui le faisait, lui, l'orphelin, le seul h&eacute;ritier du comte de Cherlux...</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIIB" id="XIIB"></a>XII</h2>
+
+<h3>LES GALANTERIES DE MUFLIER</h3>
+
+
+<p>Le lecteur nous pardonnera si, l'entra&icirc;nant &agrave; notre suite, nous le
+contraignons &agrave; passer subitement de l'h&ocirc;tel de M. de Belen au bouge de
+l'<i>Ours vert</i>, de l&agrave; dans le boudoir d'une courtisane, puis encore
+ailleurs, et toujours plus loin.</p>
+
+<p>Les faits sont l&agrave; qui crient au narrateur:</p>
+
+<p>&mdash;Marche! marche!</p>
+
+<p>Dans le drame complexe que nous avons entrepris de raconter et qui est
+rest&eacute;, il y a trente ans, dans une ombre myst&eacute;rieuse qu'ont &agrave; peine
+travers&eacute;e quelques lueurs sinistres, les personnages les plus divers,
+appartenant &agrave; toutes les classes de la soci&eacute;t&eacute;, se sont heurt&eacute;s dans une
+lutte terrible qui a mis face &agrave; face les &ecirc;tres les plus disparates, en
+apparence les plus &eacute;trangers l'un &agrave; l'autre, et force nous est de les
+suivre dans les divers milieux o&ugrave; ils vivaient.</p>
+
+<p>Cela dit, allons au quai de G&egrave;vres, qui s'&eacute;tend, comme chacun sait, du
+pont Notre-Dame au pont au Change. L&agrave;, au coin de la rue des Arcis, une
+maison, surplombant sur le quai de son pignon qui semblait pr&ecirc;t &agrave;
+s'&eacute;crouler, donnait asile &agrave; certains personnages que les plus d&eacute;licats
+auront plaisir &agrave; retrouver. Dans une mansarde du troisi&egrave;me et dernier
+&eacute;tage&mdash;justement au-dessous du toit pointu&mdash;Muflier, Goniglu et Maloigne
+&eacute;taient tous trois agenouill&eacute;s sur le carreau. &Eacute;tait-ce donc que,
+cr&eacute;atures coupables, ils s'ab&icirc;maient dans les douleurs du repentir et
+criaient merci &agrave; l'&eacute;ternel?</p>
+
+<p>Pas pr&eacute;cis&eacute;ment. Entre eux, &agrave; terre, il y avait un sac, et leurs mains,
+loin d'&ecirc;tre lev&eacute;es vers le ciel, &eacute;taient tr&egrave;s-activement occup&eacute;es &agrave;
+fouiller ledit sac, d'o&ugrave; ils tiraient un &agrave; un les objets les plus
+singuliers.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une paire de vieilles bottes aux talons absents et aux tiges
+crev&eacute;es, puis des socques plus ou moins articul&eacute;s, puis un manche de
+parapluie, un paquet de chiffons. Que sais-je? Et ils cherchaient
+toujours, car le sac semblait in&eacute;puisable comme la c&eacute;l&egrave;bre bourse de
+Fortunatus.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup un triple cri de joie s'&eacute;chappa des trois poitrines de ces
+trois gentilshommes, et pour saisir ce qu'ils venaient d'entrevoir sans
+doute au fond du sac, ils se baiss&egrave;rent si vivement que leurs trois
+cr&acirc;nes se cogn&egrave;rent avec un bruit mat.</p>
+
+<p>Mais, sans s'arr&ecirc;ter &agrave; ce d&eacute;tail sans importance, ils se redress&egrave;rent
+instantan&eacute;ment:</p>
+
+<p>&mdash;Un chandelier d'argent! cria Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;Un couvert de vermeil, ricana Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;Une casserole de cuivre, brama Maloigne.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est tout?</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! &ccedil;a ne valait pas la peine d'assommer cet imb&eacute;cile, fit Maloigne,
+qui avait le c&oelig;ur sensible.</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme &eacute;tait coupable, reprit Muflier d'un ton grave, et sa
+punition est juste. Comment! nous sortons bien tranquillement de l'<i>Ours
+vert</i>, comme d'honn&ecirc;tes gens que nous sommes; r&ecirc;vant &agrave; l'avenir, nous
+suivons le quai... quand tout &agrave; coup, aux premi&egrave;res lueurs du jour, nous
+apercevons un particulier qui se glissait le long des maisons en rasant
+les murs.</p>
+
+<p>&mdash;Il avait mauvaise apparence, interrompit Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;De plus, continua Muflier, il avait un sac.</p>
+
+<p>&mdash;Un sac plein.</p>
+
+<p>&mdash;Bomb&eacute;, s&eacute;duisant, charg&eacute; de promesses.</p>
+
+<p>&mdash;Et de vieux chiffons.</p>
+
+<p>&mdash;Tout indiquait donc que c'&eacute;tait un travailleur qui emportait au logis
+le butin de la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Ce fut aussi mon avis. Nous &eacute;changeons un regard...</p>
+
+<p>&mdash;Et nous tombons dessus. Je lui lance un coup de poing!</p>
+
+<p>Muflier laissa tomber sur sa main son front pensif.</p>
+
+<p>Puis, se relevant brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;Goniglu, dit-il, je vais formuler une proposition.</p>
+
+<p>&mdash;Formule.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a longtemps, mais l&agrave;, tr&egrave;s-longtemps que je n'ai pas fait un de
+ces petits d&eacute;jeuners...</p>
+
+<p>&mdash;C&ocirc;telettes aux cornichons.</p>
+
+<p>&mdash;Vin bouch&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Caf&eacute;, pousse-caf&eacute;, rincette.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Et c&aelig;tera</i>, justement. Eh bien! voil&agrave; mon avis: Nous sommes, quant &agrave;
+pr&eacute;sent, en possession de dix ronds de vingt francs.</p>
+
+<p>&mdash;Les fonds de Bisco.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je dois t'avouer, Goniglu, que c'est un mouvement de d&eacute;licatesse
+qui m'a d&eacute;termin&eacute; &agrave; cogner sur le bonhomme de tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah!</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas me comprendre.... Que nous a dit le Bisco?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il y aurait une affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s-bien!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il fallait nous requinquer un brin.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous allez faire tout &agrave; l'heure... et puis...</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Goniglu de mon c&oelig;ur, il y avait un sous-entendu, c'est que les
+jaunets &eacute;taient comme qui dirait une avance, des arrhes... et je
+pr&eacute;f&egrave;re&mdash;voil&agrave; o&ugrave; &eacute;clate la d&eacute;licatesse que je vous signalais tout &agrave;
+l'heure&mdash;n'y toucher qu'apr&egrave;s les avoir gagn&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! fit encore Goniglu, que les scrupules de Muflier surprenaient
+au plus haut point.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, d'autre part, j'ai envie de bien d&eacute;jeuner... Alors, nous avons
+<i>pig&eacute;</i> le sac du bonhomme inconnu... Petit Maloigne va aller chez le
+joli <i>Fourgat</i> (rec&eacute;leur) d'&agrave; c&ocirc;t&eacute;, il va laver le chandelier, le
+couvert et la casserole, et alors, noce &agrave; mort!</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! firent les deux hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis pr&ecirc;t. Je vas <i>rincer</i> tout &ccedil;a, fit Maloigne.</p>
+
+<p>&mdash;Va donc, jeune messager, reprit Muflier, qui aimait &agrave; imiter l'accent
+de Fr&eacute;d&eacute;rick dans <i>Robert Macaire</i>, et h&acirc;te-toi; nous t'attendons avec
+impatience.</p>
+
+<p>Maloigne, sans se plus faire prier, disparut, cachant sous sa blouse
+d&eacute;guenill&eacute;e le butin d&ucirc; &agrave; l'exploit nocturne.</p>
+
+<p>Goniglu et Muflier rest&egrave;rent seuls.</p>
+
+<p>Il para&icirc;t que, devant Maloigne, ils n'avaient pas dit toute leur
+pens&eacute;e, car, ob&eacute;issant tout &agrave; coup &agrave; une m&ecirc;me r&eacute;flexion, ils se
+regard&egrave;rent, et la m&ecirc;me exclamation: Eh bien? sortit de leurs l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Goniglu, dit Muflier, qu'est-ce que tu penses de Bisco?</p>
+
+<p>&mdash;Il a une rude poigne.</p>
+
+<p>&mdash;Et il nous a carr&eacute;ment roul&eacute;s. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
+Bah! pour un coup de poing de plus ou de moins! c'est pas la mer &agrave;
+boire. Mais les affaires... as-tu confiance?</p>
+
+<p>&mdash;Hum! hum!...</p>
+
+<p>&mdash;Il fait de belles promesses...</p>
+
+<p>&mdash;Les tiendra-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai de la m&eacute;fiance...</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi.... Je dis qu'au fond il se fiche de nous, et qu'il fait
+un tas de manigances.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! je l'ai vu entrer plus de vingt fois, en le filant, chez une
+esp&egrave;ce de tripoteur qui a des bureaux d'un chic...</p>
+
+<p>&mdash;Par la grand'porte?...</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, oui.</p>
+
+<p>&mdash;Dans son costume ordinaire?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! parfaitement, avec la casquette et les rouflaquettes.</p>
+
+<p>Ce mot gracieux d&eacute;signe les m&egrave;ches coll&eacute;es aux tempes et ramen&eacute;es en
+pointe qui distinguent les <i>lions</i> du boulevard ext&eacute;rieur.</p>
+
+<p>&mdash;Et il restait longtemps?</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a, c'est encore plus dr&ocirc;le, jamais je ne l'ai vu sortir.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! c'est qu'il y a deux sorties.</p>
+
+<p>&mdash;Maloigne veillait &agrave; l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Bigre!... et le nom du tripoteur?</p>
+
+<p>&mdash;Mancal.</p>
+
+<p>&mdash;Connais pas.... Enfin, tout &ccedil;a prouve que le Bisco l&acirc;che le simple
+travail du bon Loup pour se fourrer dans des op&eacute;rations de haute
+vol&eacute;e... et qu'en somme, il oublie les vieux.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, reprit Goniglu, c'est peut-&ecirc;tre ainsi qu'il pr&eacute;pare un coup
+<i>chocnosof</i>, tu sais, l&agrave;, un vrai <i>bazardement</i>...</p>
+
+<p>&mdash;Possible! en tout cas... ton avis...</p>
+
+<p>&mdash;Ouvrir l'&oelig;il...</p>
+
+<p>&mdash;C'est &ccedil;a.... Vois-tu, quand le chef a de l'ambition, au besoin il
+coupe sa queue d'un coup... et se d&eacute;barrasse des <i>camaros</i> en lan&ccedil;ant &agrave;
+la <i>rousse</i> un bon petit avis...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas pourtant que le Bisco...</p>
+
+<p>&mdash;Capable de tout! interrompit Muflier. Moi, c'est mon id&eacute;e. Donc, tu
+l'as dit, ouvrons l'&oelig;il... et dame! en cas de danger!...</p>
+
+<p>Ils &eacute;chang&egrave;rent un regard suffisamment intelligible pour que toute
+explication f&ucirc;t inutile.</p>
+
+<p>Au m&ecirc;me instant, d'ailleurs, la porte s'ouvrait et Maloigne
+reparaissait.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as &eacute;t&eacute; rudement long!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que le p&egrave;re Blasias n'y &eacute;tait pas?</p>
+
+<p>Ces deux questions furent simultan&eacute;es.</p>
+
+<p>Mais, sans r&eacute;pondre imm&eacute;diatement, Maloigne ferma soigneusement la
+porte, et, se rapprochant des amis, dit &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai les jaunets!</p>
+
+<p>&mdash;Bravo!</p>
+
+<p>&mdash;Chut donc! fit Maloigne. Mais il y a autre chose...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas si &ccedil;a peut servir.... Mais M. Muflier est si malin....</p>
+
+<p>Muflier se rengorgea et dit d'un ton protecteur:</p>
+
+<p>&mdash;Parle, petit, car, d'honneur, tu me fais p&eacute;rir d'impatience!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, voil&agrave;! reprit Maloigne. J'allais donc chez le p&egrave;re Blasias,
+et j'allais entrer carr&eacute;ment dans la boutique du vieux revendeur, quand
+je me suis cass&eacute; le nez...</p>
+
+<p>&mdash;Hein!</p>
+
+<p>&mdash;La boutique &eacute;tait ferm&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Fichtre! s'&eacute;cria Muflier, est-ce que le vieux birbe aurait &eacute;t&eacute;
+coffr&eacute;?...</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;'a &eacute;t&eacute; mon id&eacute;e.... Mais, moi malin, je me dis: c'est pas naturel.
+Or, comme c'est moi qui fais toujours les courses chez le vieux, j'ai
+fait l&agrave; comme partout.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui veut dire?...</p>
+
+<p>&mdash;Que j'ai regard&eacute; les &ecirc;tres, les tenants et les aboutissants, et que je
+les connais au bout de l'ongle. Or, le vieux ne sait peut-&ecirc;tre pas que
+derri&egrave;re la maison, dans une cour, il y a un caveau... tout noir... o&ugrave;
+on fourre un tas de d&eacute;barras... et dans le mur, un trou... et derri&egrave;re
+le trou, un autre mur, celui du logement du vieux; et enfin, dans ce
+mur, un autre trou, par lequel on voit chez lui.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! fit Muflier, tu es un rude lapin, toi!...</p>
+
+<p>&mdash;Merci, patron! fit Maloigne. Donc, je me dis comme &ccedil;a: Ou il y est, ou
+il n'y est pas; s'il n'y est pas, je ne verrai rien...</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s-logique!</p>
+
+<p>&mdash;Donc, je vais au caveau, et, de trou en trou, je regarde...</p>
+
+<p>&mdash;Et alors?</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous ce que je vois?</p>
+
+<p>&mdash;Non, puisque tu ne l'as pas encore dit!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, le p&egrave;re Blasias, dont je ne voyais que le dos, &eacute;tait courb&eacute;
+sur....</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta et regarda encore autour de lui, comme s'il e&ucirc;t craint
+d'&ecirc;tre entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Sur quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Sur un cadavre! articula Maloigne d'une voix &agrave; peine perceptible.</p>
+
+<p>Muflier et Goniglu bondirent sur eux-m&ecirc;mes.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! comment! le vieux bossu...</p>
+
+<p>&mdash;Le vieux bossu paraissait tr&egrave;s, tr&egrave;s-occup&eacute;... L'autre &eacute;tait &eacute;tendu
+sur une chaise, la t&ecirc;te en arri&egrave;re... et p&acirc;le! p&acirc;le! Oh! il &eacute;tait bien
+mort! &ccedil;a se voyait...</p>
+
+<p>&mdash;Brrr! fit Goniglu, dont l'&acirc;me &eacute;tait sensible, &ccedil;a me fait froid dans le
+dos...</p>
+
+<p>&mdash;Alors, qu'est-ce que tu as fait?</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a a dur&eacute; cinq minutes comme &ccedil;a.... Alors j'ai vu le vieux aller &agrave; un
+petit fourneau dans lequel brillait du feu. Il a fait une <i>popotte</i>
+quelconque, et il s'est d&eacute;gag&eacute; une fum&eacute;e du diable. Dame!... alors...
+j'avoue tout... j'ai eu peur... et j'ai d&eacute;canill&eacute;. Oh! mais... c'&eacute;tait
+rien &ccedil;a...</p>
+
+<p>&mdash;Mais les jaunets!...</p>
+
+<p>&mdash;Attendez donc. Je filais... dame!... j'&eacute;tais d&eacute;j&agrave; sur le quai... et
+puis je me suis tout &agrave; coup arr&ecirc;t&eacute;. Je me suis dit: Au fait, les amis
+comptent sur moi... faut tout de m&ecirc;me que j'aie les ronds.... Dame! j'ai
+un peu h&eacute;sit&eacute;... &ccedil;a se comprend... pas vrai... &ccedil;a a bien dur&eacute; un bon
+quart d'heure... enfin, je me suis d&eacute;cid&eacute;... et je suis revenu.... Eh
+bien, savez-vous ce que j'ai trouv&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Un autre cadavre?</p>
+
+<p>&mdash;Non! le p&egrave;re Blasias tout tranquillement assis dans sa boutique toute
+grande ouverte, et qui grattait une vieille casserole avec la pointe
+d'un couteau &eacute;br&eacute;ch&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dr&ocirc;le, &ccedil;a. Tu auras eu la berlue.</p>
+
+<p>&mdash;Pour &ccedil;a, c'est pas possible. J'ai vu le <i>macchab&eacute;</i> (cadavre) comme je
+vous vois.</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc pas de b&ecirc;tises comme &ccedil;a, interrompit Goniglu, que cette
+assimilation paraissait affecter de fa&ccedil;on passablement d&eacute;sagr&eacute;able.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas si &ccedil;a se voyait sur ma figure, mais le p&egrave;re Blasias m'a
+jet&eacute; un coup d'&oelig;il.... Aussi, sans parler de rien, je lui ai offert le
+<i>baluchon</i>... Il n'&eacute;tait pas non plus dans son assiette, car il n'a m&ecirc;me
+pas regard&eacute; ce que j'apportais... il est all&eacute; tout de suite &agrave; sa caisse,
+et m'a donn&eacute; une poign&eacute;e de <i>monnerons</i>.</p>
+
+<p>Et, en forme de p&eacute;roraison, Maloigne montra dans sa main une
+demi-douzaine de louis.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, sapr&eacute;di&eacute;! fit Muflier, c'est plus que &ccedil;a ne vaut, m&ecirc;me au
+comptant!</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il rapporter? dit Maloigne, qui crut pouvoir se permettre cette
+plaisanterie fine et d&eacute;licate.</p>
+
+<p>&mdash;D&eacute;cid&eacute;ment, le vieux avait un <i>cheveu</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois &ccedil;a... s'il a <i>surin&eacute;</i> quelqu'un...</p>
+
+<p>&mdash;N'y avait pas de sang...</p>
+
+<p>&mdash;Il lui aura donn&eacute; une drogue.... Et comment &eacute;tait-il nipp&eacute;, le
+particulier?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! d'un <i>chic</i> ruisselant... du noir et du blanc de premier choix.</p>
+
+<p>&mdash;Vieux?</p>
+
+<p>&mdash;Entrelard&eacute;... pas grand, maigre, avec une t&ecirc;te d'oiseau...</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout?</p>
+
+<p>&mdash;A peu pr&egrave;s.... Ah! si... il avait sa montre et une grosse cha&icirc;ne...</p>
+
+<p>&mdash;Gamin, va! fit Muflier en lui touchant l&eacute;g&egrave;rement la joue.</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence. Chacun r&eacute;fl&eacute;chissait &agrave; cette &eacute;trange
+aventure.</p>
+
+<p>Il est vrai que les allures du vieux juif Blasias leur avaient toujours
+paru bizarres; mais on ne regarde gu&egrave;re &agrave; la physionomie d'un rec&eacute;leur.</p>
+
+<p>&mdash;Au fond, reprit Muflier, &ccedil;a ne nous regarde pas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ne nous occupons pas du p&egrave;re Blasias, et puisqu'il a <i>casqu&eacute;</i>
+si rondement, pensons au d&eacute;jeuner.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a va, dirent les deux autres.</p>
+
+<p>&mdash;En route, ajouta Goniglu.</p>
+
+<p>Mais Muflier resta immobile. Il &eacute;tait &eacute;vident qu'une id&eacute;e nouvelle le
+pr&eacute;occupait.</p>
+
+<p>&mdash;Goniglu, fit-il... puisque nous avons du picaillon, crois-tu pas que
+ce serait le moment d'&ecirc;tre aimable?</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui veut dire...</p>
+
+<p>&mdash;Que nous recevons souvent des politesses et qu'il serait convenable
+d'en rendre une....</p>
+
+<p>Goniglu cligna de l'&oelig;il.</p>
+
+<p>&mdash;Pam&eacute;la!</p>
+
+<p>&mdash;Hermance!... une petite galanterie &agrave; ces dames...</p>
+
+<p>&mdash;Bonne id&eacute;e!...</p>
+
+<p>&mdash;Mais moi! interrompit Maloigne, je serai donc tout seul?</p>
+
+<p>&mdash;Maloigne, mon ami, tu as de l'avenir, dit Muflier, mais crois-en ma
+vieille exp&eacute;rience, d&eacute;fie-toi de l'amour. Si tu savais tout ce qu'il m'a
+co&ucirc;t&eacute;... de douleurs et de remords....</p>
+
+<p>Un instant apr&egrave;s, on pouvait voir, partant du pont Notre-Dame, un fiacre
+tra&icirc;n&eacute; par deux haridelles et qui se dirigeait vers la Bastille, car
+c'&eacute;tait dans les environs du boulevard Contrescarpe que travaillaient
+Hermance et Pam&eacute;la. Sans entrer dans des d&eacute;tails qu'il importe peu au
+lecteur de conna&icirc;tre, franchissons quelques heures, et retrouvons dans
+un cabaret de la place du Tr&ocirc;ne nos cinq personnages attabl&eacute;s et buvant
+fortes rasades. Il faut supposer que si la c&ocirc;telette aux cornichons est
+par elle-m&ecirc;me de nature inoffensive, elle a tout au moins le privil&eacute;ge
+de titiller le gosier le plus rebelle; car une douzaine de litres vides,
+portant aux l&egrave;vres les traces du cachet de cire verte, indiquaient
+suffisamment combien la lutte avait &eacute;t&eacute; chaude.</p>
+
+<p>Aupr&egrave;s de Pam&eacute;la, forte cr&eacute;ature d'une trentaine d'ann&eacute;es, Goniglu se
+faisait gracieux: il avait je ne sais quel parfum r&eacute;gence qui &eacute;tonnait
+et plaisait &agrave; la fois. Des madrigaux, peut-&ecirc;tre un peu trop piment&eacute;s&mdash;on
+n'est pas parfait!&mdash;sortaient tout arm&eacute;s de son cerveau en g&eacute;sine.
+Muflier rappelait plut&ocirc;t le grand si&egrave;cle. Il &eacute;tait digne et quasi
+solennel. Pench&eacute; vers Hermance, qui pour la corpulence ne le c&eacute;dait en
+rien &agrave; sa compagne, il disait:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! tu doutes de moi, ange de ma vie! mais ce d&eacute;jeuner lui-m&ecirc;me
+n'est-il pas la preuve des sentiments que tu m'inspires? Cette d&eacute;fiance
+m'est p&eacute;nible; sur mon honneur, elle me l'est.</p>
+
+<p>A ce moment, voici que du dehors monta jusqu'au cabaret un bruit
+retentissant de grosse caisse et de cymbales. Puis une voix cria:</p>
+
+<p>&mdash;Entrez! entrez, messieurs!... La repr&eacute;sentation va commencer!</p>
+
+<p>Maloigne, heureux de cette diversion qui l'arrachait &agrave; ses r&eacute;flexions
+solitaires, bondit vers la fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! des saltimbanques! cria-t-il.</p>
+
+<p>Hermance, s'arrachant aux discours passionn&eacute;s du bien-aim&eacute;, courut aussi
+&agrave; la fen&ecirc;tre, et, battant des mains:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je voudrais voir cela! fit-elle.</p>
+
+<p>Point n'&eacute;tait besoin de formuler deux fois un d&eacute;sir, quand Muflier &eacute;tait
+l&agrave;. Il se leva, s'aidant des mains &agrave; la table, uniquement pour conserver
+la rigidit&eacute; de l'homme s&ucirc;r de lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est, idole? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Des hommes sans bras qui jonglent avec des poids!</p>
+
+<p>Muflier resta immobile. Goniglu leva la t&ecirc;te. Le cas &eacute;tait curieux.
+Maloigne se retourna avec un sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Pas tout &agrave; fait sans bras, fit-il. Ils sont deux; mais ils en ont
+chacun un.</p>
+
+<p>&mdash;Mon petit Anatole (c'&eacute;tait le pr&eacute;nom de Muflier), m&egrave;ne-moi-z-y!</p>
+
+<p>Muflier, grave, &eacute;tait venu aux carreaux. Or, voici ce qu'il vit:</p>
+
+<p>A quelques pas du cabaret, dans un terrain vague, se dressait une
+baraque de petite dimension, envelopp&eacute;e dans ses panneaux de toile
+peinte. Sur les cadres &eacute;taient repr&eacute;sent&eacute;s des athl&egrave;tes jouant avec des
+poids &eacute;normes, supportant des canons sur leurs &eacute;paules, se livrant &agrave;
+toutes les fantaisies de la lutte. Au-dessus, un vaste &eacute;criteau, sur
+lequel se lisaient ces mots:
+
+<br /></p>
+<p class="smcap">
+<span style="margin-left: 5em;">deux bras pour deux</span><br /><br />
+<span style="margin-left: 3.5em;">les fr&egrave;res DROITE et GAUCHE</span></p>
+<p>
+<span style="margin-left: 4.5em;"><i>ont l'honneur d'informer</i></span><br />
+<span style="margin-left: 5.5em;"><i>l'honorable soci&eacute;t&eacute;</i></span><br />
+<span style="margin-left: 3em;"><i>qu'apr&egrave;s leurs divers exercices</i></span><br />
+<span style="margin-left: 4em;"><i>ils accepteront les d&eacute;fis</i></span><br />
+<span style="margin-left: 5.5em;"><i>des hommes forts</i></span><br />
+<i>qui voudront bien les honorer de leur confiance.</i><br />
+</p>
+<p class="smcap">
+<span style="margin-left: 5em;">entr&eacute;e: deux sous</span><br />
+</p>
+
+<p>&mdash;C'est-il dr&ocirc;le! c'est-il dr&ocirc;le! r&eacute;p&eacute;tait Hermance.</p>
+
+<p>Pam&eacute;la elle-m&ecirc;me &eacute;tait en joie.</p>
+
+<p>Goniglu regarda Muflier, qui regarda Goniglu.</p>
+
+<p>Ils se comprirent d'un coup d'&oelig;il. L'esprit chevaleresque de la vieille
+France leur dictait leur devoir.</p>
+
+<p>&mdash;Payons la note, dit Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;Et &agrave; la baraque! ajouta Goniglu.</p>
+
+<p>Nos lecteurs n'ont sans doute pas oubli&eacute; les deux personnages qui
+avaient assist&eacute; &agrave; la s&eacute;ance du Club des Morts, et qui portaient les
+singuliers surnoms de Droite et de Gauche.</p>
+
+<p>Donc, voici ce qu'ils &eacute;taient: saltimbanques. C'&eacute;taient bien eux, en
+effet, qui, debout sur le tr&eacute;teau, invitaient la foule &agrave; entrer dans la
+baraque.</p>
+
+<p>Avant d'aller plus loin, il nous faut raconter rapidement comment les
+deux fr&egrave;res avaient &eacute;t&eacute; victimes de l'accident qui les avait priv&eacute;s
+chacun d'un bras. L'histoire &eacute;tait simple, d'ailleurs. Ils se nommaient
+les fr&egrave;res Martin, et, d&egrave;s leur enfance, avec leur p&egrave;re, ils exer&ccedil;aient
+l'&eacute;tat de saltimbanques. La naissance de deux jumeaux avait co&ucirc;t&eacute; la
+vie &agrave; leur m&egrave;re: ils avaient en outre une s&oelig;ur, leur a&icirc;n&eacute;e de deux ans.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Martin &eacute;tait donc rest&eacute; seul avec trois enfants; mais comme
+c'&eacute;tait un homme courageux, il n'avait pas d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;. De saltimbanque il
+s'&eacute;tait fait chanteur ambulant. Dans les premi&egrave;res ann&eacute;es, le m&eacute;tier
+avait &eacute;t&eacute; dur, car il parcourait les villages, tra&icirc;nant dans une petite
+voiture les petits enfants, trop faibles pour marcher. Il est vrai que
+partout le p&egrave;re Martin rencontrait un accueil sympathique. Les m&egrave;res
+venaient se pencher sur ce nid roulant o&ugrave; gazouillaient les douces
+cr&eacute;atures. Puis il avait une habilet&eacute; toute sp&eacute;ciale &agrave; choisir les
+chansons qui touchaient le c&oelig;ur des femmes.... Si bien que les sous
+pleuvaient, et que plus d'une courait chez elle, puis revenait bien
+vite, serrant contre elle son tablier relev&eacute;: et c'&eacute;taient des
+friandises, du bon pain frais, des galettes toutes chaudes. Elles
+demandaient au p&egrave;re Martin la permission de les prendre dans leurs bras,
+et c'&eacute;taient des jeux &agrave; n'en plus finir, des c&acirc;lineries qui amusaient
+les orphelins, des baisers qui &eacute;bouriffaient leurs petites t&ecirc;tes brunes.</p>
+
+<p>Bien souvent on avait offert au p&egrave;re Martin de se charger de l'un ou de
+l'autre, voire m&ecirc;me de tous les trois. Lui, secouant la t&ecirc;te et les
+larmes aux yeux, disait:</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes bien bons; mais la morte m'a fait jurer de ne pas les
+quitter.</p>
+
+<p>Puis, sans eux, est-ce qu'il aurait pu chanter?</p>
+
+<p>Et, s'attelant aux brancards, il repartait, tandis que les petits,
+blottis dans un vaste panier plein de paille fra&icirc;che, battaient des
+mains en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Hue! papa!... hue!</p>
+
+<p>Il &eacute;tait presque heureux ainsi.</p>
+
+<p>Cependant les enfants grandirent; mais, par un singulier caprice de la
+nature, tandis que les deux jumeaux devenaient forts et vigoureux, leur
+s&oelig;ur restait toute mignonne, sa taille ne se d&eacute;veloppait pas; elle
+&eacute;tait faible et maladive, et c'&eacute;tait un v&eacute;ritable chagrin pour le p&egrave;re,
+qui se demandait avec inqui&eacute;tude s'il la conserverait. Quand les jumeaux
+eurent sept ans, comme le p&egrave;re jouait avec eux, il remarqua leur extr&ecirc;me
+agilit&eacute; et leur vigueur v&eacute;ritablement surprenante.</p>
+
+<p>Il se souvint alors de son ancien &eacute;tat, et jugea que le mieux &eacute;tait de
+leur apprendre ce qu'il savait lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Oh! il ne les battit point. Il e&ucirc;t mieux aim&eacute; renoncer &agrave; tout. Mais les
+petits &eacute;taient pleins de bon vouloir, et intelligents que c'&eacute;tait
+plaisir de les instruire.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re fois que le p&egrave;re Martin se d&eacute;cida &agrave; les faire travailler en
+public, ils remport&egrave;rent un v&eacute;ritable triomphe.</p>
+
+<p>D&egrave;s lors, la situation du quatuor ne cessa pas de s'am&eacute;liorer. Ils
+gagnaient de l'argent et install&egrave;rent une baraque mobile avec laquelle
+ils parcouraient les foires.</p>
+
+<p>Ceci dura longtemps: ils ne demandaient rien de plus. Mignonne&mdash;c'&eacute;tait
+le nom sous lequel ils d&eacute;signaient leur s&oelig;ur rest&eacute;e ch&eacute;tive&mdash;Mignonne
+&eacute;tait devenue leur enfant &agrave; tous trois, leur m&eacute;nag&egrave;re en m&ecirc;me temps.
+Elle &eacute;tait si douce et si bonne! Son intelligence s'&eacute;tait d&eacute;velopp&eacute;e en
+raison inverse de sa taille et de sa force. La jeune fille avait compris
+le r&ocirc;le que lui assignait la nature dans cette association de forces.</p>
+
+<p>Tous trois l'adoraient: elle &eacute;tait en quelque sorte leur conscience
+vivante; c'&eacute;tait elle qui, dans tous les cas o&ugrave; quelque question &eacute;tait &agrave;
+d&eacute;cider, plaidait la cause du bien et du juste. Elle avait ce sens
+intime des femmes qui leur apprend les d&eacute;licatesses de la probit&eacute;. Et
+ils l'&eacute;coutaient avec une sorte d'admiration: ses arr&ecirc;ts &eacute;taient
+respect&eacute;s &agrave; l'&eacute;gal d'une loi.</p>
+
+<p>Dans les villes o&ugrave; ils passaient, elle s'&eacute;rigeait en &laquo;homme d'affaires.&raquo;
+C'&eacute;tait elle qui allait solliciter des autorit&eacute;s les permissions
+n&eacute;cessaires. Elle s'y prenait de si gracieuse fa&ccedil;on que pas un
+fonctionnaire&mdash;et l'on sait s'ils sont complaisants en g&eacute;n&eacute;ral&mdash;ne
+songeait m&ecirc;me &agrave; lui refuser ce qu'elle lui demandait.</p>
+
+<p>Le soir, apr&egrave;s le travail, les trois hommes se r&eacute;unissaient autour
+d'elle, et elle leur faisait la lecture.</p>
+
+<p>Elle avait tout appris par elle-m&ecirc;me et s'&eacute;tait de sa propre autorit&eacute;
+&eacute;rig&eacute;e en institutrice. Cette vie de saltimbanques e&ucirc;t fait envie &agrave; des
+patriarches. C'&eacute;taient d'honn&ecirc;tes gens ne faisant tort &agrave; personne et
+passant &agrave; travers les perversit&eacute;s humaines sans les conna&icirc;tre, contents
+de leur sort et ne d&eacute;sirant rien de plus. Cela ne pouvait durer: le
+malheur veillait.</p>
+
+<p>Un jour, dans un de ses exercices, le p&egrave;re Martin poussa tout &agrave; coup un
+cri, et un flot de sang s'&eacute;chappa de ses l&egrave;vres: un vaisseau s'&eacute;tait
+rompu dans sa poitrine. Le pauvre homme sentit qu'il &eacute;tait mort. A peine
+lui fut-il possible de prononcer quelques mots. Seulement il mit la main
+de Mignonne dans celles des deux fr&egrave;res, et il leur adressa un regard si
+&eacute;loquent qu'ils comprirent. Il r&eacute;clama d'eux le serment qu'il avait fait
+lui-m&ecirc;me &agrave; leur m&egrave;re mourante. Les deux fr&egrave;res jur&egrave;rent de ne jamais
+quitter Mignonne et de se d&eacute;vouer &agrave; elle.</p>
+
+<p>Le saltimbanque mourut, un sourire aux l&egrave;vres. Et quel courage il lui
+avait fallu pour conserver cette s&eacute;r&eacute;nit&eacute; apparente! Les moribonds ont
+une intuition surhumaine, et il avait vu dans l'avenir de nouvelles
+douleurs.</p>
+
+<p>Les deux jumeaux avaient quinze ans, Mignonne dix-sept. On e&ucirc;t dit que
+la mort de son p&egrave;re e&ucirc;t &eacute;t&eacute; le signal attendu par la maladie pour se
+ruer sur elle. La pauvre rachitique fut saisie presque imm&eacute;diatement par
+d'atroces douleurs qui tordirent ses membres. Quand la sant&eacute; lui
+revint&mdash;et quelle sant&eacute;!&mdash;elle ne pouvait plus marcher. Les fr&egrave;res
+eurent un moment de profond d&eacute;couragement, mais elle, avec son sourire
+d'ange, elle leur dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous d&eacute;solez pas pour moi. Travaillez, je ne vous g&ecirc;nerai pas. Je
+ne vous demande qu'une chose, c'est de m'aimer.</p>
+
+<p>Et elle fit si bien, elle sut si bien dissimuler les tortures qui
+parfois convulsaient ses membres endoloris, que les fr&egrave;res retrouv&egrave;rent
+leur &eacute;nergie.</p>
+
+<p>Un an se passa. Dans la baraque, ils avaient install&eacute; une petite
+chambre, toute blanche, &eacute;clair&eacute;e par une fen&ecirc;tre aupr&egrave;s de laquelle la
+malade passait la plus grande partie de son temps, regardant de son &oelig;il
+triste et doux les campagnes qu'ils traversaient, les arbres qui
+fuyaient, ou contemplant les maisons qui bordaient les grandes places
+des villes o&ugrave; ils s'arr&ecirc;taient.</p>
+
+<p>Souvent, ils la prenaient dans leurs bras et ils la portaient dehors au
+grand soleil. Ils esp&eacute;raient un miracle, qui, h&eacute;las! n'arrivait pas. Un
+miracle, non. Ce fut une &eacute;pouvantable catastrophe qui les frappa. Ils
+&eacute;taient venus &agrave; Paris, &agrave; l'occasion des f&ecirc;tes royales, et avaient obtenu
+une place au carr&eacute; Marigny. La semaine avait &eacute;t&eacute; fructueuse. Mais, par
+suite de je ne sais quelle rivalit&eacute; malveillante, ils avaient &eacute;t&eacute;
+avertis qu'ils eussent &agrave; c&eacute;der leur place &agrave; un nouveau venu. Ah! si
+Mignonne avait pu se rendre &agrave; la mairie, elle aurait bien su prouver &agrave;
+l'employ&eacute; qu'ils &eacute;taient victimes d'une injustice. Mais il n'y fallait
+pas songer.</p>
+
+<p>La pauvrette &eacute;tait de plus en plus faible. Ses membres atrophi&eacute;s ne lui
+permettaient pas de tenter un seul mouvement. Elle avait m&ecirc;me d&ucirc;
+renoncer &agrave; ces promenades qu'elle faisait nagu&egrave;re sur les bras de ses
+fr&egrave;res. Elle les d&eacute;cida &agrave; tenter eux-m&ecirc;mes de fl&eacute;chir le cerb&egrave;re
+administratif, leur expliquant ce qu'ils devaient dire, les formules
+respectueuses dont ils devaient user.</p>
+
+<p>&mdash;Surtout ne parlez pas trop... et ne discutez pas. Approuvez tout.</p>
+
+<p>Elle avait une profonde connaissance du c&oelig;ur des fonctionnaires. Mais
+ils n'avaient pas ce tact exquis. A la premi&egrave;re sottise que leur d&eacute;bita,
+du haut de son fauteuil de cuir, le pontife budg&eacute;taire, ils
+s'emport&egrave;rent, voulurent lui prouver qu'il avait tort, ce qui &eacute;tait
+vrai, et par cons&eacute;quent constituait une injure cruelle. Ils furent
+&eacute;conduits avec l'am&eacute;nit&eacute; connue. Ils sortirent donc fort tristes du
+b&acirc;timent municipal, et se regardant, ils se sentaient tout penauds de
+repara&icirc;tre devant leur cher juge auquel il faudrait bien tout confesser.
+Mais ils la savaient indulgente et se h&acirc;t&egrave;rent.</p>
+
+<p>En approchant du carr&eacute; Marigny, ils remarqu&egrave;rent un mouvement
+inaccoutum&eacute; &agrave; cette heure. Des femmes fuyaient, des hommes couraient.
+Enfin, un mot frappa leur oreille: Le feu!</p>
+
+<p>Une m&ecirc;me angoisse leur serra le c&oelig;ur. Ils s'&eacute;lanc&egrave;rent en avant,
+arriv&egrave;rent en vue de la pauvre baraque.</p>
+
+<p>Malheur! aupr&egrave;s de leur humble voiture s'&eacute;levait un de ces grands
+&eacute;tablissements faits de bois et de toile, qui affectent des allures
+th&eacute;&acirc;trales. Il br&ucirc;lait. D&eacute;j&agrave; la flamme, courant avec une effroyable
+rapidit&eacute;, avait saisi sous ses dents rouges les ais les plus forts qui
+craquaient et s'&eacute;branlaient.</p>
+
+<p>Ils fendirent la foule amoncel&eacute;e. Il fallait arriver &agrave; temps. Leur
+baraque n'&eacute;tait pas encore atteinte.</p>
+
+<p>&mdash;Mignonne! Mignonne! criaient-ils.</p>
+
+<p>Ils atteignirent la voiture; mais au moment o&ugrave; ils y touchaient, l'un
+des &eacute;normes panneaux du th&eacute;&acirc;tre s'abattit sur leur baraque, la couvrant
+tout enti&egrave;re de d&eacute;bris enflamm&eacute;s.</p>
+
+<p>Mignonne! Ils se ru&egrave;rent &agrave; travers le feu qui les mordait. Comment
+firent-ils? Ils parvinrent jusqu'&agrave; la petite chambre o&ugrave; elle les
+attendait, immobile, effar&eacute;e, p&acirc;le, car elle comprenait tout et savait
+qu'il lui &eacute;tait impossible de s'enfuir. Ils allaient la saisir, mais au
+m&ecirc;me instant, le toit de la baraque craqua sous le poids qui
+l'accablait, et qui &eacute;tait &eacute;norme. Instinctivement, ils eurent une m&ecirc;me
+pens&eacute;e: soutenir ce toit, l'emp&ecirc;cher d'&eacute;craser la Mignonne. D'une main,
+ils s'arc-bout&egrave;rent aux parois; de l'autre, ils r&eacute;sist&egrave;rent &agrave; la chute,
+supportant la masse qui resta immobile. Mais la flamme rongeait le bois
+et br&ucirc;lait leur chair. Ils ne sentaient pas l'horrible torture. La
+Mignonne &eacute;tait toujours l&agrave;, immobile, les regardant de ses yeux, qui
+seuls vivaient encore. La fum&eacute;e glissant &agrave; travers les fentes
+envahissait la baraque. Mais le toit ne s'effondrait pas. Ils criait: Au
+secours! Ils entendaient les clameurs de la foule. La chair se
+d&eacute;tachait, boursoufl&eacute;e, de leurs mains qui gr&eacute;sillaient.... La
+souffrance &eacute;tait telle qu'ils poussaient des hurlements, mais leurs
+membres restaient de fer....</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup il y eut un &eacute;croulement. Que se passa-t-il? Quand ils
+revinrent &agrave; eux, ils &eacute;taient &eacute;tendus sur de la paille. Deux hommes
+&eacute;taient aupr&egrave;s d'eux: c'&eacute;taient Armand de Bernaye et Archibald de
+Thomerville.</p>
+
+<p>&mdash;Mignonne!</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait morte. Quant &agrave; eux, ils avaient chacun un bras br&ucirc;l&eacute; jusqu'&agrave;
+l'os. L'amputation &eacute;tait n&eacute;cessaire. Ce fut un horrible d&eacute;sespoir....
+Ils ne songeaient qu'&agrave; elle. Ils ne r&eacute;sist&egrave;rent m&ecirc;me pas. Ils subirent
+tous deux, sans un cri, la plus effroyable op&eacute;ration que le chirurgien
+e&ucirc;t encore os&eacute; tenter, la d&eacute;sarticulation de l'&eacute;paule. On les avait
+transport&eacute;s dans la maison de Thomerville. D&egrave;s qu'ils furent seuls, ils
+n'eurent qu'un d&eacute;sir: Mourir!... A quoi &eacute;taient-ils bons maintenant sur
+la terre, maintenant que Mignonne &eacute;tait morte? Ils arrach&egrave;rent leurs
+appareils.</p>
+
+<p>Encore une fois, Armand les sauva. Puis il leur parla. Ayant reconnu
+leur indomptable &eacute;nergie, il leur demanda, comme plus tard il devait le
+demander &agrave; Martial, si cette vie dont ils ne se souciaient plus, ils la
+voulaient consacrer &agrave; l'&oelig;uvre du bien contre le mal. Et voil&agrave; comment
+les deux fr&egrave;res Droite et Gauche faisaient partie du Club des Morts.</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient rest&eacute;s saltimbanques, et c'&eacute;tait dans leur baraque que
+venaient d'entrer les cinq personnages dont nous avons d&eacute;crit les
+exploits dans le chapitre pr&eacute;c&eacute;dent. Donc Muflier, s'effa&ccedil;ant avec toute
+la galanterie dont il &eacute;tait capable, avait fait place &agrave; la belle
+Hermance, tandis que Goniglu essuyait avec sa manche le coin de banc qui
+allait avoir l'honneur de supporter les formes massives de Pam&eacute;la.
+Maloigne, toujours modeste, se tenait debout contre un des poteaux de
+soutien.</p>
+
+<p>Les deux fr&egrave;res, quoique priv&eacute;s chacun d'un bras, ex&eacute;cutaient les
+exercices que d'ordinaire on applaudit, alors m&ecirc;me que le sujet est en
+possession de tous ses membres. Voici comme ils proc&eacute;daient. Tout
+d'abord, c'&eacute;taient de simples jeux d'adresse. Se pla&ccedil;ant c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te,
+ils jonglaient avec des boules, la main de chacun recevant et rejetant
+les objets lanc&eacute;s par l'autre, et ils &eacute;taient parvenus &agrave; une telle
+pr&eacute;cision, que jamais une erreur ne se produisait. Ces deux bras &eacute;taient
+bien en r&eacute;alit&eacute; dirig&eacute;s par la m&ecirc;me volont&eacute;, guid&eacute;s par le m&ecirc;me coup
+d'&oelig;il. Ainsi retenus, fondus en quelque sorte en un seul &ecirc;tre, ils
+bondissaient sur des trap&egrave;zes, s'enlevant sur des cordes tendues,
+ex&eacute;cutant des culbutes, jusques et y compris le saut p&eacute;rilleux. Hermance
+ne se poss&eacute;dait pas d'aise: Pam&eacute;la, qui &eacute;tait plus sentimentale,
+r&eacute;p&eacute;tait vingt fois par minute:</p>
+
+<p>&mdash;Les pauvres gar&ccedil;ons!...</p>
+
+<p>Goniglu secouait la t&ecirc;te, et d&eacute;clarait que c'&eacute;tait tr&egrave;s-fort! Maloigne
+lorgnait Hermance du coin de l'&oelig;il en se disant que peut-&ecirc;tre pour lui
+plaire et devenir son &laquo;heureux vainqueur&raquo; il lui faudrait se faire
+amputer d'un bras ou d'une jambe. Seul, Muflier&mdash;l'homme qui faisait
+grand&mdash;consid&eacute;rait avec un d&eacute;dain non dissimul&eacute; les exercices de haute
+voltige qui peut-&ecirc;tre lui paraissait peu compatibles avec le v&eacute;ritable
+sentiment de la dignit&eacute; humaine.</p>
+
+<p>Cependant, Droite et Gauche avaient apport&eacute; sur le devant de leur petite
+sc&egrave;ne des poids de toutes formes et de toutes grandeurs, des alt&egrave;res de
+taille respectable, et ils avaient annonc&eacute; au public que tout spectateur
+&eacute;tait invit&eacute; &agrave; se pr&eacute;senter: quel que f&ucirc;t le poids soulev&eacute; &agrave; bras tendu,
+chacun des fr&egrave;res s'engageait &agrave; y ajouter un poids de dix kilos et &agrave;
+ex&eacute;cuter le m&ecirc;me exercice que l'amateur. Comme toujours, l'invitation
+n'avait pas produit d'effet imm&eacute;diat. Alors, pour <i>allumer</i> le public,
+Droite et Gauche avaient commenc&eacute; &agrave; soulever des poids, et, en v&eacute;rit&eacute;,
+ils semblaient se livrer &agrave; de tels efforts pour un malheureux bloc de
+soixante livres, que la victoire devait &ecirc;tre facile &agrave; remporter.</p>
+
+<p>Un quidam se hasarda, et, sans h&eacute;siter, saisit par la poign&eacute;e un poids
+de soixante livres. Il &eacute;tait robuste, mais peut-&ecirc;tre l'amour-propre
+&eacute;tait-il chez lui plus fort encore. Toujours est-il qu'il parvint, sans
+trop de cahots, &agrave; suspendre le poids &agrave; son bras tendu comme un levier.
+Mais il le laissa retomber un peu trop brusquement, et il e&ucirc;t peut-&ecirc;tre
+endommag&eacute; le plancher de bois, si Gauche, le saisissant &agrave; la vol&eacute;e, ne
+l'e&ucirc;t relev&eacute; d'un seul mouvement. La salle tr&eacute;pigna.</p>
+
+<p>&mdash;Va donc, Goniglu, fit Muflier en se penchant vers son compagnon. &Ccedil;a
+fera plaisir &agrave; ces dames.</p>
+
+<p>Goniglu jeta &agrave; Pam&eacute;la un regard interrogateur. La belle baissa les yeux,
+et l'aimable rougeur que le vin avait fix&eacute;e &agrave; son nez s'&eacute;tendit sur tout
+son visage. C'&eacute;tait un acquiescement tacite et d&eacute;licat.</p>
+
+<p>Goniglu dressa sa longue taille, et s'approchant des tr&eacute;teaux, il
+escalada l'estrade avec la dext&eacute;rit&eacute; d'un acrobate &eacute;m&eacute;rite. Les
+spectateurs furent du premier coup admirablement dispos&eacute;s en sa faveur.</p>
+
+<p>&mdash;Combien faut-il &agrave; monsieur? demanda Droite.</p>
+
+<p>Goniglu regarda Muflier, qui cligna de l'&oelig;il pour l'encourager:</p>
+
+<p>&mdash;Cent livres, dit-il.</p>
+
+<p>Gauche leva le poids, comme il e&ucirc;t fait d'une orange, et le lui
+pr&eacute;senta. Goniglu fut froiss&eacute; de ce d&eacute;dain pour les kilos et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je me suis tromp&eacute;, cent vingt!</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;! fit Droite, en ex&eacute;cutant le m&ecirc;me mouvement.</p>
+
+<p>Goniglu ne jugea pas &agrave; propos d'exag&eacute;rer ses scrupules d'amour-propre,
+et, bravement, saisit l'objet par son anneau de fer.</p>
+
+<p>Mais Goniglu avait compt&eacute; sans les nombreuses libations de la journ&eacute;e;
+voil&agrave; qu'au moment o&ugrave; il fit appel &agrave; toute la rigidit&eacute; musculaire dont
+il &eacute;tait capable, certain travail s'op&eacute;ra dans les r&eacute;gions
+oesophagiennes qui lui fit passer dans tout le corps une sueur glac&eacute;e.</p>
+
+<p>Goniglu vit d'un coup d'&oelig;il l'ab&icirc;me entr'ouvert sous ses pas, et
+s'arc-boutant sur ses jambes qui flageolaient, il tira sur l'anneau.
+Mais d&eacute;cid&eacute;ment le ciel &eacute;tait contre lui, et l'effort violent que tenta
+Goniglu n'eut d'autre r&eacute;sultat que de le lancer en avant, le nez le
+premier, sur le plancher, qu'il couvrit de sa longue personne. Un &eacute;clat
+de rire hom&eacute;rique salua cette chute.</p>
+
+<p>Muflier avait bondi en poussant un juron &eacute;pouvantable. D'ordinaire, il
+n'avait pas la douceur de l'agneau; mais, l'ivresse aidant, il devenait
+f&eacute;roce. En vain Hermance se jeta &agrave; son cou, en le suppliant de ne pas
+faire de scandale; en vain Pam&eacute;la poussa des cris de M&eacute;lusine. D'un
+saut, Muflier sauta sur l'estrade.</p>
+
+<p>&mdash;Je prends cent cinquante, cria-t-il.</p>
+
+<p>Et, sans attendre qu'on les lui pr&eacute;sent&acirc;t, il saisit les poids qui
+repr&eacute;sentaient cette charge et parvint &agrave; les enlever.</p>
+
+<p>On &eacute;tait redevenu silencieux. C'&eacute;tait la lutte supr&ecirc;me qui s'engageait.</p>
+
+<p>&mdash;Nous disons donc que je dois enlever cent soixante, dit Droite.</p>
+
+<p>&mdash;A moi cent soixante-dix! hurla Muflier.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s lui, la voix calme de Gauche reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Et voil&agrave; cent quatre-vingts....</p>
+
+<p>La sueur perlait au front de Muflier; ses dents grin&ccedil;aient l'une contra
+l'autre. Il avait peur.... Que dirait Hermance s'il &eacute;tait vaincu?</p>
+
+<p>&mdash;Deux cents... fit-il d'une voix rauque.</p>
+
+<p>Cette fois, il y eut un moment d'arr&ecirc;t. Muflier regarda les poids avant
+de les saisir de ses doigts nerveux... Mais il crut entendre dans la
+foule un mouvement de d&eacute;fi. C'en &eacute;tait trop. Il se baissa; mais il ne se
+releva pas. Son bras resta riv&eacute; &agrave; la masse, qui ne bougeait pas. Une
+vingtaine de secondes s'&eacute;coula, et cela lui parut un si&egrave;cle. Gauche eut
+piti&eacute; de lui, et, l'&eacute;cartant l&eacute;g&egrave;rement, prit le poids, qu'il enleva &agrave;
+la hauteur de son &eacute;paule. Oh! cette fois, Muflier n'y put tenir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est comme &ccedil;a! cria-t-il, eh bien! je vous dis que vous &ecirc;tes un
+tas de canailles et que je vais vous faire votre affaire.</p>
+
+<p>Certes, cette conclusion n'avait rien de logique, mais raisonne-t-on
+quand deux beaux yeux&mdash;et tels lui avaient toujours paru ceux
+d'Hermance&mdash;sont fix&eacute;s sur vous? Les spectateurs s'&eacute;taient lev&eacute;s. En
+majorit&eacute;, c'&eacute;taient des femmes, des enfants, des fl&acirc;neurs peu dispos&eacute;s &agrave;
+prendre part &agrave; un pugilat, et d&egrave;s les premi&egrave;res provocations de Muflier,
+chacun commen&ccedil;a &agrave; tirer vers la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi nous insultez-vous? dit Gauche. Ce n'est pas notre faute si
+vous &ecirc;tes ivre!</p>
+
+<p>&mdash;Ivre! ivre! hurla Muflier. Je vais t'en donner, m&eacute;chant manchot!</p>
+
+<p>Et il se rua sur lui. Il faut savoir que Goniglu&mdash;qui sans doute se
+trouvait bien&mdash;n'avait pas cess&eacute; d'<i>embrasser sa m&egrave;re</i>, selon la
+magnifique expression du Romain d&eacute;barquant sur la terre carthaginoise.
+Les pieds de Muflier heurt&egrave;rent les c&ocirc;tes de Goniglu, et il faillit
+tomber. Quand il voulut se relever, quelque chose qui ressemblait &agrave; un
+&eacute;tau le tenait &agrave; la gorge. En m&ecirc;me temps, la foule, d&eacute;cid&eacute;e &agrave; garder la
+neutralit&eacute;, escaladait les bancs pour sortir plus vite. C'&eacute;tait une
+d&eacute;route. Dans leur h&acirc;te, les plus press&eacute;s renversaient les ais qui
+soutenaient les quinquets, et on entendait un bruit de verres cass&eacute;s.
+L'obscurit&eacute; se faisait dans la salle. Maloigne, qui se consid&eacute;rait comme
+ayant charge d'&acirc;mes, avait entra&icirc;n&eacute; Hermance et Pam&eacute;la.... Muflier se
+d&eacute;battait; en somme, il &eacute;tait d'une force hercul&eacute;enne et n'&eacute;tait pas
+homme &agrave; se rendre sans r&eacute;sistance. L'ivresse le rendait fou. Il frappait
+&agrave; tort et &agrave; travers. Ses poings ne rencontraient que le vide. Tout &agrave;
+coup, oubliant o&ugrave; il se trouvait, supposant, dans sa surexcitation,
+qu'il se livrait &agrave; quelqu'une de ses op&eacute;rations ordinaires et qu'il
+avait maille &agrave; partir avec les gendarmes, il s'oublia au point de
+pousser le cri de ralliement:</p>
+
+<p>&mdash;A moi, Maloigne!... &agrave; moi, les Loups!...</p>
+
+<p>Mal lui en prit. Car les fr&egrave;res, qui jusque-l&agrave; s'&eacute;taient content&eacute;s de le
+maintenir, se jet&egrave;rent sur lui. En un clin d'&oelig;il, il fut renvers&eacute;,
+b&acirc;illonn&eacute;, ficel&eacute;. Goniglu s'&eacute;tant rappel&eacute; par un g&eacute;missement au
+souvenir des combattants, Gauche le traita, sans aucune esp&egrave;ce de
+formalit&eacute;, comme son compagnon.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as entendu? dit Droite...</p>
+
+<p>&mdash;Il a dit: A moi, les Loups!</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc un de ces bandits que nous &eacute;tions charg&eacute;s de d&eacute;couvrir?</p>
+
+<p>&mdash;C'est &eacute;vident.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut les enlever; mais comment sortir d'ici?</p>
+
+<p>Le fait est que la foule, apr&egrave;s avoir quitt&eacute; la baraque, &eacute;tait rest&eacute;e
+group&eacute;e au dehors, et Maloigne, joignant sa voix &agrave; celle d'Hermance et
+de Pam&eacute;la, criait:</p>
+
+<p>&mdash;Au secours! on nous assassine!</p>
+
+<p>Quand tout &agrave; coup Droite parut sur la plate-forme. Le silence se fit
+subitement.</p>
+
+<p>&mdash;Qui de vous se nomme Maloigne? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, dit l'homme.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, nous sommes r&eacute;concili&eacute;s avec vos camarades; on s'est bien
+vite reconnu entre amis, et si vous voulez bien aller nous attendre au
+cabaret d'en face, nous y boirons une bonne bouteille.</p>
+
+<p>&mdash;Mais les amis? demanda Maloigne.</p>
+
+<p>&mdash;Ils se remettent un peu. Dame! vous savez, on a cogn&eacute; un peu dur.</p>
+
+<p>Il y eut un moment d'h&eacute;sitation; mais en somme, Maloigne ne se souciait
+gu&egrave;re de rentrer l&agrave; dedans. Apr&egrave;s tout, le saltimbanque pouvait dire
+vrai. Hermance vint &agrave; la rescousse, sans le savoir, la pauvrette!</p>
+
+<p>&mdash;Ne soyez pas longs, dit-elle en adressant &agrave; Droite son plus gracieux
+sourire.</p>
+
+<p>Au fond, Muflier avait passablement baiss&eacute; dans son estime, et elle
+n'&eacute;tait pas f&acirc;ch&eacute;e de faire plus ample connaissance avec les deux
+fr&egrave;res. O c&oelig;ur des femmes! Enfin, l'attitude de Droite &eacute;tait si calme,
+commandait si bien la confiance, que Maloigne, s'emparant du bras des
+deux comm&egrave;res, articula un: &laquo;Allons-y!&raquo; plein de fermet&eacute;, et se dirigea
+bravement vers le cabaret d&eacute;sign&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit Droite en entrant, pas une minute &agrave; perdre. Enlevons
+les deux colis.</p>
+
+<p>La baraque, dont la fa&ccedil;ade donnait sur la place, s'ouvrait par le fond
+sur un terrain vague o&ugrave; se trouvait la voiture des deux fr&egrave;res. La nuit
+&eacute;tait venue, l'obscurit&eacute; &eacute;tait profonde. Tandis que Gauche attelait
+vivement le cheval, qui sommeillait tranquillement sous un auvent &agrave;
+claire-voie, Droite s'emparait des deux hommes plong&eacute;s dans la torpeur
+de l'ivresse, et les transportait dans la voiture. Cinq minutes
+s'&eacute;taient &agrave; peine &eacute;coul&eacute;es, quand Maloigne, inquiet, revint &agrave; la
+baraque. Silence complet. Il se hasarda &agrave; soulever le rideau, puis, &agrave;
+t&acirc;tons, il s'introduisit dans la salle. Les quinquets de la sc&egrave;ne
+jetaient encore leur lueur jaun&acirc;tre. Mais la sc&egrave;ne &eacute;tait vide. Les
+quatre personnages avaient disparu.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIIIB" id="XIIIB"></a>XIII</h2>
+
+<h3>CONFESSION FORC&Eacute;E</h3>
+
+
+<p>Neuf heures du soir viennent de sonner. La duchesse de Torr&egrave;s est dans
+son boudoir de fourrures, nonchalamment &eacute;tendue sur un sofa. Mancal est
+devant elle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! et votre prot&eacute;g&eacute;? lui demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Gr&acirc;ce &agrave; vous, r&eacute;pondit Mancal, M. de Belen l'a accueilli comme je le
+d&eacute;sirais. Mon prot&eacute;g&eacute;&mdash;et il souligna le mot d'un ricanement&mdash;est en
+passe d'arriver... l&agrave; o&ugrave; j'entends le conduire...</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;, dit la courtisane en riant &agrave; son tour, je serais presque
+tent&eacute;e de m'offenser de vos airs myst&eacute;rieux... ne sommes-nous pas
+maintenant&mdash;vous l'avez dit vous-m&ecirc;me&mdash;deux alli&eacute;s?</p>
+
+<p>&mdash;Deux complices m&ecirc;me, si vous me permettez le mot, compl&eacute;ta Mancal. Et
+cependant, je crois que dans toute alliance semblable &agrave; la n&ocirc;tre, il est
+bon que chacun conserve, jusqu'&agrave; un certain point, une dose de libert&eacute;
+personnelle.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en souviendrai au besoin.</p>
+
+<p>&mdash;A condition, cependant, que jamais il n'entrave ni ne trouble les
+projets de son alli&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous? m&ecirc;me sans y prendre garde, ne se peut-il pas qu'on
+agisse contre ses int&eacute;r&ecirc;ts... s'il n'a pas eu le soin de vous les
+expliquer?</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes d&eacute;cid&eacute;ment bien curieuse.... Mais savez-vous bien, ma belle
+duchesse, reprit Mancal, que je suis presque inquiet?...</p>
+
+<p>&mdash;Inquiet!... et pourquoi donc, je vous prie?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! les femmes sont des &ecirc;tres &eacute;tranges auxquels manquent, avant
+toutes choses, la logique et la suite dans les id&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! Voici monsieur Mancal philosophe... et peu galant...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il vous restera toujours assez de vices que vous savez transformer
+en qualit&eacute;s pour qu'une critique l&eacute;g&egrave;re, mais vraie, ne vous &eacute;pouvante
+pas...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous &eacute;coute.... Vous disiez donc que la femme...</p>
+
+<p>&mdash;Manque de logique.... Et je me h&acirc;te d'ajouter: C'est l&agrave;, m&ecirc;me dans les
+choses d'amour, ce qui constitue son plus grand charme... mais quand il
+s'agit d'affaires...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Ceci constitue un grand danger.... Pour arriver au but que l'on s'est
+fix&eacute; d'avance, il faut une volont&eacute; tenace, une, inflexible, qui ne
+connaisse ni les atermoiements, ni les compromis. En un mot, il faut du
+raisonnement... et point de sentiment.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ai-je donc prouv&eacute; que je fusse sentimentale?</p>
+
+<p>&mdash;Non point. Mais en vous, savez-vous ce que je redoute?</p>
+
+<p>&mdash;Dites, puisque vous &ecirc;tes en train de lire&mdash;selon vous&mdash;&agrave; livre ouvert,
+en ma t&ecirc;te et mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Mancal se leva, et s'approchant de la duchesse:</p>
+
+<p>&mdash;Les natures froides, &eacute;go&iuml;stes et dures comme la v&ocirc;tre...</p>
+
+<p>&mdash;Quelle galanterie!...</p>
+
+<p>&mdash;Ont parfois des r&eacute;veils de d&eacute;vouement, d'enthousiasme, disons le mot,
+de passion... qui sont d'autant plus violents que le sommeil,
+l'engourdissement ont &eacute;t&eacute; plus profonds et plus prolong&eacute;s.</p>
+
+<p>Le T&eacute;nia ne riait plus: maintenant la duchesse &eacute;coutait attentivement,
+le menton appuy&eacute; sur la main, les yeux fix&eacute;s sur le visage de Mancal.</p>
+
+<p>&mdash;J'irai plus loin, continua l'homme d'affaires. Ce qui est encore plus
+f&eacute;minin que la passion, c'est l'esprit de contradiction.... Dites &agrave; une
+femme: il faut ha&iuml;r cet homme!</p>
+
+<p>&mdash;Et?...</p>
+
+<p>&mdash;Et elle sera peut-&ecirc;tre, par contraste, dispos&eacute;e &agrave; l'aimer.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand cela serait!</p>
+
+<p>Mancal fit un mouvement brusque.</p>
+
+<p>&mdash;Ecoutez! parlons s&eacute;rieusement. Je vous ai propos&eacute; un pacte.... Entre
+nous, une parole suffit; &ecirc;tes-vous pr&ecirc;te, oui ou non, &agrave; l'ex&eacute;cuter?</p>
+
+<p>&mdash;Entre nous, vous le dites vous-m&ecirc;me, une parole suffit: n'avez-vous
+pas la mienne?</p>
+
+<p>Mancal baissa la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Ne souriez pas ainsi, ce serait une imprudence... Vous ne me
+connaissez encore qu'&agrave; demi... et cependant, je vous ai d&eacute;clar&eacute;, ce qui
+est vrai, que toute ma vie, toute ma force, toute ma volont&eacute; tendent &agrave;
+un seul but, la vengeance!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous r&eacute;p&eacute;tez!...</p>
+
+<p>&mdash;Encore une fois, ne riez pas!... Il faut que vous compreniez qu'&agrave;
+cette vengeance j'ai tout sacrifi&eacute;... Est-ce que j'ai v&eacute;cu, moi? est-ce
+que j'ai connu aucune joie, aucune jouissance humaine? Non, je me suis
+renferm&eacute; dans ma haine comme un moine dans sa cellule... et dans cette
+&eacute;pouvantable solitude, hant&eacute;e de spectres et de fant&ocirc;mes, j'ai sans
+rel&acirc;che martel&eacute; mon &acirc;me avec cette masse lourde qui s'appelle le
+souvenir... elle est maintenant plus dure, plus inalt&eacute;rable que
+l'acier... tout passe sur elle, pr&egrave;s d'elle, sans qu'elle vibre, sans
+qu'elle s'&eacute;chauffe.... Je veux... tout pour moi se r&eacute;sume en ce seul
+mot... et cette vengeance dont je viens vous demander un appoint, je ne
+permettrais pas qu'elle f&ucirc;t compromise par une de vos fantaisies
+capricieuses.... Me comprenez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'avez-vous pas ordonn&eacute; vous-m&ecirc;me&mdash;car vous donnez des ordres, mon
+cher&mdash;de me faire aimer de ce jeune homme?</p>
+
+<p>&mdash;Et d&eacute;j&agrave; il vous aime...</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais bien.... Que vous faut-il de plus?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai peur que, par le sentiment contradictoire dont je vous parlais
+tout &agrave; l'heure, vous ne songiez... &agrave; l'aimer vous-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>La courtisane eut un &eacute;clat de rire strident et bizarre. Puis elle
+entr'ouvrit les l&egrave;vres comme si elle e&ucirc;t voulu, par une protestation
+violente, &eacute;carter ce soup&ccedil;on qui, peut-&ecirc;tre, &eacute;tait pour elle une
+insulte.</p>
+
+<p>Et cependant elle se tut.</p>
+
+<p>&mdash;Duchesse de Torr&egrave;s, reprit Biscarre, dont la voix prit un singulier
+accent de menace, avec moi ou contre moi....</p>
+
+<p>Elle pla&ccedil;a sa main sur l'&eacute;paule de Mancal.</p>
+
+<p>&mdash;Sinon? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>Un &eacute;clair passa dans les yeux de l'ancien for&ccedil;at.</p>
+
+<p>&mdash;Il est imprudent de me d&eacute;fier, dit-il.</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence. Puis elle se renversa en riant, en riant
+encore:</p>
+
+<p>&mdash;Ma&icirc;tre Mancal, dit-elle, avouez que vous regrettez presque d'&ecirc;tre venu
+&agrave; moi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne regrette jamais une faute commise, je la r&eacute;pare.</p>
+
+<p>Elle se mordit violemment les l&egrave;vres, et sous ses paupi&egrave;res aux cils
+soyeux, un regard glissa qui vint frapper l'homme d'affaires en plein
+visage. Puis, de sa voix la plus calme:</p>
+
+<p>&mdash;Ayez confiance, dit-elle, comme moi-m&ecirc;me je crois en vous.</p>
+
+<p>Il lui saisit la main:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, je puis compter sur vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et je payerai royalement votre concours.</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu.</p>
+
+<p>A ce moment, le timbre retentit.</p>
+
+<p>&mdash;Voici M. de Silvereal, dit Mancal. Je vais tenir ma parole.... Songez
+&agrave; tenir la v&ocirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'assisterez pas au d&eacute;but de notre entretien?</p>
+
+<p>&mdash;Inutile. Et, de plus, je ne veux pas &eacute;veiller ses d&eacute;fiances. Quand le
+moment sera venu, frappez &agrave; cette cloison... je viendrai.</p>
+
+<p>Il ouvrit une porte lat&eacute;rale.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis l&agrave; et j'attends, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous &eacute;couterez?</p>
+
+<p>&mdash;Je suppose que vous n'avez point de secrets &agrave; confier &agrave; cet amoureux
+imb&eacute;cile?</p>
+
+<p>&mdash;De plus, vous vous d&eacute;fiez.... Qu'il en soit donc fait comme vous le
+d&eacute;sirez.</p>
+
+<p>Mancal disparut. Au m&ecirc;me instant la porte s'ouvrit, et un laquais
+annon&ccedil;a le baron de Silvereal. Le mari de Mathilde &eacute;tait d'une p&acirc;leur
+presque livide. Ses traits osseux semblaient encore plus &eacute;maci&eacute;s que
+d'ordinaire, et dans ses yeux il y avait un reflet fi&eacute;vreux.</p>
+
+<p>&mdash;Venez donc, mon cher baron, dit le T&eacute;nia en lui tendant la main. En
+v&eacute;rit&eacute;, il me semble que vous vous &ecirc;tes fait attendre.</p>
+
+<p>Le vieillard&mdash;nous disons vieillard, non en raison de son &acirc;ge, mais &agrave;
+cause de l'extr&ecirc;me fatigue qui donnait &agrave; sa physionomie un stigmate de
+d&eacute;cr&eacute;pitude&mdash;s'approcha vivement, et, comme l'e&ucirc;t fait un jeune homme,
+mit un genou en terre pour baiser cette main qu'on lui tendait.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous donc daign&eacute; vous apercevoir de mon absence? demanda-t-il
+d'une voix tremblante.</p>
+
+<p>Rien de plus odieux que ces amours surann&eacute;es qui ab&ecirc;tissent l'homme et
+d&eacute;shonorent le vieillard. La duchesse ne put r&eacute;primer elle-m&ecirc;me un
+haussement d'&eacute;paules. Elle s'&eacute;tonnait presque maintenant d'avoir song&eacute; &agrave;
+accepter le nom de ce fantoche ridicule. Voil&agrave; que, maintenant, voyant
+devant elle ce vieillard &agrave; demi courb&eacute;, elle se prenait &agrave; pressentir que
+le sacrifice serait peut-&ecirc;tre au-dessus de ses forces. Se rendait-elle
+un compte exact de ce qui se passait en elle? Non, certes. Elle &eacute;tait
+troubl&eacute;e... et les derni&egrave;res paroles de Mancal vibraient &agrave; son oreille
+comme une voix lointaine. Pourquoi songeait-elle donc &agrave; ce jeune homme
+qui &eacute;tait d&eacute;sign&eacute; &agrave; sa haine? Est-ce que d'aventure ce marbre pouvait
+tout &agrave; coup s'animer?... Tandis que Silvereal, &eacute;piant son visage,
+respectait son silence, elle se laissait entra&icirc;ner &agrave; ses pens&eacute;es. Tout &agrave;
+coup elle tressaillit, et de ses deux mains elle releva sur son front
+les admirables touffes de ses cheveux.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, cher baron, dit-elle. En v&eacute;rit&eacute;, je suis presque
+impolie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! protesta Silvereal.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis inqui&egrave;te, nerveuse... mais, ajouta-t-elle avec un sourire
+charmant, mes amis sauront m'excuser, n'est-il pas vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes un ange!</p>
+
+<p>&mdash;Les d&eacute;mons aussi n'&eacute;taient-ils pas des anges?... Mais laissons les
+m&eacute;taphores c&eacute;lestes ou infernales... et parlons raison.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis &agrave; vos ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Tout d'abord, relevez-vous... l&agrave;... asseyez-vous, pr&egrave;s de moi.... Je
+veux &ecirc;tre bonne, car je me repens presque du mal que je vais vous faire.</p>
+
+<p>Silvereal p&acirc;lit.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous-dire?</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher baron, que pensez-vous, pour une femme, de l'&eacute;tat de veuvage?</p>
+
+<p>A cette brusque question, Silvereal la regarda avec surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous &eacute;tonne... et pourtant rien n'est plus simple. Mon ami, si je
+me sens triste, capricieuse, c'est parce que la solitude me p&egrave;se....
+Vous autres hommes, vous &ecirc;tes entra&icirc;n&eacute;s dans le courant de la vie, vous
+avez &agrave; peine le temps de penser... or, penser, c'est souffrir... et je
+souffre d'&ecirc;tre seule, de n'avoir pas aupr&egrave;s de moi ce confident, cet
+ami de toutes les heures dont l'&acirc;me ne fait qu'une avec la v&ocirc;tre...</p>
+
+<p>&mdash;Vous songez &agrave; vous remarier? s'&eacute;cria Silvereal.</p>
+
+<p>&mdash;Ne le savez vous pas?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, et vous m'aviez fait esp&eacute;rer que vous pourriez consentir un
+jour...</p>
+
+<p>&mdash;Consentir &agrave; quoi?</p>
+
+<p>&mdash;A accepter le nom de Silvereal.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous &ecirc;tes fou! N'&ecirc;tes-vous pas mari&eacute;?</p>
+
+<p>Silvereal se rapprocha d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous ai-je pas dit que j'&eacute;tais pr&ecirc;t &agrave; tout pour &ecirc;tre libre?</p>
+
+<p>La Torr&egrave;s se mit &agrave; rire:</p>
+
+<p>&mdash;Exasp&eacute;ration m&eacute;lodramatique... voil&agrave; tout...</p>
+
+<p>&mdash;V&eacute;rit&eacute;... la baronne de Silvereal est condamn&eacute;e...</p>
+
+<p>&mdash;Par les m&eacute;decins?</p>
+
+<p>&mdash;Par moi!...</p>
+
+<p>&mdash;Voici que vous allez encore r&eacute;&eacute;diter les jolies choses que vous m'avez
+une fois d&eacute;bit&eacute;es.... Savez-vous bien que vous devenez effrayant... ou
+ennuyeux... &agrave; votre choix....</p>
+
+<p>Silvereal fit un geste violent.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez-moi... pour vous... pour vous donner mon nom... je me serais
+laiss&eacute; entra&icirc;ner jusqu'au crime...</p>
+
+<p>&mdash;Baron!</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'un crime... mais d'un acte de
+justice...</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous, duchesse, quel droit la loi donne au mari sur la femme
+adult&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Parlez-vous de la baronne? Vous la calomniez...</p>
+
+<p>&mdash;Ma femme a un amant...</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous l'a dit?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai la certitude.</p>
+
+<p>&mdash;Et il se nomme?...</p>
+
+<p>Les yeux &eacute;tincelants, le T&eacute;nia regardait le baron. Il baissa la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Il se nomme.... Armand de Bernaye....</p>
+
+<p>La duchesse poussa un cri. Ainsi ce que Mancal lui avait dit &eacute;tait vrai.
+Cet homme qui l'avait ch&acirc;ti&eacute;e de son d&eacute;dain, devant lequel elle s'&eacute;tait
+pli&eacute;e mendiant un mot, un regard, cet homme en aimait une autre!... La
+femme se transforma de nouveau, et, avec une col&egrave;re dont elle ne fut pas
+ma&icirc;tresse, elle saisit le bras de Silvereal en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous les tuerez tous les deux, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Silvereal, qui ne comprenait pas, r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Et vous serez &agrave; moi?... Vous me le promettez?...</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous aurez veng&eacute; votre honneur... soit... je vous le promets!</p>
+
+<p>&mdash;Vous serez baronne de Silvereal, dit-il avec emportement.</p>
+
+<p>Silvereal venait de poser ses conditions: maintenant il &eacute;tait r&eacute;solu.
+Tout &agrave; coup ses yeux tomb&egrave;rent sur un bouquet de cam&eacute;lias blancs qui
+s'&eacute;panouissaient sur une console, &agrave; la port&eacute;e de la main de la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Et pour gage de votre promesse, murmura-t-il, ne me donnerez-vous
+rien?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Une de ces fleurs, fit-il en d&eacute;signant le bouquet.</p>
+
+<p>La duchesse tressaillit. Depuis quelques instants elle avait oubli&eacute;
+Mancal, ses instructions; sa passion de vengeance avait engourdi son
+avidit&eacute;. Et voil&agrave; que de lui-m&ecirc;me Silvereal la rappelait &agrave; la r&eacute;alit&eacute;.
+Sans dire un mot, elle &eacute;tendit le bras et saisit le bouquet. Biscarre
+lui avait dit:</p>
+
+<p>&mdash;Que Silvereal respire la fleur rouge.</p>
+
+<p>En effet, au milieu du bouquet de cam&eacute;lias blancs, une seule fleur
+rouge, sorte de cactus aux feuilles pourpr&eacute;es, &eacute;tincelait comme une
+tache sanglante.</p>
+
+<p>Elle la d&eacute;tacha, et, par un mouvement nerveux, elle la tendit &agrave;
+Silvereal...</p>
+
+<p>&mdash;Ce gage vous suffit-il? dit-elle.</p>
+
+<p>Il s'en empara, et par un mouvement brusque, il porta la fleur &agrave; ses
+l&egrave;vres. Mais &agrave; peine les p&eacute;tales eurent-ils touch&eacute; ses l&egrave;vres, que
+Silvereal se dressa comme sous l'impulsion d'un ressort. Il se leva et
+fit quelques pas.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc? s'&eacute;cria la duchesse presque &eacute;pouvant&eacute;e.</p>
+
+<p>Le baron chancelait, il s'appuya &agrave; la chemin&eacute;e, son visage se couvrait
+d'une teinte livide....</p>
+
+<p>Au m&ecirc;me instant, Mancal parut &agrave; la porte. Il posa son doigt sur ses
+l&egrave;vres, en regardant la duchesse. Les yeux du baron &eacute;taient fixes; il
+&eacute;tait &eacute;vident que son organisme luttait encore contre l'engourdissement
+qui s'emparait de lui.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup il &eacute;tendit la main en avant, comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; pr&egrave;s &agrave;
+tomber de toute sa hauteur. Mais d&eacute;j&agrave; Mancal l'avait saisi dans ses
+bras, et le soutenant doucement, il l'avait &eacute;tendu sur les coussins du
+sofa. Puis il se pencha sur lui, et, &eacute;cartant son gilet, il appuya son
+oreille contre sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;L'avez-vous donc tu&eacute;? s'&eacute;cria la duchesse, qui se sentait saisie d'une
+angoisse involontaire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu&eacute;! non pas! fit Mancal. Mais maintenant et pour une heure, cet homme
+nous appartient tout entier: son &acirc;me, sa raison sont nos esclaves, et
+pour la premi&egrave;re fois de sa vie peut-&ecirc;tre, il ne mentira pas.</p>
+
+<p>Mancal avait tir&eacute; de sa poche un flacon et l'avait plac&eacute; sous les
+narines du baron. Au bout de quelques secondes, Silvereal laissa
+&eacute;chapper un profond soupir. Les membres, contract&eacute;s, se d&eacute;tendirent; le
+visage, quoique p&acirc;le encore, perdit sa rigidit&eacute;. C'&eacute;tait une s&eacute;dation
+g&eacute;n&eacute;rale succ&eacute;dant &agrave; la crise nerveuse.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez sans crainte, dit Mancal, l'exp&eacute;rience a r&eacute;ussi. Blasias avait
+d'ailleurs commenc&eacute; l'&oelig;uvre, et elle est achev&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Mais que pr&eacute;tendez-vous faire? reprit le T&eacute;nia, dont la voix tremblait
+un peu.</p>
+
+<p>&mdash;N'&ecirc;tes-vous donc pas la femme forte et sans peur que j'ai cru
+rencontrer? Ne voulez-vous donc pas &ecirc;tre riche, riche &agrave; millions?
+Chassez ces vaines terreurs, et &eacute;coutez.</p>
+
+<p>Mancal se pla&ccedil;a devant Silvereal, lui prit les poignets et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Baron de Silvereal, m'entendez-vous?</p>
+
+<p>Les l&egrave;vres du baron s'agit&egrave;rent:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends, articula-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous nette et parfaite la notion du pr&eacute;sent et la m&eacute;moire du
+pass&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui...</p>
+
+<p>&mdash;Alors, r&eacute;pondez &agrave; mes questions... et dites-moi la v&eacute;rit&eacute; sur les
+tr&eacute;sors du roi des Khmers....</p>
+
+<p>Le T&eacute;nia consid&eacute;rait Mancal et se demandait s'il n'&eacute;tait pas lui-m&ecirc;me
+atteint de folie.</p>
+
+<p>&mdash;Le roi des Khmers!... balbutia Silvereal.</p>
+
+<p>Puis apr&egrave;s un silence:</p>
+
+<p>&mdash;Nous l'avons tu&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Continuez...</p>
+
+<p>&mdash;Il avait un enfant, de Belen l'a jet&eacute; dans un gouffre...</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;Un Fran&ccedil;ais, un vieillard &eacute;tait aupr&egrave;s de lui, nous l'avons....</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez! cria Mancal avec autorit&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je parlerai.... Pourquoi me tairais-je? Je suis seul.... Nul ne
+peut m'entendre.... C'&eacute;tait une conspiration... Oui, l&agrave;-bas... bien
+loin... au Cambodge. Il fallait s'emparer des tr&eacute;sors de la grande
+Pagode, &agrave; Angcor-Wat; ils sont sous la garde de l'Eni, du Roi du Feu.
+Nous avons tu&eacute; l'Eni, mais le secret nous a &eacute;chapp&eacute;. C'&eacute;tait le Fran&ccedil;ais
+qui le poss&eacute;dait.</p>
+
+<p>&mdash;Le nom de ce Fran&ccedil;ais...</p>
+
+<p>&mdash;Martial... oui... c'est bien cela. Nous l'avons saisi, et nous avons
+voulu le forcer &agrave; parler.... C'&eacute;tait un vieillard, il devait &ecirc;tre
+faible. Nous l'avons... tortur&eacute;.</p>
+
+<p>La duchesse laissa &eacute;chapper un cri. Mancal, par un geste &eacute;nergique, la
+rappela au silence.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez tortur&eacute;? r&eacute;p&eacute;ta-t-il. Continuez!</p>
+
+<p>Tout le corps de Silvereal fut secou&eacute; par un frisson convulsif.</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait horrible... c'est de Belen qui a ordonn&eacute;... Nous avons &eacute;tendu
+le vieillard sur la terre, et nous l'avons crucifi&eacute; avec des pieux de
+bois que nous avons enfonc&eacute;s dans ses mains et dans ses pieds. Il se
+taisait. J'ai pris une torche et je lui ai br&ucirc;l&eacute; les genoux. La chair
+criait. L'homme restait silencieux. Alors, avec un poignard, Belen lui a
+coup&eacute; les articulations. Il fouillait dans les chairs... le sang
+coulait... et le vieillard ne voulait pas parler.</p>
+
+<p>Mancal lui-m&ecirc;me avait p&acirc;li: son visage implacable s'&eacute;tirait sous une
+impression d'horreur.</p>
+
+<p>&mdash;Belen lui a crev&eacute; les yeux... la vieillard a dit: J'ai un fils!...
+Belen lui a &eacute;cras&eacute; les mains sous des pierres &eacute;normes.... Le vieillard a
+dit: Ma pauvre femme! Alors, pris de rage folle, nous nous sommes jet&eacute;s
+sur lui... et nous l'avons tu&eacute;... Il avait gard&eacute; le secret du roi des
+Khmers!</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s? fit encore Mancal d'une voix &eacute;trangl&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Alors nous avons couru &agrave; la hutte, et nous avons cherch&eacute; pendant toute
+une nuit; nous avons d&eacute;couvert l'entr&eacute;e d'une caverne... nous nous y
+sommes engag&eacute;s. L&agrave; il y avait pour deux millions de pierreries; nous
+avons tout pris; mais ce n'&eacute;tait pas le tr&eacute;sor. Il y en a un autre,
+l&agrave;-bas, &agrave; la grande pagode d'Angcor. Chercher dans la pagode, c'est
+impossible; la vie d'un homme n'y suffirait pas, elle est colossale.
+Tout &agrave; coup, Belen, qui &eacute;tait retourn&eacute; dans la hutte, a trouv&eacute; sur le
+sol un portefeuille qui appartenait au Fran&ccedil;ais, au vieux Martial. Il
+l'a ouvert et il a pouss&eacute; un cri: &agrave; Paris! a-t-il dit, il faut aller &agrave;
+Paris! J'ai voulu savoir; il m'a menac&eacute; de me tuer. Je n'ai plus os&eacute;
+parler. J'avais peur qu'il ne me trait&acirc;t comme le vieillard. Seulement
+j'ai devin&eacute; depuis. Il a trouv&eacute; un plan, des notes, les indications qui
+doivent prouver en quelle partie de la pagode sont les tr&eacute;sors des
+Khmers... &agrave; Paris... quelque part.... Je sais qu'il cherche... il n'a
+pas encore trouv&eacute;; mais nous y parviendrons, et les tr&eacute;sors seront &agrave;
+nous!</p>
+
+<p>La voix de Silvereal s'&eacute;tait affaiblie. Les derni&egrave;res paroles &eacute;taient &agrave;
+peine perceptibles.</p>
+
+<p>Mancal se tourna vers la duchesse:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avais-je tromp&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela est horrible! fit la courtisane. Et en v&eacute;rit&eacute;, quelle que
+soit mon &eacute;nergie, il me semble que je suis en proie &agrave; un hideux
+cauchemar. Ainsi ces hommes...</p>
+
+<p>&mdash;Sont de simples assassins.</p>
+
+<p>&mdash;Dites des bourreaux!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! tuer pour tuer, fit Mancal avec son ricanement cynique, ce n'est
+qu'une question de moyens.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ces tr&eacute;sors, ces mots barbares que je n'ai pas compris...</p>
+
+<p>&mdash;Ignorance g&eacute;ographique, rien de plus. Tout cela est vrai, clair et
+pr&eacute;cis... et les tr&eacute;sors de la grande pagode seront &agrave; nous... ou plut&ocirc;t
+&agrave; vous... car ma seule richesse, &agrave; moi, ce sera ma vengeance!</p>
+
+<p>&mdash;Voyez... il s'&eacute;veille!</p>
+
+<p>&mdash;En effet. &Eacute;coutez-moi donc.... Que pas un mot, pas un geste ne vous
+trahisse... qu'il ignore toujours qu'il a parl&eacute;. Quant &agrave; moi, je vais
+mettre &agrave; profit les excellents renseignements qu'il m'a donn&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Vous partez?</p>
+
+<p>&mdash;Certes, il est pr&eacute;f&eacute;rable que l'honn&ecirc;te Silvereal ignore ma pr&eacute;sence.
+A bient&ocirc;t, ch&egrave;re duchesse!... J'aurai besoin de vous. Je puis toujours
+compter sur votre concours?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu donc! Je vous laisse avec votre futur mari....</p>
+
+<p>Le T&eacute;nia fit un geste de d&eacute;go&ucirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; suis-je? dit une voix dolente.</p>
+
+<p>Mancal adressa un dernier geste d'encouragement &agrave; la duchesse et
+disparut.</p>
+
+<p>Silvereal revenait &agrave; lui; hagard, il regarda: il avait peine &agrave;
+reconna&icirc;tre le lieu o&ugrave; il se trouvait.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, cher baron, dit le T&eacute;nia, avouez que votre galanterie est
+tout au moins discutable.</p>
+
+<p>Il la vit et ne r&eacute;pondit pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous &ecirc;tes tout &agrave; coup endormi l&agrave; sur ce sofa. J'ai respect&eacute; votre
+sommeil.... Mais il se fait tard, mon ami, et l'heure du d&eacute;part a sonn&eacute;.</p>
+
+<p>Quelques instants apr&egrave;s, Silvereal quittait l'h&ocirc;tel de Torr&egrave;s. Il
+marchait d'un pas automatique et comme dans un r&ecirc;ve. Rest&eacute;e seule, la
+duchesse appuya son front sur ses mains:</p>
+
+<p>&mdash;C'est &eacute;trange! murmura-t-elle. Qu'est-ce donc que j'&eacute;prouve?... Moi
+qui n'ai recul&eacute; devant aucun scrupule... moi qui suis all&eacute;e jusqu'au
+crime... j'ai peur du gouffre qui s'ouvre devant moi....</p>
+
+<p>Elle se trouvait devant une glace:</p>
+
+<p>&mdash;Comme je suis p&acirc;le! fit-elle.</p>
+
+<p>Puis elle ajouta tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que Jacques de Cherlux me trouverait belle ainsi?</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIVB" id="XIVB"></a>XIV</h2>
+
+<h3><span class="smcap">BIZARRE! &Eacute;TRANGE!</span></h3>
+
+
+<p>&mdash;Clos-Vougeot 1842!</p>
+
+<p>&mdash;Bouch&eacute;es &agrave; la reine!</p>
+
+<p>&mdash;Compote d'ananas!</p>
+
+<p>&mdash;X&eacute;r&egrave;s de Frontera!</p>
+
+<p>Quarante-huit heures apr&egrave;s les derni&egrave;res sc&egrave;nes que nous venons de
+raconter, ces paroles &eacute;taient sentencieusement prononc&eacute;es par un laquais
+v&ecirc;tu de noir, gant&eacute; de blanc, qui se penchait discr&egrave;tement vers deux
+convives, attabl&eacute;s dans un d&eacute;licieux petit entre-sol de la rue de la
+Paix. Le service &eacute;tait <i>di primo cartello</i>. Linge d'une exquise finesse,
+cristaux, mousseline, argenterie massive et cisel&eacute;e &agrave; blason, rien ne
+manquait. C'&eacute;tait le soir. D'&eacute;pais rideaux tombaient en plis lourds,
+tandis que des panneaux de ch&ecirc;ne sculpt&eacute; couraient le long des
+murailles, garnies de dressoirs, qu'un amateur e&ucirc;t reconnus pour de
+v&eacute;ritables objets d'art. Les fa&iuml;ences de Rouen, de Delft, eussent fait
+la joie d'un expert. Les domestiques circulaient silencieusement,
+craignant sans doute de troubler les &eacute;minents personnages qu'ils &eacute;taient
+appel&eacute;s &agrave; servir. Le caf&eacute; venait d'&ecirc;tre plac&eacute; sur la table, et la cave &agrave;
+liqueurs laissait &eacute;tinceler, &agrave; travers ses ciselures, le fauve reflet de
+l'eau-de-vie ou la teinte &eacute;meraud&eacute;e de la menthe glaciale.</p>
+
+<p>Quand le moka fumant eut rempli les tasses de S&egrave;vres, quand la caisse de
+panatellas eut ouvert ses flancs tentateurs, le laquais s'inclina devant
+les convives:</p>
+
+<p>&mdash;Ces messieurs d&eacute;sirent sans doute &ecirc;tre seuls?</p>
+
+<p>Un signe de t&ecirc;te lui r&eacute;pondit.</p>
+
+<p>&mdash;Lorsque ces messieurs auront besoin de mes services, ils voudront bien
+sonner.</p>
+
+<p>Nouveau signe approbatif. Enfin le laquais ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis, mon ma&icirc;tre, prie ces messieurs de lui faire savoir
+s'ils seront dispos&eacute;s &agrave; le recevoir &agrave; huit heures.</p>
+
+<p>Les deux convives eurent une sorte de soubresaut, et l'un d'eux murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Certainement... comment donc! avec plaisir.</p>
+
+<p>Alors le pas du laquais glissa sur les nattes qui garnissaient le
+plancher, et s'&eacute;teignit derri&egrave;re la porte qui se refermait. Pendant
+quelques instants, pas un bruit ne troubla le silence de la salle,
+&eacute;clair&eacute;e par deux magnifiques cand&eacute;labres &agrave; bougies roses.</p>
+
+<p>&mdash;Cr&eacute; nom! dit un des convives, c'est rien chic!</p>
+
+<p>&mdash;Esbrouffant!</p>
+
+<p>&mdash;Et cette bisque!... &eacute;tait-ce tap&eacute;!...</p>
+
+<p>&mdash;Et ce petit vin... fichtre! en voil&agrave; du vrai bouch&eacute;!... un sucre...</p>
+
+<p>&mdash;Go&ucirc;te-moi ce caf&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Pour un rude petit noir... en v'l&agrave; un...</p>
+
+<p>&mdash;Et t&acirc;te-moi un peu ces cigares-l&agrave;...</p>
+
+<p>&mdash;Des monuments... la colonne, quoi!... C'est &agrave; &ecirc;tre fier d'&ecirc;tre
+Fran&ccedil;ais rien qu'&agrave; les regarder!</p>
+
+<p>On ne se contenta pas de regarder, et un instant apr&egrave;s des nuages de
+fum&eacute;e bleu&acirc;tre s'&eacute;levaient dans l'air.</p>
+
+<p>Nouveau silence. Les sybarites d&eacute;gustaient.</p>
+
+<p>Mais, apr&egrave;s quelques moments consacr&eacute;s &agrave; ces r&ecirc;veries d&eacute;licates, la
+conversation s'engagea de nouveau, d'abord &agrave; voix contenue:</p>
+
+<p>&mdash;Muflier!</p>
+
+<p>&mdash;Goniglu!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu dis de cela?</p>
+
+<p>&mdash;Hum!... et toi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ni moi non plus.</p>
+
+<p>Et de fait, on aurait pu d&eacute;fier n'importe qui de rien comprendre &agrave; la
+sc&egrave;ne qui se passait en ce moment. Oui, c'&eacute;tait Muflier, mais Muflier
+homme du monde, v&ecirc;tu de noir, avec un dorsay irr&eacute;prochable, une chemise
+de fine batiste, un gilet bombant sur le torse; Muflier, aux mains
+propres, aux ongles taill&eacute;s, aux joues ras&eacute;es, aux cheveux tordus par un
+fer habile, aux moustaches affil&eacute;es en poin&ccedil;on par la pommade hongroise.
+Oui, c'&eacute;tait Goniglu, transform&eacute;, rajeuni, gracieux et coquet, avec le
+mouchoir &agrave; vignettes sortant en pointe de la poche.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! voyons! fit Muflier, rassemblons nos id&eacute;es... et pour cela, si
+tu m'en crois, faisons appel &agrave; nos souvenirs...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne demande pas mieux...</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; &eacute;tions-nous... la derni&egrave;re fois?...</p>
+
+<p>Goniglu leva les yeux au plafond et soupira:</p>
+
+<p>&mdash;Hermance!</p>
+
+<p>&mdash;Pam&eacute;la! compl&eacute;ta Muflier. Douce souvenance!...</p>
+
+<p>&mdash;Une baraque de saltimbanques...</p>
+
+<p>&mdash;Deux manchots.... C'est &ccedil;a.</p>
+
+<p>&mdash;Des poids... cent... cent dix... cent cinquante...</p>
+
+<p>&mdash;Deux cents...</p>
+
+<p>&mdash;Puis une <i>pile</i>!...</p>
+
+<p>&mdash;Une vraie!... des ficelles... bras et jambes li&eacute;s...</p>
+
+<p>&mdash;Un tombereau o&ugrave; on &eacute;touffait... sans parler du b&acirc;illon...</p>
+
+<p>&mdash;Un cheval qui galope...</p>
+
+<p>&mdash;Des roues qui sautent et nous cassent les os...</p>
+
+<p>&mdash;Le bruit d'une porte coch&egrave;re qui roule et grince...</p>
+
+<p>&mdash;La voiture s'arr&ecirc;te; on nous descend comme des paquets...</p>
+
+<p>&mdash;Comme de vulgaires colis...</p>
+
+<p>&mdash;Obscurit&eacute; compl&egrave;te; on nous d&eacute;pose sur des lits...</p>
+
+<p>&mdash;On nous donne &agrave; boire de force...</p>
+
+<p>&mdash;Au fond, &ccedil;a n'&eacute;tait pas mauvais...</p>
+
+<p>&mdash;Un peu fort! et puis, plus rien...</p>
+
+<p>&mdash;Le sommeil...</p>
+
+<p>&mdash;L'engourdissement...</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;trange!</p>
+
+<p>&mdash;Bizarre!</p>
+
+<p>Cette fa&ccedil;on t&eacute;l&eacute;graphique de rappeler les phases d'une histoire pass&eacute;e
+avait certes son charme, mais cela ne pouvait durer.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Goniglu, dit Muflier, qui venait de se verser un petit verre
+de cognac superfin, nous ne pouvons nous dissimuler une minute que cette
+aventure est de tous points la plus &eacute;trange que j'aie pu rencontrer dans
+ma longue et honorable carri&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en offrirai autant.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'on nous enl&egrave;ve, cela pouvait s'expliquer... surtout en ce qui me
+concerne.... Ce ne serait pas la premi&egrave;re fois qu'une femme du monde...</p>
+
+<p>&mdash;Muflier!</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu, Goniglu? Ce coquin de physique!... et cependant je dois
+avouer que, selon moi, l'explication des faits pr&eacute;sents ne doit pas &ecirc;tre
+cherch&eacute;e de ce c&ocirc;t&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela?</p>
+
+<p>&mdash;A cause des ficelles et du b&acirc;illon. On se serait content&eacute; de nous
+bander les yeux, et &agrave; une porte discr&egrave;tement entr'ouverte, nous aurions
+rencontr&eacute; une cam&eacute;riste coquette et gracieuse qui nous e&ucirc;t dit en
+souriant: Venez! mes gentilshommes! on meurt d'impatience &agrave; vous
+attendre!</p>
+
+<p>&mdash;Proc&eacute;d&eacute; qui para&icirc;t, en effet, contradictoire avec notre &eacute;tat de
+colis...</p>
+
+<p>&mdash;Donc, cherchons ailleurs; nous avons dit que nous nous sommes
+endormis. Combien de temps a dur&eacute; ce sommeil?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien; mais quelle heure est-il?</p>
+
+<p>&mdash;Il doit faire nuit, puisque voici des lumi&egrave;res. Or, nous avons &eacute;t&eacute;
+enlev&eacute;s dans la soir&eacute;e, il y a sans doute vingt-quatre heures de cela.</p>
+
+<p>&mdash;Va pour vingt-quatre heures.</p>
+
+<p>&mdash;Ce point s'&eacute;claircira; enfin, il y a environ deux heures, nous nous
+r&eacute;veillons.</p>
+
+<p>&mdash;Plus de ficelles, les membres libres...</p>
+
+<p>&mdash;La t&ecirc;te fra&icirc;che, l'estomac creux...</p>
+
+<p>&mdash;Nous regardons autour de nous. Ce n'&eacute;tait certes pas l&agrave; l'humble
+demeure du travailleur, dans la rue des Arcis.</p>
+
+<p>&mdash;Certes non. Un local confortable, des meubles, des vrais meubles
+palissandre, comme j'en voudrais donner &agrave; Pam&eacute;la.</p>
+
+<p>&mdash;Ne nous trouble pas en &eacute;voquant ces images cyth&eacute;r&eacute;ennes. A peine
+sommes-nous &eacute;veill&eacute;s que notre porte s'ouvre...</p>
+
+<p>&mdash;Un laquais para&icirc;t, et quel laquais! un prince Rodolphe en livr&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Il se met obligeamment &agrave; notre disposition pour nous habiller. Ma foi,
+je t'avouerai, Goniglu, que j'ai &eacute;prouv&eacute; un moment d'angoisse. Certes,
+je n'ai jamais sacrifi&eacute; au qu'en-dira-t-on, et les vanit&eacute;s de ce monde
+me touchent peu; cependant...</p>
+
+<p>&mdash;Nous &eacute;tions fichus comme quatre sous.</p>
+
+<p>&mdash;Nos v&ecirc;tements&mdash;pour nous exprimer d'une fa&ccedil;on plus
+correcte&mdash;manquaient de cette &eacute;l&eacute;gance qui caract&eacute;rise l'homme du monde,
+et il me r&eacute;pugnait de voir la main de ce valet de pied&mdash;ce devait &ecirc;tre
+un valet de pied&mdash;froisser ces d&eacute;bris d'une antique splendeur...</p>
+
+<p>&mdash;Quand tout &agrave; coup nos yeux tomb&egrave;rent sur les hardes qui nous &eacute;taient
+destin&eacute;es. Ah! Muflier! quelle coupe!</p>
+
+<p>&mdash;Quelle &eacute;toffe! une draperie soyeuse; et ce linge!</p>
+
+<p>&mdash;De la toile d'araign&eacute;e tiss&eacute;e par la main des f&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Bref, on nous a habill&eacute;s!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si Pam&eacute;la nous avait vus!</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! Pam&eacute;la! Hermance! &eacute;taient-elles vraiment dignes de nous?</p>
+
+<p>&mdash;Elles nous ont rendu de bien grands services, ne soyons pas ingrats!</p>
+
+<p>&mdash;Soit! je leur conserverai une place dans mon c&oelig;ur! Enfin, on nous
+demande ce que nous d&eacute;sirons.</p>
+
+<p>&mdash;Je r&eacute;ponds carr&eacute;ment: Tortiller un morceau!</p>
+
+<p>&mdash;Et tu as eu tort, Goniglu, car la fonctionnaire attach&eacute; &agrave; notre
+personne a paru surpris de cette expression. Aussi ai-je repris, pour me
+mettre &agrave; la hauteur de la situation: Nous voudrions casser une cro&ucirc;te!
+Le laquais s'incline... les portes s'ouvrent devant nous... et
+finalement, on nous installe devant cette table.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; se succ&egrave;dent les mets les plus fins... et les vins les plus
+exquis...</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; l'histoire!</p>
+
+<p>&mdash;C'est &eacute;trange!</p>
+
+<p>&mdash;C'est bizarre!</p>
+
+<p>Et sur cette conclusion, qui rappelait les pr&eacute;misses de l'entretien,
+Muflier et Goniglu choqu&egrave;rent leurs verres, qui mont&egrave;rent pleins &agrave; leurs
+l&egrave;vres pour redescendre vides.</p>
+
+<p>&mdash;Au fond, reprit Muflier en faisant claquer sa langue avec la
+satisfaction d'un gourmet &eacute;m&eacute;rite, jusqu'ici l'aventure n'a rien de
+d&eacute;sagr&eacute;able, &agrave; part l'&eacute;tranget&eacute; du proc&eacute;d&eacute;; mais, entre nous, je ne
+suppose pas que ce soit uniquement pour nous inviter &agrave; d&icirc;ner qu'on nous
+a ficel&eacute;s comme des boudins, et amen&eacute;s ici de fa&ccedil;on aussi excentrique.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a &eacute;videmment un dessous de cartes, fit sentencieusement Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as dit, mon fils.... Mais quel sera-t-il? quel peut-il &ecirc;tre? Dans
+ces ombres myst&eacute;rieuses pouvons-nous porter le flambeau de la
+v&eacute;rit&eacute;?...</p>
+
+<p>Et comme pour se r&eacute;compenser lui-m&ecirc;me de l'originalit&eacute; de cette hardie
+m&eacute;taphore, Muflier se versa une nouvelle rasade.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, si j'osais &eacute;mettre un avis... commen&ccedil;a Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;Ose, mon vieil ami, ose... je t'y autorise.</p>
+
+<p>&mdash;Et bien, je viens d'&ecirc;tre frapp&eacute; par certain mot prononc&eacute; tout &agrave;
+l'heure par l'honorable personnage qui nous a si bien servis.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce mot?</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as entendu comme moi... il nous a avertis d'une prochaine visite.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien cela...</p>
+
+<p>&mdash;Et si je ne me trompe, il a dit en parlant de cet inconnu: M. le
+marquis!</p>
+
+<p>&mdash;Parfait!... Oui, certes... j'avais saisi ce mot au vol... mais je
+t'avoue que je craignais de m'&ecirc;tre tromp&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi il a bien dit marquis?</p>
+
+<p>&mdash;Absolument, reste &agrave; chercher parmi nos nombreuses connaissances &agrave; qui
+ce titre peut s'appliquer.</p>
+
+<p>Les deux amis rest&egrave;rent plong&eacute;s dans une m&eacute;ditation profonde. De fait,
+malgr&eacute; le soin qu'ils mettaient &agrave; rappeler leurs souvenirs, Muflier et
+Goniglu ne trouvaient pas parmi les Loups et bandits qui formaient le
+fond de leurs relations, le personnage que d'Hozier e&ucirc;t pu classer dans
+l'Armorial.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, dit Muflier, que nous ne connaissons pas de marquis.</p>
+
+<p>&mdash;Ou, du moins, je ne me rappelle pas.... D'abord, je me suis toujours
+tenu &agrave; l'&eacute;cart de l'aristocratie....</p>
+
+<p>&mdash;C'est comme moi... eh! mon Dieu!... C'est peut-&ecirc;tre un tort? Vois-tu,
+Goniglu, je crois que nous ferions bien de nous rallier...</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon opinion!</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien qu'&agrave; ces classes privil&eacute;gi&eacute;es, il y a beaucoup &agrave;
+reprocher, et si nous fouillions l'histoire...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si nous fouillions l'histoire... certainement... mais est-ce bien
+le moment?...</p>
+
+<p>&mdash;Nous fouillerons plus tard; en attendant, crois-moi, Goniglu, de la
+tenue, du galbe; montrons-nous &agrave; la hauteur de la situation, et si le
+faubourg Saint-Germain vient &agrave; nous, ne nous montrons pas impitoyables.</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai des concessions, d&eacute;clara nettement Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'attendais pas moins de ton esprit pratique. Vienne donc le
+marquis, puisque marquis il y a! et il rencontrera de v&eacute;ritables
+philosophes, pr&ecirc;ts &agrave; tout comprendre!</p>
+
+<p>&mdash;Vienne le marquis! r&eacute;p&eacute;ta Goniglu avec un geste de supr&ecirc;me &eacute;l&eacute;gance.</p>
+
+<p>Comme si cette &eacute;vocation e&ucirc;t eu quelque pouvoir magique, la porte
+s'ouvrit discr&egrave;tement et un nouveau personnage parut sur le seuil.
+Nouveau pour nos deux gredins, mais d&eacute;j&agrave; connu du lecteur. Le marquis
+Archibald de Thomerville,&mdash;car c'&eacute;tait lui, adressa &agrave; ses invit&eacute;s un
+profond salut.</p>
+
+<p>Tout en lui respirait un parfum d'exquise distinction; c'&eacute;tait le grand
+seigneur avec sa d&eacute;sinvolture pleine de charme.</p>
+
+<p>Nous l'avons dit, le visage d'Archibald, sans &ecirc;tre r&eacute;ellement beau,
+pr&eacute;sentait, dans ses lignes directes et longues, une originalit&eacute;
+frappante, qu'augmentait encore la p&acirc;leur &eacute;trange qui couvrait ses
+traits. Muflier s'&eacute;tait lev&eacute; avec empressement et avait r&eacute;pondu par une
+r&eacute;v&eacute;rence du meilleur go&ucirc;t au salut qui lui &eacute;tait adress&eacute;. Quant &agrave;
+Goniglu, force nous est d'avouer que son mouvement avait &eacute;t&eacute; moins
+r&eacute;ussi, car il avait, en se d&eacute;pla&ccedil;ant brusquement, renvers&eacute; un verre qui
+s'&eacute;tait bris&eacute; sur le parquet, d&eacute;tail qui l'avait l&eacute;g&egrave;rement troubl&eacute;.
+Mais le marquis parut n'y point prendre garde, ce qui donna &agrave; Goniglu
+une haute id&eacute;e de son savoir-vivre.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit Archibald, permettez-moi tout d'abord de vous demander
+si vous avez &eacute;t&eacute; satisfaits de mes gens et si vous n'avez aucune plainte
+&agrave; formuler contre ma modeste hospitalit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! marquis, fit Muflier, nous sommes enchant&eacute;s...</p>
+
+<p>&mdash;Ravis! accentua Goniglu. C'&eacute;tait d'un <i>chouette</i> achev&eacute;!...</p>
+
+<p>Muflier lui lan&ccedil;a un coup de pied dans les os des jambes pour l'engager
+&agrave; ch&acirc;tier son style, le marquis n'&eacute;tant peut-&ecirc;tre pas initi&eacute; &agrave; la langue
+verte.</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis heureux, reprit Archibald, et votre r&eacute;ponse me met mieux &agrave;
+l'aise pour vous prier de me rendre un service.</p>
+
+<p>&mdash;Tout &agrave; vous! dit Muflier. Nous tenons &agrave; vous prouver que nous ne
+sommes pas des ingrats.... Mais asseyez-vous donc, marquis... de gr&acirc;ce,
+asseyez-vous... Il me peine de vous voir ainsi sur vos jambes....</p>
+
+<p>Archibald, avec le plus grand s&eacute;rieux, se rendit &agrave; cette invitation si
+gracieusement formul&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;! fit Goniglu en se repla&ccedil;ant lui-m&ecirc;me sur sa chaise. Maintenant,
+monsieur le marquis prendra bien quelque chose?...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! sans fa&ccedil;on!... pas de c&eacute;r&eacute;monie entre nous!... voulez-vous du dur
+ou du doux?...</p>
+
+<p>&mdash;A votre choix, messieurs!...</p>
+
+<p>Muflier versa dextrement un doigt de cognac, tendit le verre au marquis
+avec un sourire, puis, prenant le sien, il trinqua de la meilleure gr&acirc;ce
+du monde, imit&eacute; par Goniglu, qui daigna cette fois ne rien casser.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant que la glace est rompue, reprit Muflier, nous allons causer
+comme de vrais <i>camaros</i>. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?</p>
+
+<p>Archibald reposa son verre sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, messieurs, dit-il, j'ai &agrave; m'excuser de la fa&ccedil;on peut-&ecirc;tre
+excentrique dont vous avez &eacute;t&eacute; conduits ici.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! marquis, de gr&acirc;ce!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais que cela pouvait vous para&icirc;tre irr&eacute;gulier, bizarre, au
+premier coup d'&oelig;il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais au second, rien de plus naturel.</p>
+
+<p>&mdash;Du reste, je dois vous avouer que cette violence de ma part vous est
+une preuve du grand d&eacute;sir que j'avais de faire votre connaissance.</p>
+
+<p>Goniglu eut un rire b&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vrai!... vous d&eacute;siriez nous conna&icirc;tre?...</p>
+
+<p>&mdash;Certes, et j'ajoute que ce d&eacute;sir &eacute;tait partag&eacute; par plusieurs de mes
+amis...</p>
+
+<p>&mdash;C'est dr&ocirc;le, articula Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;On vous avait donc parl&eacute; de nous? demanda Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis longtemps d&eacute;j&agrave;...</p>
+
+<p>&mdash;Et, s'il n'y a pas d'indiscr&eacute;tion, qu'est-ce qu'on vous avait dit?
+Vous savez, faut pas toujours croire les <i>potins</i>...</p>
+
+<p>Muflier se mordit les l&egrave;vres. <i>Potins</i> lui avait &eacute;chapp&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, messieurs, soyez certains, reprit Archibald, que ces <i>potins</i>,
+ainsi que vous dites si &eacute;l&eacute;gamment, &eacute;taient loin de vous &ecirc;tre
+d&eacute;favorables...</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible! fit na&iuml;vement Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher marquis, me disait encore il y a deux jours certain vicomte
+de nos amis, vous ne sauriez croire quels hommes d'&eacute;nergie et de bon
+conseil se cachent sous les dehors un peu bizarres de nos deux h&eacute;ros.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;ros! Le vicomte a dit h&eacute;ros!</p>
+
+<p>&mdash;Il l'a dit.... Voyez-vous, continua-t-il, avec des hommes tels que
+ceux-l&agrave;, on pourrait conqu&eacute;rir le monde!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est aller un peu loin! fit Muflier modestement.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non!... C'est &agrave; peine effleurer la v&eacute;rit&eacute;. Tenez, vous, monsieur
+Muflier, n'avez-vous pas accompli des actes h&eacute;ro&iuml;ques?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! vous savez... comme tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous en rappellerai qu'un seul. C'&eacute;tait &agrave; Joinville.</p>
+
+<p>&mdash;Hein?</p>
+
+<p>&mdash;Vous &eacute;tiez occup&eacute;s &agrave; d&eacute;valiser une maison inhabit&eacute;e....</p>
+
+<p>Muflier s'&eacute;tait redress&eacute; et regardait Archibald de ses gros yeux
+&eacute;tonn&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un donna l'alerte. Vous aviez &agrave; ce moment une pendule sous le
+bras. Des voisins accourent. L'un d'eux vous barre le passage; sans vous
+soucier de la valeur de l'objet que vous aviez si p&eacute;niblement acquis,
+vous le soulevez et laissez retomber ladite pendule sur le cr&acirc;ne de
+votre adversaire.</p>
+
+<p>&mdash;Hum! hum! toussa Muflier, qui se sentait assez mal &agrave; l'aise.</p>
+
+<p>&mdash;Le plus curieux en ceci, c'est que, m'a-t-on dit, la pendule avait
+bravement support&eacute; le choc, et que son m&eacute;canisme n'a pas le moindrement
+souffert de cette alerte. Il est vrai que l'homme est mort &agrave; l'h&ocirc;pital,
+huit jours apr&egrave;s, mais la pendule marchait. Voil&agrave; ce que j'appelle une
+v&eacute;ritable action d'&eacute;clat.</p>
+
+<p>Muflier, dont la gorge se serrait, articula difficilement quelques mots:</p>
+
+<p>&mdash;Certainement... je ne dis pas!... pourtant...</p>
+
+<p>&mdash;Point de modestie. Nous sommes entre nous. Tenez, c'est comme votre
+ami Goniglu....</p>
+
+<p>Goniglu fit la grimace: il pressentait quelque nouvelle &eacute;vocation du
+pass&eacute;, ce qui, amour-propre &agrave; part, ne lui plaisait que
+tr&egrave;s-m&eacute;diocrement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous rappelez-vous, cher monsieur Goniglu, certaine vieille femme de
+Colombes &agrave; qui vous tord&icirc;tes le cou d'une seule main, tandis que de
+l'autre vous fouilliez dans ses poches?... vous en souvenez-vous, dites?</p>
+
+<p>&mdash;Effectivement... oui... il y a peut-&ecirc;tre quelque chose comme cela...</p>
+
+<p>&mdash;Et, comme la vieille se d&eacute;battait, vous e&ucirc;tes la bienveillance de
+serrer assez fort pour l'achever....</p>
+
+<p>Goniglu &eacute;tait vert, ce qui &eacute;tait sans doute sa fa&ccedil;on de rougir avec
+modestie.</p>
+
+<p>Muflier perdit son sang-froid.</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;&agrave;, mais... pourquoi diable nous racontez-vous ces blagues-l&agrave;?
+fit-il avec une nuance d'agacement, d'ailleurs tr&egrave;s-compr&eacute;hensible.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, reprit Archibald, qui conservait son flegme poli, pour vous
+prouver que vous n'&ecirc;tes pas des inconnus pour moi... ensuite pour
+arriver au service que je vais r&eacute;clamer de vous....</p>
+
+<p>Le visage de Goniglu s'&eacute;claira d'une douce esp&eacute;rance.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il y a un coup &agrave; faire! s'&eacute;cria-t-il. Un petit refroidissement...</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! pas tout &agrave; fait! fit Archibald, je ne voudrais pas vous proposer
+une affaire compromettante...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'il y avait du monneron derri&egrave;re...</p>
+
+<p>&mdash;Tout s'arrangera &agrave; votre satisfaction, soyez-en s&ucirc;rs, chers messieurs.
+Mais avant tout, puis-je r&eacute;ellement compter sur vous?</p>
+
+<p>&mdash;Encore faudrait-il savoir? grommela Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, quoique cependant vous devriez comprendre d'ores et
+d&eacute;j&agrave; que je me garderais bien de proposer &agrave; des hommes tels que vous une
+ind&eacute;licatesse.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous f...ichez de nous, dit Muflier nettement.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu m'en garde!... Voyons, ne nous emportons pas.... Ai-je l'air d'un
+homme qui vous veut du mal?... Et, tenez, je vais vous prouver la bont&eacute;
+de mes intentions....</p>
+
+<p>Thomerville plongea sa main dans sa poche et en tira plusieurs rouleaux
+qu'il posa sur la table. Par un geste instinctif, Goniglu tendit la
+main.</p>
+
+<p>&mdash;Voici, reprit Thomerville, quelques rouleaux de mille francs qui vous
+sont destin&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a donc un raccourcissement &agrave; risquer?...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon cher monsieur Muflier, vous prenez tout au tragique. Je
+n'aurais jamais cru cela d'un homme de t&ecirc;te et de c&oelig;ur.... Ces quelques
+<i>monnerons</i>, selon votre ing&eacute;nieuse qualification, repr&eacute;sentent une des
+faces de la question.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il y a une autre face? dit Goniglu, qui retira &agrave; regret sa main
+tendue.</p>
+
+<p>&mdash;Et je vais me faire un vrai plaisir de vous la montrer.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; &ccedil;a?</p>
+
+<p>&mdash;Ici m&ecirc;me....</p>
+
+<p>Muflier regarda autour de lui d'un &oelig;il d&eacute;fiant. Archibald &eacute;tait
+toujours impassible.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie seulement, cher monsieur, de vous abstenir, devant le
+spectacle int&eacute;ressant qui va se d&eacute;rouler devant vous, de toute marque
+d'approbation ou d'improbation....</p>
+
+<p>Un regard rapide fut &eacute;chang&eacute; entre Muflier et Goniglu. Ils n'aimaient
+pas les surprises.</p>
+
+<p>&mdash;Vous consentez &agrave; garder le silence pendant quelques instants, n'est-il
+pas vrai? insista Archibald.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, articula p&eacute;niblement Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;Mille remerc&icirc;ments. Maintenant, si vous m'en croyez, reculez un peu et
+ne mettez pas votre visage compl&eacute;tement en lumi&egrave;re. Il vaudrait sans
+doute mieux que la personne qui va venir ne v&icirc;t pas vos traits, ou du
+moins ne les distingu&acirc;t que vaguement.</p>
+
+<p>Sans discuter, les deux bandits ob&eacute;irent... et s'&eacute;loign&egrave;rent de la
+table. Archibald se leva et &eacute;teignit quelques bougies, ce qui laissa les
+deux hommes dans une demi-obscurit&eacute; favorable &agrave; la r&ecirc;verie.</p>
+
+<p>&mdash;Un dernier mot, ajouta encore Archibald: il est bien entendu que je
+vous laisse absolument libres, si le d&eacute;sir vous en prend, de vous m&ecirc;ler
+&agrave; la conversation qui va avoir lieu. Je ne veux en rien peser sur votre
+volont&eacute;. Vous &ecirc;tes mes h&ocirc;tes, c'est-&agrave;-dire les ma&icirc;tres d'agir comme il
+vous plaira.</p>
+
+<p>Une sorte de grognement inquiet lui r&eacute;pondit: il l'interpr&eacute;ta sans
+doute comme un acquiescement, car, sans plus attendre, il sonna. Un
+laquais entra.</p>
+
+<p>&mdash;La personne que j'attends est-elle arriv&eacute;e? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le marquis.</p>
+
+<p>&mdash;Priez-la de monter.</p>
+
+<p>Nos deux amis&mdash;selon une expression bizarre&mdash;n'en menaient pas large.
+Quel &eacute;tait le personnage inconnu qui allait surgir tout &agrave; coup? Nous ne
+jurerions pas que les dents de Goniglu ne claquassent pas un peu.... Les
+deux paires d'yeux &eacute;taient fix&eacute;es sur la porte, avec une tenacit&eacute; facile
+&agrave; comprendre.... Et voil&agrave; que tout &agrave; coup cette porte s'ouvrit... et
+dans l'encadrement, entre les tentures que le laquais tenait
+soulev&eacute;es... apparut.... Qui? quoi?... Un gendarme! Oui, un gendarme, un
+vrai gendarme, en chair et en os, avec son chapeau en travers, avec ses
+buffleteries jaunes, avec ses bottes, avec son sabre... avec tout,
+enfin! Nos anc&ecirc;tres les Gaulois ne craignaient que la chute du ciel....
+La chute du ciel! quelle am&egrave;re plaisanterie &agrave; comparer &agrave; cette
+fantastique &eacute;vocation!... Le gendarme se tenait au port d'armes,
+respectueux, la main au chapeau.... Nous devons rappeler &agrave; nos lecteurs
+qu'&agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; se passe notre r&eacute;cit, la gendarmerie op&eacute;rait m&ecirc;me dans
+Paris...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon brave, fit Archibald, quelles nouvelles?</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes sur la trace, monsieur le marquis...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est au mieux!... et vous pensez que les deux bandits...</p>
+
+<p>&mdash;Nous les aurons pinc&eacute;s avant huit jours...</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s-bien. Et vous &ecirc;tes certain que ce sont eux...</p>
+
+<p>&mdash;Absolument. Les deux femmes sont au d&eacute;p&ocirc;t depuis hier soir... et
+elles ont suffisamment parl&eacute;... Les deux gueux, Muflier et Goniglu, ont
+beau se cacher... on les attrapera.</p>
+
+<p>&mdash;J'y compte. Je vous remercie, mon brave, et m'excuse de vous avoir
+d&eacute;rang&eacute;... mais cette affaire m'int&eacute;resse tout particuli&egrave;rement.</p>
+
+<p>&mdash;Notre capitaine m'a pri&eacute; de dire &agrave; monsieur le marquis que les ordres
+de M. le pr&eacute;fet &eacute;taient formels et que les recherches seraient
+continu&eacute;es avec la plus grande activit&eacute;...</p>
+
+<p>Et, apr&egrave;s un nouveau salut, le gendarme tourna sur lui-m&ecirc;me, empoigna
+son sabre qui rendit un son mat. La porte se referma sur lui. On
+entendit encore son pas lourd sur l'escalier, puis le tout s'&eacute;teignit
+dans le silence...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! messieurs, fit Archibald, ne voudrez-vous pas encore boire un
+verre de liqueur?...</p>
+
+<p>Il y eut un bruit de m&acirc;choires qui craqu&egrave;rent et des gloussements
+inarticul&eacute;s r&eacute;pondirent &agrave; cette gracieuse invitation. Archibald fit un
+pas vers eux:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mes chers amis! Qu'&eacute;prouvez-vous donc? Est-ce que, par
+aventure, je vous aurais bless&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Non... oui... cependant....</p>
+
+<p>&mdash;Le gendarme! dit Goniglu avec la nettet&eacute; d'un ressort qui se d&eacute;tend.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! le gendarme! fit Archibald. Bel homme et bon soldat...</p>
+
+<p>&mdash;Bel homme... oui, bel homme...</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;&agrave;, maintenant que vous connaissez les deux faces de la question,
+chers messieurs, ne vous plairait-il pas de reprendre notre entretien?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'&eacute;tait l&agrave; l'autre face? fit Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;Comme ces rouleaux &eacute;taient la premi&egrave;re.... Vous m'avez tr&egrave;s-bien
+compris... il ne vous reste plus qu'&agrave; choisir.</p>
+
+<p>&mdash;A choisir... quoi?</p>
+
+<p>&mdash;L'argent... ou le gendarme.</p>
+
+<p>Muflier se secoua comme un chien qui sort de l'eau, et, finalement,
+parvint &agrave; reprendre son aplomb:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le marquis, dit-il avec une certaine aisance, nous sommes
+tout &agrave; votre service.</p>
+
+<p>&mdash;Tout &agrave; fait.... Aussi vrai que je m'appelle Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, on peut s'entendre? reprit Archibald.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez... ordonnez.... Nous sommes des esclaves...</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... des amis... cela suffit.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous?... Nous br&ucirc;lons de savoir....</p>
+
+<p>Archibald coupa la p&eacute;riode commenc&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Cher monsieur, voici l'affaire en deux mots. Vous faites partie de la
+myst&eacute;rieuse association qui porte le nom des Loups de Paris...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, prof&eacute;ra carr&eacute;ment Muflier.</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous pr&ecirc;ts &agrave; livrer votre chef?</p>
+
+<p>Muflier eut un bel &eacute;lan:</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait &ccedil;a?... Fallait donc le dire tout de suite!</p>
+
+<p>&mdash;Comment se nomme-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Au juste... nous n'en savons rien; mais il a un sobriquet.</p>
+
+<p>&mdash;Et le surnom?</p>
+
+<p>&mdash;C'est... le Bisco.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me le livrerez?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu!... Mais vous ne montrerez plus le gendarme?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le promets.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, voil&agrave; qui est convenu. Aussi bien il commen&ccedil;ait &agrave; furieusement
+nous ennuyer, le Bisco, avec ses airs de matamore...</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, il avait une poigne!... ajouta Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, vous &ecirc;tes d&eacute;cid&eacute;s.... J'ai votre parole?</p>
+
+<p>Les deux bandits &eacute;tendirent les bras &agrave; la fa&ccedil;on du groupe des Horaces:</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez!</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, mes chers amis, ma maison est la v&ocirc;tre, et vous serez
+royalement trait&eacute;s. Vous me ferez seulement le plaisir de ne pas sortir.
+Vous donnerez les renseignements, et je ferai le reste.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! nous ne tenons pas &agrave; sortir, dit Goniglu.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je comprends... &agrave; cause du gendarme?...</p>
+
+<p>Archibald se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Un dernier mot, dit Muflier. Dans les paroles prononc&eacute;es par
+l'honorable militaire... que vous savez, j'ai relev&eacute; un d&eacute;tail
+p&eacute;nible.... Il est douloureux, quand on a le c&oelig;ur bien plac&eacute;&mdash;et le
+gentilhomme qui m'&eacute;coute me comprendra &agrave; demi-mot&mdash;il est douloureux,
+dis-je, que de faibles cr&eacute;atures soient au pouvoir de leurs
+pers&eacute;cuteurs...</p>
+
+<p>&mdash;J'appr&eacute;cie la d&eacute;licatesse de vos sentiments, et, si vous le d&eacute;sirez...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! Hermance serait libre?</p>
+
+<p>&mdash;Et Pam&eacute;la?</p>
+
+<p>&mdash;Ces dames seront trait&eacute;es avec les &eacute;gards qu'elles m&eacute;ritent.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce n'est pas suffisant!</p>
+
+<p>&mdash;J'entends qu'elles seront d&eacute;livr&eacute;es d&egrave;s demain.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'attendions pas moins d'un galant homme!</p>
+
+<p>Il y eut un dernier &eacute;change de saluts, puis Archibald sortit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ma vieille, fit Muflier, qu'est-ce que tu en dis?</p>
+
+<p>&mdash;Moi! Oh! c'est tout vu! Je mange le morceau...</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi!</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! Allons nous coucher, et &agrave; demain les affaires s&eacute;rieuses...</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XVB" id="XVB"></a>XV</h2>
+
+<h3>UNE BANQUE ORIGINALE</h3>
+
+
+<p>Les bureaux de M. Mancal, agent d'affaires, ou plut&ocirc;t banquier, &eacute;taient
+situ&eacute;s dans la rue Louis-le-Grand. Ils avaient les allures riches et
+s&eacute;v&egrave;res qui d&eacute;notent les op&eacute;rations s&eacute;rieuses. Dans une premi&egrave;re salle,
+des gar&ccedil;ons, rev&ecirc;tus d'une livr&eacute;e sombre, accueillaient avec politesse
+les nombreux clients qui, chaque matin, venaient chercher les
+instructions de Mancal ou recourir &agrave; ses conseils. Puis, dans une vaste
+pi&egrave;ce &eacute;clair&eacute;e par deux hautes fen&ecirc;tres aux carreaux d&eacute;polis, plusieurs
+employ&eacute;s travaillaient assid&ucirc;ment derri&egrave;re les grillages ferm&eacute;s.
+Plusieurs portes y donnaient acc&egrave;s: sur l'une, un &eacute;cusson &eacute;tait fix&eacute;
+portant ce mot: Caisse; sur une autre: Contentieux; sur une troisi&egrave;me
+enfin: Direction. Ce matin-l&agrave;, un homme, v&ecirc;tu comme un riche paysan, se
+pr&eacute;senta dans la salle d'attente. D&eacute;j&agrave; plusieurs personnages attendaient
+depuis assez longtemps le bon plaisir de M. Mancal, qui, leur
+r&eacute;pondait-on, &eacute;tait enferm&eacute; en grave conf&eacute;rence dans son cabinet.
+Cependant le nouveau venu, apr&egrave;s avoir fait les questions d'usage et
+re&ccedil;u les m&ecirc;mes r&eacute;ponses, d&eacute;clara qu'&agrave; d&eacute;faut de M. Mancal, il se
+contenterait de parler au caissier, auquel il fit passer un pli.
+Aussit&ocirc;t il fut conduit vers la pi&egrave;ce dont nous avons parl&eacute;, et, un
+instant apr&egrave;s, il &eacute;tait introduit. L&agrave;, le caissier attendit que la porte
+f&ucirc;t referm&eacute;e, puis se levant brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il? s'&eacute;cria-t-il vivement, et comment, malgr&eacute; la consigne
+formelle, &ecirc;tes-vous venu ici?...</p>
+
+<p>&mdash;Est-il l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que je lui parle... imm&eacute;diatement.</p>
+
+<p>&mdash;Il est en affaires.</p>
+
+<p>&mdash;Je suppose, mon cher confr&egrave;re, dit l'autre, que nulle affaire n'est
+plus importante que de sauver sa peau.</p>
+
+<p>&mdash;Hein! il y a un danger?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! Crois-tu que sans cela je me serais expos&eacute; &agrave; le mettre en
+fureur?</p>
+
+<p>&mdash;Un danger grave?</p>
+
+<p>&mdash;Mon vieux cheval de retour, il ne faut pas se faire illusion. Certes,
+il est tr&egrave;s-intelligent....</p>
+
+<p>Il baissa la voix.</p>
+
+<p>&mdash;Il est tr&egrave;s-intelligent d'avoir organis&eacute; une maison de bonne apparence
+o&ugrave; caissier, comptables, employ&eacute;s, gar&ccedil;ons de bureau sont tous d'anciens
+for&ccedil;ats plus ou moins &eacute;vad&eacute;s ou en rupture de ban.... On est bien
+tranquille, on g&egrave;re les affaires de l'association g&eacute;n&eacute;rale, on fait
+fructifier les capitaux qui affluent de Toulon, de Rochefort, de Brest
+et autres lieux...</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi donc, Dioulou...</p>
+
+<p>&mdash;Bah! nous sommes entre nous. Mais cette placidit&eacute; ne peut pas toujours
+durer.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! fit avec un soupir la caissier de la maison Mancal, qui&mdash;&agrave; &ccedil;a
+que vient de nous r&eacute;v&eacute;ler notre ancienne connaissance
+Diouloufait&mdash;n'&eacute;tait pas pr&eacute;cis&eacute;ment aussi immacul&eacute; que l'agneau
+nouveau-n&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas te d&eacute;sesp&eacute;rer. D'abord, je ne t'ai dit un mot de cela
+que parce que nous sommes de vieux camarades... de vieux loups de
+terre.... Je sais quelque chose, je viens avertir le ma&icirc;tre, c'est mon
+devoir; mais <i>motus</i>! tu ne sais rien, je ne t'ai point parl&eacute;... Quant &agrave;
+l'avenir, sois tranquille, il nous tirera de l&agrave;...</p>
+
+<p>&mdash;Esp&eacute;rons-le, fit le caissier.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, ne perdons pas de temps.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois pardieu bien.... Je vais l'avertir.</p>
+
+<p>Et le caissier, revenant &agrave; son bureau, posa la main sur un des clous
+d'argent qui garnissaient son fauteuil de cuir.</p>
+
+<p>Or, il &eacute;tait vrai que Mancal causait avec un des plus habiles
+<i>tripoteurs</i> de la Bourse, lequel, avant de s'engager dans une op&eacute;ration
+malhonn&ecirc;te, mais d'autant plus fructueuse, avait d&eacute;sir&eacute; obtenir certains
+&eacute;claircissements sur les susceptibilit&eacute;s du code p&eacute;nal. Or, il exposait
+ses id&eacute;es, assez hardies en mati&egrave;re financi&egrave;re, faisant face &agrave; Mancal.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tr&egrave;s-simple, vous le comprenez, disait-il. Avec le capital
+souscrit, je paye les deux premiers dividendes. Les actions font prime.
+Comme j'en ai conserv&eacute; tout un livre &agrave; souche absolument intact, avec
+num&eacute;ros en double emploi, je vends... et, muni des fonds, je
+m'expatrie....</p>
+
+<p>Il en &eacute;tait &agrave; ce point de ses loyales explications, lorsque les yeux de
+Mancal, qui &eacute;taient fix&eacute;s sur son bureau, virent glisser doucement la
+plaque de bronze de l'encrier qui se trouvait justement devant lui, et
+sous cette plaque, des caract&egrave;res hi&eacute;roglyphiques se d&eacute;tach&egrave;rent sur
+fond blanc. Mancal r&eacute;prima un l&eacute;ger tressaillement.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher monsieur, dit-il, l'affaire dont vous m'entretenez, quoique
+tr&egrave;s-pratique, me para&icirc;t assez d&eacute;licate pour m&eacute;riter un assez long
+examen. Veuillez donc, je vous prie, revenir demain matin, et j'aurai
+sans doute une solution &agrave; vous donner.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait lev&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit l'autre, vous pensez que la chose pourra s'arranger?</p>
+
+<p>&mdash;Tout s'arrange...</p>
+
+<p>&mdash;Vous serez mon sauveur. Car, voyez-vous, monsieur Mancal, il y a
+longtemps que je lutte... il faut en finir, et je dois songer &agrave; ma
+famille...</p>
+
+<p>&mdash;Ces sentiments vous honorent. Adieu, cher monsieur, ou plut&ocirc;t au
+revoir....</p>
+
+<p>Le p&egrave;re de famille se d&eacute;cida, sur un cong&eacute; ainsi formul&eacute;, &agrave; se retirer
+non sans avoir r&eacute;p&eacute;t&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Songez-y bien. Le pain de mes enfants d&eacute;pend de vous.</p>
+
+<p>Rest&eacute; seul, Mancal alla vivement vers la porte, et tira le verrou. Puis
+il toucha au ressort qui indiquait &agrave; qui de droit que nul ne devait le
+venir d&eacute;ranger. Ensuite il se dirigea vers un large coffre-fort,
+lourdement install&eacute; au milieu d'un panneau. Un nouveau ressort &eacute;tant mis
+en mouvement fit tourner sur elle-m&ecirc;me la masse de fer, et Mancal se
+trouva en face de son caissier. Il aper&ccedil;ut Dioulou:</p>
+
+<p>&mdash;Toi ici!...</p>
+
+<p>&mdash;Chut! fit celui-ci en mettant le doigt sur ses l&egrave;vres. C'est urgent...</p>
+
+<p>&mdash;Viens!</p>
+
+<p>Tous deux se retrouv&egrave;rent dans le cabinet de Mancal.</p>
+
+<p>&mdash;Grave? demanda-t-il &agrave; voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s-grave, fit Dioulou sur le m&ecirc;me ton.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il? demanda Biscarre.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes menac&eacute;s... peut-&ecirc;tre est-on d&eacute;j&agrave; sur nos traces...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quels que soient nos ennemis, ils ne nous tiennent pas encore.
+Explique-toi...</p>
+
+<p>&mdash;Voici. D'abord Muflier et Goniglu ont disparu...</p>
+
+<p>&mdash;Je me suis toujours d&eacute;fi&eacute; d'eux; mais peut-&ecirc;tre sont-ils ivres-morts
+dans quelque bouge.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Ils ont &eacute;t&eacute; enlev&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible; par qui?</p>
+
+<p>&mdash;C'est Maloigne qui est venu m'avertir; ils se sont pris de querelle
+avec deux saltimbanques, sur la place du Tr&ocirc;ne, et depuis ce moment ils
+n'ont plus reparu.</p>
+
+<p>&mdash;Si on les a tu&eacute;s, la perte n'est pas grande.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le crois pas, car les deux saltimbanques &eacute;taient &agrave; leur baraque
+d&egrave;s le lendemain, &agrave; la m&ecirc;me place.</p>
+
+<p>&mdash;Tu les as vus?</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont des manchots; tu dois conna&icirc;tre cela: Droite et Gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! les fr&egrave;res Martin. Leur as-tu parl&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Certes non. Je n'aurais pas commis cette imprudence sans te consulter.
+Suppose qu'ils aient r&eacute;ellement, et comme tout semble l'indiquer, enlev&eacute;
+Muflier et Goniglu, c'est qu'ils y sont pouss&eacute;s par un int&eacute;r&ecirc;t s&eacute;rieux.
+Si j'&eacute;tais all&eacute; m'enqu&eacute;rir de nos amis, je me livrais sans profit.</p>
+
+<p>&mdash;Bien raisonn&eacute;; mais, du moins, tu les as &eacute;pi&eacute;s?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'as-tu d&eacute;couvert?</p>
+
+<p>&mdash;Rien. Ils n'ont pas quitt&eacute; la baraque. J'y suis entr&eacute; avec les
+spectateurs, et rien de suspect ne m'a frapp&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Bon. Est-ce l&agrave; tout ce que tu as &agrave; me dire? En v&eacute;rit&eacute;, tu me parais
+t'effrayer pour peu de chose. C'est peut-&ecirc;tre une querelle particuli&egrave;re
+entre les saltimbanques et ces deux mis&eacute;rables.</p>
+
+<p>&mdash;Attends. Tu vas voir que je n'ai pas tort de m'inqui&eacute;ter. Ce matin
+m&ecirc;me, des &eacute;trangers sont venus au quai de G&egrave;vres demander Blasias.</p>
+
+<p>&mdash;Et ils ont trouv&eacute; visage de bois.</p>
+
+<p>&mdash;Naturellement. Mais j'ai appris que les chercheurs avaient l'air fort
+d&eacute;sappoint&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! quelques voleurs en qu&ecirc;te d'un complaisant rec&eacute;leur...</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas, des voleurs de la haute, car ils &eacute;taient admirablement
+mis... mais enfin, tu me parais d&eacute;cid&eacute; &agrave; tout traiter fort l&eacute;g&egrave;rement.
+Cependant, il y a un troisi&egrave;me d&eacute;tail...</p>
+
+<p>&mdash;C'est peut-&ecirc;tre le plus utile...</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois. Les m&ecirc;mes personnages sont all&eacute;s &agrave; l'<i>Ours vert</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! Comment le sais-tu?</p>
+
+<p>&mdash;L'id&eacute;e m'est venue d'aller r&ocirc;der par l&agrave;... et bien m'en a pris, car,
+comme j'arrivais, ils venaient de quitter le cabaret.</p>
+
+<p>&mdash;En tous cas, tu es arriv&eacute; trop tard...</p>
+
+<p>&mdash;Pas tout &agrave; fait, car l&agrave; j'ai obtenu le signalement de mes deux
+personnages.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci est bon.</p>
+
+<p>&mdash;L'un d'eux est grand, mince, tr&egrave;s-p&acirc;le. L'autre est surtout
+reconnaissable; il a l'accent anglais et porte au visage une balafre qui
+le d&eacute;figure.... Connais-tu cela?</p>
+
+<p>&mdash;Les renseignements sont vagues... mois on trouvera. J'ai d'ailleurs un
+moyen infaillible. Tu sais qu'on peut compter sur moi.... Est-ce tout?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, de ce c&ocirc;t&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Il y a encore une autre complication?</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;, il me semble que tu ris de tout cela...</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu! je touche &agrave; mon but.... Jamais je ne me suis senti plus
+s&ucirc;r de moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux. Tu nous d&eacute;fendras avec plus d'aplomb si on nous attaque.</p>
+
+<p>&mdash;Ton dernier renseignement? Fais vite.</p>
+
+<p>&mdash;Il s'agit d'un certain Bridoine qui depuis longtemps demande &agrave; faire
+partie des Loups.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aime pas les nouveaux affili&eacute;s. En tout cas, il faut, pour entrer
+parmi nous, avoir rendu d'abord &agrave; l'association un grand service.</p>
+
+<p>&mdash;Il dit avoir rempli cette condition.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Voici. Il est venu me trouver et m'a donn&eacute; les d&eacute;tails suivants: il
+existe sur le Cours-la-Reine une maison myst&eacute;rieuse o&ugrave; se r&eacute;unissent la
+nuit des gens &eacute;tranges.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, on conspire contre le gouvernement... Est-ce que par hasard
+tu voudrais te faire conservateur?</p>
+
+<p>&mdash;Ris toujours... mais parmi les personnages qu'il a guett&eacute;s, il a
+parfaitement distingu&eacute; deux manchots.</p>
+
+<p>Mancal ne put r&eacute;primer un mouvement.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci devient plus grave. Il faudra que je voie ce Bridoine.</p>
+
+<p>&mdash;Il sait quelque chose de plus: il a vu une femme qui s'introduisait
+dans cette maison.</p>
+
+<p>&mdash;Et cette femme?</p>
+
+<p>&mdash;Il l'a suivie et il sait son nom.</p>
+
+<p>&mdash;Parle donc! Ce nom?...</p>
+
+<p>&mdash;Cette femme est la marquise Marie de Favereye....</p>
+
+<p>Biscarre lan&ccedil;a un coup de poing sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Mal&eacute;diction! Oui, tu as raison. Il n'y a pas un instant &agrave; perdre....
+Je ne sais rien.... Je ne devine rien... Oh! tenterait-on, par hasard,
+de lutter contre moi?...</p>
+
+<p>Les traits de Biscarre &eacute;taient convuls&eacute;s. Il semblait qu'il suff&icirc;t de
+prononcer le nom de Marie de Favereye pour r&eacute;veiller en lui toutes ses
+fureurs de damn&eacute;.</p>
+
+<p>Dioulou le regardait avec une sorte d'effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, que d&eacute;cides-tu? demanda-t-il.</p>
+
+<p>Biscarre s'arr&ecirc;ta et r&eacute;fl&eacute;chit un instant, puis il alla &agrave; son bureau et
+frappa deux fois sur un timbre. Or, &agrave; ce moment, un des employ&eacute;s de la
+banque Mancal, &agrave; bouts de manches en lustrine, &agrave; lunettes bleues, &eacute;tait
+justement occup&eacute; &agrave; r&eacute;gler le compte d'un honn&ecirc;te bourgeois qui le
+remerciait vivement de sa complaisance. Le fait est qu'&agrave; l'inverse des
+fonctionnaires&mdash;dont nous avons d&eacute;j&agrave; eu l'occasion de constater l'esprit
+grincheux et la politesse infinit&eacute;simale&mdash;les employ&eacute;s de M. Mancal
+d&eacute;ployaient, dans leurs rapports avec le public, une am&eacute;nit&eacute; devenue
+presque proverbiale.</p>
+
+<p>Celui-ci donc s'&eacute;tait &eacute;vertu&eacute; &agrave; expliquer au client, avec une douceur
+inalt&eacute;rable, les diverses op&eacute;rations faites pour son compte, et il
+achevait de dresser le bordereau des b&eacute;n&eacute;fices r&eacute;alis&eacute;s, quand le son du
+timbre deux fois r&eacute;p&eacute;t&eacute; parvint &agrave; son oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande mille fois pardon, dit-il, mais mon patron a besoin de
+moi; ne vous impatientez pas, c'est l'affaire de quelques minutes... je
+suis &agrave; vos ordres dans un instant.</p>
+
+<p>Et, se levant, il se dirigea vers le cabinet de Mancal. Or, voici le
+court dialogue qui s'engagea entre le comptable et le patron:</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais que tu n'as pas encore pay&eacute; ta dette d'&eacute;vasion...</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons besoin de toi.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis &agrave; vos ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Bien. Ce soir, trouve-toi &agrave; huit heures &agrave; la t&ecirc;te du Pont-Neuf, c&ocirc;t&eacute;
+rive gauche. Monsieur te donnera ses ordres...</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien. Me permettez-vous une question?</p>
+
+<p>&mdash;Fais vite.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce pour une affaire rouge?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cette question? Est-ce que tu recules?</p>
+
+<p>&mdash;Non pas. Mais c'est que, s'il fallait <i>suriner</i>, j'apporterais mes
+instruments...</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile. Tu as entendu... &agrave; huit heures.</p>
+
+<p>&mdash;J'y serai.</p>
+
+<p>Et sur un signe de Mancal, il sortit, revint &agrave; son guichet et dit &agrave;
+l'honn&ecirc;te client:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je suis &agrave; votre disposition.... Le solde de votre cr&eacute;dit est
+de trois cent vingt-sept francs quatre-vingt-cinq centimes.</p>
+
+<p>&mdash;Et que ferons-nous? demandait en m&ecirc;me temps Dioulou.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'attendrez... et quand je serai l&agrave;...</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! il faudra bien que le manchot dise ce que c'est que cette
+maison du Cours-la-Reine et ce que sont devenus nos amis...</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XVIB" id="XVIB"></a>XVI</h2>
+
+<h3>OU LA LUTTE S'ENGAGE</h3>
+
+
+<p>Le soir de ce m&ecirc;me jour, vers minuit, des rafales de pluie s'&eacute;taient
+abattues sur Paris. La temp&eacute;rature, tr&egrave;s-froide pendant la journ&eacute;e,
+s'&eacute;tait subitement &eacute;lev&eacute;e. Et n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; la saison, on aurait pris cette
+bourrasque pour une temp&ecirc;te d'orage. Cependant, sous les torrents qui
+tombaient sans temps d'arr&ecirc;t, deux hommes, envelopp&eacute;s de lourds
+manteaux, se tenaient blottis contre le parapet du quai.</p>
+
+<p>&mdash;<i>By Jove</i>! fit l'un, en se secouant, voil&agrave; un temps &agrave; ne pas mettre un
+de nos bandits dehors!</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire, r&eacute;pondit l'autre. Ce sont l&agrave; de ces soir&eacute;es o&ugrave; ils ne
+craignent m&ecirc;me pas la police, et je crois, quant &agrave; moi, que nous
+parviendrons enfin &agrave; mettre la main sur ce pr&eacute;tendu Blasias.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu le veuille! reprit le premier, qui n'&eacute;tait autre que sir Lionel
+Storigan, mais je vous avoue, mon cher Archibald, que je n'ai pas
+absolument la m&ecirc;me confiance que vous.... Mais, dites-moi, si notre
+homme rentre en son repaire, quel est votre plan? Comment nous
+emparerons-nous de lui?</p>
+
+<p>&mdash;A cela, je pourrais vous r&eacute;pondre que nous nous inspirerons des
+circonstances; pourtant, je crois que le mieux sera de l'attirer au
+dehors sous un pr&eacute;texte quelconque...</p>
+
+<p>&mdash;Un pr&eacute;texte!... Hum! il se d&eacute;fiera.</p>
+
+<p>&mdash;N'avons-nous pas le mot de passe?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais. Ce sont ces deux mis&eacute;rables qui vous l'ont donn&eacute;. Mais,
+en premier lieu, depuis l'enl&egrave;vement de ces personnages, il a peut-&ecirc;tre
+&eacute;t&eacute; chang&eacute;, ce qui ne serait en somme que de la vulgaire prudence.... En
+second lieu, &ecirc;tes-vous bien certain que ces gredins ne vous aient pas
+tendu un pi&eacute;ge?</p>
+
+<p>&mdash;Leur int&eacute;r&ecirc;t me r&eacute;pond d'eux. Entre quelques milliers de francs et la
+crainte du gendarme, ils n'ont pas h&eacute;sit&eacute;. C'&eacute;tait pr&eacute;vu. Et ils savent
+que leur libert&eacute; d&eacute;pend de la capture de Bisco...</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste... et cependant je me d&eacute;fierais. Ces Loups de Paris&mdash;dont
+nous avons entendu parler&mdash;sont des bandits &eacute;m&eacute;rites dont il convient de
+se d&eacute;fier, alors m&ecirc;me qu'ils semblent se trahir entre eux...</p>
+
+<p>&mdash;D&eacute;fions-nous, soit, cela ne nous emp&ecirc;chera pas d'agir.</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'avez-vous pas dit que vous attendiez encore des n&ocirc;tres?</p>
+
+<p>&mdash;Oui... j'ai fait avertir les deux fr&egrave;res Droite et Gauche, et je
+m'&eacute;tonne m&ecirc;me qu'ils ne soient pas encore arriv&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont de braves c&oelig;urs!...</p>
+
+<p>&mdash;D&eacute;vou&eacute;s &agrave; notre &oelig;uvre jusqu'&agrave; la mort... et, sans eux, nous ne
+serions pas sur les traces des Loups. Leur exploit a &eacute;t&eacute; un v&eacute;ritable
+coup de ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! fit tout &agrave; coup sir Lionel. &Eacute;coutez....</p>
+
+<p>Archibald et l'Anglais tendaient l'oreille.</p>
+
+<p>On entendait sur le trottoir l'&eacute;cho assourdi d'un pas rapide. Les deux
+hommes se rejet&egrave;rent en arri&egrave;re, et descendant de quelques marches
+l'escalier qui conduisait &agrave; la berge, ils se cach&egrave;rent derri&egrave;re la
+saillie du parapet. Une ombre parut dans la nuit. Elle s'arr&ecirc;ta, puis
+parut regarder soigneusement autour d'elle, se penchant et tendant
+l'oreille. Sir Lionel poussa Archibald du coude:</p>
+
+<p>&mdash;Ce doit &ecirc;tre notre homme. Pourquoi ne nous jetons-nous pas sur lui?</p>
+
+<p>Archibald r&eacute;pondit &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Non. Si robuste que nous soyons, il pourrait nous &eacute;chapper: une lutte
+s'ensuivrait qui nous compromettrait inutilement et donnerait l'&eacute;veil &agrave;
+toute la bande.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, ajouta sir Lionel, le mieux est de forcer l'animal dans son
+repaire.... Nous y apprendrons sans doute d'int&eacute;ressants d&eacute;tails.</p>
+
+<p>Cependant l'inconnu, apr&egrave;s s'&ecirc;tre assur&eacute; que le quai &eacute;tait d&eacute;sert ou du
+moins l'avoir cru tel, se dirigea vers la masure o&ugrave; nous avons vu
+p&eacute;n&eacute;trer Silvereal. Il marchait sans pr&eacute;caution maintenant, comme un
+homme certain de n'avoir rien &agrave; redouter. Il s'approcha de la devanture,
+se baissa, et tira de sa poche une clef qu'il introduisit dans la
+serrure. Le volet tourna sur lui-m&ecirc;me, et l'homme disparut &agrave;
+l'int&eacute;rieur.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! dit Archibald.</p>
+
+<p>&mdash;N'attendons-nous pas les deux fr&egrave;res?</p>
+
+<p>&mdash;A quoi bon? Ne pouvons-nous en finir &agrave; nous deux?</p>
+
+<p>&mdash;Certes oui, je suis &agrave; vos ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Vos pistolets sont arm&eacute;s?</p>
+
+<p>&mdash;Et j'ai la main sur la crosse. Ils prendront la parole d&egrave;s qu'il le
+faudra.</p>
+
+<p>&mdash;Venez donc.</p>
+
+<p>Et remontant sur le quai, Lionel et Archibald se dirig&egrave;rent vers la
+demeure du faux Blasias.</p>
+
+<p>La devanture &eacute;tait referm&eacute;e. Archibald frappa de la fa&ccedil;on qui lui avait
+&eacute;t&eacute; enseign&eacute;e par l'honn&ecirc;te Muflier. Six coups espac&eacute;s de deux en deux.
+Ils attendirent un instant, puis un judas s'ouvrit au-dessus de la
+porte.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est l&agrave;? demanda une voix.</p>
+
+<p>&mdash;Loup! r&eacute;pondit M. de Thomerville.</p>
+
+<p>&mdash;Le mot de passe.</p>
+
+<p>&mdash;Hors du bois!</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien. Attendez!</p>
+
+<p>On entendit un bruit de verrous, puis le volet s'ouvrit.</p>
+
+<p>Archibald et Lionel, la main sur leurs armes, p&eacute;n&eacute;tr&egrave;rent dans le
+capharna&uuml;m du vieux Blasias. Le rec&eacute;leur, tenant &agrave; la main une lanterne,
+fixait sur les deux hommes ses yeux, dans lesquels d'ailleurs ne per&ccedil;ait
+aucune inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous connais pas, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pourquoi nous venons faire connaissance avec vous, dit Archibald
+en riant.</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps, sa main arm&eacute;e d'un pistolet se dirigeait vers Blasias, et
+Lionel l'avait imit&eacute;. Les deux Morts s'&eacute;taient plac&eacute;s entre la porte et
+Blasias. Toute fuite de ce c&ocirc;t&eacute; &eacute;tait impossible. Mais l'homme resta
+immobile devant les armes de mort qui le mena&ccedil;aient. Il laissa &eacute;chapper
+un ricanement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous paraissez pleins de courage pour attaquer un pauvre vieillard!
+fit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Un vieillard... en v&eacute;rit&eacute;! mais si je ne me trompe, votre voix est
+encore forte et vigoureuse.... Avez-vous bien l'&acirc;ge que vous paraissez?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Rien que de fort simple. Vous ne vous appelez pas Blasias... vous &ecirc;tes
+le Bisco, chef des Loups de Paris.</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence.</p>
+
+<p>&mdash;Avouez-vous? demanda sir Lionel.</p>
+
+<p>Le Bisco baissa la t&ecirc;te, et comme ob&eacute;issant &agrave; la crainte, il dit
+doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends tout... j'ai &eacute;t&eacute; trahi... je suis en votre pouvoir...</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous r&eacute;signez bien vite, ce me semble, dit Archibald. Je vous
+avertis que votre soumission m'est grandement suspecte... &Eacute;videmment
+vous cherchez en votre cerveau fertile quelque moyen de nous &eacute;chapper...
+mais veuillez vous convaincre que toute tentative serait inutile.</p>
+
+<p>&mdash;Au moindre mouvement, je vous br&ucirc;le la cervelle, ajouta sir Lionel,
+qui aimait les expressions nettes et pr&eacute;cises.</p>
+
+<p>Le Bisco parut r&eacute;fl&eacute;chir un moment.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez-moi, dit-il. Je connais assez la vie pour comprendre que
+lorsqu'une partie est perdue, c'est folie que de s'acharner &agrave; combattre.
+Si vous savez qui je suis, je n'ignore pas moi-m&ecirc;me quels sont les deux
+hommes qui se trouvent devant moi.</p>
+
+<p>&mdash;Hein? vous nous connaissez? firent les deux hommes surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Qui ne conna&icirc;t le marquis Archibald de Thomerville, le premier
+sportsman de Paris... qui jadis oui, je crois, une aventure d'amour, &agrave;
+la suite de laquelle il tenta de s'empoisonner, ce qui explique
+l'&eacute;trange p&acirc;leur r&eacute;pandue sur son visage?</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai que ces d&eacute;tails ont occup&eacute; pendant quelques jours
+l'attention publique... je m'explique donc qu'ils ne vous soient pas
+inconnus.</p>
+
+<p>&mdash;Non plus que cet autre acte de d&eacute;sespoir qui vous a d&eacute;figur&eacute;, sir
+Lionel Storigan... alors que, tromp&eacute; par celle qui devait porter le nom
+de duchesse de Torr&egrave;s, vous avez tent&eacute; de vous briser le cr&acirc;ne d'un coup
+de pistolet.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, fit sir Lionel, que vous poss&eacute;dez admirablement les annales
+de la vie parisienne; en tout cas, si jadis ma main a tromp&eacute; ma volont&eacute;,
+soyez certain qu'il n'en serait pas de m&ecirc;me aujourd'hui....</p>
+
+<p>Le Bisco paraissait avoir repris son assurance.</p>
+
+<p>&mdash;Sachant donc quels sont les deux personnages qui se sont introduits
+chez moi, je suis certain de n'avoir pas &agrave; redouter un assassinat, et je
+devine qu'il s'agit de conditions &agrave; m'imposer.... Je vous l'ai dit, &agrave;
+partie perdue, il n'est pas d'autre recours que le payement de sa
+dette.... Ces conditions, je les attends... et il est plus que probable
+qu'elles sont accept&eacute;es d'avance...</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez peur?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu!... je suis seul et sans armes... &agrave; la moindre tentative de
+r&eacute;sistance, vous me logez une balle dans la t&ecirc;te. Je ne crois m&ecirc;me pas
+qu'il y ait l&agrave; de v&eacute;ritable l&acirc;chet&eacute;... Allons plus loin!... vous me
+consid&eacute;rez comme un bandit, je ne me fais pas &agrave; cet &eacute;gard la moindre
+illusion; vous ne pouvez donc exiger de moi l'h&eacute;ro&iuml;sme des honn&ecirc;tes
+gens. Vous voyez que je suis franc. Maintenant, je vous &eacute;coute.</p>
+
+<p>La voix de Biscarre avait repris sa nettet&eacute;. Archibald, toujours
+d&eacute;fiant, se demandait quel pi&eacute;ge pouvait cacher cette apparente
+soumission.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes notre prisonnier, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Que pr&eacute;tendez-vous faire?</p>
+
+<p>&mdash;Rien que de tr&egrave;s-simple. Si nous vous avions arr&ecirc;t&eacute; dans la rue, vous
+auriez tout mis en oeuvre pour nous &eacute;chapper. Ici, la fuite est
+impossible, et vous allez nous suivre.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; me conduisez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas en prison.... Tranquillisez-vous.... Ce n'est pas &agrave; un
+magistrat que vous aurez &agrave; r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>Biscarre se mordit les l&egrave;vres; une lueur venait de traverser son esprit.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne m'interrogez-vous pas ici?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que ce n'est pas &agrave; nous que ce soin appartient.</p>
+
+<p>&mdash;A qui donc?</p>
+
+<p>&mdash;Vous le saurez plus tard. Maintenant, r&eacute;pondez... &Ecirc;tes-vous pr&ecirc;t &agrave;
+nous suivre, et nous &eacute;viterez-vous la n&eacute;cessit&eacute; de recourir &agrave; la
+violence?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous suivrai.</p>
+
+<p>&mdash;Bien.</p>
+
+<p>&mdash;Seulement, jurez-moi que j'aurai la vie sauve...</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne prenons aucun engagement.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;? Du moins, avez-vous l'intention de me livrer &agrave; la justice?</p>
+
+<p>&mdash;Tout d&eacute;pendra de vous-m&ecirc;me. Selon vos r&eacute;ponses, vous serez libre, sous
+certaines r&eacute;serves, bien entendu. Sinon, nous ne pr&eacute;jugeons rien du sort
+qui vous est r&eacute;serv&eacute;.</p>
+
+<p>Sir Lionel avait tir&eacute; de sa poche des cordes fines et solides.</p>
+
+<p>&mdash;Vos poignets? dit-il &agrave; Biscarre.</p>
+
+<p>Celui-ci tendit les mains en avant. Sir Lionel, avec une remarquable
+dext&eacute;rit&eacute;, les lui serra au moyen de ces n&oelig;uds savants que connaissent
+les marins.</p>
+
+<p>&mdash;Le b&acirc;illon, maintenant, dit Archibald.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! vous voulez!... s'&eacute;cria Biscarre.</p>
+
+<p>&mdash;Simple mesure de pr&eacute;caution. Qui sait si quelques-uns de vos amis ne
+r&ocirc;dent pas aux environs et si vous n'&eacute;prouveriez pas la tentation de
+leur jeter quelque signal?...</p>
+
+<p>&mdash;D&eacute;cid&eacute;ment, vous &ecirc;tes d&eacute;fiants...</p>
+
+<p>&mdash;C'est un hommage que nous rendons &agrave; votre habilet&eacute;, dit sir Lionel en
+riant.</p>
+
+<p>&mdash;Mon habilet&eacute;!... h&eacute;las!... je vous en donne une bien triste preuve,
+car, en v&eacute;rit&eacute;, je me suis laiss&eacute; surprendre comme un niais.</p>
+
+<p>&mdash;Les plus grands capitaines ont leurs moments d'oubli.</p>
+
+<p>D&eacute;cid&eacute;ment, l'aventure se passait dans les formes les plus courtoises.
+Sans autre objection, Biscarre avait tendu le cou, et Archibald lui
+avait pos&eacute; aux l&egrave;vres un b&acirc;illon qui, s'y adaptant exactement, emp&ecirc;chait
+toute &eacute;mission de la voix.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit sir Lionel, nous vous prendrons chacun par un bras, et
+nous vous guiderons jusqu'&agrave; une voiture qui nous attend &agrave; quelques pas
+d'ici.</p>
+
+<p>Biscarre inclina la t&ecirc;te en signe de consentement. Sir Lionel alla &agrave; la
+porte pour l'ouvrir, mais elle s'&eacute;tait referm&eacute;e par son propre poids.</p>
+
+<p>&mdash;La clef? fit-il.</p>
+
+<p>S'ils avaient en ce moment vu l'&eacute;clair qui passa sous les paupi&egrave;res
+baiss&eacute;es de Biscarre, ils auraient compris que tout n'&eacute;tait pas encore
+fini.</p>
+
+<p>&mdash;La clef? r&eacute;p&eacute;ta Archibald en se rapprochant de lui.</p>
+
+<p>Biscarre se tourna &agrave; demi et d'un geste indiqua sa poche. Archibald y
+plongea la main et en retira la clef. C'&eacute;tait une clef de fer, lourde,
+massive. Sir Storigan la re&ccedil;ut des mains d'Archibald et se dirigea de
+nouveau vers la porte. Mais comme cette partie de la pi&egrave;ce &eacute;tait plong&eacute;e
+dans l'obscurit&eacute;, il se tourna vers M. de Thomerville:</p>
+
+<p>&mdash;Approchez la lanterne, dit-il.</p>
+
+<p>Celui-ci ob&eacute;it. Dans ce mouvement, il s'&eacute;loigna de Biscarre. Celui-ci
+s'&eacute;tait redress&eacute;, et, doucement, comme par un mouvement naturel, avait
+fait un pas en arri&egrave;re. Sir Lionel introduisit la clef dans la serrure;
+on entendit un bruit sec. Puis, tout &agrave; coup, le sol sur lequel ils se
+trouvaient c&eacute;da sous leurs pas, et tous deux disparurent dans une trappe
+subitement ouverte. Alors Biscarre, d&eacute;gageant ses mains comme si en
+r&eacute;alit&eacute; les n&oelig;uds de cordes eussent &eacute;t&eacute; serr&eacute;s par un enfant, bondit
+vers la trappe, qui se referma avec un bruit sourd, et, arrachant son
+b&acirc;illon:</p>
+
+<p>&mdash;Imb&eacute;ciles! cria-t-il. Avant de vous attaquer &agrave; moi, vous eussiez d&ucirc;
+mieux me conna&icirc;tre!</p>
+
+<p>Puis, prenant une autre clef dans sa poche, il ouvrit la porte de la
+rue, sortit, et lan&ccedil;a dans l'air un coup de sifflet net et strident.
+Deux ombres se d&eacute;tach&egrave;rent dans l'obscurit&eacute;: elles portaient une sorte
+de paquet qui avait forme humaine.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez, fit Biscarre.</p>
+
+<p>&mdash;Voila! camarade, dit Maloigne. Sacr&eacute;di&eacute;! quel chien de temps! V'la de
+l'ouvrage qui vaut de l'argent! O&ugrave; faut-il mettre le manchot?</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;tendez-le l&agrave;, &agrave; terre; maintenant, faites sentinelle au dehors. A la
+moindre alerte, le coup de sifflet.</p>
+
+<p>&mdash;Encore dehors! Mais nous sommes tremp&eacute;s...</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous s&eacute;cherez demain. Allez!</p>
+
+<p>Truard et Maloigne essay&egrave;rent encore de protester. Mais, sans s'en
+pr&eacute;occuper, Biscarre les jeta dehors. Puis, rest&eacute; seul, il referma
+soigneusement la porte et se dirigea vers le corps qui &eacute;tait &eacute;tendu sans
+mouvement.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait celui d'un des fr&egrave;res Martin, celui de Gauche. Comment se
+trouvait-il l&agrave;, et que s'&eacute;tait-il donc pass&eacute;? On se souvient que
+Biscarre, averti par Diouloufait de l'enl&egrave;vement de Muflier et de
+Goniglu, avait imm&eacute;diatement donn&eacute; &agrave; son personnel des ordres pour le
+soir m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Biscarre avait compris que l'heure de la lutte avait sonn&eacute;. L'enl&egrave;vement
+des deux bandits devait, selon lui, &ecirc;tre le r&eacute;sultat de quelque
+imprudence par eux commise. Peut-&ecirc;tre m&ecirc;me y avait-il trahison. Les
+allures de Muflier &eacute;tait depuis longtemps suspectes, et la sc&egrave;ne qui
+s'&eacute;tait pass&eacute;e &agrave; l'<i>Ours vert</i> en &eacute;tait la preuve. En tout cas, il
+fallait conna&icirc;tre l'&eacute;tendue r&eacute;elle du danger. Quels &eacute;taient les deux
+personnages qui, d'apr&egrave;s le rapport de Diouloufait, s'&eacute;taient pr&eacute;sent&eacute;s
+d'abord au quai de G&egrave;vres, ensuite au cabaret des Halles? Puis, dans
+quel but les deux saltimbanques avaient-ils fait dispara&icirc;tre Muflier et
+Goniglu? Biscarre avait pour principe de prendre tout d'abord
+l'initiative; et il y avait en lui je ne sais quel esprit d'aventure qui
+le poussait &agrave; compter sur le hasard. Il fallait d'abord s'emparer des
+fr&egrave;res Droite et Gauche. A l'heure dite, quatre Loups s'&eacute;taient r&eacute;unis &agrave;
+la t&ecirc;te du Pont-Neuf, au point fix&eacute; par Biscarre. Puis, sous la conduite
+de Diouloufait, ils s'&eacute;taient dirig&eacute;s vers la place du Tr&ocirc;ne, o&ugrave; devait
+se trouver encore la baraque des saltimbanques. Ils &eacute;taient arriv&eacute;s
+vers les dix heures du soir. C'&eacute;tait l'heure o&ugrave; se terminaient les
+repr&eacute;sentations. Au moment m&ecirc;me o&ugrave; ils se glissaient dans la foule qui
+entourait la baraque, Droite et Gauche ex&eacute;cutaient leurs derniers
+exercices. Les Loups, sur l'ordre de Biscarre, s'&eacute;taient plac&eacute;s en
+observation, pr&ecirc;ts &agrave; accourir au premier signal de Biscarre, qui s'&eacute;tait
+r&eacute;serv&eacute; le r&ocirc;le principal dans le drame qui se pr&eacute;parait. Il &eacute;tait v&ecirc;tu
+d'une blouse qui cachait son costume de Blasias. Il entra dans la
+baraque, apr&egrave;s avoir jet&eacute; en passant quelques pi&egrave;ces de cuivre. C'&eacute;tait
+pendant l'exercice des poids, et les deux fr&egrave;res excitaient des
+tr&eacute;pignements de joie de la part des spectateurs, prompts &agrave; se moquer
+des audacieux qui essayaient de lutter de vigueur avec les deux
+manchots. Droite s'&eacute;tait avanc&eacute; sur le devant des tr&eacute;teaux qui leur
+servaient de sc&egrave;ne, et jetait une derni&egrave;re fois le d&eacute;fi sacramentel:</p>
+
+<p>&mdash;Est-il encore dans la soci&eacute;t&eacute; quelque personne qui veuille essayer ses
+forces?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dit Biscarre.</p>
+
+<p>Il y eut dans la foule un redoublement d'attention, et m&ecirc;me quelques
+applaudissements retentirent. Jusqu'ici les plus vigoureux avaient &eacute;t&eacute;
+vaincus, il fallait une grande confiance en soi-m&ecirc;me pour entamer de
+nouveau la lutte. Mais quand Biscarre parut, il y eut un murmure de
+d&eacute;sappointement. Cet homme de taille moyenne, v&ecirc;tu comme un paysan, le
+front couvert d'un large chapeau qui dissimulait en partie son visage,
+avait des allures lourdes et <i>pataudes</i> qui ne prouvaient rien moins
+qu'une force exceptionnelle. Biscarre monta sur le tr&eacute;teau.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! camarade, fit Gauche, il para&icirc;t que nous avons des biceps
+exceptionnels!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! comme tout le monde, dit Biscarre en tra&icirc;nant la voix &agrave; la fa&ccedil;on
+normande.</p>
+
+<p>&mdash;Vous venez de loin? Peut-&ecirc;tre &ecirc;tes-vous fatigu&eacute;?... dit Droite avec un
+accent de moquerie.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre ben!... mais je t&acirc;cherons de faire de mon mieux...</p>
+
+<p>&mdash;Choisissez! dit Gauche &agrave; son tour, en d&eacute;signant &agrave; Biscarre le tas de
+poids qui avaient servi &agrave; leurs exercices.</p>
+
+<p>Biscarre s'approcha, se baissa, et jouant la niaiserie du mieux qu'il
+pouvait&mdash;et en cela c'&eacute;tait comme toujours un acteur admirable&mdash;il t&acirc;ta
+successivement plusieurs poids, sans les prendre et sans t&acirc;cher de les
+enlever.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous donc cru qu'ils &eacute;taient en carton, fit l'un des deux fr&egrave;res,
+qui en souleva un et le laissa retomber sur les planches, qui g&eacute;mirent
+sous la masse de fer.</p>
+
+<p>Biscarre s'&eacute;tait redress&eacute;, toujours avec ses mouvements lents, et il
+regardait autour de lui. Or, il y avait justement au milieu du tr&eacute;teau
+une table couverte d'un tapis sur lequel se voyaient des alt&egrave;res &agrave; poids
+&eacute;normes. Il est vrai de dire que, le plus souvent, les fr&egrave;res &eacute;vitaient
+de se servir de ces engins, qui, m&ecirc;me pour leurs forces exceptionnelles,
+n&eacute;cessitaient des efforts trop violents. Biscarre alla vers la table.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous venez faire par l&agrave;? dit Gauche en riant. Est-ce que
+vous voudriez en t&acirc;ter?</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! c'est pas bien de vous gausser de moi, dit Biscarre en riant
+d'un gros rire. Si je voulais, j'enl&egrave;verais la table et tout ce qu'il y
+a dessus.</p>
+
+<p>Un &eacute;clat de rire accueillit cette fanfaronnade, et l'hilarit&eacute; de la
+salle fut partag&eacute;e par les deux jumeaux.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Crac est mort! cria une voix.</p>
+
+<p>&mdash;A la porte le blagueur!</p>
+
+<p>Et les lazzi d'&eacute;clater de toutes parts. Biscarre passa ses mains sous sa
+blouse et en tira un sac de toile assez gros. Il le pla&ccedil;a sur la table
+et on entendit le bruit d'un sac d'&eacute;cus.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que &ccedil;a? dit Droite.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a? Eh ben!... c'est le prix des deux derniers <i>viaux</i> que j'ons
+vendus aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce que vous voulez que nous fassions de &ccedil;a?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ce que vous voudrez! Seulement, faut les gagner.</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;&agrave;! que veulent dire toutes ces pasquinades?</p>
+
+<p>&mdash;Des... quoi? Voyons! &ecirc;tes-vous des francs gars, oui ou non? Je vous
+parie ce qu'il y a l&agrave; dedans que j'enlevons la table et tout le
+bibelot....</p>
+
+<p>La sacoche paraissait ronde: d&eacute;cid&eacute;ment la partie ne manquait pas
+d'int&eacute;r&ecirc;t, et le silence se fit comme par enchantement.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne parions pas d'argent, dit Gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dites donc tout de go que vous avez peur de perdre.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui! ils <i>canent</i>! cri&egrave;rent quelques spectateurs.</p>
+
+<p>Droite et Gauche comprirent que, m&ecirc;me en supposant, ce qui &eacute;tait
+vraisemblable, que le particulier voul&ucirc;t jouer une farce, ils devaient
+conserver leur prestige.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai dit, reprit Gauche, que nous ne jouons pas d'argent, mais
+on peut jouer autre chose.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Deux bonnes bouteilles de vin?</p>
+
+<p>&mdash;Du bon bouch&eacute;, alors!</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce qu'il y a de plus bouch&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Topez donc!</p>
+
+<p>Et Biscarre tendit la main aux deux fr&egrave;res.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a y est. Et maintenant, mes gars parisiens, regardez-moi &ccedil;a.</p>
+
+<p>Biscarre vint vers la table, qui avait une longueur d'&agrave; peu pr&egrave;s un
+m&egrave;tre. Il &eacute;tait impossible d'appr&eacute;cier, au premier coup d'&oelig;il, le poids
+qui la surchargeait.</p>
+
+<p>&mdash;Essayez d'abord de lever &ccedil;a, dit Biscarre.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! pour me donner une petite id&eacute;e de ce que &ccedil;a p&egrave;se....</p>
+
+<p>Droite saisit le bord de la table, et, d'un effort violent, souleva deux
+des pieds &agrave; vingt centim&egrave;tres environ, et encore se servait-il pour
+levier des deux autres pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Vingt dieux! fit Biscarre, il para&icirc;t que c'est un brin lourd...</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez encore renoncer, dit Droite.</p>
+
+<p>&mdash;C'est &ccedil;a! reculer... pour qu'on dise que les gars de la campagne sont
+des clampins...</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc... nous jugerons le coup....</p>
+
+<p>Biscarre, avec ses mouvements compass&eacute;s, releva les poignets de sa
+chemise et mit &agrave; nu ses bras, sur lesquels les muscles saillaient comme
+des cordes d'acier. Ses mains, quoique fines, pr&eacute;sentaient, nous l'avons
+dit, ce caract&egrave;re assez singulier que le pouce &eacute;tait d'une longueur
+inusit&eacute;e et touchait presque &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; de l'index. Cette
+conformation&mdash;qui existait chez le plus grand criminel dont le nom ait
+retenti depuis quelques ann&eacute;es&mdash;donne aux mains une force exceptionnelle
+et permet d'ex&eacute;cuter des actes qui paraissent, pour ainsi dire,
+invraisemblables. Biscarre saisit &agrave; son tour la table par le bord,
+s'arc-bouta sur ses jambes, son dos se vo&ucirc;ta, il y eut un moment de
+compl&egrave;te immobilit&eacute;. Puis, comme serr&eacute;e entre des tenailles de bronze,
+la table se souleva... tout enti&egrave;re... lentement. Le corps de Biscarre
+ne bougeait pas plus que si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; celui d'une statue. Des cris
+d'enthousiasme &eacute;clat&egrave;rent: c'&eacute;tait la preuve d'une vigueur presque
+surhumaine. Droite et Gauche ne purent r&eacute;primer eux-m&ecirc;mes une
+exclamation de surprise. Biscarre, apr&egrave;s avoir soutenu la table pendant
+quelques secondes, &agrave; deux pieds de terre, la laissa ensuite retomber,
+mais sans secousse. Puis se tournant vers les deux fr&egrave;res:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! les gars, qu'est-ce que vous dites de &ccedil;a? demanda-t-il d'un
+ton goguenard.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons perdu, dit Gauche; mais, sur ma parole, nous ne nous y
+attendions pas.</p>
+
+<p>&mdash;Alors vous ne pourriez pas en faire autant?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, certes.</p>
+
+<p>&mdash;Du moins, vous tiendrez le pari?</p>
+
+<p>&mdash;C'est convenu.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous boirons ensemble deux bonnes bouteilles?</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous voudrez.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite alors, car j'sommes press&eacute;... je repartons demain pour
+le village.</p>
+
+<p>&mdash;A vos ordres.</p>
+
+<p>De fait, les fr&egrave;res jumeaux n'&eacute;taient pas f&acirc;ch&eacute;s de brusquer la fin de
+la s&eacute;ance. Il n'est pas d'homme qui soit insensible &agrave; un &eacute;chec
+d'amour-propre, surtout quand il s'agit de rivalit&eacute; de m&eacute;tier. Deux
+jours auparavant, ils avaient obtenu sur les Loups Muflier et Goniglu un
+avantage qui les avait plac&eacute;s haut dans l'estime de leur public
+ordinaire. Mais aujourd'hui, c'&eacute;tait la revanche. Contraints de s'avouer
+vaincus, ils sentaient que leur prestige &eacute;taient tomb&eacute; du m&ecirc;me coup. Ce
+fut au milieu du plus profond silence que fut accueilli le boniment
+ordinaire, annon&ccedil;ant l'heure de la repr&eacute;sentation du lendemain. Et, dans
+les rangs de la foule qui s'&eacute;coulait, ils auraient pu saisir plus d'une
+observation peu sympathique.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'en voulez? fit le faux paysan.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que j'ons voulu gagner un bon coup &agrave; boire.</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait votre droit.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, pour me prouver qu'il n'y a pas de rancune, venez avec moi.</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous suivons.</p>
+
+<p>En un instant, les deux fr&egrave;res eurent barricad&eacute; la baraque et sortirent,
+accompagn&eacute;s de Biscarre. D&eacute;tail &eacute;trange et qui prouve bien l'invincible
+faiblesse du genre humain, les deux fr&egrave;res &eacute;taient trop pr&eacute;occup&eacute;s de
+leur d&eacute;faite pour concevoir le moindre soup&ccedil;on sur la personnalit&eacute; de
+leur adversaire.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; allons-nous? demanda Biscarre.</p>
+
+<p>&mdash;Chez le premier d&eacute;bitant venu.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit l'autre, vous ne m'avez pas l'air de traiter s&eacute;rieusement
+les affaires... le premier venu... pour avaler de la drogue...</p>
+
+<p>&mdash;Si vous connaissez un bon endroit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est &ccedil;a... oui, j'en ons un, et pas loin... au cours de Vincennes.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait presque onze heures du soir: la pluie tombait maintenant &agrave;
+torrents, et il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; de la plus vulgaire prudence de ne pas
+s'&eacute;loigner.</p>
+
+<p>Mais puisque le paysan ne se plaignait pas, malgr&eacute; l'eau qui p&eacute;n&eacute;trait
+sa limousine, Droite et Gauche ne pouvaient reculer. Tous trois
+pass&egrave;rent la barri&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez un cabaret par ici? demanda l'un des fr&egrave;res.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je vous le disions! Pardine! est-ce que maintenant vous allez
+vous d&eacute;fier de moi? Dites-le tout de suite, que vous ne voulez pas
+payer....</p>
+
+<p>A cette &eacute;poque, la route qui m&egrave;ne de la barri&egrave;re du Tr&ocirc;ne &agrave; Vincennes
+&eacute;tait absolument d&eacute;serte. A peine de distance en distance quelque maison
+de sordide apparence... Biscarre marchait entre les deux fr&egrave;res, parlant
+beaucoup, racontant des histoires de march&eacute;s et de foires, d&eacute;taillant
+avec un gros rire les prouesses qu'il avait d&eacute;j&agrave; ex&eacute;cut&eacute;es. Tout &agrave; coup,
+Droite s'arr&ecirc;ta:</p>
+
+<p>&mdash;On dirait qu'on nous suit, dit-il.</p>
+
+<p>Gauche tressaillit, et &agrave; ce moment une m&ecirc;me pens&eacute;e traversa l'esprit des
+deux fr&egrave;res. Mais d&eacute;j&agrave; il &eacute;tait trop tard. Biscarre s'&eacute;tait jet&eacute; sur
+Gauche, qu'il &eacute;treignait entre ses bras de fer; Droite avait &eacute;t&eacute;
+renvers&eacute; par trois hommes qui s'&eacute;taient jet&eacute;s sur lui...</p>
+
+<p>&mdash;Nous les tenons, dit Biscarre. Ah! mes beaux manchots! vous vous
+avisez de faire les malins... il vous en cuira....</p>
+
+<p>En un clin d'&oelig;il, Gauche avait &eacute;t&eacute; mis dans l'impossibilit&eacute; de faire le
+moindre mouvement, et d&eacute;j&agrave; le b&acirc;illon s'abattait sur ses l&egrave;vres, lorsque
+de sa bouche sortit un sifflement &eacute;trangement modul&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Te tairas-tu, vip&egrave;re? cria Biscarre.</p>
+
+<p>Et de son poing il lui martela la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Encore ne comprenait-il pas ce que signifiait ce sifflement. Or, il
+r&eacute;pondait &agrave; une convention faite de longue date entre les deux fr&egrave;res.
+S'ils &eacute;taient attaqu&eacute;s tous deux, tant que l'un et l'autre conservaient
+l'espoir de vaincre leurs adversaires, ils luttaient, mais d&egrave;s qu'ils se
+sentaient vaincus, celui qui le premier reconnaissait la r&eacute;sistance
+impossible avertissait son fr&egrave;re, dont le r&ocirc;le devait alors se borner &agrave;
+tenter l'&eacute;vasion, et surtout &agrave; s'abstenir de prendre part au combat,
+f&ucirc;t-ce dans l'espoir de la d&eacute;livrance. Ce qu'ils ne voulaient point
+risquer, c'&eacute;tait que la libert&eacute; leur f&ucirc;t ravie en m&ecirc;me temps &agrave; tous
+deux. Tant que l'un &eacute;tait libre, l'autre conservait l'espoir. Droite
+avait entendu, et imm&eacute;diatement il avait cess&eacute; de lutter contre ses
+adversaires, ne songeant plus qu'&agrave; saisir l'occasion favorable.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez-vous l'autre? cria Biscarre.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne bouge m&ecirc;me plus, r&eacute;pondit Truard, l'un des complices.</p>
+
+<p>Biscarre serra de nouveau les cordes qui entravaient les mouvements de
+Gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais finir l'affaire de l'autre manchot, dit-il.</p>
+
+<p>Et il se rapprocha du groupe des trois hommes qui maintenaient Droite.
+Mais avant qu'il f&ucirc;t arriv&eacute;, celui-ci, d'un seul bond, s'&eacute;tait relev&eacute;:
+d'un coup vigoureusement assen&eacute;, il avait assomm&eacute; un de ses adversaires,
+et s'&eacute;tait &eacute;lanc&eacute; sur le c&ocirc;t&eacute; de la route; l&agrave;, il h&eacute;sitait encore:
+devait-il, malgr&eacute; leurs conventions formelles, revenir au secours de son
+fr&egrave;re?</p>
+
+<p>Son h&eacute;sitation ne fut pas de longue dur&eacute;e. Les trois assassins s'&eacute;taient
+jet&eacute;s &agrave; sa poursuite.</p>
+
+<p>&mdash;Arr&ecirc;tez! cria Biscarre.</p>
+
+<p>On entendit le craquement d'une batterie, et un coup de feu retentit: la
+balle effleura la t&ecirc;te de Droite. Par un hasard inesp&eacute;r&eacute;, l'adresse de
+Biscarre s'&eacute;tait trouv&eacute;e en d&eacute;faut.</p>
+
+<p>&mdash;Mal&eacute;diction! cria le for&ccedil;at.</p>
+
+<p>Mais d&eacute;j&agrave; Droite avait disparu. Biscarre, poussant d'&eacute;pouvantables
+jurements, revint vers Gauche, toujours immobile.</p>
+
+<p>&mdash;Du moins, murmura-t-il, celui-l&agrave; ne m'&eacute;chappera pas.</p>
+
+<p>On sait le reste.</p>
+
+<p>Gauche &eacute;tait au pouvoir de Biscarre. Le malheureux gisait sur le sol,
+dans le laboratoire de Blasias. Il n'avait pas perdu son sang-froid, il
+devinait qu'il &eacute;tait aux mains d'un ennemi implacable.... Qu'allait-il
+se passer? Quel &eacute;tait cet homme? Pourquoi l'avait-on amen&eacute; dans ce lieu
+sinistre?</p>
+
+<p>Biscarre avait ferm&eacute; la porte du laboratoire, puis il s'&eacute;tait courb&eacute; sur
+le corps du manchot.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute-moi bien, lui dit-il, de sa voix stridente, et je t'engage,
+dans ton int&eacute;r&ecirc;t, &agrave; ne pas perdre une seule de mes paroles. Ta vie est
+entre mes mains, et je suis d&eacute;cid&eacute;, en cas de r&eacute;sistance, &agrave; te tuer
+comme un chien.... Veux-tu r&eacute;pondre &agrave; mes questions?... Je vais
+t'enlever ton b&acirc;illon, mais en m&ecirc;me temps, je tiendrai appuy&eacute; sur ton
+cr&acirc;ne la gueule d'un pistolet.... Au moindre cri, je te fais sauter la
+cervelle.</p>
+
+<p>Tenant d'une main l'arme de mort, de l'autre Biscarre approcha sa
+lanterne de son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Tu peux r&eacute;pondre avec les yeux: m'entends-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit Gauche du regard.</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'engages &agrave; me r&eacute;pondre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;p&eacute;ta l'autre du m&ecirc;me signe.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien.</p>
+
+<p>Gauche sentit le froid du pistolet appuy&eacute; &agrave; sa tempe, tandis que
+Biscarre d&eacute;tachait le b&acirc;illon. Un long soupir de soulagement s'&eacute;chappa
+de la poitrine du malheureux. Ce fut tout. Il attendit.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a deux jours, dit Biscarre, deux hommes sont entr&eacute;s dans votre
+baraque, et depuis ce moment ils n'ont pas reparu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit Gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont &eacute;t&eacute; tu&eacute;s?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Enlev&eacute;s alors?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>Gauche garda le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'oublies rien de ce que je t'ai dit: parle ou je te tue.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me tuerez!</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;... nous jouons au Spartiate...</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, si tu t'es attaqu&eacute; &agrave; eux, c'est que tu agissais d'apr&egrave;s des
+ordres?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es donc un des membres d'une association secr&egrave;te?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis l'ennemi des criminels et des maudits...</p>
+
+<p>&mdash;Bon! fit Biscarre en riant, voil&agrave; qui est parler, et je suppose que tu
+me fais l'honneur de me compter au nombre de ces adversaires; mais l&agrave;
+n'est pas la question: je veux, je veux, entends-tu bien, savoir quels
+sont ceux qui t'emploient.</p>
+
+<p>&mdash;Appuyez votre doigt sur la g&acirc;chette, dit Gauche, car je jure que je ne
+dirai rien.</p>
+
+<p>Biscarre eut un mouvement de rage. Peut-&ecirc;tre allait-il le tuer, quand
+tout &agrave; coup une pens&eacute;e traversa son cerveau.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, tu ne parleras pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Alors m&ecirc;me que je te briserais les membres et que je te d&eacute;chirerais
+les chairs?</p>
+
+<p>&mdash;Suis-je donc au pouvoir du bourreau?</p>
+
+<p>&mdash;Tu es au pouvoir d'un homme qui veut ton secret...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! torturez-moi, brisez-moi, je ne parlerai pas! Croyez-moi,
+mieux vaut en finir tout de suite; tuez-moi.</p>
+
+<p>Biscarre ricana:</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore, fit-il; et d'abord, puisque tu ne daignes pas m'&ecirc;tre
+reconnaissant d'avoir bien voulu te rendre la libert&eacute; de la langue, tu
+me permettras de retirer cette concession.</p>
+
+<p>D'un mouvement rapide, il rattacha aux l&egrave;vres de Gauche le b&acirc;illon un
+instant &eacute;cart&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, continua Biscarre, je t'avertis que malgr&eacute; tout ton
+courage, malgr&eacute; la force de ta volont&eacute;, tu parleras. Une derni&egrave;re fois,
+je te dis que toute r&eacute;sistance de ta part est inutile, et pour te le
+prouver, sache que d&eacute;j&agrave; deux d'entre vous sont mes prisonniers. Ne
+connais-tu pas le marquis Archibald de Thomerville et sir Lionel
+Storigan?</p>
+
+<p>Un r&acirc;le sourd s'&eacute;chappa de la poitrine du malheureux, tandis qu'une
+sueur froide mouillait tout son corps. Ainsi d&eacute;j&agrave; une partie du secret
+&eacute;tait au pouvoir de ce mis&eacute;rable!... C'&eacute;tait une effrayante
+r&eacute;v&eacute;lation!...</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; qui commence &agrave; te toucher, mon brave, continua Biscarre.
+Allons!... d&eacute;cide-toi... mange le morceau.</p>
+
+<p>Les yeux de Gauche se fix&egrave;rent sur le visage de Biscarre avec une
+expression de profond m&eacute;pris. Biscarre comprit que c'&eacute;tait un refus.</p>
+
+<p>&mdash;A ton aise, donc. Je te le r&eacute;p&egrave;te, tu parleras quand m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Biscarre n'avait-il pas &agrave; sa disposition les moyens qui d&eacute;j&agrave; avaient eu
+raison du mutisme de Silvereal? Sans perdre un instant, il cacha son
+visage sous un masque de verre, alluma une lampe d'esprit-de-vin et
+pla&ccedil;a sur le r&eacute;chaud une cornue de terre d'o&ugrave;, apr&egrave;s quelques minutes,
+une vapeur blanch&acirc;tre commen&ccedil;a &agrave; s'&eacute;chapper. L'effet ne se fit pas
+attendre. Les effluves du narcotique saisirent Gauche, toujours &eacute;tendu &agrave;
+terre. En vain, il tenta de r&eacute;sister; en vain, tendant tous ses muscles,
+il chercha &agrave; rassembler ses forces d&eacute;faillantes. Le feu brilla plus
+ardent et plus clair, les vapeurs se r&eacute;pandirent dans toute l'&eacute;troite
+pi&egrave;ce comme un nuage, ses yeux se ferm&egrave;rent, sa poitrine se souleva dans
+un dernier effort; mais la r&eacute;sistance &eacute;tait vaincue: il dormait.
+Biscarre se rapprocha de lui, et se baissant, il lui posa la main sur la
+poitrine. La respiration &eacute;tait lente et r&eacute;guli&egrave;re. Alors, encore une
+fois Biscarre d&eacute;tacha le b&acirc;illon, puis il pla&ccedil;a un flacon sous les
+narines de Gauche, chez lequel se manifest&egrave;rent les sympt&ocirc;mes que nous
+avons d&eacute;j&agrave; d&eacute;crits, et il commen&ccedil;a l'interrogatoire:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est l'association dont tu fais partie?</p>
+
+<p>&mdash;C'est le Club des Morts.</p>
+
+<p>Biscarre se souvint tout &agrave; coup de l'indication donn&eacute;e par Bridoine &agrave;
+Diouloufait:</p>
+
+<p>&mdash;Ne tient-il pas ses s&eacute;ances dans une maison du carr&eacute; Marigny?</p>
+
+<p>&mdash;Oui... au bout du Cours-la-Reine...</p>
+
+<p>&mdash;MM. de Thomerville et sir Storigan n'en font-ils pas partie?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Quels sont les autres?</p>
+
+<p>&mdash;M. Armand de Bernaye et mon fr&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-il pas d'autres affili&eacute;s?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne les connais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est le but de l'association?</p>
+
+<p>&mdash;Lutter contre le mal, d&eacute;fendre les honn&ecirc;tes gens, punir les criminels.</p>
+
+<p>Biscarre ne put r&eacute;primer un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est votre chef?</p>
+
+<p>A cette question, un tressaillement convulsif agita le corps de Gauche.
+On e&ucirc;t dit qu'un scrupule inconscient luttait encore contre la
+contrainte subie.</p>
+
+<p>&mdash;Parle!</p>
+
+<p>&mdash;Notre chef, c'est... une femme.</p>
+
+<p>&mdash;Son nom?</p>
+
+<p>Mais avant que Gauche e&ucirc;t r&eacute;pondu, un craquement sinistre se fit
+entendre. Biscarre bondit sur lui-m&ecirc;me. Le bruit venait du c&ocirc;t&eacute; de la
+cour, l&agrave; m&ecirc;me o&ugrave; la muraille s'appuyait au caveau par lequel Maloigne
+&eacute;tait pass&eacute; pour l'espionner. Biscarre, le pistolet &agrave; la main, tendait
+l'oreille. Au m&ecirc;me instant, des coups redoubl&eacute;s attaqu&egrave;rent la muraille,
+qui, peu solide, chancelait d&eacute;j&agrave;. Biscarre reculait vers le magasin,
+l'&oelig;il fix&eacute; sur les pierres qui se disjoignaient. Les coups r&eacute;sonnaient
+plus rapides et plus violents. Tout &agrave; coup, il y eut un &eacute;croulement, et
+une br&egrave;che s'ouvrit. Deux hommes parurent.</p>
+
+<p>&mdash;Bernaye!... l'autre fr&egrave;re!... cria Biscarre. Pardieu! le Club des
+Morts est venu tout entier se livrer &agrave; moi....</p>
+
+<p>D'un geste brusque, il abaissa son arme. Mais avant qu'il e&ucirc;t tir&eacute;, une
+&eacute;pouvantable d&eacute;tonation retentit. Les pierres, en tombant, avaient bris&eacute;
+plusieurs fioles remplies de m&eacute;langes chimiques qui s'&eacute;taient subitement
+enflamm&eacute;s. Il y eut un horrible vacillement. La flamme, en une seconde,
+remplit la masure de bois. Biscarre avait recul&eacute;; il &eacute;tait maintenant
+dans la premi&egrave;re pi&egrave;ce, prot&eacute;g&eacute; contre ses ennemis par une barri&egrave;re de
+feu.</p>
+
+<p>&mdash;En avant! cria de Bernaye.</p>
+
+<p>Droite avait saisi le corps de son fr&egrave;re et l'avait entra&icirc;n&eacute; au dehors.
+Bernaye, d'un bond, franchit les flammes; mais &agrave; ce moment, les poutres
+&eacute;branl&eacute;es tomb&egrave;rent avec fracas. Bernaye, frapp&eacute;, tomba. Quand il se
+releva, la porte &eacute;tait ouverte. Biscarre fuyait sur le quai.</p>
+
+<p>&mdash;Droite! Gauche! cria Bernaye. Chassons la b&ecirc;te fauve!...</p>
+
+<p>Les deux fr&egrave;res &eacute;taient l&agrave;. L'air vif de la nuit avait subitement
+dissip&eacute; l'ivresse passag&egrave;re de Gauche. On apercevait l'ombre de Biscarre
+courant sur le quai.</p>
+
+<p>&mdash;En avant! cria encore Armand.</p>
+
+<p>Tous trois s'&eacute;lanc&egrave;rent sur ses traces. Les deux fr&egrave;res &eacute;taient alertes
+et vigoureux. C'&eacute;tait une &eacute;trange chasse &agrave; l'ombre. Mais voici qu'une
+lueur &eacute;claira tout &agrave; coup la sc&egrave;ne.... C'&eacute;tait la maison du vieux
+Blasias qui br&ucirc;lait. D&eacute;j&agrave; des maisons voisines les cris: &laquo;Au feu!&raquo; se
+faisaient entendre. Les derni&egrave;res bonbonnes du laboratoire &eacute;clataient
+avec un bruit semblable &agrave; la d&eacute;tonation d'armes &agrave; feu.</p>
+
+<p>Un ruisseau &eacute;tincelant coulait sur le quai.</p>
+
+<p>&mdash;Archibald!... Lionel!... fit tout &agrave; coup Armand.</p>
+
+<p>&mdash;Les malheureux!... r&eacute;pondit Gauche, ils sont prisonniers!...</p>
+
+<p>&mdash;Dans cette maison?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute!...</p>
+
+<p>&mdash;Alors ils sont perdus!... Il nous faut cet homme mort ou vivant....
+Les Morts sont sacrifi&eacute;s au devoir!...</p>
+
+<p>Et, sans s'arr&ecirc;ter, sans tourner la t&ecirc;te en arri&egrave;re, les trois hommes
+poursuivaient Biscarre. Celui-ci, se voyant en pleine lumi&egrave;re, avait
+bondi sur le parapet du quai! puis, d'un &eacute;lan surhumain, il s'&eacute;tait jet&eacute;
+sur la berge. Mais, un instant apr&egrave;s, les trois hommes sautaient
+derri&egrave;re lui. Qu'esp&eacute;rait-il? Il allait droit au fleuve gonfl&eacute; qui
+roulait entre les rives ses flots noir&acirc;tres.</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous emparerons de lui, dit Gauche. A l'eau; &agrave; l'eau!...</p>
+
+<p>Un bruit mat leur r&eacute;pondit. Biscarre venait de s'&eacute;lancer dans le fleuve.
+Derri&egrave;re lui, Droite et Gauche... puis Armand. Ils s'effor&ccedil;aient de le
+cerner. Lui plongeait... et, pendant quelques instants, sa trace
+disparaissait. Puis sa t&ecirc;te &eacute;mergeait, et, &agrave; chacune de ses tentatives,
+il semblait que ses ennemis se rapprochassent de lui. &Eacute;videmment, sa
+respiration s'&eacute;puisait. Armand n'&eacute;tait plus qu'&agrave; deux m&egrave;tres de lui....
+En face, les deux fr&egrave;res lui coupaient la retraite. Il se rapprochait de
+la rive. Qu'on p&ucirc;t le contraindre &agrave; y remonter, et cette fois il &eacute;tait
+pris.... Mais tout &agrave; coup, il battit l'eau de ses deux mains et
+s'enfon&ccedil;a. Les trois nageurs se rejoignirent.</p>
+
+<p>&mdash;Attendons, dit Armand, il va repara&icirc;tre, et cette fois ce sera la
+derni&egrave;re....</p>
+
+<p>En effet, apr&egrave;s quelques instants, une masse noire flotta.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui, dit Droite en fendant l'eau.</p>
+
+<p>Mais au m&ecirc;me moment, une seconde forme parut &agrave; la surface.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui! cria Armand.</p>
+
+<p>Et sa main, s'accrochant au corps, l'entra&icirc;na vigoureusement sur la
+berge. Il se pencha sur lui, le consid&eacute;rant au reflet rouge de
+l'incendie qui &eacute;clairait le ciel. Il poussa un cri:</p>
+
+<p>&mdash;Archibald!...</p>
+
+<p>Et &agrave; ce cri un autre r&eacute;pondit, pouss&eacute; par les deux fr&egrave;res qui, eux
+aussi, avaient ramen&eacute; un corps sur la rive, c'&eacute;tait celui de sir
+Lionel.... Quant &agrave; Biscarre, il avait disparu. &Eacute;tait-il mort?<br /></p>
+
+
+
+
+<h3>NOTES:</h3>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Note_1_1" id="Note_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> A cette &eacute;poque, ce crime entra&icirc;nait la mort, les
+<i>circonstances att&eacute;nuantes</i> n'existaient pas encore.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Note_2_2" id="Note_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Les Khmers sont les anc&ecirc;tres aujourd'hui disparus des
+habitants du Cambodge, au sud du royaume de Siam.</p></div>
+
+
+<h3><span class="smcap">fin de la premi&egrave;re partie</span></h3>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+
+<h5>F. Aureau.&mdash;Imprimerie de Lagny.</h5>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les loups de Paris, by Jules Lermina
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES LOUPS DE PARIS ***
+
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
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+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
+
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
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index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..4f6372c
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #17281 (https://www.gutenberg.org/ebooks/17281)